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Raphaël Baroni
Le Seuil | « Poétique »
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2003/2 n° 134 | pages 141 à 157
ISSN 1245-1274
ISBN 9782020573450
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-poetique-2003-2-page-141.htm
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Raphaël Baroni
Genres littéraires
et orientation de la lecture
Une lecture modèle de « La mort et la boussole »
de J. L. Borges 1
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Les genres apparaissent moins comme des objets, comme des
ensembles à définir (intensionnellement ou extensionnelle-
ment) que comme des principes de régulation de l’acte de lec-
ture. (Saint-Gelais, 1997, p. 790)
Qu’est-ce qu’un genre littéraire 2 ? Les genres ont-ils une histoire propre ou une
morphologie interne ? Peut-on décrire un genre et, si c’est le cas, de quelle manière,
par quel biais l’aborder ? Ces questions, de nombreux poéticiens se les sont posées
et se les posent encore. Il nous semble que l’on ne peut espérer donner un embryon
de réponse à toutes ces questions qu’en s’en posant une autre : quelle fonction les
genres littéraires remplissent-ils ? Peut-être qu’en trouvant le mobile, on décou-
vrira l’assassin…
Borges, dans un essai concernant le roman policier, commence par se poser la
question de l’existence des genres littéraires et postule que ces derniers, bien qu’ils
paraissent partiellement insaisissables, restent une catégorie opératoire incontour-
nable. Il considère néanmoins que les genres n’ont de sens que considérés du point
de vue du phénomène esthétique :
Penser, c’est généraliser et nous avons besoin de ces utiles archétypes de Platon
pour affirmer quoi que ce soit. Alors pourquoi ne pas affirmer qu’il y a des genres
littéraires ? J’ajouterai une remarque personnelle : les genres littéraires dépendent
peut-être moins des textes eux-mêmes que de la façon dont ces textes sont lus. Le
fait esthétique requiert, pour se produire, la rencontre du lecteur et du texte. Il
est absurde de supposer qu’un livre soit beaucoup plus qu’un livre. Il commence
à exister quand un lecteur l’ouvre. Alors se produit le phénomène esthétique qui
peut rappeler le moment où l’ouvrage a été conçu (Borges, 1999, p. 762).
produites par l’expérience textuelle des lecteurs, et non des ensembles définis de
propriétés stables appartenant à des groupes de textes déterminés. Ce sont les
auteurs et les lecteurs qui sont à même de leur donner une existence relative à tra-
vers leurs compétences culturelles respectives et non les textes dans leur autono-
mie. Jean-Marie Schaeffer, après avoir passé en revue les impasses théoriques des
tentatives classificatoires antérieures, partage également ce point de vue :
il est vain d’espérer pouvoir déduire causalement les classes génériques à partir
d’un principe interne sous-jacent : même s’il existe une compétence générique,
elle ne saurait être que celle des auteurs et des lecteurs, et non pas celle des textes
(Schaeffer, 1989, p. 74).
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La définition des genres donnée par Genette – qu’il rebaptise architextes – va dans
le même sens quand il relève l’impossibilité de déterminer le statut générique d’une
œuvre par le seul biais de marques textuelles objectives, nécessaires et suffisantes.
Il souligne cependant que, même si la détermination du statut générique d’une
œuvre dépend en fin de compte du point de vue subjectif des lecteurs, les genres
assurent néanmoins une fonction fondamentale d’orientation de la lecture :
A la limite, la détermination du statut générique d’un texte n’est pas son affaire,
mais celle du lecteur, du critique, du public, qui peuvent fort bien récuser le sta-
tut revendiqué par voie de paratexte […]. Mais le fait que cette relation soit impli-
cite et sujette à discussion (par exemple : à quel genre appartient la Divine Comé-
die ?) ou à fluctuations historiques […] ne diminue en rien son importance : la
perception générique, on le sait, oriente et détermine dans une large mesure
l’« horizon d’attente » du lecteur, et donc la réception de l’œuvre (Genette, 1982,
p. 12).
Ici encore, les genres littéraires remplissent une fonction précise : régler « la capa-
cité de l’histoire à se laisser suivre ».
Bakhtine, dès les années vingt, avait déjà souligné l’importance fondamentale
des genres du discours 4 dans « l’intelligence réciproque entre locuteurs », remar-
quant au passage qu’il serait naïf d’imaginer une expression artistique totalement
affranchie des normes culturelles appartenant à la tradition. « C’est pourquoi
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objets complexes tiraillés entre « un principe centripète d’identité (noyau normatif) »
et « un principe centrifuge de différence (variation) ».
Jacques Brès, dans un ouvrage récent sur la narrativité, suggère que si la narra-
tologie avait élu Bakhtine au lieu de Propp comme « père fondateur », le récit et
ses genres n’auraient peut-être pas été analysés « en termes de structures décon-
textualisées et de clôtures internes » (1994, p. 5). Un tel parti pris visant à dépasser
l’immanence des structures textuelles est d’une importance capitale dans l’analyse
des récits et des genres littéraires ; ces derniers, comme nous le verrons, ont peut-
être une existence concrète et une fonction précise en tant que règles abstraites
configurant les attentes des lecteurs, mais leur analyse ne saurait passer par la simple
recherche de structures invariantes au sein d’un corpus d’œuvres apparentées – qui
postulerait l’immanence collective d’un « architexte » ne faisant que déplacer les
frontières de la clôture textuelle –, il faut également prendre en compte le contexte
pragmatique de la production et de la réception des œuvres pour pouvoir les appro-
cher.
Nous postulerons, à la suite des auteurs précédemment cités, que l’acte (conscient
ou inconscient) qui consiste à rattacher une œuvre à un genre littéraire spécifique
a pour fonction essentielle de soutenir et d’orienter l’acte de lecture. Le genre en
lui-même, s’il se fonde sur des régularités structurales ou thématiques appartenant
à un groupe d’œuvres, ne peut exister que dans la mesure où il est constitué par
un sujet capable de percevoir ces régularités. Le lecteur se constitue des « archi-
textes » par abstraction de règles génériques tirées de l’ensemble des textes concrets
qui font partie de son encyclopédie ; ce produit architextuel est donc partiellement
subjectif, sujet à des corrections perpétuelles, et les attentes qu’il génère sont très
souvent inconscientes.
La compétence générique est, par conséquent, un amalgame de connaissances abs-
traites, de stéréotypes culturels 5, que le lecteur acquiert par sa pratique des œuvres
littéraires. Cette compétence peut varier considérablement d’un individu à l’autre
mais, malgré sa valeur subjective et le fait qu’elle soit toujours susceptible d’être
réévaluée ou renégociée, elle ne fonde pas moins la capacité de suivre une histoire
à travers un pacte de lecture 6 plus ou moins explicite fixant les horizons d’attente
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du lecteur. Les compétences génériques des lecteurs peuvent donc être exploitées
par une œuvre dans la mesure où son auteur est susceptible de les prévoir partiel-
lement et de jouer dans ou au-delà des limites du pacte de lecture 7.
Dès lors, l’hypothèse qui sera défendue et exemplifiée dans cet article est que le
genre littéraire, bien qu’il structure souvent de manière discrète les attentes des lec-
teurs en leur permettant d’adopter une attitude interprétative adéquate au texte,
se manifeste avec une certaine évidence surtout lorsque ces attentes sont détour-
nées 8, problématisées, que la règle est bafouée de manière à ce que l’œuvre pro-
duise un effet déterminé. La surprise, qui surgit au moment où le texte attendu ne
recouvre plus le texte réalisé, permet d’explorer la manière dont l’œuvre et notre
compétence générique nous ont conduit à construire de fausses hypothèses (alors
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qu’il est fréquent d’oublier que l’on avait anticipé correctement un état ultérieur
du texte). Le détournement stratégique des attentes implicites du lecteur a pour
effet d’expliciter celles-ci, de retrouver ce hors-texte qui avait dirigé nos hypothèses
dans une mauvaise direction, et de nous interroger sur « la manière dont le texte a
agi pour stimuler cette croyance » (voir Eco, 1985, p. 240). Une nouvelle de Borges
servira à illustrer ce propos ; la lecture que nous en donnerons sera naturellement
approximative, puisque nous recherchons les compétences génériques du « lecteur
modèle » inscrit en creux dans le texte, mais elle nous semble répondre le mieux
aux potentialités du texte et à l’effet qu’il a provoqué à notre première lecture.
On aura beau encanailler la littérature et les arts contemporains, les métisser, ten-
ter des échappées en-dehors de la « zone de juridiction » des genres traditionnels,
le genre reviendra sans doute toujours, comme une empreinte indélébile, un signe
de reconnaissance, bref : une hypothèse de conception et de réception (Dion, For-
tier & Haghebaert, 2001, p. 361).
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Le roman policier (detective story) est un sujet particulièrement intéressant pour
les études des genres car, dans un siècle au cours duquel les distinctions entre les
genres littéraires se sont vues réduites, il émerge, selon les termes de Joseph
W. Krutch, comme « le seul genre moderne de fiction en prose clairement défini
et de forme parfaitement classique » […]. Ainsi, l’examen des difficultés qui se pré-
sentent dans la tentative de décrire cette forme, mais également des voies d’accès
fécondes qui s’y esquissent, semble particulièrement pertinent pour les investiga-
tions modernes du genre (Benett, 1979, p. 233, je traduis).
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Eco (1985) souligne l’influence déterminante des « scénarios intertextuels » – com-
pétences encyclopédiques auxquelles se rattache la connaissance des genres litté-
raires – dans la production d’inférences et d’anticipations chez le lecteur et, par
conséquent, dans la production d’effets littéraires déterminés. Cependant, la des-
cription de ces scénarios se heurte à deux écueils majeurs : la difficulté de les décrire
sans leur prêter une structure immanente et figée ; l’impossibilité de déterminer
avec précision la répartition et la forme à géométrie variable de ces scénarios dans
les encyclopédies des lecteurs empiriques.
Les compétences encyclopédiques des lecteurs empiriques varient énormément
en fonction des groupes socio-historiques auxquels ils appartiennent et, même à
l’intérieur de ces groupes, entre chaque individu. Eco précise que les scénarios inter-
textuels sont « des schémas rhétoriques et narratifs faisant partie d’un bagage sélec-
tionné et restreint de connaissances que les membres d’une culture donnée ne pos-
sèdent pas tous 11 » (1985, p. 104). La description d’un genre littéraire susceptible
d’expliquer la façon dont un texte a agi pour stimuler une croyance devrait dès
lors idéalement passer par une approximation des connaissances encyclopédiques
des lecteurs telles qu’elles peuvent avoir été prévues par l’auteur. Le travail du cri-
tique littéraire pourrait occasionnellement rejoindre celui du sociologue et/ou de
l’historien pour mettre à jour les stéréotypes culturels d’un groupe donné de lec-
teurs à un moment déterminé. Ces stéréotypes expliqueraient alors partiellement
les productions culturelles qui les exploitent (soit pour les détourner, soit pour les
confirmer, soit pour s’en distancier) et les lectures qui en ont été faites à travers le
temps.
Dans de nombreuses études consacrées aux genres littéraires, quand il ne s’agit
pas de constituer un inventaire exhaustif du « système immanent des genres » – ten-
tative vouée à l’échec et maintenant pratiquement abandonnée (voir Schaeffer,
1989) –, la description d’un genre particulier aboutit pourtant à tout autre chose
qu’à une approximation des compétences des lecteurs d’un champ socio-historique
donné. Le poéticien, en se constituant un répertoire d’œuvres apparentées large-
ment supérieur à celui auquel pourrait prétendre un lecteur « moyen » – compé-
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tence dont il tire d’ailleurs une partie de la légitimité de son travail –, mais égale-
ment en opérant des choix discriminants dans la constitution de son corpus 12, en
vient à construire une modélisation explicite de sa propre encyclopédie de spécia-
liste.
Todorov, avant de brosser le portrait du genre fantastique, avait également tenté
de dresser une « typologie » du roman policier 13. La méthode reste la même que
celle de Propp (1970) : considérer un corpus de textes que l’intuition, une appella-
tion du langage courant, des marques éditoriales ou certaines hypothèses de départ
permettent de réunir, et rechercher, idéalement par une méthode d’analyse induc-
tive, des traits ou structures invariants justifiant a posteriori le fait que le corpus
possède effectivement une unité formelle ou thématique. Une telle démarche ne
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présente pas seulement un aspect tautologique (il faut posséder une définition préa-
lable du roman policier pour réunir un corpus qui sert à définir le genre), mais
Todorov doit également postuler que son corpus possède la même qualité que celui
dont s’était occupé Propp 14, c’est-à-dire qu’il doit avoir une unité formelle qui
exclut toute dynamique liée à un écart avec la norme décrite :
On pourrait dire que tout grand livre établit l’existence de deux genres, la réalité
de deux normes : celle du genre qu’il transgresse, qui dominait la littérature pré-
cédente ; et celle du genre qu’il crée.
Il y a toutefois un domaine heureux où cette contradiction dialectique entre
l’œuvre et son genre n’existe pas : celui de la littérature de masse. […] Le roman
policier par excellence n’est pas celui qui transgresse les règles du genre, mais celui
qui s’y conforme (Todorov, 1971, p. 56).
Todorov a besoin de justifier une telle fixité de son objet pour donner à son cor-
pus la valeur d’un architexte stable dont on pourrait rechercher les lois de com-
position à partir d’une description structurale. Il lui faut dès lors analyser séparé-
ment les récents développements du « roman noir », qui sert de repoussoir pour le
« roman à énigme », et du « roman à suspense » (qui se subdivise en « histoire du
détective vulnérable » et en « histoire du suspect-détective ») pour que les traits inva-
riants mis à jour gardent leur validité. Face à une telle prolifération de formes du
roman policier, la conclusion de Todorov semble en contradiction totale avec son
postulat de départ qui tablait sur la conformité du roman populaire : « on pourrait
dire qu’à partir d’un certain moment le roman policier ressent comme un poids
injustifié les contraintes de tel ou tel genre et s’en débarrasse pour fonder un nou-
veau code » (Todorov, 1971, p. 64). Plus récemment, prenant le contre-pied des
auteurs qui voient dans le roman policier un objet littéraire parfaitement conven-
tionnel, un auteur comme Saint-Gelais en vient même à relever : « l’importance,
au sein du domaine policier, du principe de variation, effervescent au point que la
spécificité du genre policier est celle d’un espace en continuelle transformation »
(1997, p. 790).
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légiférer mais que son rôle devrait se restreindre à décrire ce phénomène d’indé-
cision et à en rechercher les causes ? Comme le suggère Eisenzweig : « aussi bien,
étudier les clauses du “contrat policier”, c’est-à-dire les modalités de l’unité géné-
rique de cette littérature, pourrait bien signifier, pour la critique structurale, étu-
dier les limites de son propre fonctionnement » (1983, p. 7).
La typologie du roman policier proposée par Todorov (1971), si elle reste emblé-
matique des impasses théoriques propres à une analyse structurale des genres lit-
téraires, demeure une référence très utile pour réfléchir sur la manière dont un
texte peut exploiter un stéréotype littéraire pour créer un effet fondé sur une dyna-
mique générique. Il ne s’agit pas, en nous basant sur cette typologie, de décider si
le texte de Borges que nous allons analyser est ou n’est pas une variété du « roman
à énigme » – qui s’opposerait au « roman noir » et serait, suivant les définitions de
Todorov, un sous-genre du « roman policier » et de la « littérature de masse » –,
mais de noter que ses divergences avec certains stéréotypes constatés par Todorov
relèvent d’une stratégie narrative ayant pour but de provoquer un effet de surprise
et pour conséquence de rendre explicites certaines des compétences génériques des
lecteurs nécessaires à la production de cet effet. Cela suppose naturellement que,
même si le statut générique du texte demeure problématique, l’allusion à un archi-
texte et à ses stéréotypes est essentielle dans la dynamique de l’effet 15.
Si la méthode d’analyse que nous défendons vise à partir de l’effet (la surprise)
pour retrouver la cause (l’attente du lecteur qui dépend de sa compétence géné-
rique telle qu’elle a été prévue par l’œuvre), le passage préalable par les structures
mises à jour par Todorov ne devrait pas être obligatoire : ce détour a ici une fonc-
tion heuristique permettant d’illustrer cette dynamique textuelle à partir des ten-
tatives de rationalisation de ses propres compétences génériques par un lecteur
« spécialiste ». Au niveau de la démonstration, notre parcours de lecture doit être
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considéré comme une relecture fondée sur la connaissance préalable de l’effet final,
relecture qui vise à mettre en évidence de quelle manière le texte a cherché à éga-
rer son lecteur par l’activation d’une compétence générique particulière 16.
Au premier abord, l’incipit de « La mort et la boussole » de Borges (1983) semble
annoncer un programme narratif typique du « roman à énigme » tel que le conçoit
Todorov. Le héros est présenté comme un être à la « téméraire perspicacité », s’étant
occupé de nombreuses affaires par le passé, et le récit est défini comme relatant la
résolution d’un problème « rigoureusement étrange » portant sur une série de
meurtres :
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aucun ne fut aussi étrange – aussi rigoureusement étrange, dirons-nous – que la
série périodique de meurtres qui culminèrent dans la propriété de Triste-Le-Roy,
parmi l’interminable odeur des eucalyptus (Borges, 1983, p. 133).
Si nous prenons la définition du genre policier donnée par Todorov, nous pou-
vons néanmoins déjà percevoir une légère variation par rapport à la dualité, jugée
fondamentale, entre « l’histoire du crime et l’histoire de l’enquête » :
La première, celle du crime, est terminée avant que ne commence la seconde. Mais
que se passe-t-il dans la seconde ? Peu de choses. Les personnages de cette seconde
histoire, l’histoire de l’enquête, n’agissent pas, ils apprennent. Rien ne peut leur
arriver : une règle du genre postule l’immunité du détective. On ne peut pas ima-
giner Hercule Poirot ou Philo Vance menacés d’un danger, attaqués, blessés, et,
à plus forte raison, tués (Todorov, 1971, p. 57).
Il est vrai qu’Erik Lönnrot ne réussit pas à empêcher le dernier crime, mais il est
indiscutable qu’il l’avait prévu. Il ne devina pas non plus l’identité du malheureux
assassin de Yarmolinsky, mais il devina la secrète morphologie de la sombre série
et la participation de Red Scharlach, dont le surnom est Scharlach le Dandy
(Borges, 1983, p. 133).
Ce passage, qui prend la forme d’une prolepse ambiguë, laisse ouverte notre éva-
luation provisoire du succès ou de l’échec du travail global de l’enquêteur. Il est
néanmoins possible de postuler que les « romans à énigme » présentent une telle
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ratif du texte de Borges :
Ce criminel (comme tant d’autres) avait juré sur son honneur la mort de Lönn-
rot, mais celui-ci ne s’était jamais laissé intimider. Lönnrot se croyait un pur rai-
sonneur, un Auguste Dupin, mais il y avait en lui un peu de l’aventurier et même
du joueur (Borges, 1983, p. 133).
Ici, la référence directe au personnage imaginé par Poe – que Borges, comme beau-
coup d’autres, considère comme le véritable créateur du « genre policier » 18 – semble
avoir une double résonance. D’une part, cette allusion à un intertexte fondamen-
tal dans l’histoire du genre policier renforce la reconnaissance par le lecteur de l’ar-
chitexte qu’il s’agit d’activer pour fonder son horizon d’attente. D’autre part,
Dupin étant le prototype de l’enquêteur « de salon », qui résout des énigmes poli-
cières comme un pur herméneute à partir de coupures de journaux, le texte de
Borges instaure une certaine distance par rapport à son modèle : Lönnrot est éga-
lement un « aventurier » et même un « joueur » ; en outre, nous apprenons qu’il est
menacé de mort par l’instigateur des crimes. Malgré cette nuance, nous postulons
une fois encore qu’il est peu probable que le lecteur, à cause de la prégnance du
genre, fera le lien entre le dernier meurtre de Triste-Le-Roy que l’enquêteur ne par-
viendra pas à empêcher et cette menace de mort qui pèse sur lui. Si c’était un archi-
texte « tragique » qui avait été invoqué au début du texte, ce lien aurait été au
contraire hautement probable 19.
Pour Todorov, le suspense, qui accompagne un récit dans lequel le héros est
menacé, serait un intérêt incompatible avec le « roman à énigme », qui fonction-
nerait sur le seul mode de la curiosité 20 :
[…] on se rend compte ici qu’il existe deux formes d’intérêt tout à fait différentes.
La première peut être appelée la curiosité ; sa marche va de l’effet à la cause : à
partir d’un certain effet (un cadavre et certains indices) il faut trouver sa cause
(le coupable et ce qui l’a poussé au crime). La deuxième forme est le suspense et
on va ici de la cause à l’effet : on nous montre d’abord les causes, les données ini-
tiales (des gangsters qui préparent de mauvais coups) et notre intérêt est soutenu
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par l’attente de ce qui va arriver, c’est-à-dire des effets (cadavres, crimes, accro-
chages). Ce type d’intérêt était inconcevable dans le roman à énigme car ses per-
sonnages principaux (le détective et son ami, le narrateur) étaient, par définition,
immunisés : rien ne pouvait leur arriver. La situation se renverse dans le roman
noir : tout est possible, et le détective risque sa santé, sinon sa vie (Todorov, 1971,
p. 60).
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quer massivement les stéréotypes du « roman à énigme » classique caractérisé par
un héros « raisonneur », émule de Dupin, ayant résolu par le passé de « nombreux
problèmes » et qui parviendra à découvrir par sa « perspicacité » la « secrète mor-
phologie » d’une série de meurtres.
On peut postuler que ce qui pourrait être lu, sur la base des éléments textuels
introduits dans l’incipit, comme un « récit à suspense », est effectivement lu, par
les références archi- et intertextuelles qui orientent la réception du texte, comme
un « récit à énigme » classique, dont les stéréotypes ont pour conséquence de nar-
cotiser un certain nombre d’hypothèses. Pourquoi l’architexte « récit à suspense »
n’est-il pas embrayé malgré tout ? La suite du texte présentant les « trois mois d’en-
quête sédentaire » (Borges, 1983, p. 141) durant lesquels Lönnrot se transforme en
exégète des textes rabbiniques semble exclure cette hypothèse : le détective, à la
manière de Dupin dépouillant des coupures de presse pour résoudre une affaire,
se conforme en tous points au modèle de l’« herméneute de salon » : il n’agit pas,
il apprend. Reste à évaluer la qualité de son analyse.
Découvrant le premier meurtre, celui du professeur rabbinique Yarmolinsky
dont la chambre fait face à celle du tétrarque de Galilée, le commissaire Trevira-
nus et Lönnrot se lancent dans des conjectures :
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qu’à un enquêteur véritable que l’intérêt d’un meurtre préoccupe moins que la
capture du coupable.
Une fois encore, sur la base de ses compétences génériques, il nous semble que
le lecteur confronté aux hypothèses de Treviranus et de Lönnrot favorisera le
second au détriment du premier, et cela même si le début de la nouvelle précisait
que Lönnrot « ne devina pas non plus l’identité du malheureux assassin de Yar-
molinsky ». En effet, la littérature policière antécédente, et notamment l’intertexte
de Poe invoqué dans l’incipit, a pour règle quasi absolue de consacrer le triomphe
de l’intelligence du détective privé sur les interprétations banales et probabilistes
de la police. C’est d’ailleurs à partir d’un constat d’insolubilité dressé par la police
que, dans les enquêtes de Dupin, émerge la possibilité d’une mise à l’épreuve des
capacités du détective ; quant au succès de sa quête de vérité et de justice, à la manière
du conte merveilleux, elle semble pratiquement garantie 24.
Dans un premier temps, les meurtres en série qui suivent semblent confirmer
l’intuition de Lönnrot qui cherche dans « l’histoire des superstitions juives » une
solution à l’énigme. En effet, deux crimes suivent le décès de Yarmolinsky à inter-
valles réguliers et sont accompagnés d’un message indiquant qu’une « lettre du
Nom a été articulée ». Même si Treviranus soupçonne un simulacre 25, la recherche
d’une secrète morphologie fondée sur le tétragrammaton – le Nom de Dieu,
JHVH – conduit Lönnrot à prévoir le lieu et la date d’un quatrième et dernier
crime, et c’est à cet endroit que l’histoire va trouver son dénouement aussi impré-
visible qu’inéluctable.
La fin de la nouvelle consacre le triomphe du criminel Scharlach sur le détec-
tive, des hypothèses de Treviranus sur celles de Lönnrot, et ce dernier ne parvient
pas même à échapper à son exécution qui marque le dernier crime de « la série
périodique de meurtres qui culminèrent dans la propriété de Triste-Le-Roy ». Cette
fin nous semble également constituer une surprise par rapport aux attentes du lec-
teur activées par le texte dont nous avons cherché à montrer comment elles s’étaient
constituées à partir de ses compétences génériques.
A Triste-le-Roy, Lönnrot se retrouve piégé par son vieil ennemi Red Scharlach
et découvre enfin ce que dissimulait ce jeu de piste dans lequel il s’était lancé : la
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quatrième victime, c’est lui, et la mise en scène des meurtres ne visait qu’à le mener
en ce lieu pour que la vengeance de Scharlach puisse s’accomplir. De fait, Schar-
lach explique que le meurtre de Yarmolinsky s’est effectivement déroulé comme
le soupçonnait Treviranus, résultant d’une erreur dans une tentative de vol des
saphirs du tétrarque. Mais cette erreur devient le moyen d’une machination de
Scharlach à l’encontre de Lönnrot :
Dix jours plus tard, j’appris par la Yiddische Zeitung que vous cherchiez dans les
écrits de Yarmolinsky la clef de la mort de Yarmolinsky [sic]. […] Je compris que
vous conjecturiez que les Hassidim avaient sacrifié le rabbin ; je m’appliquai à jus-
tifier cette conjecture (p. 145).
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Emprisonné dans la machination labyrinthique de son ennemi, Lönnrot se retrouve
pris au piège tout comme le lecteur s’est fait piégé par l’auteur de la nouvelle. Ce
parallèle entre lecteur et détective dans les récits policiers a d’ailleurs souvent été
relevé, mais la véritable originalité du texte de Borges est de consacrer la défaite
commune du lecteur et du détective au lieu de mettre en contraste le succès du
second avec l’échec du premier :
Par exemple, quand il lit : « Dans une bourgade de la Manche… », il suppose que,
bien entendu, l’histoire se passe dans la Manche. Puis : « dont je ne veux pas me
rappeler le nom… ». Pourquoi Cervantes ne voulut-il pas se le rappeler ? Sans doute
parce que c’était lui l’assassin, le coupable. Puis… « il n’y a pas longtemps… », peut-
être ce qui va suivre sera-t-il moins effrayant que ce qu’on pourrait imaginer
(Borges, 1999, p. 763).
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Si l’on peut parler ici d’une lecture policière de Candide, c’est à condition d’in-
sister sur le fait que « policière » qualifie la lecture et non le conte de Voltaire : ce
n’est pas Candide qui est un roman policier, c’est sa lecture qui met en œuvre un
régime d’opérations particulier. La lecture policière ne se caractérise donc pas uni-
quement en fonction de l’affiliation générique du texte, mais aussi, et peut-être
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surtout, par ses stratégies interprétatives spécifiques (Saint-Gelais, 1997, p. 792).
Si l’on s’en tient à la manière dont une œuvre « programme » sa propre lecture
en encourageant l’activation chez le lecteur de compétences génériques présuppo-
sées, il faut préciser que le genre, en tant que stéréotype culturel, est susceptible de
véhiculer des contenus très concrets, de fonder des attentes spécifiques. Dans le cas
qui nous a occupé, nous avons supposé par exemple que le lecteur avait été conduit
à croire en la validité des hypothèses du détective privé par rapport aux supposi-
tions probabilistes de l’inspecteur de police, en l’invulnérabilité du détective, ainsi
qu’au fait que l’explication des meurtres ne devait pas dépendre d’une explication
banale et fondée sur le hasard. Ces attentes spécifiques, si elles sont déçues, ne met-
tent pas en cause le statut générique du texte, mais elles sont un moyen parmi
d’autres au service de l’œuvre pour orienter le lecteur dans des impasses. De ce
point de vue le texte de Borges reste néanmoins fidèle à l’un des stéréotypes du
roman policier tel que se le représente Saint-Gelais :
degrés divers, nous soutenons que tout récit est tendu entre cette double lecture
diégétique et intertextuelle et entre cette double tendance à la répétition et à la sub-
version des règles génériques. Ainsi que le résume Adam :
Pour qu’un effet de texte soit produit et ressenti à la lecture, il faut certes que des
forces centripètes assurent la cohésion du texte en question, mais tous les textes
– et plus particulièrement les textes littéraires – sont également travaillés par les
forces centrifuges de la polysémie et de l’intertextualité (2001, p. 418).
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complexes qui relient le texte avec l’architexte auquel il est virtuellement possible
de le rattacher. Si l’on a souvent considéré que le roman policier avait le caractère
d’une mise en abyme de sa propre lecture, la nouvelle de Borges permet quant à
elle de prendre conscience des nombreuses attentes génériques sur lesquelles se
construit la lecture policière, précisément parce qu’elle introduit plusieurs rup-
tures remarquables avec ces normes réversibles qui fondent la capacité de suivre et
de prendre plaisir à une histoire :
C’est dans l’acte de lire que le destinataire joue avec les contraintes narratives,
effectue les écarts, prend part au combat du roman et de l’anti-roman, et y prend
le plaisir que Roland Barthes appelait le plaisir du texte (Ricœur, 1983, p. 145).
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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le petit pois” », Poétique, n° 128, p. 417-441.
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BAKHTINE, Mikhaïl (1984), Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard.
BARONI, Raphaël (2002), « Incomplétudes stratégiques du discours littéraire et tension dramatique »,
Littérature, n° 127, p. 105-127.
– (2002a), « Le rôle des scripts dans le récit », Poétique, n° 129, p. 105-126.
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écritures contemporaines, Québec, Nota Bene.
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RICŒUR, Paul (1983), Temps et Récit I, Paris, Ed. du Seuil.
SAINT-GELAIS, Richard (1997), « Rudiments de lecture policière », Revue belge de philologie et d’his-
toire, n° 75, 3, p. 789-804.
SCHAEFFER, Jean-Marie (1989), Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Ed. du Seuil.
TODOROV, Tzvetan (1971), « Typologie du roman policier », in Poétique de la prose, Paris, Ed. du Seuil,
p. 55-65.
NOTES
1. Les postulats qui sont à la base de cette contribution doivent beaucoup à la lecture de l’article
de Saint-Gelais (1997) qui nous semble redéfinir de manière convainquante la notion de genre poli-
cier et sa pertinence dans le champ des études littéraires. Certaines propositions défendues dans cet
article se situent également dans le prolongement des recherches menées par le groupe « récit, secret
et socialisation » dirigé par André Petitat et financées par le fonds national suisse de la recherche
scientifique (cf. Petitat, 1998, 2002 ; Petitat & Baroni, 2000). Mes remerciements vont également à
Lorenzo Bonoli pour ses conseils et sa relecture attentive.
2. Cette question donne le titre de la précieuse étude de Jean-Marie Schaeffer (1989).
3. Pour notre part, nous nous référons essentiellement à l’approche sémiotique d’Umberto Eco
(1985).
4. Les « genres du discours » désignent dans cette citation aussi bien les « types » ou séquences pro-
totypiques (cf. Adam, 1999), des discours en général (par exemple narration, description, argumen-
tation, explication, dialogue, etc.) que la question subsidiaire des genres littéraires proprement dits.
5. Sur l’importance des stéréotypes dans la lecture, cf. Dufays (1994).
6. Sur la notion de « pacte de lecture », voir l’ouvrage fondamental de Lejeune (1975) qui s’inté-
resse plus particulièrement au « pacte autobiographique ».
7. Ce qui ne signifie pas, par ailleurs, que l’auteur ne se conforme pas également de manière incons-
ciente à des normes qui, si elles peuvent être virtuellement objectivées, ne le sont pas toujours.
8. Dans un contexte différent, Garfinkel utilisait précisément l’effet violent qui consistait à deman-
der à ses étudiants de simuler une « amnésie sociale » pour mettre en évidence le fonctionnement de
la « mémoire commune » dans les interactions normales.
9. Voir l’ouvrage collectif sur l’Enjeu des genres dans les écritures contemporaines (2001) et l’excel-
lente recension qu’en donne Marielle Macé sur le site Fabula (« La généricité restreinte » :
www.fabula.org).
10. Cf. Petitat (2002, p. 5).
11. C’est moi qui souligne.
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rite dont l’ensemble de ces contes auraient dérivé. La morphologie du conte avait donc, dans sa pers-
pective, une origine historique et une existence propre indépendante de la tradition littéraire et des
compétences des narrateurs/auditeurs.
15. Pour sa part, Borges considérait, avec modestie, que son texte était bien policier : « Je me suis
essayé moi-même au genre policier et je ne suis pas très fier du résultat. Je l’ai placé dans un monde
de symboles qui peut-être ne lui convient pas. J’ai écrit “La mort et la boussole” » (Borges, 1999, p. 771).
16. C’est bien parce que notre première lecture effective de la nouvelle de Borges s’est soldée par
une surprise mémorable que nous avons décidé d’utiliser ce texte pour mettre en évidence le fonc-
tionnement du genre. La lettre du texte ne pouvant expliquer à elle seule la cause de notre erreur
interprétative, nous avons été conduit à découvrir a posteriori les régularités génériques qui nous
avaient induit en erreur.
17. Dans le roman d’Eco, la figure du meurtrier, incarnée par un abbé aveugle du nom de Jorge
régnant sur une bibliothèque labyrinthique, fait planer l’ombre de Borges sur l’ensemble de la nar-
ration. Doit-on voir dans « La mort et la boussole » l’hypotexte du Nom de la rose ? La série de meurtres
aux accents ésotériques nous pousse à le croire.
18. « Il existe aujourd’hui un type particulier de lecteurs, les lecteurs de fictions policières. Ces lec-
teurs qu’on retrouve dans tous les pays du monde – et qui se comptent par millions – ont été engen-
drés par Edgar Poe » (Borges, 1999, p. 762).
19. Le nom de « Triste-Le-Roy », avec son « interminable odeur des eucalyptus », aurait-il néan-
moins pour fonction de faire résonner un écho tragique lointain complexifiant encore la lecture ?
20. Pour une analyse de ces deux types d’intérêt et leur lien avec la tension dramatique, cf. Baroni
(2002).
21. La « téméraire perspicacité » de Lönnrot exprime parfaitement cette double caractéristique.
22. Saint-Gelais mentionne cependant la possibilité de réaliser une surprise « au deuxième degré »
en rendant coupable par exemple l’Alfred Inglethorp de La Mystérieuse Affaire de styles d’Agatha Chris-
tie (1920), qui est « exclu ipso facto du champ du soupçon » par le lecteur à cause de son caractère trop
manifestement suspect. D’une certaine manière, c’est également une stratégie au deuxième degré qui
est exploitée ici par Borges.
23. La Promesse de Dürrenmatt (1985) approfondit encore ce scandale de l’intrusion du hasard dans
le roman policier en développant un récit largement méta-narratif, ainsi que le montre, par voie de
paratexte, cette indication générique : « requiem pour le roman policier ».
24. Il semblerait que c’est sur la régularité et la prévisibilité du succès ou de l’échec du projet du
protagoniste (ou du passage de la fortune à l’infortune et inversement) que se fonde une des distinc-
tions génériques les plus fondamentales.
25. Une fois encore, contre toute attente, cette hypothèse sera confirmée par le meurtrier à la fin
du récit.
26. Comme le soulignait Eco : « le scénario intertextuel “hold-up à la banque”, popularisé par tant
de films, concerne un plus petit nombre d’actions, d’individus et d’autres relations que le scénario
commun “comment faire un hold-up à la banque”, auquel se réfèrent les truands professionnels »
(1985, p. 105). Il en va de même pour le scénario « comment résoudre un meurtre » qui intègre, dans
la pratique réelle, les notions de probabilité et de hasard, même au détriment de l’intérêt que pré-
sente une situation.