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KABYLES, ARABES, FRANÇAIS : LE « BERBÈRE » DANS LA LUTTE POUR

L’INDÉPENDANCE ALGÉRIENNE, AFFINITÉS RACIALES, AFFIRMATION DE


SOI, NÉGATION DE L’AUTRE (1926-1962)
INTRODUCTION CRITIQUE : DU « DIVISER POUR RÉGNER » A LA PENSÉE MYTHIQUE

Mémoire de Master (1e année) en Histoire des sociétés arabes contemporaines


Réalisé sous la direction de M. Pierre VERMEREN
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – Institut des Mondes Africains

Jean-Baptiste Dagorn

1
Le réel ne se laisse pas défaire de sa représentation, s'imprime à
son revers. Même quand elle se veut décalque de la réalité, selon
l'illusion objectiviste, la représentation est en chiasme sur le réel.
Quand cette représentation est mythique et se retranche dans une
certitude donnée de toute éternité, la dette de sens est totale.
L'hétéronomie du rapport au réel devient absolue ; la réalité, c'est le
mythe.
Alain MAHÉ, Histoire de la Grande Kabylie. XIXe-
XXe siècles (p. 147)

EN COUVERTURE : Exposition nationale coloniale de Marseille. 1922,


David Dellepiane, Association Connaissance de l'Histoire de l'Afrique
Contemporaine (ACHAC)
« On remarque […] la présence des populations “types” de la Plus
grande France. […] Dominant l'allégorie, une jeune Kabyle tient dans
ses mains le drapeau français, symbole de la nation. […] À ses côtés, une
Cambodgienne symbolise les populations indochinoises. Sa position dans
l'allégorie – en retrait par rapport à la femme maghrébine – illustre
l'idée d'une hiérarchisation des « races » de l'Empire. […] La jeune
femme africaine […] sourit de toutes ses dents comme un “grand
enfant”, ne porte aucun signe évident de culture et n'apporte aucune
richesse à la métropole ».
BLANCHARD, Pascal, « La représentation de l'indigène dans les affiches
de propagande coloniale : entre concept républicain, fiction phobique et
discours racialisant », Hermès n°30, 2001, pp. 159-160
« Au sommet de la hiérarchie des races, [la jeune femme kabyle] porte le
drapeau et regarde fièrement devant elle »
CROLL, Anne, « Arabes et Kabyles : un imaginaire polémique ? », in Le
conflit, Olivier Ménard (dir.), 2005, p. 256

2
INTRODUCTION

3
« Le coup d'œil sur l'Histoire, le recul vers une période passée ou,
comme aurait dit Racine, vers un pays éloigné, vous donne des
perspectives sur votre époque et vous permet d'y penser davantage, d'y
voir davantage : là les problèmes qui sont les mêmes, ou au contraire
les problèmes qui diffèrent... ou les solutions à y apporter »

C'est à cette vision de l'Histoire, proposée par Marguerite Yourcenar alors qu'elle
répondait à un entretien radiophonique, que se propose de réfléchir l'historien et ex-homme
politique français Jean-Joël Jeanneney dans son émission hebdomadaire, « Concordance des
temps », dont il fut à l'initiative et qu'il coordonne sur la chaîne de radiodiffusion France
Culture.
Dans cette perspective, il était naturel que l'historien arabisant, ancien diplomate et
professeur à l'Institut d'Études Politiques Jean-Pierre Filiu, invité en septembre 2013 pour
discuter du sujet « La France en Syrie : une longue responsabilité »1, évoquât la question des
Alaouites. « Les Français ont littéralement construit une minorité pour s'appuyer sur elle »,
affirma alors l'historien, évoquant les propos du général Sarrail, alors commandant en chef
des armées du Levant, qui proclamait à l'époque sa volonté de protection des minorités dans
la région ; en réalité, les Français tenteraient d'opposer notamment à la minorité druze du
Liban, les Alaouites2. Suite à la découverte de cette minorité schismatique de l'islam,
dissidente au sein du chiisme, l'on invente alors de toute pièce un parallèle avec les Maronites
du Liban, Chrétiens, amis de la France depuis plusieurs siècles. Henri Lammens, jésuite
orientaliste, croit voir en eux une tribu chrétienne égarée. La montagne des Nosaïris devient
alors la « montagne des Alaouites ».
« Les Français croient avoir trouvé dans les Alaouites en Syrie l'équivalent des
Maronites au Liban ou des Kabyles en Afrique du Nord » ; un certain nombre des officiers
des Affaires Indigènes présents en Syrie viennent du Maroc, où ils furent formés par le
résident général Hubert Lyautey. Ils y développent alors une vision paternaliste, et érigent les
Alaouites en clef de la domination française dans le nouveau mandat3, cette tribu guerrière,
montagnarde étant par définition, croyaient-ils, opposée au nationalisme urbain manipulé lui

1
Disponible sur le site de France culture : http://www.franceculture.fr/emission-concordance-des-temps-la-
france-en-syrie-une-longue-responsabilite-2013-09-28 (58 minutes ; pour les passages que nous citons, voir
notamment 39:00 – 45:35)
2
Ou Nosaïris ; ils furent ensuite désignés comme « Alaouites » du fait de leur vénération particulière pour le
cousin et gendre du Prophète, Ali.
3
Institué par la Société des Nations le 25 avril 1920.

4
par la « perfide Albion ». Suite à la Grande Révolte Arabe, la France suivrait en Syrie une
« politique du diviser pour régner, vieux principe du colonisateur » (selon les termes de Jean-
Noël Jeanneney), créant les États d'Alep, de Damas, et donc l'État alaouite. Les Alaouites,
souvent persécutés au cours de leur histoire, dans cette chaîne montagneuse surplombant la
Méditerranée, du Krak des chevaliers, à la frontière avec le Liban au sandjak d'Alexandrette,
verraient l'arrivée de la France comme « la fin d'un millénaire de servitude et d'avanies » ;
cette rencontre, dont la réalisation n’était pas évidente, entre Alaouites et Français ouvrirait
aux premiers les portes des académies militaires de la puissance mandataire. Politique dont on
voit la conséquence indirecte aujourd'hui, puisque c'est une caste militaire alaouite qui dirige
le pouvoir syrien depuis deux générations, en la personne de Bachar al-Assad, successeur et
fils de Hafez al-Assad (1971-2000) à la présidence de la République arabe syrienne.
Les parallèles entre Alaouites, Maronites, Kabyles4 sont de fait nombreux, en tant
qu'ils furent l'objet de représentations dans l'esprit des théoriciens et acteurs de la puissance
mandataire ou coloniale qui convergent de par leur caractère fantasmagorique, mais
également du fait que les conséquences des politiques et théories élaborées alors se peuvent
observer jusqu'à nos jours, selon cette logique de la « concordance des temps » que se plait à
défendre Jean-Noël Jeanneney. Du 10 mars au 23 avril 1980, se déroula en Algérie ce que l'on
appellerait par la suite le « Printemps berbère » (Tafsut Imazighen), qui vit la revendication
d'officialisation par le Front de Libération Nationale, parti au pouvoir en Algérie, de la langue
berbère en Algérie ; car « la référence exclusive de la civilisation arabo-musulmane, dans le
discours algérien post-indépendant », avait fait de la référence berbère « une manipulation,
sinon une invention de la colonisation »5. Au début des années 1990, l'échec électoral cuisant
du Front Islamique du Salut, formation politique islamiste, en Kabylie, réveilla l'image d'une
région « à part » dans l'imaginaire français, image dont la presse de l’époque illustre bien le
caractère dichotomique : Arabes/Kabyles, les premiers étant d'emblée dépréciés en tant
qu'arriérés et fanatiques, les seconds valorisés, en tant que démocrates et laïques6. Du 18 avril

4
Dans un article que nous étudierons dans notre présentation historiographique, Marnia Lazreg établit également
un parallèle entre les Kabyles et les Phalangistes libanais, qui se distinguent principalement par la religion de
leurs compatriotes musulmans, opposant le christianisme à l'islam comme la modernité à l'arriération et
invoquant une origine européenne (phénicienne) et un sens inné de la démocratie et du commerce comme
preuves de leur supériorité face aux libanais musulmans. LAZREG, Marnia, « The reproduction of colonial
ideology : the case of the Kabyle Berbers », Arab Studies Quarterly, Vol. 5, n°4, automne 1983, p. 393
5
DIRECHE-SLIMANI, Karima, Chrétiens de Kabylie 1873-1954. Une action missionnaire dans l'Algérie coloniale,
Bouchène, 2004, p. 22
6
« La différence kabyle », Le Figaro, 14 janvier 1992 ; « Tizi-Ouzou, nouveau havre de paix », Le Monde, 21
avril 1994 ; « L'exception kabyle dans le chaos algérien », Libération, 8 février 1994. Articles tous trois analysés
par CROLL, Anne, « Arabes et Kabyles : un imaginaire polémique ? », in Le conflit, Séminaire annuel Le lien
social, Nantes, 3-4 mai 2004, Olivier Ménard (dir.), juin 2005, L'Harmattan/Maison des sciences de l'homme

5
au 14 juin 2001, ce fut le « printemps noir » (Tafsut taberkant), où de nouvelles
manifestations de la région berbérophone furent violemment réprimées par l'armée algérienne.
Et chaque année, à l'occasion du Ramadan, des manifestations ont lieu pour la « liberté de
conscience » en Kabylie, sous la forme notamment de ruptures publiques du jeûne
qu'observent les musulmans en cette période de l'année7.
Lors d'un séminaire organisé par le collectif algérien Agir pour le Changement et la
Démocratie en Algérie (ACDA) le 14 décembre 2013 à la mairie du 2e arrondissement de la
ville de Paris, portant sur le thème « Algérie : la construction de la nation à l'épreuve de
l'identité amazighe », ce sont surtout les évènements récents qui furent abordés par les
intervenants, le discours structurant l'évènement étant la protestation contre ce refus de la part
du pouvoir algérien de la reconnaissance de la langue et de la culture amazighes. Ali
Guenoun, historien algérien, a pu cependant revenir sur l'héritage de la colonisation dans ce
mouvement revendicateur, de façon particulièrement claire et précise. La colonisation
française avait été la reconquête d'une terre soi-disant autrefois chrétienne et latine ; le
nationalisme algérien répondit par conséquent et par effet de miroir, en se basant sur la langue
arabe et la religion musulmane, faisant par là même se chevaucher les notions de communauté
religieuse et de nation. Ce discours nationaliste du premier quart du XXe siècle coïncida avec
l'émergence d'une élite kabyle issue de l'école française, qui fut sensible au discours puisé
dans les théories raciales développées par les Français dans leurs manuels scolaires et leur
enseignement, héritant des innombrables ouvrages ethnologiques ayant abordé la question
depuis la conquête de l'Algérie8. Les Kabyles y étaient présentés comme l'antithèse des
Arabes, les uns démocrates, évolués, aptes à devenir français, plus superficiellement
musulmans ; les autres chauvins, arriérés, porteurs de tous les défauts et inassimilables. La
majorité des Algériens n'étaient ainsi pas d'authentiques autochtones, mais des envahisseurs.
Très influencés par ce mythe profondément intériorisé, partisans d'un laïcisme agressif, cette
élite verrait dans l'islam un « chloroforme extraordinairement efficace » ; les Kabyles se
revendiqueraient alors Berbères et européens, et non Arabes et moyen-orientaux comme leurs

Ange Guépin, pp. 251-271


7
Par exemple, « En Algérie, les "non-jeûneurs" se sentent criminalisés par le pouvoir », Le Monde, 8 août 2013
(http://www.lemonde.fr/afrique/article/2013/08/08/en-algerie-les-non-jeuneurs-se-sentent-criminalises-par-le-
pouvoir_3457910_3212.html)
8
Mahfoud Kaddache a fait de la thèse selon laquelle « les Berbères sont hostiles aux Arabes et à l'Islam » l'une
des thèses les plus « fortement appréciées par les milieux colonialistes » à côté de « il n'y a pas eu d'État au
Maghreb » ou « le calme règne en Algérie à la veille du premier novembre 1954 ». KADDACHE, Mahfoud, « En
guise de clôture », in La guerre d'Algérie au miroir des décolonisations françaises, Actes du colloque en
l'honneur de Charles-Robert Ageron, Sorbonne, 23, 24, 25 novembre 2000, Paris, Société Française d'Histoire
d'Outre-Mer, 2000, p. 678

6
compatriotes. Dans l'entre-deux guerres, une nouvelle génération d'étudiants soulignerait le
peu de clarté du nationalisme algérien dans sa composante culturelle et revendiquerait la place
du berbère dans sa définition ; la crise dite « berbériste » de 1949 verrait aussi la répression de
ces cadres du mouvement national, dénoncés pour avoir entrepris une « campagne
séparatiste », d'avoir diffusé une « propagande de division raciale » et d'avoir constitué la
Fédération de France en parti autonome ; alliés inespérés des impérialistes, ils en faisaient le
jeu. Ce discours fut réactivé à plusieurs reprises, en 1953, 1954, et notamment 1956 en
France. La révolte du Front des Forces Socialistes en 1963 contre le pouvoir d'Ahmed Ben
Bella, enfin, réveillerait le syndrome « berbériste ».
C'est ce processus d'intériorisation du « mythe kabyle » par les sujets de cette
construction mythique du colonisateur français que nous nous proposons d'étudier dans ce
travail. En effet, jusqu'à aujourd'hui, cette « particularité » de la Kabylie est présentée, autant
par les « berbéristes » d'aujourd'hui que par certains historiens français de l'Algérie, comme
correspondant à une « essence » de la Kabylie. Le Kabyle est « essentiellement » démocrate,
il est fondamentalement laïc. Quant au discours qui nie cette particularité, ne lui accorde pas
droit de cité, il le fait par une forme de silence qui rappelle à bien des égards le discours que
fut celui des nationalistes algériens et en particulier celui de l'Association des Oulémas
Musulmans d'Algérie, qui insista particulièrement sur le caractère arabo-musulman de la
nation algérienne en réaction à ce qui fut dénoncé comme une politique de dépersonnalisation
mise en œuvre par le colonisateur. Autant de points de vue partiellement aveugles qui
empêchent la distance critique, et ne permettent pas de questionner l'héritage historique de ce
qui semble être une « différence berbère », et principalement une « différence kabyle ».
Analyser la permanence du « mythe kabyle » et son utilisation dans le discours des militaires
et administrateurs français, des Kabyles eux-mêmes, des nationalistes enfin dans leur
ensemble et notamment en ce que leur doctrine affirma avec force le caractère arabo-
musulman de ce pays qui commençait alors sa lutte pour son indépendance ; retrouver, dans la
mesure du possible, l'origine de ces discours, les confronter dans leurs répétitions et leurs
contradictions, c'est peut-être permettre une perspective moins « passionnée », moins
essentialisante, qui fait la part des héritages colonial, socio-économique, socio-géographique,
historique, au sein d'une problématique d'une actualité qui reste, et bien souvent tristement,
brûlante.
Les propos d'Ali Guenoun ayant permis une introduction globale de notre propos, nous
commencerons par nous intéresser à ce qu'induisit le « mythe kabyle » tout au long de la
colonisation de l'Algérie, afin d'effectuer une première appréhension de ce qui conduisit à ce

7
mythe, d'une part ; de faire ensuite la part entre les faits objectifs et les constructions
fantasmagoriques qui permirent sa constitution ; enfin, de commencer à déceler les raisons qui
présidèrent à sa réappropriation et à son intériorisation par les populations intéressées.

8
I.
LA KABYLIE, « RÉGION D'EXCEPTION » DANS L'ALGÉRIE
COLONIALE (1830-1962)
D'UN MYTHE AUTOTROPHE ET DE SES CONSÉQUENCES : ESSAI DE SYNTHÈSE

9
Introduction

La Kabylie représenta de fait tout au long de la période coloniale une région


« particulière » en Algérie ; du fait des représentations fantasmagoriques qui l'entourèrent, elle
et ses habitants, elle serait en effet l'objet d'une appréhension et de politiques radicalement
différentes par rapport au reste de la colonie. Se basant sur des réalités socio-économico-
culturelles qui distinguent de fait les Kabyles et leur société du reste de la population
algérienne, le colonisateur pousserait celles-ci à l'extrême, voire en inventerait des dimensions
inédites, et c'est cette exagération qui se nourrissant d'elle-même (car elle fut, au sens
étymologique, autotrophe) finirait par exacerber concrètement ces différences. Dans certains
cas, elle ne ferait que susciter la pensée d'une différence dans l'esprit de leurs
coreligionnaires ; mais dans d'autres, elle causerait des modifications substantielles,
notamment en transformant la représentation que les sujets de ce mythe pouvaient avoir
d'eux-mêmes, transformation aux conséquences symboliques considérables. Cette
contextualisation nous permettra de voir que si le « mythe kabyle » eut un fondement, il
participa cependant à sa propre exacerbation, la période coloniale ayant donc de fait une
responsabilité majeure sur l'évolution caractéristique qui fut celle de la Kabylie de 1830 à nos
jours.

A. « Berbères » et « Kabyles » : de confusions géo-ethniques et de leurs


conséquences ; les Français à la découverte de la Kabylie

Un certain nombre d'éléments expliquent que parler de « Berbères » en Algérie, c'est


avant tout parler de Kabyles. Non seulement cette confusion est, nous allons le voir, un
héritage de la colonisation mais elle fut essentielle à la conception que ses acteurs se firent des
Berbères ; car toutes les populations berbérophones ne connaissaient pas la même structure
socio-économique que la Kabylie, et c'est cette structure dans sa particularité qui serait à
l'origine de nombre de constructions mythiques.

1. Difficultés d'une délimitation géographique

« La Kabylie n'a jamais constitué, en tant que telle, un territoire clairement défini, sauf
pendant la guerre d'indépendance nationale algérienne »9. Alain Mahé, anthropologue

9
Où elle fut constituée en zone, wilaya 3 par les combattants nationalistes ; ABDELFATTAH LALMI, Nedjma, « Du
mythe de l'isolat kabyle », Cahiers d'études africaines, n°175, 2004, p. 510

10
spécialiste de la Kabylie, souligne de même dans les premières pages de sa thèse10 le flou
qu'entoure encore actuellement aussi bien dans la recherche que pour les populations locales
elles-mêmes le terme de « Kabylie » : les divisions entre Haute, Basse, Grande, Petite Kabylie
« correspondent à des frontières extrêmement fluctuantes »11. L'oued (fleuve)
Sahel/Soummam séparerait plus ou moins la Grande Kabylie de la Petite Kabylie12; mais en
réalité, ce sont les options d'administrations locales choisies par l'occupant français elles-
mêmes qui ont conduit à singulariser ces deux régions. La Grande Kabylie ayant
véritablement été le lieu de concentration de l'élaboration et de l'application administrative de
représentations fantaisistes sur les Kabyles, et même des Berbères dans leur ensemble, nous
résumerons brièvement la délimitation qu'Alain Mahé adopte dans son ouvrage afin de situer
géographiquement le propos de ce travail (notamment ses protagonistes, puisqu'il s'agira
globalement d'une histoire des représentations), qui abordera en très grande majorité cette
région précise pour les raisons que nous venons d'évoquer et que nous développerons. En
effet, la Petite Kabylie, de fait davantage arabophone, serait perçue comme moins « purement
berbère », plus islamisée et arabisée et ne fera par conséquent pas l'objet d'autant de régimes
d'exceptions et de fantasmes (les deux choses étant profondément liées) que la Grande
Kabylie. Cette description soulignera en outre en quoi l'observation même de la Kabylie,
d'emblée, put mener à l'apparition de la plupart des mythèmes du « mythe kabyle »13.
Le massif montagneux du Djurdjura impose son cours au fleuve Soummam, qui doit le
contourner, et qui forme la frontière naturelle de la Grande Kabylie, au sud et à l'est. Ce
fleuve, qui reçoit la plupart de ses affluents du versant sud des pentes du Djurdjura, se jette
dans la mer au niveau de Béjaïa. Il est d’une altitude moyenne de mille mètres. On peut
diviser cette frontière en deux tronçons :

a) De Bouira à Akbou (col de Chellata), la ligne de crête de ce tronçon est presque


toujours de 1500m, le paysage offrant dans sa globalité une vertigineuse sensation de
verticalité. Cette portion monolithique est à peine coupée par quelques ravins créés par
l'érosion des pluies. Le fleuve y est guéable ;

b) D'Akbou à la mer, le relief est plus discontinu, l'altitude bien moins élevée et le

10
MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie XIXe – XXe siècles. Anthropologie historique du lien social dans
les communautés villageoises, Bouchène, 2001, 650 p. Cet ouvrage est en grande partie issu d'une thèse de
doctorat soutenue en 1994. Les pages qui nous intéressent ici sont les pp. 15 à 24.
11
MAHE, Alain, op. cit., p. 15
12
Mais l'arrière-pays de Béjaïa est, par exemple, exclu par les Kabyles de la Grande Kabylie pour être rattaché à
la Petite Kabylie
13
Voir également infra, II. B. 5.

11
couvert arbustif et forestier plus dense ; il offre à la vue une impression de confusion
sensiblement plus prononcée. L'eau y est bien plus présente, les affluents étant plus
nombreux, et les accès terrestres sont également plus importants.

La Kabylie
Source : LACOSTE-DUJARDIN Camille, Opération oiseau bleu. Des Kabyles, des ethnologues et la guerre
d'Algérie, p. 18

À l'ouest, la frontière est formée par l'Oued Isser, continué par l'Oued Djemâa jusqu'à
Bouira. Enfin, au nord, la Méditerranée constitue une frontière infranchissable. La Grande
Kabylie, aux contours fermes, se caractérise donc par une relative insularité, qui n'a cependant
jamais empêché l'activité commerciale des Kabyles. Cette insularité effective serait
réinterprétée à l'extrême par les colonisateurs, et ces montagnes, qui semblent inaccessibles, la
cohérente délimitation de ses tribus, serviraient entre autres de prétexte à une différenciation
essentialisante. Cette inaccessibilité exacerbée supposait en effet que les influences
extérieures y avaient été faibles, voire inexistantes, et notamment l'influence arabo-
musulmane, perçue si négativement par le colonisateur français.

2. « Berbères », « Kabylie », « Kabyles » : les origines d'une métonymie

Les Berbères d’Algérie sont représentés par quatre populations principales : les
Chaouïas des montagnes des Aurès dans le sud-est, les Kabyles de ce que l'on désigne
aujourd'hui sous le nom de Kabylie, les Mozabites du M'zab dans le nord du Sahara et les

12
Touareg du Sahara central. À part les Mozabites, tous sont sunnites de rite malékite. Ils se
distinguent des Arabes par leur culture et leur langue, qui comprend plusieurs dialectes. Il
existe cependant des Berbères arabophones, et des régions berbères ayant absorbé la culture
arabe, comme les Chaouïas. Ce sont les Kabyles, population berbère la plus importante
d'Algérie, qui concentreraient cependant toute l'attention des colonisateurs dès leur arrivée
dans le pays.
Dans les premiers textes sur les Kabyles, les auteurs semblent confondre les termes
« Kabyle » et « Arabe »; et dès 1857, on attire l’attention sur le fait que les Français ont
inventé le terme de « Kabylie » pour désigner la région habitée par les Kabyles. Ni Arabes ni
Kabyles n'avaient à l'origine recours à ce terme ; « kabyle » n’était cependant pas d’invention
française. Si son étymologie n'est pas parfaitement élucidée, l'on considère en général14 qu'il
correspond à une déformation du terme arabe kbail ou qba’il, soit pluriel de kebila signifiant
« tribu parmi des populations sédentaires » soit dérivé du verbe qbel, « accepter » (les
Kabyles ayant « accepté », accueilli la religion musulmane). Ce terme d'origine arabe se serait
diffusé à l'époque du développement et de l'arabisation des villes maghrébines, suite à leur
islamisation au VIIe siècle de notre ère : se systématisa l'emploi de « territoires de qbaïl »
pour désigner l'arrière-pays de ces villes, de territoires de tribus, désignant aussi bien les
alentours de Béjaïa, Jijel, Tlemcen, que de Koléa ou de Cherchell ; pas uniquement, donc, de
la « Kabylie ». Fait tribal et fait berbère seraient devenus des quasi-synonymes ; et dans
l'actuelle Kabylie, qbaïli, « homme de tribu », aurait évolué en ethnonyme par lequel les
autochtones auraient fini par s'auto-désigner15. D'ailleurs, ainsi que le souligne Alain Mahé
dans la délimitation géographique de la « Grande Kabylie » qu'il établit dans sa thèse,
actuellement encore, « les Sahéliens désignent les montagnards, qu'ils soient kabyles ou non,
par le nom de Qabaîl » et « en langue kabyle, arabe ou française, pour l'érudit comme pour le
sens commun, les mots Kabylie et Kabyle sont presque devenus synonymes de montagnes et
de montagnards »16.
Lorsque les Français rencontrent le terme, les populations locales l'utilisent ainsi pour
désigner les habitants des collines et montagnes, comme situées au-delà de l’influence des
villes et vallées. Dans la première décennie de l’occupation, les Français l’utilisèrent comme
terme dans des récits de campagne de régions montagneuses. Le terme de Kabyle s’affina

14
Par exemple : LORCIN, Patricia, Kabyles, arabes, français : identités coloniales, Presses Universitaires de
Limoges, collection « Histoire », 2005 (traduction française de l'ouvrage paru en 1995 sous le titre anglais
Imperial Identities : Stereotyping, Prejudice and Race in Colonial Algeria), p. 15
15
ABDELFATTAH LALMI, Nedjma, art. cit., p. 513
16
MAHE Alain, op. cit., p. 20

13
avec l’évolution de celui de Kabylie : ce dernier se précisa avec l’expansion de l’occupation,
de « Kabylie indépendante » (régions encore non conquises) à « Grande Kabylie » ou
« Kabylie ». Une superficie incluant le Djurdjura, les Bibans et le Guergour (aujourd'hui en
Petite Kabylie) constituait la Kabylie au XIXe siècle. Mais le Djurdjura fut considéré comme
son cœur et même servit parfois de métaphore à la région. C'est ce que souligne Charles-
Robert Ageron dans son article fondateur de l'expression de « mythe kabyle »:

« En français les mots Kabaïles, Kabyles ne sont pas d'un usage rigoureux.
Ils ont été employés : 1° avec le sens de Berbères ou Berbérophones 2° au
sens d'habitants de la Petite et de la Grande Kabylie 3° pour les
montagnards de la seule Kabylie du Djurjura. »17

Le terme de « zouaves » est également révélateur de cette confusion : le pâté


montagneux des Igawawen (des tribus Aït Bethroun et Aït Menguellet18, nom ancien déjà
attesté par l'historien et philosophe arabe du XIVe siècle Ibn Khaldoun) verrait son nom
arabisé en zwâwâ, terme qui finirait par désigner tout le Massif central kabyle19, et serait
traduit en français par « zouave », les premiers indigènes enrôlés dans l'armée française
venant effectivement de cette région20.
Les travaux non-ethnologiques utilisèrent également le terme de « Kabyle » comme
métaphore pour désigner tout berbérophone ayant « échappé » à l’empreinte de la culture
arabe et au plein impact de l’Islam. Les œuvres littéraires et polémiques, récits de voyage,
histoires et autres œuvres populaires situaient rarement la Kabylie, ne faisant pas mention des
autres groupes de Berbères en les distinguant. On utilisa même le terme « Kabyle » de façon
interchangeable avec celui de « Berbère », ce qui généra des idées fausses et un usage lâche
du terme. Ernest Renan appellerait son compte-rendu de l'ouvrage (de référence) du général
de brigade Adolphe Hanoteau et du magistrat Aristide Letourneux, La Kabylie et les coutumes
kabyles (paru en 1873, mais issu d'un travail de collecte qui dura 7 ans), dans le numéro de
septembre 1873 de la Revue des Deux Mondes, « La société berbère » ; et Émile Masqueray,
l'un des plus grands spécialistes de la société kabyle de toute la période coloniale, ne parle pas
dans un article de 1876 d’« un » pays berbère mais « du » pays berbère21. La Kabylie, si elle

17
AGERON, Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », Revue Historique, T. 223 Fasc. 2,
Presses Universitaires de France, 1960, p. 311
18
Afin de mieux localiser les tribus de Grande Kabylie, voir la carte infra, p. 168
19
L'on utilisera cette expression conformément au sens que lui donne Alain Mahé, à savoir le massif montagneux
qui prolongeant l'atlas tellien, est délimité par la vallée du Sebaou au nord, la dépression Dra El-Mizan/les
Ouadhias au sud, l'oued Isser à l'ouest et s'inscrivant dans l'arc du Djurdjura qui continue à l'est. (MAHE, Alain,
op. cit., p. 23)
20
MAHE, Alain, op. cit., p. 32, note 3
21
MASQUERAY, Émile, « Impressions de voyage. La Kabylie. Le pays berbère », in Revue politique et littéraire,

14
n’était pas la seule communauté berbère, était donc le pays original.
Il faut enfin remarquer que la connaissance des autres groupes berbères était très
limitée. Le Maroc, qui comprend la population berbère la plus considérable, devint protectorat
en 1912, et la Tunisie qui passa en 1881 sous l'égide de la France comptait une faible
population berbère. Les Kabyles étaient donc le plus important groupe disponible à l’étude.
Charles Tailliart22, dans son recensement de la littérature française traitant de l'Algérie,
mentionne 9 titres sur les Aurès, pas un seul sur les Chaouïas, un sur le M’zab, quinze sur les
Touareg. Les Kabyles et la Kabylie occupent trois colonnes. On peut également imaginer que
l'arabe étant bien plus répandu dans des régions comme les Aurès ou le M'zab, la valorisation
de ces régions put apparaître au colonisateur comme étant d'une évidence moindre23.

3. La conquête de la Kabylie

La Kabylie fut la dernière partie du territoire algérien à être conquise24. Cette conquête
tardive s'explique par le fait que la nécessité de l'invasion de cette région par les troupes
françaises n'apparaissait alors pas comme évidente pour l'expansion de l'ordre colonial. La
prise d'Alger ayant été décidée dans une situation politique intérieure difficile, afin de redorer
le blason d'un régime contesté25, sans réellement de planification et sous le prétexte d'un
incident diplomatique (le « coup d'éventail »), le dessein de la France en Algérie ne fut pas
clair jusque dans les années 1840 ; la conquête rencontra une opposition mitigée au
Parlement, très vive dans la presse. On porta l'essentiel de l'effort contre l'émir Abd el-Qader,
chef confrérique à la tête du jihad (« guerre sainte ») contre la puissance chrétienne depuis
l'allégeance envers sa personne de plusieurs chefs tribaux sur la plaine de l'Eghris en
novembre 1832. Des hommes politiques français considéraient d'ailleurs qu’il était inutile de

1876, vol. XVII, pp. 177-183


22
TAILLART, Charles, L’Algérie dans la littérature française. Essai de bibliographie méthodique et raisonnée
jusqu’à 1924, Paris, Édouard Champion, 1925
23
Fanny Colonna, auteure d'ouvrages sur les Aurès, (cf. infra) : « Ce peut être d'abord le fait qu'il y avait une
diffusion de l'arabe écrit très importante dans l'Aurès, parfaite au M'zab. Voir, afin d'expliquer pourquoi Émile
Masqueray ne s'intéressa pas tant au M'zab et aux Aurès dans son choix des villages destinés à recevoir la
scolarisation française qu'à la Kabylie : COLONNA, Fanny & BRAHIMI, Claud Haïm, « Du bon usage de la
science coloniale », in Le mal de voir. Ethnologie et orientalisme : politique et épistémologie, critique et
autocritique, Cahiers Jussieu 2, Université de Paris VII, 1976, pp. 237-238
24
Pour une description complète de cette conquête de la Kabylie et son rôle dans l'émergence des catégories
Arabe/kabyle, voir surtout MAHE, Alain, op. cit., pp. 158-172 et LORCIN, Patricia, op. cit., pp. 31-51
25
Le gouvernement « ultra » du prince de Polignac souhaitant alors aider Charles X à renouer avec le prestige
monarchique, alors que la colère du peuple parisien menaçait sa souveraineté. Le non-remboursement de dettes
contractées pendant la campagne d'Égypte de Bonaparte constitua un second prétexte, économique cette fois,
pour débarquer à Alger. Voir BOUCHENE, Abderrahmane, PEYROULOU, Jean-Pierre, SIARI-TENGOUR, Ouanassa
[et al.] (dir.), Histoire de l'Algérie à la période coloniale (1830-1962), Paris, La Découverte/Alger, Éditions
Barzakh, pp. 24-28

15
dépenser trop d'argent dans une région que, déjà, l'on croyait pouvoir conquérir
pacifiquement. Par ailleurs, de leur côté, les Kabyles, sûrs de repousser les Français, eurent
tendance à attendre dans leurs montagnes, hormis quelques troupes ralliées à l'émir. Alexis de
Tocqueville décrivait alors leur sens du commerce26, développant une vue de l'esprit liée au
fait que des commerçants kabyles avaient fait affaire avec des négociants français, alors que
la Régence d'Alger avait à peine capitulé. La ville de Bougie, port et centre d'échange
important, avait d'ailleurs déjà stimulé l'attention des Français dès le début de la conquête ;
l'on pensa y installer un consul afin d'établir des relations commerciales avec les Kabyles,
peuple libre et indépendant, et ouvrir le port aux navires français. Le projet serait abandonné,
au grand désespoir de Tocqueville27. On fut ainsi divisé entre une neutralisation de la région
pour l'établissement de liens commerciaux ou sa soumission.
En 1850, l’on décida de conquérir la Kabylie. Le nouveau gouvernement de la
Seconde furent, adepte de l'idée coloniale, décida la multiplication des campagnes. Mais ces
dernières sont encore repoussées pour des raisons de politique intérieure (la préparation du
coup d'État de Napoléon III). L'insurrection, dirigée par des marabouts locaux ayant décrété le
jihad, étant alors à peine résorbée par quelques campagnes peu efficaces. En 1857,
finalement, les militaires prirent en main eux-mêmes la gestion de leur conquête. Le maréchal
Bugeaud et le général Randon considéraient en effet que la conquête de la région était
essentielle ; l'indépendance des Kabyles ne pourrait que nuire à l'autorité de la France sur les
Arabes. À la fin de l'année, après 17 ans de combats et la mobilisation de la plus grande
quantité d'infanterie jamais déployée en Algérie28, la Kabylie était conquise. En réalité, l'ordre
colonial y avait déjà des bases ; 1857 représentant davantage la fin d'une insurrection contre
les Français. La conquête avait profondément accentué la représentation que se faisait le
colonisateur des Kabyles : sédentaire, contre l'Arabe nomade des plaines ; combatifs, au point
qu'ils semblèrent au départ invincibles, non par fanatisme religieux, comme les
« mahométans », mais par courage et sens de l’honneur ; individualiste et égalitaire, contre
l'Arabe soumis à ses chefs charismatiques.

26
TOCQUEVILLE, Alexis de, « Seconde Lettre sur l'Algérie (22 août 1837) », Écrits et Discours Politiques, vol.
III, Oeuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1962, p. 146 ; voir l’Annexe n°1 infra pour un texte de Tocqueville
illustrant sa croyance en divers aspects du « mythe kabyle ».
27
LORCIN, Patricia, op. cit., p. 40
28
Trois divisions, 21 816 baïonnettes, face à 30 000 mousquets kabyles : cf. colonel F. RIBOURT, Le
gouvernement de l'Algérie de 1852 à 1858, Paris, Panckoucke, 1859, p. 20

16
B. Le Kabyle, « tiède musulman » et crypto-chrétien

1. 1830-1871 : ferveur de l'islam kabyle et recomposition des forces religieuses en


Kabylie

« Comment l'Islam a-t-il pu devenir la croyance des montagnards kabyles ?


[…] Ce nom terrible, Mons Ferratus, donné par les Romains au Djurdjura
évoque admirablement son invulnérabilité immémoriale.
[…] Ce gigantesque rideau de granit est demeuré implacablement fermé au
culte de Jupiter.
[…] Seul l'islam a échappé à cette “étrange” loi »
Amar Ouzegane, Le Jeune Musulman29, n°13, 16 mai 1953

Nous l'avons évoqué : la résistance à la conquête fut menée en Kabylie comme ailleurs
au nom de la guerre sainte, de l'islam, par des marabouts. Ces derniers, venant nombreux de
toute l'Algérie affluèrent dans la région et se joignirent aux représentants locaux du culte ; la
plupart des tribus du Tell étant soumises, la Kabylie représentait en effet la région où les
partisans du jihad pouvaient trouver le vivier de recrues le plus considérable. Pour les clercs
du territoire du nord, il ne restait que la Kabylie insoumise afin d'empêcher l'installation de la
domination chrétienne. Face aux faits les plus évidents, les Français continuèrent cependant
de mobiliser cette représentation des Kabyles qui faisait d'eux de tièdes musulmans ; bien
plus, ils l'exacerbèrent. Édouard Lapène30 affirma que les marabouts, placés par les Arabes
lors de leur conquête de la région au VIIe siècle afin de représenter les intérêts de
l'envahisseur, centres de la vie religieuse kabyle, étaient responsables de tous leurs excès de
zèle. Prétendant agir par la volonté de Dieu, ils avaient en réalité un rôle plus politique que
religieux. Les Kabyles n’avaient donc aucune doctrine. Était ainsi rationalisée l’adhésion
kabyle à la foi musulmane. Cette prétendue tendance à reculer devant l’Islam rendait les
Français aveugles à la contradiction représentée par le fait que les Kabyles avaient été
intraitables mais étaient les plus faciles à séduire sur le plan philanthropique31.

29
Organe de presse réformiste que nous analysons infra.
30
E. LAPENE, Vingt-six mois à Bougie, Paris, Anselin, 1839, pp. 138-139
31
LORCIN, Patricia, op. cit., p. 35

17
La présence maraboutique en Kabylie
Source : CHACHOUA, Kamel, L’islam kabyle. Religion, État et société en Algérie, suivi de l’Epître (Risâla)
d’Ibnou Zakrî (Alger, 1903), mufti de la Grande Mosquée d’Alger, Maisonneuve et Larose, 2001, p. 98

Le maintien d'un état de guerre, malgré une progression par étapes, pendant une durée
inédite, poussa alors à la profonde accélération et à l'accomplissement d'une recomposition
des forces sociales et politiques qui était déjà à l'œuvre en Kabylie. Si les cadres villageois,
tribaux et confédéraux avaient assumé jusque là le rôle le plus important dans l'encadrement
de la société kabyle, si les querelles de sof32 restaient très importantes, c'est l'élément religieux
qui va désormais jouer le premier plan, et notamment les cadres de la confrérie de la
Rahmania33, principale confrérie34 de la région créée à la fin du XVIIIe siècle par le clerc Sidi
Abderrahmane Bouqobrine. La Kabylie, plongée avec la conquête dans une ambiance de
propagande religieuse et d'exaltation sacrée, présente ainsi un exemple précoce de
dépassement de la structure tribale de résistance35. En 1830, l'encadrement religieux de
Kabylie se rendit aux portes d'Alger en tant que promoteur du jihad. Les Kabyles se

32
« Rang », terme venant de l'arabe, et qui désigne en milieu kabyle « une ligue » partisane, lieu de la
compétition politique, qui naissait souvent pour suppléer à l'insuffisance de la solidarité lignagère et connaissait
des ampleurs très variables. Cf. Mahé, op. cit., pp. 55-63
33
Pour une histoire de la Rahmania, voir CHACHOUA, Kamel, L’islam kabyle. Religion, État et société en Algérie,
suivi de l’Epître (Risâla) d’Ibnou Zakrî (Alger, 1903), mufti de la Grande Mosquée d’Alger, Maisonneuve et
Larose, 2001, pp. 49-97
34
Tariqa, « voie » en arabe, c'est-à-dire un ordre mystique (soufi) musulman.
35
MAHE, Alain, op. cit., pp. 165-171

18
rassemblèrent derrière leurs marabouts et chérifs, alors que certains clercs, profitant de leur
charisme, se faisaient proclamer « maîtres de l'heure », mul sa'a, poursuivant la guerre sainte
pour leur propre compte. La résistance fut alors dispersée, les clercs luttant aux côtés des
leaders laïcs et hommes des tribus qui représentaient ordinairement leur clientèle religieuse,
quand ils ne monnayaient pas leur influence religieuse auprès des Français contre des
avantages ; en outre, le rayonnement des saints et des sanctuaires de la région dépassait
rarement la tribu ou la confédération de tribus. La confrérie, se présentant elle comme ayant
une vocation universelle et égalitariste36, mettait en valeur le dépassement du tissu lignager en
faveur de l'identification à la communauté des croyants. Elle contrariait ainsi l'autorité des
marabouts, dont les positions étaient définies hiérarchiquement en fonction de statuts liés à la
naissance et dont la fonction consistait finalement davantage en la gestion et reconversion de
la baraka (grâce divine, qui leur conférait leur supériorité statutaire) en biens matériels. La
Rahmania apparut ainsi comme étant bien mieux disposée à satisfaire la demande en biens de
salut ; les premiers revers avaient de plus fait imploser cet univers mythico-rituel kabyle aux
racines antéislamiques, qui faisait des santons locaux la garantie de l'inviolabilité des villages,
amorçant ainsi un processus de rationalisation des croyances. L'œcuménisme de la confrérie
rassemblait, atténuant ainsi les conflits que multipliait le remplacement de cette violence
« symbolique, douce et censurée » qu'induisait le code de l'honneur kabyle37 par une violence
nue liée au contexte des catastrophes naturelles qui ravagèrent la région jusqu'en 1871
(épizooties, sauterelles, typhus, variole, sécheresse). Elle recueillit de plus les lettrés, chassés
suite à la confiscation des habous38 par le gouvernement colonial à partir de 1845 et la
destruction des établissements religieux, renforçant sa vocation enseignante. L'organisation, la
discipline et le secret de la Rahmania en faisaient par ailleurs le premier lieu de la rencontre,
alors que les administrateurs s'acharnèrent à empêcher toute réunion d'assemblée, de tajmat.
Seuls les établissements de Kabylie se lanceraient dans le djihad lors de l'insurrection qui du
14 mars au 13 juillet 1871 souleva l'ensemble de la Kabylie et une partie du Constantinois et
qui serait violemment réprimée et punie par la France39.

36
Ainsi son chef, Mohammed Chérif Amzian El Haddad, issu d'une famille de forgerons, caste à a la fois
méprisée et redoutée dans la société kabyle, et dont le père fut le premier clérical de la famille, illustre par la
sanctification rapide de sa famille cet égalitarisme. Il dirige la guerre sainte le 8 avril 1871 et se rend le 13 juillet.
37
MAHE, Alain, op. cit., p. 176
38
Biens de mainmorte, légués par des individus et destinés à l'entretien des lieux de culte et à des œuvres
charitables ou pieuses.
39
Sur le déroulement de l'insurrection, de sa répression et ses conséquences, voir MAHE, Alain, op. cit., pp. 190-
203

19
2. Décléricalisation et sécularisation des représentations

« Je refuse de payer pour la prière, si la loi m'accepte, car je n'ai


jamais fait de prière et, de plus, je ne sais pas une lettre arabe »
Plainte à l'administrateur de la commune d'un villageois de
Taourirt Aït Ouencer (tribu des Aït Itoughar), citée par
Martial Rémond, 1927

a. Paupérisation des clercs, destructuration de l'islam kabyle et réaction réformiste

1871, outre la paupérisation et la perte d'influence des clercs, fut l'année d'une
régression historique des organisations religieuses en Kabylie. Alors que le ralliement autour
de la confrérie avait pendant 14 ans assuré une unité de direction, l'on revint alors à une
organisation en fiefs et à la fragmentation des aires d'obédience confrérique comme
maraboutique ; la plupart des zaouïas de l'obédience de la Rahmania furent d'ailleurs fermées,
mesures renforcées par une rétractation des Kabyles traumatisés par la défaite et les
catastrophes naturelles dévastatrices. Les marabouts géraient leurs établissements chacun de
leur côté, afin de se renflouer économiquement et donnaient aux Français des gages de
loyalisme afin de pouvoir poursuivre leur activité. La grande majorité, bien que
n'abandonnant pas dans tous les cas leur mission d'enseignement coranique, se contentèrent de
restaurer le patrimoine de leur établissement en assurant un magistère spirituel minimal et en
se gardant de se mêler de politique. Les clercs, condamnés selon le double principe de la
responsabilité individuelle et collective lors des procès iniques qui suivirent l’insurrection,
payèrent des impôts de guerre et perdirent une part de leurs propriétés foncières, connaissant
un déclassement social vertigineux. Dans certains cas, ils furent exilés, emprisonnés, mis en
résidence surveillée ou aux travaux forcés. La décléricalisation des communautés villageoises
s'amorça alors, qui était due non seulement à une reconversion de l'encadrement religieux
mais également à plusieurs vagues d'émigration. Dès 1849, un marabout du Haut Sebaou,
Cheikh El Mahdi, appelait à quitter le pays, appel auquel répondirent de nombreuses familles
kabyles qui vinrent grossir la première colonie kabyle de Damas. Des familles religieuses
impliquées dans l'insurrection de 1871 eurent le droit d'émigrer en Syrie. Le mouvement
serait repris en 1874 et 188840.
Dès avant 1871, nous l'avons vu, phénomène ensuite renforcé par les lois foncières
imposées par la France en vue de châtier les insurgés, les propriétés constituant la majeure
partie des sources de financement du système d'enseignement en langue arabe géré par les

40
Cf. MAHE, Alain, op. cit., pp. 199-203 ; pp. 272-278 ; pp. 356-357 ; DIRECHE-SLIMANI, Karima, Chrétiens de
Kabylie 1873-1954. Une action missionnaire dans l'Algérie coloniale, « Conditions historiques et sociologiques
de la Kabylie à la fin du XIXe siècle » pp. 31-33

20
clercs (les biens habous) furent rattachés au domaine de l'État. Le système scolaire
traditionnel s'effondra. La IIIe République entrainerait cependant les bouleversements les plus
importants, notamment sous le rapport de l'islam dans la région. La Kabylie était alors une
région pilote et un laboratoire pour une politique anticléricale encore plus violente qu'en
France contre ce qui restait d'établissements gérés par les clercs41. La Constitution de 1875 et
les lois Jules Ferry de 1881 et 1882 avaient en effet impulsé un anticléricalisme militant,
faisant correspondre l'année 1880 avec celle d'une offensive contre l'islam, qui se traduisit par
la fermeture autoritaire de zaouïas et l'achèvement de la destruction du système
d'enseignement traditionnel en Kabylie afin de favoriser en retour la politique de création
d'écoles républicaines, et même si subsistaient alors en Kabylie des élites arabisantes
importantes ; après le voyage de l'Égyptien Muhammad 'Abduh, grande figure du mouvement
dit réformiste42, serait publié le premier ouvrage rédigé par un Algérien en langue arabe sur la
nécessité de réformer l'islam43. Cet Algérien, Ibnou Zakri, était un clerc d’origine kabyle.
1930 marqua en effet l'avènement d'une structuration de l'islah, de la réforme
islamique, dans un mouvement associatif qui jouerait un rôle de premier plan aux échelles
nationale et locale. De fait, la Kabylie joua un rôle important dans ce réformisme, mais connut
dans certaines de ses régions, et notamment celle qui nous intéresse le plus particulièrement,
des évolutions très spécifiques. L'islam ayant été au cœur de la dépersonnalisation liée à la
colonisation en Algérie, il était naturel que le nationalisme se concentrât en grande partie
autour de cette question confessionnelle et culturelle44. Sans anticiper sur notre travail, nous
évoquerons quelques pistes de réflexion sur la question, une recontextualisation étant
d'ailleurs nécessaire. En Algérie, du fait de la fréquentation simultanée des deux systèmes

41
Sur la prégnance de l'anticléricalisme notamment à partir de la conquête de l'Algérie, cf. LORCIN, Patricia, op.
cit., « L'École Polytechnique, le saint-simonisme et l'armée », pp. 135-160.
42
Pour une présentation succincte du mouvement réformiste, et sa présence en Kabylie, cf MAHE, Alain, op. cit.,
pp. 347 - 370
43
Awdah al-Dala’il âla Wûgûb Islah al-Zawaya bi-bilad al Qabaïl, « Les plus évidentes preuves (pour
démontrer) la nécessité de réformer les Zaouïas en pays Kabyle », achevée le 2 juillet 1903. Pour un exemplaire
de la lettre en français et en arabe, une interprétation et contextualisation de celle-ci et une histoire de la vie du
clerc, cf. CHACHOUA, Kamel, op. cit., pp. 307-377 (lettre en français), pp. 379-448 (lettre en arabe), pp. 99-215
(biographie d'Ibnou Zakri et analyse de la lettre).
44
Sur cette question et notamment la non-application de la loi de séparation de l'Église et de l'État de 1905 en
Algérie comme point de cristallisation du nationalisme naissance, voir ACHI, Raberh, « « L'islam authentique
appartient à Dieu, “l'islam algérien” à César » », Genèses 4/2007, n° 69, pp. 49-69. D'ailleurs, au sein du Jeune
Musulman (cf. infra), des articles de grandes figures du « nationalisme arabe » viennent parfois soutenir cette
lutte contre la déculturation, témoignant de l'enthousiasme des Algériens dans un combat qui semble soutenu par
l' « Orient » dans son ensemble : ainsi Sayyid Qotb, nationaliste égyptien et grande figure des Frères
Musulmans : « Le colonialisme a orienté tous ses soucis pour dissoudre cette croyance et cette langue, et […] il
faillit arriver à ses fins. Mais lorsque l'Algérie s'est redressée vive, la croyance fut pour elle un flambeau qui
éclaire le chemin ». QOTB, Sayyid, « La lutte de l'Algérie », in Le Jeune Musulman, cf. infra, n°16, 27 février
1953

21
d'enseignement traditionnel en arabe d'une part (dans les kuttab) et de l'école française, et du
fait de la volonté rationaliste du réformisme de s'approprier les avancées notamment
technologiques de l'Occident en maîtrisant avant tout sa langue, enseignement en français et
réformisme furent de fait très liés. C'est d'ailleurs davantage la politique d'arabisation de
l'Algérie post-coloniale, qui contribuerait largement à exacerber l'opposition entre filières
scolaires arabes et françaises. Mais si l'Europe était le lieu du modernisme, la civilisation
européenne était elle considérée comme dépersonnalisante et charriant des germes de
corruption morale, d'anomie sociale. Par conséquent, les réformistes algériens se gardèrent
comme d'une source de souillure de la fréquentation des Européens, et affectèrent d'ignorer la
langue française même quand ils la connaissaient. L'alternative Orient/Occident interdisait
toute référence à une culture non islamique et non orientale, c'est-à-dire notamment à la
culture gréco-latine45. On peut ainsi, par exemple, imaginer le sentiment que pouvait susciter
la personnalité d'un Jean Amrouche, Kabyle chrétien qui exercerait la fonction de professeur
de lettres classiques dans un lycée de Tunis.

b. Désislamisation de la justice et désenchantement capitaliste

Dans l'organisation de la justice, les cadis (juges) musulmans furent dans la région
progressivement écartés : les premiers cadis nommés de Kabylie, en 1855, n'exercèrent jamais
leurs fonctions du fait des troubles. Les militaires renoncèrent vite à en nommer dans la
région ; en 1866 fut organisée une première fois la justice musulmane à l'échelle de l'Algérie,
des justices de paix étant dirigées par les magistrats français, assistés de secrétaires, greffiers
et interprètes musulmans, mais le législateur excepta de cette organisation la Grande Kabylie.
En mars 1874, étaient créés les tribunaux civils de Tizi-Ouzou et de Bougie, devant statuer
selon les coutumes kabyles collectées par A. Hanoteau et A. Letourneux pour ce but précis ;
les cadis musulmans furent alors définitivement exclus du système mis en place en Kabylie,
malgré des demandes de réforme de la part des Kabyles46. Ces derniers, s’ils sollicitèrent

45
D'où l'adhésion très forte à l'oeuvre de la grande figure du mouvement réformiste Rachid Ridâ, dont les sources
étaient totalement dépouillées de toute référence de ce type. D'où également, d'un point de vue doctrinal, le rejet
du mu'tazilisme, école théologique mettant en son centre la raison, influencée par la philosophie grecque et qui
s'était particulièrement développée au IXe siècle sous le calife abbasside Al-Ma'mun. Certains réformistes iront
plus loin, faisant de l'arabe la source de toute la civilisation, en tant que cette langue est celle de l' « Islamisme »,
origine de tous les savoirs humains : « s'il faut retourner aux origines, c'est bien la langue arabe […] qui a facilité
le développement de la civilisation occidentale » ; TALEB IBRAHIMI, Ahmed/MERAD, Ali? (le pseudonyme utilisé
est selon le préfacier très souvent le premier, exceptionnellement le second), « La langue arabe et l'islam », in Le
Jeune Musulman, n°15, 13 février 1953.
46
En 1884, Camille Sabatier instaura un Conseil spécial, le Conseil des Iahalamen, qui demanda la réforme de
l'institution des cadis-notaires (simples exécutants des jugements rendus par les juges de paix français) et
l'installation d'un juge conciliateur (donc d'un marabout) dans les villages. L'islam garderait d'ailleurs une place

22
régulièrement les tribunaux français en matière civile, ne le firent cependant que très rarement
quand il s’agissait de statut personnel. La mise en place par l'administration d'un clergé
officiel et l'institution de tribunaux musulmans en matière de statut personnel offrit aux jeunes
clercs une réelle possibilité d'ascension sociale, mais les clercs assurant de telles fonctions
durent le faire loin de leurs villages, absorbés par les villes du fait de leur poste, ne pouvant
donc plus jouer de rôle communautaire.
Face au retour de l'islam sous la forme du réformisme islamique, le législateur prit de
nombreuses dispositions à visée assimilationniste : il tenta notamment de substituer la langue
française à la langue arabe dans la rédaction des actes des cadis-notaires de Kabylie. Après
une première tentative en 1906, qui fut un échec total, un décret fut promulgué en 1910 qui
prévoyait la substitution complète du français à l'arabe dans ces actes. Une forte résistance fut
opposée ; le législateur y voyait une manipulation des magistrats arabes. Il interdit presque
alors aux non-Kabyles l'accès aux prétoires de Kabylie. Une enquête avait de plus montré le
bilinguisme croissant des Kabyles, voire l'arabisation totale de certaines régions jouxtant
l'algérois, en 191047. On exigea à partir de 1915 des cadis-notaires la connaissance parfaite du
kabyle suite à cette évolution, inquiétante pour les tenants de la francisation.
L'introduction de l'économie de marché et la crise de l'économie traditionnelle
afférente précipitèrent les clercs dans le monde salarié, leur charisme et leurs réseaux de
solidarité leur permettant de réaliser des entreprises économiques et commerciales. Les
groupes maraboutiques fournirent en effet de nombreux contingents à l'émigration, ce qui leur
permettait de cumuler plusieurs types de légitimité sociale ; dans l'immigration kabyle en
France, à l'inverse de nombreuses communautés immigrées musulmanes, aucune source ne
relève l'existence de clercs dépêchés afin d'assurer le magistère spirituel de leurs fidèles48. La
plupart des groupes maraboutiques dynamiques assurèrent néanmoins leur reconversion
sociale via l'école coloniale, ce qui leur permit d'obtenir des postes dans la fonction publique

importante dans les revendications, notamment, des délégués financiers kabyles : restitution d'une partie des
biens habous aux mosquées et zaouïas de Kabylie (vœu du 7 novembre 1899, refusé) ; rattachement de la
Kabylie au régime commun par le rétablissement des cadis juges comme en territoire arabe (vœu du 27 mars
1907, sans réponse) ; vœu de création d'une médersa à Bougie, la Kabylie n'en possédant aucune (vœux des 16
mars 1904, 27 mars 1905, puis 1909, 1910, auxquels fut toujours opposé un refus).
47
Sur cette enquête, cf. AGERON, Charles-Robert, Les Algériens Musulmans et la France, 2005 (rééd. Bouchène),
pp. 881-885
48
Omar Carlier a également relevé cette absence : « L’encadrement maraboutique des travailleurs nord-africains,
requis durant la première guerre mondiale par l’autorité militaire, assurée par des chioukhs et des imams, semble
avoir conservé une emprise plus large sur les Marocains que sur les Algériens à l’entre-deux-guerres. […] Les
Algériens, notamment ceux des régions les plus scolarisées, paraissent avoir été plus sensibles aux propagandes
anti-maraboutiques propagées par leurs cadres syndicaux et politiques (nationalistes compris) » ; CARLIER,
Omar, « Aspects des rapports entre mouvement ouvrier émigré et migration maghrébine en France dans l’entre-
deux-guerres », in Le mouvement ouvrier Maghrébin, Centre de Recherches et d’études sur les sociétés
méditerranéennes, Éditions du CNRS, Collection « Études de l’Annuaire de l'Afrique du Nord », 1982, p. 58

23
et l'enseignement. Ils commencèrent par ailleurs à assurer à leurs enfants une double scolarité
en arabe et en français, via l'école républicaine de leur village. Au total, le rôle des clercs dans
leurs communautés religieuses s'était fortement amoindri ; les reconversions retirèrent aux
clercs, à part les plus prestigieux, en petit nombre, le bénéfice de la légitimité, assurant une
reconversion réussie mais dans une ascendance presque entièrement profane. Les marabouts
ayant obtenu le droit de gérer leurs sanctuaires de façon traditionnelle, grâce à un loyalisme
ostentatoire, étaient quant à yeux distingués de leurs ouailles subissant le joug colonial. Si la
surreprésentation de la petite bourgeoisie rurale apparaît flagrante dans l'investissement des
fonctions administratives, de fait, de nombreux individus d'origine maraboutique y
participèrent. Le désenchantement à l’égard des pratiques magico-religieuses fut également
induit par cette intrusion de la logique capitaliste en territoire algérien, le rapport à la terre,
cadre essentiel de ce système mythico-rituel, se désacralisant profondément et provoquant par
suite un déracinement majeur : les terres ancestrales devenaient en effet aux yeux de leurs
propriétaires une simple valeur marchande49.

c. Effondrement de l'enseignement traditionnel : du maraboutisme au nationalisme

La décléricalisation laissa l'enseignement de l'arabe moribond, notamment dans les


nombreux villages et tribus non concernés par la scolarisation en français, sauf quand ces
tribus étaient maraboutiques. Certaines familles de notables pouvaient offrir à leurs enfants
des cursus dans les prestigieuses universités étrangères (al-Azhar au Caire, al-Qarawiyyin à
Fès, la Zitouna à Tunis) ; en Grande Kabylie, peu optèrent pour cette voie. En revanche, la
pénétration de la culture française permit à un certain nombre de familles de choisir la filière
mixte, représentée par le système d'enseignement médersien mis en place par la France. En
outre, les institutions religieuses du Massif Central kabyle et des versants nord du Djurdjura,
centres de multiples régimes d'exception mis en place par le colonisateur, connurent une
évolution très particulière. Les zaouïas y renoncèrent massivement à poursuivre leurs activités
religieuses et d'enseignement. Elles ne furent donc pas concernées par le réformisme. En
revanche, les groupes maraboutiques les plus dynamiques de la région se lancèrent dans le
combat nationaliste ; le grand nombre de centres municipaux (cf. infra) créés dans la région
politisèrent les clercs : des cheikhs devinrent conseillers municipaux, et la vocation religieuse
de leurs établissements le céda totalement au combat politique. La zaouïa de Cheikh Mohand,
grande figure de la poésie kabyle, à Ourdja, dont le groupe maraboutique de gestion verrait

49
Sur ce processus de décléricalisation des villages kabyles, voir Mahé, Alain, op. cit., pp. 272-278

24
naître le dirigeant nationaliste Hocine Aït Ahmed, cessa quasiment toutes ses activités
religieuses dans les années 194050. Des rapports administratifs alarmistes avertissaient alors
Alger de la conversion des marabouts au nationalisme ; dès avant 1954, les rapports des
bulletins mensuels des questions islamiques ne cessent de mettre en garde les autorités
d’Alger sur le militantisme des marabouts du Djurdjura, qui n’hésitent pas à faire des tournées
de propagande en faveur des Amis du Manifeste et de la Liberté51 dans les tribus
traditionnellement dépendantes de leurs sanctuaires. Ce fut notamment le cas lors des
élections au conseil général de 1946. La scolarisation en français, l’immigration ouvrière vers
la France, les franchises municipales (cf. infra) concourraient à faire de ces régions les fers de
lance du mouvement nationaliste et à rassembler laïcs et clercs dans le même combat. Le
militantisme politique était aussi un moyen pour ces derniers de garantir la reproduction de
leurs différences statutaires. D'ailleurs, les Kabyles d'origine maraboutique seraient également
présents dans la frange de militants nationalistes kabyles qui revendiquèrent la dimension
berbère de l'identité algérienne, comme nous le verrons dans ce travail.
Ces politiques de « désislamisation » accentuèrent les différences régionales. Une
partie de la vallée de la Soummam, et de façon moindre le littoral kabyle se caractérisaient par
une vigueur particulière de l'islam et des clercs, du fait de l'importance de l'immigration
interne. L'insertion dans l'Algérie coloniale et les échanges entretenus par les deux régions
avec les populations arabes les rendaient particulièrement réceptives aux idées traversant alors
le monde musulman, les conduisant à s'identifier aux autres populations algériennes. D'où le
bilinguisme du littoral ou le trilinguisme des élites culturelles de la tribu des Aït Abbès ; les
commerçants de cette dernière ont fourni un grand nombre de clercs ayant joué un rôle de
premier plan dans le réformisme islamique. En effet, contrairement au Massif kabyle, ils
restèrent massivement fidèles aux réseaux commerciaux algériens tissés par eux de longue
date, d'où une forte densité des liens avec le reste de l'Algérie et cette perméabilité à la
propagande réformiste.

3. « Afrique Chrétienne, sors du tombeau ! » : violence d'une


action missionnaire en pays kabyle

« Il y a toute une propagande tendre et discrète à faire auprès des indigènes infidèles »
Lettre du Père Charles de Foucauld à René Bazin, 16 juillet 1916

Charles de Lavigerie, évêque de Nancy nommé à l'archevêché d'Alger en 1867, fut à

50
MAHE, Alain, op. cit., p. 362
51
Parti créé en mars 1944 par une des plus célèbres figures du mouvement nationaliste algérien, Ferhat Abbas.

25
l'origine d'un projet ambitieux de conversion de l'Afrique ; l'Algérie constituait pour cette fin
une « porte ouverte sur un continent barbare »52. Lavigerie s'intéresserait immédiatement à la
Kabylie, créant la Société des Pères Blancs, en vue de la conversion de ces « futurs
maronites », d'origine nordique, à l'islam tiède, au sens inné de la liberté et de la démocratie.
Il voit en effet dans les Berbères un peuple totalement converti au christianisme à l'époque
romaine et ne demandant qu'à revenir à sa religion ; ce christianisme missionnaire développe
des adhérences très étroites avec le « mythe kabyle53».
Lavigerie arriva en mai 1867 en Algérie, peu avant l'épidémie de choléra qui ferait
60 000 victimes en Algérie. Les calamités que nous avons évoquées plus haut firent entre 130
et 450 000 victimes, sur une population totale de 1 400 000 individus. Cette situation
catastrophique du nord de l'Algérie poussa Lavigerie à acheter de vastes domaines afin
d'assurer la prise en charge d'orphelins convertis ; son œuvre se concentrerait sur le domaine
de la Maison-Carrée, acheté en 1869 dans la périphérie d'Alger. Sur 25 à 30 hectares de terres
agricoles, il construisit des orphelinats, un séminaire, un noviciat, une communauté et un
grand domaine viticole aux revenus importants. S'inspirant des colonies agricoles françaises
du début du XIXe siècle autour d'enfants trouvés et abandonnés, il recueillit environ un millier
de jeunes indigènes, afin d’assurer leur instruction scolaire, religieuse et agricole. La situation
d'oppression fiscale permit aux Pères l'achat de terres et de maisons modestes ; une fois
installés, ils construisirent salles de classe, dispensaires, effectuant des tournées médicales
dans les villages avoisinants. Ils devraient se contenter des conversions de la misère. Le
succès de l'hôpital Saint-Eugénie, demandé par le gouverneur général Jules Cambon, fondé en
avril 1884 et dirigé par les Sœurs blanches, (1000 hospitalisations par an pour 70 lits) permit
d’autre part d'obtenir un nombre considérable de baptêmes in articulo mortis et même des
demandes de baptême de la part d'adultes guéris. Des dizaines de milliers de baptêmes furent
réalisés sur des enfants musulmans très malades ou à l’article de la mort. La conversion
pouvait également représenter un choix économique ou social : l'emploi à l'hôpital, si le statut
de converti marginalisait ceux qui l’avaient choisi, constituait un repli économique pour les
Kabyles54. Certains parents firent d'autre part baptiser leurs enfants, la conversion permettant
de sortir d'une société où la contrainte et la régulation sociale étaient pesantes, l'évolution et la
promotion impossibles. Des situations personnelles et affectives permettent enfin d’expliquer

52
Cité par le père CUSSAC, Jules, Un géant de l'apostolat, le cardinal Lavigerie, Librairie Missionnaire, 1940,
Paris, p. 29
53
Sur ces similarités, voir DIRECHE-SLIMANI Karima, op. cit., pp. 33-37, « Lavigerie et l'instrumentalisation
politico-religieuse du mythe kabyle »
54
ibid., pp. 58-60

26
certaines conversions ; ainsi l'enlèvement moral à une autorité paternelle contestée et
détestée55.
Suite à des débuts difficiles avec l'administration militaire hostile à l'action
missionnaire, le régime civil de 1870 et surtout le décret de mars 1880 sur la liberté de
l'enseignement laissèrent finalement au cardinal les mains libres. En 1873, il construisit 5
petites écoles primaires de garçons et fit reconnaître d'utilité publique l’enseignement de
l'Association Enseignante de Notre-Dame d'Afrique par un décret du 31 aout 1878. L'école de
Taguemount Azouz, où fut fondé le premier poste missionnaire en 1873, fut un grand succès ;
son recrutement a notamment bénéficié de l'encouragement de marabouts, qui pensaient
attester leur allégeance à la présence française en y envoyant leurs enfants ; ils poussèrent
alors les amin des villages à faire de même, offrant un modèle de conduite aux villageois et
provoquant ainsi un effet d'entrainement progressif auprès de ces derniers. L'école avait 45
élèves en 1880, 100 en 1885 ; un rapport de 1909 la désigne comme l'une des plus fréquentées
de Kabylie. Le poste poursuivrait son action jusqu'en 1920, les familles chrétiennes étant à
cette date solidement constituées.
Instruits, diplômés, les Kabyles chrétiens formèrent très tôt une élite sociale et
professionnelle, à la déconnexion et au malaise identitaire cependant très forts. La conversion
puis la naturalisation qui l'accompagna dans la majorité des cas rendirent leur statut incertain,
les stigmatisant dans des représentations infamantes. Lors de la période de la lutte
indépendantiste puis post-indépendante, ils constitueraient une source de méfiance et les
Kabyles dans leur ensemble auraient à justifier de leur islamité, alors que l'action
missionnaire n'avait concerné qu'une poignée d'entre eux ; quelques milliers de Kabyles furent
convertis au christianisme. Ces derniers n'eurent plus qu'à assumer et « endurer
l'incompréhension […] de [leurs] frères »56. Le terme de m'tourni, ceux qui ont « tourné » le
dos à l'islam, terme également appliqué aux naturalisés (la naturalisation supposant d'ailleurs
l'abandon du statut personnel musulman), les désignera de manière infamante. La seule
francophilie était également irrémédiablement associée au christianisme. 1954 leur demandera
un engagement, alors qu'ils avaient plus ou moins réussi à trouver un anonymat dans les villes
où ils s'étaient installés57 ; car comment continuer à s'affirmer algérien, quand on est chrétien
et naturalisé français ? Ils surenchériront donc sur leur nationalisme, tentant de racheter leur
faute originelle, ayant été déchus religieusement, cherchant à se libérer des deux religions.

55
ibid., pp. 75-76
56
AMROUCHE, Marguerite Taos, Rue des Tambourins, La Table Ronde, Paris, 1960, p. 31
57
DIRECHE-SLIMANI, Karima, p. 17

27
Mais s'il n'y eut pas de représailles à leur encontre (à l'inverse des harkis), ils étaient soumis à
la suspicion générale. Se trouvant dans une situation trouble, indéfinissable, l'affirmation de la
berbérité deviendrait pour eux un moyen d'en finir avec cette dualité.

Fillettes kabyles dans une saynette de Noël


Source : DIRECHE-SLIMANI, Karima, Chrétiens de Kabylie 1873-1954. Une action missionnaire dans
l'Algérie coloniale, Bouchène, 2004, p. 146

C. Le Kabyle, un « démocrate » : spécificités régionales et héritage colonial

Les populations de Kabylie se caractérisent par le dynamisme de leurs traditions


villageoises58. Le colonisateur français y verrait le signe du caractère « démocratique » du
Kabyle (et donc du Berbère) par rapport à l'Arabe soumis à son aristocratie et à ses chefs.
Tocqueville, dans sa « Première lettre sur l'Algérie », put déclarer que si Rousseau avait eu
connaissance des Kabyles, il aurait trouvé ses modèles dans les montagnes de l'Atlas. De
même que pour leur prétendue « tiédeur religieuse », les premiers contacts avec les Kabyles
confirment et accentuent cette perception du Berbère59. Nous allons voir en quoi l'application
administrative de ce mythème participerait de cette représentation du Kabyle de lui-même

58
Sur le fonctionnement du village kabyle et de son assemblée (tajmat), cf. MAHE, Alain, op. cit., pp. 78-144 :
« Des villages (taddart), des hameaux (tufiq) et de leurs assemblées (tajmat) »
59
Sur l'émergence et le renforcement dès la guerre de conquête des stéréotypes sur les Kabyles/Berbères, cf.
LORCIN, Patricia, op. cit., pp. 31-51, « La conquête : Kabyles et Arabes en guerre »

28
comme un démocrate et un égalitariste. Si « les rouages administratifs coloniaux n'ont jamais
réussi à se substituer » à « la vigueur de ces traditions »60, ils leur conférèrent une légitimité
absolument inédite qui bouleverserait profondément les représentations d'eux-mêmes des
Kabyles.
La Kabylie fut un lieu d'expérimentations administratives particulier, nous allons en
évoquer plusieurs exemples. Néanmoins, ainsi que le souligne Alain Mahé dans sa thèse,
assertion qu'il réaffirmera d'ailleurs à plusieurs reprises au sein de cet ouvrage, « en Grande
Kabylie, une région naturelle a plus qu'aucune autre été l'objet de régimes administratifs
d'exception, sous le régime militaire et, plus encore, sous le régime civil. Il s'agit du Massif
central kabyle et, plus précisément encore, du territoire correspondant à la commune mixte du
Djurdjura et à celle de Fort-National »61. Cette dernière commune fut, par ailleurs, la « seule
commune de Kabylie où tous les régimes d'exception ont été systématiquement mis en
œuvre », de 1857 à 1880 puis jusqu'en 194562. Des particularités singulièrement prononcées
caractériseraient donc un petit nombre de communes, d'où émanerait principalement le
discours qui sera celui que nous nous proposerons d'analyser. La synthèse qui suit nous
permettra de resituer l'origine et les éléments constitutifs de ces spécificités.

1. L’administration coloniale française en Kabylie : une direct rule ? La mise à l'écart


et la dévalorisation des cadres

« Chez les Kabyles, la société est presque tout, l'individu presque rien, et ils
sont aussi éloignés de se plier uniformément aux lois d'un seul gouvernement
pris dans leur sein que d'adopter le nôtre »
Alexis de Tocqueville, Seconde lettre sur l'Algérie, 22 août 183763

Si 1871 représente le passage d'une administration militaire à une administration civile


en Algérie française, en réalité, en Kabylie, l'administration coloniale n'échoit au
gouvernement civil qu'en 1880. D'ailleurs, dans plusieurs communes mixtes (les
circonscriptions les plus larges d'Algérie, à la population majoritairement indigène64), la
politique des militaires fut largement poursuivie. L'histoire de l'administration locale y est
donc d'une « finesse »65 particulière. On ne passe pas d'une indirect rule à la militaire à une
administration civile directe. Cependant, l'on peut remarquer une progressive mise à l'écart et
une dévalorisation des cadres de la société kabyle. De 1830 à 1853, l'on a tenté d'établir des

60
Cf. MAHE, Alain, op. cit., p. 317
61
MAHE, Alain, op. cit., p. 183
62
ibid., p. 397
63
cf. Annexe 1 infra
64
cf. note 74 infra
65
MAHE, Alain, op. cit., p. 174

29
relais en Kabylie ; puis les généraux et administrateurs n'ont cessé de rogner ces privilèges,
jusqu'à la suppression des aghas et bachaghas66. Dès 1854, l'on cessa d'investir des indigènes
à des postes de commandement officiel, l'emprise traditionnellement moins forte par rapport
au reste de l'Algérie des grand cheikhs expliquant d'ailleurs en partie la non-poursuite de cette
politique67. L' « organisation kabyle » mise en place en 185768 accéléra la suppression des
grands commandements indigènes. En 1864, le bachaghalik du Sebaou, dernier
commandement indigène de Grande Kabylie, était supprimé. Des caïds seraient toujours
nommés ; c'est d'ailleurs en Kabylie que la démocratisation de leur recrutement serait la plus
importante (notamment grâce au facteur d'ascension sociale que représenta la conscription
suite à la Première Guerre mondiale, à laquelle les Kabyles participèrent en masse), mais c'est
cette démocratisation même qui achèverait de ternir leur prestige et leur autorité : les
différences statutaires propres à la société indigène étaient corrodées. Ils seraient remplacés
par des représentants « légitimes » des villages, accomplissant et accentuant cette perception
des Kabyles comme démocrates et leur auto-représentation en tant que tels.

2. Du village kabyle à la commune française

« La réforme consisterait […] à organiser sur des bases saines ce qui existe en fait mais d'une façon occulte et
sans règles bien fermes »
Laburthe, « L'évolution de la djema'a kabyle dans la commune mixte de Fort National », 1946

a. L'anéantissement des unités politiques supra-villageoises

La guerre de conquête affecta l'esprit municipal et le civisme des communautés


villageoises kabyles ; dans la même logique que celle qui conduisit à dépasser l'allégeance au
marabout local, les Kabyles surent qu'ils ne luttaient pas seulement pour leur village, tribu ou
confédération. Cependant, les villages continuèrent à rivaliser dans certaines missions,
uniquement pour leur réputation, dans des opérations menées à échelle tribale ou confédérale.
En outre, il fut quasi systématique que les Kabyles reprissent la lutte au nom de leurs villages,
une fois leur tribu soumise69. L'œcuménisme de la Rahmania ne put affecter cette logique, qui
s'était volontairement retirée des questions politiques, devant se conformer à sa vocation
spirituelle dans sa phase d'expansion et ne pas se compromettre dans le séculier. Par la suite,

66
Titres accordés aux « chefs » représentant l'autorité ottomane à l'époque des Régences, conservés par le
colonisateur français dans l’administration qu’elle mit en place au sein de la société nouvellement colonisée.
67
MAHE, Alain, op. cit., p. 161, note 1
68
Dès 1857, l'organisation administrative en Kabylie est faite sur la base d'études ethnologiques réalisées par des
militaires, faiblement légitimes d'un point de vue scientifique. C'est sur elles que se basent les mesures
administratives des premières années du régime civil (comme celles de Camille Sabatier) et nombre des mesures
d'exception qui seraient prises ensuite ; cf. MAHE, Alain, op. cit., pp. 154-155.
69
ibid., pp. 162-163

30
les militaires empêcheraient par tous les moyens la réactivation des tribus et confédérations
comme institutions politiques. Disposant d'indicateurs, ils empêchèrent toute réunion
d'assemblée tribale et toute concertation politique vaste. Les villages devinrent donc les seuls
espaces possibles pour une organisation politique autonome ; les militaires ne pouvaient
contrôler ces derniers et s'immiscer dans leurs affaires intérieures. Le village profita donc de
l'anéantissement des unités politiques supérieures. Ni la conquête, ni l'insurrection de 1871, ni
les multiples calamités naturelles n'altèreraient par la suite la politique des assemblées
villageoises. Leur patrimoine foncier, les recettes procurées par leur exploitation ont dû tarir,
mais à l'inverse, la grande pauvreté semble avoir resserré les rangs de la solidarité
villageoise70, les groupes familiaux qui pouvaient représenter une autonomie des groupes
lignagers disparaissant au profit d'une municipalisation des villages. Malgré l'émigration, qui
absorbait parfois entre un quart et un tiers des forces vives des villages kabyles, les
assemblées ne perdirent rien de leur substance, et possédaient même leur antenne en
immigration ; les revenus de l'immigration profitaient directement à celles-ci, pour les travaux
d'intérêt public71.
En outre, les villages disposèrent souverainement de leurs mechmel, terres de villages :
les lois foncières coloniales n'ayant été appliquées que tard, les militaires n'exercèrent aucun
contrôle sur ce chapitre. L'enchevêtrement des statuts fonciers apparaissant comme
inextricable, les opérations de délimitation et d'immatriculation des terres, indispensables
pour la mise en œuvre du code forestier de 1851 et des lois foncières de 1863, 1866 et 1873,
ne furent achevées en Kabylie qu’en 1900-1902 BOUCHENE. On procéda en priorité à la
délimitation des plaines convoitées par les colons ; la colonisation rurale commença en
Grande Kabylie avec les séquestres de 1871, mais le finage des tribus de montagne bénéficia
d'un long sursis. La Grande Kabylie fut la dernière région du Nord d'achèvement des
opérations de délimitation des propriétés et d'identification de leur statut juridique foncier.
Les communaux gérés par la tajmat purent donc continuer à être exploités exclusivement au
profit de la communauté. Afin d'éviter les spoliations, les Kabyles fourvoyèrent les
enquêteurs, dissimulant les propriétés du village, et procédant à des répartitions fictives entre
les propriétaires de ce dernier. Jusqu'en 1880, les villages conservèrent la jouissance de leurs
communaux. Ce n'est même qu'au lendemain de la Première Guerre mondiale qu'un début de

70
D'où une multiplication des timecheret par les assemblées, sortes d'agapes collectives qui « étaient autant
l'occasion de satisfaire l'appétit de viande que de célébrer la cohésion et l'unité du village » : MAHE, Alain, op.
cit., p. 91
71
MAHE Alain, op. cit., p. 372

31
contrôle sérieux de l'administration locale aurait lieu72. Le village, lui, dans les premières
années suivant la création des Délégations Financières en 1898, obtint l'affectation à son
budget propre du produit des biens mechmel, biens communaux, affectation dont les effets
économiques furent négligeables (les villageois connaissant parfaitement leurs délimitations
firent croire aux enquêteurs qu'il s'agissait d'un ensemble de terres de particuliers) mais non
les effets symboliques : car ce patrimoine foncier était le support tangible de la personnalité
morale du village, condition de la pérennisation des comportements civiques à l'intérieur de
ce dernier, qui fut remplie avec cette nouvelle garantie de légitimité accordée par
l'administration coloniale73. Même en commune de plein exercice, où la municipalité
européenne avait en général tous les pouvoirs, les assemblées aménagées de Kabylie étaient
seules à pouvoir consentir toute aliénation ou échange de leurs bien communaux, et leurs
revenus leur étaient affectés ; là où dans le reste de l'Algérie, ils étaient à la discrétion des élus
européens.
La colonisation agraire connut en Kabylie, en bien des aspects, une mise en place et
une évolution particulières. En 1857, les premiers allotissements de terres officiels pour les
Européens furent créés, mais la précarité de la situation et le refus des militaires de voir venir
les colons dissuadèrent une colonisation de grande envergure. Alger ne fit que créer quelques
périmètres de colonisation officielle dans les plaines et basses collines occidentales proches
de l'Algérois, mais les épidémies, le manque de moyens, et les razzias kabyles dans les fermes
coloniales en 1857 et 1871 mèneraient à un échec de cette colonisation, qui ne commença
qu’après l'insurrection. Les terres des communautés qui avaient été particulièrement rebelles,
du littoral de la Grande Kabylie, du Massif central et du Djurdjura, morcelées, exiguës,
montagneuses, n’intéressèrent cependant pas toujours la colonisation. Le législateur colonial
permit donc aux propriétaires de récupérer leurs terres, et la majeure partie de ces dernières
qui se trouvaient en région montagneuse revinrent à leurs premiers maitres. La petite
colonisation privée rencontrant de même rapidement un échec patent, de nombreux Kabyles
purent racheter leur bien à l'État colonial ou aux Européens ayant renoncé à les exploiter.
C'est toutefois dans les régions montagneuses que la faiblesse de la colonisation, son échec
rapide et le rachat massif de terres furent le plus impressionnants74. La population européenne
s'installa en territoires de plaine, où les contours flous et ouverts, la faible densité numérique
de population poussèrent à des découpages en unités favorables aux communes européennes

72
ibid., p. 183
73
ibid., p. 287
74
Sur l'échec de la colonisation rurale en Kabylie, voir MAHE, Alain, op. cit., pp. 204-212

32
et irrespectueuses des anciennes divisions tribales.
En outre, en Kabylie, la quasi-totalité des terres cultivées étaient des terres de
propriété privée, melk. Leur exploitation indivise par les lignages ne doit pas être confondue
avec la propriété collective, qui concernait surtout des pâturages ou terres de plaine dont les
communautés n'avaient qu'un usufruit précaire du fait du contrôle des tribus alliées aux Turcs.
La loi foncière de février 1897 rendrait de plus la terre 'arch, collective, aliénable ; et les
Kabyles, paysans sédentaires procéduriers, furent bien mieux disposés que les habitants des
hauts plateaux et que la plupart des autres ruraux pour solliciter la procédure d'enquête
nécessaire à leur aliénation, étant habitués à contracter de nombreuses formes d'associations
agricoles et commerciales75.
Le phénomène de délitement des modes de représentations traditionnelles par
l'introduction du fait du colonisateur d'une logique d'économie de marché (en tant qu'elle
favorise l'individualisation des modes de pensée), et la mainmise plus grande des
administrateurs de Kabylie sur la politique pénale des villages furent également des facteurs
de renforcement de l'unité villageoise. Les Français voulant en effet mettre fin à l'« anarchie »
liée aux luttes d'honneur, très importantes dans un contexte kabyle, leurs velléités dans ce
sens poussèrent à une privatisation de l'honneur, qui causa un rétrécissement du cercle de
solidarité dans l'honneur et donc une perte de cohérence des groupes lignagers. Ces derniers,
éclatant en familles plus étroites du fait de la perte de ce ciment symbolique, perdirent une
bonne partie de leur raison d'être. Les familles les composant s'intégrèrent donc davantage au
sein du village et de son assemblée, qui gagnait en cohésion ce que perdaient les lignages. Les
groupes lignagers étant d'autre part des unités de production et de consommation cultivant un
patrimoine foncier dans l'indivision, l'expansion du système capitaliste concourut à la
multiplication des ruptures de ces indivisions, accélérant le délitement de ces groupes76.

b. Reproduction, fixation et légitimation des structures locales

Au-delà d'une méconnaissance ou d'une impuissance, les systèmes d'administration


reprirent dans certains de leurs principes le modèle d'organisation sociale autochtone en
Grande Kabylie. L'on voulut même étendre le régime des communes du Djurdjura à d'autres
régions de Kabylie ; le 20 mars 1858, une note de service détaillée à l'usage de
l'administrateur des tribus kabyles de la subdivision de Constantine l'informait que « quand
les tribus sollicitent leur retour au régime municipal analogue à celui des populations du

75
MAHE, Alain, op. cit., p. 211
76
MAHE, Alain, op. cit., pp. 270-272

33
Jurjura, il sera temps de le leur accorder »77.
Le Massif Central kabyle fut l'objet, de par son originalité, des projets politiques les
plus délirants. Ses villages apparurent aux Français, dès la conquête, comme une réplique des
villages auvergnats, et il concentrait plus que les autres cantons kabyles l'ensemble des traits
spécifiques de la Kabylie, notamment de vigoureuses traditions municipales. Dans une
perspective séparatiste ou assimilationniste, la politique dans cette zone fut consista donc dans
la reproduction du système d'organisation villageoise locale. Et on alla même au-delà de la
reproduction ; car c'est à une fixation du mode de formation, des prérogatives des tajmat, des
qanuns, que se livra l'administration française, multiforme dans cette région. Du fait de la
vigueur des traditions municipales, qui perdurait en dehors de tout cadre administratif légal,
les administrateurs de Kabylie de la fin du XIXe siècle obtinrent d'Alger que fût menée une
enquête sur l'emprise des institutions municipales traditionnelles et afin d’évaluer
l'opportunité pour la France de doter les représentants de villages d'un statut plus conséquent.
C'est Jules Ferry qui fut chargé de créer une grande commission d'enquête sénatoriale, la
commission de 1891. On y examinait également la naturalisation des indigènes, et en
particulier des Kabyles78. Cette enquête prit acte de l'existence des tajmat et des amins de
village parallèlement aux djemâ'as de section et à leurs présidents. Refleurissait alors le
mythe kabyle chez les républicains indigénophiles ; était-il opportun ou non de mener une
politique administrative distincte en Kabylie ? De même, les lois de 1919 poseraient de
nouveau la question de l'opportunité d'une municipalisation des villages kabyles.
Contrairement à ceux des régions « arabes » de l'Algérie, les administrateurs se plaindraient
même des inégalités profondes causées par la loi du 4 février 1919 entre communes mixtes et
communes de plein exercice79, les disproportions causées par la réforme entre le nombre
d'élus de différentes localités étant tout à fait paradoxales au vu de la présence dans les
communes mixtes (où le pourcentage de représentants baissait donc considérablement) des
77
Cité par MAHE, Alain, op. cit., p. 183, note 1
78
Les naturalisations de Kabyles furent dans le cas de certaines régions si nombreuses qu'ils en vinrent à dépasser
le nombre d'électeurs européens : lors d'une séance des Délégations Financières, le 3 juin 1935, le délégué
financier et maire de Tizi-Ouzou M. Weinman demanda que les Communes de plein exercice dans lesquelles le
nombre de citoyens français d'origine kabyle dépassait celui des électeurs européens fussent rétrocédées au
régime des Communes mixtes. Cité par MAHE, Alain, op. cit., pp. 289-290
79
Les premières, bien plus importantes en terme de territoire et de population, étaient les communes comptant
une population indigène majoritaire, gérées par un administrateur et des « adjoints indigènes » ; les trois quarts
de la Kabylie connaissaient ce régime (ibid., p. 270), les secondes, des communes majoritairement peuplées
d'européens et dirigées selon le modèle des communes de métropole, particulièrement peu nombreuses dans des
régions à fortes densités, comme le Djurdjura. Il est intéressant de noter qu'en Kabylie, dans les communes
mixtes, les administrateurs appliquèrent à la lettre les consignes gouvernementales ; ainsi de la politique de
scolarisation des indigènes. Alain Mahé a même pu affirmer : « en général [les administrateurs] dans les
Communes mixtes de Grande Kabylie furent intègres, notamment celles du Djurdjura et de Fort-National »
(MAHE, Alain, op. cit., p. 240, note 2)

34
principaux facteurs de développement économique et social, à savoir notamment les écoles :
un administrateur de la Commune mixte de Fort-National, Martial Rémond, pouvait ainsi
déclarer en 1927 : « leur sentiment profond d'égalité n'est pas satisfait »80. À l'occasion de
cette loi, ses détracteurs iraient jusqu'à inventer des qanun montrant la volonté des Kabyles de
remédier à l'adoucissement des mesures répressives à l'encontre des indigènes induit par la
réforme : contre le laxisme de la loi, les assemblées auraient pris des mesures, entre autres,
pour sanctionner par voie d'amende les pères de famille refusant d'envoyer leurs enfants à
l'école française81... Cette municipalisation des villages kabyles que les administrateurs
appelaient de leurs vœux seraient réalisée au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
On avait cependant déjà renforcé au sein du village kabyle l'esprit de démocratie :
ainsi, avisés du caractère presque systématique de la division de la population des villages
entre deux sof82, les administrateurs de Kabylie avaient dès après 1871 obligé les villageois à
choisir leur ukil (adjoint de l'amin, « président » d'assemblée) dans le sof opposé à celui de
l'amin qui était choisi. On avait mis en place des élections obéissant au principe majoritaire,
alors que la culture politique kabyle ne connaissait que l'unanimité. Camille Sabatier, premier
administrateur civil d'une commune mixte du Massif central kabyle (1880-1885, à Fort-
National), kabylophile convaincu, irait plus loin encore. Ayant dès son arrivée soustrait aux
caïds83 les djemâ'as de village, il instituerait de nouvelles assemblées élues au suffrage
universel. Ukil et amin seraient également élus selon ce mode : la commission municipale
était entièrement renouvelée. En somme, c’était la naissance de représentants légitimes du
village. Sur l'ensemble de la période coloniale, les Kabyles se prêtèrent au jeu par manque de
choix, mais poursuivirent leur politique propre de façon occulte. Les militaires avaient tenté
de reconduire les tajmat en en arabisant le nom (djemâ'as) ; les villageois constitueraient des
doublets de ces assemblées surveillées par les militaires. Les assemblées officielles
obéissaient ainsi aux ordres de la tajmat occulte, ce qui serait vrai durant toute la période
coloniale. De même, aux Délégations Financières, alors que les délégués arabes étaient élus
selon un scrutin censitaire très élitiste, les kabyles l'étaient eux par de grands électeurs, eux-
mêmes élus par un vaste corps électoral et de façon démocratique. Il est intéressant de noter,
au passage, que ce lieu de la représentation indigène fut également celui du renforcement de

80
REMOND, Martial, « L'élargissement des droits politiques des indigènes, ses conséquences en Kabylie », Revue
africaine, n°68, p. 253
81
MAHE Alain, op. cit., pp. 313-316
82
Pour une définition du sof, voir supra, note 30
83
Le législateur, en Kabylie, a longtemps évité de donner ce titre au président de section, afin de souligner la
différence de régime administratif avec le reste de l'Algérie ; il ne serait définitivement caïd qu'avec
l'uniformisation administrative de 1885.

35
la représentation d'une division au sein de la société algérienne : s'enracinait l'idée d'un régime
de faveur au bénéfice des Kabyles84. Créées le 23 août 1898 par Camille Sabatier, les
Délégations Financières avaient pour but principal le vote du budget de l’Algérie ; elles
prévoyaient deux représentations, une Arabe, l'autre Kabyle, cette dernière ayant une
représentation double proportionnellement à sa population85. Cette image de division fut
également entretenue par le refus des demandes d'unification, par exemple, entre Petite et
Grande Kabylie, favorisant l'enracinement dans les esprits d'un monde divisé aux intérêts
contradictoires86. Tout vœu qui allait dans le sens d'un démocratisme, d'un égalitarisme des
Berbères ne manquait pas d'être remarqué et salué par la presse : ainsi de la demande
d'interdiction des remplacements suscités par le système de désignation aléatoire des conscrits
durant la Première Guerre mondiale87, le prix de ces remplacements ayant considérablement
augmenté du fait de l'augmentation des quotas de contingents indigènes et de l'horreur
profonde inspirée par les témoignages sur cette guerre.
Si le contenu de l'institution ne changea guère, le rapport des Kabyles avec celles-ci et
les modalités de leur fonctionnement pratique changèrent significativement. Leurs institutions
étaient, d'une part, promues à la légalité coloniale ; perçues comme positives, on les accepta et
on tenta même de les reproduire. Cette sanction politique légale conféra un surcroît de
légitimité à ces institutions88. La grande mobilisation des Kabyles lors des politiques menées
par Sabatier montre l'espoir porté dans ses réformes. D'autre part, ces dernières furent
objectivées et systématisées dans un corpus de règles rigides et écrites. Les qanun furent ainsi
objectivés par écrit, publiés par les assemblées ; dès 1857, les transcriptions ne cessèrent de se
multiplier, d'abord à l'instigation des administrateurs, puis spontanément, en langue arabe et
enfin en français du fait de la scolarisation précoce au début du XXe siècle. On ne pouvait en
effet ne pas les accepter et transcrire, leur « grande supériorité [étant] de ne participer en rien
de la religion à laquelle la loi musulmane est indissolublement liée »89. C'est l'ouvrage de
Hanoteau et Letourneux, déjà cité, qui servirait de code civil dans la justice exercée par les

84
MAHE, Alain, op. cit., pp. 287-288
85
La Grande Kabylie, qui comptait alors 700 000 habitants, eut droit à 6 délégués ; la Petite Kabylie, moins
francisée, plus arabisée, 2. Le reste de la population algérienne comptant 3 300 00 âmes, et parmi eux d'ailleurs
de nombreux berbérophones, fut représenté par 15 délégués.
86
De même qu'en 1935, comme nous le raconte Augustin Berque, les fonctionnaires d'Alger les plus politiques se
livrèrent à des calculs séparatistes, en refondant le découpage électoral de manière à ventiler selon leur
« climat » arabe ou kabyle les cantons de Kabylie : « Questions algériennes : circonscriptions arabes et kabyles
aux délégations financières », Bulletin du Comité de l'Afrique Française, Tome XLV, 1935, pp. 64-67.
87
MEYNIER, Gilbert, L'Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Genève, Droz,
1981, p. 541
88
MAHE, Alain, op. cit., pp. 185-188
89
AUCAPITAINE, Henri (baron), « Kanoun du village de Thaourirt Amokran chez les Aït Iraten », Revue
Africaine, 1863, p. 280

36
juges de paix français. Début XXe, on observera de nouvelles rédactions en arabe : c'est que la
rédaction en français des qanun dut motiver chez les clercs un renouveau de rédaction en cette
langue. Mais très vite, la plupart furent rédigés en français, en dehors de quelques groupes
maraboutiques. Ces rédactions en français se firent surtout dans le Massif Central90.
La politique fiscale qui fut particulière à la Kabylie répondit également à cette volonté
de préserver la « tiédeur » de l’islam kabyle. Dès la soumission des tribus de Grande Kabylie,
les autorités coloniales y instaurèrent un régime particulier, celui de la lezma (de l'arabe
lâzima, obligation), s'inspirant des systèmes d'imposition européens contemporains (on se
référait à la notion abstraite de niveau de richesse, anticipant sur celle des « signes extérieurs
de richesse » avec un siècle d'avance91), éloigné du modèle islamique, dont l'assiette était
définie selon la hauteur de la fortune et les revenus des chefs de famille. Instituée en 1858,
prévoyant plusieurs catégories, elle était bien plus avantageuse que le système en vigueur
dans le reste de l'Algérie. Le régime commun ne serait installé qu'en 1918. Renvoyant à une
notion profane d'obligation ou de taxe, sans référence au Coran, ce terme renvoie au mode de
pensée des Européens d'Algérie, et notamment des indigénophiles : il ne s'agissait pas de
réveiller un sentiment religieux particulièrement et avantageusement tiède. Or, l'économie
agraire kabyle reposant largement sur l'arboriculture fruitière et les oliveraies, une base simple
et objective aurait pu justifier des impôts semblables aux impôts arabes. La politique fiscale
ne cesserait de progresser en rationalité ; de même que l'émigration vers la France, l'exode
rural ou la dépaysannisation, ce système imposé en Kabylie 60 ans avant le reste de l'Algérie,
inocule des schèmes de pensée et habitus désenchantés par rapport aux modes et rapports de
production traditionnels, proches de la rationalité instrumentale caractérisant le mode de
production capitaliste92.

c. La politique des centres municipaux93

Dès 1936, avec le Front Populaire, de hauts fonctionnaires indigénophiles


considérèrent comme opportun de mener une réforme municipale en Algérie, qui hâterait la

90
Une enquête faite en 1923 en Grande et Petite Kabylies n'attesta l'existence de qanuns écrits que dans les
villages du Massif Central et du Djurdjura. Cette enquête, peu scientifique, est en réalité surtout intéressante
dans ce qu'elle implique de l'impressionnante permanence de la vivacité du « mythe kabyle » et de ses
applications : les enquêteurs iraient jusqu'à codifier eux-mêmes les qanun d'après les témoignages des villageois,
ces mises par écrit étant donc loin d'être le résultat d’une entreprise spontanée de ces derniers. Voir MAHE,
Alain, op. cit., p. 308
91
ibid., pp. 218-225
92
Sur la politique fiscale en Kabylie, voir notamment MAHE, Alain, op. cit., pp. 212-225
93
Cet aspect de la « politique berbère » est abordé de manière totalement inédite dans la thèse d'Alain Mahé.
MAHE, Alain, op. cit., pp. 390-413

37
francisation de l'administration locale algérienne. Mais ainsi que l'exprime le rédacteur du
premier projet de loi94, les motivations de ce dernier en furent plus spécifiques : il s'agissait de
reconnaître juridiquement un « état de fait », les vigoureuses traditions municipales des
villages de Grande Kabylie. Le Centre des Hautes Études d'Administration Musulmane
(CHEAM), créé par Robert Montagne en 1936, serait l'un des hauts lieux de discussion de la
réforme ; les responsables des circonscriptions y rendirent compte de leurs observations
sociologiques. À l'instigation des intervenants (l'instruction en pays arabe ayant, par exemple,
été qualifiée de « terriblement difficile » par l'un d'entre eux), R. Montagne prit acte de la
différence entre le pays arabe et le pays berbère95 mais attira d'emblée l'attention sur le danger
d'une réforme explicitement séparatiste : « Les partis berbères d'opposition et les Arabes nous
reprocheraient de faire une politique de division » ; on érigerait donc quelques centres en pays
arabes, mais très peu, dans des régions éloignées des zones de peuplement européen, et sans
aucune base scientifique, contrairement aux centres érigés en pays kabyle.
La loi de 1937 fut très proche du régime communal français de 1884, une quarantaine
d'articles de la loi sur les centres reproduisant exactement ceux qui régissaient le
fonctionnement des communes françaises depuis le 5 avril de cette même année. Après
l'échec d'une première tentative basée sur le douar (et donc la tribu, les délimitations
effectuées en Kabylie pour l'érection de douars correspondant plus que partout ailleurs à
celles-ci96), une seconde serait menée sur celle du village et de son assemblée. Et
l'administrateur de la Commune mixte de Fort-National de l'époque de souligner la vigueur de
l'esprit civique au niveau des villages kabyles et son absence dans les 3 douars qui avaient été
érigés en zone arabophone97 ; il aurait même reçu une requête de la djemâ'a du douar des Aït
Yenni demandant spontanément la constitution de leur circonscription en centre municipal.
Après une interruption liée au second conflit mondial, une seconde loi serait mise en
œuvre en 1945. De même que, selon Fanny Colonna, les choix de villages destinés à la
scolarisation faits par Émile Masqueray avaient été tout à fait pertinents du point de vue des
situations locales98, il en fut de même des villages choisis pour disposer de franchises

94
VIARD Émile Paul, Les centres municipaux dans les communes mixtes d'Algérie, Paris, Sirey, 1939, p. 13
95
Procès verbal de la conférence du CHEAM du 31 mai 1937, non paginé
96
MAHE, Alain, op. cit., p. 229 ; cf. aussi p. 23 et p. 230 : le découpage réalisé par les administrateurs répondait à
des réalités locales, notamment dans le Massif central, les tribus occupant des unités topographiques fermées :
versant de montagne, groupe de collines, pâtés montagneux séparés par un dense réseau hydrographique.
97
MAHE Alain, op. cit., pp. 394-395
98
COLONNA, Fanny & BRAHIMI, Claud Haïm, « Du bon usage de la science coloniale », Le mal de voir.
Ethnologie et orientalisme : politique et épistémologie, critique et autocritique (Cahiers Jussieu 2, Université de
Paris VII, 1976, p. 237

38
municipales. Vigueur de la tradition municipale et degré de francisation, au regard des taux
d'immigration et de scolarisation, furent les principaux critères. Une fois de plus, les
inégalités seraient renforcés, puisque les deux critères se corroboraient, la tajmat étant en effet
moribonde dans les zones rurales peu dynamiques économiquement et peu scolarisées. D'où
le renforcement encore plus poussé du particularisme de certaines communes. Les centres
communaux seraient encore davantage rapprochés des communes françaises, puisqu'un
conseil municipal et un maire devraient être élus au suffrage universel. En 1954, 143 centres
sur 156 avaient été érigés en Kabylie, dont 129 en Grande Kabylie. La commune mixte de
Fort-National disparut pour laisser place à 85 centres municipaux. Ces centres, du fait de
l'autonomie administrative qui leur était accordée, seraient le seul lieu possible de
l'organisation d'élections démocratiques et sans fraude99 ; et la quasi inexistence de
l'abstention lors des élections de renouvellement des équipes municipales des centres
témoignerait de l'exaltation des habitants à leur propos. La tajmat, pendant 12 ans, avait été
promue à la légalité républicaine ; car comme pendant toute la période coloniale, c'est la
tajmat occulte qui continuerait de représenter l'autorité réelle, le centre se confondant même
parfois avec elle. Les centres municipaux, à l'inverse des attentes coloniales, seraient
cependant un lieu de particulière concentration et de radicalité du nationalisme (cf. infra).

D. Le Kabyle, éternel résistant, en première ligne de la lutte pour l’indépendance:


honneur, émigration, scolarisation

1. La politique de scolarisation

« Secouer le fond de leur conscience, atteindre les sources de leur vie mentale »
Rapport du directeur de l'École Normale de la Bouzaréah au recteur de l'Académie d'Alger, 1923100

a. La scolarisation, transposition d'un idéal républicain en milieu colonial

L'avènement de la IIIe République signifia donner réalité aux idéaux les plus généreux
des partisans du régime civil, à savoir avant tout l'assimilation, notamment via la scolarisation
en français. Cette scolarisation serait l'objet d'une mobilisation exceptionnelle ; puisque ce
projet faisant l'objet d'une opposition violente des colons, qui dénoncèrent une politique
coûteuse formant des déclassés, des mécontents, en somme une main d'œuvre peu docile
susceptible de se révolter contre la domination française, l'État français comprit qu'il ne

99
D'où la remarque d'Alain Mahé, op. cit., p. 404, note 3 : « C'est […] le seul cas, dans l'histoire de l'Algérie
coloniale, pour lequel un politologue ou un sociologue pourrait faire de la sociologie électorale ».
100
Cité par COLONNA, Fanny, Instituteurs algériens 1883-1939, Presses de la fondation nationale des sciences
politiques, 1975, p. 142

39
parviendrait à la mettre en œuvre qu'en assumant lui-même l'entreprise101. C'est une équipe
restreinte de républicains laïcistes militants de l'entourage de Jules Ferry102, du ministère de
l'enseignement (Ismaël Urbain, Paul Bourde, Alfred Rambaud) qui prendrait en charge,
financièrement et dans sa mise en pratique, cette scolarisation.
La réelle mise en place de la scolarisation en Algérie, faisant suite à un certain nombre
de projets qui n'eurent jamais la même cohérence et la même efficacité (ainsi celui des écoles
arabes-françaises du décret du 6 août 1850), eut lieu entre 1883 (décret du 13 février) et 1898.
En 1882, il a 3 200 indigènes scolarisés dans 23 écoles ; en 1901, et après la relance liée au
décret du 18 octobre 1892, qui suit l'enquête de la commission sénatoriale dite « des XVIII »,
on comptait près de 25 300 élèves, 228 écoles et 427 classes « spéciales » ainsi que 474
classes indigènes annexées à des écoles d'Européens103. Outre un changement quantitatif, cette
réforme supposait une différence de vue radicale par rapport aux mesures antérieures ; on
renonça en effet totalement à l'enseignement mixte pour scolariser complètement en français.
Les républicains étaient persuadés de l'opportunité d'imposer un régime scolaire semblable à
celui de la métropole, s'écartant le plus possible de l'enseignement traditionnel, là où les
officiers des Bureaux arabes avaient toujours fait preuve d'une prudence circonspecte à cet
égard. L'immense succès de cette politique en France leur fit croire à la profonde légitimité de
sa transposition dans la colonie. Contrairement aux politiques antérieures, la nouvelle
politique scolaire ne souhaitait faire aucune concession à la culture et aux valeurs
traditionnelles. La réforme fut aussi uniformisatrice qu'elle l’avait été en France : de même
que la Révolution avait fait peu de cas des cultures locales104, achevant l'œuvre de
centralisation commencée par l'Ancien Régime, on prendrait prétexte de la décrépitude du
système d'enseignement traditionnel pour appliquer une politique unique, comme devant un

101
La perception de cette opposition entre républicains et colons par les Kabyles, qui seraient les premiers
concernés par cette politique, contribuerait d'ailleurs largement à vaincre leurs résistances à la scolarisation, et
l'institution scolaire serait de plus en plus perçue comme indépendante du système colonial. Cf. COLONNA,
Fanny, op. cit., p. 38 : « L'école coloniale doit sans doute davantage sa réussite au fait d'avoir été imposée par
Paris contre la volonté des colons, qu'à celui de favoriser l'intégration dans le secteur moderne ».
102
Qui ne cacha nullement son mépris pour les colons : « Le colon algérien […] est particulariste, il ne demande
pas mieux que d'exploiter l'indigène et la métropole » ; cité par AGERON, Charles-Robert, « Jules Ferry et la
question algérienne en 1892 », Revue d'histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1963, p. 131
103
COLONNA Fanny, op. cit., 16. Mais si l'on peut parler de « miracle scolaire », eu égard aux résistances très
fortes que suscita cette politique, son impact sera finalement « dérisoire » En 1936, 2,1% des Algériens
(hommes) savent écrire le français (ibid., p. 56). Au conseil de révision de 1938, 4,4% des conscrits européens
sont analphabètes, contre 78,4% des indigènes. En 1954 enfin, 15% de la population indigène sont scolarisés
(ibid., p. 50).
104
Qui pouvaient être aussi dynamique que la culture bretonne, basque ou flamande ; sur le caractère colonial de
l'école en France même et les parallèles entre entreprise scolarisatrice métropolitaine et algérienne : COLONNA,
Fanny, op. cit., pp. 64-70

40
vide culturel105.
De fait, le système d'enseignement traditionnel s'est effondré dans le dernier quart du
XIXe siècle, du fait de la confiscation des biens de mainmorte (habous) déjà évoquée, de la
destruction de nombreuses écoles et de la fuite des lettrés. Les zaouïa, quand elles n'avaient
pas été détruites, se replièrent sur elles-mêmes et ne suscitèrent guère de vocations de tolba, le
seul débouché semblant être l'enseignement ; les fonctions juridiques et la cléricature étaient
aux mains du pouvoir. Les républicains bénéficièrent en outre de la période la plus
assimilatrice de l'Algérie coloniale : les grands services algériens étaient directement rattachés
aux ministères correspondants à Paris, le rôle du gouverneur général étant alors
considérablement réduit. Cette politique, cohérente, fut profondément destructrice :
morcellement de la propriété indigène et effondrement conséquent de l'ordre tribal, relégation
de la justice traditionnelle, lutte contre les zaouïa, mise en place d'un « clergé officiel ». La
société dominée était émiettée, désorganisée, et avait perdu son support économique et social,
le régime foncier et l'aristocratie106.

b. Le « miracle kabyle »

Sur cette carte indiquant l’implantation des écoles indigènes par commune en 1932, l’importance de la
scolarisation par rapport au reste du pays est très claire
Source : COLONNA, Fanny, Instituteurs algériens 1883-1939, Presses de la fondation nationale des sciences
politiques, 1975, pp. 200-201

105
Alors qu'une autre politique, qui fut celle du duc d'Aumale quand il voulut restaurer l'enseignement
traditionnel en le rénovant de l'intérieur, était par ailleurs possible.
106
Cf. AGERON, Charles-Robert, Histoire de l’Algérie contemporaine, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 1964, pp. 45-
71

41
La Kabylie serait la région la plus touchée par cette politique de scolarisation. Elle
avait déjà été l'objet d'une grande sollicitude en matière scolaire avant Ferry : les Jésuites puis
les Pères Blancs (cf. supra). En outre, les missionnaires portèrent leur effort dans les mêmes
villages du Massif central que Ferry ; cette précocité faciliterait la réussite de celle menée par
les lois Ferry, et vaincrait en partie les résistances locales initiales. La scolarisation de la
Kabylie fut lancée en octobre 1880. En 1883, le système scolaire imposé qui avait d'abord été
refusé en Algérie, ne le fut pas en Kabylie107 où l'on comptait dans les communes entourant le
Djurdjura entre 48 (Tizi-Ouzou) et 53 (Alger) élèves par classe108. En 1892, dans le
département d'Alger, l'arrondissement de Tizi-Ouzou possédait 22,7% des classes pour 8,9%
de la population, celui d'Orléansville 2,5% des classes pour 3,6% de la population. Le
caractère groupé des zones d'habitat berbérophone favorisa cette scolarisation plus intense et
précoce. Émile Masqueray, spécialiste du monde berbère, avait choisi les villages d'accueil
des écoles. En 1883, la première promotion de 8 élèves kabyles était reçue au certificat
d'études ; en 1884, les 6 écoles de Kabylie accueillaient 600 élèves, 800 en 1885 ; les espoirs
suscités chez les indigénophiles furent énormes. On insista pour un recrutement d'instituteurs
très sévère, qui obtiendraient une prime s'ils connaissaient la langue kabyle. Ces derniers
suscitèrent de nombreuses vocations chez leurs élèves : de 1883 à 1906, la seule école de
Taourirt Mimoun, dans le Massif central, envoya 56 élèves-maîtres au cours normal, puis à
l'École Normale de la Bouzaréah. La Kabylie, en 1930, avait fourni à l'Algérie coloniale 550
instituteurs109. La loi Ferry déléguait aux communes algériennes la gestion de la scolarisation
républicaine, ce qui accentua la différence déjà évoquée entre communes mixtes et communes
de plein exercice. Au sein même de ces communes mixtes, ce sont les zones les plus peuplées
et au système économique traditionnel le plus dynamique qui furent davantage concernées :
communes mixtes de Fort-National et du Djurdjura, les tribus à forte tradition commerciale
des Aït Yenni et des Aït Abbès dans la vallée de la Soummam. Au final, seuls le Massif
central kabyle et des zones très circonscrites de la vallée de la Soummam ont fait l'objet d'une
scolarisation intensive et précoce. Déjà, en 1892, l'obligation scolaire posée en principe en
1883 avait été restreinte à quelques douars de Kabylie110. En 1950, la commune mixte de Fort-
National comptait 77 classes, celle du Djurdjura 46. Pour ce qui est des autres régions

107
Ce qui ne permet cependant pas de tomber dans la légende de débuts aisés, même dans les tribus destinées à
fournir le plus d'élèves au cours normal de la Bouzaréah, comme les Aït Yenni ; voir COLONNA, Fanny, op. cit.,
p. 28
108
Ibid., p. 26
109
MAHE, Alain, op. cit., p. 265, note 5
110
COLONNA, Fanny, op. cit., p. 17

42
berbérophones, l'Aurès et le M'zab furent l'objet de politiques comparables. L'on put avoir une
classe pour 5 à 6 000 habitants dans la commune de Ghardaïa (alors qu'Alger en comptait une
pour 27 000, Bône 1 pour 40 000). Mais au M'zab notamment, l'effort scolaire ralentit
fortement, le territoire de Ghardaïa qui bénéficiait de 12,5% des classes en 1892 (en deuxième
position après celui de Tizi-Ouzou et avant celui de Bougie) n'en recevant plus que 3,4% en
1932 ; les écoles y furent très peu fréquentées et « sans rendement »111. La communauté
ibadite du M'zab possèdait en effet un système scolaire propre que la colonisation n'a pas
atteint112.
L'investissement scolaire fut comme tout investissement soumis aux lois du marché,
en l’occurrence l'état local du marché de l'instruction, même si cet investissement était à
l'origine forcé ; car l'investissement scolaire constitua avant tout un renoncement : « c'est une
société appauvrie et menacée qui tente de survivre »113. Or les chiffres montrent qu'à
l'évidence l'offre fut bien plus importante en Kabylie que dans le reste de l'Algérie. D'autre
part, l'absence de concurrence de la part de la culture arabe, exceptionnelle en Algérie, qui
existe dans certaines tribus comme les Aït Yenni, où les enfants des lignages laïques étaient
systématiquement écartés de l'enseignement coranique, ne peut être étranger au succès de
l'école française dans cette tribu114. La situation économique de certaines tribus joua un rôle
semblable : la prospérité économique relative des mêmes Aït Yenni, du fait qu'ils étaient une
tribu d'armuriers et d'orfèvres en fit la « tribu-lumière » ; chez les Aït Iraten, la terre était plus
riche et moins rare, d'où des terres de propriétés plus grandes en moyenne qu'ailleurs. En
outre, le groupe kabyle est peu hiérarchisé, très intégré, les villages sont un milieu de forte
interconnaissance, et les modèles s'y diffusent d'autant mieux qu'ils sont introduits par les
notables, pouvant donner lieu à des joutes et surenchères entre groupes adverses, dans la
logique du prestige et de l'honneur115. Les familles qui se trouvaient en haut de l'échelle
sociale, investissant le cours normal, déclenchaient l'innovation, instituant un comportement
nouveau. L'effet d'entrainement créait ainsi chez des sujets moins favorisés la représentation
d'une probabilité objective de réussite, même si cet effet de démonstration franchit rarement
les limites de la tribu. Guerre, émigration, entre autres, montrèrent l'avantage que constituait

111
COLONNA, Fanny, op. cit., p. 107
112
ibid., p. 108, note 20
113
ibid., p. 121
114
Fanny Colonna parle dans son analyse sociologique de « l'absence de concurrence de la part de la culture
arabe » en commentant cette affirmation de la parenthèse suivante : « ce qui est le cas de certaines tribus
kabyles » (op. cit., p. 90).
115
ibid., p. 109 ; sur le rôle du contexte économique et social de la Kabylie dans le succès de sa scolarisation, voir
le chapitre de l'étude de Colonna dont l'intitulé est resté célèbre, « Le miracle kabyle », pp. 103-117

43
le fait d'être scolarisé d'un point de vue économique et des possibilités d'avancement social
qu'il représentait116.
En outre, c'est la proximité avec la culture dominante qui déterminait, outre une
origine sociale, l'entrée au prestigieux cours normal d’instituteurs de la Bouzaréah et la
réussite en son sein. C'est le fait d'avoir été dans des agglomérations comportant davantage
d'Européens que d'indigènes, et d'avoir suivi un cursus scolaire proche de celui d'un bon élève
d'origine européenne, qui conditionnait la possibilité d'être un « excellent » maitre selon les
jugements de sortie117. Or « si tous les ruraux sont loin de la société dominante, et s'ils en sont
d'ailleurs de plus en plus loin, à mesure que progresse la colonisation, il existe au moins une
zone rurale dont la société dominante cherche, à la fin du XIXe siècle, à se rapprocher par
l'école, c'est la Kabylie »118. 89% des élèves-maîtres d'origine rurale étaient aussi d'origine
kabyle, 471 ruraux sur 526 originaires des arrondissements de Tizi-Ouzou (405) et de Bougie
(66)112. Ils furent même majoritairement originaires des Aït Yenni, surtout du village de
Taourirt-Mimoun, dont l'école envoya au cours normal 56 élèves-maîtres de 1883 à 1906, des
Aït Iraten et surtout de Tizi-Rached et de Djema Saharidj (tribu des Aït Fraoucen). À Batna,
on a en moyenne un normalien pour 22 000 habitants, à Guelma 1 pour 26 000 ; à Tizi-
Ouzou, 1 pour 1 000. Les Kabyles n'ont pas eu de proximité directe avec les Européens dans
le sens où ils vécurent quotidiennement avec eux, au contraire, nous l'avons vu. En revanche,
l'ensemble des phénomènes qu'a connu la Kabylie et que nous avons décrits correspondent
bien à ces facteurs qui selon Colonna peuvent générer un « ensemble de modifications dans
l'attitude vis-à-vis de la société coloniale et de l'économie moderne »119, qui suscitèrent de fait
une plus grande proximité avec ces dernières. La Kabylie, nous l'avons vu, ne fut pas
concernée par les grandes lois foncières. Elle subit très fortement le contrecoup de la
paupérisation du monde rural amorcée en 1900, mais conserva une certaine marge
d'innovation du moins pour ses parties les moins défavorisées. Si elle avait été davantage
épargnée, la société paysanne kabyle n'aurait jamais remis en question son organisation
traditionnelle et en particulier son rapport privilégié à la terre120. La paupérisation relative fut
suffisante pour remettre en cause l'ordre traditionnel, les grandes familles ne pouvant plus
nourrir tous leurs fils dans un futur proche, mais assez limitée dans certaines tribus pour

116
Qu'il suffise de mentionner le fait que la possession du certificat d'études français permettait d'être soustrait à
la juridiction d'exception imposée par le régime de l'indigénat, et donnait droit à un certain nombre de
prérogatives après la loi de Clémenceau de 1919. COLONNA, Fanny, op. cit., p. 56
117
ibid., pp. 154-155
118
ibid., p. 106
119
ibid., p. 101
120
ibid., p. 112

44
permettre l'innovation et le projet.

c. Priorité de la moralité, totalitarisme de l'endoctrinement : des effets paradoxaux

Certes, la volonté première de l'école française en Algérie fut de « civiliser sans


déclasser », selon le titre de l'un des sous-chapitres de l'ouvrage de référence de Fanny
Colonna. Il ne s'est pas agi de favoriser la mobilité sociale, mais de « stabiliser, [de] fixer au
sol des paysans instruits » qui devaient avant tout « rester eux-mêmes », débarrassant leur
esprit de leur fanatisme arriéré121. La majorité des indigènes qui passèrent par l'école française
retournèrent au travail de la terre et aux métiers manuels122. Mais la pénétration des valeurs
occidentales fut profonde, et ce d’autant plus qu'elle correspondait en réalité à l'ambition
principale de l'école : la civilisation123 ; c'est la « règle cachée »124 de la scolarisation française.
Il s'agissait de « modifier profondément leurs sentiments, leurs idées et même leurs
mœurs »125, « d'un mouvement profond par lequel l'âme tout entière, se tournant dans une
direction toute nouvelle, change de position, d'assiette, et modifie par suite son point de vue
sur le monde »126. « Acculturation contrôlée », par l'instruction, et « acculturation diffuse »,
par le contact avec les Européens, devaient être savamment mêlés afin d'atteindre ce but. Face
au marabout, le maître devait montrer la puissance de la raison et de la science. Au cours
normal, il était strictement interdit de parler religion aux élèves, mais l'on prit garde à ne pas
exciter les « susceptibilités musulmanes » en respectant un minimum de principes : port du
sarouel ou de la chéchia, non consommation de porc ni d'alcool, respect du jeûne du
Ramadan . Il s'agit de créer une « élite intellectuelle capable de répandre nos idées de justice
et de progrès »127, achevant de briser la tradition, sapant la confiance de la communauté en

121
« Comparé à son père ignorant, illettré, qui ne quittait son métier que pour la natte où il s'abandonnait à des
rêveries contemplatives entrecoupées de génuflexions fanatiques, il offre un individu alerte, conscient des
nécessités de la vie, qui a mis au deuxième plan de ses préoccupations l'esprit maraboutique et religieux un peu
farouche de ses pères. […] Le but poursuivi par l'École nous paraît donc pleinement atteint » (« Les écoles de
Kalâa »), Bulletin de l'enseignement des indigènes, 1929, pp. 35-37, cité par COLONNA, Fanny, op. cit., p. 57
122
Permanence apparente qu'il s'agit néanmoins de relativiser, même si c'est surtout le discours de l'école sur elle-
même qui nous intéresse ici. Ainsi Alain MAHE critiquant C.-R. Ageron (Histoire de la Grande Kabylie, op. cit,
p. 303) : sur 13 501 anciens élèves de Grande Kabylie en 1910, 252 avaient continué leurs études au-delà du
certificat, 8 402 étaient restés cultivateurs, 1 727 artisans, 1 670 colporteurs ou commerçants, comme leurs
parents. Mais si le père d'un individu déclaré colporteur ou commerçant pouvait avoir vendu quelques
marchandises de mauvaise qualité sur les sentiers d’Algérie, tandis que son fils lui pouvait désormais posséder
plusieurs boutiques et succursales à Alger ou un café à Paris.
123
Sur l'objectif civilisateur de l'école coloniale, cf. COLONNA, Fanny, op. cit., pp. 59-63
124
ibid., « La règle cachée », pp. 162-170
125
Bulletin de l'enseignement des indigènes, 1895, p. 140, cité par COLONNA, Fanny, op. cit., p. 61
126
DURKHEIM, Émile, L'évolution pédagogique en France, Paris, Presses Universitaires de France, Paris, 2e
édition, pp. 37-39, cité par COLONNA, Fanny, op. cit., p.147
127
Charles Jonnart, gouverneur général, en 1908, cité par AGERON, Charles-Robert, Les Algériens musulmans et
la France, p. 940

45
elle-même128.
Une institution « totalitaire »129 comme le cours normal de la Bouzaréah (où l'on
retrouvera constamment une majorité d'élèves kabyles), cours doté du plus grand prestige de
la colonie, laisse imaginer à quel point l'école était pensé comme un lieu d'acculturation
totale. La discipline, explicitement inspirée de la vie de couvent, particulière du cours faisait
qu'une absence totale de temps libre accroissait l'emprise de l'institution sur les esprits et les
corps. Même sur les mauvais élèves, éliminés après une scolarité complète, l'effet
d'homogénéisation poussa à adhérer aux valeurs ultimes de l'école130. Les normaliens
gardèrent d'ailleurs des souvenirs idylliques de leur scolarité131. L'endoctrinement y était total,
car l'enseignement était totalement francophone : mise à part une initiation purement
linguistique à l'arabe et au berbère, et plus tard une initiation aux cultures traditionnelles vues
à travers le prisme de l'ethnologie coloniale, le contenu de l'enseignement était totalement
francophone et francisant. La différence entre Européens et indigènes était cependant
fortement et volontairement marquée132. L'excellence réside dans une juste distance entre la
culture traditionnelle et la culture dominante ; il y a une limite à ne pas franchir sur la voie de
l'acculturation. Soit l'on « reste arabe » (ou kabyle), autrement dit arriéré, soit l'on « se prend
pour un français » et l'on est déraciné.
La sur-scolarisation eut un premier coup d'arrêt au milieu des années 1920, le rythme
de construction des écoles s'alignant alors sur la moyenne nationale ; mais la Kabylie eut
toujours une longueur d'avance sur le reste du pays, et les centres municipaux érigés entre
1945 et 1956 reprendraient cette politique. Une bourgeoisie commerçante, ayant su profiter de
son capital scolaire en français, émergea ; mais surtout des élites culturelles, dont la place fut
forte dans le mouvement associatif, la presse et les mouvements politiques de la période. Ils
se retrouvèrent dans le mouvement Jeune Algérien, défendant les idéaux républicains et
laïcistes, et la promotion de la culture française et des « Lumières ». Cette scolarisation
intensive fit que la Kabylie était la seule région rurale d'Algérie où les élites culturelles étaient
en rapport avec le reste de la population : se diffusèrent donc massivement les idées nouvelles

128
COLONNA, Fanny, op. cit., p. 83
129
ibid., p. 131
130
ibid., p. 172
131
ibid., pp. 178-179
132
Les indigènes dormaient dans des dortoirs, les Européens dans des chambres individuelles ; mangaient dans
des assiettes en faïence sur des chaises individuelles, les indigènes dans des assiettes en métal, sur des bancs
pour quatre personnes. L'uniforme des élèves-maîtres indigènes évoquait explicitement celui des tirailleurs ou
des zouaves. La première revendication des élèves-maîtres indigènes, en 1924, serait que l'on cesse de les
tutoyer. COLONNA, Fanny, op . cit., pp. 132-133

46
et une culture politique moderne : c'est le « bond de mille ans »133. La scolarisation portait en
elle-même son propre risque, totalement contradictoire à ses visées initiales dont elle savait
d'ailleurs elle-même qu'elles ne correspondaient qu'à un idéal. Les manuels scolaires, saturés
de clichés du « mythe kabyle » et présentant aux Kabyles leur propre société et non
simplement celle des ancêtres Gaulois134, montrent la prégnance de ce mythe dans les milieux
indigénophiles, qui n'avait pas manqué d'affecter les représentations que se faisaient les
Kabyles de leur société, de leur histoire, de leur propre identité ; d'autant plus que les élèves
apprenaient à l'époque ces leçons par cœur. De fait, l'on retrouve de nombreux aspects de ce
mythe dans l'expression écrite des Kabyles, et notamment dans les œuvres militantes de
nationalistes originaires de la région, dont l'analyse constituera une grande partie de notre
travail. La reprise de certains mythèmes contribua au narcissisme de la société kabyle sur sa
propre culture ; d'une production littéraire et poétique d'expression orale, l'on passa à une
transcription de celle-ci puis à l'écriture d'œuvres propres, passage qui eut d'importantes
conséquences dans le processus d'individuation de la société kabyle et qui fut introduit par la
scolarisation en français135.

2. Précocité, intensité et conséquences de l'émigration kabyle

« C'est aux colonies que se révèle le secret du capitalisme »


Karl Marx, Le Capital, tome III, chapitre XXIII

L'importance traditionnelle de l'économie marchande en Kabylie fit partie de ces


réalités sociologiques déformées par le « mythe kabyle ». L'économie de la Kabylie est en
effet tout à fait atypique pour une région rurale136. Le commerce et l'industrie y ont toujours
pris une place importante dans l'économie traditionnelle, du fait de la densité démographique
et de l’exiguïté des terres cultivables de la région. Les industries locales s'effondrant sous les
mécanismes économiques coloniaux, la précocité, l'intensité exceptionnelle de l'émigration
ouvrière dans la région ont rapidement pallié cet effondrement et procuré d'importantes
ressources monétaires exacerbant la particularité de l'économie kabyle.
La stricte sédentarité des Kabyles et le relatif dynamisme économique de la région,
leurs traditions commerçantes et artisanales ont rendu l'émigration précoce ; jusqu'à la fin des

133
IBAZIZEN, Augustin, Le pont de Bereq' mouch ou le bond de mille ans, Éditions Syros, Paris, 1978
134
Ainsi dans Enseignement primaire supérieur. La France et ses colonies, 3e année, de L. Gallouedec et F.
Maurette, 1922, peut-on lire : « L'élément indigène [de la population de l'Algérie] comprend surtout : 1° Des
Kabyles ou Berbères, actifs, industrieux... 2° Des Arabes, indolents et fatalistes... ». Cité par MAHE, Alain, op.
cit., p. 278
135
Sur ce processus d'individuation et d'octroi d'une nouvelle réflexivité induits par le passage d'une littérature
orale, anonyme à une littérature écrite, individuelle, voir MAHE, Alain, op. cit., pp. 302-309
136
MAHE, Alain, op. cit., pp. 24-39, « Géographie économique de la Grande Kabylie »

47
années 1920, l'émigration algérienne fut aux trois quarts composée de Kabyles. L'ancienneté
du colportage et du commerce sur de longues distances aida les Kabyles à envisager
l'émigration ; de plus, la maîtrise pratique de nombreux savoir-faire résultant de leurs
traditions artisanales constitua un précieux atout, facilitant l'apprentissage du travail d'atelier
et d'usine137. La crise massive de l'économie agraire suite aux séquestres de 1871 et à la
répression militaire, l'interdiction de fabriquer des armes, secteur florissant de l'industrie
kabyle, le rigoureux code forestier contre le travail du bois, entre autres, précipiteraient cette
émigration. Une grande partie du monde rural de l'Algérie de l'époque était alors peuplée de
nomades, semi-nomades ou agriculteurs éleveurs transhumants pour lesquels le projet
migratoire était difficilement concevable. En outre, si des réseaux d'entraide pouvaient pallier
l'absence du chef de famille dans de tels cadres socio-économiques, le Kabyle émigré,
souvent délégué par le groupe, avait lui toujours l'assurance que sa famille restait sous le
regard d'un ascendant ou d'un parent138.
Le premier contingent d'ouvriers indigènes fut envoyé en France en 1906, afin de
remplacer des ouvriers italiens en grève dans une savonnerie de Marseille. En 1908, on trouve
des Kabyles dans les mines du Nord, tous de Grande Kabylie. Les premiers contingents
d'émigrés kabyles furent envoyés par l'administration ; ils fournissaient alors une main
d'œuvre malléable, peu regardante sur la législation du travail. Mais vite, ils entreprirent le
voyage de leur propre chef ; ils s'affranchirent rapidement du contrôle de l'administration
coloniale visant à réglementer l'émigration, parfois aidés en cela par certains administrateurs
kabylophiles139. À la veille de la Première Guerre mondiale, il y avait déjà entre 10 000 et 15
000 Kabyles en France ; en 1930, 120 000 Kabyles résidaient de façon permanente en France
depuis 1914, dont 60 000 au moins à Paris. En 1948, l'émigration était encore pour plus de la
moitié un fait berbère, alors que les Berbères ne représentaient que 17% de la population
totale. Le « mythe kabyle » les accompagna ; avant d'être trop politisés, leur endurance et leur
ardeur au travail140 furent réputées. Les brochures à l'usage des industriels célèbraient la

137
Sur l'industrie et le commerce kabyles, cf. MAHE, op. cit., pp. 29-35
138
MAHE, Alain, op. cit., p. 293
139
En 1881, le gouvernement d'Alger considéra que les autorisations de voyager et de commercer étaient
accordées en trop grand nombre en Kabylie ; les administrateurs de la région, notamment des communes mixtes
Fort-National (Camille Sabatier) et du Djurdjura (les deux communes mixtes qui seront les plus concernées par
l'émigration), intervenant pour montrer la nécessité économique du colportage en Kabylie, eurent gain de cause.
MAHE, Alain, op. cit., p. 248
140
Leur intégration au milieu ouvrier serait telle qu'ils seraient perçus comme ayant assimilé la paresse des
ouvriers français : Paul Vigo, en 1952, dans Le problème de l'émigration dans la vallée de l'Oued Sahel,
commune mixte d'Akbou, rapporte que certains de ses administrés lui auraient dit lors de leur départ en France
qu'ils « allaient travailler au chômage »...

48
robustesse des Kabyles141. Les départements français commanditaient des recrutements
collectifs de travailleurs agricoles ; en 1916, le ministère de l'armée et les représentants des
entreprises réclamèrent au total 40 000 Kabyles au gouvernement d'Alger. Une fois leur
politisation avancée, les industriels abandonnèrent cette bonne image ; et c'est dans les classes
laborieuses françaises que bourgeonna le mythe, les Kabyles eux-mêmes commençant à
intérioriser quelques uns de ses mythèmes. Néanmoins, en 1950 encore, Paul Vigo pouvait,
dans L'émigration vue par les émigrants, appeler à donner aux Kabyles la priorité à
l'embauche sur les étrangers. À cette date, l'émigration concernait alors 30,3% de la
population active masculine des communautés villageoises, chiffre considérable. Les Kabyles
furent également largement employés comme main d'œuvre dans les domaines coloniaux de
la Mitidja : un des facteurs qui peut expliquer le « miracle » économique kabyle étant ainsi
également que les Arabes furent tout simplement écartés par les employeurs français. Les
Kabyles, notamment Igawawen (cf. supra) avaient été employés sur des terres prises à des
Arabes dans la Mitidja dès 1846, alors que les Français ne commenceraient à employer des
Arabes qu'en 1920. En outre, ne pouvant investir leur argent dans leur propre territoire, ils
devinrent commissaires-priseurs pour des terres arabes, ce qui ne pouvait se faire qu'aux
dépens des fellahs. D'où inévitablement une mauvaise perception de ces Kabyles, assimilés
sans doute à des agents de la colonisation142.
L'émigration accéléra la dépaysannisation des Kabyles, à la faveur de leur intégration
dans le milieu ouvrier : le travail en usine était en effet bien mieux payé que les travaux
agricoles ; dès 1915, on ne fera plus appel à eux pour ces travaux. Ils s'intégrèrent également
profondément à la société française, ce que la multiplication des unions avec des Françaises
souligne : dès la fin des années 1920, une enquête enregistrait 5 000 Kabyles vivant
maritalement ou en union illégitime avec des Françaises143. Ces expériences conjugales
contribuèrent largement à diffuser des modèles de genre de vie nouveaux, et notamment à
accélérer le phénomène de nucléarisation de la famille, lié à celui de la multiplication des
ruptures d'indivision des unités lignagères déjà évoquée. Dans les années 1935-1937
commencerait une émigration d'un autre type, l'émigration familiale.

141
MEYNIER, Gilbert, op. cit., p. 473, qui note également que c'est dans la correspondance des travailleurs kabyles
que l'on trouve le plus d'impressions favorables sur le séjour en France ; il souligne à l'occasion la grande
maîtrise de la langue française dans l'immigration kabyle.
142
C'est Marnia Lazreg qui émet cette hypothèse et évoque ces chiffres : LAZREG Marnia, « The Reproduction of
Colonial Ideology : The Case of the Kabyle Berbers », Arab Studies Quarterly, vol. 5, n°4, automne 1983, p.
390. L'auteure cite cependant MORIZOT, Jean, L'Algérie kabylisée, Cahiers de l'Afrique et de l'Asie, VI, J.
Peyronnet et Cie, 1962, p. 76. La perspective de Jean Morizot étant tout sauf objective (cf. infra), ces chiffres
sont à prendre avec précaution.
143
MAHE, Alain, op. cit., p. 346

49
En métropole, ils investirent alors les mouvements syndicaux et politiques
métropolitains ; leur retour au pays faciliterait la diffusion de ces idéaux modernes, d'autant
plus aisée que la scolarisation y était intense (cf. supra), et c'est dans l'immigration kabyle que
naquit le premier mouvement nationaliste inscrivant dans ses revendications l'indépendance
de l'Algérie, l'Étoile Nord-Africaine. De l'autre côté de la Méditerranée, la politique de
contrôle juridique des conflits d'honneur via le droit pénal des administrateurs de Kabylie,
ainsi que la pénétration des bouleversements liés au contact avec la société française avaient
en outre déjà fait de la région un terreau particulièrement favorable au nationalisme. En 1871,
les contribuables récalcitrants ou démunis furent poussés par leur situation dans les maquis :
se constituèrent alors les premières bandes de maquisards en Algérie, dont les actions tinrent
en haleine l'opinion publique européenne. Ces « bandits d'honneur » ne disparaitraient jamais
des maquis ; on en retrouve à l'origine des premières unités de l'Armée de Libération
Nationale au début des années 1950. C'est néanmoins entre 1871 et le début du XXe siècle que
le phénomène connut la plus grande ampleur, du fait de la violence inouïe et de la
paupérisation extrême liée à la répression. L'honneur devint donc hors-la-loi ; ces bandits
incarneraient, du fait du verrouillage et du dénuement de la société kabyle, la virilité et
l'honneur, valeurs cardinales de la société kabyle, anticipant quelques-uns des aspects de
l'honneur qui prévaudraient durant la guerre d'indépendance. D'autre part, ces bandits, de
vastes battues étant organisées au début du XXe siècle, représentèrent un sujet majeur de la
presse européenne, et constituèrent l'un des premiers facteurs de constitution d'une opinion
publique kabyle, d'autant plus sensible que transformée par sa scolarisation précoce. Les
nationalistes instrumentaliseraient ces bandits, les présentant comme les acteurs d'un
banditisme social, ce qui n'était pas exactement le cas, pour parler de cette région pilote dans
le nationalisme algérien que fut la Kabylie144. L'honneur gentilice ayant subi un processus de
rationalisation, c'est le militantisme qui ferait apparaître de nouveaux types de fidélité,
bousculant les antiques fraternités viriles des lignages. Les enjeux de l'honneur se seront
déplacés et c'est bientôt le maquisard de l'Armée de Libération Nationale, durant la guerre
d'indépendance, qui incarnerait « l'homme d'honneur ».

144
Sur l'honneur kabyle et le profond bouleversement des représentations lui étant liées du fait de la politique et
de la présence coloniales, cf. notamment MAHE, Alain, op. cit., pp. 214-218 et 321-322.

50


II.
HISTORIOGRAPHIE CRITIQUE DU « MYTHE KABYLE »
DU MACHIAVELISME A LA PENSÉE SAUVAGE




51
Introduction

Du fait de son caractère polémique, il nous paraît peu envisageable d'aborder la


question de la perception de soi-même ou de l'autre comme berbère, sans éclaircissements
quant à la nature même du « mythe kabyle »145. Jusqu'à aujourd'hui, un manque de
perspectivisme historique a empêché sa dissolution totale, et un contexte traumatique (la non-
reconnaissance voire la répression de la « berbérité » comme différence) l'a même
sensiblement accentué. Perçu, depuis Charles-Robert Ageron, comme un système idéologique
à visée instrumentaliste, le « mythe » n'a pas pu être appréhendé dans son entier puisque
précisément, on ne l'a pensé que très tard comme « mythe » dans le sens entier de ce terme.
Or si cette perception du Berbère n'était qu'idéologique, comment ne pas s'approprier, même
en tant qu'historien, les bases de cette idéologie comme étant véridiques et scientifiquement
fondées ? Et c'est effectivement ce qui s'est passé, ce jusqu'à nos jours, dans les écrits comme
dans les discours. Car on ne construit pas une idéologie en vue d'une politique manipulatrice
si les éléments qui doivent permettre une solide instrumentalisation ne sont que les purs fruits
de l'imagination. Le « mythe kabyle » n'était pas le fruit d'une simple fantasmagorie : basé sur
des données réelles, il en fut (il en est toujours) l'exagération. Mais pourquoi adopter une
pensée si outrancière, si elle ne doit conduire à aucun résultat concret ? C'est que cette pensée,
comme toute chose, endosse la forme qui est la sienne du fait d'un contexte : contexte
épistémologique, contexte intellectuel, contexte politique, contexte artistique ; et que c'est en
tant que telle, en tant qu'on peut l'analyser comme l'on analyserait un être à l'état sauvage,
qu'il faut seulement considérer son appréhension. Adopter une distance critique par rapport à
la profusion des discours nous semble, autrement, tout simplement impossible, comme
semblerait presque l'être leur histoire.

A. Le « mythe kabyle » ou « vulgate algérienne » : une construction idéologique ?

C'est à Charles-Robert Ageron, historien majeur de l'Algérie coloniale, que l'on doit
l'expression de « mythe kabyle », et c'est par conséquent à lui que se réfèreront de manière
presque systématique les auteurs qui composent notre historiographie. En tant que
« rédacteur » de cette histoire, la théorisation de la « politique kabyle » de la France qui serait
celle de C.-R. Ageron se verrait sensiblement affectée par le contexte de son écriture ; il fallut

145
En tant qu'il s'agit d'une expression, nous allons le voir, redevable à Charles-Robert Ageron, nous emploierons
systématiquement des guillemets pour nous y référer.

52
en effet « rédiger » cette histoire au sens propre du terme, avant de pouvoir être historien, car
l'Algérie sortant du giron français, contre un récit encore fortement teinté d'idéologie
coloniale, une non-histoire en somme, dut être réalisé un retour à un « degré zéro » auquel
correspond l'expression de positivisme. Un néo-positivisme urgent, dans un tel contexte, mais
qui ne manquerait pas de faire pencher C.-R. Ageron vers un excès inverse et d'adopter par
conséquent une perspective fort réductrice de ce que l'on appela après lui le « mythe kabyle ».
Cette perspective ne se réduit pas, d'ailleurs, à l'œuvre de C.-R. Ageron, mais a connu un
héritage qui s'est transmis si efficacement qu’il imprégna l’ensemble de notre historiographie
jusqu'aux publications les plus récentes.

1. « Mythe kabyle » : paternité, sens précis et contexte historiographique d’une


expression

« Ce que l'on affirmait, à travers l'unité du monde berbère – de sa langue,


de sa population– et de la résistance à la succession des envahisseurs,
n'était rien d'autre que l'unité naturelle du domaine colonial français de
l'Atlantique à la Tripolitaine. Il s'agissait, en quelque sorte, de prouver la
Berbérie par le Berbère »146

a. Conséquences et persistance d’un contexte historiographique : l'histoire de l'Algérie, un


« éternel retour » au conflit terminologique

Si le conflit terminologique semble lié consubstantiellement à l'écriture de et au


discours sur l'histoire, en tant que tel ou tel vocable, telle ou telle expression se doit
d'approcher au plus près la « vérité » des faits, sans réveiller les douloureux conflits de
mémoire, il l'est particulièrement quand il s'agit d'aborder l'Algérie coloniale. C'est il y a
quinze ans à peine que la « guerre d'Algérie » devint « guerre » dans les textes officiels, alors
que cette dénomination avait été proscrite en tant que dénonçant implicitement le conflit147 ;
Sylvie Thénault, dans l'un des derniers ouvrages génériques abordant cette guerre, choisit de
l'appeler « guerre d'indépendance algérienne » : « les Algériens devaient […] figurer dans ce
livre et y trouver la place qui leur revient. […] Elle permet de substituer à l'interrogation de la
viabilité de l'Algérie française – ah ! Si les gouvernements avaient osé la réformer ! - le
constat de son impossibilité »148 ; enfin, ainsi que l'indiquent les directeurs de publication de la

146
BOËTSCH Gilles & FERRIE Jean-Noël, « Le paradigme berbère : approche de la logique classificatoire des
anthropologues français du XIXe siècle », Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris, t. 1,
n°3-4, 1989, p. 260
147
Loi n°99-882 du 18 octobre 1999, qui substitue l'expression à celle consacrée d' « opération effectuées en
Afrique du Nord » celle « d'Algérie ou des combats en Tunisie ou au Maroc » au sein des articles du code des
pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre et du code de la mutualité qui traitaient des avantages
octroyés aux personnes qui participèrent à ces conflits.
148
THENAULT, Sylvie, Histoire de la guerre d'indépendance algérienne, Paris, Flammarion, « Champs histoire »,

53
récente Histoire de l'Algérie à la période coloniale, il s’est agi par un tel titre
consensuellement choisi par ses différents directeurs de publication d'indiquer une volonté
« de reconnaissance réciproque et de mise à distance d'un passé conflictuel »149.
« Aucun historien […] n'a davantage contribué à secouer la bonne conscience
coloniale et la conscience citoyenne endormie des Français »150. Face à une histoire
« nostalgérienne », il s'est agi pour C.-R. Ageron d'établir scientifiquement ces faits qu'il
exposa au travers d'un nombre considérable d'ouvrages et articles ; importance numérique
d'emblée révélatrice d'un certain contexte. Car ces faits n'ayant précisément pas été établis,
l'œuvre de cet historien s'inscrivit en plein dans cette « décolonisation » de l'histoire qui
caractériserait le discours historique sur les colonies durant une période qui connut son terme
à la fin des années 1970. L'accusation d'une persistante mise en avant de la positivité de la
politique coloniale en Algérie fut à l'origine de sa première thèse151, dont le titre à lui-même
était lourd de signification : Les Algériens Musulmans et la France (1871-1919), défendue en
1968 et qui avait été dirigée par une autre grande figure de l'histoire de l'Afrique du Nord
coloniale, Charles-André Julien. Cet engagement actif pris par C.-R. Ageron lors d'une
campagne d'information de la presse française menée afin de dévier les rumeurs dominante de
la normalité colonialiste lors des premières années de la guerre d'Algérie152, il la poursuivrait
donc en quelque sorte en l'inscrivant dans le temps long de l'histoire : ce sera son combat
contre la « Vulgate algérienne »153.
« Il s'agit des Algériens, nom auquel les autochtones aspirent, et non d'indigènes. [ …]
Le sujet, c'est la condition et le sort des Algériens face aux lois et aux mesures prises par
l'administration coloniale »154. Afin d'établir cette condition, ce sort, C.-R. Ageron explore
avec une ambition d'exhaustivité assumée, afin de mener à bien son entreprise d'établissement

2012, p. 15
149
BOUCHENE, Abderrahmane, PEYROULOU, Jean-Pierre, SIARI-TENGOUR, Ouanassa [et al.] (dir.), Histoire de
l'Algérie à la période coloniale (1830-1962), Paris, La Découverte, Alger, Éditions Barzakh, 2012
150
Gilbert MEYNIER, préface de AGERON, Charles-Robert, Les Algériens musulmans et la France,
Bouchène, 2005, pp. VIII-IX
151
Sa thèse « secondaire » portant sur le gouvernement du général Berthezène à Alger, dans la même perspective
de démenti des perspectives colonialistes sur cette période, notamment exprimées dans un ouvrage de
l'universitaire colonial oranais Victor Demontès en 1923. S'il voulut critiquer cette histoire idéologique, Charles-
Robert Ageron n'en fut pas moins considéré comme un « libéraliste colonial », et son œuvre vue comme une
histoire des occasions manquées par la colonisation pour se réformer et garantir sainement sa continuation.
152
Nommé à Alger après avoir été reçu à l'agrégation d'histoire, en 1947, il y enseignerait jusqu'à la « bataille
d'Alger » en 1957.
153
Par exemple, AGERON Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », Revue historique, T.
223 Fasc. 2, Presses Universitaires de France, 1960, pp. 311-352, p. 311
154
KADDACHE Mahfoud, « En guise de clôture », in La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations
françaises, Actes du colloque en l’honneur de Charles-Robert Ageron, Sorbonne, 23, 24, 25 novembre 2000,
Paris, Société Française d’Histoire d’Outre-Mer, 2000, p. 681

54
rigoureux des faits, les archives de la colonie, s'inscrivant dans une perspective nettement
néo-positiviste, contraire à cette histoire moins « naïve » qu'avait promue Lucien Febvre
quand il dénonçait précisément ces Archives comme des « greniers à faits »155. Mais s'il
« doit » être positiviste, c'est que l'enjeu est « de faire éclater une vérité d'urgence de l'histoire
qui se fait »156. C'est bien en 2005, après tout, qu'une loi voulut que l'on défendît dans
l'enseignement de l'histoire le « rôle positif » de la colonisation157 ; et il y a peu, encore, l'on a
pu revenir sur les chiffres de la manifestation du 17 octobre 1961 organisée à Paris par le
Front de Libération Nationale pour ériger en mythe la « soi-disant » violence de sa répression,
qui n'avait été qu'une « machination bien orchestrée »158.

b. Le « mythe » : merveilleux, fantaisie et instrumentalité

Cette perspective néo-positiviste de C.-R. Ageron le pousserait à voir dans ce qu'il


dénomma lui-même « mythe kabyle » une idéologie à visée purement instrumentale. Lorsqu'il
rédige son article fondateur de 1960159, 7 ans seulement ont passé depuis la publication de la
thèse de Xavier Yacono sur les Bureaux Arabes160, qui réhabilitait l’action des officiers de ces
derniers contre les accusations des colons algériens et de l'administration civile (instaurée en
1871), révélant même leurs préoccupations économiques et sociales, et allait ainsi à l’encontre
de cette « Vulgate algérienne élaborée par tradition orale » et qui a fixé « de redoutables
préjugés » que dénonce C.-R. Ageron. Or parmi ces préjugés, « un bon nombre concerne
l’opposition entre populations arabes et populations berbères »161. D’où une prolifération,
dans l’étude d’C.-R. Ageron, de citations mettant en évidence la haine des colons envers les
indigènes, prolifération qui voulut contraster avec une littérature encore antimilitaire et au
moins en partie procoloniale162.

155
FEBVRE Lucien, « Sur une forme d’histoire qui n’est pas la nôtre », Annales ; Économies, Sociétés,
Civilisations, 1948, Volume 3, Numéro 1, p. 24
156
Gilbert Meynier, ibid., p. X
157
L'article 4 de la loi du 23 février suscitant alors une vive polémique ; voir par exemple THENAULT Sylvie, op.
cit., Flammarion, « Champs histoire », 2012, pp. 11-12
158
Bernard LUGAN, « Mensonges et manipulation à propos de la manifestation FLN du 17 octobre 1961 à Paris »,
18 octobre 2011, Le blog officiel de Bernard Lugan
159
AGERON, Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », op. cit. ; l'article serait repris,
modifié et prolongé dans sa thèse Les Algériens musulmans et la France ; voir, dans l'édition de 2005, « Le
“mythe kabyle” et la politique kabyle », pp. 267-292. Il serait enfin prolongé par « La politique kabyle de 1898 à
1918 », ibid., pp. 873-890.
160
YACONO, Xavier, Les bureaux arabes et l'évolution des genres de vie indigènes dans l'ouest du Tell algérois :
Dahra, Chélif, Ouarsenis, Sersou, thèse de lettres complémentaire, Université de Paris, Faculté des lettres, 1953,
448 p.
161
AGERON, Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », Revue historique, T. 223 Fasc. 2,
Presses Universitaires de France, 1960, pp. 311-352, p. 311
162
MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 301, : « L'image d'une France métropolitaine bonne et
généreuse et la représentation inverse d'une Algérie européenne raciste et cupide s'inscrivent en filigrane dans de

55
Cette politique berbère163, selon la Vulgate, correspondait à cette « idée que la France
avait cherché – ou devait chercher – à s’appuyer sur les Berbères contre les Arabes et en tout
cas devait les administrer de manière différente »164, d’où l’interrogation de C.-R. Ageron qui
lui fournira le titre de son article. L’historien reviendrait sur les conclusions de son article de
1960, les nuançant ; les termes qui closent ce dernier sont cependant révélateurs : « Le “mythe
kabyle” finissait ainsi comme il avait commencé, en instrument de polémique au service de la
colonisation, […] complexe de sentiments, de raisons et de préjugés [qui] n’a pas été
dépourvu d’action historique »165. Des citations insérées in extenso dans le texte de C.-R.
Ageron lui permettent, de plus, d’appuyer par les termes mêmes des acteurs dont il expose les
faits et gestes sa théorie, à savoir celle de ce que Camille Lacoste-Dujardin appellerait
l’« ethnopolitique » ; ainsi sa citation de l’administrateur de la commune mixte de Fort-
National, Camille Sabatier : « Divide ut imperes ! et pourquoi pas ? Pourquoi ne pas prévenir
une union qui ne pourrait se faire que contre la France ? »166, qui reprenait la formule latine
que Machiavel employa pour résumer la politique du Sénat romain. « L’histoire des
commencements montre [...] qu[e les conquérants ou administrateurs coloniaux] ont cherché à
découvrir dans des populations au départ très mal connues ce qui pourrait les diviser, de
manière à faciliter la pénétration, puis à rendre durable la domination »167. Le travers certain
de cet appui sur des citations étant l’accent mis sur les phrases d’un individu qui, quel que fût
son rôle politique168, ne saurait suppléer à l’analyse globale et pluridimensionnelle que
suppose celle d’un mythe tel que le « mythe kabyle ». L’œuvre de l’historien aura finalement
consisté en un exposé certes riche d’un corpus par ailleurs globalement inédit de textes ayant
mis en place, intégré et instrumentalisé le « mythe kabyle », et appuyé par un nombre

nombreux livres d'Histoire consacrés à l'Algérie coloniale ». Ainsi C.-R. Ageron prend-il un « malin plaisir » à
citer Clémenceau répondant aux récriminations de colons, qui sachant bien qu’ « il n’était pas besoin de prendre
le bateau pour trouver quelque chose à réformer en Algérie » leur lança : « Messieurs, je vous emmerde ! ».
AGERON, Charles-Robert, Les Algériens Musulmans et la France, p. 976.
163
La confusion entre « kabyle » et « berbère », que l'on remarque d'emblée, répond à celle qui s'installa dès les
débuts de la colonie et que nous avons évoquée en Première partie. « Si la capacité des chercheurs à faire la
différence entre Kabyles et Berbères n'est évidemment pas en cause, on doit quand même regretter leur manque
de rigueur dans l'emploi des deux ethnonymes qu'ils accolent à la politique : kabyle ou berbère », dirait Alain
Mahé (op. cit., p. 154) en citant l'exemple de Fanny Colonna
164
AGERON Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », Revue historique, T. 223 Fasc. 2,
Presses Universitaires de France, 1960, p. 312
165
Ibid., p. 352
166
Ibid., p. 350
167
AGERON Charles-Robert, « Du mythe kabyle aux politique berbère », in Le mal de voir. Ethnologie et
orientalisme : politique et épistémologie, critique et autocritique (Cahiers Jussieu 2, Université de Paris VII),
1976, pp. 331-348, p. 332
168
Et nous ne nions pas qu'il fut majeur à son échelle en ce qui concerne notre sujet ; cf. notre Première partie
supra

56
conséquent de citations, mais sans réponse très claire à la question posée par le titre de cette
étude.
Le terme de « mythe » que choisit d'employer l'auteur revêt un sens bien précis. « Ce
que je propose d’appeler le mythe ou le mirage kabyle », nous dit C.-R. Ageron, est « cette
véritable déformation des réalités sociologiques par une opinion mal informée en dépit – ou à
cause – d’une écrasante bibliographie »169. Il consacre par ailleurs une note au terme de
« mythe » qui nous intéresse au premier chef : « Au sens propre : récit relatif à des faits que
l’histoire n’éclaire pas (Littré) »170. Si mythe et mirage sont synonymes, c'est que le premier
n'est en fait qu'un agrégat d'éléments anhistoriques relevant du légendaire, et qui ont trait à
une forme de fantaisie : s'adressant aux auditeurs d'un colloque dont il fut participant en 1976,
il dirait, de façon révélatrice et significativement exclamative : « J’ai quelque honte à parler
devant des ethnologues [...] des premières images que les Français se sont faites de la société
du Djurdjura. Mais quoi ! nous sommes dans le domaine du mythe »171. S'il y eut un « mythe
kabyle », c'est que son fondement fut « merveilleux », fantaisiste, irréel, selon l'un des
acceptions de ce terme les plus couramment mobilisées par le sens commun172, qui y voit la
fausseté, l'erreur, le fourvoiement. Nous verrons que ce terme connaitrait finalement un
héritage plus riche, une fois replacé dans une perspective anthropologique et d'histoire des
mentalités.

c. Le « divide ut imperes » : un déterminisme historique en milieu colonial

Dans son exposé de 1976, C.-R. Ageron revient sur la « politique berbère » : il
considère que si la politique menée en Algérie fut la « première politique berbère »
(expression, remarquons-le au passage, qui implique cependant qu'il y en eut bien une), c’est
au Maroc qu’elle fut le plus largement appliquée. Loin de nuancer son propos, lors de ce
colloque, C.-R. Ageron fait de la politique du « diviser pour régner » une politique relevant du
déterminisme historique et élargit le champ d’application de ce machiavélisme à l’ensemble
des empires coloniaux : « Les historiens savent que la formule de Machiavel […] est
d’application constante dans l’histoire de l’expansion coloniale » : Hernán Cortés joua des
divisions entre Toltèques et Aztèques ; la Compagnie des Indes utilisa contre l’immense
empire mogol Radjpoutes, Mahrattes, Sikhs. C’est un réflexe du conquérant. Bonaparte avait
entendu délivrer les peuples soumis à la tyrannie des Mameluks en Égypte, mais prit vite

169
AGERON, Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », art. cit., p. 312
170
Ibid., p. 312 ; note 1, p. 312
171
AGERON Charles-Robert, « Du mythe kabyle aux politique berbère », art. cit., p. 335
172
Au simple sens, ici, de mobilisation la plus fréquente du terme.

57
appui sur les Coptes contre les Turcs, formant une légion uniquement composée de ces
chrétiens d'Orient. En 1830, de Bourmont reprendrait à son compte la rhétorique de la
tyrannie turque. Cette politique n’est donc pas le fruit d’un hasard ethnographique mais d’un
déterminisme historique. En Indochine, la France soutiendrait le royaume khmer contre
l’empire d’Annam, les principautés lao(s) contre les revendications khmères ou thaïes. A
Madagascar, elle favoriserait la population côtière contre la domination merina. Après 1920,
elle jouerait des Maronites contre les Druzes en Syrie, des Chiites, Arméniens et Tcherkesses
contre les Sunnites. Elle balkaniserait le territoire, constituant le Grand Liban, les États de
Damas, d’Alep, l’État alaouite, le territoire druze du Hawran. Cette multiplication d'exemples
achève de constituer en pure politique instrumentale, cette approche si particulière qui fut
celle du colonisateur du Français de la différence réelle qui existait entre Arabes et Berbères.
Or si l'on ne peut ignorer l'aspect politique de cette division, et en particulier dans certains cas
qu'évoque C.-R. Ageron, toutes ces barrières hermétiques qui furent érigées entre l'une et
l'autre des populations ou ethnies de ces pays qui furent selon différentes modalités l'objet
d'une conquête étrangère, ne le furent pas de manière également consciente, et c'est omettre
un aspect bien réel des mentalités qui accompagnèrent ces diverses missions « civilisatrices »,
à savoir une profonde auto-conviction qui se nourrissant d'elle-même fut sans doute une
condition essentielle de leur possibilité.

2. Le long héritage de la perspective de C.-R. Ageron

La perspective instrumentaliste de C.-R. Ageron aurait de nombreux héritiers, dont


l'adoption de cette théorie s'inscrirait dans des contextes historiographiques tout autres. De
fait, jusqu'aux plus récents travaux sur la question, le caractère purement machiavélien du
« mythe » et de la « politique kabyles » reste globalement affirmé. C'est néanmoins Camille
Lacoste-Dujardin, spécialiste de la Kabylie et notamment, en tant qu'ethnologue, de sa
littérature orale, qui en serait la principale héritière. Reliant de nouveau ce mythe à la
politique du divide ut imperes, C. Lacoste-Dujardin userait notamment les expressions d'
« ethno-politique » et d' « imagerie kabyle ».
C'est dans les termes suivants que C. Lacoste-Dujardin explique la préférence qu'elle
porte à cette dernière expression, qui donna en partie son titre à l'article que nous citons : « Je
préfère de beaucoup ce terme en son sens d'ensemble de représentations élaborées de
l'apparence d'un objet, à celui de mythe dans un sens non spécialisé, difficilement maniable

58
par les ethnologues »173. Or c'est précisément le caractère contradictoire du mythe, incohérent
dans sa composition, ce sont les représentations fantasmatiques qui l'ont composé qui à nos
yeux ont pleinement justifié l'usage de ce terme, qui par son caractère polémique,
merveilleux, renvoie à une théorisation qui correspondit à processus mental contextualisé
historiquement, dont la force d'auto-conviction contribuerait de fait et fortement à sa
concrétisation et à son application. Une simple conceptualisation du mythe suffirait plus tard à
écarter la difficulté de sa maniabilité, conceptualisation qui a nous semblé moins
« dangereuse »174 scientifiquement que des expressions ne renvoyant qu'à un aspect de la
problématique, à savoir son aspect politique. C. Lacoste-Dujardin reprend ainsi mot pour mot
les conclusions déterministes du C.-R. Ageron de 1976 ; sauf qu'elle attribue cette
« géopolitique » de la division à Bugeaud, « dans la meilleure tradition (imitée des Anglais
aux Indes, et prônée, en France, par Galliéni175) du divide ut imperes qui devait connaître par
la suite le succès que l'on sait, non seulement dans le rang des militaires mais aussi parmi
ceux des colons qui en firent un cheval de bataille contre la politique du “Royaume Arabe” de
Napoléon III »176. Lacoste-Dujardin soutient même que sans les directives de Bugeaud,
auxquelles sont attribuées par l'auteure une efficacité sans doute exagérée et ne permettant pas
de rendre compte d'un enracinement, que nous croyons réel et profond, dans les esprits des
éléments du mythe kabyle, « l'ethnologie de la période coloniale aurait peut-être su mieux
comprendre les Kabyles. […] Il s'agissait de les opposer aux autres Algériens pour mieux
dominer l'ensemble »177.
Ainsi le lieutenant-colonel Édouard Lapène, premier véritable découvreur de la
Kabylie, qui développa dans ses Vingt-six mois à Bougie une vision péjorative du Kabyle, fut
oublié car il n'adhérait pas au courant de pensée qui allait dominer, allant « à l'encontre des

173
LACOSTE-DUJARDIN Camille, « Genèse et évolution d'une représentation géopolitique : l'imagerie kabyle à
travers la production bibliographique de 1840 à 1891é, Centre de Recherches et d'Études sur les Sociétés
Méditerranéennes, in Sciences sociales et colonisation, Éditions du CNRS, 1984, pp. 257-277, p. 259, note 3
174
Car cette théorie a de fait mené à l'auteure à des affirmations auxquelles l'on peut difficilement se rallier : voir
infra
175
Qui dans une circulaire du 22 mai 1898 écrivit : « S'il y a des mœurs et des coutumes à respecter, il y a aussi
des haines et des rivalités qu'il faut savoir démêler et utiliser à notre profit en les opposant les unes aux autres, en
nous appuyant sur les unes pour mieux vaincre les autres » (cité par AGERON, Charles-Robert, « Du mythe
kabyle aux politiques berbères », art. cit., p. 332)
176
ibid., p. 269. En effet C.-R. Ageron, dans son article de 1960, puis dans sa reprise en 1968, explique comment
les partisans de la politique d'annexion de l'Algérie (et notamment le docteur Warnier) opposèrent aux
arabophiles et à la politique du « Royaume arabe » de Napoléon III et de son conseiller Ismaël Urbain une
politique valorisant les Kabyles, l'assimilation devenant possible grâce à la proximité plus grande des Kabyles
vis-à-vis de la civilisation ; cf. C.-R. AGERON, Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? »,
art. cit., pp. 315-321
177
LACOSTE-DUJARDIN, Camille, art. cit., p. 273

59
intentions politiques exprimées par le Gouverneur Général »178 ; le général Eugène Daumas,
qui reprendrait textuellement ses conclusions mais en imprégnant son œuvre de la dichotomie
Arabes/Kabyles, aurait un succès bien plus important. C'est Daumas qui établirait la première
synthèse sur les Kabyles, « à l'appui d'une thèse simple qui allait dans le sens de nécessités
politiques propres au contexte de la conquête et appelées à durer »179 : la géopolitique de
Bugeaud pouvait ainsi, grâce à l'apport de la science militaire, se transformer en « ethno-
politique ». Or ce succès de Daumas, plutôt que de l'expliquer par l'acceptation d'une
communauté consciente dans son entier de la fortune politique d'une telle dichotomie,
conscience dont la plénitude et l'attribution à une telle quantité de scientifiques, politiques,
écrivains est pour le moins difficultueuse, ne pourrait-on l'interpréter comme la conséquence
d'une propension de ses lecteurs et collègues à faire du Kabyle le possible réceptacle, dans un
cadre colonial, d'une transposition de Soi180 ? Transposition d'autant plus nécessaire et
naturelle, en effet, que le colonisateur devait faire face à un Autre radical élaboré par-lui
même, l'Arabe, dans la perspective essentialisante d'un Orientalisme analysé par Edward
Said181. C. Lacoste-Dujardin évoque bien dans son article une « vision passéiste non dénuée
de romantisme »182, qui renvoie à cette cohérence moindre propre à la construction mythique ;
mais elle semble la cantonner à la production littéraire, établissant ainsi une division
difficilement justifiable à notre sens. Ainsi que, dix ans plus tard, le dirait Patricia Lorcin dans
son Imperial Identities, en effet, « les sciences sociales et humaines [elles-mêmes] se virent
occultées par les notions de “bon Berbère” et de “mauvais Arabe” »183.
La politique menée lors de l'Opération « Oiseau-bleu », à laquelle Camille Lacoste-
Dujardin consacra un ouvrage184, par ses concepteurs et acteurs, permet en outre à l'auteure de
confirmer sa thèse de l'« ethno-politique ». Les documents laissés par ces acteurs mentionnent
de fait, explicitement, une « politique kabyle » qu' « il n'est pas question de proclamer »185, en
somme une politique de division qui ne doit pas dire son nom sous peine d'une unification par
réaction de la « rébellion ». L'étude des archives de la guerre d'Algérie, notamment celles du

178
ibid., p. 264
179
ibid., p. 265
180
Nous écrirons « Soi » et « Autre » en commençant ces termes par une majuscule afin de rappeler l’idée
d’essentialisation qu’ils revêtent dans le contexte où nous les employons.
181
SAID, Edward, Orientalism, New York, Vintage, 1979
182
ibid., p. 273
183
LORCIN, Patricia, Kabyles, arabes, français : identités coloniales, Presses Universitaires de Limoges,
collection « Histoire », 2005 (traduction française de l'ouvrage paru en 1995 sous le titre anglais Imperial
Identities : Stereotyping, Prejudice and Race in Colonial Algeria), p. 23
184
LACOSTE-DUJARDIN Camille, Opération oiseau bleu. Des Kabyles, des ethnologues et la guerre d'Algérie, La
Découverte & Syros, coll. « Textes à l'appui » (série anthropologie), 1997, 308 p.
185
Note d'orientation politique du commandement civil et militaire de la Kabylie, commandant Jean Olié, 22
mars 1956, cité par LACOSTE-DUJARDIN, Camille, op. cit., p. 19

60
Service Historique de la Défense, nous a permis de voir que de fait, les rares projets qui
supposèrent alors un appui sur des populations berbères en tant que différentes des arabes
furent élaborées de manière consciente ; et encore n'est-ce pas le cas de tous les documents
que nous avons pu consulter. Cependant, la pratique de l'ethnologue Jean Servier (que l'on
considère comme le créateur, ce qu'il affirme d'ailleurs lui-même, de la première harka186),
qui mit en oeuvre l'Opération « Oiseau-bleu »187, va au-delà de la simple instrumentalisation
politique, et c'est d'ailleurs ce que pointe du doigt l'auteure, sans cependant l'analyser. Car
Jean Servier est bien, selon ses propres termes, un « ethnologue-philosophe-mystique »188,
expression que l'auteure étaye par des citations qui démontrent une conviction très profonde
dans la mythologie créée et sollicitée par son auteur, qui croit voir dans la Kabylie le « départ
mystique de la démocratie », région comparée à « l'Athènes dont Pausanias essayait de
retrouver les traditions déjà oubliées »189. Pourtant, l'auteure avait évoqué cette « considérable
méprise »190 que fut celle de Servier et des fomentateurs de l'Opération, qui pensaient voir
chez les Iflissen Lebhar de potentiels alliés à la France face aux « hors-la-loi », nom que l'on
continuait à donner alors aux nationalistes algériens en guerre pour leur indépendance. Elle
n'analysera jamais les conditions de naissance de cette méprise. L'auteure se contentera de se
livrer à une critique de la pratique ethnologique de Jean Servier191. L'on peut cependant
remarquer que le caractère fort positiviste de l'ouvrage, qui retrace mois après mois
l'installation des troupes françaises dans le territoire de la tribu des Iflissen Lebhar qu'elle y
étudie en Kabylie maritime, empêchait sans doute une approche plus problématisante, cette
opération ayant été pour ainsi dire découverte par l'auteure, découverte grâce à l'ouverture
contemporaine à l'ouvrage (en 1992) des archives du Service Historique de la Défense.

186
C'est également ce qu'affirme C.-R. Ageron ; pour les références voir LACOSTE-DUJARDIN, Camille, op. cit., p.
48
187
Le nom donné à l'Opération provient probablement de l'oeuvre théâtrale éponyme de Maurice Maeterlinck, le
sens du merveilleux, du mystère, étant selon Servier essentiel à l’ethnologue comme il le dirait dans son « Que
sais-je ? » Méthode de l’ethnologie (1986) où il fait référence au chapeau magique de la pièce. Servier veut sa
propre recherche conforme à celle du personnage de Tyltyl en quête de l’oiseau bleu merveilleux que la nuit
cache à l’homme depuis le commencement du monde et dont la capture permettrait de révéler le grand secret, via
le « chapeau-qui-fait-voir-l’âme-des-choses »... Voir LACOSTE-DUJARDIN, Camille, op. cit., « Les noms du
secret », pp. 53-56
188
ibid., p. 265
189
SERVIER, Jean, « Un exemple d'organisation politique traditionnelle : une tribu kabyle, les Iflissen-Lebhar »,
Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 1966, Volume 2, n°2, p. 169, cité par LACOSTE-DUJARDIN,
Camille, op. cit., p. 266
190
LACOSTE-DUJARDIN, Camille, op. cit., p. 10
191
Qui peut sembler absurde d'anachronisme au lecteur, s'il ne sait pas que seuls 11 ans séparent en réalité la
naissance de Servier (1918) de celle de Camille Lacoste-Dujardin. Pour cette critique de l'ethnographie de Jean
Servier, voir les pp. 254-272 et 277-280 de l'ouvrage.

61
3. Subaltern studies et critique du Parti unique : la transposition d’un principe et son
excessivité

L'on peut voir dans les écrits de deux auteurs, de contextes historiographiques tout à
fait différents quoique contemporains, la transposition excessive de l'idée d'une récupération
politique de la dichotomie Arabes/Berbères : l'un, Mohammed Harbi, auteur et acteur majeur
de la guerre d'indépendance algérienne et historien du FLN, y verrait la stratégie d'une
bureaucratie algérienne en formation. Marnia Lazreg, historienne américaine représentante
des subaltern (et gender) studies192, qui s'intéressa au mouvement culturel berbère de 1980,
l'analyserait comme la base d'une lutte qui prenant une apparence ethnique a en réalité comme
objectif premier l'appropriation du pouvoir étatique dans la période post-coloniale.

a. D'une stratégie politico-ethnique à l'ère de l'État post-colonial

Marnia Lazreg s'est intéressée, dans un article publié en 1984193, au mythe kabyle en
tant qu'il constitue une illustration de l'influence culturelle d'une présence colonisatrice, celle
de la France en Algérie. Il s'agit d'y étudier la reproduction d'une idéologie coloniale via
l'analyse des échos de la politique de « division » de la France entre Arabes et Berbères dans
les discours des acteurs du mouvement culturel de 1980, suite à la décision du gouvernement
algérien d'impulser l'enseignement de l'Arabe moderne dans les écoles, les médias et
l'administration.
L'État colonial, institution hautement coercitive, devant faire face à de nombreuses
oppositions, a dû avoir recours à la politique du « diviser pour régner » (« divide-and-rule
policies ») via des « mythes aux objectifs politico-stratégiques »194 ; ce fut le cas, selon
l'auteure, en Algérie et au Maroc. M. Lazreg reprend dans son article les exemples de C.-R.
Ageron, notamment celui du docteur Warnier en lutte contre le « Royaume Arabe », allant
jusqu'à intégrer Hanoteau et Letourneux195 dans cette perspective instrumentaliste. La
continuité entre le discours du mouvement berbère des années 1980 et les discours et
politiques racistes (domine d'ailleurs dans l'article la notion de « racial policy » pour rendre

192
Ainsi que peuvent l’illsutrer les titres de certains de ses articles : LAZREG, Marnia, « The Kabyle-Berber
Cultural Movement in Algeria », in A. Polilis et J. Parpart, Toward a Human Rights Framework, Praeger, 1982 ;
« Gender and Citizenship in Algeria », in Suad Joseph, Gender and Citizenship in the Middle East, Syracuse
University Press, 2000. Marnia Lazreg, professeure au Hunter College à New York, a réalisé sa licence-ès-lettres
en anglais à l'Université d'Alger.
193
LAZREG, Marnia, « The Reproduction of Colonial Ideology : The Case of the Kabyle Berbers », Arab Studies
Quarterly, vol. 5, n°4, automne 1983 pp. 380-395
194
ibid., p. 389 (« myth created for strategic/political reasons »)
195
Pour une analyse de l'axiologie adoptée par ces deux auteurs dans leurs ouvrages, voir LORCIN, Patricia, op.
cit., pp. 183-188 ; AGERON, Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », art. cit., pp. 318-
319

62
compte de la politique française dans ce domaine) des colons français est évidente ; l'adhésion
au mythe par les intéressés est telle que ses mythèmes sont devenus « un élément d'une vérité
indiscutable chez bien des Kabyles d'aujourd'hui »196. Ainsi l'arabe classique est-il considéré
par les militants comme un langage oriental menant au développement de structures mentales
féodales. La langue française est la langue du développement, l'arabe empêchant le débat
intellectuel et détruisant les valeurs et normes sociales197. Cependant, si la parenté est évidente
entre ces deux pensées à structure d'opposition binaire, c'est avant tout qu'elle sert les visées
politiques des élites Kabyles : « le mythe Kabyle a fourni un cadre idéologique au sein duquel
une élite Kabyle a pu constituer une conscience raciale comme fondement d'une quête pour le
pouvoir »198, utilisant « les idéologies coloniales afin d'avancer des objectifs politiques,
économiques et/ou culturels »199. C'est une perspective nettement inscrite dans celle du
mouvement indianiste des subaltern studies qui conduit à cette conclusion. La réflexion de M.
Lazreg s'inscrit en effet dans le cadre plus large d'une approche des groupes minoritaires
comme facteurs d'instabilité dans le « Tiers-Monde »; on retrouve d'ailleurs chez M. Lazreg le
paternalisme récurrent et paradoxal dont on sait qu'il caractérise ce mouvement
historiographique : l'inexistence d'une culture algérienne ne tient-elle pas son origine, selon
l'auteure, à la « précarité et à l'inadéquation des élites »200 ?
Cette vision d'une continuelle instrumentalisation nous paraît d'autant plus réductrice
que Lazreg amorce bien une théorisation de la réappropriation du mythe kabyle par les
Kabyles contemporains : les Kabyles furent exposés à « des interprétations idéologiques de
leur propre existence »201, de telle sorte que celles-ci « prirent racine dans la conscience de
ceux qui en furent l'objet ». Néanmoins, cet enracinement n'est chez Lazreg que le fait des
Kabyles eux-mêmes et non des idéologues coloniaux, et la perspective instrumentaliste qu'elle
poursuit dans la lignée de C.-R. Ageron se prolonge dans l'écriture d'une histoire plus
contemporaine, affectée par un mouvement historiographique dont nous avons évoqué les
limites.

196
ibid., p. 389 (« a matter of unquestionable truth among many contemporary Kabyles »)
197
ibid., p. 393
198
ibid., p. 395 (« the “Kabyle myth” provided an ideological framework within which a Kabyle elite was able to
articulate racial awareness as the foundation of a quest for power »)
199
ibid., p. 395 : « have used colonial ideologies to advance political, economic, and/or cultural goals »
200
ibid., p. 394 (« the precariousness and inadequacy of the elite »)
201
ibid., p. 389 (« exposed to ideological interpretation of their existence » ; « [took] root in the consciousness of
those subjected to it »)

63
b. Contre une histoire officielle algérienne : de l'arabo-islamisme au Parti unique

Chez Mohammed Harbi, les quelques allusions à l’influence de l’enseignement de


l’école française en Kabylie et à la réappropriation d’un certain nombre de vues de l’esprit
ethnologiques le cèdent à la transposition de la politique du divide ut imperes à l'attitude des
dirigeants du mouvement nationaliste de sa création à la période contemporaine. Cette
perspective s’inscrit dans une perspective historiographique particulière, à laquelle on peut
joindre son Aux origines du FLN. Le populisme révolutionnaire en Algérie (1975), ses
Archives de la révolution algérienne (1981) ou encore, en collaboration avec Gilbert Meynier
Le FLN. Documents et histoire 1954-1962 (2004) : celle qui répond à la volonté de constituer
une contre-histoire face à l’histoire officielle du Parti unique algérien, à la manière dont C.-R.
Ageron s'était élevé contre une histoire glorificatrice de la France en Afrique du Nord.
L'émergence d'une élite en Kabylie est bien chez Harbi la conséquence d'une
« politique kabyle » de la colonisation française202. La surreprésentation des Kabyles dans
l’émigration, la Kabylie étant devenu un « sanctuaire de pauvreté »203 et la pénétration
capitaliste faisant ses effets, a conduit à la constitution d’une sorte d’élite politique à la
sensibilité démocratique plus développée, au radicalisme plus prononcé et de plus grande
qualité. C’est ainsi que la crise de 1949 nait en réalité dans la « remise en cause du
fonctionnement anti-démocratique du parti »204 avant de s’étendre au rejet de l’arabo-
islamisme et à la demande d’organisation territoriale du parti sur la base du critère
linguistique. Le contact assidu avec les mouvements ouvriers français et la politisation qui
s’ensuivit permit la constitution d’une culture politique, à l’origine d’un niveau politique et
organisationnel meilleur en Kabylie du fait de la diffusion des idéaux d’indépendance que
l’atmosphère métropolitaine a ancré en eux lors du retour des émigrés « au pays ». L'influence
du marxisme pousserait un certain nombre de militants kabyles à rationaliser leur
nationalisme, dont la définition arabo-musulmane leur parut trop simpliste205. Conscient de la
relative inévitabilité de l'opposition qui devait surgir entre cette perspective laïciste et la
constitution d'un idéal communautaire comme point de cristallisation du nationalisme
algérien, il insiste cependant et avant tout dans ses écrits sur la manipulation de ce dernier
phénomène par une bureaucratie en formation. Ainsi conclut-il son article de 1980 en

202
HARBI, Mohammed, « Nationalisme algérien et identité berbère », Peuples Méditerranéens, n°11, avril-juin
1980, p. 31
203
HARBI, Mohammed, Le F.L.N. Mirage et réalité, des origines à la prise de pouvoir (1945-1962), Les Éditions
J. A., collection « Le sens de l'histoire », 1985 (1e édition en 1980), pp. 59-60
204
HARBI, Mohammed, « Nationalisme algérien et identité berbère », art. cit., p. 33
205
HARBI Mohammed, Le F.L.N. Mirage et réalité, des origines à la prise de pouvoir (1945-1962), op. cit., p. 62

64
affirmant : « la crise de 1949 annihile les espoirs de voir un nationalisme radical se
développer indépendamment de la foi religieuse » ; une vision rationaliste et laïque laisse la
place à « l’approche mystique »206. Les berbéristes constituaient au final des cadres de valeur
qui seront éliminés pour leurs « excès de langage » au profit de la promotion des « médiocres
liés à l’appareil ». D’ailleurs, l’étiquette berbériste et berbéro-matérialiste sera utilisée certes
contre le nationalisme rationaliste mais aussi « une arme utilisée par tous les ambitieux pour
écarter leurs rivaux »207. L’emporte donc un ressentiment contre un mouvement-parti qui allait
en se bureaucratisant et se servit d’une politique de division à base régionaliste pour arriver à
ses fins, à savoir la satisfaction d’intérêts purement personnels. On ressent d’ailleurs une
accentuation de ce point de vue dans l’article de Peuples Méditerranéens, où l’accusation de
« saper l’unité nationale » ne sera plus qu’un prétexte, dans le contexte de rédaction de
l’auteur, pour conserver le pouvoir. Le divide ut imperes serait désormais le fait d’une
bureaucratie soucieuse de conserver sa place et de se reproduire : « L’Algérie est entre les
mains d’apprentis-sorciers qui ont joué sans principe les classes les unes contre les autres et
qui sont capables d’opposer entre elles les régions de l’Algérie pour garder le pouvoir »208.
« L’idéologie nationale » ne serait finalement que « le miroir inversé du discours colonial sur
l’Algérie »209, faisant « bon marché du réel » et occultant « la dimension historique de la
nation ».
D’ailleurs, ce jacobinisme et ce refus de la diversité viendrait tout autant des
dirigeants nationalistes arabophones que berbérophones. « La formation d’un appareil
politico-militaire centralisé [serait] constamment obérée par les luttes régionales et la
tendance de chaque groupe à tenter de confisquer cet appareil à son profit »210. Au moment de
l’indépendance, l’armée extérieure s’unifierait autour de la référence explicite à 1949 et au
danger berbériste ; « En réalité, derrière la dénonciation des régionalismes se profilent les
intérêts d’une bureaucratie en formation »211. On ne peut contester que de nombreux conflits
de personnes caractérisèrent la guerre d'indépendance algérienne et que l'idéologie arabo-
musulmane put servir d'instrument de rassemblement pour certains individus212. Cependant, il
nous semble, et ce sera là l'un des objets de notre recherche, que les leaders de l'insurrection,
futurs dirigeants de la République algérienne démocratique et populaire, se sont au moins en

206
Ibid., op. cit., pp. 66-67
207
Ibid., op. cit., p. 66
208
HARBI, Mohammed, « Nationalisme algérien et identité berbère », art. cit., p. 36
209
ibid., p. 31
210
ibid., p. 34
211
ibid., p. 35
212
Cf. des propos de Ben Bella évoquant cet aspect dans notre Présentation des sources infra

65
partie inconsciemment appropriés cette division ethnique Arabes/Kabyles, notamment en ce
qu'elle constitua pour les nationalistes algériens en général (et les réformistes musulmans en
particulier) le nœud des craintes d'une partition de la nouvelle République, qui persisterait
d'ailleurs après l'indépendance de 1962213.

B. Le « mythe kabyle », une pensée sauvage ?

1. Le savoir colonial : une réhabilitation nécessaire ?

Avant de nous pencher sur la question de savoir si l'on peut analyser la pensée qui
conduisit à la constitution d'un « mythe kabyle » comme une « pensée sauvage », il est
important de se poser la question de la scientificité des éléments qui constituèrent le savoir
colonial. L'histoire post-indépendances sur les colonies a dû globalement dénoncer ce dernier
en tant qu'il était le fruit de la construction des agents d'une domination qui n'avait pas eu lieu
d'être et qu'il s'agissait de condamner. Suite à une première « vague historiographique » dont
la perception de la dichotomie Arabes/Berbères comme d'une manœuvre politique était, nous
l'avons vu, au moins partiellement consubstantielle à son objectif scientifique, en viendrait
une seconde, qui poserait légitimement la question d'une nécessaire réhabilitation de la
science coloniale comme science réelle.

a. Émile Masqueray : la pertinence d'une politique de scolarisation en pays kabyle

« L’ethnologie coloniale, parfois, souvent, a quelque chose à voir avec la réalité »214.
Ainsi de la pertinence des choix d'Émile Masqueray lorsqu'il fut chargé de sélectionner les
villages destinés à recevoir des écoles en pays kabyle (cf. supra), selon Fanny Colonna et
Claud Haïm Brahimi. C’est la conjonction d’une politique scolaire pensée, pertinente, réalisée
avec succès, et d’une théorie nuancée par rapport au mythe kabyle en pleine floraison
(Masqueray ne dévalorisant pas les Arabes, au contraire, bien que les Kabyles, descendants
des Gaulois et Auvergnats lui semblent plus assimilables215) qui fut à l'origine de la seule
« politique berbère effective »216. En outre, cette « politique berbère » n'a pu exister que grâce

213
Cf. infra, dans nos Perspectives de recherche, sur la crainte de « Congolisation » de l'Algérie que fut celle des
leaders nationalistes
214
COLONNA, Fanny & BRAHIMI, Claud Haïm, « Du bon usage de la science coloniale », Le mal de voir.
Ethnologie et orientalisme : politique et épistémologie, critique et autocritique (Cahiers Jussieu 2, Université de
Paris VII, 1976, p. 237
215
Pour une analyse de l'approche ethnologique des Kabyles que fut celle d'É. Masqueray, voir LORCIN, Patricia,
op. cit., pp. 252-256
216
COLONNA, Fanny & BRAHIMI Claud Haïm, art. cit., p. 231

66
à un contexte de légitimité particulière, même unique, des études berbères, celui de la
direction par Masqueray de l'École des Lettres d'Alger, instance académique officielle lors de
ce que C. H. Brahimi et F. Colonna appellent le phénomène d' « autonomisation du champ
intellectuel » en Algérie et qui fut illustrée par l'inauguration de l'Université d'Alger en 1880.
Les militaires, auparavant, n'avaient pas disposé de cette légitimité ; les instituteurs, ensuite,
ne l'auraient plus à leur avantage.
Masqueray ne basait pas sa politique sur une division des races, il ne croyait qu’à
une différence de développement entre la société française et la société kabyle. Ainsi ses
choix furent-ils, selon Colonna, pertinents : « les groupes kabyles ici furent très souvent bien
choisis, et avaient des intérêts divergents de ceux des autres groupes colonisés » ; « ce n’est
pas, bien sûr, parce que les Berbères étaient assimilables que l’école a réussi, c’est en raison
des conditions historiques et écologiques, surtout historiques. […] Masqueray n’a rien
prétendu d’autre ». Le savant « avait bien perçu un clivage important, réellement existant,
donnant à des groupes kabyles une “avance” historique qu’ils possèdent encore aujourd'hui
dans certains domaines »217. En fait, l’ethnologie coloniale apporte souvent une réponse juste
à une question fausse, à l'instar des économistes classiques selon Karl Marx (le Capital ayant
avant tout l'objectif herméneutique de trouver l'interrogation pertinente). Le procès d’intention
fait aux sciences coloniales a dont été trop rapidement instruit ; il s’agit plutôt de reconstruire
les questions justes : la question des conditions sociales de l’acceptation d’une institution
comme l’école coloniale, par exemple. La question juste serait donc, dans ce cadre : « Quelle
était la nature des intérêts divergents ? ». Il ne s’agit pas ici d’évaluer l’influence du « mythe
kabyle » sur une pensée politique ; la seule « politique berbère » était fondée sur des données
historiques précises, sur des intérêts particuliers qui existaient vraiment et conditionnèrent la
réussite de cette politique, qui fut réelle. Masqueray était d’ailleurs un scientifique raisonnable
qui ne se laissa pas influencer par des représentations fantasmatiques. Le mythe kabyle avait
existé, mais en tant que pure fantasmagorie il n’avait eu aucune légitimité et n’avait donc pu
s’étendre ni se diffuser réellement ; la seule politique berbère correspondait à des réalités. Le
« mythe kabyle » n’avait, en somme, pas eu de caractère performatif.

b. Du Maure au Berbère : de la pertinence d'un changement de catégories

C'est dans une perspective semblable que se placent l'anthropologue Gilles Boëtsch

217
Ibid., pp. 237-238

67
et le sociologue et politologue Jean-Noël Ferrié dans un article qu'ils cosignèrent en 1989218.
Car selon ces derniers, le lien est évident entre pénétration militaire et pénétration
scientifique. Ainsi du terme de « Berbères » : ce terme n'a rien de fantaisiste, et vient
remplacer à partir de la colonisation un autre terme, celui de « Maures », qui ne désignait pas
une ethnie précise mais simplement les habitants de la rive sud de la Méditerranée. On assiste
ainsi, entre le XVIIIe et le XIXe siècles, au passage d'une prédominance de l'appellation
« Maures » à une cohabitation entre cette dernière et le terme « Berbères » après la conquête
d'Alger, pour enfin voir disparaître progressivement le terme de « Maure » à la fin du XIXe
siècle. Le terme de « Berbères », lui, désigne une ethnie précise définie par une culture et une
aire géographique, par distinction avec une autre ethnie et une autre culture, l' « Arabe »,
distinction qui elle serait exagérée de manière extrême et fantasmagorique. Le terme de
« Berbère », signifiant sans signifié, remplacerait le terme de « Maure », de même nature, et
les Berbères ne trouveraient leur unité qu'opposés aux Arabes, aux envahisseurs. Néanmoins,
« que son apparition puis sa prévalence dans le champ scientifique – et, plus largement, dans
le champ culturel – soit coextensive au développement de la colonisation ne saurait être
retenu comme la preuve d'une manipulation. Il est ici légitime d'évoquer les progrès de la
connaissance »219.
Bien que la perspective de F. Colonna et de C. H. Brahimi, notamment, nous soit
apparue comme éminemment réductrice, une réhabilitation de la science coloniale était de fait
nécessaire ; car elle permet à la fois de ne pas voir dans le « mythe kabyle » le simple fruit de
l'imagination (puisqu'il avait des fondements réels, cf. supra) et d'autre part et pour les mêmes
raisons de ne pas y voir une simple manipulation idéologique, montée de toute pièce par le
colonisateur.

218
BOËTSCH Gilles & FERRIE Jean-Noël, « Le paradigme berbère : approche de la logique classificatoire des
anthropologues français du XIXe siècle », Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris, t. 1,
n°3-4, 1989, pp. 257-276
219
BOËTSCH Gilles & FERRIE Jean-Noël, art. cit., p. 262

68
De l’ethnogénie berbère selon Périer (1873) aux types physiques purs et métissés chez Bertholon et
Chantre (1913) : les schémas présentés par Boëtsch et Ferrié cherchent à montrer l’évolution en scientificité des
recherches raciales menées sur les Berbères par les anthropologues du XIXe siècle.
Source : BOËTSCH Gilles & FERRIE Jean-Noël, « Le paradigme berbère : approche de la logique
classificatoire des anthropologues français du XIXe siècle », Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie
de Paris, t. 1, n°3-4, 1989, pp. 262 et 270

69
2. Alain Mahé : l’anthropologue et son héritage

C’est en effet l’anthropologue, sociologue et ethnographe de la Kabylie Alain Mahé


qui donnerait son plein sens à l’expression de « mythe kabyle » et apporterait à cet aspect si
particulier de l’administration française en Algérie la perspective anthropologique qui nous
semble essentielle à sa problématisation220.

a. La dichotomie Arabes/Berbères : « idéologie » ou « pensée sauvage » à forme mythique ?

C’est tout d’abord A. Mahé qui le premier pose clairement les bases du « mythe » ;
car une telle construction spéculative nécessitait une structure, à partir de laquelle l’on pût
« bricoler »221, au sens de Claude Lévi-Strauss, un ensemble de mythèmes. Alain Mahé
s’inscrit en effet clairement à la suite du célèbre anthropologue, lorsqu'il qualifie de « pensée
sauvage » le système de pensée des « polémistes » à l’origine de ce mythe. L’auteur compare
ainsi la différence entre pensée « primitive » (dont C. Lévi-Strauss démontre la systématicité
et la valeur, à savoir celle d’un ordonnancement du chaos) et pensée « scientifique », nuancée
et exposée par celui-ci dans La Pensée sauvage, à celle qui séparait les catégories des
Européens à l’origine du mythe kabyle et les catégories de la science. En somme, il expose
l’absence de cette différence : « rien d’essentiel ne sépare les typifications du sens commun,
stéréotypes, de celles des chercheurs ensuite promues à la dignité de catégories
scientifiques »222 ; « la rationalité n’est pas exclue de ce mode de pensée et l’exigence de
déterminisme est encore plus impérieuse que dans la pensée scientifique, compte tenu qu’à
chaque fait ou trait social est assignée une explication immédiate dans le cadre de ce système
d’oppositions binaires »223, système qui caractérise la pensée à l’origine du mythe ici analysé.
La nécessité de donner une base solide à des stéréotypes, par définition non fondés (au moins
pas dans leur totalité) sur des faits scientifiques, pousse à expliquer ce que l'on est convaincu
d'avoir découvert par observation directe immédiatement et radicalement, via l'érection de
barrières spéculatives particulièrement hermétiques. On retrouve ici les termes de C. Lévi-
Strauss qui, établissant une séparation entre magie et science (pourtant semblables dans leur

220
Voir principalement MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., pp. 147-157, « Considérations
préliminaires. Le “mythe” et la “politique kabyles” de la France »
221
Sur la science « première » comme bricolage, voir LEVI-STRAUSS, Claude, La Pensée sauvage, Plon,
Collection Agora, Pocket, 2014, pp. 30-49
222
MAHE, Alain & KHEMMACHE, Bou Khalfa, « Robert montagne, la politique et le mythe berbère de la France »
in La sociologie musulmane de Robert Montagne, Actes du colloque EHESS & Collège de France, Paris, 5-7
juin 1997, Dir. François Pouillon et Daniel Rivet, Maisonneuve et Larose, 2000, pp. 149-166, p. 150
223
MAHE Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 149, note 3 ; repris dans MAHE, Alain &
KHEMMACHE, Bou Khalfa , op. cit., p. 149

70
nécessité absolument principielle d’établir un certain ordre au sein des choses ; car « tout
classement est supérieur au chaos »224) disait : « la différence première serait […] que l’une
postule un déterminisme global et intégral, tandis que l’autre opère en distinguant des niveaux
dont certains, seulement, admettent des formes de déterminisme tenues pour inapplicables à
d’autres niveaux »225. L'origine première d'un tel déterminisme est sans doute le contexte de
« méconnaissance presque totale » qui fut celui du colonisateur en Algérie au moment de sa
conquête, comparable à celle des découvreurs du Nouveau Monde ou des colonisateurs de
l'Inde226.
Pour Alain Mahé, le qualificatif de « mythe » appliqué aux théories sur la différence
entre Berbères et Arabes permet également de le distinguer d’une idéologie. C’est là que les
écrits d’Alain Mahé apportent un paradigme nouveau et à notre sens fort riche et éclairant :
« Les représentations stéréotypées et l’imagerie coloniale de la société berbère ont suscité une
croyance proprement mythique », terme utilisé auparavant, donc, par d’autres auteurs « mais
sans prendre pleinement la mesure de ce que ce caractère mythique implique quant à la nature
de l’adhésion des sujets à ces représentations ». Ces prédécesseurs n’ont fait de ce mythe que
la justification de « projets politiques et idéologiques antérieurs au mythe », ainsi que nous
avons pu l'observer. D’autres en ont fait celui qui permettait aux colonialistes « de trouver le
bon sauvage à la mesure de leur idéal assimilationniste »227.

b. La France a-t-elle eu une politique berbère ?

D’autre part, Alain Mahé critique l’emploi du terme de « politique » dans les
théories élaborées jusqu’à lui par les historiens de l’Algérie dans le but de désigner la
« politique berbère » ; si Fanny Colonna228 y a associé un sens très restreint, ne permettant de
l’appliquer qu’à la politique de scolarisation mise en place en Kabylie à la fin du XIXe siècle,
des auteurs comme Jeanne Favret229 ou Slimane Hachi230 lui ont associé un sens large et
confus, prenant arbitrairement comme mesure-étalon la politique menée au Maroc et niant par
suite qu’ait pu avoir lieu toute autre politique de ce genre. L’adhésion d’A. Mahé est totale à
l’analyse de F. Colonna dans le sens où cette politique de scolarisation fut la seule politique

224
LEVI-STRAUSS, Claude, La Pensée sauvage, op. cit., p. 28
225
ibid., p. 24
226
MAHE, Alain & KHEMMACHE, Bou Khalfa, ibid.
227
MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., pp. 147-148
228
COLONNA, Fanny, « Du bon usage de la science coloniale », art. cit., p. 231
229
FAVRET, Jeanne, « Traditionalisme par excès de modernité », European Journal of Sociology, Volume 8,
issue 1, mai 1967, pp 71-93
230
HACHI, Slimane, « Note sur la politique berbère de la France », Tafsut n°1, série études et débats, Tizi-Ouzou,
pp. 29-33

71
berbère appliquée à l’échelle de l’Algérie (bien qu’avant tout massivement en Grande
Kabylie) ; il présente cependant dans son ouvrage un certain nombre de régimes d’exception,
dont celui mis en œuvre par la politique des centres municipaux (cf. supra). Aux seconds (en
réalité avant tout à Jeanne Favret), l’auteur répond que la politique berbère menée au Maroc
ne fut en réalité pas ce qu’ils décrivent, à savoir une « exaltation des modes d’organisation et
des valeurs berbères au détriment des valeurs modernistes »231, mais bien une politique visant
non pas à fonder un « Berbéristan » mais à soustraire les populations berbères à la juridiction
musulmane du sultan du Maroc et à former des élites politiques locales françaises232. La
politique menée en Kabylie, elle, s’est inscrite dans des projets extrêmement variés, du
séparatisme au folklorisme en passant par l’assimilationnisme. Cette idée de politiques
kabyles aux visées contradictoires233, A. Mahé la reprendra à plusieurs reprises dans sa thèse,
contredisant par exemple une nouvelle fois C.-R. Ageron qui, dans sa perspective néo-
positiviste avait compris la création de représentations séparées au sein des Délégations
financières en 1898 comme une mesure répondant à la politique des races de Gallieni, promue
par ce dernier dans tout l’empire colonial234.

c. La « sauvagerie » d'une pensée comme « violence »

Nous pourrions voir dans l'expression « pensée sauvage » le moyen d'exprimer une
autre caractéristique du mythe, dans notre cas du « mythe kabyle ». C'est que le violent
contact de mythèmes parfois totalement fantaisistes (ainsi de la christianité profonde des
Kabyles) avec la réalité ne conduisit que très peu souvent à une prise de conscience. À tel
point que la force de conviction associée à cette pensée put conduire à des discours et
pratiques réellement « sauvages » de par la violence de leur aboutissement. Outre que cette
« sauvagerie » peut être interprétée comme menant parfois à des manœuvres politiques, qui ne
sont alors pas uniquement menées via des constructions idéologiques montées de toute pièce
(ainsi de Lavigerie jouant de la confusion inspirée par la politique impériale du « royaume

231
Favret, Jeanne, op. cit. p. 93
232
Pierre Vermeren put également faire justice de cette interprétation : « il ne s'agit pas de privilégier les Berbères
au détriment des Arabes et du Makhzen […] [mais] de maintenir un savant équilibre entre ces forces, afin
qu'elles se neutralisent sous la tutelle coloniale ». L'auteur cite alors des textes très clairs de figures du
protectorat marocain : l'orientaliste Édouard Micheaux-Bellaire y signifie le danger du « panberbérisme » : « il
s'agit d'empêcher plutôt que de créer », tandis que le résident général Hubert Lyautey affirme lui vouloir « tenir
la balance égale » et « assurer parallèlement l'essor de ces deux grands groupements ethniques » que sont les
Arabes et les Berbères. Voir VERMEREN, Pierre, Misère de l'historiographie du “Maghreb” postcolonial (1962-
2012), Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, 288 p., p. 32
233
« Il n'y eut jamais une politique kabyle uniment assimilationniste, mais des politiques kabyles aux visées
contradictoires » ; MAHE, Alain, op. cit., p. 280, note 1
234
Circulaire du 22 mai 1898 (voir supra, note 169), citée in AGERON, Charles-Robert, « Du mythe kabyle aux
politiques berbères », art. cit., p. 332

72
arabe » sur les colons arabophobes235 ou de Masqueray promettant aux assemblées
villageoises de Kabylie consultées sur l'opportunité de la scolarisation de leurs communautés,
que des talebs seraient adjoints aux instituteurs français236), elle permet d'expliquer la
persistance de discours particulièrement violents face à l'affrontement de réalités tout à fait
évidentes et absolument contradictoires aux théories de leurs énonciateurs. Le terrain de
l'action missionnaire, qui ôte les illusions idéologisées par le cadre colonial et démontre que
les seules conversions possibles des Kabyles au christianisme sont des conversions de la
misère, n'empêche pas des directives d'illustrer par leurs termes les extrémités où peuvent
mener une élaboration mythologique de la nature du mythe kabyle, une « pensée sauvage » : à
la question « Quand peut-on administrer le baptême aux enfants des infidèles ? », le diaire du
poste de Bou Nouh répondait : « Toutes les fois que vous avez de grandes probabilités qu'ils
mourront, et par conséquent ou mieux, a fortiori toutes les fois qu'ils sont à l'article de la mort
ou en danger grave de mort ». L'enfant baptisé revenant à la santé, il faudrait, sans l'avertir du
fait qu'il est chrétien, lui procurer le moyen de pratiquer sa religion, en l'envoyant au petit
séminaire237.
D'ailleurs, le manque à gagner flagrant que constitua une politique qui fut à l'avantage
des Kabyles illustre concrètement à quel point une simple politique de division ne peut rendre
compte de la force d'auto-conviction dont firent preuve les tenants du « mythe kabyle ». Nous
avons vu (supra) la différence de régime fiscal qui fut instaurée entre la Kabylie et les autres
régions d'Algérie ; cette différence n'était pas fondée sur une différence d'assiette de base
existant pour la détermination des impôts en pays kabyle. Il n'y eut pas qu'une différence
formelle entre la lezma et l'impôt arabe : le pourcentage des contributions entre ces deux
systèmes d'imposition révèlent une inégalité profonde. « Autant dire que ce régime fiscal
privilégié constituait un manque à gagner pour le Trésor public », conclut Alain Mahé ;
conclusion qui « oblige à considérer la part prise par la kabylophilie de certains
administrateurs et hommes politiques », une simple politique de division n'étant pas suffisante
pour expliciter un tel investissement du colonisateur238. Il en est de même de la prise en
charge par l'État lui-même de la scolarisation de la Kabylie (cf. supra), dont il faut remarquer
le caractère exceptionnel : « nous négligerons sans hésiter l’explication en termes de politique
colonialiste qui invoque le principe du diviser pour régner pour expliquer [cet] effort
235
DIRECHE-SLIMANI, Karima, Chrétiens de Kabylie 1873-1954. Une action missionnaire dans l'Algérie
coloniale, Bouchène, 2004, p. 29
236
MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 264
237
Diaire Bou Nouh (1876-1986), novembre 1876, Archives de la Société des Missionnaires d'Afrique, cité par
DIRECHE-SLIMANI Karima, op. cit., p. 77
238
MAHE, Alain, op. cit., p. 225

73
exceptionnel »239. Pour les mêmes raisons économiques que nous avons mentionné au sujet du
régime fiscal, « il est […] nécessaire de souligner l'aspect paradoxal qui consistait à scolariser
de façon privilégiée une région rurale, montagneuse de surcroît » : car l'acheminement des
matériaux de construction et des équipements scolaires représentèrent des frais tout à fait
considérables240.

d. Le mythe kabyle et son « bourgeonnement »241

« L’aspect le plus intéressant de l’histoire de ces stéréotypes et de ces clichés ne


manque pas d’être celui de leur diffusion au sein même des populations concernées,
notamment par le biais de l’école (sous forme de clichés dans les manuels scolaires) et de la
propagation de la culture et des livres français sur l’Algérie »242. À ce propos, Alain Mahé
disait déjà de Fanny Colonna qu’elle avait mis au jour « un aspect ignoré avant elle : la façon
dont, par le biais de l’école coloniale, le mythe s’est diffusé dans la société kabyle elle-
même ». Il critique plus loin C.-R. Ageron en ces termes: « il est un aspect que néglige
totalement C.-R. Ageron dans ses études pourtant si minutieuses du mythe et de la politique
kabyles : c’est la diffusion du mythe kabyle chez les Kabyles eux-mêmes, notamment par
l’école coloniale, dont les manuels étaient saturés de clichés ». C'est au sujet des discours
tenus par la délégation kabyle des Délégations financières qu'A. Mahé aborde cette question.
Selon C.-R. Ageron, les délégués kabyles avaient perçu l'intérêt qu'ils pouvaient tirer de la
prégnance du mythe kabyle chez les délégués européens indigénophiles et s'en servirent donc
pour obtenir des réponses concrètes à leurs revendication : ils « savaient désormais se faire
passer en Auvergnats algériens et jouaient volontiers de l'affirmation de leur supériorité sur
les Arabes paresseux »243. Or du fait même de cette diffusion, l'on peut imaginer qu'au-delà de
cette instrumentalisation tout à fait intéressée du « mythe kabyle », se profilait déjà une
réappropriation de ses mythèmes par les sujets mêmes de cette spéculation à caractère
dichotomique. C'est pourquoi, selon A. Mahé, « les attitudes et les arguments des délégués
kabyles qu’invoque C.-R. Ageron, loin de traduire de la duplicité et de la malice, reflètent
pour une bonne part leurs représentations de leur propre identité ».

239
Ibid., p. 262
240
Ibid., p. 265
241
Terme employé par Alain Mahé pour parler de son épanouissement au sein du mouvement culturel berbère des
années 1980 : MAHE, Alain, op. cit., p. 281, note 3
242
Ibid. ; de même pour les citations qui suivent.
243
AGERON, Charles-Robert, Les Algériens Musulmans et la France, op. cit., p. 876

74
3. Du renouveau de l’histoire intellectuelle ; l’apport de l’historiographie anglo-
saxonne

Une histoire intellectuelle de l'histoire de l'Algérie, c'est-à-dire une analyse et


contextualisation des modes de pensée qui furent ceux des conquérants et administrateurs de
ce pays, a également permis un apport précieux à l'appréhension, entre autres, de ce que fut le
« mythe kabyle ».

a. L'Arabe comme « Autre » : à l'origine d'un « Soi » français

C'est ce que fait brillamment Patricia Lorcin, professeur de l'Université du Minnesota,


historienne de la France des XIXe et XXe siècles et spécialiste de l'empire colonial français,
dans son ouvrage de 1995, Imperial Identities244. Une analyse sociologique de ces troupes qui
conquirent puis explorèrent la nouvelle colonie, parmi lesquels de nombreux techniciens,
l'importance attachée la science dans un contexte d'émergence de la société industrielle,
l'anticléricalisme qui lui fut afférent, l'émergence des théories raciales dans la science
européenne du XIXe siècle sont autant d'éléments de contextualisation de l'atmosphère
intellectuelle qui accompagna la colonisation permettant d'éclairer la force des mythèmes qui
constituèrent le « mythe kabyle ». Ainsi, c'est la Révolution et ses prolongements (1789-1799)
qui occasionna l'émergence d'une conscience accrue de nouveaux concepts politiques
(démocratie, égalitarisme), sociaux (individualisme) et administratifs (départements,
communes), concepts qui dans une société soumise au traumatisme social d'une révolution
avaient acquis une valeur importante, pour prendre des connotations positives ou négatives
selon la perspective politique qui les considère : « l'interprétation de la société autochtone à la
lueur de ces concepts a naturellement tendance à se prêter aux distorsions de l'approbation et
de la désapprobation »245.
Cette image positive des Kabyles et négative des Arabes, consiste par conséquent en
« une image formée face aux circonstances de la conquête et de l'occupation alliées à la
formation politique, sociale et intellectuelle des français »246. En Kabylie, ce que les Français
croient trouver, ce sont ces valeurs nouvelles, comme reflétées dans un miroir : démocratie,
propriété privée, égalitarisme. Et c'est face à la virulence du laïcisme de la IIIe République

244
LORCIN, Patricia, Kabyles, arabes, français : identités coloniales, Presses Universitaires de Limoges,
collection « Histoire », 2005 (traduction française de l'ouvrage paru en 1995 sous le titre anglais Imperial
Identities : Stereotyping, Prejudice and Race in Colonial Algeria)
245
LORCIN Patricia, op. cit., p. 186 ; l'auteure analyse alors La Kabylie et les coutumes kabyles de Hanoteau et
Letourneux
246
Ibid., p. 13

75
que réagiront les missionnaires catholiques en Kabylie : ainsi qu'a pu l'exprimer Karima
Dirèche-Slimani, « la Kabylie [fut pour eux] le pendant fantasmé d'une France sublimée »247;
les Kabyles chrétiens représentèrent alors les assimilés idéaux, leur indigénat les
« protégeant » des bouleversements que la société française avait eu à connaître dans le
dernier tiers du XIXe siècle. Émergence de nouvelles valeurs, réactions contre ces dernières
dans un contexte de profonde transformation sociale, de telles analyses permises par l'histoire
intellectuelle permettent d'appréhender avec force l'ancrage de la construction mythique qui
fut élaborée autour des Kabyles, faisant d'elle bien autre chose qu'une simple manipulation à
visée instrumentaliste.

b. L'Algérie dans la pensée orientaliste

Avançant une hypothèse afin d'expliquer la possibilité d'un rassemblement des


diverses composantes de l'immigration nord-africaine (marocaine, tunisienne et algérienne) en
métropole, Omar Carlier put dans un article de 1982 s'interroger en ces termes : «faut-il
pronostiquer par exemple une sorte de fusion de l’émigration maghrébine sur la base d’un
statut social dans lequel l'identité culturelle arabo-islamique jouerait un rôle de ciment décisif
d'autant plus fort et unifiant qu'il fonctionne comme stéréotype réducteur dans le regard de
l'autre ? »248. Valorisation de Soi, dévalorisation de l'Autre : cette pensée essentialisante est
sans doute en effet la conséquence d'une perspective qui accompagna la colonisation de
l'Algérie par la France, la perspective orientaliste.

α. L'islam et les Arabes en Algérie : application coloniale d'une pensée orientaliste

Edward Saïd249 a montré que l’image occidentale de l’Orient fut étroitement liée à sa
domination politique et intellectuelle par l’Occident, l’orientalisme étant davantage une
réponse à la culture occidentale qu’à sa matière présumée. L’Islam a ainsi constitué une
réponse aux évènements de la conquête ou aux valeurs et à la culture française. L'historien
canadien de l'Afrique Alexander Sydney Kanya-Forstner, dans The Conquest of the Western
Sudan250, avait émis l’hypothèse que c'est en Algérie que l’armée française avait hérité sa

247
DIRECHE-SLIMANI Karima, op. cit., p. 13. Ainsi les parallèles entre les performances des écoliers français et
celles des écoliers indigènes se révélaient-ils plutôt en faveur de ces derniers : « ces petits cerveaux de
montagnards indigènes […] retrouvent plus vives et plus déliées […] les aptitudes de nos montagnards cévenols
ou auvergnats » (Émile Combes, cité par COLONNA, Fanny, op. cit., p. 65)
248
CARLIER, Omar, « Aspects des rapports entre mouvement ouvrier émigré et migration maghrébine en France
dans l’entre-deux-guerres », in Le mouvement ouvrier Maghrébin, Centre de Recherches et d’études sur les
sociétés méditerranéennes, Éd. du CNRS, Collection « Études de l’Annuaire de l'Afrique du Nord », 1982, p. 52
249
SAID, Edward, Orientalism, New York, Vintage, 1979
250
KANYA-FORSTNER, Alexander Sydney, The Conquest of the Western Sudan,. A Study in French Military

76
profonde répulsion à l'égard de l'islam. À deux reprises, en 1834 et 1837, Abd el-Qader avait
signé des traités de paix et d'amitié avec les Français. Ni son nationalisme ni l'islam militant
dont il fit preuve n'étaient en soi un obstacle à la coopération. Or jamais Bugeaud ne
considéra sérieusement la possibilité d'un arrangement avec l'émir ; il viola le traité de la
Tafna et fut donc à l'origine du conflit final initié en 1839. Et il fut sans merci : incendie des
cultures, bétail dispersé, possessions détruites, jusqu'à ce que les seules options possibles
fussent la soumission sans condition ou l'annihilation. Au moment de la conquête du Soudan,
donc, les Français « avaient leur propre point de vue, bien installé, de la nature de l'islam
militant et du danger qu'il représentait pour la sécurité européenne. En Algérie, ils avaient
senti toute la force du jihad anti-européen, et cette expérience avait instillé à la fois une
crainte pathologique de la résistance musulmane et une détermination fanatique à éradiquer
toutes traces de pouvoir musulman indépendant »251. C'est pourquoi, selon P. Lorcin, « la
méfiance à l’égard de l’Islam constitua une caractéristique omniprésente de la mentalité
coloniale en Algérie »252.
Les Français, en Algérie, ne traitèrent pas l’islam comme une religion mais comme un
système idéologique. Abd-el-Qader s’était servi du bouclier d’une religion belliciste pour
favoriser ses propres intérêts. Ce bellicisme présumé resterait associé à l’islam pendant les
cent trente-deux ans de la colonisation française, et l’islam serait considéré comme la source
de toutes les formes d’opposition à leur pouvoir. Les nécessités de la conquête et de
l’établissement d’une administration firent que très vite l’on commanda des études précises
sur cette religion ; mais la société musulmane était d’emblée considérée comme impénétrable.
De plus, c’est aux arabisants que l’on demanda de réaliser ces études, la seule connaissance
de la langue arabe étant considérée comme suffisante, ce qui éleva des réactions subjectives
au rang de l’érudition. Le Coran ayant lié de manière inextricable État et religion253, et la
société musulmane étant ésotérique, on considéra d'emblée qu'il serait très difficile d’y
substituer un système administratif purement français. C’est le besoin de sécurité, essentiel
dans l'installation de la colonie, qui détermina la vision qu’eurent les colonisateurs de l’islam.

Imperialism, Cambridge University Press, Londres, 1969


251
KANYA-FORSTNER, Alexander Sydney, op. cit., pp. 19-21
252
LORCIN, Patricia, op. cit., p. 24
253
Cette croyance que le Coran transmettait une doctrine infaillible fut d'ailleurs utilisée comme prétexte pour les
militaires pour justifier leur mode de gouvernement : si le chef d'État musulman était également le chef de
l'Église, l'autorité française devait se montrer infaillible, et le chef de l'État aussi infaillible que le Coran. Voir
l'Exposé de l'état actuel de la société arabe, du gouvernement et de la législation qui la régit (extraits), in « Des
diverses races qui peuplent l'Algérie », Revue de l'Orient, vol. 6, 1845, pp. 347-361. Cette brochure de 1844 était
destinée à distribuée par le gouvernement aux officiers des Affaires Arabes. Cité par LORCIN, Patricia, op. cit.,
pp. 78-79

77
L’attention se porta vers les institutions musulmanes les plus susceptibles de susciter la
sédition contre la France. Quand l’officier Édouard de Neveu étudia les confréries254, c’était
pour rendre compte de leur potentiel comme paravent à la sédition et non pour expliquer leur
signification institutionnelle en relation à l’islam. Renforçant l’assimilation de l’islam à un
obstacle au progrès, De Neveu insista fortement sur le caractère impénétrable des confréries
musulmanes. L’ouvrage de De Neveu resterait une référence jusqu’à 1884 et la parution de
Marabouts et Khouan de l’officier Louis-Marie Rinn. L’islam resta donc dans l'esprit du
colonisateur une forteresse impénétrable d’idées subversives255. La langue arabe ferait partie
intégrante de cette essentialisation dévalorisante de l'Arabe en Algérie : ainsi, selon M.
Lazreg, qui cite également E. Said, l'arabe était-il décrit comme une « langue dégénérée », de
même que l'Arabe était un être arriéré et impénétrable, deux composantes de cet orientalisme
dont le « mythe kabyle » fut l'application en Algérie, qui instituait une différence ontologique
entre le Kabyle et l'Arabe256.
L'expédition d'Égypte constitue une expérience fondamentale dans la formation de
cette image fantastique que revêt l'Orient dans l'esprit des Français du XIXe siècle. En effet,
ainsi que l'explique Pierre Vermeren dans son Misère de l'historiographie du “Maghreb”
post-colonial, « l'Algérie fonctionne comme une réplique des choses vues en Orient ». Les
Barbaresques, ainsi, deviennent « Arabes » ; et ces derniers, qui avaient été constitué en
nationalité par rapport aux Turcs qui les opprimaient, selon le schéma de « la “lutte des races”
ayant opposé en Europe peuples autochtones et conquérants germains ». Or, cette « lutte des
races » serait également transposée en Algérie : puisque les Turcs ayant été chassés, « les
Arabes sont désignés à leur tour comme les “persécuteurs” des Berbères » : la France
civilisatrice se chargera de libérer ce peuple opprimé, comme elle avait libéré les Arabes
d'Égypte. Ces derniers, avait dit Ibn Khaldoun (en parlant des invasions hilaliennes) qu'on lit
avec grand intérêt, étaient accusés d'avoir « ensauvagé la Berbérie »257. Telle sera l'application
de la perspective orientaliste dans la colonie algérienne.

254
NEVEU, Édouard de, Les Khouan. Ordres religieux chez les musulmans de l’Algérie, Paris, A. Guyot, 1845
255
Sur la constitution par la France de sa perception de l'islam en Algérie, voir « L'islam et la société », in
LORCIN, Patricia, op. cit., pp. 75-103
256
LAZREG, Marnia, « The reproduction of colonial ideology : the case of the Kabyle Berbers », Arab Studies
Quarterly, Vol. 5, n°4, automne 1983, p. 384
257
Sur cette transposition du modèle égyptien dans la conquête de l'Algérie, voir VERMEREN, Pierre, Misère de
l'historiographie du “Maghreb” postcolonial (1962-2012), Publications de la Sorbonne, Paris, 2012, pp. 22-23 ;
l'ouvrage d'Ibn Khaldoun en question est son Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l'Afrique
septentrionale, traduction de De Slane, 4 vol., 444 p., 594 p., 494 p., 630 p., Paris, Geuthner, 1982

78
β. L'exotisme oriental dans les arts : au secours de l'Arabe ?

Ainsi que l'a montré Edward Said, l'Occident, et notamment la France et la Grande-
Bretagne, ont élaboré un corpus théorique et pratique qui a formé une partie intégrale de la
civilisation matérielle et de la culture européennes. Or l'on pourrait imaginer que l'image de
l'Orient et de ses habitants, les Arabes romantiques et exotiques tels qu'ils furent représentés
dans les arts, aurait pu contrebalancer les attitudes envers les Arabes formées dans la colonie.
Tel ne fut pas le cas : « il exista une nette distinction entre l'Orient illusoire des formes
artistiques et la réalité telle qu'elle fut perçue dans les colonies »258. Les peintures d'Eugène
Fromentin et d'Eugène Delacroix montrent l'importance qu'eut l'Algérie sur le plan de l'art
visuel. La visite de l'Algérie, en 1832, par ce dernier transforme à sa peinture et le place à la
tête d'une révolution artistique mettant en valeur couleur et imagination face au trait et au
savoir prônés par l'Académie. La curiosité intellectuelle pour la colonie était bien présente, et
reflète alors une curiosité plus large à l'égard de l'Orient. Cependant ce dernier, s'il est
exotique, fascinant, est distant, sinon présenté de façon très onirique (ainsi le Voyage en
Orient de Gérard de Nerval) et donc coupé du réel ; l'Arabe n'est chez le poète des Chimères
pas meilleur qu'un chien259 ; et chez Gustave Flaubert (qui a voyagé en Algérie), les cabanes
des Arabes sont des « chenils », nous décrit-il dans le récit qu'il fait de sa première rencontre
avec des Arabes, à Constantine. Les œuvres de Pierre Loti, de Flaubert ne font que renforcer
les stéréotypes existants sur l'Orient, tels la débauche orientale260. En somme, « en art, l'Orient
devient prestigieux, romantique et excitant mais pas les Arabes »261.

4. De l’importance d’un contexte épistémologique : l'Algérie dans l'anthropologie


raciale du XIXe siècle

« Oui, nous sommes très menacés. Nos agneaux


sont très convoités par les loups des autres. Et,
aujourd'hui, l’impérieuse nécessité pour nous est de
refaire notre cohésion, et de nous renforcer d’un certain
nombre d’idées-barrières pour nous protéger contre la
désagrégation. »
Ahmed Taleb Ibrahimi, « Les “idées-barrières” », Le
Jeune Musulman, n°26, 12 février 1954

A l’origine du « mythe kabyle », l’on trouve une sorte de processus nécessaire de la


pensée, celui de la classification. Ainsi que l'ont montré certains auteurs, le contexte

258
LORCIN, Patricia, op. cit., p. 127
259
NERVAL, Gérard de, Voyage en Orient, Paris, Michel Levy, 1867, vol. I, p. 246
260
SAID, Edward, Orientalisme : l'Orient créé par l'Occident, Éd. du Seuil, Paris, 1997, pp. 207-219
261
LORCIN, Patricia, op. cit., p. 130

79
épistémologique de la constitution du « mythe kabyle », celui de la naissance d'une
anthropologie raciale, n'a fait qu'accentuer cette inévitabilité anthropologique à laquelle
correspond la logique classificatoire qu'analysa Lévi-Strauss. Tout d’abord, et c’est là l’un des
apports essentiels d’Alain Mahé262, « une authentique anthropologie du Maghreb […] ne peut
éviter d’une manière ou d’une autre de recourir à des typifications en termes d’arabe ou de
berbère », affirmation qui, si elle était évidente pour un anthropologue, n’avait du moins
jamais été exprimée clairement, faille dans les interstices de laquelle avaient pu s’immiscer,
inconsciemment ou non, nombre de représentants du « mythe kabyle » : berbéristes,
colonisateur, Arabes263. Établir de manière distincte et claire une différence sociologique entre
les populations berbérophones et les populations arabophones permet en effet, à notre sens, de
mettre fin à tout autre type de distinctions (raciales, religieuses, etc.) à l’origine des théories
contradictoires et surabondantes qui composent le « mythe kabyle », ce qui étant donné le
contenu d’ouvrages même contemporains était nous semble-t-il loin d’être vide de sens. La
citation suivante nous permettra de faire définitivement justice d'une approche périlleuse :

« À l’inverse du Proche-Orient et à ses kyrielles de sectes,


de confessions et d’ethnies, l’homogénéité culturelle du
Maghreb ne laissait guère de prise aux typifications des
observateurs extérieurs. De sorte que l’opposition
arabe/berbère leur apparut comme le seul biais par lequel
penser cette société »264

Des bribes de connaissance furent ainsi constituées en système binaire, produisant de


nouvelles oppositions qui étaient censées affiner le savoir, tout en les faisant converger, au
lieu de les atténuer et de revoir leur pertinence265. Or cette logique fut renforcée par les
schémas d'analyse mobilisés par l'émergente anthropologie raciale du XIXe siècle, qui
constitue l'arrière-plan épistémologique de notre sujet. Car il existe une « logique culturelle de
la classification anthropologique de [la] période coloniale »266. C'est-à-dire que même si les

262
C.-R. Ageron avait bien indiqué, dans la reprise de son article de 1960 qu’il fit dans sa « thèse principale »,
que « l’originalité berbère ne [pouvait] […] être niée sociologiquement » : AGERON, Charles-Robert, Les
Algériens Musulmans et la France, p. 267 (édition de 2005). Y manquait cependant une analyse
anthropologique.
263
Terme que nous utilisons ici dans son seul sens d’individu ayant intégré cette pensée sauvage de par la nature
même de cette dernière et ayant par suite accentué de manière significative la distinction entre sa propre
personne, en tant que membre d’un groupe ethnique particulier, et les populations berbérophones de l’Algérie.
264
MAHE Alain et KHEMMACHE, Bou Khalfa, « Robert montagne, la politique et le mythe berbère de la France »
in La sociologie musulmane de Robert Montagne, Actes du colloque EHESS & Collège de France, Paris, 5-7
juin 1997, François Pouillon et Daniel Rivet (dir.), Maisonneuve et Larose, 2000, p. 165, note 3 ; voir également
LORCIN, Patricia, op. cit., p. 51, à propos de la « tiédeur islamique » des Kabyle : « loin d'être supérieure à celle
des Arabes, l'organisation sociale, politique et économique des Kabyles en était tout simplement différente ».
265
MAHE Alain, Histoire de la Grande Kabylie, p. 151
266
BOËTSCH, Gilles & FERRIE, Jean-Noël, op. cit., p. 257

80
anthropologues qui dans leurs recherches et échanges étaient déjà conscients de l'aspect
essentiellement culturel de la distinction entre Arabes et Berbères, leur classification prétend
néanmoins bien s'appuyer sur des filiations et ressemblances biologiques. La polémique entre
l'élève de l'anthropologue Paul Broca, Paul Topinard, et le commandant Duhousset, née de
l'accusation formulée par le premier contre le second de lui avoir fourni un dessin présenté
comme étant représentatif d'un « type berbère » alors qu'il représentait un « type arabe »,
montre l'interchangeabilité des critères morphologiques de l'époque, le caractère péremptoire
de la distinction alors affirmée et la difficulté de la confirmer qui se présente aux savants de
l'époque267. L'anthropologie, considérée alors comme une branche de l'histoire naturelle
traitant de l'homme et des races humaines, s'inscrivait dans un cadre de légitimation de la
scientificité des disciplines de l'époque via leur inscription dans le principe classificatoire issu
des sciences naturelles du siècle des Lumières. Cette distinction s'inscrit alors dans un champ
distinct du champ politique, le champ des sciences naturelles, antérieur et extérieur à la
colonisation. En fin de compte, les « anthropologues […] n'eurent guère, [pour produire ces
arrangements classificatoires], à transformer leur façon habituelle de penser ». Topinard
(1881) refuserait de voir des différences entre Arabes et Berbères dans les mesures
anthropométriques de ses contemporains ; l'opposition serait seulement d'ordre culturel.
Collignon (1886), Bertholon et Chantre (1913) montreraient l'inexistence d'une race berbère
du fait de l'existence de types morphologiques fort différenciés. Pour Périer, Bertholon et
Doutté (1903), racialement parlant, les Berbères n'existaient pas. « Pourquoi, dans ce cas-là,
continuer à parler d'une race ? […] d'où vint-il que les ensembles morphologiques repérés par
eux doivent, pour être identifiables, correspondre à des types antiques en formant des races ?
Vraisemblablement du fait que, selon la vision du monde de l'époque, que les anthropologues
partageaient, il était impossible de concevoir une identité qui ne se fonde point sur le
sang »268.
Pierre Vermeren, dans son Misère de l'historiographie du “Maghreb” postcolonial,
évoque également avec clarté la réalité de la différence socio-culturelle que supposent l'
« arabité » et la « berbérité » : « la double appartenance des Nord-Africains, arabes par leur
langue et leur religion, amazighes par leur anthropologie et leur organisation sociale, demeure
un impensé colonial. On s'en tient à la langue d'expression, de laquelle on déduit une

267
Art. cit., pp. 258-259
268
ibid., p. 272 ; de fait, la tactique kabyle de la guérilla en montagne fit que l'on vit en eux de redoutables
guerriers, invincibles, tenaces ; car, sédentaires, ils tenaient à leur chez-eux, et le défendaient donc corps et âme ;
tandis que l'Arabe, nomade, vagabond, pouvait bien fuir pour brusquement réapparaitre. Voir LORCIN, Patricia,
op. cit., pp. 45-49

81
affiliation ethnique »269. Il fallait « classer, dans l'esprit scientiste du XIXe siècle » ;
cependant, l'auteur y voit la nécessité du diviser pour régner, tandis que comme nous venons
de l'observer, peut-être s'agissait-il davantage d'une nécessité anthropologique inscrite dans
une conjoncture particulière, en tant que cet esprit peut être envisagé comme une « pensée
sauvage ».

5. La montagne, une enclave : l'Autre local et le Soi lointain

Si un certain nombre de représentations fantasmatiques ont été élaborées par le


colonisateur français autour des Alaouites (cf. supra), des Maronites (Lazreg) ou des Kabyles,
c'est que la montagne, dans les sciences sociales du XIXe siècle mais aussi du XXe, semble
être presque naturellement considérée comme pouvant être un lieu de particulière
conservation et d'enclavement, du fait de sa relative inaccessibilité. Au sujet de la multiplicité
de caractères positifs attribués aux Kabyles suite à l'affrontement de la guérilla kabyle lors de
la guerre de conquête, Patricia Lorcin put écrire, par un intéressant rapprochement : « il suffit
de considérer l'hagiographie qui s'est attachée à Che Guevarra dans les années 1960 et 1970
pour [saisir] toute la puissance [des mythes complexe entourant la guérilla et ceux qui la
pratiquent] »270.

a. La montagne au Maghreb : marginalité et non-histoire

Les pays de montagnes sont alors considérés, « européens ou autres, comme des
isolats coupés des voies de la grande Histoire »271. Il n'est pas jusqu'à Fernaud Braudel qui,
dans La Méditerranée et le monde méditerranéen, décrit la montagne méditerranéenne
comme « le refuge des libertés, des démocraties et des “républiques” paysannes [où] la vie
des bas pays et des villes pénètre mal », à la « géographie religieuse à part »272. Si existe une
« barrière imparfaite de la géographie sans cesse franchie », « une barrière sociale, culturelle,
s'élève » qui tente de la remplacer273. Il s'agit d'ailleurs de remarquer que cette division
montagne/plaine, qui vient redoubler une opposition rural/citadin, est bien ancrée dans la
tradition des sciences sociales maghrébines elles-mêmes.
Ainsi, au Maghreb même, « le consensus, pour tacite qu'il soit, est néanmoins bien

269
VERMEREN, Pierre, op. cit., p. 30
270
LORCIN, Patricia, op. cit., p. 45, note 58
271
ABDELFATTAH LALMI, Nedjma, art. cit., p. 530, « Résumé »
272
BRAUDEL, Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen I. La part du milieu, Paris, A. Colin, 1990,
pp. 39-46
273
ibid., p. 51

82
enraciné […] sur le caractère fort des frontières entre citadin et rural, montagne et plaine, et
encore plus entre montagne et ville. […] Dans certains cas la barrière est vraiment perçue,
présentée ou vécue comme une barrière ethnique »274. C'est contre cette perception que N.
Abdelfattah-Lalmi se livre dans son article à une démonstration des liens constants entre ville
et montagnes kabyles en Algérie et en Afrique du Nord. Les élites citadines maghrébines ont
tendance à user de notions (hadri, beldi, c'est-à-dire « citadins ») qui « culturisent » ou
« ethnicisent » cette frontière, égrenant à répétition les catégories « Turcs, Arabes, Maures,
Juifs » des villes et « Berbères » des montagnes comme des mondes irrémédiablement
irréductibles, liés à des notions de races ou au moins d'origines différentes, depuis le XIXe
siècle au plus tôt. Jusqu'à nos jours, par conséquent, les spécialistes maghrébins du monde
urbain perpétuent une perspective orientalisante dans leurs travaux. En réalité, c'est plutôt
l'origine sociale de la population en question qui la poussera à revendiquer l'allochtonie dans
certains cas, l'autochtonie dans d'autres. Selon Rachid Sidi Boumédiène275, sociologue
urbaniste, l'excellence générant l'aptitude à l'urbanité ou l'urbanité générant l'excellence sont
forcément fondées sur l'affirmation d'une origine allochtone de ses acteurs. À l'inverse, des
groupes effectivement allochtones, comme les groupes citadins tunisois d'origine turque en
voie de tunisification évoqués par Sami Bargaoui276, valoriseront l'autochtonie dans la logique
de leur processus de formation et de revendication d'une identité proprement locale.
En outre, cet héritage est ancien, puisqu'Ibn Khaldoun, qui nous l'avons vu servit de
référence aux arabisants qui accompagnèrent la colonisation de l'Algérie, établissait déjà au
XIVe siècle une polarité entre sédentarité et bédouinité, définissant toutes leurs
caractéristiques ; c'est pourquoi « les catégories dont procède le mythe kabyle ne sont pas sans
rappeler certains aspects du discours indigène »277.

b. Perception de soi du montagnard : Soi-même comme un Autre

L'on perçoit ainsi par le même temps comment l'auto-perception de soi comme arriéré
(« montagnard » étant érigé en son synonyme) peut être à l'origine d'un « complexe
d'infériorité », souvent mentionné par les historiens de l’Algérie, des montagnards Kabyles278,

274
ABDELFATTAH LALMI, Nedjma, art. cit., p. 508
275
SIDI BOUMEDIENE, Rachid, « La citadinité, une notion impossible ? » in La ville dans tous ses états, Alger,
Casbah, 1998, pp. 25-38
276
BARGAOUI, Sami, « Des Turcs aux Hanafiyya. La construction d'une catégorie “métisse” à Tunis aux XVIIe et
XVIIIe siècles », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2005/1 (60e année), Éd. EHESS, pp. 209-228
277
MAHE, Alain, op. cit., p. 150
278
« Beaucoup de ces musulmans [les Kabyles] se voulaient arabes ou du moins d'origine orientale ; “la plupart
considèrent comme une injure grave de les considérer comme Kabyles d'origine”, écrivait en 1911
l'administrateur de Collo. Mais le vieux complexe d'infériorité jouait un rôle semblable en Grande Kabylie ou en

83
qui pour se valoriser invoquent d'ailleurs toujours une origine orientale (un marabout se doit
d'invoquer une telle provenance, s'il souhaite assurer son prestige), et qui subissant un certain
nombre d'évolutions socio-économiques les menant à être en avance d'un point de vue
notamment politique sur leurs compatriotes, renverseront ce complexe en une fierté d'être
kabyle d'autant plus ressentie qu'elle répondait à un fort sentiment d'infériorité. Cette « haine
de soi » dont parle Omar Carlier279, qui participait ainsi d'une auto-dépréciation essentialisée,
est alors totalement inversée. Le contexte montagnard peut aisément impliquer une
représentation d'elles-mêmes des populations qui y vivent comme de populations singulières.
Le fait même de vivre dans un endroit par définition moins « accessible » ayant tendance à
générer des représentations de ses habitants comme des individus « différents », la
représentation de soi et celle que s'en font les autres se nourrissant mutuellement et croissant
paradoxalement par la relative faiblesse des contacts qui découlent de cette situation, font,
ainsi que le dit Marnia Lazreg, que « les montagnes, partout, nourrissent des attitudes de
ressentiment, de défiance, et un profond sentiment d'inadéquation face aux étrangers », la
politique raciale permettant alors à ces sentiments de se changer en « la conscience plus
développée d'une supériorité raciale »280. Cette conscience s'affirme d'autant plus qu'elle peut
répondre à l'affirmation consciente ou inconsciente de l'arabo-islamisme comme facteur
d'unité au sein d'une population dominée et réprimée : cette « réaction patriotique et […]
affirmation de soi » accompagnerait donc un « sentiment d'appartenance régionale [qui] prend
de l'importance et se charge d'un contenu nouveau » avec la colonisation, avivé par « une
habitude de méfiance et de mépris qu'on nourrit à leur égard [dans les régions de plaine et les
villes algériennes] à cause de leur position sociale et de leur différence »281. La politisation
accrue des Kabyles du fait de la précocité et de l'importance de l'émigration dans la région
permettra à ce sentiment d'infériorité de s'inverser : « la conviction […] d'être politiquement
en avance sur les autres régions du pays se traduit par une certaine fierté. On n'a plus honte
d'être kabyle »282 ; et une affirmation de la culture berbère s'ensuivit.

pays chaouia. Tout Kabyle enrichi se découvrait une généalogie arabe » ; AGERON, Charles-Robert, Les
Algériens Musulmans et la France, Bouchène, 2005, pp. 874-875
279
CARLIER, Omar, « La production sociale de l'image de soi : note sur la crise berbériste de 1949 », Annuaire de
l'Afrique du Nord, 1984, p. 361
280
LAZREG Marnia, art. cit., p. 389 : « mountains everywhere breed attitudes of resentment, distrust, and a deep
sense of inadequacy before outsiders » ; « a broader consciousness of racial superiority »
281
HARBI Mohammed, Le F.L.N., Mirage et réalité, op. cit., p. 60
282
ibid., p. 61

84
c. Djurdjura, Jura, Auvergne, Cévennes : familiarité d'un paysage hors du contact des
miasmes

L'on peut également remarquer que dans beaucoup de cas, la référence à la montagne
en tant que paysage connu, familier permet un rapprochement, forcément positif, vers Soi-
même à l'énonciateur de la comparaison. Les montagnards kabyles purent ainsi, et
fréquemment, être comparés aux Auvergnats, Cévenols, Jurassiens, Corses, leur pays à la
Suisse, plus rarement au Caucase. Lors de la conquête de la Kabylie, François Ducuing, dans
un article de La Revue des Deux Mondes, compare ces campagnes à la guerre de montagne
qui fut menée lors de la campagne de Navarre lors des guerres carlistes (1833-1835), les
montagnes devant être le lieu où l'on doit rechercher l'esprit de résistance caractérisant chaque
pays283. Il ne s'agit bien sûr pas de nier les ressemblances climatiques et topologiques qui
existent entre les montagnes kabyles et d'autres paysages méditerranéens284, mais de saisir en
quoi ce rapprochement répond bien plus à un réflexe psychologique dont l'exagération est
d'ailleurs symptomatiquement consubstantielle. Ainsi, selon Jean Morizot, si les Corses, dont
le pays ne fut rattaché que quelques dizaines d'années avant celui de l'Algérie, n'ont conservé
le sentiment d'être français qu'après avoir conquis leur pays de rattachement (l'auteur faisant
ici référence à Napoléon Bonaparte, Corse devenu empereur des Français), rien n'empêchait
Ferhat Abbas, alors président du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne,
après s'être « maintenu dans la voie qui fut longtemps la sienne » (la voie électorale), de
briguer et d'atteindre en France la magistrature suprême285.
Enfin, les propriétés thérapeutiques de la montagne, une fois la colonie établie, purent
accentuer le caractère positif de la montagne : les montagnes constituaient un refuge
permettant d'échapper à la chaleur et à l'insalubrité des plaines, à l'instar du Moyen Atlas
marocain286. Positivité que l'on peut d'autant plus facilement imaginer que l'on sait la place
attribuée à l'air, au vent, aux odeurs, dans la propagation des maladies les plus redoutées tout
au long du XIXe siècle287.

283
DUCUING, François, « La guerre de montagne. La Navarre et La Kabylie », Revue des Deux Mondes, vol. 9,
1851, p. 661
284
Ainsi Alain Mahé, dans son introduction géographique, dit du Massif central qu'il a « un couvert végétal du
même type que le maquis corse », MAHE, Alain, op. cit., p. 23
285
MORIZOT, Jean, L'Algérie kabylisée, pp. 138-139
286
LORCIN, Patricia, op. cit., p . 49
287
CORBIN, Alain, Le miasme et la jonquille, Champs Flammarion, 2001

85
6. « Mythe kabyle » et sémiotique : origine discursive d’une opposition

Tout en soutenant la thèse d'un usage politique du mythe kabyle, Anne Croll288,
linguiste, ajoute à cette nécessité de classifier qui caractérise l'esprit humain une origine
énonciative. S'appuyant sur les travaux des linguistes Julien Greimas et Joseph Courtès, elle
définit le terme de conflit de manière sémiotique : l'expression renverrait alors à l'idée
qu'existe « un véritable principe polémique sur lequel repose l'organisation narrative :
l'activité humaine conçue sous forme de confrontations, caractérise, dans une large mesure,
l'imaginaire humain »289. Outre qu'elle caractériserait un processus mental amenant à leur
élaboration, cette tendance à la binarité se retrouverait donc dans la constitution du discours ;
d'où le développement dichotomique que l'on retrouve dans l'abondante littérature qui informe
et cultive le « mythe kabyle », et qui se nourrit de son propre principe. Ce dernier correspond
à l'idée de « principe polémique », c'est-à-dire à une « construction sémiotique, de type
discursive, qui fonctionne de façon polémique selon une axiologie bipolaire », ce dernier
aspect étant caractéristique des « ethno-types » développés par la période coloniale, à savoir
des catégories sémantiques opposées de façon paradigmatique et se fondant sur des
stéréotypes. Cette axiologisation a permis de « valoriser le même et [de] dévaloriser
l'autre »290: les portraits stéréotypés construits par à la fois une valorisation et une
dévalorisation et qui traitent de l'identité ethnique deviennent ethno-types, le stéréotype
positif correspondant alors à une population associée à une image positive de Soi, le
stéréotype négatif à une image négative de l'Autre. L'imaginaire racial, de fait, suppose une
stigmatisation de l'Autre et une idéalisation contraire du Même. L'auteure retrouve cette
logique discursive dans des articles des quotidiens Le Monde, Le Figaro et Libération des
années 1990 qui traitant de la faible emprise du Front Islamique du Salut en Kabylie
conservent très largement une perspective dichotomique, entre Kabyles démocrates et Arabes
sinon fanatiques du moins portés sur l'islam avant tout autre référent.
Selon Croll, la démarche mythologique décrite par C.-R. Ageron a consisté en la
fondation d'une croyance par un discours ethnologique sur laquelle se sont appuyés les
politiques. Puis, selon cette logique, le mythe a acquis la force d'un préconstruit, sa vulgate

288
CROLL Anne, « Arabes et Kabyles : un imaginaire polémique ? », in Le conflit, Séminaire annuel Le lien social
organisé par Droit et changement social, Nantes, 3-4 mai 2004, Olivier Ménard (dir.), juin 2005,
L'Harmattan/Maison des sciences de l'homme Ange Guépin, pp. 251-271.
289
ibid., p. 251
290
ibid., p. 255

86
contenant de ces « jugements préalables dont l'origine est effacée »291, répondant à la logique
de naturalisation des préjugés décrite par Roland Barthes dans ses Mythologies.
L'interprétation d'Alain Mahé, elle, répondrait à une logique davantage freudienne : le
discours des Kabyles sur eux-mêmes, qui fut une intériorisation de ce mythe de l'identité
originelle, a fonction de lien social. Les Kabyles ont pu se constituer en agents d'une histoire.
Le mythe s'est caractérisé par le fait de n' « avoir pas d'auteur, mais de fonder l'origine », et d'
« être faux dans son contenu, mais vrai dans son travail »292 : un travail s'étant opéré sur les
imaginaires, le mythe travaillant les sociétés comme les rêves l'individu.

C. Entre « narcissisme » et « haine de soi » : le « mythe kabyle » ou l’histoire


impossible

Ce caractère polémique du mythe, qui persiste jusqu'à aujourd'hui et est même allé en
se renforçant, explique la difficulté d'aborder historiquement le « mythe kabyle ». Nedjma
Abdelfattah Lalmi, dans un article que nous allons aborder, décrit ainsi cet obstacle à l'analyse
historique :

« Piégés par les effets du “mythe kabyle” qui divisent les lecteurs
de la Kabylie en deux grosses catégories, ceux qui la surévaluent
et ceux qui la sur-dévaluent, nous avons bien du mal à objectiver
nos interrogations les plus élémentaires et à ne pas développer des
« attentes » contradictoires envers cette région, attentes conformes
aux représentations positives ou négatives dépréciatrices »

Le renvoi à l'histoire du Moyen-Âge, s'il peut être fort utile, est ainsi récurrent dans
notre historiographie pour souligner, parfois avec haine ou fierté, des caractères « essentiels »
des Berbères ; les stéréotypes sont tenaces, et leur ténacité n'est parfois pas atténuée par la
perspective de certains auteurs, même quand ils ne sont pas acteurs d'une histoire qui s'est
faite et qui est encore en train de se faire, celle du « berbérisme » et de la lutte, sourde ou
ouverte, contre ce dernier.

1. Une temporalité éclatée

La persistance d'un certain nombre de récits tout au long de notre bibliographie n'aide
pas à apporter des nuances, pourtant salvatrices d'un point de vue scientifique, aux spécificités
des populations berbères par rapport aux populations arabes. On se trouve alors entre deux
extrêmes : une analyse trop globale (C.-R. Ageron) ou une perspective monographique

291
PESCHEUX, Michel, Les vérités de la Palice, Paris, Maspéro, coll. « Théorie », 1975
292
GRANDGUILLAUME, Gilbert, « Mythe kabyle ? Exception kabyle ? », Esprit, Novembre 2001, pp. 20-27 (A.
Croll cite en réalité G. Grandguillaume en disant citer Alain Mahé et sans indiquer de référence)

87
excessivement refermée sur elle-même (C. Lacoste-Dujarin).

a. Résistance et réappropriation de mythèmes dans l’historiographie : entre « survol » et


monographie

α. Les Algériens musulmans et la France : un « survol » fondateur

Le travail monumental que mena C.-R. Ageron et que nous avons décrit plus haut
l'empêcha de manière assez évidente de se pencher sur des histoires plus régionales, que
permettraient des monographies bien plus tardives, telles celle d'Alain Mahé ou de Karima
Dirèche-Slimani. D'où ce qualificatif de « survol » qu'a pu attribuer M. Kaddache à son
oeuvre293, et qui explique qu'un lecteur averti puisse trouver dans les lignes de l'historien un
certain nombre de fausses assertions. C.-R. Ageron, fortement tributaire de ses sources
primaires qu'il cite abondamment, livre en effet parfois des conclussions erronées, erreurs
d'une importance capitale dans l'éclaircissement ou, à l'inverse, la survivance du « mythe
kabyle ». Ainsi C.-R. Ageron affirme-t-il que « seules les vicissitudes de notre politique
intérieure et extérieure retardèrent jusqu’en 1857 la conquête totale des pays kabyles », les
Kabyles ayant « refusé leur concours à Abd el-Qader par deux fois »294. La seule note
accompagnant ce passage consiste en une citation d’un ouvrage de 1847 expliquant cette
absence de lutte aux côtés de l’émir par « l’extrême âpreté des Kabyles, par leur médiocre
élan vers la guerre sainte, par leur aversion presque égale contre les chrétiens et les Arabes »,
sans aucune autre sorte de critique. Les Kabyles « s’étaient tenus à l’écart de la guerre sainte
arabe ». Alain Mahé critiquerait cette exposition des faits dans son Histoire de la Grande
Kabylie : « les historiens évoquent toujours le refus des Kabyles de s’associer à la résistance
organisée par Abd el-Qader, comme si celui-ci était général et systématique, et comme si
l’émir n’avait pas essuyé de nombreux autres revers dans le reste de l’Algérie », concluant un
peu plus loin : « si les tribus de montagne entendirent effectivement organiser la résistance à
l’armée coloniale de façon autonome et sans s’intégrer dans l’appareil de type étatique mis en
place par ‘Abd el-Qader, celui-ci ne réussit pas moins, et pas mieux qu’ailleurs, à se
constituer des alliés »295. L’émir avait en effet mis en place un khalifa296 ainsi que trois aghas
en Kabylie ; enfin, le « prince des croyants » n’est jamais venu combattre les Kabyles, à

293
KADDACHE Mahfoud, « En guise de clôture », in La guerre d'Algérie au miroir des décolonisations françaises,
Actes du colloque en l'honneur de Charles-Robert Ageron, Sorbonne, 23, 24, 25 novembre 2000, Paris, Société
Française d'Histoire d'Outre-Mer, 2000, p. 681 : un « survol [donnant] un éclairage précieux sur les points de
l'histoire algérienne contemporaine à approfondir et qui donc devraient retenir l'attention des chercheurs ».
294
AGERON, Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », op. cit., 1960, p. 313
295
MAHE Alain, op. cit., pp. 163-164
296
Lieutenant, « successeur » ; le calife étant « lieutenant » de Dieu sur Terre.

88
l’inverse des confréries de la Derqâoua ou de la Tidjanîya. Or, de telles transcriptions de
récits participent à l’essentialisation d’une société kabyle et au maintien de cette dernière,
dans une logique de différenciation radicale. C’est ainsi que l’on retrouvera les assertions de
C.-R. Ageron dans les écrits des berbéristes actuels (cf. infra).

β. Dangers de la concentration monographique : C. Lacoste-Dujardin

Camille Lacoste-Dujardin, de son côté, illustre particulièrement bien les errements


auxquels peut amener une approche monographique. Nedjma Abdelfattah Lalmi a pu critiquer
la surconcentration de l'attention scientifique sur la Kabylie, qui empêche tout
comparatisme297. Chez C. Lacoste-Dujardin, cette absence de comparatisme est parfois telle
que ses propos tendent à une essentialisation parfois d'autant plus troublante qu'elle est
appliquée à de l'histoire immédiate. C'est notamment le cas de son article de 1992298, qui
aborde la question des élections de janvier de la même année en Algérie et qui virent la faible
implantation du FIS, mouvement islamiste, en Kabylie299. Le titre lui-même de l'article trahit
un certain manque de perspectivisme historique, qui sera redoublé par une approche fort
réductrice des phénomènes dont fut l'objet la Kabylie à la fin du XIXe siècle. Tout en niant un
« particularisme berbère » et la « tiédeur religieuse » de la Kabylie (d'ailleurs qualifiée dès les
premières phrases de « montagne kabyle »300, plus loin de « bastion montagnard »301,
réappropriation d'une métonymie dont nous avons vu combien elle était trompeuse), éléments
« longtemps cultivé[s] par la politique coloniale française », l'auteure souligne tout au long de
l'article et par son titre même une spécificité essentielle, aucune comparaison n'étant faite
avec une autre région de l'Algérie, cultivant une image obscure de l' « islamiste » qui n'est
jamais défini que dans l'évocation en creux d'un danger antidémocratique dont le soutien
partout ailleurs dans le pays n'est jamais mis en question. L'article est parsemé d'anecdotes
montrant l'esprit d'égalitarisme, la liberté individuelle, le fort esprit de communauté et la

297
ABDELFATTAH LALMI, Nedjma, « Du mythe de l'isolat kabyle », Cahiers d'études africaines, 175, 2004, pp.
509-531 : « L’impression de surinvestissement se trouve amplifiée par le sous-investissement qui touche les
autres régions de l’Algérie ou du Maghreb. La singularité en paraît si imposante, qu’elle interdit tout travail
comparatif sur des objets communs » (p. 509, note 6)
298
LACOSTE-DUJARDIN, Camille, « Démocratie kabyle. Les Kabyles : une chance pour la démocratie
algérienne ? », Hérodote, n°65-66, « Afriques noires, Afriques blanches », 2e et 3e trimestre 1992, pp. 63-74
299
Alain Mahé put également noter qu'en Grande Kabylie, c'est dans les seuls cantons de Dellys, Dra-El-Mizan et
Bordj Menaiel, qui avaient vu un certain nombre de leurs cantons demander à être justiciables du droit
musulman et non des coutumes kabyles, sur lesquelles les Français voulurent s'appuyer, que le FIS obtiendrait
un certains succès aux municipales de 1991. MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 260, note
1.
300
ibid., p. 68
301
ibid., p. 63

89
« notable affinité pour l'idée de démocratie »302 des Kabyles. Ainsi du récit des élections au
sein un village : la consigne avait été donnée de voter contre le FIS ou de « sortir du village »,
« plus grave condamnation traditionnelle »303. Deux bulletins furent en faveur du FIS : il
s'agissait en réalité de deux vieilles femmes qui s'étaient méprises… anecdote digne d'un récit
de voyageur ou d'ethnologue du XIXe siècle, et l'auteure n'hésite d'ailleurs pas à renvoyer à
Ernest Renan ou Émile Masqueray pour évoquer ce sentiment prodémocratique spécifique. La
surscolarisation de la Kabylie fut d'ailleurs la rencontre entre cette « démocratie kabyle » et le
« courant laïque et républicain », représenté par de brillants instituteurs qui rencontreraient
« un terreau des plus fertiles parmi leurs élèves élevés dans une culture qui partageait ces
mêmes valeurs »304.
De très légères nuances seront apportées dans son ouvrage de 1997. Ainsi de la
proclamation d'un idéal égalitariste par les communautés villageoises, réalisée « même si la
réalité s'en écarte sensiblement et si, jusqu'ici, cet idéal n'a concerné que les seuls
hommes »305. La « spécificité » des Kabyles, réfractaires aux islamistes et chez lesquels est
« grande l'adhésion aux mouvements démocratiques »296 reste cependant dominante dans
l'introduction de l'ouvrage ainsi que dans sa conclusion. Poussant au bout la logique de
l'essentialisation, en évoquant la tactique de guérilla menée par les Iflissen Lebhar, tribu de
Kabylie maritime qui constitue l'objet de son ouvrage, Camille Lacoste-Dujardin affirme
même au détour d'une note à son lecteur que celle-ci avait « déjà [été] remarquée par
Salluste »306.

b. Bienfaits et difficultés d’une approche critique

De fait, et nous en avons eu un aperçu en Introduction, un retour sur l'histoire de la


Kabylie sur le long terme permet d'écarter bien des mythes et d'insister sur la situation unique
qu'a pu représenter la période coloniale et ses conséquences. M. Lazreg dénonce ainsi dans
l'article que nous avons étudié plus haut l'idée d'une différence entre les deux groupes,

302
ibid., p. 63
303
ibid., p. 65
304
ibid., p. 69 ; Fanny Colonna, 17 ans auparavant, avait fait justice de cette idée d'harmonie préétablie qui n'était
en fait rien d’autre que la théorie mise en avant par les républicains eux-mêmes: « Cette “réussite” est due à la
conjonction de circonstances précises, analysables, qui auraient pu ne pas se produire, qui se produisent
seulement dans certaines régions de Kabylie, et qu'en tout cas elle ne doit rien à une affinité quelconque, à une
connivence naturelle entre la société kabyle et l'école républicaine. » COLONNA, Fanny, Instituteurs algériens,
op. cit., p. 113.
305
LACOSTE-DUJARDIN Camille, Opération oiseau bleu. Des Kabyles, des ethnologues et la guerre d'Algérie, La
Découverte & Syros, coll. « Textes à l'appui » (série anthropologie), 1997, p. 12
306
Ibid., p. 111, note 13

90
Berbère et Arabe : la tendance à la « symbiose arabo-berbère »307 étaient apparues à la fin du
VIIIe siècle, les similarités dans le style de vie, la structure sociale (tribale dans les deux cas),
et les attitudes envers le groupe l'emportant face aux prétendues différences308. De même, les
coutumes kabyles avaient été influencées par des principes islamiques depuis des siècles.
C'est cependant Nedjma Abdelfattah Lalmi qui s'est principalement attachée à faire ce
travail dans son article sur le « mythe de l'isolat kabyle »309. Tout d'abord, important
éclaircissement, « le “mythe kabyle” n'a pas inventé la singularité kabyle. Il s'en est saisi et l'a
fortement réinterprétée »310. Cependant, cette singularité s'explique par l'histoire longue et non
par une quelconque spécificité « essentielle » des Kabyles par rapport aux Arabes. Cette
histoire longue nous montre une région dont les liaisons avec le royaume tunisien voisin
furent toujours importants, où les rapports de la population à des royaumes éclatés suite à la
faillite d'un État central au XVIe siècle (après la prise de Béjaïa par les Espagnols en 1510, qui
voit la disparition de l'État hafside du Maghreb central) seraient déterminants dans la
formation de « républiques villageoises » à la fois jalouses de leur autonomie et s'unissant
parfois à ces seigneuries disparates face au nouvel État central, l'État ottoman. La seule
relation à ce dernier (c'est-à-dire l'absence de relation, qui va dans le sens d'une spéculation
sur une prétendue autonomie consubstantielle à la société kabyle) définirait en effet le renvoi
au ou la dénonciation du « mythe kabyle », sans aucune interrogation sur l'histoire du lien aux
États produits par la société autochtone elle-même. « Maraboutisme et “Tijmaεin”
[assemblées] des républiques villageoises seraient alors à interpréter non pas comme les
marqueurs d'une absence de l'État, mais peut-être comme des précurseurs d'un renouvellement
politique interrompu »311. De plusieurs points de vue, une inversion totale des perspectives est
alors possible : le « miracle kabyle » mentionné par Fanny Colonna pour parler de la
« réussite » de l'école française dans la région n'a pas été possible du fait de la pertinence de
l'ethnologie coloniale et de la volonté du colonisateur de répondre à ses besoins idéologiques :
« si la Kabylie s'est scolarisée en français avec succès, c'est peut-être tout simplement qu'elle
l'avait fait pendant des siècles en arabe »312. C'est par ailleurs le prestige de la langue du
vainqueur, suite à la conquête arabe au VIIe siècle, qui affirmant l'arabe comme langue sacrée,
dans les échanges économiques et de la vie publique, confinerait la langue berbère dans les

307
IDRIS, Hady R. « Des prémices de la symbiose Arabo-Berbère », Actes du Premier Congrès d'Études des
Cultures Méditerranéennes d'Influence Arabo-Berbère, Alger, S.N.E.D., 1973
308
LAZREG Marnia, art. cit., pp. 383-384
309
ABDELFATTAJ LALMI Nedjma, art. cit.
310
ibid., p. 530 (« Résumé »)
311
ibid., p. 519
312
ibid., p. 519

91
sphères de l'oralité. De même, plutôt que de voir dans la « tiédeur religieuse » de la Kabylie
une permanence culturelle, on pourrait y retrouver un moyen de stigmatisation employé par le
pouvoir turc afin de justifier son action contre la région, élément que l'on retrouve par ailleurs
même chez les premiers auteurs coloniaux.
« La colonisation romaine et la christianisation avaient à peine mordu sur les marges
de [la Kabylie] »313. Un retour sur la période romaine, qu'effectuent dans leurs ouvrages Alain
Mahé et Karima Dirèche-Slimani, est en effet intéressant si l'on veut faire justice définitive de
l'idée d'un réel fondement de la croyance en une crypto-christianité des Kabyles, héritière de
l'Empire romain. Si Lavigerie put avoir cette conviction, c'est que sous-estimant très
fortement l'islamisation de l'Afrique du Nord, il avait à l'inverse surévalué le développement
du christianisme dans la région, et « notamment dans les espaces non-urbains ou enclavés
comme les zones montagneuses »314. En effet, les sièges épiscopaux connurent une forte
densité dans les régions urbanisées avant la conquête romaine, notamment dans le nord-est
tunisien et à l'est de l'Algérie. Avec la prise de Carthage en 698 et la chute des derniers
bastions byzantins, la forte présence chrétienne d'une partie du nord de l'Afrique prenait fin ;
et à la fin du XIe siècle, il n'y restait que deux évêques.

2. « Narcissisme » et « haine de soi », ou les ferments d’une cécité historique

a. « Colonisme », marxisme, réformisme : une obsession partagée de l’unité

Alors que les Kabyles, héritiers de la revendication culturelle berbère qui eut lieu
durant la guerre d'indépendance et se prolongea avec le « printemps berbère » de 1980 et
jusqu'à aujourd'hui, se proclamant « berbéristes », allaient faire preuve d'une forte
réappropriation des mythèmes du « mythe kabyle » et produire ainsi une historiographie
exagérant fortement leurs différences avec les « Arabes », de célèbres historiens de l'Algérie,
membre des écoles dites « marxiste » et « coloniste » ou « pied noir »315, laisseraient dans
leurs ouvrages et articles une trace de ce qui apparaît comme une forme de ressentiment
envers ce que fut ce « berbérisme » durant les années qui précédèrent et accompagnèrent la
lutte pour la libération nationale. Sans doute peut-on y lire une trop grande proximité avec les
acteurs de l'histoire qu'ils écrivaient alors, sympathie renforcée par le sentiment de la

313
MAHE, Alain, op. cit., p. 181, note 1 ; l'auteur indique également des références bibliographiques sur le sujet,
« question âprement controversée ».
314
DIRECHE-SLIMANI, Karima, op. cit., p. 34, surtout note 1 ; l'auteure y renvoie également à l'article
« Christianisme » de l'Encyclopédie Berbère.
315
Pour une définition de ces courants historiographiques, voir VERMEREN, Pierre, Misère de l'historiographie du
“Maghreb” post-colonial. 1962-2012, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, respectivement pp. 83 et 85

92
nécessité d'une contre-histoire véridique et objective face à des discours nostalgiques eux-
mêmes empreints de ressentiment ; ces auteurs éprouveraient alors une forme d'animosité à
l'encontre de ce qui avait menacé d'empêcher l'unification de la lutte nationale, alors déjà tant
contrecarrée par l'action psychologique et la politique déstructurante de la société algérienne
que fut celle de la France. C'est que l'enjeu de la crise de 1949, dite crise « berbériste », par
exemple, était « l'unité du parti, moyen principal de libération de la nation, et l'unité de la
nation elle-même », menacée par conséquent « et dans sa “substance” et dans son
émancipation »316. Leurs analyses apporteraient cependant, du fait notamment d'une
connaissance extrêmement précise et fine de l'émigration algérienne en métropole, de
nombreux éléments permettant de comprendre ce qu'avait induit la colonisation française d'un
point de vue sociologique.

α. Gilbert Meynier : les Kabyles, une aristocratie ouvrière pro-française

Gilbert Meynier, l'un des plus grands spécialistes de la question ouvrière algérienne à
la période coloniale, fait partie de ces auteurs. Sa perspective marxiste ne pouvait qu'aller
dans le sens de l'étude des classes ouvrières ; sa thèse prendrait pour objet précis les ouvriers
algériens en métropole et l'émergence d'une conscience politique algérienne au sein du milieu
ouvrier et prolétarien français au début du XXe siècle317. Or, nous l'avons vu, la majeure partie
de l'émigration algérienne ayant été au départ et pendant longtemps kabyle, son travail
constitue un apport précieux à notre sujet. Cependant, tout d'abord, son approche marxisante
induit une première évocation négative des Kabyles ; la plupart des immigrés kabyles étant
des travailleurs libres, Meynier les qualifie d' « aristocratie ouvrière », expression sans doute
indécente du fait de leurs conditions de travail et de vie. Il qualifie même de « petits
bourgeois » les ouvriers qualifiés et tenanciers de café kabyles, dont la maîtrise du français et
les compétences techniques permettaient de gagner plus d'argent que leurs coreligionnaires.
Sa thèse montre d'ailleurs un manque d'empathie, pour le moins, à l'égard des Kabyles ;
évoquant la révolte des Chaouis en 1916, il écrit ainsi : « Si à la différence des Aurès, la
Kabylie ne se révolte pas, ne serait-ce pas que les bons Kabyles, soucieux d'épargne et
admirant la puissance française, cèdent à la grâce de l'assimilation ! »318. Or, c'est dans une
immigration aux trois quarts kabyle que naît le premier parti nationaliste. Et s'ils ne se

316
CARLIER, Omar, « La production sociale de l'image de soi : Note sur la crise berbériste de 1949 », Annuaire de
l'Afrique du Nord, 1984, pp. 347-373, p. 373
317
MEYNIER, Gilbert, L'Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Genève,
Droz, 1981
318
ibid., page 468. Alain Mahé voit dans cette antipathie un obstacle dans son œuvre à l'élucidation de certains
problèmes traités par l'ouvrage : MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 292, note 3.

93
révoltent pas en 1916, c'est que l'ère des insurrections tribales était close depuis longtemps
pour les Kabyles, qui avaient bien payé le prix des leurs, et le moment étant celui du combat
politique et syndical moderne.

β. Omar Carlier : pertinence d'une analyse psychologisante du berbérisme

1*. Arabes/Kabyles, une division fallacieuse

Omar Carlier, à son tour, fait preuve d'une antipathie certaine à l'égard du mouvement
berbériste des années 1940, dans sa Note sur la « crise berbériste » de 1949319, qui présente
par ailleurs une analyse très fine des origines notamment géographiques de la crise de 1949,
ce qui lui vaut d'être placé et à juste titre au sommet de la bibliographie sur le sujet par Alain
Mahé, dans ses notes sur le « bourgeonnement » du « mythe kabyle »320. La séparation
Arabes/Kabyles, selon O. Carlier, « fait partie d'une pratique séculaire de l'ethnologie
spontanée que la politique coloniale a maintes fois tenté d'instrumenter, sans grand succès
d'ailleurs »321 ; elle est d'autre part « de toutes les acceptions dualistes par lesquelles les
chercheurs en sciences sociales prétendent expliquer la société qu'ils étudient »322. Cette
division en deux « ethnies » correspond donc bien dans son esprit à la fois à une politique
consciente de la part du pouvoir colonial et à la fois à un recours « spontané » et récurrent des
tenants des sciences sociales. Cette opposition en finit donc par être niée : « initialement
perçue comme absolue, l'opposition devient tellement relative qu'on est tenté de l'effacer
totalement »323. Et l'auteur de citer Gabriel Camps afin d'appuyer son idée qu'il n'y a « ni
langue berbère, dans le sens où celle-ci serait le reflet d'une communauté ayant conscience de
son unité, ni un peuple berbère et encore moins une race berbère...et cependant les Berbères
existent » ; et, ajoute, O. Carlier, « de fait, l'historien affronté à l'étude du mouvement national
est bien obligé de les rencontrer »324.
O. Carlier pose bien la question pertinente du statut « anthropologique et politique de
la configuration du “nous” » dans le processus de production de l'image de soi. Dans le cas de
la Kabylie, ce processus est lié à une politique particulière que l'auteur analyse par ailleurs
finement : violence militaire (le paradoxe entre la violence de la conquête et l'intégration dans
cette même armée, du fait de l'importance rapidement prise par cet élément sur le marché de

319
CARLIER, Omar, « La production sociale de l'image de soi : Note sur la crise berbériste de 1949 », art. cit.
320
MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 281, note 3
321
CARLIER, Omar, art. cit., p. 350
322
Ibid., p. 349
323
ibid., p. 347
324
ibid., p. 354

94
l'emploi), violence économique (une contrainte de remboursement précipitant la mobilisation
générale de la force de travail), violence surtout culturelle et politique ont créé dans une
population surscolarisée un « sentiment de culpabilité » en même temps qu'un « esprit de
soupçon »325 chez les Kabyles eux-mêmes, faisant du séparatisme étoiliste à la fois
l'expression de et la lutte contre une acculturation sauvage et spécifique. Ce dernier type de
violence est d'ailleurs toujours lié à la « politique kabyle ». Exceptionnellement engagée dans
la mobilisation générée par le mode capitaliste de production, entrainée précocement dans la
migration industrielle extérieure et intérieure, bien plus lettrée et fonctionnarisée que les
autres populations du pays, touchée par une langue et une culture qui remettent en cause le
monopole du pouvoir maraboutique et qui fait de l'athéisme une forme de provocation, signe
de libération pour les jeunes intellectuels... la population kabyle en vient à formuler une
image d'elle-même qui entrera en contradiction totale avec la politique unitaire de dirigeants
qui « obsédés par l'unité » y verront le spectre de la division.
La société kabyle, particulièrement « démembrée », ne pouvait qu'être affectée par ce
processus dans le sentiment même de son existence. Omar Carlier dissocie cependant ces
phénomènes du discours qui fut à l'origine de la crise berbériste et la constitua, les « groupes
[qui] n'ont pas le temps ni les moyens de réfléchir sur le changement radical qui les traverse »
se distinguant d'une « petite minorité intellectuelle » dont les théories sont le fait d'une « auto-
analyse » liée à un certain « narcissisme ». La reprise presque mot à mot des éléments du
« mythe kabyle » par le mouvement culturel des années 1980, analysée par Marnia Lazreg326
pose la question d'une telle limitation : si cette réappropriation narcissique ne fut le fait que
d'un groupuscule inconscient, pourquoi de tels schémas d'analyse auraient-ils subsisté jusqu'à
aujourd'hui ? Mais avant tout, c'est la rhétorique de l'accusation qui bien qu'en partie
expliquée par son contexte historiographique pose problème. Il est évident qu'un tel discours
ne pouvait qu'être le fait d'élites, puisque la seule élite que laissa se développer (et non
subsister, ce qui est un autre problème et suppose d'autres populations et d'autres rapports de
force) fut cette élite kabyle et que ce processus de création d'une élite supposa précisément
l'ancrage d'une culture républicaine, sécularisante et le retour sur une histoire mythifiée dans
sa singularité et sa différence par rapport à la civilisation arabo-musulmane dans sa
composante algérienne. La véritable question n'est donc pas pour l'historien de savoir si
certains individus ont eu tort ou raison de formuler leur revendication à l'époque étudiée, elle
n'est pas de déterminer la pertinence ou l'impertinence d'une manifestation, mais elle est celle

325
Ibid., p. 358
326
Cf. LAZREG, Marnia, art. cit., p. 391 et sqq., « The reproduction of the myth »

95
de ses origines et de sa formulation.

2* Psychanalyse d'un intellectualisme narcissique

Chez O. Carlier, la crise « berbériste » devient ainsi l'expression non seulement d'un
« syndrome de minorité », de l'angoisse de la division, l'auteur filant une métaphore
psychologisante (c'est le « stade du miroir »327), mais de l'angoisse de la mort d'une
civilisation, d'une culture « depuis longtemps et massivement submergée » par la civilisation
et la langue arabes, le discours des « scolaires du PPA » étant réduit à l' « expression
résiduelle d'un passé révolue »328. Car « en dépit du mythe kabyle, la colonisation accélère le
recul berbère et l'arabisation des Kabyles »329, ce qui est indéniable mais confine dans le
discours d'O. Carlier à la désignation de la revendication de la place du berbère comme d'une
manifestation qui « repose sur un fait linguistique évident mais qui ne pouvait d'emblée être
reconnu », les « parlers kabyles ne [concernant] qu'une fraction minime de la population » et
allant à l'encontre des progrès de l'intégration nationale330. Si le discours arabo-islamique est
bien « obsédé » par l'unité, si l'« Arabisme » est bien lui aussi une catégorie « fantasmatique
et extrême », la revendication de la place de la langue berbère au sein d'une « Algérie
algérienne » fut en somme une erreur : un « micro-groupe [tenta] de manipuler le syndrome
minoritaire », le « mouvement berbériste » ne faisant en réalité que « se cliver et […] creuser
sa propre tombe »331. Discours formulé « en termes victimaires et minoritaires »332,
« démarche suicidaire » caractérisée par des « slogans provocateurs et irresponsables »333.

γ. Excès de l'histoire réformiste : le berbériste, auxiliaire de la dépersonnalisation

Ali Merad, acteur de la jeunesse de l'Association des Oulémas Musulmans d'Algérie


(cf. infra), adopte une perspective en certains aspects assez semblable à celle d'O. Carlier,
bien que plus excessive en tant que réformiste. Les berbéristes (« berbérisants », alliés des
« francisants ») constituèrent en réalité une aide à la presse colonialiste contre le
« “panarabisme” du mouvement réformiste badisien ». Cette revendication de la population
berbère, si elle répondait à une « réalité sociologique du Maghreb », correspondait surtout aux
« attitudes sociales et culturelles d'une partie de l'élite algérienne de souche musulmane qui,

327
CARLIER Omar, art. cit., p. 362
328
ibid., p. 361
329
ibid., p. 355
330
Ibid., p. 360
331
ibid., p. 369
332
ibid., p. 361
333
ibid., p. 368

96
pour des motifs religieux ou philosophiques, ou simplement en raison de leur option définitive
pour la francisation totale, se sentaient étrangers à l'arabisme, et parfois même se croyaient
fondés à le combattre »334. On retrouve ici une reproduction du discours qui fut celui du
réformisme face au « berbérisme » à la période coloniale, que nous étudierons dans notre
travail (cf. infra) : ainsi est-il implicitement affirmé que tous les Algériens sont en réalité de
« souche musulmane », leur sentiment d' « étrangeté » par rapport à l'arabisme (sentiment lui-
même « étrange » pour un Algérien, dans la perspective réformiste musulmane) étant de fait
liée à leur francisation ; ce qui n'est d'ailleurs pas totalement erroné, nous avons pu
l'apercevoir. Car ce n'est pas, nous dit l'auteur, qu'une « importante fraction de la population »
soit berbère, c'est qu'elle se « [réclame] d'ascendance berbère » : il s'agit donc avant tout d'un
discours qui, s'il se base sur des réalités sociologiques, n'en est pas moins une revendication
de type culturelle qui est en premier lieu le fruit de la politique de déculturation menée de
front par la politique française. De même, être francisé, dans l'esprit d'A. Merad, est
synonyme ne « ne plus [sentir] aucune affinité avec les choses arabes », formulation qui
renvoie explicitement à un combat contre les atteintes dépersonnalisantes335. Cette lutte,
presque contre-nature, provoquerait l' « amertume » des réformistes en lutte pour retrouver
leur identité, qui voyait des « éléments kabyles de culture française mener une active
propagande en faveur de la francisation complète de leurs compatriotes, et prêcher […] contre
l'Islam […] avec une fougueuse intolérance »336. Tous éléments qui font du berbérisme le fait
d'une minorité intellectuelle en quelque sorte pervertie, contaminée par le colonisateur, et qui
ne sauraient de fait renvoyer à une revendication légitime ; puisque non seulement c'est
l'islamité qui permettra dans le sentiment commun qu'en ont les Algériens l'expulsion du
Français dangereusement assimilateur à la culture occidentale, mais c'est elle qui, en fin de
compte, est seule légitime.

b. Intellectuels kabyles d’aujourd’hui : une histoire « passionnée »

« Passionnées » : c'est en effet ainsi qu'Alain Mahé337 qualifie les études d'Amar
Ouerdane338, auteur de l'ouvrage dont le titre suggérait qu'il dût être notre référence

334
MERAD, Ali, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1960. Essai d'histoire religieuse et sociale,
Maison des Sciences de l'Homme, Recherches méditerranéennes, Etudes, VII, Paris-La Haye, Mouton et Cie,
1967, pp. 354-355 ; voir de façon générale « L'arabisme sentimental », pp. 354-362.
335
Ibid., p. 362
336
Ibid., p. 356
337
MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, p. 344, note 3
338
OUERDANE, Amar, « La « crise berbériste » de 1949, un conflit à plusieurs faces », Revue de l'Occident
Musulman et de la Méditerranée, n°44, 1987 ; La question berbère dans le mouvement national algérien 1926-
1980, Sillery (Québec), Septentrion, 1990, 256 p.

97
principale : La question berbère dans le mouvement national algérien.
Cet auteur reprend totalement à son compte dans son étude les thèses de C.-R. Ageron
faisant de la politique berbère de la France un « mythe » dans le sens où le « mythe kabyle »
aurait été mobilisé par les colonisateurs contre la politique de Napoléon III ; pure stratégie
colonialiste, donc. En outre, cette stratégie servirait l'arabo-islamisme du mouvement national
sous l'influence du réformisme musulman d'Orient339. Aberration, puisque les Algériens
« étant en très grande majorité berbère, il conviendrait mieux de parler de berbérophones et
d'arabophones », explique Ouerdane lors d'une explication terminologique préliminaire ; thèse
que l'on retrouve mot pour mots dans les discours de « berbéristes » actuels (cf. infra). Si le
« mythe kabyle » ne fut qu'une stratégie, selon l'auteur, c'est selon une perspective différente
des héritiers de C.-R. Ageron que nous avons pu évoquer : c'est en réalité que les Algériens
sont berbères, et non arabes, et que par conséquent le caractère arabo-islamique du
nationalisme algérien résulta de la volonté manipulatrice de certains individus de s'accaparer
le pouvoir en ralliant les masses, ou fut en tout cas une erreur sans nom. Il y avait cependant
bien deux groupes, les Kabyles et les Arabes, et c'est pour empêcher l'union de ces deux
groupes que fut créé le « mythe kabyle » ; contradiction d'ailleurs, d'emblée, par rapport à la
théorie de l'auteur d'une non-arabité absolue des Algériens ; à moins que ces Arabes aient été
en réalité des agents extérieurs. Le mouvement national était en effet sous la coupe d'un
avatar néocolonialiste, la Ligue Arabe, créée en 1945 ; et comme si son caractère arabo-
musulman ne suffisait pas, comme si la désignation d'une action universellement
condamnable était nécessaire pour faire partager à son lecteur une compréhension négative de
son influence, Amar Ouerdane rappelle l'hypothèse d'un ralliement aux puissances de l'axe de
Chékib Arslan340. D'ailleurs, c'était Napoléon Bonaparte qui, durant l'Expédition d'Égypte,
avait installé la première imprimerie en caractères arabes, créé le premier tract en cette
langue, se présentant comme défenseur des Arabes contre les Turcs, ce qui ne fut pourtant
jamais perçu comme une manipulation coloniale mais comme le « levain de la Nahda
arabe »341. Plus tard, les Kabyles opprimés comme Arabes ou musulmans ne pourraient
résister en tant que Kabyles ou Berbères, mais finiraient par se définir en tant qu'

339
OUERDANE, Amar, La question berbère dans le mouvement national algérien 1926-1980, op. cit., p. 23
340
Ibid., p. 49 ; l'auteur renvoie alors à BESSIS, Juliette, « Chekib Arslan et les mouvements nationalistes du
Maghreb », Revue Historique, CCLIC/2, 1978, pp. 467-489, qui explique pourtant bien en quoi la colossale
entreprise de propagande menée par les totalitarismes européens afin d' « affaiblir, puis vaincre les grandes
puissances coloniales dites démocratiques, la France notamment, afin d'établir leur propre suprématie » avait pu
influencer ce ralliement (p. 468) ; Radjef Belkacem et d'autres, Kabyles, se seraient eux rapprochés des
Allemands, selon Ouerdane, simplement pour leur demander des armes, dans une perspective donc purement
tactique.
341
Ibid., p. 25

98
« Algériens », alors que les arabophones s'identifieraient aux peuples arabo-musulmans du
Moyen-Orient, empêchant l'union synonyme d'efficacité dans la lutte pour l'indépendance.
D'ailleurs, si Messali Hadj fut choisi pour présider l'Étoile Nord-Africaine par les militants
majoritairement d'origine kabyle, ç’avait été afin de rechercher la solidarité avec les pays
arabes alors en pleine effervescence.
L'auteur reprend bien des éléments de la rhétorique « berbériste » contemporaine :
ainsi les Berbères n'ont-ils pas été sensiblement « modifiés » suite à l'islamisation de l'Afrique
du Nord : « l'islamisation n'a pas entrainé l'arabisation totale et définitive, car l'apport arabe
proprement dit (humain) est tout à fait insuffisant pour avoir pu modifier sensiblement les
caractères propres de la population originelle »342. Il mêle ces éléments au mythe qui, nous
l'avons vu, joua un grand rôle dans la persistance de la croyance en une distinction
remarquable entre Kabyles et Arabes : ainsi les Kabyles refusèrent-ils d'apporter leur appui à
Abd el-Qader, du fait sans doute de ses « prétentions [à] devenir le sultan de tous »343. Son
évocation des propos d'Oulémas sur les Berbères est tout aussi exagérée, ne mentionnant que
des propos virulents qui ne constituent pas le type de discours global que l'on rencontre dans
les publications réformistes (cf. infra), qui reconnaissent dans les Berbères, leur culture et leur
langue une composante indéniable de l'Algérie, même si leur arabité et leur islamité sont,
explicitement ou en creux, affirmées ou plus ou moins exigées pour le futur de la nation, en
tant que l'Algérie fait partie intégrante du monde arabo-musulman. « Les principaux porte-
paroles de l'arabo-islamisme s'acharnent contre les Berbères »344, nous dit l'auteur à propos
des réactions face au dahir berbère de 1930, et renvoyant aux propos de Messali Hadj (cf.
infra) sans voir que ceux-ci répètent très largement les propos de la presse de l'époque, qui ne
s' « acharnent » absolument pas contre les berbères mais s'inquiètent de leur manipulation par
la puissance coloniale (cf. Annexe V infra). Même la « traversée du désert » de l'ENA,
dissoute en 1929, refondée en 1933, est présentée comme la conséquence des tensions entre
nationalistes kabyles et nationalistes suite au dahir, sans référence aucune, ce qui laisse à
penser quant la solidité des sources mobilisées par l'auteur. C'est d'ailleurs la frange religieuse
de l'ENA qui serait à l'origine de l'Association des Oulémas musulmans d'Algérie, affirme
Amar Ouerdane, affirmation que nous n'avions jusqu'alors jamais rencontrée et qui à
l'évidence est erronée, mais illustre bien combien dans un tel discours, l'excès peut se nourrir
de l'excès.

342
Ibid., p. 32
343
Ibid., p. 35
344
Ibid., p. 50

99
3. L’apocryphité, entre obstacle herméneutique et qualité essentielle du « mythe »

« “Apocryphe”, le mythe kabyle l'est presque, car, bien avant ses versions
systématiques à partir des années 1860 et à l'époque où régnait la plus grande confusion
autour des noms ethniques et de tribus, l'ensemble du savoir produit sur le Maghreb, des
simples relations de voyage aux écrits à prétentions scientifiques, recèle les oppositions
binaires fondamentales sur lesquelles s'articulera le mythe kabyle ». Par conséquent, « le
mythe kabyle n'a pas réellement de promoteur, et son extension découragerait toute tentative
de généalogie »345.
De fait, son caractère contradictoire, incohérent, qualités inhérentes au mythe, fait qu'il
est impossible de retracer une origine du « mythe kabyle » ; tout simplement parce que malgré
l'existence d'un certain nombre de mythèmes solides et auxquels ses énonciateurs font
fréquemment référence (sa qualité même de discours, parole, faisant que la répétition lui est
consubstantielle), il ne forme pas un ensemble rationnel, uni, homogène. Ainsi les Berbères,
« héritiers de la romanité, plus proches des “Français chrétiens” que des “Arabes...
musulmans” »346 sont-ils en même temps décrits comme arriérés, incapables d'organisation
politique, alors qu'ils seront constamment valorisés par rapport à l'Arabe tout au long de la
période coloniale. Cependant, certains auteurs se sont proposés de réaliser cette généalogie :
ainsi de C. Lacoste-Dujardin, qui dans son article de 1984 dit revenir sur la question de ce
qu'elle choisit de nommer « l'imagerie kabyle » afin de « tenter d'apporter de nouveaux
éclaircissements sur la genèse de ce que l'on a pu appeler le “mythe kabyle” ». L'auteure avait
en effet publié une Bibliographie ethnologique de la Grande Kabylie en 1962 qui offrait un
panorama complet de la science des ethnologues sur cette région dans l'Algérie coloniale.
Cependant, la chronologie qu'elle adopte pour rendre compte de l'évolution de ce mythe
correspond très exactement à celle qui avait été celle de C.-R. Ageron, point de départ qui
empêche d'emblée une véritable analyse du mythe ; or ce « mythe » n'aurait pu être exposé en
un article de quinze pages que s'il avait été « imagerie » ; ce que, à notre sens, nous l'avons
vu, il ne fut pas. C'est donc une histoire des mentalités qui manquait afin d'établir cette
généalogie, ou plutôt ce panorama, puisque de fait il n'y eut pas de naissance précise du
« mythe kabyle » en un corps de doctrine. C'est là, nous l'avons vu, l'apport de l'excellent
ouvrage de Patricia Lorcin, dont nous avons pu évoquer quelques analyses ; si jusque là,
l'apocryphité dont parlait Alain Mahé avait été un obstacle à l'appréhension du mythe kabyle,

345
MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 150
346
VERMEREN, Pierre, op. cit., p. 30. L'auteur fait cependant de cette contradiction absolue l'indice d'une
« construction intellectuelle et idéologique » ne visant qu'à la domination via le « diviser pour régner ».

100
assumer cette qualité en tant qu'inévitable permit de l'aborder d'une perspective tout autre et
de plonger dans les sources psychiques de cette « pensée sauvage ».

101
III.
PLAN DÉTAILLÉ ET PRÉSENTATION DES SOURCES
ARABES, KABYLES, FRANÇAIS : MULTIPLES PERCEPTIONS D'UNE
« IDENTITÉ BERBÈRE » PROTÉIFORME

102
Introduction

Cette rhétorique mythique qui exagéra à outrance la différence entre Arabes et


Berbères, ou à l'inverse (et partiellement par réaction) nie la spécificité notamment
linguistique de ces derniers, constituant à l'origine un discours (cf. supra Anne Croll), et c'est
en tant que tel que son analyse doit être faite à partir des sources qui sont à notre disposition.
Cette qualité discursive confère au « mythe kabyle » ou à sa dénonciation un caractère itératif
qui finit par lui être essentiel. De même que les élèves de l'école française répétèrent, après les
avoir apprises par cœur, ces manuels qui leur enseignaient les prétendues différences
essentielles qui séparaient Arabes et Kabyles, de même les militaires reprirent
systématiquement leurs prédécesseurs (C. Lacoste-Dujardin), les musulmans réformistes les
historiens du monde arabe qui adoptaient leur propre perspective (cf. infra), les « berbéristes »
les nationalistes kabyles et les « redécouvreurs » de la culture berbère (A. Ouerdane)... L'art
de la citation y est très présent, et c'est la faculté de retrouver dans les termes d'une source
primaire ceux d'une source antérieure, puis le contexte de production de cette source
antérieure, qui permet d'analyser le discours « berbériste » ou son contraire.
Ainsi, une pensée fondamentalement inconsciente d'elle-même, développée par des
éléments extérieurs, par l'environnement (lui-même résultant d'un contexte particulier, ainsi
qu'on a pu le montrer en Première partie pour la Kabylie), peut-elle retrouver les termes qui
définissent sa conviction profonde dans un discours, pour instinctivement y adhérer, ou à
l'inverse ignorer par une sorte de cécité tout aussi instinctive une partie de ce discours ; et ce
dernier élément, on l'a vu, vaut pour les ouvrages même les plus récents qui ont abordé notre
sujet. De l'oubli volontaire ou inconscient à la focalisation sur un ensemble délimité
d'énoncés, le discours « berbériste » ou son contraire ne doit donc jamais être pris comme tel,
mais malgré son apocryphité essentielle, il s'agira constamment d'en rechercher la source ; et
l'on verra que cela n'est pas toujours impossible.
Les discours s'entremêlant, se contredisant, se ressassant, on ne s'est pas risqué à un
plan qui fût trop détaillé, car nous sommes loin encore de disposer de l'ensemble des
innombrables aspects que peut revêtir la perception du « berbère » à l’époque du nationalisme
algérien. Il nous est en tout cas apparu qu'elle correspond à trois ensembles plus ou moins
cohérents, bien que parfois s'entrecoupant : l'analyse du Français, la perception de l'
« Arabe », la représentation de Soi du « Berbère ». D'où notre reprise partielle du titre de cet

103
ouvrage de Patricia Lorcin qui, on l'a vu, fut si essentiel à l'examen critique de nos sources.

A. Nationalisme arabo-islamique, « oulémisme » et « berbérisme » : assimilation


instinctive et victimisation

1. La perspective réformiste

Le mouvement réformiste algérien concentrant la revendication de la place de l'islam


et de l'arabe en Algérie, il est naturel que la problématique linguistique ait amené au
questionnement sur la place du Berbère dans l'Algérie en (re)formation. Nous l'avons vu,
l'approche adoptée par notre bibliographie reflète les deux extrêmes récurrents : dénonciation
du « berbérisme » d'un côté347, de la négation de la composante berbère de la société
algérienne de l'autre348.
En réalité, il semble que c'est une absence de distance critique qui dans les deux cas
cause la cécité. Le mouvement des Oulémas n'a par définition pas la distance critique et n'a
d'ailleurs pas d'informations objectives lui permettant de comprendre la logique complexe qui
pousse à la revendication par un certain nombre de personnes d'une Algérie algérienne voire
laïque. Ainsi que le souligne Ali Merad, les réformistes ne nient jamais le fait berbère349 ;
d'ailleurs, beaucoup de propagandistes réformistes sont d'origine berbère, et n'hésitent pas à
revendiquer cette origine. Ainsi Amar Ouzegane, dans Le Jeune Musulman, organe de la
jeunesse du mouvement réformiste algérien, loue-t-il cette « langue berbère, douce,
poétique » et évoque-t-il avec émotion « ce sentiment [qui] vous saisit à la gorge, lorsqu'ils
vous arrive, dans des thaddert nichés sur des pics inaccessible, d'entendre ce
poème [kabyle]»350. La présence d'un fac-similé de l'ensemble des numéros de cet organe de
presse réformiste à la Bibliothèque Nationale de France nous a permis d'analyser la place du
berbère et du « berbérisme » au sein d'un corpus important et représentatif. Si en effet le
nombre de ses auteurs est limité, on ne saurait imaginer une gestion non consensuelle d'un tel
journal et donc la non-acceptation préalable des discours, notamment, d'un Ouzegane, en son
sein. La discussion autour de l'ouvrage d'un militant de la culture berbère, Mouloud
Mammeri, offre de plus, précisément, un exemple de débat supposant par définition l'échange
et la conformité des vues entre les différents rédacteurs de la revue, qui compte parmi ses

347
MERAD, Ali, op. Cit
348
TILMATINE, Mohammed, « Les Oulémas algériens et la question berbère : un document de 1948 », Awal n°15,
1997, pp. 77-90
349
MERAD, Ali, op. cit., p. 355
350
OUZEGANE, Amar, « Pourquoi le Djurdjura, la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de
Mohammed ? », Le Jeune Musulman, n°10, 28 novembre 1952.

104
rédacteurs des individus de l'envergure historique du rédacteur des statuts de l'Association des
Oulémas Musulmans Algériens, Tewfiq El Madani, qui aborde d'ailleurs lui-même le sujet au
sein du Jeune Musulman.
La consultation de ce document nous a permis en outre d'écarter certains propos trop
hâtifs: Mohamed Tilmatine351, dans l'article que nous avons cité, affirme que les Oulémas
« [qualifient] ces revendications berbères de “doctrine réactionnaire de division
impérialiste” »352 ; or il s'agit là de la citation exacte du sous-titre d'un article d'Ouzegane du
premier numéro de la revue, « Le Berbérisme »353. Et comme dans la plupart des sources
d'origine « oulémiste » que nous avons pu consulter, y compris celle-ci, ce n'est pas des
revendications berbères qu'il s'agit dans cet article, mais de la « politique berbère » réelle ou
supposée de la France ; cette doctrine, c'est celle de l'impérialisme. Il y a là confusion, selon
une habitude d'ailleurs courante dans notre bibliographie, entre deux significations du terme
de « berbérisme » : une politique manipulatrice consciemment mobilisée par le colonisateur
en vue de diviser le peuple algérien, acception majoritairement admise par les Oulémas, ou
politique de revendication culturelle d'un certain nombre de nationalistes algériens d'origine
kabyle face à une doctrine arabo-islamique jugé trop réductrice par rapport aux réalités
culturelles et sociales de l'Algérie. Si les Oulémas algériens ressentent bien une « crainte »
vis-à-vis des Berbères en tant qu'ils sont l'objet des manipulations du colonisateur et que ces
manipulations semblent porter leur fruit, jamais ils ne dénoncent une revendication culturelle
berbère. « J'éprouve des craintes pour cette partie du territoire de notre patrie [la Kabylie]. J'ai
peur qu'on en leurre les habitants et qu'on ne coupe les liens qui les rattachent au reste du
pays », disait Tewfiq el Madani dans son Kitâb al-Jazâ'ir354 ; les Kabyles sont bien davantage
des victimes du colonisateur et leur revendication n'est pas spontanée. Quand un intellectuel,
comme Mouloud Mammeri, en vient à accentuer de manière dangereuse le particularisme
régional, on le critique sévèrement comme auxiliaire du colonialisme ; mais il reste un cas
isolé et n'est relié à aucun mouvement qui ait une cohérence. Cette crainte, on verra qu'elle
ressurgit particulièrement dans le cadre du dahir berbère de 1930, qui eut un écho

351
Alain Mahé, dans sa thèse, mentionne (p. 420, note 1) un texte intitulé « Documents de 1948 sur la question
culturelle », de la revue Tafsut, dont nous n'avons pas encore pu consulter tous les numéros, mais dont la lecture
devrait nous amener à conclure à la parenté d'auteur de ces deux textes, étant donnée leur parenté de titres. Or le
texte de la revue Tafsut (n°9, novembre 1984, pp. 59-62) est signé du pseudonyme Idir El Watani, qui est le
même pseudonyme que choisirent les rédacteurs de la brochure L'Algérie libre vivra !, écrite dans un cadre de
revendication culturelle berbère en 1949 ; ce qui nous permet de percevoir d'autant plus clairement la perspective
de l'auteur.
352
TILMATINE, Mohammed, art. cit., p. 79
353
Le Jeune musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952, rubrique « Problèmes Algériens », pp. 5-6
354
Cité par DESPARMET, Joseph, « Le Panarabisme et la Berbérie », Bulletin du Comité de l'Afrique Française,
« Renseignements coloniaux », juillet 1938

105
impressionnant dans l'ensemble du monde arabe et qui dans le contexte des célébrations du
Centenaire de l'Algérie serait perçu comme le complément d'une politique de
christianisation355.
Cependant, si les Kabyles ne sont pas condamnables, c'est surtout que l'évidence de
leur appartenance à la culture arabe et à la religion musulmane, qu'ils ont acceptées librement
et non face à la force des armes, est telle qu'elle ne peut être remise en question : c'est là la
cécité des Oulémas. Si la question culturelle berbère n'est pas reniée, ainsi que l'indique Ali
Mérad, il est faux cependant d'affirmer comme le fait ce dernier que « les réformistes ont
toujours soigneusement évité de donner à la notion d'arabisme autre chose qu'un contenu
culturel »356. Car cela signifierait la conscience d'une relativité de la valeur des cultures ; or
dans le discours réformiste, la culture arabe et musulmane est clairement et évidemment
supérieure, en tout cas unique. « Si la langue berbère a délaissé sa position parmi ceux qui la
parlent, au profit de l'arabe, c'est bien parce que celle-ci constitue la langue de la science et un
instrument d'utilité », dit le cheikh Mohammed Al-Bachîr Al-Ibrâhîmî dans un article du
quotidien réformiste Al-Basâ'ir du 28 juin 1948357. Et il est inenvisageable que ce fût hors de
l'islam que les Berbères pussent être considérés comme faisant partie intégrante de la
« nation » algérienne : s'ils le sont, c'est qu'ils ont participé de sa diffusion, et y ont même joué
un rôle déterminant, ainsi que de celle de la culture arabe, langue et religion étant d'ailleurs
indissociables dans la pensée des réformistes algériens. Discours qui ne put de fait qu'être mal
ressenti, et qui continue à l'être, pour des individus de culture berbère qui du fait d'un contexte
favorisé et d'un enseignement particulier en sont venus à mettre en avant, à côté de leur
revendication linguistique, une laïcité qui apparaitrait à beaucoup comme étant inacceptable.
Outre Le Jeune Musulman, les autres journaux publiés par l'Association des Oulémas
Musulmans d'Algérie, notamment Al-Basâ'ir et Al-Shihâb, sont bien entendu des sources
majeures pour l'étude de la perception du berbère par les réformistes algériens ; un sondage
complet de ces documents suppose cependant une maîtrise de l'arabe que nous ne possédons
pas encore. Néanmoins, un certain nombre de ces articles sont cités par des études des auteurs
du Bulletin du Comité de l'Afrique française, dont nous avons déjà étudié un certain nombre
d'articles et dont un sondage exhaustif nous révèlerait sans doute d'autres informations

355
Les nombreuses annexes offertes à la lecture par deux articles portant sur le dahir, nous permettront
notamment d'analyser ce discours : LAFUENTE, Gilles, « Dossier marocain sur le dahir berbère de 1930 », Revue
de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°38, 1984, pp. 83-116 ; MADARIAGA, Maria-Rosa de, « Les
documents des archives de la Société des Nations relatifs au dahir berbère du 16 mai 1930 », Cahiers de la
Méditerranée, n°19, décembre 1979, pp. 59-128
356
Op. cit., p. 361, note 1
357
Qui est l'article présenté par Mohamed Tilmatine dans l'article cité.

106
précieuses. Ces auteurs sont d'ailleurs parfois de célèbres arabisants de l'époque, connus pour
un certain nombre d'ouvrages de qualité, malgré leur statut d'auteurs coloniaux, sur l'Algérie
coloniale, tels Joseph Desparmet.

2. Un nationalisme d'inspiration arabo-islamique

Outre le réformisme algérien, c'est le nationalisme algérien dans son ensemble qui
trouva dans l'arabo-islamisme son point de ralliement, ce qui relève de la simple logique dans
le contexte d'une colonisation qui concentra sa déculturation sur le statut personnel, la langue
et la religion des populations qu'elle domina. Or, en tant qu'on les qualifia de « berbéro-
matérialistes » et qu'un certain nombre d'entre eux prônèrent un État laïc, l'analyse de la force
de cet arabo-islamisme chez des leaders nationalistes, en tant que leurs discours furent écoutés
et que cette « doctrine », si on peut la réduire à cela, eut une influence décisive sur leur
perception des Berbères, cet aspect du nationalisme algérien doit précisément et
particulièrement faire l’objet de nos analyses.
Les mémoires de nationalistes ou leurs textes (parfois publiés accompagnés de
biographies358) constituent ainsi une source essentielle pour notre sujet ; ce qui est d'autant
plus vrai que la polémique autour d'évènements comme la « crise berbériste » de 1949 n'est
pas encore fermée, même si des travaux récents s'attachent à en déconstruire les mythes359.
Les Mémoires de Messali Hadj constituent un exemple de grande importance. Ce texte,
accompagné de la lecture de la célèbre thèse de Benjamin Stora360, permet tout d'abord
d'apprécier la prégnance de la culture arabe et musulmane sur des leaders nationalistes de
l'importance de Hadj : originaire de la ville de Tlemcen, ville importante de l'islam, membre
de la confrérie des Derqaoua, fils de moqaddem361, il raconte tout au long de ses mémoires les
mythes unificateurs du monde musulman menacé par l'Occident chrétien (espoirs suscités par
le « sultan » turc et le sultan marocain, potentiel commandeur des croyants, puis par
Mustapha Kemal, force de l'influence des évènements moyen-orientaux dans l'opinion
algérienne, par exemple). Pour lui, la nature de l'Étoile Nord-Africaine (1926-1937),

358
Ainsi Omar Carlier a-t-il consacré à Amar Imache, qui est nous le verrons au cœur des polémiques
« berbéristes », une biographie accompagnée de textes militants : CARLIER, Omar, Amar Imache, le cri d'un
révolté, Alger, ENAL, 1986, 175 p.
359
Notamment GUENOUN, Ali, Chronologie du mouvement berbère 1945-1990, un combat et des hommes,
Casbah Alger, 1999, 223 p.
360
STORA, Benjamin, Messali Hadj (1898-1974), pionnier du nationalisme algérien, Histoire et perspectives
méditerranéennes, L'Harmattan, 1986 (issu d'une thèse présentée à l'École des Hautes Études en Sciences
Sociales publiée pour la première fois en 1982)
361
Responsable de la garde et de l'animation d'un mausolée.

107
considérée comme le premier mouvement nationaliste et qu'il dirigera, est claire :
« Nationaliste et dirigé par des Algériens arabes et musulmans, il entendait tenir compte de
notre passé historique et de notre civilisation, qui tire sa substance des principes
islamiques »362. Mais le nationalisme algérien étant arabo-islamique, le vocabulaire qui
désigne son ennemi est également confessionnel ; car depuis la conquête, le Français est aussi
le Roumi, le chrétien363. Et si Messali Hadj voit bien, selon les termes de Mohammed Harbi,
dans l'opposition entre Berbères et Arabes « des survivances entretenues de façon intéressée
par la puissance coloniale »364, il ne manque pas de voir dans la « berbérisation » enclenchée
par le dahir berbère, la « première étape de l'évangélisation des trois cinquièmes de la
population du Maroc »365, faisant preuve de la même crainte que les réformistes musulmans et
répétant presque mot pour mot les termes de la presse arabe contemporaine sur le sujet366.
D'autre part, les mémoires et textes militants de militants nationalistes ayant pris part à
la revendication culturelle berbère sont bien entendu fondamentaux : ils permettent à la fois
de saisir la part d'attachement et de défense de cette culture et de déconstruire les mythes qui
ont pu déformer postérieurement leur discours. Il en est ainsi de la figure d'Amar Imache.
Numéro deux de l'ENA de 1933 à 1936, date à laquelle il est évincé du parti, son écrit militant
le plus cité est bien L'Algérie au carrefour. La marche vers l'inconnu367, et notamment cette
phrase : « le premier gouvernement à forme républicaine et démocratique fut institué en
Kabylie pendant qu'en France et ailleurs on ignorait ces mots »368. Alain Mahé cite cette
phrase, et y ajoute celle-ci : « Nous vous avons libérés du fétichisme et du fanatisme et vous
tendez vers un danger plus grand encore. Nous vous avons prévenu contre l’idolâtrie... »369, y
voyant l'idée du despotisme oriental et du fanatisme inscrite au revers du démocratisme

362
HADJ, Messali, Mémoires, Paris, Jean-Claude Lattès, 1982 p. 216
363
Sur le caractère arabo-islamique des premiers ferments d'une « nation » algérienne depuis la conquête, voir
« Les fondements de la nationalité algérienne » in KOULAKSSIS, Ahmed & MEYNIER, Gilbert, L'émir Khaled
premier za'îm ? Identité algérienne et colonialisme français, Paris, L'Harmattan, 1987, pp. 16-31
364
HARBI, Mohammed, Le F.L.N., mirage et réalité, op. cit., p. 59. Ainsi Messali Hadj sur la conception française
de l'Afrique du Nord comme lieu de passage d'invasions sans civilisation durable : « C'est, croyons-nous, cette
conception de l'histoire qui avait conduit le colonialisme à surestimer les problèmes ethniques, voire même le
berbérisme, pour dresser les populations les unes contre les autres », in Mémoires, op. cit., p. 249.
365
HADJ, Messali, Mémoires, op. cit., p. 169
366
Ainsi que les documents présentés par Gilles Lafuente (art. cit.) l'indiquent clairement, nous le verrons. Autre
événement marocain qui cristallisera dans l'esprit des berbéristes contemporains l'opposition Arabe
fanatique/Kabyle laïque, la Guerre du Rif, menée par le berbère Abd El-Krim El-Khattabi qui selon Amar
Ouerdane ne combattait pas au nom de l'islam et de l'arabisme mais « des valeurs fondamentales et historiques
de la société berbère : liberté, indépendance et démocratie ». OUERDANE, Amar, La question berbère dans le
mouvement national algérien 1926-1980, op. cit., p. 49
367
IMACHE, Amar, L'Algérie au carrefour. La marche vers l'inconnu, Paris, Impr. centrale, 1937, 24 p.
368
ibid., p. 13
369
Lettre d'adieu aux Algériens résidant en France, retranscrite dans CARLIER, Omar, Amar Imache, le cri d'un
révolté, pp. 170-171

108
berbère370. Or c'est à l'évidence d'une traduction de Janet Zagoria qu'il s'agit ici, citée elle-
même par Amar Ouerdane371, dont on connait la perspective ; car le texte retranscrit par
Carlier n'est pas le même372. Échappe ainsi un autre versant du discours d'Imache à Ouerdane,
d'abord, et du fait d'une cécité dont on connait l'origine, à Mahé, par suite : car non seulement
ce texte, mais quasiment tous les autres écrits d'Amar Imache contiennent des références à la
religion musulmane. Ainsi affirme-t-il, face à un article du Petit Parisien dénonçant l'
« invasion de la France » par les Arabes : « faut-il [leur] apprendre, une bonne foi pour toutes
[…] que la population européenne ne peut qu'y gagner à se frotter au contact des musulmans
sains de corps et de pensées et dont l'âme trempée dans les principes de l'Islam, pure, est
exempte de tout ce que la conscience réprouve »373. Et en réaction aux évènements de
Constantine de 1934, dans un texte nommé « La croix contre le croissant », il écrivit : « Les
ennemis de notre race et de notre religion, voyant l'Islam se dresser après un siècle d'agonie...
Quelle insulte au passé islamique, aux glorieux combattants de la foi ! […] Ceux qui ont
crucifié Jésus, le divin martyr, ne reculeront pas devant un sacrilège à l'égard de Mohamed »,
nommé un peu plus haut « notre vénéré Prophète »374.
On voit ici l'apport que peuvent représenter à notre sujet les mémoires et autres écrits
des militants nationalistes ; on citera également comme source importante de ce genre les
Mémoires d'un combattant d'Hocine Aït Ahmed, grande figure du « berbérisme » et fondateur
du Front des Forces Socialistes en 1963, parti laïc de Kabylie qui s'opposerait au
gouvernement du premier chef d'État algérien, Ahmed Ben Bella. Enfin, des témoignages
oraux, de ce dernier ou encore de Sadek Hadjerès, l'un des rédacteurs de la brochure de 1949,
L'Algérie libre vivra ! (autre source primaire majeure), et expulsé du PPA-MTLD suite à la
crise berbériste, sont disponibles à la BDIC de l'Université de Paris 10 Nanterre-La Défense,
interviews réalisés notamment par Ali Guenoun et Gilles Manceron. Des témoignages
annexes, comme ceux exposés lors d'une journée organisée par l'association « berbériste »
Agir pour le Changement et la Démocratie en Algérie sur le thème « Algérie : la construction
de la nation à l’épreuve de l’identité amazighe », en décembre 2013 à la Mairie du 2e

370
MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 304, note 4.
371
ZAGORIA, Janet, The rise and fall of the movement of Messali Hadj in Algeria, 1924-1954, Ph. D., Colombia
University, 1973, p. 252, citée par OUERDANE, Amar, « La « crise berbériste » de 1949, un conflit à plusieurs
faces », Revue de l'Occident Musulman et de la Méditerranée, n°44, 1987, p. 39
372
La traduction du « you » par un « vous » est symptomatique, puisque le texte retranscrit par Carlier dit « tu » ;
le « you » anglais se pouvant traduire par les deux termes, on reconnaît donc la source d'Alain Mahé (entre
autres éléments). Il cite d'ailleurs à plusieurs reprises Ouerdane, dont il qualifie les travaux de « passionnés »,
sans plus de critique (p. 344, note 3 ; p. 420, note 1).
373
« Les exilés volontaires », retranscrit in CARLIER, Omar, op. cit., p. 61
374
« La croix contre le croissant », in Ibid., pp. 71-72

109
arrondissement de Paris, avec la participation notamment de Sadek Hadjerès et de Ali
Guenoun, pourront constituer des appoints à ces sources déjà diverses.
Un sondage de l'ensemble des numéros d'El Moudjahid, organe du Front de Libération
Nationale375, nous a permis de retrouver une perception des Berbères fort semblable bien
qu'évidemment édulcorée, à celle des réformistes algériens, au sein du Parti, que nous
pourrons exposer dans notre travail. Par ailleurs, les textes inégalement accessibles du
mouvement national (brochures, compte-rendus de réunions, plate-formes)376 permettent
d'avoir un aperçu, sinon de la perception de la question berbère au sein du mouvement
national, du moins de l'insistance qui est faite sur son caractère arabo-islamique dans ses
différents aspects, qu'il s'agit de confronter avec les documents rédigés par les « berbéristes »
de l'époque ; car il est important de savoir déceler également en creux les propos qui ont pu
donner lieu à des polémiques ou querelles personnelles qui, dans le nationalisme algérien,
sont loin d'être négligeables quant à leurs conséquences. Le dictionnaire de Benjamin Stora
présentant les biographies des nationalistes de l'ENA, du PPA et du MTLD, qui s'appuie sur
des sources multiples et notamment les archives de la surveillance policière en métropole,
constituera un outil éminemment précieux pour revenir aux actions des nationalistes kabyles,
à leur discours, à leur parcours377.
Enfin, les écrits d'acteurs non-algériens de la guerre d'indépendance algérienne
peuvent se révéler intéressants notamment dans la mesure où ce sont des individus qui
participèrent pleinement de la résistance arabe très large aux différents colonialismes
européens, et que par conséquent la force dans leurs théories de l'arabo-islamisme pouvait
influencer leur perception de la situation algérienne. Nous intéresseront particulièrement les
mémoires de Fathi Al Dib, chef du service des renseignements algériens sous les ordres
d'Abdel Nasser, qui put par exemple percevoir l'attitude d'un Hocine Aït Ahmed comme
relevant du « fanatisme kabyle »378.
Alain Mahé parle de « mythe » de l'arabo-islamisme379 ; selon lui, les Kabyles
rallièrent au départ cette idéologie, mais en tant qu'elle « constituait un mythe unificateur

375
Regroupés lors d'une republication serbe de 1962, disponible à la BNF, en trois volumes (Belgrade,
Beogradski grafički zavod)
376
Dans des recueils de texte tels que celui de COLLOT, Claude & HENRY, Jean-Robert, Le mouvement national
algérien. Textes 1912-1954, L'Harmattan, 1978, 352 pages ou les ouvrages cités plus haut de Mohammed Harbi
en collaboration avec Gilbert Meynier
377
STORA, Benjamin, Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens : E.N.A., P.P.A., M.T.L.D. :
1926-1954, Paris, L'Harmattan, 1985, 404 p.
378
AL DIB, Fathi, Abdel Nasser et la Révolution algérienne, L'Harmattan, Histoire et Perspectives
Méditerranéennes, 1985, 483 p.
379
MAHE, Alain, op. cit., p. 432

110
susceptible de transcender les fidélités claniques et ethniques traditionnelles »380 ; ils s'en
détachèrent ensuite, inscrivant dans le nationalisme algérien la problématique de la berbérité.
Si en Kabylie, « comme partout, on parlait de mujâhid et de chahîd » (de « combattant au
nom de la foi », de « martyr »), en Kabylie, « on ne vivait pas la guerre de libération comme
un jihâd et c'est surtout la valeur de rassemblement de tous contre la puissance coloniale qui
expliqua la prégnance de ce système de valeurs ». C'est ce que ce travail se propose
d'élucider, du moins en partie et dans la mesure des textes disponibles. Ainsi Aït Amrane,
citant Ben Bella, montre que l'on peut douter de la totale conviction dans l'islamité comme
réel et instinctif point de ralliement pour certains acteurs de la guerre d'indépendance
algérienne : ayant révélé à Aït Amrane et Mohammed Zeroual qu'il se nommait en réalité Aït
Bella (Aït étant le kabyle pour Ibn, Ben, « fils de » et servant à désigner les tribus), l'un des
deux protagonistes lui aurait rétorqué que vingt ans auparavant, à Tunis, de retour du Caire, il
aurait proclamé à plusieurs reprises « Nous sommes tous arabes » :

« Ben Bella ferma les yeux quelques secondes comme pour se


concentrer, puis il répliqua : “Les conditions étaient différentes.
J'avais fait cette déclaration afin de faire échec à la politique
colonialiste française qui voulait nous séparer du monde arabe qui
était notre allié naturel” »381

B. Surveillance policière et action armée : de l'observation mythifiée à l'action


psychologique

1. Le Service Historique de la Défense : l'armée française et l'ethnologie

Les archives du Service Historique de la Défense, notamment sur la période de la


guerre d'Algérie, fournissent un certain nombre de documents précieux sur la perception du
Berbère en tant que distinct de l'Arabe et des éventuelles perspectives de division envisagées
par les militaires. Si un sondage complet des dossiers abordant l'action psychologique en
Kabylie nous a permis de voir que cette dernière, comme dans le reste de l'Algérie, avait
avant tout pour but de présenter aux populations locales les nationalistes comme des barbares
(exploitant le plus possible certaines « affaires », par exemple, comme celle de Mélouza, qui
en mai 1957 vit l'assassinat de centaines d'Algériens par le F.L.N. qui les suspectait de
soutenir le M.N.A. de Messali Hadj), on put parfois envisager l'exploitation de cette division

380
ibid., p. 344, note 3.
381
AÏT AMRANE, Mohand Idir, Mémoire au lycée de Ben Aknoun 1945, Ekkr a mm is oumazigh, 1988 (auto-
édition), p.33 (souligné dans le texte, alors que les autres citations sont en caractères normaux)

111
perçue382. Les affrontements entre les différents partis politiques évoquent parfois aux
militaires français des affrontements ethniques, le conflit M.N.A./F.L.N. étant présenté
comme un conflit Kabyles/Arabes. Enfin, des rapports analysent parfois dans une relative
objectivité la politique berbère de la France, notamment dans les derniers moments de
l'Algérie française : ainsi un rapport sur « Le berbérisme algérien » de 1962 note-t-il que
« grâce à leurs aptitudes et à leur relatif esprit d'économie, ces montagnards ont […] acquis
depuis un siècle des positions assez enviables », position donc liée à des qualités qui leur sont
propres, mais qu'ils acquis à la fois « parce que Kabyles et Arabes s'opposent depuis des
siècles pour des affaires de langue et de religion » mais « enfin et surtout parce que la France
et Alger ont prodigué leurs faveurs au Berbérisme, non sans quelqu'excès »383.
Outre qu'elles indiquent à de multiples reprises des activités de « berbéristes », les
archives des Renseignements généraux des préfectures françaises en Algérie attestent de la
création de partis à la doctrine particulièrement intéressante quant aux effets de la politique
d'acculturation française. À Alger, le 7 janvier 1960, est ainsi officialisé (il vivait dans la
clandestinité depuis juillet 1959) le Mouvement Berbère Africain, qui entend assurer « la
défense de l'Occident pour sauver les provinces nord-africaines du Maroc à la Tripolitaine »,
afin de redonner au peuple berbère le sens de sa personnalité, affirmant que « l'Orient ne
passera pas » et qu'un jour « la Tunisie et le Maroc envieront le sort de l’Algérie » qui, ayant
brisé le cadre oriental, aura assuré la renaissance de l'âme berbère »384. Il participait ainsi de
cette auto-production du mythe dont put parler Karima Dirèche-Slimani, quand elle évoqua le
statut des chrétiens kabyles à travers le cas des Amrouche : « la famille Amrouche, produit de
l'assimilation née du mythe kabyle, mais également productrice du mythe »385.

2. Ethnologues français de la Kabylie : « philosophes mystiques » (C. Lacoste-


Dujardin) ou habiles marionnettistes ?

Si nombre des documents que présentent les archives militaires et de surveillance


administratives font montre d'un utilisation consciente ou de la simple conscience

382
C'est dans cette perspective que Pierre Vermeren analyse cette action psychologique : elle repose sur des
« guerres de contre-guérilla » qui dans leur « tactique militaro-scientifique » furent les héritières de la politique
de division menée depuis la conquête de la Kabylie. Nous verrons cependant que la généralisation de cette
perspective est sans doute réductrice. VERMEREN, Pierre, op. cit., p. 31
383
« Le Berbérisme Algérien », Archives du Service Historique de la Défense, carton 1H1112 (dossier 2),
« Ethnies kabyles, berbères et habous », Service de documentation des affaires politiques de l'Ambassade de
France en Algérie, 8 novembre 1962, p. 1
384
Note de l'Agence Française de Presse du 6 janvier 1960, Archives Nationales d'Outre-Mer d'Aix-en-Provence,
FR ANOM 91/3F/139, Fonds du service départemental des Renseignements généraux d'Alger, « Mouvement
berbère africain (M.B.A.), organisation, activité (19 décembre 1959 - 2 novembre 1961)».
385
DIRECHE-SLIMANI, Karima, op. cit., p. 125

112
désintéressée d'une division différemment perçue entre Kabyles et Arabes, l'étude des
ouvrages d'ethnologues ou d'administrateurs pourront nous permettre de déceler la persistance
du « mythe kabyle » dans la pensée des Français impliqués de près ou de loin,
temporairement ou sur une longue durée, en Algérie. Si Camille Lacoste-Dujardin, nous
l'avons vu, a considéré que l'ouvrage de Jean Servier, responsable de l' « Opération Oiseau-
Bleu » menée en Kabylie maritime durant l'année 1957, relevait d'une perspective « ethno-
politique », les citations que l'auteure nous livre de cet ouvrage nous permet de penser qu'une
vraie conviction dans une spécificité des Kabyles y est exprimée, ce qu'il s'agira d'analyser386.
De même, un ouvrage comme L'Algérie kabylisée de Jean Morizot, qui avait participé à la
mise en place des centres municipaux et aidé les émigrés kabyles dans leur insertion au sein
du monde du travail métropolitain et dans leur adaptation suite à des études ethnologiques, est
riche de renseignements sur la permanence de la perception des Berbères comme supérieurs
aux Arabes (d'où l'inévitable « kabylisation » de l'Algérie qui donne son titre à l'ouvrage)387.
La reprise des discours des ethnologues français du XIXe siècle rendra par ailleurs nécessaire
un retour sur un certain nombre de leurs ouvrages les plus connus sur la Kabylie, comme ceux
d'Émile Masqueray ou de Hanoteau et Letourneux. Cette relecture paraîtra d'autant plus
nécessaire que les Kabyles qui revendiquèrent la pertinence de la question culturelle berbère
purent revenir sur ces ouvrages pour les critiquer : ainsi Si Amar Ou Saïd Boulifa qui, dans la
préface de son Recueil de poésies kabyles, revient sur la situation de la femme kabyle vue par
l'ethnographie coloniale388.
La presse, enfin, nous permettra de compléter l'analyse des archives militaires et
policières. Tout d'abord, en ce qu'elle apporte ponctuellement des témoignages d'une effective
politique de division. Ainsi un article du Temps du 14 août 1919 sur « L'état d'esprit des
indigènes algériens » décrit-il : « Dans les grandes villes des agents stylés circulent pour
opposer les Arabes aux Kabyles et aux Mozabites, qu'on excite sournoisement les uns contre
les autres » ; et la différence semble systématiquement être faite chez nombre de journalistes
entre Arabes et Kabyles quand ils évoquent les « indigènes », au sein de discours qui peuvent
nous être d'un grand intérêt. Ensuite, la presse peut servir d'organe de publication à des
ethnologues célèbres qui livrent à la métropole leurs analyses sur la situation contemporaine
de la colonie : Robert Montagne, dans Le Monde, a ainsi publié une série d'articles sur les

386
Par exemple SERVIER, Jean, « Un exemple d'organisation politique traditionnelle : une tribu kabyle, les
Iflissen-Lebhar », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 1966, Volume 2, n°2, pp. 169-187
387
MORIZOT, Jean, L'ALgérie kabylisée, Cahiers de l'Afrique et de l'Asie, VI, J. Peyronnet et Cie, 1962
388
BOULIFA, Saïd, Recueil de poésies kabyles. Texte Zouaoua traduit, annoté et précédé d'une étude sur la femme
kabyle et d'une notice sur le chant kabyle (airs de musique), Alger 1904 (rééd. Awal, 1990)

113
Berbères au début des années 1950 qui témoignent de la persistance de mythèmes sur ces
populations en même temps que d'une modération par rapport aux propos qui purent être les
siens les décennies précédentes, en tant que directeur du CHEAM (cf. supra) ou à l'époque de
la rédaction de ses travaux ethnologiques au Maroc sous la houlette d'Hubert Lyautey ; car sa
croyance en l'exploitation de la différence entre Arabes et Berbères semble s'atténuer avec le
temps, de la politique des centres municipaux que nous avons décrite à ces articles qui, s'ils
décrivent des Kabyles vivant dans des villages « comme les Grecs avant la formation des
cités »389 (ce qui suppose d'ailleurs plutôt une arriération qu'une familiarité innée avec la
démocratie), ne peuvent servir d'appui du fait de leurs différences et, au lieu d'une politique de
« conservation et d'équilibre », doit être l'objet de la concrétisation dans les faits d'une
« volonté [d'instaurer le] progrès »390 : le diviseur assimilationniste d'autrefois, à la faveur de
l'évolution des circonstances dans les dernières années de l'Algérie coloniale, laissant place au
réformateur progressiste et paternaliste.

C. « Berbéristes » d'hier et d'aujourd'hui : déconstruction et reconstruction


d'une revendication culturelle

La réinterprétation des sources de ceux qui au sein du nationalisme algérien


revendiquèrent la place de la langue et de la culture berbères de l'Étoile Nord-Africaine à
l'indépendance de l'Algérie rend particulièrement nécessaire le retour à celles-ci, qui sont
nombreuses.
Tout d'abord, parce que le mouvement « berbériste » actuel, comme certains de ses
acteurs ont choisi de l'appeler, a tendance à se voir comme une continuité simple, linéaire du
mouvement revendicateur de la fin de l'époque coloniale. C'est-à-dire que ce que ce
mouvement revendique aujourd'hui, les « berbéristes » de l'époque devaient en quelque sorte
le revendiquer, dans une sorte d'évidence qui s'accompagne d'une cécité partielle et d'un
certain nombre d'erreurs.

389
MONTAGNE, Robert, « Ce que sont les Berbères », Le Monde, 13 mai 1953
390
MONTAGNE, Robert, « Avenir des Berbères », Le Monde, 14 mai 1953

114
Sur la couverture des Mémoires de Mohand Idir Aït Amrane, l’on peut voir des figures historiques récurrentes
dans le discours de revendication culturelle « berbériste » : de haut en bas, Massinissa, Jugurtha, résistants dits
d’origine berbère de l’Antiquité, et Abd El Qader

Dans un article au titre révélateur391, Salem Chaker affirme ainsi qu'au sein des écrits
des « berbéro-nationalistes », « Le terme “Arabe/arabe” n'apparaît jamais. Le mot Islam non
plus. […] Quant à la langue, seul tamaziγt (le berbère) est évoquée, jamais l'arabe
(taεrabt) »392. Or dans les mémoires d'un acteur majeur de cette revendication culturelle,
Mohand Idir Aït Amrane, que Salem Chaker cite d'ailleurs parmi les auteurs qu'il analyse393,
on peut lire dans la traduction d'un de ses poèmes, composé vers 1950 :

« Neddukel nekwni d-wâraben, nemsefha


Nous avons marché en compagnie des arabes et nous nous sommes compris
Idammen cherken nezdegh yiwen wekham
Notre sang s'est mêlé et nous avons habité la même maison
Nefteh timura s tektabt akkw d leqlam

391
CHAKER, Salem, « L'affirmation identitaire berbère à partir de 1900. Constantes et mutations (Kabylie) »,
Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°44, 1987, pp. 13-34
392
ibid., p. 17. Pierre Vermeren a pu souligner avec une grande clarté les origines de la perspective qui fut celle
des créateurs et directeurs du département de berbère de l'INALCO, parmi lesquels Salem Chaker eut une
influence et un rôle considérables : ce département constituant une « sorte de refuge, tant il est douloureux de
vivre une berbérité dominée au Maghreb », souffrance effective qui pousse l'auteur à affirmer qu'il était « à
craindre que ce enseignement [fût] menacé par une communautarisation identitaire ».VERMEREN, Pierre, op. cit.,
p. 56
393
Mais uniquement les textes présentés dans la thèse de BENBRAHIM, Melha, « La poésie kabyle et la résistance
à la colonisation de 1830 à 1962 », EHESS, 1982 ; l'ouvrage d'Aït Amrane que nous citons ci-après lui étant
postérieur de quelques années.

115
Nous avons conquis des pays par le Livre et par la Plume
Neffegh si ttlam nekchem di nnur n el Islam !
Nous sommes sortis de l'obscurité et sommes entrés dans la lumière de
l'Islam ! »394

Nous avons également vu le cas d'Imache Amar et de Messali Hadj, dont le conflit est
présenté comme le premier conflit arabe/kabyle au sein du mouvement nationalisme395,
séparation binaire qui nous apparaît après lecture des textes bien réductrice.
D'autre part, cette tendance simplificatrice apparaît dans la reconstruction a posteriori
d'une unité de ce mouvement ; car ses protagonistes s'opposèrent, et la crise berbériste de
1949, événement central de notre investigation, en est d'ailleurs l'expression. Ainsi Amar
Ouerdane met-il sur le même plan Hocine Aït Ahmed et Rachid Ali Yahia396, alors que le
premier condamne très clairement le second dans ses mémoires. Fin 1948, Ali Yahia
déclenche une campagne contre l'orientation arabo-islamique du PPA-MTLD au sein de la
Fédération de France du parti, sa motion défendant la thèse d'une « Algérie algérienne » étant
acceptée à 28 voix contre 32 au sein du Comité Fédéral ; c'est l'origine de la crise
« berbériste » qui mènera à l'éviction des membres du parti qui feront montre des mêmes
idées, jugées séparatistes et dangereuses. « Il y a comme ça des grains de sable, des
personnages insignifiants, qui entraînent dans la vie politique des conséquences démesurées »,
commente Aït Ahmed397 ; le rejet est sans appel. Les revendications, ou en tous cas les
moyens mis en œuvre, furent très divergents d'un acteur à l'autre. En outre, le discours d'un
même acteur peut être réinterprété par l'acteur lui-même bien des années plus tard, dans le
sens d'une exagération ; ainsi Janet Zagoria cite-t-elle Rachid Ali Yahia398 : « L'Algérie n'est
pas arabe mais algérienne. Il est nécessaire de former une union de tous les Musulmans
algériens qui souhaitent lutter en vue de la libération nationale, sans distinction de race,
Berbère ou Arabe. […] Nous nous situons bien au-delà du problème racial ». Soixante ans
plus tard, interrogé par l'actuel professeur de kabyle à l'INALCO Masin Ferkal, Rachid Ali
Yahia pourrait affirmer : « Mes idées sont connues. J'ai toujours considéré que l'Algérie était
algérienne, que les Algériens sont des Berbères tous, sans exception, qu'il n'y a pas d'arabes
en Algérie et que c'était une anomalie, quelque chose d'absolument inacceptable que de faire
de ce pays un pays arabe. […] L'Algérie est un pays bi-national, partagé entre la communauté
394
AÏT AMRANE, Mohand Idir, Mémoire au lycée de Ben Aknoun 1945, Ekkr a mm is oumazigh, 1988 (auto-
édition), p. 99
395
Voir CHAKER, Salem, art. cit. pp. 16-17 ; Ouerdane, Amar, La question berbère dans le mouvement national
algérien 1926-1980, op. cit., p. 55
396
OUERDANE, Amar, « La “crise berbériste” de 1949, un conflit à plusieurs faces », art. cit., p. 41
397
AÏT AHMED, Hocine, Mémoires d'un combattant. L'esprit d'indépendance 1942-1952, Éditions Sylvie
Messinger, 1983, p. 179
398
Nous traduisons ici le passage cité par OUERDANE, Amar, art. cit., p. 41 ; ZAGORIA, Janet, op. cit., p. 256

116
nationale berbérophone et la communauté nationale berbère arabophone »399, d'où la nécessité
d'un État fédéral. L'arabisme et le panarabisme sont d'ailleurs des mouvement
néocolonialistes ; idées que l'on a pu également entendre de la bouche de Masin Ferkal lors de
ses cours de kabyle à l'INALCO. Rachid Ali Yahia a d'ailleurs récemment publié un ouvrage
critiquant violemment la langue arabe classique, « langue élitiste, ségrégationniste »,
discriminatoire et que les aristocrates mecquois se seraient hâtés d'ériger en langue sacrée,
langue du Coran, afin de mieux couper toute éventuelle envie d'interrogation des « masses
populaires »400.
Les évolutions de l'histoire, la répression sinon l'ignorance de la revendication
linguistique culturelle berbère par le pouvoir algérien ont pu en effet influer fortement sur les
points de vue des uns et des autres. Cela est vrai pour des auteurs aussi célèbres que Kateb
Yacine qui en 1947, dans son ouvrage Abdelkader et l'indépendance algérienne (1947), faisait
ainsi l'éloge de la religion musulmane : « Notre religion […], réduite à sa plus misérable
expression, nous a permis de rester nous-mêmes et de résister [...] aux batteries de Saint-
Arnaud, […] aux croisades, […] aux saloperies de l'Administration coloniale »401, et qui
préfacerait l'ouvrage cité d'Amar Ouerdane par ces termes : « Ce sont les Arabes qui sont chez
nous une infime minorité, et ils ne nous dominent que par la religion […]. Il suffit de penser
au rôle des trois religions monothéistes : trois religions pour un seul Dieu... Quel magnifique
exemple de l'unité divine ! »402.
La lecture de la littérature kabyle d'expression française, qu'il nous faudra poursuivre,
nous permettra donc de déceler les différents éléments qui composent cette revendication
culturelle, de confronter les divers points de vue et dans divers contextes, afin de saisir en
quoi put consister la perception de soi comme « berbère » au moment de la naissance d’une
nation algérienne moderne.
Des bulletins publiés par les anciens élèves des écoles d'enseignement français,
bulletins associatifs de nature semblable à La Voix des Humbles qu'analysa Fanny Colonna403
sont également intéressants pour ce qui s'agit de l'analyse de l'appropriation par les élèves
indigènes de cet enseignement. Ainsi du Bulletin trimestriel de l'association amicale des

399
Voir l'Entretien avec Masin Ferkal, Crépy-en-Valois, 19 novembre 2010, visionnable grâce au lien suivant:
http://www.dailymotion.com/video/xfsk5d_entretien-avec-rachid-ali-yahia_news (pour les passages cités, 5:00-
5:19 et 13:55-14:20)
400
ALI YAHIA, Rachid, Réflexion sur la langue arabe classique, Achab, L'Harmattan, 2010, 98 pages
401
YACINE, Kateb, Abdelkader et l'indépendance algérienne, Alger, En-Nahda, 1947, conférence prononcée le 24
mai 1947 à Paris ; cité par Faure, Gérard, « Un écrivain entre deux cultures : biographie de Kateb Yacine »,
Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°18, 1974, p. 72
402
OUERDANE, Amar, op. cit., Préface de Kateb Yacine, p. 13
403
Revue corporative des instituteurs d'origine indigène : Colonna, Fanny, Instituteurs algériens, op. cit.

117
anciens élèves et des amis de l'école d'Ait-Larba, école libre de Pères Blancs, où Mohammed
Arkoun put écrire en faveur de la « réhabilitation de la réalité berbère » en réaction à un
« complexe d'infériorité raciale » qui fait qu' « un Kabyle ne veut plus simplement être un
Kabyle, ni un Marocain un Marocain ni un Mozabite un Mozabite » mais se réclame « soit de
l'Arabe soit de l'Européen »404.

Perspectives de recherches

Ainsi que cet exposé le laisse suggérer, la bibliographie de notre sujet est considérable,
qui aborde de nombreux aspects de la colonisation française en Algérie, de la colonisation
française en Afrique du Nord en général, de la perception française de l'islam, de la force de
ce dernier dans le nationalisme et le discours de ses acteurs. Nous avons cependant désormais
la faculté, grâce à l'étude d'une vaste historiographie, d'aborder l'ensemble des sources avec la
distance critique nécessaire.
Les auteurs de notre historiographie comme nos sources primaires évoquent un
nombre considérable de pistes de lecture et de recherches. Ainsi Alain Mahé, évoquant le rôle
de la conscription des « indigènes » dans l'armée française en vue du premier conflit mondial,
évoque-t-il la première association fondée par les Kabyles, le Progrès Saharidjien, créée en
1908 à Djemaâ Saharidj ; puis en 1909 et 1910, les Oughlissiens, des Aït Oughlis :
associations de villages voulant diffuser les « lumières » offertes par l'enseignement
français405. Nous espérons qu'un retour aux Archives d'Outre-Mer nous permettra d'en
découvrir plus sur ces associations dont le discours promet d'être d'un grand intérêt pour notre
analyse. C'est cependant sans doute l'analyse du contenu des programmes scolaires exposés
dans les manuels des écoles françaises à destination des « indigènes », dont Alain Mahé, de
nouveau, a pu dire qu'elle manquait dans l'étude de ce « bourgeonnement » du « mythe
kabyle »406, qui devra être l'objet prioritaire de nos recherches.
Afin de percer les enjeux réels de la « crise berbériste », au cœur de notre sujet, la
consultation d'un centre d'archives que nous n'avons pas pu réaliser jusqu'à maintenant, celle
de la Préfecture de police de Paris, ainsi que le laissent supposer les centaines de biographies
du dictionnaire des militants nationalistes de Benjamin Stora, devrait nous permettre l'accès à
un certain nombre de discours de nationalistes d'origine kabyle, et donc d'élucider en partie
cette question ; les travaux en cours de publication d'Ali Guenoun nous seront par ailleurs
404
ARKOUN, Mohammed, « Pour une réhabilitation et une réinstauration de la réalité berbère », Bulletin
trimestriel de l'association amicale des anciens élèves et des amis de l'école d'Ait-Larba, 1949, p. 4
405
MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 297, note 2
406
Ibid., p. 147, note 1

118
d'une aide précieuse. Nous aurons peut-être par ailleurs l'occasion de solliciter des
éclaircissements à certains des nationalistes algériens qui furent au cœur de cette crise.
C'est en tant qu'elle fut la période la moins étudiée sur la question de la perception de
la « berbérité » que nous avons choisi de traiter la période du nationalisme algérien.
Cependant, un élargissement, notamment aux premières années de l'indépendance, est
envisageable et nous semble une même perspective très prometteuse. Benjamin Stora, au
cours d'une émission de « Concordance des temps » de mars 2014, a pu évoquer la peur
obsessionnelle qui fut celle des leaders algériens du début des années 1960, celle de la
partition du pays. Il analyse alors un discours d'Abderahmane Fares du 7 avril 1962 qui, alors
président de l'exécutif provisoire algérien, affirma « malgré tous les calculs machiavéliques,
toutes les conceptions avouées ou occultes que nous connaissons bien, il n'y aura jamais de la
part du peuple algérien de Saint-Barthélémy. L'Algérie, comme l'espèrent encore certaines
forces malfaisantes, ne sera jamais un Congo »407. De fait, la « congolisation » du pays, le
Congo belge suite à son indépendance ayant été traversé par de sanglants conflits ethniques,
fut l'une des craintes les plus fortes des cadres nationalistes algériens, et l'on peut imaginer
que les revendications des populations berbères, comme par exemple celle d'un Hocine Aït
Ahmed (qui fut plutôt perçue comme telle que réellement « berbériste » au sens propre)
purent réveiller cette profonde appréhension, que l'on pourra éventuellement retrouver dans
des discours contemporains de l'indépendance ou suivant immédiatement cette dernière.
La piste du Maroc, tant en ce qu'il fut le lieu du fameux dahir berbère que celui de la
Guerre du Rif, réputée avoir cristallisé les tensions au sein du nationalisme algérien naissant,
sera bien entendu à explorer. En fait de dissensions, l'analyse précise des facteurs qui
conduisirent les observateurs français à considérer que la lutte M.N.A./P.P.A. pût
correspondre à une rivalité ethnique devra être poursuivie, à la suite des documents d'archives
dont nous avons déjà conservé des exemplaires numériques.
Les sources et les pistes sont réellement multiples ; peut-être est-ce que la figure du
berbère, comme Karima Dirèche-Slimani, soulève tous les fantasmes et les nœuds névrotiques
d'une histoire coloniale »408, suscitant ainsi naturellement le discours de ces trois énonciateurs
que nous évoquâmes, qui ne cesse au fur et à mesure des recherches de nous confirmer son
caractère multiforme et son abondance.

407
« Algérie: après 50 ans, le F.L.N. à bout de souffle ». Disponible sur le site de France Culture :
http://www.franceculture.fr/emission-concordance-des-temps-algerie-apres-50-ans-le-fln-a-bout-de-souffle-
2014-03-22 (58 minutes ; pour le passage qui nous intéresse, 04:20-8:15)
408
DIRECHE-SLIMANI, Karima, op. cit., p. 13

119
IV.
PARTIE RÉDIGÉE
LE « BERBÉRISME » DANS LE JEUNE MUSULMAN : DU RÉGIONALISME COMME
MANŒUVRE COLONIALE AU SOURD RENIEMENT D'UNE MÉTAMORPHOSE

120
Introduction

« Aujourd'hui, près d'un demi-siècle après sa parution, j'ai


pensé qu'une réédition du Jeune Musulman pouvait être
instructive pour les Algériens de l'an 2000. Ils y constateront
que la guerre de libération a été précédée d'une longue
résistance de leurs pères pour préserver leur âme. »
Ahmed Taleb Ibrahimi, Préface du Jeune Musulman

La courte préface du Jeune Musulman, Organe des jeunes de l'Association des


Oulamas Musulmans d'Algérie409, rédigée en 2000 au moment de sa réédition à Alger par
Ahmed Taleb Ibrahimi, fils de l'un des fondateurs de l’AOMA Mohammed Bachir El
Ibrahimi410 et dont est extraite cette citation, offre un exposé des buts et de l'histoire de cet
organe de presse, publié à Alger entre 1952 et 1954. Le projet était celui d'un journal en
langue française destiné au public des jeunes Algériens formés à l'école française, « fascinés
par la civilisation du colonisateur » : « s’il y a un terme pour résumer l’univers mental de la
plupart d’entre eux, c’est l’aliénation. […] Le journal que je souhaite créer serait donc un
organe “désaliénant”, qui les enracine à nouveau dans leur passé tout en prônant une grande
ouverture sur le monde moderne ». Le cheikh Bachir El Ibrahimi, à la tête de l'Association
depuis la mort du cheikh Abdelhamid Ben Badis en 1940, étant en mission au Moyen-Orient,
le cheikh Larbi Tebessi accepta de parrainer et d'offrir des moyens matériels au journal, séduit
par l'idée d'un organe de presse qui préfigurât la création d'un mouvement des Jeunes de
l'Association. Le Secrétaire général de l'Association, Ahmed Tewfiq El Madani, s'y montra
également favorable.
Atallah Soufari, qui travaillait déjà pour El Basa'îr, hebdomadaire réformiste en
langue arabe, assumait la responsabilité juridique et morale du Jeune Musulman. Ali Mérad et
Ahmed Taleb Ibrahimi fuent les deux premiers rédacteurs bénévoles du journal ; Amar
Ouzegane, ancien secrétaire général du Parti Communiste Algérien, se joindrait ensuite à eux,
« qui lui-même vivait des retrouvailles avec ses racines arabo-islamiques après une longue
période d’oubli », le marxisme étant apparu comme incompatible, par définition, avec la foi.
Par le biais d'Ouzegane, Mohammed Cherif Sahli et Mostefa Lacheraf, vivant en France,

409
Dont un fac-similé est disponible à la Bibliothèque Nationale de France (Rez-de-Jardin) : Ǧam iyyaẗ al-
ulamā al-muslimīn al-ǧazā iriyyīn, Le Jeune musulman : organe de l'Association des Oulamas musulmans
d'Algérie, Alger 1952-1954, Dar al-gharb al-islami, 2000, non paginé
410
En 1952, Ahmed Taleb Ibrahimi a 20 ans et vient de réussir la seconde année de ses études de médecine. À
l'été 1953, il serait arrêté pour ne pas avoir répondu à l'appel d'incorporation à l'armée française alors qu'il allait
rejoindre son père dans la capitale égyptienne. Son militantisme pour l'indépendance de l'Algérie lui vaudrait
d'être emprisonné de 1957 à 1961. Il serait par la suite ministre des présidents Houari Boumédienne (1976-1978)
et Chadli Bendjedid (1979-1992), notamment aux affaires étrangères et à l'éducation.

121
devinrent collaborateurs périodiques du journal. « Les tâches étaient bien réparties » : Ali
Merad, par exemple, a la charge de la rubrique « À la lumière du Coran et du Hadith », qui
explore des aspects de la religion musulmane à travers ces deux sources fondamentales de
l'islam. Quant à Amar Ouzegane, et c'est ce qui va nous intéresser dans les développements
qui vont suivre, il y « traite essentiellement des manœuvres de la politique coloniale à travers
l'action des Pères blancs et du berbérisme ».
De même que El Moudjahid, organe principal du Front de Libération Nationale, Le
Jeune Musulman aborde, tout d'abord, le « berbérisme » et le particularisme berbère comme la
pure manipulation d'un colonisateur machiavélien. Les Kabyles, et dans une moindre mesure
les Mozabites et les Aurésiens, sont alors les victimes de cette politique. En second lieu, les
rédacteurs de cet organe de presse affirment, ou démontrent (la nécessité de cette
démonstration présentant par ailleurs, nous le verrons, un intérêt en soi) en quoi les Berbères
sont et ont toujours été, au contraire de tout ce que la presse française d'Algérie ou les
services secrets de l'instance colonisatrice peuvent « insidieusement » proclamer, de fervents
défenseurs de l'islam, ce dernier étant le seul ciment possible de l'unité nationale. La Kabylie,
notamment, a toujours été le bastion de la résistance ; ce qui de fait correspond toujours à une
réalité, dans ces années qui précèdent la guerre d'indépendance.
Pour autant, ce n'est pas en victimes que sont traités les auteurs qui, comme Mouloud
Mammeri, semblent par leurs écrits trahir la cause nationale, reprenant à leur compte les
théories « patiemment élaborées » par la France pour mieux assurer sa domination. La
littérature régionaliste, répandant des idées fausses, devient alors dans la description qu’en
font les rédacteurs de ce journal, un danger pour l'unification de la résistance, et elle est le fait
d'une élite inconsciemment mais pernicieusement complice de l'ennemi. Redoublent alors les
commentaires sur la force de l'islam berbère qui, et c'est remarquable, se doit d'être
réaffirmée, dans un contexte de doutes, suscités par une puissance coloniale aliénante et par
ses avatars. Publié pour son premier numéro le 6 juin 1952, Le Jeune Musulman serait dès les
premières années tiré à plus de dix mille exemplaires ; laissant par conséquent imaginer la
large diffusion de son contenu et de ses combats.

122
La présence scolaire réformiste en Kabylie
Source : CHACHOUA, Kamel, L’islam kabyle. Religion, État et société en Algérie, suivi de l’Epître (Risâla)
d’Ibnou Zakrî (Alger, 1903), mufti de la Grande Mosquée d’Alger, Maisonneuve et Larose, 2001, p. 237

A. Le Jeune Musulman, un journal pédagogique. Conte un régionalisme


« inoffensif » exploité par la puissance coloniale

Tout d'abord, il est intéressant de remarquer que l'emploi du terme de « berbérisme »


par la jeunesse de l'Association des Oulémas Musulmans d'Algérie, renvoyant à une
manipulation du colonisateur, recoupe dans la majeure partie des cas le sens que lui conférait
C.-R. Ageron dans les écrits fondateurs que furent les siens quant au « mythe kabyle »411. De
fait, les tenants « indigènes » de ce régionalisme qui seront dénoncés dans l'organe sont si peu
nombreux (puisqu'ils se réduisent en réalité à une seule personne) qu'il semble difficilement
imaginable que les rédacteurs pussent avoir pensé faire renvoyer ce terme à un groupe qui à
l'évidence leur apparaissait comme non cohérent et négligeable.

411
AGERON, Charles-Robert, Les Algériens Musulmans et la France, 2005, pp. 875 et 880 : « Même le
soulèvement de Margueritte [jacquerie encadrée en 1901 par des dignitaires de la Rahmania, cf. Mahé, Alain,
Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 161, note 3], dû à une tribu berbère, les Rirha, ne nuisit pas au
berbérisme » ; « À deux reprises, la délégation kabyle demanda la création d'une médersa à Bougie […]. Les
tenants du berbérisme s'y trompèrent, plus ou moins sincèrement »

123
À l'inverse, la différence qui est établie entre Arabes et Berbères est décrite comme le
résultat d'un processus patient et totalement réfléchi de la part du colonisateur. Ce
« berbérisme » est « cultivé avec un soin particulièrement jaloux par l'enseignement officiel
colonialiste […] transformé par des experts ayant réussi à accumuler une riche expérience
théorique et pratique de la domination des peuples »412. Elle est la composante d'une politique
d'acculturation qui vise à diviser la société algérienne musulmane en deux, afin de
« constituer deux sociétés séparées par des cloisons étanches »413, entre jeunes musulmans de
culture arabe et jeunesse formée à la culture française, instruction occidentale qui les pousse
fatalement à « [ignorer] tout, ou presque, de l'Islam »414. Or, les enseignements du
colonisateur sont que la « religion islamique est la religion de la régression, de […]
l'obscurantisme » ; et c'est « à l'ombre » de la propagation de telles croyances erronées qu'est
né le « pseudo mouvement dit “Berbériste” » (on remarque au passage que le seul emploi du
terme pour désigner une organisation cohérente d’acteurs « indigènes » organisés avec
cohérence est ici partiellement nié). C'est pourquoi ce « pseudo mouvement » n'est pas
dénoncé : au contraire, il s'agit de venir en aide aux victimes de ce discours construit de toute
pièce, « danger mortel » pour l'unité nationale : « Ce journal […] est une main fraternelle
franche loyale, tendue à nos jeunes de culture européenne »404. Tel sera dans cette logique le
commentaire du rédacteur d'un article abordant la défaite des Palestiniens face à Israël début
1953, à propos d'un individu qui au milieu des déclarations de désespoir, « innocemment
criminel[,] osa murmurer : “Heureusement que je ne suis pas un Arabe...” » : « Son repentir
fut prompt, ne le maudissez pas ! »415.
L'objectif déclaré du journal à travers les lignes de ses différents articles présente un
intérêt certain, dans la manière qui est la sienne d'aborder le « problème » du Berbérisme. À
l'image de certains titres de ses rubriques les plus importantes (« À la lumière du Coran ») ou
du symbole qui accompagne ses unes (une main tendant un flambeau), la mission du Jeune
Musulman est d' « éclairer ses lecteurs ». Si les « indigènes » tombent dans le piège du
colonialisme, c'est qu'ils ne sont pas assez informés sur leur religion ; c'est ce que se propose
de faire cet organe de presse, dans un contexte de dépersonnalisation culturelle où de fait
l'islam fut la cible principale de la France, ainsi que l'indiquait Ahmed Taleb Ibrahimi sa
préface. Ainsi Tewfiq el Madani conclut-il l’un de ses articles sur le « danger berbériste » en

412
Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer accueille le message de Mohammed ? » (II), Le
Jeune Musulman, op. cit., n°11, 19 décembre 1952
413
Tewfiq el Madani, « Éditorial », Le Jeune musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952
414
Ibid.
415
Anonyme, « Égypte...Pardon ! », in Le Jeune Musulman, op. cit., n°13, 16 janvier 1953

124
présentant ce journal comme une forme de solution : « Par ce journal, […] ces jeunes
apprendront à connaître leur Religion ». De même, Amar Ouzegane, dans son article « Le
Berbérisme »416, présente ainsi le rôle du Jeune Musulman : « Nous allons essayer de l'aider
[la jeunesse musulmane] dans son combat pour la liberté […] en éclairant sa route ». En effet,
« Dans le brouillard impérialiste […], la division des Algériens musulmans en bloc arabe et
bloc kabyle est l'une des armes idéologiques les plus perfides et les plus funestes ». Qu'est-ce
à dire ? Face une politique réfléchie de déculturation et de lutte contre l'unité, la connaissance
de l'islam est un remède ; c'est, de surcroît, celui qui se porte le plus évidemment à l'esprit des
jeunes Oulémas. Il s'agit, purement et simplement, de « faire éclater la Vérité »417. Si l'islam
fut de fait le point de ralliement du nationalisme algérien en bien des points, un tel discours ne
pouvait qu'être mal vécu, on l'imagine, par des élites formées au laïcisme voire à un athéisme
virulent, d'autant plus virulent qu'il répondait parfois à un profond ressentiment dû à un
contexte sociologique ou à un non négligeable complexe d'infériorité418.
Initialement un « sentiment légitime d'attachement à son pays natal, à sa langue
maternelle, à son héritage culturel, le régionalisme culturel »419, exploité « à des fins
esclavagistes, impérialistes et anti-nationales »420, représente une menace contre laquelle il
s'agit de lutter. Et non seulement ce régionalisme n'est-il à l'origine qu'un sentiment
respectable, mais il est « un des aspects de l'originalité de la nation algérienne », le
Berbérisme ne représentant qu'un « problème linguistique et culturel ». Les Berbères ont leur
« génie propre » ; et font partie d'« un même peuple constitué d'éléments divers », le peuple
algérien s'entend. Il est d'ailleurs ridicule d'éprouver du ressentiment envers ce régionalisme,
peuvent affirmer les rédacteurs du Jeune Musulman. Ainsi l’un d’entre eux peut-il poser la
question suivante, afin de faire réfléchir son lecteur dans une perspective comparatiste : en

416
Amar Ouzegane, Le Jeune musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952, rubrique « Problèmes Algériens »
417
Tewfiq el Madani, « Éditorial », Le Jeune Musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952
418
On peut ainsi penser à l'évocation que fait Mohammed Harbi de Rachid Ali Yahia dans son F.L.N. Mirage et
réalité : « [Certains berbéristes], comme Ali Yahia Rachid, sont issus de familles de statut français. Ils ont dû
ressentir dans leur jeunesse les blessures infligées par une société hostile à tout ce qui touche à l'idéal
communautaire parce qu'elle confond nationalité et religion. Ils y ont réagi diversement, les uns en se réfugiant
dans la dévotion religieuse, les autres en s'attaquant ouvertement à l'Islam. » HARBI, Mohammed, op. cit., p. 64
419
Alain Mahé, dans son histoire de l'insurrection de 1871, parle d'un régionalisme plus étendu que le simple
régionalisme culturel ; il parle même d'une forme de patriotisme régional : « Une bonne partie des tribus du
Constantinois se lancèrent dans l’insurrection à la suite de Mokrani, […] [mais] seuls les adeptes kabyles de la
Rahmania répondirent à la proclamation du jihad par le cheikh El-Haddad. […] Il n'est que de constater que la
Grande Kabylie présentait une cohérence et une individualité suffisamment marquées pour […] susciter une
manière de patriotisme ». MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, p. 194
420
Le Jeune Musulman, op. cit., n°1, Amar Ouzegane, « Le Berbérisme » (souligné dans le texte) ; pour la
première partie de la citation, cf. également Le Jeune Musulman, op. cit., n°11, 19 décembre 1952, « Pourquoi le
Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de Mohammed ? » ; pp. 6-7 (deuxième
partie d'un feuilleton en quatre moments, rubrique « Problèmes Algériens »)) : « À l'origine, rappelons qu'il s'agit
d'un sentiment naturel, légitime, respectable [le régionalisme]».

125
voudrait-on aux peuples de l'Europe méridionale qui, par les nécessités de l'Histoire, furent
inclus dans le monde latin et la culture latine tout en conservant leurs origines profondes
(celtiques, ibériques, etc.) et utilisèrent même peut-être le latin comme simple médium de
communication dans l'ensemble du bassin méditerranéen ?421 La composante berbère de
l'Algérie n'est donc pas niée dans sa spécificité ; elle est acceptée et reconnue, comme on peut
le voir ici ; cependant, nous le verrons ensuite, les Berbères sont amenés à continuer dans la
voie qui a fait d'eux de fervents défenseurs de l'islam depuis la conquête arabe de l'Afrique du
Nord, dans le sens de la régénérescence de l'Algérie voulue par l'Association des Oulémas et
plus modestement par l'organe de presse de sa jeunesse. C'est que « notre race », selon
Ahmed Taleb Ibrahimi, est « notre mélange ou notre rapprochement arabo-berbère, qui se
fonde sur un passé commun, une géographie commune, et se nourrit d'un commun patrimoine
spirituel, notre Islam »422.

B. Illustrations d'une politique machiavélienne

1. Manœuvre politique

Afin d'illustrer ce « matérialisme sordide »423 tel que présenté par la perspective de la
jeunesse de l’AOMA, qui ne répond donc qu'à une pure manipulation politique, Amar
Ouzegane ne manque pas d'exemples historiques. Cette politique, répondant à une « doctrine
réactionnaire de division impérialiste » (sous-titre de l'article de Ouzegane, « Le
Berbérisme »), semble d'ailleurs être celle non seulement de la France mais de l'Occident, ce
qui répond à une logique d'essentialisation d'ailleurs fort courante au sein du discours
oulémiste et nationaliste en général ; à l'essentialisation négative de l'islam menée par le
discours orientaliste français depuis le XIXe siècle, voire au-delà424, répond une
essentialisation positive, à volonté unificatrice de cette même religion. Ce discours
orientaliste apparaît comme étant celui de l’Occident tout entier : car c'est le gouvernement
américain qui est en premier cité dans l'article, et qui, afin de « récompenser son vassal », le
gouvernement français, d'avoir inclus l'Algérie dans le Pacte Atlantique, lui livra à New York

421
Mostefa Lacheraf, « La colline oubliée ou les consciences anachroniques », Le Jeune Musulman, op. cit., n°15,
13 février 1953
422
Ahmed Taleb Ibrahimi « Les “idées-barrières” », Le Jeune Musulman, op. cit., n°26, 12 février 1954 (souligné
dans le texte)
423
Amar Ouzegane, « Le Berbérisme », Le Jeune Musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952
424
Sur l'héritage des Croisades dans la perception de l'islam au moment de la conquête, voir LORCIN, Patricia,
Kabyles, arabes, français : identités coloniales, « Les croisades et l'image de l'islam comme religion belliciste »,
pp. 33-35 et son ouvrage en général sur la perpétuation de cette perception tout au long de la période coloniale
algérienne (bien que principalement jusqu’à 1900).

126
deux croiseurs, baptisés « Arabe » et « Kabyle ». L'offre américaine décrite ici peut en effet
apparaître comme une métaphore d'un Occident uni contre un islam lui-même uni en miroir,
dans le rejet de ce dernier ; pour Ouzegane, il ne s'agit ainsi pas là d' « un banal fait divers ».
C'est la parfaite illustration d'une politique que la France a menée via divers moyens depuis
son installation dans la colonie. Ouzegane ne condamne-t-il d'ailleurs pas, dans leur ensemble,
les « incurables adeptes du culte aveugle de la civilisation gréco-latine »425 ? Condamnables
en effet, en ce que méprisant la civilisation arabe, les Occidentaux en viennent même à la
considérer dangereuse et impropre à la civilisation.
Outre la dénonciation de la séparation des Kabyles et Arabes au sein des Délégations
financières, que nous avons déjà pu évoquer en Introduction, Ouzegane cite un certain
nombre d'autres actions à visée séparatrice : l'opposition de la liste dite « arabe » à la liste dite
« kabyle » aux élections d'Alger, jusqu'à la date avancée de 1936 ; la rumeur de constitution
d'un Parti Populaire Kabyle ; la tentative de création d'un cercle « berbère » face aux
islahistes426. La rumeur du PPK est rapidement démentie, s'étant révélée être un « bobard
policier ». Le colonisateur était en effet le « seul intéressé à exploiter le désarroi des esprits et
la dispersion des forces des colonisés ». Désarroi, car il est évident qu'aurait nui à la cause
nationale, sous prétexte d'une division qui semblait aberrante à l'auteur (sentiment qu'il
souhaite implicitement faire partager à tous), « un parti politique essentiellement basé sur une
homogénéité ethnique ou linguistique »427.
Ces exemples illustrent une politique patiemment élaborée ; le colonisateur, bien
renseigné sur la situation et la psychologie des colonisés, est décrit comme employant
sciemment des politiques de dispersion, stimulant par effet de miroir des sentiments
identitaires honnis par l'un ou l'autre groupe. Il est d'ailleurs significatif que la politique de
stimulation ou de simulation du régionalisme menée par le colonisateur soit accompagnée
dans la description de Ouzegane par une manœuvre de division de type religieuse. Si
Augustin Ibazizen428 mit en avant lors de sa campagne électorale pour le conseil général
d'Alger le particularisme kabyle, il ne fut pas seul à se faire complice de la machiavélienne

425
Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de
Mohammed ? » (II), Le Jeune Musulman, op. cit., n°11, 19 décembre 1952
426
Or comment imaginer une si absurde opposition, alors que le Cheikh Ben Badis était un « aristocrate berbère »
(Malek Bennabi, Le Jeune Musulman, op. cit., n°20, 24 avril 1953) et signait volontiers du nom I. Badis al-
Sanhadji (MERAD, Ali, Le réformisme musulman en Algérie, op. cit., p. 355) ?
427
Or il se trouve que de tels partis se créeraient bel et bien dans les dernières années de l'Algérie coloniale,
malgré leur évidente rareté et particularité ; nous les étudions dans une autre partie de ce travail (cf. le
Mouvement Berbère Africain évoqué supra)
428
Premier avocat algérien, Kabyle converti au christianisme, originaire de la tribu des Aït Yenni ; il prêta
serment en 1924 et fut avocat à Tizi-Ouzou après quelques années au barreau de Paris (MAHE, Alain , op. cit., p.
258)

127
administration française : son agent électoral le plus actif était « un chef connu de la confrérie
Alaouïa », raconte Ouzegane429. En tant que m'tourni et « fils de Père blanc » pour l'un, que
moqaddem d'une confrérie (tariqa) pour l'autre, ils formaient ainsi « l'alliance immorale de
deux fanatiques ». De même, le cercle « berbère » avait été créé par le gouvernement général
pour l'opposer au cercle du Progrès (Nadi et-Taraqi), puissant foyer islahiste impulsé par
l'AOMA et qui exista de 1933 à 1937. La politique de division ethnique ayant échoué, le
gouvernement général le changea « en cercle “maraboutique” », transposant la manœuvre sur
le plan religieux, ce qui fut un échec tout aussi retentissant. Cette « officine diabolique semant
les microbes et la désunion entre Algériens musulmans » deviendrait, ironiquement, le cercle
sportif du Mouloudia Club Algérois. Sont ainsi rassemblés dans l’inimitié à l’islam et à la
naiton algérienne différents groupes : confréries, colonisateur, naturalisés, Pères Blancs, qui
tous sont décrits comme mobilisant une doctrine cohérente de division, celle qui se base sur
un nationalisme dangereux.

2. Manœuvre missionnaire

Les Pères Blancs font partie des acteurs auxiliaires du colonialisme qui apparaissent le
plus souvent dans les propos d'Ouzegane (ainsi que l'indiquait la Préface) : « Dans
l'exploitation du “berbérisme”, doctrine réactionnaire anti-musulmane, anti-arabe et anti-
nationale, ses auxiliaires les plus remuants et les plus précieux sont les missionnaires
catholiques. Et au premier plan, les Pères Blancs ! » qui participent de cette francisation
forcée et pernicieuse menée par le colonisateur ; la conquête est décrite comme ayant
également été une croisade430. On peut remarquer au passage que dans ses premiers articles,
l'auteur ne mentionne pas le fait que c'est en Kabylie que la politique missionnaire des Pères
Blancs fut la plus virulente. C'est sans doute qu'aucune profonde différence n'existant entre
Arabes et Berbères, ou du moins ces derniers ayant été très profondément arabisés et

429
Le confrérisme et le maraboutisme représentent en effet l'une des cibles principales du réformisme musulman,
notamment algérien. (cf. supra) Voir par exemple, Le Jeune Musulman, op. cit., n°4, 25 juillet 1952,
« Réflexions d'un jeune » : « A l’époque des engins radioactifs et des découvertes planétaires, le musulman
algérien ne s’est pas encore délivré du culte des “Saints” dont les coupoles coiffent la moindre crête de nos
monts et de l’usage des talismans. L’idée de progrès est prohibée ; la science et la culture sont combattues par la
plupart des confréries qui étalent leurs tentacules sur nos masses obscurantistes, soutenues en la circonstance par
le système colonial qui les exploite pour abâtardir les consciences. »
430
Amar Ouzegane, « Les Pères Blancs au service de l'impérialisme français », Le Jeune Musulman, op. cit., n°2,
20 juin 1952. Dans un des courts paragraphes qui forment la section « Échos...Nouvelles...Curiosités... » du
Jeune Musulman n°1 (6 juin 1952), les religieux catholiques seront de nouveau mentionnés, cette fois les Pères
dominicains, « comme les Pères Blancs, […] au service de l'impérialisme français », suite à la déclaration d'un
dominicain qui avait affirmé: « Il faut que l'Afrique du Nord redevienne cette terre de chrétienté qu'elle fut
autrefois ». On voit combien ce mythe perdure et continue de susciter la réprobation, voire la haine, des
musulmans.

128
islamisés, la mention d'un surinvestissement de la Kabylie par les Chrétiens n'avait pas de
sens pour les rédateurs, d'autant plus que ce serait rappeler une nouvelle politique de division
du colonisateur, et potentiellement semer le trouble dans l'esprit du lecteur ; puisque de fait
existèrent des Chrétiens kabyles, et que la question de leur conversion ne devait pas manquer
d'être polémique aux yeux d'un Algérien musulman, et surtout réformiste. Un mois plus tard,
Ouzegane choisit cependant de poursuivre sa mission pédagogique et aborde de nouveau ce
sujet brûlant. Face aux théories des Pères Blancs, qui affirment que les Berbères sont
musulmans car ils y ont été forcés, il s'agit d'en appeler à l'honnêteté chrétienne : c'est qu'en
réalité « ils n'ont jamais réussi à percer le double mystère du phénomène religieux algérien »,
à savoir « l'attachement irréductible des Kabyles, des Mozabites et des Touareg au Coran,
malgré l'absence du fameux cimeterre arabe » et « l'imperméabilité totale des mêmes Berbères
à l'Évangile »431, évidences qui se passent cependant de commentaires et de preuves. C'est que
ces dernières signifieraient que l'on est « souillé », touché par le doute qui semble volontiers
semé par le colonisateur. Finalement, ces preuves, Ouzegane décidera de les fournir ; l'on
pourra ainsi remarquer une progression pédagogique dans ce que l'auteur considère de plus en
plus comme une indispensable mission de clarification face à la troublante « science » du
colonisateur.
Pédagogie d'autant plus nécessaire qu'encore, en ce début des années 1950, « un peu
partout, les missions des Pères Blancs poursuivent la chimère de la conversion des
“infidèles” »432. Et en effet, deux mois plus tard, le Jeune Musulman recevait d'un habitant de
Tizi-Ouzou une lettre dénonçant les missionnaires chrétiens, qui « rêvant de nous diviser […]
[ont créé] une école au centre d'Azazga […], où l'on enseigne aux jeunes musulmans algériens
le dialecte berbère. Il en est de même à Djamaâ Sahridj où l'on distribue des livres en berbère,
aux élèves du cours moyen, en leur disant : “Votre langue n'est ni l'arabe ni le français : c'est
le berbère”. On leur enseigne que Tariq Ibn Zyîad, un de leurs ancêtres, fut tué par les
Arabes »433, les Pères Blancs se ralliant à la manœuvre historienne du colonisateur en faisant
d'une des grandes figures de la conquête musulmane de la péninsule ibérique la victime d'une
prétendue haine raciale. Comparaison qui ne pouvait manquer de marquer l'Algérien, dont le
pays était vu par certains Orientaux comme perdu pour l'islam, comme une nouvelle
Andalousie. Cependant, ces convertis, les réformistes ont conscient des raisons de leur

431
Amar Ouzegane, « Les Pères Blancs au service de l'impérialisme français », suite, Ibid., n°4, 25 juillet 1952
432
Larbi Tebessi, Le Jeune Musulman, op. cit., n°17, 13 mars 1953
433
« A.D.T. » (pseud. non explicité par le préfacier), « Du cœur du peuple », Le Jeune Musulman, op. cit., n°21, 8
mai 1953

129
apostasie : ils sont par conséquent perçus comme « innocents ». Ainsi C. A. Sefraoui434 décrit-
il ces orphelins qui, dans leurs beaux habits neufs (insistance qui suppose qu'ils sont habillés à
l'européenne), vont (« - mon Dieu ! ») prier à l'église « faire des signes que leurs pères ne leur
ont jamais appris ». C'est que leurs pères étant morts, « d'autres sont venus les recueillir,
d'autres pères...BLANCS !!! […] par calcul meurtrier, […] pour humilier le Croissant ».
Alors qu'ils passent devant le minaret de la Mosquée,

« Chaque jour – pour moi une cruelle épreuve – je les croise et


chaque fois – c'est terrible ! - […] ils [le] fixent et dans leurs
regards soudains douloureux, je vois cette lueur étrange.
Les innocents !
Du fond de leurs âmes massacrées, ils sentent émerger... je ne
sais quel vague souvenir.
[…] Mais l'Islam, le radieux vainqueur, sait qu'à peine éclairés
ces anges fuiront la Nuit pour retourner au jour [...]. »435

C’est forcés par les besoins matériels ou dans l’ignorance de ce qu’on leur faisait faire
que ces jeunes Algériens miséreux ont été convertis au christianisme. Une fois l’étau desserré,
ils pourront donc revenir à la culture et à leur religion, c'est-à-dire une fois le colonisateur
chassé du territoire algérien. C’est ici ce que décrit dans cette citation l’auteur de l’article.
La lecture de ce journal a par ailleurs un écho réel, et c'est ce qu'indique la présence
dans Le Jeune Musulman de courriers des lecteurs d'un intérêt fondamental. Ainsi un lecteur
écrit-il à Ouzegane afin de le « féliciter […] pour ses articles sur l'action machiavélique des
Pères Blancs et sur le berbérisme » ; il mentionne alors la lettre d'un délégué socialiste à
l'Assemblée de l'Union Française qui, parlant du prétendu échec du mouvement national
algérien, affirme : « il y a aussi un problème national berbère », dans le seul but de « prouver
la nécessité de la “présence française” en Algérie », le seul espoir de l'impérialisme à son
zénith étant dans « la division du peuple algérien pour instaurer un régime à la mode “sud-
africaine” ». Les propos du rédacteur rejoignant ainsi ceux de ses lecteurs, et montrant la
prégnance de cette idée d'une politique de division auprès des Algériens, dans ce cas de
métropole ; car la lettre que nous citons ici est envoyée d'un sanatorium de Seine-et-Oise436.

434
S'agirait-il de l'écrivain marocain Ahmed Sefraoui ? Le style est en tout cas littéraire, mais nous ne risquerions
pas à l'affirmer de manière définitive. D'autant que le tableau d'équivalence de la Préface inscrit Ahmed Chami
en face de « C.A. »
435
« C. A. Sefraoui », « Échos du Sahara - “Les innocents” », Le Jeune Musulman, n°22, 29 mai 1953 ; voir
aussi, sur des orphelins de « Kabylie du Sud », convertis pour cause de nécessité, qui soit reviennent à l'Islam
soient sont doublement marginalisés, « L'impérialisme eucharistique ou les deux visages du colonialisme », Le
Jeune Musulman, n°28, 12 mars 1954
436
Non signé, « En dépouillant notre courrier », Le Jeune Musulman, op. cit., n°7, 31 octobre 1952

130
3. Manœuvre historienne

Un autre aspect de cette manipulation transparait dans l'usage de l'histoire, dont


l'analyse des archives nous a effectivement permis de voir qu'elle pouvait servir à véhiculer
des mythes sur la population berbère. Ainsi d'une conférence que mentionne Ouzegane du
professeur Le Tourneau, au sujet en lui-même révélateur, au Cercle franco-musulman, le 2
mai 1952 : « Une insurrection berbère au Xe siècle : la révolte d'Abou Yazid », représentant
du kharidjisme, considéré comme une « hérésie » par l'auteur et qui ravive l'image des luttes
intestines qui menacèrent dix siècles auparavant l'unité de l'Islam en Afrique du Nord où le
sunnisme malékite l’emporterait très largement. Le colonisateur mobilise ainsi l'histoire,
supposément objective, afin de dissimuler derrière une étude savante une politique de
division. Car l'unité se faisant autour de la récupération par le monde musulman de son
identité via l'histoire, et la colonisation française représentant la seule parenthèse dans une
histoire multiséculaire de l'islam en Afrique du Nord, une rupture dans cette continuité peut
être le fruit de soupçons, dans une communauté décrite comme étant atteinte par les
« mystifications » coloniales qui sèment la division et de plus en plus attentive à ce qui
pourrait menacer son unité. Le colonisateur veut ainsi « [envenimer] par des querelles
byzantines nos excellents rapports avec nos frères mozabites » ; de même qu'il a voulu
inventer une hostilité des Touareg contre les commerçants de rite ibadite, qui n'avait trompé
personne.
Ainsi, faisant « marcher l'Histoire à reculons, en faisant de l'Algérie un pays latin et en
arrachant les Berbères à […] la “geôle de l'Islam” », le colonisateur instaure-t-il des ferments
de division au sein de la communauté algérienne. Et l'auteur de conclure sur une fiction
historique à la portée intéressante, qu'il développera longuement dans le troisième moment de
son feuilleton déjà cité : celle d'une occupation allemande qui s'étant prolongé durant plus
d'un siècle en France, aurait réécrit une Histoire de France, forçant les patriotes et résistants à
la reconstitution d'une réalité historique ; il est certain, nous dit l'auteur, que « cette
monumentale duperie historique aurait trouvé pour la justifier des intellectuels traîtres à leur
pays »437. Une conférence analogue à celle de Le Tourneau aurait ainsi pu, dans ce contexte
imaginaire, traiter de la « Croisade contre les Albigeois »... De même, dans des temps plus
anciens (puisque le colonisateur fait lui-même marcher l'Histoire à reculons), la Gaule n'était-
elle pas séparée entre « Méridionaux civilisés aux contact direct de nos ancêtres, les Sarrasins,

437
Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de
Mohammed ? » (III), n°12, 2 janvier 1953

131
et au nord, les Franchimands barbares et incultes » ?
Une critique du célèbre ouvrage de Charles-André Julien, L'Afrique du Nord en
marche, permet aussi de dénoncer ces perspectives manichéennes et erronées. L'ouvrage,
ravivant les clichés du Kabyle démocrate, affirme en effet que c'est en tant qu'il était un
bourreau que les Berbères massacrèrent le gouverneur d'Ifriqiya438 Yazîd ben Ali Muslim
(VIIIe siècle). Mais, plus grave, ils s'étaient révoltés contre le calife Omar (634-644). Ultime
exemple, les tribus arabes hilâliennes, au XIe siècle, avaient brisé « la tentative d'unification
maghrébine que les Berbères Çanhadja étaient sur le point de réussir […] effroyable
catastrophe qui facilita l'arabisation, puis l'islamisation du pays, mais au prix de ruines dont il
ne se releva pas »439. Le rédacteur du Jeune Musulman s'empresse de contredire ces théories :
notamment, une révolte des Berbères contre Omar eût été impossible, puisque les Arabes
arrivèrent en Afrique du Nord trois ans après sa mort. Et l'auteur de renvoyer aux ouvrages de
Georges Marçais, « historien de la Berbérie musulmane ».
Car se contredisant elle-même, la puissance coloniale diffuse par le discours de ses
propres scientifiques des savoirs qui vont absolument dans le sens de la perception des
Berbères par les jeunes réformistes du Jeune Musulman. Les Berbères, selon Hachemi Tijani
(écrivant ici sous le pseudonyme de « Ba Hachchoum »440), dénommés ainsi par les Romains
puis par les Européens qui lui sont contemporains, sont les « Arabes chananéens » ; en effet,
« un éminent professeur de la Faculté des Lettres d'Alger a reconnu au cours d'une de ses
conférences l'origine arabe aujourd'hui scientifiquement démontrée des Berbères, […]
originaires les uns de Palestine, les autres du Yémen », même si le professeur s'est empressé
d'ajouter que le Yémen était une entité distincte du reste de la péninsule arabique : « autant
dire que l'Ile-de-France n'est pas la France »441, conclut Tijani. De même, face à l'affirmation
de la grandeur de Rome, il est de l'intérêt du croyant musulman de se référer à Stéphane Gsell,
professeur au Collège de France, qui écrivit que « de très loin Carthage avait préparé les
berbères à recevoir le Coran », semblant ainsi confirmer que les autochtones d'Afrique du

438
Partie de l'Afrique du Nord arabe au Moyen-Âge, couvrant la Tunisie, l'est du Constantinois et la Tripolitaine
actuels.
439
Anonyme, « Chronique des livres », Le Jeune Musulman, n°20, 24 avril 1953. La perception de la venue des
tribus hilaliennes comme agents d'une invasion dévastatrice est héritée d'Ibn Khaldoun, qui l'avait décrite comme
une « nuée de sauterelles » ; des recherches récentes ont définitivement fait justice de cette théorie. Ainsi de
celles auxquelles renvoie Anne-Marie Eddé dans sa biographie : à la fin du XIIe siècle, ce dernier conquit la zone
qui s'étend entre Alexandrie et Tripoli en partie pour des raisons économiques, car les Banû Hilâl avaient moins
dévasté que l'on a pu penser la région, à part des villes qui, comme Kairouan, étaient déjà en déclin : EDDE,
Anne-Marie, Saladin, Paris, Flammarion, 2008, « Souverain du Yémen et conquérant de l'Afrique du Nord ».
440
La préface d'Ahmed Talen Ibrahimi propose un tableau de correspondance, parfois cependant incomplet, entre
les pseudonymes utilisés et les véritables noms des auteurs.
441
Ba Hachchoum (pseud.), « La leçon annuelle », in Le Jeune Musulman, op. cit., n°2, 20 juin 1952

132
Nord appartiennent à des « races orientales », la civilisation carthaginoise elle-même étant
une « civilisation orientale »442. Si le colonisateur se voit contredire par ses propres
compatriotes, le jeune musulman se doit de saisir au passage ces erreurs qui ne peuvent que
nuire à l'ennemi qui a conquis son pays et s'est efforcé d'anéantir son sentiment national. C’est
la leçon présentée par ces articles.
On retrouve également des théories historiques fallacieuses dans la presse coloniale.
Ainsi Ouzegane, dans un autre article, dénonce-t-il la perspective raciste de La dépêche
quotidienne, qui dans un relevé des perles de journaux et de revues croit voir une erreur dans
le fait d'appeler un Maltais « Arabe » au sein d’un dialogue publié dans un journal du 12 juin
1952. « Car pour ces messieurs de la grosse colonisation, tout ce qui se trouve dans le bassin
méditerranéen, absolument tout est d'origine romaine...ou grecque ! Et les Maltais, comme les
Berbères...ou les Phéniciens ne sauraient être que Romains »443. L'auteur se livre alors à une
analyse du nom de famille du Maltais en question, Gozzo, une analyse qui mobilise les écrits
de l'orientaliste Sylvestre de Sacy lui permettant de démontrer que ce nom est un nom
typiquement maltais, c'est-à-dire « typiquement arabe » : « N'en déplaise à la raciste
“Dépêche”, les Maltais sont des Arabes...authentiques. Sujets britanniques ? bien sûr !
Chrétiens de religion ? indiscutable ! Mais leur langue maternelle, c'est l'arabe ». Si cette
analyse est nécessaire, c'est que non seulement la presse coloniale diffuse un discours
manipulateur et erroné, mais que même dans la présentation de « perles », c'est-à-dire de
propos que l'auteur considère comme objectivement extravagantes et amusantes, l'Européen
ennemi de l'Arabe a recours à ce réflexe psychologique qui lui fait rapprocher de Soi celui qui
lui apparaît comme un parent du fait qu'il a adopté sa religion et a la nationalité britannique,
alors même que ses racines font de lui et de fait un Arabe ; et ce ne serait sans doute pas aller
trop loin que de dire que dans l'esprit de l'auteur, le colonisateur en fait de même, et tout aussi
abusivement, en ce qui concerne le Berbère. Georges Duhamel, dans un article de L'Écho
d'Alger de 1953, avait de même voulu englober sous l'emblème de la « civilisation
chrétienne » « quelques musulmans de l'Asie occidentale et de l'Afrique septentrionale » sous
prétexte qu'ils avaient adopté certaines formes de la civilisation européenne444.

442
M. Ismad (?), « Contribution à l’étude des problèmes Nord-Africains », Le Jeune Musulman, op. cit., n°31, 30
avril 1954
443
Amar Ouzegane « Les Maltais sont-ils arabes ? », in Le Jeune Musulman, op. cit., n°2, 20 juin 1952
444
DUHAMEL, Georges, « Civilisation atlantique et civilisation chrétienne », L'Écho d'Alger, 5-6 avril 1953, cité
par Anonyme, « Le mal d'indifférence », Le Jeune Musulman, n°21, 8 mai 1953.

133
4. Manœuvre globale

Si c'est dans une certaine mesure l'Occident dans son ensemble qui semble ligué pour
empêcher l'épanouissement du nationalisme algérien, la France en tout cas mène cette
politique de division dans l'ensemble de ses possessions. L'Orient, en tout cas le monde
dominé, est donc lui aussi essentialisé, dans une volonté d'unir les forces de ce monde dominé
contre les forces colonialistes445. Car face au « diviser pour régner », « les patriotes nord-
africains et les hommes de cœur sans distinction d'origine ni de confession doivent opposer
[…] [l'] unir pour libérer »446. À côté de l'Algérie, il est en effet un autre pays dans lequel le
berbérisme sévit dangereusement : c'est le Maroc. Le récit, à la structure de nouveau
manichéenne (que commande le souci pédagogique explicite de l'auteur), oppose ici
Mohammed V au Pacha Thami El Glaoui. Ce dernier, membre de la tribu des Glaoua dans le
Haut Atlas, avait participé à la pacification du Maroc aux côtés de la France, et avait été
nommé héritier de l'empire Glaoui par Lyautey. En 1950, épisode évoqué ici, il demande au
sultan de condamner le Parti indépendantiste de l'Istiqlal, « manœuvre de division provoquée
[…] par l'impérialisme », mettant le pays au bord de la guerre civile. Cette nouvelle
manipulation du « “berbérisme” […], théorie fausse, fumeuse et néfaste », le sultan la
dénonça lors d'une interview à la radio américaine, proclamant qu'« il n'y a pas de différence
entre Berbères et Arabes »447, « argument préféré de la Résidence et des Pères Blancs »,
nouvelle assimilation révélatrice entre la colonisation et son avatar chrétien missionnaire.
Ouzegane décrit alors dans le même article un autre aspect de cette mythologie
développée au Maroc, qui nous rappellera avec évidence les mythèmes du « mythe kabyle »,
qui restent présents depuis le XIXe siècle. Le Sultan, en tant qu' « Arabe », est un « despote »,
racontait alors la presse française, le Pacha, en tant que Berbère, étant lui « un démocrate ».
Paradoxe, puisque selon Ouzegane, le Pacha représente au contraire l'ancienne « structure
féodale », dont le régionalisme est d'ailleurs l'une des expressions. Le berbérisme a donc selon
l'auteur une gravité particulière au Maroc, supérieure à celle que connait l'Algérie, où il
représente cependant « un danger pour l'unité de la nation », pour « la prise de conscience »,
pour « la solidarité islamique ».

445
C'est un thème que l'on retrouve, à de très nombreuses reprises, dans El Moudjahid, organe de presse principal
du Front de Libération Nationale : la situation d'énonciation des auteurs de ce journal n'est pas seulement la lutte
de l'Algérie (bafouée dans son identité de nation) contre la France, c'est l'Afrique, c'est l'Asie, c'est le monde
musulman, c'est l'ensemble de ce monde qui fait l'objet de l'oppression colonialiste, qui lutte contre les agents de
cette dernière, et l'unité de ces combats est systématiquement recherchée par les auteurs du Moudjahid.
446
Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de
Mohammed ? » (II), Le Jeune Musulman, op. cit., n°11, 19 décembre 1952
447
ibid. (souligné dans le texte)

134
C. Contre une dégénérescence du « régionalisme »

Nous l'avons vu, il ne s'agit pas de nier le régionalisme, sentiment naturel et sain.
Pourquoi ? Car nier son existence, c'est « laisser se cristalliser une sorte de chauvinisme
séparatiste »448. En d'autres termes, nier ce qui, de toute façon est une réalité, c'est causer le
ressentiment et favoriser l'épanouissement de cette conséquence dangereuse du
particularisme, la division, savamment mobilisée par le colonisateur. Encore une fois,
l'exemple que mobilise Ouzegane permettra d'affirmer le rôle d'information des responsables
de la religion musulmane à l'égard des séparatistes en puissance. L'auteur raconte qu'au camp
de Djenien Bou Rezg449, à l'époque du régime de Vichy, un cheikh prétendant avoir étudié 7
ans à la prestigieuse Université cairote d'Al-Azhar s'irrita face à la traduction en dialecte
berbère de sa khotba (sermon), prononcée en arabe littéraire et que « nos vieux montagnards
ne parvenaient pas à comprendre », « malgré leur bonne volonté aiguisée par une foi
islamique fervente ». Il se lança alors dans un violent réquisitoire contre les « faux
musulmans ».
Si l'islam doit représenter le ferment nécessaire de l'unité nationale, selon les mots
d'Ouzegane, et prenant compte des réalités du monde musulman dans son ensemble, la
connaissance de l'arabe classique n'est pas nécessaire. « Comme si les Musulmans de l'Inde,
de la Chine, d'Iran, de Turquie ou de Boukhara devaient forcément parler arabe », nous dit en
effet l'auteur. Encore une fois, les Berbères se trouvent être les victimes du colonialisme ; car
c'est la politique de fermeture des lieux de l'enseignement de l'arabe du colonisateur qui est la
cause de cet analphabétisme. D'ailleurs, le directeur du camp de Djenien Bou Rezg avait
interdit les cours d'arabes et de français organisés par les internés ; le cheikh n'aurait-il pas pu
s'en rendre compte, percevant ainsi la faute de l'impérialisme dans cet illettrisme, se demande
Ouzegane ? La conclusion du cheikh peut, à l'aune de la difficulté que représente le fait d’être
berbérophone dans l'Algérie de ce début du XXIe siècle, avoir une résonance prophétique :
« Lorsqu'il y aura un gouvernement musulman, il coupera la tête à qui parlera une autre
langue que l'arabe ».
Si Amar Ouerdane450, dans ses ouvrages, reprendra ces propos, comme à plusieurs
autres reprises il ne sélectionnera que les termes qui servent son propos. Il ne fait en effet
aucune mention des vues d'Ouzegane sur la langue berbère (dont il fait d'ailleurs l'éloge dans

448
Amar Ouzegane, « Le Berbérisme », Le Jeune Musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952
449
À la frontière avec le Maroc, au sud de l'actuelle wilaya de Naâma
450
voir l’Historiographie supra

135
le premier texte de son « Pourquoi le Djurdjura... ») ni de la suite de cette anecdote qui,
malgré l'évidente parenté de sa conclusion avec la morale d'une fable, est pourtant édifiante.
Les autres internes formèrent un bloc, « qu'on surnomma avec humour la “République du
Djurdjura” ; puis on les convainquit que le cheikh « était... un âne », c'est à dire un faux
musulman, de par son intolérance s'entend. Finalement, tous les musulmans s'unirent et
formèrent même un front afin de demander le respect des obligations religieuses dans le
camp. Une nouvelle fois, il s'agit donc d'enseigner aux Berbères que ce qu'on leur fait croire
n'est qu'invention colonialiste, entretenue par des extrémistes non représentatifs de ce que doit
être un bon musulman. Le tout dans une atmosphère quelque peu burlesque qui confine à
l'apologue, et dont la conclusion est bien un retour à l'islam.
Il est important d'en conclure que pour Ouzegane, il y a bien une base du « mythe
kabyle ». Cette base, le régionalisme, est une base saine, avilie par le colonisateur. Il est lié à
des éléments dont la beauté évidente est un argument suffisant pour leur conservation (cf.
infra les propos d’Ouzegane sur la poésie kabyle) ; cependant, il a également tendance à être
lié à « un esprit étroit »451, et est l'héritage d'une « structure féodale » en tant que structure
opposée à celle d'une nation unie. Non seulement il a, donc, une base, mais « ce n'est pas par
hasard que la politique d'assimilation a été appliquée d'abord dans la Kabylie », où la
scolarisation fut plus poussée, où la politique de naturalisation fut renforcée, où l'on attirait
par des faveurs de nouveaux fonctionnaires coloniaux ». Et si ces efforts de francisation
cessèrent net au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, « le venin impérialiste continue
de circuler ». En d'autres termes, le « mythe berbère » (car Ouzegane mentionne bien diverses
populations, dans ses écrits, et non seulement la population kabyle) a survécu et continue
d'être employé à dessein par le colonisateur. D'où la nécessité des éclairages de l'auteur sur la
fausseté de ce mythe, fruit de la haine et de la crainte de la puissance colonisatrice.
Dans une perspective plus mystique, l'on peut comprendre, dans la perspective de
Mohammed Chérif Sahli que le régionalisme, s'il est sain, est voué à disparaître. Car il se
fondra dans l'Islam :
« […] l'Islam substitue aux anciennes civilisations
nationales une civilisation universelle dont la langue sera
l'arabe, mais dont les artisans seront de toute origine et de
toute confession : Arabes, Persans, Espagnols ou
Berbères ; musulmans, chrétiens ou juifs. Utilisant des
étincelles mourantes des anciennes civilisations, l'Islam en
fait donc un jeune soleil. »452

451
Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de
Mohammed ? » (II) Le Jeune Musulman, op. cit., n°11, 19 décembre 1952
452
Mohammed Chérif Sahli, « L'ami des sciences », in Le Jeune Musulman, op. cit., n°10, 28 novembre 1952

136
D. Les Berbères, doublement à l'avant-garde : ferveur musulmane et ferveur
patriotique

C'est d'une double positivité, en effet, que son affectés les Berbères chez les auteurs du
Jeune Musulman ; car ce sont à la fois, et depuis toujours, de grands patriotes et de fervents
musulmans. De longs paragraphes sont dédiés à cette question ; en quelque sorte, aborder le
« berbérisme » semble supposer systématiquement l'emploi d'un tel argumentaire, ce dont se
justifiera d'ailleurs Ouzegane dans l'un de ses articles. Il est difficile de séparer ces deux
facettes de la positivité du peuple berbère, dans ce discours ; à l'instar des leçons que lui
faisaient sa mère quand petit on lui apprenait à l'école « l'histoire des Gaulois et de l'Afrique
romaine »453, elles ont « toujours ce caractère mixte politico-religieux ». « L'unité nationale,
que nos ancêtres ont chèrement payée et défendue, ne [pouvant] être régénérée qu'à la lumière
de l'Islam »454, cette confusion ne pouvait d'ailleurs qu'être une évidence.

1. Ferveur patriotique

À la leçon d'histoire que nous avons évoquée et qui est citée par Ouzegane, celle de Le
Tourneau, ce dernier répond que si les savants français « tiennent tant aux histoires d'insurgés
“berbères”, nous leur suggérons comme sujet, l'épopée moderne d'un héros de légende : El
Hadj Mohammed El Moqrani, le chef de l'insurrection de 1871 »455, mort au combat après
avoir mené une armée de musulmans algériens, « Kabyles et Arabes animés d'une foi
commune, islamique et patriotique ». C'est cette même histoire que reprendra plus tard
Ouzegane456, en citant un poème kabyle, louant par ailleurs cette langue mais d'une manière
qu'il est intéressant de remarquer : « une langue berbère douce, poétique, où le vocabulaire
d'origine arabe ajoute à la richesse et à la mélodie des rimes ». Si le Berbère, linguistiquement
et culturellement, n'est pas « Arabe », sa langue porte la trace d'une arabisation évidente, et
c'est ce vocabulaire qui ressurgit dans une poésie nationale d'inspiration musulmane ; car le
poème, se référant à la défaite de Moqrani, conclut : « L'Islam, ce jour-là, s'est envolé ».
L’auteur contre ainsi le discours colonial en soulignant la force de l’islam dans l’insurrection
de 1871, dont la perception par les Français fut, nous l’avons vu, particulièrement paradoxale.
Et l'auteur de louer longuement la tradition de résistance qui se perpétue notamment

453
Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de
Mohammed ? » (I), n°10, 28 novembre 1952
454
Tewfiq el Madani, « Éditorial », Le Jeune musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952,
455
Amar Ouzegane, « Le Berbérisme », Le Jeune Musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952 (souligné dans le texte)
456
Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de
Mohammed ? » (I), n°10, 28 novembre 1952

137
dans l'éducation des enfants en Kabylie, ramenant le lecteur à sa propre expérience. « Les
Montagnards du Djurdjura n'ont jamais accepté la défaite » ; et c'est en se réfugiant dans la
littérature orale qu'ils ont gardé cet esprit de résistance. En réalité, la lutte n'a jamais cessé ; et
cette lutte a pour objectif « la liberté du pays profané et de l'Islam bafoué ». La Kabylie est
ainsi décrite comme un bastion particulièrement important du nationalisme ; dans les thaddert
(« villages »), au sein de la maison kabyle, « la mère chante avec mélancolie [cette histoire]
pour endormir son petit garçon ». Ainsi de la mère d'Ouzegane, fille de fellah et comme la
majorité d'entre elles, croyante fervente. « Elle fut membre d'une société maraboutique », le
maraboutisme étant certes combattu par les Oulémas mais considéré cependant comme un
ancien important refuge du patriotisme, « malgré leur hérésie consciente [des marabouts]»,
avant qu'il ne fût vidé de cette substance patriotique et ne devînt une « école de superstitions
et de […] soumission à l'impérialisme »457. Et le soufisme « une des plus hautes traditions de
l'islam » ne fut-il pas la source de la foi du héros Abd El-Qader458 ? Sa mère, donc, pour
contrebalancer l'enseignement de l'école française, lui racontait les souvenirs du cheikh El
Haddad, deuxième grande figure de l'insurrection de 1871459, de Lalla Fadhma N'Soumer,
grande résistante kabyle lors de la conquête de la région par la France, ou encore le poète
religieux Cheikh Mohand Oul Hocine460. Autant d'idées d' « une morale virile et noble »461.
Même dans l'exil, le patriotisme kabyle reste invincible. En 1871 notamment, en effet,
les insurgés ont émigré, refusant une « vie d'esclave », ce qui « flatte [la] fierté nationale »
algérienne. Ces émigrés refusèrent de se rallier au Chérif de la Mecque Hussein Ben Ali, qui
457
Amar Ouzegane, « Pour un Islam libre dans une Algérie indépendante », n°5, 12 septembre 1952. Voir Alain
Mahé : le maraboutisme serait un grand refuge du nationalisme dans période contemporaine, cf. supra. Voir
aussi les propos du Cheikh Ben Badis rapportées par Bennabi, Malek, Le Jeune Musulman, op. cit., n°20, 24
avril 1953 : « les confréries qui étaient les premiers bastions de la résistance algérienne aux premiers temps de la
colonisation sont devenues un guignol que le colonialisme fait exhiber sur l'arène ». Un article fait cependant de
la Kabylie un bastion du soufisme, ramenant à l'idée de la prégnance (réelle, bien que relative) dans la régions de
pratiques antéislamiques : les Oulamas « firent […] campagne contre l'alcoolisme, le culte des saints, le
soufisme (surtout en Kabylie) : in « Le précurseur de la renaissance algérienne [Ben Badis] », Le Jeune
Musulman, n°31, 30 avril 1954 (suite d'un article du n°30)
458
Chérif Sahli, Mohammed, « Abd el-Qader, chevalier de la foi », Le Jeune Musulman, op. cit., n°14, 30 janvier
1953
459
Après El Mokrani ; il est intéressant de noter que si le colonialisme retenait dans ses discours les aspects de
l'histoire de la conquête en oubliant délibérément d'autres parties de cette dernière, le nationalisme arabo-
musulman fit de même ; insistant sur les figures de grands croyants résistants comme Mokrani ou Abd el Qader,
il oublie par exemple la condamnation par ce dernier de l'insurrection de 1871, et même de son propre fils, qui
faisait partie des insurgés à l'époque, sur demande des autorités coloniales d'Alger, alors qu'il se trouvait en Syrie
(MAHE, Alain, op. cit., p. 165, note 1)
460
Cheikh affilié à la confrérie de la Rahmania à l'époque de l'insurrection de 1871, sans avoir été reconnu
comme moqaddem par El Haddad, chef religieux de l'insurrection ; par son charisme de saint et via de puissants
réseaux entretenus par son lignage avec les autres groupes maraboutiques, il était indépendant du chef de l'ordre,
et fit des stations successives dans les plus grands sanctuaires maraboutiques kabyles, suivant l'itinéraire
classique d'un cheikh cherchant à recueillir le plus de baraka possible (MAHE, Alain, op. cit., p. 198, note 1).
461
Sur la valeur de virilité en société kabyle et ses évolutions dans l'Algérie coloniale, voir Mahé, Alain, op. cit.,
pp. 215-218, 371-372

138
s'étant allié aux Britanniques et aux Français contre l'Empire ottoman pendant la Première
Guerre mondiale avait lancé la Grande révolte arabe, présentée ici comme une « trahison ».
De même du « patriotisme algérien » des Syriens « de souche berbère » qui « s'orientèrent
dans la voie droite du devoir, comme musulmans et comme victimes de l'impérialisme », et
notamment de l'algérien Areski Amchoum qui s'empara de la correspondance secrète de
François-Georges Picot, cosignataire français des fameux accords franco-britanniques Sykes-
Picot de 1916 afin de les remettre au gouverneur turc à Damas. Enfin, ce sont beaucoup
d'Algériens d'origine kabyle qui seront pendus à la suite du bombardement de Damas par le
général Gouraud, en 1925 ; ces dépouilles, ce sont en outre celles de « chouhada », de
martyrs, les résistants Algériens étant donc présentés ici comme des moudjahidine et leur foi
une nouvelle fois mise en avant.
Outre ces récits dont la véracité, ou la modification consciente ou inconsciente (les
récits pouvant être modifiés dans certaines de leurs parties par suite d’une chaine de
communications, en altérant leur véracité), importent moins que leur teneur et leur
rapprochement, c'est peut-être la conclusion de l'article dont l'intérêt est le plus grand :

« Pourquoi, diront certains, cette obstination “maladive” à


remettre à jour le “berbérisme”, problème dépassé, désuet et
tombé, croient-ils, dans le puits de l'oubli ? »

En effet, s'il s'agissait de manière évidente pour tout musulman d'une pure
manipulation, le « berbérisme » n'aurait pas à être abordé ; pourquoi donc y insister, pourquoi
ressentir le besoin de renseigner ses lecteurs par des arguments contraires à une politique de
division du colonisateur qui ne peut tenir du fait de l'évidence même de la pensée qui la sous-
tend ? C'est qu'en tant qu'organe de presse, Le Jeune Musulman se doit de « compléter l'action
de la presse anti-colonialiste existante » : ainsi que nous le montrerons, entre autres choses,
les articles qui encensèrent le roman de Mouloud Mammeri, les articles de l'abondante presse
française d'Algérie ont tendance, selon l'auteur du moins, à développer dans leur propre
intérêt les mythes du colonisateur. Il s'agit donc de contrer ce discours qui par son abondance
même, et ses multiples provenances, embrouille l'esprit des musulmans dominés, dont l'union
dans la résistance est une condition sine qua non de l'indépendance462 et de la régénération
nationale. Et l'on retrouve ici la fonction de clarification qui est celle du journal : en
dénonçant « les manœuvres sournoises de l'impérialisme français pour entretenir la division
[…], en exploitant par exemple le berbérisme », « nous contribuons à rendre plus solide le

462
Rappelons-nous qu'Ouzegane quitta le Parti Communiste car ce dernier ne soutenait pas cette cause de
l'indépendance

139
front unique des masses dont nous hâtons la maturité politique, d'un niveau forcément
inégal ». Le « mythe kabyle » n'est pas un outil à négliger parmi « l'artillerie lourde » de
l'impérialisme français, il n'est pas une simple et faible survivance du XIXe siècle ; il est bien
vivant, et c'est pourquoi il est important d'élaborer un discours contraire construit et riche, afin
de distiller les moindres doutes qui dans un contexte de déculturation, de domination et d'anti-
nationalisme aux formes multiples, peuvent malgré tout subsister463.

2. Ferveur dans la foi

Dans l'imaginaire oulémiste, les Berbères n'ont pas fait qu' « accepter »464 l'islam ; ils
ont été des agents actifs de sa défense et de sa propagation. Il s'agit tout d'abord de réfuter
l'une des principales bases de la croyance en une tiédeur de l'islam berbère, qu'Ouzegane,
appuyé à cette fin par d'autres articles du Jeune Musulman, érige en thème de son feuilleton,
dont le titre prend alors tout son sens : « Nous avons choisi pour thème la réfutation des thèses
colonialistes sur les Berbères “musulmans tièdes” »465. L'un des fondements de cette théorie
reste la « longueur »466 de la conquête arabe en Afrique du Nord, par rapport à d'autres régions
du monde. Si l'islam est aujourd'hui le ciment de l'union et fait partie de l'identité même de
l'Algérien, il est compréhensible que les indigènes africains du nord aient voulu « défendre le
bien le plus précieux : l'indépendance », défense à l'écho, on l'imagine, très puissant dans un
contexte de lutte nationale. En outre, cette résistance fut courte : « en cinquante ans, l'Afrique
du Nord entière devint pour toujours une terre musulmane » alors que la colonisation elle, en
plus de 120 ans, occuperait territorialement la région, sans jamais réussir « à pénétrer dans le
cœur et la conscience des peuples ». Par ailleurs, il est aisé selon l’auteur de comprendre
pourquoi la conquête de l'islam fut si rapide, apportant la justice sociale, la tolérance, un
« chant d'amour » face à la décadence du monde gréco-romain467. Non seulement les Arabes

463
Si l'on doute du fait que les rédacteurs du Jeune Musulman s'accordaient selon un consensus au moins tacite
(faute de traces des conversations qu'ils purent tenir à ce sujet), la concordance entre ces propos et ceux d'Atallah
Soufari pourra appuyer dans ce sens : « Certains nous ont reproché de soulever la question du berbérisme parce
qu’elle n’est pas d’actualité. Nous leur répondrons que lorsque on se rend compte de l’existence d’un mal, le
moyen de le guérir, ce n’est pas de l’ignorer. Nous sommes d’ailleurs les adversaires de toute idéologie servant
les intérêts de l’ennemi et tendant à souiller les principes sacrés de l’Islam ou à diviser la Nation algérienne ».
Atallah Soufari, « Succès », Le Jeune Musulman, op. cit., n°2, 20 juin 1952
464
On se souvient de l'étymologie attribuée au mot « Kabyle » par l'orientaliste William de Slane, « qabala », soit
accepter (cf. supra, p. 11)
465
Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de
Mohammed ? » (II), Le Jeune Musulman, op. cit., n°11, 19 décembre 1952
466
« Longueur » que conteste d'emblée l'anthropologue Alain Mahé, ajoutant qu'au contraire la rapidité de la
conquête et de l'intégration des Berbères dans les ensembles notamment politiques mis en place par les Arabes
était liée à la ressemblance significative entre chameliers berbères et arabes. Mahé, Alain, op. cit., p. 20, note 3
467
Voir Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de
Mohammed ? » (IV), Le Jeune Musulman, n°13, 16 janvier 1953

140
et l'islam ont-ils réussi la conquête primordiale, celle des cœurs, rendant indéniable la
« musulmanité » de l'ensemble de la population africaine du nord, affirme Ouzegane, mais les
Français, malgré leur politique violente de dépersonnalisation et de division, n'ont pu toucher
à cet état de fait.
Un article du Jeune Musulman du 2 janvier 1953 (n°12), qui présente un extrait de
livre du défunt Ali Hammami, vient à l'appui des développements d'Ouzegane sur l'islamité
des Berbères. Ali Hammami, Kabyle, issu d'une famille de lettrés, journaliste et écrivain
d'expression arabe et française, avait été un pionnier du nationalisme et de l'appel à un
Maghreb uni. Il combattit auprès d'Abd El-Krim durant la guerre du Rif, et mourut dans un
accident d'avion en 1949. Son roman, Idriss, était à l'époque de notre article à l'état de
manuscrit ; Abdelkader Mimouni, directeur des éditions Ennahda, communiqua au Journal le
manuscrit, dont est retranscrit un passage sur l'islamisation de l'Afrique du Nord. Si les
anciens conquérants n'avaient pas réussi l'acculturation des peuples colonisés, les Arabes
réalisèrent, par l'islam, « une œuvre de brassage intense », indique l'auteur. Mais c'est ici
avant tout le rôle des Berbères dans sa défense et sa propagation qui nous intéresse. « Les
Berbères eux-mêmes y mirent la main », dit-il (les autochtones « eux-mêmes » participèrent
donc à l'œuvre d'expansion de l'islam) : sont alors mentionnées les grandes dynasties berbères
des Almoravides et Almohades, « à l'action agrégatrice », qui arabisa ce qu'il restait à arabiser
an Afrique du Nord suite aux invasions hilaliennes468. Les nomades hilaliens, d'ailleurs, ayant
été tentés par l' « hérésie » chiite, furent ramenés à l'orthodoxie par les Berbères469. Mais sont
aussi mentionnés de grands personnages, comme Ibn Toumert, réformateur amazigh
musulman, ou le diplomate et explorateur Hassan el-Wazzan (Léon l'Africain). Si les
Berbères s'islamisèrent dans un « consentement unanime », l'acculturation connut deux
facettes : car, selon Ali Hammami, les Arabes à leur tour s'africanisèrent, devenant de
« fermes et purs Maghrébins ». Suite à cette islamisation, « le Maghreb remplaçait
physionomiquement la Berbérie ».
Nous citerons enfin, dans ce retour qui semble à l'époque nécessaire sur le passé, un
retour sur la résistance berbère à la conquête arabe, dans une anecdote puisée dans les sources

468
Il est intéressant de noter, ainsi que l'explique Alain Mahé dans le même passage que nous venons de citer que
comme tout mouvement de populations arabes, ces populations étaient vues comme ayant bédouinisé la région,
repoussant les Berbères irréductibles vers les montagnes. Or non seulement ce n'est pas une quelconque
irréductibilité qui explique le mieux ce reflux, mais bien plutôt le caractère bien plus accueillant, d'un point de
vue agronométrique et pluviométrique, des montagnes par rapport aux plaines insalubres et aux steppes
désertiques ; mais en réalité, un phénomène de renomadisation avait déjà lieu, et était le fait de chameliers
berbères de la branche zénète. MAHE, Alain, ibid.
469
Mostefa Lacheraf, « La colline oubliée ou les consciences anachroniques », Le Jeune Musulman, op. cit., n°15,
13 février 1953

141
de l'histoire colonialiste elle-même. Ce recours est d'autant plus intéressant qu'il renvoie à une
légende encore mobilisée actuellement par les « Berbéristes » dans leur qualification des
Arabes comme « colonisateurs » : il s'agit du personnage de la Kahina, berbère zénète des
Aurès, grande figure de la résistance à l'expansion islamique en Afrique du Nord . Ouzegane
mentionne en effet, dans la conclusion de son feuilleton, la fin de la résistance berbère au VIIe
siècle en mobilisant les Annales algériennes d'Edmond Pellissier de Reynaud470. Pressentant
sa défaite prochaine, La Kahina aurait envoyé ses enfants à Hassan Ibn Numan, futur
gouverneur et émir omeyyade du Maghreb, « le priant de leur tenir lieu de père, ce qu'elle
n'aurait certainement pas fait, si la religion eût armé son bras. Ses enfants embrassèrent
l'islamisme »471. La résistance berbère n'avait donc rien de religieux ; et une fois vaincus,
après avoir lutté pour leur indépendance, ils adopteraient la religion du conquérant, qui leur
apportait d'ailleurs tant de bénéfices. Si le colonialisme pouvait mobiliser cette figure comme
tant d'autres figures d'une division imaginaire en Afrique du Nord, inextinguible et ce depuis
des siècles, ses propres agents avaient pu montrer l'hypocrisie de ce recours, et prouver contre
les nombreuses théories qu'il développerait plus tard par nombre de ses acteurs que c'est
l'union autour d'une religion acceptée unanimement qu'il s'agissait de combattre, et non
quelque inverse imaginaire.
Seul l'islam, finalement, aurait « échappé à cette “étrange” loi », celle de
l'invulnérabilité du Djurdjura, « montagne de fer, interdite à Jupiter ». Les Arabes ne
domineraient jamais le massif kabyle, mais leur présence serait inutile à la conquête des
cœurs berbères par leur religion. La France elle-même avait d'ailleurs connu ce phénomène
d'attirance envers d'autres valeurs et d'acculturation, sous la domination romaine : les
Berbères contribuèrent à arabiser l'Afrique « de même que les rois francs d'origine
germanique […] voulaient sortir de leur isolement en adoptant […] les institutions romaines
comme une tendance vers l'universalité ».

E. Mouloud Mammeri, « auxiliaire du colonialisme »

Si les idées qui constituent le « berbérisme » ont été « [fabriquées] de toute pièce par
le colonialisme », elle a été « entretenue avec soin par quelques personnes qui, de bonne ou de
mauvaise foi, [s'en] sont trouvé être les meilleurs auxiliaires »472. Si donc c'est bien le

470
Officier lors de l'expédition d'Alger, éphémère directeur du bureau arabe d'Alger, puis Directeur des Affaires
Arabes de 1837 à 1839, année de sa démission de l'armée.
471
Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de
Mohammed ? » (IV), Le Jeune Musulman, n°13, 16 janvier 1953
472
Tewfiq El Madani, Le Jeune musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952

142
colonisateur qui a fabriqué une idéologie à des fins politiques, et si des individus de « bonne
foi» en sont devenus les victimes, en quelque sorte, malgré eux, il en existe bien d'autres qui
sont impardonnables ; et il semble que Mouloud Mammeri, auteur de La Colline Oubliée
(1952), qui deviendrait la figure du printemps berbère de 1980, ont été de ceux-là dans l’esprit
des rédacteurs du Jeune Musulman.
Il est important de noter que l'enseignement colonial, malgré la déculturation qu'il
suppose et organise, n'est pas totalement à rejeter aux yeux des Oulémas, qui défendant une
religion « du Rationalisme, de la Science universelle, de l'Évolution », l'islam étant « le
Cartésianisme avant Descartes »473 considèrent dans une perspective cyclique que « la roue a
tourné », et que si les Européens, à un certain moment de l'histoire, ont recherché l'instruction
en parcourant le monde musulman, fréquentant ses écoles, puisant aux enseignements de
l'Orient, c'est au tour des musulmans de s' « abreuver aux sources de la science »474.
Cependant, si la déculturation doit être combattue, la naturalisation est elle présentée comme
étant un acte conscient et impardonnable ; être m'tourni, c'est être un « ennemi déclaré de
l'Islam, de la langue arabe et de la nationalité algérienne »475. C'est ainsi qu'est décrit Augustin
Ibazizen par Ouzegane qui, à l'élection au conseil général d'Alger qui lui est contemporaine,
mena une campagne électorale qui « avait pour stimulant le mot d'ordre réactionnaire :
“Kabyles avant tout !” » (« réactionnaire » étant entendu ici comme répondant à la politique
du colonisateur lui-même).
L'influence de l'acculturation via la scolarisation française, comme nous l'avons vu,
bien plus développée en Kabylie qu'ailleurs, est un fait connu d'Ouzegane. Si le dogme du
« berbérisme » est « accepté et propagé par la quasi-totalité de la population européenne et
juive », « pourquoi le cacher, il sévit avec une virulence sourde chez nos intellectuels de
formation française, surtout chez les instituteurs et les étudiants des Facultés »476. Ce n'est pas
pour autant qu'on pourra, dans la perspective des jeunes réformistes algériens, les excuser de
leur ralliement, explicite ou implicite, à l'oppression coloniale. La maîtrise de la langue
française est, pour Ouzegane, une bonne chose : dans un contexte de « mépris, [de]
déconsidération, [d']humiliation », ce dernier est « fier de voir des hommes de [son] sang et de
[sa] race, jongler avec la langue française », contribuant à dénier la légende colonialiste d'une

473
Ibid.
474
Ahmed Taleb Ibrahimi/Ali Merad ? (« Le Jeune Musulman »), « Les faux-délivrés », Le Jeune Musulman, op.
cit., n°27, 26 février 1954,
475
Amar Ouzegane, « Le Berbérisme », Le Jeune Musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952
476
Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de
Mohammed ? » (II), Le Jeune Musulman, op. cit., n°11, 19 décembre 1952

143
imperfectibilité des peuples musulmans477 ; mais une telle « entreprise ne se justifie que si elle
comporte un intérêt national manifeste »478. Cette « cruelle réalité de l'oppression
nationale »479 ne pouvant être ignorée, d'autre part, la recherche de l'« art pour l'art »480 ne peut
être que condamnée. Suivre ce mirage, c'est être un « imbécile »481. En outre, étant donnée la
nécessité du rassemblement et de l'unité nationale, l'action individuelle, dans un contexte de
revendication indépendantiste n'a plus de sens ; elle n’apparaît que comme autant de « simples
exploits sportifs »482. C'est pourquoi la langue utilisée est également importante ; car quitte à
utiliser le médium du livre pour transmettre ses idées, encore faut-il que l'ouvrage soit-il
lisible par tous.
Avant tout, l'accueil incroyablement positif de la presse coloniale ne peut que rendre
suspecte l'œuvre de M. Mammeri : « les admirateurs de Louis Bertrand [lui] font une publicité
anormale »483 ; « les journaux colonialistes […] lui tressent des couronnes »484. D'ailleurs, il la
pu éditer son premier ouvrage dans une grande maison parisienne et la rumeur place cette
œuvre sous le patronage du Maréchal Juin (rumeur que Mammeri démentira dans les pages de
ce journal même).
C'est que le livre de M. Mammeri sert la politique coloniale. Désigné comme « roman
kabyle », il est un argument fourni par Kabyle lui-même à la division entre Arabes et Kabyles,
et devient une « grossière manœuvre politique »485, une « arme empoisonnée contre les
aspirations nationales ». Car ce ne sont pas « l'amour du beau langage ni celui du folklore
kabyle » qui furent à l'origine de ces éloges, c'est la reconnaissance dans Mouloud Mammeri
de cet indigène qui, différent des Arabes, était assimilable à la France et à la « civilisation ».
Ces éloges, ils sont donc facilement compréhensibles, « Quand on connait la doctrine
colonialiste française basée sur l'assimilation, le berbérisme »486, explique Ouzegane. Ainsi un

477
Amar Ouzegane, « Qui nous donnera une version nationale de “La Case de l'Oncle Tom” ? », Le Jeune
Musulman, op. cit., n°7, 17 octobre 1952
478
Mostefa Lacheraf, « La colline oubliée ou les consciences anachroniques », Le Jeune Musulman, op. cit., n°15,
13 février 1953
479
Ibid.
480
Amar Ouzegane, « Qui nous donnera une version nationale de “La Case de l'Oncle Tom” ? », Le Jeune
Musulman, op. cit., n°7, 17 octobre 1952, sous l'expression « l'art par l'art » ; Mostefa Lacheraf, « La colline
oubliée ou les consciences anachroniques », Le Jeune Musulman, op. cit., n°15, 13 février 1953
481
Amar Ouzegane, « Qui nous donnera une version nationale de “La Case de l'Oncle Tom” ? », Le Jeune
Musulman, op. cit., n°7, 17 octobre 1952
482
Mostefa Lacheraf, « La colline oubliée ou les consciences anachroniques », Le Jeune Musulman, op. cit., n°15,
13 février 1953
483
Ibid.
484
Ibid.
485
Amar Ouzegane, « Qui nous donnera une version nationale de “La Case de l'Oncle Tom” ? », Le Jeune
Musulman, op. cit., n°7, 17 octobre 1952
486
Ibid.

144
critique de la Dépêche coloniale cité par Ouzegane voit-il dans La Colline Oubliée « le roman
du peuple kabyle dont les “affinités” avec le peuple français appellent, croit-il, une
collaboration fraternelle », répondant à cette « obstination imbécile à vouloir faire des kabyles
des traîtres à la cause algérienne » alors qu'ils en sont à l'avant-garde487. Mouloud Mammeri,
lui, serait qualifié de « romancier berbère »488.
Cette « servilité » à l'égard de la politique coloniale, c'est Mostefa Lacheraf qui
l'analysera dans l'œuvre de Mouloud Mammeri dans un article du Jeune Musulman, « La
“Colline oubliée”» ou les consciences anachroniques »489. L'amour de la petite patrie, dans cet
ouvrage, selon Lacheraf, finit par « [retrancher] la communauté régionale du reste du pays »,
communauté présentée « à tort comme hétérogène », partant « sur de fausses données
ethniques ». Ce particularisme pousse les héros du roman à rallier les idéologies les plus
invraisemblables ; ainsi Idir, ayant appris que les Brigades Internationales se battaient du côté
des Républicains, afin d'avoir des Berbères rifains comme compagnons d'arme, est-il prêt à
s'engager dans l'armée du dictateur Franco. Le héros n'entre jamais, pourtant, dans le maquis
en montagne kabyle, et présente même l'un des seuls maquisards qu'il décrit sous les traits
d'un tueur à gages. Autant de données qui poussent au soupçon d'un particularisme régional
placé au sommet de la pyramide des valeurs de l'auteur de l'ouvrage, dans un contexte
pourtant majeur de lutte nationale. L'ouvrage n'est en rien la description des réalités de
l'Algérie, il ne parle que d'un milieu extrêmement restreint et aisé : « l'émigration [y] est
presque une promenade de gens riches ». Car l'écrivain doit être un témoin de son époque, ici
des souffrances de son peuple, dans un tel contexte de revendications. Il n'en est rien ; l'œuvre
fournit des éléments inverses de ceux qu'attendrait légitimement un nationaliste d'un de ses
compatriotes. Et l'accueil favorable de l'ouvrage est aisément compréhensible, « par ce vernis
folklorique teinté de réminiscences et qui flatte l'imagination d'un lecteur souvent habitué aux
artifices de la littérature coloniale ».

487
Mostefa Lacheraf, « La colline oubliée ou les consciences anachroniques », Le Jeune Musulman, op. cit., n°15,
13 février 1953
488
Ibid.
489
Ibid

145
V.
BIBLIOGRAPHIE ET EXEMPLES DE SOURCES

146
A. Ouvrages et articles

1. Publications générales sur l'Algérie/la Kabylie coloniales

• AGERON, Charles-Robert, « Jules Ferry et la question algérienne en 1892 », Revue


d'histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1963, t. X, pp. 127-146

• AGERON, Charles-Robert, Histoire de l'Algérie contemporaine (1830-1964), Paris, Presses


universitaires de France, « Que sais-je ? », 1964, 127 p.

• AGERON, Charles-Robert, Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), Bouchène


(rééd. De 1968, Presses Universitaires de France), 2005, 2 vol., 1308 p. Voir
notamment « Le “mythe kabyle” et la politique kabyle », pp. 267-292 ;« La politique
kabyle de 1898 à 1918 », pp. 873-890.

• AGERON, Charles-Robert, Politiques coloniales au Maghreb, Paris, Presses universitaires


de France, 1973, 291 p.

• AGERON, Charles-Robert, « La politique berbère du Protectorat marocain (1913-1934) »,


Revue d'Histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 1971, pp. 50-90.

• BLANCHARD, Pascal, « La représentation de l'indigène dans les affiches de propagande


coloniale : entre concept républicain, fiction phobique et discours racialisant »,
Hermès n°30, 2001, pp. 159-160

• BOUCHENE, Abderrahmane, Peyroulou, Jean-Pierre, Siari-Tengour, Ouanassa [et al.] (dir.),


Histoire de l'Algérie à la période coloniale 1830-1962, Paris, La Découverte/Alger,
Éditions Barzakh, 2012, 717 p.

• BOURDIEU, Pierre, Sociologie de l'Algérie, Paris, Presses universitaires de France, « Que


sais-je ? » 2010 (rééd.), 140 p.

• BENBRAHIM BENHAMADOUCHE, Melha, « La poésie kabyle et la résistance à la colonisation


de 1830 à 1962 », EHESS, 1982

• CARLIER, Omar, « Aspects des rapports entre mouvement ouvrier émigré et migration
maghrébine en France dans l’entre-deux-guerres », in Le mouvement ouvrier
Maghrébin, Centre de Recherches et d’études sur les sociétés méditerranéennes,
Éditions du CNRS, Collection « Études de l’Annuaire de l'Afrique du Nord », 1982,
pp. 49-69

• CHACHOUA, Kamel, L’islam kabyle. Religion, État et société en Algérie, suivi de l’Epître
(Risâla) d’Ibnou Zakrî (Alger, 1903), mufti de la Grande Mosquée d’Alger,
Maisonneuve et Larose, 2001, 448 p.

• COLONNA, Fanny, Instituteurs algériens 1883-1939, Presses de la fondation nationale des


sciences politiques, 1975, 240 p.

• DIRECHE-SLIMANI, Karima, Chrétiens de Kabylie 1873-1954. Une action missionnaire dans


l'Algérie coloniale, Bouchène, 2004, 153 p.

147
• KADDACHE, Mahfoud, « En guise de clôture », in La guerre d'Algérie au miroir des
décolonisations françaises, Actes du colloque en l'honneur de Charles-Robert Ageron,
Sorbonne, 23, 24, 25 novembre 2000, Paris, Société Française d'Histoire d'Outre-Mer,
2000, p. 678

• LORCIN, Patricia, Kabyles, arabes, français : identités coloniales, Presses Universitaires de


Limoges, collection « Histoire », 2005 (traduction française de l'ouvrage paru en 1995
sous le titre anglais Imperial Identities : Stereotyping, Prejudice and Race in Colonial
Algeria), 375 p.

• MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie XIXe – XXe siècles. Anthropologie historique
du lien social dans les communautés villageoises, Bouchène, 2001, 650 p.

• MERAD, Ali, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940 : essai d'histoire


religieuse et sociale, Paris-La Haye, Mouton & Co, 1967, 472 p.

• MEYNIER, Gilbert, L'Algérie révélée : la guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe


siècle, Genève, Droz, 1981, 793 p.

• SAID, Edward, Orientalism, New York, Vintage, 1979, 368 p.

• THENAULT, Sylvie, Histoire de la guerre d'indépendance algérienne, Paris, Flammarion,


« Champs histoire », 2012, 374 p.

• TUOMO, Melasuo, « Les mouvements politiques et la question culturelle en Algérie avant la


lutte de libération », Cahiers de la Méditerranée, n°26, juin 1983, « Cités et nations au
Maghreb », pp. 3-11

• VERMEREN, Pierre, Misère de l'historiographie du « Maghreb » post-colonial. 1962-2012,


Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, 288 p.

• YACINE-TITOUH, Tassadit, Les voleurs de feu. Éléments d'une anthropologie sociale et


culturelle de l'Algérie, Paris, La Découverte/Awal, « Textes à l'appui » série
anthropologique, 1993, 204 p.

2. Ouvrages, articles et outils généraux sur le nationalisme algérien

• ACHI, Raberh, « L'islam authentique appartient à Dieu, “l'islam algérien” à César


», Genèses 4/2007, n° 69, pp. 49-69

• BESSIS, Juliette, « Chekib Arslan et les mouvements nationalistes du Maghreb », Revue


Historique, CCLIC/2, 1978, pp. 467-489

• COLLOT, Claude & HENRY, Jean-Robert, Le Mouvement national algérien : textes, 1912-
1954, Paris, L'Harmattan, 1978, 347 p.

• GADANT, Monique, Islam et nationalisme d'après El Moudjahid, organe central du F.L.N.


de 1956 à 1962, Paris, L'Harmattan, 1988, 221 p.

• HARBI, Mohammed, Aux origines du Front de libération nationale : la scission du P.P.A.-


M.T.L.D. : contribution à l'histoire du populisme révolutionnaire en Algérie, Paris, C.

148
Bourgois, 1975, 313 p.

• HARBI, Mohammed, Le F.L.N. Mirage et réalité, des origines à la prise de pouvoir (1945-
1962), Les Éditions J. A., collection « Le sens de l'histoire », 1985 (1e édition en
1980), 446 p. 

• MEYNIER, Gilbert et KOULAKSSIS, Ahmed, L’Émir Khaled : premier za'îm ? : identité


algérienne et colonialisme français, Paris, L'Harmattan, 1987, 379 p.

• SIMON, Jacques, L'Étoile Nord-Africaine. 1929-1937, Paris, L'Harmattan, 2003, 318 p.

• SIMON, Jacques, Messali Hadj par les textes, Bouchène, Saint-Denis, 2000, 299 p.

• SIVAN, Emmanuel, Communisme et nationalisme en Algérie : 1920-1962, Paris, Presses de


la Fondation nationale des sciences politiques, 1976, 261 p.

• STORA, Benjamin, Messali Hadj : 1898-1974, Paris, Le Sycomore, 1982, 299 p.

• STORA, Benjamin, Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens : E.N.A.,


P.P.A., M.T.L.D., 1926-1954, Paris, L'Harmattan, 1985, 404 p.

3. Textes qui abordent ou éclairent l’approche du « mythe » et de la « politique


berbères »

• ABDELFATTAH LALMI, Nedjma, « Du mythe de l'isolat kabyle », Cahiers d'études


africaines, n°175, 2004, pp. 507-531

• ADAM, André, « Quelques constantes dans les processus d'acculturation chez les Berbères
du Maghreb », Actes du premier congrès international d'étude des cultures
méditerranéennes d'influence arabo-berbère, Alger, Sned, pp. 424-439

• AGERON, Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », Revue


Historique, T. 223 Fasc. 2, Presses Universitaires de France, 1960, pp. 311-352

• AGERON, Charles-Robert, « Du mythe kabyle aux politique berbère », in Le mal de voir.


Ethnologie et orientalisme : politique et épistémologie, critique et autocritique
(Cahiers Jussieu 2, Université de Paris VII), 1976, pp. 331-348

• BARGAOUI, Sami, « Des Turcs aux Hanafiyya. La construction d'une catégorie “métisse” à
Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2005/1
(60e année), Éd. EHESS, pp. 209-228

• BOËTSCH Gilles, FERRIE Jean-Noël, « Le paradigme berbère : approche de la logique


classificatoire des anthropologues français du XIXe siècle », Bulletins et Mémoires de
la Société d'Anthropologie de Paris, t. 1, n°3-4, 1989, pp. 257-276

• BRAUDEL, Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen I. La part du milieu, Paris,


A. Colin, 1990, pp. 39-46

• CHAKER, Salem, « “La politique berbère de la France” : du mythe aux réalités », Tafsut,
n°4, série études et débats, pp. 61-73

149
• CHAKER, Salem, « Quelques évidences sur la question berbère », Confluences, n°11, été
1994, pp. 106-114

• COLONNA, Fanny & BRAHIMI, Claud Haïm, « Du bon usage de la science coloniale », Le
mal de voir. Ethnologie et orientalisme : politique et épistémologie, critique et
autocritique (Cahiers Jussieu 2, Université de Paris VII, 1976

• CROLL, Anne, « Arabes et Kabyles : un imaginaire polémique ? », in Le conflit, Séminaire


annuel « Le lien social », Nantes, 3-4 mai 2004, Olivier Ménard (dir.), juin 2005,
L'Harmattan/Maison des sciences de l'homme Ange Guépin, pp. 251-271

• EDDE, Anne-Marie, Saladin, Paris, Flammarion, 2008

• FAVRET, Jeanne, « Traditionalisme par excès de modernité », European Journal of


Sociology, Volume 8, issue 1, mai 1967, pp. 71-93

• GRANDGUILLAUME, Gilbert, « Mythe kabyle ? Exception kabyle ? », Esprit, Novembre


2001, pp. 20-27

• HACHI, Slimane, « Note sur la politique berbère de la France », Tafsut n°1, série études et
débats, Tizi-Ouzou, pp. 29-33

• HARBI, Mohammed, « Nationalisme algérien et identité berbère », Peuples Méditerranéens,


n°11, avril-juin 1980, p. 31-37

• KADDACHE, Mahfoud, « L'utilisation du fait berbère comme facteur politique dans l'Algérie
coloniale, Actes du premier congrès international d'étude des cultures
méditerranéennes d'influence arabo-berbère, Alger, Sned, pp. 276-284

• KANYA-FORSTNER, Alexander Sydney, The Conquest of the Western Sudan,. A Study in


French Military Imperialism, Cambridge University Press, Londres, 1969

• LACOSTE-DUJARDIN, Camille, « Genèse et évolution d'une représentation géopolitique :


l'imagerie kabyle à travers la production bibliographique de 1840 à 1891 », Centre de
Recherches et d'Études sur les Sociétés Méditerranéennes, in Sciences sociales et
colonisation, Éditions du CNRS, 1984, pp. 257-277

• LACOSTE-DUJARDIN, Camille, Opération oiseau bleu. Des Kabyles, des ethnologues et la


guerre d'Algérie, La Découverte & Syros, coll. « Textes à l'appui » (série
anthropologie), 1997, 308 p.

• LAFUENTE, Gilles, « Dossier marocain sur le dahir berbère de 1930 », Revue de l'Occident
musulman et de la Méditerranée, n°38, 1984, pp. 83-116

• LAZREG, Marnia, « The reproduction of colonial ideology : the case of the Kabyle
Berbers », Arab Studies Quarterly, Vol. 5, n°4, automne 1983, p.p. 380-395

• MADARIAGA, Maria-Rosa de, « Les documents des archives dela Société des Nations
relatifs au dahir berbère du 16 mai 1930 », Cahiers de la Méditerranée, n°19,
décembre 1979, pp. 59-128

150
• MAHE, Alain & BOU KHALFA, Khemmache, « Robert montagne, la politique et le mythe
berbère de la France » in La sociologie musulmane de Robert Montagne, Actes du
colloque EHESS & Collège de France, Paris, 5-7 juin 1997, Dir. François Pouillon et
Daniel Rivet, Maisonneuve et Larose, 2000, pp. 149-166, p. 150

• MARTHELOT, Pierre, « Ethnie et région : le “phénomène” berbère au Maghreb », Actes du


premier congrès international d'étude des cultures méditerranéennes d'influence
arabo-berbère, Alger, Sned, pp. 465-474

• SIDI BOUMEDIENE, Rachid, « La citadinité, une notion impossible ? » in La ville dans tous
ses états, Alger, Casbah, 1998, pp. 25-38

• VERONNE, Chantal de la, « Distinction entre Arabes et Berbères dans les documents
d'archive européennes des XVIème et XVIIème siècles, concernant le Maghreb »,
Actes du premier congrès international d'étude des cultures méditerranéennes
d'influence arabo-berbère, Alger, Sned, pp. 261-265

4. Le « berbérisme » politique et culturel

• CARLIER, Omar, « La production sociale de l'image de soi : Note sur la crise berbériste de
1949 », Annuaire de l'Afrique du Nord, 1984, pp. 347-373

• CARLIER, Omar, Amar Imache, le cri d'un révolté, Alger, ENAL, 1986, 175 p.

• CHAKER, Salem, « L'affirmation identitaire berbère à partir de 1900. Constantes et


mutations (Kabylie) », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°44,
1987, pp. 13-34

• CHAKER, Salem, « Documents sur les précurseurs. Deux instituteurs kabyles : A. S. Boulifa
et M. S. Lechani », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°44, 1987,
pp. 97-115

• CHAKER, Salem, « L'affirmation identitaire berbère à partir de 1900. Constantes et


mutations (Kabylie) », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°44,
1987, pp. 13-34

• HAMDANI, Amar, Krim Belkacem, le lion des Djebels, Paris, Balland, 1973, 355 p.

• GUENOUN, Ali, Chronologie du mouvement berbère 1945-1990, un combat et des hommes,


Casbah Alger, 1999, 223 p.

• OUERDANE, Amar, La question berbère dans le mouvement national algérien 1926-1980,


Sillery (Québec), Septentrion, 1990, 256 p.

• OUERDANE, Amar, « La “crise berbériste” de 1949, un conflit à plusieurs faces », Revue de


l'Occident Musulman et de la Méditerranée, n°44, 1987, pp. 35-47

B. Sources primaires

151
1. Réformisme et nationalisme

• AL DIB, Fathi, Abdel Nasser et la Révolution algérienne, Paris, L'Harmattan, Histoire et


Perspectives Méditerranéennes, 1985, 483 p.

• AL MADANI, Tawfiq, Kitab al-Jaza'ir (« Le livre de l'Algérie »), Alger, 1932, 400 p.
(réédité au Caire en 1963)

• El Moudjahid, organe central du Front de libération nationale, nos1-91, 1956-1962.


Réédition en volumes, Belgrade, Beogradski grafički zavod, 1962, 3 vol. (fac-sim.)

• Ǧamiyyat al-ulamā al-muslimīn al-ǧazā’iriyyīn, Le Jeune musulman : organe de


l'Association des Oulamas musulmans d'Algérie, Alger 1952-1954, Dar al-gharb al-
islami, 2000, non paginé

• HADJ, Messali, Mémoires, Paris, Jean-Claude Lattès, 1982 321 p.

• TILMATINE, Mohammed, « Les Oulémas algériens et la question berbère : un document de


1948 », Awal n°15, 1997, pp. 77-90

2. Ethnologie et littérature françaises

• BERQUE, Augustin, Questions algériennes : circonscriptions arabes et kabyles aux


délégations financières », Bulletin du Comité de l'Afrique Française, Tome XLV,
1935, pp. 64-67.

• CAMUS, Albert, Actuelles III, chroniques algériennes 1939-1958, Paris, Gallimard, 1958,
215 p.

• CHARAVIN, François, « Les évolutions de la Kabylie », Renseignements coloniaux, n°3,


supplément à L'Afrique française de mars 1938

• DESPARMET, Joseph, « Le Panarabisme et la Berbérie », Bulletin du Comité de l'Afrique


Française, Renseignements coloniaux, juillet 1938

• DESPARMET, Joseph, « Le Panarabisme et l'Algérie », Bulletin mensuel du Comité de


l'Afrique Française et du Comité du Maroc, n°6, juin 1936

• DUHAMEL, Georges, « Civilisation atlantique et civilisation chrétienne », L'Écho d'Alger, 5-


6 avril 1953

• MONTAGNE, Robert, « Ce que sont les Berbères », Le Monde, 13 mai 1953

• MONTAGNE, Robert, « Avenir des Berbères », Le Monde, 14 mai 1953

• MORIZOT, Jean, L'Algérie kabylisée, Cahiers de l'Afrique et de l'Asie, VI, J. Peyronnet et


Cie, 1962, 164 p.

• MORIZOT, Jean, Les Kabyles, propos d'un témoin, Paris, CHEAM, 282 p.

• REMOND, Martial, « L'élargissement des droits politiques des indigènes, ses conséquences

152
en Kabylie », Revue africaine, n°67, 1926, p. 113-153

• SERVIER, Jean, « Un exemple d'organisation politique traditionnelle : une tribu kabyle, les
Iflissen-Lebhar », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 1966,
Volume 2, n°2, pp.

• SERVIER, Jean, Les portes de l'année. Traditions et civilisation berbères, Paris, Laffont,
1962, 590 p.

• VIARD Émile Paul, Les centres municipaux dans les communes mixtes d'Algérie, Paris,
Sirey, 1939, 96 p.

• VIGO, Paul, Le problème de l'émigration dans la vallée de l'Oued Sahel, commune mixte
d'Akbou, 1952

• TRENGA, Victor, L'âme arabo-berbère, étude sociologique sur la société musulmane nord-
africaine, Alger, Homar, 1913, 217 p.

• TRENGA, Victor, Berbéropolis, tableaux de la vie nord-africaine en l'an quarante de la


République berbère, Alger, impr. de Rives-Lemoine-Romeu, 1922, 244 p.

3. Littérature « berbériste »

• AÏT AHMED, Hocine, Mémoires d'un combattant. L'esprit d'indépendance 1942-1952,


Éditions Sylvie Messinger, 1983, 239 p.

• AÏT AMRANE, Mohand Idir, Mémoire au lycée de Ben Aknoun 1945, Ekkr a mm is
oumazigh, 1988 (auto-édition ?), 127 p.

• ALI YAHIA, Rachid, Réflexion sur la langue arabe classique, Achab, L'Harmattan, 2010, 98
p.

• AMROUCHE, Fadhma Aith Mansour, Histoire de ma vie, Paris, Maspero, 228 p.

• AMROUCHE, Marguerite Taos, Rue des Tambourins, La Table Ronde, Paris, 1960, 335 p.

• BOULIFA, Saïd, Recueil de poésies kabyles. Texte Zouaoua traduit, annoté et précédé d'une
étude sur la femme kabyle et d'une notice sur le chant kabyle (airs de musique), Alger
1904 (rééd. Awal, 1990)

• BOULIFA, Saïd, Le Djurdjura à travers l'histoire. Organisation et indépendance des


Zouaoua, Alger, J. Bringau, 407 p.

• EL WATANI, Idir (pseud. ; HADJERES, Sadek & BELHOCINE, Mabrouk), L'Algérie libre
vivra !, Sou'al, n°6, avril 1987, pp. 130-194 (également disponible sur le site de Sadek
Hadjeres, http://www.socialgerie.net/)

• IBAZIZEN, Augustin, Le pont de Bereq' mouch ou le bond de mille ans, Éditions Syros,
Paris, 1979, 323 p.

• MAMMERI, Mouloud, La Colline oubliée, El Dar El Othmania, Alger, 2007, 171 p.

153
C. Les centres d'archives

1. Archives Nationales d'Outre-Mer

a. Surveillance politique : partis, associations, opinions

Police et maintien de l’ordre – Préfecture d’Alger (1F)

• 1 F 525 : Renseignements politiques : berbérisme, MTLD-PPA 1953-1954

Fonds du service départemental des RG d’Alger (3F)

• 3 F 135 : Mouvement Berbère Africain, dirigeants

• 3 F 139 : Mouvement Berbère Africain, organisation, activité 1959-1961

• 3 F 140 : Berbéristes, activité 1955-56

Gouvernement Général d'Algérie – Administration, Police pénitentiaire (GGA)

7G (Direction de la Sûreté Nationale en Algérie 1945-1962)

• GGA 7G 1186 : Tendance berbériste, activités 1949-57

40G (Centre d’Informations et d’études/Service d’information et de documentation


musulmane/SLNA – Services des affaires politiques 1945-1962)

• GGA 40 G 71 : (Partis et mouvements algériens musulmans) Parti populaire berbère

Préfecture d’Oran (5 I SLNA)

• 5 I 108 : PPA-MTLD, berbérisme ; Mouvement Berbère Africain, 1959-1960

Gouvernement général de l’Algérie – Affaires indigènes (H)

9H : Surveillance politique des indigènes

• 9H51 : PPA en Kabylie. Tournée de Messali.

Préfecture d’Alger – Administration des indigènes (I)

• 4 I 9 (Partis politiques musulmans, surveillance 1936-1961) : PPA, mouvements dissidents


et berbéristes 1949-56

• 4 I 23 : (Partis politiques musulmans, surveillance) : autres partis politiques musulmans


(Mouvement Berbériste)

• 4 I 72 : Etudes sociologiques et ethniques sur la population musulmane. Communauté


mozabite, documentation : rapports, notes de renseignements ; exposé de doléances
(1938) ; opinions politiques, surveillance : rapports, notes de renseignements

154
• 4 I 74 : (Etudes sociologiques et ethnologiques) : communauté kabyle, berbérisme,
surveillance

• 4 I 185 : (Association, sociétés et groupements. Associations, sociétés et groupements


musulmans, dossiers de surveillance) : Comité directeur des intellectuels kabyles

• 4 I 222 : (Partis politiques musulmans, surveillance 1936-1961) : MTLD-PPA, berbérisme

Microfilms

• 43 MIOM 2 : Le Mouvement Berbère Africain, manifeste

b. Surveillance militaire et administrative

Cabinets des gouverneurs généraux (CAB)

• 12CAB 216 : Rapport du général Olié, commandant civil et militaire de la Kabylie, sur la
situation politique en Grande Kabylie (août 1956)

Gouvernement général de l’Algérie – Affaires indigènes (H)

10H : Études, notices

• 10H89 22 : Arrighi. Relations entre Arabes et Berbères dans la commune mixte de


Bellezma 24. ; 26. ;35. : Monographies de communes « berbères »
• 29X/2b28 : Henri Lavigne, la politique d’organisation des centres municipaux en Grande
Kabylie
• 19H69 : Centres municipaux. Création des centres de Kabylie. Fiches (1946-1947)

Préfecture d’Alger

• FR 9150/275 : Rapports des Renseignements Généraux de Tizi-Ouzou et de Grande


Kabylie sur l’état d’esprit des populations, rebelles, mort d’Amirouche (1958-1959)

c. Ethnologie, conférences, études, rapports

8X (études et pièces diverses)

• 8X98 : Giudici. Quelques éléments de psychologie kabyle

• 8X233 : Résumé de la thèse de Germaine Tillon sur l’ethnologie berbère chaouïa de


l’Aurès

20X Mémoires pour le Centre des Hautes Études d’Administration Musulmanes

• 20X5 : Capitaine A. Babillon, expériences et opinions relatives à la constitution des


communes de plein exercice dans le département de la Grande Kabylie

29X Stages des élèves de l’ENA

155
• 29X/2b27 : Mignonneau Serge, le niveau de vie et la mentalité des montagnards kabyles

Gouvernement général de l’Algérie – Affaires indigènes (H)

10H : Études, notices

• 10H90 6 : X. Aurès : le conservatisme berbère aux prises avec le réformisme des Oulémas

Cabinets des gouverneurs généraux

• 8CAB (Yves Chataigneau) 23 : Kabyles : problèmes économiques, statut de la femme


kabyle, démocratie en Kabylie (1945-1947)
• 11CAB (Jacques Soustelle) 100 : notes sur la Kabylie, voyage de Soustelle (1955)

Gouvernement général de l’Algérie – Administration/Police pénitentiaire (3G à 40G)

• GGA 40G 92 (Productions du service CIE) : conférences données aux cycles d’études sur
les problèmes dans l’évolution du monde musulman contemporain organisées par le
CIE à Alger en 1935-1937 : les Berbères

Préfecture d’Alger (FR 91)

• FR 9150/326 : Questions musulmanes en Grande Kabylie

• FR 9150/152 (Préfecture de Grande Kabylie ) : dossiers politiques et techniques :


• Notes rassemblées pour rédiger une monographie de la Kabylie 1957-58
• Préfecture de Grande K : Papiers de Lucien Vochel, Grande Kabylie (1956-1959),
dossiers politiques et techniques
• Projet de centre d’instruction kabyle à Dellys (1958-1959)
• Centre d’information à Dellys (1958)
• Notes rassemblées pour rédiger une monographie de la Kabylie (1957-1958)
• Coupures de presse et notes internes (1956-1958) : notes d’Emile Brès sur la
rébellion ; note du capitaine Babillon au préfet sur l’opinion des Kabyles, puis sur
ses constatations dans son nouveau poste de Djelfa ; appel aux combattants des
maquis de la Grande et de la Petite Kabylie (copie en français)
• FR 9150/236 ; monographies de Fort-National et de Tizi-Ouzou

2. Archives du Service Historique de la Défense

a. Études ethnologiques militaires

• 1H1112 : Ethnies kabyles, berbères et habous

• 1H1182 : Types de population en Kabylie

b. Surveillance militaire

• 1H1447 : Cartes de la pénétration rebelle en Kabylie (1956) – Commandement civil et


militaire de Kabylie, bulletins de renseignement

156
• 1H2549-3 : Action psychologique en Kabylie

• 1H4690 : Journal des Marches et Opérations, Grande Kabylie

• 1H2409 : Action psychologique en Grande Kabylie

• 1H2460-1 : Psychologie kabyle

• 1H2871-3 : Petite Kabylie, état d'esprit des populations

c. Rivalités : M.N.A./F.L.N., Arabes/Berbères

• 1H1717-1 : Luttes entre le F.L.N. et le M.N.A. En Kabylie : accrochages, exactions,


rivalités (1955-1958)

• 1H1717-2 : Rivalités F.L.N. - M.N.A. ; l'affaire Mélouza

• 1H2591 : Renseignements sur le F.L.N., rivalités entre kabyles et arabes (dossier 1) (1955-
1959)

• 1H2884 : Dissensions au sein des cadres de la Wilaya III

D. Émissions radiophoniques d'intérêt

• Sur les parallèles entre les « politiques de division » française en Syrie et en Algérie : « La
France en Syrie, une grande responsabilité », Concordance des temps de Jean-Noël
Jeanneney, invité, 28 septembre 2013 : http://www.franceculture.fr/emission-
concordance-des-temps-la-france-en-syrie-une-longue-responsabilite-2013-09-28 (58
minutes)

• Sur les conflits de mémoire à l'occasion de sortie de l'Histoire de l'Algérie à la période


coloniale cité supra, « Colonialisme en Algérie », Cultures d'islam d'Abdelwahab
Meddeb, invités Sylvie Thénault, Abderrahmane Bouchène, 7 décembre 2012 :
http://www.franceculture.fr/emission-cultures-d-islam-colonialisme-en-algerie-2012-
12-07 (58 minutes)

• Sur la hantise de la division des leaders nationalistes dans les années qui précèdent et
suivent immédiatement l'indépendance de l'Algérie : « Algérie : après 50 ans, le
F.L.N. à bout de souffle ? », Concordance des temps de Jean-Noël Jeanneney, invité
Benjamin Stora, 22 mars 2014 : http://www.franceculture.fr/emission-concordance-
des-temps-algerie-apres-50-ans-le-fln-a-bout-de-souffle-2014-03-22 (58 minutes)

157
VI.
ANNEXES

158
A. Annexe I.
Exemple d'un discours dichotomique : le « mythe kabyle »

1. Tocqueville : le Kabyle, laïque, sédentaire, enclin au commerce

« Distinguons d'abord avec soin les deux grandes races dont nous avons parlé plus
haut, les Cabyles et les Arabes.
Quant aux Cabyles, il est visible qu'il ne saurait être question de conquérir leur pays ou
de le coloniser : leurs montagnes sont, quant à présent, impénétrables à nos armées et
l'humeur inhospitalière des habitants ne laisse aucune sécurité à l'Européen isolé qui voudrait
aller paisiblement s'y créer un asile.
Le pays des Cabyles nous est fermé, mais l'âme des Cabyles nous est ouverte et il ne
nous est pas impossible d'y pénétrer.
J'ai dit précédemment que le Cabyle était plus positif, moins croyant, infiniment moins
enthousiaste que l'Arabe. Chez les Cabyles l'individu est presque tout, la société presque rien,
et ils sont aussi éloignés de se plier uniformément aux lois d'un seul gouvernement pris dans
leur sein que d'adopter le nôtre.
La grande passion du Cabyle est l'amour des jouissances matérielles, et c'est par là
qu'on peut et qu'on doit le saisir.
Quoique les Cabyles nous laissent beaucoup moins pénétrer chez eux que les Arabes,
ils se montrent beaucoup moins enclins à nous faire la guerre. Et lors même que quelques-uns
d'entre eux prennent contre nous les armes, les autres ne laissent point de fréquenter nos
marchés et de venir nous louer leurs services. La cause de cela est qu'ils ont déjà découvert le
profit matériel qu'ils peuvent tirer de notre voisinage. Ils trouvent fort avantageux de venir
nous vendre leurs denrées et acheter celles des nôtres qui peuvent convenir à l'espèce de
civilisation qu'ils possèdent. Et, quoiqu'ils ne soient pas encore en état de se procurer notre
bien-être, il est déjà facile de voir qu'ils l'admirent et qu'ils trouveraient fort doux d'en jouir.
Il est évident que c'est par nos arts et non par nos armes qu'il s'agit de dompter de
pareils hommes.
S'il continue à s'établir entre les Cabyles et nous des rapports fréquents et paisibles ;
que les premiers n'aient point à redouter notre ambition et rencontrent parmi nous une
législation simple, claire et sûre qui les protège, il est certain que bientôt ils redouteront plus
la guerre que nous-mêmes et que cet attrait presque invincible qui attire les sauvages vers
l'homme civilisé du moment où ils ne craignent pas pour leur liberté se fera sentir. On verra
alors les mœurs et les idées des Cabyles se modifier sans qu'ils s'en aperçoivent, et les
barrières qui nous ferment leur pays tomberont d'elles-mêmes.
Le rôle que nous avons a jouer vis-à-vis des Arabes est plus compliqué et plus
difficile :
Les Arabes ne sont pas fixés solidement au sol et leur âme est bien plus mobile encore
que leurs demeures. Quoiqu'ils soient passionnément attachés à leur liberté, ils prisent un
gouvernement fort et ils aiment à former une grande nation. Et, quoiqu'ils se montrent fort
sensuels, les jouissances immatérielles ont un grand prix à leurs yeux, et à chaque instant
l'imagination les enlève vers quelque bien idéal qu'elle leur découvre.
Avec les Cabyles il faut s'occuper surtout des questions d'équité civile et commerciale,
avec les Arabes de questions politiques et religieuses. »

Alexis de Tocqueville, « Première lettre sur l'Algérie », 22 août 1837


« Écrits et discours politiques », vol. III, Œuvres Complètes, Gallimard, 1962, p. 131

159
2. Lavigerie : le Kabyle, un ancien chrétien face à l'Arabe fanatique

« C’est la Kabylie qui a été, à peu près exclusivement, cette fois, le


théâtre de la révolte. Fort-Napoléon, Tizi-Ouzou, Dra-el-Mizan, Dellys,
Bougie sont encore assiégés au moment où j’écris.
Heureux si les épreuves nouvelles, si douloureuses qu’elles soient, font
ouvrir les yeux de la France sur le rôle antinational, antichrétien qu’on lui fait
jouer dans ce pays, depuis la conquête.
Les Kabyles, les descendants des anciens chrétiens de l’Afrique, nous
apprennent, en ce moment, A quoi aboutit un système qui a placé le Coran
au-dessus de l’Evangile, qui a soigneusement entretenu le fanatisme des
indigènes par la construction des mosquées, la fondation des collèges
musulmans, les pèlerinages à la Mecque.
Les voilà maintenant qui se lèvent pour mettre en pratique la leçon qu’ils
reçoivent de leurs marabouts et de leurs Tolbas et massacrer les « chiens de
chrétiens » ! Et chose remarquable ! ce ne sont pas les Arabes, c’est-à-dire les
musulmans d’origine, ceux dont nous avons, il y a quelques années, soulagé
la misère, recueilli les orphelins, qui nous déclarent la guerre sainte.
Ce sont cette fois les Kabyles, ces Kabyles, il y a six cents ans chrétiens
comme nous, comme nous issus de l’ancienne race autochtone et des
conquérants romains.
[...] Ce spectacle ouvrira-t-il enfin tous les yeux ? Comprendra-t-on que
ce que fait ici la France depuis près de quarante ans est aussi odieux
qu’absurde ? Comprendra-t-on qu'il faut, non pas isoler, parquer les Arabes
dans le Coran, mais les assimiler et les noyer, si j'ose dire dans la pacifique
invasion de colons vraiment chrétiens ; non pas, enfin, créer un royaume
arabe, mais une colonie catholique et française ? »

Lettre de Charles de Lavigerie, en réaction à l'insurrection de 1871 en


Kabylie

160
B. Annexe II.
« Bourgeonnement du mythe » : le Mouvement Berbère Africain

161
Note de Renseignement du Commissaire Divisionnaire Robert Aublet, Chef du
Service Départemental des Renseignements généraux, 5 Janvier 1960, pp. 4 & 5.
« Confidentiel »
Archives Nationales d'Outre-Mer, Préfecture d'Alger, Service
départemental des Renseignements généraux
FR ANOM 3 F 139

À dr. Mohammed Noureddine, président du Mouvement Berbère Africain


À g. : Pierre Marchetti, qui mit à Noureddine un local à disposition de son nouveau parti

162
C. Annexe III.
Un discours de revendication culturelle berbériste

« .12.
Les fondements de notre identité : islamité, arabité, berbérité

[…] Pour moi, comme d'ailleurs pour tous mes camarades du Lycée, la
lutte pour l'indépendance ainsi que pour la reconquête de notre identité
constituait un même et unique combat. Ce sont les deux faces d'une même
pièce. Elle sont indissociables.
Je me suis souvent posé la question de savoir pourquoi nos dirigeants qui
ne manquent pourtant ni de sincérité, ni de patriotisme, ni même de
perspicacité s'obstinent à nier une évidence aussi éclatante.
Est-ce par complexe ? Est-ce par ignorance ?
On peut cependant les excuser dans la mesure où ils sont victimes du
mirage qui a frappé tous les mouvements portant ou croyant porter un idéal
d'émancipation humaine. Ils s’enferment tous dans une image de société
idéale dont les individus doivent être structurés d'une manière uniforme,
politiquement et culturellement. Ils confondent union créatrice et unité
monolithique réductrice.
Cette vision figée de la société constitue pour eux un dogme immuable et
le citoyen parfait devra à leurs yeux répondre à des critères bien précis sous
peine d'être taxé, selon leur optique particulière, de traître, de mécréant, de
bourgeois ou, à défaut, d'agent camouflé d'une quelconque obscure puissance
étrangère.
C'est, nourri de ces idées, que l'Abbé Grégoire, formula, au nom des
Jacobins, durant la période la plus mouvementée de la Révolution française,
son fameux rapport sur l'instruction publique, intitulé : “Sur la nécessité et les
moyens d'anéantir les patois et d’universaliser davantage l'usage de la langue
française”.
C'est, “mutatis mutandis ”, ce que proposent nos idéologues algériens
modernes et ce, en contradiction flagrante avec notre réalité historique.
C'est que l'Algérie, comme du reste toute l'Afrique du Nord, est un pays
de souche authentiquement berbère-amazigh. Tous le savent, mais bien peu
ont le courage et l'honnêteté de le reconnaître publiquement.
Pourtant nos traditions l'affirment, notre culture le certifie, la toponomie
(sic.) de notre pays le proclame, les îlots berbères conservateurs, disséminés )
travers notre vaste territoire, l'expriment dans l'antique langue de Mas Inissa
et, notre grand historien Ibn Khaldoun, l'authentifie dans sa magistrale
“Histoire des Berbères” lorsqu'il écrit : “Depuis le Maghrib el Aksâ, jusqu'à
Tripoli, ou pour mieux dire, jusqu'à Alexandrie, et depuis la mer romaine
(Mer Méditerranée) jusqu'au pays des noirs, toute cette région a été habitée
par la race berbère, et cela depuis une époque dont on ne connaît ni les
évènements antérieurs, ni même le commencement.” (Histoire des Berbères –
Traduction de Slane- Tome 1- p. 206) »

Mohand Idir Aït Amrane, Mémoire au lycée de Ben Aknoun 1945, Ekkr a mm
is oumazigh, 1988, pp. 91-92

163
D. Annexe IV.
Politique berbère au Maroc et réaction musulmane

« La France impérialiste a supprimé au peuple marocain le droit de choisir son sultan.


La France impérialiste, par Dahir du 16 mai 1930, a usurpé au peuple marocain le territoire
des populations berbères musulmanes constituant la meilleure force, la gloire pour ainsi dire
de l'Empire Chérifien marocain.
[…] La France, par la nomination d'un Sultan adolescent domestiqué, a rompu même
ses engagements de respecter l'intégrité de l'Empire marocain, car à la date du 16 mai 1930,
la France impérialiste a arraché au sultan adolescent domestiqué un Dahir qui sous prétexte
de donner aux Berbères un statut légal, les soustrait aux droits et à l'autorité administrative
musulmane marocaine. Et toujours sous le prétexte de garantir les Berbères contre le
pouvoir du Sultan, on institua pour eux des tribunaux mixtes, composés d'un juge et de
quatre assesseurs français et de deux simples assesseurs indigènes. Et ainsi le gouvernement
du protectorat s'arroge le droit d'interpréter les coutumes ancestrales berbères et sitôt le
Dahir homologué par le Sultan adolescent domestiqué, les tribunaux musulmans établis
depuis des siècles ont été fermés, les cadis (juges musulmans) licenciés : désormais il est
interdit de lire le Coran, de faire la prière et de parler arabe chez les Berbères.
La France a voulu appliquer au Maroc sa politique d'intrigue qui lui a bien réussi dans
toutes ses colonies et outre-mer, appliquer aux Marocains le vieil adagio “diviser pour
régner”.
[…] La France après avoir arraché au Sultan adolescent domestiqué le territoire contre
les cris de protestation du peuple marocain musulman, la France tenta la déislamisation de la
population berbère et pour atteindre mieux son but, le gouvernement « laïque » du
protectorat avait autorisé à l'Église à redoubler sa propagande catholique dans les pays
berbères et l'Évêque franciscain, à qui le Pape avait confié la conversion des Berbères a
réclamé au Saint-Siège l'augmentation du nombre des missionnaires destinés à faire en sorte
que les Berbères adjurent leur foi, et en plus l'envoi des sœurs religieuses pour l’éducation
catholique des jeunes filles berbères.
Les peuples qui avaient décidé du sort du peuple marocain en l'année 1906 peuvent
seuls juger de la gravité des troubles qui se sont emparés de l'âme du Marocain musulman
par cette attaque à la conscience individuelle du peuple marocain et qui l'oblige à se préparer
à la défense de sa foi religieuse. Mais le but de l'impérialisme français n'a pas échappé à
l'esprit fin du peuple marocain, et qui ainsi le traduit :
Par ce procédé, la France veut opposer aux Arabes les Berbères, dont elle s'efforce dans
ce moment à obtenir la naturalisation française et militariser au même temps pour s'en servir
à la première guerre en Europe et même au Maroc en cas de révolte. Mais la France
impérialiste se met sur une fausse route.
Les Berbères dont elle prétendait avoir réalisé les vœux les plus chers n'étaient pas les
Berbères qui du fond des campagnes et du haut des montagnes avaient envoyé des
délégations aux villes affirmant leur attachement à l'Islam.
Et ce n'est secret pour personne la force de l'oppression que le gouvernement du
protectorat a du employer pour interdire ses délégations ; mais la répression n'a pas empêché
l'agitation de se répandre aussi bien dans le Maroc français que dans le Maroc espagnol. »

Appel à l'adresse de toutes les puissances signataires de l'Acte d'Algésiras : le Maroc


Musulman à la Société des Nations, 25 décembre 1930
Cité in MADARIAGA, Maria-Rosa de, « Les documents des archives de la Société des Nations
relatifs au dahir berbère du 16 mai 1930 », Cahiers de la Méditerranée, n°19, décembre 1979,
pp. 84-86

164
E. Annexe V.
Un discours réformiste
Amar Ouzegane : de la mystérieuse victoire de l'Islam
sur le Mons Ferratus

165
166
167
168
169
Les tribus de Kabylie
Source : Mahé, Alain, Histoire de la Grande Kabylie

170
TABLE DES MATIERES

Introduction ................................................................................................................................ 3  

I. La Kabylie, « région d'exception » dans l'Algérie  


coloniale (1830-1962). D'un mythe autotrophe et de ses conséquences : essai de synthèse ..... 9  
Introduction .......................................................................................................................... 10  
A. « Berbères » et « Kabyles » : de confusions géo-ethniques et de leurs conséquences ;
les Français à la découverte de la Kabylie ....................................................................... 10  
1. Difficultés d'une délimitation géographique ............................................................ 10  
2. « Berbères », « Kabylie », « Kabyles » : les origines d'une métonymie.................. 12  
3. La conquête de la Kabylie........................................................................................ 15  
B. Le Kabyle, « tiède musulman » et crypto-chrétien...................................................... 17  
1. 1830-1871 : ferveur de l'islam kabyle et recomposition des forces religieuses en
Kabylie ......................................................................................................................... 17  
2. Décléricalisation et sécularisation des représentations ............................................ 20  
a. Paupérisation des clercs, destructuration de l'islam kabyle et réaction réformiste
.................................................................................................................................. 20  
b. Désislamisation de la justice et pénétration d'un capitalisme désenchanteur ...... 22  
c. Effondrement de l'enseignement traditionnel : du maraboutisme au nationalisme
.................................................................................................................................. 24  
3. « Afrique Chrétienne, sors du tombeau ! » : violence d'une .................................... 25  
C. Le Kabyle, un « démocrate » : spécificités régionales et héritage colonial ................ 28  
1. L’administration coloniale française en Kabylie : une direct rule ? La mise à l'écart
et la dévalorisation des cadres .................................................................................... 29  
2. Du village kabyle à la commune française .............................................................. 30  
a. L'anéantissement des unités politiques supra-villageoises................................... 30  
b. Reproduction, fixation et légitimation des structures locales .............................. 33  
c. La politique des centres municipaux .................................................................... 37  
D. Le Kabyle, éternel résistant, premier des nationalistes : honneur, émigration,
scolarisation ..................................................................................................................... 39  
1. La politique de scolarisation .................................................................................... 39  
a. La scolarisation, transposition d'un idéal républicain en milieu colonial ............ 39  
b. Le « miracle kabyle »........................................................................................... 41  
c. Priorité de la moralité, totalitarisme de l'endoctrinement : des effets paradoxaux
.................................................................................................................................. 45  
2. Précocité, intensité et conséquences de l'émigration kabyle.................................... 47  

II. Historiographie critique du « mythe kabyle »  Du machiavélisme à la pensée sauvage...... 51  


Introduction .......................................................................................................................... 52  
A. Le « mythe kabyle » ou « vulgate algérienne » : une construction idéologique ? ...... 52  
1. « Mythe kabyle » : paternité, sens précis et contexte historiographique d’une
expression..................................................................................................................... 53  
a. Conséquences et persistance d’un contexte historiographique : l'histoire de
l'Algérie, un « éternel retour » au conflit terminologique........................................ 53  
b. Le « mythe » : merveilleux, fantaisie et instrumentalité...................................... 55  
c. Le « divide ut imperes » : un déterminisme historique en milieu colonial .......... 57  
2. Le long héritage de la perspective de C.-R. Ageron ................................................ 58  
3. Subaltern studies et critique du Parti unique : la transposition d’un principe et son 62  
excessivité .................................................................................................................... 62  

171
a. D'une stratégie politico-ethnique à l'ère de l'État post-colonial ........................... 62  
b. Contre une histoire officielle algérienne : de l'arabo-islamisme au Parti unique. 64  
B. Le « mythe kabyle », une pensée sauvage ?................................................................ 66  
1. Le savoir colonial : une réhabilitation nécessaire ? ................................................. 66  
a. Émile Masqueray : la pertinence d'une politique de scolarisation en pays kabyle
.................................................................................................................................. 66  
b. Du Maure au Berbère : de la pertinence d'un changement de catégories ............ 67  
2. Alain Mahé : l’anthropologue et son héritage.......................................................... 70  
a. La dichotomie Arabes/Berbères : « idéologie » ou « pensée sauvage » à forme
mythique ?................................................................................................................ 70  
b. La France a-t-elle eu une politique berbère ?....................................................... 71  
c. La « sauvagerie » d'une pensée comme « violence » ........................................... 72  
d. Le mythe kabyle et son « bourgeonnement »....................................................... 74  
3. Du renouveau de l’histoire intellectuelle ; l’apport de l’historiographie anglo-
saxonne......................................................................................................................... 75  
a. L'Arabe comme « Autre » : à l'origine d'un « Soi » français ............................... 75  
b. L'Algérie dans la pensée orientaliste.................................................................... 76  
α. L'islam et les Arabes en Algérie : application coloniale d'une pensée
orientaliste ............................................................................................................ 76  
β. L'exotisme oriental dans les arts : au secours de l'Arabe ? .............................. 79  
4. De l’importance d’un contexte épistémologique : l'Algérie dans l'anthropologie
raciale du XIXe siècle .................................................................................................. 79  
5. La montagne, une enclave : l'Autre local et le Soi lointain...................................... 82  
a. La montagne au Maghreb : marginalité et non-histoire ....................................... 82  
b. Perception de soi du montagnard : Soi-même comme un Autre.......................... 83  
c. Djurdjura, Jura, Auvergne, Cévennes : familiarité d'un paysage à l'écart des
miasmes.................................................................................................................... 85  
6. « Mythe kabyle » et sémiotique : origine discursive d’une opposition.................... 86  
C. Entre « narcissisme » et « haine de soi » : le « mythe kabyle » ou l’histoire impossible
.......................................................................................................................................... 87  
1. Une temporalité éclatée............................................................................................ 87  
a. Résistance et réappropriation de mythèmes dans l’historiographie : entre
« survol » et monographie........................................................................................ 88  
α. Les Algériens musulmans et la France : un « survol » fondateur .................... 88  
β. Dangers de la concentration monographique : C. Lacoste-Dujardin ............... 89  
b. Bienfaits et difficultés d’une approche critique ................................................... 90  
2. « Narcissisme » et « haine de soi », ou les ferments d’une cécité historique .......... 92  
a. « Colonisme », marxisme, réformisme : une obsession partagée de l’unité ........ 92  
α. Gilbert Meynier : les Kabyles, une aristocratie ouvrière pro-française ........... 93  
β. Omar Carlier : pertinence d'une analyse psychologisante du berbérisme........ 94  
1*. Arabes/Kabyles, une division fallacieuse .................................................. 94  
2* Psychanalyse d'un intellectualisme narcissique .......................................... 96  
γ. Excès de l'histoire réformiste : le berbériste, auxiliaire de la dépersonnalisation
.............................................................................................................................. 96  
b. Intellectuels kabyles d’aujourd’hui : une histoire « passionnée »........................ 97  
3. L’apocryphité, entre obstacle herméneutique et qualité essentielle du « mythe ». 100  

III. Plan détaillé et présentation des sources .......................................................................... 102  


Arabes, Kabyles, Français : multiples perceptions d'une « identité berbère » protÉiforme .. 102  
Introduction ........................................................................................................................ 103  

172
A. Nationalisme arabo-islamique, « oulémisme » et « berbérisme » : assimilation
instinctive et victimisation ............................................................................................. 104  
1. La perspective réformiste....................................................................................... 104  
2. Un nationalisme d'inspiration arabo-islamique...................................................... 107  
B. Surveillance policière et action armée : de l'observation mythifiée à l'action
psychologique ................................................................................................................ 111  
1. Le Service Historique de la Défense : l'armée française et l'ethnologie, de
l'observation mythifiée à l'action psychologique ....................................................... 111  
2. Ethnologues français de la Kabylie : « philosophes mystiques » (C. Lacoste-
Dujardin) ou habiles marionnettistes ?....................................................................... 112  
C. « Berbéristes » d'hier et d'aujourd'hui : déconstruction et reconstruction d'une
revendication culturelle.................................................................................................. 114  
Perspectives de recherches................................................................................................. 118

IV. Partie rédigée. Le « Berbérisme » dans Le Jeune Musulman : du régionalisme comme


manœuvre coloniale au sourd reniement d'une métamorphose ............................................. 120  
Introduction ........................................................................................................................ 121  
A. Le Jeune Musulman, journal-lumière face aux ténèbres du « berbérisme » ............. 123  
B. Illustrations d'une politique machiavélienne ............................................................. 126  
1. Manœuvre politique ............................................................................................... 126  
2. Manœuvre missionnaire ......................................................................................... 128  
3. Manœuvre historienne............................................................................................ 131  
4. Manœuvre globale.................................................................................................. 134  
C. Contre une dégénérescence du « régionalisme »....................................................... 135  
D. Les Berbères, doublement à l'avant-garde : ferveur musulmane et ferveur patriotique
........................................................................................................................................ 137  
1. Ferveur patriotique ................................................................................................. 137  
2. Ferveur dans la foi.................................................................................................. 140  
E. Mouloud Mammeri, auxiliaire du colonialisme ........................................................ 142  

V. Bibliographie et exemples de sources ............................................................................... 146  


A. Ouvrages et articles ................................................................................................... 147  
1. Publications générales sur l'Algérie/la Kabylie coloniales .................................... 147  
2. Ouvrages, articles et outils généraux sur le nationalisme algérien ........................ 148  
3. Textes qui abordent ou éclairent le « mythe » et la « politique berbères »............ 149  
4. Le « berbérisme » politique et culturel .................................................................. 151  
B. Sources primaires ...................................................................................................... 151  
1. Réformisme et nationalisme................................................................................... 152  
2. Ethnologie et littérature françaises......................................................................... 152  
3. Littérature « berbériste » ........................................................................................ 153  
C. Les centres d'archives................................................................................................ 154  
1. Archives Nationales d'Outre-Mer .......................................................................... 154  
2. Archives du Service Historique de la Défense....................................................... 156  
D. Émissions radiophoniques d'intérêt........................................................................... 157  

VI. Annexes ........................................................................................................................... 158  


A. Annexe I. ................................................................................................................... 159  
Exemple d'un discours dichotomique : le « mythe kabyle ».......................................... 159  
1. Tocqueville : le Kabyle, laïque, sédentaire, enclin au commerce.......................... 159  
2. Lavigerie : le Kabyle, un ancien chrétien face à l'Arabe fanatique........................ 160  

173
B. Annexe II. .................................................................................................................. 161  
« Bourgeonnement du mythe » : le Mouvement Berbère Africain................................ 161  
C. Annexe III.  
Un discours de revendication culturelle berbériste ........................................................ 163  
D. Annexe IV.  
Politique berbère au Maroc et réaction musulmane....................................................... 164  
E. Annexe V.  
Un discours réformiste.  Amar Ouzegane : de la mystérieuse victoire de l'Islam  sur le
Mons Ferratus................................................................................................................ 165
Carte de l'organisation tribale en Grande Kabylie..........................................................168

174

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