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Jean-Baptiste Dagorn
1
Le réel ne se laisse pas défaire de sa représentation, s'imprime à
son revers. Même quand elle se veut décalque de la réalité, selon
l'illusion objectiviste, la représentation est en chiasme sur le réel.
Quand cette représentation est mythique et se retranche dans une
certitude donnée de toute éternité, la dette de sens est totale.
L'hétéronomie du rapport au réel devient absolue ; la réalité, c'est le
mythe.
Alain MAHÉ, Histoire de la Grande Kabylie. XIXe-
XXe siècles (p. 147)
2
INTRODUCTION
3
« Le coup d'œil sur l'Histoire, le recul vers une période passée ou,
comme aurait dit Racine, vers un pays éloigné, vous donne des
perspectives sur votre époque et vous permet d'y penser davantage, d'y
voir davantage : là les problèmes qui sont les mêmes, ou au contraire
les problèmes qui diffèrent... ou les solutions à y apporter »
C'est à cette vision de l'Histoire, proposée par Marguerite Yourcenar alors qu'elle
répondait à un entretien radiophonique, que se propose de réfléchir l'historien et ex-homme
politique français Jean-Joël Jeanneney dans son émission hebdomadaire, « Concordance des
temps », dont il fut à l'initiative et qu'il coordonne sur la chaîne de radiodiffusion France
Culture.
Dans cette perspective, il était naturel que l'historien arabisant, ancien diplomate et
professeur à l'Institut d'Études Politiques Jean-Pierre Filiu, invité en septembre 2013 pour
discuter du sujet « La France en Syrie : une longue responsabilité »1, évoquât la question des
Alaouites. « Les Français ont littéralement construit une minorité pour s'appuyer sur elle »,
affirma alors l'historien, évoquant les propos du général Sarrail, alors commandant en chef
des armées du Levant, qui proclamait à l'époque sa volonté de protection des minorités dans
la région ; en réalité, les Français tenteraient d'opposer notamment à la minorité druze du
Liban, les Alaouites2. Suite à la découverte de cette minorité schismatique de l'islam,
dissidente au sein du chiisme, l'on invente alors de toute pièce un parallèle avec les Maronites
du Liban, Chrétiens, amis de la France depuis plusieurs siècles. Henri Lammens, jésuite
orientaliste, croit voir en eux une tribu chrétienne égarée. La montagne des Nosaïris devient
alors la « montagne des Alaouites ».
« Les Français croient avoir trouvé dans les Alaouites en Syrie l'équivalent des
Maronites au Liban ou des Kabyles en Afrique du Nord » ; un certain nombre des officiers
des Affaires Indigènes présents en Syrie viennent du Maroc, où ils furent formés par le
résident général Hubert Lyautey. Ils y développent alors une vision paternaliste, et érigent les
Alaouites en clef de la domination française dans le nouveau mandat3, cette tribu guerrière,
montagnarde étant par définition, croyaient-ils, opposée au nationalisme urbain manipulé lui
1
Disponible sur le site de France culture : http://www.franceculture.fr/emission-concordance-des-temps-la-
france-en-syrie-une-longue-responsabilite-2013-09-28 (58 minutes ; pour les passages que nous citons, voir
notamment 39:00 – 45:35)
2
Ou Nosaïris ; ils furent ensuite désignés comme « Alaouites » du fait de leur vénération particulière pour le
cousin et gendre du Prophète, Ali.
3
Institué par la Société des Nations le 25 avril 1920.
4
par la « perfide Albion ». Suite à la Grande Révolte Arabe, la France suivrait en Syrie une
« politique du diviser pour régner, vieux principe du colonisateur » (selon les termes de Jean-
Noël Jeanneney), créant les États d'Alep, de Damas, et donc l'État alaouite. Les Alaouites,
souvent persécutés au cours de leur histoire, dans cette chaîne montagneuse surplombant la
Méditerranée, du Krak des chevaliers, à la frontière avec le Liban au sandjak d'Alexandrette,
verraient l'arrivée de la France comme « la fin d'un millénaire de servitude et d'avanies » ;
cette rencontre, dont la réalisation n’était pas évidente, entre Alaouites et Français ouvrirait
aux premiers les portes des académies militaires de la puissance mandataire. Politique dont on
voit la conséquence indirecte aujourd'hui, puisque c'est une caste militaire alaouite qui dirige
le pouvoir syrien depuis deux générations, en la personne de Bachar al-Assad, successeur et
fils de Hafez al-Assad (1971-2000) à la présidence de la République arabe syrienne.
Les parallèles entre Alaouites, Maronites, Kabyles4 sont de fait nombreux, en tant
qu'ils furent l'objet de représentations dans l'esprit des théoriciens et acteurs de la puissance
mandataire ou coloniale qui convergent de par leur caractère fantasmagorique, mais
également du fait que les conséquences des politiques et théories élaborées alors se peuvent
observer jusqu'à nos jours, selon cette logique de la « concordance des temps » que se plait à
défendre Jean-Noël Jeanneney. Du 10 mars au 23 avril 1980, se déroula en Algérie ce que l'on
appellerait par la suite le « Printemps berbère » (Tafsut Imazighen), qui vit la revendication
d'officialisation par le Front de Libération Nationale, parti au pouvoir en Algérie, de la langue
berbère en Algérie ; car « la référence exclusive de la civilisation arabo-musulmane, dans le
discours algérien post-indépendant », avait fait de la référence berbère « une manipulation,
sinon une invention de la colonisation »5. Au début des années 1990, l'échec électoral cuisant
du Front Islamique du Salut, formation politique islamiste, en Kabylie, réveilla l'image d'une
région « à part » dans l'imaginaire français, image dont la presse de l’époque illustre bien le
caractère dichotomique : Arabes/Kabyles, les premiers étant d'emblée dépréciés en tant
qu'arriérés et fanatiques, les seconds valorisés, en tant que démocrates et laïques6. Du 18 avril
4
Dans un article que nous étudierons dans notre présentation historiographique, Marnia Lazreg établit également
un parallèle entre les Kabyles et les Phalangistes libanais, qui se distinguent principalement par la religion de
leurs compatriotes musulmans, opposant le christianisme à l'islam comme la modernité à l'arriération et
invoquant une origine européenne (phénicienne) et un sens inné de la démocratie et du commerce comme
preuves de leur supériorité face aux libanais musulmans. LAZREG, Marnia, « The reproduction of colonial
ideology : the case of the Kabyle Berbers », Arab Studies Quarterly, Vol. 5, n°4, automne 1983, p. 393
5
DIRECHE-SLIMANI, Karima, Chrétiens de Kabylie 1873-1954. Une action missionnaire dans l'Algérie coloniale,
Bouchène, 2004, p. 22
6
« La différence kabyle », Le Figaro, 14 janvier 1992 ; « Tizi-Ouzou, nouveau havre de paix », Le Monde, 21
avril 1994 ; « L'exception kabyle dans le chaos algérien », Libération, 8 février 1994. Articles tous trois analysés
par CROLL, Anne, « Arabes et Kabyles : un imaginaire polémique ? », in Le conflit, Séminaire annuel Le lien
social, Nantes, 3-4 mai 2004, Olivier Ménard (dir.), juin 2005, L'Harmattan/Maison des sciences de l'homme
5
au 14 juin 2001, ce fut le « printemps noir » (Tafsut taberkant), où de nouvelles
manifestations de la région berbérophone furent violemment réprimées par l'armée algérienne.
Et chaque année, à l'occasion du Ramadan, des manifestations ont lieu pour la « liberté de
conscience » en Kabylie, sous la forme notamment de ruptures publiques du jeûne
qu'observent les musulmans en cette période de l'année7.
Lors d'un séminaire organisé par le collectif algérien Agir pour le Changement et la
Démocratie en Algérie (ACDA) le 14 décembre 2013 à la mairie du 2e arrondissement de la
ville de Paris, portant sur le thème « Algérie : la construction de la nation à l'épreuve de
l'identité amazighe », ce sont surtout les évènements récents qui furent abordés par les
intervenants, le discours structurant l'évènement étant la protestation contre ce refus de la part
du pouvoir algérien de la reconnaissance de la langue et de la culture amazighes. Ali
Guenoun, historien algérien, a pu cependant revenir sur l'héritage de la colonisation dans ce
mouvement revendicateur, de façon particulièrement claire et précise. La colonisation
française avait été la reconquête d'une terre soi-disant autrefois chrétienne et latine ; le
nationalisme algérien répondit par conséquent et par effet de miroir, en se basant sur la langue
arabe et la religion musulmane, faisant par là même se chevaucher les notions de communauté
religieuse et de nation. Ce discours nationaliste du premier quart du XXe siècle coïncida avec
l'émergence d'une élite kabyle issue de l'école française, qui fut sensible au discours puisé
dans les théories raciales développées par les Français dans leurs manuels scolaires et leur
enseignement, héritant des innombrables ouvrages ethnologiques ayant abordé la question
depuis la conquête de l'Algérie8. Les Kabyles y étaient présentés comme l'antithèse des
Arabes, les uns démocrates, évolués, aptes à devenir français, plus superficiellement
musulmans ; les autres chauvins, arriérés, porteurs de tous les défauts et inassimilables. La
majorité des Algériens n'étaient ainsi pas d'authentiques autochtones, mais des envahisseurs.
Très influencés par ce mythe profondément intériorisé, partisans d'un laïcisme agressif, cette
élite verrait dans l'islam un « chloroforme extraordinairement efficace » ; les Kabyles se
revendiqueraient alors Berbères et européens, et non Arabes et moyen-orientaux comme leurs
6
compatriotes. Dans l'entre-deux guerres, une nouvelle génération d'étudiants soulignerait le
peu de clarté du nationalisme algérien dans sa composante culturelle et revendiquerait la place
du berbère dans sa définition ; la crise dite « berbériste » de 1949 verrait aussi la répression de
ces cadres du mouvement national, dénoncés pour avoir entrepris une « campagne
séparatiste », d'avoir diffusé une « propagande de division raciale » et d'avoir constitué la
Fédération de France en parti autonome ; alliés inespérés des impérialistes, ils en faisaient le
jeu. Ce discours fut réactivé à plusieurs reprises, en 1953, 1954, et notamment 1956 en
France. La révolte du Front des Forces Socialistes en 1963 contre le pouvoir d'Ahmed Ben
Bella, enfin, réveillerait le syndrome « berbériste ».
C'est ce processus d'intériorisation du « mythe kabyle » par les sujets de cette
construction mythique du colonisateur français que nous nous proposons d'étudier dans ce
travail. En effet, jusqu'à aujourd'hui, cette « particularité » de la Kabylie est présentée, autant
par les « berbéristes » d'aujourd'hui que par certains historiens français de l'Algérie, comme
correspondant à une « essence » de la Kabylie. Le Kabyle est « essentiellement » démocrate,
il est fondamentalement laïc. Quant au discours qui nie cette particularité, ne lui accorde pas
droit de cité, il le fait par une forme de silence qui rappelle à bien des égards le discours que
fut celui des nationalistes algériens et en particulier celui de l'Association des Oulémas
Musulmans d'Algérie, qui insista particulièrement sur le caractère arabo-musulman de la
nation algérienne en réaction à ce qui fut dénoncé comme une politique de dépersonnalisation
mise en œuvre par le colonisateur. Autant de points de vue partiellement aveugles qui
empêchent la distance critique, et ne permettent pas de questionner l'héritage historique de ce
qui semble être une « différence berbère », et principalement une « différence kabyle ».
Analyser la permanence du « mythe kabyle » et son utilisation dans le discours des militaires
et administrateurs français, des Kabyles eux-mêmes, des nationalistes enfin dans leur
ensemble et notamment en ce que leur doctrine affirma avec force le caractère arabo-
musulman de ce pays qui commençait alors sa lutte pour son indépendance ; retrouver, dans la
mesure du possible, l'origine de ces discours, les confronter dans leurs répétitions et leurs
contradictions, c'est peut-être permettre une perspective moins « passionnée », moins
essentialisante, qui fait la part des héritages colonial, socio-économique, socio-géographique,
historique, au sein d'une problématique d'une actualité qui reste, et bien souvent tristement,
brûlante.
Les propos d'Ali Guenoun ayant permis une introduction globale de notre propos, nous
commencerons par nous intéresser à ce qu'induisit le « mythe kabyle » tout au long de la
colonisation de l'Algérie, afin d'effectuer une première appréhension de ce qui conduisit à ce
7
mythe, d'une part ; de faire ensuite la part entre les faits objectifs et les constructions
fantasmagoriques qui permirent sa constitution ; enfin, de commencer à déceler les raisons qui
présidèrent à sa réappropriation et à son intériorisation par les populations intéressées.
8
I.
LA KABYLIE, « RÉGION D'EXCEPTION » DANS L'ALGÉRIE
COLONIALE (1830-1962)
D'UN MYTHE AUTOTROPHE ET DE SES CONSÉQUENCES : ESSAI DE SYNTHÈSE
9
Introduction
« La Kabylie n'a jamais constitué, en tant que telle, un territoire clairement défini, sauf
pendant la guerre d'indépendance nationale algérienne »9. Alain Mahé, anthropologue
9
Où elle fut constituée en zone, wilaya 3 par les combattants nationalistes ; ABDELFATTAH LALMI, Nedjma, « Du
mythe de l'isolat kabyle », Cahiers d'études africaines, n°175, 2004, p. 510
10
spécialiste de la Kabylie, souligne de même dans les premières pages de sa thèse10 le flou
qu'entoure encore actuellement aussi bien dans la recherche que pour les populations locales
elles-mêmes le terme de « Kabylie » : les divisions entre Haute, Basse, Grande, Petite Kabylie
« correspondent à des frontières extrêmement fluctuantes »11. L'oued (fleuve)
Sahel/Soummam séparerait plus ou moins la Grande Kabylie de la Petite Kabylie12; mais en
réalité, ce sont les options d'administrations locales choisies par l'occupant français elles-
mêmes qui ont conduit à singulariser ces deux régions. La Grande Kabylie ayant
véritablement été le lieu de concentration de l'élaboration et de l'application administrative de
représentations fantaisistes sur les Kabyles, et même des Berbères dans leur ensemble, nous
résumerons brièvement la délimitation qu'Alain Mahé adopte dans son ouvrage afin de situer
géographiquement le propos de ce travail (notamment ses protagonistes, puisqu'il s'agira
globalement d'une histoire des représentations), qui abordera en très grande majorité cette
région précise pour les raisons que nous venons d'évoquer et que nous développerons. En
effet, la Petite Kabylie, de fait davantage arabophone, serait perçue comme moins « purement
berbère », plus islamisée et arabisée et ne fera par conséquent pas l'objet d'autant de régimes
d'exceptions et de fantasmes (les deux choses étant profondément liées) que la Grande
Kabylie. Cette description soulignera en outre en quoi l'observation même de la Kabylie,
d'emblée, put mener à l'apparition de la plupart des mythèmes du « mythe kabyle »13.
Le massif montagneux du Djurdjura impose son cours au fleuve Soummam, qui doit le
contourner, et qui forme la frontière naturelle de la Grande Kabylie, au sud et à l'est. Ce
fleuve, qui reçoit la plupart de ses affluents du versant sud des pentes du Djurdjura, se jette
dans la mer au niveau de Béjaïa. Il est d’une altitude moyenne de mille mètres. On peut
diviser cette frontière en deux tronçons :
b) D'Akbou à la mer, le relief est plus discontinu, l'altitude bien moins élevée et le
10
MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie XIXe – XXe siècles. Anthropologie historique du lien social dans
les communautés villageoises, Bouchène, 2001, 650 p. Cet ouvrage est en grande partie issu d'une thèse de
doctorat soutenue en 1994. Les pages qui nous intéressent ici sont les pp. 15 à 24.
11
MAHE, Alain, op. cit., p. 15
12
Mais l'arrière-pays de Béjaïa est, par exemple, exclu par les Kabyles de la Grande Kabylie pour être rattaché à
la Petite Kabylie
13
Voir également infra, II. B. 5.
11
couvert arbustif et forestier plus dense ; il offre à la vue une impression de confusion
sensiblement plus prononcée. L'eau y est bien plus présente, les affluents étant plus
nombreux, et les accès terrestres sont également plus importants.
La Kabylie
Source : LACOSTE-DUJARDIN Camille, Opération oiseau bleu. Des Kabyles, des ethnologues et la guerre
d'Algérie, p. 18
À l'ouest, la frontière est formée par l'Oued Isser, continué par l'Oued Djemâa jusqu'à
Bouira. Enfin, au nord, la Méditerranée constitue une frontière infranchissable. La Grande
Kabylie, aux contours fermes, se caractérise donc par une relative insularité, qui n'a cependant
jamais empêché l'activité commerciale des Kabyles. Cette insularité effective serait
réinterprétée à l'extrême par les colonisateurs, et ces montagnes, qui semblent inaccessibles, la
cohérente délimitation de ses tribus, serviraient entre autres de prétexte à une différenciation
essentialisante. Cette inaccessibilité exacerbée supposait en effet que les influences
extérieures y avaient été faibles, voire inexistantes, et notamment l'influence arabo-
musulmane, perçue si négativement par le colonisateur français.
Les Berbères d’Algérie sont représentés par quatre populations principales : les
Chaouïas des montagnes des Aurès dans le sud-est, les Kabyles de ce que l'on désigne
aujourd'hui sous le nom de Kabylie, les Mozabites du M'zab dans le nord du Sahara et les
12
Touareg du Sahara central. À part les Mozabites, tous sont sunnites de rite malékite. Ils se
distinguent des Arabes par leur culture et leur langue, qui comprend plusieurs dialectes. Il
existe cependant des Berbères arabophones, et des régions berbères ayant absorbé la culture
arabe, comme les Chaouïas. Ce sont les Kabyles, population berbère la plus importante
d'Algérie, qui concentreraient cependant toute l'attention des colonisateurs dès leur arrivée
dans le pays.
Dans les premiers textes sur les Kabyles, les auteurs semblent confondre les termes
« Kabyle » et « Arabe »; et dès 1857, on attire l’attention sur le fait que les Français ont
inventé le terme de « Kabylie » pour désigner la région habitée par les Kabyles. Ni Arabes ni
Kabyles n'avaient à l'origine recours à ce terme ; « kabyle » n’était cependant pas d’invention
française. Si son étymologie n'est pas parfaitement élucidée, l'on considère en général14 qu'il
correspond à une déformation du terme arabe kbail ou qba’il, soit pluriel de kebila signifiant
« tribu parmi des populations sédentaires » soit dérivé du verbe qbel, « accepter » (les
Kabyles ayant « accepté », accueilli la religion musulmane). Ce terme d'origine arabe se serait
diffusé à l'époque du développement et de l'arabisation des villes maghrébines, suite à leur
islamisation au VIIe siècle de notre ère : se systématisa l'emploi de « territoires de qbaïl »
pour désigner l'arrière-pays de ces villes, de territoires de tribus, désignant aussi bien les
alentours de Béjaïa, Jijel, Tlemcen, que de Koléa ou de Cherchell ; pas uniquement, donc, de
la « Kabylie ». Fait tribal et fait berbère seraient devenus des quasi-synonymes ; et dans
l'actuelle Kabylie, qbaïli, « homme de tribu », aurait évolué en ethnonyme par lequel les
autochtones auraient fini par s'auto-désigner15. D'ailleurs, ainsi que le souligne Alain Mahé
dans la délimitation géographique de la « Grande Kabylie » qu'il établit dans sa thèse,
actuellement encore, « les Sahéliens désignent les montagnards, qu'ils soient kabyles ou non,
par le nom de Qabaîl » et « en langue kabyle, arabe ou française, pour l'érudit comme pour le
sens commun, les mots Kabylie et Kabyle sont presque devenus synonymes de montagnes et
de montagnards »16.
Lorsque les Français rencontrent le terme, les populations locales l'utilisent ainsi pour
désigner les habitants des collines et montagnes, comme situées au-delà de l’influence des
villes et vallées. Dans la première décennie de l’occupation, les Français l’utilisèrent comme
terme dans des récits de campagne de régions montagneuses. Le terme de Kabyle s’affina
14
Par exemple : LORCIN, Patricia, Kabyles, arabes, français : identités coloniales, Presses Universitaires de
Limoges, collection « Histoire », 2005 (traduction française de l'ouvrage paru en 1995 sous le titre anglais
Imperial Identities : Stereotyping, Prejudice and Race in Colonial Algeria), p. 15
15
ABDELFATTAH LALMI, Nedjma, art. cit., p. 513
16
MAHE Alain, op. cit., p. 20
13
avec l’évolution de celui de Kabylie : ce dernier se précisa avec l’expansion de l’occupation,
de « Kabylie indépendante » (régions encore non conquises) à « Grande Kabylie » ou
« Kabylie ». Une superficie incluant le Djurdjura, les Bibans et le Guergour (aujourd'hui en
Petite Kabylie) constituait la Kabylie au XIXe siècle. Mais le Djurdjura fut considéré comme
son cœur et même servit parfois de métaphore à la région. C'est ce que souligne Charles-
Robert Ageron dans son article fondateur de l'expression de « mythe kabyle »:
« En français les mots Kabaïles, Kabyles ne sont pas d'un usage rigoureux.
Ils ont été employés : 1° avec le sens de Berbères ou Berbérophones 2° au
sens d'habitants de la Petite et de la Grande Kabylie 3° pour les
montagnards de la seule Kabylie du Djurjura. »17
17
AGERON, Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », Revue Historique, T. 223 Fasc. 2,
Presses Universitaires de France, 1960, p. 311
18
Afin de mieux localiser les tribus de Grande Kabylie, voir la carte infra, p. 168
19
L'on utilisera cette expression conformément au sens que lui donne Alain Mahé, à savoir le massif montagneux
qui prolongeant l'atlas tellien, est délimité par la vallée du Sebaou au nord, la dépression Dra El-Mizan/les
Ouadhias au sud, l'oued Isser à l'ouest et s'inscrivant dans l'arc du Djurdjura qui continue à l'est. (MAHE, Alain,
op. cit., p. 23)
20
MAHE, Alain, op. cit., p. 32, note 3
21
MASQUERAY, Émile, « Impressions de voyage. La Kabylie. Le pays berbère », in Revue politique et littéraire,
14
n’était pas la seule communauté berbère, était donc le pays original.
Il faut enfin remarquer que la connaissance des autres groupes berbères était très
limitée. Le Maroc, qui comprend la population berbère la plus considérable, devint protectorat
en 1912, et la Tunisie qui passa en 1881 sous l'égide de la France comptait une faible
population berbère. Les Kabyles étaient donc le plus important groupe disponible à l’étude.
Charles Tailliart22, dans son recensement de la littérature française traitant de l'Algérie,
mentionne 9 titres sur les Aurès, pas un seul sur les Chaouïas, un sur le M’zab, quinze sur les
Touareg. Les Kabyles et la Kabylie occupent trois colonnes. On peut également imaginer que
l'arabe étant bien plus répandu dans des régions comme les Aurès ou le M'zab, la valorisation
de ces régions put apparaître au colonisateur comme étant d'une évidence moindre23.
3. La conquête de la Kabylie
La Kabylie fut la dernière partie du territoire algérien à être conquise24. Cette conquête
tardive s'explique par le fait que la nécessité de l'invasion de cette région par les troupes
françaises n'apparaissait alors pas comme évidente pour l'expansion de l'ordre colonial. La
prise d'Alger ayant été décidée dans une situation politique intérieure difficile, afin de redorer
le blason d'un régime contesté25, sans réellement de planification et sous le prétexte d'un
incident diplomatique (le « coup d'éventail »), le dessein de la France en Algérie ne fut pas
clair jusque dans les années 1840 ; la conquête rencontra une opposition mitigée au
Parlement, très vive dans la presse. On porta l'essentiel de l'effort contre l'émir Abd el-Qader,
chef confrérique à la tête du jihad (« guerre sainte ») contre la puissance chrétienne depuis
l'allégeance envers sa personne de plusieurs chefs tribaux sur la plaine de l'Eghris en
novembre 1832. Des hommes politiques français considéraient d'ailleurs qu’il était inutile de
15
dépenser trop d'argent dans une région que, déjà, l'on croyait pouvoir conquérir
pacifiquement. Par ailleurs, de leur côté, les Kabyles, sûrs de repousser les Français, eurent
tendance à attendre dans leurs montagnes, hormis quelques troupes ralliées à l'émir. Alexis de
Tocqueville décrivait alors leur sens du commerce26, développant une vue de l'esprit liée au
fait que des commerçants kabyles avaient fait affaire avec des négociants français, alors que
la Régence d'Alger avait à peine capitulé. La ville de Bougie, port et centre d'échange
important, avait d'ailleurs déjà stimulé l'attention des Français dès le début de la conquête ;
l'on pensa y installer un consul afin d'établir des relations commerciales avec les Kabyles,
peuple libre et indépendant, et ouvrir le port aux navires français. Le projet serait abandonné,
au grand désespoir de Tocqueville27. On fut ainsi divisé entre une neutralisation de la région
pour l'établissement de liens commerciaux ou sa soumission.
En 1850, l’on décida de conquérir la Kabylie. Le nouveau gouvernement de la
Seconde furent, adepte de l'idée coloniale, décida la multiplication des campagnes. Mais ces
dernières sont encore repoussées pour des raisons de politique intérieure (la préparation du
coup d'État de Napoléon III). L'insurrection, dirigée par des marabouts locaux ayant décrété le
jihad, étant alors à peine résorbée par quelques campagnes peu efficaces. En 1857,
finalement, les militaires prirent en main eux-mêmes la gestion de leur conquête. Le maréchal
Bugeaud et le général Randon considéraient en effet que la conquête de la région était
essentielle ; l'indépendance des Kabyles ne pourrait que nuire à l'autorité de la France sur les
Arabes. À la fin de l'année, après 17 ans de combats et la mobilisation de la plus grande
quantité d'infanterie jamais déployée en Algérie28, la Kabylie était conquise. En réalité, l'ordre
colonial y avait déjà des bases ; 1857 représentant davantage la fin d'une insurrection contre
les Français. La conquête avait profondément accentué la représentation que se faisait le
colonisateur des Kabyles : sédentaire, contre l'Arabe nomade des plaines ; combatifs, au point
qu'ils semblèrent au départ invincibles, non par fanatisme religieux, comme les
« mahométans », mais par courage et sens de l’honneur ; individualiste et égalitaire, contre
l'Arabe soumis à ses chefs charismatiques.
26
TOCQUEVILLE, Alexis de, « Seconde Lettre sur l'Algérie (22 août 1837) », Écrits et Discours Politiques, vol.
III, Oeuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1962, p. 146 ; voir l’Annexe n°1 infra pour un texte de Tocqueville
illustrant sa croyance en divers aspects du « mythe kabyle ».
27
LORCIN, Patricia, op. cit., p. 40
28
Trois divisions, 21 816 baïonnettes, face à 30 000 mousquets kabyles : cf. colonel F. RIBOURT, Le
gouvernement de l'Algérie de 1852 à 1858, Paris, Panckoucke, 1859, p. 20
16
B. Le Kabyle, « tiède musulman » et crypto-chrétien
Nous l'avons évoqué : la résistance à la conquête fut menée en Kabylie comme ailleurs
au nom de la guerre sainte, de l'islam, par des marabouts. Ces derniers, venant nombreux de
toute l'Algérie affluèrent dans la région et se joignirent aux représentants locaux du culte ; la
plupart des tribus du Tell étant soumises, la Kabylie représentait en effet la région où les
partisans du jihad pouvaient trouver le vivier de recrues le plus considérable. Pour les clercs
du territoire du nord, il ne restait que la Kabylie insoumise afin d'empêcher l'installation de la
domination chrétienne. Face aux faits les plus évidents, les Français continuèrent cependant
de mobiliser cette représentation des Kabyles qui faisait d'eux de tièdes musulmans ; bien
plus, ils l'exacerbèrent. Édouard Lapène30 affirma que les marabouts, placés par les Arabes
lors de leur conquête de la région au VIIe siècle afin de représenter les intérêts de
l'envahisseur, centres de la vie religieuse kabyle, étaient responsables de tous leurs excès de
zèle. Prétendant agir par la volonté de Dieu, ils avaient en réalité un rôle plus politique que
religieux. Les Kabyles n’avaient donc aucune doctrine. Était ainsi rationalisée l’adhésion
kabyle à la foi musulmane. Cette prétendue tendance à reculer devant l’Islam rendait les
Français aveugles à la contradiction représentée par le fait que les Kabyles avaient été
intraitables mais étaient les plus faciles à séduire sur le plan philanthropique31.
29
Organe de presse réformiste que nous analysons infra.
30
E. LAPENE, Vingt-six mois à Bougie, Paris, Anselin, 1839, pp. 138-139
31
LORCIN, Patricia, op. cit., p. 35
17
La présence maraboutique en Kabylie
Source : CHACHOUA, Kamel, L’islam kabyle. Religion, État et société en Algérie, suivi de l’Epître (Risâla)
d’Ibnou Zakrî (Alger, 1903), mufti de la Grande Mosquée d’Alger, Maisonneuve et Larose, 2001, p. 98
Le maintien d'un état de guerre, malgré une progression par étapes, pendant une durée
inédite, poussa alors à la profonde accélération et à l'accomplissement d'une recomposition
des forces sociales et politiques qui était déjà à l'œuvre en Kabylie. Si les cadres villageois,
tribaux et confédéraux avaient assumé jusque là le rôle le plus important dans l'encadrement
de la société kabyle, si les querelles de sof32 restaient très importantes, c'est l'élément religieux
qui va désormais jouer le premier plan, et notamment les cadres de la confrérie de la
Rahmania33, principale confrérie34 de la région créée à la fin du XVIIIe siècle par le clerc Sidi
Abderrahmane Bouqobrine. La Kabylie, plongée avec la conquête dans une ambiance de
propagande religieuse et d'exaltation sacrée, présente ainsi un exemple précoce de
dépassement de la structure tribale de résistance35. En 1830, l'encadrement religieux de
Kabylie se rendit aux portes d'Alger en tant que promoteur du jihad. Les Kabyles se
32
« Rang », terme venant de l'arabe, et qui désigne en milieu kabyle « une ligue » partisane, lieu de la
compétition politique, qui naissait souvent pour suppléer à l'insuffisance de la solidarité lignagère et connaissait
des ampleurs très variables. Cf. Mahé, op. cit., pp. 55-63
33
Pour une histoire de la Rahmania, voir CHACHOUA, Kamel, L’islam kabyle. Religion, État et société en Algérie,
suivi de l’Epître (Risâla) d’Ibnou Zakrî (Alger, 1903), mufti de la Grande Mosquée d’Alger, Maisonneuve et
Larose, 2001, pp. 49-97
34
Tariqa, « voie » en arabe, c'est-à-dire un ordre mystique (soufi) musulman.
35
MAHE, Alain, op. cit., pp. 165-171
18
rassemblèrent derrière leurs marabouts et chérifs, alors que certains clercs, profitant de leur
charisme, se faisaient proclamer « maîtres de l'heure », mul sa'a, poursuivant la guerre sainte
pour leur propre compte. La résistance fut alors dispersée, les clercs luttant aux côtés des
leaders laïcs et hommes des tribus qui représentaient ordinairement leur clientèle religieuse,
quand ils ne monnayaient pas leur influence religieuse auprès des Français contre des
avantages ; en outre, le rayonnement des saints et des sanctuaires de la région dépassait
rarement la tribu ou la confédération de tribus. La confrérie, se présentant elle comme ayant
une vocation universelle et égalitariste36, mettait en valeur le dépassement du tissu lignager en
faveur de l'identification à la communauté des croyants. Elle contrariait ainsi l'autorité des
marabouts, dont les positions étaient définies hiérarchiquement en fonction de statuts liés à la
naissance et dont la fonction consistait finalement davantage en la gestion et reconversion de
la baraka (grâce divine, qui leur conférait leur supériorité statutaire) en biens matériels. La
Rahmania apparut ainsi comme étant bien mieux disposée à satisfaire la demande en biens de
salut ; les premiers revers avaient de plus fait imploser cet univers mythico-rituel kabyle aux
racines antéislamiques, qui faisait des santons locaux la garantie de l'inviolabilité des villages,
amorçant ainsi un processus de rationalisation des croyances. L'œcuménisme de la confrérie
rassemblait, atténuant ainsi les conflits que multipliait le remplacement de cette violence
« symbolique, douce et censurée » qu'induisait le code de l'honneur kabyle37 par une violence
nue liée au contexte des catastrophes naturelles qui ravagèrent la région jusqu'en 1871
(épizooties, sauterelles, typhus, variole, sécheresse). Elle recueillit de plus les lettrés, chassés
suite à la confiscation des habous38 par le gouvernement colonial à partir de 1845 et la
destruction des établissements religieux, renforçant sa vocation enseignante. L'organisation, la
discipline et le secret de la Rahmania en faisaient par ailleurs le premier lieu de la rencontre,
alors que les administrateurs s'acharnèrent à empêcher toute réunion d'assemblée, de tajmat.
Seuls les établissements de Kabylie se lanceraient dans le djihad lors de l'insurrection qui du
14 mars au 13 juillet 1871 souleva l'ensemble de la Kabylie et une partie du Constantinois et
qui serait violemment réprimée et punie par la France39.
36
Ainsi son chef, Mohammed Chérif Amzian El Haddad, issu d'une famille de forgerons, caste à a la fois
méprisée et redoutée dans la société kabyle, et dont le père fut le premier clérical de la famille, illustre par la
sanctification rapide de sa famille cet égalitarisme. Il dirige la guerre sainte le 8 avril 1871 et se rend le 13 juillet.
37
MAHE, Alain, op. cit., p. 176
38
Biens de mainmorte, légués par des individus et destinés à l'entretien des lieux de culte et à des œuvres
charitables ou pieuses.
39
Sur le déroulement de l'insurrection, de sa répression et ses conséquences, voir MAHE, Alain, op. cit., pp. 190-
203
19
2. Décléricalisation et sécularisation des représentations
1871, outre la paupérisation et la perte d'influence des clercs, fut l'année d'une
régression historique des organisations religieuses en Kabylie. Alors que le ralliement autour
de la confrérie avait pendant 14 ans assuré une unité de direction, l'on revint alors à une
organisation en fiefs et à la fragmentation des aires d'obédience confrérique comme
maraboutique ; la plupart des zaouïas de l'obédience de la Rahmania furent d'ailleurs fermées,
mesures renforcées par une rétractation des Kabyles traumatisés par la défaite et les
catastrophes naturelles dévastatrices. Les marabouts géraient leurs établissements chacun de
leur côté, afin de se renflouer économiquement et donnaient aux Français des gages de
loyalisme afin de pouvoir poursuivre leur activité. La grande majorité, bien que
n'abandonnant pas dans tous les cas leur mission d'enseignement coranique, se contentèrent de
restaurer le patrimoine de leur établissement en assurant un magistère spirituel minimal et en
se gardant de se mêler de politique. Les clercs, condamnés selon le double principe de la
responsabilité individuelle et collective lors des procès iniques qui suivirent l’insurrection,
payèrent des impôts de guerre et perdirent une part de leurs propriétés foncières, connaissant
un déclassement social vertigineux. Dans certains cas, ils furent exilés, emprisonnés, mis en
résidence surveillée ou aux travaux forcés. La décléricalisation des communautés villageoises
s'amorça alors, qui était due non seulement à une reconversion de l'encadrement religieux
mais également à plusieurs vagues d'émigration. Dès 1849, un marabout du Haut Sebaou,
Cheikh El Mahdi, appelait à quitter le pays, appel auquel répondirent de nombreuses familles
kabyles qui vinrent grossir la première colonie kabyle de Damas. Des familles religieuses
impliquées dans l'insurrection de 1871 eurent le droit d'émigrer en Syrie. Le mouvement
serait repris en 1874 et 188840.
Dès avant 1871, nous l'avons vu, phénomène ensuite renforcé par les lois foncières
imposées par la France en vue de châtier les insurgés, les propriétés constituant la majeure
partie des sources de financement du système d'enseignement en langue arabe géré par les
40
Cf. MAHE, Alain, op. cit., pp. 199-203 ; pp. 272-278 ; pp. 356-357 ; DIRECHE-SLIMANI, Karima, Chrétiens de
Kabylie 1873-1954. Une action missionnaire dans l'Algérie coloniale, « Conditions historiques et sociologiques
de la Kabylie à la fin du XIXe siècle » pp. 31-33
20
clercs (les biens habous) furent rattachés au domaine de l'État. Le système scolaire
traditionnel s'effondra. La IIIe République entrainerait cependant les bouleversements les plus
importants, notamment sous le rapport de l'islam dans la région. La Kabylie était alors une
région pilote et un laboratoire pour une politique anticléricale encore plus violente qu'en
France contre ce qui restait d'établissements gérés par les clercs41. La Constitution de 1875 et
les lois Jules Ferry de 1881 et 1882 avaient en effet impulsé un anticléricalisme militant,
faisant correspondre l'année 1880 avec celle d'une offensive contre l'islam, qui se traduisit par
la fermeture autoritaire de zaouïas et l'achèvement de la destruction du système
d'enseignement traditionnel en Kabylie afin de favoriser en retour la politique de création
d'écoles républicaines, et même si subsistaient alors en Kabylie des élites arabisantes
importantes ; après le voyage de l'Égyptien Muhammad 'Abduh, grande figure du mouvement
dit réformiste42, serait publié le premier ouvrage rédigé par un Algérien en langue arabe sur la
nécessité de réformer l'islam43. Cet Algérien, Ibnou Zakri, était un clerc d’origine kabyle.
1930 marqua en effet l'avènement d'une structuration de l'islah, de la réforme
islamique, dans un mouvement associatif qui jouerait un rôle de premier plan aux échelles
nationale et locale. De fait, la Kabylie joua un rôle important dans ce réformisme, mais connut
dans certaines de ses régions, et notamment celle qui nous intéresse le plus particulièrement,
des évolutions très spécifiques. L'islam ayant été au cœur de la dépersonnalisation liée à la
colonisation en Algérie, il était naturel que le nationalisme se concentrât en grande partie
autour de cette question confessionnelle et culturelle44. Sans anticiper sur notre travail, nous
évoquerons quelques pistes de réflexion sur la question, une recontextualisation étant
d'ailleurs nécessaire. En Algérie, du fait de la fréquentation simultanée des deux systèmes
41
Sur la prégnance de l'anticléricalisme notamment à partir de la conquête de l'Algérie, cf. LORCIN, Patricia, op.
cit., « L'École Polytechnique, le saint-simonisme et l'armée », pp. 135-160.
42
Pour une présentation succincte du mouvement réformiste, et sa présence en Kabylie, cf MAHE, Alain, op. cit.,
pp. 347 - 370
43
Awdah al-Dala’il âla Wûgûb Islah al-Zawaya bi-bilad al Qabaïl, « Les plus évidentes preuves (pour
démontrer) la nécessité de réformer les Zaouïas en pays Kabyle », achevée le 2 juillet 1903. Pour un exemplaire
de la lettre en français et en arabe, une interprétation et contextualisation de celle-ci et une histoire de la vie du
clerc, cf. CHACHOUA, Kamel, op. cit., pp. 307-377 (lettre en français), pp. 379-448 (lettre en arabe), pp. 99-215
(biographie d'Ibnou Zakri et analyse de la lettre).
44
Sur cette question et notamment la non-application de la loi de séparation de l'Église et de l'État de 1905 en
Algérie comme point de cristallisation du nationalisme naissance, voir ACHI, Raberh, « « L'islam authentique
appartient à Dieu, “l'islam algérien” à César » », Genèses 4/2007, n° 69, pp. 49-69. D'ailleurs, au sein du Jeune
Musulman (cf. infra), des articles de grandes figures du « nationalisme arabe » viennent parfois soutenir cette
lutte contre la déculturation, témoignant de l'enthousiasme des Algériens dans un combat qui semble soutenu par
l' « Orient » dans son ensemble : ainsi Sayyid Qotb, nationaliste égyptien et grande figure des Frères
Musulmans : « Le colonialisme a orienté tous ses soucis pour dissoudre cette croyance et cette langue, et […] il
faillit arriver à ses fins. Mais lorsque l'Algérie s'est redressée vive, la croyance fut pour elle un flambeau qui
éclaire le chemin ». QOTB, Sayyid, « La lutte de l'Algérie », in Le Jeune Musulman, cf. infra, n°16, 27 février
1953
21
d'enseignement traditionnel en arabe d'une part (dans les kuttab) et de l'école française, et du
fait de la volonté rationaliste du réformisme de s'approprier les avancées notamment
technologiques de l'Occident en maîtrisant avant tout sa langue, enseignement en français et
réformisme furent de fait très liés. C'est d'ailleurs davantage la politique d'arabisation de
l'Algérie post-coloniale, qui contribuerait largement à exacerber l'opposition entre filières
scolaires arabes et françaises. Mais si l'Europe était le lieu du modernisme, la civilisation
européenne était elle considérée comme dépersonnalisante et charriant des germes de
corruption morale, d'anomie sociale. Par conséquent, les réformistes algériens se gardèrent
comme d'une source de souillure de la fréquentation des Européens, et affectèrent d'ignorer la
langue française même quand ils la connaissaient. L'alternative Orient/Occident interdisait
toute référence à une culture non islamique et non orientale, c'est-à-dire notamment à la
culture gréco-latine45. On peut ainsi, par exemple, imaginer le sentiment que pouvait susciter
la personnalité d'un Jean Amrouche, Kabyle chrétien qui exercerait la fonction de professeur
de lettres classiques dans un lycée de Tunis.
Dans l'organisation de la justice, les cadis (juges) musulmans furent dans la région
progressivement écartés : les premiers cadis nommés de Kabylie, en 1855, n'exercèrent jamais
leurs fonctions du fait des troubles. Les militaires renoncèrent vite à en nommer dans la
région ; en 1866 fut organisée une première fois la justice musulmane à l'échelle de l'Algérie,
des justices de paix étant dirigées par les magistrats français, assistés de secrétaires, greffiers
et interprètes musulmans, mais le législateur excepta de cette organisation la Grande Kabylie.
En mars 1874, étaient créés les tribunaux civils de Tizi-Ouzou et de Bougie, devant statuer
selon les coutumes kabyles collectées par A. Hanoteau et A. Letourneux pour ce but précis ;
les cadis musulmans furent alors définitivement exclus du système mis en place en Kabylie,
malgré des demandes de réforme de la part des Kabyles46. Ces derniers, s’ils sollicitèrent
45
D'où l'adhésion très forte à l'oeuvre de la grande figure du mouvement réformiste Rachid Ridâ, dont les sources
étaient totalement dépouillées de toute référence de ce type. D'où également, d'un point de vue doctrinal, le rejet
du mu'tazilisme, école théologique mettant en son centre la raison, influencée par la philosophie grecque et qui
s'était particulièrement développée au IXe siècle sous le calife abbasside Al-Ma'mun. Certains réformistes iront
plus loin, faisant de l'arabe la source de toute la civilisation, en tant que cette langue est celle de l' « Islamisme »,
origine de tous les savoirs humains : « s'il faut retourner aux origines, c'est bien la langue arabe […] qui a facilité
le développement de la civilisation occidentale » ; TALEB IBRAHIMI, Ahmed/MERAD, Ali? (le pseudonyme utilisé
est selon le préfacier très souvent le premier, exceptionnellement le second), « La langue arabe et l'islam », in Le
Jeune Musulman, n°15, 13 février 1953.
46
En 1884, Camille Sabatier instaura un Conseil spécial, le Conseil des Iahalamen, qui demanda la réforme de
l'institution des cadis-notaires (simples exécutants des jugements rendus par les juges de paix français) et
l'installation d'un juge conciliateur (donc d'un marabout) dans les villages. L'islam garderait d'ailleurs une place
22
régulièrement les tribunaux français en matière civile, ne le firent cependant que très rarement
quand il s’agissait de statut personnel. La mise en place par l'administration d'un clergé
officiel et l'institution de tribunaux musulmans en matière de statut personnel offrit aux jeunes
clercs une réelle possibilité d'ascension sociale, mais les clercs assurant de telles fonctions
durent le faire loin de leurs villages, absorbés par les villes du fait de leur poste, ne pouvant
donc plus jouer de rôle communautaire.
Face au retour de l'islam sous la forme du réformisme islamique, le législateur prit de
nombreuses dispositions à visée assimilationniste : il tenta notamment de substituer la langue
française à la langue arabe dans la rédaction des actes des cadis-notaires de Kabylie. Après
une première tentative en 1906, qui fut un échec total, un décret fut promulgué en 1910 qui
prévoyait la substitution complète du français à l'arabe dans ces actes. Une forte résistance fut
opposée ; le législateur y voyait une manipulation des magistrats arabes. Il interdit presque
alors aux non-Kabyles l'accès aux prétoires de Kabylie. Une enquête avait de plus montré le
bilinguisme croissant des Kabyles, voire l'arabisation totale de certaines régions jouxtant
l'algérois, en 191047. On exigea à partir de 1915 des cadis-notaires la connaissance parfaite du
kabyle suite à cette évolution, inquiétante pour les tenants de la francisation.
L'introduction de l'économie de marché et la crise de l'économie traditionnelle
afférente précipitèrent les clercs dans le monde salarié, leur charisme et leurs réseaux de
solidarité leur permettant de réaliser des entreprises économiques et commerciales. Les
groupes maraboutiques fournirent en effet de nombreux contingents à l'émigration, ce qui leur
permettait de cumuler plusieurs types de légitimité sociale ; dans l'immigration kabyle en
France, à l'inverse de nombreuses communautés immigrées musulmanes, aucune source ne
relève l'existence de clercs dépêchés afin d'assurer le magistère spirituel de leurs fidèles48. La
plupart des groupes maraboutiques dynamiques assurèrent néanmoins leur reconversion
sociale via l'école coloniale, ce qui leur permit d'obtenir des postes dans la fonction publique
importante dans les revendications, notamment, des délégués financiers kabyles : restitution d'une partie des
biens habous aux mosquées et zaouïas de Kabylie (vœu du 7 novembre 1899, refusé) ; rattachement de la
Kabylie au régime commun par le rétablissement des cadis juges comme en territoire arabe (vœu du 27 mars
1907, sans réponse) ; vœu de création d'une médersa à Bougie, la Kabylie n'en possédant aucune (vœux des 16
mars 1904, 27 mars 1905, puis 1909, 1910, auxquels fut toujours opposé un refus).
47
Sur cette enquête, cf. AGERON, Charles-Robert, Les Algériens Musulmans et la France, 2005 (rééd. Bouchène),
pp. 881-885
48
Omar Carlier a également relevé cette absence : « L’encadrement maraboutique des travailleurs nord-africains,
requis durant la première guerre mondiale par l’autorité militaire, assurée par des chioukhs et des imams, semble
avoir conservé une emprise plus large sur les Marocains que sur les Algériens à l’entre-deux-guerres. […] Les
Algériens, notamment ceux des régions les plus scolarisées, paraissent avoir été plus sensibles aux propagandes
anti-maraboutiques propagées par leurs cadres syndicaux et politiques (nationalistes compris) » ; CARLIER,
Omar, « Aspects des rapports entre mouvement ouvrier émigré et migration maghrébine en France dans l’entre-
deux-guerres », in Le mouvement ouvrier Maghrébin, Centre de Recherches et d’études sur les sociétés
méditerranéennes, Éditions du CNRS, Collection « Études de l’Annuaire de l'Afrique du Nord », 1982, p. 58
23
et l'enseignement. Ils commencèrent par ailleurs à assurer à leurs enfants une double scolarité
en arabe et en français, via l'école républicaine de leur village. Au total, le rôle des clercs dans
leurs communautés religieuses s'était fortement amoindri ; les reconversions retirèrent aux
clercs, à part les plus prestigieux, en petit nombre, le bénéfice de la légitimité, assurant une
reconversion réussie mais dans une ascendance presque entièrement profane. Les marabouts
ayant obtenu le droit de gérer leurs sanctuaires de façon traditionnelle, grâce à un loyalisme
ostentatoire, étaient quant à yeux distingués de leurs ouailles subissant le joug colonial. Si la
surreprésentation de la petite bourgeoisie rurale apparaît flagrante dans l'investissement des
fonctions administratives, de fait, de nombreux individus d'origine maraboutique y
participèrent. Le désenchantement à l’égard des pratiques magico-religieuses fut également
induit par cette intrusion de la logique capitaliste en territoire algérien, le rapport à la terre,
cadre essentiel de ce système mythico-rituel, se désacralisant profondément et provoquant par
suite un déracinement majeur : les terres ancestrales devenaient en effet aux yeux de leurs
propriétaires une simple valeur marchande49.
49
Sur ce processus de décléricalisation des villages kabyles, voir Mahé, Alain, op. cit., pp. 272-278
24
naître le dirigeant nationaliste Hocine Aït Ahmed, cessa quasiment toutes ses activités
religieuses dans les années 194050. Des rapports administratifs alarmistes avertissaient alors
Alger de la conversion des marabouts au nationalisme ; dès avant 1954, les rapports des
bulletins mensuels des questions islamiques ne cessent de mettre en garde les autorités
d’Alger sur le militantisme des marabouts du Djurdjura, qui n’hésitent pas à faire des tournées
de propagande en faveur des Amis du Manifeste et de la Liberté51 dans les tribus
traditionnellement dépendantes de leurs sanctuaires. Ce fut notamment le cas lors des
élections au conseil général de 1946. La scolarisation en français, l’immigration ouvrière vers
la France, les franchises municipales (cf. infra) concourraient à faire de ces régions les fers de
lance du mouvement nationaliste et à rassembler laïcs et clercs dans le même combat. Le
militantisme politique était aussi un moyen pour ces derniers de garantir la reproduction de
leurs différences statutaires. D'ailleurs, les Kabyles d'origine maraboutique seraient également
présents dans la frange de militants nationalistes kabyles qui revendiquèrent la dimension
berbère de l'identité algérienne, comme nous le verrons dans ce travail.
Ces politiques de « désislamisation » accentuèrent les différences régionales. Une
partie de la vallée de la Soummam, et de façon moindre le littoral kabyle se caractérisaient par
une vigueur particulière de l'islam et des clercs, du fait de l'importance de l'immigration
interne. L'insertion dans l'Algérie coloniale et les échanges entretenus par les deux régions
avec les populations arabes les rendaient particulièrement réceptives aux idées traversant alors
le monde musulman, les conduisant à s'identifier aux autres populations algériennes. D'où le
bilinguisme du littoral ou le trilinguisme des élites culturelles de la tribu des Aït Abbès ; les
commerçants de cette dernière ont fourni un grand nombre de clercs ayant joué un rôle de
premier plan dans le réformisme islamique. En effet, contrairement au Massif kabyle, ils
restèrent massivement fidèles aux réseaux commerciaux algériens tissés par eux de longue
date, d'où une forte densité des liens avec le reste de l'Algérie et cette perméabilité à la
propagande réformiste.
« Il y a toute une propagande tendre et discrète à faire auprès des indigènes infidèles »
Lettre du Père Charles de Foucauld à René Bazin, 16 juillet 1916
50
MAHE, Alain, op. cit., p. 362
51
Parti créé en mars 1944 par une des plus célèbres figures du mouvement nationaliste algérien, Ferhat Abbas.
25
l'origine d'un projet ambitieux de conversion de l'Afrique ; l'Algérie constituait pour cette fin
une « porte ouverte sur un continent barbare »52. Lavigerie s'intéresserait immédiatement à la
Kabylie, créant la Société des Pères Blancs, en vue de la conversion de ces « futurs
maronites », d'origine nordique, à l'islam tiède, au sens inné de la liberté et de la démocratie.
Il voit en effet dans les Berbères un peuple totalement converti au christianisme à l'époque
romaine et ne demandant qu'à revenir à sa religion ; ce christianisme missionnaire développe
des adhérences très étroites avec le « mythe kabyle53».
Lavigerie arriva en mai 1867 en Algérie, peu avant l'épidémie de choléra qui ferait
60 000 victimes en Algérie. Les calamités que nous avons évoquées plus haut firent entre 130
et 450 000 victimes, sur une population totale de 1 400 000 individus. Cette situation
catastrophique du nord de l'Algérie poussa Lavigerie à acheter de vastes domaines afin
d'assurer la prise en charge d'orphelins convertis ; son œuvre se concentrerait sur le domaine
de la Maison-Carrée, acheté en 1869 dans la périphérie d'Alger. Sur 25 à 30 hectares de terres
agricoles, il construisit des orphelinats, un séminaire, un noviciat, une communauté et un
grand domaine viticole aux revenus importants. S'inspirant des colonies agricoles françaises
du début du XIXe siècle autour d'enfants trouvés et abandonnés, il recueillit environ un millier
de jeunes indigènes, afin d’assurer leur instruction scolaire, religieuse et agricole. La situation
d'oppression fiscale permit aux Pères l'achat de terres et de maisons modestes ; une fois
installés, ils construisirent salles de classe, dispensaires, effectuant des tournées médicales
dans les villages avoisinants. Ils devraient se contenter des conversions de la misère. Le
succès de l'hôpital Saint-Eugénie, demandé par le gouverneur général Jules Cambon, fondé en
avril 1884 et dirigé par les Sœurs blanches, (1000 hospitalisations par an pour 70 lits) permit
d’autre part d'obtenir un nombre considérable de baptêmes in articulo mortis et même des
demandes de baptême de la part d'adultes guéris. Des dizaines de milliers de baptêmes furent
réalisés sur des enfants musulmans très malades ou à l’article de la mort. La conversion
pouvait également représenter un choix économique ou social : l'emploi à l'hôpital, si le statut
de converti marginalisait ceux qui l’avaient choisi, constituait un repli économique pour les
Kabyles54. Certains parents firent d'autre part baptiser leurs enfants, la conversion permettant
de sortir d'une société où la contrainte et la régulation sociale étaient pesantes, l'évolution et la
promotion impossibles. Des situations personnelles et affectives permettent enfin d’expliquer
52
Cité par le père CUSSAC, Jules, Un géant de l'apostolat, le cardinal Lavigerie, Librairie Missionnaire, 1940,
Paris, p. 29
53
Sur ces similarités, voir DIRECHE-SLIMANI Karima, op. cit., pp. 33-37, « Lavigerie et l'instrumentalisation
politico-religieuse du mythe kabyle »
54
ibid., pp. 58-60
26
certaines conversions ; ainsi l'enlèvement moral à une autorité paternelle contestée et
détestée55.
Suite à des débuts difficiles avec l'administration militaire hostile à l'action
missionnaire, le régime civil de 1870 et surtout le décret de mars 1880 sur la liberté de
l'enseignement laissèrent finalement au cardinal les mains libres. En 1873, il construisit 5
petites écoles primaires de garçons et fit reconnaître d'utilité publique l’enseignement de
l'Association Enseignante de Notre-Dame d'Afrique par un décret du 31 aout 1878. L'école de
Taguemount Azouz, où fut fondé le premier poste missionnaire en 1873, fut un grand succès ;
son recrutement a notamment bénéficié de l'encouragement de marabouts, qui pensaient
attester leur allégeance à la présence française en y envoyant leurs enfants ; ils poussèrent
alors les amin des villages à faire de même, offrant un modèle de conduite aux villageois et
provoquant ainsi un effet d'entrainement progressif auprès de ces derniers. L'école avait 45
élèves en 1880, 100 en 1885 ; un rapport de 1909 la désigne comme l'une des plus fréquentées
de Kabylie. Le poste poursuivrait son action jusqu'en 1920, les familles chrétiennes étant à
cette date solidement constituées.
Instruits, diplômés, les Kabyles chrétiens formèrent très tôt une élite sociale et
professionnelle, à la déconnexion et au malaise identitaire cependant très forts. La conversion
puis la naturalisation qui l'accompagna dans la majorité des cas rendirent leur statut incertain,
les stigmatisant dans des représentations infamantes. Lors de la période de la lutte
indépendantiste puis post-indépendante, ils constitueraient une source de méfiance et les
Kabyles dans leur ensemble auraient à justifier de leur islamité, alors que l'action
missionnaire n'avait concerné qu'une poignée d'entre eux ; quelques milliers de Kabyles furent
convertis au christianisme. Ces derniers n'eurent plus qu'à assumer et « endurer
l'incompréhension […] de [leurs] frères »56. Le terme de m'tourni, ceux qui ont « tourné » le
dos à l'islam, terme également appliqué aux naturalisés (la naturalisation supposant d'ailleurs
l'abandon du statut personnel musulman), les désignera de manière infamante. La seule
francophilie était également irrémédiablement associée au christianisme. 1954 leur demandera
un engagement, alors qu'ils avaient plus ou moins réussi à trouver un anonymat dans les villes
où ils s'étaient installés57 ; car comment continuer à s'affirmer algérien, quand on est chrétien
et naturalisé français ? Ils surenchériront donc sur leur nationalisme, tentant de racheter leur
faute originelle, ayant été déchus religieusement, cherchant à se libérer des deux religions.
55
ibid., pp. 75-76
56
AMROUCHE, Marguerite Taos, Rue des Tambourins, La Table Ronde, Paris, 1960, p. 31
57
DIRECHE-SLIMANI, Karima, p. 17
27
Mais s'il n'y eut pas de représailles à leur encontre (à l'inverse des harkis), ils étaient soumis à
la suspicion générale. Se trouvant dans une situation trouble, indéfinissable, l'affirmation de la
berbérité deviendrait pour eux un moyen d'en finir avec cette dualité.
58
Sur le fonctionnement du village kabyle et de son assemblée (tajmat), cf. MAHE, Alain, op. cit., pp. 78-144 :
« Des villages (taddart), des hameaux (tufiq) et de leurs assemblées (tajmat) »
59
Sur l'émergence et le renforcement dès la guerre de conquête des stéréotypes sur les Kabyles/Berbères, cf.
LORCIN, Patricia, op. cit., pp. 31-51, « La conquête : Kabyles et Arabes en guerre »
28
comme un démocrate et un égalitariste. Si « les rouages administratifs coloniaux n'ont jamais
réussi à se substituer » à « la vigueur de ces traditions »60, ils leur conférèrent une légitimité
absolument inédite qui bouleverserait profondément les représentations d'eux-mêmes des
Kabyles.
La Kabylie fut un lieu d'expérimentations administratives particulier, nous allons en
évoquer plusieurs exemples. Néanmoins, ainsi que le souligne Alain Mahé dans sa thèse,
assertion qu'il réaffirmera d'ailleurs à plusieurs reprises au sein de cet ouvrage, « en Grande
Kabylie, une région naturelle a plus qu'aucune autre été l'objet de régimes administratifs
d'exception, sous le régime militaire et, plus encore, sous le régime civil. Il s'agit du Massif
central kabyle et, plus précisément encore, du territoire correspondant à la commune mixte du
Djurdjura et à celle de Fort-National »61. Cette dernière commune fut, par ailleurs, la « seule
commune de Kabylie où tous les régimes d'exception ont été systématiquement mis en
œuvre », de 1857 à 1880 puis jusqu'en 194562. Des particularités singulièrement prononcées
caractériseraient donc un petit nombre de communes, d'où émanerait principalement le
discours qui sera celui que nous nous proposerons d'analyser. La synthèse qui suit nous
permettra de resituer l'origine et les éléments constitutifs de ces spécificités.
« Chez les Kabyles, la société est presque tout, l'individu presque rien, et ils
sont aussi éloignés de se plier uniformément aux lois d'un seul gouvernement
pris dans leur sein que d'adopter le nôtre »
Alexis de Tocqueville, Seconde lettre sur l'Algérie, 22 août 183763
60
Cf. MAHE, Alain, op. cit., p. 317
61
MAHE, Alain, op. cit., p. 183
62
ibid., p. 397
63
cf. Annexe 1 infra
64
cf. note 74 infra
65
MAHE, Alain, op. cit., p. 174
29
relais en Kabylie ; puis les généraux et administrateurs n'ont cessé de rogner ces privilèges,
jusqu'à la suppression des aghas et bachaghas66. Dès 1854, l'on cessa d'investir des indigènes
à des postes de commandement officiel, l'emprise traditionnellement moins forte par rapport
au reste de l'Algérie des grand cheikhs expliquant d'ailleurs en partie la non-poursuite de cette
politique67. L' « organisation kabyle » mise en place en 185768 accéléra la suppression des
grands commandements indigènes. En 1864, le bachaghalik du Sebaou, dernier
commandement indigène de Grande Kabylie, était supprimé. Des caïds seraient toujours
nommés ; c'est d'ailleurs en Kabylie que la démocratisation de leur recrutement serait la plus
importante (notamment grâce au facteur d'ascension sociale que représenta la conscription
suite à la Première Guerre mondiale, à laquelle les Kabyles participèrent en masse), mais c'est
cette démocratisation même qui achèverait de ternir leur prestige et leur autorité : les
différences statutaires propres à la société indigène étaient corrodées. Ils seraient remplacés
par des représentants « légitimes » des villages, accomplissant et accentuant cette perception
des Kabyles comme démocrates et leur auto-représentation en tant que tels.
« La réforme consisterait […] à organiser sur des bases saines ce qui existe en fait mais d'une façon occulte et
sans règles bien fermes »
Laburthe, « L'évolution de la djema'a kabyle dans la commune mixte de Fort National », 1946
66
Titres accordés aux « chefs » représentant l'autorité ottomane à l'époque des Régences, conservés par le
colonisateur français dans l’administration qu’elle mit en place au sein de la société nouvellement colonisée.
67
MAHE, Alain, op. cit., p. 161, note 1
68
Dès 1857, l'organisation administrative en Kabylie est faite sur la base d'études ethnologiques réalisées par des
militaires, faiblement légitimes d'un point de vue scientifique. C'est sur elles que se basent les mesures
administratives des premières années du régime civil (comme celles de Camille Sabatier) et nombre des mesures
d'exception qui seraient prises ensuite ; cf. MAHE, Alain, op. cit., pp. 154-155.
69
ibid., pp. 162-163
30
les militaires empêcheraient par tous les moyens la réactivation des tribus et confédérations
comme institutions politiques. Disposant d'indicateurs, ils empêchèrent toute réunion
d'assemblée tribale et toute concertation politique vaste. Les villages devinrent donc les seuls
espaces possibles pour une organisation politique autonome ; les militaires ne pouvaient
contrôler ces derniers et s'immiscer dans leurs affaires intérieures. Le village profita donc de
l'anéantissement des unités politiques supérieures. Ni la conquête, ni l'insurrection de 1871, ni
les multiples calamités naturelles n'altèreraient par la suite la politique des assemblées
villageoises. Leur patrimoine foncier, les recettes procurées par leur exploitation ont dû tarir,
mais à l'inverse, la grande pauvreté semble avoir resserré les rangs de la solidarité
villageoise70, les groupes familiaux qui pouvaient représenter une autonomie des groupes
lignagers disparaissant au profit d'une municipalisation des villages. Malgré l'émigration, qui
absorbait parfois entre un quart et un tiers des forces vives des villages kabyles, les
assemblées ne perdirent rien de leur substance, et possédaient même leur antenne en
immigration ; les revenus de l'immigration profitaient directement à celles-ci, pour les travaux
d'intérêt public71.
En outre, les villages disposèrent souverainement de leurs mechmel, terres de villages :
les lois foncières coloniales n'ayant été appliquées que tard, les militaires n'exercèrent aucun
contrôle sur ce chapitre. L'enchevêtrement des statuts fonciers apparaissant comme
inextricable, les opérations de délimitation et d'immatriculation des terres, indispensables
pour la mise en œuvre du code forestier de 1851 et des lois foncières de 1863, 1866 et 1873,
ne furent achevées en Kabylie qu’en 1900-1902 BOUCHENE. On procéda en priorité à la
délimitation des plaines convoitées par les colons ; la colonisation rurale commença en
Grande Kabylie avec les séquestres de 1871, mais le finage des tribus de montagne bénéficia
d'un long sursis. La Grande Kabylie fut la dernière région du Nord d'achèvement des
opérations de délimitation des propriétés et d'identification de leur statut juridique foncier.
Les communaux gérés par la tajmat purent donc continuer à être exploités exclusivement au
profit de la communauté. Afin d'éviter les spoliations, les Kabyles fourvoyèrent les
enquêteurs, dissimulant les propriétés du village, et procédant à des répartitions fictives entre
les propriétaires de ce dernier. Jusqu'en 1880, les villages conservèrent la jouissance de leurs
communaux. Ce n'est même qu'au lendemain de la Première Guerre mondiale qu'un début de
70
D'où une multiplication des timecheret par les assemblées, sortes d'agapes collectives qui « étaient autant
l'occasion de satisfaire l'appétit de viande que de célébrer la cohésion et l'unité du village » : MAHE, Alain, op.
cit., p. 91
71
MAHE Alain, op. cit., p. 372
31
contrôle sérieux de l'administration locale aurait lieu72. Le village, lui, dans les premières
années suivant la création des Délégations Financières en 1898, obtint l'affectation à son
budget propre du produit des biens mechmel, biens communaux, affectation dont les effets
économiques furent négligeables (les villageois connaissant parfaitement leurs délimitations
firent croire aux enquêteurs qu'il s'agissait d'un ensemble de terres de particuliers) mais non
les effets symboliques : car ce patrimoine foncier était le support tangible de la personnalité
morale du village, condition de la pérennisation des comportements civiques à l'intérieur de
ce dernier, qui fut remplie avec cette nouvelle garantie de légitimité accordée par
l'administration coloniale73. Même en commune de plein exercice, où la municipalité
européenne avait en général tous les pouvoirs, les assemblées aménagées de Kabylie étaient
seules à pouvoir consentir toute aliénation ou échange de leurs bien communaux, et leurs
revenus leur étaient affectés ; là où dans le reste de l'Algérie, ils étaient à la discrétion des élus
européens.
La colonisation agraire connut en Kabylie, en bien des aspects, une mise en place et
une évolution particulières. En 1857, les premiers allotissements de terres officiels pour les
Européens furent créés, mais la précarité de la situation et le refus des militaires de voir venir
les colons dissuadèrent une colonisation de grande envergure. Alger ne fit que créer quelques
périmètres de colonisation officielle dans les plaines et basses collines occidentales proches
de l'Algérois, mais les épidémies, le manque de moyens, et les razzias kabyles dans les fermes
coloniales en 1857 et 1871 mèneraient à un échec de cette colonisation, qui ne commença
qu’après l'insurrection. Les terres des communautés qui avaient été particulièrement rebelles,
du littoral de la Grande Kabylie, du Massif central et du Djurdjura, morcelées, exiguës,
montagneuses, n’intéressèrent cependant pas toujours la colonisation. Le législateur colonial
permit donc aux propriétaires de récupérer leurs terres, et la majeure partie de ces dernières
qui se trouvaient en région montagneuse revinrent à leurs premiers maitres. La petite
colonisation privée rencontrant de même rapidement un échec patent, de nombreux Kabyles
purent racheter leur bien à l'État colonial ou aux Européens ayant renoncé à les exploiter.
C'est toutefois dans les régions montagneuses que la faiblesse de la colonisation, son échec
rapide et le rachat massif de terres furent le plus impressionnants74. La population européenne
s'installa en territoires de plaine, où les contours flous et ouverts, la faible densité numérique
de population poussèrent à des découpages en unités favorables aux communes européennes
72
ibid., p. 183
73
ibid., p. 287
74
Sur l'échec de la colonisation rurale en Kabylie, voir MAHE, Alain, op. cit., pp. 204-212
32
et irrespectueuses des anciennes divisions tribales.
En outre, en Kabylie, la quasi-totalité des terres cultivées étaient des terres de
propriété privée, melk. Leur exploitation indivise par les lignages ne doit pas être confondue
avec la propriété collective, qui concernait surtout des pâturages ou terres de plaine dont les
communautés n'avaient qu'un usufruit précaire du fait du contrôle des tribus alliées aux Turcs.
La loi foncière de février 1897 rendrait de plus la terre 'arch, collective, aliénable ; et les
Kabyles, paysans sédentaires procéduriers, furent bien mieux disposés que les habitants des
hauts plateaux et que la plupart des autres ruraux pour solliciter la procédure d'enquête
nécessaire à leur aliénation, étant habitués à contracter de nombreuses formes d'associations
agricoles et commerciales75.
Le phénomène de délitement des modes de représentations traditionnelles par
l'introduction du fait du colonisateur d'une logique d'économie de marché (en tant qu'elle
favorise l'individualisation des modes de pensée), et la mainmise plus grande des
administrateurs de Kabylie sur la politique pénale des villages furent également des facteurs
de renforcement de l'unité villageoise. Les Français voulant en effet mettre fin à l'« anarchie »
liée aux luttes d'honneur, très importantes dans un contexte kabyle, leurs velléités dans ce
sens poussèrent à une privatisation de l'honneur, qui causa un rétrécissement du cercle de
solidarité dans l'honneur et donc une perte de cohérence des groupes lignagers. Ces derniers,
éclatant en familles plus étroites du fait de la perte de ce ciment symbolique, perdirent une
bonne partie de leur raison d'être. Les familles les composant s'intégrèrent donc davantage au
sein du village et de son assemblée, qui gagnait en cohésion ce que perdaient les lignages. Les
groupes lignagers étant d'autre part des unités de production et de consommation cultivant un
patrimoine foncier dans l'indivision, l'expansion du système capitaliste concourut à la
multiplication des ruptures de ces indivisions, accélérant le délitement de ces groupes76.
75
MAHE, Alain, op. cit., p. 211
76
MAHE, Alain, op. cit., pp. 270-272
33
Jurjura, il sera temps de le leur accorder »77.
Le Massif Central kabyle fut l'objet, de par son originalité, des projets politiques les
plus délirants. Ses villages apparurent aux Français, dès la conquête, comme une réplique des
villages auvergnats, et il concentrait plus que les autres cantons kabyles l'ensemble des traits
spécifiques de la Kabylie, notamment de vigoureuses traditions municipales. Dans une
perspective séparatiste ou assimilationniste, la politique dans cette zone fut consista donc dans
la reproduction du système d'organisation villageoise locale. Et on alla même au-delà de la
reproduction ; car c'est à une fixation du mode de formation, des prérogatives des tajmat, des
qanuns, que se livra l'administration française, multiforme dans cette région. Du fait de la
vigueur des traditions municipales, qui perdurait en dehors de tout cadre administratif légal,
les administrateurs de Kabylie de la fin du XIXe siècle obtinrent d'Alger que fût menée une
enquête sur l'emprise des institutions municipales traditionnelles et afin d’évaluer
l'opportunité pour la France de doter les représentants de villages d'un statut plus conséquent.
C'est Jules Ferry qui fut chargé de créer une grande commission d'enquête sénatoriale, la
commission de 1891. On y examinait également la naturalisation des indigènes, et en
particulier des Kabyles78. Cette enquête prit acte de l'existence des tajmat et des amins de
village parallèlement aux djemâ'as de section et à leurs présidents. Refleurissait alors le
mythe kabyle chez les républicains indigénophiles ; était-il opportun ou non de mener une
politique administrative distincte en Kabylie ? De même, les lois de 1919 poseraient de
nouveau la question de l'opportunité d'une municipalisation des villages kabyles.
Contrairement à ceux des régions « arabes » de l'Algérie, les administrateurs se plaindraient
même des inégalités profondes causées par la loi du 4 février 1919 entre communes mixtes et
communes de plein exercice79, les disproportions causées par la réforme entre le nombre
d'élus de différentes localités étant tout à fait paradoxales au vu de la présence dans les
communes mixtes (où le pourcentage de représentants baissait donc considérablement) des
77
Cité par MAHE, Alain, op. cit., p. 183, note 1
78
Les naturalisations de Kabyles furent dans le cas de certaines régions si nombreuses qu'ils en vinrent à dépasser
le nombre d'électeurs européens : lors d'une séance des Délégations Financières, le 3 juin 1935, le délégué
financier et maire de Tizi-Ouzou M. Weinman demanda que les Communes de plein exercice dans lesquelles le
nombre de citoyens français d'origine kabyle dépassait celui des électeurs européens fussent rétrocédées au
régime des Communes mixtes. Cité par MAHE, Alain, op. cit., pp. 289-290
79
Les premières, bien plus importantes en terme de territoire et de population, étaient les communes comptant
une population indigène majoritaire, gérées par un administrateur et des « adjoints indigènes » ; les trois quarts
de la Kabylie connaissaient ce régime (ibid., p. 270), les secondes, des communes majoritairement peuplées
d'européens et dirigées selon le modèle des communes de métropole, particulièrement peu nombreuses dans des
régions à fortes densités, comme le Djurdjura. Il est intéressant de noter qu'en Kabylie, dans les communes
mixtes, les administrateurs appliquèrent à la lettre les consignes gouvernementales ; ainsi de la politique de
scolarisation des indigènes. Alain Mahé a même pu affirmer : « en général [les administrateurs] dans les
Communes mixtes de Grande Kabylie furent intègres, notamment celles du Djurdjura et de Fort-National »
(MAHE, Alain, op. cit., p. 240, note 2)
34
principaux facteurs de développement économique et social, à savoir notamment les écoles :
un administrateur de la Commune mixte de Fort-National, Martial Rémond, pouvait ainsi
déclarer en 1927 : « leur sentiment profond d'égalité n'est pas satisfait »80. À l'occasion de
cette loi, ses détracteurs iraient jusqu'à inventer des qanun montrant la volonté des Kabyles de
remédier à l'adoucissement des mesures répressives à l'encontre des indigènes induit par la
réforme : contre le laxisme de la loi, les assemblées auraient pris des mesures, entre autres,
pour sanctionner par voie d'amende les pères de famille refusant d'envoyer leurs enfants à
l'école française81... Cette municipalisation des villages kabyles que les administrateurs
appelaient de leurs vœux seraient réalisée au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
On avait cependant déjà renforcé au sein du village kabyle l'esprit de démocratie :
ainsi, avisés du caractère presque systématique de la division de la population des villages
entre deux sof82, les administrateurs de Kabylie avaient dès après 1871 obligé les villageois à
choisir leur ukil (adjoint de l'amin, « président » d'assemblée) dans le sof opposé à celui de
l'amin qui était choisi. On avait mis en place des élections obéissant au principe majoritaire,
alors que la culture politique kabyle ne connaissait que l'unanimité. Camille Sabatier, premier
administrateur civil d'une commune mixte du Massif central kabyle (1880-1885, à Fort-
National), kabylophile convaincu, irait plus loin encore. Ayant dès son arrivée soustrait aux
caïds83 les djemâ'as de village, il instituerait de nouvelles assemblées élues au suffrage
universel. Ukil et amin seraient également élus selon ce mode : la commission municipale
était entièrement renouvelée. En somme, c’était la naissance de représentants légitimes du
village. Sur l'ensemble de la période coloniale, les Kabyles se prêtèrent au jeu par manque de
choix, mais poursuivirent leur politique propre de façon occulte. Les militaires avaient tenté
de reconduire les tajmat en en arabisant le nom (djemâ'as) ; les villageois constitueraient des
doublets de ces assemblées surveillées par les militaires. Les assemblées officielles
obéissaient ainsi aux ordres de la tajmat occulte, ce qui serait vrai durant toute la période
coloniale. De même, aux Délégations Financières, alors que les délégués arabes étaient élus
selon un scrutin censitaire très élitiste, les kabyles l'étaient eux par de grands électeurs, eux-
mêmes élus par un vaste corps électoral et de façon démocratique. Il est intéressant de noter,
au passage, que ce lieu de la représentation indigène fut également celui du renforcement de
80
REMOND, Martial, « L'élargissement des droits politiques des indigènes, ses conséquences en Kabylie », Revue
africaine, n°68, p. 253
81
MAHE Alain, op. cit., pp. 313-316
82
Pour une définition du sof, voir supra, note 30
83
Le législateur, en Kabylie, a longtemps évité de donner ce titre au président de section, afin de souligner la
différence de régime administratif avec le reste de l'Algérie ; il ne serait définitivement caïd qu'avec
l'uniformisation administrative de 1885.
35
la représentation d'une division au sein de la société algérienne : s'enracinait l'idée d'un régime
de faveur au bénéfice des Kabyles84. Créées le 23 août 1898 par Camille Sabatier, les
Délégations Financières avaient pour but principal le vote du budget de l’Algérie ; elles
prévoyaient deux représentations, une Arabe, l'autre Kabyle, cette dernière ayant une
représentation double proportionnellement à sa population85. Cette image de division fut
également entretenue par le refus des demandes d'unification, par exemple, entre Petite et
Grande Kabylie, favorisant l'enracinement dans les esprits d'un monde divisé aux intérêts
contradictoires86. Tout vœu qui allait dans le sens d'un démocratisme, d'un égalitarisme des
Berbères ne manquait pas d'être remarqué et salué par la presse : ainsi de la demande
d'interdiction des remplacements suscités par le système de désignation aléatoire des conscrits
durant la Première Guerre mondiale87, le prix de ces remplacements ayant considérablement
augmenté du fait de l'augmentation des quotas de contingents indigènes et de l'horreur
profonde inspirée par les témoignages sur cette guerre.
Si le contenu de l'institution ne changea guère, le rapport des Kabyles avec celles-ci et
les modalités de leur fonctionnement pratique changèrent significativement. Leurs institutions
étaient, d'une part, promues à la légalité coloniale ; perçues comme positives, on les accepta et
on tenta même de les reproduire. Cette sanction politique légale conféra un surcroît de
légitimité à ces institutions88. La grande mobilisation des Kabyles lors des politiques menées
par Sabatier montre l'espoir porté dans ses réformes. D'autre part, ces dernières furent
objectivées et systématisées dans un corpus de règles rigides et écrites. Les qanun furent ainsi
objectivés par écrit, publiés par les assemblées ; dès 1857, les transcriptions ne cessèrent de se
multiplier, d'abord à l'instigation des administrateurs, puis spontanément, en langue arabe et
enfin en français du fait de la scolarisation précoce au début du XXe siècle. On ne pouvait en
effet ne pas les accepter et transcrire, leur « grande supériorité [étant] de ne participer en rien
de la religion à laquelle la loi musulmane est indissolublement liée »89. C'est l'ouvrage de
Hanoteau et Letourneux, déjà cité, qui servirait de code civil dans la justice exercée par les
84
MAHE, Alain, op. cit., pp. 287-288
85
La Grande Kabylie, qui comptait alors 700 000 habitants, eut droit à 6 délégués ; la Petite Kabylie, moins
francisée, plus arabisée, 2. Le reste de la population algérienne comptant 3 300 00 âmes, et parmi eux d'ailleurs
de nombreux berbérophones, fut représenté par 15 délégués.
86
De même qu'en 1935, comme nous le raconte Augustin Berque, les fonctionnaires d'Alger les plus politiques se
livrèrent à des calculs séparatistes, en refondant le découpage électoral de manière à ventiler selon leur
« climat » arabe ou kabyle les cantons de Kabylie : « Questions algériennes : circonscriptions arabes et kabyles
aux délégations financières », Bulletin du Comité de l'Afrique Française, Tome XLV, 1935, pp. 64-67.
87
MEYNIER, Gilbert, L'Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Genève, Droz,
1981, p. 541
88
MAHE, Alain, op. cit., pp. 185-188
89
AUCAPITAINE, Henri (baron), « Kanoun du village de Thaourirt Amokran chez les Aït Iraten », Revue
Africaine, 1863, p. 280
36
juges de paix français. Début XXe, on observera de nouvelles rédactions en arabe : c'est que la
rédaction en français des qanun dut motiver chez les clercs un renouveau de rédaction en cette
langue. Mais très vite, la plupart furent rédigés en français, en dehors de quelques groupes
maraboutiques. Ces rédactions en français se firent surtout dans le Massif Central90.
La politique fiscale qui fut particulière à la Kabylie répondit également à cette volonté
de préserver la « tiédeur » de l’islam kabyle. Dès la soumission des tribus de Grande Kabylie,
les autorités coloniales y instaurèrent un régime particulier, celui de la lezma (de l'arabe
lâzima, obligation), s'inspirant des systèmes d'imposition européens contemporains (on se
référait à la notion abstraite de niveau de richesse, anticipant sur celle des « signes extérieurs
de richesse » avec un siècle d'avance91), éloigné du modèle islamique, dont l'assiette était
définie selon la hauteur de la fortune et les revenus des chefs de famille. Instituée en 1858,
prévoyant plusieurs catégories, elle était bien plus avantageuse que le système en vigueur
dans le reste de l'Algérie. Le régime commun ne serait installé qu'en 1918. Renvoyant à une
notion profane d'obligation ou de taxe, sans référence au Coran, ce terme renvoie au mode de
pensée des Européens d'Algérie, et notamment des indigénophiles : il ne s'agissait pas de
réveiller un sentiment religieux particulièrement et avantageusement tiède. Or, l'économie
agraire kabyle reposant largement sur l'arboriculture fruitière et les oliveraies, une base simple
et objective aurait pu justifier des impôts semblables aux impôts arabes. La politique fiscale
ne cesserait de progresser en rationalité ; de même que l'émigration vers la France, l'exode
rural ou la dépaysannisation, ce système imposé en Kabylie 60 ans avant le reste de l'Algérie,
inocule des schèmes de pensée et habitus désenchantés par rapport aux modes et rapports de
production traditionnels, proches de la rationalité instrumentale caractérisant le mode de
production capitaliste92.
90
Une enquête faite en 1923 en Grande et Petite Kabylies n'attesta l'existence de qanuns écrits que dans les
villages du Massif Central et du Djurdjura. Cette enquête, peu scientifique, est en réalité surtout intéressante
dans ce qu'elle implique de l'impressionnante permanence de la vivacité du « mythe kabyle » et de ses
applications : les enquêteurs iraient jusqu'à codifier eux-mêmes les qanun d'après les témoignages des villageois,
ces mises par écrit étant donc loin d'être le résultat d’une entreprise spontanée de ces derniers. Voir MAHE,
Alain, op. cit., p. 308
91
ibid., pp. 218-225
92
Sur la politique fiscale en Kabylie, voir notamment MAHE, Alain, op. cit., pp. 212-225
93
Cet aspect de la « politique berbère » est abordé de manière totalement inédite dans la thèse d'Alain Mahé.
MAHE, Alain, op. cit., pp. 390-413
37
francisation de l'administration locale algérienne. Mais ainsi que l'exprime le rédacteur du
premier projet de loi94, les motivations de ce dernier en furent plus spécifiques : il s'agissait de
reconnaître juridiquement un « état de fait », les vigoureuses traditions municipales des
villages de Grande Kabylie. Le Centre des Hautes Études d'Administration Musulmane
(CHEAM), créé par Robert Montagne en 1936, serait l'un des hauts lieux de discussion de la
réforme ; les responsables des circonscriptions y rendirent compte de leurs observations
sociologiques. À l'instigation des intervenants (l'instruction en pays arabe ayant, par exemple,
été qualifiée de « terriblement difficile » par l'un d'entre eux), R. Montagne prit acte de la
différence entre le pays arabe et le pays berbère95 mais attira d'emblée l'attention sur le danger
d'une réforme explicitement séparatiste : « Les partis berbères d'opposition et les Arabes nous
reprocheraient de faire une politique de division » ; on érigerait donc quelques centres en pays
arabes, mais très peu, dans des régions éloignées des zones de peuplement européen, et sans
aucune base scientifique, contrairement aux centres érigés en pays kabyle.
La loi de 1937 fut très proche du régime communal français de 1884, une quarantaine
d'articles de la loi sur les centres reproduisant exactement ceux qui régissaient le
fonctionnement des communes françaises depuis le 5 avril de cette même année. Après
l'échec d'une première tentative basée sur le douar (et donc la tribu, les délimitations
effectuées en Kabylie pour l'érection de douars correspondant plus que partout ailleurs à
celles-ci96), une seconde serait menée sur celle du village et de son assemblée. Et
l'administrateur de la Commune mixte de Fort-National de l'époque de souligner la vigueur de
l'esprit civique au niveau des villages kabyles et son absence dans les 3 douars qui avaient été
érigés en zone arabophone97 ; il aurait même reçu une requête de la djemâ'a du douar des Aït
Yenni demandant spontanément la constitution de leur circonscription en centre municipal.
Après une interruption liée au second conflit mondial, une seconde loi serait mise en
œuvre en 1945. De même que, selon Fanny Colonna, les choix de villages destinés à la
scolarisation faits par Émile Masqueray avaient été tout à fait pertinents du point de vue des
situations locales98, il en fut de même des villages choisis pour disposer de franchises
94
VIARD Émile Paul, Les centres municipaux dans les communes mixtes d'Algérie, Paris, Sirey, 1939, p. 13
95
Procès verbal de la conférence du CHEAM du 31 mai 1937, non paginé
96
MAHE, Alain, op. cit., p. 229 ; cf. aussi p. 23 et p. 230 : le découpage réalisé par les administrateurs répondait à
des réalités locales, notamment dans le Massif central, les tribus occupant des unités topographiques fermées :
versant de montagne, groupe de collines, pâtés montagneux séparés par un dense réseau hydrographique.
97
MAHE Alain, op. cit., pp. 394-395
98
COLONNA, Fanny & BRAHIMI, Claud Haïm, « Du bon usage de la science coloniale », Le mal de voir.
Ethnologie et orientalisme : politique et épistémologie, critique et autocritique (Cahiers Jussieu 2, Université de
Paris VII, 1976, p. 237
38
municipales. Vigueur de la tradition municipale et degré de francisation, au regard des taux
d'immigration et de scolarisation, furent les principaux critères. Une fois de plus, les
inégalités seraient renforcés, puisque les deux critères se corroboraient, la tajmat étant en effet
moribonde dans les zones rurales peu dynamiques économiquement et peu scolarisées. D'où
le renforcement encore plus poussé du particularisme de certaines communes. Les centres
communaux seraient encore davantage rapprochés des communes françaises, puisqu'un
conseil municipal et un maire devraient être élus au suffrage universel. En 1954, 143 centres
sur 156 avaient été érigés en Kabylie, dont 129 en Grande Kabylie. La commune mixte de
Fort-National disparut pour laisser place à 85 centres municipaux. Ces centres, du fait de
l'autonomie administrative qui leur était accordée, seraient le seul lieu possible de
l'organisation d'élections démocratiques et sans fraude99 ; et la quasi inexistence de
l'abstention lors des élections de renouvellement des équipes municipales des centres
témoignerait de l'exaltation des habitants à leur propos. La tajmat, pendant 12 ans, avait été
promue à la légalité républicaine ; car comme pendant toute la période coloniale, c'est la
tajmat occulte qui continuerait de représenter l'autorité réelle, le centre se confondant même
parfois avec elle. Les centres municipaux, à l'inverse des attentes coloniales, seraient
cependant un lieu de particulière concentration et de radicalité du nationalisme (cf. infra).
1. La politique de scolarisation
« Secouer le fond de leur conscience, atteindre les sources de leur vie mentale »
Rapport du directeur de l'École Normale de la Bouzaréah au recteur de l'Académie d'Alger, 1923100
L'avènement de la IIIe République signifia donner réalité aux idéaux les plus généreux
des partisans du régime civil, à savoir avant tout l'assimilation, notamment via la scolarisation
en français. Cette scolarisation serait l'objet d'une mobilisation exceptionnelle ; puisque ce
projet faisant l'objet d'une opposition violente des colons, qui dénoncèrent une politique
coûteuse formant des déclassés, des mécontents, en somme une main d'œuvre peu docile
susceptible de se révolter contre la domination française, l'État français comprit qu'il ne
99
D'où la remarque d'Alain Mahé, op. cit., p. 404, note 3 : « C'est […] le seul cas, dans l'histoire de l'Algérie
coloniale, pour lequel un politologue ou un sociologue pourrait faire de la sociologie électorale ».
100
Cité par COLONNA, Fanny, Instituteurs algériens 1883-1939, Presses de la fondation nationale des sciences
politiques, 1975, p. 142
39
parviendrait à la mettre en œuvre qu'en assumant lui-même l'entreprise101. C'est une équipe
restreinte de républicains laïcistes militants de l'entourage de Jules Ferry102, du ministère de
l'enseignement (Ismaël Urbain, Paul Bourde, Alfred Rambaud) qui prendrait en charge,
financièrement et dans sa mise en pratique, cette scolarisation.
La réelle mise en place de la scolarisation en Algérie, faisant suite à un certain nombre
de projets qui n'eurent jamais la même cohérence et la même efficacité (ainsi celui des écoles
arabes-françaises du décret du 6 août 1850), eut lieu entre 1883 (décret du 13 février) et 1898.
En 1882, il a 3 200 indigènes scolarisés dans 23 écoles ; en 1901, et après la relance liée au
décret du 18 octobre 1892, qui suit l'enquête de la commission sénatoriale dite « des XVIII »,
on comptait près de 25 300 élèves, 228 écoles et 427 classes « spéciales » ainsi que 474
classes indigènes annexées à des écoles d'Européens103. Outre un changement quantitatif, cette
réforme supposait une différence de vue radicale par rapport aux mesures antérieures ; on
renonça en effet totalement à l'enseignement mixte pour scolariser complètement en français.
Les républicains étaient persuadés de l'opportunité d'imposer un régime scolaire semblable à
celui de la métropole, s'écartant le plus possible de l'enseignement traditionnel, là où les
officiers des Bureaux arabes avaient toujours fait preuve d'une prudence circonspecte à cet
égard. L'immense succès de cette politique en France leur fit croire à la profonde légitimité de
sa transposition dans la colonie. Contrairement aux politiques antérieures, la nouvelle
politique scolaire ne souhaitait faire aucune concession à la culture et aux valeurs
traditionnelles. La réforme fut aussi uniformisatrice qu'elle l’avait été en France : de même
que la Révolution avait fait peu de cas des cultures locales104, achevant l'œuvre de
centralisation commencée par l'Ancien Régime, on prendrait prétexte de la décrépitude du
système d'enseignement traditionnel pour appliquer une politique unique, comme devant un
101
La perception de cette opposition entre républicains et colons par les Kabyles, qui seraient les premiers
concernés par cette politique, contribuerait d'ailleurs largement à vaincre leurs résistances à la scolarisation, et
l'institution scolaire serait de plus en plus perçue comme indépendante du système colonial. Cf. COLONNA,
Fanny, op. cit., p. 38 : « L'école coloniale doit sans doute davantage sa réussite au fait d'avoir été imposée par
Paris contre la volonté des colons, qu'à celui de favoriser l'intégration dans le secteur moderne ».
102
Qui ne cacha nullement son mépris pour les colons : « Le colon algérien […] est particulariste, il ne demande
pas mieux que d'exploiter l'indigène et la métropole » ; cité par AGERON, Charles-Robert, « Jules Ferry et la
question algérienne en 1892 », Revue d'histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1963, p. 131
103
COLONNA Fanny, op. cit., 16. Mais si l'on peut parler de « miracle scolaire », eu égard aux résistances très
fortes que suscita cette politique, son impact sera finalement « dérisoire » En 1936, 2,1% des Algériens
(hommes) savent écrire le français (ibid., p. 56). Au conseil de révision de 1938, 4,4% des conscrits européens
sont analphabètes, contre 78,4% des indigènes. En 1954 enfin, 15% de la population indigène sont scolarisés
(ibid., p. 50).
104
Qui pouvaient être aussi dynamique que la culture bretonne, basque ou flamande ; sur le caractère colonial de
l'école en France même et les parallèles entre entreprise scolarisatrice métropolitaine et algérienne : COLONNA,
Fanny, op. cit., pp. 64-70
40
vide culturel105.
De fait, le système d'enseignement traditionnel s'est effondré dans le dernier quart du
XIXe siècle, du fait de la confiscation des biens de mainmorte (habous) déjà évoquée, de la
destruction de nombreuses écoles et de la fuite des lettrés. Les zaouïa, quand elles n'avaient
pas été détruites, se replièrent sur elles-mêmes et ne suscitèrent guère de vocations de tolba, le
seul débouché semblant être l'enseignement ; les fonctions juridiques et la cléricature étaient
aux mains du pouvoir. Les républicains bénéficièrent en outre de la période la plus
assimilatrice de l'Algérie coloniale : les grands services algériens étaient directement rattachés
aux ministères correspondants à Paris, le rôle du gouverneur général étant alors
considérablement réduit. Cette politique, cohérente, fut profondément destructrice :
morcellement de la propriété indigène et effondrement conséquent de l'ordre tribal, relégation
de la justice traditionnelle, lutte contre les zaouïa, mise en place d'un « clergé officiel ». La
société dominée était émiettée, désorganisée, et avait perdu son support économique et social,
le régime foncier et l'aristocratie106.
b. Le « miracle kabyle »
Sur cette carte indiquant l’implantation des écoles indigènes par commune en 1932, l’importance de la
scolarisation par rapport au reste du pays est très claire
Source : COLONNA, Fanny, Instituteurs algériens 1883-1939, Presses de la fondation nationale des sciences
politiques, 1975, pp. 200-201
105
Alors qu'une autre politique, qui fut celle du duc d'Aumale quand il voulut restaurer l'enseignement
traditionnel en le rénovant de l'intérieur, était par ailleurs possible.
106
Cf. AGERON, Charles-Robert, Histoire de l’Algérie contemporaine, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 1964, pp. 45-
71
41
La Kabylie serait la région la plus touchée par cette politique de scolarisation. Elle
avait déjà été l'objet d'une grande sollicitude en matière scolaire avant Ferry : les Jésuites puis
les Pères Blancs (cf. supra). En outre, les missionnaires portèrent leur effort dans les mêmes
villages du Massif central que Ferry ; cette précocité faciliterait la réussite de celle menée par
les lois Ferry, et vaincrait en partie les résistances locales initiales. La scolarisation de la
Kabylie fut lancée en octobre 1880. En 1883, le système scolaire imposé qui avait d'abord été
refusé en Algérie, ne le fut pas en Kabylie107 où l'on comptait dans les communes entourant le
Djurdjura entre 48 (Tizi-Ouzou) et 53 (Alger) élèves par classe108. En 1892, dans le
département d'Alger, l'arrondissement de Tizi-Ouzou possédait 22,7% des classes pour 8,9%
de la population, celui d'Orléansville 2,5% des classes pour 3,6% de la population. Le
caractère groupé des zones d'habitat berbérophone favorisa cette scolarisation plus intense et
précoce. Émile Masqueray, spécialiste du monde berbère, avait choisi les villages d'accueil
des écoles. En 1883, la première promotion de 8 élèves kabyles était reçue au certificat
d'études ; en 1884, les 6 écoles de Kabylie accueillaient 600 élèves, 800 en 1885 ; les espoirs
suscités chez les indigénophiles furent énormes. On insista pour un recrutement d'instituteurs
très sévère, qui obtiendraient une prime s'ils connaissaient la langue kabyle. Ces derniers
suscitèrent de nombreuses vocations chez leurs élèves : de 1883 à 1906, la seule école de
Taourirt Mimoun, dans le Massif central, envoya 56 élèves-maîtres au cours normal, puis à
l'École Normale de la Bouzaréah. La Kabylie, en 1930, avait fourni à l'Algérie coloniale 550
instituteurs109. La loi Ferry déléguait aux communes algériennes la gestion de la scolarisation
républicaine, ce qui accentua la différence déjà évoquée entre communes mixtes et communes
de plein exercice. Au sein même de ces communes mixtes, ce sont les zones les plus peuplées
et au système économique traditionnel le plus dynamique qui furent davantage concernées :
communes mixtes de Fort-National et du Djurdjura, les tribus à forte tradition commerciale
des Aït Yenni et des Aït Abbès dans la vallée de la Soummam. Au final, seuls le Massif
central kabyle et des zones très circonscrites de la vallée de la Soummam ont fait l'objet d'une
scolarisation intensive et précoce. Déjà, en 1892, l'obligation scolaire posée en principe en
1883 avait été restreinte à quelques douars de Kabylie110. En 1950, la commune mixte de Fort-
National comptait 77 classes, celle du Djurdjura 46. Pour ce qui est des autres régions
107
Ce qui ne permet cependant pas de tomber dans la légende de débuts aisés, même dans les tribus destinées à
fournir le plus d'élèves au cours normal de la Bouzaréah, comme les Aït Yenni ; voir COLONNA, Fanny, op. cit.,
p. 28
108
Ibid., p. 26
109
MAHE, Alain, op. cit., p. 265, note 5
110
COLONNA, Fanny, op. cit., p. 17
42
berbérophones, l'Aurès et le M'zab furent l'objet de politiques comparables. L'on put avoir une
classe pour 5 à 6 000 habitants dans la commune de Ghardaïa (alors qu'Alger en comptait une
pour 27 000, Bône 1 pour 40 000). Mais au M'zab notamment, l'effort scolaire ralentit
fortement, le territoire de Ghardaïa qui bénéficiait de 12,5% des classes en 1892 (en deuxième
position après celui de Tizi-Ouzou et avant celui de Bougie) n'en recevant plus que 3,4% en
1932 ; les écoles y furent très peu fréquentées et « sans rendement »111. La communauté
ibadite du M'zab possèdait en effet un système scolaire propre que la colonisation n'a pas
atteint112.
L'investissement scolaire fut comme tout investissement soumis aux lois du marché,
en l’occurrence l'état local du marché de l'instruction, même si cet investissement était à
l'origine forcé ; car l'investissement scolaire constitua avant tout un renoncement : « c'est une
société appauvrie et menacée qui tente de survivre »113. Or les chiffres montrent qu'à
l'évidence l'offre fut bien plus importante en Kabylie que dans le reste de l'Algérie. D'autre
part, l'absence de concurrence de la part de la culture arabe, exceptionnelle en Algérie, qui
existe dans certaines tribus comme les Aït Yenni, où les enfants des lignages laïques étaient
systématiquement écartés de l'enseignement coranique, ne peut être étranger au succès de
l'école française dans cette tribu114. La situation économique de certaines tribus joua un rôle
semblable : la prospérité économique relative des mêmes Aït Yenni, du fait qu'ils étaient une
tribu d'armuriers et d'orfèvres en fit la « tribu-lumière » ; chez les Aït Iraten, la terre était plus
riche et moins rare, d'où des terres de propriétés plus grandes en moyenne qu'ailleurs. En
outre, le groupe kabyle est peu hiérarchisé, très intégré, les villages sont un milieu de forte
interconnaissance, et les modèles s'y diffusent d'autant mieux qu'ils sont introduits par les
notables, pouvant donner lieu à des joutes et surenchères entre groupes adverses, dans la
logique du prestige et de l'honneur115. Les familles qui se trouvaient en haut de l'échelle
sociale, investissant le cours normal, déclenchaient l'innovation, instituant un comportement
nouveau. L'effet d'entrainement créait ainsi chez des sujets moins favorisés la représentation
d'une probabilité objective de réussite, même si cet effet de démonstration franchit rarement
les limites de la tribu. Guerre, émigration, entre autres, montrèrent l'avantage que constituait
111
COLONNA, Fanny, op. cit., p. 107
112
ibid., p. 108, note 20
113
ibid., p. 121
114
Fanny Colonna parle dans son analyse sociologique de « l'absence de concurrence de la part de la culture
arabe » en commentant cette affirmation de la parenthèse suivante : « ce qui est le cas de certaines tribus
kabyles » (op. cit., p. 90).
115
ibid., p. 109 ; sur le rôle du contexte économique et social de la Kabylie dans le succès de sa scolarisation, voir
le chapitre de l'étude de Colonna dont l'intitulé est resté célèbre, « Le miracle kabyle », pp. 103-117
43
le fait d'être scolarisé d'un point de vue économique et des possibilités d'avancement social
qu'il représentait116.
En outre, c'est la proximité avec la culture dominante qui déterminait, outre une
origine sociale, l'entrée au prestigieux cours normal d’instituteurs de la Bouzaréah et la
réussite en son sein. C'est le fait d'avoir été dans des agglomérations comportant davantage
d'Européens que d'indigènes, et d'avoir suivi un cursus scolaire proche de celui d'un bon élève
d'origine européenne, qui conditionnait la possibilité d'être un « excellent » maitre selon les
jugements de sortie117. Or « si tous les ruraux sont loin de la société dominante, et s'ils en sont
d'ailleurs de plus en plus loin, à mesure que progresse la colonisation, il existe au moins une
zone rurale dont la société dominante cherche, à la fin du XIXe siècle, à se rapprocher par
l'école, c'est la Kabylie »118. 89% des élèves-maîtres d'origine rurale étaient aussi d'origine
kabyle, 471 ruraux sur 526 originaires des arrondissements de Tizi-Ouzou (405) et de Bougie
(66)112. Ils furent même majoritairement originaires des Aït Yenni, surtout du village de
Taourirt-Mimoun, dont l'école envoya au cours normal 56 élèves-maîtres de 1883 à 1906, des
Aït Iraten et surtout de Tizi-Rached et de Djema Saharidj (tribu des Aït Fraoucen). À Batna,
on a en moyenne un normalien pour 22 000 habitants, à Guelma 1 pour 26 000 ; à Tizi-
Ouzou, 1 pour 1 000. Les Kabyles n'ont pas eu de proximité directe avec les Européens dans
le sens où ils vécurent quotidiennement avec eux, au contraire, nous l'avons vu. En revanche,
l'ensemble des phénomènes qu'a connu la Kabylie et que nous avons décrits correspondent
bien à ces facteurs qui selon Colonna peuvent générer un « ensemble de modifications dans
l'attitude vis-à-vis de la société coloniale et de l'économie moderne »119, qui suscitèrent de fait
une plus grande proximité avec ces dernières. La Kabylie, nous l'avons vu, ne fut pas
concernée par les grandes lois foncières. Elle subit très fortement le contrecoup de la
paupérisation du monde rural amorcée en 1900, mais conserva une certaine marge
d'innovation du moins pour ses parties les moins défavorisées. Si elle avait été davantage
épargnée, la société paysanne kabyle n'aurait jamais remis en question son organisation
traditionnelle et en particulier son rapport privilégié à la terre120. La paupérisation relative fut
suffisante pour remettre en cause l'ordre traditionnel, les grandes familles ne pouvant plus
nourrir tous leurs fils dans un futur proche, mais assez limitée dans certaines tribus pour
116
Qu'il suffise de mentionner le fait que la possession du certificat d'études français permettait d'être soustrait à
la juridiction d'exception imposée par le régime de l'indigénat, et donnait droit à un certain nombre de
prérogatives après la loi de Clémenceau de 1919. COLONNA, Fanny, op. cit., p. 56
117
ibid., pp. 154-155
118
ibid., p. 106
119
ibid., p. 101
120
ibid., p. 112
44
permettre l'innovation et le projet.
121
« Comparé à son père ignorant, illettré, qui ne quittait son métier que pour la natte où il s'abandonnait à des
rêveries contemplatives entrecoupées de génuflexions fanatiques, il offre un individu alerte, conscient des
nécessités de la vie, qui a mis au deuxième plan de ses préoccupations l'esprit maraboutique et religieux un peu
farouche de ses pères. […] Le but poursuivi par l'École nous paraît donc pleinement atteint » (« Les écoles de
Kalâa »), Bulletin de l'enseignement des indigènes, 1929, pp. 35-37, cité par COLONNA, Fanny, op. cit., p. 57
122
Permanence apparente qu'il s'agit néanmoins de relativiser, même si c'est surtout le discours de l'école sur elle-
même qui nous intéresse ici. Ainsi Alain MAHE critiquant C.-R. Ageron (Histoire de la Grande Kabylie, op. cit,
p. 303) : sur 13 501 anciens élèves de Grande Kabylie en 1910, 252 avaient continué leurs études au-delà du
certificat, 8 402 étaient restés cultivateurs, 1 727 artisans, 1 670 colporteurs ou commerçants, comme leurs
parents. Mais si le père d'un individu déclaré colporteur ou commerçant pouvait avoir vendu quelques
marchandises de mauvaise qualité sur les sentiers d’Algérie, tandis que son fils lui pouvait désormais posséder
plusieurs boutiques et succursales à Alger ou un café à Paris.
123
Sur l'objectif civilisateur de l'école coloniale, cf. COLONNA, Fanny, op. cit., pp. 59-63
124
ibid., « La règle cachée », pp. 162-170
125
Bulletin de l'enseignement des indigènes, 1895, p. 140, cité par COLONNA, Fanny, op. cit., p. 61
126
DURKHEIM, Émile, L'évolution pédagogique en France, Paris, Presses Universitaires de France, Paris, 2e
édition, pp. 37-39, cité par COLONNA, Fanny, op. cit., p.147
127
Charles Jonnart, gouverneur général, en 1908, cité par AGERON, Charles-Robert, Les Algériens musulmans et
la France, p. 940
45
elle-même128.
Une institution « totalitaire »129 comme le cours normal de la Bouzaréah (où l'on
retrouvera constamment une majorité d'élèves kabyles), cours doté du plus grand prestige de
la colonie, laisse imaginer à quel point l'école était pensé comme un lieu d'acculturation
totale. La discipline, explicitement inspirée de la vie de couvent, particulière du cours faisait
qu'une absence totale de temps libre accroissait l'emprise de l'institution sur les esprits et les
corps. Même sur les mauvais élèves, éliminés après une scolarité complète, l'effet
d'homogénéisation poussa à adhérer aux valeurs ultimes de l'école130. Les normaliens
gardèrent d'ailleurs des souvenirs idylliques de leur scolarité131. L'endoctrinement y était total,
car l'enseignement était totalement francophone : mise à part une initiation purement
linguistique à l'arabe et au berbère, et plus tard une initiation aux cultures traditionnelles vues
à travers le prisme de l'ethnologie coloniale, le contenu de l'enseignement était totalement
francophone et francisant. La différence entre Européens et indigènes était cependant
fortement et volontairement marquée132. L'excellence réside dans une juste distance entre la
culture traditionnelle et la culture dominante ; il y a une limite à ne pas franchir sur la voie de
l'acculturation. Soit l'on « reste arabe » (ou kabyle), autrement dit arriéré, soit l'on « se prend
pour un français » et l'on est déraciné.
La sur-scolarisation eut un premier coup d'arrêt au milieu des années 1920, le rythme
de construction des écoles s'alignant alors sur la moyenne nationale ; mais la Kabylie eut
toujours une longueur d'avance sur le reste du pays, et les centres municipaux érigés entre
1945 et 1956 reprendraient cette politique. Une bourgeoisie commerçante, ayant su profiter de
son capital scolaire en français, émergea ; mais surtout des élites culturelles, dont la place fut
forte dans le mouvement associatif, la presse et les mouvements politiques de la période. Ils
se retrouvèrent dans le mouvement Jeune Algérien, défendant les idéaux républicains et
laïcistes, et la promotion de la culture française et des « Lumières ». Cette scolarisation
intensive fit que la Kabylie était la seule région rurale d'Algérie où les élites culturelles étaient
en rapport avec le reste de la population : se diffusèrent donc massivement les idées nouvelles
128
COLONNA, Fanny, op. cit., p. 83
129
ibid., p. 131
130
ibid., p. 172
131
ibid., pp. 178-179
132
Les indigènes dormaient dans des dortoirs, les Européens dans des chambres individuelles ; mangaient dans
des assiettes en faïence sur des chaises individuelles, les indigènes dans des assiettes en métal, sur des bancs
pour quatre personnes. L'uniforme des élèves-maîtres indigènes évoquait explicitement celui des tirailleurs ou
des zouaves. La première revendication des élèves-maîtres indigènes, en 1924, serait que l'on cesse de les
tutoyer. COLONNA, Fanny, op . cit., pp. 132-133
46
et une culture politique moderne : c'est le « bond de mille ans »133. La scolarisation portait en
elle-même son propre risque, totalement contradictoire à ses visées initiales dont elle savait
d'ailleurs elle-même qu'elles ne correspondaient qu'à un idéal. Les manuels scolaires, saturés
de clichés du « mythe kabyle » et présentant aux Kabyles leur propre société et non
simplement celle des ancêtres Gaulois134, montrent la prégnance de ce mythe dans les milieux
indigénophiles, qui n'avait pas manqué d'affecter les représentations que se faisaient les
Kabyles de leur société, de leur histoire, de leur propre identité ; d'autant plus que les élèves
apprenaient à l'époque ces leçons par cœur. De fait, l'on retrouve de nombreux aspects de ce
mythe dans l'expression écrite des Kabyles, et notamment dans les œuvres militantes de
nationalistes originaires de la région, dont l'analyse constituera une grande partie de notre
travail. La reprise de certains mythèmes contribua au narcissisme de la société kabyle sur sa
propre culture ; d'une production littéraire et poétique d'expression orale, l'on passa à une
transcription de celle-ci puis à l'écriture d'œuvres propres, passage qui eut d'importantes
conséquences dans le processus d'individuation de la société kabyle et qui fut introduit par la
scolarisation en français135.
133
IBAZIZEN, Augustin, Le pont de Bereq' mouch ou le bond de mille ans, Éditions Syros, Paris, 1978
134
Ainsi dans Enseignement primaire supérieur. La France et ses colonies, 3e année, de L. Gallouedec et F.
Maurette, 1922, peut-on lire : « L'élément indigène [de la population de l'Algérie] comprend surtout : 1° Des
Kabyles ou Berbères, actifs, industrieux... 2° Des Arabes, indolents et fatalistes... ». Cité par MAHE, Alain, op.
cit., p. 278
135
Sur ce processus d'individuation et d'octroi d'une nouvelle réflexivité induits par le passage d'une littérature
orale, anonyme à une littérature écrite, individuelle, voir MAHE, Alain, op. cit., pp. 302-309
136
MAHE, Alain, op. cit., pp. 24-39, « Géographie économique de la Grande Kabylie »
47
années 1920, l'émigration algérienne fut aux trois quarts composée de Kabyles. L'ancienneté
du colportage et du commerce sur de longues distances aida les Kabyles à envisager
l'émigration ; de plus, la maîtrise pratique de nombreux savoir-faire résultant de leurs
traditions artisanales constitua un précieux atout, facilitant l'apprentissage du travail d'atelier
et d'usine137. La crise massive de l'économie agraire suite aux séquestres de 1871 et à la
répression militaire, l'interdiction de fabriquer des armes, secteur florissant de l'industrie
kabyle, le rigoureux code forestier contre le travail du bois, entre autres, précipiteraient cette
émigration. Une grande partie du monde rural de l'Algérie de l'époque était alors peuplée de
nomades, semi-nomades ou agriculteurs éleveurs transhumants pour lesquels le projet
migratoire était difficilement concevable. En outre, si des réseaux d'entraide pouvaient pallier
l'absence du chef de famille dans de tels cadres socio-économiques, le Kabyle émigré,
souvent délégué par le groupe, avait lui toujours l'assurance que sa famille restait sous le
regard d'un ascendant ou d'un parent138.
Le premier contingent d'ouvriers indigènes fut envoyé en France en 1906, afin de
remplacer des ouvriers italiens en grève dans une savonnerie de Marseille. En 1908, on trouve
des Kabyles dans les mines du Nord, tous de Grande Kabylie. Les premiers contingents
d'émigrés kabyles furent envoyés par l'administration ; ils fournissaient alors une main
d'œuvre malléable, peu regardante sur la législation du travail. Mais vite, ils entreprirent le
voyage de leur propre chef ; ils s'affranchirent rapidement du contrôle de l'administration
coloniale visant à réglementer l'émigration, parfois aidés en cela par certains administrateurs
kabylophiles139. À la veille de la Première Guerre mondiale, il y avait déjà entre 10 000 et 15
000 Kabyles en France ; en 1930, 120 000 Kabyles résidaient de façon permanente en France
depuis 1914, dont 60 000 au moins à Paris. En 1948, l'émigration était encore pour plus de la
moitié un fait berbère, alors que les Berbères ne représentaient que 17% de la population
totale. Le « mythe kabyle » les accompagna ; avant d'être trop politisés, leur endurance et leur
ardeur au travail140 furent réputées. Les brochures à l'usage des industriels célèbraient la
137
Sur l'industrie et le commerce kabyles, cf. MAHE, op. cit., pp. 29-35
138
MAHE, Alain, op. cit., p. 293
139
En 1881, le gouvernement d'Alger considéra que les autorisations de voyager et de commercer étaient
accordées en trop grand nombre en Kabylie ; les administrateurs de la région, notamment des communes mixtes
Fort-National (Camille Sabatier) et du Djurdjura (les deux communes mixtes qui seront les plus concernées par
l'émigration), intervenant pour montrer la nécessité économique du colportage en Kabylie, eurent gain de cause.
MAHE, Alain, op. cit., p. 248
140
Leur intégration au milieu ouvrier serait telle qu'ils seraient perçus comme ayant assimilé la paresse des
ouvriers français : Paul Vigo, en 1952, dans Le problème de l'émigration dans la vallée de l'Oued Sahel,
commune mixte d'Akbou, rapporte que certains de ses administrés lui auraient dit lors de leur départ en France
qu'ils « allaient travailler au chômage »...
48
robustesse des Kabyles141. Les départements français commanditaient des recrutements
collectifs de travailleurs agricoles ; en 1916, le ministère de l'armée et les représentants des
entreprises réclamèrent au total 40 000 Kabyles au gouvernement d'Alger. Une fois leur
politisation avancée, les industriels abandonnèrent cette bonne image ; et c'est dans les classes
laborieuses françaises que bourgeonna le mythe, les Kabyles eux-mêmes commençant à
intérioriser quelques uns de ses mythèmes. Néanmoins, en 1950 encore, Paul Vigo pouvait,
dans L'émigration vue par les émigrants, appeler à donner aux Kabyles la priorité à
l'embauche sur les étrangers. À cette date, l'émigration concernait alors 30,3% de la
population active masculine des communautés villageoises, chiffre considérable. Les Kabyles
furent également largement employés comme main d'œuvre dans les domaines coloniaux de
la Mitidja : un des facteurs qui peut expliquer le « miracle » économique kabyle étant ainsi
également que les Arabes furent tout simplement écartés par les employeurs français. Les
Kabyles, notamment Igawawen (cf. supra) avaient été employés sur des terres prises à des
Arabes dans la Mitidja dès 1846, alors que les Français ne commenceraient à employer des
Arabes qu'en 1920. En outre, ne pouvant investir leur argent dans leur propre territoire, ils
devinrent commissaires-priseurs pour des terres arabes, ce qui ne pouvait se faire qu'aux
dépens des fellahs. D'où inévitablement une mauvaise perception de ces Kabyles, assimilés
sans doute à des agents de la colonisation142.
L'émigration accéléra la dépaysannisation des Kabyles, à la faveur de leur intégration
dans le milieu ouvrier : le travail en usine était en effet bien mieux payé que les travaux
agricoles ; dès 1915, on ne fera plus appel à eux pour ces travaux. Ils s'intégrèrent également
profondément à la société française, ce que la multiplication des unions avec des Françaises
souligne : dès la fin des années 1920, une enquête enregistrait 5 000 Kabyles vivant
maritalement ou en union illégitime avec des Françaises143. Ces expériences conjugales
contribuèrent largement à diffuser des modèles de genre de vie nouveaux, et notamment à
accélérer le phénomène de nucléarisation de la famille, lié à celui de la multiplication des
ruptures d'indivision des unités lignagères déjà évoquée. Dans les années 1935-1937
commencerait une émigration d'un autre type, l'émigration familiale.
141
MEYNIER, Gilbert, op. cit., p. 473, qui note également que c'est dans la correspondance des travailleurs kabyles
que l'on trouve le plus d'impressions favorables sur le séjour en France ; il souligne à l'occasion la grande
maîtrise de la langue française dans l'immigration kabyle.
142
C'est Marnia Lazreg qui émet cette hypothèse et évoque ces chiffres : LAZREG Marnia, « The Reproduction of
Colonial Ideology : The Case of the Kabyle Berbers », Arab Studies Quarterly, vol. 5, n°4, automne 1983, p.
390. L'auteure cite cependant MORIZOT, Jean, L'Algérie kabylisée, Cahiers de l'Afrique et de l'Asie, VI, J.
Peyronnet et Cie, 1962, p. 76. La perspective de Jean Morizot étant tout sauf objective (cf. infra), ces chiffres
sont à prendre avec précaution.
143
MAHE, Alain, op. cit., p. 346
49
En métropole, ils investirent alors les mouvements syndicaux et politiques
métropolitains ; leur retour au pays faciliterait la diffusion de ces idéaux modernes, d'autant
plus aisée que la scolarisation y était intense (cf. supra), et c'est dans l'immigration kabyle que
naquit le premier mouvement nationaliste inscrivant dans ses revendications l'indépendance
de l'Algérie, l'Étoile Nord-Africaine. De l'autre côté de la Méditerranée, la politique de
contrôle juridique des conflits d'honneur via le droit pénal des administrateurs de Kabylie,
ainsi que la pénétration des bouleversements liés au contact avec la société française avaient
en outre déjà fait de la région un terreau particulièrement favorable au nationalisme. En 1871,
les contribuables récalcitrants ou démunis furent poussés par leur situation dans les maquis :
se constituèrent alors les premières bandes de maquisards en Algérie, dont les actions tinrent
en haleine l'opinion publique européenne. Ces « bandits d'honneur » ne disparaitraient jamais
des maquis ; on en retrouve à l'origine des premières unités de l'Armée de Libération
Nationale au début des années 1950. C'est néanmoins entre 1871 et le début du XXe siècle que
le phénomène connut la plus grande ampleur, du fait de la violence inouïe et de la
paupérisation extrême liée à la répression. L'honneur devint donc hors-la-loi ; ces bandits
incarneraient, du fait du verrouillage et du dénuement de la société kabyle, la virilité et
l'honneur, valeurs cardinales de la société kabyle, anticipant quelques-uns des aspects de
l'honneur qui prévaudraient durant la guerre d'indépendance. D'autre part, ces bandits, de
vastes battues étant organisées au début du XXe siècle, représentèrent un sujet majeur de la
presse européenne, et constituèrent l'un des premiers facteurs de constitution d'une opinion
publique kabyle, d'autant plus sensible que transformée par sa scolarisation précoce. Les
nationalistes instrumentaliseraient ces bandits, les présentant comme les acteurs d'un
banditisme social, ce qui n'était pas exactement le cas, pour parler de cette région pilote dans
le nationalisme algérien que fut la Kabylie144. L'honneur gentilice ayant subi un processus de
rationalisation, c'est le militantisme qui ferait apparaître de nouveaux types de fidélité,
bousculant les antiques fraternités viriles des lignages. Les enjeux de l'honneur se seront
déplacés et c'est bientôt le maquisard de l'Armée de Libération Nationale, durant la guerre
d'indépendance, qui incarnerait « l'homme d'honneur ».
144
Sur l'honneur kabyle et le profond bouleversement des représentations lui étant liées du fait de la politique et
de la présence coloniales, cf. notamment MAHE, Alain, op. cit., pp. 214-218 et 321-322.
50
II.
HISTORIOGRAPHIE CRITIQUE DU « MYTHE KABYLE »
DU MACHIAVELISME A LA PENSÉE SAUVAGE