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Sylvain Mary
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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 132, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2016, p. 97-110
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sans avoir à accomplir leur service militaire 1. En mai 1960, le général de brigade Jean
Or, celui-ci, devenu universel en 1905, repo- Némo 6, à peine nommé à la tête du comman-
sait sur une idée d’égalité entre les citoyens et dement interarmées des Antilles-Guyane, reçut
liait « l’idée d’accession à la citoyenneté à l’ac- des mains du Premier ministre la consigne
quisition d’un savoir-faire militaire 2 ». Dans d’inventer une formule d’incorporation sous
l’optique assimilationniste de ces élus 3, le sys- la forme d’un service civique organisé par l’ar-
tème des congés budgétaires était donc perçu mée 7. Le rapport qu’il remit à Matignon en
comme une régression. novembre 1960 discréditait l’appellation de
L’émeute de Fort-de-France hâta la fin de service civique. Il se dissimulait derrière un
ce système. Le malaise de la jeunesse urbaine argumentaire juridique complexe qui démon-
que l’émeute avait révélé se convertit soudain trait le caractère discriminatoire d’un tel dispo-
en un problème politique urgent à résoudre 4. sitif, privant les jeunes Antillais et Guyanais du
Le sang avait coulé et les risques de répétition bénéfice d’une formation militaire. Les idées
de tels événements auguraient d’une dégrada- exposées dans ce rapport d’une quarantaine de
tion du climat politique à terme funeste au sta- pages ne manquaient pas pour autant d’ambi-
tut de département d’Outre-Mer défendu par tion. Le système d’incorporation recommandé
le pouvoir métropolitain. Pour endiguer ce devait demeurer de type militaire, c’est-à-
« péril subversif 5 », l’appel sous les drapeaux dire incluant une instruction au maniement
de la jeunesse des départements d’Amérique des armes, mais il devait être adapté en même
parut offrir un début de réponse. temps aux conditions économiques et sociales
locales. Son originalité tenait donc à son ambi-
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colonisation militaire de la Guyane, le général qui le Plan était contraire à l’esprit de la dépar-
Némo plaidait pour la création d’un organisme tementalisation 3. Sans doute, le pouvoir civil
civil chargé du développement agricole, de la éprouvait-il sur le terrain quelques réticences
recherche scientifique, de la propagande et à abandonner des prérogatives aux autorités
du renseignement. Cet organisme était censé militaires en cette année 1961 qui vit éclater le
prendre le relais du SMA, dont la tâche devait putsch d’Alger. La raison principale de l’aban-
se borner à la préparation de ce courant migra- don du projet migratoire se trouve cependant
toire par la création de voies de pénétration ailleurs. Une telle entreprise ne pouvait être, de
dans l’arrière-pays et par une mise en valeur l’aveu même de Némo, qu’une œuvre de longue
agricole, soit un défrichage de la forêt. haleine. Or la perception qu’avaient les autori-
Si l’incorporation de la totalité du contin- tés métropolitaines de la situation des Antilles
gent fut réalisée sans difficulté dès 1962, le était influencée par le drame de la guerre
versant migratoire du plan Némo suscita, en d’Algérie et la surprise causée par la rapidité
revanche, critiques et interrogations parmi des indépendances africaines, moins de deux
certains acteurs censés le mettre en œuvre. En ans après la création de la Communauté. Face
1961, un rapport d’évaluation du Plan souli- à une situation perçue comme urgente, la solu-
gnait qu’aucun projet migratoire de masse ne tion d’une migration de masse des Antillais vers
saurait dériver, y compris dans sa phase initiale, la métropole, déjà discutée depuis le début des
de la technique militaire. La réussite d’un tel années 1950 4, paraissait envisageable dans des
projet aurait supposé le concours actif des pou- délais plus brefs. La création du BUMIDOM
voirs civils. Or, dès le départ, la Rue Oudinot, en 1963 allait progressivement faire perdre sa
auquel le SMA était rattaché, n’eut pas les
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1. Le général Némo, accompagné du préfet et du sous-préfet de la Martinique, passe en revue les troupes du
SMA lors de l’inauguration d’un chantier en 1962.
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la preuve de sa valeur comme chef tactique et Le SMA devait donc s’intégrer au tissu social
pacificateur 1 ». Officier fidèle à l’État gaul- afin de prévenir tout embrasement susceptible
liste, Némo n’avait pas versé dans l’activisme de se transformer en insurrection en agissant
politique parmi les ultras de l’Algérie française sur la psychologie collective des autochtones
comme d’autres théoriciens de sa génération. et par le déploiement de mesures à carac-
Une série d’articles et de conférences dispensés tère social. Il s’agissait, selon la formule chère
à l’École supérieure de guerre avait contribué aux théoriciens de la contre-insurrection, de
à la diffusion de sa pensée, forgée sur le terrain « gagner les cœurs et les esprits 5 » des popu-
en Indochine et en Afrique centrale. Celle-ci se lations et de les faire adhérer à un projet poli-
fondait sur deux observations 2. Premièrement, tique : celui de la départementalisation. Pour
dans une guérilla, la connaissance et l’intégra- relever ce défi, l’action du SMA obéissait à
tion au terrain politique et social étaient des une série de principes concrets découlant de la
enjeux déterminants ; la méconnaissance de ce pensée de son père fondateur. Plus une armée
terrain par les officiers français expliquait selon agit en terrain hostile, plus elle doit demeu-
lui la déroute en Indochine. Deuxièmement, rer ouverte sur l’extérieur, ce à quoi le SMA,
la guérilla s’apparentait à une « guerre dans régiment avant tout de terrain au contact des
la foule » ou « guerre dans le milieu social », populations, répondait bien mieux qu’un ser-
c’est-à-dire à une sorte de combat de mêlée, si vice militaire classique fonctionnant davantage
bien qu’au sein d’une même population, l’im- en vase clos. Dans le cadre du SMA, « l’isole-
brication des adversaires était telle que des îlots ment plus ou moins complet dans lequel [en
de combat étaient susceptibles d’émerger à tout métropole] les cadres militaires se tiennent ou
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le peuple 1 », prenant garde de ne pas appa- par des groupements et unités mobiles devait,
raître comme « une formule totalitaire 2
». dans le même temps, se doubler d’une straté-
Certains contemporains, dont le général de gie de renforcement des liens intergénération-
Gaulle, notèrent cependant quelques ressem- nels entre l’institution et ses anciens membres
blances avec les Chantiers de la jeunesse de sur le modèle nord-africain des Dar-el-Askri 7.
Vichy, constitués de camps implantés au milieu Cependant, la véritable originalité de ce dis-
de la nature, un peu à la manière du scoutisme, positif de contre-insurrection à caractère pré-
afin d’accomplir des travaux d’intérêt géné- ventif reposait avant tout sur une ambition
ral encadrés par l’armée 3. Très attentif à son sociale d’élévation du niveau de vie et d’amé-
image de marque, le régiment du SMA interve- lioration des conditions matérielles des popu-
nait, selon sa nomenclature, au titre de « chan- lations, envisagée comme un facteur de stabi-
tiers de propagande 4 » aux libellés très expli- lité politique. Pour le général Némo, le SMA
cites, tels que les opérations dites Bulldozers devait ainsi favoriser l’avènement d’une classe
de l’amitié 5 destinées aux communes à titre moyenne aux Antilles 8. Cette tonalité sociale
gracieux notamment après le passage d’un faisait écho à son parcours personnel. Issu d’un
cyclone. Par leur ampleur, certains chantiers milieu modeste, l’armée avait constitué pour
étaient destinés à frapper les esprits, à l’ins- lui un vecteur d’ascension 9. Son ambition pour
tar du percement à flanc de colline d’une route le SMA rejoignait en cela la stratégie géné-
face au célèbre rocher dit du Diamant, censée rale définie par le gouvernement au lendemain
désenclaver tout le Sud de la Martinique. De de l’émeute du mois de décembre 1959. Les
ce fait, les spécialistes du génie, aptes à enca- objectifs du SMA avaient d’ailleurs été inté-
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(1) SHD, 13 H 16, note de Jean Resungles au colonel chef (7) SHD, 13 H 18, rapport du général Labouerie du 25 mai
du cabinet militaire du ministre d’État du 5 septembre 1960. 1963 relatif à l’inspection des personnels du génie affectés au
(2) SHD, 13 H 16, note du commandant Gauthier à l’atten- SMA. Les Dar-el-Askri étaient des centres d’action sociale
tion de Monsieur le Ministre d’État chargé des DOM-TOM dédiés aux anciens combattants d’Afrique du Nord. Aucun
du 30 août 1960. équivalent réel de ce modèle ne vit cependant le jour dans les
(3) C’était l’avis du général de Gaulle qui, par ailleurs, était DOM-TOM.
un fervent défenseur du SMA et qui n’excluait pas un jour de (8) AN, 19940390/40, note du général Jean Némo au
l’étendre à la métropole (Alain Peyrefitte, De Gaulle, Paris, Premier ministre du 30 mars 1961.
Fayard, 1994, t. I, p. 816). (9) SHD, 14 YD 467, dossier de carrière du général Jean
(4) SHD, 13 H 18, rapport du général Labouerie du 25 mai Némo (1906-1971). Il était le fils d’un mécanicien en chef de la
1963 relatif à l’inspection des personnels du génie affectés au marine de Brest qui avait sollicité une bourse en vue de lui faire
SMA. intégrer Saint-Cyr. Conscient de ses origines sociales modestes
(5) AN, 1994216/1, rapport de l’inspecteur général de la et reconnaissant son mérite, de Gaulle ironisait sur son nom :
France d’Outre-Mer sur le SMA du 1er mars 1964. « Tenez, ce Némo, avec un nom pareil, ça doit être un enfant
(6) Par exemple, les communes du Morne Rouge en trouvé » (A. Peyrefitte, De Gaulle, op. cit., p. 816). On notera
Martinique (camp de Chazeau) ou du Moule en Guadeloupe que nemo signifie en latin, selon le contexte : « personne »,
(camp de Rosette). « pas un homme » et, par extension, ce qui est « méprisable ».
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Les pourfendeurs du plan Némo mobili- d’une stratégie subversive globale visant à entre-
saient enfin des arguments économiques. En tenir et à instrumentaliser les tensions raciales.
écho aux théories de la dépendance qui com- Celles-ci n’étaient pas, il est vrai, absentes de la
mençaient alors à être en vogue, le SMA était vie du régiment.
présenté comme un obstacle à l’industriali-
sation. Ce présupposé postulait que la main- Tensions raciales et tensions politiques
d’œuvre préemptée par le SMA serait affec-
En 1963, un rapport d’inspection notait le
tée à des types de travaux bénéfiques aux békés
moral gravement atteint, voire brisé, des sol-
et aux capitaux métropolitains (chemins vici-
dats métropolitains du SMA, en proie à des
naux d’accès à de nouvelles terres, etc.), ren-
tensions et au chahut perpétuel 5. L’existence
forçant la perpétuation des structures agricoles
même du SMA pouvait-elle être perçue par les
de l’économie coloniale et l’aggravation de la
appelés autochtones comme une marque de
dépendance à l’égard de l’économie métropo-
discrimination à leur égard, à l’occasion géné-
litaine 1.
ratrice de tensions raciales et de tensions poli-
En dépit de leur diversité, les arguments des
tiques susceptibles de s’auto-alimenter ? La
opposants au SMA reflétaient chez ces der-
question paraît d’autant plus légitime qu’en son
niers un souci d’insertion de leur réflexion et
sein, le SMA confronte, à l’origine, une partie
de leur lutte dans des problématiques antico-
de la jeunesse se caractérisant par une adhé-
lonialistes globales dépassant le cadre de leur
sion aux idéaux anticolonialistes, ou un simple
territoire d’origine. Toutefois, comme tous les
rejet plus ou moins conscient de l’assimilation
mouvements sociaux antillais de l’époque, l’ac-
à la métropole, à des hommes du rang métro-
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de temps à se développer (15 % en 1973 soit certains comme des formes de réactivation du
quatre cent vingt-six soldats) 1. comportement de leurs ancêtres dans la rela-
Dans cette perspective de transforma- tion maître-esclave. La formation profession-
tion des comportements sociaux, une direc- nelle dispensée pouvait ainsi contribuer à dis-
tive interne de 1962, destinée à orienter l’ac- siper les éventuels préjugés négatifs envers le
tion des cadres du SMA, dressa une liste des travail manuel nés en réaction au passé escla-
traits de caractère supposés des premiers appe- vagiste.
lés antillais : individualisme excessif, passivité, L’intrication ainsi que la fréquence des ten-
amour-propre, crédulité, sentimentalisme, sions raciales et des tensions politiques sem-
aptitude à l’effort physique intense mais de blaient donc constitutives de la vie du régi-
faible durée 2. L’année suivante, une étude s’at- ment, reflétant en cela des lignes de fractures
tacha à analyser, selon la tradition coloniale des plus globales à l’intérieur même des sociétés
études de psychologie ethnique, les causes pro- antillaises des années 1960 et dans leur rapport
fondes de ce prétendu « caractère antillais » 3. au pouvoir métropolitain. De façon générale,
Selon cette étude, les « difficultés » observées la départementalisation n’attisa pas seulement
chez les appelés à se plier aux rigueurs de la les tensions politiques au cours de la décen-
vie militaire découlaient d’une série de fac- nie. Provoquant un afflux jusqu’ici inégalé de
teurs : un taux élevé d’illettrisme, « un senti- fonctionnaires civils et de militaires blancs, elle
ment d’infériorité raciale induisant une forme attisa sans doute aussi les tensions raciales, au
d’agressivité » ainsi qu’une « instabilité psy- moment même où de nombreux autochtones
chologique fréquente ». L’étude ajoutait que furent contraints d’émigrer en métropole pour
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incidents observés étaient donc avant tout des à sa diffusion sous une appellation différente :
actes d’indiscipline et de chahut envers le com- le service militaire volontaire (SMV) 3. Au vu
mandement métropolitain comme en 1963, des bons résultats du SMA outre-mer dans le
lorsqu’un groupe de cent cinquante appelés domaine de l’insertion sociale et profession-
antillais sema le trouble pendant quatre jours à nelle des jeunes « présentant un risque de dé
bord d’un paquebot, occupant des cabines des- socialisation 4 », les trois premiers centres du
tinées à des métropolitains tout en appelant SMV ont ouvert à la fin de l’année 2015 en
à la révolution et à l’indépendance 1. Par ail- région parisienne et dans la banlieue de Metz
leurs, la fréquence de tels incidents parut s’es- puis, en janvier 2016, à La Rochelle. D’autres
tomper avec le temps. Dix ans après la créa- ouvertures pourraient suivre mais l’avenir dira
tion du SMA, le général Jean-Gabriel Revault si ce dispositif, très coûteux, poursuivra sa
d’Alonnes, successeur du général Jean Némo, phase de croissance métropolitaine. Quoi qu’il
décrivait une institution consensuelle, ancrée en soit, le transfert du modèle, des marges
dans le paysage économique et social des ultramarines de la nation aux marges urbaines
Antilles-Guyane 2. de la métropole, s’inscrit dans une apparente
continuité.
Au terme de cet article, un constat s’impose : Sylvain Mary,
l’invention puis la diffusion du SMA ont Sorbonne-Identités, relations internationales
constitué une réponse de l’État adaptée à une et civilisations de l’Europe (SIRICE), CNRS,
partie de la jeunesse appartenant aux marges 75014, Paris, France.
de la société française. Conséquence directe
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