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LA GENÈSE DU SERVICE MILITAIRE ADAPTÉ À L’OUTRE-MER

Un exemple de rémanence du passé colonial dans la France des années 1960

Sylvain Mary

Presses de Sciences Po | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire »

2016/4 N° 132 | pages 97 à 110


ISSN 0294-1759
ISBN 9782724634808
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La genèse du service militaire


adapté à l’Outre-Mer
Un exemple de rémanence du passé colonial
dans la France des années 1960
Sylvain Mary

Plus d’un demi-siècle après sa naissance la circulation impliquant un pied-noir 3 ins-


au début des années 1960, le service tallé depuis peu sur l’île. Ces Trois Glorieuses
militaire adapté (SMA) est devenu une de la Martinique 4 avaient révélé, aux yeux des
institution prospère et consensuelle. autorités métropolitaines, une situation sociale
Conçu à l’origine pour une durée de vingt explosive et la popularité des idées anticolonia-
ans, il a survécu à l’alternance de 1981 listes au sein d’une jeunesse frappée par la crise
et à la suspension du service national en du secteur sucrier et surtout tenue à l’écart
novembre 2001, et connaît depuis un du service militaire 5. Or, dans la construction
essor constant 1. L’institution se présente de la République en France, essentiellement
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aujourd’hui comme un dispositif d’inser­ depuis les années 1880, le service militaire est
tion socioprofessionnelle basé sur une une « institution d’acculturation » dotée d’une
pédagogie militaire et destiné à de jeunes
volontaires, en priorité sans diplôme, pré­ (3)  Dans le contexte antillais de 1’époque, l’appellation
« pied-noir » renvoie à des populations de fonctionnaires pas-
sentant un risque de désocialisation 2. sées antérieurement par l’Afrique du Nord. Il ne s’agit pas for-
cément de « pieds-noirs » au sens où on l’entendra en 1962
avec l’arrivée massive des populations européennes d’Algérie
sur le sol métropolitain.
À l’origine, le SMA avait été conçu sur des (4)  Expression employée au lendemain des événements
bases différentes, selon une optique d’incor- par le vice-recteur de la Martinique Alain Plenel (voir Louis-
Georges Placide, Les Émeutes de décembre 1959 en Martinique :
poration de masse par voie d’appel et dans un repère historique, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 190).
un contexte de dégradation rapide des rela- (5)  Ces événements de décembre 1959 font actuellement
l’objet d’une commission indépendante de recherche his-
tions entre les Antilles et la métropole. Du torique nommée par le ministère des Outre-Mer. Outre ces
20 au 22 décembre 1959, les forces de l’ordre événements, elle étudie également ceux de juin 1962 et de
avaient ouvert le feu, tuant trois jeunes des mai 1967 en Guadeloupe. Présidée par Benjamin Stora, elle
se compose des historiens suivants : René Bélénus, Jacques
quartiers pauvres de Fort-de-France, au cours Dumont, Sylvain Mary, Edenz Maurice, Laurent Jalabert,
d’une émeute déclenchée par un accident de Serge Mam-Lam-Fouck, Louis-Georges Placide et Michelle
Zancarini-Fournel. Pour une première approche, on pourra
se reporter au travail pionnier de L.-G. Placide, Les Émeutes
de décembre 1959…, op. cit. On consultera ensuite Laurent
(1)  Installé aux Antilles et en Guyane dès 1962, le service Jalabert, La Colonisation sans nom : La Martinique de 1960 à
militaire adapté (SMA) s’est ensuite étendu à La Réunion en nos jours, Paris, Les Indes savantes, 2007 ; enfin Jean Vigreux,
1965, en Nouvelle-Calédonie en 1986, à Mayotte en 1988 et Croissances et contestation (1958-1981), Paris, Éd. du Seuil,
en Polynésie française en 1989. « L’Univers historique », 2014, p. 150-152, lequel analyse et
(2)  Voir le site du SMA : http://www.le-sma.com. Le dispo- inscrit ces événements dans le cadre plus vaste d’une histoire
sitif est ouvert aux femmes et aux hommes. de la France du temps présent.

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fonction intégratrice à la nation « éminem- de ce dispositif spécifique, adapté à des espaces


ment politique » 1. issus de la colonisation, pose aussi la ques-
Créé en urgence dans les mois suivants, le tion, en écho à une historiographie en plein
SMA avait donc été pensé dans cette optique essor, des formes de racialisation (entendues
de « reconquête politique » des marges ultra- au sens de constructions sociales et non de réa-
marines de la nation. Plus précisément, il lités biologiques) subies ou revendiquées dans
avait été imaginé comme l’élément cen- la société française 3. La genèse du SMA dans
tral d’un ambitieux dispositif militaire, bap- les années 1960 apparaît comme un exemple
tisé plan Némo, censé s’attaquer aux racines de rémanence du passé colonial affectant les
de la crise par l’ouverture d’un « front pion- pratiques, discours et représentations de ses
nier » dans l­’Amazonie guyanaise qui aurait acteurs, métropolitains comme autochtones.
précédé un vaste courant migratoire, planifié
sur deux décennies, en provenance des Antilles. Aux origines de l’institution
Aujourd’hui tant loué, le SMA fut pourtant
Avant les émeutes urbaines de décembre
présenté au départ par ses détracteurs comme
1959, quelques élus d’Outre-Mer s’étaient
une institution symbole du colonialisme fran-
déjà inquiétés de l’absence de service militaire
çais dans les départements d’Amérique. Son
dans les DOM. Le gouvernement n’avait alors
origine est, en effet, le produit d’un double
guère montré d’empressement pour remédier
héritage qui se situe au point de rencontre d’un
à la situation 4. Pour ces élus, la départemen-
idéal républicain, celui de la conscription, et
talisation acquise en 1946 impliquait une éga-
d’une situation de décolonisation. Elle s’inscrit
lité de droits mais aussi de devoirs à l’égard
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dans une histoire longue de la figure du soldat
de la métropole et donc la nécessité de faire
citoyen, dans les rapports de celui-ci à l’État
cesser toutes les discriminations. En matière
et à la nation, ainsi que dans une histoire des
d’obligations militaires, la situation était en
doctrines militaires coloniales forgées depuis le
effet paradoxale. Depuis la veille de la Grande
19e siècle et plus particulièrement pendant les
Guerre, les jeunes des quatre « vieilles colo-
guerres de décolonisation 2. De fait, l’invention
nies » effectuaient leur service militaire par
voie d’appel 5. À partir de 1946 en revanche,
(1)  Olivier Forcade, « L’Armée », in Vincent Duclert pour des raisons financières et logistiques, une
et Christophe Prochasson (dir.), Dictionnaire critique de la
République, Paris, Flammarion, 2002, p. 647-653, p. 648 ; très large majorité d’entre eux étaient recen-
id., « L’histoire politique des armées et des militaires dans la sés avant d’être placés en congés budgétaires,
France républicaine (1871-1996) : essai d’historiographie »,
Jean Jaurès : cahiers trimestriels, 142, octobre-décembre 1996,
p. 7-24 ; id., « Introduction », in id., Éric Duhamel, Olivier (3)  Pap N’Diaye, La Condition noire, Paris, Calmann-
Forcade et Philippe Vial (dir.), Militaires en République : Levy, 2008. Citons également les travaux issus du sémi-
1870‑1962. Les officiers, le pouvoir et la vie publique en France, naire « Histoire des populations noires en France : nou-
Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, p. 21-43. velles dimensions historiques et historiographiques » animé
(2)  Pour les doctrines du 19e siècle, lire par exemple : Jean- par Audrey Célestine, Sylvain Pattieu, Emmanuelle Sibeud et
François Klein, « Le sorcier de la pacification : Théophile Tyller Stovall à l’Université Paris-VIII en partenariat avec les
Pennequin (1849-1916) », in Samia El-Méchat (dir.), Coloniser, Archives nationales (Jean-Pierre Bat, Anne Leblay-Kinoshita,
pacifier, administrer : xixe-xxe siècles, Paris, CNRS éditions, Françoise Lemaire).
2013, p. 35-56 ; id., « Tisser l’Empire en Asie : hommes, ter- (4)  Archives nationales (AN, Pierrefitte-sur-Seine),
ritoires, réseaux (18e-20e siècle) », habilitation à diriger des 5 AG F/ 695, note de Jacques Foccart à l’attention du com-
recherches, Université Paris-IV, décembre 2014. Pour la mandant Daille du 27 août 1959.
période de la décolonisation, voir Marie-Catherine et Paul (5)  Jacques Dumont, « Conscription antillaise et citoyen-
Villatoux, La République et son armée face au « péril subversif » : neté revendiquée au tournant de la Première Guerre mon-
guerre et action psychologiques en France (1945-1960), Paris, Les diale », Vingtième Siècle : revue d’histoire, 92, octobre-décembre
Indes savantes, 2005. 2006, p. 101-116.

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LA GENÈSE DU SERVICE MILITAIRE ADAPTÉ À L’OUTRE-MER

sans avoir à accomplir leur service militaire 1. En mai 1960, le général de brigade Jean
Or, celui-ci, devenu universel en 1905, repo- Némo 6, à peine nommé à la tête du comman-
sait sur une idée d’égalité entre les citoyens et dement interarmées des Antilles-Guyane, reçut
liait « l’idée d’accession à la citoyenneté à l’ac- des mains du Premier ministre la consigne
quisition d’un savoir-faire militaire 2 ». Dans d’inventer une formule d’incorporation sous
l’optique assimilationniste de ces élus 3, le sys- la forme d’un service civique organisé par l’ar-
tème des congés budgétaires était donc perçu mée 7. Le rapport qu’il remit à Matignon en
comme une régression. novembre 1960 discréditait l’appellation de
L’émeute de Fort-de-France hâta la fin de service civique. Il se dissimulait derrière un
ce système. Le malaise de la jeunesse urbaine argumentaire juridique complexe qui démon-
que l’émeute avait révélé se convertit soudain trait le caractère discriminatoire d’un tel dispo-
en un problème politique urgent à résoudre 4. sitif, privant les jeunes Antillais et Guyanais du
Le sang avait coulé et les risques de répétition bénéfice d’une formation militaire. Les idées
de tels événements auguraient d’une dégrada- exposées dans ce rapport d’une quarantaine de
tion du climat politique à terme funeste au sta- pages ne manquaient pas pour autant d’ambi-
tut de département d’Outre-Mer défendu par tion. Le système d’incorporation recommandé
le pouvoir métropolitain. Pour endiguer ce devait demeurer de type militaire, c’est-à-
« péril subversif 5 », l’appel sous les drapeaux dire incluant une instruction au maniement
de la jeunesse des départements d’Amérique des armes, mais il devait être adapté en même
parut offrir un début de réponse. temps aux conditions économiques et sociales
locales. Son originalité tenait donc à son ambi-
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(1)  Service historique de la Défense (SHD, Vincennes),
tion politique globale et dépassait le stade
13 H 15, fiche concernant le recrutement de la totalité du d’une simple innovation technique en matière
contingent des Antilles-Guyane, datée du 29 mars 1960. Cette d’incorporation militaire. En écho à la situa-
fiche montre qu’en 1960, en Martinique, seuls 14 % des recen-
sés effectuaient leur service contre 9,5 % en Guadeloupe. tion d’urgence perçue par le gouvernement, les
(2)  O. Forcade, « L’Armée », op. cit., p. 647. conclusions du rapport furent adoptées le mois
(3)  Sur la notion d’assimilationnisme, voir Dominique
Chathuant, « L’assimilationnisme, une structure mentale à suivant en Conseil des ministres, sans être dis-
l’origine de la départementalisation », Études guadeloupéennes, cutées au Parlement : le plan Némo était né.
hors série « De l’abolition de l’esclavage à la départementali-
sation : les vérités difficiles », 2001, p. 12-24.
Le vote d’une loi de finances rectificative au
(4)  En revanche, l’apparition simultanée en métropole budget de 1961 lui permit de recevoir très vite
d’une situation présentant quelques similitudes n’avait pas
été interprétée comme un problème politique aussi urgent à
ses premiers moyens budgétaires. La mise en
résoudre. Au cours de l’année 1959, le phénomène des « blou- œuvre immédiate du Plan ne découlait-elle pas
sons noirs » avait en effet révélé de nouvelles formes de vio- d’un « devoir national 8 » ? Dès 1962, les trois
lences urbaines chez les jeunes des classes populaires, confron-
tés comme aux Antilles à l’exode rural et à l’angoisse du départements d’Amérique allaient ainsi servir
changement économique et social. Sur cette question, voir la
communication inédite de Michelle Zancarini-Fournel, « Des
“blousons noirs” aux “jeunes de banlieues” (1959-1979) : mas- (6)  SHD, 14 YD 467, dossier de carrière du général Jean
culinités et empreintes de la guerre d’Algérie », colloque de Némo (1906-1971), général de brigade depuis le 1er février
Lyon « Mutations du genre dans les années 68 », 26 septembre 1959, il obtint le grade de général de division le 1er avril 1963.
2008. On consultera aussi avec profit Ludivine Bantigny, Le (7)  L’ordonnance du 7 janvier 1959 venait de substituer au
Plus Bel Âge ? Jeunes et jeunesse en France de l’aube des Trente service militaire traditionnel un service dit national, autorisant
Glorieuses à la guerre d’Algérie, Paris, Fayard, 2007. à la marge, des premières formes de service civique. Voir André
(5)  Pour une réflexion globale sur cette notion, on se repor- Corvisier (dir.), Histoire militaire de la France, t. IV : De 1940 à
tera à François Cochet et Olivier Dard (dir.), Subversion, anti- nos jours, Paris, PUF, 1994.
subversion, contre-subversion, Paris, Riveneuve, 2010. Pour une (8)  SHD, 7 T 279, note du général Jean Némo au Premier
réflexion appliquée aux guerres de décolonisation, voir M.-C. ministre au sujet de l’organisation d’un service militaire dans
et P. Villatoux, La République…, op. cit. les trois départements d’Amérique (21 novembre 1960).

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SYLVAIN MARY

de laboratoire d’expérimentation à un disposi- années 1980 4. Un excédent de quatre cent


tif appelé à s’étendre au reste de l’Outre-Mer. mille personnes, jugé incompatible avec une
Concrètement, le plan prévoyait qu’une amélioration des conditions de vie et une dimi-
moitié du contingent autochtone effectuerait nution des tensions politiques, devait émigrer
son service national habituel, de préférence en vers la Guyane, département alors peuplé de
métropole, et l’autre moitié un service militaire vingt-huit mille habitants et dont les théories
adapté sur place. Les premiers étaient donc coloniales avaient jusqu’ici toujours considéré
susceptibles de combattre en Algérie, tandis le sous-peuplement comme un obstacle à son
que les seconds devaient être orientés vers des développement. Au cours des toutes premières
tâches d’intérêt général incluant une formation années, l’objectif était de parvenir à implan-
professionnelle dans les secteurs agricole et du ter cinq villages communautaires d’un mil-
bâtiment. Des tests psychotechniques spéci- lier d’habitants peuplés de « soldats paysans »,
fiques, conçus pour l’occasion, devaient per- pionniers désireux de rester sur le sol guyanais
mettre de répartir les appelés entre les deux à l’issue de leur service militaire. À partir de
formules d’incorporation 1. 1968 devait s’amorcer un mouvement d’émi-
Surtout, le rapport s’attaquait à la question gration volontaire massif d’environ trente
démographique qui apparaissait aux yeux du mille personnes par an.
gouvernement comme la racine du « mal antil- Au vu de l’hostilité réputée traditionnelle
lais ». Au seuil des années 1960, la croissance des Antillais à s’installer en Guyane, la migra-
démographique des Antilles était supérieure tion devait être à la fois encadrée et attractive.
à celle de l’Algérie et 50 % de la population Le plan suggérait ainsi de concéder aux can-
avait alors moins de vingt ans 2. En organisant didats à la migration toute une série d’avan-
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un courant migratoire vers la Guyane, le Plan tages et de mesures d’accompagnement, cen-
englobait les trois départements d ­ ’Amérique, sée favoriser leur passage du statut d’ouvrier
vus comme une même entité économique, agricole à celui de paysan propriétaire : affecta-
sociale et culturelle. L’ouverture d’un front tion d’une maison, d’une terre et d’un cheptel
pionnier dans l’« hinterland guyanais » devait associés à des conditions privilégiées d’acces-
marquer le début d’un immense chantier sion à la propriété, aide technique et commer-
« à l’échelle de l’histoire de cette partie du ciale assurées par des coopératives de villages 5.
monde 3 ». Il était enfin préconisé de préparer très tôt les
futurs migrants en inscrivant dans le « pro-
Organiser un courant migratoire gramme d’enseignement général des écoles un
vers la Guyane ? chapitre spécial consacré à cette importante
question qui [concernerait] plusieurs généra-
Les projections démographiques pré-
tions 6 ». Se défendant de vouloir organiser une
voyaient un million d’Antillais à l’horizon des
(4)  SHD, 13 H 17, rapport du 28 mai 1961 du général
(1)  Ces tests restent spécifiques aux appelés originaires des Jean Némo sur le coût des travaux à effectuer par les unités
DOM jusqu’en 1968 (général Jean-Gabriel Revault d’Alonnes, du SMA de 1962 à 1966. L’objectif était d’atteindre une popu­
« Départements français d’Amérique : le SMA An 10 », Revue lation comprise entre trois cent mille et quatre cent mille habi-
Défense nationale, 2, juillet 1970, p. 1065-1079, p. 1072). tants dans chacun des trois départements à l’horizon 1980 et à
(2)  AN, 19850065/50, Roger Devemy, « Il faut tirer la terme une population beaucoup plus importante en Guyane.
leçon des événements de la Martinique », Revue de la commu- (5)  SHD, 13 H 17, rapport du 28 mai 1961 du général Jean
nauté France Eurafrique, 1, janvier 1960, p. 9-14. Némo sur le coût des travaux à effectuer par les unités du SMA
(3)  SHD, 13 H 17, rapport du 19 août 1961 de l’Inspec- de 1962 à 1966.
teur général de la France d’Outre-mer Georges Zoccolat sur (6)  Centre des archives diplomatiques (CAD,
la mise en œuvre du SMA. La Courneuve), 88 QO/2, direction d’Amérique (1952-1963),

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LA GENÈSE DU SERVICE MILITAIRE ADAPTÉ À L’OUTRE-MER

colonisation militaire de la Guyane, le général qui le Plan était contraire à l’esprit de la dépar-
Némo plaidait pour la création d’un organisme tementalisation 3. Sans doute, le pouvoir civil
civil chargé du développement agricole, de la éprouvait-il sur le terrain quelques réticences
recherche scientifique, de la propagande et à abandonner des prérogatives aux autorités
du renseignement. Cet organisme était censé militaires en cette année 1961 qui vit éclater le
prendre le relais du SMA, dont la tâche devait putsch d’Alger. La raison principale de l’aban-
se borner à la préparation de ce courant migra- don du projet migratoire se trouve cependant
toire par la création de voies de pénétration ailleurs. Une telle entreprise ne pouvait être, de
dans l’arrière-pays et par une mise en valeur l’aveu même de Némo, qu’une œuvre de longue
agricole, soit un défrichage de la forêt. haleine. Or la perception qu’avaient les autori-
Si l’incorporation de la totalité du contin- tés métropolitaines de la situation des Antilles
gent fut réalisée sans difficulté dès 1962, le était influencée par le drame de la guerre
versant migratoire du plan Némo suscita, en ­d’Algérie et la surprise causée par la rapidité
revanche, critiques et interrogations parmi des indépendances africaines, moins de deux
certains acteurs censés le mettre en œuvre. En ans après la création de la Communauté. Face
1961, un rapport d’évaluation du Plan souli- à une situation perçue comme urgente, la solu-
gnait qu’aucun projet migratoire de masse ne tion d’une migration de masse des Antillais vers
saurait dériver, y compris dans sa phase initiale, la métropole, déjà discutée depuis le début des
de la technique militaire. La réussite d’un tel années 1950 4, paraissait envisageable dans des
projet aurait supposé le concours actif des pou- délais plus brefs. La création du BUMIDOM
voirs civils. Or, dès le départ, la Rue Oudinot, en 1963 allait progressivement faire perdre sa
auquel le SMA était rattaché, n’eut pas les
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crédibilité à l’option migratoire guyanaise. La
moyens de remplir un rôle d’impulsion auprès Guyane n’apparaissait plus, même associée à la
des ministères techniques qu’il eût fallu asso- Nouvelle-Calédonie, comme une soupape de
cier au projet 1. De façon générale, ces derniers sécurité suffisante à la hauteur du défi démo-
se montrèrent prudents, insistant sur le carac- graphique antillais.
tère irréaliste de l’entreprise 2. Sur place, les Au sein même de l’armée, le projet du
préfets pouvaient se montrer eux aussi réser- général Némo suscitait les réserves de sa hié-
vés, à l’image de celui de la Martinique pour rarchie qui y voyait une manifestation de la
« tendance à l’utopie et au contentement de
note du secrétaire général des DOM du 5 octobre 1961 au soi 5 » de son concepteur, lequel prétendait
sujet de la situation politique dans les départements français
d’Amérique.
avoir reçu du général de Gaulle « l’assurance
(1)  SHD, 13 H 15, note à l’attention du Premier ministre d’une mystique 6 » pour faire aboutir son pro-
du 4 avril 1960 au sujet de l’utilisation des jeunes gens des jet. Selon une rhétorique classique héritée de
Antilles-Guyane en congés budgétaires. Le ministre MRP
Robert Lecourt avait en outre émis quelques réserves : « le
système inventé ne devrait pas être une sorte de système de (3)  SHD, 13H 16, note du général Jean Némo au Premier
travail camouflé sous la forme des anciens chantiers de jeu- ministre au sujet de l’organisation d’un service militaire dans
nesse ». Il avait démissionné en août 1961 à la suite des désac- les trois départements d’Amérique (21 novembre 1960).
cords avec Michel Debré (Sylvie Guillaume, « Les ministres (4)  Monique Milia, « Histoire d’une politique d’émigra-
non gaullistes dans les gouvernements de Gaulle et Debré (juin tion organisée pour les DOM : 1952-1963 », Pouvoirs dans la
1958‑avril 1962) : techniciens et politiques », Histoire@poli- Caraïbe, numéro spécial, juin 1997, p. 141-155.
tique : politique, culture, société, 12, septembre-décembre 2010). (5)  SHD, 14 YD 467, dossier de carrière du général Jean
(2)  AN, 19940390/39, note sur le service militaire adapté Némo (1906-1971).
du 30 septembre 1961 ; AN, 19940180/6, note du ministère de (6)  AN, 19940390/39, note du commandant Gauthier à
la Construction sur le SMA du 30 septembre 1961. Le minis- l’attention de M. le Ministre d’État chargé des DOM-TOM
tère de la Construction fut mécontent de ne pas avoir été asso- du 14 mars 1961. Le général de Gaulle avait reçu Jean Némo
cié au projet qu’il jugeait par ailleurs peu réaliste. en audience le 9 mars 1961.

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SYLVAIN MARY

1. Le général Némo, accompagné du préfet et du sous-préfet de la Martinique, passe en revue les troupes du
SMA lors de l’inauguration d’un chantier en 1962.
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la colonisation, le plan Némo comportait, il est fer de lance d’une politique censée faire évo-
vrai, une dimension de démesure. L’immensité luer les départements français d’Amérique
guyanaise apparaissait comme une page « vers les réalités et le mode de vie du monde
blanche, lieu de toutes les utopies, dans la conti- moderne 4 ». L’idée de confier à des militaires
nuité des tentatives passées de mise en valeur une mission de mise en valeur de territoires
de l’ancienne France équinoxiale 1. L’œuvre à n’avait cependant rien de nouveau. Passée la
accomplir en Guyane s’accompagnait d’un dis- phase de conquête coloniale, d’alliance ou de
cours résolument optimiste comportant une négociation, la mission des armées répondait
dimension d’aventure, pionnière et exaltante. à la nécessité de s’approprier le milieu afin de
La domination d’une nature hostile qualifiée pérenniser la présence métropolitaine 5.
d’« enfer vert 2 » semblait découler, en outre,
d’un devoir moral de mise en valeur d’un ter- régénérer, il existe désormais une bibliographie importante.
ritoire vierge aux richesses non exploitées Pour l’Afrique du Nord, on pourra consulter la thèse de doc-
(or, bauxite, bois) 3. Le SMA devenait ainsi le torat, traduite en français, de Diana K. Davis, Les Mythes envi-
ronnementaux de la colonisation française au Maghreb, Seyssel,
Champ Vallon, « L’environnement a une histoire », 2012.
(1)  Par exemple, Jean-Yves Puyo, « Mise en valeur de la (4)  SHD, 13 H 18, note rédigée par un groupe d’officiers
Guyane française et peuplement blanc : les espoirs déçus du intitulée « Une œuvre militaire à vocation sociale, économique
baron de Laussat (1819-1823) », Journal of Latin American et civique : le SMA », n. d.
Geography, 1, janvier 2008, p. 177-202. (5)  Jacques Frémeaux, L’Afrique à l’ombre des épées
(2)  Général Jean Némo, « Terres françaises d’Amérique : le (1830‑1930), Vincennes, Service historique de l’armée de
service militaire adapté », Revue Défense nationale, 198, janvier terre, 1995, 3 t. ; Isabelle Surun, « Appropriations territoriales
1962, p. 53-65, p. 57. et résistances autochtones », in Pierre Singaravélou (dir.),
(3)  Sur cette idée de démesure des entreprises coloniales Les Empires coloniaux, Paris, Éd. du Seuil, « Points », 2013,
dans leur volonté de transformer l’environnement afin de le p. 37-75.

102
LA GENÈSE DU SERVICE MILITAIRE ADAPTÉ À L’OUTRE-MER

Au sein du commandement des Antilles- le point de départ de cette longue et patiente


Guyane, les spécificités du SMA, régiment opération de défense nationale […,] dont
composé d’unités de « soldats paysans » ou le but est de garder les départements fran-
de « soldats ouvriers » et non d’unités com- çais ­ d’Amérique dans le patrimoine natio-
battantes, avaient conduit à la création en nal 4. » Depuis 1959, la progression des idées
décembre 1961 d’un nouveau corps de troupe nationalistes et anticolonialistes que les auto-
interarmées d’environ trois mille hommes, bap- rités métropolitaines attribuaient aux pro-
tisé « régiment mixte des Antilles-Guyane ». grès du communisme menaçait la pérennité
Le général Némo veillait à la défense de son du cadre départemental créé en 1946 5. De
autonomie, notamment sur le plan budgétaire, fait, la défense de la souveraineté française
et de son identité matérialisée par une devise, aux Antilles relevait d’une logique d’affronte-
« la réussite par l’effort et le travail » (la devise ment est-ouest : le SMA représentait, « face à
actuelle est « leur réussite, notre victoire ») l’agression dont le monde libre est aujourd’hui
et le port d’uniformes bien distincts (chemi- la victime de la part des ennemis de l’homme
settes, shorts, chapeaux), si bien qu’au sein de et de la civilisation, une force combattante sans
l’armée, les plus critiques comparaient les sol- chars ni canons 6 ».
dats du SMA à des boy-scouts ou à des Saint- La nomination aux Antilles d’un officier
Bernard 1. Le général Némo défendait ardem- supérieur d’infanterie coloniale aussi expéri-
ment les spécificités du régiment dont il définit menté que Némo participait de cette logique 7.
la mission, en décembre 1961, au moment de Elle présentait pour le gouvernement, sensible
son inauguration : « Sur son drapeau, on n’ins- à des rumeurs d’insurrection imminente, de
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crira jamais de noms de victoires militaires mais solides garanties. Depuis le milieu des années
il est d’autres victoires : celles que l’on gagne 1950, ce dernier s’était en effet imposé comme
contre la misère et le sous-développement 2. » un théoricien en vogue de la contre-insurrec-
Le plan Némo ne se réduisait cependant pas tion, jugé par sa hiérarchie comme un « pen-
à cette dimension quelque peu utopique. Son seur militaire de grande classe et un magis-
volet strictement militaire et son volet civil tral propagateur d’idées ayant fait par le passé
de formation professionnelle avaient été pen-
sés par son concepteur dans une optique de
« Développer le service militaire adapté en Afghanistan : un
contre-insurrection beaucoup plus réaliste.
dispositif français de contre-insurrection », Défense et sécurité
internationale, 55, janvier 2010, p. 52-55.
(4)  SHD, 13 H 16, étude sur l’organisation d’un service
« Une force combattante civique ou d’un service militaire adapté dans les départements
sans chars ni canons » d’Amérique datée du 19 novembre 1960.
(5)  Jacques Dumont, L’Amère Patrie : histoire des Antilles
La conclusion du rapport Némo de novembre françaises au xxe siècle, Paris, Fayard, 2010 ; Jean-Pierre Sainton,
1960 soulignait la dimension contre-insurrec- La Décolonisation improbable : cultures politiques et conjonctures en
Guadeloupe et en Martinique, Pointe-à-Pitre, Jasor, 2012.
tionnelle du dispositif 3 : « Le SMA doit être (6)  Général J. Revault d’Alonnes, « Départements fran-
çais… », op. cit., p. 1079.
(7)  SHD, 14 YD 467, dossier de carrière du général Jean
(1)  Général J. Revault d’Alonnes, « Départements fran- Némo (1906-1971). Celui-ci exerça des fonctions importantes
çais… », op. cit., p. 1078. pendant la guerre d’Indochine entre 1946 et 1948 puis de 1952
(2)  SHD, 13 H 17, général Jean Némo, « Le service mili- à 1955. Depuis novembre 1957, il était chef d’état-major du
taire adapté au groupe Antilles-Guyane », Tropiques : revue des général commandant en chef en Afrique centrale. Il souhai-
troupes de marine, 1, janvier 1961, p. 7-10. tait rejoindre l’Algérie, et sa nomination aux Antilles, à l’initia-
(3)  Pour une réflexion sur les liens entre le SMA et la tive du Premier ministre, fut ressentie comme une surprise et
notion de contre-insurrection en Afghanistan dans les années une déception aussi bien par l’intéressé que par sa hiérarchie.
2000, on pourra se reporter à l’article d’Hugues Esquerre, Jusque-là, seuls des colonels avaient occupé cette fonction.

103
SYLVAIN MARY

la preuve de sa valeur comme chef tactique et Le SMA devait donc s’intégrer au tissu social
pacificateur 1 ». Officier fidèle à l’État gaul- afin de prévenir tout embrasement susceptible
liste, Némo n’avait pas versé dans l’activisme de se transformer en insurrection en agissant
politique parmi les ultras de l’Algérie française sur la psychologie collective des autochtones
comme d’autres théoriciens de sa génération. et par le déploiement de mesures à carac-
Une série d’articles et de conférences dispensés tère social. Il s’agissait, selon la formule chère
à l’École supérieure de guerre avait contribué aux théoriciens de la contre-insurrection, de
à la diffusion de sa pensée, forgée sur le terrain « gagner les cœurs et les esprits 5 » des popu-
en Indochine et en Afrique centrale. Celle-ci se lations et de les faire adhérer à un projet poli-
fondait sur deux observations 2. Premièrement, tique : celui de la départementalisation. Pour
dans une guérilla, la connaissance et l’intégra- relever ce défi, l’action du SMA obéissait à
tion au terrain politique et social étaient des une série de principes concrets découlant de la
enjeux déterminants ; la méconnaissance de ce pensée de son père fondateur. Plus une armée
terrain par les officiers français expliquait selon agit en terrain hostile, plus elle doit demeu-
lui la déroute en Indochine. Deuxièmement, rer ouverte sur l’extérieur, ce à quoi le SMA,
la guérilla s’apparentait à une « guerre dans régiment avant tout de terrain au contact des
la foule » ou « guerre dans le milieu social », populations, répondait bien mieux qu’un ser-
c’est-à-dire à une sorte de combat de mêlée, si vice militaire classique fonctionnant davantage
bien qu’au sein d’une même population, l’im- en vase clos. Dans le cadre du SMA, « l’isole-
brication des adversaires était telle que des îlots ment plus ou moins complet dans lequel [en
de combat étaient susceptibles d’émerger à tout métropole] les cadres militaires se tiennent ou
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moment et en tout point d’un territoire insurgé. sont tenus de la vie nationale [devait] être rem-
À la lumière de ces deux observations, l’in- placé par une intégration aussi poussée que
vention du SMA, rapportée à la situation antil- possible dans l’activité économique et sociale
laise du début des années 1960, prenait tout locale 6 ». Il s’agissait ainsi d’abolir « les dis-
son sens. Les jeunes Antillais non incorporés à tinctions formelles […] entre civils et mili-
l’institution militaire devenaient des « troupes taires 7 » de même qu’entre métropolitains et
de choc virtuelles pour les partis communistes ultramarins. « Il y a en fait des Français s’effor-
locaux 3 ». La dégradation de la situation sociale çant d’aider d’autres Français à s’élever maté-
pouvait alimenter des actions subversives sus- riellement et socialement  8
 », précisait une
ceptibles d’y trouver « des arguments valables directive d’orientation pour les cadres du régi-
en faveur d’un changement révolutionnaire des ment datée de 1962.
structures et des institutions 4 ». Dans cette optique, le SMA légitimait son
action auprès des populations en se définis-
sant comme « tout travail, pour le peuple, par
(1)  SHD, 14 YD 467, dossier personnel du général Jean
Némo, fiche du 10 août 1962 du général chef d’EMFTOM,
résumé des notes obtenues.
(2)  Marie-Catherine Villatoux, « Hogard et Némo : deux (5)  Jean-Michel Destribats, « Gagner les cœurs et les
théoriciens de la guerre révolutionnaire », Revue historique des esprits », Doctrine, 12, mai 2007, p. 100-110.
armées, 232, juin 2003, p. 20-28. (6)  SHD, 13 H 18, directive d’orientation pour les cadres
(3)  AN, 19940390, note du cabinet militaire des DOM- du Régiment mixte des Antilles-Guyane (RMAG) du 6 janvier
TOM intitulée « Projet de service militaire dans les départe- 1962.
ments des Antilles-Guyane », 18 septembre 1960. (7)  SHD, 13 H 18, directive d’orientation pour les cadres
(4)  SHD, 9 Q2 74, note de l’EMGDN/Division du rensei- du RMAG du 6 janvier 1962.
gnement du 26 février 1962 intitulée « Les Antilles françaises : (8)  SHD, 13 H 18, directive d’orientation pour les cadres
forces, faiblesses, perspectives ». du RMAG du 6 janvier 1962.

104
LA GENÈSE DU SERVICE MILITAIRE ADAPTÉ À L’OUTRE-MER

le peuple 1 », prenant garde de ne pas appa- par des groupements et unités mobiles devait,
raître comme « une formule totalitaire  2
 ». dans le même temps, se doubler d’une straté-
Certains contemporains, dont le général de gie de renforcement des liens intergénération-
Gaulle, notèrent cependant quelques ressem- nels entre l’institution et ses anciens membres
blances avec les Chantiers de la jeunesse de sur le modèle nord-africain des Dar-el-Askri 7.
Vichy, constitués de camps implantés au milieu Cependant, la véritable originalité de ce dis-
de la nature, un peu à la manière du scoutisme, positif de contre-insurrection à caractère pré-
afin d’accomplir des travaux d’intérêt géné- ventif reposait avant tout sur une ambition
ral encadrés par l’armée 3. Très attentif à son sociale d’élévation du niveau de vie et d’amé-
image de marque, le régiment du SMA interve- lioration des conditions matérielles des popu-
nait, selon sa nomenclature, au titre de « chan- lations, envisagée comme un facteur de stabi-
tiers de propagande 4 » aux libellés très expli- lité politique. Pour le général Némo, le SMA
cites, tels que les opérations dites Bulldozers devait ainsi favoriser l’avènement d’une classe
de l’amitié 5 destinées aux communes à titre moyenne aux Antilles 8. Cette tonalité sociale
gracieux notamment après le passage d’un faisait écho à son parcours personnel. Issu d’un
cyclone. Par leur ampleur, certains chantiers milieu modeste, l’armée avait constitué pour
étaient destinés à frapper les esprits, à l’ins- lui un vecteur d’ascension 9. Son ambition pour
tar du percement à flanc de colline d’une route le SMA rejoignait en cela la stratégie géné-
face au célèbre rocher dit du Diamant, censée rale définie par le gouvernement au lendemain
désenclaver tout le Sud de la Martinique. De de l’émeute du mois de décembre 1959. Les
ce fait, les spécialistes du génie, aptes à enca- objectifs du SMA avaient d’ailleurs été inté-
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drer de tels chantiers, alimentaient les effec- grés au troisième et quatrième plans. Quant
tifs du SMA dans des proportions importantes. à ses moyens financiers, ils avaient été inscrits
L’organisation territoriale du régiment répon- pour une durée de trois ans dans la loi de pro-
dait par ailleurs à une certaine logique de mail- gramme annoncée en urgence en avril 1960
lage. Outre le quartier général, situé au camp lors d’un voyage présidentiel à la Martinique.
de Balata, non loin de Fort-de-France, le régi- Pour cette raison essentielle, la création du
ment se déclinait au départ en cinq groupe- SMA avait été dans l’ensemble bien accueillie
ments et onze unités, parfois installés dans des par les popu­lations et la majorité des élus.
bastions communistes 6. Ce maillage territorial

(1)  SHD, 13 H 16, note de Jean Resungles au colonel chef (7)  SHD, 13 H 18, rapport du général Labouerie du 25 mai
du cabinet militaire du ministre d’État du 5 septembre 1960. 1963 relatif à l’inspection des personnels du génie affectés au
(2)  SHD, 13 H 16, note du commandant Gauthier à l’atten- SMA. Les Dar-el-Askri étaient des centres d’action sociale
tion de Monsieur le Ministre d’État chargé des DOM-TOM dédiés aux anciens combattants d’Afrique du Nord. Aucun
du 30 août 1960. équivalent réel de ce modèle ne vit cependant le jour dans les
(3)  C’était l’avis du général de Gaulle qui, par ailleurs, était DOM-TOM.
un fervent défenseur du SMA et qui n’excluait pas un jour de (8)  AN, 19940390/40, note du général Jean Némo au
l’étendre à la métropole (Alain Peyrefitte, De Gaulle, Paris, Premier ministre du 30 mars 1961.
Fayard, 1994, t. I, p. 816). (9)  SHD, 14 YD 467, dossier de carrière du général Jean
(4)  SHD, 13 H 18, rapport du général Labouerie du 25 mai Némo (1906-1971). Il était le fils d’un mécanicien en chef de la
1963 relatif à l’inspection des personnels du génie affectés au marine de Brest qui avait sollicité une bourse en vue de lui faire
SMA. intégrer Saint-Cyr. Conscient de ses origines sociales modestes
(5)  AN, 1994216/1, rapport de l’inspecteur général de la et reconnaissant son mérite, de Gaulle ironisait sur son nom :
France d’Outre-Mer sur le SMA du 1er mars 1964. « Tenez, ce Némo, avec un nom pareil, ça doit être un enfant
(6)  Par exemple, les communes du Morne Rouge en trouvé » (A. Peyrefitte, De Gaulle, op. cit., p. 816). On notera
Martinique (camp de Chazeau) ou du Moule en Guadeloupe que nemo signifie en latin, selon le contexte : « personne »,
(camp de Rosette). « pas un homme » et, par extension, ce qui est « méprisable ».

105
SYLVAIN MARY

Un symbole des luttes anticolonialistes ? La propagande des communistes martiniquais


présentait le plan Némo comme une création
Au nom de l’anticolonialisme, le dispositif avait
destinée « à remplacer en métropole la main-
été, en revanche, pourfendu dans les milieux
d’œuvre algérienne rendue libre pour l’indé-
politiques et syndicaux favorables à l’autono-
mie statutaire ou à l’indépendance. Césaire pendance 4 ». L’Union des étudiants guya-
voyait ainsi en Jean Némo « l’incarnation du nais (UEG) accusait le Plan de « faire place
colonialisme en personne  1
 ». Dès sa créa- à trois cent mille pieds-noirs qui importe-
tion en 1963, le Groupe d’organisation natio- raient [en Guyane] des méthodes ayant provo-
nale de la Guadeloupe (GONG) avait fait de qué la révolution algérienne 5 ». La fédération
la condamnation du plan Némo un point clé des étudiants catholiques antillais et guyanais
de sa doctrine révolutionnaire de libération s’inquiétait, quant à elle, du profil des cadres
nationale. De tendance maoïste, cette struc- métropolitains du SMA, craignant qu’ils ne
ture clandestine échappait au contrôle du Parti soient des « déçus des événements coloniaux
communiste guadeloupéen (PCG), bénéficiant gagnés aux idées d’extrême droite 6 ». Il est vrai
ainsi d’une certaine audience au sein de la jeu- que la hiérarchie militaire recommandait de
nesse, notamment étudiante, concernée au s’appuyer sur l’expérience acquise par l’armée
premier chef par le Plan. en Algérie dans l’encadrement de la jeunesse
De même que les bateaux du BUMIDOM sur des chantiers agricoles et de construction 7.
partant pour la métropole étaient compa- Par convictions anticoloniales, certains étu-
rés à des navires négriers, la nature coloniale diants s’étaient mobilisés contre leur incorpo-
de l’entreprise du général Némo, présentée ration dans l’armée française suivant en cela le
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comme une version moderne de l’esclavage 2, message de Frantz Fanon, au point que leur
était vivement dénoncée par les étudiants antil- mobilisation fut relayée par l’Union interna-
lais surtout lorsqu’elle impliquait un départ tionale des étudiants (UIE) en 1960 8. Les cas
vers la Guyane : d’insoumission demeurèrent cependant très
marginaux 9.
« Les colonialistes sont obligés d’effectuer des
départs en cachette à l’insu des familles après
avoir distribué du rhum aux jeunes recrues. Le (4)  Justice, 21 décembre 1962.
(5)  AN, 5 AG F/3498, note du 16 juin 1962 de la direction
transport vers les quais d’embarquement se fait des Renseignements généraux (RG) intitulée « Nouvelles de
dans des camions bâchés où ils sont embarqués départements d’Outre-Mer ».
sur des chalands dans de petites criques, chalands (6)  AN, 5 AG F/3498, note de la direction centrale des
Renseignements généraux sur la Fédération des étudiants
qui les conduisent vers le paquebot, on a envie de catholiques (22 janvier 1964).
dire vers le négrier 3. » (7)  SHD, 13 H 16, note du cabinet militaire du ministère
des DOM-TOM intitulée « Projet de service militaire dans les
DOM », 5 septembre 1960. De même, le directeur de cabinet
De façon plus surprenante, la création du SMA du secrétaire général des DOM recommandait de ne recru-
était aussi associée, aux yeux de ses détracteurs, ter les cadres qu’au sein du vivier des anciens d’Algérie (SHD,
à l’imminence de l’indépendance algérienne. 13 H 16, note de Jean Resungles au colonel chef du cabinet
militaire du ministre d’État, 5 septembre 1960).
(8)  SHD, T 129, note de renseignement du cabinet mili-
(1)  AN, 19940390/54, note du général Jean Némo au taire du ministère des DOM-TOM au sujet de la campagne
ministre d’État chargé des DOM-TOM du 14 août 1962. de l’Union internationale des étudiants (UIE) contre l’enrôle-
(2)  Daniel Rinaldo, « Le plan Némo ou la traite des Noirs ment des étudiants martiniquais dans l’armée française, datée
de 1962 à… », Matouba : revue des étudiants antillais de la du 30 mai 1960.
Martinique et de la Guadeloupe, 2, avril 1962, p. 15-17. (9)  Entretiens téléphoniques de l’auteur avec Daniel
(3)  AN, 19940180/148, tract de l’AGEG de 1962 : « Le Boukman (réfractaire martiniquais réfugié en Algérie jusqu’en
plan Némo ». 1981) les 26 novembre et 15 décembre 2014.

106
LA GENÈSE DU SERVICE MILITAIRE ADAPTÉ À L’OUTRE-MER

Les pourfendeurs du plan Némo mobili- d’une stratégie subversive globale visant à entre-
saient enfin des arguments économiques. En tenir et à instrumentaliser les tensions raciales.
écho aux théories de la dépendance qui com- Celles-ci n’étaient pas, il est vrai, absentes de la
mençaient alors à être en vogue, le SMA était vie du régiment.
présenté comme un obstacle à l’industriali-
sation. Ce présupposé postulait que la main- Tensions raciales et tensions politiques
d’œuvre préemptée par le SMA serait affec-
En 1963, un rapport d’inspection notait le
tée à des types de travaux bénéfiques aux békés
moral gravement atteint, voire brisé, des sol-
et aux capitaux métropolitains (chemins vici-
dats métropolitains du SMA, en proie à des
naux d’accès à de nouvelles terres, etc.), ren-
tensions et au chahut perpétuel 5. L’existence
forçant la perpétuation des structures agricoles
même du SMA pouvait-elle être perçue par les
de l’économie coloniale et l’aggravation de la
appelés autochtones comme une marque de
dépendance à l’égard de l’économie métropo-
discrimination à leur égard, à l’occasion géné-
litaine 1.
ratrice de tensions raciales et de tensions poli-
En dépit de leur diversité, les arguments des
tiques susceptibles de s’auto-alimenter ? La
opposants au SMA reflétaient chez ces der-
question paraît d’autant plus légitime qu’en son
niers un souci d’insertion de leur réflexion et
sein, le SMA confronte, à l’origine, une partie
de leur lutte dans des problématiques antico-
de la jeunesse se caractérisant par une adhé-
lonialistes globales dépassant le cadre de leur
sion aux idéaux anticolonialistes, ou un simple
territoire d’origine. Toutefois, comme tous les
rejet plus ou moins conscient de l’assimilation
mouvements sociaux antillais de l’époque, l’ac-
à la métropole, à des hommes du rang métro-
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tion de ces opposants ne rencontra qu’un écho
politains chargés de l’encadrement de base des
assez limité dans l’opinion métropolitaine 2,
appelés qui sont à 90 % d’anciens soldats colo-
en dehors de l’étroit milieu des Antillais de
niaux issus des corps de troupes de la marine 6.
Paris. Les communistes français ne critiquaient
Or, grâce aux apports de l’anthropologie histo-
qu’avec prudence le plan Némo, utilisant le
rique, on connaît toute la place qu’occupent les
conditionnel (celui-ci « aggraverait le régime
enjeux raciaux dans l’histoire des Antilles et la
colonial aux Antilles 3 »), tandis que la SFIO
sensibilité de ces sociétés à ceux-ci 7.
voyait en lui, malgré tout, un outil de déve-
Des travaux de recherche ont souligné
loppement, se contentant de mettre en garde
l’existence d’une « osmose entre pensée raciale
contre un risque d’emprise accrue de l’armée
sur ces jeunes départements 4. Pour les autori-
tés métropolitaines, ces critiques participaient (5)  SHD, 13 H 18, rapport du général Labouerie du 25 mai
1963 relatif à l’inspection des personnels du génie affectés au
SMA.
(6)  SHD, 13 H 18, note rédigée par un groupe d’officiers
(1)  « Union et action contre le plan Némo », Justice, intitulée « Une œuvre militaire à vocation sociale, économique
23 novembre 1961. et civique : le SMA », n. d. On y apprend que 90 % des deux
(2)  En écho à cet effet assez limité, Michelle Zancarini- mille cinq cents hommes du rang du SMA étaient issus des
Fournel parle d’« histoire mutique » pour qualifier le silence troupes de marine. En revanche, l’origine des cadres (offi-
de l’historiographie métropolitaine à l’égard de l’histoire ciers et sous-officiers) témoignait d’une plus grande diversité,
postérieure à 1946 des Antilles françaises. Voir Michelle ces derniers provenant à la fois des troupes de marine et des
Zancarini-Fournel et Christian Delacroix, La France du temps troupes métropolitaines de l’armée de terre. Toutefois, le régi-
présent, 1945-2005, Paris, Belin, 2014, p. 540. ment du SMA était placé sous le régime administratif des corps
(3)  L’Humanité, 12 janvier 1962. de troupes de marine.
(4)  AN, 19940390/54, direction générale des Renseigne­ (7)  Jean-Luc Bonniol, La Couleur comme maléfice : une illus-
ments généraux, Synthèse de la presse sur le SMA du tration créole de la généalogie des « Blancs » et des « Noirs », Paris,
9 décembre 1961. Albin Michel, 1992.

107
SYLVAIN MARY

et idéologie républicaine 1 » dans la France lement aux besoins particuliers de l’économie


des années 1860-1930. Cette « pensée raciale des DOM, mais aussi à leur société. La sou-
républicaine », élaborée à l’origine au sein mission des appelés à une discipline militaire
des cercles savants, se serait ensuite diffusée associée à des exigences de formation profes-
dans la société française jusqu’à constituer une sionnelle répondait à des objectifs de « reva-
« culture raciale commune 2 ». Les archives lorisation de l’individu 5 » ou, plus ambitieuse-
internes du SMA permettent de montrer que ment, d’élévation « morale et intellectuelle des
l’institution (qui n’est pas un corps extérieur à individus dans leur dignité humaine 6 ».
la société française) s’est inscrite au départ, de Au préalable, il s’agissait de cerner « les
façon plus ou moins diffuse, dans des schémas traits de caractère propres aux Antillais et
de représentation dépréciatifs de l’altérité des Guyanais 7 ». L’opération était d’abord censée
appelés antillais et guyanais, citoyens français faciliter la tâche de commandement des soldats
depuis 1848 3. Le mot « race », d’usage cou- métropolitains ; mais elle était surtout desti-
rant avant 1945 dans les langues européennes, née à produire des effets à grande échelle par
sans forcément posséder de connotation sul- la transformation des comportements sociaux
fureuse 4, n’apparaît cependant pas explici- des appelés, une ambition que la notion d’ingé-
tement dans les archives de l’institution. Les nierie sociale permet de comprendre à condi-
soldats métropolitains livrent, en revanche, tion de le considérer, en l’espèce, dans son sens
des réflexions et développent des pratiques, le plus faible 8. Les objectifs paraissaient d’au-
reflets d’une pensée raciale enracinée dans le tant plus crédibles qu’une part importante
passé colonial. Cette dernière se fondait sur la de chaque classe d’appelés intégrait le SMA,
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croyance en l’hérédité de caractères intellec- notamment aux Antilles et en Guyane (43 %
tuels, moraux et culturels au sein d’une popu- en 1973 soit deux mille deux cent cinquante
lation. Elle déboucha, dans le dernier tiers du soldats), beaucoup moins à La Réunion où le
19e siècle, sur la création de la psychologie dispositif, apparu plus tard, en 1965, mit plus
ethnique, discipline qui s’attachait à la défini-
tion des tempéraments des peuples. Rapportés
aux SMA, ces axiomes justifiaient l’existence (5)  SHD, 13 H 18, note rédigée par un groupe d’officiers
intitulée « Une œuvre militaire à vocation sociale, économique
même d’un service militaire adapté non seu- et civique : le SMA », n. d. Cette formule s’inscrit dans une rhé-
torique coloniale habituelle. Voir Marie-Albane de Suremain
et Claire Fredj, « Un Prométhée colonial ? Encadrement et
(1)  Carole Reynaud-Paligot, La République raciale, transformation des sociétés », in P. Singaravélou (dir.), Les
1860‑1930, Paris, PUF, 2006, p. 127. De même, Frédéric Empires coloniaux, op. cit., p. 257-299, p. 260.
Cooper et Ann Laura Stoler s’interrogent sur la persistance, (6)  SHD, 13 H 18, Directive d’orientation pour les cadres
par-delà la décolonisation, d’un « cultural racism » dans leur du RMAG du 6 janvier 1962.
ouvrage Tensions of Empire : Colonial Cultures in a Bourgeois (7)  SHD, 13 H 18, Directive d’orientation pour les cadres
World, Berkeley, University of California Press, 1997, p. 34. du RMAG du 6 janvier 1962.
(2)  C. Reynaud-Paligot, La République raciale…, op. cit., (8)  M.-A. de Suremain et C. Fredj, « Un Prométhée colo-
p. 318. L’auteure rappelle que cette pensée raciale républicaine nial ?.. », op. cit., p. 258. Les deux historiennes rappellent que
ne saurait être confondue avec une pensée raciale purificatrice le concept forgé dans les années 1960 par Adam Podgorecki
ou exterminatrice. vise surtout à analyser les projets de sociétés totalitaires, mais
(3)  Une citoyenneté cependant longtemps incomplète, en que la volonté de transformer les sociétés coloniales ne pré-
dépit de l’abolition de l’esclavage et de l’égalité civile et poli- sente pas de discontinuité de nature avec ce que recouvre cette
tique acquises dès 1848. Voir Silyane Larcher, L’Autre Citoyen : expression. Bien entendu, dans le cas du SMA, il s’agit d’une
l’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Paris, Armand méthode « douce » de transformation des comportements
Colin, 2014. sociaux, de façon progressive, sans recours à la violence ou
(4)  Armelle Enders, «  Castes, races et classes  », in à l’endoctrinement mais par une pédagogie militaire adaptée
P. Singaravélou (dir.), Les Empires coloniaux, op. cit., p. 77-124, visant l’insertion socioprofessionnelle des appelés et la stabi-
p. 78. lité politique des territoires ultramarins.

108
LA GENÈSE DU SERVICE MILITAIRE ADAPTÉ À L’OUTRE-MER

de temps à se développer (15 % en 1973 soit certains comme des formes de réactivation du
quatre cent vingt-six soldats) 1. comportement de leurs ancêtres dans la rela-
Dans cette perspective de transforma- tion maître-esclave. La formation profession-
tion des comportements sociaux, une direc- nelle dispensée pouvait ainsi contribuer à dis-
tive interne de 1962, destinée à orienter l’ac- siper les éventuels préjugés négatifs envers le
tion des cadres du SMA, dressa une liste des travail manuel nés en réaction au passé escla-
traits de caractère supposés des premiers appe- vagiste.
lés antillais : individualisme excessif, passivité, L’intrication ainsi que la fréquence des ten-
amour-propre, crédulité, sentimentalisme, sions raciales et des tensions politiques sem-
aptitude à l’effort physique intense mais de blaient donc constitutives de la vie du régi-
faible durée 2. L’année suivante, une étude s’at- ment, reflétant en cela des lignes de fractures
tacha à analyser, selon la tradition coloniale des plus globales à l’intérieur même des sociétés
études de psychologie ethnique, les causes pro- antillaises des années 1960 et dans leur rapport
fondes de ce prétendu « caractère antillais » 3. au pouvoir métropolitain. De façon générale,
Selon cette étude, les « difficultés » observées la départementalisation n’attisa pas seulement
chez les appelés à se plier aux rigueurs de la les tensions politiques au cours de la décen-
vie militaire découlaient d’une série de fac- nie. Provoquant un afflux jusqu’ici inégalé de
teurs : un taux élevé d’illettrisme, « un senti- fonctionnaires civils et de militaires blancs, elle
ment d’infériorité raciale induisant une forme attisa sans doute aussi les tensions raciales, au
d’agressivité » ainsi qu’une « instabilité psy- moment même où de nombreux autochtones
chologique fréquente ». L’étude ajoutait que furent contraints d’émigrer en métropole pour
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la structure matrifocale d’un grand nombre de trouver un emploi 7. De fait, des cadres métro-
familles avait privé les Antillais depuis leur plus politains du SMA disaient ainsi exercer leur
jeune âge d’une figure d’autorité masculine fai- commandement avec la crainte de déclencher
sant que « le raisonnement logique a moins de un incident racial 8. S’agissant du SMA, ces ten-
prise sur eux que l’impulsion sentimentale 4 ». sions doivent être néanmoins relativisées car, à
Les phénomènes d’indiscipline décrits (cha- aucun moment, l’institution ne fut remise en
hut, refus d’obéissance, etc.), présentés comme cause dans ses fondements par des mouvements
habituels dans les troupes noires, étaient de rébellion collectifs 9. Résolument optimiste,
ainsi assimilés à des « comportements col- un officier métropolitain remarquait même
lectifs aberrants 5 ». La lenteur et la passivité que « la bonne volonté et la camaraderie sont
des appelés, désignées sous le terme d’« anti- des aspects rassurants que l’on voit apparaître
travail 6 », pouvaient enfin être perçues par vers le troisième mois de cohabitation 10 ». Les

(1)  AN, 5 AG 2/250, brochure du secrétariat d’État aux


DOM-TOM intitulée « La politique sociale dans les DOM ». (7)  La fin du système des congés budgétaires et l’invention
(2)  SHD, 13 H 18, Directive d’orientation pour les cadres du SMA est d’ailleurs aussi une conséquence de la départe­
du RMAG du 6 janvier 1962. mentalisation sur le plan militaire.
(3)  SHD, 13 H 18, Directive d’orientation pour les cadres (8)  SHD, 9 M160, étude sur un temps de commandement
du RMAG du 6 janvier 1962. au SMA en Martinique (conférence donnée au CMIDOM par
(4)  SHD, 13 H 18, Directive d’orientation pour les cadres un cadre du SMA vers le milieu des années 1960).
du RMAG du 6 janvier 1962. (9)  AN, 19940216/1, rapport d’inspection de mars 1964
(5)  SHD, 7 T 279, étude sur le contingent antillais du établi par Jacques Robert. Le rapport fait état simplement de
24 juillet 1963. quelques incidents au camp de la Jaille près de Pointe-à-Pitre
(6)  SHD, 9 M160, étude sur un temps de commandement en juin 1963.
au SMA en Martinique (conférence donnée au CMIDOM par (10)  AN, 19940216/1, rapport d’inspection de mars 1964
un cadre du SMA vers le milieu des années 1960). établi par Jacques Robert.

109
SYLVAIN MARY

incidents observés étaient donc avant tout des à sa diffusion sous une appellation différente :
actes d’indiscipline et de chahut envers le com- le service militaire volontaire (SMV) 3. Au vu
mandement métropolitain comme en 1963, des bons résultats du SMA outre-mer dans le
lorsqu’un groupe de cent cinquante appelés domaine de l’insertion sociale et profession-
antillais sema le trouble pendant quatre jours à nelle des jeunes « présentant un risque de dé­­
bord d’un paquebot, occupant des cabines des- socialisation 4 », les trois premiers centres du
tinées à des métropolitains tout en appelant SMV ont ouvert à la fin de l’année 2015 en
à la révolution et à l’indépendance 1. Par ail- région parisienne et dans la banlieue de Metz
leurs, la fréquence de tels incidents parut s’es- puis, en janvier 2016, à La Rochelle. D’autres
tomper avec le temps. Dix ans après la créa- ouvertures pourraient suivre mais l’avenir dira
tion du SMA, le général Jean-Gabriel Revault si ce dispositif, très coûteux, poursuivra sa
d’Alonnes, successeur du général Jean Némo, phase de croissance métropolitaine. Quoi qu’il
décrivait une institution consensuelle, ancrée en soit, le transfert du modèle, des marges
dans le paysage économique et social des ultramarines de la nation aux marges urbaines
Antilles-Guyane 2. de la métropole, s’inscrit dans une apparente
continuité.
Au terme de cet article, un constat s’impose : Sylvain Mary,
l’invention puis la diffusion du SMA ont Sorbonne-Identités, relations internationales
constitué une réponse de l’État adaptée à une et civilisations de l’Europe (SIRICE), CNRS,
partie de la jeunesse appartenant aux marges 75014, Paris, France.
de la société française. Conséquence directe
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des émeutes martiniquaises de 1959, le modèle
s’est développé aux Antilles dans un contexte
de développement des idées anticolonialistes Sylvain Mary est agrégé et doctorant contractuel en his-
toire contemporaine (ATER) à l’Université Paris-IV. Ses
de même qu’en Nouvelle-Calédonie, en 1986, recherches doctorales, dirigées par le professeur Olivier
deux ans après la création du Front de libération ­Forcade, portent sur les problématiques de conception et de
nationale kanak et socialiste (FLNKS), au cœur mise en œuvre par l’État de la politique de départementalisa-
tion des Antilles françaises de 1946 au début des années 1980.
d’une décennie de violence politique. Enfin, en
Il est rattaché à l’unité mixte de recherche Sorbonne-Identités,
métropole, les émeutes de banlieues en 2005 relations internationales et civilisations de l’Europe (SIRICE).
et les attentats en 2015 ont servi d­ ’arguments (sylv.mary@wanadoo.fr)

(3)  Annonce du président de la République lors de sa


conférence de presse du 5 février 2015, parmi une série de
mesures proposées pour renforcer la cohésion nationale à la
(1)  Archives départementales de la Martinique, 151 W, suite des attentats de Paris de janvier 2015. Voir l’article du
Bulletin mensuel de janvier 1963 de la section études et ren- journal Le Monde du 5 février 2015 : « Service militaire volon-
seignement du cabinet militaire du ministère des DOM- taire, adapté, civique : s’y retrouver dans les dispositifs ». Le
TOM. Voir aussi, concernant ces phénomènes d’indiscipline, ministre de la Défense a lancé en 2015 le service militaire
AN, 199403090/106, fiche à l’attention du général chef d’état- volontaire (SMV) sur le modèle du SMA mis en œuvre par le
major de l’armée de terre, objet : état d’esprit des stagiaires ministère des Outre-Mer.
antillais au centre de formation professionnelle à Alençon, (4)  Rapport d’information du Sénat n° 290, rédigé en 2008
n. d., tampon du cabinet militaire, 10 avril 1968. par François Trucy au nom de la commission des finances : « La
(2)  Général J. Revault d’Alonnes, « Départements fran- Défense et l’insertion des jeunes : le Service militaire adapté et le
çais… », op. cit., p. 1063-1079. dispositif Défense deuxième chance apprendre à réussir ».

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