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Claude Didry
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Claude Didry *
Résumé L’auteur
Cet article présente le cheminement sociologique de la pensée d’un ju- Sociologue, chercheur au CNRS,
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riste, Emmanuel Lévy, au cœur du droit privé. La remise en cause de la membre du laboratoire Institu-
conception courante du contrat sur le modèle de la vente – entendue tions et Dynamiques Historiques
de l’Économie (IDHE), École
elle-même comme transfert d’éléments patrimoniaux – constitue un
Normale Supérieure de Cachan.
premier moment-clé de sa réflexion. Le contrat se caractérise en effet Ses recherches portent sur le
d’abord aux yeux de Lévy comme une base pour l’élucidation d’un travail juridique et visent à met-
« milieu contractuel » en vue de la résolution d’un éventuel litige. Se- tre en évidence la pluralité des
cond moment-clé, la réflexion sur la responsabilité permet de placer le logiques d’action à l’œuvre dans
contrat dans l’ensemble plus large de situations où les acteurs agissent l’élaboration et le maniement
dans le droit. La responsabilité naît ainsi de l’atteinte au droit d’autrui. des règles de droit.
De ce renouvellement de la conception même du droit, naît un intérêt Parmi ses publications :
– « Les comités d’entreprise face
pour la sociologie dans la mise en œuvre de ce dernier par le juge.
aux licenciements collectifs,
trois registres d’argumen-
Contrat – Droit privé – Emmanuel Lévy – Propriété – Responsabilité – tation », Revue française de so-
Sociologie. ciologie, 39 (3), 1998 ;
– Le travail et la nation (avec
B. Zimmermann et P. Wagner),
Paris, MSH, 1999 ;
Summary – « La réforme des groupements
professionnels comme expres-
Emmanuel Lévy and the Contract : Sociology in Contract Law sion de la conception durkhei-
mienne de l’État », Revue fran-
This article presents the sociological progression of the jurist Em- çaise de sociologie, 41 (3), 2000 ;
manuel Lévy’s thinking while at the heart of French private law. The – La production de la convention
first key moment is his discussion of the common conception of the collective. Débats juridiques et
contract as a transfer of personal assets. The contract is in fact the ba- luttes sociales en France au dé-
sis for elucidating a « contractual milieu », in order to resolve possible but du XXe siècle, Paris, éd. de
litigation. The second key issue addresses the question of liability as a l’EHESS, 2002.
means of analyzing the legal relevance of contracts in everyday situa-
tions. Law is thus taken as the general domain in which social actions
* Institutions et Dynamiques
take place. The interest in sociology stems from this renewal of the Historiques de l’Économie (IDHE),
conceptualization of law, especially in the hands of a judge. École Normale Supérieure,
Bâtiment Laplace,
Contract – Emmanuel Lévy – Liability – Private law – Property rights – 61 avenue du président Wilson,
Sociology. F-94235 Cachan cedex.
<didry@idhe.ens-cachan.fr>
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réglementation insoupçonnée. « Tout n’est pas contractuel dans le contrat » 2
dans la mesure où le contrat ne se comprend que par la référence obliga-
toire au droit contractuel, d’une part, et par la nécessité de rechercher la
« réglementation sociale » pertinente pour trancher un éventuel litige entre
les parties, d’autre part. En quoi les analyses du contrat que propose, dans
le domaine juridique, Emmanuel Lévy permettent-elles d’approfondir la por-
tée de la percée scientifique de Durkheim ? C’est qu’en s’inscrivant dans le
droit privé, Emmanuel Lévy part d’un « bagage doctrinal » différent de celui
de Durkheim. Au lieu de s’interroger sur les limites d’une réglementation
collective, qu’elle soit légale ou sociale (du moins « morale »), Lévy part du
cadre canonique du droit des obligations. Le contrat se définit en effet
comme un mode d’acquisition de droits en contrepartie d’obligations de
donner, de faire ou de ne pas faire quelque chose. La notion de droit ne se
définit plus alors comme un corpus de règles, par exemple le droit adminis-
tratif, le droit du commerce, etc., mais comme un élément relevant du pa-
trimoine d’une personne, physique ou morale. En insistant sur la place cen-
trale des situations sociales pour la détermination des droits et des devoirs
réciproques des individus, Lévy 3 en arrive à une « vision socialiste du
droit ». Pour préciser son intuition, il me semble plus adéquat de parler
d’une forme spécifique de sociologie du droit, dans laquelle le droit ne se
réduit ni à une réglementation d’origine sociale, ni à la créance ou à la pro-
priété d’un individu, mais constitue un élément général dans lequel se dé-
roule l’activité sociale des individus. Après être revenu sur la place du
contrat dans l’acquisition de droits, j’envisagerai la place faite au contrat
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seconde chose ou sur la somme d’argent promise.
4. Emmanuel LÉVY, « L’affirmation du droit collectif » [1903], in ID., La vision socialiste du droit,
op. cit., p. 103-128.
5. Sur le partage entre choses non appropriables (divines, sacrées, saintes, religieuses et publi-
ques) et appropriables ou disponibles pour les « singuli homines », et plus généralement sur la
priorité des choses sur les hommes, tels que les donne à voir le droit romain, voir Yan THOMAS,
« La valeur des choses, le droit romain hors la religion », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 6,
novembre-décembre 2002, p. 1431-1462.
6. Emmanuel LÉVY, « La confiance » [1899], in ID., La vision socialiste du droit, op. cit., p. 41-94,
(p. 43).
7. Ibid., p. 44.
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tique de Lévy. Le Code civil est en effet entendu comme le cadre d’une
énonciation des droits naturels de l’individu à partir desquels s’organise la
vie sociale. Les droits sont pris, sous la forme centrale du droit de proprié-
té, comme le cercle au sein duquel l’activité d’un individu peut se déployer
librement indépendamment de tout contrôle extérieur. Le droit de propriété
sur une chose a en effet a priori ceci d’absolu, qu’il est opposable à tout au-
tre individu que le propriétaire. Le patrimoine entendu comme ensemble
des droits d’un individu opposables aux autres est à cet égard comparable à
l’île de Robinson.
La thèse de Lévy, soutenue en 1896, consiste en une critique du carac-
tère absolu de ce droit de propriété. Le point de départ de la réflexion de
Lévy 11 est le problème que constitue la propriété résultant de l’acquisition
de bonne foi, alors que le possesseur initial s’avère ne pas être le proprié-
taire véritable de la chose acquise. Soit un livre acquis par un acheteur à un
libraire qui n’en est pas le propriétaire : le véritable propriétaire ne pourra
recouvrer son bien qu’à la condition de rembourser l’acheteur. En matière
d’immeubles, la situation est encore plus radicale. À mesure que s’affirme
l’autorité du Code, le titre d’acquisition de la propriété tend à prévaloir sur
la possession 12. Le problème a certes été obscurci par les actions en bor-
nage soumises, dans les campagnes, à la justice de paix : dans ce cas, en ef-
8. Discutée dans Emmanuel LÉVY, « La transmission » [1896], in ID., La vision socialiste du droit,
op. cit., p. 1-40.
9. Discutée dans Emmanuel LÉVY, « La confiance », in ID., La vision socialiste du droit, op. cit.
10. Émile DURKHEIM, De la division du travail social, op. cit., p. 84.
11. Emmanuel LÉVY, « La transmission », in ID., La vision socialiste du droit, op. cit.
12. « La question ne s’est posée devant les Tribunaux que longtemps après la promulgation du
Code civil. Mais la jurisprudence était accoutumée à trancher des questions de droits réels entre
adversaires n’ayant l’un et l’autre ni titre ni prescription. Elle faisait triompher celui qui avait une
possession mieux caractérisée et plus ancienne » (Emmanuel LÉVY, « La transmission », in ID., La
vision socialiste du droit, op. cit., p. 7).
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pas des droits inhérents aux choses : comme tout droit, ils consistent en un
rapport entre personnes qui s’établit soit à l’occasion d’un conflit de pré-
tentions sur la propriété du bien, soit à l’occasion d’un contrat. Le droit
d’un individu, y compris en matière de propriété, ne se définit et ne s’affir-
me que relativement au droit d’autrui. Dans cette perspective, le contrat
sous-tendu par la vente ne se comprend que par rapport au litige potentiel
qu’il permet d’endiguer. Il se présente comme un acte au terme duquel un
possesseur renonce à sa possession, « cède » devant la volonté légitime
d’un acquéreur ayant fourni une contrepartie d’une valeur suffisante, no-
tamment sous forme monétaire. Ainsi, « le contrat est l’acte qui permet à
mon droit de se manifester. Ce droit, je le tiens de moi-même et de la loi, de
ma personnalité telle que la Société l’a créée » 15. Cela conduit à un chan-
gement de regard sur la propriété, en plaçant l’accent sur la cession qui
écarte un prétendant potentiel à la possession plutôt que sur l’acquisition.
Dans cette perspective, la propriété se rapproche de la créance : comme
dans le cas de la propriété, la cession constitue un point nodal de la
créance : la cession par A à B d’une créance sur C ne correspond pas à un
transfert de droits, elle correspond à la formation d’un rapport entre B et C
à partir d’un rapport entre A et C 16. Dans cet acte, « ce que le créancier
aliène est la valeur à laquelle son droit correspond, selon la fortune, l’acti-
vité, le crédit du débiteur » 17.
Au fondement du droit de propriété, comme de tout droit en général, se
retrouve ainsi un conflit et un rapport de volontés arbitré par le juge en ré-
13. Ibid.
14. Ibid., p. 24.
15. Ibid., p. 27.
16. Ibid., p. 29.
17. Ibid., p. 29.
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tel le droit, sauf à admettre que la propriété est assimilable à une forme de
souveraineté contradictoire avec la notion même de droit telle que la définit
le Code civil dans une société sortie de la féodalité. Dans la propriété, c’est
la jouissance qui est absolue et le système juridique vise à sélectionner,
dans l’ensemble des prétendants à cette jouissance, celui dont le droit est
préférable aux droits des autres prétendants déclarés.
18. « Le droit accorde à chacun, non ce qu’il veut, mais ce qu’il veut légitimement comme membre
de la cité. Le possesseur devient propriétaire parce qu’il l’a voulu et manifesté, mais sa volonté
pacifique ne devient efficace que parce qu’elle est en harmonie avec la volonté commune » (Em-
manuel LÉVY, « La transmission », in ID., La vision socialiste du droit, op. cit., p. 28). On voit
s’opérer ici un glissement qui fait passer de la notion de droit entendu comme droit subjectif à
celle de droit entendu comme corpus de règles définissant les conditions de validité de ces droits
subjectifs.
19. Ibid., p. 31.
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à la suite d’un dommage subi par B du fait de A (article 1382 Cc). Elle a été
d’abord analysée dans la doctrine juridique comme le produit d’une « action
sans droit » de A à l’égard de B. Dans cette conception, il est ainsi possible
d’envisager une action échappant au droit dans la mesure où le droit est en-
tendu comme un droit défini, tel que par exemple la propriété, par rapport
à la liberté en général. Cette conception paraît suffisante, selon Lévy 20,
lorsqu’« on avait à régler le conflit entre notre liberté et un droit défini, tel
que la propriété, tel encore que le droit à la protection de notre personne :
alors en effet l’exercice de la liberté et l’atteinte au droit semblent se
confondre si bien, que l’on peut dire à la rigueur qu’il y a responsabilité
parce qu’il y a acte accompli sans droit ». Elle conduit cependant à des ré-
sultats problématiques lorsqu’il s’agit d’envisager les dommages causés à
autrui par un individu dans l’exercice d’un droit défini tel que le droit de
propriété, ou encore le droit de résolution unilatérale du contrat de travail.
Dans ce cas, certains auteurs, au premier rang desquels Raymond Saleilles,
ont parlé d’« abus de droit » à condition que soit établie par la partie lésée
l’intention de nuire de la part de l’auteur du dommage 21.
20. Emmanuel LÉVY, « La confiance », in ID., La vision socialiste du droit, op. cit., p. 47.
21. Pascal ANCEL et Claude DIDRY, « L’abus de droit, une notion sans histoire ? L’apparition de la
notion d’abus de droit en droit français au début du XXe siècle », in Pascal ANCEL, Gabriel AUBERT
et Christine CHAPPUIS, L’abus de droit : comparaisons franco-suisses, Saint-Étienne, Publications de
l’Université de Saint-Étienne, 2001, p. 51-68.
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mage causé par un individu à un autre.
Une forme de parenté se dégage entre le contrat et la responsabilité ci-
vile délictuelle, dans la mesure où la détermination du champ de la respon-
sabilité délictuelle implique de savoir « s’il y a atteinte à un droit qui existe
par rapport à nous (i.e. les parties concernées par le dommage) ». Le point
commun entre les deux est trouvé par Lévy à travers la jurisprudence, dans
la « confiance nécessaire que crée un certain milieu » 24 ou encore, pour re-
prendre l’expression la plus fréquente de l’auteur, la « confiance légitime ».
Dans le cas du contrat, c’est de la promesse entre personnes qui se croient
réciproquement capables et détentrices de droits que naît la confiance légi-
time dans la valeur de leurs engagements. Dans le cas de la responsabilité
délictuelle ou, pour être plus exact, extra-contractuelle, c’est à partir de la
« situation » respective des deux individus en cause et des « croyances légi-
times » qu’elle suscite en eux que se définit la faute de l’une à l’égard de
l’autre. L’exemple simple en est le cas du passant atteint par une pierre qui
tombe d’une maison que l’on répare : « L’ouvrier qui laisse tomber cette
pierre est-il responsable ? Oui, si la victime devait compter passer tranquil-
lement ; non, si elle avait pu être prévenue, par quelque signe, qu’il y avait
danger à se promener devant cette maison 25. »
Dans les deux cas, la notion de confiance légitime renvoie à la place du
droit dans une activité sociale. Le droit se présente ainsi comme une at-
tente, une croyance de la part des acteurs à partir de laquelle les investiga-
tions du juge vont permettre d’évaluer l’étendue des dédommagements dus
22. Emmanuel LÉVY, « La confiance », in ID., La vision socialiste du droit, op. cit., p. 50 (souligné par
l’auteur).
23. Ibid., p. 46.
24. Ibid., p. 65.
25. Ibid., p. 64.
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qu’elle est amenée à se les représenter, qui font la responsabilité, qui font le
contrat, qui créent l’être juridique, sa capacité, ses droits 28. » Comme dans
le cas de la propriété, la détermination des droits et obligations est rappor-
tée à la « société » en y intégrant l’activité étatique, tant législative que juri-
dictionnelle. Ce sont d’elles que les individus tiennent leur qualité de sujets
de droit, auxquels sont reconnus la personnalité et donc la liberté. C’est à
partir d’elles qu’ils envisagent la légalité et la normalité de leur actions, en
précisant la portée des règles de droit par des considérations morales et
matérielles.
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rant de cette idée [d’une responsabilité inséparable de l’autorité du patron],
le contrat de louage de services ; l’obligation de “garantie” du patron, on la
fit découler tacitement de la convention entre le maître et l’ouvrier : l’un a
dû promettre à l’autre protection dans la mesure où il a sur lui autorité » 32.
Sainctelette et Sauzet sont ainsi les promoteurs d’une théorie au terme de
laquelle « le patron est débiteur, l’ouvrier créancier de sûreté » 33. Face à
cette construction doctrinale, « la jurisprudence française ne crut pas pos-
sible ni nécessaire l’existence de ce contrat tacite et forcé, de cette fiction
de contrat. Pour elle, la responsabilité naît de la situation même où se trou-
vent, l’un par rapport à l’autre, le maître et l’ouvrier » 34. Certes, la respon-
sabilité patronale se fonde sur l’existence d’une dépendance de l’ouvrier à
l’égard de son maître. Cette jurisprudence se ramène aux mêmes conclu-
sions en matière de charge de la preuve, en se contentant de la preuve d’un
abus en matière de sécurité par rapport aux usages et à l’équité dans une
profession et un lieu donnés. Mais elle conduit à une conception spécifique
de la relation de travail au terme de laquelle le patron est responsable non
seulement à l’égard de ses ouvriers, mais également à l’égard des tiers que
l’emploi d’ouvriers inexpérimentés ou fatigués aura exposés à des dommages.
De plus, dans cette relation, l’ouvrier ne se réduit pas à un pur instru-
ment au service du patron. Sa position est celle d’un individu qui exerce son
activité au profit d’autrui, au même titre que le médecin à l’égard de ses pa-
tients. Le rapprochement entre ces deux activités permet à Lévy de préciser
une certaine conception de la relation de travail, dans laquelle la dépen-
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Si le rôle du juge est manifeste dans la résolution du contentieux en
matière de responsabilité, il a également sa place dans les litiges liés à
l’exécution des contrats. Cela tient d’abord à ce que l’existence d’un contrat
tel que le contrat de travail (ou plutôt, dans la terminologie de l’époque, le
contrat de louage de services) n’écarte pas la recherche d’une responsabilité
plus profonde, liée à une situation de fait (en l’occurrence, dans les rap-
ports de travail, la situation de fait est constituée par les installations maté-
rielles en mouvement du fait de l’autorité de l’employeur et de l’activité de
l’ouvrier). Cela tient aussi à ce que le contrat ne se réduit pas à l’écriture
préalable d’obligations réciproques clairement appréhendées par les parties.
Sur ce point, Lévy 38 précise la démarche du juge que sous-tend l’analyse
durkheimienne de l’exécution du contrat 39. Durkheim en reste, en effet,
dans son analyse, à l’articulation des règles qu’implique le contrat : droit
contractuel, d’une part, « qui détermine les conséquences juridiques de nos
actes que nous n’avons pas déterminées » 40 ; « réglementation sociale »,
d’autre part, « dont l’étendue ne peut pas être limitée par avance » et qui
renvoie à la dimension singulière de la situation contentieuse. Lévy 41 sug-
gère alors que l’intervention du juge, en sortant d’une interprétation for-
melle de la lettre des contrats pour aller vers une recherche de l’intention
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les autres, tout en coopérant avec eux, chacun des contractants, tout en
ayant besoin de l’autre, cherche à obtenir le plus de droits possibles, en
échange des moindres obligations possibles » 44. Par là, Durkheim envisage
moins une communauté des contractants renvoyant à une conscience col-
lective, qu’une « solidarité des fonctions » conduisant chacune des parties à
une spécialisation. Il laisse ainsi ouverte la possibilité d’un litige soulevé
par une des parties potentiellement en conflit avec l’autre. Mais la reprise
de la notion de « conscience collective » par Lévy se comprend dans une
analyse de la fonction du juge, se penchant extérieurement et dans un souci
de règlement du litige sur la collectivité circonscrite par le contrat. La no-
tion de « conscience collective » doit alors être comprise, pour éviter le ris-
que d’une vision communautarienne du « milieu contractuel », comme la
capacité du juge à être « la conscience de tous les milieux sociaux » 45. Cette
conscience dépasse donc les milieux sociaux singuliers que circonscrivent
les contrats, dans le souci d’y assurer à chacun le droit par une investiga-
tion empirique des situations litigieuses pour éclairer la « cause » des par-
ties 46 et la « cause » des obligations prévues dans le contrat. Elle confère au
juge, dans la garantie du droit, une fonction analogue à celle du prêtre dans
la vie religieuse : « À l’origine, les rapports de droit étaient protégés par le
prêtre au nom de la divinité ; ils le sont aujourd’hui par le juge au nom de
l’État ; mais la fonction du juge est religieuse 47. » Contrairement au prêtre,
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cieux de la défense des « droits acquis » que de la protection des « droits
nouveaux » qui se font jour dans les conflits collectifs. En devenant arbitre
de conflits sociaux, il suit ainsi un mouvement censé conduire, dans l’op-
tique de Lévy, à sa propre disparition au profit de ces autres manifestations
de la conscience commune aux milieux contractuels que constituent les per-
sonnes morales collectives.
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du pouvoir d’achat que permet la rentabilité du capital. La défense du pou-
voir d’achat ne correspond donc pas ici à un « acquis social », ou à une
« propriété sociale », mais à une « créance » sur la production capitaliste 55.
Il reste alors à savoir ce que deviennent les individus dans ce nouveau
cours historique qu’ouvre la libéralisation du droit d’association. A priori,
ils disparaissent : « L’homme disparaît des croyances sociales : le droit indi-
viduel disparaît ; l’ouvrier n’acquiert pas un droit mais une fonction, fonc-
tion qu’il conserve ou qu’il perd ; en d’autres termes il y a fusion des sanc-
tions, pénales et disciplinaires 56. » Le lecteur de De la division du travail
social est soudain atteint de perplexité à la lecture de ce qui pourrait appa-
raître comme un retour sur le mouvement de division des droits accompa-
gnant la division du travail. Plus généralement, le durkheimien y perd la
« religion de l’individu ». Il peut se consoler avec l’idée que la tyrannie du
groupe sur l’individu est corrigée, selon Lévy, par « la multiplicité des grou-
pements et le développement, dans la société politique et dans la société
économique, de croyances communes supérieures aux groupes » 57. Mais, en
assimilant le syndicat à une expression de la profession et en délaissant la
« garantie sociale » de la justice, Lévy abandonne la question fondamentale
de la permanence des contrats individuels de travail et des actions en jus-
tice auxquelles ils donnent lieu devant les conseils de prud’hommes. Là en-
52. Emmanuel LÉVY, « L’attente » [1909], in ID., Les fondements du droit, op. cit., p. 45-76 (p. 63).
53. Ibid., p. 71.
54. Ibid., p. 70.
55. On retrouve aujourd’hui un débat posé dans des termes analogues à propos de la Sécurité so-
ciale : cf. par exemple la discussion, vive, de Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question so-
ciale, Paris, Fayard, 1995, par Bernard FRIOT, intervention dans « Symposium sur : Les métamor-
phoses de la question sociale », Sociologie du travail, 43 (2), 2001, p. 241-253.
56. Emmanuel LÉVY, « L’attente », in ID., Les fondements du droit, op. cit., p. 72.
57. Ibid., p. 72.
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Conclusion
Le contrat se présente comme un objet privilégié pour envisager les ap-
ports de la sociologie à une analyse du droit des obligations dans la ré-
flexion d’Emmanuel Lévy. Elle éclaire ainsi la fulgurante analyse du contrat
produite par Durkheim dans sa thèse, en renversant la conception classique
d’un droit des obligations partant de personnes dotées d’un patrimoine lui-
même constitué de droits acquis et de connaissance certaine. Contrairement
à cette conception, l’analyse de Lévy montre que les droits ne sont pas ac-
quis mais construits, dans un milieu et une Société auxquels il faut intégrer
les représentants de l’État sous la figure du législateur et du juge et les rè-
gles de droit ainsi que les décisions judiciaires qu’ils produisent. Dans cette
perspective, la « garantie sociale » que constitue pour les individus le droit
d’action en justice conduit à un nouveau regard sur le droit et les droits : le
droit est pris comme l’élément de la vie sociale dans lequel la concurrence
entre les individus s’affirme sous la forme d’une lutte pour leurs droits. La
dernière phase de la réflexion de Lévy sur le contrat collectif en est d’autant
plus décevante, du fait de l’évolutionnisme auquel elle cède. Des différentes
formes de reconnaissance du droit d’association, Lévy ne retire en effet que
la perspective prophétique d’une absorption de la créance du capital par le
travail, dans une situation où le droit individuel aurait cédé la place au droit
collectif. Il annonce ainsi l’« hypothèse du droit social » énoncée dans les
années 1930 par Gurvitch 59, en écartant la possibilité d’analyser les effets
d’un droit collectif nouveau sur les contrats individuels.
58. Cf. Claude DIDRY, « La réforme des groupements professionnels comme expression de la
conception durkheimienne de l’État », Revue française de sociologie, 41 (3), juillet-septembre
2000, p. 513-538.
59. Georges GURVITCH, Le temps présent et l’idée de droit social, Paris, Jean Vrin, 1932.