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EMMANUEL LÉVY ET LE CONTRAT, LA SOCIOLOGIE DANS LE DROIT DES

OBLIGATIONS

Claude Didry

Editions juridiques associées | « Droit et société »

2004/1 n°56-57 | pages 151 à 164


ISSN 0769-3362
ISBN 2275024417
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Emmanuel Lévy et le contrat,
la sociologie dans le droit des obligations

Claude Didry *

Résumé L’auteur

Cet article présente le cheminement sociologique de la pensée d’un ju- Sociologue, chercheur au CNRS,
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riste, Emmanuel Lévy, au cœur du droit privé. La remise en cause de la membre du laboratoire Institu-
conception courante du contrat sur le modèle de la vente – entendue tions et Dynamiques Historiques
de l’Économie (IDHE), École
elle-même comme transfert d’éléments patrimoniaux – constitue un
Normale Supérieure de Cachan.
premier moment-clé de sa réflexion. Le contrat se caractérise en effet Ses recherches portent sur le
d’abord aux yeux de Lévy comme une base pour l’élucidation d’un travail juridique et visent à met-
« milieu contractuel » en vue de la résolution d’un éventuel litige. Se- tre en évidence la pluralité des
cond moment-clé, la réflexion sur la responsabilité permet de placer le logiques d’action à l’œuvre dans
contrat dans l’ensemble plus large de situations où les acteurs agissent l’élaboration et le maniement
dans le droit. La responsabilité naît ainsi de l’atteinte au droit d’autrui. des règles de droit.
De ce renouvellement de la conception même du droit, naît un intérêt Parmi ses publications :
– « Les comités d’entreprise face
pour la sociologie dans la mise en œuvre de ce dernier par le juge.
aux licenciements collectifs,
trois registres d’argumen-
Contrat – Droit privé – Emmanuel Lévy – Propriété – Responsabilité – tation », Revue française de so-
Sociologie. ciologie, 39 (3), 1998 ;
– Le travail et la nation (avec
B. Zimmermann et P. Wagner),
Paris, MSH, 1999 ;
Summary – « La réforme des groupements
professionnels comme expres-
Emmanuel Lévy and the Contract : Sociology in Contract Law sion de la conception durkhei-
mienne de l’État », Revue fran-
This article presents the sociological progression of the jurist Em- çaise de sociologie, 41 (3), 2000 ;
manuel Lévy’s thinking while at the heart of French private law. The – La production de la convention
first key moment is his discussion of the common conception of the collective. Débats juridiques et
contract as a transfer of personal assets. The contract is in fact the ba- luttes sociales en France au dé-
sis for elucidating a « contractual milieu », in order to resolve possible but du XXe siècle, Paris, éd. de
litigation. The second key issue addresses the question of liability as a l’EHESS, 2002.
means of analyzing the legal relevance of contracts in everyday situa-
tions. Law is thus taken as the general domain in which social actions
* Institutions et Dynamiques
take place. The interest in sociology stems from this renewal of the Historiques de l’Économie (IDHE),
conceptualization of law, especially in the hands of a judge. École Normale Supérieure,
Bâtiment Laplace,
Contract – Emmanuel Lévy – Liability – Private law – Property rights – 61 avenue du président Wilson,
Sociology. F-94235 Cachan cedex.
<didry@idhe.ens-cachan.fr>

Droit et Société 56-57/2004 – 151


C. DIDRY Le contrat et, plus globalement, le droit des obligations semblent, à
première vue, constituer la borne au-delà de laquelle la sociologie du droit
et, d’une certaine manière, la sociologie générale doivent céder la place,
d’une part, à la technique juridique et, d’autre part, à la version individua-
liste de l’économie. En posant la volonté individuelle comme source des en-
gagements dans des relations avec autrui et en se ménageant la possibilité
de déroger à certaines règles légales, le contrat semble échapper en effet au
projet sociologique consistant en une analyse de la nature de liens sociaux.
La vie sociale se réduirait à un ensemble de compromis entre des intérêts
individuels, échappant à toute réglementation extérieure aux parties. La sé-
paration entre la sociologie et ce qui apparaît comme le cœur individualiste
et technique du droit est pourtant moins étanche qu’il n’y paraît. Partant de
théories évolutionnistes 1 qui, diagnostiquant le passage d’un régime de
soumission des individus aux groupes sociaux à un régime de liberté dans
la société moderne, semblent signer l’impossibilité d’une sociologie des so-
ciétés modernes, Durkheim découvre au sein du contrat les éléments d’une
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réglementation insoupçonnée. « Tout n’est pas contractuel dans le contrat » 2
dans la mesure où le contrat ne se comprend que par la référence obliga-
toire au droit contractuel, d’une part, et par la nécessité de rechercher la
« réglementation sociale » pertinente pour trancher un éventuel litige entre
les parties, d’autre part. En quoi les analyses du contrat que propose, dans
le domaine juridique, Emmanuel Lévy permettent-elles d’approfondir la por-
tée de la percée scientifique de Durkheim ? C’est qu’en s’inscrivant dans le
droit privé, Emmanuel Lévy part d’un « bagage doctrinal » différent de celui
de Durkheim. Au lieu de s’interroger sur les limites d’une réglementation
collective, qu’elle soit légale ou sociale (du moins « morale »), Lévy part du
cadre canonique du droit des obligations. Le contrat se définit en effet
comme un mode d’acquisition de droits en contrepartie d’obligations de
donner, de faire ou de ne pas faire quelque chose. La notion de droit ne se
définit plus alors comme un corpus de règles, par exemple le droit adminis-
tratif, le droit du commerce, etc., mais comme un élément relevant du pa-
trimoine d’une personne, physique ou morale. En insistant sur la place cen-
trale des situations sociales pour la détermination des droits et des devoirs
réciproques des individus, Lévy 3 en arrive à une « vision socialiste du
droit ». Pour préciser son intuition, il me semble plus adéquat de parler
d’une forme spécifique de sociologie du droit, dans laquelle le droit ne se
réduit ni à une réglementation d’origine sociale, ni à la créance ou à la pro-
priété d’un individu, mais constitue un élément général dans lequel se dé-
roule l’activité sociale des individus. Après être revenu sur la place du
contrat dans l’acquisition de droits, j’envisagerai la place faite au contrat

1. La discussion de la sociologie spencerienne est au centre de De la division du travail social,


mais viennent s’y ajouter les théories de Tönnies et de Fouillée dans le chapitre 7 « Solidarité or-
ganique et solidarité contractuelle ».
2. Émile DURKHEIM, De la division du travail social [1893], Paris, PUF, 1930, p. 189.
3. Emmanuel LÉVY, La vision socialiste du droit, Paris, Giard, 1926.

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dans la question de la responsabilité, pour arriver aux limites de la démar- Emmanuel Lévy
et le contrat,
che que je décèle dans l’« affirmation du droit collectif » 4.
la sociologie dans le
droit des obligations
I. Le contrat était presque parfait
L’article 1101 du Code civil pose que « le contrat est une convention par
laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent, envers une ou plusieurs au-
tres, à donner, faire ou ne pas faire quelque chose ». Le contrat suppose
ainsi au moins deux personnes qui s’obligent réciproquement. Il en résulte
que les obligations de l’une sont à porter au bénéfice de l’autre, ou encore
qu’elles constituent un droit de la seconde sur la première. Dans cette pers-
pective, le contrat peut être analysé comme un aménagement du patrimoine
de chacune des parties. Ainsi, dans le contrat de vente, la propriété sur une
première chose disparaît du patrimoine du vendeur et se trouve remplacée
par la propriété sur une seconde chose ou une somme d’argent. Elle réappa-
raît dans le patrimoine de l’acheteur, alors que disparaît la propriété sur la
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seconde chose ou sur la somme d’argent promise.

I.1. De la propriété au contrat


En prenant la vente comme modèle du contrat et la propriété comme
modèle des droits subjectifs, le fonctionnement contractuel correspond à
une comptabilité des droits. Pour Lévy, ce fonctionnement du contrat est ce-
lui que l’on rencontre à l’époque romaine où « l’homme avait des droits et
des obligations limités, donnés par la cité 5, imposés par elle [...]. On savait
donc exactement le cercle d’activité de chacun, l’étendue et les limites de sa
personnalité juridique [...] » 6. Son emprise est limitée dans la mesure où
« on ne connaissait point, on n’avait point à connaître, en principe, un rap-
port juridique entre personnes non liées par contrat : chacun, en effet, vi-
vait comme isolé dans ses droits et ses obligations » 7. Les activités indivi-
duelles se déroulent ainsi dans le cadre du patrimoine d’un individu et ne
rencontrent que de manière accidentelle d’autres patrimoines, soit par la
vente, soit par la responsabilité.
De l’adéquation supposée entre droits subjectifs et propriété, il résulte
que la vente entendue comme transfert d’un objet d’une personne à une au-
tre peut être analysée comme le transfert d’un droit. Dans la vente ainsi

4. Emmanuel LÉVY, « L’affirmation du droit collectif » [1903], in ID., La vision socialiste du droit,
op. cit., p. 103-128.
5. Sur le partage entre choses non appropriables (divines, sacrées, saintes, religieuses et publi-
ques) et appropriables ou disponibles pour les « singuli homines », et plus généralement sur la
priorité des choses sur les hommes, tels que les donne à voir le droit romain, voir Yan THOMAS,
« La valeur des choses, le droit romain hors la religion », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 6,
novembre-décembre 2002, p. 1431-1462.
6. Emmanuel LÉVY, « La confiance » [1899], in ID., La vision socialiste du droit, op. cit., p. 41-94,
(p. 43).
7. Ibid., p. 44.

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C. DIDRY analysée, se vérifiera la règle « on ne donne que le droit qu’on a » 8. Une au-
tre conséquence de cette adéquation est le bien-fondé de la distinction entre
responsabilité contractuelle et responsabilité délictuelle 9 : dans un cas, je
ne respecte pas les engagements pris dans le contrat ; dans l’autre, j’agis
« sans droit » dans la mesure où je sors du cercle d’activité défini par mes
droits.

I.2. Du contrat à la propriété


Alors que la réflexion de Durkheim part du droit répressif pour envisa-
ger les évolutions sociales depuis l’aube de l’humanité jusqu’à nos jours,
celle d’Emmanuel Lévy part du Code civil et de la propriété. Elle part ainsi
d’une situation sociale marquée, dans la terminologie durkheimienne, par
l’émergence d’une première forme de solidarité organique que Durkheim
qualifie de « solidarité négative » 10. Il y a là, pour la doctrine juridique du
XIXe siècle, une forme de situation originaire à laquelle va s’appliquer la cri-
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tique de Lévy. Le Code civil est en effet entendu comme le cadre d’une
énonciation des droits naturels de l’individu à partir desquels s’organise la
vie sociale. Les droits sont pris, sous la forme centrale du droit de proprié-
té, comme le cercle au sein duquel l’activité d’un individu peut se déployer
librement indépendamment de tout contrôle extérieur. Le droit de propriété
sur une chose a en effet a priori ceci d’absolu, qu’il est opposable à tout au-
tre individu que le propriétaire. Le patrimoine entendu comme ensemble
des droits d’un individu opposables aux autres est à cet égard comparable à
l’île de Robinson.
La thèse de Lévy, soutenue en 1896, consiste en une critique du carac-
tère absolu de ce droit de propriété. Le point de départ de la réflexion de
Lévy 11 est le problème que constitue la propriété résultant de l’acquisition
de bonne foi, alors que le possesseur initial s’avère ne pas être le proprié-
taire véritable de la chose acquise. Soit un livre acquis par un acheteur à un
libraire qui n’en est pas le propriétaire : le véritable propriétaire ne pourra
recouvrer son bien qu’à la condition de rembourser l’acheteur. En matière
d’immeubles, la situation est encore plus radicale. À mesure que s’affirme
l’autorité du Code, le titre d’acquisition de la propriété tend à prévaloir sur
la possession 12. Le problème a certes été obscurci par les actions en bor-
nage soumises, dans les campagnes, à la justice de paix : dans ce cas, en ef-

8. Discutée dans Emmanuel LÉVY, « La transmission » [1896], in ID., La vision socialiste du droit,
op. cit., p. 1-40.
9. Discutée dans Emmanuel LÉVY, « La confiance », in ID., La vision socialiste du droit, op. cit.
10. Émile DURKHEIM, De la division du travail social, op. cit., p. 84.
11. Emmanuel LÉVY, « La transmission », in ID., La vision socialiste du droit, op. cit.
12. « La question ne s’est posée devant les Tribunaux que longtemps après la promulgation du
Code civil. Mais la jurisprudence était accoutumée à trancher des questions de droits réels entre
adversaires n’ayant l’un et l’autre ni titre ni prescription. Elle faisait triompher celui qui avait une
possession mieux caractérisée et plus ancienne » (Emmanuel LÉVY, « La transmission », in ID., La
vision socialiste du droit, op. cit., p. 7).

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fet, deux possesseurs s’affrontent sur la propriété d’une frange de terrain Emmanuel Lévy
et le contrat,
séparant deux champs, sans qu’aucun titre ne permette de départager les
la sociologie dans le
deux prétendants. Une investigation matérielle du juge s’avère alors néces- droit des obligations
saire pour établir les droits respectifs des parties au procès. Un tournant
majeur dans la jurisprudence de la Cour de cassation se fait cependant sen-
tir à partir des années 1860 : « À dater de 1864, intervinrent des décisions
fort importantes et très connues de la Cour de cassation, qui proclamaient
résolument : celui qui a un titre acquisitif l’emporte sur quiconque n’a qu’une
possession postérieure à ce titre 13. » La primauté du titre d’acquisition se
retrouve également en matière d’héritage : l’héritier véritable perd la partie
de l’héritage qui aura été vendue par celui que l’on tenait de bonne foi dans
un premier temps pour l’héritier.
Il en résulte que l’adage « on ne donne que le bien (ou le droit) que l’on
a » ne peut être porté au rang d’axiome et qu’on ne peut considérer « le
droit comme un être, comme quelque chose ayant une vie propre, indépen-
dante de la vie de ceux qui ont des droits » 14. Les droits réels ne sont donc
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pas des droits inhérents aux choses : comme tout droit, ils consistent en un
rapport entre personnes qui s’établit soit à l’occasion d’un conflit de pré-
tentions sur la propriété du bien, soit à l’occasion d’un contrat. Le droit
d’un individu, y compris en matière de propriété, ne se définit et ne s’affir-
me que relativement au droit d’autrui. Dans cette perspective, le contrat
sous-tendu par la vente ne se comprend que par rapport au litige potentiel
qu’il permet d’endiguer. Il se présente comme un acte au terme duquel un
possesseur renonce à sa possession, « cède » devant la volonté légitime
d’un acquéreur ayant fourni une contrepartie d’une valeur suffisante, no-
tamment sous forme monétaire. Ainsi, « le contrat est l’acte qui permet à
mon droit de se manifester. Ce droit, je le tiens de moi-même et de la loi, de
ma personnalité telle que la Société l’a créée » 15. Cela conduit à un chan-
gement de regard sur la propriété, en plaçant l’accent sur la cession qui
écarte un prétendant potentiel à la possession plutôt que sur l’acquisition.
Dans cette perspective, la propriété se rapproche de la créance : comme
dans le cas de la propriété, la cession constitue un point nodal de la
créance : la cession par A à B d’une créance sur C ne correspond pas à un
transfert de droits, elle correspond à la formation d’un rapport entre B et C
à partir d’un rapport entre A et C 16. Dans cet acte, « ce que le créancier
aliène est la valeur à laquelle son droit correspond, selon la fortune, l’acti-
vité, le crédit du débiteur » 17.
Au fondement du droit de propriété, comme de tout droit en général, se
retrouve ainsi un conflit et un rapport de volontés arbitré par le juge en ré-

13. Ibid.
14. Ibid., p. 24.
15. Ibid., p. 27.
16. Ibid., p. 29.
17. Ibid., p. 29.

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C. DIDRY férence aux règles du droit en vigueur. Il en résulte que le droit de propriété
n’est pas en tant que tel absolu, dans la mesure où il est relatif :
(1) aux prétentions d’autrui ;
(2) au règlement du litige que le juge opère en se référant à la loi.
Le droit de propriété ne se comprend alors que par rapport à un sys-
tème juridique plus général constitué, d’une part, d’un ensemble de règles
de droit définissant des modes légitimes d’acquisition 18 et, d’autre part,
d’un organisme chargé de régler les conflits d’intérêts. Ce système juridique
apparaît comme l’expression de la Société, en ce qu’elle définit le champ des
choses susceptibles d’appropriation et surtout les qualités requises pour
l’exercice de son droit par un individu : « Le propriétaire ne tient pas son
droit de son auteur, mais de la Société qui renonce à son profit – phéno-
mène organique ou acte de volonté – au droit qu’elle aurait de jouir en
commun du fonds, à la possibilité qui lui appartient de l’en exclure 19. »
La réflexion sur la preuve et, par conséquent, le droit de propriété,
permet à Lévy de clarifier ce que celle-ci a d’absolu. Ce n’est pas en tant que
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tel le droit, sauf à admettre que la propriété est assimilable à une forme de
souveraineté contradictoire avec la notion même de droit telle que la définit
le Code civil dans une société sortie de la féodalité. Dans la propriété, c’est
la jouissance qui est absolue et le système juridique vise à sélectionner,
dans l’ensemble des prétendants à cette jouissance, celui dont le droit est
préférable aux droits des autres prétendants déclarés.

II. Du contrat à la situation, la question de la


responsabilité
La critique du droit réel, comme droit incorporé dans les choses, abou-
tit à une remise en cause de la nature du droit. Au lieu d’envisager les diffé-
rentes espèces de droit, en l’occurrence la dualité entre droits réels et droits
personnels ou droits de créance, à partir du modèle que représenterait la
propriété, Lévy propose de rattacher la propriété à une conception générale
du droit comme rapport entre des personnes. C’est donc le droit personnel
ou droit de créance qui devient le modèle pour concevoir l’ensemble des
droits. Ce renversement dans la conception du droit n’est possible que sur
la base du système juridique tracé autour du Code civil et de sa mise en
œuvre dans le cadre d’actions en justice et de contrats. Certes, la préférence
accordée au titre d’acquisition dans la jurisprudence sur le droit de proprié-

18. « Le droit accorde à chacun, non ce qu’il veut, mais ce qu’il veut légitimement comme membre
de la cité. Le possesseur devient propriétaire parce qu’il l’a voulu et manifesté, mais sa volonté
pacifique ne devient efficace que parce qu’elle est en harmonie avec la volonté commune » (Em-
manuel LÉVY, « La transmission », in ID., La vision socialiste du droit, op. cit., p. 28). On voit
s’opérer ici un glissement qui fait passer de la notion de droit entendu comme droit subjectif à
celle de droit entendu comme corpus de règles définissant les conditions de validité de ces droits
subjectifs.
19. Ibid., p. 31.

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té pourrait conduire à voir dans le contrat la source principale des droits et Emmanuel Lévy
et le contrat,
des obligations. Mais comme Lévy le suggère déjà dans sa réflexion sur la
la sociologie dans le
propriété, le contrat ne se comprend que comme une forme de règlement droit des obligations
par anticipation des litiges liés à la coexistence conflictuelle des droits. À
cet égard, il semble déjà tirer sa signification de l’horizon que représente le
procès. La réflexion sur la responsabilité permet à Lévy de préciser son
propos, en dépassant la distinction entre responsabilité délictuelle et res-
ponsabilité contractuelle, dans le sens d’une découverte du droit à partir
d’une situation juridique que la mobilisation des règles de droit contribue à
définir.

II.1. La formule classique de la responsabilité délictuelle


La question de la responsabilité délictuelle est envisagée dans le Code
civil à propos des « engagements sans convention ». Elle correspond à
l’obligation de réparation pesant sur un individu A à l’égard d’un individu B,
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à la suite d’un dommage subi par B du fait de A (article 1382 Cc). Elle a été
d’abord analysée dans la doctrine juridique comme le produit d’une « action
sans droit » de A à l’égard de B. Dans cette conception, il est ainsi possible
d’envisager une action échappant au droit dans la mesure où le droit est en-
tendu comme un droit défini, tel que par exemple la propriété, par rapport
à la liberté en général. Cette conception paraît suffisante, selon Lévy 20,
lorsqu’« on avait à régler le conflit entre notre liberté et un droit défini, tel
que la propriété, tel encore que le droit à la protection de notre personne :
alors en effet l’exercice de la liberté et l’atteinte au droit semblent se
confondre si bien, que l’on peut dire à la rigueur qu’il y a responsabilité
parce qu’il y a acte accompli sans droit ». Elle conduit cependant à des ré-
sultats problématiques lorsqu’il s’agit d’envisager les dommages causés à
autrui par un individu dans l’exercice d’un droit défini tel que le droit de
propriété, ou encore le droit de résolution unilatérale du contrat de travail.
Dans ce cas, certains auteurs, au premier rang desquels Raymond Saleilles,
ont parlé d’« abus de droit » à condition que soit établie par la partie lésée
l’intention de nuire de la part de l’auteur du dommage 21.

II.2. La confiance légitime au fondement de la responsabilité


tant contractuelle que délictuelle
Pour Lévy, la doctrine manifeste ici son incapacité à rendre compte de
ce que, à côté des droits définis, « il y a le droit, il y a la liberté, il y a la per-

20. Emmanuel LÉVY, « La confiance », in ID., La vision socialiste du droit, op. cit., p. 47.
21. Pascal ANCEL et Claude DIDRY, « L’abus de droit, une notion sans histoire ? L’apparition de la
notion d’abus de droit en droit français au début du XXe siècle », in Pascal ANCEL, Gabriel AUBERT
et Christine CHAPPUIS, L’abus de droit : comparaisons franco-suisses, Saint-Étienne, Publications de
l’Université de Saint-Étienne, 2001, p. 51-68.

Droit et Société 56-57/2004 – 157


C. DIDRY sonnalité » 22. Elle reste prisonnière d’une conception des droits héritée du
droit romain, là où l’exercice de la liberté correspond, pour un individu ca-
pable, à l’exercice de son droit. La responsabilité d’un individu suppose en
effet au préalable que cet individu agisse librement, qu’il exerce son droit,
ce qui n’est pas le cas de l’incapable. Il en résulte que « la responsabilité
suppose au contraire un acte qui soit l’exercice d’un droit – d’un droit en
conflit avec d’autres droits » 23. Le problème change alors de nature : il ne
consiste plus à rechercher les actions sans droit, mais à préciser les condi-
tions dans lesquelles la responsabilité apparaît. Si, en effet, elle se définit
moins par l’absence de droit de l’auteur d’un dommage, que par l’atteinte
au droit de la victime, son champ risque en effet de devenir beaucoup plus
vaste. Il touche à la question générale de la coexistence des libertés indivi-
duelles, si l’on étend à la victime la conception large du droit retenue pour
l’auteur du dommage. Ainsi, en l’absence du rapport de droit que constitue
le contrat, la responsabilité implique de rechercher les éléments permettant
de caractériser le « rapport de droits » qui se noue à l’occasion d’un dom-
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mage causé par un individu à un autre.
Une forme de parenté se dégage entre le contrat et la responsabilité ci-
vile délictuelle, dans la mesure où la détermination du champ de la respon-
sabilité délictuelle implique de savoir « s’il y a atteinte à un droit qui existe
par rapport à nous (i.e. les parties concernées par le dommage) ». Le point
commun entre les deux est trouvé par Lévy à travers la jurisprudence, dans
la « confiance nécessaire que crée un certain milieu » 24 ou encore, pour re-
prendre l’expression la plus fréquente de l’auteur, la « confiance légitime ».
Dans le cas du contrat, c’est de la promesse entre personnes qui se croient
réciproquement capables et détentrices de droits que naît la confiance légi-
time dans la valeur de leurs engagements. Dans le cas de la responsabilité
délictuelle ou, pour être plus exact, extra-contractuelle, c’est à partir de la
« situation » respective des deux individus en cause et des « croyances légi-
times » qu’elle suscite en eux que se définit la faute de l’une à l’égard de
l’autre. L’exemple simple en est le cas du passant atteint par une pierre qui
tombe d’une maison que l’on répare : « L’ouvrier qui laisse tomber cette
pierre est-il responsable ? Oui, si la victime devait compter passer tranquil-
lement ; non, si elle avait pu être prévenue, par quelque signe, qu’il y avait
danger à se promener devant cette maison 25. »
Dans les deux cas, la notion de confiance légitime renvoie à la place du
droit dans une activité sociale. Le droit se présente ainsi comme une at-
tente, une croyance de la part des acteurs à partir de laquelle les investiga-
tions du juge vont permettre d’évaluer l’étendue des dédommagements dus

22. Emmanuel LÉVY, « La confiance », in ID., La vision socialiste du droit, op. cit., p. 50 (souligné par
l’auteur).
23. Ibid., p. 46.
24. Ibid., p. 65.
25. Ibid., p. 64.

158 – Droit et Société 56-57/2004


par l’auteur du dommage à la victime. Cette confiance et cette croyance lé- Emmanuel Lévy
et le contrat,
gitimes dans mon droit et celui d’autrui constituent alors les bases d’une
la sociologie dans le
action libre, dans la mesure où « la liberté suppose précisément que, étant droit des obligations
donné un milieu déterminé, il dépende de moi que je me conduise confor-
mément à ses lois, elle suppose que je puisse moi-même qualifier mon acti-
vité » 26. Au total, les activités sociales se rapportent à des situations dans
lesquelles les agents comptent sur l’existence d’un droit communément par-
tagé. La loi représente ici un guide premier que vient compléter, le cas
échéant, le sens de l’équité des agents et la prise en compte des faits et
éléments matériels par le juge.
Ainsi, Lévy retrouve la substance même du droit restitutif défini par
Durkheim comme une « remise en état » correspondant aux dommages-
intérêts fixés par le juge 27. En rapportant la responsabilité au « milieu » ou
encore à la « situation » dans laquelle se déroulent l’activité des parties en
cause, Lévy retrouve encore une tonalité durkheimienne en précisant :
« C’est donc, en définitive, le milieu lui-même, la société avec ses lois telles
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qu’elle est amenée à se les représenter, qui font la responsabilité, qui font le
contrat, qui créent l’être juridique, sa capacité, ses droits 28. » Comme dans
le cas de la propriété, la détermination des droits et obligations est rappor-
tée à la « société » en y intégrant l’activité étatique, tant législative que juri-
dictionnelle. Ce sont d’elles que les individus tiennent leur qualité de sujets
de droit, auxquels sont reconnus la personnalité et donc la liberté. C’est à
partir d’elles qu’ils envisagent la légalité et la normalité de leur actions, en
précisant la portée des règles de droit par des considérations morales et
matérielles.

II.3. Tout n’est pas contractuel dans les rapports de travail


En rapportant la responsabilité à un exercice du droit par les individus,
Lévy montre qu’il n’y a pas de différence de nature entre responsabilité
contractuelle et responsabilité délictuelle. Les deux ont pour origine une
confiance légitime trompée. La différence tient à ce que, dans le cas de la
responsabilité contractuelle, la confiance repose sur la promesse, alors que
dans celui de la responsabilité délictuelle, la confiance repose sur la situa-
tion. Elle conduit à une différence dans l’étendue de la responsabilité qui en
résulte. Dans le cas de la responsabilité contractuelle et, plus généralement,
« toutes les fois que nous exerçons notre activité au profit d’autrui, la loi et
la jurisprudence considèrent que la faute et que le risque sont choses nor-
males, elles estiment que notre activité est naturellement faillible et ainsi,
en principe, elles ne font pas retomber sur nous les conséquences de la
faute légère » 29. On arrive ainsi à une forme de responsabilité limitée. Cela

26. Ibid., p. 69.


27. Émile DURKHEIM, De la division du travail social, op. cit., p. 79.
28. Emmanuel LÉVY, « La confiance », in ID., La vision socialiste du droit, op. cit., p. 94.
29. Ibid., p. 87.

Droit et Société 56-57/2004 – 159


C. DIDRY se traduit dans le niveau des dédommagements envisagés pour l’inexé-
cution d’une obligation contractuelle : « Le débiteur en faute ne reçoit que
les dommages-intérêts prévus, ou qu’on a pu prévoir 30. » En revanche, en
matière de responsabilité délictuelle, la faute légère est admise et les dé-
dommagements sont proportionnels aux dommages subis dans la mesure
où « la Cour de cassation laisse en principe au juge plein pouvoir pour ap-
précier la relation entre la faute et le dommage » 31.
Cette question, quoique Lévy ne le précise pas explicitement, est un
élément important dans la qualification de la responsabilité en cause dans
les accidents du travail à une époque (l’article est daté de 1899) où la loi de
1898 n’avait pas encore produit ses pleins effets. La responsabilité patro-
nale dans les accidents du travail est, en effet, au centre d’un débat impor-
tant opposant la doctrine à la jurisprudence, engagé à partir de la question
de la charge de la preuve pesant sur l’ouvrier. Pour épargner à l’ouvrier la
charge de cette preuve, et « par un vigoureux effort, qui fait particulière-
ment honneur à notre doctrine, les jurisconsultes construisirent, en s’inspi-
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rant de cette idée [d’une responsabilité inséparable de l’autorité du patron],
le contrat de louage de services ; l’obligation de “garantie” du patron, on la
fit découler tacitement de la convention entre le maître et l’ouvrier : l’un a
dû promettre à l’autre protection dans la mesure où il a sur lui autorité » 32.
Sainctelette et Sauzet sont ainsi les promoteurs d’une théorie au terme de
laquelle « le patron est débiteur, l’ouvrier créancier de sûreté » 33. Face à
cette construction doctrinale, « la jurisprudence française ne crut pas pos-
sible ni nécessaire l’existence de ce contrat tacite et forcé, de cette fiction
de contrat. Pour elle, la responsabilité naît de la situation même où se trou-
vent, l’un par rapport à l’autre, le maître et l’ouvrier » 34. Certes, la respon-
sabilité patronale se fonde sur l’existence d’une dépendance de l’ouvrier à
l’égard de son maître. Cette jurisprudence se ramène aux mêmes conclu-
sions en matière de charge de la preuve, en se contentant de la preuve d’un
abus en matière de sécurité par rapport aux usages et à l’équité dans une
profession et un lieu donnés. Mais elle conduit à une conception spécifique
de la relation de travail au terme de laquelle le patron est responsable non
seulement à l’égard de ses ouvriers, mais également à l’égard des tiers que
l’emploi d’ouvriers inexpérimentés ou fatigués aura exposés à des dommages.
De plus, dans cette relation, l’ouvrier ne se réduit pas à un pur instru-
ment au service du patron. Sa position est celle d’un individu qui exerce son
activité au profit d’autrui, au même titre que le médecin à l’égard de ses pa-
tients. Le rapprochement entre ces deux activités permet à Lévy de préciser
une certaine conception de la relation de travail, dans laquelle la dépen-

30. Ibid., p. 88.


31. Ibid., p. 88.
32. Ibid., p. 55.
33. Comme le souligne Emmanuel Lévy, dans ibid., p. 55.
34. Ibid., p. 58.

160 – Droit et Société 56-57/2004


dance ne fait pas disparaître toute liberté. Le médecin a besoin d’être pré- Emmanuel Lévy
et le contrat,
servé, pour exercer librement son activité, de la responsabilité liée à des
la sociologie dans le
« erreurs scientifiques et professionnelles s’il n’y a pas de sa part inobser- droit des obligations
vance des règles communes de prudence et d’attention » 35. Cette irrespon-
sabilité partielle ne peut pas être logiquement rapportée à une éventuelle
convention liant ce dernier à ses patients et correspond à une nécessité
pour l’activité médicale. « De même l’ouvrier agit parce que, lui aussi, grâce
à la responsabilité du patron, il peut librement agir, il travaille en sécuri-
té 36. » Dans l’ombre du contrat de travail, l’activité ouvrière aboutit ainsi à
un réaménagement des situations qui implique, de la part du juge saisi d’un
accident du travail, de se pencher d’abord sur la « matérialité même » 37 des
activités en cause.

III. L’affirmation du droit collectif

III.1. Le juge sociologue


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Si le rôle du juge est manifeste dans la résolution du contentieux en
matière de responsabilité, il a également sa place dans les litiges liés à
l’exécution des contrats. Cela tient d’abord à ce que l’existence d’un contrat
tel que le contrat de travail (ou plutôt, dans la terminologie de l’époque, le
contrat de louage de services) n’écarte pas la recherche d’une responsabilité
plus profonde, liée à une situation de fait (en l’occurrence, dans les rap-
ports de travail, la situation de fait est constituée par les installations maté-
rielles en mouvement du fait de l’autorité de l’employeur et de l’activité de
l’ouvrier). Cela tient aussi à ce que le contrat ne se réduit pas à l’écriture
préalable d’obligations réciproques clairement appréhendées par les parties.
Sur ce point, Lévy 38 précise la démarche du juge que sous-tend l’analyse
durkheimienne de l’exécution du contrat 39. Durkheim en reste, en effet,
dans son analyse, à l’articulation des règles qu’implique le contrat : droit
contractuel, d’une part, « qui détermine les conséquences juridiques de nos
actes que nous n’avons pas déterminées » 40 ; « réglementation sociale »,
d’autre part, « dont l’étendue ne peut pas être limitée par avance » et qui
renvoie à la dimension singulière de la situation contentieuse. Lévy 41 sug-
gère alors que l’intervention du juge, en sortant d’une interprétation for-
melle de la lettre des contrats pour aller vers une recherche de l’intention

35. Ibid., p. 60-61.


36. Ibid., p. 61.
37. Raymond Saleilles cité par Emmanuel Lévy, dans ibid., p. 59.
38. Cf. notamment Emmanuel LÉVY, « L’exercice du droit collectif » [1903], in ID., Les fondements
du droit, Paris, Alcan, 2e éd. 1939, p. 1-16 (p. 10).
39. Cf. notamment Émile DURKHEIM, De la division du travail social, op. cit., p. 192-194.
40. Ibid., p. 192.
41. Emmanuel LÉVY, « L’exercice du droit collectif » [1903], in ID., Les fondements du droit, op. cit.,
p. 10.

Droit et Société 56-57/2004 – 161


C. DIDRY des parties, vise en fait à dégager la conscience collective que les cocontrac-
tants ont présupposée dans leur engagement réciproque : « On recherche
l’intention des parties. Qu’est-ce à dire ? On recherche l’intention qu’elles
ont dû avoir, qu’on ne voit pas, qu’on leur attribue ; la conscience collective
se reflète dans celle des cocontractants 42. » Il va plus loin en avançant :
« Lorsque les consentements sont en contradiction avec cette conscience, le
juge, même sans texte, les tient pour non efficaces ; il les annule pour er-
reur, dol, violation de l’ordre public ; parfois, en vertu de son pouvoir
d’appréciation, il corrige les éléments du contrat, particulièrement en ce qui
concerne le montant de la somme promise 43. »
Certes, l’usage du terme durkheimien de « conscience collective » ne va
pas ici sans risque de confusion, dans la mesure où elle gomme l’anta-
gonisme d’intérêts qui est à la base du contrat : pour Durkheim, en effet,
« il ne faut pas oublier que la division du travail rend les intérêts solidaires,
elle ne les confond pas ; elle les laisse distincts et rivaux. De même qu’à
l’intérieur de l’organisme individuel chaque organe est en antagonisme avec
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les autres, tout en coopérant avec eux, chacun des contractants, tout en
ayant besoin de l’autre, cherche à obtenir le plus de droits possibles, en
échange des moindres obligations possibles » 44. Par là, Durkheim envisage
moins une communauté des contractants renvoyant à une conscience col-
lective, qu’une « solidarité des fonctions » conduisant chacune des parties à
une spécialisation. Il laisse ainsi ouverte la possibilité d’un litige soulevé
par une des parties potentiellement en conflit avec l’autre. Mais la reprise
de la notion de « conscience collective » par Lévy se comprend dans une
analyse de la fonction du juge, se penchant extérieurement et dans un souci
de règlement du litige sur la collectivité circonscrite par le contrat. La no-
tion de « conscience collective » doit alors être comprise, pour éviter le ris-
que d’une vision communautarienne du « milieu contractuel », comme la
capacité du juge à être « la conscience de tous les milieux sociaux » 45. Cette
conscience dépasse donc les milieux sociaux singuliers que circonscrivent
les contrats, dans le souci d’y assurer à chacun le droit par une investiga-
tion empirique des situations litigieuses pour éclairer la « cause » des par-
ties 46 et la « cause » des obligations prévues dans le contrat. Elle confère au
juge, dans la garantie du droit, une fonction analogue à celle du prêtre dans
la vie religieuse : « À l’origine, les rapports de droit étaient protégés par le
prêtre au nom de la divinité ; ils le sont aujourd’hui par le juge au nom de
l’État ; mais la fonction du juge est religieuse 47. » Contrairement au prêtre,

42. Ibid., p. 10.


43. Ibid., p. 10.
44. Émile DURKHEIM, De la division du travail social, op. cit., p. 191.
45. Emmanuel LÉVY, « L’exercice du droit collectif », in ID., Les fondements du droit, op. cit., p. 15.
46. Dans le sens que la procédure civile donne à ce terme, la cause est l’objet de la demande in-
troduite devant le juge.
47. Emmanuel LÉVY, « L’affirmation du droit collectif », in ID., La vision socialiste du droit, op. cit.,
p. 117.

162 – Droit et Société 56-57/2004


le juge œuvre dans le sens d’une réparation terrestre et « fait que les choses Emmanuel Lévy
et le contrat,
se passent comme si le verre n’avait pas été cassé ; il oppose le droit au
la sociologie dans le
fait ; il fait œuvre de protestation conservatrice contre le fait ; c’est la sur- droit des obligations
vie ; et Dieu, c’est le juge, l’État-providence dont le magistrat est le prêtre
[...] » 48. Le risque est ici que la nature religieuse de la fonction du juge ne
conduise du souci de conservation à un certain conservatisme, en enfer-
mant le juge dans une fonction de gardien du respect des contrats. Se des-
sine alors la critique de la conception « aristocratique » du juge 49 dans la
pensée de François Gény, qui assigne au juge une fonction de construction
des catégories juridiques dans sa recherche de solutions aux litiges qui lui
sont soumis. Le « subjectivisme du juge » que Lévy 50 redoute dans la libre
recherche scientifique préconisée par Gény risque alors de conduire à ce
que, « pour faire respecter sa science, le juge impose à l’opinion un frein
dangereux » 51. En s’ouvrant au contraire à l’« opinion » évolutive des mi-
lieux en cause dans les litiges dont il a à connaître, le juge s’engage dans
une transformation de sa fonction et tend à devenir un arbitre moins sou-
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cieux de la défense des « droits acquis » que de la protection des « droits
nouveaux » qui se font jour dans les conflits collectifs. En devenant arbitre
de conflits sociaux, il suit ainsi un mouvement censé conduire, dans l’op-
tique de Lévy, à sa propre disparition au profit de ces autres manifestations
de la conscience commune aux milieux contractuels que constituent les per-
sonnes morales collectives.

III.2. Le contrat collectif


Le juge perd peu à peu le monopole d’une expression de la conscience
collective, au profit des formes organisées de conscience collective que
constituent les personnes morales. Les règles de droit constituent alors le
matériau permettant la construction de ces entités collectives. La première
étape dans cette voie est constituée par la séparation entre patrimoine et
personnes physiques individuelles qui se manifeste à travers l’institution de
la société anonyme. La propriété est ainsi exercée par des personnes collec-
tives qui ne connaissent que des créanciers, les actionnaires et plus généra-
lement les apporteurs de capitaux. Elle conduit au trust et à la monopolisa-
tion dont la conséquence est un pilotage rationnel de la valeur des choses
échangées, succédant aux fluctuations du marché.
À ce stade, enfermé dans des relations interindividuelles, le travail
n’apparaît pas véritablement comme une valeur, dans la mesure où il ne
donne lieu pour l’ouvrier qu’à une rémunération se stabilisant autour du
minimum vital nécessaire pour compenser l’effort fourni. Il faut attendre la

48. Ibid., p. 118.


49. Emmanuel LÉVY, « L’exercice du droit collectif », in ID., Les fondements du droit, op. cit., p. 13.
50. Ibid., p. 13.
51. Ibid., p. 14.

Droit et Société 56-57/2004 – 163


C. DIDRY reconnaissance légale de la grève et de personnalités collectives sans patri-
moine, les syndicats professionnels, pour que le travail entre dans l’époque
du « contrat collectif ». La grève annule les contrats individuels et les rem-
place, selon Lévy 52, par un contrat collectif définissant la valeur du travail
offert collectivement. Le juge se fait dans un premier temps arbitre, puis
disparaît dans un second temps pour laisser place à un règlement profes-
sionnel des litiges du travail : « Le travail échappe à la justice d’État ; doré-
navant, la force, la croyance ouvrières sont en conflit avec la force, la
croyance capitalistes 53. » La valeur du travail fluctue alors véritablement
au-dessus du minimum vital, au gré de la force de l’organisation syndicale :
« C’est la profession, c’est le travail qui a le droit de contracter, d’agir, la
profession dont le syndicat n’est que l’expression, expression variable, mo-
bile, changeante ; syndicat tantôt puissant, tantôt faible ; il se forme, il se
transforme, il se dissout, il se divise. Il n’existe pas. Le syndicat c’est le tra-
vail, représenté par ceux qui prennent la décision d’agir en son nom 54. »
Cette valeur fluctue également en fonction des possibilités d’accroissement
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du pouvoir d’achat que permet la rentabilité du capital. La défense du pou-
voir d’achat ne correspond donc pas ici à un « acquis social », ou à une
« propriété sociale », mais à une « créance » sur la production capitaliste 55.
Il reste alors à savoir ce que deviennent les individus dans ce nouveau
cours historique qu’ouvre la libéralisation du droit d’association. A priori,
ils disparaissent : « L’homme disparaît des croyances sociales : le droit indi-
viduel disparaît ; l’ouvrier n’acquiert pas un droit mais une fonction, fonc-
tion qu’il conserve ou qu’il perd ; en d’autres termes il y a fusion des sanc-
tions, pénales et disciplinaires 56. » Le lecteur de De la division du travail
social est soudain atteint de perplexité à la lecture de ce qui pourrait appa-
raître comme un retour sur le mouvement de division des droits accompa-
gnant la division du travail. Plus généralement, le durkheimien y perd la
« religion de l’individu ». Il peut se consoler avec l’idée que la tyrannie du
groupe sur l’individu est corrigée, selon Lévy, par « la multiplicité des grou-
pements et le développement, dans la société politique et dans la société
économique, de croyances communes supérieures aux groupes » 57. Mais, en
assimilant le syndicat à une expression de la profession et en délaissant la
« garantie sociale » de la justice, Lévy abandonne la question fondamentale
de la permanence des contrats individuels de travail et des actions en jus-
tice auxquelles ils donnent lieu devant les conseils de prud’hommes. Là en-

52. Emmanuel LÉVY, « L’attente » [1909], in ID., Les fondements du droit, op. cit., p. 45-76 (p. 63).
53. Ibid., p. 71.
54. Ibid., p. 70.
55. On retrouve aujourd’hui un débat posé dans des termes analogues à propos de la Sécurité so-
ciale : cf. par exemple la discussion, vive, de Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question so-
ciale, Paris, Fayard, 1995, par Bernard FRIOT, intervention dans « Symposium sur : Les métamor-
phoses de la question sociale », Sociologie du travail, 43 (2), 2001, p. 241-253.
56. Emmanuel LÉVY, « L’attente », in ID., Les fondements du droit, op. cit., p. 72.
57. Ibid., p. 72.

164 – Droit et Société 56-57/2004


core, le durkheimien se souvient que la réforme des groupements profes- Emmanuel Lévy
et le contrat,
sionnels vise à créer des institutions nouvelles rattachées à l’État et se dé-
la sociologie dans le
gageant du spontanéisme et du caractère partiel et partial de l’organisation droit des obligations
syndicale 58. Au-delà de la sociologie durkheimienne, se trouve également
occulté le droit d’action en justice des syndicats pour obtenir l’exécution
des conventions collectives, soit directement sur la base d’une défense de
leur intérêt moral, soit à travers la défense de l’exécution des contrats de
travail individuels.
Ainsi, la réflexion de Lévy, dans sa dernière phase, présente l’intérêt de
montrer comment la législation crée de nouvelles entités capables de pro-
duire à leur tour des cadres normatifs s’imposant aux contrats individuels :
prix des produits sous un régime de trusts ; conditions de travail sous le
régime de la convention collective. Elle présente le risque de conduire à une
conception du droit du travail comme droit social, écartant de son champ
les formes individuelles de la lutte des classes dans la revendication d’une
exécution des contrats individuels conforme aux conventions collectives.
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Conclusion
Le contrat se présente comme un objet privilégié pour envisager les ap-
ports de la sociologie à une analyse du droit des obligations dans la ré-
flexion d’Emmanuel Lévy. Elle éclaire ainsi la fulgurante analyse du contrat
produite par Durkheim dans sa thèse, en renversant la conception classique
d’un droit des obligations partant de personnes dotées d’un patrimoine lui-
même constitué de droits acquis et de connaissance certaine. Contrairement
à cette conception, l’analyse de Lévy montre que les droits ne sont pas ac-
quis mais construits, dans un milieu et une Société auxquels il faut intégrer
les représentants de l’État sous la figure du législateur et du juge et les rè-
gles de droit ainsi que les décisions judiciaires qu’ils produisent. Dans cette
perspective, la « garantie sociale » que constitue pour les individus le droit
d’action en justice conduit à un nouveau regard sur le droit et les droits : le
droit est pris comme l’élément de la vie sociale dans lequel la concurrence
entre les individus s’affirme sous la forme d’une lutte pour leurs droits. La
dernière phase de la réflexion de Lévy sur le contrat collectif en est d’autant
plus décevante, du fait de l’évolutionnisme auquel elle cède. Des différentes
formes de reconnaissance du droit d’association, Lévy ne retire en effet que
la perspective prophétique d’une absorption de la créance du capital par le
travail, dans une situation où le droit individuel aurait cédé la place au droit
collectif. Il annonce ainsi l’« hypothèse du droit social » énoncée dans les
années 1930 par Gurvitch 59, en écartant la possibilité d’analyser les effets
d’un droit collectif nouveau sur les contrats individuels.

58. Cf. Claude DIDRY, « La réforme des groupements professionnels comme expression de la
conception durkheimienne de l’État », Revue française de sociologie, 41 (3), juillet-septembre
2000, p. 513-538.
59. Georges GURVITCH, Le temps présent et l’idée de droit social, Paris, Jean Vrin, 1932.

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