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UNIVERSITÉ MICHEL DE MONTAIGNE – BORDEAUX III

ÉCOLE DOCTORALE MONTAIGNE-HUMANITÉS

Doctorat

Philosophie

Takashi SAKAMOTO

LE PROBLÈME DE L’HISTOIRE
CHEZ MICHEL FOUCAULT

Thèse dirigée par le Professeur Guillaume LE BLANC


Soutenue le 2 mars 2011

JURY

Monsieur Philippe ARTIÈRES


Chargé de recherche CNRS, IIAC - EHESS
Monsieur Christophe BOUTON
Professeur des Universités, Université Michel de Montaigne - Bordeaux III
Monsieur Guillaume LE BLANC
Professeur des Universités, Université Michel de Montaigne - Bordeaux III
Monsieur Philippe SABOT
Maître de conférences HDR, Université Charles-de-Gaulle - Lille III
Monsieur Sigeru TAGA
Professeur (Université étrangère), Université Kyoto (Japon)
Monsieur Jean TERREL
Professeur des Universités, Université Michel de Montaigne - Bordeaux III
RÉSUMÉ : Comment la philosophie peut-elle penser son dehors, qu’est la non-philosophie ?
Quelle est la limite entre la philosophie et ce qui lui est extérieur ? La philosophie hégélienne
a tenté de répondre à ces questions par l’établissement d’une totalité philosophique au travers
de la dialectique et d’une certaine manière philosophique de penser l’histoire. Notre travail a
pour objectif de réfléchir sur ce rapport de la philosophie à la non-philosophie, apparu de
façon éminente dans la pensée de Michel Foucault, qui cherche, tout le long de son parcours,
à se déprendre de cette philosophie de la totalité et de l’histoire, tout en menant diverses
enquêtes historiques. Il s’agit pour lui de mettre en doute la naturalité des objets, tels la folie,
la délinquance, la sexualité. Foucault fait ainsi sans cesse surgir la multiplicité des formes
empiriques d’objectivation, ainsi que celles d’assujettissement ou de subjectivation, car cette
prolifération des histoires s’oppose à la totalité dialectique de l’histoire. Comme la déprise ne
s’achève jamais une fois pour toutes, la pensée foucaldienne devient un ensemble d’essais
pour philosopher dans le non-philosophique qu’est l’histoire. Penser contre Hegel implique
toujours penser avec lui. Notre analyse vise à éclairer ces efforts foucaldiens, en suivant leur
déroulement dans les trois périodes, à savoir l’archéologie, la généalogie et la
problématisation, pour montrer comment ces époques se forment et se transforment autour du
thème de l’histoire, par une série de déplacements parfois très minimes. La pensée
foucaldienne est en ce sens une mise en question de la philosophie elle-même en face de la
non-philosophie.

MOTS-CLÉS : Foucault, Hegel, histoire, archéologie, généalogie, problématisation,


dialectique, naturalité

INTITULÉ ET ADRESSE DE L’ÉQUIPE D’ACCUEIL : SPH – Sciences, Philosophie,


Humanités, École doctorale Montaigne-Humanités et département Philosophie, U.F.R
Humanités, Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3, Domaine Universitaire, 33607
PESSAC CEDEX
ABSTRACT :

The problem of history in Michel Foucault

How can philosophy think its outside? What is the limit between philosophy and
non-philosophy? The Hegelian philosophy tried to answer those questions by setting up a
philosophic totality through dialectics and a certain philosophic way of thinking history. Our
goal is to consider this relation between philosophy and non-philosophy that clearly appears
in the thought of Michel Foucault, which seeks, all along its course, to free itself from the
Hegelian philosophy of totality and of history, by carrying out various historical investigations.
For Foucault, the main point is to call into question the naturality of objects, such as madness,
crime and sexuality. Foucault constantly brings to light the multiplicity of the empirical forms
of objectivation, and of subjection or subjectivation as well, inasmuch as a proliferation of
histories goes against Hegel’s dialectical totality of history. As this discharge never ends once
and for all, the Foucauldian thought becomes a set of attempts in order to philosophize in the
non-philosophy that is history. Being against Hegel always involves thinking with him. Our
analysis aims at understanding the Foucauldian efforts, by following their unfolding in the
three periods that are the archaeology, the genealogy and the problematisation, and to show
how they are formed and transformed around the theme of history, by a series of sometimes
very minor changes. In this sense, the thought of Michel Foucault is an examination of
philosophy itself facing non-philosophy.

KEY-WORDS : Foucault, Hegel, history, archaeology, genealogy, problematisation,


dialectics, naturality
REMERCIEMENTS

Tout d’abord, nous tenons à exprimer notre profonde reconnaissance à notre directeur
de thèse, le Professeur Guillaume Le Blanc, pour la confiance stimulante qu’il nous a
accordée tout au long de ce travail de recherche depuis 2001. Nous voudrions également
manifester toute notre gratitude au Professeur Jean Terrel, qui a accepté de nous diriger dans
la période 2003-2006. Nous les remercions tous deux chaleureusement pour ce qu’ils ont
apporté à notre réflexion par leurs lectures méticuleuses et par la qualité de leurs conseils.

La préparation de la présente thèse s’est effectuée au sein de notre ancienne équipe


de recherches, Lumières, Nature, Société (LNS), devenue très récemment Sciences,
Philosophie, Humanités (SPH). Nous souhaitons vivement remercier ici tous les membres de
l’équipe, notamment les directeurs, les Professeurs Charles Ramond, ancien directeur, et
Valéry Laurand, directeur actuel, pour l’attention et le soutien qu’ils ont toujours accordés à
notre recherche, ainsi que pour leur décision de nous attribuer la bourse LNS pour l’année
2010-2011. Nous remercions aussi Monsieur Yasuo Kashiwakura, ancien Professeur de
l’Université de Kyoto, qui nous a initié à l’étude de la pensée foucaldienne, et la Fondation
Renault qui nous a donné l’opportunité de mener notre recherche dans cette équipe d’une
grande compétence, en nous allouant une bourse pendant deux ans et demi.

C’est en effet au travers des vives et fécondes discussions dans le groupe Foucault
que nous avons pu élaborer et mener à bien notre réflexion. Nous en sommes très
reconnaissant à tous les membres du groupe, en particulier, à ses organisateurs, Emmanuel
Gripay, Hervé Oulc’hen et Ferhat Taylan, qui nous ont permis à plusieurs reprises de présenter
notre travail en cours, et qui nous ont sans cesse encouragé. Toute notre gratitude également,
pour leur patience jamais démentie, à nos collègues depuis huit ans de la section Japon, U.F.R.
Langues et civilisations.

Nous témoignons aussi notre sincère reconnaissance à Madame Viviane


Duvergé-Laulhé, pour sa lecture et ses corrections attentives, qui donnèrent fort souvent lieu à
de riches échanges intellectuels et interculturels. Cette précieuse collaboration a sans doute
permis que notre thèse, nos idées, nos argumentations soient formulées au plus près de nos
aspirations. Enfin, nous remercions infiniment Géraldine Glenadel pour le soutien et les
encouragements qu’elle nous a apportés tout au long de la période de rédaction, et grâce
auxquels nous avons pu achever ce long parcours parfois très éprouvant.
à la mémoire de mon père, Reiji Sakamoto (1944-2003)
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION……………………………………………………………………17
1. La philosophie en face de la non-philosophie……………………………….………..17
2. La philosophie et l’histoire : la solution hégélienne……………………..….……..…23
3. Michel Foucault : penser contre Hegel………………………………..…….………..31
3.1. Critique intrinsèque………………………………..………….…………….…….33
3.2. Pensée extrinsèque, ou autres de la philosophie : littérature et histoire…………...…...38
La littérature …… ………………………………………………………………….…….. 39
L’histoire ………………………………………………………..………….…..40
4. La systématicité réflexive de la pensée foucaldienne…………………….….…...50

PREMIÈRE PARTIE : ARCHÉOLOGIE DES SYSTÈMES


DE SAVOIR…………………………………………………………..…………….62
CHAPITRE I DEUX VERSIONS DE L’HISTOIRE DE LA RAISON…....62
1. Déraison, Folie, Histoire……………………………………………….…………..65
1.1. Préface de 1961…..………………………………………………….………….65
1.2. Persistance de la Déraison : Le Neveu de Rameau....……………………………….69
1.3. Naturalité de la folie ………………….…….……….…………………………...76
Les principes méthodologiques……………………………………………………79
La folie à l’âge classique.…………………………………………………………………83
La folie moderne………………………………………………………………...92
2. Vie, maladie, mort : l’histoire du regard médical…………………………………108
2.1. Spatialisations de la maladie……………………………………………………………...111
2.2. Les formes d’expérience clinique…………………………………………………121
3. Déraison et mort : le reste de deux histoires de la raison…………………………135

CHAPITRE II FOLIE, MORT, LANGAGE :


« PENSÉE LITTÉRAIRE »…...……………..…………………………………....141
1. Folie, œuvre, langage………………………………………………………………..144
2. Langage, choses, mort…………………………………..……..….…….……..…….150
2.1. Langage et choses : le procédé rousselien…………………..………..………...……..151
2.2. Le Visible et l’Invisible………..…………………………………………......……..153
2.3. Langage et mort………………………………………………………………...….155
3. Dédialectiser la pensée……………………………………………………………....160
3.1. Contre la dialectique : transgression, limite, dehors………………………………..…161
3.2. Le langage contre la dialectique……………………………………………………..167
4. Positivité du langage littéraire……………………………………………………….171

C HAPITR E III H OMME « NAT UREL » ET R ETOUR DU


LANGAGE : HISTOIRE DOUBLE DANS LES MOTS ET LES
CHOSES……………………………………………………………………………...175
1. Notion d’a priori historique et usage double de la littérature……………………….181
1.1. Qu’est-ce que l’ordre ?……………………………………………………………..181
1.2. Don Quichotte : Figure historique de la littérature…………………………………….186
2. L’épistémè classique : ordre sans histoire…………………………………...……....191
2.1. Mathesis et taxinomia ……………………………………………………………...191
2.2. La Grammaire générale…………………………………………………….………193
2.3. L’histoire naturelle………………………………………………………….……...198
2.4. L’analyse des richesses………………………………………………………….….201
2.5. Les limites de l’épistémè classique……………………………….………………….206
3. La Vie, le Travail, le Langage : histoire et empiricité…………….…………..……..208
3.1. Ricardo……………………………………………………………………..….....216
3.2. Cuvier………………………………………………………………………..…...219
3.3. Bopp et l’histoire du langage…………………………………………………..……223
4. La naturalité de l’homme et l’analytique de la finitude……………………..………228
4.1. L’analytique de la finitude…………………………………………………………..229
4.2. La répétition empirico-transcendantale……………………………………………....231
4.3. Le cogito et l’impensé……………………………………………………………...234
4.4. Les problèmes de l’origine………………………………………………….………237
4.5. L’homme et sa naturalité……………………………………………………………238
5. L’histoire des sciences humaines…………………………………………….……...241
5.1. La position des sciences humaines dans l’épistémè moderne…………………………...242
5.2. Le champ de pensée des sciences humaines…………………………………………245
5.3. Trois modèles de sciences humain………………………………………..………….250
5.4. L’Histoire et les sciences humaines…………………………………….……………253
5.5. La psychanalyse, l’ethnologie, la linguistique………………………………………..260
6. Vers la formulation de l’archéologie…………………………………...……………260

CHAPITRE IV L’ARCHÉOLOGIE DU SAVOIR : FORMULATION


D’UNE MÉTHODE POSITIVE ET CRITIQUE DE L’HISTOIRE DE
LA TOTALITÉ………………………………………………………...…266
1. Formulation de la méthode archéologique…………………………………………..269
1.1. Du document au monument : comment écrit-on l’histoire ?……...……………………269
1.2. Les formations discursives…………………………………….…………………...274
1.3. Énoncé…………………………………………………………………………290
1.4. Positivité, a priori historique, archive………………………………………………300
2. Critique de l’histoire totalisatrice : Archéologie et histoire des idées………………306
2.1. L’assignation de nouveauté…………………………………………………………307
2.2. L’analyse des contradictions………………………………………………………..308
2.3. Les descriptions comparatives………………………………………………………311
2.4. Le repérage des transformations……………………………………………………..313
3. Savoir et domaines archéologiques………………...………………………………..318
4. L’archéologie sans sujet parlant : rapprochement avec la littérature……………324

CONCLUSION ………………………………………………………………………329

DEUXIÈME PARTIE : GÉNÉALOGIE, POUVOIR, SAVOIR..332


INTRODUCTION……………………………………………………………………332

CHAPITRE I FORMATION DE LA GÉNÉALOGIE………………………340


1. L’Ordre du discours : réorganisation de l’archéologie……………………………340
2. Nietzsche et la généalogie foucaldienne……………………………………………350
3. Pouvoir, vérité, sujet………………………………………………………………361
3.1. Pouvoir de souveraineté et pouvoir disciplinaire……………………………………..365
3.2. Famille, modèle du pouvoir de souveraineté…………………………………………372
3.3. Diffusion du pouvoir psychiatrique………………………………………………….382
3.4. Pouvoir sur le corps neurologique…………………………………………………..388
4. Généalogie, pouvoir, guerre…………………………………………………………401
4.1. Discours historico-politique comme contre-histoire, modèle anti-souverain……………..412
4.2. État de guerre : discours juridique sur la guerre ?……………………………………..414
4.3. Boulainvilliers : le discours historico-politique en France……………………………..417

CHAPITRE II POUVOIR, LUTTES, PRÉSENT…………………………434


1. Généalogie des luttes………………………………………………………………..437
2. Diagnostic et luttes…………………………………………………………………..453

CHAPITRE III GÉNÉALOGIE ET ARCHÉOLOGIE DU


POUVOIR : PRISON, NORME, SEXUALITÉ………………………….……465
1. Corps et pouvoir : histoire de la naturalité de la prison……………………………..467
1.1. Trois formes de punition……………………………………………………………471
1.2. Discipline…………………………………………………………………………476
1.3. Prison…………………………………………………………………………….485
2. Du crime à la sexualité : psychiatrie des anormaux…………………………………495
3. Naturalité de la sexualité…………………………………………………………….511
3.1 Enjeu………………………………………………………………………..…….520
3.2 Méthode……………………………………………………………………..…….522
3.3. Domaine…………………………………………………………………..………524
3.4. Périodisation…………………………………………………..……………..……526
3.5. Bio-politique……………………………………………………………………....531
4. Généalogie et histoire : débat avec des historiens…………………………………538
4.1. L’impossible prison………………………………………………………………..538
4.2. La micro-histoire de l’ « exceptionnel normal »………………………………………550
4.3. L’histoire d’un sujet ordinaire et muet………………………………………………..554
4.4. La naturalité des objets mise en question : une approche historique sur le genre…………557

CHAPITRE IV GÉNÉALOGIE DE LA RAISON


GOUVERNEMENTALE…………………………………………………568
1. Comment articuler les deux formes de pouvoir ?…………………………………571
1.1. L’histoire de la gouvernementalité…………………………………………………..582
2. L’histoire de la gouvernementalité : (1) pouvoir pastoral…………………………592
3. L’histoire de la gouvernementalité : (2) Raison d’État……………………………598
4. L’histoire de la gouvernementalité : (3) libéralisme………………………………...611
4.1. Le néolibéralisme allemand…………………………………………………………629
4.2. Le néolibéralisme américain………………………………………………………..638
CHAPITRE V DU GOUVERNEMENT DES AUTRES
AU GOUVERNEMENT DE SOI………………………………… …653
1. Formation explicite du problème « gouvernement de soi »…………………………657
2. Confession et examen de soi : du partage entre le paganisme et le christianisme…662
2.1. La philosophie païenne et les techniques de soi……………………………………….662
2.2. Le christianisme et les techniques de soi……………………………………………..664
3. Subjectivité, vérité, sexualité : autour de la « fable de l’éléphant »………………...669
3.1. Nature de la question « subjectivité et vérité »………………………………………..674
3.2. Domaine historique de l’analyse…………………………………………………….677
3.3. Problème de méthode : arts de vivre…………………………………………………681

CONCLUSION………………………………………………………………………687

TROISIÈME PARTIE : HISTOIRE, PROBLÉMATISATION,


SUJET……………………………………………………………………………..690
INTRODUCTION…………………………………………………………………….690

CHAPITRE I SUBJECTIVATION ET VÉRIDICTION …………………….697


1. L’Usage des plaisirs : réorganisation de la pensée foucaldienne……………………701
1.1. Diététique………………………………………………………………………...711
1.2. Économique………………………………………………………………………713
1.3. L’amour des garçons……………………………………………………………….715
1.4. L’amour et la vérité………………………………………………………………720
1.5. L’éthique des plaisirs : le cas de la Grèce ancienne…………………………………..723
2. Le Souci de soi : une nouvelle problématisation des aphrodisia……………………724
2.1. Le corps…………………………………………………………………………..731
2.2. La femme…………………………………………………………………………733
2.3. Les garçons………………………………………………………………………..724
2.4. L’histoire des problématisations : bilan……………………………………………..741
3. Histoire de la culture de soi………………………………………………………….742
3.1. Le moment platonicien : Souci de soi dans l’Alcibiade………………………………..748
3.2. La généralisation du souci de soi et son âge d’or……………………………………...752
3.3. La conversion du regard……………………………………………………………762
3.4. L’ascèse…………………………………………………………………………...768
3.5. Question du sujet de vérité : parrêsia………………………………………………..772
3.6. L’ascétique et la subjectivation de la vérité…………………………………………..776
4. Histoire de la parrêsia……………………………………………………………….788
4.1. La parrêsia dans Ion d’Euripide…………………………………………………….795
4.2. La crise de la parrêsia……………………………………………………………..801
4.3. Parrêsia philosophique dans la pensée platonicienne………………………………….804
4.4. L’histoire de la parrêsia : bilan intermédiaire…………………………………………819
4.5. Le problème du courage dans la pratique parrèsiastique……………………………….821
4.6. Le cynisme : lien singulier entre mode de vie et dire-vrai…………………………….834
4.7. La Parrêsia dans la philosophie moderne : Was ist Aufklärung ?……………………….852

CHAPITRE II LUMIÈRES, RÉVOLUTION, HISTOIRE DU PRÉSENT…859


1. Histoire et présent : question des Lumières…………………………………………860
2. L’histoire de l’attitude révolutionnaire………………………………………………865
2.1. L’Antiquité et la Révolution………………………………………………………...868
3. Foucault est-il parrèsiaste ?………………………………………………………….872
4. Histoire et présent…………………………………………………………………...875

CONCLUSION………………………………………………………………………879

BIBLIOGRAPHIE…………………………………………………………………885

INDEX DES NOTIONS…………………………………………………………896

INDEX DES NOMS DE PERSONNES……………………………………912


INTRODUCTION

1. La philosophie en face de la non-philosophie

Notre réflexion trouve son origine dans une question très fréquemment posée :
« Qu’est-ce que la philosophie ? » Les réponses possibles sont si diverses qu’aucune tentative
de trouver un trait commun entre elles n’a réellement abouti. Sans doute toute réflexion
philosophique aura-t-elle à y répondre à sa propre manière, quels qu’en soient le sujet et la
méthode. Notre réflexion ne se dispense pas non plus de cette question. Comment y
répondre ? Essayons d’abord de préciser notre position.
La question soulèverait en elle-même soit implicitement soit explicitement une autre
question. Pour définir ce qu’est la philosophie, il faudrait distinguer ce qui est philosophique
de ce qui ne l’est pas. Il s’agit donc de définir non seulement la philosophie mais aussi la
non-philosophie. « Qu’est-ce que la non-philosophie ? », c’est l’envers de « Qu’est-ce que la
philosophie ? » Les deux questions établissent entre la philosophie et ce qui ne l’est pas un
partage par lequel la philosophie deviendrait un domaine autonome. Mais il est évident que ce
partage ne va pas de soi. Il est susceptible de changer en fonction des réponses qu’on donne à
la question « Qu’est-ce que la philosophie ? » Il n’est ni stable ni universel, mais fragile et
changeant.
Réfléchir sur ce partage plutôt que sur la philosophie elle-même ou sur son essence
nous apparaît plus fécond. Il faudrait non pas déterminer l’essence de ce que l’on appelle
philosophie, mais la saisir par rapport aux limites qui la distingue de ce qui ne l’est pas. Un
regard vers le dehors de la philosophie nous permettrait d’appréhender la philosophie à la
lumière de ce dehors de la philosophie. Il s’agit pour nous moins de la question de l’essence
de la philosophie que de celle du partage entre la philosophie et la non-philosophie ou bien de
celle des rapports de la philosophie à ce qui ne l’est pas. En d’autres termes, la question ne se
pose plus par rapport à l’identité de la philosophie (de ce qui est philosophique), mais aux
autres de la philosophie. Déplacement du problème : par quelle division, un discours, une
réflexion ou une pratique peut-il être qualifié de philosophique ? De quelle manière cette
division, si elle n’est ni évidente ni solide, impose-elle à la philosophie une série de limites ?
Comment ces limites changent-elles par rapport à la philosophie et à la non-philosophie, et
Introduction

pourquoi de tels changements se produisent-ils ? La philosophie à l’épreuve de la


non-philosophie, c’est l’objectif de notre réflexion.
Or cette ligne de partage ne correspond à aucune division académique ou
institutionnelle : par exemple, la division entre la philosophie comme discipline et les autres
disciplines n’a pas de rapport avec ce dont nous traitons ici. Le mur des institutions
philosophiques n’enferme pas le philosophique à son intérieur. Les limites, la division, il
faudrait les chercher ailleurs que dans des institutions académiques, puisque la manière de
définir un domaine philosophique pourrait changer en fonction de la spécificité des réflexions
« philosophiques ». On pourrait dire que la division entre la philosophie et la non-philosophie
est plus mouvante et instable que la localisation institutionnelle.
Malgré l’instabilité et la diversité du partage, il serait possible de distinguer au moins
trois types de rapports de la philosophie à la non-philosophie. Plus précisément, ce sont les
types de rapports que la philosophie cherche à établir avec la non-philosophie, en mettant en
avant la spécificité et l’autonomie de la réflexion philosophique. Dans le premier, la
philosophie fonde la non-philosophie (rapport de fondement) ; dans le deuxième, elle
intériorise dans son système ce qui ne l’est pas (rapport d’intériorisation) ; troisièmement, elle
est sans cesse confrontée à la non-philosophie (rapport de confrontation). Ce classement, si
schématique soit-il, nous permettrait de repérer les enjeux de la question du partage entre la
philosophie et la non-philosophie.
Premièrement, rapport de fondement : la philosophie se définit comme une tentative
de mettre en lumière les conditions transcendantales sous lesquelles deviennent possibles
toutes les expériences. Ce type de rapport, bien entendu, représenté par la critique kantienne,
cherche à établir un fondement transcendantal de tous les domaines non-philosophiques. La
philosophie n’examine pas la validité et la véracité en elles-mêmes des domaines
non-philosophiques, mais elle leur impose des limites transcendantales et indépassables. En
ce sens, la philosophie domine de l’extérieur la non-philosophie par des conditions a priori
sans lesquelles aucune expérience ne pourrait être fondée. Elle établit son propre domaine de
réflexion pour ainsi dire métaphysique et elle n’en sort pas. Cela ne signifie pourtant pas
qu’elle n’est qu’une discipline parmi les autres, mais qu’elle surplombe les autres tout en
posant des limites infranchissables.
Si la philosophie selon le premier type définit les limites transcendantales et
indépassables pour la non-philosophie, selon le deuxième type la philosophie prend une autre
voie : intériorisation de ce qui lui est extérieur. C’est Hegel qui a poussé ce mouvement

18
Introduction

d’intériorisation jusqu’au bout par la dialectique. Pour le Hegel de la Phénoménologie de


l’Esprit, par exemple, la philosophie n’est rien d’autre que le mouvement de l’Esprit à partir
de la conscience naturelle, vers son achèvement, le savoir absolu, où se réalise l’unification
totale entre le sujet et les objets du savoir1. La conscience, confrontée tout le long de ce
mouvement à des formes de savoir incomplètes ou fausses, doit se détruire pour atteindre à
une étape de conscience plus élevée, tout en incluant les formes diverses de savoir dont la
négation est nécessaire pour son propre accomplissement. La non-philosophie apparaît donc
dans ce voyage dialectique de la conscience pour être finalement intégrée dans la totalité
philosophique. Elle ne fonde pas la non-philosophie, mais l’intériorise au point d’effacer le
dehors de la philosophie.
Dans le troisième type de rapport, la philosophie ne cherche ni à fonder ni à faire
disparaître la non-philosophie, mais elle affronte toujours à ce qui ne l’est pas sans viser à le
maîtriser définitivement. Elle réfléchit sur ce qui n’est pas philosophique pour faire apparaître
la possibilité de philosopher autrement. Le dehors de la philosophie est donc une source de la
nouvelle pensée philosophique. La philosophie dans ce type de rapport prend racine dans la
non-philosophie. Cela ne veut pas dire que la philosophie est subordonnée à la
non-philosophie, mais qu’elle envisage ce qui ne l’est pas à sa propre manière, sans imposer
sa réflexion comme supérieure à tout autre type de réflexion non-philosophique. La
philosophie se forme au travers des interactions avec ce qui lui est extérieur.
Si cette classification présente quelque pertinence, il est possible de remarquer entre
les trois types des différences ainsi que des similitudes. Entre le rapport de fondement et celui
d’intériorisation, il y a une opposition : alors que le premier impose, de l’extérieur, un
ensemble de limites transcendantales à la non-philosophie, le second pénètre à l’intérieur de la
non-philosophie pour l’intégrer dans le système philosophique. Ils ont cependant un point
commun : pour tous les deux, la philosophie est certainement supérieure à la non-philosophie.
Le rapport d’intériorisation et celui de confrontation s’opposent l’un à l’autre dans la
mesure où le premier vise l’intégration totale de la non-philosophie que le second ne tente
jamais. Cette opposition manifeste n’empêche pourtant pas qu’ils se rejoignent dans une
attitude commune à l’égard de la non-philosophie, en ce sens qu’ils n’hésitent pas tous les
deux à s’engager dans les domaines non-philosophiques.
Entre le rapport de fondement et celui de confrontation, nous nous contentons ici de

1
G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit I, traduit et annoté par Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean
Labarrière, Paris, Gallimard (coll. folio), 1993.
19
Introduction

remarquer une opposition : alors que le premier cherche à fonder à la manière transcendantale
toutes les formes de connaissance une fois pour toutes, la forme d’intervention du second ne
peut se définir que par rapport à la spécificité de chaque domaine sur lequel réfléchit la
philosophie. L’homogénéité et l’universalité pour le premier, l’hétérogénéité et la particularité
pour le second.
Quelle position prenons-nous devant ces trois rapports de la philosophie à la
non-philosophie ? La voie la plus féconde serait, nous semble-t-il, le rapport de confrontation
pour les raisons suivantes. Si la philosophie ou la réflexion philosophique tente de construire
un système philosophique autonome soit par l’analyse transcendantale de la raison soit par
l’inclusion de ce qui ne l’est pas, ce système aboutira, à la limite, à un état stable et définitif
où la philosophie s’accomplit. C’est précisément le cas de Hegel. Il faudrait, à la différence de
la systématicité close, ouvrir la réflexion philosophique à ce qui se trouve extérieur à
elle-même. La réflexion philosophique ne se forme qu’à l’épreuve de la non-philosophique.
Cela ne signifie pas que la philosophie n’a pas besoin de la systématicité, mais que la
systématicité philosophique doit être envisagée autrement. La systématicité philosophique se
construisant au contact permanent de la non-philosophie serait susceptible de changer par des
réflexions sur les éléments extérieurs à elle-même et parfois indépendants d’elle-même. En ce
sens, cette systématicité philosophique serait flexible et capable d’envisager des problèmes
inédits qui se produiraient dans les domaines non-philosophiques. En d’autres termes, cette
systématicité chercherait à être toujours contemporaine de son époque.
Il s’agit donc dans notre réflexion d’envisager une telle systématicité philosophique
ouverte à la non-philosophie. Mais comment une telle réflexion est-elle possible ?
Référons-nous à la réflexion d’un penseur qui a envisagé le problème de la philosophie en face
de la non-philosophie, dans un domaine spécifique, à savoir la médecine. Il s’agit de Georges
Canguilhem, qui caractérise la philosophie dans l’introduction de son ouvrage Le Normal et le
pathologique : « La philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et
nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère »2. C’est l’extériorité ou,
selon le terme de Canguilhem, l’étrangeté du problème qui est nécessaire pour la réflexion
philosophique. La philosophie est liée à la non-philosophie et cette liaison est nécessaire et
fondamentale pour la réflexion philosophique. La pensée philosophique selon Canguilhem a

2
Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF (coll. Quadrige), 1966, p. 7.
20
Introduction

pour exigence de « rouvrir les problèmes plutôt que de les clore »3. Ce sont ces problèmes nés
hors de la philosophie que la philosophie appréhende et doit réorganiser avec ses propres
concepts dans son propre champ de réflexion. La non-philosophie est une des sources de
questionnement philosophique, ainsi que le dit Bachelard à propos de la science physique : « La
science crée en effet de la philosophie »4.
La philosophie se doit donc de se plonger dans ce qui lui est extérieur. C’est le
problème du normal et du pathologique apparu dans la médecine que Canguilhem prend
comme objet de réflexion, car la médecine vaut « une introduction à des problèmes humains
concrets »5. Or, en définissant son travail comme « un effort pour intégrer à la spéculation
philosophique quelques-unes des méthodes et des acquisitions de la médecine »6, Canguilhem
ne prétend pas effacer la spécificité de la médecine dans le système philosophique. Il ne vise
pas non plus à « rénover la médecine en lui incorporant une métaphysique »7. La médecine est
indépendante de la philosophie, mais la philosophie pourrait « contribuer au renouvellement
de certains concepts méthodologiques, en rectifiant leur compréhension au contact d’une
information médicale »8. Le but de Canguilhem est assez modeste si on le compare avec
modèles de fondement ou d’intériorisation. La philosophie rouvre les problèmes qui existaient
déjà dans les domaines non-philosophiques et elle tente de les envisager à sa propre façon.
Cette définition, d’apparence très passive, permet en effet à la philosophie de parcourir sans
cesse de nouveaux domaines d’interrogation et d’acquérir ce que l’on pourrait appeler une
systématicité flexible et adaptable à des problèmes inédits et étrangers. Et Bachelard le dit
avec justesse : « La philosophie doit donc infléchir son langage pour traduire la pensée
contemporaine dans sa souplesse et sa mobilité »9.
On s’attachera donc à reprendre la définition canguilhemienne de la philosophie, ou
des problèmes externes à la philosophie, et dont l’extériorité constitue un préalable essentiel
à la réflexion. Nous nous efforçons à philosopher dans ce qui lui est extérieur. Mais se
poserait d’emblée un problème : comme il est impossible pour la philosophie d’envisager la
non-philosophie en tant que domaine homogène à cause de sa mobilité et de sa diversité, il
faudrait choisir un domaine non-philosophique sur lequel dérouler notre réflexion. Alors que,

3
Ibid., p. 9.
4
Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF (coll. Quadrige), 1934, p. 7.
5
Canguilhem, op. cit., p. 7.
6
Ibid., p. 8.
7
Ibid.
8
Ibid.
9
Bachelard, op. cit., p. 7.
21
Introduction

dans Le Normal et le pathologique, Canguilhem s’appuie sur la médecine, nous choisirons,


quant à nous, l’histoire comme domaine de réflexion, et ce, pour les raisons suivantes.
L’histoire est un domaine difficile à définir avec précision. Tout d’abord, de par
l’ambiguïté du terme lui-même. Le terme d’histoire signifie à la fois le récit des événements
du passé et les événements eux-mêmes que raconte le récit. La définition de l’histoire oscille
entre la mise en intelligibilité du passé et des faits bruts. Il y a au moins trois manières
traditionnelles de concevoir le temps historique : l’histoire téléologique, l’histoire circulaire,
l’histoire chaotique. Les deux premières tentent de comprendre l’histoire selon une
temporalité soit linéaire soit circulaire. La troisième n’admet pas qu’il y ait un mouvement
régulier dans l’histoire. De là découlent trois approches historiographiques, trois manières de
mise en intelligibilité des événements du passé qui correspondraient à chaque type de temps
historique. À cette pluralité sémantique et épistémologique s’ajouterait la diversité de niveaux
de faits historiques que l’historien tente de décrire : l’historiographie ne saisit pas le temps
historique en totalité, mais elle choisit une période, un domaine et un ensemble de faits à
partir desquels l’historien construit son récit. Cette construction peut prendre diverses formes,
non seulement à cause des trois types du temps historique, mais aussi à cause des méthodes,
des documents, des hypothèses dont il se sert. Si l’on entend par histoire une discipline dont
l’autonomie et la spécificité sont assurées par les activités d’historiens pour rendre intelligible
le passé, il y a inévitablement pluralité de la réalité historique.
Cette pluralité de la réalité historique poserait des problèmes à la philosophie, si l’on
définit la philosophie comme recherche de l’universel. Quand la philosophie envisage
l’histoire, elle doit faire face à la diversité et à l’insaisissabilité de la réalité historique.
Plusieurs voies permettraient de concilier la tension entre l’universel et l’historique. L’idée de
l’historicisme selon laquelle la vérité ne se construit qu’au travers de l’histoire serait un
exemple de cet effort de conciliation. Mais, parmi tous les efforts philosophiques tentant de
lier ces deux pôles, un des efforts les plus radicaux est celui de Hegel dans la mesure où il
cherche l’intégration complète de l’histoire dans le système philosophique. C’est à cette
philosophie de l’histoire hégélienne que nous aimerions opposer une autre réflexion
philosophique sur l’histoire qui se fonderait sur le type de confrontation. En d’autres termes, il
faudrait envisager philosophiquement l’histoire non pas sous la forme de la philosophie de
l’histoire hégélienne, mais selon des rapports mouvants et multiples entre la philosophie et
l’histoire.
Or, avant d’analyser ces rapports de confrontation, il serait nécessaire d’examiner de

22
Introduction

plus près ce dont nous nous démarquons. Il faudrait donc préciser en quoi consistent la
philosophie de l’histoire hégélienne et les idées qu’elle propose pour appréhender l’histoire.
Ce faisant, les enjeux de notre discussion gagneront en clarté.

2. La philosophie et l’histoire : la solution hégélienne

La philosophie hégélienne est par excellence une philosophie de l’Esprit, puisque la


réalité pour Hegel n’est rien d’autre que le mouvement ou l’auto-développement de l’Esprit,
inséparable d’une idée centrale en fonction de laquelle est possible la compréhension de la
réalité : la dialectique. Dans la Phénoménologie, Hegel décrit le mouvement de la conscience,
forme immédiate de l’Esprit, comme succession de trois moments, à savoir l’identité à soi, la
négation de cette identité en face de ce qui ne l’est pas, et la nouvelle identité acquise par
l’auto-suppression. Le mouvement dialectique est précisément celui de la négation de soi10.
Hegel développe et reformule cette idée dans l’Encyclopédie : « Le moment dialectique est la
propre auto-suppression [des] déterminations finies, et leur passage dans leurs opposées »11.
Le moment dialectique est un moteur du mouvement dialectique, sans lequel l’identité reste
en soi-même. La négation de soi ne s’effectue qu’au travers de la différence ou la
contradiction : « (…) où que ce soit, affirme Hegel, il n’y a absolument rien en quoi la
contradiction, c’est-à-dire des déterminations opposées, ne puisse et ne doit être montrée »12.
L’omniprésence de la contradiction, saisie dans le schéma dialectique aboutit à l’étape de
synthèse : l’identité de l’identité et de la différence. Or Hegel distingue le dialectique,
moment négatif du mouvement, de la dialectique, qui est un art, composé de trois moments
décrits ci-dessus, d’aboutir à la vérité. L’importance du dialectique est décisive car il est à la
fois « le principe de tout mouvement, de toute vie et de toute manifestation active dans
l’effectivité » et « l’âme de toute connaissance vraiment scientifique »13. La dialectique est
donc non seulement la logique qui rend possible la modalité de déroulement des choses dans
le monde, mais aussi la mise en intelligibilité du monde. Comme elle est la logique
immanente du monde, la philosophie hégélienne peut intégrer le monde entier dans sa

10
Voir par exemple : G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, p. 94-95.
11
G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I : la science de la logique, présenté, traduit et
annoté par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin (coll. Bibliothèque des textes philosophiques), 1986, p. 343.
12
Ibid., p. 355.
13
Ibid., p. 513.
23
Introduction

systématicité dialectique de l’Esprit. L’Esprit s’annule pour arriver à l’identité absolue,


identité de l’identité et de la différence, qui ne devient possible qu’au travers du moment
dialectique.
Hegel envisage l’histoire selon ce schéma de la philosophie dialectique de l’Esprit.
L’histoire se déroule en elle-même d’une manière non seulement dialectique mais aussi
rationnelle. Ainsi affirme-t-il : « La raison gouverne le monde »14. La tâche de la philosophie
de l’histoire est de mettre en lumière le cours effectif et rationnel de l’histoire universelle et
son but final. Seule la philosophie peut, selon Hegel, saisir pleinement le sens de l’histoire, en
tant qu’histoire philosophique, que Hegel distingue de deux autres types d’historiographie,
l’histoire originale et l’histoire réfléchie15. Il ne faudrait pas se méprendre ici : Hegel ne
propose pas une nouvelle forme de l’écriture de l’histoire. L’histoire hégélienne ne fait pas
partie de l’histoire des historiens, qui reste pour lui au niveau pré-conceptuel, dans la mesure
où cette dernière ne se fonde pas sur la totalité de l’Esprit16. Les efforts des historiens pour
mieux expliquer des faits ou « mettre en intrigue », selon l’expression de Paul Veyne17, la
diversité ou l’opacité de faits prouvent qu’ils doivent « importer » du dehors une raison dans
leur objet, alors que, pour Hegel, l’objet est en soi-même rationnel18. L’Esprit ne s’appuie que
sur lui-même et aucun élément extérieur n’intervient pour le comprendre. L’histoire des
historiens pour Hegel n’est, résume Lebrun, qu’une représentation ou une abréviation du
passé, en ce sens que cette Histoire-récit réduit les événements du passé à une trace. En
revanche, l’Histoire-discours hégélienne, discours philosophique de l’histoire, ne cherche pas
à saisir le passé derrière nous, mais elle ne perd rien dans le passé car elle n’a affaire qu’à
l’actuel ou bien le passé pour elle n’est qu’un aspect de l’actuel19. L’Esprit supprime le passé
pour que sa mise en discours de l’histoire soit possible. L’Histoire-discours ne vise donc que
« la disparition de « ce qui change » », alors que l’Histoire-récit est un récit de « ce qui
change »20. L’Esprit se supprimant constitue également l’Histoire par la disparition du passé
ou la suppression totale de toute extériorité à l’Esprit. C’est là que l’histoire (Geschichte)

14
G. W. F. Hegel, La raison dans l’histoire : introduction à la philosophie de l’histoire, trad., par Kostas
Papaioannou, Paris, 10/18, 1955, p. 47.
15
Ibid., p. 24-39.
16
Sur ce point, nous nous appuyons sur la discussion de Gérard Lebrun. Voir : L’envers de la dialectique :
Hegel à la lumière de Nietzsche, Paris, Le Seuil (coll. L’Ordre philosophique), 2004, chap. 1.
17
Voir notamment : Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Le Seuil, (coll. Points Histoire), 1978,
Section 3, Chapitre 1, « Ni faits, ni géométral, mais des intrigues », p. 50-69.
18
Lebrun, op. cit., p. 46.
19
Ibid., p. 55-56.
20
Ibid., p. 57.
24
Introduction

hégélienne, totalisation « où les figures se suppriment », est définitivement différente de


l’histoire (Historie) des historiens, faite de progressions « où les figures se succèdent »21.
Ainsi Hegel cherche-t-il à intégrer complètement l’histoire à la philosophie de
l’Esprit, comme réflexion actuelle et universelle. L’historique n’existerait, à la limite, qu’au
profit de l’universel que représente la philosophie. L’Esprit hégélien ne se réalise
qu’historiquement, mais l’achèvement de l’Esprit signifie la disparition de l’autonomie de
l’historique dans la mesure où dans l’histoire il n’existe que des fragments de la vérité
universelle :

Ce qui est vrai est en soi et pour soi éternel ; il n’est pas d’hier ou de demain, mais absolument

actuel : il est « maintenant » et signifie une présence absolue. Ce qui semble appartenir au passé

est éternellement conservé dans l’Idée. L’Idée est présente, l’Esprit immortel (…) : l’Esprit

n’appartient ni au passé ni à l’avenir, mais il est absolument « maintenant »22.

L’histoire elle-même n’a pas disparu, mais elle est intégrée ou intériorisée dans l’Esprit qui
saisit l’histoire dans l’actuel. « Les moments que l’Esprit paraît avoir laissés derrière lui,
conclut Hegel, il les possède toujours dans son actuelle profondeur »23.
Certes la philosophie de l’histoire hégélienne ne se comprend que dans la dimension
actuelle, mais il faudrait examiner de près comment Hegel explique le déroulement historique
de l’Esprit ou de l’Esprit du monde (Weltgeiste). Comme la Raison ou bien l’Esprit rationnel
dans l’histoire n’est pas « la raison subjective, particulière », mais « la Raison divine,
absolue », « l’histoire universelle n’est que la manifestation de cette Raison unique »24 .
L’Esprit étant universel, il englobe tout en soi en totalisant tous les points de vue existant dans
l’histoire. Il s’agit donc pour la philosophie de préciser quelle est la fin de l’Esprit et de quelle
manière cette fin se réalise dans le monde effectif. « L’Esprit parvient, dit Hegel, à un contenu
qu’il ne trouve pas tout fait devant lui, mais qu’il crée en se faisant lui-même son objet et son
contenu »25. La marche de l’Esprit qu’est l’histoire est laborieuse et se déploie, bien entendu,
dialectiquement :

21
Lebrun, op. cit., p. 251.
22
La Raison dans l’histoire, p. 214.
23
Ibid., p. 215.
24
Ibid., p. 49.
25
Ibid., p. 75.
25
Introduction

(…) l’Esprit s’oppose à lui-même en soi. Il constitue pour lui-même le véritable obstacle hostile

qu’il doit surmonter. (…) ce que l’Esprit veut, c’est atteindre son propre concept ; mais lui-même

se le cache et dans cette aliénation (Entfremdung) de soi-même, il se sent fier et plein de joie26.

L’Esprit doit sans cesse se supprimer pour se réaliser et il s’oppose à lui-même. L’histoire
universelle ne s’accomplit qu’au travers de ce mouvement dialectique de l’Esprit.
Ce qui est réalisé au cours de ce mouvement est la liberté, qui est « l’unique vérité de
l’Esprit »27. La liberté est l’essence de l’Esprit. La réalisation de l’Esprit est celle de la liberté.
La liberté de l’Esprit « n’est pas une existence immobile, mais une négation constante de tout
ce qui conteste la liberté »28. L’essence de la liberté réside donc dans ce moment négateur ou
dialectique. L’Esprit en arrive ainsi à un point final, la liberté absolue. « l’Esprit est libre,
affirme Lebrun, quand il ne peut plus rencontrer de différence qu’il n’ait pas engendrée »29.
Or l’Esprit ne se réalise pas sans prendre racine dans une existence concrète :
l’homme. « Quoi qu[e l’homme] fasse il est l’être en qui l’Esprit agit »30. L’Esprit s’incarne
dans les activités humaines pour la réalisation de la liberté. Cette incarnation s’effectue de
deux manières : collective et individuelle. D’abord, l’incarnation collective : les peuples.
L’Esprit d’un peuple est une forme concrète et déterminée de l’Esprit. Mais « en même temps
il n’est autre que l’Esprit universel absolu – car celui-ci est Unique »31. En s’incarnant dans la
conscience populaire, l’Esprit universel absolu se réalise comme liberté absolue. Hegel
explique la réalisation progressive de l’Esprit au sein de la conscience populaire dans ce
passage bien connu : « les Orientaux ont su qu’un seul homme est libre, le monde grec et
romain, que quelques-uns sont libres tandis que nous savons, nous, que tous les hommes sont
libres, que l’homme en tant qu’homme est libre »32. L’histoire du monde s’inscrit ainsi dans
l’histoire universelle, histoire de la réalisation de la liberté universelle, liberté de chacun. La
liberté se réalise par les actions de l’Esprit incarnées dans les actions humaines. En ce sens,
l’histoire est l’œuvre de l’Esprit, résultat de ses actions, dont le but est « le dépassement de
son immédiateté, la négation de celle-ci et le retour en soi »33. L’œuvre de l’Esprit ne

26
Ibid., p. 180.
27
Ibid., p. 75.
28
Ibid., p. 76.
29
Lebrun, op. cit., p. 306.
30
La Raison dans l’histoire, p. 71.
31
Ibid., p. 81.
32
Ibid., p. 84.
33
Ibid., p. 95.
26
Introduction

s’accomplit que dialectiquement et graduellement, en passant par des étapes, et chacune de


ces étapes est représentée par la conscience d’un peuple.
Dans ce cours de l’histoire universelle, les hommes en qui s’incarne l’Esprit ne sont
pas conscients du fait qu’ils font partie de la marche de l’Esprit. Ce sont les passions ou les
intérêts qui les motivent, pour réaliser un but non pas universel, mais personnel. Les actions
humaines vont parfois au-delà des intentions qui les ont fait naître. Hegel en donne un
exemple34 : l’acte d’un homme qui met le feu à la maison d’une autre personne par vengeance
pourrait entraîner des conséquences plus graves que prévues, comme la propagation de
l’incendie aux maisons voisines, voire à toute la ville, causant éventuellement la mort de
personnes non visées. L’Esprit se réalise à un niveau supérieur à l’intention humaine, bien
qu’il se serve des actions humaines comme moyen de réalisation. Hegel dit à ce propos : « On
peut appeler ruse de la Raison le fait qu’elle laisse agir à sa place les passions, en sorte que
c’est seulement le moyen par lequel elle parvient à l’existence qui éprouve des pertes et subit
des dommages »35. En ce sens, l’histoire du monde ne serait pas « le meilleur de tous les
scénarios possibles »36. Elle n’est également compréhensible que rétrospectivement à cause de
l’opacité essentielle des actions humaines, qui, produisant des effets imprévisibles, restent
pourtant nécessaires pour l’Esprit.
Or certains individus agissent d’une manière différente de celle de collectivité. Ce
sont les actions de ceux que Hegel appelle grands hommes, qui « réalisent ce but qui
correspond au concept supérieur de l’Esprit »37. Conformité donc de leur but à celui de
l’Esprit. Alexandre le Grand, César, Napoléon, tous les personnages historiques qu’énumère
Hegel sont admirablement « devenus les organes de l’esprit substantiel »38. Grâce aux grands
hommes dont le but correspond à la situation où ils se trouvent, l’Esprit passe par des étapes
historiques et nécessaires pour sa propre réalisation. On peut donc dire que l’Esprit se sert des
grands hommes comme moyen, ainsi que des activités des hommes ordinaires sous forme de
la conscience du peuple.
Ces moyens permettent à l’Esprit de s’incarner en une forme concrète dans laquelle
se réalise la liberté : l’État. Pour Hegel, l’État est « la réalité où [l’individu] trouve sa liberté

34
Ibid., p. 111.
35
Ibid., p. 129.
36
Lebrun, p. 44, souligné par l’auteur.
37
La Raison dans l’histoire, p. 121.
38
Ibid., p. 122.
27
Introduction

et la jouissance de sa liberté »39. C’est dans l’État que la liberté devient objective et positive et
que s’épanouissent tous les aspects concrets de la vie : art, droit, mœurs, commodités de
l’existence. Alors que l’existence d’un État n’est pas universelle, les lois représentent
l’universel et le rationnel. « C’est, affirme Hegel, seulement dans l’État que l’homme a une
existence conforme à la Raison »40. Comme Hegel attribue à l’État un rôle important et décisif
dans l’histoire universelle, sa philosophie de l’histoire ne prend comme objet d’analyse que
des peuples qui ont construit un État ou qui se sont construits en État. L’Esprit ne se réalise
donc qu’en s’objectivant dans des formes concrètes que sont les États et dont la fin ultime est
d’aboutir à la liberté de tous. L’histoire n’est pour Hegel rien d’autre qu’un processus
irréversible dans lequel se réalise l’Esprit.
La philosophie de l’histoire hégélienne pourrait donc se caractériser comme
immanence de l’histoire à la philosophie au point que la première perd sa spécificité et son
autonomie par intégration exhaustive dans la seconde. Pour Hegel, l’histoire appartient à un
système philosophique en dehors duquel, à la limite, rien n’existe41.
Il reste encore une question à examiner : si la philosophie hégélienne consiste en une
systématicité autarcique, close, comme un cercle qui ne sort jamais de son intérieur, l’histoire
comprise comme progrès linéaire ne serait-elle pas contradictoire avec cette systématicité ?
Comment un système clos et circulaire peut-il intégrer un progrès infini ou celui vers un
telos ? Nous voudrions envisager brièvement cette question à l’aide de la discussion de

39
Ibid., p. 135.
40
Ibid., p. 136.
41
La philosophie de l’histoire de Hegel, selon Christophe Bouton, peut se résumer en cinq principes : 1)
principe de liberté ; 2) principe de faisabilité ; 3) principe d’intelligibilité ; 4) principe d’historicité ; 5)
principe de réconciliation (Christophe Bouton, Le procès de l’histoire : Fondement et postérité de
l’idéalisme historique de Hegel, Paris, Vrin (coll. Bibliothèque d’Histoire de la philosophie), 2004, chapitre
X « Hegel aujourd’hui »). Premièrement, l’histoire peut être comprise comme la réalisation de la liberté
dans le domaine politique ; l’esprit libre se révèle dans l’histoire ou dans des objets historiques comme le
droit, par des processus dialectiques (Principe de liberté). Deuxièmement, l’esprit à l’œuvre dans l’histoire
n’apparaît que dans les actes humains et les événements qui en résultent. En ce sens, « l’histoire est l’œuvre
des individus et des peuples, unifiés par un esprit commun, dans une situation donnée » (Principe de
faisabilité) (Ibid., p. 288.). Troisièmement, puisque l’histoire est l’œuvre de l’esprit, l’esprit peut la
connaître. Il est aussi possible de juger dans quelle étape se situe le présent dans la marche de l’histoire
universelle, en examinant jusqu’à quel point l’idée de liberté se manifeste historiquement (Principe
d’intelligibilité). Quatrièmement, comme l’esprit ne se manifeste que dans l’histoire, toute l’œuvre de
l’esprit est historique (Principe d’historicité). Le dernier principe, qui caractérise le plus clairement la
philosophie hégélienne de l’histoire, est que, dans le processus de l’histoire, où la raison et la déraison
s’affrontent l’une à l’autre, c’est toujours la raison qui l’emporte finalement sur la déraison, tout en
intégrant, par le mouvement dialectique, dans la raison cette déraison existant sous la forme de douleur, de
mal, de négativité. La déraison n’est pas niée, mais inscrite dans la raison par l’intermédiaire du troisième
moment de la dialectique, moment spéculatif (Principe de réconciliation). L’histoire réelle est ainsi
comprise du point de vue philosophique en tant que manifestation progressive de la liberté dont la fin est la
révélation de l’esprit absolu.
28
Introduction

Lebrun qui éclaire ce point en comparaison avec Aristote42. Pour Aristote, la ligne droite est
un modèle du mouvement téléologique et le cercle est un exemple du mauvais infini, qui ne
peut que répéter la même chose. Pour Hegel, c’est le contraire : la ligne droite est un mauvais
infini car elle n’est rien d’autre que l’apparition infinie de l’Autre sans jamais atteindre le
telos. Si l’Esprit obéit à ce principe, il ne se réalise jamais comme liberté absolue. Le cercle
est pour Hegel en revanche un modèle du processus dialectique de l’Esprit, qui n’exclut pas
pourtant, à la différence d’Aristote, la notion de telos. Dans le cercle, le telos n’apparaît pas
comme passage à l’Autre, mais « retour-en-soi » 43 . Ce mouvement circulaire remplit
évidemment une condition nécessaire pour le processus de l’Esprit : « l’Esprit ne provient pas
d’un autre élément, il n’est que son propre résultat, et ses étapes de formation et de maturation
ne sont pas comme des degrés qui resteraient « en arrière de lui » »44. L’Esprit s’accomplit
ainsi dans le cercle où l’Autre n’apparaît jamais. Si la systématicité hégélienne est comprise
comme telle, il reste encore à savoir comment l’Esprit remplit la deuxième condition, le
développement dans ce cercle. Il apparaît que le processus circulaire n’est finalement qu’une
répétition monotone de l’identité qui ne produit rien de nouveau et que, par conséquent, le
développement est impensable. Mais le cercle hégélien est plutôt considéré comme « une
périphérie faites de cercles »45. De ce fait, le mouvement circulaire évite la répétition, car,
dans la périphérie, on peut toujours avancer sans repasser par le même point. Or il faut
également souligner le fait que cette image du cercle ne permet pas de penser le processus
dialectique comme trajet ou parcours, car ce qui se passe dans le cercle n’est rien d’autre que
l’annulation de chaque moment, et par cette annulation, l’Esprit n’est en relation, comme nous
l’avons vu, qu’avec l’actuel.
Dans le mouvement circulaire ainsi compris, la modalité de réalisation du telos ou
processus téléologique est également modifiée. La téléologie n’a plus pour objectif
l’instauration d’une œuvre finie, mais « la suppression définitive d’une opposition » ou « la
solution d’une crise », crise, qui est « conflit qui ne peut se dénouer qu’en révolutionnant les
conditions qui l’ont engendré »46. De là surgit théoriquement l’irréversibilité de l’histoire. La
téléologie devient dialectique ou bien « l’Histoire est, conclut Lebrun, le nom que prend la

42
Lebrun, op. cit. chap. 5 et 6.
43
Ibid., p. 245.
44
Ibid., p. 248.
45
Ibid., p. 281.
46
Ibid., p. 290.
29
Introduction

téléologie quand elle est devenue dialectique »47. Un telos accompli est aussitôt supprimé.
C’est au sein de cette annulation de soi que le contenu de l’Esprit est enrichi. Cet
enrichissement ne signifie pas une progression infinie qui consiste toujours en passage à
l’Autre. En revanche, « l’esprit arrache, ainsi affirme Hegel, à ce progrès à l’infini, se libère
absolument de la borne, de son Autre, et parvient ainsi à l’être-pour-soi absolu, se fait
véritablement infini »48. L’Esprit infini est donc une totalité, qui « se manifeste en « un
ensemble inépuisable » (eine Menge, die unerschöpflich ist), qui s’éprouve à travers une
opération infinie »49. Est donc infini et total l’Esprit dont le mouvement est l’Histoire où se
succèdent de nouveaux événements qui ne sont pourtant qu’une manifestation de la puissance
infinie de l’Esprit. Ainsi Lebrun résume-t-il avec justesse l’Esprit historique :

(…) il serait donc absurde, en représentant son progrès historique comme une progression

linéaire, d’invertir sa planitude en incomplétude : ce en dehors de quoi il y a toujours quelque


chose. C’est l’inverse qui est vrai : l’Esprit infini se déploie en une Histoire parce qu’il n’y a rien

de « ce qui arrive » qui ne soit déjà, à coup sûr, enveloppé en lui comme un degré de sa

puissance intensive. Chaque détermination nouvelle qu’il acquiert n’est pas une détermination
supplémentaire qui lui adviendrait, mais une réaffirmation différente de sa plasticité sans

mesure50.

L’Esprit hégélien est historique. Il enveloppe tout, tout ce qui arrive et tout ce qui est nouveau,
car le nouveau n’est rien d’autre que la manifestation de sa puissance infinie qui se différencie
pour affirmer son identité absolue. L’Esprit rend possible l’Histoire en tant que mouvement de
soi-même à condition qu’elle ne soit pas l’Autre de l’Esprit, mais le mouvement de l’Esprit
lui-même.
Il est indiscutable, ainsi que l’affirme Lebrun, que Hegel a ouvert, même s’il a fait
cela « abstraitement, gauchement, mystiquement, malhonnêtement », une nouvelle dimension
de la pensée philosophique, dimension historique, qui lui a permis d’ « opérer une rupture
culturelle »51. Le terme d’Histoire a acquis avec Hegel un sens inédit. C’est dans cette

47
Ibid., p. 289.
48
Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III : philosophie de l’Esprit, présenté, traduit et annoté
par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, (coll. Bibliothèque des textes philosophiques), 1983, p. 401.
49
Lebrun, op. cit., p. 296, Italique par l’auteur.
50
Ibid., p. 311.
51
Ibid., p. 231.
30
Introduction

dimension historique que la philosophie pense l’histoire. Mais, la voie hégélienne n’est pas la
seule voie possible pour effectuer cette tâche, comme le montre bien Nietzsche. Notre
réflexion sur les rapports entre l’histoire et la philosophie devra donc s’opposer au concept de
l’immanence de l’histoire à la philosophie ; en envisager les rapports non pas dialectiques,
mais interactifs, dans lesquels la philosophie ne cherche pas ou ne peut chercher à absorber
complètement l’histoire, qui lui est extérieure. En d’autres termes, c’est une réflexion qui a
deux polarités, le philosophique et l’historique, dans lesquelles la pensée philosophique se
trouve toujours à la limite entre son propre domaine et son dehors. Toutefois, ce partage entre
le philosophique et l’historique n’est que provisoire, dans la mesure où le philosophique se
transforme sans cesse au travers de ce rapport à l’historique, qui ne nous permet point de
déterminer ce qu’est la philosophie une fois pour toutes. Mais comment une telle réflexion
est-elle possible ? Quels rapports la philosophie peut-elle avoir à l’histoire ? Nous tentons de
répondre à cette question en suivant le parcours d’un penseur pour qui le problème de
l’histoire a une importance décisive : Michel Foucault. Il est vrai que Foucault se réfère moins
fréquemment à Hegel qu’aux autres penseurs tels que Nietzsche, Freud, Marx, malgré sa
place indéniable dans l’histoire du problème. Mais cela ne signifie pas que Foucault considère
Hegel comme inférieur. Si le rapport de Foucault à Hegel reste encore latent, il faudrait le
mettre en lumière pour bien repérer les enjeux de discussion. Nous nous efforcerons donc
d’esquisser ci-dessous le problème de l’histoire chez Foucault d’abord par rapport à la
philosophie de l’histoire hégélienne et puis par rapport à une autre manière de penser
l’histoire que propose Foucault en s’appuyant sur l’histoire des historiens, histoire positive.
Ce faisant, nous visons à faire apparaître la modalité singulière de la pensée foucaldienne qui
nous permettrait d’approfondir notre réflexion sur le rapport entre la philosophie et ce qui ne
l’est pas.

3. Michel Foucault : Penser contre Hegel

Tout le long de son parcours, la pensée de Michel Foucault consiste à philosopher en


tenant grand compte de l’histoire. Elle ne tente pourtant pas d’établir des relations
universellement valables entre la philosophie et l’histoire telles que celles de fondement, ou
d’intériorisation. La philosophie chez Foucault n’a plus la position privilégiée par rapport à
l’histoire que lui attribue la philosophie de l’histoire, par exemple, hégélienne que nous avons

31
Introduction

examinée ci-dessus, et selon laquelle le rôle de la philosophie ne serait rien d’autre que de
préciser quelle est la fin de l’histoire et comment se réalise historiquement cette fin. Pour bien
appréhender des rapports changeants et singuliers entre la philosophie et l’histoire dans la
pensée foucaldienne, il faudrait y chercher non pas une philosophie de l’histoire, mais des
réflexions philosophiques à l’épreuve de recherches historiques. La réflexion philosophique
s’affronte perpétuellement à l’histoire et cet affrontement ne se résout pas d’une façon
définitive. Il faudrait savoir comment la philosophie et l’histoire en tant que non-philosophie
s’articulent l’une à l’autre sous forme de confrontation perpétuelle. Le problème pourrait se
résumer de la façon suivante : quelles sont les relations entre la philosophie et l’histoire dans
la pensée foucaldienne ? Qu’est-ce que l’histoire pour la philosophie et la philosophie pour
l’histoire dans la pensée de cet historien-philosophe ?
Référons-nous d’abord à notre analyse de la philosophie de l’histoire hégélienne. La
pensée foucaldienne opposerait à l’immanence de l’histoire à la philosophie chez Hegel les
interactions permanentes et diverses entre la philosophie et l’histoire. Nous envisagerons le
problème de l’histoire chez Foucault à la lumière de la philosophie hégélienne. Nous
commencerons par examiner en détail comment les idées hégéliennes sont critiquées par
Foucault et de quelle façon de telles critiques apparaissent dans la pensée foucaldienne. En
d’autres termes, il s’agit de savoir, au travers des textes de Foucault, de quelle manière la
pensée foucaldienne se veut être une pensée non-hégélienne.
Mais, se vouloir être non-hégélienne ne signifie pas que cette pensée se déprend
définitivement de la philosophie hégélienne. Paradoxalement, quand une pensée se veut ne
pas être hégélienne, elle se trouve, malgré ses efforts, sous l’influence de Hegel. La
philosophie d’intériorisation qu’est celle de Hegel ne perd pas sa force même si elle est
confrontée à des adversaires de poids. Citons la fameuse formule de Foucault sur Hegel dans
L’Ordre du discours qui explique bien cette ambivalence :

(…) échapper réellement à Hegel suppose d’apprécier exactement ce qu’il en coûte de se

détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu’où Hegel, insidieusement peut-être, s’est approché

de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre Hegel, ce qui est

encore hégélien ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse

qu’il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs52.

52
L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 74-75.
32
Introduction

Échapper à Hegel ne signifie pas rejeter ou dénier la philosophie hégélienne comme une
philosophie passée, dépassée, démodée, etc. ; mais, toute tentative pour y échapper implique
une confrontation infinie de deux faces de la pensée philosophique, la face hégélienne et la
face non-hégélienne. Là où on croit avoir échappé à Hegel, la pensée hégélienne est toujours
présente de par sa structure totalisante et ses mouvements dialectiques. La négation de la
philosophie hégélienne, si elle est comprise comme le dialectique, court toujours le risque
d’aboutir, malgré elle, à une étape de synthèse et, par conséquent, d’être intégrée au système
hégélien. Même la négation la plus radicale ne saurait y échapper.
Penser contre Hegel suppose donc paradoxalement penser avec Hegel. Dans ce
paradoxe, Foucault lui-même se trouve captif. Comment éviter l’enfermement de ce cercle,
comment est-il possible de penser d’une manière non-hégélienne sans revenir à une version
hégélienne de la philosophie ? On pourrait dire à juste titre que c’est le problème qui hante la
pensée foucaldienne tout le long de son parcours. Nous voudrions d’abord décrire les efforts
de Foucault pour se dégager de Hegel autour de deux pistes : premièrement, celle qui consiste
à repérer à la fois l’ampleur et les limites de la philosophie hégélienne de l’histoire (piste de
critique intrinsèque) ; en second, celle qui cherche à opposer à la philosophie hégélienne une
autre manière de penser l’histoire, qui n’est pas proprement philosophique, pour ne pas
retomber dans le schéma dialectique (piste de pensée extrinsèque). Elles constituent la
stratégie mise en œuvre par Foucault qui lui permet de se déprendre de Hegel dans ce pénible
mouvement pendulaire de va-et-vient.

3. 1. Critique intrinsèque

Alors qu’il est rare que Foucault mentionne directement Hegel ou la philosophie
hégélienne, on note aisément dans ses références à Hegel que la critique foucaldienne de la
philosophie de Hegel s’oriente toujours vers la notion de totalité et celle de dialectique en tant
que modalité de réalisation de cette totalité philosophique. Or la critique foucaldienne de la
philosophie hégélienne pourrait se situer dans un contexte historique plus vaste, c’est-à-dire
l’histoire de la philosophie française du XXe siècle, comme le montre Vincent Descombes
dans Le même et l’autre53. Descombes, décrivant dans cet ouvrage l’histoire de la philosophie

53
Vincent Descombes, Le même et l’autre : quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Paris,
33
Introduction

française du XXe siècle, évoque divers efforts philosophiques qui ont fait face à la dialectique
hégélienne, de Kojève à Deleuze. « En 1945, schématise Descombes, tout ce qui est moderne
vient de Hegel, et la seule façon de rassembler les exigences contradictoires de la modernité
est de proposer une interprétation de Hegel. En 1968, tout ce qui est moderne – c’est-à-dire
toujours les mêmes Marx, Freud, etc. – est hostile à Hegel »54. Quelle attitude que l’on prenne
à l’égard de Hegel, pour ou contre, la philosophie française, selon Descombes, se développe
autour de cette philosophie dialectique dans laquelle il s’agit des jeux du Même et de l’Autre,
de l’identité et de la différence ou bien de la contradiction.
Bien que Descombes mette excessivement en avant dans ce passage la rupture qui se
produit en 1968, il est vrai que, dans ce contexte historique, Foucault aussi critique la
philosophie hégélienne comme aboutissement à la totalité en passant par des moments
dialectiques. Pour Foucault, la philosophie hégélienne est l’une des origines d’un courant
philosophique dominant en France qu’il nommera plus tard « philosophie de l’expérience, du
sens, du sujet » et que représente Sartre et Merleau-Ponty, en contraste avec la « philosophie
du savoir, de la rationalité et du concept » de Cavaillès, de Bachelard, de Koyré et de
Canguilhem55. La totalité hégélienne, dit Foucault dans Les Mots et les Choses, se réalise dans
la conscience à l’intérieur de laquelle le domaine empirique a été repris et cette conscience se
révèle « à elle-même comme esprit, c’est-à-dire comme champ à la fois empirique et
transcendantal »56. Même si la conscience ne se montre comme esprit que dans le processus
historique, elle finit par aboutir au transcendantal, ou à l’identité du sujet transcendantal et des
objets empiriques. De Hegel à Sartre, la philosophie de la conscience ou du sujet peut être
définie, selon Foucault, comme « une entreprise de totalisation, sinon du monde, sinon du
savoir, du moins de l’expérience humaine »57. De là une question : comment penser les
rapports entre un sujet qui n’est pas transcendantal et des objets empiriques ? Penser contre
Hegel pourrait se traduire d’abord par philosopher dans l’empirique sans viser la totalité.

Minuit, 1979.
Sur l’acceptation de la philosophie hégélienne dans la France du XXe siècle, voir : Judith Butler,
Subjects of desire : Hegelian reflections in Twentieth-Century France, New York, Columbia University
Press, 1999 (première edition, 1987). Voir aussi : Cristian Ruby, Les archipels de la différence :
Foucault-Derrida-Deleuze-Lyotard, Paris, Éditions du félin, 1989 ; John Grumley, History and Totality :
Radical historicism from Hegel to Foucault, London, Routledge, 1989.
54
Descombes, op. cit., p. 24.
55
« La vie : l’expérience et la science », Dits et écrits, t. II, (édition Quarto), no 361, 1985, p. 1583. Nous
employons pour cet ouvrage l’abréviation DE, en indiquant le tome et les pages de l’édition Quarto (2001),
ainsi que l’année de publication du texte original.
56
Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 261.
57
« Foucault répond à Sartre », DE I, no 55, 1968, p. 693.
34
Introduction

Ainsi que l’énonce Foucault : « (…) la philosophie qui vise à penser la totalité pourrait
parfaitement n’être que l’une des formes possibles de philosophie »58. À cette forme de
philosophie, Foucault oppose sa propre activité philosophique qu’il appelle « activité de
diagnostic »59. Diagnostiquer le présent, c’est l’autre possibilité de la philosophie, inspirée
certainement par le « médecin philosophe » nietzschéen60.
Examinons maintenant la critique foucaldienne de la dialectique par laquelle la
conscience se réalise totalement. Même si la dialectique fait apparaître la négation de
l’identité ou de l’immédiateté d’une chose déterminée comprise comme différence de cette
identité, ce moment négateur finit par être repris dans une synthèse où il n’y a que l’identité
de la conscience. Se référant à Gilles Deleuze, Foucault précise le statut « souverain » de
l’identité dans la dialectique :

À vrai dire, la dialectique ne libère pas le différent ; elle garantit au contraire qu’il sera toujours
rattrapé. La souveraineté dialectique du même consiste à le laisser être, mais sous la loi du

négatif, comme le moment du non-être. On croit voir éclater la subversion de l’Autre, mais en

secret la contradiction travaille pour le salut de l’identique61.

Le mouvement dialectique n’est, selon Foucault, qu’un mouvement qui converge finalement
vers un seul point, qu’est la totalité. Ainsi conclut-il : « (…) il faut se déprendre de Hegel, de
l’opposition des prédicats, de la contradiction, de la négation, de toute la dialectique »62.
Huit ans après ce commentaire, Foucault critique la dialectique comme inadéquate
pour comprendre la réalité. Après avoir dénoncé l’utilisation du mot « dialectique » qui exige,
selon lui, d’accepter implicitement le schéma hégélien, il montre l’insuffisance de la notion de
contradiction pour saisir « des processus comme la lutte, le combat, les mécanismes
antagonistes » :

(…) le mot « contradiction » a, en logique, un sens particulier. On sait bien ce qu’est une

contradiction dans la logique des propositions. Mais lorsqu’on considère la réalité et que l’on

58
« Qui êtes-vous, professeur Foucault ? », DE I, no 50, 1967, p. 639.
59
« Foucault répond à Sartre », p. 693.
60
Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Friedrich Nietzsche : Œuvres, t. II, éd., par Jean Lacoste et Jacques
Le Rider, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 30.
61
« Theatrum philosophicum », DE, t. I, no 80, 1970, p. 958.
62
Ibid., p. 959.
35
Introduction

cherche à décrire et à analyser un nombre important de processus, on découvre que ces zones de
63
réalité sont exemptes de contradictions .

La dialectique se fondant sur la contradiction entre l’identique et le différent n’est valable que
dans la logique, alors que la réalité ne se déploie pas dialectiquement. C’est ainsi que
Foucault fait l’éloge de Nietzsche pour avoir décrit des processus antagoniques « sans aucune
référence à des rapports dialectiques »64. Il s’agit pour lui, à l’instar de Nietzsche, de décrire
des processus conflictuels de réalité sans y introduire la dialectique, qui fait de la réalité une
totalité philosophique, détachée par conséquent de la réalité elle-même.
Le parcours de Foucault pourrait donc se comprendre comme une série d’efforts pour
se déprendre de la philosophie hégélienne qu’il caractérise comme totalisatrice et dialectique.
On pourrait ajouter à ces efforts de déprise l’opposition de Foucault à Hegel, par exemple, à
propos du pouvoir, de l’État, entre autres65. Nous montrerons combien la pensée foucaldienne
tient toujours à penser contre Hegel, c’est-à-dire à penser sans viser la totalité, ni saisir la
réalité dialectiquement.
Mais Foucault ne cherche pas simplement à penser contre Hegel puisque penser
contre Hegel n’est pas se débarrasser de Hegel une fois pour toutes, mais penser malgré tout
avec Hegel. Selon Foucault, la philosophie de Hegel devrait être réévaluée ou repensée sur
certains points. D’une part, Hegel est compris, il en est de même pour Sartre, comme celui qui
a contribué à l’élargissement du champ des objets philosophiques, à la sexualité, bien que cet
élargissement ne s’effectue que pour établir la totalité du concret66. En ce sens, le travail de
Foucault se trouve dans le même champ des objets ouverts par Hegel, malgré le fossé qui les
sépare. Par ailleurs, il semble que Foucault donne à Hegel une position non négligeable dans
la pensée non-cartésienne. Dans l’Histoire de la folie, Hegel est évoqué comme antagoniste
du partage cartésien entre la raison et la déraison, dans la mesure où Hegel, comme Hölderlin,
entend pleinement la signification du Neveu de Rameau, c’est-à-dire l’impossibilité du
partage définitif entre la déraison et la raison, tout en montrant que la raison n’atteint à sa

63
« Dialogue sur le pouvoir », DE, t. II, p. 471.
64
Ibid.
65
Cf. « le pouvoir, c’est essentiellement ce qui réprime. (…)Hegel l’avait dit le premier, et puis Freud et
puis Reich. » (« Il faut défendre la société », Paris, Gallimard-Le Seuil (coll. Hautes Études), 1997, p. 15.)
« Quant à l’État, il est ce qui va caractériser certaines des formes de la société civile, celles que nous
connaissons. Vous avez, bien sûr, Hegel, et là je n’en parle pas, l’État comme conscience de soi et
réalisation éthique de la société civile. » (Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard-Le Seuil, (coll.
Hautes Études), 2004, p. 313.)
66
« Entretien avec Michel Foucault », DE, t. I, no 85, 1971, p. 1032.
36
Introduction

propre perfection qu’au travers de ce qui n’est pas raison, y compris la déraison 67 .
L’opposition entre Hegel et Descartes est reprise dans l’Herméneutique du sujet, vingt ans
après la rédaction de l’Histoire de la folie : s’agissant du « moment cartésien », il y a
requalification du « gnôthi seauton » (connais-toi toi-même) et disqualification de
l’ « epimeleia heautou » (souci de soi). Ce moment cartésien consiste à privilégier l'évidence
de l’existence du sujet en tant qu’origine de la pensée, et fait du principe du « gnôthi
seauton » l’accès à la vérité fondamentale en soi-même. Hegel est un des philosophes qui
opposent à ce moment cartésien le fait que l’accès à la vérité n’est possible que par les
transformations de soi-même de la même manière que l’Esprit ne se réaliser
qu’historiquement. Contre l’évidence cartésienne du sujet il y a la philosophie de la
« spiritualité », entre autres, celle de Hegel 68 . Ainsi Foucault fait-il l’éloge de la
Phénoménologie de l’Esprit dans sa conclusion de L’Herméneutique du sujet :

Et si c’est bien cela le problème de la philosophie occidentale – comment le monde peut-il être

objet de connaissance et en même temps lieu d’épreuve pour le sujet ; comment peut-il y avoir un

sujet de connaissance qui se donne le monde comme objet à travers une tekhnê, et un sujet
d’expérience de soi, qui se donne ce même monde, sous la forme radicalement différente du lieu

d’épreuve ? – si c’est bien cela, le défi à la philosophie occidentale, vous comprenez bien

pourquoi la Phénoménologie de l’Esprit est le sommet de cette philosophie69.

Mais il ne faut pas, bien entendu, comprendre cet éloge comme une simple approbation de la
philosophie hégélienne en tant que philosophie de la spiritualité. Il s’agit plutôt de savoir, au
moins pour le Foucault de l’Herméneutique du sujet, comment il est possible de philosopher,
à côté de la philosophie de la spiritualité, sans revenir à la totalité hégélienne. Il est question
aussi de penser à la fois avec et contre Hegel.
Ce rapport ambivalent apparaît de même dans la question de l’Aufklärung : Foucault
cite ce philosophe allemand parmi ceux qu’il énumère comme ayant affronté l’Aufklärung qui
met en question le rapport entre le présent, notre existence, et l’historicité70 ; mais, et cela va
sans dire, la façon foucaldienne d’aborder cette question n’est pas celle de Hegel, et Foucault

67
Histoire de la folie à l’âge classique, 1971, Paris, Gallimard (coll. Tel), p. 437.
68
L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982, éd., par Frédéric Gros, Paris,
Gallimard-Le Seuil (coll. Hautes Études) 2001, p.15-16.
69
Ibid., p. 467.
70
« Qu’est-ce que les Lumières ? », DE II, no 339, 1984, p. 1381.
37
Introduction

reprend cette question kantienne, sans donner son accord à la solution kantienne. De fait,
Foucault critique la manière dont Hegel lie l’histoire et le présent :

(…) si Hegel a exposé le contenu de toute la philosophie, et finalement celui de toutes les grandes
expériences de l’histoire, cela n’avait pas d’autre but que de le rendre immanent à ce qu’on

appelle le présent, pour prouver que ces expériences historiques sont présentes en nous-mêmes,

ou encore que nous sommes présents dans ces expériences71.

Foucault explique que, en traitant toutes les formes d’expériences historiques, Hegel fait en
réalité disparaître la dimension de l’histoire pour l’intégrer complètement dans le présent ou
bien dans l’Esprit. Pour Foucault, l’histoire hégélienne n’existe qu’en tant qu’immanence au
présent, à nous-mêmes, et à l’Esprit. La philosophie hégélienne ne permet pas aux
expériences historiques de subsister en dehors de la philosophie. Aussi Foucault conclut-il :
« Hegel ne sortait jamais de la philosophie (…) Hegel se mettait en dehors du temps, mais
c’était pour entrer dans la philosophie »72. Hegel, selon Foucault, a résolu le problème de
l’histoire dans la philosophie en faisant disparaître l’instance autonome de l’histoire par son
intégration à la philosophie.
Notre analyse de l’immanence hégélienne rejoint ici l’objection foucaldienne de
l’intériorité absolue de la philosophie. C’est précisément de cette immanence que se démarque
la pensée foucaldienne. Est-il possible de penser l’histoire, sans tomber dans la philosophie de
la totalité et de la dialectique ? Si telle est la question de Foucault, comment y répond-il ?
Ceci nous amène à la seconde piste de la déprise foucaldienne de Hegel : celle de la pensée
extrinsèque.

3. 2. Pensée extrinsèque, ou autres de la philosophie : littérature et histoire

Si Hegel considère l’histoire comme immanente, la voie que prend Foucault est
exactement inverse. Loin d’être assimilée à la philosophie, l’histoire reste toujours en dehors
de la philosophie dans la pensée foucaldienne et la philosophie ne se déroule que dans le
domaine historique sans viser la totalisation de ce domaine non-philosophique. La philosophie
affronte l’histoire, qui vient, de l’extérieur, poser des problèmes à la philosophie. Comme le

71
« Folie, littérature, société », DE I, no 82, 1970, p. 992.
72
Ibid., p. 993.
38
Introduction

dit Canguilhem à propos de la médecine, c’est l’extériorité de l’histoire qui est précieuse pour
la réflexion philosophique. La philosophie, selon Foucault, ne doit pas effacer l’extérieur
comme quelque chose à intérioriser, mais, le conserver et s’y affronter pour la réflexion
elle-même.
Or Foucault privilégie, nous semble-t-il, entre autres, deux domaines
non-philosophiques : la littérature et l’histoire. C’est en s’appuyant sur ces deux domaines que
se réalise pleinement la pensée foucaldienne contre Hegel. Ces deux domaines n’ont
cependant pas la même fonction dans la pensée foucaldienne pour se déprendre de Hegel ou
pour philosopher au sein du non-philosophique. Notamment la place de la littérature dans la
pensée foucaldienne change considérablement, ainsi que nous le verrons, au cours des années
soixante-dix. Toutefois, bien que nous prenions l’histoire comme sujet d’étude principal, il
serait également pertinent de préciser les enjeux du problème de la littérature chez Foucault
par rapport à la philosophie hégélienne.

La littérature
Foucault considère, dans les années soixante en particulier, la littérature comme
s’opposant à la philosophie hégélienne ou à la philosophie en général ou comme ouvrant la
possibilité d’une nouvelle pensée philosophique qui se déprend du système hégélien. Or cela
ne signifie pas que Foucault tente d’intégrer la littérature au philosophique, en la fondant sur
une théorie, mais d’en faire usage théorique. Pierre Macherey le dit bien : « Foucault a fait
plus que réfléchir sur la littérature, il a travaillé avec la littérature »73. Dans l’entretien « Folie,
littérature, société », Foucault résume bien la spécificité de ce domaine littéraire. Il caractérise
d’abord la philosophie comme le « lieu d’un choix originel », choix qui « délimiterait tout un
ensemble constitué par le savoir humain, les activités humaines, la perception et la
sensibilité » 74 . L’histoire de la philosophie est la série de choix originels faits depuis
Parménide, Platon et Aristote jusqu’à Descartes, Leibniz, Kant et Hegel. Hegel est, dit
Foucault, « le dernier cas de choix originel accompli par la philosophie en tant qu’activité
autonome »75. Par ce choix, Hegel intériorise dans son système philosophique tous les choix
qui ont été faits avant lui.
Dans le domaine de la littérature, Foucault trouve l’équivalent à ce choix originel

73
Pierre Macherey, À quoi pense la littérature ?, Paris, PUF (coll. Pratiques théoriques), 1990, p. 178.
74
« Folie, littérature, société », p. 973-974.
75
Ibid., p. 974.
39
Introduction

hégélien : celui de Maurice Blanchot. La position de Blanchot est équivoque : il est à la fois
« le Hegel de la littérature » et « l’opposé de Hegel »76. Le Hegel de la littérature, car on peut
déceler dans l’œuvre de Blanchot des répercussions de toutes les œuvres importantes,
représentatives, de la littérature occidentale. L’opposé de Hegel : si Hegel rend toutes les
philosophies, toutes les expériences de l’histoire immanentes à sa philosophie, au présent,
Blanchot, lui, montre que les œuvres ne peuvent nous être immanentes et qu’elles existent
toujours en dehors de nous. « Blanchot se trouve, continue Foucault, non seulement en dehors
de tous les livres dont il parle, mais en dehors de toute la littérature »77. La littérature de
Blanchot, selon Foucault, est précisément un mouvement non-dialectique qui ne vise aucune
identité à soi, mais la différence infinie par rapport à soi-même. Voici le choix originel fait
dans le domaine littéraire. Ce faisant, la littérature ouvre la possibilité d’une pensée extérieure
et étrangère à la philosophie, qui refuse l’immanence à la philosophie, et par conséquent la
perte de ses forces singulières.
Le rapport de Foucault à la littérature n’est sans doute pas limité à cet aspect
anti-hégélien, mais il est intéressant d’examiner les références foucaldienne à des auteurs tels
que Sade, Roussel, Mallarmé, Bataille, Artaud, Klossowski et enfin, si l’on le considère à la
fois comme écrivain et comme philosophe, Nietzsche. On remarque en effet que leurs œuvres
si elles ne sont pas directement ainti-hégéliennes peuvent toutefois être abordées comme
s’opposant à la philosophie de Hegel. Penser contre Hegel est effectué, notamment dans la
période de l’arhcéologie, par le recours à un domaine non-philosophique, la littérature.

L’histoire
Foucault pense l’histoire différemment de la manière hégélienne ; il ne tente pas de
rendre immanente, comme Hegel, l’histoire à la philosophie au point de faire disparaître
l’autonomie de la première, mais, bien au contraire, de multiplier les formes de réflexion
philosophique au travers des recherches empiriques d’histoire. Il y a chez Foucault des
histoires, plutôt que l’Histoire, pour penser autrement des problèmes soit philosophiques soit
originellement non-philosophiques. Comme la médecine pour Canguilhem, l’histoire est un
lieu privilégié qui rend possible la réorganisation ou la création de questionnements. Or la
multiplication empirique n’est jamais surmontée ou supprimée par le mouvement dialectique,
ou intégrée à la totalité, mais la réflexion foucaldienne se transforme sans cesse dans cette

76
Ibid., p. 973.
77
Ibid., p. 974.
40
Introduction

multiplicité, tout en exigeant que ce champ empirique exploité change aussi en fonction des
changements de problèmes qu’il pose d’une manière philosophique. Il y a des rapports
d’interaction entre la philosophie et l’histoire. Par conséquent, la pensée foucaldienne se
caractérise par la diversité des objets, des périodes, des matériaux, des méthodes, etc., sans
avoir aucun point central ou final vers lequel s’orientent toutes ces recherches.
Si l’on définit de cette façon la pensée foucaldienne, il sera inévitable de poser la
question suivante : quelles relations existent entre les recherches historiques menées par
Foucault et l’histoire des historiens, histoire en tant que discipline ? Il est certain que la
méthode employée par Foucault pour ses recherches empiriques est, au moins partiellement,
inspirée de l’histoire des historiens comme on peut le constater dans l’introduction de
L’Archéologie du savoir où Foucault insiste sur l’importance des mutations épistémologiques
qui se sont produites dans l’historiographie contemporaine ainsi que dans les disciplines
historiques78. Bien entendu, il ne faut pas identifier l’histoire foucaldienne avec l’histoire des
historiens, ni considérer la première comme une variante de la seconde, comme le montrent
les critiques adressées par les historiens à l’histoire foucaldienne. En même temps, il est vrai
que subsistent des éléments communs entre l’histoire foucaldienne et celle des historiens79.
Nous voudrions bien comprendre l’histoire foucaldienne à la fois comme menant son enquête
de la même façon que celle de l’histoire des historiens et aussi comme s’opposant à celle-ci
pour des raisons que nous nous efforcerons de préciser.
Or, même si l’histoire est pour Foucault un moyen pour penser contre Hegel, cela
n’est qu’un des caractères de l’histoire foucaldienne. Il est vrai que Foucault choisit la voie de
l’histoire pour ne plus être hégélien, mais il faudrait définir de manière plus détaillée ce qu’est
cette histoire. Sans préciser les enjeux de l’histoire foucaldienne ou de ses descriptions
historiques très variées, nous ne pourrions comprendre ce qu’est cette histoire qui n’est pas
hégélienne. L’histoire foucaldienne se développe selon une série de recherches « positives ».
Positive, en ce sens que l’histoire des historiens est une histoire positive qui se base sur les
documents historiques et leur mise en intelligibilité.
Qu’est-ce que cette histoire positive de Foucault et des historiens ? Que signifie ce
terme « positive » ? Pour répondre à ces questions, prenons une analyse comme point de

78
L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
79
Pour les exemples des réactions par les historiens, voir : Au risque de Foucault, textes réunis par
Dominique Franche, et al., Paris, Centre Pompidou, 1997.
41
Introduction

repère : celle de Paul Veyne dans « Foucault révolutionne l’histoire »80. Dans ce texte, Veyne
s’attache à comprendre l’entreprise foucaldienne d’écrire l’histoire, en développant l’idée de
Raymond Aron concernant le statut épistémologique de la réalité historique : « la dissolution
de l’objet ». Aron entend par ce terme qu’ « il n’existe pas une réalité historique, toute faite
avant la science, qu’il conviendrait simplement de reproduire avec fidélité »81 et qu’ « il n’y a
pas, au sens propre du terme, d’éléments ou d’atomes »82. La réalité historique dépend de la
manière dont l’historien reconstruit le passé à partir de documents ou d’autres sources. Elle
n’est pas donnée. C’est la réflexion de l’historien ou son système d’interprétation, qui
détermine une réalité historique, qui est plus, non définitive, mais toujours révisable.
Veyne développe cette observation épistémologique et apparemment kantienne
d’Aron, tout en renversant de manière nietzschéenne la question : s’il n’y a pas, ainsi que le
dit Aron, d’objets qui existent indépendamment de la réflexion de l’historien, pourquoi
pense-t-on souvent qu’il existe des choses invariables au cours de l’histoire au point de croire
qu’elles existent presque comme choses naturelles ? Comment cette quasi-naturalité des
objets se produit-elle historiquement ? Si cette naturalité n’est pas effectivement naturelle, que
peut-on trouver effectivement dans l’histoire ? Si les objets n’existent pas, qu’est-ce qui existe
alors dans l’histoire et que les historiens doivent étudier ? La question de Veyne est non
seulement épistémologique comme celle d’Aron, mais aussi ontologique dans la mesure où
elle tente de savoir ce qui existe réellement dans l’histoire. L’histoire n’est donc pas la simple
description d’une série d’objets, tels que l’État, la politique, les gouvernants et les gouvernés,
ou la description des changements de contenu de tels objets selon des périodes ou des régions
du monde, mais elle a pour but de mettre en lumière le processus d’objectivation par lequel
ces objets se constituent d’une manière propre à chaque période. Qu’est-ce qui détermine les
objets ? « Notre pratique, répond Veyne, détermine d’abord ses objets » ; « l’objet n’est que le
corrélat de la pratique »83. Il faut donc étudier ces pratiques diverses dont certaines sont
objectivées et d’autres restent occultées ou inaperçues. Si l’on ne regarde que les pratiques
objectivées, on ne peut comprendre ce qui se passe effectivement dans cet ensemble de
pratiques, composé de deux parties, ce qui est objectivée et ce qui est non-objectivée. Mais il
n’y a pas, entre ces deux parties, de différence qualitative. Elles appartiennent à un même

80
Paul Veyne, « Foucault révolutionne l’histoire », Comment on écrit l’histoire, 1978, p.383-429.
81
Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1986 (première
édition 1938), p. 147. Italique par l’auteur.
82
Ibid., p. 177.
83
Veyne, art. cit., p. 396.
42
Introduction

ensemble, comme la partie émergée d’un iceberg est faite de glace comme sa partie cachée84.
Il faut donc examiner cet ensemble de pratiques ou ces deux parties et les relations entre elles
à partir desquelles les objets « naturels » se produisent avec leur prétention à l’universalité.
Selon Veyne, l’entreprise de Foucault est d’avoir mis en doute l’évidence et l’unité des objets
« naturels » pour faire apparaître tout un ensemble de pratiques diverses et des processus
d’objectivation : « [Foucault] fait l’effort de voir la pratique des gens telle qu’elle est
réellement » ; « il parle de la même chose que nous »85. Comme Foucault voit « la pratique
telle qu’elle est réellement », en décomposant les objets prétendant à la naturalité en une série
de pratiques, et en réintroduisant ces pratiques dans un réseau de pratiques plus vaste, Veyne
désigne Foucault comme « le premier historien complètement positiviste » 86 . L’histoire
positive est ainsi définie comme un ensemble de recherches historiques des pratiques et des
objectivations qui ne sont possibles qu’à partir des pratiques.
Nous prenons l’analyse de Veyne comme fil directeur de notre discussion pour deux
raisons : premièrement, l’idée de « dissolution des objets naturels » nous permettra
d’interpréter la pensée foucaldienne d’une façon cohérente, c’est-à-dire comme une série de
descriptions historiques analysant les pratiques diverses ; deuxièmement, cette idée décrit
l’attitude philosophique foucaldienne que nous avons vue plus haut, celle qui tente à penser
contre Hegel, c’est-à-dire contre la philosophie de la totalité et de la dialectique. Le projet
foucaldien de se déprendre de Hegel se réalise selon un double registre, critique intrinsèque et
pensée extrinsèque : si le premier consiste à s’affronter à la philosophie hégélienne au travers
des critiques purement philosophiques sur l’idée d’histoire totalisée, le second vise à opposer
à la philosophie hégélienne la pensée non-philosophique, c’est-à-dire la multiplicité positive
dont la totalisation est impossible. La pensée non-philosophique ne fait pas de la philosophie
une chose périmée, mais cherche plutôt une autre forme possible de la pensée philosophique.
La pensée philosophique de Foucault ne se renouvelle que dans le non-philosophique qui
n’est rien d’autre que la mise en question de la naturalité des objets.
Or le terme « objet naturel » suppose que cet objet existe presque de toute
éternité et qu’il a donc un statut universel. Si tel était le cas, la description historique
deviendrait une activité cherchant à déceler au-delà de la diversité empirique ce qui est
invariable et universel. Alors que Veyne rejette une telle relation entre l’objet et son

84
Ibid., p. 389.
85
Ibid., p. 397. Italique par l’auteur.
86
Ibid., p. 386.
43
Introduction

universalité par l’idée de « dissolution des objets naturels », Foucault caractérise ses
recherches à propos de la gouvernementalité en renversant la relation entre les objets
universaux et les pratiques :

(…) en choisissant de parler ou de partir de la pratique gouvernementale, c’est, bien sûr, une

manière tout à fait explicite de laisser de côté comme objet premier, primitif, tout donné, un

certain nombre de ces notions comme, par exemple, le souverain, la souveraineté, le peuple, les
sujets, l’État, la société civile : tous ces universaux que l’analyse sociologique, aussi bien que

l’analyse historique et l’analyse de la philosophie politique, utilise pour rendre compte

effectivement de la pratique gouvernementale. Moi, je voudrais faire précisément l’inverse,

c’est-à-dire partir de cette pratique telle qu’elle se donne, mais telle en même temps qu’elle se

réfléchit et se rationalise pour voir, à partir de là, comment peuvent effectivement se constituer

un certain nombre de choses, sur le statut desquelles il faudra bien sûr s’interroger, et qui sont
l’État et la société, le souverain et les sujets, etc. Autrement dit, au lieu de partir des universaux

pour en déduire des phénomènes concrets, ou plutôt que de partir des universaux comme grille

d’intelligibilité obligatoire pour un certain nombre de pratiques concrètes, je voudrais partir de


ces pratiques concrètes et passer en quelque sorte les universaux à la grille de ces pratiques87.

Foucault critique toutes les analyses partant des universaux, « objet premier, primitif, tout
donné », en y substituant l’analyse des pratiques à partir desquelles se constituent les objets
ou les « choses ». Même si Foucault n’utilise pas « objet naturel », on peut dire que le terme
« universaux » est l’expression foucaldienne pour « objet naturel », c’est-à-dire pratiques
réifiées88. Les objets sont universaux s’ils obtiennent leur naturalité et vice-versa. On ne peut
considérer que cette critique des universaux est valable tout le long du parcours de la pensée
foucaldienne, mais il est tout de même légitime de caractériser la pensée foucaldienne comme
une série d’efforts pour décrire les pratiques telles qu’elles sont et les objectivations telles
qu’elles se produisent. De surcroît, en nous centrant sur la dissolution des objets naturels,
nous essayerons aussi d’appréhender les autres problèmes relatifs à celui des objets et des
objectivations : ceux du sujet et de la vérité. Questionner ces problèmes nous permettra

87
Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, éd., par Michel Senellart, Paris,
Gallimard-Le Seuil (coll. Hautes Études), 2004, p. 4-5.
88
Foucault a prononcé ce cours juste après la publication du texte de Veyne que Foucault lui-même avait
lu. Il est donc possible de considérer ce passage comme une réponse foucaldienne au texte de Veyne.
44
Introduction

également de mettre en lumière l’opposition entre deux des types de rapport qu’entretiennent
la philosophie et la non-philosophie que nous avons mentionnés ci-dessus : fondement et
confrontation. Si l’universel n’existe pas, comment les conditions transcendantales d’une
expérience peuvent-ils exister ? Le projet kantien de fonder toutes les expériences sur le
transcendantal est ainsi mis en doute par l’historique. Foucault développe l’analyse de la
tension entre le transcendantal et l’historique notamment dans Les Mots et les Choses, où il
introduit la notion d’a priori historique. Notre analyse s’appliquera donc à cerner les rapports
de la pensée foucaldienne non seulement à la philosophie d’intériorisation, mais aussi à celle
de fondement, au travers de la notion de « dissolution des objets naturels ».
Il s’agit donc pour nous de montrer quel est le déroulement de la pensée foucaldienne
autour de l’idée de « dissolution des objets naturels ». Dans chaque ouvrage, pour chacune de
périodes, quels objets Foucault vise-t-il à décomposer en pratiques et à en recomposer les
processus d’objectivation ? Comment réalise-t-il ces analyses ? Jusqu’à quel point a-t-il mené
la dissolution des objets et l’analyse des pratiques ? S’il y a des difficultés dans l’analyse, où
sont les problèmes et pourquoi sont-ils ou doivent-ils être laissées sans être résolus ? Enfin, au
travers de ces analyses positives, qu’essaie de montrer Foucault ?
Il est possible de distinguer dans la pensée foucaldienne en tant que pensée
historique deux démarches séparées : en premier lieu, la description positive des pratiques ;
puis l’usage de l’histoire ainsi décrite. La première démarche, histoire des pratiques, se divise
elle-même en deux parties : l’histoire discursive et l’histoire non-discursive. Ces deux parties
constituent ce qu’on pourrait appeler l’histoire « positive ». Il faut insister sur le fait que cette
distinction discursive/non-discursive n’est pas définitive dans la mesure où Foucault décrit à
la fois la structure autonome et indépendante de ces deux sphères historiques et leurs
interactions. Pour ce qui est l’usage philosophique de l’histoire, là aussi deux pistes seront à
exploiter : l’histoire du présent et la contre-histoire. L’histoire foucaldienne est constituée de
ces quatre types différents d’histoire auxquels les combinaisons et les conflits éventuels
confient son originalité.
Histoire non-discursive. Depuis l’Histoire de la folie, un des objectifs de l’histoire
foucaldienne est de décrire des pratiques médicales, juridiques, sociales, politiques qui ont
pour objet de traiter de façon les fous, les malades, les criminels, etc., en tant qu’êtres
physiques. Afin de réaliser une telle description des pratiques, il est indispensable d’étudier
des documents historiques et de reconstituer les événements à partir de ces documents. De ce
point de vue, on pourrait dire que Foucault tente d’écrire une histoire inspirée, quant à la

45
Introduction

méthode, de l’histoire des historiens. Il s’agit donc d’abord de suivre les descriptions
foucaldiennes des pratiques en tant que dissolution des objets naturels et de savoir quelle
réflexion au sens aronien réalise ces descriptions. Ensuite il sera nécessaire de comparer
l’histoire foucaldienne avec l’histoire des historiens pour bien préciser quels en sont les traits
communs et les différences. Les diverses réactions des historiens nous permettraient de
repérer les rapports de l’histoire foucaldienne à l’histoire des historiens. Il s’agit là de traiter
Foucault comme un historien pour mettre en lumière les caractères de l’histoire foucaldienne.
Pour comprendre cet aspect de la pensée foucaldienne, nous prenons comme repère
des moments précis dans ses descriptions historiques : des formations hétérogènes des choses
et des événements que ces processus produisent ou qui, inversement, produisent ces processus.
Il s’agit de savoir comment Foucault décrit ces formations et ces événements pour retracer les
pratiques diverses et les processus d’objectivation. La description de la formation de la prison
se constituant à partir d’éléments hétérogènes serait un bon exemple non seulement de la
généalogie du corps moderne mais aussi de l’histoire positive foucaldienne.
Histoire discursive. L’histoire discursive vise à faire apparaître des systématicités
d’idées, de concepts ou de pensée ainsi que les changements entre ces systématicités. Si
l’histoire non-discursive est une histoire dynamique des processus d’objectivation, l’histoire
discursive est une description synchronique d’un domaine de savoir et des règles selon
lesquelles ce domaine peut exister comme tel et changer éventuellement dans une épistémè ou
dans une formation discursive. Foucault fait une telle description de la systématicité
discursive à plusieurs reprises. Après des tentatives dans l’Histoire de la folie, La Naissance
de la clinique et Les Mots et les Choses, il formule précisément sa méthode dans
L’Archéologie du savoir. Dans cette période, mis à part l’Histoire de la folie où la distinction
entre les deux domaines de pratique, discursif et non-discursif, n’est pas encore claire,
l’objectif principal de Foucault est la production d’un système discursif au travers des
pratiques discursives.
Or cette vive attention à l’égard du discursif semble passer à l’arrière-plan dans la
période pour ainsi dire « généalogique », c’est-à-dire dès le début des années soixante-dix, à
cause du déplacement de l’objet d’analyse du savoir au pouvoir. Bien entendu, ce n’est pas
dire que Foucault abandonne l’histoire discursive, mais noter qu’elle subit néanmoins des
transformations en fonction du développement explicite de l’analyse des pratiques
non-discursives. L’histoire discursive reste toujours importante dans la pensée foucaldienne,
comme nous en trouvons un exemple dans le deuxième chapitre de Surveiller et punir, où est

46
Introduction

décrit le projet de réforme du système pénitentiaire.


Il faudrait en outre remarquer que l’histoire discursive n’est pas une méthode qui
essaie de comprendre les conditions de possibilité d’un discours, en lui imposant de
l’extérieur une série de règles formelles, mais un ensemble d’efforts pour faire apparaître les
règles internes d’une production discursive. Elle ne vise pas à donner de toute production
discursive une compréhension globale ou un fondement transcendantal ni à construire un
système total des discours, mais à décrire des modalités singulières d’ensembles discursifs.
L’histoire discursive ne saurait donc être une théorie globale des discours, ni la
compréhension totale de la production discursive. Elle est plutôt positive et partielle. Et la
modalité de changements qu’elle fait apparaître dans le système discursif ne saurait jamais
être dialectique. Nous tâcherons d’examiner cette modalité de changements, changements
relatifs et propres au système discursif auquel ils appartiennent.
Histoire du présent. On pourrait à juste titre dire que le rapport de l’histoire au
présent existe dans la pensée de Foucault dès le début de sa pensée dans la mesure où ses
interrogations sur des divers domaines de savoir tels que la psychiatre, la clinique, les
sciences humaines ne sont possibles que par la prise en conscience de l’état actuel de chaque
domaine de savoir dont il est question. En ce sens, ainsi que le disent Bachelard et
Canguilhem sur l’histoire de la science, l’histoire foucaldienne est écrite souvent par rapport
au présent. Un regard rétrospectif du présent vers le passé rend possible ses recherches
historiques, même si elles portent sur des périodes éloignées du présent. Les sujets des
ouvrages sont précisément choisis du fait qu’ils ont établi au moins une partie de notre
modernité89.
Si une telle relation avec le présent peut être appelée théorique, une autre manière de
lier l’histoire au présent, que l’on pourrait nommer pratique ou politique, apparaît
explicitement à partir des années soixante-dix dans la pensée foucaldienne. Ce rapport avec le
présent est formé, notamment dès les années soixante-dix, d’abord comme résultat et support
théorique des activités politiques de Foucault, puis comme reprise de la question kantienne,
« Was ist Aufklärung ? ». Il s’agit dans cette question de se demander ce qui se passe

89
Mais ce rapport du présent à l’histoire ne signifie pas que la description historique de Foucault ne vise
qu’à comprendre le présent. L’analyse historique a tout de même son autonomie. Une telle mise en relation
directe entre le présent et l’histoire appauvrirait la fécondité de la pensée foucaldienne en tant qu’histoire
positive ainsi que la réflexion sur le présent. Nous voudrions mettre en lumière de préférence des relations
multiples entre le présent et l’histoire chez Foucault. Puisqu’il est impossible de caractériser en un mot ce
qu’est le présent, non plus ce qu’est le passé, il ne peut y avoir aucun rapport entre eux qui soit toujours
valable.
47
Introduction

actuellement et ce que nous sommes, par le biais des recherches historiques, pour mettre en
lumière l’historicité des limites posées à la manière de penser, d’agir, de vivre, et qui nous
paraissent universelles et infranchissables. L’histoire du présent, travail critique du présent,
aurait donc un rapport avec un point de vue qui est celui du journalisme, devenu familier à
Foucault au travers de ses actions et de ses profonds engagements politiques, notamment au
début des années soixante-dix. En outre, ce point de vue journalistique introduit dans la
pensée foucaldienne une réflexion sur un nouveau mode d’être, de penser, de vivre qui serait
affranchi des limites historiques.
Le présent fonctionne donc dans la pensée foucaldienne comme le moment
privilégié en fonction duquel varient les recherches historiques, leurs objets et leurs méthodes.
Mais le rôle du présent n’est certes pas le même que celui qu’il tient dans la philosophie
hégélienne. Il faudrait donc mettre en lumière non seulement les relations entre la philosophie
et l’histoire, mais aussi celles qui existent entre la philosophie, l’histoire et le présent, qui sont
changeantes à la différence du présent hégélien.
Or c’est par cette prééminence attribuée au présent que l’histoire foucaldienne se
démarque de l’histoire des historiens, qui, elle, se définit comme « œuvre de pure curiosité »90.
C’est sur ce point que les historiens critiquent l’histoire foucaldienne, comme un usage
philosophique de l’histoire, parfois peu fidèle à la réalité historique. Selon les historiens,
Foucault « utilise » l’histoire pour la philosophie au détriment de l’exactitude des faits
historiques91. Nous montrerons aussi la distance entre l’histoire foucaldienne et l’histoire des
historiens à partir du rapport du présent à l’histoire.
Contre-histoire. Le terme « contre-histoire » implique deux aspects distincts et
parfois opposés : d’une part, un usage du discours historique dans le champ philosophique
ainsi que politique ; d’autre part, une mise en question du statut de l’histoire positive par
rapport à la littérature et à la notion de fiction. Appelons le premier stratégique et le deuxième
esthétique.
L’aspect stratégique consiste à opposer le discours historique à une forme de la

90
Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, p. 79.
91
Veyne lui aussi critique Foucault sur ce point tout en remarquant l’insuffisance de recherches
documentaires : « En généalogiste qu’il était, il ne s’intéressait au passé que là où le passé était
l’archéologie du présent et venait démentir le présent. » (P. Veyne, « Éloge de la curiosité : inventaire et
intellection en histoire », Philosophie et histoire, dir., par Christian Descamps, Paris, Éditions du Centre
Pompidou (coll. Espace international philosophie), 1987, p. 19) Voir aussi : Jacques Léonard, « L’historien
et le philosophe. À propos de Surveiller et punir. Naissance de la prison », L’impossible Prison.
Recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, dir., par M. Perrot, Paris, Le Seuil (coll. L’univers
historique), 1980, p. 9-28.
48
Introduction

philosophie, telle celle de la totalité ou de la dialectique, ou bien à un pouvoir politique qui


nécessite pour ses exercices la production et l’utilisation d’un savoir. En ce sens, l’histoire se
trouve toujours dans une position contre des discours soit philosophiques soit politiques pour
en mettre en doute la validité, l’évidence ou l’universalité en doute. L’histoire que Foucault
essaie d’écrire fonctionne donc comme un point d’appui à partir duquel devient possible la
critique des idées dialectico-totalisatrices ou des institutions et des discours politiques. La
dissolution des objets naturels devient ainsi un moyen méthodologique de la réflexion.
Or il faut remarquer que cet aspect stratégique de la contre-histoire subit aussi des
déplacements au cours du développement de la pensée foucaldienne. Alors que l’idée
d’utiliser l’histoire contre un type spécifique de philosophie apparaît depuis l’Histoire de la
folie, l’usage politique du discours historique ne se manifeste que tardivement dans la pensée
foucaldienne. Tardivement, c’est-à-dire dans les années soixante-dix où le politique devient
un des objets irremplaçables pour Foucault au travers de son engagement parallèlement dans
plusieurs domaines. Nous pouvons en trouver des exemples dans Surveiller et punir et surtout
dans la première séance de « Il faut défendre la société » où il précise qu’une des tâches des
recherches historiques est de dégager des savoirs « assujettis », savoirs cachés, oubliés, exclus
ou intégrés dans la hiérarchie de savoir moderne établie par les relations savoir-pouvoir, pour
déstabiliser ou renverser cette hiérarchie normalisatrice des savoirs qui, en se disant
universels et légitimes, ont pour fonction de justifier et renforcer le pouvoir92. Chez Foucault,
une telle critique du pouvoir qui se constitue sans aucun doute sous l’influence de Nietzsche,
ne s’effectue qu’au travers des recherches historiques. Nous analyserons l’usage stratégique
de l’histoire dans la pensée foucaldienne et ses enjeux.
Dans l’aspect esthétique, la critique des relations enchevêtrées de savoir-pouvoir met
en question le statut de l’histoire positive elle-même. Comme nous pouvons le constater dans
la préface de Moi, Pierre Rivière…, Foucault, admirant l’extraordinaire beauté des mémoires
de Pierre Rivière et leur littéralité, en rejette l’interprétation comme étant un exercice de
violence qui essaie de l’intégrer dans un savoir produit par des effets de pouvoir93. Alors que
Foucault lui-même tente, semble-t-il, de concilier cette admiration de la beauté des documents
avec sa description positive de l’histoire, il faut aussi noter qu’il est conscient de la limite de
la description positive, comme nous le voyons dans « La vie des hommes infâmes », texte

92
« Il faut défendre la société », p. 8.
93
Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère : Un cas de parricide au XIXe siècle,
présenté par M. Foucault, Paris, Folio, 1994, Gallimard-Julliard, 1973.
49
Introduction

remarquable dans lequel Foucault s’attache à présenter un projet d’analyse de la formation du


pouvoir disciplinaire au travers de l’exhumation des lettres de cachet, tout en admettant que
ces documents d’une beauté extraordinaire fonctionnent non pas dans le champ littéraire, mais
dans le champ fictionnel94. La notion de fiction permet à Foucault de reprendre dans le champ
historique le problème de la transgression dont il parle dans les années soixante toujours par
rapport à la littérature. Nous montrerons ce déplacement de la littérature aux documents
historiques et de la transgression littéraire à la fiction transgressive, tout en tenant compte de
la place de la littérature dans la pensée foucaldienne.
Une telle attitude esthétique se rapporterait à une réflexion éthique, que Foucault
appelle l’ « esthétique de l’existence » 95 . C’est dans ce rapport esthético-éthique que
l’ontologie historique de nous-mêmes rejoint la contre-histoire. Nous montrerons comment
l’esthétique et l’éthique s’articulent l’un à l’autre, tout en nous référant à des réflexions
foucaldiennes sur l’art et ses déplacements.
Ces quatre formes d’histoire traversent tout le parcours de la pensée foucaldienne,
tout en s’enchevêtrant l’une l’autre. Notre analyse ne visera pas à classer telle ou telle partie
ou tel ou tel passage des ouvrages de Foucault par rapport à une forme d’histoire. Au contraire,
nous voudrions mettre en lumière des manières diverses dont la description historique de
Foucault s’organise comme une unité de réflexion et d’explication, en faisant face à un objet
spécifique dans l’histoire.

4. Systématicité réflexive de la pensée foucaldienne

Si nous avons jusqu’ici montré la stratégie générale de la pensée foucaldienne pour


penser de façon non-hégélienne, nous analysons maintenant comment la pensée foucaldienne
prend forme comme une pensée autonome, cohérente et systématisée dans ce continuum
philosophico-historique. La multiplicité de la pensée foucaldienne au travers des recherches
empiriques ou historiques apparaît, à la fois philosophiquement et méthodologiquement, nous
l’avons vu ci-dessus. D’une part, la multiplication empirique que Foucault lui-même tente
d’effectuer en tant que stratégie philosophique a pour but de s’opposer à la totalité

94
« La vie des hommes infâmes », DE II, no 198, 1977, p.237-253.
95
Sur l’esthétique de l’existence, voir par exemple : « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu
du travail en cours », DE II, no 344, 1984, p. 1434- 1436.
50
Introduction

hégélienne ; d’autre part, la description historique est elle aussi multiple, se divisant en quatre
types que nous avons précédemment indiqués. Mais cette multiplication d’approches ne
signifie pas qu’il n’y ait pas d’unité ou de systématicité dans la pensée foucaldienne. Penser
contre Hegel n’est pas simplement se déprendre de la totalité hégélienne ou nier toutes les
systématicités de pensée. Toutefois, la pensée foucaldienne tend à se constituer sans cesse
comme un système de pensée se voulant être non-hégélien. Tout en tenant compte de la
multiplicité empirique de la pensée foucaldienne, nous tenterons donc de faire apparaître,
dans cette multiplicité, des systématicités par lesquelles la pensée foucaldienne se construit
par des efforts incessants pour philosopher dans la multiplicité empirique. Nous analyserons
ainsi la pensée foucaldienne qui s’efforce à la fois de se multiplier et de se systématiser. Cette
tension entre la philosophie et l’histoire ou entre la systématicité et la multiplicité s’avère
productive dans la mesure où c’est toujours à partir d’elle que se renouvelle la pensée
foucaldienne.
Nous ne visons pas, bien entendu, à saisir la totalité de la pensée foucaldienne une
fois pour toutes. Une telle totalité ne peut exister, puisque la pensée foucaldienne s’appuie
précisément sur l’opposé de la totalité, c’est-à-dire la multiplicité empirique. Nous étudierons
de préférence l’histoire écrite par Foucault dans sa multiplicité ainsi que l’histoire de la
pensée foucaldienne elle-même dont les composants s’organisent à chaque moment autour
d’une systématicité de la réflexion philosophique, c’est-à-dire une manière de poser des
questions philosophiques à travers des recherches historiques. La multiplicité empirique est
ainsi ressaisie par une systématicité de la réflexion philosophique où des questions
philosophiques se posent de façon inédite. Mais ce ressaisissement n’aboutit jamais à sa fin.
Quelque chose de cette multiplicité échappe cependant toujours au ressaisissement total par la
réflexion. Par exemple, depuis la fin des années cinquante, Foucault a exhumé les archives de
l’Hôpital général qui témoignent comment se sont organisées les pratiques de l’internement à
l’âge classique. Cette recherche, devenue la partie importante de l’Histoire de la folie, a
cependant laissé ce que la réflexion n’a pas pu pleinement saisir. C’est pour cette raison que
Foucault reprend la recherche de ces archives, en publiant d’abord un article intitulé « La vie
des hommes infâmes » en 1977, puis Le Désordre des familles, recueil des documents dans les
archives, en collaboration avec Arlette Farge, en 198296. Toutefois, cette reprise n’est pas un
simple prolongement de sa thèse. Elle manifeste plutôt, comme le dit Mathieu

96
Le Désordre des familles. Lettres de cachet des archives de la Bastille, éd., par M. Foucault et A. Farge,
Paris, Gallimard-Julliard (coll. Archives), 1982.
51
Introduction

Potte-Bonneville, « un sentiment d’insuffisance à l’égard de l’ouvrage de 1961 »97. Et ce


sentiment ne permet pas à Foucault de recommencer la recherche à partir de là où il s’est
arrêté, mais il faut un remaniement total de la méthode, les objets et de la pensée elle-même.
Cet exemple révèle bien le mouvement caractéristique de la pensée foucaldienne, que
Potte-Bonneville appelle « relance », qui est à la fois « l’impulsion d’une action sur des bases
nouvelles » et « le retour d’une sollicitation ancienne dont l’exigence n’est pas satisfaite »98.
La pensée foucaldienne revient à ses problèmes passés pour y retrouver ce qu’ils ont laissé
inexploré. Il y a inévitablement dans la pensée le reste que la pensée tente de ressaisir
autrement qu’elle l’a fait. C’est ce reste qui exige de la réflexion philosophique la reprise
répétitive du ressaisissement. De là surgissent des déplacements qui bouleversent la pensée au
point de la réorganiser sous une autre systématicité. En revanche, différentes questions que
pose la réflexion philosophique peuvent changer certaines de méthodes et sources, certains
des objets, grâce auxquels les recherches historiques deviennent possibles. La multiplicité
empirique et la réflexion philosophique se rattachent l’une à l’autre sans que l’une d’entre
elles ne domine l’autre. Il faudrait mettre en lumière des systématicités que fait apparaître une
série de ressaisissements réflexifs dans les recherches empiriques et leurs déroulements
successifs.
Repérons alors trois périodes de la pensée foucaldienne que l’on peut identifier
clairement : l’archéologie, la généalogie, la problématisation99. Ce découpage par périodes
pourrait être caractérisé par la manière propre à chaque période de lier la réflexion
philosophique à la multiplicité empirique. Chaque période a un axe autour duquel se forme la
pensée : respectivement, le savoir, le pouvoir, le sujet (ou la subjectivation). L’archéologie
étudie les règles de production d’un discours et décrit l’histoire discursive ; la généalogie est

97
Mathieu Potte-Bonneville, Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, Paris, PUF (coll. Quadrige), 2004,
p. 25.
98
Ibid.
99
Le découpage de trois périodes est le suivant : si l’on peut considérer les ouvrages tels que Maladies
mentales et Personnalité comme appartenant à l’étape pré-archéologique, la période archéologique
commence par Folie et déraison (1961) et finit par L’Archéologie du savoir (1969). La généalogie débute
explicitement par un texte dédié à Jean Hyppolite, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » (1970) et se
poursuit par L’Ordre du discours (1971). La période généalogique dure jusqu’à 1980, où il fait le cours au
Collège de France intitulé « Du gouvernement de vivants » en passant par Surveiller et punir (1975) et La
Volonté de savoir (1976), et la réflexion sur la notion de gouvernementalité qui se développe en 1978 et
1979. La problématisation devient capitale pour Foucault dans les années quatre-vingt, à partir du cours au
Collège de France « Subjectivité et vérité » où Foucault passe progressivement de la problématique de
l’assujettissement à celle de la subjectivation dans les deux volumes de L’Histoire de la sexualité (1984) et
deux derniers cours au Collège de France, Le Gouvernement de soi et des autres (1983) et Le Courage de la
vérité (1984), en passant par L’Herméneutique du sujet (1982).
52
Introduction

centrée sur les relations de savoir-pouvoir qui fonctionnent à deux niveaux, d’une part, celui
du corps, d’autre part, celui de la population, et se caractérise par des efforts pour écrire une
histoire non-discursive par rapport aux trois autres types d’histoire ; et la problématisation
s’occupe de la construction autonome d’un sujet moral dans le registre de l’histoire discursive
sans perdre les liens avec l’histoire du présent notamment. Toutefois, ces définitions, si elles
ne sont pas fausses, restent insuffisantes, car le découpage en trois périodes ne nous permet
aucunement d’appréhender chacune comme une structure stable et statique. À l’intérieur
même de chaque période, les relations entre la philosophie et l’histoire « flottent » en fonction
des objets et des méthodes que Foucault emploie pour mener ses recherches. On pourrait donc
dire que les termes « archéologie », « généalogie » et « problématisation » ne peuvent être
appréhendés que comme un ensemble de déplacements qui surgissent dans chaque période.
On peut constater, par exemple, que les termes qui désignent les conditions historiques
rendant possible un savoir ne sont pas identiques à l’intérieur même de la période
archéologique, l’épistémè et la formation discursive, par exemple. Il ne faut pas assimiler ces
deux notions qui fonctionnent différemment dans chaque ouvrage. Pour comprendre cette
différence terminologique, il faudrait préciser les déplacements qui rendent possible cette
différence. Pour dire autrement, il s’agit simplement de repérer toutes les relations
enchevêtrées et changeantes entre la philosophie et l’histoire et entre l’objet et le sujet du
savoir par lesquelles surgit cette différence de termes dans la pensée foucaldienne. Nous
tâcherons donc de montrer par quels déplacements parfois ténus la pensée foucaldienne varie
sans cesse à l’intérieur d’une même période.
L’enquête sur les déplacements qui se produisent dans une période nous amène
nécessairement à une autre question : celle du changement entre les trois périodes. Il est
impossible de considérer que ces trois périodes se distinguent l’une de l’autre comme s’il y
avait une coupure nette entre chacune d’elles. Mais il est également impossible de les traiter
comme une succession progressive sans rupture. Cette alternative entre la discontinuité et la
continuité n’est que superficielle puisque le passage d’une période à l’autre n’apparaît que
comme un ensemble de déplacements qui se produisent à plusieurs niveaux de la pensée
foucaldienne. Comme chaque niveau change selon son propre rythme malgré ses relations
avec les autres, il n’y a aucune coupure décisive qui sépare une fois pour toutes une période
de celle qui la précède. Le passage d’une période à l’autre devrait être considéré à la fois
comme glissement lent et subtil vers une autre problématique et comme irruption de
nouveaux problèmes qui obligent la pensée à sa réorganisation tout entière. Pour ceux qui

53
Introduction

regardent rétrospectivement le parcours de Foucault, il existe des ruptures évidentes entre


deux étapes de la pensée. Par exemple, il est vrai que la position de la littérature dans la
pensée foucaldienne change considérablement entre les années soixante et soixante-dix
comme nous l’avons mentionné ci-dessus. On pourrait dire qu’il y a là une rupture qui sépare
ces deux périodes. Nous ne rejetons pas une telle interprétation, mais essayons de nuancer
cette rupture, tout en dégageant des éléments ou des niveaux qui la constituent. Cela ne veut
pas dire que nous tentions de réduire la rupture à une continuité entre deux périodes ou à une
cause fondamentale qui rend possible la rupture. Nous ferons au contraire apparaître divers
aspects d’une rupture pour montrer que cette rupture n’est rien d’autre qu’un ensemble de
déplacements infimes et, en même temps, qu’elle ne perd toujours pas son importance malgré
cette décomposition, dans la mesure où, une fois accomplie, cette rupture marque le début
d’une nouvelle étape irréversible de la pensée. Des éléments qui ne sont pas forcément
cohérents préparent la rupture, et celle-ci ouvre un nouvel horizon réorganisant la pensée dans
une nouvelle systématicité où la multiplicité empirique et le ressaisissement réflexif se
déroulent dans un nouveau domaine et à un nouveau niveau. Une telle réorganisation permet à
Foucault d’aborder de manière totalement différente les problèmes auxquels il s’intéresse
depuis toujours.
C’est dans ce schéma de la rupture disséquée ou des déplacements accumulés que
nous devons envisager les intitulés donnés à chacune des trois périodes, à savoir l’archéologie,
la généalogie, la problématisation. Ils caractérisent chaque période selon la méthode utilisée
et montrent bien autour de quel axe Foucault organise ou réorganise sa pensée. Mais ne nous
leurrons pas, ces termes ne sont qu’une étiquette fort commode attachée à chaque période :
l’archéologie ou la généalogie ne disparaissent pas même s’il y a le passage d’une période à
l’autre. L’archéologie et la généalogie ne sont jamais dépassées, mais réorganisées en fonction
des enjeux et de la méthode de chaque moment. Le changement d’une période à l’autre se
définirait donc davantage comme une réorganisation d’éléments existants avec de nouveaux
éléments que comme une rupture qui impliquerait plus ou moins l’annulation de l’état
précédent. La généalogie réorganise l’archéologie et la problématisation restructure les deux
étapes précédentes. Il faut également insister sur le fait qu’une telle réorganisation est loin
d’être un simple ajout de nouveaux éléments à l’état antérieur : elle défait ce qui était
précédemment pour que la pensée se cristallise dans une nouvelle systématicité. Mais une
telle réorganisation ne nous autorise pas à comprendre les trois périodes de la pensée
foucaldienne comme des passages à un état supérieur. Nous n’y introduisons aucunement un

54
Introduction

jugement de valeur « dialectique », mais nous efforçons seulement de mettre en lumière des
systématicités différentes de pensée. Archéologie, généalogie, problématisation, nous
devrions donc les appréhender dans leur modalité de réorganisation.
Quelques exemples de ces réorganisations permettraient d’étayer notre discussion.
Nous en trouvons dans la réflexion méthodologique que Foucault formule à plusieurs reprises
notamment à partir du début des années soixante-dix. Dans L’Ordre du discours, Foucault
tente pour la première fois, tout résumant son parcours jusqu’alors « archéologique », de le
placer dans un projet de recherche plus général. Il énumère d’abord quatre principes ses
recherches : renversement, discontinuité, spécificité et extériorité, puis assigne le premier
principe à ses recherches précédentes, archéologiques, mais qu’il nomme dans cette leçon
inaugurale « critique ». Les trois autres principes appartiennent à un domaine de recherches
inédit, qu’il nomme « généalogique ». L’archéologie, malgré le changement de nom, et ceci
sera examiné ultérieurement, ne disparaît pas, mais fait partie d’un nouveau projet de
recherches, qui annonce le début de la période généalogique. L’archéologie en tant qu’étude
des systèmes discursifs est insérée dans la recherche généalogique ayant pour but de
comprendre également la formation de ces systèmes discursifs100. Ce n’est pas un simple
élargissement du champ d’analyse archéologique, mais une réorganisation totale de la pensée,
autour d’une méthode inédite. L’archéologie ou la critique occupe une position différente
mais toujours importante dans la pensée généalogique de Foucault. Ce rôle de l’archéologie
dans la généalogie doit donc être précisé ainsi que toutes les modification que subit la
méthode.
On peut également trouver une autre modalité d’articulation de l’archéologie et de la
généalogie dans la première leçon de « Il faut défendre la société ». En présentant les enjeux
généraux du cours, qui mettrait en lumière un ensemble de savoirs oubliés ou « assujettis »,
Foucault définit l’objectif double des recherches généalogiques au pluriel comme, à la fois de
constituer les luttes historiques sous forme d’un savoir et d’utiliser ce savoir dans les tactiques
actuelles. La généalogie ainsi définie nécessite l’archéologie qui est une méthode pour
analyser les discursivités locales, alors que la généalogie, elle, est une tactique pour faire
fonctionner ce savoir constitué par la méthode101. Le projet généalogique ne s’effectue qu’au
travers de la méthode archéologique. Alors la généalogie est-elle méthode (L’Ordre du
discours) ou tactique (« Il faut défendre la société ») ? Ce problème, qui concerne la question

100
Voir notamment : L’Ordre du discours, p. 71.
101
Cf. « Il faut défendre la société », p. 8-12.
55
Introduction

des déplacements subtils dans une même période, nous ne le traiterons pas dans cette
introduction. Mais il est certain qu’il y a au moins deux rapports distincts de l’archéologie à la
généalogie dans la période généalogique. Dans les deux modalités, l’archéologie est la
méthode indispensable pour la recherche généalogique, qui n’est possible que dans une
nouvelle systématicité réflexive qui s’organise autour de l’implication de savoir-pouvoir.
En 1978, dans une conférence qui s’intitule « Qu’est-ce que la critique ? », Foucault
revient à la bipartition méthodologique entre l’archéologie et la généalogie, telle qu’il la
présente dans la leçon inaugurale de 1970, mais avec des modifications importantes grâce
auxquelles les deux méthodes se lient plus étroitement. L’archéologie se définit comme ce qui
analyse, partant du jeu savoir-pouvoir le « système de l’acceptabilité » qui fait circuler comme
vrai un certain discours, par exemple, celui de la maladie mentale, de la pénalité ou de la
sexualité. Quant à la généalogie, elle se caractérise par un effort pour montrer à partir de quels
éléments multiples ce système a pu se constituer. Foucault ajoute en outre à cette bipartition
un autre aspect d’analyse qu’il appelle « stratégie » pour redéfinir son analyse comme ayant
ces trois dimensions, à savoir l’archéologie, la généalogie, la stratégie102. Foucault appelle
stratégique la mobilité perpétuelle ou la logique des interactions entre des éléments qui
constituent un système, et il s’agit dans l’analyse de dégager ces rapports de force fragiles et
provisoires. La stratégie est donc à la fois le mode d’être de l’objet d’analyse et l’objectif que
doit atteindre l’analyse. Comme la généalogie n’est pas une unité stable, cette instabilité
implique des modifications ou des redéfinitions de l’archéologie et d’autres éléments.
Dans les années quatre-vingt, période de la problématisation, la question est formulée
encore différemment, en particulier à cause de l’émergence d’un nouveau champ
d’investigation qu’est l’éthique ou « l’esthétique de l’existence »103. Modifiant largement le
projet de l’Histoire de la sexualité, Foucault introduit, après les études des savoirs et du
pouvoir autour de la sexualité, l’étude sur les formes historiques de subjectivation par
lesquelles les individus se reconnaissent comme sujets de cette sexualité. C’est précisément
l’étude de la problématisation dans le domaine de la sexualité, qui cherche à définit sous
quelles conditions et de quelle manière l’homme problématise ce qu’il est et ce qu’il fait dans
le monde où il vit. Dans le domaine de la sexualité, il est question de savoir à travers quels
problèmes pratiques aussi bien que théoriques à propos des comportements sexuels peut se

102
Cf. « Qu’est-ce que la critique ? [Critique et Aufklärung] », Bulletin de la société française de
philosophie, 84e année, no 2, 1990, p. 51-52.
103
L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1984, p. 20.
56
Introduction

construire un sujet sexuel. Il s’agit également de savoir quels types de rapports à soi ainsi
qu’aux autres sont problématisés dans le domaine de la sexualité. Foucault résume ainsi les
enjeux de l’étude de la problématisation en se référant à l’archéologie et la généalogie :

(…) analyser non les comportements ni les idées, non les sociétés ni leurs « idéologies », mais les

problématisations à travers lesquelles l’être se donne comme pouvant et devant être pensé et les

pratiques à partir desquelles elles se forment. La dimension archéologique de l’analyse permet


d’analyser les formes mêmes de la problématisation ; sa dimension généalogique, leur formation

à partir des pratiques et de leurs modifications104.

Foucault précise dans ce passage que l’étude de la problématisation se développe dans les
deux dimensions, archéologique et généalogique. En ce sens, il est plus exact de dire que la
période de la problématisation remodèle les deux méthodes précédentes en fonction de la
nouvelle configuration de la pensée, centrée sur le problème de la constitution d’un sujet
sexuel. La problématisation vise donc à appliquer le résultat des études
archéologico-généalogiques à un nouvel objet.
Mais cette bipartition méthodologique n’est pas toujours valable au cours de la
période de la problématisation. Dans « Qu’est-ce que les Lumières ? », récapitulant son
analyse autour des trois axes, qui sont celui du savoir, du pouvoir et de l’éthique, Foucault
donne une tout autre répartition entre l’archéologie et la généalogie. Il désigne son analyse
historique, liée à la position privilégiée du présent dans la philosophie, comme ontologie
historique ou critique de nous-mêmes105. « Critique », Foucault n’utilise pas ce terme au sens
transcendantal ou kantien, mais, la critique a, précise-t-il, une finalité généalogique et une
méthode archéologique. Alors que l’archéologie vise à « traiter les discours qui articulent ce
que nous pensons, disons et faisons, comme autant d’événements historiques », la généalogie
se comprend comme but que réalise une recherche archéologique, à savoir celui de dégager
« de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus être, faire
ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons »106. Dans cette définition, l’archéologie
en tant que méthode réalise des exigences morales que sont la liberté ou l’affranchissement de
ce que nous sommes actuellement. L’archéologie et la généalogie ne sont plus deux méthodes

104
Ibid., p. 19.
105
« Qu’est-ce que les Lumières ? », p. 1394-1395.
106
Ibid., p. 1393.
57
Introduction

complémentaires, mais il apparaît plutôt que l’archéologie est un relais indispensable pour
réaliser la finalité généalogique. L’archéologie et la généalogie dans la période de la
problématisation changent donc sans cesse leur statut et leur position dans la pensée
foucaldienne comme elles l’ont fait dans la période de la généalogie.
Ainsi pourrions-nous dire que l’archéologie, la généalogie et la problématisation ne
sont pas la simple succession de trois périodes ou méthodes, mais une réorganisation
perpétuelle y compris à l’intérieur même d’une période. Ces trois termes ne sont pas donc des
unités stables, mais ils ne peuvent se comprendre qu’au travers d’une pluralité de sens, de
position et de rapports à d’autres éléments dans la pensée. En ce sens, ces trois termes ne
seraient que des noms provisoires donnés à tel ou tel moment de la pensée foucaldienne. Mais,
en même temps, c’est par rapport à ces trois termes que la pensée foucaldienne essaie sans
cesse de s’organiser et de se réorganiser en systématicité réflexive. Nous tâcherons donc de
faire apparaître ce double mouvement de pensée à la fois centrifuge et centripète.
Notons que cette réorganisation perpétuelle se manifeste également dans la lecture
foucaldienne de sa propre pensée du passé. À plusieurs reprises, Foucault réinterprète le
parcours qu’il a suivi jusqu’alors, par exemple, dans nombre d’entretiens ou ses premières
leçons du cours de chaque année. Cette réinterprétation n’est pas une simple relecture de ses
ouvrages du passé, mais un effort pour les situer de manière cohérente dans une nouvelle
problématique. Foucault revient souvent à ses écrits passés pour leur donner un autre sens,
une interprétation différente de celle qu’ils avaient lors de leur rédaction ou de leur parution.
Il tente de montrer, par une telle redéfinition de ses ouvrages, une cohérence interne du
parcours de sa pensée à partir d’un problème auquel il s’intéresse à ce moment, tel celui du
pouvoir, de la vérité, du sujet, etc. Par conséquent, il peut y avoir plusieurs interprétations
d’un ouvrage, parfois même des interprétations contradictoires. Est-il nécessaire de concilier
ces différentes interprétations pour aboutir à une seule interprétation légitime de chaque
ouvrage ?
La réponse est bien entendu négative. Quand Foucault relit et réinterprète ses
ouvrages passés, il en est à la fois auteur et lecteur. Ou plus précisément, il faudrait dire qu’il
est lecteur des livres dont il était auteur car il n’est plus celui qu’il était lors de leur rédaction.
Il interprète donc ses ouvrages passés en fonction des problèmes dont il s’occupe à ce
moment-là, alors que cette interprétation n’est pas nécessairement fidèle à ce que dit
l’ouvrage. Les interprétations par Foucault de son propre passé nous sont utiles moins pour
comprendre clairement les enjeux et les structures de ses ouvrages que pour savoir à quelle

58
Introduction

systématicité de pensée Foucault tente d’intégrer son passé tout en le réinterprétant en tant
que lecteur. Ces interprétations éclairciraient certes plusieurs points qui restent obscurs dans
les livres, mais elles sont postérieures et extérieures aux ouvrages eux-mêmes. Il ne faudrait
pas donc confondre les réinterprétations avec la structure propre à chaque ouvrage, pour bien
appréhender les systématicités de pensée foucaldienne et les déplacements qui rendent
possibles le passage de l’une à l’autre.
Résumons enfin les objectifs de notre analyse : premièrement, repérer les relations
entre la philosophie et l’histoire dans la pensée foucaldienne ; deuxièmement, saisir des
systématicités qui caractérisent chaque période ; et troisièmement, faire apparaître des
déplacements infimes qui, se produisant dans chaque période, provoquent parfois des
modifications considérables dans sa pensée. En outre, nous compléterons cette étude sur la
structure de la pensée foucaldienne par une série d’études sur diverses critiques dirigées
contre elle par les philosophes ainsi que par les historiens pour mettre en lumière l’originalité
de la pensée foucaldienne en tant que pensée ayant établi de nouvelles relations entre la
philosophie et l’histoire, tout en faisant dialoguer la pensée foucaldienne et les critiques.
Présentons brièvement la composition de notre discussion pour atteindre ces objectifs.
Dans la première partie, nous examinerons la période archéologique, de 1961 à 1970,
c’est-à-dire de l’Histoire de la folie à L’Archéologie du savoir. Nous commencerons par
l’analyse de la tension entre structure et événement qui existe dans la pensée foucaldienne
notamment dans l’Histoire de la folie et La Naissance de la clinique pour bien repérer
comment la pensée foucaldienne tente de se déprendre de la philosophie hégélienne tout en
s’investissant dans des études historiques, études des événements qui dépasseront la structure
ou le système de la Raison (chapitre I). Nous consacrerons un chapitre à une étude sur l’usage
foucaldien de la littérature et la position de la littérature dans les relations entre la philosophie
et l’histoire (chapitre II). Puis nous aborderons l’ouvrage monumental de cette période, Les
Mots et les Choses, pour mettre en lumière sa structure qui montre à la fois la formation
historique et la signification philosophique d’un événement, naissance de la notion d’homme
dans le domaine du savoir occidental, doublé par une autre histoire qui sous-tend le champ de
savoir, qui est celle du langage (chapitre III). Enfin, nous examinerons par la suite, en prenant
comme objet d’analyse L’Archéologie du savoir, la méthode de la dissolution des objets
naturels qui est en même temps une critique de la philosophie de la totalité (chapitre IV).
La deuxième partie traitera la période généalogique entre 1970 (l’année du cours
inaugural au Collège de France) et 1980. Comme Foucault publie de nombreux textes et

59
Introduction

donne des cours au Collège de France parallèlement à ses livres, Surveiller et punir et La
Volonté de savoir, notre analyse visera, à la différence de la première partie, à suivre le
parcours de la pensée foucaldienne non seulement chronologiquement, mais aussi
thématiquement sur l’usage foucaldien du discours historique dans les luttes politiques, et
l’influence de ce rapport au présent sur sa pensée. Nous examinerons d’abord la formation de
la méthode généalogique, méthode évidemment nietzschéenne, qui donne à Foucault la
possibilité de se déprendre de la philosophie hégélienne d’une façon différente de celle de la
période archéologique (chapitre I). Nous tenterons ensuite d’articuler cette généalogie au
présent, où Foucault s’engage très activement dans le domaine politique, présenté notamment
par les activités pour le Groupe d’informations sur les prisons. Il s’agira d’éclairer le rapport
entre la pensée philosophico-historique de Foucault, le présent et les luttes politiques (chapitre
II). Après cet examen sur le rapport de la pensée foucaldienne au présent, nous discuterons sur
les deux ouvrages parus dans cette période, Surveiller et punir et La Volonté de savoir, ainsi
que les autres textes contemporains, en ouvrant un domaine d’interaction entre ces deux
versions foucaldiennes d’histoire et l’histoire des historiens (chapitre III). L’analyse historique
de la gouvernementalité ou des divers arts de gouverner les hommes sera examinée dans le
chapitre suivant (chapitre IV). Cette deuxième partie sera close par une analyse du passage de
la généalogie à la problématisation, en s’appuyant sur les cours prononcés à la fin des années
soixante-dix et au début des années quatre-vingt (chapitre V).
La troisième partie sera consacrée à une étude sur la période de la problématisation.
Nous examinerons les trois versions d’histoire que Foucault fait apparaître dans cette
période-là, à savoir l’histoire de la sexualité comme limite de la notion même de sexualité,
celle du souci de soi dans l’Antiquité et celle de la parrêsia de la Grèce ancienne jusqu’au
début de notre ère (chapitre I). Nous discuterons, de même qu’à la deuxième partie, le rapport
de la pensée foucaldienne au présent, en le liant cette fois-ci à une série de thèmes propres à
cette période, tels l’Aufklärung, la révolution et le dire-vrai (chapitre II).
Nos recherches répondront à la question que nous avons posée au tout début :
« quelles sont les relations entre la philosophie et l’histoire dans la pensée foucaldienne ? »
Mais nous n’y donnerons certainement pas une réponse unique et définitive. Nous nous
attachons plutôt à proposer plusieurs réponses et à faire en sorte que chacune soit pertinente.
Si la pensée foucaldienne est par excellence une série d’efforts pour se définir comme ce qui
n’est pas elle-même sans viser ni synthèse ni totalité, notre objectif est de décrire le
mouvement dynamique de cette pensée qui se déroule dans un domaine singulier, domaine à

60
Introduction

la fois philosophique et historique, où la philosophie fait toujours face à ce qui lui est
extérieur. Nous tentons donc d’écrire l’histoire d’une pensée qui se veut au croisement de la
philosophie et de l’histoire pour devenir la pensée véritablement philosophico-historique.
Cette position indécise entre la philosophie et l’histoire dans la pensée de Foucault
est une réponse possible à la question « Qu’est-ce que la philosophie en face de la
non-philosophie ? » Les problèmes que traite à sa propre manière la réflexion philosophique
viennent de l’extérieur. La philosophie se transforme au cours d’une série de rencontres
parfois inattendues. Le parcours de Michel Foucault nous montre bel et bien cet affrontement
productif entre la philosophie et la non-philosophie.

61
PREMIÈRE PARTIE

ARCHÉOLOGIE DES SYSTÈMES DE SAVOIR

CHAPITRE I DEUX VERSIONS DE L’HISTOIRE DE LA


RAISON

Nous examinerons dans ce chapitre deux premières tentatives foucaldiennes de la


pensée historique : l’Histoire de la folie et la Naissance de la clinique. Ces deux ouvrages
prennent comme objet la formation historique d’un domaine spécifique qui détermine
certaines formes d’expérience moderne, à savoir la psychiatrie et la méthode
anatomo-clinique. Foucault ne décrit pas, bien entendu, ces processus historiques comme s’ils
avaient progressivement acquis leur positivité ou leur statut de vérité. Il cherche, au contraire,
à faire apparaître plusieurs formes d’expérience qui précédent ces deux domaines, et qui ne
peuvent être comprises comme étapes préparatoires ou prématurées de l’expérience moderne.
Il met également en lumière les conditions historiques sous lesquelles ces formes spécifiques
d’expérience ont été rendues possibles. Ces conditions, qui ne sont plus transcendantales
comme chez Kant, délimitent le champ d’expérience psychiatrique ou médicale et de telle
sorte que ce champ d’expérience soit organisé d’une façon rationnelle. Il s’agit dans la pensée
foucaldienne de la rationalité propre à chaque domaine, grâce à laquelle ce domaine
d’expérience obtient sa systématicité et son autonomie. Il y a donc plusieurs formes de
rationalité qui correspondent, chacune, à un champ d’expérience spécifique.
Si l’on comprend ainsi la rationalité, l’histoire de la raison ne peut être celle de la
Raison, qui, en tant qu’être unique, manifeste sa puissance absolue dans l’histoire. À l’opposé
d’une telle définition hégélienne, la raison chez Foucault apparaît toujours comme plurielle et
locale et il est absolument impossible d’unifier ces diverses formes de rationalité sous une
figure universelle de la Raison. L’histoire de la raison est donc l’histoire des rationalités. C’est
dans cette histoire de la raison multiple que s’inscrivent l’Histoire de la folie et la Naissance
de la clinique. Il s’agit dans ces ouvrages de faire apparaître des domaines spécifiques
Chapitre I, Partie I

d’expérience, ceux de la folie ou de la maladie, dont les règles d’organisation donnent à


chacun de ces domaines une certaine systématicité ou positivité. C’est cette structure locale de
la raison que Foucault cherche à appréhender par les recherches historiques.
Mais il faut souligner le fait que Foucault ne vise pas simplement à écrire l’histoire
des formes de rationalité, mais à mener les recherches sur la pluralité de la rationalité par le
biais des études sur les rapports de la raison à ce qui ne l’est pas. Non pas l’histoire de la
raison elle-même, mais l’histoire de l’Autre de la raison et des efforts de la raison pour saisir
cet Autre. La raison est en ce sens toujours menacée par ce qui lui est extérieur et doit affirmer
sans cesse sa systématicité autarcique contre ce risque venant du dehors. Foucault essaie de
mettre en lumière cette structure instable propre à toutes systématicités rationnelles, qui, sans
envelopper la totalité des choses, s’expose à l’Autre de la raison. C’est ainsi que Foucault
oppose la philosophie des rationalités locales et historiques à la philosophie de la Raison
totale, englobante, universelle.
L’histoire de la raison en face de la déraison que Foucault décrit dans l’Histoire de la
folie est précisément le premier effort foucaldien pour penser historiquement certaines formes
de rationalité, tout en les opposant à ce qui lui est extérieur. De ce point de vue-là, on saisira
clairement la place importante de la déraison dans la discussion foucaldienne sur les limites
de la raison. La déraison se trouve au-delà de ces limites, ou bien elle est exactement ce
dehors vague et fluctuant, qui apparaît au travers des actes de la raison qui veut s’en
démarquer. Nous montrerons les affrontements entre la raison et la déraison décrits dans
l’Histoire de la folie pour bien préciser la stratégie foucaldienne qui se veut une pensée
non-hégélienne. Cela débutera par l’analyse de deux moments importants dans l’ouvrage : la
préface de 1961 et l’introduction de la troisième partie, consacré au Neveu de Rameau.
Si une telle rationalité locale, dépassant ses limites, se définit comme universelle, elle
aura pour corrélat un ensemble d’objets qui est considéré comme « naturel ». Un domaine
d’expérience réglé par une rationalité ne saurait être universel que dans la mesure où ce
domaine a un rapport essentiel avec ses objets considérés comme naturels et invariables au
cours du temps. La rationalité organise ainsi un domaine spécifique, en prétendant pouvoir
déceler la vérité des objets naturels, qui est, de par leur naturalité, universelle malgré leur
position locale. La spécificité du domaine atteint paradoxalement la vérité universelle par
l’intermédiaire de la naturalité des objets. Dans ces conditions, la rationalité locale devient
une variante de la Raison qui intègre le monde tout entier dans sa plénitude.
C’est cette naturalité en tant que condition de la découverte de la vérité universelle

63
Chapitre I, Partie I

que Foucault critique sévèrement en montrant le processus historique de formation de la


naturalité. À propos de cette mise en doute de la naturalité, nous examinerons deux modalités
d’organisation de la naturalité de la folie dans l’Histoire de la folie, à savoir la folie classique
et la folie moderne, qui se sont formées dans un ensemble de pratiques spécifiques,
l’internement pour le premier, l’asile pour le second. Ces deux expériences nous permettront
d’appréhender à la fois l’objectivation d’une série de pratiques et la forme de naturalité de cet
objet, bien que la déraison se trouve aux confins de la raison, ou apparaisse à l’intérieur même
d’un domaine rationnel ce qui échappe toujours à un saisissement définitif.
Alors que l’Histoire de la folie met en question une double organisation d’un champ
rationnel, par le partage entre raison et déraison d’une part et par la naturalité des objets
d’autre part, la Naissance de la clinique pose, semble-t-il, une autre série de problèmes dans
l’histoire de la raison. Dans cette histoire de la médecine clinique, Foucault tente de décrire
des processus discursifs (les théories médicales) et non-discursifs (les situations
socio-institutionnelles) et, au croisement de ces processus, la formation d’un regard propre à
la clinique. Il s’agit là de la naturalité du regard clinique, regard jeté sur le corps, qui n’est pas
naïf, mais toujours déjà chargé de la connaissance qui permet au médecin de dire exactement
ce qui se passe dans ce corps. En ce sens, « voir le corps tel quel » est absolument impossible
et ce que l’œil peut regarder se modèle sur la connaissance que l’on a acquise sur ce corps ou
sur des objets qui l’entourent. Notre analyse sera centrée sur cette problématisation de la
naturalité du regard, en montrant aussi la naturalité des objets corrélatifs à cette perception
propre à la médecine clinique.
Suivant la formation historique de la médecine clinique et des sciences de la vie, à
savoir la pathologie et la physiologie, qui se développent parallèlement à la clinique, Foucault
aboutit à une thèse selon laquelle ces sciences de la vie ne peuvent se libérer de leur obstacle
épistémologique qu’en introduisant la notion de mort, notion apparemment contradictoire
avec les sciences de la « vie ». Nous discuterons en détail la signification de cette inclusion,
mais pouvons d’ores et déjà souligner ici que la notion de mort fonctionne non pas comme
contradiction interne mais comme Autre de ces sciences qui sont précisément des domaines
spécifiques de la rationalité. La mort, c’est un événement pour les sciences de la vie, en ce
sens que, venant de l’extérieur, elle en bouleverse toute la structure pour restructurer les
sciences de la vie sous une nouvelle forme. Le domaine de la rationalité ne se renouvelle pas
par une série de contradictions internes, mais par l’irruption d’événements extérieurs et
imprévisibles. Par ailleurs, il n’est pas non plus possible de comprendre cette irruption comme

64
Chapitre I, Partie I

une forme de « ruse de la Raison », puisqu’il n’y a pas de fin déjà déterminée.
Nous viserons dans ce chapitre à décrire les mouvements non dialectiques de la
raison plurielle et historique par lesquels la pensée foucaldienne s’oppose à la philosophie de
la totalité. Notre analyse de ces mouvements s’effectuera par rapport aux deux notions, celles
de déraison et de mort, qui se trouvent en dehors de l’histoire de la raison. La déraison et la
mort se représentent comme autres de la raison, autres qui menacent de l’extérieur la raison.
La raison tente d’intégrer cette altérité dans sa systématicité, mais une telle tentative ne réussit
jamais à saisir ce qui lui est extérieur. L’histoire de la raison est précisément une série
d’efforts pour penser le dehors de la raison, et c’est dans cet affrontement que les
connaissances, telles la psychiatrie ou la médecine clinique, ont leur lieu de naissance. La
raison se donne comme tâche d’objectiver les autres, en construisant les domaines du savoir
rationnel. Mais, même au sein de ces domaines, l’altérité existe comme ce qui échappe sans
cesse au saisissement total par la raison, ou, paradoxalement, comme ce à partir de quoi la
connaissance positive est possible. Les autres de la raison, apparaissant comme altérité
absolue, ouvrent la possibilité d’une connaissance rationnelle ainsi que l’impossibilité d’une
connaissance totale et parfaite qui puisse englober tout ce qui lui était extérieur. Il reste
toujours quelque chose, qui échappe à la raison. L’histoire foucaldienne de la raison est en ce
sens l’histoire de la non-raison ou la non-histoire de la raison. Cette histoire révélera que ce
reste menace perpétuellement les domaines établis par la raison, au point que la connaissance
rationnelle doit se transformer en face de cette altérité qui annonce les limites de la raison.
L’histoire de la raison n’est rien d’autre que l’histoire de l’altérité qui reste toujours en dehors
de la raison. Il s’agit d’examiner de près comment cette histoire devient un problème principal
dans la pensée foucaldienne, en affrontant le dehors de la raison, dehors de l’histoire.

1. Déraison, Folie, Histoire

1.1 Préface de 1961

De la préface de 1961 que Foucault supprimera lors de la réédition de l’Histoire de la


folie, Mathieu Potte-Bonneville propose une interprétation très convaincante, selon laquelle il
y a deux lectures possibles de cet ouvrage, l’une avec la préface, lecture « depuis la déraison »

65
Chapitre I, Partie I

et l’autre sans la préface, lecture « depuis la folie »107. L’histoire de la déraison et celle de la
folie ne racontent pas la même chose : alors que la première est l’histoire de la « continuité de
l’expérience moderne avec le classicisme », la seconde est celle de la « discontinuité flagrante
de la normalisation asilaire avec les formes d’internement qui la précèdent »108. La déraison
est antérieure et extérieure à la détermination rationnelle de la folie comme maladie mentale.
Potte-Bonneville le résume ainsi : « La déraison est le dehors et la réserve d’une expérience
de la folie – expérience qui n’admet, pour son compte, ni horizon inaccessible, ni lieu
réservé »109. Si l’on entend par déraison ce qui n’appartient pas à la raison, la déraison est
littéralement la pure négativité de la raison. La folie est, au contraire, une figure construite par
la raison et change son visage dans les différents processus de normalisation. L’opposition
selon Potte-Bonneville est claire : la déraison en dehors de la raison et la folie à l’intérieur de
celle-ci. Cette distinction nous permet de considérer la folie comme résultat d’une
objectivation rationnelle, que nous pouvons situer dans l’histoire de la raison, et la déraison
comme autre ou reste de la raison, qui échappe à la raison et qui la menace perpétuellement
de l’extérieur. Alors que l’histoire de la folie appartient à l’histoire de la raison, l’histoire (ou
la non-histoire) de la déraison s’oppose à celle de la raison par son altérité insaisissable.
Il faut cependant noter que ce partage ne correspond pas à la distinction entre la
déraison et la folie que Foucault lui-même établit dans la préface. C’est plutôt l’opposition
entre la « Folie » et la « folie » que Foucault considère comme ligne de partage essentiel pour
la culture occidentale. La Folie comme « autre tour » s’oppose absolument à la Raison110,
alors que la folie se trouve à l’intérieur de la raison, comme un domaine spécifique de
l’expérience ou comme un attribut de l’homme que l’on reconnaît pour fou. La construction
de l’expérience de la folie, qu’est la maîtrise ou le désarmement de la folie, n’est possible que
si l’on exige que « la Folie cesse d’être la Nuit »111. La lumière de la raison arrache la folie à
l’ombre et en fait une voie par laquelle l’homme peut accéder sa propre vérité.
Quant au mot « Déraison », qui n’apparaît curieusement que deux fois dans le texte,
Foucault l’emploie comme synonyme du terme Folie112. C’est la Folie qui désigne ce que

107
Potte-Bonneville, op. cit., p. 73.
108
Ibid.,
109
Ibid., p. 74.
110
Voir « Préface », DE I, no 4, 1961, p. 187 : « Décrire, dès l’origine de sa courbure, cet « autre tour », qui,
de part et d’autre de son geste, laisse retomber, choses désormais extérieures, sourdes à tout échange, et
comme mortes l’une à l’autre, la Raison et la Folie. »
111
Ibid., p. 194.
112
« En tout cas, le rapport Raison-Déraison constitue pour la culture occidentale une des dimensions de
66
Chapitre I, Partie I

signifie la Déraison dans l’ouvrage113. L’interprétation de Potte-Bonneville, qui comprend la


lecture avec la préface comme l’histoire « depuis la déraison », opère donc un déplacement
par rapport à la discussion que propose Foucault dans la préface où il ne s’agit pas de la
Déraison, mais de la Folie. Ce déplacement, loin d’imposer arbitrairement l’opposition factice,
met en lumière la structure double de l’ouvrage, structure de la déraison et de la folie. Suivant
largement ce partage proposé par Potte-Bonneville qui éclaire bien les rapports de la raison,
de la folie et de la déraison, nous analysons ici la préface de 1961 pour montrer sur quels
points le projet de l’histoire de la folie que Foucault annonce dans le texte est une critique de
la philosophie de l’histoire hégélienne.
L’objectif de l’Histoire de la folie n’est pas d’écrire une histoire de la connaissance
sur la folie, que l’on appelle la psychiatrie, mais de faire apparaître « des mouvements
rudimentaires d’une expérience », expérience de la folie, qui fonctionnent comme conditions
de possibilité de la psychiatrie114. Or cette expérience de la folie n’est rien d’autre que
l’expérience que la raison a de la folie, dans la mesure où la raison ne connaît ou ne reconnaît
la folie qu’en se distinguant d’une façon définitive et irréversible de ce qui n’est pas raison, et
qui est folie. Foucault tente de remonter au-delà de ce geste de partage de la raison souveraine,
geste par lequel la raison rejette ce qui lui est extérieur, et de se placer dans le domaine obscur,
où la raison et la déraison non encore départagées ont un langage commun, « langage très
originaire, très fruste, bien plus matinal que celui de la science »115. Mais un tel langage
n’existe plus, et le langage que nous avons de la folie n’est que « monologue de la raison sur
la folie »116. Ce qui n’appartient pas à la raison n’a pas son propre langage et reste dans le
silence. Foucault essaie de faire non pas l’histoire de ce langage de la raison, mais ce qu’il
appelle « l’archéologie de ce silence ». Il ne précise pas le sens du terme « archéologie », mais
comme le dit Frédéric Gros, il y a certainement dans ce texte un penchant pour la recherche
phénoménologique de l’expérience primordiale117. L’archéologie vise à mettre en lumière ce
moment originaire, moment où la raison refuse ce qui ne lui appartient pas. L’histoire ne peut
exister qu’à partir de ce moment de partition. Foucault dit ainsi que « La nécessité de la folie

son originalité » (Ibid., p. 189.)


113
On pourrait supposer que cette différence des termes et l’ambiguïté qu’elle suscite obligent Foucault à
remplacer la préface de 1961 par une autre. Mais, nous ne sommes pas en mesure de l’affirmer clairement.
114
« Préface », p.192.
115
Ibid., p. 188.
116
Ibid.
117
Frédéric Gros, Foucault et la folie, Paris, PUF (coll. Philosophie), 1997, p.29.
67
Chapitre I, Partie I

tout au long de l’histoire de l’Occident est liée (…) à la possibilité de l’histoire »118. C’est
pourquoi l’archéologie n’est pas une simple tentative de faire l’histoire. Elle se place là où
l’histoire commence. « L’histoire n’est, dit Foucault, possible que sur fond d’une absence
d’histoire, au milieu de ce grand espace de murmures, que le silence guette, comme sa
vocation et sa vérité »119. En ce sens, comme le dit F. Gros, il s’agit dans la préface moins
d’ « un transcendantal historique » que d’ « un transcendantal de l’histoire elle-même »120.
Foucault ne prétend pourtant pas pouvoir saisir l’expérience primordiale telle qu’elle
est. Comme l’état sauvage de la folie n’est pas restituable en lui-même, Foucault cherche à
l’appréhender par le biais de la question des limites, limites que la raison établit entre elle et la
folie, qui précèdent toujours la question de l’identité. Il s’agit donc de l’histoire des limites,
ou de « ces gestes obscurs, nécessairement oubliées dès qu’accomplis, par lesquels une
culture rejette quelque chose qui sera pour elle l’Extérieur »121. L’expérience de la folie ou
l’histoire de cette expérience ne commence que par ces limites, qui déchirent l’expérience
primordiale et insaisissable de la folie, et qui donnent naissance à l’histoire. C’est ce
déchirement que Foucault, reprenant la formule de Nietzsche, appelle « structure tragique »,
en l’opposant à la « continuité temporelle d’une analyse dialectique »122. Foucault refuse ici
implicitement le modèle hégélien de l’histoire qu’est l’identité absolue. Il réitère
explicitement ce refus :

Le grand œuvre de l’histoire du monde est ineffaçablement accompagné d’une absence d’œuvre,

qui se renouvelle à chaque instant, mais qui court inaltérée en son inévitable vide tout au long de

l’histoire : et dès avant l’histoire, puisqu’elle est là déjà dans la décision primitive, et après elle
encore, puisqu’elle triomphera dans le dernier mot prononcé par l’histoire123.

« Le grand œuvre de l’histoire », évidemment vocabulaire hégélien, ne saurait tout intégrer


dans son identité absolue, puisque la folie que la raison a habilement exclue au moment du
partage ne cesse de hanter la raison, comme absence d’œuvre, que la raison n’arrive jamais à
récupérer en son intérieur. Cette absence récurrente est « inaltérée », non pas comme l’identité

118
« Préface », p. 191. C’est l’auteur qui souligne.
119
Ibid.
120
Gros, op. cit., p. 32.
121
« Préface », p. 189.
122
Ibid., p. 190.
123
Ibid., p. 191.
68
Chapitre I, Partie I

qui s’oppose à celle de la raison, mais comme un pur et simple vide124. La voie hégélienne par
laquelle l’Esprit comprend tout est par avance close, car l’histoire ne se déroule que sur ce
vide.
En outre, ce vide absolu est paradoxalement peuplé des « mots sans langage », qui
murmurent « tout seuls » en dessous de l’histoire. Ce murmure sans langage « n’est point
folie encore, mais la première césure à partir de quoi le partage de la folie est possible »125. Là
apparaît le domaine étrange à la fois vide et peuplé, que l’on peut appeler domaine de la
Déraison. Sur ce partage accompli entre la raison et la déraison, l’histoire de la folie, folie
comme expérience singulière, devient possible. Foucault tente de faire non pas l’histoire de la
connaissance ou de la science, mais celle de l’expérience ou des expériences propres à chaque
époque. Ainsi s’écrivent trois grandes formes d’expérience : à la Renaissance, à l’âge
classique, dans les temps modernes. Chacune d’elles s’organise différemment et ce sont ces
différentes organisations que Foucault tente de décrire dans le livre. Mais, dans la préface, il
met l’accent sur « une grande structure immobile » de la Déraison, par laquelle le passage de
l’une à l’autre s’est fait126. L’histoire de la folie se fonde donc sur la Déraison immobile qui
vient inlassablement basculer l’expérience de la folie. La raison est toujours menacée par les
retours de la déraison, et cette opposition ne se réconcilie jamais d’une manière dialectique.
Foucault montre par le vide absolu de la déraison que la raison n’est pas omnipotente. La
Déraison demeure toujours en dehors de la raison, comme reste de ce qui appartient au
domaine rationnel. La raison ne peut franchir les limites qu’elle a établies et la déraison
envahit la raison. L’analyse foucaldienne du Neveu de Rameau présente bien ce rapport
déséquilibré.

1.2 Persistance de la Déraison : Le Neveu de Rameau

Dans l’introduction de la troisième partie, où est décrite la naissance de l’asile


psychiatrique, comme les autres œuvres littéraires et les peintures que Foucault commente, Le
Neveu de Rameau occupe une position singulière dans l’histoire de la folie et de la déraison.
L’usage de la littérature par Foucault n’a pas pour objectif d’intégrer les textes littéraires dans
l’explication historique au même titre que les documents historiques. Ces textes résument au

124
Nous reviendrons à cette notion d’ « absence d’œuvre » à la fin de ce chapitre.
125
« Préface », p. 191.
126
Ibid., p. 193.
69
Chapitre I, Partie I

contraire en eux « les grandes structures de la déraison », qui, immobiles, se trouvent « un peu
au-dessous du temps des historiens »127, et qui préfigurent « le destin de la folie dans le
monde moderne »128. Le dialogue philosophique de Diderot représente ainsi à la fois le retour
du vieux personnage de fou que l’on a déjà connu au Moyen Âge, et une nouvelle
configuration sociale et médicale entre la raison, la folie et la déraison qui caractérise
l’expérience moderne de la folie. Foucault essaie de montrer par l’analyse de ce texte,
comment, en face de la structure immobile et récurrente de la déraison, la raison fait
apparaître une nouvelle forme d’expérience de la folie, qui est précisément le sujet de la
troisième partie129.
L’importance de l’analyse du Neveu de Rameau ne se limite cependant pas à ce rôle
symbolique et méthodologique concernant les rapports entre la raison, la déraison et la folie.
Le texte de Diderot nous permet de comparer l’analyse foucaldienne de ce dialogue entre Moi
et Lui avec la fameuse interprétation de Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit dans
laquelle ce dialogue est compris, d’une manière dialectique, comme affrontement entre la
conscience honnête du philosophe, « Moi », et la conscience déchirée, celle du Neveu de
Rameau, qui est « intuition de l’être-pour-soi comme détruisant tout ce qui subsiste, comme
refus de l’égalité immédiate et perpétuelle médiation avec soi »130.
C’est cette conscience déchirée du Neveu que Hegel considère comme moment
indispensable de la dialectique, moment négatif du processus. Car le Neveu est « un étrange
personnage qui résiste à toute définition qui voudrait le saisir » et « se montre avec franchise
tel qu’il est, mais précisément (…) ne se trouve jamais lui-même sous un aspect défini »131. Il
échappe à toute tentative faite pour le définir et de lui donner un visage solide, tout en
renversant les valeurs que la société veut maintenir. Devant cette conscience déchirée, la
conscience honnête qu’est celle du philosophe veut sauvegarder des valeurs fixes, mais,
effrayée par les renversements dialectiques, elle doit reconnaître que la conscience du bohème

127
Histoire de la folie, p.432.
128
Ibid., p. 434.
129
Ce rôle du Neveu de Rameau correspond bien à ce que Mathieu Potte-Bonneville résume avec justesse
« valeur triple » de la peinture et de la littérature dans l’Histoire de la folie : « valeur d’expression,
déployant ce qui ailleurs demeure caché ; de synthèse, puisqu’elles rassemblent dans l’expérience dont elles
témoignent les traits épars d’une époque ; de vérification enfin, par la manière dont elles soutiennent l’ordre
démonstratif du propos. » (Potte-Bonneville, op. cit., p. 76.)
130
Jean Hyppolite, Genèse et structure de la phénoménologie de l’esprit de Hegel, Paris, Aubier, 1946,
p. 399. Nous suivons ici largement ce commentaire de Jean Hyppolite sur l’interprétation hégélienne du
Neveu de Rameau. Voir aussi : Fabienne Brugère, « La déraison des Lumières. Une lecture du Neveu de
Rameau », Lumières, no 8, 2006, p. 107-122.
131
Hyppolite, op. cit., p. 399.
70
Chapitre I, Partie I

retient la vérité d’un monde et d’un système, « qui ont perdu leur substantialité, dont les
moments n’ont plus aucune stabilité »132. Ainsi apparaît clairement l’opposition entre deux
consciences :

La conscience honnête prend chaque moment comme une essentialité qui-demeure, et est

l’absence de pensée inculte [qui consiste] à ne pas savoir qu’elle agit tout aussi bien l’inverse.

Mais la conscience déchirée est la conscience du renversement, et certes du renversement


absolu ; le concept est dans elle ce qui domine, lui qui rassemble les pensées qui pour l’honnêteté

se trouvent loin les unes des autres, et dont le langage est par conséquent plein d’esprit133.

Effectuant ce « renversement absolu », la conscience déchirée devient le moment négatif qui


marquerait la fin d’un certain monde de la culture pour passer à un autre. Elle est en ce sens
« un état d’âme pré-révolutionnaire », alors que, par sa prise de conscience d’une civilisation
ayant perdu « toute naïveté, toute coïncidence avec soi, toute substantialité », à laquelle elle
appartient, cette conscience est la « conscience finale de toute culture » qui se nie elle-même
au sein de cette civilisation134. Hegel situe Le Neveu de Rameau dans sa propre conception de
la philosophie de l’Esprit qui se réalise comme unité absolue au travers du renversement total
de valeurs du monde par la conscience déchirée. Le Neveu est intégré dans ce schéma
dialectique pour lequel la négation absolue ne signifie pas l’extériorité absolue de la raison,
mais le moment indispensable qui amène la conscience à son unité supérieure.
Si telle est l’interprétation hégélienne du Neveu, quelle est alors l’originalité de
l’interprétation foucaldienne de ce personnage ? La position du Neveu dans l’analyse de
Foucault est double. Cette figure singulière appartient à la fois à la sphère de la déraison et à
celle de la folie. Le Neveu, selon Foucault, c’est le « dernier personnage en qui folie et
déraison se réunissent » et « en qui le moment de la séparation est également préfiguré »135.
La déraison comme l’Autre absolu de la raison et la folie comme ce que la raison cherche à
saisir par son langage, le Neveu en représente la fin de la coexistence ou le moment de la
séparation définitive. Ces deux moments ne sont pourtant pas équilibrés. Foucault décrit la
puissance de la déraison qui impose à la raison un certain nombre de limites. La raison ne

132
Ibid., p. 400.
133
G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, I, p. 499. (Les mots entre crochets sont mis par les
traducteurs.)
134
Hyppolite, op. cit., p. 401.
135
Histoire de la folie, p. 432-433.
71
Chapitre I, Partie I

peut se développer dialectiquement que si elle reste en deçà de ces limites. La séparation de la
déraison et de la folie révèle en réalité celle, déjà opérée, de la déraison et de la raison. La
folie investie par la raison et la déraison qui échappe à la raison, c’est cette opposition qui
caractérise l’analyse de Foucault.
Le Neveu apparaît comme fou aux yeux de ses contemporains et il sait bien qu’il est
fou. Dans cette double reconnaissance, il ne se caractérise pas comme une conscience close et
secrète qui peut, en tant qu’être de déraison, communiquer directement avec la vérité
profonde du monde, ainsi que l’on l’a découverte dans les fous au Moyen Âge. Si l’on veut
continuer à se référer au Moyen Âge, on trouverait plutôt dans le Neveu une parenté avec le
bouffon, qui « vit au milieu des formes de la raison, un peu en marge sans doute puisqu’il
n’est point les autres, mais intégré »136. Malgré sa marginalité, le Neveu occupe une place
dans la société. Car la raison a besoin de posséder le fou comme un objet, objet sans lequel
« la raison serait privée de sa réalité »137. Seule la possession de la folie assure la raison de
son identité. De là surgit un paradoxe : la raison ne peut plus se définir par l’immédiate
identité avec soi, et, par conséquent, la raison s’aliène par la possession de la folie. Foucault
précise ce paradoxe : « La déraison devient la raison de la raison – dans la mesure même où la
raison ne la reconnaît que sur le mode de l’avoir. »138 La déraison, ce n’est pas simple
négation de la raison, mais altérité absolue dont la différence ne peut être supprimée par la
dialectique. Si la raison ne peut garantir son identité que par la possession de la folie,
comment peut-elle dénoncer la déraison comme étant extérieure et inessentielle à la raison ?
Une telle dénonciation est en effet impossible, car « la déraison remonte peu à peu vers ce qui
la condamne, lui imposant une sorte de servitude rétrograde »139. La raison est sans cesse
menacée par la déraison, qui se trouve, malgré son altérité, dans la raison. La raison révèle
ainsi sa fragilité dans les relations d’appartenance. Foucault caractérise cette fragilité tantôt
comme « le triomphe de la folie », tantôt comme l’auto-aliénation de la raison « dans le
mouvement même où elle prend possession de la déraison »140. Foucault ne distingue pas ici
clairement la folie de la déraison et il met davantage l’accent sur la force de la déraison qui
apparaît dans la figure concrète de la folie, le Neveu. La folie, qui ne prend pas encore une
nouvelle forme, est renvoyée provisoirement à la déraison, qui l’emporte sur la raison par

136
Ibid., p. 433. Souligné par l’auteur.
137
Ibid.
138
Ibid.
139
Ibid., p. 434.
140
Ibid.
72
Chapitre I, Partie I

l’appartenance instable à la raison. Le rapport de la raison à la déraison n’est plus l’extériorité


obscure et inaccessible comme celui au Moyen Âge, mais l’Autre absolu qui subsiste
paradoxalement dans la raison141.
C’est de ce moment victorieux de la déraison que naît un nouveau sens, sens
moderne de la folie, qui est la vérité de l’être humain. Alors que, au Moyen Âge, la folie
communiquait avec les vérités du monde par ses forces étrangères, la folie moderne,
dépourvue de ce statut cosmique, donne paradoxalement accès à la vérité par son aveuglement
qui n’est fait que d’erreurs et qui ne fait que des erreurs. La folie, ne pouvant être qu’erreur
manifeste, devient « la vérité de la vérité »142. Dans la déraison, en revanche, l’être apparaît
sans aucune médiation. En ce sens, l’être du Neveu préfigure la formation des vérités
positives de la folie dans les temps modernes. La raison, aliénée et déstabilisée par la
possession de la folie, détache cependant une partie de la déraison pour former ce champ
d’apparition de la vérité qu’est la folie.
Le Neveu de Rameau est une figure où se croisent l’être de la folie dont la raison
tente de découvrir la vérité (ou l’erreur manifeste), et le non-être de la déraison qui échappe à
tout effort de la raison pour la saisir. La déraison « est à la fois l’urgence de l’être et la
pantomime du non-être »143. La déraison disparaît aussitôt qu’elle se manifeste sous sa forme
la plus immédiate. Foucault caractérise le personnage du Neveu d’une façon explicitement
non-hégélienne : la déraison est « le vide absolu de cette absolue plénitude »144. La plénitude
de la raison est profondément creusée par le vide absolu, non-être de la déraison, qu’aucune
tentative de la raison n’arrive à supprimer. Foucault se réfère également à la fameuse
opposition hégélienne du Maître et de l’esclave, afin de montrer que le Neveu renverse cet
antagonisme comme « l’être à la fois jusqu’à l’anéantissement total d’une conscience esclave
et jusqu’à la suprême glorification d’une conscience souveraine »145. Si la conscience esclave
réalise la véritable synthèse de l’être-pour-soi et l’être-en-soi 146 , quelle est le mode
d’existence de cette conscience souveraine, conscience du Maître, qui n’est reconnu que par la
médiation d’une autre conscience, conscience de l’esclave et qui, par conséquent, ne se
rapporte à la vie que par cette médiation147? La conscience du Maître, pour qui la possibilité

141
Ibid., p. 435.
142
Ibid.
143
Ibid., p. 436.
144
Ibid., p. 437.
145
Ibid.
146
Hyppolite, op.cit., p. 168.
147
Ibid., p. 167.
73
Chapitre I, Partie I

de la médiation par l’Autre est totalement exclue et anéantie, doit exister toute seule. L’être
solitaire sans médiation, qui pourtant manifeste le plus immédiatement la vérité de l’être, c’est
précisément l’essence de la déraison que représente le neveu de Rameau.
La déraison rôde dans la société. L’affrontement entre raison et déraison ne peut se
résoudre une fois pour toutes. « Il n’est plus nécessaire de surmonter pour une fois les périls
de la déraison148. » Puisque la raison est toujours menacée par la contamination de la déraison,
on ne peut plus atteindre l’évidence par la voie de doute C’est ainsi que Foucault situe le
Neveu au début du « non-cartésianisme de la pensée moderne »149. Le véritable sens du Neveu
de Rameau apparaît dans ce non-cartésianisme et ne sera entendu que par les penseurs
appartenant à ce courant, qui sont, selon Foucault, Hölderlin et Hegel150. On pourrait dire que
Hegel, dont Foucault cite seulement le nom, a certes entamé l’analyse de ce dialogue
philosophique, mais n’a pas abouti à dégager la force non-dialectique de la déraison.
Dans ces conditions, le délire, qui n’appartenait qu’au domaine d’erreur à l’âge
classique, prend un sens nouveau, sens que le Neveu représente précisément. Le délire est « le
lieu d’un affrontement perpétuel et instantané (…) de la plénitude immédiate et du non-être de
l’illusion »151. Au sein de ce jeu de l’être et du non-être qui caractérise la déraison, les gestes
délirants du Neveu reproduisent ironiquement le monde. Cette « reconstruction destructrice
sur le théâtre de l’illusion » modifie radicalement le mode d’être de la déraison :

La déraison, c’est à la fois le monde lui-même et le même monde, séparé de soi seulement par la

mince surface de la pantomime ; ses pouvoirs ne sont plus de dépaysement ; il ne lui appartient

plus de faire surgir ce qui est radicalement autre, mais de faire tournoyer le monde dans le cercle
du même152.

La déraison ne s’oppose plus au monde comme Autre absolu, mais apparaît comme

148
Histoire de la folie, p. 438.
149
Ibid., p.437.
150
Sur le non-cartésianisme de Hegel, voir supra, p.36-37.
151
Histoire de la folie, p. 438.
152
Ibid. Foucault cite le passage suivant comme exemple de cette reconstruction : « … criant, chantant, se
démenant comme un forcené, faisant lui seul les danseurs, les danseuses, les chanteurs, les chanteuses, tout
un orchestre, tout un théâtre lyrique, se divisant en vingt rôles divers, courant, s’arrêtant avec l’air d’un
énergumène, étincelant des yeux, écumant de la bouche, … il pleurait, il criait, il soupirait, il regardait ou
attendri ou tranquille ou furieux ; c’était une femme qui se pâme de douleur, c’était un malheureux livré à
tout son désespoir, un temple qui s’élève, des oiseaux qui se taisent au soleil couchant… C’était la nuit avec
ses ténèbres, c’était l’ombre et le silence. » (Le Neveu de Rameau, Diderot, Œuvres, Pléiade, p. 486. Cité
dans Histoire de la folie, p. 439.)
74
Chapitre I, Partie I

ressemblance ou quasi-identité du monde qui produit pourtant sans cesse des effets de
décalage ou de différence. La déraison peut tromper la raison comme si elle était un malin
génie qui leurre non pas la perception comme chez Descartes, mais l’expression153. La vérité
du monde est ainsi défigurée par la déraison et égarée dans l’ivresse du sensible.
Ce danger de la déraison préfigure d’ailleurs le mouvement de l’anthropologie au
XIXe siècle, mouvement anti-hégélien en ce sens qu’il ne permet pas à l’homme d’aller « de
la certitude à la vérité par le travail de l’esprit et de la raison »154. L’homme est au contraire
incessamment renvoyé « de la raison à la vérité non vraie de l’immédiat, (…) par une
médiation sans travail, une médiation toujours déjà opérée du fond du temps » 155 . La
médiation de la déraison qui menace toujours l’homme et sa raison. Il faut souligner que cette
médiation sans travail se trouve à la limite du temps, dans la mesure où, toujours déjà opérée,
elle n’est que réactualisée dans ce mouvement anthropologique. La figure du Neveu est
précisément une réactualisation de cette médiation et celui-ci annonce, à la fin du dialogue,
son retour prochain et peut-être décisif : « Rira bien qui rira le dernier »156. Le rire du Neveu
se comprend ainsi : la déraison déjouant d’avance tout le travail de la raison.
Cette expérience de la déraison a généré deux mouvements principaux : d’un côté,
celui qui se déroule depuis le Neveu jusqu’à Raymond Roussel et Antonin Artaud, c’est-à-dire
dans le domaine littéraire ; de l’autre côté, celui qui se développe en tant que notions
psychologiques ou pathologiques. La psychologie ou plus largement la science de l’esprit qui
ont établi la notion de folie, ne peuvent saisir pleinement le sens du mouvement de la déraison
tel qu’il apparaît dans la littérature, dans la mesure où ces sciences n’ont formalisé qu’une
partie de ce fond commun à ces deux mouvements qu’est la déraison. En ce sens, ils ne
relèvent pas « de la nature de la folie, mais de l’essence de la déraison »157. Tant que l’on
cherche à connaître l’essence de la déraison par le biais de la folie, cette essence reste
insaisissable. Cela ne veut pas dire simplement qu’elle est cachée, mais qu’ « elle se perd dans
tout ce qui peut la faire venir à jour »158. L’essence de la déraison ne se présentera jamais
comme unité, mais toujours sous une forme fragmentée. La déraison « doit être oubliée et
abolie, tout aussitôt que mesurée dans le vertige du sensible et la réclusion de la folie »159. De

153
Histoire de la folie, p. 439.
154
Ibid., p. 440.
155
Ibid.
156
Diderot, Le Neveu de Rameau, Œuvres, Pléiade, p. 474.
157
Histoire de la folie, p. 441.
158
Ibid.
159
Ibid.
75
Chapitre I, Partie I

là surgit l’impossibilité absolue d’affronter l’expérience de la déraison, que Foucault


caractérise comme un des traits fondamentaux de la culture occidentale. Le domaine de la
déraison est entrevu dans les expériences singulières des personnages que Foucault évoque à
plusieurs reprises dans l’ouvrage, à savoir Hölderlin, Nerval, Nietzsche, Van Gogh, Roussel et
Artaud. Mais la déraison de ces personnages « fous » est fragmentaire, malgré sa puissance, et
reprise dans la folie que la raison établit comme son propre objet jusqu’à l’aliénation de
l’expérience de la déraison.
L’analyse du Neveu de Rameau marque nettement la rupture avec la pensée
hégélienne. Là où Hegel découvre la conscience déchirée par l’intermédiaire de laquelle
l’Esprit se réalise pleinement, Foucault décèle l’impossibilité absolue d’une telle synthèse. La
déraison selon Foucault n’est pas un moment de transition indispensable qui permet à la
raison de passer à un état supérieur, mais le reste absolu qu’aucun effort n’arrive à saisir
parfaitement. La déraison est donc la négativité absolue, négativité qui n’est pas au sens
dialectique, comme renversement des valeurs, mais celle qui est un simple vide, une pure
absence de la raison dans lequel la raison regarde plutôt sa propre figure défigurée dans le
miroir de ce qui est la déraison. Si la raison a réussi à appréhender certains éléments de ce qui
appartient à la déraison, cela ne s’est pas fait sans refléter la raison elle-même dans ce jeu de
miroir avec le vide de déraison. En même temps, ce jeu de miroir est toujours transformé et
« contaminé » par la force de la déraison. La folie surgit dans cet interstice entre la raison et la
déraison. Alors que la déraison est la pure négativité, la folie apparaît dans un champ de
positivité, où la raison cherche à donner une forme à ce qui se trouve à son extérieur absolu.
C’est précisément cette forme positive que Foucault tente de décrire comme une série de
processus historiques autour de la notion de folie. Nous allons passer maintenant à cette
description historique qui est une tentative de critique de la naturalité des objets.

1.3 Naturalité de la folie

Nous voudrions examiner dans cette section quelques éléments décisifs pour
comprendre la folie à l’âge classique et la folie dans les temps modernes en tant qu’objets
naturels. L’étude comprendra deux moments : en premier, cerner des principes
méthodologiques que Foucault définit à plusieurs reprises pour mener son enquête sur la
formation de la notion de folie ; en second, voir comment Foucault décrit « l’histoire de la
folie » en s’appuyant sur ces principes.

76
Chapitre I, Partie I

Si notre analyse de la préface et de l’introduction à la troisième partie a pour but


d’appréhender d’une manière anti-hégélienne l’opposition entre raison et déraison dans la
pensée foucaldienne, en mettant en lumière la négativité absolue de la déraison, l’analyse de
la naturalité de la folie abordera le problème de penser contre Hegel par une autre voie, qui
permet d’opposer à la totalité hégélienne la multiplicité empirique. À ce propos, pour bien
repérer les enjeux, référons-nous d’abord à la remarque de Potte-Bonneville sur les notions de
positif et de positivité.
La discussion foucaldienne sur la normalisation moderne, selon Potte-Bonneville,
oppose la notion de positif à celle de dialectique en deux niveaux. D’une part, les normes
modernes sont positives par leur pouvoir constitutif et par le statut de leurs objets constitués
par un indice positif. La compréhension dialectique de la psychiatrie, selon laquelle la folie
n’est qu’un moment négatif de la raison, ne peut englober cette double positivité des normes.
D’autre part, la dialectique, qui ne voit la déraison que comme un moment négatif du
mouvement (« la dialectique est insuffisamment « positive » »), postule à tort que la
disparition complète de la déraison par ce mouvement est possible (cette fois-ci, la dialectique
est « excessivement « positive » »)160.
Selon Potte-Bonneville, Foucault critique ce disant la dialectique de deux manières :
il critique, d’un côté, l’aspect positif, parce que l’ordre et la marche du mouvement de la
normalisation sont tirés de processus positifs ; de l’autre côté, l’aspect négatif, les effets
négatifs que produit la folie ne se résorbe pas dans le telos d’une affirmation totale de la
raison. C’est ainsi que Foucault dénonce dans la dialectique le fait d’avoir méconnu à la fois
« la positivité des structures historiques » et « la négativité des effets de l’histoire »161. En
d’autres termes, la dialectique prend la positivité historique de la folie pour le moment négatif
de son mouvement, et la négativité des effets de la folie que la raison ne peut supprimer, pour
une étape par laquelle se manifeste la puissance positive de la raison. Potte-Bonneville
désigne cette critique foucaldienne comme « profonde inversion des thèmes hégéliens » et
l’explique : « (…) au travail du négatif, ordonné à la position finale d’une rationalité
accomplie, s’oppose ici une sorte de travail du positif, déposant sur son passage une négativité
irrécupérable. »162
Le positif et le négatif de la folie posent ainsi des problèmes que le schéma

160
Potte-Bonneville, op. cit., p. 111.
161
Ibid.
162
Ibid., p. 113.
77
Chapitre I, Partie I

dialectique ne pourra jamais résoudre. Les structures positives de la folie, folie en tant que
négativité de la raison ne sont pas réductibles à une structure universelle de la raison. Nous
avons examiné dans les sections précédentes l’opposition non-dialectique de la raison et de la
déraison. La remarque de Potte-Bonneville nous permet maintenant d’étudier les expériences
et les structures historiques de la folie, à l’âge classique et dans les temps modernes, et la
manière dont chacune d’elles s’organise comme une structure cohérente qui produisent une
série de pratiques. Il faut pourtant souligner que ce faisant nous dépassons les limites de la
discussion de Potte-Bonneville, qui n’analyse que les normes modernes. Mais cet
élargissement se justifiera pour deux raisons. Premièrement, l’expérience classique qui fait de
la folie un défaut ou un désordre, fonctionnait pourtant comme une matrice solide et
« naturelle » autour de laquelle s’organisaient certaines pratiques sociales, institutionnelles,
théoriques. Malgré le caractère équivoque de la folie classique, plusieurs séries de pratiques
ont eu pour cible cette folie et ces pratiques ont eu une certaine structure historique que l’on
peut qualifier de positive. Deuxièmement, le fait qu’il y ait deux expériences fort différentes
de la folie, entre lesquelles il n’existe pas de continuité directe, prouvera également que la
dialectique ne peut intégrer ces expériences dans une structure universelle qui se réalise par la
suppression du positif par le jeu du négatif. L’histoire de la folie ne permet pas à la raison de
donner un statut dans le mouvement dialectique aux événements qui bouleversent
profondément les structures d’expérience.
Il nous faut également préciser de quelle manière la structure et l’expérience de la
folie se lient dans cette histoire. Comme nous l’avons vu ci-dessus, la folie a une cohérence
structurale selon laquelle plusieurs séries de pratiques s’organisent. En ce sens, c’est cette
structure historique de la folie qui détermine ce qui peut être l’expérience de la folie dans une
période. Mais, puisque cette structure n’est ni universelle ni a priori, mais historique, on ne
peut la saisir que d’une manière positive, en se fondant sur les pratiques historiques qui
peuvent révéler dans et par quelle structure elles sont possibles ou acceptables comme
pratiques valables. Les pratiques structurées sont donc aussi structurantes. Chacune de ces
pratiques constitue une expérience singulière de la folie qui apparaît comme le moment où est
mise en lumière la structure de la folie dans laquelle cette expérience est prise, et que la
dernière construit en même temps. Toutefois, l’expérience de la folie ne se réduit pas à cette
structure positive, qui n’est en effet que le résultat d’une objectivation rationnelle de la
déraison. Si l’expérience de la folie constitue la structure, elle doit faire également face à ce
qui n’appartient pas à la structure rationnelle de la folie : la structure « immobile » de la

78
Chapitre I, Partie I

déraison que nous avons examinée ci-dessus. L’expérience est donc liée à la fois à deux
structures, celle de la folie objectivée d’une part et celle de la déraison non objectivable
d’autre part. Traversant ces deux structures, l’expérience occupe une position privilégiée et
irréductible à une forme de rationalité, et révèle le reste que la structure de la raison ne peut
saisir. Ce reste, celui de la déraison, n’est accessible qu’au travers de l’expérience de la
déraison, puisque la déraison ne prend jamais une forme positive. Cette position singulière de
l’expérience par rapport à la structure rationnelle caractérise l’histoire foucaldienne de la folie.
La structure de la folie ne peut supprimer l’existence de la déraison, qui se présente comme
autre absolu. Entre la folie et la déraison, il n’y a pas de rapport dialectique. La naturalité de
la folie se forme dans cette structure de la raison, qui n’est qu’une manière historique de
structurer les pratiques et de constituer un domaine de la vérité. L’histoire foucaldienne de la
folie comme objet naturel vise ce niveau historique de la raison, que l’expérience de la folie
met en lumière, tout en posant des limites à la raison. Si la préface de 1961 et l’analyse du
Neveu de Rameau ont mis l’accent sur ce reste insaisissable de la déraison et sur l’expérience
de la déraison, l’histoire de la folie comme objet naturel se centre sur les structures positives
dans lesquelles la folie acquiert la naturalité et permet l’expérience de cette folie « naturelle ».
Nous examinerons ci-dessous comment Foucault analyse cet aspect positif de l’expérience de
la folie.

Les principes méthodologiques


Si l’analyse foucaldienne de la déraison a comme adversaire direct la dialectique
hégélienne, celle de la folie se définit, comme se distinguant d’une série d’études menées, au
début du vingtième siècle, par un groupe d’historiens. Pour Sérieux et Chatelain, par exemple,
la fonction de l’internement à l’âge classique était d’éliminer les éléments hétérogènes ou
nocifs à la société, regroupés aveuglément dans une catégorie d’« asociaux », que la société
contemporaine distribue maintenant « entre les prisons, les maisons de correction, les
hôpitaux psychiatriques, ou les cabinets psychanalytiques »163. Il s’agissait dans leurs thèses
de mettre en lumière la manière singulière dont l’âge classique répartit, ou confond, les
éléments selon des critères qui lui sont propres. Ces historiens, selon Foucault, supposent « la
persistance immuable d’une folie tout armée déjà de son éternel équipement psychologique »,

163
Histoire de la folie, p. 110.
79
Chapitre I, Partie I

c’est-à-dire que la folie existe avant toute découverte « scientifique » ou « positive »164. De
cette idée d’universalité de la folie découle un modèle épistémologique qui permet de
comprendre l’histoire de la folie comme orthogenèse de la notion de folie, qui va de
l’expérience imprécise et confuse d’une société, à la connaissance positive, qui, elle,
appréhende rigoureusement l’essence intemporelle de la folie dans sa structure de positivité.
À ce modèle positiviste, Foucault fait quelques objections : on peut douter que la psychiatrie
dégage l’identité immobile de la folie ; on peut également douter que l’internement ait été
adressé à la folie ; enfin, la thèse des historiens selon laquelle l’internement visait à éliminer
les gens « asociaux » est à remettre en question165. Alors que le modèle positiviste présente
l’histoire de la folie comme progrès de la raison vers la connaissance scientifique, qui saisit
parfaitement la vérité universelle de la folie, Foucault insiste sur le fait que c’est en réalité une
série de pratiques, celle de l’internement à l’âge classique, qui constitue la vérité de la folie.
La vérité ne précède pas les pratiques, mais au contraire, ce sont celles-ci qui précèdent la
vérité, et qui font apparaître la structure dans laquelle la vérité peut se constituer. La
prétention à la vérité par la psychiatrie moderne qui définit la folie comme maladie n’a donc
pas de fondement. Foucault remarque ainsi : « Peut-être l’appartenance de la folie à la
pathologie doit-elle être considérée plutôt comme une confiscation – sorte d’avatar qui aurait
été préparé, de longue main, dans l’histoire de notre culture, mais non pas déterminé en
aucune manière par l’essence même de la folie166. » C’est cette « confiscation » à laquelle
l’histoire positiviste de la folie ne peut remonter, car elle en est l’origine, aussitôt oubliée
qu’apparue et pourtant nécessaire pour que la connaissance scientifique soit fondée sur la
notion positive de folie.
De ce point de vue positiviste, l’internement à l’âge classique paraît « avoir méconnu
la nature de la folie en restant aveugle à ses signes positifs »167 . Foucault critique ici
explicitement la naturalité que l’on attribue à la notion positive de folie. Dénoncer le
traitement des fous à l’âge classique comme méconnaissance de la nature de la folie est
imposer à l’expérience classique la notion positive de folie comme vérité universelle ou
« objet naturel ». Foucault le précise : « Il ne s’agit pas de repérer l’erreur qui a autorisé
pareille confusion, mais de bien suivre la continuité que notre manière de juger a maintenant

164
Ibid., p. 111.
165
Ibid., p. 112.
166
Ibid., p. 208.
167
Ibid., p. 148-149. Italique par l’auteur.
80
Chapitre I, Partie I

rompue168. » L’étude historique de la folie doit donc restituer l’organisation singulière d’une
expérience propre à l’âge classique, expérience qui « n’est ni en progrès, ni en retard par
rapport à une autre »169. Réfléchir sur cette expérience, c’est faire apparaître la naturalité d’un
objet, naturalité autour de laquelle l’expérience classique s’organise. Foucault, critiquant la
fausse naturalité de la notion positive de folie, vise à analyser une autre forme de naturalité
qui, constituée des pratiques diverses, définit en même temps ce champ de pratiques. « Ce
n’est pas notre savoir qu’il faut interroger sur ce qui nous paraît ignorance, mais bien cette
expérience sur ce qu’elle sait d’elle-même et ce qu’elle a pu en formuler170. » Est donc
question de la pluralité de la folie, de l’expérience, de l’objet.
Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de mesure commune entre les différentes
formes d’expérience de la folie. Il est vrai que la folie apparaît, à l’intérieur même d’une
époque, en des points multiples, comme ce que Foucault appelle « sens toujours fracassé »171.
Le sens de la folie ne réside donc pas dans une unité objective quelle qu’elle soit, mais dans
cet être déchiré. Cette multiplicité disparate, Foucault tente de la comprendre par rapport à
quatre types de conscience irréductibles l’un à l’autre, détenant leur autonomie. Depuis la
Renaissance, « chaque figure de la folie implique la simultanéité de ces quatre formes de
conscience »172. S’il y a un sens de la folie, il ne peut être que la constellation propre à chaque
période entre ces quatre consciences.
1. Conscience critique (ou dialectique) de la folie, conscience qui dénonce la folie,
sans en élaborer les concepts qui lui permettraient de la définir. Cette conscience qui dénonce,
s’engage en même temps dans une vive opposition à ce qu’elle dénonce, la folie. Cette
opposition est réversible dans la mesure où la conscience critique, qui se définit comme rejet
de la folie, n’a pas de point fixe auquel elle pourrait revenir pour confirmer son identité. À la
limite, la folie et la raison ne sont pas explicitement divisées. Mais la disparition complète de
la raison dans l’opposition dialectique est rendue d’emblée caduque et impossible. Car
l’engagement de la raison dans cette opposition à la folie n’est total qu’à partir d’« une secrète
possibilité d’un entier dégagement ». Même une opposition la plus vive qui soit ne peut
éliminer la conscience critique elle-même. C’est le domaine du langage que cette conscience
critique cerne par les jeux du sens et du non-sens, de la vérité et de l’erreur.

168
Ibid., p. 149. Italique par l’auteur.
169
Ibid., p. 166.
170
Ibid., p. 115.
171
Ibid., p. 215.
172
Ibid., p. 222.
81
Chapitre I, Partie I

2. Conscience politique (ou pratique) de la folie : à la différence de la première


conscience, le dégagement du conflit avec la folie n’est pas virtuel, mais réel. On ne se dégage
de la folie que dans les normes d’un groupe qui se trouve du côté de la raison, et qui exige de
chaque membre un choix inévitable de ne pas être fou, par lequel ce groupe social réaffirme la
normalité de son existence. Entre la folie et la raison, cette conscience établit un partage
concret qui exclut la possibilité du dialogue libre entre raison et folie. La folie est ainsi
« désarmée » dans la conscience politique. Même si la folie menace la raison par ses étranges
173
puissances, ce risque est « limité, falsifié même au départ » . L’affrontement réel entre
raison et folie n’existe pas. « Cette forme de conscience est, précise Foucault, à la fois la plus
et la moins historique », car elle se donne d’abord comme « une réaction immédiate de
défense », qui n’est rien d’autre que la réactivation des grandes peurs ataviques174.
3. Conscience énonciative de la folie. Elle se caractérise comme la possibilité de dire
dans l’immédiat : « Celui-là est un fou ». Il ne s’agit pas là de dénoncer ou d’exclure la folie,
mais de « l’indiquer dans une sorte d’existence substantive »175. Cette forme de conscience
concerne donc le niveau de l’être et de la reconnaissance, non à celui des valeurs. Reconnaître
quelqu’un comme fou, c’est précisément la conscience de Moi du Neveu de Rameau176. Mais
cette forme de conscience comporte une sorte de recul perpétuel : qualifier les autres de fous,
suppose l’auto-conscience de ne pas l’être.
4. Conscience analytique de la folie, clairement différente des trois formes
précédentes, car visant à établir la totalité, si virtuelle soit-elle, des phénomènes de la folie.
Sur cette conscience se fonde « la possibilité d’un savoir objectif de la folie »177. Si les trois
autres formes de conscience affrontent la folie comme ce qui appartient à la fois à la
contre-nature, et à l’ordre dramatique ou tragique, la conscience analytique rejette un tel
affrontement, en déplaçant les périls de la folie en tant que contre-nature dans un ordre de
nature.
Ces quatre formes de conscience s’organisent un des réseaux des alliances qui
précisent les divers aspects que la folie prend dans une période. « Aucun ne disparaît jamais
entièrement, mais il arrive que l’un d’entre eux soit privilégié, au point de maintenir les autres
dans une quasi-obscurité où naissent des tensions et des conflits qui règnent au-dessous du

173
Ibid., p. 218.
174
Ibid.
175
Ibid., p. 219.
176
Ibid.
177
Ibid., p. 220.
82
Chapitre I, Partie I

niveau du langage »178. À la Renaissance, c’est la conscience critique qui est privilégiée dans
l’expérience dialectique de la folie où les rapports entre raison et folie étaient indéfiniment
réversibles. Aux temps modernes, aux XIXe et XXe siècles, c’est au contraire la conscience
analytique de la folie qui est prépondérante. Quant à l’expérience classique, on y trouvera une
répartition encore, et totalement, différente de ces deux périodes. Cette expérience de la folie
met en lumière à la fois dans quelle structure positive elle devient possible, et, ainsi que nous
l’avons analysé, ce qui est irréductible, dans cette expérience, à une structure rationnelle de la
folie. Par les jeux de la raison et de son autre, la déraison, dans l’expérience, la structure
rationnelle ne peut se fermer sur elle-même comme une matrice immobile de toute expérience
possible, et s’ouvre sur l’histoire, où l’expérience singulière révèle et éventuellement bascule
la structure. C’est dans cette historicité de la structure rationnelle que se déroule la critique
foucaldienne de la naturalité de la folie. Mais nous examinerons ces structures positives de la
raison, en nous distanciant pour le moment de l’affrontement entre raison et déraison que
l’expérience de la folie fait sans cesse apparaître. C’est parce que, malgré les menaces
persistantes de la déraison, ces structures rationnelles maintiennent leur cohérence, par
laquelle se construit la naturalité de la folie. L’analyse de l’histoire foucaldienne de la folie
« naturelle » nous permettra de comprendre la formation d’une forme positive d’expérience de
la folie, qui ne devient possible que dans une structure de la raison, qui cherche sans cesse à
s’écarter de ce qui lui est extérieur, la déraison. Alors que cette analyse de la positivité sera
reliée à la fin du chapitre à l’expérience générale de la déraison et de l’autre, nous voudrions
maintenant réfléchir sur ces structures positives dans leur autonomie.

La folie à l’âge classique


La folie à l’âge classique, à la différence de celles de la Renaissance et des temps
modernes, se constitue selon deux domaines, où les quatre formes sont regroupés deux par
deux : d’un côté, le domaine des consciences critique et pratique, de l’autre, celui des
consciences énonciative et analytique. Ces deux domaines sont autonomes et ne
communiquent pas entre eux. Au premier domaine, correspondent les pratiques de l’exclusion
qui se réalisent en particulier sous forme de l’internement, et au second, les efforts divers pour
donner à la folie un statut dans la nature et « une présence positive dans le monde »179. Si,
dans le premier domaine, la folie est comprise comme une contre-nature à exclure de la

178
Ibid., p. 222.
179
Ibid., p. 223.
83
Chapitre I, Partie I

société, elle est, dans le second, connue et reconnue comme nature. Il s’agit donc de « la
constitution de la folie comme nature à partir de cette non-nature qui est son être »180. C’est là
que peut naître la médicalisation de la folie, folie objectivée en tant que phénomène naturel.
Foucault cherche à restituer ce développement conceptuel à l’âge classique dans le domaine
médical qui n’arrive pourtant pas à saisir la folie dans l’unité positive. Ces efforts
d’objectivation, malgré leur persistance, ne convergent pas vers une notion positive de folie181.
La connaissance de la folie à l’âge classique se trouve dans un état toujours dispersé et ne
peut disposer d’une manière cohérente et systématique les vérités de la nature autour de la
folie. Les traitements médicaux de la folie ne se fondent pas non plus sur une unité que peut
proposer la notion positive de folie. Ce processus d’objectivation et de médicalisation se
déroule indépendamment des pratiques de l’internement et « il n’y a de possibilité pour aucun
dialogue (…) entre une pratique qui maîtrise la contre-nature et la réduit au silence, et une
connaissance qui tente de déchiffrer des vérités de nature »182. Ce déchirement, qui caractérise
l’expérience classique de la folie, prouve qu’aucune unité naturelle, évidente ou universelle de
la folie n’existe à l’âge classique183.
Foucault fait apparaître cette absence de naturalité au travers des analyses de
l’objectivation et de l’exclusion. Quant au processus d’objectivation, la connaissance de la
folie à l’âge classique se développe autour d’une conviction que l’existence et la nature de la
folie s’enracinent dans ce monde, mais elle n’a pas en réalité de moyens pour la démontrer.
Foucault décrit, par exemple, l’échec des tentatives de la classification de la folie à l’âge
classique : « Chacune de ces répartitions est abandonnée aussitôt que proposée »184. La folie
ne trouve pas sa place dans la nature. En revanche, l’analyse de l’exclusion qu’est
l’internement montre clairement comment une série de pratiques qui s’organisent sous forme
d’internement paraissent « naturelles » aux contemporains. Traitée comme contre-nature, la
folie devient objet naturel, plutôt objet de pratiques sociales et institutionnelles que celui

180
Ibid., p. 227.
181
Certaines notions de la psychiatrie peuvent tout de même manifester « d’une manière positive la
négativité de la folie » (Ibid., p. 319.). Voir Troisième chapitre, Deuxième partie, « Figure de la folie ».
182
Ibid., p. 225.
183
Foucault insiste pourtant sur le fait que ces deux domaines d’expérience se fonde en réalité sur une
expérience unique, l’expérience de la déraison. C’est l’expérience de la déraison « qui explique qu’on
rencontre les mêmes formes d’expérience de part et d’autre, mais qu’on ne les rencontre jamais que de part
et d’autre » (Histoire de la folie, p. 227.). Foucault reprend ici, nous l’avons vu ci-dessus, « la structure
immobile de la Déraison » qui rend possible paradoxalement toute œuvre de la raison. Les tentatives
« rationnelles » de l’expérience classique de la folie ne peuvent échapper à cette structure obscure et
récurrente.
184
Ibid., p. 251.
84
Chapitre I, Partie I

d’une connaissance. C’est ainsi que la folie acquiert son statut « naturel » dans l’internement.
Naturalité de la folie, en ce sens que l’on ne doute plus de l’évidence et de l’universalité de
son existence. Foucault analyse en détail les pratiques qui sous-tendent cette naturalité pour
montrer qu’elle n’est pas universelle, mais historique.
C’est le décret de fondation de l’Hôpital général à Paris en 1656 que Foucault prend
comme repère, bien que ce ne soit pas, à proprement parler, le point de départ, de la forme
institutionnelle d’internement. On enferme les pauvres, les miséreux, les malades, les
vagabonds et les fous dans une institution qu’est la maison d’internement. Reprenant et
réorganisant les structures de la ségrégation des lépreux à la Renaissance, l’internement
représente une nouvelle sensibilité à la folie, non pas religieuse, mais sociale. Si le fou à la
Renaissance est une existence venant d’un autre monde, il se trouve, à l’âge classique, dans la
société, et exclu précisément à cause de cette immanence à la société. Il faut exclure les fous,
car il est dangereux pour la société de les laisser vivre. Il s’agit là d’un problème de « police »,
qui a pour objectif de conserver l’ordre de la cité185. De ce point de vue de la police, il est
justifiable d’enfermer les fous avec les pauvres, puisqu’ils sont une menace potentielle pour
l’ordre social.
La maison d’internement est donc un lieu de répression plutôt que de guérison.
Chaque fois qu’une crise économique se produit, elle sert également à interner les chômeurs
pauvres. De ce fait, l’internement obtient une fonction économique, fonction de donner du
travail aux gens enfermés et ainsi de faire baisser les salaires en offrant une main-d’œuvre à
bon marché. Ce rôle de l’internement finit cependant par un échec, échec que prouve la
disparition au XIXe siècle des maisons d’internement comme centres d’accueil des chômeurs.
Foucault souligne pourtant le fait que la fonction économique de l’internement est,
malgré son échec, la matrice d’ une « expérience irréductible »186. La coexistence des pauvres,
des chômeurs, des vagabonds et des fous dans l’internement permet de percevoir la folie « à
travers une condamnation éthique de l’oisiveté »187. La pratique de l’internement est en
rapport avec aux exigences du travail par des conditions non seulement économiques, mais
aussi éthiques. De là surgit « une étonnante synthèse entre obligation morale et loi civile »,
dans la mesure où le travail est utilisé comme moyen de faire revenir les gens enfermés au

185
Foucault mentionne à propos de ce problème de la police l’ouvrage de Delamare, Traité de police (Paris,
1738) auquel il reviendra dans le cours au Collège de France qu’il prononcera l’année 1978.
186
Histoire de la folie, p. 99.
187
Ibid., p. 102.
85
Chapitre I, Partie I

« grand pacte éthique de l’existence humaine »188. C’est cette dimension morale qui soutient,
selon Foucault, les pratiques de l’internement, au sein desquelles se forme l’expérience
classique de la folie.
Mais, il n’est pas possible de définir l’expérience de la folie sans que le rôle de
l’internement, qui enferme les diverses catégories de gens dans une même institution, ne soit
déterminé. Dans cet amalgame entre les pauvres, les vagabonds et les fous, Foucault découvre
non pas l’effet de l’ignorance, mais « un domaine d’expérience qui a eu son unité, sa
cohérence et sa fonction ». « L’internement n’a pas joué, ainsi dit Foucault, seulement un rôle
négatif d’exclusion ; mais aussi un rôle positif d’organisation 189 . » Les pratiques de
l’internement organisent un monde qui se trouve aux antipodes de l’ordre de raison,
c’est-à-dire celui de la déraison, dans lequel se forme l’expérience de la folie. Toutes les
expériences de la déraison touchent à un des trois domaines d’expérience suivants : la
sexualité hors de la famille, la profanation et le libertinage. La déraison à l’âge classique est
perçue dans ces figures ou ces pratiques concrètes, qui se trouvent moins dans une positivité
qui leur est propre, que dans une pure et simple négativité de la raison. De ce fait, l’insensé,
qui se rapportait autrefois à l’humain, devient maintenant « une déraison trop proche de
l’homme, trop fidèle aux déterminations de sa nature ». « Ainsi s’ouvre, continue Foucault, la
possibilité de cerner la déraison dans les formes d’un déterminisme naturel190. »
La dispersion apparente des figures de la déraison s’ordonne en réalité selon la
cohérence implicite d’une perception. À l’âge classique, on perçoit la déraison au travers de
l’internement et de ses pratiques mobiles. Cette perception est bien différente de la manière
dont on percevait la déraison à la Renaissance où elle apparaissait « en tous les points de
fragilité du monde » comme « la menace de l’insensé »191. Malgré son omniprésence, il était
difficile de percevoir le monde de l’insensé. En revanche, à l’âge classique, par la pratique de
l’internement, la déraison est bien localisée et cernée dans sa présence concrète192.
Une fois localisée et saisie dans son être concret, la déraison « commence à se
mesurer selon un certain écart par rapport à la norme sociale »193. L’opposition entre la raison
et la déraison se transporte vers celle entre le normal et l’anormal, qui s’appuie sur la société

188
Ibid., p. 104.
189
Ibid., p. 115.
190
Ibid., p. 138-139.
191
Ibid., p. 140.
192
Ibid.
193
Ibid., p. 141.
86
Chapitre I, Partie I

réelle. L’expérience classique de la déraison apparaît, dans ce mouvement de l’internement,


comme ce qui est aliéné de la société et dépourvu de la vérité que la déraison tenait pour la
sienne. Aliénée à la fois symboliquement et réellement par l’internement, la déraison se
trouve enclose en « une quasi-objectivité », rendue possible par la localisation et la mise à
distance par rapport à la norme sociale194. Mais cette quasi-objectivité n’est pas neutre, au
contraire, elle est chargée de valeurs négatives du bannissement de par son lieu d’émergence.
« L’objectivité est devenue la patrie de la déraison, mais comme un châtiment 195 . » La
déraison n’existe que comme ce qui doit être puni. La connaissance positive se fonde aussi sur
cette objectivité négative. Ainsi Foucault dit-il : « une expérience morale de la déraison, qui
sert, au fond, de sol à notre connaissance « scientifique » de la maladie mentale »196. Dans
cette expérience classique de la déraison, la folie classique prend son visage concret.
C’est le voisinage avec la déraison dans l’internement qui donne à la folie une
parenté avec les débauches. Foucault remarque en particulier la proximité entre le traitement
des vénériens et celui des insensés. Les vénériens sont considérés davantage comme pécheurs
que comme malades. Le mal vénérien est une impureté, dont la perception religieuse et
morale exige l’effacement. La médecine intervient là, mais elle ne soigne le corps du malade
que pour châtier la chair, qui l’attache au péché, et même n’hésite pas à ruiner la santé, qui
favorise la faute. Le traitement des vénériens est « une médecine à la fois contre la maladie et
contre la santé »197. La folie n’échappe pas non plus, de par le voisinage avec les débauches, à
cette confusion du traitement médical et du châtiment moral. La médecine cherche à
découvrir la vérité de nature dans cet « espace factice », né au XVIIe siècle, siècle du
rationalisme, dans l’ombre de l’internement. Même la psychiatrie « positive », affirme
Foucault, n’arrive pas à rompre cette parenté de la déraison et de la culpabilité.
Foucault montre ainsi la complicité de la connaissance « positive » de la folie avec la
perception morale. « Notre connaissance scientifique et médicale de la folie repose sur la
constitution antérieure d’une expérience éthique de la déraison198. » Ce primat de la morale
sur la connaissance, ou « quasi-identité » du geste qui punit et de celui qui guérit est
étrangement autorisée par le rationalisme199. Foucault appelle ironiquement ce continuum

194
Ibid., p. 142.
195
Ibid.
196
Ibid., p. 145.
197
Ibid., p. 119.
198
Ibid., p. 127.
199
Ibid., p. 120.
87
Chapitre I, Partie I

médico-moral « ruse de la raison médicale », ruse qui « fait le bien en faisant mal »200. Le
terme hégélien est pastiché dans cette confusion médico-morale qui ne peut avoir une finalité
au sens strict.
La folie à l’âge classique ne constitue pas donc un domaine uniforme, mais elle est
divisée en deux domaines d’expérience fort différents : folie comme maladie et folie comme
péché. On croit à tort que ce dédoublement disparaîtra lorsque la connaissance de la folie aura
finalement rompu avec la perception morale de la folie propre aux pratiques de l’internement,
par la réalisation de l’hospitalisation des fous. De l’internement à l’hospitalisation, on
considère ce processus comme progrès, assuré par la vérité de la folie que seule la vraie
connaissance peut découvrir. Foucault oppose à cette position progressiste une idée qui rejette
la prépondérance de la connaissance sur son objet. « La folie dans le devenir de sa réalité
historique, rend possible, à un moment donné, une connaissance de l’aliénation en un style de
positivité qui la cerne comme maladie mentale201. » La connaissance de la folie n’est possible
qu’après l’objectivation de la folie. Comme l’objet et sa connaissance se sont formés à un
moment précis dans l’histoire, l’idée selon laquelle la connaissance de la folie peut révéler
l’essence ou l’origine de la folie n’est pas pertinente.
En outre, l’hospitalisation que l’idée progressiste suppose comme le signe d’un
progrès, est, à l’âge classique, « un état de choses dépassé », car les hôpitaux réservés aux
fous qui ont déjà existé au Moyen Âge sont remplacés par les maisons d’internement202.
« L’hôpital n’est pas, affirme Foucault, la vérité prochaine de la maison de correction »203.
L’expérience rationnelle de la folie à l’âge classique ne peut aucunement se réduire à une
décision médicale, parce qu’elle trouve son lieu de naissance dans une institution appartenant
à l’ordre de la police, c’est-à-dire l’internement.
Si la discussion jusqu’ici met en avant la proximité de la folie avec la déraison, il
faut maintenant préciser comment et pourquoi la folie se constitue un domaine autonome et
distinct de celui de la déraison sans perdre le fondement moral sur lequel l’internement
fonctionne. Foucault constate ce moment de division au travers de la conscience à l’égard de
la déraison, conscience que l’internement forme, pour laquelle la déraison n’est qu’inhumaine,
quelque chose qui ne suscite que la honte. Devant la déraison inhumaine, le classicisme

200
Ibid.
201
Ibid., p. 158.
202
Ibid., p. 159-161.
203
Ibid., p. 166.
88
Chapitre I, Partie I

n’éprouve que pudeur. C’est par pudeur que l’on cache la déraison dans les maisons
d’internement. Mais on fait une exception : la folie. Montrer les insensés, c’est une vieille
tradition médiévale, mais cela subsiste utile à l’âge classique. La folie, bien qu’elle soit
complètement englobée dans l’expérience classique de la déraison, s’oppose ici nettement à la
déraison. Alors que l’on cache la déraison pour éviter le scandale, on montre la folie en
l’organisant. Mais la folie apparaît comme scandale exalté, c’est-à-dire une extrémité de la
déraison, non pas comme maladie. « La folie est devenue chose à regarder ». La folie est
observée, de loin, par la raison, qui n’a plus de parenté avec elle. Elle n’est plus « monstre au
fond de soi-même, mais animal aux mécanismes étranges, bestialité où l’homme, depuis
204
longtemps, est aboli » . Les fous sont perçus dans leur animalité ou la perte de leur
humanité.
Foucault souligne que le fait négatif selon lequel le fou a perdu son humanité, a tout
de même un contenu positif. Le fou est un homme « en rapport immédiat avec son animalité,
sans aucune référence, ni aucun recours » 205 . Cette immédiateté implique quelques
conséquences. Premièrement, l’animalité protège le fou contre « tout ce qu’il peut y avoir de
fragile, de précaire, de maladif en l’homme »206. Le fou n’est pas, de par son animalité, un
malade. Deuxièmement, réduit à l’animalité, le fou n’est maîtrisé que par le dressage et
l’abêtissement. La vérité de la folie se manifeste dans cette animalité et c’est là qu’il y a la
possibilité de guérison. La folie est guérie lorsqu’elle est aliénée de sa vérité, qui est une
animalité déchaînée. Enfin, troisièmement, la folie est placée plutôt dans « un espace
d’imprévisible liberté où se déchaîne la fureur » que dans un mécanisme déterministe de
nature207.
L’animalité à l’âge classique se trouve dans une position ambivalente : comme au
Moyen Âge rapportant l’homme aux « puissances souterraines du mal », elle est toujours
négatives ; à la différence de la connaissance moderne, elle n’est pas inscrite dans une
positivité naturelle, mais elle appartient au naturel, non plus à l’imaginaire. Par ce statut
négatif-naturel, l’animalité appartient à la « contre-nature », à « une négativité qui menace
l’ordre et met en péril, par sa fureur, la sagesse positive de la nature »208. La folie ou son
animalité naturelle est pourtant contre-nature dans la mesure où elle est une violence négative

204
Ibid., p. 195.
205
Ibid., p. 198.
206
Ibid., p. 199.
207
Ibid., p. 201.
208
Ibid., p. 202.
89
Chapitre I, Partie I

et perturbatrice contre l’ordre de nature. Dans l’internement, la folie apparaît comme


contre-nature, alors que la science contemporaine tente de la situer dans l’ordre naturel.
La division entre la folie et la déraison s’est ainsi faite : « c’est cette animalité de la
folie qu’exalte l’internement, dans le temps même où il s’efforce d’éviter le scandale à
l’immoralité du déraisonnable »209. La folie « animale » se dégage des autres formes de la
déraison « immorale », que l’on ne pourra jamais pleinement appréhender. La folie est une
forme de la déraison, si particulière qu’elle se constitue comme un objet autonome
appartenant à son propre domaine de pratiques. Foucault note à propos de ce rapport
singulier : « Pour l’homme classique, la folie n’est pas la condition naturelle, la racine
psychologique et humaine de la déraison ; elle en est seulement la forme empirique »210. La
folie s’organise comme une forme d’expérience, expérience née dans les pratiques de
l’internement, non pas dans les efforts faits pour la connaître d’une façon positive.
Si la connaissance positive de la folie devient possible, c’est parce que la notion de
folie-animalité en tant que contre-nature prépare paradoxalement le fond conceptuel sur lequel
cette connaissance de la nature se déploie. Dans l’animalité de la folie, l’homme s’articule le
plus immédiatement avec la nature ou plus précisément la violence de la nature perçue
comme contre-nature. Dans cette conscience de l’animalité, la nature signifie, une région où
« naît pour l’être humain le scandale toujours possible d’une folie qui est à la fois sa vérité
ultime et la forme de son abolition »211. On oubliera, selon Foucault, cette signification de la
nature à l’âge classique et on emploiera le terme « nature » pour désigner « le domaine
toujours ouvert d’une analyse objective »212. Ici, Foucault met en question l’idée progressiste
selon laquelle le développement de la science est identique avec le dévoilement des vérités
secrètes, par exemple, de la nature. Si le domaine d’investigation de ces vérités a une date et
un lieu de naissance, elles perdront alors leur statut universel et naturel.
Après avoir examiné la notion de folie devenue objet naturel au travers de l’analyse
de l’internement, il reste encore une question à préciser : si l’internement n’est pas au fond
une institution médicale, et si l’hôpital n’est pas une nouvelle institution pour une
médicalisation de la folie, comment la médecine peut-elle intervenir dans l’expérience
classique de la folie ? À ce propos, Foucault introduit une distinction entre deux manières de

209
Ibid., p. 203. Souligné par l’auteur
210
Ibid., p. 209.
211
Ibid., p. 207.
212
Ibid.
90
Chapitre I, Partie I

percevoir l’individu : l’individu comme sujet de droit d’une part, et l’individu comme être
social d’autre part. L’homme est traité fort différemment dans ces deux sphères. « En tant
qu’il est sujet de droit, l’homme se libère de ses responsabilités dans la mesure même où il est
aliéné ; comme être social, la folie le compromet dans les voisinages de la culpabilité213. »
Étant sujet de droit, l’homme est irresponsable, mais il est coupable en tant qu’être social, ce
qui est objet de l’internement. C’est dans la sphère juridique qu’intervient la connaissance
médicale des maladies mentales, afin de savoir précisément pour quelle raison
l’irresponsabilité d’un homme aliéné se justifie. La connaissance médicale n’obtient pourtant
pas son autonomie, mais elle reste annexée au domaine juridique. Autrement dit, « c’est sur le
fond d’une expérience juridique de l’aliénation que s’est constituée la science médicale des
maladies mentales »214. Cette expérience juridico-médicale de la folie est l’héritage d’« une
des données les plus fondamentales de la déraison occidentale », alors que l’expérience
sociale est « une création propre au monde classique »215.
Si cette conscience partagée entre le juridico-médical et le social caractérise la folie à
l’âge classique, la pensée politique des Lumières cherche à réconcilier ces deux sphères le
juridique et le social en une unité, qui est la notion de maladie mentale. C’est là que, pour la
première fois, « l’homme est reconnu comme incapable et comme fou »216. La médecine
positive de l’esprit n’est possible que lorsque la pensée des Lumières a réussi à superposer
deux domaines d’expérience hétérogènes, domaines juridique et social. Une figure apparaît
dans cette superposition : homo natura ou homme normal par rapport auquel la
psychopathologie croit définir sa position. Mais, la naturalité de cet homme normal est
récemment constituée par la réconciliation des deux structures d’expérience de la folie. « En
fait, cet homme normal est une création ; et s’il faut le situer, ce n’est pas dans un espace
naturel, mais dans un système qui identifie le socius au sujet de droit217. » La synthèse de ces
deux formes d’expérience, qui a rendu possible l’homme normal, forme « l’a priori concret
de toute notre psychopathologie à prétention scientifique »218. La science « positive » de la
maladie mentale se constitue sur ce fondement qui n’est rien d’autre que l’unité inédite des
deux expériences hétérogènes. À l’âge classique, l’expérience juridique concerne l’individu

213
Ibid., p. 172.
214
Ibid.
215
Ibid., p. 179.
216
Ibid., p. 175. Italique par l’auteur.
217
Ibid., p. 176.
218
Ibid. Italique par l’auteur.
91
Chapitre I, Partie I

irresponsable à cause de son aliénation et l’expérience sociale s’adresse à l’individu pris dans
l’animalité. Ces deux expériences classiques de l’aliénation se réunissent, non pas comme
progrès, mais comme simple changement, sous forme de « la confusion anthropologique »219.
C’est là que s’esquisse l’expérience moderne de la folie.
Résumons la folie à l’âge classique selon Foucault. Il est significatif que les efforts
pour donner à la folie une place dans l’ordre du savoir n’aient pas abouti durant cette période.
La naturalité de la folie à l’âge classique est en réalité née dans les pratiques de l’internement,
qui a pour but de conserver l’ordre de la cité par les mesures de police. Cette pratique enferme
des gens que l’on classe dans la catégorie de la déraison, sans porter attention aux différences
qui existent entre eux. La folie internée y acquiert un statut singulier, celui que l’on doit à la
fois punir et guérir, à cause du voisinage avec d’autres formes de déraison. Mais la
médicalisation de la folie ne se réalise pas dans l’internement, car l’hôpital est plutôt une
ancienne forme pour traiter les fous. Confondue avec des formes de déraison, la folie s’en
distingue pourtant par le fait qu’elle s’expose au regard des hommes de raison. Elle se trouve
dans la contre-nature, dans la mesure où sa force violente d’animalité menace l’ordre de
nature. La folie en tant qu’animalité se dégage de la déraison, côté obscur du monde, car,
saisie dans son statut empirique, elle devient autonome dans son propre domaine de pratiques.
Mais l’expérience classique de la folie reste déchirée entre plusieurs domaines, entre le moral
et le médical, entre le social et le juridique, que l’âge classique n’arrive pas à réconcilier. Il
faudra attendre la période suivante pour que ce déchirement soit résolu sous une forme
différente d’expérience. Ce n’est pas un progrès par rapport à l’expérience classique, mais
l’apparition d’une nouvelle structure d’expérience inédite de la folie.

La folie moderne
Selon Foucault, il y a deux étapes décisives pour que la notion moderne de folie se
forme. En premier, celle du changement de statut de l’internement qui finit par la mise en
cause totale de l’efficacité de cette pratique propre à l’âge classique, accompagnée d’une série
d’opérations théoriques qui objectivent d’une manière positive la folie. En second, celle de la
formation de la psychiatrie moderne dans une nouvelle institution destinée aux fous, qu’est
l’asile psychiatrique. Ces deux étapes ont fait apparaître la folie au sens moderne, en
l’installant dans un espace où la naturalité de la folie s’organise d’une nouvelle manière.

219
Ibid.
92
Chapitre I, Partie I

Le premier changement qui s’est produit au milieu du XVIIIe siècle se caractérise par
le surgissement d’une peur, peur à l’égard des maisons d’internement elles-mêmes, non des
internés. La peur de la maison d’internement est comparable avec celle de la lèpre au Moyen
Âge : « La maison d’internement n’est plus seulement la léproserie à l’écart des villes ; elle
est la lèpre elle-même à la face de la cité220. » Paradoxalement, c’est dans « ce retour
étrange », plus que dans un progrès de la connaissance, que la pensée positive de la médecine
trouve une prise sur la déraison221. La figure de l’homo medicus est convoquée pour protéger
les habitants, comme gardien du danger que peut provoquer l’internement, plutôt que pour
établir, comme arbitre, le partage entre les criminels et les fous. La médecine s’appuie donc
sur cette peur de la folie.
En même temps, les périls qui naissent autour de l’internement fascinent
l’imagination et les désirs. C’est cette force éblouissante des périls que représente l’œuvre de
Sade. L’apparition du sadisme est la réapparition de la déraison non plus comme figure du
monde, mais comme discours et désir. L’internement est le lieu privilégié où les forces
imaginaires de la déraison manifestent « la complicité du désir et du meurtre, de la cruauté et
de la soif de souffrir, de la souveraineté et de l’esclavage, de l’insulte et de l’humiliation »222.
Le sadisme est précisément né de l’internement.
Il y a cependant une différence manifeste entre la peur de la folie et la frayeur de la
déraison. La folie n’est plus la forme empirique de la déraison comme elle l’était à l’âge
classique. Un nouveau partage se forme dans un mouvement par lequel « l’expérience de la
déraison ne cessera (…) de remonter toujours plus haut vers les racines du temps » et « la
connaissance de la folie cherchant au contraire à la situer de façon toujours plus précise dans
le sens du développement de la nature et de l’histoire »223. L’opposition est claire : alors que la
déraison revient inlassablement à l’origine ou au commencement du temps, la folie ne se
trouve que dans l’histoire. La folie s’inscrit ainsi dans une conscience temporelle. Mais la
formation de cette conscience exige l’élaboration de nouveaux concepts et la réinterprétaion
des thèmes anciens. C’est la notion de milieu que Foucault évoque comme résultat de ces
opérations théoriques. Elle est, dans sa forme élémentaire, désignée comme une série de

220
Ibid., p. 446.
221
Ibid., p. 449.
222
Ibid., p. 453. Foucault reprendra la position du sadisme dans l’histoire occidentale dans Les Mots et les
Choses. Voir le chapitre 3.
223
Ibid., p. 455.
93
Chapitre I, Partie I

« forces pénétrantes », qui arrache l’homme de la nature et le jette dans la folie224. La notion
de milieu « n’est pas la positivité de la nature telle qu’elle est offerte au vivant », mais la
négativité « par laquelle la nature dans sa plénitude est retirée au vivant »225. La folie est
comprise comme la nature perdue. Autrefois, c’était l’animalité qui menait l’homme à la folie.
Maintenant, on devient fou à cause du milieu. « La folie se trouve liée à une certaine forme de
devenir en l’homme », devenir affecté par un ensemble de forces négatives, qu’est le milieu226.
La folie se situe dans une temporalité ayant un point de départ précis. Elle est en un sens
l’envers du progrès ; elle n’est plus la figure originelle du monde, mais un danger continu et
progressif qui réside dans l’histoire. Le milieu apparaît donc à la fois comme « la négativité
de l’homme » et comme « l’a priori concret de toute folie possible »227. C’est là précisément
que, sous une forme rudimentaire, le concept d’aliénation est désigné.
Cette appartenance de la folie à l’histoire sera cependant vite oubliée. Avec Freud,
qui dégagera la folie de l’évolutionnisme, la folie ne sera plus la contrepartie de l’histoire,
mais l’envers de la société. Or ce passage par l’histoire est décisif pour l’expérience moderne
de la folie, dans la mesure où, par ce passage, l’homme instaure un nouveau rapport à la folie.
La folie à l’âge classique permet à l’homme de communiquer par la voie de l’erreur, la vérité
du monde, autrement dit, la folie est la perte absolue de la vérité. À la fin du XVIIIe siècle,
l’homme ne perd pas dans la folie la vérité, mais sa vérité. Dans l’expérience moderne de la
folie, l’homme est aliéné de sa vérité.
Parallèlement à ce changement de statut temporel de la folie, l’internement se
transforme également en donnant de la folie une nouvelle définition. Foucault remarque un
fait significatif : l’ouverture des maisons d’internement destinées à recevoir exclusivement les
insensés au milieu du XVIIIe siècle. Ce phénomène, qui s’est produit d’une manière presque
inaperçue, ne signifie pas le début de la médicalisation de la folie, à la suite de la formation
d’une connaissance médicale. Au contraire, « le glissement dans les institutions a précédé
largement tout l’effort théorique pour considérer les fous internés comme des malades à
soigner »228. Il faut donc savoir quelle est la perception de la folie à cette époque-là, avant
toute formation du savoir. Si la médecine est par excellence un travail de connaissance,

224
« Deviennent « forces pénétrantes », dit Foucault, une société qui ne contraint plus les désirs, une
religion qui ne règle plus le temps et l’imagination, une civilisation qui ne limite plus les écarts de la pensée
et de la sensibilité. » (Ibid., p. 458.)
225
Ibid., p. 466.
226
Ibid., p. 468.
227
Ibid., p. 472.
228
Ibid., p. 483.
94
Chapitre I, Partie I

l’internement est un effort de reconnaissance de la folie. C’est dans cet effort de


reconnaissance que la folie s’isole progressivement. Si la déraison est pour la raison la
différence absolue qui échappe à toute tentative de l’identifier, la folie est maintenant perçue
comme se situant dans un domaine de différences dont la raison peut discerner chaque
élément constitutif. On reconnaît dans la folie, à la place de la monotonie de l’insensé, « les
visages multiples de la différence »229. La folie devient objet de perception, alors que la
déraison reste un simple pouvoir de fascination. En d’autres termes, la raison s’approprie une
partie de la déraison, la plus visible.
La nouvelle conscience de la folie qu’entraîne ce processus d’isolement n’est due ni
à un progrès médical, ni à un sentiment humanitaire. Ce phénomène, qui s’est produit à
l’intérieur de l’internement, est animé par une conscience plutôt politique que philanthropique.
On reproche à l’internement d’enfermer indifféremment les fous et les gens qui ne le sont pas.
Mais on ne demande pas de libérer les fous de l’internement. C’est au contraire les fous dans
l’internement que l’on accuse d’être la menace la plus obscure et la plus visible pour les
autres internés. « La présence des fous y fait figure d’injustice ; mais pour les autres230. » Le
fou n’est ni la victime de l’internement, ni le symbole de l’abus de pouvoir, mais la vérité et
l’essence de l’internement. Dès lors, malgré les polémiques, on ne met pas en doute le rapport
fondamental entre les fous et l’internement qui s’intensifie paradoxalement plus que jamais.
L’internement passe au même moment par une autre crise qui met en question non
seulement son rôle de répression, mais son existence même. La crise vient de l’extérieur, d’un
horizon économique et social. C’est en particulier le problème issu du chômage. À l’âge
classique, on enfermait les pauvres dans les maisons d’internement. On aura bientôt besoin de
donner aux pauvres valides un travail sans les interner. Car, au XVIIIe siècle, on découvre que
les pauvres n’existent pas « comme réalité concrète et dernière »231. Il y a deux réalités de
nature différente : d’un côté, la pauvreté, manque de denrées et d’argent ; de l’autre côté, la
population, qui fait partie de la richesse de l’État, dans la mesure où c’est le travail de la
population qui crée cette richesse. La faute de l’internement est d’avoir confondu ces deux
réalités en excluant une partie de la population de la production de la richesse. C’est ainsi que
« l’indigence devient chose économique »232 et que, « redevenue essentielle à la richesse, la

229
Ibid., p. 487.
230
Ibid., p. 502. Italique par l’auteur.
231
Ibid., p. 511.
232
Ibid., p. 509.
95
Chapitre I, Partie I

pauvreté doit être libérée de l’internement et mise à sa disposition »233. Seuls les pauvres
malades peuvent réclamer l’assistance, mais, hors l’internement.
Au XVIIIe siècle, concernant l’internement, il y a donc deux mouvements qui sont
distincts l’un de l’autre. Dans l’internement, entre folie et déraison, de nouvelles distances
sont instaurées, par lesquelles on perçoit la folie dans le domaine où on ne reconnaissait que
la déraison. À l’extérieur, on exige le changement de l’internement par la réflexion
socio-économique sur la pauvreté, la maladie et l’assistance. Par le premier mouvement, la
folie se dégage de la déraison, qui n’appartient désormais qu’à l’imagination, et le second
arrache la folie de la misère, qui se trouve dans le domaine économique.
La folie parvient à une identité propre. Elle est en un sens libérée des vieilles formes
d’expérience dans lesquelles elle était prise. Mais ce dégagement de la folie pose un
problème : si les autres formes de déraison sont maintenant détachées de l’internement, est-il
juste d’enfermer seulement les fous entre les murs des maisons d’internement ? L’évidence de
l’internement a disparu lorsque l’unité globale de son objet qu’est la déraison, s’est défaite.
En d’autres termes, puisque les pratiques que l’on considérait comme naturelles n’existent
plus, l’objet « naturel » constitué de ces pratiques doit s’effacer. La folie isolée ne convient
plus aux pratiques d’internement. « La disparition de l’internement laisse la folie sans point
d’insertion précise dans l’espace social 234 . » On se demande où mettre les fous, et ce
problème n’est pas facilement résolu, car les hôpitaux pour fous n’existent pas encore. À long
terme, on essaie de créer des maisons réservées aux insensés, conformément à un idéal
naissant ; à court terme, on emploie des mesures qui permettent de maîtriser la folie par la
force. Ces deux réactions contradictoires ne se comprennent que si l’on se libère des thèmes
de progrès. Foucault insiste ici de nouveau sur le modèle d’histoire non progressiste. Il ne
s’agit pas d’une reconnaissance de la folie, mais de la formation des figures décisives pour
l’apparition de la psychiatrie positive et des mythes d’une reconnaissance objective et
médicale de la folie. Ces figures ne se décrivent pas en termes de connaissance, mais se
situent dans un domaine où la connaissance se forme au sein de pratiques diverses. Trois
structures en sont déterminantes : premièrement, celle de la superposition de l’espace de
l’internement, qui est maintenant réduit et limité, et un espace médical qui s’est formé par
ailleurs ; deuxièmement, celle qui établit, entre la folie et celui qui la reconnaît, un nouveau
rapport qui appartient à l’ordre du regard objectif ; enfin, celle qui permet de confronter la

233
Ibid., p. 517.
234
Ibid., p. 531.
96
Chapitre I, Partie I

folie au criminel, tout en répartissant les diverses formes de folie selon un nouveau
classement moral grâce à une échelle graduée allant du responsable à l’irresponsable.
Par ces structures, la pensée médicale et la pratique de l’internement, qui étaient
restées longtemps étrangères l’une à l’autre, commencent à se rapprocher. Une nouvelle
expérience de la folie se forme dans cette rencontre de la connaissance médicale et de la
pratique sociale. Mais il reste toujours une ambiguïté dans cet espace nouveau : les fous
sont-ils prisonniers ou malades ? Deux séries de projets s’affrontent : les uns visent à revivre
les vieilles fonctions de l’internement, « contrôle moral pour les internés, profit économique
pour les autres »235 ; les autres cherchent à définir « un statut hospitalier de la folie »236. Dans
le courant de ces polémiques, qui contribuent à purifier l’espace de l’internement de ces
contradictions réelles, l’internement, à la place de son ancienne valeur d’exclusion, prend de
plus en plus une signification positive. C’est dans cette première confrontation de la folie
internée et de la folie soignée que se constitue l’aliénation mentale au sens moderne.
L’espace de l’internement réorganisé implique également la transformation de sens
de la folie. À l’âge classique, la folie était perçue comme animalité qui détruit par la force
violente sa vérité humaine. Cette violence appartenait à une sorte de contre-nature. Mais,
désormais, la folie « laisse venir à jour un secret de nature, un fonds oublié, toujours familier
pourtant, qui approche l’insensé de l’animal domestique et de l’enfant »237. Elle est insérée à
la nature, et sa force se comprend désormais comme « invasion d’une nature toute voisine »238.
L’internement devient un espace de vérité et toute contrainte exercée dans l’internement n’est
justifiée que pour mettre en lumière la vérité humaine. L’internement se transforme en asile,
« lieu de guérison »239. Foucault souligne que cette transformation ne s’est pas faite « par
l’introduction progressive de la médecine », mais « par une restructuration interne de cet
espace auquel l’âge classique n’avait donné d’autres fonctions que celles d’exclusion et de
correction »240. La connaissance médicale n’a pas une place privilégié dans l’histoire de la
folie. De plus, cette connaissance reste toujours un espace qui n’est pas purement scientifique,
un mélange étrange d’exigence morale, de gestes répressifs et de soucis médicaux.
C’est dans ce changement institutionnel que la folie « fait corps nécessairement avec

235
Ibid., p. 538.
236
Ibid., p. 534.
237
Ibid., p. 543-544.
238
Ibid., p. 544.
239
Ibid., p. 545.
240
Ibid.
97
Chapitre I, Partie I

ce monde clos, qui est à la fois pour elle sa vérité et son séjour » ; « sa situation lui devient
nature »241. La naturalité de la folie dans les temps modernes s’est constituée. L’internement
devient naturel à la fois pour la folie et pour ceux qui l’observent. Il fonctionne dès lors
comme un lieu privilégié de vérité de la folie où « la manière dont on aliène le fou se laisse
oublier pour réapparaître comme nature de l’aliénation » 242 . Or cette restructuration de
l’internement implique une autre conséquence concernant le rapport de la folie à la liberté. Se
référant à un texte de Cabanis243, Foucault souligne d’abord le fait que, à ce moment-là, « la
liberté est devenue pour l’homme une nature »244. « Le problème de la folie, précise Foucault,
n’est plus envisagé du point de vue de la raison ou de l’ordre, mais du point de vue du droit et
de l’individu libre245. » La folie, qui n’est plus antagoniste ou perturbatrice de l’ordre de
raison, se comprend alors comme réduction ou abolition de la liberté. Cette disparition de la
liberté est précisément l’essence de la folie. L’internement, qui prive le fou de sa liberté, est
« la traduction, en termes juridiques, d’une abolition de la liberté déjà acquise au niveau
psychologique »246. De là surgit l’exigence d’une correspondance, dans l’internement, de la
restriction matérielle de la liberté à sa liberté psychologique réduite. L’internement doit se
réajuster sans cesse à la vérité changeante de la folie, c’est-à-dire le degré de réduction de la
liberté ou sa disparition. La vérité joue ainsi dans l’internement le rôle de la justice. Le gilet
de force est « la forme concrète de cette justice »247. La réduction matérielle de la liberté par
le gilet de force montre bien l’apparition de l’expérience « d’un jeu toujours relatif, toujours
mobile, de la liberté et de ses limites », à la place de celle « d’un affrontement absolu entre la
raison et la déraison »248. Ce n’est pas que les chaînes s’humanisent ; il s’agit d’une pratique
reposant sur un système totalement différent de celui de l’internement classique.
Parallèlement à l’apparition des restrictions matérielles de la liberté, la folie s’inscrit
dans un système qui permet de formuler la vérité de la folie par l’observation quotidienne du
fou et l’enregistrement détaillé des mesures prises pour lui. La folie se trouve dans un temps
linéaire des hommes et de la société, dans lequel la vérité de la folie se manifeste comme son
histoire. Ce système d’accumulation des observations que Cabanis appelle « journal d’asile »

241
Ibid., p. 546. Italique par l’auteur.
242
Ibid., p. 547.
243
Ibid., p. 546.
244
Ibid., p. 547.
245
Ibid.
246
Ibid.
247
Ibid., p. 548.
248
Ibid., p. 549.
98
Chapitre I, Partie I

sert, avec les mesures coercitives de l’internement, à « désarmer » la folie, c’est-à-dire à la


rendre communicable avec la raison, mais « sous la forme neutralisée d’une objectivité
offerte »249. Ainsi l’objectivation de la folie s’achève-t-elle telle que nous la connaissons
maintenant. Elle prend place progressivement « dans la positivité des choses connues » grâce
à laquelle l’on peut mieux connaître de l’homme250. La folie, faisant partie de la connaissance
de l’homme, est aliénée par rapport à elle-même, car elle n’est plus sujet d’elle-même comme
elle l’était dans l’expérience de la déraison, mais, objet pour le regard des autres.
La conscience moderne de la folie est née dans ce processus double qui consiste en la
réorganisation de l’internement et l’objectivation de la folie. La folie n’est pas simplement
libérée de la situation misérable où elle se trouvait à l’âge classique. Elle est prise dans une
nouvelle structure qui protège la société de ses périls, tout en faisant apparaître sa vérité
positive, qui apporte quelque chose à la connaissance de l’homme. La vérité de la folie,
détachée de la folie elle-même, appartient à la connaissance de l’homme et il y a, par cette
connaissance positive de la folie, la possibilité que l’homme lui-même soit également
appréhendé en termes d’objectivité dans l’objectivité. En outre, la rencontre de « l’éventualité
pour l’homme d’être fou » et de « la possibilité d’être objet » a donné naissance « aux
postulats de la psychiatrie positive et aux thèmes d’une science objective de l’homme »251.
Décrivant l’objectivation de la folie dans la connaissance positive, Foucault souligne
que cette conscience moderne de la folie s’appuie implicitement sur le changement d’une
forme de conscience, conscience de ne pas être fou, à partir de laquelle la connaissance de la
folie est possible. Foucault insiste sur l’importance de ce changement au point de le
caractériser comme « le premier et le seul phénomène positif dans l’avènement du
positivisme »252. À l’âge classique, les consciences de la folie se divisaient en deux domaines
qui ne communiquaient pas. La manière de ne pas être fou était aussi double : « une
appréhension immédiate et quotidienne de la différence » qui est « l’évidence intérieure
jamais contestée » d’une part, « un système d’exclusion » qui est « l’arbitraire toujours
critiquable d’un partage social » d’autre part253. À la fin du XVIIIe siècle, les formes de
reconnaissance et les structures de protection se transposent en une conscience de ne pas être
fou, qui sous-tend la conscience analytique de la folie. Se basant sur l’auto-reconnaissance de

249
Ibid., p. 551.
250
Ibid., p. 552.
251
Ibid., p. 575.
252
Ibid., p. 573. Italique par l’auteur
253
Ibid.
99
Chapitre I, Partie I

la non-folie (la conscience énonciative), l’internement en tant que lieu de vérité fait en sorte
que tous les gestes coercitifs envers les fous (sur la base des consciences critique et pratique)
puissent révéler la vérité de la folie, et celle de l’homme (la conscience analytique). Par un
seul et même acte de conscience, la folie est à la fois connue et maîtrisée. C’est cet acte de
conscience souverain qui est « au cœur de l’expérience positiviste de la maladie mentale »254.
L’histoire de la folie, comme Foucault le répète à plusieurs reprises, ne peut être une histoire
de la connaissance de la folie, mais celle de l’expérience de la folie, pour laquelle la
connaissance n’est qu’un effet de la structure plus globale des pratiques. Si l’on n’avait
comme principe d’explication que la connaissance, on comprendrait l’histoire de la folie en
termes d’une simple accumulation des observations et des concepts, sans jamais tenir compte
de cette conscience de ne pas être fou.
L’expérience moderne de la folie qui apparaît là reste cependant dans l’ordre de la
pensée. Elle ne devient situation concrète qu’avec les efforts de Pinel et de Tuke. En d’autres
termes, pour que le concept de folie au sens moderne acquière un statut « naturel », il doit
apparaître non seulement dans la connaissance, mais aussi dans un domaine de pratiques
socio-institutionnelles, dont chacune se manifeste comme une nouvelle expérience de la folie.
Pinel et Tuke ont précisément effectué cette transposition de la folie vers un champ nouveau
d’expérience. Foucault ne considère cependant pas ces deux personnages, bien entendu,
comme « libérateurs » des fous, marquant un progrès irréversible dans la science de l’esprit,
mais, comme ceux qui, par leurs efforts, tentent de « reprendre certaines pratiques de
l’internement dans le grand mythe de l’aliénation »255. Le grand mythe, qui définit la guérison
de la folie, est, pour Tuke, le retour du fou à l’inaliénable. Ce qui est primitivement
inaliénable en l’homme, « c’est à la fois Nature, Vérité et Morale ; c’est-à-dire la Raison
elle-même »256. Ramener la folie à une nature « qui est nature de la maladie et nature sereine
du monde », c’est précisément ce que Tuke entend par guérison de la folie257. Le rôle de
l’internement est de réduire la folie à sa vérité. Chez Pinel, au contraire, la guérison consiste à
stabiliser le fou « dans un type social moralement reconnu et approuvé », dans un asile idéal,
où les rapports sociaux se transcrivent dans une transparence imaginaire258. Libérer les fous
des chaînes, c’est les laisser vivre dans un milieu artificiel pour que la vérité morale de la folie

254
Ibid., p. 573-574.
255
Ibid., p. 597.
256
Ibid., p. 591.
257
Ibid.
258
Ibid., p. 595.
100
Chapitre I, Partie I

apparaisse comme conforme à un des types moralement approuvés.


Malgré l’opposition entre les thèmes de la primitivité de Tuke et les images
transparentes des vertus sociales de Pinel, ces deux projets s’inscrivent dans un même
mouvement, qui est ce que l’on peut appeler « intériorisation de l’aliénation ». Alors que dans
l’internement classique, l’état d’aliénation n’existait que du dehors, que « pour ceux qui
internaient et ne reconnaissaient l’interné que comme Étranger ou Animal », Pinel et Tuke ont
intériorisé l’aliénation, en la définissant comme distance du fou à lui-même259. Les mythes de
la primitivité ou des vertus sociales justifient cette aliénation intériorisée, alors qu’ils sont
eux-mêmes créés d’une manière artificielle. Foucault insiste sur leur importance, car la
psychiatrie du XIXe siècle acceptera leurs valeurs mythiques comme « évidences de
nature »260. Les mythes de Pinel et de Tuke obtiendront une certaine naturalité sur la base de
laquelle la psychiatrie moderne pourra se développer. Or Foucault ne se contente pas de
décrire simplement la provenance de cette naturalité. Il cherche à faire apparaître une série
d’opérations qui, sous les mythes, « silencieusement ont organisé à la fois le monde asilaire,
les méthodes de guérison, et l’expérience concrète de la folie »261. Il s’agit donc de mettre en
lumière les pratiques qui constituent réellement l’unité « naturelle » de la psychiatrie, sous le
couvert des justifications que proposent les mythes. Foucault analyse ce processus double qui
est à la fois la construction d’un espace « naturel » de vérité par des valeurs mythiques et
l’ensemble de pratiques qui sous-tendent et font fonctionner effectivement cet espace factice.
Parmi les opérations effectuées par Tuke et Pinel, la plus importante est sans aucun
doute la constitution d’un espace médical, l’asile. Foucault ne considère pas ce phénomène
comme une introduction de la connaissance médicale, mais comme celle d’un personnage, le
personnage médical. Ce qui s’est passé avec Tuke et Pinel, c’est ce que Foucault appelle
« apothéose du personnage médical » qui va « autoriser (…) un nouveau rapport entre
l’aliénation et la pensée médicale et commander finalement toute l’expérience moderne de la
folie »262. Le personnage médical, qui n’avait pas sa place dans l’internement classique,
devient « la figure essentielle de l’asile » 263 . Par cet événement, l’internement est
définitivement aboli. L’asile n’est plus une forme décalée et déformée de l’internement, mais
acquiert un statut de structure propre où la maladie mentale est rendue possible.

259
Ibid., p. 597.
260
Ibid., p. 598.
261
Ibid.
262
Ibid., p. 623.
263
Ibid., p. 624.
101
Chapitre I, Partie I

Cependant, cette position essentielle du personnage médical n’est pas assurée par un
savoir ou un pouvoir médical se basant sur un ensemble de connaissances objectives. Son rôle
existe ailleurs : « Si la profession médicale est requise, c’est comme garantie juridique et
morale, non pas au titre de la science264. » Les pouvoirs de ce personnage sont donc d’ordre
moral et social et n’empruntent au savoir médical que « leur déguisement, ou, tout au plus,
leur justification »265. Le médecin, qui prend dans l’asile une position comparable à celle du
Père ou du Justicier, devient, en laissant de côté sa compétence médicale, « l’opérateur
presque magique de la guérison », une sorte de thaumaturge 266 . Au moment où la
connaissance de la maladie mentale cherche à établir un domaine de positivité, la pratique
médicale dans l’asile se trouve dans un champ obscur de quasi-miracle. Dans ce mouvement
paradoxal, la folie se distancie davantage de la déraison et, en même temps, le fou forme de
plus en plus une sorte de couple avec ce médecin.
Alors que la médecine s’installe comme pouvoir moral et juridique dans l’asile, le
médecin oublie très vite d’où vient son pouvoir, en enfermant son savoir dans les normes de la
positivité. Foucault constate que les structures profondes de l’objectivité de la psychiatrie ont
pour origine une « chosification d’ordre magique », « peu à peu oubliée à mesure que le
positivisme imposait ses mythes de l’objectivité scientifique » 267 . Paradoxalement, la
scientificité de la psychologie se fonde sur une sorte de pouvoir magique, qui se justifie dans
l’ordre moral plutôt que dans la positivité scientifique. Une fois chosifiée, on ne doute plus de
l’évidence de la pratique psychiatrique, malgré ses origines hors du savoir médical.
Or, pour le médecin, lui, son pouvoir n’est jamais d’ordre thaumaturgique. Et la
connaissance positive ne peut pas non plus justifier son pouvoir. Il faut donc donner au
médecin un statut pour assurer que « ces guérisons sans support » sont de vraies guérisons de
la folie268. Guérir le fou, c’est le convaincre que sa folie est « moins » que ce qu’il croit,
qu’elle n’est qu’un ensemble de persuasions et de mystifications. Montrer l’existence illusoire
de la folie ouvre la possibilité de la guérison. En ce sens, il n’y a pas de distinction
fondamentale entre folie et simulacre de folie. Le médecin doit effacer l’une comme l’autre
car elles sont toutes les deux ce que l’on dénonce. C’est dans la psychiatrie moderne que se
rejoignent deux concepts de folie : le concept médical et le concept critique. « Le médecin

264
Ibid.
265
Ibid., p. 626.
266
Ibid., p. 627.
267
Ibid., p. 629-630.
268
Ibid., p. 630.
102
Chapitre I, Partie I

dissipe la réalité de la maladie mentale dans le concept critique de folie269. » Le fait que le
concept critique joue un rôle décisif dans le traitement du fou signifie que le savoir positif
n’est pas capable de guérir la folie. C’est dans une réalité concrète que la guérison est
possible : le couple médecin-malade, « en qui se résument, se nouent et se dénouent toutes les
aliénations »270. L’apparition de ce couple est donc déterminante pour la psychiatrie moderne.
Établissant ce nouveau rapport médecin-malade, les œuvres de Tuke et de Pinel
changent également le sens de la liberté du fou. Mais cela ne veut pas dire que, grâce au
désenchaînement, la liberté est finalement donnée aux fous. C’est plutôt une réorganisation de
la liberté. À l’âge classique, la liberté du fou appartient à son existence, mais d’une manière
ambiguë : la liberté est « ce par quoi le fou devient fou, c’est-à-dire aussi bien ce par quoi, la
folie n’étant pas encore donnée, il peut communiquer avec la non-folie »271. Le fou n’est fou
que parce qu’il ne s’épuise pas encore dans sa vérité du fou, qui ne lui permettra plus de
communiquer avec ce qui ne l’est pas. La liberté du fou à l’âge classique disparaît aussitôt
qu’on la cerne. Les efforts de Tuke et Pinel consistent précisément à capter cette liberté
précaire dans une structure objective, structure qui saisit pourtant le fou dans quelques
contradictions : « on laisse jouer la liberté du fou, mais dans un espace plus fermé » ; « on le
libère de sa parenté avec le crime et le mal, mais pour l’enfermer dans les mécanismes
rigoureux d’un déterminisme » ; « on détache les chaînes qui empêchaient l’usage de sa libre
volonté, mais pour le dépouiller de cette volonté même (…) dans le vouloir du médecin »272.
Dans cette structure de la liberté, le fou est à la fois libre et exclu de la liberté. Foucault
conclut que ce qui s’est passé à la fin du XVIIIe siècle n’est pas la libération des fous, mais
« objectivation du concept de leur liberté » qui entraîne trois conséquences273 . Premièrement,
il s’agit désormais, dans la réflexion sur la folie, de la liberté dans ses déterminations réelles,
non pas de l’erreur et du non-être. Deuxièmement, la liberté objectivée se trouve, au niveau
des faits et des observations, répartie en un déterminisme et une culpabilité. Enfin, la
conséquence qui est sans doute la plus importante, est que, par la liberté imposée par Tuke et
Pinel, le fou est enfermé dans une certaine vérité de la folie ; la folie n’indique plus, comme
elle l’a fait à l’âge classique, un certain rapport de l’homme à la vérité, mais elle indique un
rapport de l’homme à sa vérité, vérité qui, retenue par le fou, s’éloigne pourtant de lui,

269
Ibid.
270
Ibid., p. 631.
271
Ibid., p. 635.
272
Ibid., p. 636.
273
Ibid.
103
Chapitre I, Partie I

c’est-à-dire vérité aliénée. Le fou parle donc, à l’envers, de l’être humain.


La vérité de l’homme, la perte de cette vérité, et, par conséquent, « la vérité de cette
vérité », la folie en parle sans cesse en « langage anthropologique »274. Le premier langage
que la folie tient comme le sien depuis la Renaissance et par lequel elle peut raconter, d’une
manière renversée, mais autonome, la vérité de l’homme. Le Neveu de Rameau annonce déjà
l’apparition de ce langage de la folie. Or la pensée et la poésie du début du XIXe siècle
trouvent dans ce que la folie dit d’elle-même quelque continuité avec ce que dit le rêve dans le
désordre de ses images, dans la mesure où ils disent « une vérité de l’homme, très archaïque
et très proche, très silencieuse et très menaçante »275. La folie et le rêve se rejoignent dans la
possibilité d’un lyrisme du désir, mais le langage de la folie se trouve à l’extrémité du temps :
la fin dernière et le recommencement absolu. Foucault désigne le pouvoir de la folie :
« énoncer ce secret insensé de l’homme que le point ultime de sa chute, c’est son premier
matin, que son soir s’achève sur sa plus jeune lumière, qu’en lui la fin est
recommencement276. » La vérité originaire et ultime de l’homme apparaît dans le monde
poétique au travers de la folie, dans laquelle ces deux extrémités du temps se réunissent.
Cette vérité change inévitablement le regard qu’on porte sur le fou. Ce regard « ne
voit pas sans se voir »277. La folie fonctionne comme miroir de l’homme, mais elle porte plus
de vérité que les vérités propres à l’homme non-fou. Pour ceux qui la regardent, elle se donne
à la fois comme objet de connaissance et comme thème de reconnaissance. La réflexion sur la
folie se déroule dans cette double structure de connaissance et de reconnaissance. Mais, au
contraire de l’expérience poétique pour laquelle la folie est un lieu d’expérience fondamentale,
la réflexion théorique se heurte à des contradictions qui l’empêchent d’appréhender la folie
dans une systématicité cohérente : la folie est à la fois la vérité élémentaire, qui est « une sorte
d’enfance chronologique et sociale » et la vérité terminale, qui écarte l’homme « d’une nature
qui ne connaît pas la folie »278 ; alors que la guérison de la folie n’est possible qu’à partir de
la découverte de la vérité humaine dans la folie, cette vérité contredit immédiatement la vérité
morale et sociale de l’homme. Foucault résume cette contradiction : « Ce qui était
l’équivoque d’une expérience fondamentale et constitutive de la folie se perdra vite dans le

274
Ibid., p. 637.
275
Ibid., p. 639.
276
Ibid.
277
Ibid., p. 640.
278
Ibid., p. 641.
104
Chapitre I, Partie I

réseau des conflits théoriques sur l’interprétation à donner des phénomènes de folie279. » Au
niveau théorique, la folie se trouve encore dans les antinomies.
Mais ces conflits se réfèrent en réalité à « une cohérence cachée », cohérence d’une
pensée anthropologique, qui fonctionne comme fond constitutif, mais historiquement mobile,
et qui « a rendu possible le développement des concepts depuis Esquirol et Broussais, jusqu’à
Janet, Bleuler et Freud »280. Cette structure anthropologique se développe autour d’une triade,
l’homme, sa vérité et sa folie, alors que la déraison classique s’articulait sur une structure
binaire 281 . Tuke et Pinel réalisent cette structure anthropologique dans l’épaisseur
institutionnelle de l’asile où le fou « doit reconnaître sa culpabilité et s’en délivrer, laisser
apparaître la vérité de sa maladie et la supprimer, renouer avec sa liberté en l’aliénant dans le
vouloir du médecin » ; « tout ceci devient maintenant un a priori de la perception
médicale »282. L’homme a obtenu un accès à sa vérité qui n’existe pourtant que « dans
l’énigme du fou qu’il est et n’est pas », c’est-à-dire « dans la forme de l’aliénation »283. C’est
dans la psychologie que la vérité de l’homme, obtenue d’une manière paradoxale, se forme
comme une connaissance positive. La psychologie ne met jamais en question le fondement
sur lequel elle devient possible. C’est au travers de la dialectique de l’homme et sa vérité
n’apparaissant que dans l’aliénation qu’est la folie, que la psychologie construit sa positivité.
En ce sens, l’histoire de la folie ou du fou est celle de « ce qui a rendu possible l’apparition
même d’une psychologie »284. La psychologie n’est qu’un épisode récent dans cette histoire
non pas de la connaissance, mais des pratiques.
Résumons les traits de la folie moderne. La formation de la structure moderne
d’expérience de la folie commence par la mise en doute de l’internement, qui enferme les
gens divers sous le nom de « déraison ». La sensibilité à l’égard à la déraison a définitivement
changé au point que cette sorte d’amalgame n’est plus acceptable, surtout du point de vue
économique. Les pratiques de l’internement, perçues comme naturelles à l’âge classique,
perdent leur naturalité. Mais, même dans cette restructuration générale de l’internement, le
rapport de la folie à l’internement est toujours considéré comme essentiel. L’internement
exclusivement pour les fous, ce nouveau statut provoque cependant l’introduction d’une

279
Ibid., p. 643-644. Italique par l’auteur.
280
Ibid., p. 644.
281
Par exemple, « vérité et erreur, monde et fantasme, être et non-être, Jour et Nuit » (Ibid.)
282
Ibid., p. 652. Italique par auteur.
283
Ibid., p. 653.
284
Ibid.
105
Chapitre I, Partie I

connaissance formée hors de l’internement : la médecine. Il faut noter que cette introduction
de la connaissance médicale n’est possible que par la restructuration de l’espace
d’internement sur l’exigence socio-économique. En outre, le rôle du médecin n’est pas de
l’ordre de savoir, mais, d’ordre moral et juridique. C’est le pouvoir du médecin, non pas la
connaissance elle-même, qui est mis en œuvre dans l’internement. Dans cet espace factice, la
folie devient ce qui révèle la vérité humaine sous forme aliénée, dans la mesure où elle se
caractérise comme devenir humain détourné, non pas comme force violente de contre-nature.
En tant que lieu de vérité et de guérison, l’internement se transforme en asile au sens moderne
du terme. La folie qui y est regardée, observée, enregistrée, acquiert un statut d’objet dans
l’ordre de nature. L’objectivation de la folie est ainsi faite.
Pinel et Tuke réalisent pleinement cette nouvelle structure de l’asile, qui a d’abord
pris forme dans l’ordre de la pensée. Les pratiques contraignantes qui s’y exercent n’ont pas
d’autre objectif que de révéler la vérité de la folie, qui est la perte de la vérité humaine et la
vérité de cette vérité. La folie se trouve dans une triade homme-vérité-folie. Cette structure
anthropologique ne cesse de se renforcer dans le couple médecin-malade, qui, se basant sur le
pouvoir moral, permet au médecin de découvrir la vérité. C’est curieusement dans l’aliénation
que l’homme trouve sa vérité la plus profonde. La psychologie de l’homme devient possible
par la psychiatrie, connaissance de l’aliénation mentale. La position de la notion d’aliénation
dans l’Histoire de la folie s’oppose au rôle de cette notion chez Hegel, pour qui elle est
indispensable comme moment négatif de la dialectique, mais doit, au moment ultime de la
dialectique, avoir disparu. Foucault donne de cette notion une définition différente selon
laquelle l’existence permanente de l’état d’aliénation permet aux hommes de se connaître.
L’aliénation n’est pas ce qui disparaîtra pour atteindre la vérité, mais ce en quoi l’homme
trouve sa propre vérité.
Après en avoir terminé avec l’histoire de la folie, Foucault revient à ce qui reste muet
dans cette histoire : la déraison. Depuis sa séparation définitive avec la folie, la déraison
semble passée à l’arrière-plan. Cependant, dans les dernières pages de l’ouvrage, elle
réapparaît comme ce qui échappe à l’histoire de la folie. Cela signifie qu’elle doit être saisie,
non pas comme une sorte d’histoire de la déraison, mais comme extériorité absolue de
l’histoire et de la raison. Écrivant l’histoire de la folie, Foucault a montré que les structures
d’expérience de la folie se sont organisées selon leur propre cohérence qui donnait de la folie
une certaine naturalité. La folie fonctionne, à l’intérieur de la structure historique où elle s’est
formée, comme un objet dont on peut construire un système de pratiques

106
Chapitre I, Partie I

socio-institutionnelles ou une connaissance positive. On ne se demande jamais dans cette


structure si cet objet existe réellement. L’histoire foucaldienne de la folie met en question
cette évidence de l’objet qu’est la folie, en révélant l’historicité de ces structures. Nous avons
examiné la dissolution de la naturalité, effectuée par Foucault, au travers des deux modes
d’être de la folie, classique et moderne. Mais, ainsi que nous l’avons affirmé à plusieurs
reprises, ces structures rationnelles n’objectivent comme folie qu’une partie de ce qui
n’appartient pas à la raison. Et, si l’on fait une expérience qui concerne la folie, cette
expérience se réfère non seulement à ce qui est structuré, mais aussi à ce que la raison ne peut
y intégrer, c’est-à-dire la déraison et sa structure immobile. Les structures rationnelles de la
folie ne sont pas immuables, mais historiquement changeables, dans la mesure où elles ne
peuvent déterminer toute expérience possible de la folie une fois pour toutes, et qu’elles ne
peuvent empêcher que l’expérience se dirige sans cesse vers l’extérieur de la raison.
L’expérience de la folie met en lumière la positivité de la folie ainsi que sa négativité,
négativité en ce sens que la folie structurée n’est pas la seule forme valide pour penser ce qui
est extérieur à la raison.
C’est dans cette limite de la raison que Foucault réintroduit la déraison et
l’expérience de la folie qui risque de dépasser la structure rationnelle. Se situant hors de
l’histoire comme structure immobile, la déraison se manifeste toujours comme le reste qui
échappe à la raison et à sa structure. Il n’y a aucune structure de la raison qui fasse totalement
disparaître ce reste, car la raison ne peut exister que par le geste « tragique » de l’exclusion de
ce qui lui est extérieur. L’expérience de la folie est non seulement la connaissance et la
reconnaissance de la folie dans la structure positive, mais aussi l’inquiétude perpétuelle de la
limite établie depuis ce moment d’exclusion. Toutefois, la raison cherche toujours à structurer
ce reste inévitable. La manière dont elle l’objective est, comme Foucault l’a bien montré,
variable dans l’histoire. La possibilité de l’histoire apparaît dans ces efforts de la raison pour
structurer le reste, au travers de l’expérience du dehors. En ce sens, l’Histoire de la folie est
une tentative de l’histoire du reste, où la positivité et la limite de la structure rationnelle sont
mises en lumière285. Nous pouvons ainsi dire qu’aucune histoire de la raison ne saurait

285
Sur ce point, voir aussi Potte-Bonneville, op. cit., p. 114-115, notamment le passage suivant : « penser
la folie, dans sa dimension négative, tantôt comme un effet récent (du point de vue des structures positives
de l’expérience moderne), tantôt comme une survivance (du point de vue du « grand partage critique » qui
fait le fond de toute culture), permet finalement à Foucault de la penser comme un reste – en conservant au
mot son indécision, si le « reste » désigne à la fois le reliquat qui demeure par-delà une transformation de
l’histoire, et le résidu qui procède d’une telle transformation, sans pour autant s’y intégrer. » (p. 114.)
107
Chapitre I, Partie I

s’écrire sans tenir compte de ce reste qui ne s’annule jamais dans l’histoire.
Mais nous n’avancerons pas plus loin ici dans l’analyse de l’existence ou de
l’absence de la déraison. En effet, nous voudrions nous intéresser maintenant la Naissance de
la clinique, où Foucault examine non seulement une autre manière par laquelle les objets
obtiennent leur naturalité dans le domaine du savoir médical, mais aussi l’apparition de ce qui
est extérieur à ce savoir, c’est-à-dire la mort en tant que notion et phénomène, qui joue un rôle
décisif dans la constitution de la médecine clinique. Par ailleurs, ce thème de la déraison sera
développé dans les textes consacrés à la littérature que nous discuterons dans le deuxième
chapitre. Nous récapitulerons à la fin de ce chapitre, après avoir examiné la notion de mort,
quelle est la position de ces deux notions, déraison et mort, qui se trouvent à l’extérieur du
savoir et qui fondent pourtant les champs du savoir. Ce bilan montrera également quelques
aspects de ces notions que Foucault ne développe pas suffisamment dans les ouvrages dont il
s’agit dans ce chapitre : ce reste, qui existe à l’intérieur de la pensée foucaldienne elle-même,
sera objet des chapitres suivants.

2. Vie, maladie, mort : l’histoire du regard médical

Nous examinons maintenant comment l’expérience, la structure et l’histoire se lient


dans la Naissance de la clinique, et quel reste peut exister dans les structures de la raison ainsi
que dans la pensée de Foucault. L’apparition du champ d’expérience clinique au sens moderne,
que Foucault décrit dans cet ouvrage de 1963, devient possible par deux changements, l’un
d’ordre social, institutionnel et politique, l’autre d’ordre perceptif, épistémologique ou
linguistique. C’est « toute une réorganisation du champ hospitalier, une définition nouvelle du
statut du malade dans la société et l’instauration d’un certain rapport entre l’assistance et
l’expérience, le secours et le savoir » qui caractérisent le premier, quant au second, c’est
l’ouverture d’un nouveau langage, langage « d’une corrélation perpétuelle et objectivement
fondée du visible et de l’énonçable »286. Comme dans le rapport entre l’internement et la
psychiatrie moderne dans l’Histoire de la folie, Foucault tente d’articuler les deux domaines
de pratiques l’un à l’autre dans l’histoire de l’expérience clinique.
Cependant, la description de Foucault paraît mettre davantage l’accent sur le second

286
Naissance de la clinique, Paris, Gallimard (coll. Quadrige), 1963, p. 200.
108
Chapitre I, Partie I

aspect de cette histoire, c’est-à-dire les structures de connaissance propres à la clinique qui
articulent le visible au dicible. Les derniers chapitres sont exclusivement consacrés au
développement et à la réorganisation radicale de la connaissance et les pratiques de la clinique.
Mais cette analyse au niveau du savoir n’est possible qu’après avoir bien examiné les
situations institutionnelles qui donnent à la médecine clinique un milieu idéal pour son
développement autonome. De ce fait, Foucault cherche à faire apparaître, dans les cinq
premiers chapitres, l’implication entre le savoir médical à l’état proto-clinique et les
conditions institutionnelles. Celles-ci, une fois acquises et bien établies, fonctionnent comme
fondement naturel de déroulement du premier. En ce sens, le milieu que préparent les
institutions hospitalières est un des objets naturels dont Foucault montre l’historicité.
Quant à l’expérience clinique, Foucault en distingue les deux moments importants de
la constitution des objets naturels. Dans un premier moment, il s’agit de la naturalité d’une
perception, qu’est le regard, et de la manière dont le visible devient l’énonçable. En second, il
est mise en question la naturalité du corps humain, liée à la fois au regard et à la forme
spécifique du savoir, qu’est l’anatomie. Nous voudrions donc décrire les trois étapes de
l’histoire de la médecine clinique dans lesquelles les différentes figures de naturalité sont
apparues. Premièrement, l’étape proto-clinique où sont discutées la médecine classificatrice et
les conditions socio-institutionnelles de la clinique qui deviendront naturelles. Deuxièmement,
celle de la clinique du regard, où la perception acquiert son statut d’objet naturel, malgré
l’implication entre le visible et l’énonçable. Enfin, l’étape de la médecine anatomo-clinique,
dans laquelle le regard se tourne vers l’épaisseur du corps et où la médecine en tant que
science de la vie connaît un basculement. Examinant la description foucaldienne de ces trois
étapes, nous centrerons notre analyse sur la manière dont, faisant apparaître les structures
rationnelles de l’expérience médicale, Foucault effectue la dissolution des objets naturels.
C’est par cette multiplication empirique que nous pouvons repérer dans cet ouvrage les efforts
foucaldiens pour penser contre Hegel. Mais il sera également question de savoir de quelle
manière cette histoire des structures rationnelles peut être une mise en doute de la dialectique
hégélienne et à quoi s’ajoute la problématique du reste que nous avons déjà abordée.
Avant d’entrer dans les détails de cette histoire des objets naturels, arrêtons-nous
brièvement sur le principe méthodologique de recherche. Foucault remarque que « la
médecine clinique est apparue sous des conditions qui définissent, avec sa possibilité

109
Chapitre I, Partie I

historique, le domaine de son expérience et la structure de sa rationalité »287. Ces conditions


fonctionnent comme « a priori concret » de l’expérience clinique288. Mais penser cet a priori
et la naissance de l’expérience clinique ne signifie pas les chercher dans la conscience actuelle
des cliniciens ou dans les discours du passé sur la naissance de la clinique. Il faudra donc se
placer à un autre niveau à la fois critique et historique. La critique, depuis la disparition de la
possibilité d’une « philosophie première » ou d’un « langage originaire », régit totalement le
domaine philosophique : pour Kant, la critique cherche à fonder les conditions universelles
d’une connaissance vraie ; chez Nietzsche, Foucault trouve un autre principe, qui lie la
possibilité de la critique, « au fait qu’il y a du langage et que, dans les paroles sans nombre
prononcées par les hommes (…) un sens a pris corps qui nous surplombe, conduit notre
aveuglement, mais attend dans l’obscurité notre prise de conscience pour venir à jour et se
mettre à parler »289. Entendre ce sens ou ces paroles, nées historiquement, qui ont été dits et
redits, c’est précisément la tâche de ce qu’on appelle commentaire.
Le commentaire, Foucault le résume en quelques traits : dans le commentaire, « il
s’agit, en énonçant ce qui a été dit, de redire ce qui n’a jamais été prononcé » ; et donc
« commenter, c’est admettre par définition un excès du signifié sur le signifiant »290. Le
commentaire est un acte de traduction qui donne la parole au non-parlé qui reste dans le parlé.
À ce principe du commentaire, Foucault oppose un autre principe pour une « histoire
systématique des discours », qui n’analyse le discours que par « le seul fait de son apparition
historique », sans y supposer le reste ou l’excès du sens, c’est-à-dire « traiter les faits de
discours, non pas comme des noyaux autonomes de significations multiples, mais comme des
événements et des segments fonctionnels, formant système de proche en proche »291. Analyser
les discours comme des événements, c’est les saisir dans leur singularité, sans les réduire, en
disant ce qu’ils ne disent pas, à un sens originel ou un contenu psychologique qu’ils
cacheraient sous leur apparence. Une telle réduction finit par faire apparaître une origine qui
précède tous les discours et qui, par conséquent, se trouve hors de l’histoire. Le projet
foucaldien est donc aux antipodes de ces tentatives où les sens prolifèrent pour les soumettre à
un système unique et originel.
Sur ce fond méthodologique, Foucault développe son analyse de la formation

287
Ibid., p. XI.
288
Ibid.
289
Ibid., p. XII.
290
Ibid.
291
Ibid., p. XIII.
110
Chapitre I, Partie I

historique de la clinique, qui est, pour lui, à la fois « une nouvelle découpe des choses et le
principe de leur articulation dans un langage », langage d’une « science positive »292. Il tente
de comprendre l’apparition de la clinique comme identique au système de ces réorganisations,
dans lequel apparaît un nouveau rapport entre le perceptible et l’énonçable qu’est la clinique.
En d’autres termes, c’est mettre en lumière les conditions historiques sous lesquelles une
nouvelle forme de l’expérience médicale devient possible. Foucault caractérise son projet
comme à la fois historique et critique, un projet qui « essaie de dégager dans l’épaisseur du
discours les conditions de son histoire »293. Alors que, dans l’Histoire de la folie, de telles
conditions sont cherchées dans le partage originel entre raison et déraison, les conditions de
l’histoire de la clinique paraissent déterminées par la structure interne des discours médicaux.
Est-ce une histoire du développement du Même ? En un sens, oui. Mais, à l’intérieur même de
l’histoire d’un domaine qui est la médecine, il y a des moments qui modifient totalement la
structure au point qu’il ne s’agit plus d’un développement simple d’une structure. Il s’agit
plutôt de la formation d’une autre structure rationnelle, qui réorganise le rapport de la raison à
ce qui lui est extérieur, ou au reste. C’est cette histoire foucaldienne des réorganisations
radicales que nous voudrions maintenant suivre.

2.1. Spatialisations de la maladie

L’enquête foucaldienne est amorcée par la mise en question de la naturalité du


rapport entre la maladie et le corps humain, qui paraît « pour nos yeux déjà usés » évident
« par droit de nature »294. Mais ce primat du corps humain sur l’espace d’origine et de
répartition de la maladie n’est qu’« une des manières pour la médecine de spatialiser la
maladie ». Le rapport entre le « corps » de la maladie et le corps humain n’est qu’« une
donnée historique et transitoire »295. L’évidence de ce rapport est mise en doute et de là se
pose la question de la formation de cette évidence : « comment s’est formé ce droit qui se
296
donne pour immémorial et naturel ? » La superposition de ces deux « corps » n’est que le
résultat d’une série de spatialisations historiques, et sa naturalité doit être mise en examen.
Foucault tente d’abord de montrer que l’espace unique du corps humain et de la

292
Ibid., p. XIV.
293
Ibid., p. XV.
294
Ibid., p. 1.
295
Ibid.
296
Ibid., p. 2.
111
Chapitre I, Partie I

maladie, l’espace anatomo-clinique, n’existe que pendant une courte période et qu’il y a trois
spatialisations de la maladie, fort différentes l’une de l’autre qui précèdent la médecine
anatomo-clinique. Chaque forme de spatialisation fonctionne à sa propre manière, mais de la
première à la troisième, il est possible de déceler une direction qui va de l’espace
métaphorique à l’espace réel, institutionnel ou géographique : dans la première spatialisation,
l’espace fonctionne comme une image de la forme du savoir, alors que dans la troisième, cet
espace détermine, avec la temporalité introduite par les événements qui s’y produisent, la
modalité selon laquelle est définie la forme spécifique de l’expérience médicale.
La première forme de spatialisation est la médecine classificatrice : c’est cette forme
de pensée médicale, précédée de la médecine clinique, l’a « rendue, historiquement,
possible » 297 . Dans la médecine classificatrice, les maladies sont perçues dans « une
organisation hiérarchisée en familles, genres et espèces », qui est un « espace de projection
sans profondeur, et de coïncidence sans déroulement »298. Les maladies sont détachées de
l’historique et ont une position précise, définie par les jeux des analogies, dans cet espace qui
consiste en tables et tableaux. La médecine classificatrice découvre ainsi l’ordre rationnel des
maladies, par lequel on peut reconnaître également la vie elle-même. Les maladies, disposées
dans cet espace de la représentation intemporelle, révèlent leurs vérités, qui ne se sont jamais
données en tant que telles dans l’expérience. L’espace de la pensée classificatrice est donc
essentiel : « la maladie n’existe qu’en lui, puisqu’il la constitue comme nature »299. L’essence
de la maladie n’apparaît que sous forme décalée ou brouillée chez un malade et le remède
peut contredire l’essence de la maladie. En regardant le malade, le médecin tente de voir ce
qui est caché dans le processus réel de la maladie et qui, selon le tableau, apparaîtra en suivant
l’ordre à la fois naturel et rationnel de la maladie. Le regard du médecin est doublé par cet
espace et cherche dans le visible ce qui n’est pas encore visible. Dans l’espace homogène des
classes, « l’individu ne pouvait recevoir de statut positif »300.
Si la spatialisation primaire de la médecine classificatrice organise un espace plat et
abstrait où sont réparties les maladies, la spatialisation secondaire qui appartient à l’ordre
pathologique, concerne l’application de l’espace classificateur au corps humain qui fonctionne
comme le lieu réel où apparaissent les représentations dans le tableau : « Comment l’espace

297
Ibid.
298
Ibid., p. 2,4.
299
Ibid., p. 7.
300
Ibid., p. 14.
112
Chapitre I, Partie I

plat, homogène des classes peut-il devenir visible dans un système géographique de masses
différenciées par leur volume et leur distance301? » Le regard ne cherche pas dans les organes
les points de localisation sur lesquels les maladies s’enracinent. Il ne constate pas non plus
l’enchaînement causal et temporel d’une maladie à l’autre, car un tel passage se comprend
comme un transfert sympathique entre des espèces différentes. Ce que découvre le regard sur
le corps humain est la qualité, telle que sécheresse ou humidité, ardeur ou engorgement,
excitation ou débilité. Par la qualité, élément non spatial, le corps essentiel de la maladie et le
corps réel du malade peuvent communiquer. « La perception de la maladie dans le malade
suppose donc un regard qualitatif302. » Le médecin doit attentivement examiner le malade
pour déceler ces qualités ténues. Le regard dans la spatialisation secondaire trouve les traits
singuliers de la maladie, pour restituer l’épaisseur vivante de la maladie. Il est donc « une
perception aiguë du singulier, affranchie des structures médicales collectives » 303 . La
spatialisation secondaire assure le lien entre le tableau des maladies et le corps d’un individu
par intermédiaire du regard.
Alors que les deux spatialisations précédentes sont de l’ordre du savoir et de la
perception individuelle, la spatialisation tertiaire concerne « l’ensemble des gestes par
lesquels la maladie, dans une société, est cernée, médicalement investie, isolée, répartie dans
des régions privilégiées et closes, ou distribuée à travers des milieux de guérison, aménagés
pour être favorables. »304. Cette forme de spatialisation se trouve donc aux niveaux social,
politique, économique et institutionnel. C’est à partir d’elle que l’expérience médicale,
changeant radicalement, définit un milieu nouveau pour ses perceptions : l’hôpital. Mais, pour
que l’hôpital devienne le lieu privilégié de l’expérience médicale, il faut que soit inversée une
thématique liée à la médecine classificatrice ainsi qu’à la thèse des économistes.
Pour la médecine classificatrice, l’hôpital est avant tout « un lieu artificiel où la
maladie transplantée risque de perdre son visage essentiel »305. Si la maladie est placée dans
un espace social complexe comme celui de l’hôpital, elle risque de se dénaturer. C’est la
famille qui est le lieu naturel de la maladie, et qui fait parvenir la maladie à son terme naturel.
Cette idée qui déprécie le milieu hospitalier en tant que lieu de guérison correspond à la
réflexion des économistes sur l’assistance, pour qui l’hôpital est une double charge, celle de

301
Ibid., p. 8.
302
Ibid., p. 12.
303
Ibid., p. 14.
304
Ibid., p. 15.
305
Ibid., p. 15.
113
Chapitre I, Partie I

nourrir des malades par ailleurs incapables de travailler. La famille est le lieu idéal de la
maladie, également du point de vue économique.
Mais, si l’on considère la famille comme lieu naturel et abrité de toute contrainte
sociale, une inversion de cette thématique médico-économique intervient inévitablement : Cet
espace libre de la famille doit-il être appuyé par la société entière ? C’est ainsi que la
médecine devient une tâche nationale :

La médecine de la perception individuelle, de l’assistance familiale, des soins à domicile, ne peut

trouver appui que sur une structure collectivement contrôlée, et qui recouvre l’espace social en

son entier. On entre dans une forme toute nouvelle, et à peu près inconnue au XVIIIe siècle, de

spatialisation institutionnelle de la maladie306.

Prise dans les rapports sociaux, la maladie ne peut plus être une espèce dans le tableau
classificateur. La médecine des espèces se perd dans ce basculement social et se heurte à un
nouveau problème qu’elle ne peut résoudre : celui de l’épidémie.
La médecine des épidémies s’oppose clairement à une médecine classificatrice,
puisque l’épidémie est un phénomène qui touche une population historiquement et
géographiquement localisable. L’épidémie acquiert une singularité que l’on ne sait plus situer
dans le tableau plat des espèces. La spatialisation tertiaire a ainsi introduit une dimension
historique. Les maladies se déroulent désormais dans cet espace-temps, qui n’est pas
transcendantal, comme chez Kant, mais singulier, de façon géographique et historique. En
outre, la médecine de l’épidémie suppose l’appui institutionnel d’une police. Une nouvelle
manière de percevoir les maladies est apparue : les maladies ne sont plus closes dans l’espace
homogène des classes, mais se trouvent dans « les tables ouvertes et indéfiniment
prolongeables » 307 . Or ce changement de forme du savoir médical est accompagné par
l’introduction d’un double contrôle de la médecine : contrôle « des instances politiques sur
l’exercice de la médecine ; et d’un corps médical privilégié sur l’ensemble des praticiens »308.
L’exercice de la médecine devient un objet d’interventions politiques et les médecins
organisent une conscience collective de leurs pratiques autonomes et singulières. De là surgit
la coïncidence de l’espace médical avec l’espace social, qui a pour conséquence « une

306
Ibid., p. 19,
307
Ibid., p. 28.
308
Ibid., p. 26.
114
Chapitre I, Partie I

présence généralisée des médecins » dans la société309. Dans ce processus de généralisation à


l’échelle sociale, une rêverie s’est formée : la disparition totale de la maladie dans une société.
La pratique médicale vise dans cette rêverie la « guérison » de la société entière au même titre
que celle de l’individu. La tâche de la médecine devient politique : « la lutte contre la maladie
doit commencer par une guerre contre les mauvais gouvernements »310. Bien entendu, cette
rêverie extrême ne se réalise pas, mais elle change considérablement le sens du savoir médical,
qui enveloppe désormais non seulement le corpus des techniques de la guérison, mais aussi
« une connaissance de l’homme en santé », c’est-à-dire à la fois « une expérience de l’homme
non malade » et « une définition de l’homme modèle » ou de l’homme normal 311 . La
médecine commence à se référer aux notions positives de « santé » et de « normalité » qui
permettent à la connaissance physiologique, qui était autrefois un savoir marginal, de
s’installer au cœur de toute réflexion médicale. Foucault souligne l’importance de cette
modification du savoir médical notamment pour les sciences de l’homme, pour lesquelles la
science de la vie fonctionne comme modèle, du fait que ces concepts s’organisent selon
l’opposition du sain et du morbide. Mais, lorsqu’on parle de la vie collective, de celle des
groupes, des sociétés et des races, on ne pense pas seulement à l’être organisé, dont la
compréhension est donnée par la science de la vie, mais à la « bipolarité médicale du normal
et du pathologique », qui donne la possibilité de penser les phénomènes sociaux de par le
statut de la médecine acquis au travers de sa généralisation dans la société.
C’est dans cette nouvelle situation que sont apparues les nouvelles exigences du
regard médical : constituer un champ d’expérience médicale pour faire apparaître sans résidu
la nécessité naturelle des espaces ; former, à partir de ce champ médical, « une connaissance
fidèle, exhaustive et permanente de la santé d’une population »312. La réorganisation du regard
médical s’effectue donc dans cette convergence entre les exigences de l’idéologie politique et
celles de la technologie médicale. On conçoit un monde dont « le regard libre de tout obstacle
n’est plus soumis qu’à la loi immédiate du vrai »313. Le regard qui découvre la vérité et qui,
par conséquent, domine toute pratique médicale. Autour de ce regard idéal, se déroulent les
réorganisations institutionnelles qui se résument, selon Foucault, en deux points principaux :
le statut du médecin dans le devoir social et collectif d’assistance d’une part, et le rapport

309
Ibid., p. 30.
310
Ibid., p. 33.
311
Ibid., p. 35. Souligné par l’auteur.
312
Ibid., p. 37.
313
Ibid., p. 38.
115
Chapitre I, Partie I

entre l’exercice et l’enseignement médical.


Sur ce premier point, le devoir d’assistance demande au médecin de jouer, outre son
rôle de technicien de la médecine, « un rôle économique dans la répartition des secours, un
rôle moral et quasi judiciaire dans leur attribution »314. Ce statut juridico-moral du médecin,
qui nous rappelle le rôle du médecin dans l’internement que Foucault a discuté dans l’Histoire
de la folie, a sa place dans une institution où est bien assurée une surveillance continue de la
santé publique ainsi que de la morale : l’hôpital. Le milieu hospitalier devient un lieu
privilégié de la pratique médico-morale dans lequel se croisent deux regards sur la maladie :
un regard social qui « la confond et la résorbe dans l’ensemble des misères sociales à
supprimer » ; un regard médical « qui l’isole pour la mieux cerner dans sa vérité de nature »315.
Plus qu’un espace géographique, le milieu hospitalier détermine le mode d’être social et
médical de la maladie et fonctionne comme ses conditions extérieures. La maladie n’existe
désormais que dans les déterminations socio-médicales de la normalisation et de la guérison.
Dans ce milieu aménagé, il manque cependant « une structure indispensable », qui
permet de donner unité à une forme d’expérience définie par l’observation et la pratique
quotidienne et à une forme d’enseignement qui transmet l’expérience à ceux qui ne la
connaissent pas. Foucault dit : « On ne savait pas comment restituer par la parole ce qu’on
savait n’être donné qu’au regard » et il résume : « Le Visible n’était pas Dicible, ni
Discible »316. Il y a là le problème de la médecine : malgré la modification des théories
médicales et la formation des nouvelles observations, le type d’objet et la position du sujet de
la médecine restent toujours mêmes. « L’absence d’un modèle nouveau, cohérent et unitaire
pour la formation des objets, des perceptions et des concepts médicaux », c’est ce que
Foucault qualifie de « lacune centrale »317.
Pour combler cette lacune, il faut que soit réalisée « une unité de la connaissance et
de la pratique médicale »318 . On cherche à définir cette unité par l’idée d’un domaine
transparent, dans lequel une vérité inaltérée de la maladie doit être offerte sans trouble au
regard du médecin. La découverte de cette vérité permet également à la société entière de se
libérer de la maladie. Ce mythe du libre regard, qui est à la fois révélateur de la vérité
médicale et libérateur de la société, reflète en réalité les valeurs cosmologiques de

314
Ibid., p. 41.
315
Ibid., p. 42.
316
Ibid., p. 51.
317
Ibid.
318
Ibid.
116
Chapitre I, Partie I

l’Aufklärung. Mais, transporté dans le regard médical, ce mythe, segment de la dialectique des
Lumières, n’a pas encore reçu ses nouvelles conditions d’exercice dans la médecine. Il
indique un état idéal de la médecine et, par cette idéalisation du regard, fonctionne comme
principal obstacle à la réalisation de l’unité entre la connaissance et la pratique. La formation
réelle de la clinique ne suit pas cet idéal. Si l’on tentait de parvenir, en cherchant l’unité de la
connaissance et de la pratique, à ce domaine idéal de transparence, on s’éloignerait d’une
forme possible de cette unité. En outre, ce thème idéologique occulte la formation réelle de la
méthode clinique, en forgeant fallacieusement une origine idéale de la clinique, que Foucault
critique, en montrant qu’elle fait de la clinique une naturalité formée historiquement.
Ce récit idéal de l’origine de la médecine se fonde sur un partage entre la pratique
clinique et les théories médicales. Au XVIIIe siècle, la médecine raconte sa propre histoire,
« comme si le lit des malades avait toujours été un lieu d’expérience constant et stable, par
opposition aux théories et systèmes qui auraient été en perpétuel changement et auraient
masqué sous leur spéculation la pureté de l’évidence clinique »319. La clinique dans ce récit
est l’origine de la médecine qui précède tout système de savoir. À l’âge du bonheur de la
médecine, le regard et la parole sont réunis dans un rapport immédiat. L’introduction de
l’écriture et du secret a brisé ce rapport et la déchéance de la médecine a commencé. Pris dans
un savoir ou un système « philosophique », la médecine a perdu contact avec le corps, et le
regard et la parole se sont définitivement séparés. Selon ce récit de l’origine oubliée, la
clinique, « on n’a donc pas à l’inventer, mais à la redécouvrir »320. La méthode clinique
permet de revenir à l’équilibre entre le voir et le savoir qui est perdu depuis Hippocrate. À la
fin du XVIIIe siècle ce récit se comprend comme corrélat de « la mise en place récente des
institutions et des méthodes cliniques » pour leur donner « un statut à la fois universel et
historique »321. L’apparition de la nouvelle méthode médicale qu’est la clinique trouve ainsi sa
justification dans une expérience originelle qui remonte infiniment l’histoire, et qui, pour ce
qui est son statut historique, est universelle.
À cette origine falsifiée de la clinique que l’on peut appeler naturalité de la clinique,
Foucault oppose un processus historique dans lequel s’est formé le champ d’expérience
clinique. Ce processus, c’est la modification perpétuelle de « la grille même selon laquelle
cette expérience se donnait, s’articulait en éléments analysables et trouvait une formulation

319
Ibid., p. 54.
320
Ibid., p. 56.
321
Ibid.
117
Chapitre I, Partie I

discursive » : non seulement le nom des maladies ou le groupement des symptômes, mais
aussi les « codes perceptifs fondamentaux », « le champ des objets » et « les surfaces et
profondeurs » que parcourt le regard, ont varié322. Cette réorganisation de la médecine ne peut
être décrite selon un modèle d’histoire linéaire ou une restitution d’une vérité perdue. Le récit
idéal risque de réduire la complexité de la méthode clinique à « un pur et simple examen de
l’individu » à partir duquel se forme tout savoir médical. Foucault propose, à la place de cette
simplification de la clinique à un rapport individuel entre le médecin et le malade, une étude
centrée sur les institutions : « Pour comprendre le sens et la structure de l’expérience clinique,
il faut refaire d’abord l’histoire des institutions dans lesquelles s’est manifesté son effort
d’organisation323. » Ce qui distingue la méthode clinique des autres formes de la médecine, ce
n’est ni l’examen des cas lié à une explication possible, ni la nécessité d’un enseignement par
la pratique. Le premier est « une tradition fort ancienne dans l’expérience médicale » et la
seconde est déjà bien reconnue 324 . Foucault tente d’esquisser les caractères de cette
« proto-clinique » : dans la clinique, « un champ nosologique tout structuré » doit être formé
avant la rencontre du malade et du médecin325 ; le malade, qui est sujet de sa maladie à
l’hôpital, n’est pourtant dans la clinique qu’un exemple ou un objet transitoire par rapport à
l’essence de la maladie ; la clinique ne découvre pas une vérité inconnue, mais décrypte ce
que voit le regard par la vérité déjà acquise d’un savoir discursif ; par conséquent,
l’observation clinique ne suit qu’une seule direction qui va, « de haut en bas , du savoir
constitué à l’ignorance » 326 ; « Au XVIIIe siècle, la clinique n’est pas une structure de
l’expérience médicale, mais elle est expérience au moins en ce sens qu’elle est épreuve »327.
La proto-clinique ne constitue pas la vérité originelle de l’expérience médicale qu’est, dans le
récit idéal, le rapport du malade et du médecin. Elle est plus complexe qu’une connaissance
du cas née dans ce rapport individuel. En même temps, comme elle n’est qu’une forme
dérivée des autres formes de savoir déjà acquises, elle ne joue pas un rôle décisif dans la
connaissance médicale et reste un élément annexé au savoir médical.
Mais, la clinique connaîtra, dans les dernières années du XVIIIe siècle, une
restructuration brutale : « détachée du contexte théorique où elle était née, elle va recevoir un

322
Ibid., p. 53.
323
Ibid., p. 57.
324
Ibid., p. 58.
325
Ibid.
326
Ibid., p. 60.
327
Ibid., p. 61.
118
Chapitre I, Partie I

champ d’application non plus limité à celui où se dit un savoir, mais coextensif à celui où il
naît, s’éprouve et s’accomplit »328. La clinique, restée en position mineure par rapport aux
autres formes de savoir, se déplace soudainement au cœur de l’expérience médicale. C’est un
mouvement presque inattendu plutôt qu’un progrès ou un retour à l’origine. Ainsi la clinique
fera-elle corps avec « le tout de l’expérience médicale »329. Nous pouvons constater là un type
d’explication historique auquel Foucault reviendra à plusieurs reprises surtout dans la période
généalogique : un élément marginal ou un ensemble d’éléments mineurs modifient tout un
système de pratiques et se prétendent universels ou naturels. Le récit idéal de la clinique en
est, par excellence, un exemple. C’est le résultat du processus historique qui falsifie l’origine.
En ce sens, le développement dialectique n’est qu’une version de cette origine forgée.
Dans cette mutation de l’expérience médicale, la réforme de la pédagogie a une
importance décisive. Par cette réforme, la clinique n’est plus une simple application d’un
savoir existant à l’observation du regard et, finalement, une « manière d’enseigner et de dire
devenue manière d’apprendre et de voir »330. Le rapport de dire et de voir est établi dans la
pédagogie qui s’articule directement sur la théorie de la représentation. La vérité et sa genèse
se comprennent par rapport à l’enfance, chargée d’un pouvoir ambigu, de « dire la naissance
de la vérité » et de « mettre à l’épreuve la vérité tardive des hommes, [de] la rectifier, [de] la
rapprocher de sa nudité »331. L’enfant est considéré comme maître de l’adulte, en ce sens que
« la vraie formation s’identifie à la genèse même du vrai »332. De là surgit un postulat : il faut,
pour découvrir la vérité, que le regard soit détaché de tous les sens et de tous les savoirs. La
« naïveté claire, distante, ouverte du regard » permet à l’homme de connaître la vérité333. Le
regard pur, qui voit le monde pour la première fois, enseigne maintenant la vérité, alors qu’il
ne confirmait autrefois que l’observation selon les grilles des systèmes de savoir existant.
Renversement du rapport du regard au savoir : « Le discours du monde passe par des yeux
ouverts, et ouverts à chaque instant comme pour la première fois334. »
Dans ces conditions, une nouvelle expérience médicale se forme : cette formation
n’est pas possible par un simple progrès du domaine du savoir, mais, « par la rencontre et
l’entrecroisement de pressions et d’exigences venant de classes sociales, de structures

328
Ibid., p. 62. Souligné par l’auteur.
329
Ibid., Souligné par l’auteur.
330
Ibid., p. 63.
331
Ibid.
332
Ibid., p. 63-64.
333
Ibid., p. 64.
334
Ibid.
119
Chapitre I, Partie I

institutionnelles, de problèmes techniques ou scientifiques fort différents les uns des


autres »335. Le champ d’expérience médicale ainsi organisé est à la fois mixte et fondamental :
mixte, parce que la structure d’expérience hospitalière y rejoint la forme générale d’une
pédagogie ; fondamental, entre l’expérience déjà formée et l’ignorance à informer, il n’y a
plus qu’un seul et même langage. Les conditions institutionnelles s’ordonnent selon cette
structure du champ d’expérience qui est celle du regard et de la vérité. Foucault décrit une
série de réformes qui se sont produites dans cette période, et qui ont pour conséquence une
réorganisation totale du champ hospitalier. Il la discute sur fond économique : le champ
hospitalier représente le rapport entre les activités libres des médecins et la nécessité de la
protection sociale, autrement dit, « la protection de la pauvreté par la richesse » ou « la
protection des riches contre les pauvres »336. Le rapport entre les riches et les pauvres, plus
précisément, les malades pauvres, soutient le champ hospitalier où les malades sont mis sous
le regard du médecin et objectivés dans le savoir médical. De là se pose un problème moral :
« de quel droit pouvait-on transformer en objet d’observation clinique un malade que la
pauvreté avait contraint de venir demander assistance à l’hôpital ? »337 Il est là question de la
légitimité d’objectiver une expérience subjective du malade dans un savoir médical. La
réponse est donnée dans l’ordre moral et économique : « puisqu’il n’y a de malade guéri
qu’en société, il est juste que le mal des uns soit transformé pour les autres en expérience » ;
« ce qui est bienveillance à l’égard du pauvre se transforme en connaissance applicable au
riche338. » La médecine clinique prend appui sur cette structure réciproque entre les riches et
les pauvres. L’histoire de la médecine est ainsi située non seulement à l’intérieur de la
formation de la connaissance, mais aussi dans ses conditions sociales, institutionnelles et
économiques, qui construisent la structure où l’expérience clinique peut se former. Dans cette
discussion, Foucault ne se réfère pas, comme il l’a fait dans l’Histoire de la folie, à ce qui est
extérieur à la raison, mais aux jeux entre les domaines de pratique structurés d’une manière
rationnelle. En ce sens, Foucault entreprend une histoire de la raison dans son identité. Il
s’agit maintenant de montrer comment la clinique change de visage jusqu’à la naissance de
l’expérience anatomo-clinique, et de quelle manière, dans cette histoire du Même, l’autre de
la raison peut apparaître.

335
Ibid., p. 67-68.
336
Ibid., p. 83.
337
Ibid., p. 84.
338
Ibid., p. 85.
120
Chapitre I, Partie I

2.2 Les formes d’expérience clinique

Foucault passe à la question du regard dans le savoir et dans la pratique de la


médecine clinique, c’est-à-dire à celle de « la souveraineté du regard »339. En ce sens que la
clinique est par excellence une science du regard, elle a une certaine parenté avec l’histoire
naturelle, qui ordonne aussi les choses par le regard. Mais, le regard médical est différent de
celui de l’histoire naturelle sur les trois points suivants : il est « supporté et justifié par une
institution » ; il n’est pas lié à la grille d’une structure, comme l’histoire naturelle que
Foucault analysera dans Les mots et les Choses, mais il est un regard attentif à tout déviant
qualitatif et singulier ; il ne se contente pas de constater ce qui se donne à voir, mais il est
« calculateur » dans la mesure où il dessine « les chances et les risques »340. Définissant ce
regard dynamique de la clinique, Foucault décrit l’apparition de nouveaux objets au savoir
médical, qui implique la réorganisation d’un sujet connaissant. Son enquête vise un domaine
où il n’y a pas encore de « partage à faire entre théorie et expérience, ou méthodes et
résultats » ; il est question de « lire les structures profondes de la visibilité où le champ et le
regard sont liés l’un à l’autre par des codes de savoir », autour de deux formes majeures, d’un
côté, « la structure linguistique du signe », et d’autre côté, « celle, aléatoire, des cas »341. Dans
ces deux structures, il s’agit de la certitude des liens, soit entre l’observation et le langage, soit
entre les faits individuels et leur valeur générale. L’expérience clinique apparaît dans ces deux
structures comme une certaine transparence entre le voir et le dire, et entre l’individuel et le
collectif. Chaque expérience de l’observation se transcrit dans le domaine de la représentation
qui détermine, à son tour, la forme possible d’expérience. Les structures du langage et des cas
fondent ainsi l’expérience clinique.
La structure linguistique du signe. C’est le rapport entre les symptômes et les signes
qui change radicalement. Dans la tradition médicale du XVIIIe siècle, le symptôme et le signe
se distinguent l’un de l’autre : le premier est « la forme sous laquelle se présente la maladie »,
alors que le second est ce qui annonce pronostique, anamnestique et diagnostique de la
maladie. Il y a un système double qui lie la maladie, à la fois, à la Nature (par les symptômes)
et au Temps (par les signes). Dans ce champ des symptômes et des signes, le regard du

339
Ibid., p. 88.
340
Ibid., p. 88-89.
341
Ibid., p. 89.
121
Chapitre I, Partie I

médecin, regard qui forme la médecine clinique, est apparu, et cela entraîne deux
conséquences majeures : d’abord, l’effacement de la distinction absolue entre les symptômes
et les signes ; l’apparition d’un postulat que « désormais le signifiant (signe et symptôme)
sera entièrement transparent pour le signifié »342.
Les symptômes sont « une vérité toute donnée au regard » de la maladie, puisque « la
maladie n’est que la collection des symptômes »343. En outre, par l’opposition aux formes de
la santé, le symptôme devient signifiant de la maladie. En tant que signifiant, il appartient à la
fois à la totalité de la forme de coexistence entre les autres symptômes et à l’état absolument
différent de la santé, qu’est la maladie. Il se définit comme « la seule nature de la maladie » à
l’intérieur du domaine pathologique, et la maladie constitue, en revanche, « sa seule nature de
phénomène spécifique », en l’opposant à la santé344. Dans la mesure où il reçoit un sens dans
ces deux domaines, lui, le signifiant, est également signifié, signifié double par rapport à
lui-même et à la maladie. Cependant, pour qu’un symptôme prenne sens comme signifié, il
doit supposer un acte, acte « plus ancien, et qui n’appartient pas à sa sphère », c’est-à-dire
« un acte qui l’a par avance transformé en signe »345. Le symptôme ne s’inscrit dans le
système du signe que par cet acte antérieur.
Foucault remarque que ce rapport du symptôme au signe dans la pensée clinique
n’est que la transposition d’une configuration conceptuelle de la thèse de Condillac à propos
de l’origine du langage. Le symptôme joue précisément le rôle du langage d’action chez
Condillac, par lequel les passions ou les idées sont progressivement liées avec les gestes
concrets346. Mais la thèse du langage d’action ne peut résoudre une difficulté fondamentale :
« il est conceptuellement impossible que ce langage immédiat prenne sens pour le regard d’un
autre, si n’intervient pas un acte venu d’un autre lieu »347. Le langage d’action exige une
structure linguistique, qui précède l’action, et qui est inhérente à chaque sujet parlant. La
position du symptôme dans la pensée clinique a le même problème que la structure
linguistique du signe. La structure du signe doit être antérieure aux symptômes et cette
structure n’appartient pas à l’ensemble de symptômes. Les symptômes deviennent signes par
une activité extérieure et ils ne sont qu’une partie de la réalité du signe : « Donc, précise

342
Ibid., p. 90.
343
Ibid., p. 91.
344
Ibid.
345
Ibid.
346
Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, cité dans la Naissance de la clinique,
p. 92-95.
347
Naissance de la clinique, p. 92.
122
Chapitre I, Partie I

Foucault, « tout symptôme est signe » en droit, « mais tout signe n’est pas symptôme » »348.
C’est sous le regard du médecin, « regard sensible à la différence, à la simultanéité ou à la
succession, et à la fréquence », que les symptômes deviennent signes349. Foucault considère
cette opération par le regard médical comme une mise en pratique dans la perception médicale
de l’Analyse de Condillac. Pour l’Analyse de Condillac, il s’agit de « composer et
décomposer nos idées pour en faire différentes comparaisons et pour découvrir par ce moyen
les rapports qu’elles ont entre elles, et les nouvelles idées qu’elles peuvent produire »350. Ce
faisant, l’Analyse vise à restituer l’originaire. Il en est même pour la clinique : le regard
clinique a pour le but de « mettre à jour une ordonnance qui est l’ordre naturel lui-même »,
ordre naturel et originaire des symptômes351. En ce sens que la révélation de cet ordre naturel
n’est possible que par la mise en signe des symptômes, les signes et les symptômes ont,
malgré leur identité essentielle, une différence décisive : « le signe c’est le symptôme
352
lui-même, mais dans sa vérité d’origine » . Le signe est forme de vérité pure du symptôme.
Les symptômes trouvent leur place dans le système du signe, le langage clair et ordonné. Le
visible devient énonçable dans la vérité de la maladie. Si bien que l’ordre de la vérité coïncide
avec celui du langage. Ils restituent tous les deux le temps sous forme discursive, en décrivant
une maladie comme « un tout indivisible depuis son début jusqu’à sa terminaison, un
ensemble régulier de symptômes caractéristique et une succession de périodes »353. La nature
et la temporalité de la maladie se réunissent ainsi dans la forme discursive de sa vérité. Dans
la médecine classificatrice, le temps n’a pas eu sa place dans le tableau nosologique : la nature
et le temps s’opposent l’un à l’autre. Cette opposition n’existe plus grâce à la structure
langagière de la vérité. Les maladies se manifestent désormais dans le système linguistique du
signe, qui, par sa correspondance exhaustive aux symptômes, rend possible la représentation
de l’histoire de chaque maladie.
La structure aléatoire des cas. Au XVIIIe siècle, la médecine était considérée comme
une connaissance incertaine, à cause de la complexité de l’objet et de l’imperfection de la
science. Mais, à la fin du siècle, on se met à penser cette incertitude autrement, en tirant d’elle
« un élément positif de connaissance »354. C’est à cette époque, époque de Laplace, que la

348
Ibid., p. 93.
349
Ibid.
350
Condillac, op. cit., p. 109, cité dans Naissance de la clinique, p. 94.
351
Naissance de la clinique, p. 94.
352
Ibid.
353
Ph. Pinel, La médecine clinique, Paris, 1815, p. VII, cité dans Naissance de la clinique, p. 94.
354
Naissance de la clinique, p. 97.
123
Chapitre I, Partie I

médecine se donne la possibilité de traiter l’incertitude comme « la somme d’un certain


nombre de degrés de certitude isolables et susceptibles d’un calcul rigoureux », c’est-à-dire
l’introduction de la pensée probabilitaire dans la médecine355. De là une mutation du savoir
clinique : « La certitude médicale se constitue non pas à partir de l’individualité complètement
observée, mais d’une multiplicité entièrement parcourue de faits individuels356. » Non pas un
Spectateur idéal qui observe d’une manière exhaustive l’individu, mais, la totalité des
observateurs qui assure la certitude des observations par l’accumulation statistique des cas.
Ainsi se forme un domaine d’événements qui s’organise selon le modèle statistique.
Foucault souligne cependant que ce domaine n’est aucunement formalisé et que,
curieusement, dans cet effort pour établir la médecine probabilitaire, l’échec de la
construction de ce champ et les raisons de l’échec se dessinent. L’échec tient « non pas à
l’ignorance, mais à l’organisation du champ »357 . Le calcul s’inscrit dans deux niveaux
d’analyse qui ne s’assimilent pas l’un à l’autre : d’une part, « une série de faits dont les lois
d’apparition et de convergence devaient être déterminées par la seule étude des répétitions » ;
et d’autre part, « un ensemble de signes, de symptômes et de manifestations dont la cohérence
devait être cherchée dans une structure naturelle »358. Selon le premier, seul le calcul des
répétitions suffit à déterminer leurs régularités ; dans le second, l’analyse doit être doublée par
une structure naturelle des symptômes. Malgré cette hésitation entre la pathologie des faits et
celle des cas, la pensée probabilitaire est aussitôt confondue avec l’analyse des éléments
symptomatiques. Par ces deux structures, la clinique devient « une des applications premières
de l’Analyse » : l’ouverture d’un champ clinique est possible par « l’introduction
pathologique de structures grammaticales et probabilitaires » ; ces structures ne représentent
pas la vérité universelle redécouverte, mais elles sont nées à une date historiquement
déterminée qui est précisément contemporaine de Condillac359.
Le regard occupe une position privilégiée dans cette constellation du savoir. Il met en
lumière la vérité sous forme du visible, qui se transforme d’emblée en forme discursive. La
pureté du regard permet, paradoxalement, d’entendre un langage, à condition que ce regard
garde le silence, dans un double sens : d’une part, le silence relatif « de tout ce qui fait
obstacle à l’immédiat sensible » ; d’autre part, celui, absolu, « de tout langage qui serait

355
Ibid.
356
Ibid., p. 101.
357
Ibid., p. 103.
358
Ibid.
359
Ibid., p. 105.
124
Chapitre I, Partie I

antérieur à celui du visible »360. Le regard clinique est donc une perception pure qui est
transparente par rapport à ce qu’il voit, pour que la vérité visible et énonçable apparaisse en
pleine lumière.
Ce regard pur n’est pas un regard libre de toute contrainte matérielle ou
institutionnelle, mais il suppose deux domaines institutionnels qui le soutiennent, à savoir
celui de l’hôpital et celui de la pédagogie. Le premier est un lieu où la vérité se montre, non
pas d’une manière transparente, mais par une sorte de réfraction, aménagé
institutionnellement, qui permet l’analyse de la vérité. Pour le second, « la genèse de la
manifestation de la vérité » est identifiée avec « la genèse de la connaissance de la vérité » ;
« Il n’y a donc pas de différence de nature entre la clinique comme science et la clinique
comme pédagogie. »361. Celui qui sait et celui qui ignore partagent la même expérience
médicale : le sujet de cette expérience devient maintenant collectif. Cette « structure collective
du sujet de l’expérience médicale » et « le caractère de collection du champ hospitalier »
fonctionnent, par leur rencontre, comme fondement de la clinique362. Ainsi le passage « de la
totalité du visible à la structure d’ensemble de l’énonçable » est-il institutionnellement rendu
possible363. C’est dans ce support que « le grand mythe d’un pur Regard qui serait pur
Langage » est né.
Mais cet équilibre entre le visible et l’énonçable est précaire, dans la mesure où il
s’appuie sur un postulat que « tout le visible est énonçable » et qu’« il est tout entier visible
parce que tout entier énonçable »364. Ce postulat ne peut structurer conceptuellement le champ
clinique, mais reste au mieux une rêverie de pensée. Cette précarité est due au fait que la
clinique prend comme modèle l’Analyse de Condillac, qui ne peut résoudre l’ambiguïté de sa
méthode : il y existe trois niveaux différents d’analyse qui se succèdent l’un à l’autre, à savoir
celui d’« une analyse de l’impression originaire », celui d’« une logique opératoire des
signes » et celui de « la constitution d’un savoir qui serait à la fois langue et calcul »365.
Condillac hésite ce faisant entre deux logiques d’opérations qui sont celle de la genèse ou de
la décomposition des idées et celle du calcul combinatoire. La clinique reprend cette
ambiguïté de l’Analyse, mais sous forme renversée : si Condillac passe de la genèse au calcul,

360
Ibid., p. 108.
361
Ibid., p. 111.
362
Ibid.
363
Ibid., p. 114.
364
Ibid., p. 116.
365
Ibid., p. 117.
125
Chapitre I, Partie I

la clinique détermine d’abord « le postulat d’adéquation du visible à l’énonçable par une


calculabilité universelle et rigoureuse » pour donner à ce postulat « le sens d’une
descriptibilité totale et exhaustive » qui permet de mettre en discours, restitution de la forme
temporelle, la nature de la maladie366. Foucault explique cette méthode clinique ainsi : « Le
regard lisait souverainement un texte dont il recueillait sans effort la claire parole pour la
restituer en un discours second et identique »367. Mais, dans la mesure où l’Analyse de
Condillac ne donne pas un fondement par lequel le visible et le dicible sont pris dans une
adéquation totale, le statut du langage dans cette transcription reste opaque.
Cette carence est masquée par un certain nombre de « mythes épistémologiques » :
les maladies se structurent selon l’ordre alphabétique ; par la réduction nominaliste effectuée
par le regard, la maladie n’est qu’une composition des Noms ; le regard clinique est donc un
regard qui « brûle les choses jusqu’à leur extrême vérité », regard qui voit non seulement le
visible, mais les secrets cachés368. Tous ces mythes se disposent pour faire en sorte que la
thèse de l’adéquation entre le visible et le dicible fonctionne comme fondement solide de la
méthode clinique. En d’autres termes, ce sont ces mythes qui donnent à cette rêverie de
l’adéquation la naturalité. Mais, paradoxalement, c’est un de ces mythes qui permet à la
clinique de parcourir un nouvel espace. C’est celui qui identifie l’expérience clinique à une
belle sensibilité : le regard clinique n’est pas un regard intellectuel, mais celui qui va de corps
en corps, et pour qui la vérité n’est que la vérité sensible. Toutes les institutions soit
hospitalières soit pédagogiques, toutes les structures de probabilité et de langage se resserre
en un éloge de la sensibilité esthétique. Non seulement « la forme originaire de la vérité »,
mais aussi « des règles d’exercice » de la clinique sont déterminées par cette esthétique. Dans
la belle sensibilité, toutes les règles sont suspendues, et au regard clinique, regard qui écoute
le langage se substitue une autre forme de perception : le coup d’œil, qui est « de l’ordre non
verbal du contact, contact purement idéal sans doute, mais plus percutant au fond parce qu’il
traverse mieux et va plus loin sous les choses ». Là il y a un changement décisif : « ce n’est
plus l’oreille tendue vers un langage, c’est l’index qui palpe les profondeurs », profondeurs,
qui ne sont rien d’autre que « l’espace tangible du corps »369. La clinique croise alors un autre
domaine du savoir : l’anatomie. C’est là que commence la superposition des maladies et du

366
Ibid.
367
Ibid., p. 118.
368
Ibid., p. 121.
369
Ibid., p. 123.
126
Chapitre I, Partie I

corps humain, superposition qui est précisément la spatialisation anatomo-clinique. Il s’agit


maintenant savoir comment ce nouvel espace s’est formé dans l’histoire du regard médical.
À propos de ce rattachement à l’anatomie, Foucault remarque d’abord qu’il n’est pas
dû à la victoire d’un nouvel esprit scientifique, qui ose, contre les interdits religieux et moraux,
disséquer un cadavre. L’image du médecin courageux qui lutte pour le progrès de la science
n’est qu’une illusion. En réalité, l’anatomie est une pratique autorisée même avant l’âge des
Lumières, et donc, « point de pénurie de cadavres au XVIIIe siècle, pas de sépultures violées
ni de messes noires anatomiques »370. Si l’histoire de la médecine insiste sur le fait que le
progrès médical exige, malgré les interdits religieux ou moraux, l’autopsie, c’est pour justifier
d’une manière rétrospective l’introduction de l’anatomie comme évolution interne de la
connaissance clinique. Ce n’est qu’une « histoire transfigurée », selon Foucault, qui démasque
le fait que « le cadavre fait partie, sans contestation ni religieuse ni morale, du champ
médical »371. Mais l’anatomie ne partage pas le même esprit que la clinique, et c’est une
pensée clinique qui a empêché la médecine de porter attention sur la leçon du savoir
anatomique. « Le conflit n’est pas entre un jeune savoir et de vieilles croyances, mais entre
deux figures du savoir372. » Pour qu’apparaisse une nouvelle expérience clinique qui se
redéfinisse par rapport à l’anatomie, ces deux domaines du savoir médical doivent se
réorganiser totalement. C’est Bichat, selon Foucault, qui a bien effectué cette réorganisation,
en cherchant à intégrer à la méthode clinique la leçon de l’anatomie.
Bichat a introduit à la clinique un nouveau principe anatomique, celui
d’« isomorphisme des tissus » qui permet de déchiffrer l’espace corporel « à la fois
intra-organique, inter-organique, trans-organique »373. Ce principe est structurellement très
différent de celui de Morgagni, qui serait une perception typique de l’anatomie : alors que le
principe de Morgani est de « percevoir sous la surface corporelle les épaisseurs des organes
dont les figures variées spécifient la maladie », le principe de Bichat réduit « les volumes
organiques à de grandes surfaces tissulaires homogènes »374. Cette réduction de la perception
aux surfaces fonctionne selon le même mode que celui de l’Analyse de Condillac, car elle est
précisément « la mise à jour d’un élémentaire qui est en même temps un universel, et une
lecture méthodique qui, en parcourant les formes de la décomposition, décrit les lois de la

370
Ibid., p. 126.
371
Ibid., p. 127.
372
Ibid.
373
Ibid., p. 128.
374
Ibid., p. 130.
127
Chapitre I, Partie I

composition »375. Bichat est donc un analyste, et son regard est celui de clinicien. Mais, en
donnant une primauté épistémologique absolue au « regard de surface », ce regard n’est plus
ce qu’il était dans l’expérience clinique avant Bichat. « La superficialité prend corps, explique
Foucault, désormais grâce à Bichat dans les surfaces réelles des membranes376. » Il s’agit pour
la clinique d’analyser une série de phénomènes réels de corps afin de décomposer la
complexité de phénomènes et de fonctions en simplicités anatomiques. « L’anatomie n’a pu
devenir pathologique que dans la mesure où le pathologique anatomise spontanément377. »
L’anatomie pathologique devient un fondement solide pour une analyse réelle selon des
surfaces perceptibles. Elle est, au sens de l’Analyse de Condillac, une analyse, mais, une
analyse non linguistique, qui définit la « divisibilité spatiale des choses » 378 . Mais,
curieusement, par cette divisibilité, elle réanime le vieux thème nosologique, qu’est la pensée
classificatrice. L’histoire de la clinique ne peut donc se comprendre selon un schéma linéaire
où un vieux modèle est remplacé par un autre, mais un schéma selon lequel un élément aboli
revient soudainement dans le domaine du savoir nouveau.
Il existe cependant dans cette perception anatomique deux problèmes majeurs : il est
difficile de distinguer dans un ensemble lésionnel, le phénomène primitif et les effets dérivés ;
à la clinique, qui recherche les maladies du corps vivant, l’anatomie n’offre que le cadavre. Il
y a donc deux séries de questions : l’une concerne « la jointure d’un ensemble temporel de
symptômes et d’une coexistence spatiale de tissus » et l’autre concerne « la mort et la
définition rigoureuse de son rapport à la vie et à la maladie »379. L’anatomie de Bichat, en
tentant de répondre à ces deux séries de questions, transforme totalement le domaine clinique.
C’est, selon Foucault, le deuxième moment de changement dans la clinique, suivant
l’introduction du regard et de la structure linguistique : l’expérience clinique devient
l’expérience anatomo-clinique.
Pour répondre à la première série de questions, il ne suffit pas de comprendre le
nouveau regard médical sur le cadavre comme une simple application du regard sur les
vivants, application du principe diacritique aux cadavres. L’essentiel de l’expérience
anatomo-clinique réside au contraire dans le fait qu’elle a appliqué le principe diacritique à
une nouvelle dimension plus complexe. Si le regard clinique prenait comme objectif deux

375
Ibid.
376
Ibid.
377
Ibid., p. 132.
378
Ibid., p. 133.
379
Ibid., p. 136.
128
Chapitre I, Partie I

dimensions, celles des symptômes et des tissus, il se déplace maintenant dans une nouvelle
dimension qui relie les deux dimensions précédentes, allant des symptômes aux tissus, ou du
manifeste au caché, pour définir, d’une manière verticale, « le réseau des nécessités
essentielles »380. Le regard devient celui qui s’enfonce dans la profondeur du corps et qui fait
apparaître le volume anatomo-clinique. C’est là que réside le changement décisif du regard :
alors que la lecture dans l’expérience clinique impliquait « un sujet extérieur et déchiffrant qui,
à partir et au-delà de ce qu’il épelait, mettait en ordre et définissait les parentés », le regard
dans l’expérience anatomo-clinique « doit voir le mal s’étaler et s’étager devant lui »381. Il ne
s’agit plus d’insérer une espèce pathologique déjà établie dans le corps, mais d’observer le
corps qui est lui-même malade. L’anatomo-clinique lit le corps, dans lequel les maladies sont
localisées, en faisant coïncider « pour la première fois dans la pensée médicale, le temps
morbide et le parcours repérable des masses organiques »382.
Foucault souligne que ce changement n’est pas une modification de « la simple
surface de contact entre le sujet connaissant et l’objet connu », mais, celle de « la disposition
plus générale du savoir qui détermine les positions réciproques et le jeu mutuel de celui qui
doit connaître et de ce qui est à connaître » ; il conclut, en se référant à la distinction entre
savoir et connaissance, qu’il approfondira dans L’Archéologie du savoir, que cette
modification est « le résultat d’une refonte au niveau du savoir lui-même, et non pas au
niveau des connaissances accumulées, affinées, approfondies, ajustées »383.
Seconde série de questions : le rapport de la mort à la vie. Dans l’expérience clinique,
la mort occupait une place ambiguë : elle n’est plus ni vie ni maladie, mais la nature de ses
désorganisations est identique avec celle des phénomènes morbides. Mais, l’anatomie
pathologique donne à ce concept un statut plus rigoureux et plus instrumental. Au niveau
pratique, par la possibilité d’ouvrir immédiatement les corps, la mort n’est plus la ligne de
partage absolu, qui sépare de la vie, mais ce qui permet de rapporter les symptômes et les
lésions les uns aux autres. Au niveau théorique, Bichat distingue deux ordres de phénomènes,
à savoir « les manifestations contemporaines de la maladie et celles antécédentes de la
mort »384. Les processus de la mort ne s’identifient pas à ceux de la vie ou de la maladie, mais
peuvent éclairer les phénomènes organiques et leurs perturbations. C’est ainsi que « la vie, la

380
Ibid., p. 138.
381
Ibid.
382
Ibid., p. 142.
383
Ibid., p. 139.
384
Ibid., p. 143.
129
Chapitre I, Partie I

maladie et la mort constituent maintenant une trinité technique et conceptuelle » : « une figure
triangulaire (…) dont le sommet supérieur est défini par la mort » 385 . La mort, figure
intemporelle et immanente pour l’humanité depuis toujours, devient pour la première fois un
instrument technique dans la disposition du savoir, qui donne prise sur « la vérité de la vie et
la nature de son mal »386. En d’autres termes, la mort, qui était l’autre absolue de la vie, est
maintenant inscrite dans la connaissance de la vie, même si le sens de la mort ne s’épuisait
pas dans cette opposition théorique à la vie. Comme la psychiatrie l’a fait à propos de la folie
pathologique, l’anatomie détache une partie de l’autre de la vie, pour le situer dans le système
de la raison. C’est sur la mort que s’appuie le regard médical, qui est par excellence le regard
sur les vivants et leurs perturbations. La mort est « un indépassable modèle, et prescrit par la
nature » que l’Analyse au sens de Condillac cherchait en vain dans les mathématiques, dans la
chimie, dans le langage.
Se confrontant à cette notion fondamentale de mort, le « vitalisme » de Bichat doit se
comprendre comme se basant sur une sorte de « mortalisme », dans la mesure où « la mort
était la seule possibilité de donner à la vie une vérité positive »387. La science de la vie, à
partir de Bichat, trouve paradoxalement son origine dans sa propre destruction. Jusqu’à la fin
du XVIIIe siècle, le savoir de la vie se fonde sur la vie-elle même, mais, avec Bichat, il se met
à être à la limite infranchissable qu’est la mort. La mort pour la médecine n’est plus ce dont
on a peur, mais une notion intégrée à un ensemble technique et conceptuel où elle détermine
les valeurs de la vie. « Si bien que, conclut Foucault, la grande coupure dans l’histoire de la
médecine occidentale date précisément du moment où l’expérience clinique est devenue le
regard anatomo-clinique388. »
La maladie change également son sens dans cette coupure. Elle n’est plus ce qui
attaquerait la vie, mais fait partie de la vie, en tant que vie pathologique : « la maladie ne sera
plus que la forme pathologique de la vie »389. Elle n’appartient plus à la nature, mais à la vie
elle-même. À partir de Bichat, la vie est liée à la mort, et la maladie joue un rôle entre la vie et
la mort. Un nouveau rapport est en train de naître entre vie, maladie et mort. C’est en
particulier le rapport entre la maladie, vie pathologique, et la mort, qui change totalement : si
la mort était considérée comme « la condition de ce regard qui recueille, en une lecture des

385
Ibid., p. 146.
386
Ibid., p. 147.
387
Ibid., p. 147.
388
Ibid., p. 149.
389
Ibid., p. 157.
130
Chapitre I, Partie I

surfaces, le temps des événements pathologiques », dans laquelle apparaît la vérité de la vie,
elle est maintenant « la source de la maladie dans son être même »390. Le rapport de la
maladie à la mort s’inverse ainsi : « Ce n’est pas parce qu’il est tombé malade que l’homme
meurt ; c’est fondamentalement parce qu’il peut mourir qu’il arrive à l’homme d’être
malade391. » La notion de dégénération, notion déjà ancienne, acquiert, dans cette situation, un
nouveau sens positif sur la conceptualisation de la mort par Bichat : la dégénération pour la
vie, c’est précisément « la nécessité de la mort qui en est indissociable, et la possibilité la plus
générale de la maladie »392. La mort donne la possibilité de comprendre la maladie comme
processus vers la destruction complète de la vie, la mort, et la vérité de la maladie ne se
manifeste que dans ce point terminal. Ainsi apparaît « la trinité vie-maladie-mort » dont le
sommet est occupé par la mort : « Dans la perception anatomique, la mort est le point de vue
du haut duquel la maladie s’ouvrait sur la vérité »393. L’articulation entre la vie et la maladie,
que la médecine avait cherché pendant les siècles, n’est possible que par l’intervention d’un
troisième concept qui se trouve aux confins des processus vitaux ou pathologiques : la mort.
« C’est lorsque la mort s’est intégrée épistémologiquement à l’expérience médicale que la
maladie a pu se détacher de la contre-nature et prendre corps dans le corps vivant des
individus394. »
L’introduction soudaine de la notion de mort dans le domaine médical serait
doublement significatif pour notre discussion : la science de la vie n’est rendue possible que
par une notion qui s’oppose totalement à celle de vie ; cette notion, notion de mort, n’est
pourtant pas la pure négativité de la vie, mais, elle est insérée dans le savoir de la vie comme
ce qui lui donne une structure positive à partir de laquelle la vie et les maladies peuvent être
comprises. Ce qui se passe dans ce processus d’introduction de la mort, en dépit de sa
domination dans la trinité vie-maladie-mort, ce n’est pas l’annulation complète de ce qui le
précédait, mais une « refonte » ou une « réorganisation » de la structure du savoir. Si cette
modification a valeur de rupture, c’est parce qu’elle marque un passage irréversible d’une
structure à une autre, passage qui n’est pas synonyme de progrès. La naissance de
l’expérience anatomo-clinique ne s’inscrit pas donc dans une logique dialectique.
Devenue instrument technique et conceptuel, la mort dans l’expérience

390
Ibid., p. 158.
391
Ibid.
392
Ibid., p. 161.
393
Ibid., p. 161.
394
Ibid., p. 200. Italique par l’auteur.
131
Chapitre I, Partie I

anatomo-clinique change également le statut de la maladie et du regard. La maladie peut


maintenant être spatialisée et individualisée : liée à la mort d’une vie, elle n’a sa place que
dans l’espace corporel individuel. Dans cet espace individuel, les rapports entre les signes et
les symptômes ne sont plus ceux de l’expérience clinique, où les signes représentent la vérité
pure et originelle des symptômes, s’organisant dans le système linguistique. Les signes ne se
réfèrent plus à une essence pathologique, mais à une actualité lésionnelle. Ils parlent à la place
des symptômes qui restent muets, et fonctionnent exactement pour contourner ce silence des
symptômes, non pas pour le vaincre. Si bien que « le signe ne parle plus le langage naturel de
la maladie » et que « rien n’empêche donc qu’il soit sollicité et presque fabriqué par elle »395.
Changement décisif du rôle des signes : « Établir ces signes, artificiels ou naturels, c’est jeter
sur le corps vivant tout un réseau de repérages anatomo-pathologiques » ; « la sémiologie ne
sera plus une lecture, mais cet ensemble de techniques qui permet de constituer une anatomie
pathologique projective »396.
Quant au regard, il n’est plus un pur regard dans l’expérience anatomo-clinique, mais,
outre regarder, il écoute et touche : il devient maintenant « une sorte de triangulation
sensorielle »397. Or l’oreille et le toucher ne s’ajoutent pas simplement à la vision. Plutôt que
de s’y juxtaposer, l’auditif et le tactile renforcent encore davantage la prépondérance du
visible, dans la mesure où « cette perception multisensorielle n’est qu’une manière d’anticiper
sur ce triomphe du regard que sera l’autopsie » 398 . En d’autres termes, le regard dans
l’expérience anatomo-clinique est divisé en deux : un regard local qui coexiste avec l’oreille
et le toucher et un regard absolu qui domine toutes les expériences perceptives.
Ce regard armé définit la structure perceptive et épistémologique de la médecine
anatomo-clinique, que Foucault appelle « invisible visibilité ». La vérité de la vie n’apparaît
qu’en passant par la mort : elle s’esquive au moment où le regard la met en lumière. « Ce qui
cache et enveloppe, le rideau de nuit sur la vérité, c’est paradoxalement la vie ; et la mort, au
contraire, ouvre à la lumière du jour le noir coffre des corps : obscure vie, mort limpide »399.
Or ce principe de la visibilité invisible a pour corrélatif celui de la lecture des cas, qui a
totalement modifié cette lecture de la clinique. Alors que, dans la clinique, il s’agit du
« feutrage des individualités », c’est-à-dire de la réduction possible des différences

395
Ibid., p. 165.
396
Ibid., p. 166.
397
Ibid. Italique par l’auteur.
398
Ibid., p. 168.
399
Ibid., p. 170.
132
Chapitre I, Partie I

individuelles pour faire apparaître la vérité de la maladie, l’individualité pour l’anatomie est
ce qui apparaît au terme d’un quadrillage spatial qui constitue « la structure la plus fine, la
plus différenciée, et paradoxalement, la plus ouverte à l’accidentel tout en étant la plus
explicative »400. L’expérience anatomo-clinique, gardant le caractère de la clinique en tant que
science des cas, y introduit, « la constante possibilité d’une modulation individuelle » : « Il
n’y a de maladie qu’individuelle »401. Ce nouveau statut de l’individu implique une nouvelle
fonction du langage médical. Il ne s’agit plus de « mettre en corrélation un secteur perceptif et
un élément sémantique », mais « d’ouvrir au contraire les mots sur un certain raffinement
qualitatif, toujours plus concret, plus individuel, plus modelé »402. Le rôle que jouent la mort
et le langage dans l’expérience clinique rend possible ce qui était interdit depuis longtemps :
le savoir de l’individu.
Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, Foucault décrit le processus de formation de
l’expérience anatomo-clinique autour de la discussion sur les fièvres où la perception
anatomo-clinique trouve « la forme de son équilibre »403. Bichat a laissé ouvertes deux séries
de questions : quel est le rapport entre l’être de la maladie et les phénomènes lésionnels ?
Toutes les maladies ont-elles leur corrélatif lésionnel ? Les fièvres sont considérées, ainsi que
les névroses, comme des maladies sans lésions organiques. Or, à la fin du XVIIIe siècle, la
conception de fièvre recouvre divers phénomènes fébriles. Selon cette conception, les fièvres
sans lésion sont essentielles, et les autres à lésions locales ne sont que sympathiques. Cela
pose d’emblée un paradoxe à l’anatomie pathologique, pour laquelle la possibilité de localiser
les sièges de la maladie est essentielle : les fièvres sans lésion, malgré leur importance, n’ont
pas de place dans la connaissance anatomo-pathologique.
Broussais a montré cette incompatibilité, en poussant à l’extrême la thèse de Bichat.
Ce qui lui permet la transformation de l’interprétation des fièvres, c’est « la diversité et en
même temps la cohérence des champs d’expérience médicale qu’il avait traversés »404 .
Broussais reprend la conversion conceptuelle que Bichat a déjà permise, mais, n’a pas encore
mise au clair : La maladie locale, selon Bichat, « en se généralisant donne les symptômes
particuliers de chaque espèce ; mais prise en sa forme géographique première, la fièvre n’est

400
Ibid., p. 172.
401
Ibid., p. 173.
402
Ibid.
403
Ibid., p. 177.
404
Ibid., p. 188.
133
Chapitre I, Partie I

rien d’autre qu’un phénomène localement individualisé à structure pathologique générale405. »


Bichat trouve dans le symptôme particulier non pas un signe local, mais un indice de
généralisation. Il cherchait à fonder organiquement les maladies générales et, pour cette raison,
la recherche des universalités organiques lui était importante. Broussais dissocie cette
structure qui va du symptôme particulier au symptôme général, et montre l’altération générale
sous le symptôme particulier, et la lésion géographique sous le symptôme général. La fièvre
ou l’inflammation sont ainsi inscrites dans un processus à l’intérieur d’un tissu, non pas dans
une constellation de signes, qui permettait au médecin de définir les maladies générales.
« Désormais l’espace organique de la localisation est réellement indépendant de l’espace de la
configuration nosologique » 406 . Dans cet espace, deux niveaux de l’inflammation sont
distingués : une attaque fonctionnelle d’une part, et une attaque de la texture d’autre part.
L’inflammation, en tant que réalité physiologique, peut « anticiper sur la désorganisation
anatomique, qui la rend sensible aux yeux »407. Toute désorganisation anatomique doit être
locale, et la visibilité est assurée par cette localisation. Une médecine physiologique s’appuie
sur cette supériorité épistémologique de la localisabilité sur la visibilité. Là une inversion du
statut de la visibilité entre Bichat et Broussais : pour Bichat, « le principe de la visibilité était
une règle absolue, et la localisation n’en formait que la conséquence » ; chez Broussais,
« c’est parce que la maladie, dans sa nature, est locale qu’elle est, d’une manière seconde,
visible » 408 . La spatialité de la maladie précède sa visibilité. Ainsi la spatialisation de
l’expérience médicale s’achève. Or, curieusement, selon Foucault, cela n’est pas fait par
l’intégration définitive de l’anatomie normale et pathologique, mais par l’effort pour définir
une physiologie du phénomène morbide.
De surcroît, Broussais introduit une modification importante sur la discussion de la
cause de la fièvre. Alors que, pour les médecins avant Broussais, la fièvre n’avait son origine
que dans « une exaltation locale des mouvements organiques », Broussais, en y ajoutant une
série d’agents extérieurs du vivant, qui provoque l’inflammation, double la cause de la fièvre,
venant soit de l’extérieur soit de l’intérieur409. Complétant l’idée traditionnelle de cause de la
fièvre par les agents externes, Broussais résout le problème de l’impossibilité de déterminer la
cause de la fièvre : la localisation de la maladie exige un schéma causal dans lequel le siège

405
Ibid., p. 190.
406
Ibid.
407
Ibid., p. 191.
408
Ibid., p. 192.
409
Ibid.
134
Chapitre I, Partie I

de la malade est complètement intégré comme n’étant qu’un point d’accrochage du processus
qui se produit entre la force d’irritation extérieure ou intérieure et l’irritabilité du tissu. La
maladie et son être sont réduits à « un certain mouvement complexe des tissus en réaction à
une cause irritante » ; Broussais fait donc disparaître l’être de la maladie410. Ce sont désormais
des processus locaux d’organes que la médecine prend comme objet, et l’ontologie de la
maladie est remplacée par l’étude des « souffrances » organiques. L’évidence ontologique de
la maladie n’est qu’un résultat de la constellation du savoir propre à une période. Foucault
montre ce faisant la disparition d’une naturalité et l’apparition d’une autre. L’espace de la
maladie est désormais identique avec l’espace de l’organisme. « Percevoir le morbide est,
conclut Foucault, une certaine manière de percevoir le corps411. »
Foucault souligne que la découverte de Broussais n’est cependant pas une innovation
totale du champ médical ; elle n’est au contraire possible qu’en retournant aux vieux concepts
tels ceux de sympathie, d’irritation, etc. Ce retour, critiqué sévèrement par les contemporains,
était « épistémologiquement nécessaire pour qu’apparaisse dans sa pureté une médecine des
organes ». Malgré son anachronisme apparent, Broussais a fixé « le dernier élément de la
manière de voir », qui permet au regard médical de s’adresser à un organisme malade. C’est
précisément là que « l’a priori historique et concret du regard médical moderne a achevé sa
constitution » 412. Le rapport entre le visible et l’invisible a totalement changé et, sur cet a
priori historique, apparaît la médecine positive s’appuyant sur la méthode anatomo-clinique,
« où s’articulent l’espace, le langage et la mort »413. Foucault termine ainsi la question qu’il a
posée tout au début de l’ouvrage, la « question du regard »414. La naturalité de l’espace du
corps humain, en tant que lieu de processus pathologique, disparaît dans l’historicité du
regard médical et de la spatialité que ce regard a aménagée.

3. Déraison et mort : le reste de deux histoires de la raison

La formation de la méthode anatomo-clinique est devenue possible, comme nous


l’avons vu, par l’intégration théorique de la mort, qui permet à la maladie à la fois de « se

410
Ibid., p. 194.
411
Ibid., p. 196.
412
Ibid., p. 197. Souligné par l’auteur.
413
Ibid., p. 200.
414
Ibid., p. V.
135
Chapitre I, Partie I

détacher de la contre-nature » et de « prendre corps dans le corps vivant des individus »415.
Foucault insiste sur l’importance décisive de la mort pour le savoir sur l’individu : l’homme
occidental « ne s’est pris à l’intérieur de son langage et ne s’est donné en lui et par lui une
existence discursive qu’en référence à sa propre destruction »416. La médecine, dans laquelle
l’homme est à la fois objet et sujet de la connaissance, fonctionne comme un modèle pour les
sciences de l’homme, tout en donnant des pouvoirs positifs au « jeu de la finitude », qui, pour
la pensée classique, n’était que la négation de l’infini417. Foucault résume ce rôle de l’homme
dans sa finitude : « la structure anthropologique qui apparaît alors joue à la fois le rôle critique
de limite et le rôle fondateur d’origine 418 . » La médecine est proche de cette structure
anthropologique et, par cette proximité, elle occupe une place prestigieuse. En remplaçant le
salut par la santé, « la médecine offre à l’homme moderne le visage obstiné et rassurant de sa
finitude » et elle obtient même « une densité philosophique comparable peut-être à celle
qu’avait eue auparavant la pensée mathématique » dans les sciences de l’homme, au travers
des efforts de Bichat, de Jackson et de Freud419. Ce sont ces sciences de l’homme que
Foucault discutera dans Les Mots et les Choses, par une autre voie que celle de la médecine.
Ce rapport paradoxal de la mort aux sciences de l’homme, Foucault le compare avec
le rôle que joue la Déraison dans la formation des psychologies et la possibilité même de la
psychologie. La discussion dans l’Histoire de la folie est ici évoquée pour montrer que la mort
et la déraison ont toutes les deux contribué d’une manière paradoxale à la formation des
connaissances positives : ce sont les autres de la raison, non pas la simple négativité de la
raison à l’intérieur de la structure rationnelle, mais la pure altérité, en ce sens que ces autres
échappent toujours à une compréhension définitive et totale par la raison. Le sens ou le
non-sens de la mort, par exemple, ne sont pas épuisés dans l’instrumentalisation par le savoir
médical. Il en est de même pour la déraison, que la raison ne peut saisir que partiellement,
sous la forme de la folie.
Élargissant la portée de la pensée médicale aux sciences de l’homme en général,
Foucault rapporte également l’expérience médicale à une expérience lyrique, recherchée par
les écrivains de Hölderlin à Rilke, expérience qui met au jour les formes de la finitude, parmi

415
Ibid., p. 200.
416
Ibid., p. 200-201.
417
Foucault reviendra sur cette opposition entre l’infini classique et la finitude moderne dans Les Mots et
les Choses, voir notamment p. 325-328.
418
Naissance de la clinique, p. 201.
419
Ibid.
136
Chapitre I, Partie I

lesquelles la mort est la plus menaçante et la plus pleine. « D’une manière qui peut paraître
étrange au premier regard le mouvement qui soutient le lyrisme au XIXe siècle ne fait qu’un
avec celui par lequel l’homme a pris une connaissance positive de lui-même » 420 .
L’expérience médicale et l’expérience lyrique font partie des mêmes dispositions
fondamentales du savoir, dans lesquelles la mort joue un rôle décisif et inépuisable. La mort
est saisie d’une manière propre à chaque forme d’expérience et il y a toujours le reste qui y
échappe.
Ce reste est précisément ce que Foucault a remarqué, à propos de la déraison, dans
les dernières pages de l’Histoire de la folie, en analysant les œuvres d’art et leur « absence ».
Nous revenons maintenant sur le problème que nous avons laissé en suspens à la fin de notre
analyse de l’Histoire de la folie : celui de la folie comme l’altérité absolue de la raison. La
folie, objectivée dans le savoir rationnel, n’est qu’une partie du domaine de la déraison qui
veille de l’extérieur la raison. La déraison, qui « reste muette » dans « les engagements
bavards de la dialectique » entre raison et folie, apparaît d’une manière brutale dans le monde
de la raison comme une menace421. Or Foucault analyse cet être silencieux qu’est la déraison
à la fin de l’ouvrage, en introduisant un changement : il remplace le terme « déraison » par
« folie ». La folie dans ces dernières pages n’est pas celle qui fait l’objet de la psychiatrie ; il
s’agit d’« une autre folie », « non celle des fous jetés en prisons, mais celle de l’homme jeté
dans sa nuit »422. Foucault distingue deux folies, l’une objectivée et médicalisée par une
connaissance rationnelle et l’autre qui demeure dans l’ombre et que la raison ne peut
pleinement mettre en lumière. La seconde joue exactement le même rôle que Foucault attribue
à la déraison dans l’ouvrage, comme s’il revenait à la distinction entre folie et Folie, qu’il a
faite dans la préface de 1961. En ce sens, cette préface supprimée et les dernières pages de
l’ouvrage sont les figures jumelles. La déraison est désormais identifiée avec une « autre
folie ». Certes ce changement dans le vocabulaire, qui rend opaque la distinction entre la
déraison et la folie, nous paraît énigmatique et peu nécessaire, mais nous ne partageons pas la
position de Potte-Bonneville, selon laquelle se produit dans ces passages une inversion entre
le statut de la déraison et celui de la folie, folie « suscitant un rapport totalement inédit entre
le monde et les œuvres effondrées dans la démence »423. Il ne s’agit pas ici d’une telle

420
Ibid., p. 202.
421
Histoire de la folie, p. 654.
422
Ibid., 655.
423
Potte-Bonneville, op. cit., p. 95.
137
Chapitre I, Partie I

inversion comme l’affirme Potte-Bonneville, mais d’un usage double du mot « folie ».
Entendons ici par « folie » le contenu de la déraison.
La folie revient dans l’expérience artistique ou littéraire où Foucault s’intéresse à
deux personnages emblématiques, Goya et Sade. L’importance de Goya réside dans le fait que
ses formes artistiques naissent de rien : « elles sont sans fond, en ce double sens qu’elles ne se
détachent que sur la plus monotone des nuits, et que rien ne peut assigner leur origine, leur
terme et leur nature », alors que chez Bosch ou Brueghel, ces formes naissent du monde
lui-même424. L’œuvre de Goya et sa folie font surgir en l’homme « la possibilité d’abolir et
l’homme et le monde »425 : elle est la négativité absolue, qu’aucune dialectique ne peut
récupérer.
Cette négation sans recours, on peut la trouver également chez Sade. En particulier,
Foucault met l’accent sur l’opposition évidente entre Hegel et Sade :

La folie solitaire du désir qui pour Hegel encore, comme pour les philosophes du XVIIIe siècle,

plonge finalement l’homme dans un monde naturel aussitôt repris dans un monde social, pour

Sade ne fait que le jeter dans un vide qui domine de loin la nature, dans une absence totale de
proportions et de communauté, dans l’inexistence, toujours recommencée, de l’assouvissement426.

Jeter l’homme dans un vide absolu, qui est une expérience du vide comparable à celle de
Goya dans la peinture, Sade le reprend et le développe dans l’expérience limite de la
littérature. Foucault trouve en eux une voie possible pour se déprendre de la dialectique
hégélienne ainsi que pour une autre forme d’expérience : « À travers Sade et Goya le monde
occidental a recueilli la possibilité de dépasser dans la violence sa raison, et de retrouver
l’expérience tragique par-delà les promesses de la dialectique427. » Goya et Sade ont marqué
une rupture nette entre la déraison à l’âge classique et celle des temps modernes. À l’âge
classique, « la folie du Tasse, la mélancolie de Swift, le délire de Rousseau appartenaient à
leurs œuvres, tout comme ces œuvres mêmes leur appartenaient » ; « langage et délire
s’entrelaçaient » 428 . Foucault continue : « l’œuvre et la folie étaient, dans l’expérience

424
Histoire de la folie, p. 655..
425
Ibid., p. 656.
426
Ibid., p. 659.
427
Ibid., p. 660.
428
Ibid., p. 660-661.
138
Chapitre I, Partie I

classique, liés plus profondément et à un autre niveau »429. Il s’agit donc du rapport entre la
folie et l’œuvre : à l’âge classique, elles appartenaient à une région où la folie contestait
l’œuvre. C’est au sein même de cet affrontement que l’œuvre est née, en s’arrachant de toute
forme de la folie. Mais la naissance de l’œuvre ne signifiait pas que l’œuvre s’était
définitivement déprise de la folie. Il restait toujours l’incertitude ou l’indécision entre œuvre
et folie. « La folie de l’écrivain, c’était, pour les autres, la chance de voir naître, renaître sans
cesse, dans les découragements de la répétition et de la maladie, la vérité de l’œuvre430. »
Dans les temps modernes, l’appartenance de la folie à l’œuvre subsiste, comme on le
voit chez de nombreux écrivains, peintres et musiciens, mais sur un autre mode. La folie ne
met plus en lumière la vérité de l’œuvre, alors que « leur affrontement est bien plus périlleux
qu’autrefois » et « leur jeu est de vie et de mort »431. Foucault caractérise ce rapport, en
évoquant l’expression de la préface de 1961 : la folie est précisément « l’absence d’œuvre »
ou « l’anéantissement même de l’œuvre »432. Cependant, paradoxalement, la vérité de l’œuvre
apparaît dans cette absence, car la folie la fonde sur le temps, tout en délimitant de l’extérieur
le domaine de vérité de l’œuvre. La folie fonctionne « comme instant dernier de l’œuvre » :
« là où il y a œuvre, il n’y a pas folie ; et pourtant la folie est contemporaine de l’œuvre,
puisqu’elle inaugure le temps de sa vérité »433. C’est la folie qui l’emporte toujours et déjà sur
l’œuvre, œuvre de la raison. Foucault décrit cette situation, dans le dernier paragraphe de
l’ouvrage, en parodiant la fameuse expression de Hegel, comme « ruse de la folie ». La
tentative de penser contre Hegel dans l’Histoire de la folie est terminée par cet éloge de la
force de la folie qui est à la fois une origine absolue et l’absence d’une telle origine.
Dans les deux ouvrages, l’Histoire de la folie et la Naissance de la clinique, l’objectif
de Foucault est de faire l’histoire de la raison en passant par son Autre absolu que la raison ne
peut jamais totalement intégrer. La déraison et la mort, deux figures de l’Autre, mettent en
lumière les limites de la raison : ce que la psychiatrie appréhende sous le nom de folie n’est
pas la déraison à l’état pur, mais ce qui est objectivé dans la structure de la raison ; la mort
instrumentalisée dans la méthode anatomo-clinique ne peut, malgré son rôle essentiel, couvrir
toute l’expérience de la mort. La raison n’objectivise qu’une partie de ce qui lui est extérieur,
mais ces objets ainsi circonscrits acquièrent, en dépassant les limites que ce processus

429
Ibid., p. 661.
430
Ibid.
431
Ibid., p. 661-662.
432
Ibid., p. 662. Ce sont Artaud et Nietzsche que Foucault donne comme exemple de ce rapport.
433
Ibid., p. 663.
139
Chapitre I, Partie I

d’objectivation aurait dû leur imposer, un statut naturel et universel. Autrement dit, la


naturalité « universelle », formée historiquement, cache sa positivité réelle. C’est cette forme
de positivité sous la naturalité que Foucault tente de faire apparaître, tout en rappelant la
négativité absolue de l’Autre de la raison.
Faisant l’histoire de la positivité de la folie dans la psychiatrie et de la mort dans la
méthode anatomo-clinique, Foucault se contente de ne mentionner la force négative de l’Autre
que brièvement. Il est donc question de prendre comme objet d’étude cet Autre qui apparaît
dans le domaine de la littérature. En même temps, Foucault poursuit l’histoire d’une positivité
qui se prétend naturelle dans le champ des sciences humaines. Ce sont ces deux champs
d’analyse que nous discuterons dans les deux chapitres suivants.

140
CHAPITRE II FOLIE, MORT, LANGAGE : « PENSÉE
LITTÉRAIRE »

L’objectivation par la raison de son dehors ne peut jamais être exhaustive. La raison
ne détache qu’une partie de son dehors pour la situer dans l’espace rationnel où se forme la
connaissance de la folie ou de la vie malade, ayant comme corrélat la connaissance de
l’homme. Alors que Foucault a montré ce processus d’objectivation de ce qui est extérieur à la
raison, à savoir la déraison (ou la folie, folie autre que celle observée dans et par la
psychiatrie) et la mort, dans l’Histoire de la folie et la Naissance de la clinique, il en reste
toujours les aspects que son analyse n’a pas exploités, à savoir ceux que la raison ne saurait ni
objectiver ni formaliser. Car, dans la mesure où il s’agissait dans ces deux ouvrages de décrire
les efforts de la raison pour objectiver ce qui ne lui appartient pas, le dehors était toujours
saisi à la lumière de la raison et de l’objectivation rationnelle. De là se pose une question :
est-il possible de penser le dehors de la raison sans l’insérer dans les rapports d’une
connaissance rationnelle ? En d’autres termes, pour penser ce qui est extérieur à la raison, y
a-t-il une autre voie que celle de la recherche des processus d’objectivation ?
C’est évidemment la littérature qui permet à Foucault de penser le dehors de la raison,
sans le rapporter à des formes de rationalisation. Comme nous l’avons vu dans l’introduction,
la littérature ouvre la possibilité de penser contre Hegel, en s’opposant au système hégélien
comme « une philosophie sans philosophes »434, ou comme une « pensée du dehors »435.
Certes penser avec la littérature ne vise pas qu’à penser contre Hegel, mais une telle forme de
pensée est un moyen de philosopher d’une manière non-hégélienne. Or cette pensée
« littéraire » n’impose à la littérature aucun système qui lui soit supérieur ou extérieur. Cette
forme de pensée ne se développe que dans le lieu d’expérience singulière qu’est l’espace
littéraire. En ce sens, la philosophie et la littérature s’enchevêtrent dans un champ spécifique
de pensée436. Ou, comme le dit Philippe Sabot, le langage littéraire est « l’élément non
systématique de notre pensée »437. C’est dans ce champ philosophico-littéraire que le reste

434
Pierre Macherey, op. cit., p. 198.
435
Cf. « La pensée du dehors », DE I, no 38, 1966, p. 546-568.
436
Sur ce rapport entre la philosophie et la littérature, voir : Philippe Sabot, Philosophie et littérature :
Approches et enjeux d’une question, Paris, PUF (coll. Philosophies), 2002 ; Pierre Macherey, « Y-a-il une
philosophie littéraire ? », Bulletin de la société française de philosophie, 98e année, no 3, juillet-septembre
2004, p. 1-34.
437
Philippe Sabot, « La littérature aux confins du savoir : sur quelques « dits et écrits » de Michel
Chapitre II, Partie I

dans les ouvrages précédents devient le problème principal de la réflexion foucaldienne.


Foucault publie dans les années soixante de nombreux textes sur la littérature et un
livre consacré à Raymond Roussel438. Ils ne constituent pas une unité, dans la mesure où ils
appartiennent à diverses catégories (préface, compte-rendu, essai, entretien, etc.) et portent sur
des auteurs ou des genres littéraires très variés. Il ne s’agit pas dans ce chapitre de reconstruire
une cohérence de pensée à partir de ces textes, qui serait une unité fictive et, à la limite, fausse,
mais de réorganiser ce corpus d’une manière transversale autour des thèmes qui y
apparaissent fréquemment, tels que la folie, la mort, le langage. Cela nous permettra
d’appréhender comment l’usage de la littérature met en lumière ce que les analyses de
l’objectivation ont laissé inexploré.
Mais, avant d’analyser cet usage de la littérature, il nous faut répondre à une
question : quel est le rapport entre le problème de l’histoire chez Foucault et son analyse de la
littérature ? Le premier est caractérisé par la critique de la naturalité des objets, et la seconde
par l’approche qui, ne s’appuyant pas sur l’historique, examine la structure intrinsèque des
textes littéraires. En d’autres termes, l’analyse pour ainsi dire « a-historique » a-t-elle une
place dans notre discussion qui tente de penser la dimension de l’historique dans la pensée
foucaldienne ? Tentons de justifier notre choix d’intégrer l’usage foucaldien de la littérature
dans notre problématique.
Nous pouvons tout d’abord constater que les textes foucaldiens sur la littérature
partagent la même préoccupation que son analyse historique : dans les deux cas, ce sont des
efforts pour penser contre Hegel surtout contre la pensée dialectique. Cet aspect anti-hégélien
ou anti-dialectique sous-tend les deux domaines de réflexion foucaldienne comme
basse-continue. Toutefois il est vrai que ces textes sur la littérature ne posent pas de question
historique comme on l’a trouvé dans les ouvrages précédents. Alors que Foucault a situé des
textes littéraires dans son explication historique comme témoin ou prophétie de la disposition
générale des pratiques historiques (c’est le cas du Neveu de Rameau), il ne vise pas cette
fois-ci, dans ces textes, à étudier les œuvres littéraires par rapport à leur contexte historique.
Les œuvres sont mises dans un espace de langage, où la dimension historique est absente ou
du moins passe à l’arrière-plan. Il est donc impossible de lier directement les textes sur la

Foucault », Lectures de Foucault, 3 : Sur les Dits et écrits, éd., par Pierre-François Moreau, Lyon, ENS
Éditions (coll. Théoria), 2003, p. 23. Sabot affirme également que c’est autour de cet élément non
systématique que la réflexion archéologique de Foucault et sa pensée sur la littérature trouvent leur enjeu
commun, la possibilité de « déprise » de toute systématicité de pensée.
438
Nous analyserons en principe ici les textes publiés entre 1962 et 1966.
142
Chapitre II, Partie I

littérature à la critique foucaldienne de la naturalité des objets. Alors, peut-on considérer


l’analyse de la littérature comme indépendante à celle de l’histoire ?
En un sens, oui : il ne faut pas amalgamer ces deux analyses qui appartiennent,
chacune, à un domaine autonome. Même si Foucault pose une question fort semblable à celle
trouvée dans les ouvrages précédents, elle est moins un simple prolongement du problème
déjà existant qu’une reprise de celui-ci par une voie tout inédite. Par exemple, la question
« qu’est-ce que voir et parler ? », qui est, selon Foucault, le problème central de la littérature
moderne, n’a pas de continuité ou de complémentarité avec la question de la Naissance de la
clinique ; le sens même de la question est déplacé vers un nouveau domaine de
questionnement439. Et, en même temps, grâce à cette analyse de la littérature, la critique de la
naturalité des objets peut se renouveler, comme si la réflexion sur le reste dans les travaux
précédents, fait naître, à son tour, dans sa marge, un autre reste qui devra être examiné dans
une autre problématique. La pensée ne peut échapper à ces éléments inexplorés qui surgissent
au sein même de l’activité de penser, dans la mesure où penser implique délimiter ses objets,
tout en excluant ce qui n’est pas en deçà de ses limites. Le reste inévitable est une ressource
de la pensée, et il ne s’agit pas du tout de l’annuler définitivement. L’analyse foucaldienne de
la littérature est par excellence un effort pour penser ce qui échappe à la pensée, effort
interminable par lequel ce reste de la pensée est saisi autrement, mais non exhaustivement.
Cette réflexion prend comme objet les éléments que les deux ouvrages précédents n’ont pas
pu aborder à cause de la structure même de leur discussion, en particulier la déraison et la
mort, pour y accéder par un autre biais, qui est celui de l’espace littéraire. De ce fait, elle met
en lumière d’autres aspects de ces notions dans un domaine autonome et a-historique, tout en
les plaçant dans une nouvelle disposition conceptuelle. En outre, Foucault aborde, au travers
de l’étude sur le langage littéraire, non seulement les problèmes qu’il a déjà formulés dans les
ouvrages précédents, mais aussi une série de questions qui ne se posent que dans le langage
littéraire, et qui complètent sans doute la discussion qu’il a faite à propos de la dissolution des
objets naturels et de la pensée anti-hégélienne. C’est ainsi que Foucault met en question les
liens entre les mots et les choses par l’analyse de l’œuvre de Raymond Roussel, et cherche à
savoir de quelle manière on peut penser contre Hegel dans ce champ littéraire où apparaissent
les jeux du langage que déclenchent les œuvres de Bataille, Klossowski et Blanchot.
La discussion dans ce chapitre s’organisera selon quatre moments. 1) Réexaminer la

439
« Débat sur le roman », DE I, no 22, 1964, p. 367.
143
Chapitre II, Partie I

notion d’ « absence d’œuvre » pour repérer la différence avec les ouvrages précédents, tout en
dégageant un nouveau rapport entre la folie, l’œuvre et le langage440. 2) Analyser l’espace
langagier, prenant comme exemple privilégié celui de Roussel, détaché des liens avec les
choses, en se demandant quel est le sens de la mort dans cet espace. 3) Préciser, dans cet
espace littéraire de langage, quelle stratégie anti-hégélienne est possible. 4) Tracer, dans
l’analyse de la littérature, la formation d’une notion qui sera reprise dans Les Mots et les
Choses et L’Archéologie du savoir, c’est-à-dire la disparition du sujet qui parle. Certes notre
analyse ne suivra pas l’ordre chronologique, mais elle mettra en lumière les enjeux de l’usage
foucaldien de la littérature, en montrant sa structure autonome, qui prépare toutefois l’étape
qui suivra. Ces quatre moments d’analyse nous permettront de présenter une sorte de pensée
« littéraire » chez Foucault, qui ne se montre cependant pas comme système cohérent, mais
comme ouverture d’une pensée à ce qui lui est extérieur. La pensée « littéraire » chez Foucault
est donc une série d’efforts pour penser ce que la raison ne peut totalement saisir, tout en se
situant du côté du dehors de la raison.

1. Folie, œuvre, langage

Dans les dernières pages de l’Histoire de la folie, en mentionnant l’expérience de


Goya et de Sade, Foucault caractérise le rapport entre la folie et l’œuvre : la folie est à la fois
la force d’anéantir l’œuvre et le moment où apparaît la vérité de l’œuvre441. La folie désignée
comme « absence d’œuvre » montre bien que la folie objectivée par la connaissance
psychologique n’épuise pas du tout l’existence (ou la non-existence) de la « folie » au sens
plus large (comme la déraison, en tant qu’Autre de la raison). En ce sens, la fin de l’Histoire
de la folie révèle les limites de l’analyse dans l’ouvrage, à savoir que la description historique
de l’objectivation rationnelle de la folie, ainsi que son processus lui-même, ne peuvent
déterminer une fois pour toutes ce qu’est la folie. La question de la folie reste donc ouverte, et
c’est précisément cette question que Foucault reprend dans les textes sur la littérature. Mais il

440
Sur ce rapport entre la folie, l’œuvre et le langage, voir aussi : Frédéric Gros, Foucault et la folie,
chapitre 3 « Délire de l’insensé ou écriture littéraire : un langage sans origine ».
441
Nous entendons ici par le terme « folie » celle qui n’appartient pas à une catégorie médicale ou
pathologique, mais à un domaine qui échappe à la formalisation rationnelle, c’est-à-dire ce que Foucault
désignait comme « déraison » dans l’Histoire de la folie, à l’exception de la préface et de ses dernières
pages.
144
Chapitre II, Partie I

ne recommence pas à partir de là où il s’était arrêté. La nouvelle analyse se déploie dans un


domaine dans lequel la folie n’est plus appréhendée en termes de pathologie. Pierre Macherey
explique bien, à propos de Raymond Roussel, ce décalage : « le Raymond Roussel de Foucault
n’a pas à être lu comme une longue annexe, et publiée à part seulement en raison de sa
longueur, à l’Histoire de la folie, dont elle illustrerait encore la thématique générale en
présentant la malheureuse histoire d’une des victimes de la médicalisation moderne de la
folie »442. Alors que nous pouvons affirmer que Foucault a déjà tenté dans l’Histoire de la
folie de se déprendre de la figure de la folie médicalisée, le livre sur Raymond Roussel
appartient, ainsi que les autres textes sur la littérature, à une autre problématique. On peut
bien constater ce déplacement dans la discussion sur la folie comme « absence d’œuvre », où
Foucault se distancie de la notion pathologique de folie443.
Foucault a montré dans sa thèse comment la folie devient intelligible, en mettant
l’accent sur la théorie de l’aliénation mentale, s’appuyant sur le modèle de la vérité perdue
que la connaissance de l’homme aliéné permet de retrouver. Dans ce schéma dialectique et
anthropologique, l’homme a perdu d’autres rapports possibles avec la folie. Foucault annonce
que ce schéma touche à sa fin : « dire que la folie aujourd’hui disparaît, cela veut dire que se
défait cette implication qui la prenait à la fois dans le savoir psychiatrique et dans une
réflexion de type anthropologique. »444. Et dans cette disparition, une nouvelle expérience de
la folie, expérience transgressive de la folie, est en train de naître : « La folie, halo lyrique de
la maladie, ne cesse de s’éteindre445. » Qu’est-ce que cette expérience transgressive de la folie
qui n’est ni pathologique ni anthropologique ? C’est la nouvelle question à laquelle Foucault
répond, en s’attachant à un domaine spécifique où apparaissent d’une certaine manière les
limites entre la folie et la raison : le langage et les interdits de langage446.
Alors que l’histoire foucaldienne de la folie prenait comme objet les pratiques
d’exclusion des fous, qui ne se limitent pas au niveau du langage, penser la folie dans le
domaine du langage n’est pas appliquer simplement cette analyse déjà accomplie à un
nouveau domaine. Il n’y a pas d’homologie ou de simultanéité entre l’exclusion
socio-institutionnelle et celle de langage. En d’autres termes, la folie se trouve dans « une

442
Pierre Macherey, « Introduction », Raymond Roussel, p. XVII.
443
« La folie, absence d’œuvre », DEI, no25, 1964, p. 440-448.
444
Ibid., p. 443.
445
Ibid., p. 448.
446
Bien entendu, cette folie est ce que Foucault entend par déraison dans l’Histoire de la folie.
145
Chapitre II, Partie I

région indécise (…) entre l’interdit de l’action et celui du langage »447. La folie se multiple
dans ce domaine obscur, et c’est à cause de cette multiplicité de domaine que l’exclusion ou
les interdits de langage doivent être abordés par une autre voie, en les traitant comme
autonomes par rapport à d’autres domaines d’exclusion.
Foucault distingue quatre types d’interdiction dont les trois premiers sont les fautes
de langue, les mots blasphématoires et la censure. Et le quatrième est le langage exclu qui
« consiste à soumettre une parole, apparemment conforme au code reconnu, à un autre code
dont la clef est donnée dans cette parole même »448. La folie concernerait les quatre types
d’interdit, mais le plus important est sans aucun doute le quatrième, dans la mesure où ce
langage qui ne parle que de lui-même est exclu non pour avoir violé les lois de la société,
mais pour s’être fermé en soi-même. Une telle parole, libre de toute contrainte, ne se dirige
que vers un centre obscur, où il n’y a, curieusement, que cette parole elle-même. Aucune
culture ne peut accepter sans réserve cette parole, car, « non pas dans son sens, non pas dans
sa matière verbale, mais dans son jeu, une telle parole est transgressive »449.
C’est avec Freud que l’expérience de la folie se déplace vers le quatrième type
d’interdit, et apparaît comme « une parole qui s’enveloppe sur elle-même »450 . Freud a
achevé cette transmutation de la folie : « Depuis Freud, la folie occidentale est devenue un
non-langage, parce qu’elle est devenue un langage double (langue qui n’existe que dans cette
parole, parole qui ne dit que sa langue) –, c’est-à-dire une matrice du langage qui, au sens
strict, ne dit rien451. » Ce langage double ne produit, par définition, aucune œuvre de langage.
Foucault caractérise ainsi ce langage comme « pli du parlé qui est une absence d’œuvre »452.
Or, dans l’Histoire de la folie, Foucault a déjà évoqué Freud comme ayant constitué dans les
temps modernes la dimension langagière de la folie453. Mais, pour le Foucault de 1961, ce
n’était qu’une « reprise » ou une « restitution » de l’expérience classique de la déraison dans
la connaissance médicale plutôt qu’une découverte. En revanche, dans ce texte de 1964, le
nom de Freud est lié seulement à la nouvelle expérience de la folie comme langage du néant.

447
« La folie, absence d’œuvre », p. 445.
448
Ibid., p. 444.
449
Ibid.
450
Ibid., p. 445.
451
Ibid., p. 446.
452
Ibid.
453
« Freud reprenait la folie au niveau de son langage, reconstituait un des éléments essentiels d’une
expérience réduite au silence par le positivisme ; il n’ajoutait pas à la liste des traitements psychologiques
de la folie une addition majeure ; il restituait, dans la pensée médicale, la possibilité d’un dialogue avec la
déraison. » (Histoire de la folie, p. 428.)
146
Chapitre II, Partie I

La question historique passe dans cette période à l’arrière-plan ou bien elle ne se pose que
dans la mesure où il s’agit d’une nouvelle forme naissante qui se développera à l’avenir454.
Foucault cherche donc à saisir la singularité de cette expérience, sans la considérer comme
retour de ce qu’était la folie (ou la déraison) à l’âge classique.
Cette forme de langage qui se replie sur soi-même apparaît non seulement dans la
folie, mais dans la littérature, qui devient « un langage dont la parole énonce, en même temps
que ce qu’elle dit et dans le même mouvement, la langue qui la rend déchiffrable comme
parole »455. C’est après Mallarmé, selon Foucault, que la littérature acquiert ce langage, alors
que, avant ce poète, écrire n’est rien d’autre qu’« établir sa parole à l’intérieur d’une langue
donnée »456. Il est significatif que Foucault évoque ici le nom de Mallarmé, qui n’a jamais été
cité dans l’Histoire de la folie où Goya et Sade étaient les exemples privilégiés de
l’expérience de la folie s’opposant à l’œuvre. Il ne s’agit pas de deux expériences qui se
succèdent chronologiquement l’une à l’autre, c’est-à-dire l’expérience de Goya et de Sade à
celle de Mallarmé, qui n’était pas fou. Car l’expérience de Mallarmé n’est pas celle de la folie,
mais du langage, malgré sa proximité avec le langage de folie, et que l’expérience de Goya et
de Sade subsistent toujours chez Artaud et Van Gogh. Si bien qu’il faudrait considérer que,
chez Foucault, il y a deux expériences hétérogènes : d’un côté, l’expérience de la folie qui est
étroitement liée à la folie d’un personnage (Sade, Goya, Artaud, Van Gogh) ; de l’autre côté,
celle du langage, à la fois de folie et de littérature. Elles n’appartiennent pas à un même plan
d’analyse, mais, représentent le déplacement de la pensée foucaldienne autour de ce thème de
la folie et du langage. Et l’expérience du langage introduit un autre déplacement : l’expérience
n’appartient plus au personnage fou (comme la folie de Nietzsche), mais ne se déroule que
dans la dimension autonome de langage. Comme cette expérience du langage ne se réfère
qu’à elle-même, les noms propres ne déterminent pas les aspects particuliers de l’expérience.
Entre la littérature et la folie, depuis Mallarmé, il y a un « étrange voisinage » dans la
mesure où elles partagent un langage commun. Mais ce voisinage ne permet pas
d’appréhender la littérature du point de vue psychologique, ou de comprendre, inversement,
toute forme de folie en tant qu’œuvre littéraire. Foucault explique que la folie « désigne la
forme vide d’où vient cette œuvre, c’est-à-dire le lieu d’où elle ne cesse d’être absente, où

454
Dans le passage ci-dessous, on peut bien constater ce rapport de l’expérience contemporaine à sa forme
future : « Ce qui se passe actuellement est encore dans une lumière incertaine pour nous ; cependant, on
peut voir se dessiner, dans notre langage, un étrange mouvement. » (« La folie, absence d’œuvre », p. 446.)
455
« La folie, absence d’œuvre », p. 446.
456
Ibid.
147
Chapitre II, Partie I

jamais on ne la trouvera parce qu’elle ne s’y est jamais trouvée »457. La folie et la littérature
sont figures jumelles dans l’espace du langage, mais, vide d’une part et œuvre d’autre part,
elles sont essentiellement incompatibles. Toutefois, selon Foucault, le langage de la littérature
ne cesse pas de s’approcher, depuis Roussel et Artaud, de ce vide de la folie. Ce faisant,
« l’être de la littérature, tel qu’il se produit depuis Mallarmé et vient jusqu’à nous, gagne la
région où se fait depuis Freud l’expérience de la folie »458. Moment décisif, car « folie et
maladie mentale défont leur appartenance à la même unité anthropologique » et la première,
se lie, malgré son incompatibilité profonde, à la littérature459.
Ce rapport entre la folie et la littérature ou entre la folie et l’œuvre, Foucault
l’analyse dans plusieurs textes. À la fin de l’introduction aux Dialogues de Rousseau, il
évoque ce problème sous la forme d’un dialogue anonyme. Un locuteur pose la question :
« Les Dialogues ne sont donc pas l’œuvre d’un fou ? » L’autre répond : « l’œuvre, par
définition, est non-folie »460. Le livre de Rousseau n’est pas l’œuvre d’un fou, mais l’œuvre
du langage qui est lui-même délirant. Le second interlocuteur continue : « une œuvre peut
exister délirante, pourvu qu’elle ne soit pas « délirée ».461 » Ce langage se trouve au-delà de
l’œuvre, et ce à partir de quoi elle parle. « À ce langage-ci on ne peut appliquer les catégories
du normal et du pathologique, de la folie et du délire ; car il est franchissement premier, pure
transgression462. » C’est dans un espace de langage que l’œuvre devient possible. Ce langage
ne se situe pas dans la catégorie pathologique, car il n’appartient pas à la folie ou au délire
d’un individu. Ce langage « transgressif » s’oppose donc immédiatement à la raison.
La même question apparaît dans un autre texte, compte-rendu du livre de J.
Laplanche sur Hölderlin, en reprenant un « vieux problème » : « où finit l’œuvre, où
commence la folie ? »463 Ce problème est déplacé par Foucault vers un autre questionnement
concernant la limite qui sépare définitivement l’œuvre de la folie : « L’œuvre et l’autre que
l’œuvre ne parlent de la même chose et dans le même langage qu’à partir de la limite de
l’œuvre464. » La limite de l’œuvre, c’est le point où se transposent l’existence et l’absence de
l’œuvre, et dans cette limite, l’œuvre et la folie ont une certaine continuité, paradoxalement

457
Ibid., p. 447.
458
Ibid.
459
Ibid., p. 448.
460
« Introduction », DE I, no7, 1962, p. 215.
461
Ibid.
462
Ibid.
463
« Le « non » du père », DE I, no8, 1962, p. 220.
464
Ibid., p. 230.
148
Chapitre II, Partie I

dans la rupture absolue, qui est la limite. Seul le langage peux nouer ces deux domaines
incompatibles, en surplombant l’œuvre et la folie, car le langage, « surgit comme venu
d’ailleurs, de là où personne ne parle ; mais il n’est œuvre que si, remontant son propre
discours, il parle dans la direction de cette absence465. » Si le langage n’appartient à personne,
et qu’il est ce à partir de quoi parlent la littérature et la folie, elles sont également dépourvues
du lien à une personnalité, soit saine, soit folle. L’importance de Hölderlin réside dans le fait
qu’il a rendu manifeste ce lien entre l’œuvre et l’absence d’œuvre, entre la littérature et la
folie, tout en faisant apparaître ce langage, qui ne peut jamais être défini comme langage
d’une œuvre ou d’un fou. Il est aussi impossible de juger ce langage selon les critères
objectifs ou rationnels, car l’usage rationnel du langage n’est possible que dans ce langage qui
peut également être déraisonnable.
Sur ce rapport de l’œuvre, de la folie et du langage, Foucault réfléchit dans le dernier
chapitre de Raymond Roussel, sous forme d’un dialogue entre deux interlocuteurs, comme il
l’a fait dans le texte sur Rousseau, en tentant de dégager Roussel de la compréhension
psychologique, selon laquelle, son auteur n’est, comme le disait Janet, qu’« un pauvre petit
malade »466. À ce point de vue, représenté par un des locuteurs du dialogue, Foucault oppose
son analyse qui restitue la dimension propre du langage rousselien, ou du langage en lequel et
à partir duquel parle l’œuvre de Roussel. Pour Foucault, Roussel n’est rien d’autre que
« l’inventeur d'un langage qui ne dit que soi, d’un langage absolument simple dans son être
redoublé » 467 . Cette description du langage rousselien, « langage qui ne dit que soi »,
correspond exactement au langage littéraire depuis Mallarmé que nous avons mentionné
ci-dessus. Or Roussel éprouve toujours le « soleil » au cœur de son expérience d’écriture
comme « un foyer lumineux » qui éclairerait les choses du monde468. La crise de Roussel, qui
apparaît à ses contemporains comme la folie au sens pathologique, n’est pas pour lui la folie,
qui est causée par l’incompréhension des autres, mais la séparation irréversible d’avec ce
soleil. Les textes rousseliens décrivent les choses éclairées par ce soleil, en craignant que ce
foyer lumineux ne se perde pour toujours. Roussel s’efforce donc de retenir ce soleil dans son
œuvre. Ce « soleil enfermé » et sa perte expliquent l’œuvre de Roussel et sa crise. La crise est
venue du fait que ce soleil n’est jamais définitivement enfermé. Il est le vide essentiel qui

465
Ibid.
466
Raymond Roussel, p. 195.
467
Ibid., p. 210.
468
Ibid., p. 198.
149
Chapitre II, Partie I

échappe à Roussel dès qu’il s’en approche : « du fond de ce soleil montent les mots, mais ces
mots le recouvrent et le cachent »469. Le soleil n’appartient donc pas à l’œuvre de Roussel,
mais, à l’inverse, c’est à partir de ce soleil et de son absence que l’œuvre rousselienne parle :
c’est exactement l’espace du langage, qui traverse, comme nous l’avons vu, l’œuvre et la folie,
« un langage du langage, enfermant son propre soleil dans sa défaillance souveraine et
centrale »470. En passant par le langage, « l’œuvre et la maladie tournent autour de leur
incompatibilité qui les lie »471. Foucault ne lie ainsi l’œuvre de Roussel, ni à la maladie, ni à
son angoisse devant le langage, mais à « une « inquiétude » du langage lui-même »472 .
Détaché de la personnalité de l’auteur, le langage présente la forme pure de l’inquiétude qui
ne se réfère qu’à lui-même. « La « déraison » de Roussel, ses dérisoires jeux de mots (…)
communiquent sans doute avec la raison de notre monde473. » Nous devrions prêter attention à
l’usage du terme déraison entre guillemets, qui souligne, bien entendu, la différence entre la
folie au sens pathologique et la déraison au sens large, qui, comme c’était le cas dans
l’Histoire de la folie, s’oppose à la raison sans y être objectivée. Il semble que Foucault répète
la discussion faite dans son ouvrage précédent, où la déraison a eu accès à la vérité du monde,
par la voie de l’erreur absolue. Mais, ici, une telle explication historique de la déraison
cosmique n’est pas évoquée. Foucault entend par « raison du monde » l’espace du langage où
l’œuvre de la raison et la folie (ou la « déraison ») communiquent, tout en s’excluant l’une
l’autre. C’est cet espace ainsi dégagé que nous devons examiner maintenant.

2. Langage, choses, mort

Foucault analyse l’œuvre rousselienne à partir de son texte posthume, Comment j’ai
écrit certains de mes livres, où Roussel révèle sa méthode, qu’il appelle « procédé », par
laquelle se constituent des livres tels que Impressions d’Afrique et Locus Solus474. Foucault
analyse dans Raymond Roussel d’abord ces ouvrages faits selon le « procédé », puis tente de

469
Ibid., p. 207.
470
Ibid., p. 210.
471
Ibid., p. 206.
472
Ibid., p. 209.
473
Ibid.
474
Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1963 (A.
Lemerre, 1932).
– Impressions d’Afrique, Paris, Flammarion, 2005 (A. Lemerre, 1910).
– Locus Solus, Paris, Flammarion, 2005, (A. Lemerre, 1914).
150
Chapitre II, Partie I

les situer dans un espace plus vaste de l’œuvre rousselienne, en analysant également les autres
livres écrits sans procédé. Foucault met ce faisant en question une forme de naturalité d’objet,
naturalité du lien entre le langage et les choses. Il reprend aussi dans l’espace du langage la
figure de la mort tout autrement que dans la Naissance de la clinique. Nous examinerons
ci-dessous une autre version de l’analyse foucaldienne de la naturalité des choses et de la mort,
en passant par le langage, surtout celui de Raymond Roussel.

2.1. Langage et choses : le procédé rousselien

Deux phrases presque identiques représentent bien ce en quoi consiste le procédé


rousselien : « les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard » ; « les lettres du blanc sur
les bandes du vieux pillard ». La différence est infime. Une seule lettre est remplacée par une
autre, mais le sens change totalement. Voici l’explication de Roussel lui-même :

Dans la première, « lettres » était pris dans le sens de « signes typographiques », « blanc » dans

le sens de « cube de craie » et « bandes » dans le sens de « bordure ». / Dans la seconde,


« lettres » était pris dans le sens de « missives », « blanc » dans le sens d’« homme blanc » et

« bandes » dans le sens de « hordes guerrières »475.

Il s’agit pour lui d’écrire « un conte pouvant commencer par la première et finir par la
seconde », qui serait les Impressions d’Afrique476. Roussel continue à chercher des mots
phonétiquement proches l’un de l’autre, mais dont les sens diffèrent considérablement. Les
mots sont associés par ces jeux de différence et constituent un récit. Dans ce procédé
rousselien produisant ces deux phrases, Foucault ne constate pas de simples effets de
calembour, mais ce qui concerne l’être du langage lui-même. La seconde phrase n’est pas
seulement contre-sens de la première, mais, selon Foucault, « contre-existence et négativité
pure », dans la mesure où ces deux phrases quasi identiques rendent visible la limite du
langage, lequel ne peut représenter exactement la chose qu’il représente477. Par un infime
changement, le langage ne représente plus les choses qu’il représentait, mais désigne d’autres
choses ou, à la limite, ne représente rien. Ce « minuscule accroc » de langage n’est pas un

475
Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres, p. 11-12.
476
Ibid., p. 12.
477
Raymond Roussel, p. 32.
151
Chapitre II, Partie I

simple lapsus, mais dévoile que le langage n’est pas fidèle aux choses478. Foucault définit le
statut du langage chez Roussel, en se référant à la figure du soleil que nous venons de voir :
« Le soleil de Roussel qui est toujours là et toujours « en défaut », qui risque de s’épuiser
au-dehors, mais qui aussi bien brille à l'horizon, c’est le manque constitutif du langage, c’est
la pauvreté, l’irréductible distance d’où la lumière jaillit indéfiniment »479.
Ayant perdu la chose qu’il représente, le langage réside dans le vide où il ne parle
plus des choses. Le langage répétitif où « les mots reviennent à leur identité en une royale
indifférente à tout ce qui diffère », rend les choses « irrémédiablement doubles et séparées
d’elles-mêmes »480. Mais ce doublement des choses n’affecte pas les choses elles-mêmes. Il
ne se produit que dans l’espace du langage, qui « ouvre à l’intérieur même du mot son vide
insidieux, désertique et piégé »481. C’est précisément cet espace vide du langage que Roussel
tente d’investir par l’intervention qu’est le procédé : « [Roussel] ne veut pas doubler le réel
d'un autre monde, mais dans les redoublements spontanés du langage, découvrir un espace
insoupçonné et le recouvrir de choses encore jamais dites482. » Si le style au sens général tente
de « dire la même chose, mais autrement », le langage de Roussel est le « style renversé »,
cherchant à « dire subrepticement deux choses avec les mêmes mots »483. La prolifération de
mots détachés des choses du monde, c’est ce que Roussel vise dans « certains de ses livres »
pour combler le vide du langage. Or la multiplication très riche produite permet « une
invraisemblable jointure des êtres », c’est-à-dire que dans l’espace du langage, les mots, qui
se combinent sans être conditionnés par les liens entre les mots et les choses, font apparaître
des choses qui n’existent pas, ou qui sont du non-être484. Le langage ne double donc pas
seulement la réalité, mais aussi se multiple dans l’espace qui lui est propre. C’est précisément
là que Foucault constate chez Roussel, ainsi que chez Robbe-Grillet, « la naissance
perpétuellement renouvelée d’un rapport infini entre les mots et les choses » 485 . Ce
jaillissement infini des mots n’appartient pas à l’ordre interne du langage, provoqué par les
hasards, l’inspiration ou « la plume qui court » comme chez les surréalistes, mais, se produit à
l’origine à la fois dans le langage et hors de lui. Le procédé met précisément en lumière

478
Ibid., p. 33.
479
Ibid., p. 208.
480
Ibid., p. 34.
481
Ibid., p. 24.
482
Ibid., p. 25.
483
Ibid.
484
Ibid., p. 51.
485
« Pourquoi réédite-t-on de Raymond Roussel ? », DE I, no26, 1964, p. 450.
152
Chapitre II, Partie I

« l'évidence insupportable que le langage nous arrive du fond d'une nuit parfaitement claire et
impossible à maîtriser »486.
Le procédé rousselien met donc en lumière la fragilité des liens entre les choses et les
mots, et montre que les mots laissés dans le vide prolifèrent non pas pour restituer les liens
avec les choses, mais pour combler simplement ce vide, tout en faisant apparaître le non-être.
Le langage qui se produit par le procédé rousselien, se ferme et se referme dans son propre
espace, qui prouve paradoxalement, eu égard à sa pauvreté par rapport aux choses, sa
fécondité inépuisable. Nous pouvons dire que l’étude de cet espace du langage est l’envers
des ouvrages précédents de Foucault pour la raison suivante : l’analyse du procédé rousselien
cherche à mettre en doute les liens entre les mots et les choses, à partir de la prolifération du
langage dans son propre vide, totalement indépendant des choses, alors que les ouvrages
précédents ont tenté de mettre en lumière la pluralité des choses (ou des pratiques) désignée
par un mot, par exemple, la folie ou la maladie. Dans tous les cas, il s’agit toujours de mettre
en lumière un domaine vaste et indécis, soit des mots, soit des choses et des pratiques, dans
les unités ou les liens apparemment évidents et solides.

2.2. Le Visible et l’Invisible

Comment j’ai écrit certains de mes livres ne donne toutefois pas aux lecteurs, comme
semblait l’indiquer son titre, la compréhension de toute l’œuvre rousselienne. Dans cette
révélation posthume, Roussel laisse inexpliqués les ouvrages hors procédé tels que La
Doublure et La Vue. Foucault analyse également ces textes pour rendre visible ce qui reste
invisible dans les textes constitués selon le procédé. Il n’est cependant pas question de trouver
dans ces textes hors procédé une autre méthode, mais de repérer une parenté entre deux
parties de l’œuvre rousselienne, la partie dévoilée et son ombre. Le visible et l’invisible se
croisent dans l’œuvre, car ils sont « exactement le même tissu, la même indissociable
substance », du fait qu’ils viennent du « même soleil » qui, est, comme nous l’avons vu, la
figure du langage487. Examiner ces textes dans l’ombre, ce n’est donc pas les opposer aux
textes faits par le procédé, mais rendre manifeste l’invisible qui est déjà présent et très proche
du visible.
Ces textes hors procédé représentent un autre rapport entre les choses et les mots. Ils

486
Raymond Roussel, p. 54.
487
Ibid., p. 132.
153
Chapitre II, Partie I

sont des « spectacles purs, sans répit » où les choses s’étendent dans une profusion 488 .
Foucault compare ces spectacles des choses avec le théâtre dont ils sont à la fois près et loin.
Proche, parce que rien n’y est invisible et que tout est offert au regard. Lointain, du fait que,
au théâtre, « le visible ne forme qu’une transition vers un langage », alors que, chez Roussel,
inversement, c’est le langage qui s’oriente vers les choses, et qui est petit à petit absorbé dans
le silence des choses489. Le langage n’est prolixe que dans la mesure où il se supprime dans ce
mutisme. Mais le langage ne décrit pas simplement tout ce que l’on voit dans les choses. Il
rend visible même ce qui n’est pas donné au regard. La visibilité n’est donc pas fondée sur le
regard, mais elle se trouve hors du regard. Certes Roussel observe de près les choses, parfois
au travers d’une lentille, mais cette méticulosité du regard vise plutôt à « mettre le regard en
parenthèses et à une autre échelle » qu’à renforcer la vue490. Foucault cite un passage de
Roussel sur l’étiquette de l’eau minérale :

Une femme grande / Avec une froideur prudente dans l'abord, / Elle a, par bonheur pour elle, une

forte idée / De sa personne et n'est jamais intimidée. / Elle croit presque tout savoir ; elle est

bas-bleu / Et ne fait aucun cas des gens qui lisent peu. / Elle tranche quand on parle littérature. /
Ses lettres sans un mot plat, sans une rature / N'éclosent qu'après des brouillons laborieux491.

Le langage prolifère infiniment, en tournant autour de l’étiquette. Ce qui y surgit, c’est


précisément « une langue qui est à la fois le visible et son contenu invisible devenu
visible »492. Tout en se plongeant dans le jeu de répétition infinie du visible et de l’invisible, le
langage ne se détachera jamais des choses. Le lien entre les mots et les choses est une
condition nécessaire pour que le langage se multiple sans cesse, alors que, dans le procédé, ce
lien doit être rompu pour la multiplication des mots. En ce sens, les textes hors procédé font
apparaître « la figure inverse du procédé » 493 . Autrement dit, ils pivotent autour d’une
expérience singulière, expérience qui est « le lien du langage avec cet espace inexistant qui,
en dessous de la surface des choses, sépare l'intérieur de leur face visible et la périphérie de
leur noyau invisible »494. Le langage se déploie dans cette espace délimité par la surface des

488
Ibid., p. 133.
489
Ibid.
490
Ibid., p. 136.
491
Cité dans Raymond Roussel, p. 136.
492
Raymond Roussel, p. 145.
493
Ibid., p. 146.
494
Ibid., p. 155.
154
Chapitre II, Partie I

choses, où il se multiple infiniment, non pas parce qu’il est indépendant des choses, mais
parce qu’il ne peut s’en détacher.
La parenté entre les textes faits du procédé et ceux hors procédé réside dans la
position du langage par rapport aux choses. Dans les deux types de textes, le langage n’est pas
adéquat aux choses, mais toujours en défaut ou en excès. Les liens entre les mots et les choses
sont donc si fragiles qu’ils n’assurent aucunement la correspondance exacte des mots aux
choses. Dans ces conditions, la naturalité des objets ne peut jamais exister. Détachés
définitivement des choses, les mots ne cessent de proliférer, en comblant le vide qu’est
l’espace du langage.
À ce vide s’ajoute une autre figure, la figure de la mort, non simplement d’un
individu, mais en tant qu’événement pur du langage. Ayant déjà réfléchi dans la Naissance de
la clinique sur cette figure, comme limite à partir de laquelle est possible la science de la vie,
Foucault aborde ce qu’est la mort dans l’espace du langage. Penser le statut de la mort dans la
science de la vie et dans le langage, c’est à partir de ce thème de la mort que la Naissance de
la clinique et Raymond Roussel sont, au-delà d’une simple coïncidence de l’année de
publication (1963), comme le dit Denis Hollier, « des livres jumeaux »495. Nous examinerons
ci-dessous quelle place cette notion de mort occupe dans les textes foucaldiens sur la
littérature, en particulier dans Raymond Roussel.

2.3. Langage et mort

Si la mort occupe une place privilégiée dans l’œuvre de Roussel, c’est parce que sa
publication posthume, Comment j’ai écrit certains de mes livres, domine toute l’œuvre par la
révélation du procédé qui restait jusqu’alors caché. Dévoilement si saillant que l’on est obligé
de relire toute l’œuvre de Roussel à la lumière de ce texte posthume, qui est préparé aussi
soigneusement que sa mort, probablement le suicide. La mort de Roussel a permis de mettre
en lumière le secret de son langage, alors que ce dévoilement a laissé dans l’ombre, comme
nous l’avons vu, ce qui restait toujours caché. La mort est un point à partir duquel le langage

495
Denis Hollier, « Le mot de Dieu : « Je suis mort » », Michel Foucault philosophe. Rencontre
internationale, Paris, 9, 10, 11 janvier 1988, Paris, Le Seuil (coll. Des travaux), 1989, p. 159. Philippe
Sabot met également l’accent sur la structure à la fois symétrique et opposée entre ces deux ouvrages : la
mort dans la Naissance de la clinique se trouve au cœur d’un savoir positif de l’individu vivant, dans
Raymond Roussel, la mort fonctionne comme révélateur du vide absolu dans l’espace du langage,
c’est-à-dire comme rôle purement négatif. (Sabot, art. cit., p. 29-30.)
155
Chapitre II, Partie I

rousselien est expliqué et au-delà duquel le secret de l’œuvre disparaît définitivement. Et ce


langage rousselien est ordonné selon la révélation posthume du procédé et, hors de celle-ci, on
se heurte à des limites indépassables. Ainsi que le dit Foucault : « La mort et le langage, ici,
sont isomorphes496. » Dès le moment de l’écriture et également par son caractère posthume,
Comment j’ai écrit certains de mes livres se trouve une position singulière, qui a pour rôle de
mettre en lumière le procédé. La mort de Roussel, qui déclenche ce processus de dévoilement,
est précisément inscrite dans le texte comme « un futur déjà présent »497. C’est ainsi que la
mort devient un événement purement langagier, non plus celui qui arrive à la vie humaine. Il
s’agit maintenant de savoir de quelle manière la mort se situe dans le langage. Foucault,
suivant la révélation de Roussel, montre l’importance de cette mort langagière dans le
procédé.
Les mots comme « pillard » et « billard », à partir desquels Roussel construit son
récit, sont facilement retrouvables dans la mesure où le nombre de variations possibles est
déterminé par les différences phonétiques possibles. Mais, si le procédé est appliqué à une
phrase entière et qu’il la transforme totalement, il est presque impossible de revenir d’une
phrase dérivée à la phrase initiale498. Par exemple, à partir d’une phrase tirée de la chanson
populaire, « J’ai du bon tabac dans ma tabatière », Roussel fait un ensemble de mots par
lequel il commence un conte : « Jade tube onde aubade en mat a basse tierce »499. La seconde
phrase ne permet pas de reconstruire la première, si celle-ci est définitivement perdue.
Roussel lui-même reconnaît qu’il y a quelques lacunes dans sa mémoire qui empêchent une
telle restitution 500 . Ce qui s’est passé entre les deux phrases, ce n’est pas un simple
changement aléatoire de mots, mais la « possibilité innombrable de détruire et de reconstruire
les mots tels qu'ils sont donnés » ; « L'aléa n'est pas, continue Foucault, le jeu d'éléments
positifs, il est l'ouverture infinie, et à chaque instant renouvelée, de l'anéantissement501. »
C’est là que la figure de la mort intervient dans le langage. Le procédé rousselien, en faisant
apparaître des choses défigurées dans l’espace du langage, détruit le langage quotidien par le
jeu de hasard, et construit un récit selon une structure de nécessité minutieusement calculée.

496
« Dire et voir chez Raymond Roussel », DE I, no 10, 1962, p. 240.
497
Raymond Roussel, p. 76.
498
« Le procédé évolua et je fus conduit à prendre une phrase quelconque, dont je tirais des images en la
disloquant, un peu comme s’il se fût agi d’en extraire des dessins de rébus. » (Comment j’ai écrit certains
de mes livres, p. 20.)
499
Comment j’ai écrit certains de mes livres, p. 20.
500
Ibid., p. 21.
501
Raymond Roussel, p. 60-61.
156
Chapitre II, Partie I

Comme tout langage littéraire, le langage rousselien est « destruction du ressassement


quotidien », mais, cette destruction ne se termine jamais chez Roussel. « Il se maintient
indéfiniment dans le geste hiératique de ce meurtre502. » Le langage produit par le procédé ne
peut être que destructif et, par conséquent, négatif. La mort que le procédé amène au langage
ordinaire, c’est le moment de la destruction exhaustive. Dans le jeu de répétition aléatoire, le
procédé transfigure le langage au point que les mots ne trouvent plus leur origine et disent des
choses totalement différentes de leurs formes originaires. Or, dans la mesure où le langage
rousselien suppose ce qui précède son intervention, il est toujours secondaire. Il est donc « la
figure seconde de mots déjà parlés » et « le langage de toujours travaillé par la destruction et
la mort »503. Les récits rousseliens qui sont produits du déjà-dit répètent ce qui existait sous
une forme jamais encore vue. C’est là que Foucault trouve sa parenté avec Jules Verne, que
Roussel a sans cesse admiré : les deux auteurs, selon Foucault, « retrouvaient en ces figures
inouïes qu'ils ne cessaient d'inventer les vieux mythes du départ, de la perte et du retour, ceux,
corrélatifs, du Même qui devient Autre et de l'Autre qui était au fond le Même, celui de la
droite à l'infini qui est identique cercle »504. Certes les images du cercle et de la droite ou
l’annulation des déjà-dits au profit de la naissance des inédits évoqueraient le schéma
dialectique, mais, dans le langage de Roussel et de Verne, n’existent que les jeux du négatif,
de la répétition et de la différence sans viser à rien accomplir. Ce langage négateur se ferme
sur lui-même, et ne sort jamais de son propre espace.
La mort de Roussel a ouvert cet espace du langage qui meurt, mais il est également
un moment de la résurrection du langage « à partir des splendeurs pulvérisées de son
cadavre »505. C’est le langage lui-même qui, par le procédé, fait mourir le langage. Dans ce
statut ambigu, « le langage est à la fois mort et meurtrier, résurrection et abolition de
506
soi-même » . Le langage ne se donne la mort que pour se dédoubler infiniment et, ce
langage dédoublé, langage qui prolifère inlassablement, ne peut se rompre ce lien fatal avec la
mort. Ainsi que le dit Foucault : « le langage vit d'une mort qui se maintient dans la vie, et sa

502
Ibid., p. 61.
503
Ibid., p. 61-62.
504
Ibid., p. 100.
Foucault trouve également une telle parenté entre Roussel et Brisset, auteur de La Grammaire logique :
« Chez Roussel, comme chez Brisset, il y a antériorité d’un discours trouvé au hasard ou anonymement
répété ; chez l’un et chez l’autre, il y a série, dans l’interstice des quasi-identités, d’apparitions de scènes
merveilleuses avec lesquelles les mots font corps. » (« Sept propos sur le septième ange », DE I, no 73,
1970, p. 888.)
505
Raymond Roussel, p. 62.
506
Ibid., p. 70-71.
157
Chapitre II, Partie I

vie même se prolonge dans la mort »507. Il reprend plus loin ce rapport de la vie et de la mort :
« La vie se réitère dans la mort, communique avec elle-même à travers l'événement absolu,
mais ne se rejoint jamais508. » La vie du langage ou dans le langage, c’est la prolifération, la
répétition, le dédoublement du langage lui-même qui fait naître en même temps des êtres
purement du langage. Le langage est toujours menacé par la mort, qui est la figure à la fois la
plus proche et la plus lointaine. La mort, c’est à la fois le langage lui-même et le seuil
infranchissable du langage ; elle fonctionne, par rapport au langage, comme un miroir.
Comme le dit Foucault dans un autre texte, « le langage, sur la ligne de la mort, se
réfléchit »509. Le langage est dédoublé à la surface du miroir qu’est la mort, et ne peut
dépasser cette limite si mince. C’est dans la structure de la finitude, finitude marquée par la
mort, que se trouve le langage. Mais la mort, imitant la vie même, est toujours présente dans
le langage, et, en passant par le geste meurtrier, le langage s’approche de la mort à laquelle il
n’arrive jamais sans supprimer son propre être.
Alors que la mort est toujours présente comme absence absolue dans l’espace du
langage, le langage cherche une autre figure, qui circonscrit la vie comme la mort, mais d’une
manière strictement inverse : la naissance ou l’origine. Chez Roussel, Foucault distingue deux
sortes d’êtres : ceux de la métamorphose, d’une part, qui se dédoublent vers et contre la mort ;
ceux de la naissance ou de l’origine d’autre part, comme « cachée par un disque noir que le
labyrinthe devra contourner pour la découvrir »510. La naissance du langage est opaque, et
tous les efforts pour y accéder finissent par se perdre dans ce labyrinthe incontournable. Mais
le langage n’en sortira jamais, car « la naissance elle-même (…) déclenche un dédoublement
où elle se perd »511 : comme le langage suppose toujours le déjà-dit, l’origine se retire
infiniment512. Dans la quête de sa naissance secrète, le langage se multiplie comme il le fait à
l’égard de la mort. La naissance est, en ce sens, dans une position de miroir par rapport à la
mort. Elle donne de la mort « avant la vie une échéance à répéter, mais pour longtemps
secrète »513. La naissance détermine tout l’espace du langage jusqu’à sa fin, et ne réapparaît
jamais sous sa forme d’origine. « C’est pourquoi la naissance est à la fois hors langage et au

507
Ibid., p. 71.
508
Ibid., p. 109.
509
« Le langage à l’infini », p. 279.
510
Raymond Roussel, p. 114.
511
Ibid., p. 116.
512
Foucault reprendra ce recul infini de l’origine dans sa discussion sur la structure anthropologique du
savoir moderne, qu’il développera dans Les Mots et les Choses.
513
Raymond Roussel, p. 204.
158
Chapitre II, Partie I

bout du langage514. » Le langage prolifère donc dans l’espace défini par cette limite double de
la naissance et de la mort, vers laquelle le langage se dirige sans cesse, tout en s’en écartant.
Foucault décrit ainsi les mouvements vivants et prolifiques du langage entre la
naissance et la mort, qui sont autonomes par rapport aux choses, paradoxalement grâce à la
pauvreté du langage pour les décrire. Si l’œuvre de Roussel est pour Foucault un exemple
privilégié de ce langage, et que la méthode propre à l’œuvre rousselien qu’est le procédé lui
permet de faire apparaître ce rapport du langage aux choses, ce statut singulier du langage
s’étend dans tout le domaine du langage. Par exemple, Foucault le trouve dans l’œuvre de
Sade et les romans de terreur : « Sade et les romans de terreur introduisent dans l’œuvre de
langage un déséquilibre essentiel : ils la jettent dans la nécessité d’être toujours en excès et en
défaut. En excès, puisque le langage ne peut plus éviter de s’y multiplier par lui-même (…) ;
mais par ce même décalage, il s’allège à son tour de toute pesanteur ontologique »515 .
Foucault examine aussi l’implication essentielle entre le langage et la mort, en disant que « la
mort est sans doute le plus essentiel des accidents du langage (sa limite et son centre) »516. Si
l’on écrit ou parle, c’est pour ne pas mourir et pour laisser des traces contre cet
anéantissement absolu qui ne cesse d’attirer tout le langage à son centre vide. « Du jour où on
a parlé vers la mort et contre elle, pour la tenir et la détenir, quelque chose est né, murmure
qui se reprend et se raconte et se redouble sans fin, selon une multiplication et un
épaississement fantastiques où se loge et se cache notre langage aujourd’hui517. » Ce langage
qui se répète infiniment, est précisément ce que Foucault a trouvé dans le langage rousselien.
Le langage d’aujourd’hui, surtout, le langage littéraire est caractérisé par cette répétition
infinie vers et contre la mort. Foucault confirme ainsi : « Écrire, de nos jours, s’est infiniment
rapproché de sa source518. » La mort est la source du langage littéraire.
Autour du langage littéraire, en particulier de celui de Roussel, Foucault réorganise
les éléments qu’il a déjà étudiés dans les ouvrages précédents, à savoir la folie, la mort, le
langage, le regard, etc. Le plus important dans cette reprise est sans doute que s’établit
l’espace d’un langage qui ne se réfère qu’à lui-même. Dans cet espace clos et autonome, deux
déplacements se sont opérés. Premièrement, la folie y est insérée, en se détachant de la
catégorie de la maladie mentale. La folie n’appartient plus à une personnalité, mais à cet

514
Ibid.
515
« Le langage à l’infini », DE I, no 24, 1964, p. 287.
516
Ibid., p. 280.
517
Ibid.
518
Ibid., p. 283.
159
Chapitre II, Partie I

espace du langage, où l’œuvre et l’absence d’œuvre se croisent dans le danger de la


disparition absolue. C’est le langage lui-même qui peut être de la folie. La folie est ainsi
dépourvue de la forme anthropologique à laquelle la maladie mentale est inséparablement liée
par la psychiatrie et la psychologie. Deuxièmement, s’intégrant dans cet espace, la mort est
également éloignée de l’acception biologique ou organique qui permet à Bichat de
comprendre les processus vitaux du corps, et devient une limite du langage, limite
infranchissable vers laquelle le langage s’oriente en dépit du danger de la disparition. Car
c’est la mort, moment négatif de la destruction, qui rend possible le langage littéraire
d’aujourd’hui, qui, paradoxalement, ne dit que de lui-même. La mort dans le langage n’est
plus anthropologique, mais un événement, purement langagier, du futur déjà présent, qui
dédouble infiniment le langage par sa force négative.
Cette négativité de la mort dans l’espace du langage pose une autre question que
nous devons examiner. Si le langage, toujours menacé par la disparition totale, ne peut que
rester dans son propre espace, le moment négatif fonctionne d’une manière différente que
celle que l’on observe dans la dialectique. La négativité dans le langage est négativité pure, en
ce sens qu’elle n’attendra jamais à une étape supérieure ou à une fin quelconque. Au travers
de l’analyse de la littérature et de sa négativité essentielle, Foucault cherche la possibilité de
penser d’une manière non-hégélienne. Il s’agit maintenant pour nous de réfléchir sur cette
forme de pensée « littéraire », qui s’opposerait à la pensée hégélienne. De quelle manière la
littérature est-elle anti-hégélienne ? C’est à cette question que nous tentons de répondre
maintenant.

3. Dédialectiser la pensée

Dans un débat organisé avec des écrivains sur le thème « Une littérature nouvelle ? »,
Foucault exprime le problème qu’affronte la pensée philosophique contemporaine et dont elle
cherche la solution :

On est en train actuellement, mais avec beaucoup de peine, même et surtout en philosophie, de

chercher ce qu’est la pensée sans appliquer les vieilles catégories, en essayant surtout de sortir
enfin de cette dialectique de l’esprit qui a été une fois définie par Hegel. Vouloir penser

dialectiquement quelque chose qui est si nouveau par rapport à la dialectique, cela me paraît

160
Chapitre II, Partie I

être un mode d’analyse complètement inadéquat à ce que vous faites519.

Il s’agit de la dialectique hégélienne dont la pensée philosophique tente de se dégager. La


difficulté de la pensée dialectique apparaît clairement, lorsque l’on tente d’analyser ce qui lui
est nouveau et étranger. La littérature est précisément un tel objet que la dialectique ne peut
bien appréhender. La philosophie devrait-elle donc chercher un autre mode de pensée qui
serait adéquate à la pensée littéraire ? Certainement, oui. Mais la voie que Foucault a choisie
n’est pas, comme nous l’avons déjà fait remarquer à plusieurs reprises, de transformer la
pensée en fonction de cette nouvelle forme du langage qu’est la littérature, mais de chercher
la possibilité d’une nouvelle manière de philosopher à l’intérieur même de l’espace où se
déploie le langage littéraire. Nous examinerons deux points des tentatives foucaldiennes pour
la philosophie « littéraire » contre la dialectique : l’un concerne la stratégie générale par
laquelle Foucault cherche à déjouer la dialectique par la littérature, et l’autre, l’expérience
littéraire qui fait naître un nouveau langage qui est également philosophiquement important.
Ces deux pôles de réflexion, nous voudrions les analyser sans perdre le lien avec ce que nous
venons de développer, les rapports entre le langage, la folie et la mort. C’est pour faire
apparaître, sans le scinder, un domaine de pensée spécifique, la pensée sur la littérature chez
Foucault. Toutefois, pour dédialectiser la pensée par la littérature, Foucault se réfère à des
écrivains tels que Maurice Blanchot, Georges Bataille, Pierre Klossowski, plutôt qu’à Roussel.
Nous tenterons donc de montrer dans quelle mesure ces références différentes contribuent à
enrichir la pensée foucaldienne.

3.1. Contre la dialectique : transgression , limite, dehors

Nous commencerons l’esquisse de la stratégie foucaldienne dans le domaine littéraire


contre la dialectique par une notion que nous avons brièvement mentionnée ci-dessus : la
transgression. Foucault appelle transgressive la force singulière du langage auto-référentiel
qui appartient, hors du sens pathologique, à la folie. Cette notion de transgression permet à
Foucault de lier le langage littéraire à une mise en question de la dialectique. Or la
transgression implique toujours l’existence de ce qui est transgressé, c’est-à-dire la limite, la
ligne de partage entre l’intérieur et l’extérieur de la pensée. Transgression, limite, dehors,

519
« Débat sur le romain », p. 368.
161
Chapitre II, Partie I

Foucault aborde ces notions en s’appuyant sur la littérature. Parmi les écrivains auxquels se
réfère Foucault, nous analysons ici les trois figures importantes, qui font jouer ces notions à
l’intérieur de leur œuvre, à savoir Bataille, Klossowski et Blanchot.
Dans un texte consacré à Bataille, Foucault développe la réflexion sur le langage
transgressif 520 . L’importance de Bataille réside dans le fait que sa pensée se trouve au
croisement des deux pensées : la pensée de la sexualité et celle de la mort de Dieu. De Sade à
Freud, la sexualité a été « dénaturalisée » par « la violence de leurs discours »521. On n’a pas
libéré la sexualité pour qu’elle se montre en son état de nature. La sexualité moderne ne
s’enracine pas dans la nature, mais, détachée de la valeur chrétienne, s’installe dans un autre
monde où elle joue un rôle différent. L’expérience moderne de la sexualité fait apparaître,
plutôt que la nature, les limites qui montreraient jusqu’à quel point l’éloignement de la nature
est possible. En ce sens, la pensée de Bataille est un effort pour mettre en question la
naturalité de l’objet dans le domaine de la sexualité. La sexualité débouche ainsi sur les trois
limites : la limite de notre conscience rendue possible par sa lecture de notre inconscient ; la
limite de la loi atteinte par sa forme universelle d’interdit ; la limite de notre langage par le
fait qu’elle atteint à un silence absolu.
La mort de Dieu signifie que l’Illimité a abouti à sa limite et qu’il n’y a plus rien qui
soit extérieur à l’être. Désormais, c’est l’expérience « intérieure et souveraine » qui est
prépondérante522. La pensée sans Dieu met en lumière une autre sorte de limite.
L’expérience de la transgression se dessine entre ces deux pensées, car « la
transgression est un geste qui concerne la limite »523. La transgression présuppose toujours
l’existence de la limite. La transgression et la limite ne s’opposent pas simplement, mais « se
doivent l’une à l’autre la densité de leur être ». La densité, c’est celle du jeu infini
d’enchevêtrement entre la limites et les gestes de transgression. Leur rapport n’est pas
d’opposition, comme l’extérieur à l’intérieur, mais le « rapport en vrille », rapport « dont
aucune effraction simple ne peut venir à bout »524. Rapport en vrille, en ce sens que la
transgression ne s’arrête pas une fois pour toutes, mais doit inlassablement pénétrer la limite,
sans aboutir à une fin définitive. Or Foucault souligne que la transgression ne doit pas être
comprise comme le scandaleux ou le subversif, c’est-à-dire comme « ce qui est animé par la

520
« Préface à la transgression », DE I, no 13, 1963, p. 261-278.
521
Ibid., p. 261.
522
Ibid., p. 263.
523
Ibid., p. 264.
524
Ibid., p. 265.
162
Chapitre II, Partie I

puissance du négatif » 525 . La transgression, détachée de la valeur éthique, devient une


affirmation selon laquelle l’être est illimité, en ce sens que toutes les limites peuvent être
transgressées. Mais, en même temps, cette affirmation transgressive ne produit pas un nouvel
être. Elle n’est affirmation ni productive ni positive. Foucault la caractérise ainsi : « Il ne
s’agit pas là d’une négation généralisée, mais d’une affirmation qui n’affirme rien » ; « Rien
ne lui est plus étranger que la figure du démoniaque qui justement « nie tout » 526 . »
L’expérience de la transgression se trouve dans cette position indécise entre affirmation et
négation. Foucault distingue clairement la transgression de la négation hégélienne, qui est
négation totale pour faire surgir ce qui sera entièrement nouveau et étranger à ce qui existe. La
limite n’est pas définitivement annulée, mais subsiste au sein même de la transgression. Il
n’est pas non plus possible de fonder, d’une manière kantienne, l’expérience de la
transgression sur des conditions transcendantales. L’expérience de la transgression n’abolit
pas dialectiquement la limite, et ne se justifie pas non plus comme universelle. Elle réside
dans un domaine d’expérience spécifique, « expérience de la finitude et de l’être, de la limite
et de la transgression »527. C’est depuis Kant et Sade que cette expérience de la finitude
devient essentielle à la culture occidentale. Notons brièvement l’ambivalence de la position de
Kant. Foucault critique ce philosophe allemand pour avoir ouvert la réflexion sur les
conditions transcendantales de l’expérience, mais, en même temps, le considère comme
fondateur de l’expérience de la transgression, qui est par excellence, une expérience de la
finitude. Cette ambivalence réapparaîtra dans Les Mots et les Choses, mais sous une forme
différente, qui sera à la fois l’introduction de la notion d’a priori historique et la critique de la
pensée moderne dont la configuration anthropologique est introduite par la philosophie
kantienne528.
L’expérience de la transgression et de la limite se définit ainsi comme ce qui met
perpétuellement en question les limites de notre conscience, de la loi et du langage. C’est dans
le langage de Bataille que cette expérience se manifeste clairement tout en montrant la limite
même du langage. Nous reviendrons à ce langage transgressif pour examiner maintenant un
autre langage anti-dialectique qui est celui de Pierre Klossowski que Foucault caractérise

525
Ibid., p. 266.
526
Ibid., p. 266-267.
527
Ibid., p. 269.
528
Ce faisant, Foucault reprendra le projet kantien de la critique, en le déplaçant du transcendantal au
positif, et tentera de se déprendre d’une structure anthropologique dans lequel la philosophie kantienne est
prise. Nous reviendrons sur ce point dans le chapitre suivant.
163
Chapitre II, Partie I

également de « parole transgressive »529.


Si Bataille a déjoué la dialectique par la transgression et la limite, il est question,
chez Klossowski, du rapport entre le Même et l’Autre. L’expérience de Klossowski
s’apparente à une expérience fort ancienne et déjà perdue, expérience du monde où l’Autre,
comme le Démon, n’est pas une antithèse du Même. Il s’agit là de la mise en doute d’une
pensée binaire, illustrée par exemple par les conceptions chrétiennes du Bien et du Mal, qui
organise profondément la pensée occidentale. Klossowski tente de se dégager de cette dualité
et se demande : « Mais si Diable, au contraire, si l’Autre était le Même530 ? » Cette question
ne vise pas à identifier l’Autre avec le Même, mais à faire jouer l’Autre comme simulacre du
Même. L’expérience de Klossowski se situe dans un monde de simulacre, monde « où
régnerait un malin génie qui n’aurait pas trouvé son dieu, ou qui pourrait aussi bien se faire
passer pour Dieu, ou qui peut-être serait Dieu lui-même »531. Ce monde, selon Klossowski,
c’est le nôtre. Puisque le malin génie ne fait qu’imiter le monde, ne reste qu’un écart presque
imperceptible du Même. C’est dans cet écart que naît un mouvement infini, qui est
« parfaitement étranger à la dialectique », dans la mesure où « il ne s’agit pas de l’épreuve de
la contradiction, ni du jeu de l’identité affirmée puis niée »532. Deux éléments ressemblants
s’animent dans ce mouvement infini et s’écartent paradoxalement l’un de l’autre ; ils se
renforcent pour différer sans cesse l’un de l’autre dans le ressemblant. Le simulacre est donc
totalement incompatible avec toutes les notions négatives de la dialectique telles que la
négation, l’annulation, la suppression, etc. Foucault le caractérise comme « vaine image »,
« représentation de quelque chose », « mensonge qui fait prendre un signe pour un autre »,
« signe de la présence d’une divinité », ou « venue simultanée du Même et de l’Autre » :
images riches du simulacre qui sont à la fois « simulacre, similitude, simultanéité, simulation
et dissimulation »533. Ce qui se produit dans le simulacre, ce n’est pas une vérité, mais un
espace où « les discours, les fables, les ruses piégeantes et piégées de Klossowski vont trouver
leur langage », langage qui se trouve hors de la dialectique et de tous les jeux d’opposition
comme ceux du sens et du non-sens, du signifiant et du signifié, du symbole et du signe534.
Klossowski retrouve ainsi, au-delà de l’expérience chrétienne, « les prestiges et les

529
« La prose d’Actéon », DE I, no 21, 1964, p. 364.
530
Ibid., p. 354.
531
Ibid., p. 356.
532
Ibid.
533
Ibid., p. 357.
534
Ibid., p. 356-357.
164
Chapitre II, Partie I

profondeurs du simulacre », comme l’a vu Nietzsche dans Dionysos et Jésus-Christ535. Les


simulacres ne sont pas des choses ou de belles formes immobiles comme l’étaient les statues
grecques, mais des êtres humains ou des « Hommes-simulacres » qui retournent sur la scène,
tout en multipliant leur visage536. Ces êtres-simulacres ne permettent pas d’accéder à la vérité
profonde de l’être, mais ils sont plutôt liés à « un profond oubli » dans lequel les êtres se
fragmentent et se transforment, et qui fait surgir le Même sous la forme du simulacre537. Les
êtres apparaissent dans cet oubli, mais ils ne simulent qu’eux-mêmes.
Par le simulacre, Klossowski a ainsi dégagé les jeux du Même et de l’Autre du
schéma dialectique. L’Autre n’est pas la négation du Même, mais le simulacre du Même.
Dans le mouvement infini d’identité et d’écart entre eux, les êtres se manifestent à la fois
comme retour de ce qui était déjà et comme ce qui surgit d’un oubli profond. Il n’y a ni le
Même comme origine ni la fin où s’arrête ce jeu du simulacre. L’espace ouvert par
Klossowski est un espace du retour nietzschéen. La transgression chez Klossowski s’effectue
dans ce retour éternel du Même, dans la mesure où ce Même se transfigure infiniment dans le
jeu de simulacre.
Si la pensée de Bataille et Klossowski tente de s’organiser autour d’une nouvelle
économie à l’intérieur de l’espace du langage pour se déprendre de la pensée dialectique, celle
de Blanchot est, selon Foucault, une autre manière de s’en déprendre, c’est-à-dire l’extériorité
du langage littéraire par rapport au discours réflexif qu’est la discussion philosophique538.
Chez Blanchot, l’événement pour la littérature n’est pas l’établissement d’un nouvel ordre du
discours, mais « un passage au « dehors » »539. Il s’agit là de l’opposition entre l’ordre du
discours et celui du langage littéraire : le discours se forme selon le principe de la
représentation, où le langage se réfère à un centre ou un sujet qui n’appartient pas à lui-même.
Le langage littéraire est totalement différent : « La littérature, ce n’est pas le langage se
rapprochant de soi jusqu’au point de sa brûlante manifestation, c’est le langage se mettant au
540
plus loin de lui-même » . Le langage littéraire est défini par ce mouvement vers le dehors

535
Ibid., p. 359.
536
Ibid.
537
Ibid., p. 360.
538
Notons également que Foucault accorde à cet écrivain une place privilégiée dans le champ littéraire, en
disant qu’ « il est vrai que c’est Blanchot qui a rendu possible tout discours sur la littérature » (« Sur les
façons d’écrire l’histoire », DE I, no 48, 1967, p. 621). Blanchot a fait apparaître la littérature comme « ce
qui constitue le dehors de toute œuvre » ou comme « espace vide où viennent se loger les œuvres », tout en
défaisant le lien entre l’auteur et l’œuvre (Ibid.).
539
« La pensée du dehors », DE I, no 38, 1966, p. 548.
540
Ibid.
165
Chapitre II, Partie I

de soi, par ce qui s’écarte de soi et ce qui se disperse infiniment. Dans ce langage, aucun sujet
n’a de place. La pensée du dehors se caractérise ainsi par rapport à cette impossibilité du
sujet :

Cette pensée qui se tient hors de toute subjectivité pour en faire surgir comme de l’extérieur les

limites, (…) et qui en même temps se tient au seuil de toute positivité, non pas tant pour en saisir

le fondement ou la justification, mais pour retrouver l’espace où elle se déploie, le vide qui lui
sert de lieu, (…) cette pensée, par rapport à l’intériorité de notre réflexion philosophique et par

rapport à la positivité de notre savoir, constitue ce qu’on pourrait appeler d’un mot « la pensée

du dehors »541.

Cette pensée s’oppose donc à deux formes de discours : la réflexion philosophique et la


connaissance positive, car elle pose, de l’extérieur, les limite d’une telle réflexion ou d’une
telle connaissance, tout en faisant disparaître toute forme de subjectivité au nom de laquelle
tout le discours est énoncé. Ces limites ne fondent pas, comme l’a montré Kant, la
connaissance par ses conditions de possibilité, mais la jettent dans le vide absolu où la
positivité du savoir est extrêmement déstabilisée. Les limites dans la pensée du dehors ne sont
pas ce qui lui est déjà imposé, mais ce qu’elle impose aux savoirs, pour ainsi dire
« rationnels ». Même si elle est une forme de transgression, une telle tentative transgressive
ne se fait pas vers les limites dans lesquelles la pensée se trouve captive, mais c’est la pensée
du dehors elle-même qui impose les limites de l’intériorité de la pensée.
Avec Sade, cette pensée du dehors apparaît pour la première fois dans l’histoire. En
tant que contemporain de deux philosophes, Kant et Hegel, qui réalisent comme jamais
« l’intériorisation de la loi de l’histoire et du monde (…) par la conscience occidentale », Sade
« ne laisse parler, comme loi sans loi du monde, que la nudité du désir »542. Et cette pensée
réapparaît, sous forme encore d’esquisse, depuis la seconde moitié du XIXe siècle chez
Nietzsche, Mallarmé, Artaud, Bataille et Klossowski543. Selon Foucault, Blanchot n’est pas un
des témoins de cette pensée. Il est plutôt « la présence réelle, absolument lointaine,
scintillante, invisible (…) de cette pensée même »544. De là surgit un problème : certes la

541
Ibid., p. 549.
542
Ibid.
543
Ibid., p. 550.
544
Ibid., p. 551.
166
Chapitre II, Partie I

pensée du dehors apparaît chez Blanchot, mais son mode d’existence n’est point stable ni
visible ; il est donc très difficile de lui donner un langage qui lui soit propre, car « tout
discours purement réflexif risque en effet de reconduire l’expérience du dehors à la dimension
de l’intériorité »545. Contre ce mouvement d’intériorisation, il faut mener le langage réflexif à
une limite où il ne peut plus tenir sa systématicité : « parvenu au bord de lui-même, il ne voit
pas surgir la positivité qui le contredit, mais le vide dans lequel il va s’effacer »546. Le langage
réflexif rencontre à sa limite ce qui lui est absolument extérieur. Ce dehors n’est pas une
négation ou une contradiction du langage réflexif, par laquelle il revient à lui-même d’une
manière spirale, mais la disparition absolue ou la dispersion irréversible dans le vide. Dans la
pensée du dehors, le langage réflexif perd sa densité et se fragmente. « C’est pourquoi, dit
Foucault, le langage de Blanchot ne fait pas usage dialectique de la négation547. » La négation
chez Blanchot n’est pas un moment à l’intérieur du système de discours, mais une expérience
du vide qui ne mène le langage réflexif nulle part. Or cet espace du langage est aussi
circonscrit par les limites hors du langage : l’origine et la mort. Le langage communique sans
cesse ces deux figures qu’il ne peut jamais atteindre et à partir desquelles le dehors se définit
paradoxalement comme l’espace infini. À partir de cet espace du langage comme la pensée du
dehors, Foucault esquisse un langage littéraire anti-dialectique. Nous examinons d’abord
quelles sont les caractéristiques de ce langage, et en quel sens il est philosophiquement utile
pour penser d’une manière non-dialectique.

3.2. Le langage contre la dialectique

En parlant de la transgression, du simulacre et du dehors, Foucault fait apparaître


l’espace du langage commun à la littérature moderne que nous avons déjà constaté dans
l’œuvre de Roussel. Dans cet espace, le langage ne se réfère à aucune subjectivité, et il ne
parle que de lui-même. Il est « langage qui n’est parlé par personne »548. Dans ce langage, le
sujet n’est pas un principe autour duquel s’ordonnent les mots, mais il n’est qu’ « un pli
grammatical », qui n’est lié aucune existence réelle549. En d’autres termes, le sujet a perdu son
unité dans le langage. Par exemple, chez Klossowski : « le sujet parlant se disperse en voix

545
Ibid.
546
Ibid.
547
Ibid.
548
Ibid., p. 565.
549
Ibid.
167
Chapitre II, Partie I

qui se soufflent, se suggèrent, s’éteignent, se remplacent les unes les autres »550. Ce motif de
voix plurielle apparaît dans une analyse de l’œuvre de Jules Verne où Foucault distingue deux
notions, la fable et la fiction : alors que la fable est simplement ce qui est raconté, la fiction
concerne les divers régimes du récit, selon lesquels le récit est raconté551. La fable consiste en
diverses voix qui représentent, chacune, un régime de fiction : « Chez Jules Verne, une seule
fable par roman, mais racontée par des voix différentes, enchevêtrées, obscures, et en
contestation les unes avec les autres » ; « Des voix sans corps se battent pour raconter la
fable552. » Et dans Les Dialogues de Rousseau aussi : « c’est ce Jean-Jacques Rousseau qui en
son unité concrète est absent des Dialogues – ou plutôt, à travers eux, et par eux peut-être, se
trouve dissocié553. » Les voix sans corps ou le sujet dissocié, ce sont des images qui circulent
dans l’espace du langage, où n’apparaît aucune vérité de l’homme en tant que sujet de la
parole. C’est ce langage dégagé de toute forme de subjectivité qui peut être « un langage
dédialectisé » pour une nouvelle pensée philosophique554.
La nécessité d’un langage dédialectisé provient, selon Foucault, du fait que la
philosophie a été soudain privée d’un langage qui lui était historiquement naturel, et qui est
celui de la dialectique555. Ce langage traditionnel a perdu sa naturalité, et la philosophie doit
trouver un autre langage. Si bien qu’il faut reprendre la pensée philosophique « sur les bords
de ses limites »556. Limites, parce qu’il s’agit là non seulement d’un autre langage possible
pour la philosophie, mais du statut même du langage. Si le philosophe tente de parler en un
langage qui n’est plus celui de la philosophie traditionnelle, « il découvre qu’il y a, à côté de
lui, un langage qui parle et dont il n’est pas maître » 557 . Le langage dépasse le sujet
philosophant : c’est précisément « l’effondrement de la subjectivité philosophique » ; « la fin
du philosophe comme forme souveraine et première du langage philosophique » 558 . La
philosophie n’est plus l’unité ou la cohérence assurées par une subjectivité. Dans ce domaine
d’un langage sans sujet rationnel de philosophie, Foucault affirme même la possibilité du

550
« La prose d’Actéon », p. 365.
551
« L’arrière-fable », DE I, no 36, p. 1966, p. 534.
552
Ibid., p. 535.
553
« Introduction », p. 205.
554
« Préface à la transgression », p. 270.
555
Sur la dédialectisation de la pensée par la littérature, voir aussi : Roberto Nigro, « Foucault lecteur de
Bataille et Blanchot », Michel Foucault, la littérature et les arts, éd., par Philippe Artières, Paris, Kimé,
2004, p. 23-45.
556
« Préface à la transgression », p. 270.
557
Ibid.
558
Ibid.
168
Chapitre II, Partie I

« philosophe fou », pour qui la philosophie ne serait pas la forme d’une subjectivité
rationnelle qui ordonne, de l’extérieur, le langage, mais l’activité par laquelle son être même
dephilosophe se détruit par des gestes de transgression559. Le philosophe fou, c’est la forme
limite et pur du langage non-dialectique qui transgresse sans cesse le sujet qui parle.
Cette disparition du sujet, Foucault la rapporte à la position privilégiée de l’œil dans
la pensée de Bataille. Dans la philosophie de la réflexion, l’œil représente « le pouvoir de
devenir sans cesse plus intérieur à lui-même ». C’est un mouvement vers l’intérieur plus
profond dans lequel, derrière l’œil qui voit, il y a un autre œil plus subtil, qui cache derrière
lui un autre œil, et cet œil aussi occulte un autre œil. Enchaînement sans fin des yeux. Au bout
de ce retrait infini, l’œil devient « la pure transparence du regard » qui assure la souveraineté
du sujet qui se trouve au centre de tous les regards et qui est le lieu de naissance de la vérité560.
Chez Bataille, le mouvement est inverse : le regard, en se dégageant de la limite globulaire de
l’œil, devient regard qui s’éloigne de son origine. C’est un regard qui se dirige sans cesse hors
de soi. Et le sujet n’a plus la vision, et il n’est que vu, à distance, par un regard qui ne lui
appartient plus. Comme le dit Foucault : « le sujet philosophant a été jeté hors de lui-même,
poursuivi jusqu’à ses confins, et la souveraineté du langage philosophique, c’est celle qui
parle du fond de cette distance, dans le vide sans mesure laissé par le sujet exorbité561. » Cette
image de l’œil décrit par Bataille, œil énucléé, arraché du sujet, c’est précisément ce que
représente l’espace du langage philosophique qui n’est pas dialectique. Or cet œil révulsé
n’est pas le langage lui-même, et « ne signifie rien dans son langage, pour la seule raison qu’il
en marque la limite »562. L’œil est à la fois ce à partir de quoi le langage devient possible et ce
au-delà de quoi le langage n’existe plus. En marquant la limite du langage, l’œil transgresse
une autre limite du langage : la mort. Il découvre que, dans son mouvement infini vers son
dehors, la mort, à la fois comme fin ultime et comme menace permanente, se lie
inévitablement au langage. Ce lien entre la mort et le langage, que nous avons vu ci-dessus à
plusieurs reprises, est retrouvé par l’œil rendant visible la limite de l’être par son regard
inlassablement tourné vers la limite.
L’œil, le langage, la mort, et la limite, ces figures de la transgression apparaissent
chez Bataille autour de la sexualité dont la naturalité est sans cesse mise en doute. En ce sens,

559
Ibid., p. 272.
560
Ibid., p. 273.
561
Ibid.
562
Ibid., p. 275.
169
Chapitre II, Partie I

la sexualité est liée non seulement à la pensée de la mort de Dieu que nous avons vue
ci-dessus, mais aussi à « une mise en question du langage par lui-même en une circularité que
la violence « scandaleuse » de la littérature érotique, loin de rompre, manifeste dès l’usage
premier qu’elle fait des mots »563. Le problème de la sexualité a ainsi été absorbé dans
l’espace du langage qui est le seul lieu où la transgression de ses limites est possible. Devenue
le problème fondamental, la sexualité marque également le déplacement de l’objet de la
pensée philosophique, c’est-à-dire le déplacement « d’une philosophie de l’homme travaillant
à une philosophie de l’être parlant »564. Dans la mesure où la philosophie a pour objet l’être
parlant, elle est seconde par rapport au langage qui, par définition, la précède. Seconde, non
pas en ce sens qu’elle n’est que la répétition de ce qu’est le langage, mais qu’ « elle fait
l’expérience d’elle-même et de ses limites dans le langage et dans cette transgression du
langage qui la mène, comme elle a mené Bataille, à la défaillance du sujet parlant »565.
L’expérience de ses limites, ce n’est rien d’autre que celle de la finitude. Dans le langage, la
philosophie rencontre inévitablement non seulement sa mort, mais aussi la mort en général.
Au travers de l’examen du langage littéraire, Foucault fait apparaître le langage
philosophique non dialectique. Ce langage se caractérise comme un espace où aucun sujet ne
peut fonctionner comme principe d’unité discursive : dans la philosophie traditionnelle, pour
ainsi dire dialectique, le sujet philosophique assurait l’unité du discours philosophique, et le
mouvement de la contradiction ou de la négation n’était possible que par l’existence de ce
sujet central, qui accédait à une étape supérieure par ce mouvement ; dans le langage
non-dialectique, ce sujet est dispersé à l’intérieur même du langage, et la philosophie perd son
pouvoir souverain, en devenant un des domaines dans le langage, protégé seulement par des
limites fragiles et toujours transgressées. La philosophie ne maîtrise pas son langage, mais
celui-ci détermine des formes de réflexion philosophique. Et la pensée philosophique doit
désormais être une pensée du « dehors », de la « transgression » ou du « simulacre », où la
stratégie dialectique est par avance périmée. La disparition du sujet, ce n’est plus donc une
instance négative par laquelle ce sujet atteint à un autre mode d’être, mais l’expérience de la
finitude sous sa forme extrême.
Foucault continuera à penser dans les Mots et les Choses la notion de finitude dont
l’apparition dans la pensée occidentale sera historiquement repérée. L’homme parlant sera

563
Ibid., p. 276.
564
Ibid., p. 276-277.
565
Ibid., p. 277.
170
Chapitre II, Partie I

également resitué dans l’histoire des connaissances du langage et de l’homme. Nous


discuterons ces points dans le prochain chapitre, mais, avant de conclure ce chapitre-ci,
examinons une notion, née au sein de la réflexion sur la littérature, qui permet de penser le
langage comme une positivité : la notion de bibliothèque.

4. Positivité du langage littéraire

S’appuyant en particulier sur l’œuvre de Raymond Roussel, Foucault a fait apparaître


l’espace du langage, indépendant des choses, qui se multiple infiniment par la référence à
soi-même, mais, en même temps, qui est délimité et menacé par la limite du langage, la mort.
Cet espace sans sujet permet à la philosophie de se déprendre de la dialectique. Or, si notre
analyse était centrée sur la force destructive de ce langage contre le langage quotidien et la
subjectivité philosophique, il s’agit maintenant de savoir comment on peut penser d’une
manière positive cet espace du langage. Il est donc question d’une autre voie pour penser le
langage.
Le langage littéraire organise les mots qu’il fait naître dans le vide, comme un
« réseau ». Foucault explique cette notion à plusieurs reprises : « la parole littéraire se
développe à partir d’elle-même, formant un réseau dont chaque point, distinct des autres, à
distance même des plus voisins, est situé par rapport à tous dans un espace qui à la fois les
loge et les sépare »566 ; « un rapport tel que les œuvres puissent s’y définir les unes en face, à
côté et à distance des autres, prenant appui à la fois sur leur différence et leur simultanéité, et
définissant, sans privilège ni culmination, l’étendue d’un réseau567. » Les mots ou les œuvres
se sont organisés dans un réseau où ils s’articulent l’un à l’autre. Ce réseau est plutôt spatial
que temporel, dans la mesure où, les mots, une fois inscrits dans le réseau, peuvent
communiquer avec les autres mots quelle que soit la période où ils sont nés, par les jeux du
croisement, du nœud, de la différence. Le terme « bibliothèque » désigne précisément un tel
réseau du langage : la bibliothèque, c’est le lieu où se trouve tout ce qui a déjà été dit et tout
ce qui aurait pu être dit ; « on peut y trouver les langages conçus, imaginés, et même les
langages concevables, imaginables ; tout a été prononcé, même ce qui n’a pas de sens, au
point que la découverte de la plus mince cohérence formelle est un hasard hautement

566
« La pensée du dehors », p. 548.
567
« Distance, aspect, origine », DE I, no 17, 1963, p. 305. Souligné par l’auteur.
171
Chapitre II, Partie I

improbable » 568 . Dans la bibliothèque, le langage se rapporte, se croise et se multiplie


infiniment. La bibliothèque, c’est précisément « l’espace à la fois réel et fantastique » : réel,
en ce sens qu’elle est l’espace des livres, fantastique, en tant qu’elle ne se réalise que par les
mots détachés de tous les supports matériels et n’existent que dans leur propre espace569.
L’imaginaire dans la littérature a son lieu de naissance dans cet espace de
superposition du réel et du fantastique : « L’imaginaire ne se constitue pas contre le réel pour
le nier ou le compenser ; il s’étend entre les signes, de livre à livre, dans l’interstice des
redites et des commentaires ; il naît et se forme dans l’entre-deux des textes570. » La Tentation
de saint Antoine de Flaubert est, selon Foucault, « la première œuvre littéraire qui ait son lieu
propre dans le seul espace des livres »571. C’est dans cet espace, mis en lumière par Flaubert,
que Le Livre de Mallarmé devient possible. Or Foucault évoque l’œuvre de Mallarmé, née
dans l’espace des livres, dans un compte rendu du livre de Jean-Pierre Richard, L’Univers
imaginaire de Mallarmé, où Foucault examine l’approche de Richard par la comparaison de
deux notions, à savoir l’opus et la bibliothèque572. Jusqu’au XIXe siècle, l’œuvre de langage
était considéré comme l’opus, qui comprend, outre les ouvrages publiés, des lettres, des
fragments et des textes posthumes ; il s’agit dans cette notion d’opus, d’un langage « tourné
vers l’extérieur », lié à un élément hors du langage, c’est-à-dire l’auteur ou sa vie573. Le
langage de l’opus est doublé par le nom de l’auteur et circule dans l’espace de la
consommation. À cette notion, Foucault oppose celle de bibliothèque : la « bibliothèque »
ainsi que les « archives », qu’il utilise comme homonyme de « bibliothèque », est, selon lui,
une forme de conservation de documents inventée au XIXe siècle. Il s’agit là d’ « un fonds de
langage stagnant qui n’est là que pour être redécouvert pour lui-même, en son être brut »574.
Dans la bibliothèque, le langage est ce qui ne se rapporte qu’à lui-même, et, dans cette
auto-référence, il ne révèle que son être même. L’objet de Richard est « ce bloc de langage
immobile, conservé, gisant, destiné à être non pas consommé, mais illuminé – et qui s’appelle
Mallarmé » 575 . Le Mallarmé chez Richard n’est ni le sujet grammatical ni le sujet

568
« Le langage à l’infini », p. 285.
569
« Distance, aspect, origine », p. 306.
570
« La tentation de saint Antoine », DE I, no 20, 1964, p. 325-326.
571
Ibid., p. 326.
572
« Le Mallarmé de J.-P. Richard », DE I, no 28, 1964, p. 455-465.
573
Ibid., p. 457.
574
Ibid. Le terme « archives », qu’il développera dans L’Archéologie du savoir, n’a pas ici le sens
théorique que l’on trouve ultérieurement, Toutefois, c’est une des premières utilisations du terme par
Foucault, qui le relie à un espace du langage.
575
Ibid., p. 458.
172
Chapitre II, Partie I

psychologique, mais « celui qui dit « je » dans les œuvres, les lettres, les brouillons, les
esquisses, les confidences »576. Ce « je » n’est pas l’instance supérieure au langage, par
laquelle le langage s’organise dans une unité, mais l’apparition dispersée et multiple qui ne se
réfère à aucun point central. Ce que Richard a mis en lumière, c’est « le rapport (…) d’un
sujet parlant à cet être singulier, difficile, complexe, profondément ambigu (…) et qui
s’appelle le langage », et ce rapport se trouve « hors de toute référence à une anthropologie
constituée ailleurs »577. Le langage de Mallarmé est situé, au travers du livre de Richard, dans
une analyse du mode d’être positif du langage, alors que Foucault a analysé, comme nous
l’avons vu ci-dessus, l’œuvre de ce poète dans son voisinage avec la folie. La « bibliothèque »
se donne ainsi comme objet de recherche qui ne vise pas à reconstituer l’œuvre par le pouvoir
souverain du sujet. Foucault développera une telle recherche, de la « bibliothèque » ou des
« archives » dans les ouvrages suivants, avec un changement d’accent.

Pour conclure ce chapitre, nous voudrions faire un bilan de cette pensée « littéraire »
de Foucault. Comme nous l’avons affirmé au début de ce chapitre, Foucault mène l’analyse
de la littérature sans la lier explicitement à la dimension historique. Cette absence d’histoire
lui a cependant permis d’analyser ce qui reste inexploré dans l’analyse historique des deux
ouvrages précédents : Foucault tente de resituer, en se référant surtout à l’œuvre de Mallarmé,
la folie et la mort dans un espace du langage qui se trouve toujours aux confins de l’œuvre de
la raison, et qui échappe toujours à une intégration au champ rationnel. Dans cet espace, la
folie et la mort sont pensées, sans être rapportées à aucune forme rationnelle qui vise à les
objectiver. La folie n’est plus pathologique, et la mort ne concerne plus l’être vivant. Or il est
possible de qualifier cet espace d’universel, dans la mesure où il revient sans cesse à l’histoire,
histoire faite par la raison. Mais, bien entendu, ce statut « universel » ne construit pas un sol
positif qui peut être fondement de toute connaissance ou de toute pratique quelles qu’elles
soient. En ce sens, c’est le retour perpétuel du vide absolu qui risque d’éroder l’œuvre de la
raison. Le reste dans l’analyse des ouvrages précédents apparaît dans la littérature où l’œuvre
et l’absence d’œuvre (la folie) se croisent et s’échangeant infiniment dans l’espace du langage.
La littérature pour Foucault est par excellence ce qui se manifeste comme ce vide qu’est le

576
Ibid., p. 460.
577
Ibid., p. 464.
173
Chapitre II, Partie I

langage, où les mots rompent les liens avec les choses et se multiplient infiniment pour rien,
par définition. Ce dénouement entre les mots et les choses révèle que, d’une manière propre à
la littérature, il n’y a pas de lien stable, presque naturel, entre les mots et les choses. Ce n’est
pas parce que les pratiques sont multiples, comme Foucault a montré dans les ouvrages
précédents, mais, au contraire, c’est parce que les mots se multiplient infiniment. L’œuvre de
Raymond Roussel en est un exemple privilégié. Le langage devient le lieu où les mots
apparaissent, prolifèrent, meurent et resurgissent inlassablement. La littérature instaure ainsi
le domaine que la raison ne peut jamais objectiver.
Dans ce langage littéraire, langage du vide, Foucault a également trouvé la
possibilité d’une forme de négation autre que celle de la dialectique. Bataille, Klossowski et
Blanchot en étaient témoins. La négation, ce n’est plus l’apparition de l’Autre que le Même
doit annuler, mais le moment où le Même perd son identité dans les efforts pour penser les
limites, les simulacres, le dehors. À la limite, la négation devient l’affirmation du vide. La
pensée qui se forme dans la littérature propose une manière de penser contre la dialectique et
le système hégélien. Cette pensée « littéraire », ouvrant l’espace du langage autonome, prive
le sujet de son statut souverain qui se trouve habituellement au centre du discours ou de la
parole. Le langage sans sujet est ainsi apparu. Il faut savoir maintenant comment ce langage
se situe dans l’analyse historique. Dans les ouvrages qui suivent, Les Mots et les Choses et
L’Archéologie du savoir, Foucault revient à la dimension historique où la question du langage
occupe également une place. Les Mots et les Choses abordera la formation des domaines du
savoir en tant que mise en ordre historique des liens entre les mots et les choses, et situera
l’apparition d’une figure étrange qui est à la fois sujet et objet de la connaissance, qu’est
l’homme dans l’histoire des épistémès où le langage joue également un rôle important. Et
l’analyse historique du langage, sous la forme d’analyse du discours, sera formulée dans
L’Archéologie du savoir. Nous examinerons, dans les chapitres suivants, ce déplacement de
l’analyse du langage vers le problème historique.

174
CHAPITRE III HOMME « NATUREL » ET RETOUR DU
LANGAGE : HISTOIRE DOUBLE DANS LES MOTS ET LES
CHOSES

Publié en 1966, ayant suscité tant de polémiques, Les Mots et les Choses occupe sans
doute une place importante dans la pensée « archéologique », dans la mesure où
approfondissant ses réflexions méthodologiques, Foucault aborde dans cet ouvrage le
domaine propre à l’archéologie, qu’il appellera ultérieurement « discours » ou « formation
discursive » 578 . Alors que ce domaine était déjà présent dans les ouvrages précédents,
Foucault a tenté de le situer par rapport aux autres domaines d’analyse, tels ceux de société ou
d’institutions. Dans l’ouvrage de 1966, l’analyse du discours est mise en avant au point que
les autres niveaux d’analyse sont quasi absents. Foucault lui-même explique ce déplacement :
l’analyse des deux ouvrages a porté sur « les relations qui peuvent exister entre un savoir et
les conditions sociales, économiques, politiques et historiques dans lesquelles ce savoir se
constitue » 579 ; en menant ces recherches, il a cependant constaté que « les domaines
discursifs n’obéissaient pas toujours à des structures qui leur étaient communes avec leurs
domaines pratiques et institutionnels associés » et qu’ « ils obéissent pas contre à des
structures communes à d’autres domaines épistémologiques »580. Là apparaissent deux axes
de recherches qui se distinguent l’un de l’autre : « celui des modèles théoriques communs à
plusieurs discours » d’une part, et « celui des rapports entre le domaine discursif et le
domaine non discursif » d’autre part. Les Mots et les Choses s’appuie sur l’axe premier, et
l’Histoire de la folie et la Naissance de la clinique sur le second581. Or cela ne signifie pas que
la pensée foucaldienne ne se développera désormais que sur le premier axe, mais que ces deux
axes se trouvent dans un rapport perpendiculaire, c’est-à-dire que le premier axe s’étend
horizontalement sur le domaine du savoir, alors que le second pénètre verticalement les
relations entre les pratiques de nature différente. Ces deux axes constituent donc une série de
recherches qui se complètent, mais, en disant que cette série de recherche « reste très
ouverte », Foucault n’hésite pas de remanier les concepts qu’il a déjà introduits, tels que ceux

578
Cf. L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969. Nous y reviendrons dans le chapitre suivant.
579
« Interview avec Michel Foucault », DE I, no 54, 1968, p. 685, 1968.
580
« Sur les façons d’écrire l’histoire », DE I, no 48, 1967, p. 618, 1967.
581
Ibid.
Chapitre III, Partie I

d’expérience, ou d’a priori historique, tout en les insérant au domaine horizontale de


recherche582. Nous chercherons à appréhender ces déplacements du vertical à l’horizontal qui
se sont produit dans Les Mots et les Choses, en revenant sur la redéfinition des ouvrages
passés, d’une manière plus inhérente à la discussion de l’ouvrage. Comme le montre bien
cette réflexion rétrospective, l’ouvrage de 1966 est précisément un effort pour penser le reste
de ces deux ouvrages passés, tout en mettant l’accent sur l’autonomie et la complexité du
domaine discursif. Le problème de la pensée anthropologique, qui est déjà apparu depuis
l’Histoire de la folie, est repris par rapport à ce que les deux ouvrages précédents n’ont pas pu
élucider. Le reste inévitable de la pensée historique est ainsi abordé non pas par une synthèse
des ouvrages précédents, mais par l’ouverture d’un champ de recherche inédit.
Parallèlement à ce ressaisissement, Foucault tente d’intégrer à la discussion de cet
ouvrage la réflexion sur le langage littéraire qui, ne se référant qu’à lui-même, met
profondément en question la naturalité des liens entre les choses et les mots, et le primat du
sujet dialectique dans la pensée au travers de la découverte de la finitude de l’être. Ce langage,
que nous avons examiné dans le deuxième chapitre, se situait hors du contexte historique, et
permet à Foucault de faire une expérience singulière de pensée qui n’est rien d’autre que
« pensée du dehors », dehors de la philosophie. Dans Les Mots et les Choses, la littérature ou
le langage littéraire occupent toujours une position supra-historique. Mais, gardant sa force
transgressive, la littérature est en même temps analysée comme appartenant à l’épistémè
moderne. Foucault tente donc dans cet ouvrage de faire une histoire du transgressif non pas
pour le faire disparaître dans la dispersion historique, mais pour lui donner une épaisseur
historique, qui permette de repérer la possibilité et la portée de cette force transgressive. Le
reste dans l’analyse de la littérature entre ainsi dans la discussion de l’ouvrage.
Situant ainsi les enjeux par rapport aux chapitres précédents, nous devons également
préciser le rôle de ce chapitre dans la direction générale de notre discussion : penser contre
Hegel par deux voies, l’une intérieure et l’autre extérieure à la philosophie, à savoir la pensée
non-dialectique et la dissolution des objets naturels. Puisque ces deux points seront éclairés
tout au long du chapitre, nous nous contentons ici d’en esquisser quelques traits essentiels. La
description des épistémès et de la transition entre elles, si on la comprend comme une
tentative d’écrire l’histoire, est évidemment différente du modèle dialectique de l’histoire,
dans la mesure où la première ne vise aucune totalisation de l’histoire, mais une multiplicité

582
« Interview avec Michel Foucault », p. 685.
176
Chapitre III, Partie I

empirique et partielle qui n’est réductible ni à une totalité ni à une téléologie. Certes les
positivités locales du savoir décrites dans Les Mots et les Choses se rapportent à une structure
historique commune à ces positivités, mais cette structure ne s’intègre pas à une totalité
supérieure ou universelle, mais, comme nous le verrons, à une région intermédiaire entre
l’ordre fondamental des choses et les théories sur cet ordre. La systématicité locale et
historique du savoir met ainsi en lumière l’impossibilité de la synthèse hégélienne. Foucault
situe également la philosophie hégélienne à l’intérieur des limites d’une épistémè, au-delà
desquelles la pensée perdrait sa pertinence. Comme le dit Gérard Lebrun de la
phénoménologie, Foucault réduit la philosophie hégélienne à une « fille de son temps »583. Si
bien que le projet foucaldien dans Les Mots et les Choses peut sans doute se comprendre
comme opposant une autre sorte de pensée historique à la philosophie de l’histoire hégélienne,
tout en situant la seconde dans la grille d’intelligibilité proposée par la première.
À propos de la seconde voie, celle de la dissolution des objets, il est plus facile de
saisir les enjeux de Foucault : l’épistémè d’une période détermine la forme générale et les
limites indépassables du savoir dans lesquelles les objets de savoir peuvent apparaître comme
naturels ; parmi les objets du savoir propre à chaque épistémè, la figure de l’homme est la
cible la plus importante dont la naturalité doit être mise en question. Foucault effectue le
travail de décomposition de l’unité épistémologique de l’homme au travers des deux
analyses : d’une part, l’histoire des disciplines empiriques, la biologie, l’économie et la
philologie, qui servent de modèles de positivité aux sciences humaines ; d’autre part,
l’analytique de la finitude par laquelle l’homme occupe une place centrale, mais instable dans
la configuration du savoir moderne. Or la discussion de Foucault ne se limite pas à la
dissolution de l’homme naturel et de la structure épistémologique qui soutient les sciences
humaines, mais, en suivant les étapes de formation des sciences humaines, il propose
également la possibilité de se dégager de ce savoir anthropologique. Les « contre-sciences »,
la psychanalyse, l’ethnologie et la linguistique, comme formes de déprise de l’ « humanisme »,
s’inscrivent bien dans l’histoire des sciences humaines, dans la mesure où ces sciences
parcourent l’espace théorique ouvert par les sciences humaines et permettent d’y penser sans
la figure de l’homme. Foucault tente ainsi de situer la dissolution de l’homme au sein même
de son histoire. C’est à cette dissolution de l’homme que Foucault oppose le « retour » du
langage, qui était le principe d’organisation du savoir classique, et qui, avec le langage

583
Gérard Lebrun, « Note sur la phénoménologie dans Les Mots et les Choses », Michel Foucault
philosophe, op. cit., p. 34.
177
Chapitre III, Partie I

littéraire, remplace le savoir anthropocentrique584. En ce sens, Les Mots et les Choses décrit
deux versions de l’histoire, celle de l’homme et celle du langage. Mais l’homme et le langage
n’appartiennent pas à une simple dichotomie. L’apparition de l’homme ne signifie pas la
disparition du problème du langage, qui est privilégié dans la pensée classique, mais le
langage subsiste toujours dans la problématique anthropologique sous les diverses formes.
Lorsque le langage revient dans le champ de pensée, il doit s’installer dans un espace inédit
que l’épistémè moderne a établi, où l’historicité et l’histoire constituent un problème
fondamental propre à la pensée moderne. Le langage est également pensé dans cet espace, soit
en son être historique, soit dans sa position indépendante, séparée et surplombante dans
l’histoire. La pensée foucaldienne s’inscrit aussi dans cet espace. L’analyse de l’épistémè
moderne montre donc comment la structure et l’histoire du savoir s’articulent l’une à l’autre
de manière historiquement déterminée et variable, par la comparaison entre deux modes du
savoir : l’un classique, où le savoir est organisé selon le modèle spatial de la représentation, et
l’autre moderne, dont le principe est temporel. Dans ces conditions, le retour du langage n’est
donc pas celui du même langage, mais d’un langage absolument autre, qui se trouve dans la
nouvelle configuration de structure-histoire du savoir. Il ne s’agit ici aucunement de synthèse
dialectique. Le langage revenu n’est pas dans un stade supérieur au langage classique, mais,
ce qui existe entre ces deux langages, c’est purement et simplement une différence. Le
schéma dialectique est ainsi déjoué dans l’histoire des épistémès.
Nous savons en outre, par notre étude sur l’usage foucaldien de la littérature, que
Foucault situe également sa pensée dans ce langage littéraire. La recherche dans Les Mots et
les Choses, essayant d’insérer le langage littéraire dans l’histoire, précise le lieu de pensée
historiquement localisé d’où Foucault pense et parle, et ce lieu est, bien entendu, le présent.
L’histoire des sciences humaines et des épistémès est précisément entreprise pour savoir ce
qu’est présent dans lequel Foucault se trouve pris. Penser l’événement décisif pour le présent,
qu’est la naissance récente de l’homme, c’est « diagnostiquer » le présent, à savoir « dire ce
que c’est que le présent, dire en quoi notre présent est différent et absolument différent de tout
ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire notre passé »585. Activité de diagnostic qui se dirige vers son

584
Les Mots et les Choses, p. 395.
585
« Foucault répond à Sartre », DE I, no 55, 1967, p. 693.
Cette notion de diagnostic du présent apparaît dans plusieurs textes publiés dans cette période. Par
exemple : « On peut bien parler d’une sorte de philosophie structuraliste qui pourrait se définir comme
l’activité qui permet de diagnostiquer ce qu’est aujourd’hui » (« La philosophie structuraliste permet de
diagnostiquer ce qu’est « aujourd’hui » », DE I no 47, 1967, p. 609 ; « Je cherche à diagnostiquer, à réaliser
un diagnostic du présent : à dire ce que nous sommes aujourd’hui et ce que signifie, aujourd’hui, dire ce
178
Chapitre III, Partie I

passé. Et ce passé, c’est ce sur quoi la description historique trouve son point de départ.
Comme le dit Philippe Sabot, reprenant la remarque de Mathieu Potte-Bonneville sur
l’argumentation de l’Histoire de la folie, il faut distinguer « l’ordre d’exposition » et « l’ordre
de la recherche » dans Les Mots et les Choses586 : le premier montre des structures historiques
de savoir, allant du passé au présent ; le second part, au contraire, du présent au passé, en
circonscrivant le domaine de recherche historique par rapport du présent que l’auteur de cet
ouvrage veut diagnostiquer. C’est au croisement de ces deux ordres, croisement de « l’analyse
monotone des champs épistémologiques » et d’ « une sorte de rappel critique du présent dans
le passé » que se trouve l’histoire foucaldienne587. L’analyse historique dans Les Mots et les
Choses n’est donc pas une simple description des positivités de savoir, mais une série
d’efforts qui permet à Foucault de préciser sa position philosophique qui se déprend
définitivement du modèle de l’histoire dialectique et anthropocentrique. Cet ouvrage est sans
doute, par la description structurale de l’histoire, une introduction à la pensée philosophique
et non-dialectique.
Nous procéderons à l’analyse de l’ouvrage selon l’ordre suivant. Premièrement, nous
repérerons la stratégie générale de l’ouvrage au travers de l’analyse de la préface, en
particulier de la notion d’a priori historique, en soulignant également deux sortes d’usage de
la littérature, usage méthodologique et supra-historique (Borges) d’une part, et celui comme
représentation symbolique du changement de la configuration du savoir (Cervantès). Nous
tenterons dans cette analyse de relier l’analyse foucaldienne de la littérature au projet général
de l’ouvrage. Deuxièmement, l’épistémè classique sera examinée, en la comparant brièvement
avec celle de la Renaissance, pour bien saisir le rôle souverain du langage à cet âge, et
l’ampleur du basculement qui s’est produit à la fin du XVIIIe siècle, basculement qu’est le
passage de l’ordre sans histoire à celui d’historicité profonde. Troisièmement, il sera question
de l’introduction de l’historicité dans les choses, historicité qui, précédant la formation de la
figure de l’homme et l’historicité, annonce les formes de connaissance positive dans les temps
modernes. Quatrièmement, nous analyserons en détail la discussion foucaldienne sur
l’analytique de la finitude dans laquelle l’homme apparaît comme à la fois sujet et objet d’une
connaissance, pour savoir comment Foucault effectue la dissolution de la naturalité de cette

que nous disons » (« Qui êtes-vous, professeur Foucault ? », DE 50, 1967, p. 634.).
586
Philippe Sabot, Lire Les mots et les choses de Michel Foucault, Paris, PUF (coll. Quadrige), 2006,
p. 28.
587
Ibid., p. 30.
179
Chapitre III, Partie I

figure. Cinquièmement, après avoir examiné la présentation de la structure épistémologique


des sciences humaines, nous suivrons l’argumentation de Foucault vers une déprise de
l’anthropocentrisme et le retour du langage dans lequel s’inscrit la pensée foucaldienne
elle-même. Enfin, nous préciserons les problèmes laissés irrésolus dans Les Mots et les
Choses, que Foucault lui-même mentionne dans la préface à la version anglaise, pour ouvrir
notre interrogation sur la nouvelle problématique qui mène Foucault à une série de réflexions
méthodologiques.
Suivant le parcours foucaldien dans Les Mots et les Choses, nous chercherons à faire
apparaître la manière par laquelle Foucault lie et relie la description historique et la possibilité
d’une nouvelle pensée non-anthropologique. Au travers de la description des trois épistémès,
Foucault essaie de montrer combien chaque ordre du savoir s’organise comme un système
autonome et fermé sur lui-même, mais cette systématicité du savoir ne peut se construire
comme telle sans laisser en dehors de lui-même ce qui lui échappe. À partir de ce reste du
savoir, un nouvel ordre se construit d’une manière inattendue et non nécessaire. Mais la
structure de ce nouvel ordre, saisissant le reste de l’ordre précédent, pose une certaine limite
au-delà de laquelle il n’est plus valide. La pensée foucaldienne tente de se trouver sans cesse
dans cette limite, pour faire jouer une pensée du reste, qui serait aussi une pensée du dehors
qui fait apparaître inlassablement l’Autre de la pensée qui pourrait être appréhendé dans un
ordre différent. Les Mots et les Choses est donc une recherche du reste dans un double sens :
d’une part, Foucault y parcourt le domaine que les ouvrages précédents ont laissé inexploré,
c’est-à-dire le reste à l’intérieur de la pensée foucaldienne ; d’autre part, il met en question le
reste comme mode d’être et de transformation de l’ordre de pensée, qui est le reste intrinsèque
à l’espace de la pensée en général, dans lequel la pensée foucaldienne se situe également,
comme diagnostic du présent. Nous voudrions mettre en lumière comment Foucault, dans cet
ouvrage qui trace l’histoire des ordres du savoir occidental, fait jouer ce reste double, tout en
cherchant une déprise possible de l’ordre actuel du savoir, qu’est l’anthropologie, déprise que
certains domaines de pensée, comme la littérature, ont déjà entamée.

180
Chapitre III, Partie I

1. Notion d’a priori historique et usage double de la littérature

1.1. Qu’est-ce que l’ordre ?

La question fondamentale des Mots et les Choses est sans doute celle qui concerne
l’ordre qui détermine les formes possibles de la pensée. La structure, l’a priori historique ou
l’épistémè, tous ces concepts posent de façon persistante cette question de l’ordre. Dans la
préface des Mots et les choses, Foucault pose cette question, dont l’allure est apparemment
kantienne, à partir d’un texte de Borges qui cite « une certaine encyclopédie chinoise », où est
proposée une division étrange des animaux :

(…) les animaux se divisent en : a ) appartenant à l’Empereur, b ) embaumés, c ) apprivoisés, d )

cochons de lait, e ) sirènes, f ) fabuleux, g) chiens en liberté, h ) inclus dans la présente


classification, i ) qui s’agitent comme des fous, j ) innombrables, k ) dessinés avec un pinceau

très fin en poils de chameau, l ) et caetera, m ) qui viennent de casser la cruche, n ) qui de loin

semblent des mouches588.

Ce que montre cette énumération incongrue, c’est l’altérité absolue pour la pensée occidentale.
Cette altérité tient non seulement aux catégories d’animaux aveuglément disposées selon la
série alphabétique, mais aussi, plus profondément, au fait que l’espace commun où les choses
voisinent ne peut exister dans ce classement monstrueux. Foucault, faisant allusion au
surréalisme, appelle cet espace commun « table d’opération », qui signifie à la fois deux
choses 589 : d’une part, la table « nickelée, caoutchouteuse, enveloppée de blancheur,
étincelante sous le soleil de verre qui dévore les ombres » où se rencontrent les choses, telles
que le parapluie et la machine à coudre ; d’autre part, celle qui « permet à la pensée d’opérer
sur les êtres une mise en ordre »590. Cette « table d’opération » est, selon Béatrice Han, à la
fois « lieu objectif de la rencontre » et « principe d’organisation subjectif » par lequel l’ordre
est conçu591. Introduisant la distinction sujet-objet, Han décrit avec justesse la dualité de cette
« table ». Mais, nous soulignons que, alors que Foucault se réfère à « la pensée », il n’évoque

588
Les Mots et les Choses, p. 7.
589
Foucault renvoie cet usage double du mot à Roussel : « rendant à Roussel une faible part de ce qui lui
est toujours dû, j’emploie ce mot « table » en deux sens superposés » (Les Mots et les Choses, p. 9.)
590
Les Mots et les Choses, p. 9.
591
Béatrice Han, L’Ontologie manquée de Michel Foucault, Grenoble, Million (coll. Krisis), 1998, p. 70.
181
Chapitre III, Partie I

pas le sujet de cette pensée, ou de cette mise en ordre. Sans invoquer le sujet, il caractérise la
table comme le lieu où « le langage s’entrecroise avec l’espace ». Il s’agit là du langage de la
pensée et de l’espace des choses. La pensée n’est pas liée au sujet, mais au langage où,
comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, le sujet n’est jamais l’instance constitutive,
mais des effets de langage. Mettant la pensée dans l’espace du langage, Foucault contourne le
problème du sujet transcendantal et fondateur. Par ailleurs, il redéfinit l’ordre en d’autres
termes : « L’ordre, c’est à la fois ce qui se donne dans les choses comme leur loi intérieure,
(…) et ce qui n’existe qu’à travers la grille d’un regard, d’une attention, d’un langage592. » Il
introduit cette fois-ci, le niveau perceptif ou mental pour définir l’ordre. Mais il ne suppose
pas de sujet qui puisse les fonder dans le transcendantal. Même si le sujet existe dans cette
mise en ordre, il reste toujours anonyme dans cet ordre du langage et des choses593.
Détruisant totalement l’espace commun des choses et du langage, le texte de Borges
met paradoxalement en lumière la nécessité de cette « table » pour que les choses et les mots
se rapportent les uns aux autres. Ce que Foucault trouve dans l’encyclopédie chinoise, c’est
précisément l’absence d’ordre. Mais cette absence n’est pas purement négative, dans la
mesure où, la possibilité d’une telle absence d’ordre montrée par Borges permet de penser
l’ordre comme pouvant varier et, à la limite, disparaître. Ce qui apparaît ici, c’est l’inquiétude
profonde qui secoue l’existence et la stabilité de l’ordre. Comme l’ordre n’est ni évident ni
solide, on ne peut s’empêcher de rêver la possibilité d’un autre ordre ou de l’absence totale
d’un tel ordre. Le texte de Borges propose sous sa forme extrême que la pensée peut se
déprendre de l’ordre où elle se trouve prise. Cette déprise, c’est exactement que Foucault
cherche à réaliser en tant que diagnostiqueur du présent. Il pose ainsi la question de l’ordre
par rapport à une sorte de sujet collectif et anonyme qu’est « nous » : « Sur quelle « table »,
selon quel espace d’identités, de similitudes, d’analogies, avons-nous pris l’habitude de
distribuer tant de choses différentes et pareilles ? » Et Foucault se demande également si la
cohérence de cette « table » ou de l’ordre « n’est ni déterminée par un enchaînement a priori
et nécessaire, ni imposée par des contenus immédiatement sensibles »594. Il tente de situer

592
Les Mots et les Choses, p. 11.
593
Foucault veut que même son propre livre soit pris dans cet espace anonyme : « Mon livre est une pure
et simple fiction : c’est un roman, mais ce n’est pas moi qui l’ai inventé, c’est le rapport de notre époque et
de sa configuration épistémologique à toute cette masse d’énoncés. Si bien que le sujet est en effet présent
dans la totalité du livre, mais il est le « on » anonyme qui parle aujourd’hui dans tout ce qui se dit. » (« Sur
les façons d’écrire l’histoire », DE I, no 48, 1967, p. 619.) Nous reviendrons à ce problème du sujet
anonyme dans les chapitres suivants.
594
Les Mots et les Choses, p. 11.
182
Chapitre III, Partie I

l’ordre entre le transcendantal et l’empirique. L’ordre ne peut être universel, mais historique :
« rien de plus tâtonnant, rien de plus empirique (au moins en apparence) que l’instauration
d’un ordre parmi les choses »595. Il préexiste pourtant à toute formes d’expérience, ou plutôt,
comme chez Kant, rend possible toute expérience : « il n’y a, même pour l’expérience la plus
naïve, aucune similitude, aucune distinction qui ne résulte d’une opération précise et de
l’application d’un critère préalable »596 . Admettant l’existence de l’ordre qui précède le
contenu empirique, Foucault place la formation de l’ordre dans l’histoire. C’est par cette
dualité que l’ordre dans Les Mots et les Choses est « tant à proximité qu’à distance du
kantisme »597. Il s’agit de savoir dans quel ordre historique devient possible telle ou telle
expérience. Mais il faut souligner que cette expérience n’est pas identique à celle que
Foucault a analysée par rapport à la structure dans les ouvrages précédents. Il y a sans doute
un déplacement significatif : il s’agissait, dans ces ouvrages, d’étudier dans quelles structures,
les expériences de la folie, de la déraison et de la clinique sont possibles, et, à l’inverse, quelle
sorte d’expérience met en lumière la structure historique dans laquelle ces expériences
apparaissent comme telles. La question de l’ordre était toujours abordée par rapport à l’étude
de l’expérience. Par exemple, dans l’Histoire de la folie, c’est l’expérience singulière de la
folie qui peut se référer, restant dans la structure rationnelle de la folie, à la structure muette
de la déraison, qui n’est jamais donnée à la raison sous une forme explicite. Dans la
Naissance de la clinique, certes la structure d’expérience clinique détermine, préalablement à
toute observation, la modalité de lier le voir au dire, mais l’expérience d’un sujet, soit
individuel soit collectif, reste toujours le moment indispensable pour que la structure se forme.
Dans ces ouvrages, la structure et l’expérience se renvoient l’une à l’autre, et leur constitution
réciproque n’est possible que dans la mesure où les divers domaines de pratiques sont formés
par cette structure d’expérience. Quant au cas des Mots et les Choses, Foucault n’interroge
plus une telle implication de la structure et de l’expérience, mais il est question de l’ordre
historique propre à chaque période qui fonctionne comme conditions de possibilité du savoir.
Limitée à ce niveau du savoir, l’étude foucaldienne ne peut déterminer la structure générale
d’une expérience, qui ne se définit pas par la seule dimension du savoir. Si nous nous référons
à la distinction vertical-horizontal, évoquée ci-dessus, l’expérience doit verticalement être
prise, traversant les différentes couches de pratiques, et l’ordre parcoura horizontalement cette

595
Ibid.
596
Ibid.
597
Han, op. cit., p. 71.
183
Chapitre III, Partie I

épaisseur de l’expérience. L’ordre dans Les Mots et les Choses ne concerne que le savoir
qu’est le mode de rapports historiques entre les mots et les choses, et l’expérience, par sa
verticalité, ne peut être saisie dans cet ordre du savoir. Lorsque Foucault dit « l’expérience
nue de l’ordre et de ses modes d’être », il ne s’agit plus d’une expérience structurée par la
raison qui ne cesse cependant de se diriger vers la limite, vers la déraison, par exemple, mais
d’une forme de jugement synthétique et quasi-a priori qui peut être, au sens kantien,
l’expérience598. C’est cette expérience a priori historique, nettement différente de la notion
d’expérience dans les ouvrages précédents, qui est l’objet de la discussion des Mots et les
Choses.
Foucault cherche, de surcroît, à préciser son étude sur l’ordre, en situant celui-ci
entre deux régions dont chacune se trouve dans une extrémité de la pensée : d’une part, « les
codes fondamentaux d’une culture » qui « fixent d’entrée de jeu pour chaque homme les
ordres empiriques auxquels il aura affaire et dans lesquels il se retrouvera », et qui régissent
« son langage, ses schémas perceptifs, ses échanges, ses techniques, ses valeurs, la hiérarchie
de ses pratiques » ; et, d’autre part, « des théories scientifiques ou des interprétations de
philosophes », qui « expliquent pourquoi il y a en général de l’ordre »599. L’ordre préréflexif
et l’ordre réfléchi600, ou l’ordre pratique et les théories de l’ordre601. L’étude foucaldienne,
l’archéologie, se trouve dans un domaine intermédiaire entre ces deux régions, entre « le
regard déjà codé » et « la connaissance réflexive »602. Mais ce domaine intermédiaire est
également « fondamental », dans la mesure où, en se déprenant des codes fondamentaux et
des ordres posés par ces codes, on découvre que « ces ordres ne sont peut-être pas les seuls
possibles ni les meilleurs », et qu’ « il y a, au-dessous de ses ordres spontanés, des choses qui
sont en elles-mêmes ordonnables, qui appartiennent à un certain ordre muet »603. C’est là qu’il
y a la possibilité d’ordonner les choses de manière différente de celle des ordres primaires
déjà posés, et ces ordres secondaires des choses font apparaître dans une culture, « l’être brut
de l’ordre » et le fait qu’ « il y a de l’ordre »604. Or, même si les choses deviennent ainsi

598
Les Mots et les Choses, p. 13.
599
Ibid., p. 11-12.
600
Sabot, op. cit., p. 14.
601
Frédéric Gros, « De Borges à Magritte », Michel Foucault, la littérature et les arts, dir., par Philippe
Artières, Paris, Kimé, 2004, p. 21. Béatrice Han rapporte « les codes fondamentaux » à la notion de
structure chez Lévi-Strauss, dans la mesure où tous les deux se caractérisent comme invariant dans
l’histoire. (Han, op. cit., p. 94-95.)
602
Les Mots et les Choses, p. 12.
603
Ibid.
604
Ibid. Selon Han, ce « il y a » est « une référence implicite au fameux « il y a » heideggérien » qui
184
Chapitre III, Partie I

ordonnables, cela ne détermine pas une fois pour toutes les formes possibles d’ordre. C’est
ainsi que les ordres divers peuvent apparaître dans l’histoire. En d’autres termes, l’histoire
devient possible par ces ordres. Foucault tente de décrire donc cette histoire des ordres, ou
plutôt, l’archéologie des ordres, en ce sens que ce sont les conditions historiques de possibilité
de connaissances qui sont en question. Foucault se demande ainsi : « sur fond de quel a priori
historique et dans l’élément de quelle positivité des idées ont pu apparaître, des sciences se
constituer, des expériences se réfléchir dans des philosophies, des rationalités se former, pour,
peut-être, se dénouer et s’évanouir bientôt »605. Si bien que l’a priori historique et la positivité
des idées, définie par cet a priori, détermine, de manière non transcendantale, mais historique,
le champ d’expérience possible. L’expérience, qui était une cible privilégiée dans la réflexion
sur la folie et la médecine, n’est ici qu’un des objets d’analyse qui ne se constitue que par
l’ordre qu’est l’a priori historique606.
Pour l’archéologie, l’histoire est donc une succession des ordres où les choses se
répartissent pour se donner sous la forme d’un savoir ou d’une positivité. Ce n’est pas en
termes de progrès, mais d’altération, détachée de toute valeur progressiste que Foucault
réfléchit sur ces ordres, en établissant la distinction des trois grandes périodes, à savoir la
Renaissance, l’âge classique et les temps modernes. Entre ces périodes, il y a toujours une
rupture, mais tous ces ordres supposent les choses ordonnables, qui restent mêmes, comme les
codes fondamentaux et préréflexifs. Les Mots et les Choses prend appui donc sur ces deux
couches immobiles qui ne seront pas explicitées dans l’ouvrage. On peut comprendre
maintenant pourquoi Foucault appelle cet ouvrage « histoire du Même », en l’opposant à
l’histoire de l’Autre qu’il a entreprise dans l’Histoire de la folie607. Sur ce Même, les ordres
empiriques deviennent possibles. Ce modèle d’histoire des ordres sur les choses ordonnables
se distingue clairement de celui d’histoire dialectique. Ce Même ne s’annule jamais pour une
étape supérieure, mais revient toujours dans des ordres différents. Et ce Même ne peut être
totalement compris comme immanent à l’Esprit. Si la structure de la Déraison menaçait, de
l’extérieur, la raison dans l’Histoire de la folie, ce Même, se donnant comme ordonnable, met

évoque l’ordonnabilité des choses à partir desquelles les ordres empiriques deviennent pensables (Han, op.
cit., p. 95-96.).
605
Les Mots et les Choses, p. 13.
606
Foucault définit l’a priori historique plus loin : « Cet a priori, c’est ce qui, à une époque donnée,
découpe dans l’expérience un champ de savoir possible, définit le mode d’être des objets qui y apparaissent,
arme le regard quotidien de pouvoirs théoriques, et définit les conditions dans lesquelles on peut tenir sur
les choses un discours reconnu pour vrai. » (Ibid., p. 171.)
607
Ibid., p. 15.
185
Chapitre III, Partie I

en lumière les limites de la raison, raison qui ne peut le saisir qu’empiriquement et


historiquement. Les tentatives de la raison pour ordonner les choses ne peuvent être totales et
universelles. Il y a donc toujours le reste, qui échappe à la raison, dans la mesure où aucun
ordre ne peut mettre un terme à ces efforts. Le reste ne disparaîtra jamais dans quelque ordre
que ce soit.
Mais l’objectif de Foucault n’est pas ce Même qu’il ne précisera pas, mais les ordres
dans leur positivité. Si Foucault s’était contenté de décrire de façon positive chaque ordre,
tous les ordres auraient été présentés comme s’ils avaient la même valeur. Cependant, la
recherche foucaldienne qui prend comme point de départ le présent, introduit un mouvement
rétrospectif, tout en mettant l’accent sur la rupture qui s’est produite entre l’âge classique et
les temps modernes, et qui se caractérise par un événement dans la configuration du savoir : la
figure de l’homme soudainement apparue dans l’espace du savoir comme une figure
irréductible au langage qui a longtemps dominé le savoir occidental. Il y a donc une hiérarchie
implicite entre les ordres : le privilège de celui des temps modernes détermine la modalité de
description des autres et ouvre le domaine de recherche dans Les Mots et les Choses.
L’histoire des ordres est ainsi circonscrite par le regard qui part du présent, et qui se dirige
également vers le futur, dans la mesure où la pensée foucaldienne annonce la disparition
prochaine de la figure de l’homme. Notre discussion suivra donc ces deux lignes de pensée,
descriptive et prescriptive, pour savoir comment la pensée foucaldienne dans l’ouvrage de
1966 effectue une déprise de la philosophie totalisatrice et dialectique au travers de l’histoire
des ordres.

1.2. Don Quichotte : Figure historique de la littérature

Si le texte de Borges, par l’absence extrême d’ordre, a paradoxalement permis à


Foucault d’entamer l’étude historico-philosophique sur les ordres, Don Quichotte de
Cervantès se caractérise, à l’intérieur de cette étude, comme se trouvant à la charnière des
deux ordres historiques, ceux de la Renaissance et de l’âge classique. Nous avons déjà analysé
dans le premier chapitre un tel usage foucaldien de la littérature, à propos du Neveu de
Rameau de Diderot. Don Quichotte et le Neveu sont deux figures fort ressemblantes, en ce
sens qu’ils résument en leur existence même les liens enchevêtrés de deux configurations, soit
de la déraison et de la folie, soit de l’ordre de la ressemblance et celui de la représentation. La
littérature joue dans la discussion un rôle symbolique qui représente le changement radical

186
Chapitre III, Partie I

d’histoire dans son propre espace. Si l’encyclopédie chinoise vaut, par son statut extérieur à
toute tentative de penser, comme une « pensée du dehors », l’ouvrage de Cervantès fonctionne,
ainsi que celui de Diderot, comme révélateur de la configuration latente d’histoire. Mais il
faudra nuancer ces deux usages de l’histoire pour ne pas les identifier hâtivement l’un avec
l’autre. La différence qui existe entre eux met en avant le déplacement de l’analyse entre ces
deux ouvrages. Le texte de Cervantès, d’une part, marque nettement la fin de l’ordre
renaissant. Don Quichotte est une figure ironique de la disparition du vieil ordre. Le texte de
Diderot, d’autre part, est analysé comme symbole d’un événement historique : la formation du
concept de folie. Cela ne signifie cependant pas que la folie remplace la déraison classique,
mais que la déraison subsiste toujours, en s’opposant à la raison comme Autre absolu. En ce
sens, Don Quichotte est un épisode dans l’histoire du Même, alors que le Neveu de Rameau
est celui situant dans l’histoire de l’Autre. Tenant compte de cette différence, nous examinons
en détail la position de ce roman de chevalerie dans Les Mots et les Choses.
L’ordre général du savoir de la Renaissance est dominé par les jeux infinis de la
similitude, qui lient les choses du monde au travers des diverses formes de la similitude, telles
que le voisinage des lieux, la convenance dans la distance, l’analogie et la sympathie. Selon
ce principe de la similitude, le monde ressemble à un Livre dont tous les signes déposés par le
Dieu doivent être interprétés. Il s’agissait dans ces jeux infinis de découvrir la première parole.
Dans ces jeux interminables d’herméneutique, le langage est également pris. Le langage fait
partie du monde, « à la fois parce que les choses elles-mêmes cachent et manifestent leur
énigme comme un langage, et parce que les mots se proposent eux hommes comme des
choses à déchiffrer »608. Les mots et les choses ont donc fait une « couche uniforme où
s’entrecroisaient indéfiniment le vu et le lu, le visible et l’énonçable »609.
Ce qui a disparu à l’âge classique, c’est précisément cette appartenance réciproque du
langage et des choses. Le langage a perdu sa force énigmatique qui était liée à la fois à la
similitude avec les choses et à la première parole cachée dans le monde, labyrinthe de la
similitude. Mais ce mode d’être du langage et sa vivacité mystérieuse, réapparaît, à l’âge
moderne, dans la littérature. « De Hölderlin à Mallarmé, à Antonin Artaud », citant les
écrivains auxquels il se réfère à plusieurs reprises, Foucault déclare que la littérature moderne
est la résurrection de l’être brut du langage, qui, à l’âge classique, est oublié dans la

608
Ibid., p. 49-50.
609
Ibid., p. 58.
187
Chapitre III, Partie I

transparence de la représentation entre les mots et les choses610. Foucault caractérise le


langage littéraire, que nous avons analysé dans le chapitre précédent, comme descendant du
langage de la Renaissance, en remarquant toutefois une différence décisive : le langage
moderne de la littérature ne se rapporte plus ni aux choses ni à la parole première, mais,
comme nous l’avons vu, il est dans l’espace où les mots se multiplient tout seuls. De cet être
du langage réapparu soudain à l’âge moderne, Foucault fait l’histoire à laquelle nous
reviendrons au cours de notre analyse. La littérature maintient d’une manière diagonale le lien
avec le langage renaissant. La littérature est ainsi « à la fois dans et hors de l’histoire »611.
C’est sans doute pour ce caractère intra- et extra-historique que les aventures de Don
Quichotte se trouvent dans cette disparition de la similitude. Don Quichotte est, selon
Foucault, « le héros du Même », dans la mesure où il ne peut être que dans un monde régi par
les jeux de la similitude. Il est purement un être de langage, ou « l’écriture errant dans le
monde parmi la ressemblance des choses »612. Son errance n’a qu’un but : en tant qu’être du
langage, il doit démontrer combien le livre ressemble au monde. Foucault dit ainsi : « Don
Quichotte lit le monde pour démontrer les livres »613. Mais sa quête de la similitude finit
toujours par l’échec, car la similitude entre les mots et les choses s’était déjà dénouée. Ce qui
apparaît dans l’ouvrage de Cervantès est « le négatif du monde de la Renaissance »614.
Arraché du vieux monde de la similitude, Don Quichotte ne peut qu’errer dans l’aventure
délirante qui cherche en vain la vérité du livre dans le monde.
Don Quichotte retrace ainsi de façon ironique la fin du règne de la similitude. Ce qui
se produit dans la disparition de la similitude, c’est l’apparition de nouveaux pouvoirs du
langage, que symbolise la seconde partie du roman de Cervantès, où Don Quichotte rencontre
des gens qui ont lu ses aventures et qui l’ont admiré. Le texte se replie sur lui-même. Foucault
dit ainsi : « La vérité de Don Quichotte, elle n’est pas dans le rapport des mots au monde,
mais dans cette mince et constante relation que les marques verbales tissent d’elles-mêmes à
elles-mêmes615. » Selon Foucault, deux lectures en sont possibles : l’une considère cette
seconde partie comme appartenant au langage moderne, l’autre comme annonciatrice de
l’ordre classique, celui de la représentation. Selon la première lecture, ce qui se trouve là est

610
Ibid., p. 59.
611
Guillaume Le Blanc, L’esprit des sciences humaines, Paris, Vrin (coll. Problèmes et controverses), 2005,
p. 15.
612
Les Mots et les Choses, p. 60.
613
Ibid., p. 61.
614
Ibid.
615
Ibid., p. 62.
188
Chapitre III, Partie I

l’espace du langage qui ne se réfère qu’à lui-même, espace commun à la littérature moderne.
Comme « la première des œuvres modernes », le texte de Cervantès ouvre le domaine du
langage, non pas classique, mais moderne, où le langage se détache cependant de toute
similitude avec les choses616. Selon la seconde lecture, que Foucault propose à la fin de la
première partie de l’ouvrage, Don Quichotte est celui qui est glissé dans l’ordre de la
représentation, en cherchant la similitude avec les choses, qui a déjà été perdue. Puisque la
représentation qu’est Don Quichotte « n’avait pour loi que la similitude, elle ne pouvait
manquer d’apparaître sous la forme dérisoire du délire »617. Le texte de Cervantès est donc
chargé d’une valeur double : il annonce les deux ordres qui suivront l’ordre de la Renaissance.
Don Quichotte est à la fois dans et hors de la représentation ; il se trouve tantôt au début de
l’âge classique, tantôt dans l’espace du langage où la littérature moderne logera à partir du
XIXe siècle. Certes Foucault laisse flotter une ambiguïté quant à cette interprétation double,
mais il ne montre pas comment ces deux statuts sont compatibles. Nous nous contenterons
donc ici de signaler qu’une seule chose est certaine : Don Quichotte marque, en défaisant les
liens entre les mots et les choses, la fin de l’ordre renaissant.
Par ce dénouement des liens, la similitude n’est plus le principe du savoir, mais, en
même temps, elle est répartie en deux domaines marginaux, ceux de la déraison et de
l’imagination. De là se constituent deux types d’expérience qui sont caractérisés par deux
personnages : le fou et le poète. Le premier se définit comme « l’homme des ressemblances
sauvages » pour qui le monde est rempli de la similitude innombrable au point de croire que
« les oripeaux font un roi »618. Quant au poète, il pénètre dans la profondeur du discours pour
y entendre un autre discours, qui fait revenir au monde la ressemblance perdue entre les
choses et les mots. Il tente de sauver le Même qui se cache sous la différence des signes. Ces
deux personnages représentent la ressemblance qui n’est plus le principe organisateur du
savoir, mais ce qui se trouve à la limite ou en marge de la culture. Don Quichotte symbolise
ce changement double, en appliquant au monde le principe de la ressemblance à la fois
horizontalement (comme le fou) et verticalement (comme le poète). Il s’agit là toujours de
restituer, par l’imagination délirante ou la folie d’imagination excessive, les liens perdus entre
les mots et les choses. Comme le dit Guillaume Le Blanc, là surgit un déplacement majeur par

616
Ibid.
617
Ibid., p. 223. Nous reviendrons dans l’analyse de l’ordre classique à ce personnage de Cervantès, qui est
comparé par Foucault, avec les deux personnages créés par Sade, Justine et Juliette.
618
Ibid., p. 63.
189
Chapitre III, Partie I

rapport à l’Histoire de la folie : si la folie dans l’ouvrage de 1961 était investie par la raison et
n’avait pas son propre langage, la folie incarnée en Don Quichotte est par excellence « une
folie linguistique »619. Alors que la folie tragique se caractérisait comme « absence d’œuvre »,
la folie de Don Quichotte est une expérience du langage, où la folie est éprouvée par le
langage qui n’a pas de lieu dans le monde. Nous retrouvons ici le langage littéraire constaté
chez les écrivains modernes, tels Mallarmé, Roussel, Artaud, etc. Il y a donc, dans l’analyse
de Don Quichotte, à la fois le déplacement du statut de la folie par rapport à l’Histoire de la
folie, et la réflexion sur l’histoire du langage littéraire, que Foucault avait traité hors du
contexte historique. Le premier caractérise, comme nous l’avons mentionné ci-dessus, le
passage de l’analyse historique de l’Autre au Même, et le second retrace l’histoire du langage
littéraire. Mais Don Quichotte ne représente, dans la première partie, que la disparition de
l’ordre de la Renaissance, avant que l’être du chevalier ne soit, dans la seconde partie,
représenté à l’intérieur de l’espace du langage. En ce sens, l’analyse de Foucault montre,
comme il l’a fait à propos de Borges, une absence d’ordre. Mais cette absence n’est pas
absolue comme chez Borges, mais historique, et elle n’est éprouvée que dans l’expérience du
langage qu’est le texte de Cervantès. C’est le tableau de Vélasquez, Les Ménines, qui est
précisément « la représentation de la représentation classique »620. Mais, il ne faut pas penser
que, entre le texte de Cervantès et le tableau de Velázquez, il y ait une continuité qui permet
d’expliquer la rupture entre les deux ordres du savoir. Ces œuvres d’art ne sont pas inscrites
dans le temps historique, mais elles indiquent, depuis le lieu qui n’existe nulle part, dans quel
espace le temps historique devient possible621. Les œuvres ne sont pas une réflexion simple de
l’histoire, mais la réorganisation de l’histoire dans son propre espace. Si le texte de Cervantès
et le tableau de Velázquez n’ont pas de mesure commune pour les appréhender par rapport à
l’histoire, c’est précisément qu’ils ne se trouvent pas dans le même espace, qui n’est ni
imaginaire ni historique. Et cette spatialisation par les œuvres d’art montre sans doute
combien la pensée dialectique, pensée selon les mouvements de la négation et de la
réconciliation, est étrangère à une pensée archéologique, qui lie la possibilité de l’histoire à un
certain ordre spatial. L’ordre classique, que nous analysons ci-dessous, en est un exemple.

619
Le Blanc, op. cit., p. 17.
620
Les Mots et les Choses, p. 31.
621
Il en est de même pour les temps modernes, qui, selon Foucault, sont représentés, par les peintures de
Paul Klee : « Il me semble que c’est la peinture de Klee qui représente le mieux, par rapport à notre siècle,
ce qu’a pu être Velázquez par rapport au sien. » (« L’homme est-il mort ? », DE I, no 39, 1966, p, 572.)
190
Chapitre III, Partie I

2. L’épistémè classique : ordre sans histoire

Comme le symbolise l’histoire de Don Quichotte, là où a disparu l’épistémè


Renaissance, se forme une nouvelle configuration du savoir, l’épistémè classique : ce passage
se caractérise comme la transition soudaine du principe de la similitude à celui de la
représentation. Nous voudrions esquisser l’épistémè classique pour bien montrer les points
suivants : cet ordre du savoir s’appuie sur un espace de la représentation où le temps ou
l’histoire ne jouent pas le rôle fondamental pour le savoir ; comme le modèle du langage
domine tous les autres domaines du savoir, cette période occupe une part importante de
l’histoire du langage entreprise par Foucault ; la fin ou les limites de l’épistémè classique se
rapportent à l’apparition d’une œuvre littéraire, celle de Sade, comme c’est le cas pour Don
Quichotte à la fin de l’épistémè de la Renaissance. Décrivant l’épistémè classique et sa
structure autonome, Foucault affirme que cet ordre du savoir n’est pas l’étape ancestrale du
savoir moderne, mais son Autre, dans la mesure où elle n’a pas comme fondement la notion
d’homme, et que, dans cette épistémè, est exclue la possibilité de la pensée historique dans
laquelle se déploie également la réflexion foucaldienne. L’épistémè classique est pour
Foucault une expérience de l’altérité, et il tente de décrire cet Autre de façon positive, en
faisant apparaître l’a priori historique de cette autre positivité qui ne pense pas l’histoire.

2.1. Mathesis et taxinomia

Foucault définit le savoir classique comme ayant un rapport permanent à la mathesis


en tant que « science universelle de la mesure et l’ordre »622. Entre ces deux types de
comparaison, la mesure et l’ordre, le plus important est l’ordre, car, alors que la mesure exige
une unité commune et extérieure aux choses mesurées pour établir la comparaison, l’ordre se
détermine par les rapports internes entre les éléments qui le constituent. Ce système fermé,
l’Ordre, est essentiel pour le savoir classique, comme l’Interprétation pour la Renaissance. La
mathesis comme science de l’ordre, a pour domaine privilégié d’analyse l’algèbre, mais elle
ouvre également « la possibilité d’établir entre les choses, même non mesurables, une
succession ordonnée », c’est-à-dire la possibilité d’ordonner les domaines empiriques qui

622
Les Mots et les Choses, p. 70.
191
Chapitre III, Partie I

n’avaient pas été formés623. Cette science appliquée de l’ordre a pour instrument non pas
l’algèbre, mais le système des signes, qui vaut « le langage arbitraire qui autorisera le
déploiement de la nature en son espace, les termes derniers de son analyse et les lois de sa
composition »624. Il s’agit là d’un langage de l’Analyse, qui, selon Foucault, a rendu possibles
« ces individualités que nous appelons Hobbes, ou Berkeley, ou Hume, ou Condillac »625. On
remarque dans cette expression que Foucault prend une certaine distance avec les noms
propres : il tente ce disant de réduire les différences physiques ou théoriques entre ces
individus à une série d’effets de la disposition commune du savoir, qu’est le système des
signes et ses lois de composition et de décomposition. Foucault appelle taxinomia cette
science appliquée, qui a pour objet les représentations complexes ou les signes, alors que la
mathesis au sens propre aborde la nature simple. Or, dans ce système, les signes s’ordonnent
indépendamment de l’ordre des choses elles-mêmes. Le signifiant ne se réfère plus aux choses
du monde, qui, à la Renaissance, étaient dans la position du signifié, mais le rapport du
signifiant au signifié réside à l’intérieur de la connaissance, en établissant un réseau entre les
idées de choses qui se lient l’une à l’autre. Ainsi se forme « le tableau complet des signes »
qui est « l’image des choses »626.
Si bien qu’il y a dans l’épistémè classique deux pôles extrêmes : la mathesis et la
taxinomia. Elles ne s’opposent pas, mais se distinguent clairement l’une de l’autre : alors que
la mathesis est la science de la vérité obtenue par le calcul algébrique, la taxinomia est, en
traitant des identités et des différences des signes, le savoir des êtres. Et, pour que les choses
deviennent les signes qu’analyse la taxinomia, il y a un autre processus qui construit des
ordres de signes à partir des suites empiriques, le processus qui s’appelle genèse. Les
éléments ainsi historiquement analysés ne sont cependant analysés que dans l’ordre
intemporel de la taxinomia par laquelle devient possible la constitution d’un tableau des
signes qui représentent les choses. Foucault cherche à analyser ce tableau des représentations,
rendu possible surtout par la taxinomia, qui est une ontologie par rapport à une apophantique
de la mathesis, et une sémiologie par rapport à une histoire de la genèse. Trois domaines
empiriques sont ainsi soumis à réflexion dans ce tableau : la grammaire générale, l’histoire
naturelle et l’analyse des richesses. Parmi ces trois domaines, la grammaire générale fournit le

623
Ibid., p. 71.
624
Ibid., p. 77.
625
Ibid. Foucault a déjà examiné l’Analyse chez Condillac dans la Naissance de la clinique. Voir notre
premier chapitre, p. 122-123.
626
Ibid., p. 80. Souligné par l’auteur.
192
Chapitre III, Partie I

modèle aux deux autres, car cette théorie abstraite des signes verbaux tente de représenter la
pensée elle-même dans les fonctions du langage.

2.2. La Grammaire générale

À l’âge classique, l’existence du langage est à la fois « souveraine et discrète » :


souveraine, parce que « le langage représente la pensée, comme la pensée se représente
elle-même », en s’ouvrant un espace qui lui est propre627 ; discrète, parce qu’il est si proche
de la pensée qu’il devient presque invisible par rapport à la pensée. Ce rôle du langage est
considérablement différent de celui de la Renaissance où on interrogeait le langage comme
s’il disait d’autres choses que ce qu’il disait. Dans ce recul infini, le langage se dispersait et se
disséminait dans les choses du monde et devenait l’être énigmatique à interpréter. En
revanche, à l’âge classique, le langage ne fait que représenter la pensée par une série de signes
verbaux, que l’on appelle discours. C’est ce discours qui est l’objet de l’analyse classique du
langage. On ne cherche plus dans ce discours la parole cachée et plus profonde, mais on lui
demande comment il fonctionne : « quelles représentations il désigne, quels éléments il
découpe et prélève, comment il analyse et compose, quel jeu de substitutions lui permet
d’assurer son rôle de représentation628. » Il s’agit à l’âge classique non pas du commentaire,
comme à la Renaissance, mais de la critique du langage. Or cette critique du langage ne peut
échapper à un statut ambigu, car elle examine le langage à la fois comme un mécanisme
autonome des signes, et comme un domaine où s’enchevêtrent la vérité et le mensonge.
Malgré cette opposition importante du fond et de la forme, la critique s’exerce toutefois sur le
langage en tant que représentation.
C’est dans ces conditions définies par la critique qu’apparaît la Grammaire générale.
Son objet n’est ni la pensée ni le langage, mais le rapport spécifique de représentation entre
eux. Spécificité, c’est-à-dire que la représentation de la pensée par le langage a une
spécificité : dans le langage, la pensée n’est représentée que selon « un ordre nécessairement
successif »629. C’est cette suite de signes verbaux, le discours, qui est l’objet de la Grammaire
générale. L’importance philosophique de la Grammaire générale réside dans cette mise en
série verbale de la pensée qui est en revanche la simultanéité des idées. « A l’âge classique,

627
Ibid., p. 92.
628
Ibid., p. 94.
629
Ibid., p. 96,
193
Chapitre III, Partie I

résume ainsi Foucault, connaître et parler s’enchevêtrent dans la même trame : il s’agit pour le
savoir et pour le langage, de donner à la représentation des signes par lesquels on puisse la
dérouler selon un ordre nécessaire et visible630. » La pensée et le langage appartiennent donc
au même ordre. Mais, pour que le langage représente bien la pensée, ou plus généralement la
connaissance, il doit être totalement refait, pour se dégager de sa forme irréfléchie. De là deux
conséquences : d’une part, la possibilité d’un Discours universel qui peut représenter
parfaitement la connaissance, et, d’autre part, celle d’une histoire de la connaissance, dans
laquelle il est possible de savoir, par l’analyse des discours passés, jusqu’à quel point le
langage d’une période ou d’un peuple s’est perfectionné. Or il faut noter que, bien que
l’histoire des langues apparaisse ici, elle ne permet pas, comme le fera la philologie, de
comparer historiquement les différences et les mutations entre les langages. La dimension
historique ou temporelle n’existe que dans le discours où se déroulent « les représentations et
les mots selon une succession dont eux-mêmes définissent la loi »631. C’est cet ordre à
l’intérieur du discours que désigne l’histoire du discours, non pas l’histoire entre les discours.
Foucault constate là un inversement de la temporalité des langages par rapport à la
Renaissance : alors que, au XVIe siècle, « les langues se succédaient dans l’histoire et
pouvaient s’y engendrer l’une l’autre », et pouvaient remonter jusqu’aux langues plus
anciennes ou langues mères, le temps pour le langage devient, à l’âge classique, « son mode
intérieur d’analyse »632. La Grammaire générale vise à établir « la taxinomie de chaque
langue », ou « ce qui fonde en chacune d’elle la possibilité de tenir un discours »633. L’analyse
purement intrinsèque et critique des fonctions du langage, c’est l’objectif de la Grammaire
générale. La possibilité de l’histoire des langages ou, plus généralement, celle de penser les
langages en les rapportant à ce qui leur est extérieur sont exclues par la modalité d’analyse de
la Grammaire générale. Même si l’histoire des langages existe, elle ne révèle pas la vérité des
langages, mais elle n’est plus qu’ « érosion ou accident, introduction, rencontre, et mélanges
d’éléments divers »634. L’histoire n’a donc pas de place dans l’analyse.
Foucault examine ensuite comment fonctionne de manière positive la Grammaire
générale, qui cherche à faire un tableau propre à chaque langage. Il distingue les deux
directions d’analyse nécessaires pour la Grammaire générale : d’une part, l’étude du

630
Ibid., p. 103.
631
Ibid., p. 104.
632
Ibid.
633
Ibid., p. 106.
634
Ibid., p. 105.
194
Chapitre III, Partie I

« fonctionnement représentatif des mots les uns par rapport aux autres », ou celle des liens
horizontaux entre les mots en tant que représentations ; d’autre part, l’étude du discours non
pas comme un simple ensemble représentatif, mais « une représentation redoublée », dans la
mesure où les représentations elles-mêmes peuvent s’enraciner de façon verticale sur d’autres
représentations635. Chaque direction contient deux segments théoriques : la théorie du verbe et
celle de l’articulation pour la direction horizontale ; celle de l’origine et de la racine et celle de
la dérivation pour la direction verticale.
La théorie du verbe. Pour que le langage devienne discours, il doit y avoir au moins
une proposition. Il y a des mots au-dessous de la proposition, mais ils ne s’organisent pas
spontanément en discours. Il faut un élément décisif : le verbe, qui est « la condition
indispensable à tout discours »636. Quand on dit que « ceci est cela », quand on affirme ce
disant un lien d’attribution entre deux choses, le verbe accomplit un mouvement
incontournable : le mot se rapporte à ce qu’il signifie, c’est-à-dire à l’être. Si bien que le
langage ne devient discours que par « ce singulier pouvoir d’un mot qui enjambe le système
des signes vers l’être de ce qui est signifié »637. C’est seulement par le verbe, que le langage
peut représenter les êtres dans son propre espace. Foucault résume ainsi cette fonction :
« parler, c’est tout à la fois représenter par des signes, et donner à des signes une forme
synthétique commandée par le verbe638. »
La théorie de l’articulation. Elle soulève une autre question : « comment le discours
peut-il énoncer tout le contenu d’une représentation ? »639 Il s’agit là de la correspondance
exacte entre les mots et les choses. Cette correspondance existe dans le discours, car tous les
mots nomment de façon méticuleuse ce qui est donné à la représentation. La langue doit et
peut nommer toutes les choses. La Grammaire générale se fonde sur cette possibilité de la
nomination généralisée.
La théorie de l’origine. Il est question de « retrouver le moment primitif où il [le
langage] était pure désignation »640. De là surgissent deux exigences : l’une sur le caractère
arbitraire de la désignation, à laquelle répond l’analyse du langage d’action, et l’autre
concernant le rapport profond du langage avec ce qu’il nomme, sur lequel réfléchit l’étude des

635
Ibid., p. 106.
636
Ibid., p. 108.
637
Ibid., p. 110.
638
Ibid., p. 111.
639
Ibid., p. 112.
640
Ibid., p. 120.
195
Chapitre III, Partie I

racines. Ces deux exigences ne s’opposent pas, mais sont « indispensables l’une à l’autre »,
car « la première rend compte de la substitution du signe au désigné » et « la seconde justifie
le pouvoir permanent de désignation de ce signe »641. Les mots, s’étant détachés des gestes
simples, maintiennent ainsi, malgré les mutations morphologiques, le lien avec ce qu’ils
signifient. Mais cette théorie de l’origine de la désignation ne situe pas le langage dans une
histoire qui serait « son milieu de naissance et de transformation ». Ce que l’histoire fait
apparaître est, au contraire, « le parcours, par étapes successives, du découpage simultané de
la représentation et des mots »642. Ce n’est donc ni le devenir ni le changement, mais la
permanence du rapport du mot à ce qu’il désigne qui est mise en lumière.
La théorie de la dérivation. Alors que les modifications de forme sont « sans règle, à
peu près indéfinies, et jamais stables », les altérations de sens obéissent à certains principes
qui disposent toutes les altérations historiques dans un espace intemporel. Foucault caractérise
ainsi cette spatialité des changements sémantiques : « si les langues ont la diversité que nous
constatons, (…) c’est parce que les mots ont leur lieu, non dans le temps, mais dans un espace
où ils peuvent trouver leur site originaire, se déplacer, se retourner sur eux-mêmes »643. Le
langage se déploie dans cet « espace tropologique », tout en transformant les changements
chronologiques en succession spatiale.
Ces quatre segments théoriques constituent un quadrilatère où se situent d’un côté les
théories de la proposition et de l’articulation, de l’autre celles de l’origine et de la dérivation.
Entre ces deux côtés, il y a deux rapports diagonaux : l’un va de l’articulation à la dérivation,
l’autre de la proposition à l’origine. Le premier définit « le progrès du langage dans son
pouvoir de spécification », et le second « l’enroulement indéfini du langage et de la
représentation » sur la base de la permanence du rapport de désignation644. Ce qui se trouve
au point de croisement de ces deux diagonales, c’est le nom. Car « nommer, c’est, tout à la
fois, donner la représentation verbale d’une représentation, et la placer dans un tableau
général »645. Penser une chose, c’est la nommer pour la représenter dans le langage. Sans nom,
il n’y a pas de possibilité de la représentation. L’acte de nommer, c’est donc s’acheminer vers
« le lieu où les choses et les mots se nouent en leur essence commune »646. Si bien que « La

641
Ibid.
642
Ibid.
643
Ibid., p. 130.
644
Ibid., p. 132.
645
Ibid.
646
Ibid., p. 133.
196
Chapitre III, Partie I

tâche fondamentale du « discours » classique, c’est d’attribuer un nom aux choses, et en ce


nom de nommer leur être »647. Foucault analyse les deux autres domaines du savoir classique
par rapport à ce quadrilatère au centre duquel se trouve le nom, comme représentation de la
chose.
Le langage à l’âge classique définit ainsi la configuration fondamentale de l’épistémè
classique. Il se forme autour de quatre segments théoriques pour bien représenter les choses,
en donnant à chacune un nom qui la représente précisément. Les mots ainsi représentant les
choses s’inscrivent dans l’espace lisse, sans faille, où la temporalité est aussi transcrite en
spatialité. C’est sur cet ordre spatial que se fondent aussi les deux autres domaines du savoir,
l’Histoire naturelle et l’Analyse des richesses, avec quelques modifications méthodologiques.
Avant de passer l’analyse de ces deux domaines, nous voudrions brièvement
mentionner l’explication foucaldienne du changement qui s’est produit entre la Renaissance et
l’âge classique. À la fin de l’analyse de la Grammaire générale, Foucault revient à la notion
de ressemblance qui est exclue du domaine du savoir depuis le début de l’âge classique. Selon
Foucault, la ressemblance devient, à l’âge classique, « la forme la plus simple sous laquelle
648
apparaît ce qui est à connaître et qui est le plus éloigné de la connaissance elle-même » .
Malgré l’éloignement du centre de savoir, cette notion n’a pas disparu, mais subsiste à la
limite de l’analyse classique du langage, en particulier les théories de l’articulation, de
l’origine et de la dérivation. Car, pour que soit possible une analyse qui lie les mots à leur
origine, aux mots qui leur sont voisins et à ce qu’ils représentent, il faut qu’il y ait des
ressemblances entre les mots. La ressemblance se situe toujours « le bord extérieur du
langage » sans lequel l’analyse ne sera pas possible649.
Cette analyse de la ressemblance à l’âge classique par Foucault nous permet de
réfléchir sur le reste qui existe dans l’ordre du savoir dans une épistémè. Certes l’épistémè
d’une période ordonne les choses ou le Même inconnaissable en soi selon sa propre manière,
mais cette mise en ordre n’arrive jamais à remplacer totalement l’ordre ancien par un autre. Il
reste toujours ce que l’épistémè d’une période ne saurait exclure. Ce reste se trouve en dehors
de l’épistémè ou à sa limite. Si Foucault revient régulièrement à ce qui échappe à l’ordre du
savoir d’une période, c’est sans doute pour repérer l’existence inévitable de ce reste qui
n’obéit pas à la disposition générale du savoir, ou à l’a priori historique, qui, contrairement à

647
Ibid., p. 136.
648
Ibid., p. 82.
649
Ibid., p. 135.
197
Chapitre III, Partie I

sa désignation, n’est ni a priori ni historique. Pour maintenir la validité de cette notion, il


faudrait entendre par ce terme l’a priori historique « d’un ordre ». À l’extérieur de cet ordre,
ou même à sa limite, il y a toujours le reste, qui rôde dans le domaine inexploré et qui pourrait
parfois menacer l’ordre. Dans l’histoire du Même, comme il l’a fait dans l’Histoire de la folie,
histoire de l’Autre, le reste apparaît comme ce qui échappe à la structure de la raison dans une
période. Comme l’indique Foucault, il est possible de percevoir ce reste, sous la forme de la
littérature par exemple. En ce sens, Foucault tente d’écrire à la fois l’histoire des épistémès et
celle de ce qui y échappe. Nous reviendrons à ce point, lorsque nous discuterons le problème
du langage et de la littérature, pour savoir comment cette altérité apparaît dans son analyse.

2.3. L’histoire naturelle


Dans l’épistémè classique, comme c’est le cas pour le langage, le statut de la nature
change. Alors que, à la Renaissance, elle était prise dans l’épaisseur et l’obscurité du monde
où on ne pouvait que retracer la similitude pour la décrire, le savoir classique exige que la
nature apparaisse sur l’espace de la représentation où ne doit exister aucune opacité entre les
mots et les choses. Chez les auteurs de la Renaissance, l’histoire d’un animal ou d’une plante
doit décrire non seulement ses propres caractères, mais aussi tous les signes qui le concernent,
tels que les ressemblances, les vertus, les légendes, les blasons, etc. Cette histoire visait à
préciser où se situait son objet de description dans le réseau sémantique qu’est le monde. Les
mots et les choses se trouvaient dans ce même réseau des signes. Ce jeu infini de la similitude
s’est défait à l’âge classique, et « l’histoire naturelle trouve son lieu dans cette distance
maintenant ouverte entre les choses et les mots »650. Là s’ouvre un espace de la représentation
propre à l’histoire naturelle, espace où les choses sont représentées ou nommées, jusqu’à leur
moindre élément, par les mots. Foucault souligne que la formation d’une science naturelle à
l’âge classique n’est pas le résultat du transfert d’une rationalité ou d’une méthode formée
ailleurs, mais une formation selon son archéologie propre, liée toutefois, sous forme de
corrélation ou de simultanéité, à la théorie générale des signes que les philosophes de la
période tentent de construire. Foucault précise en outre le sens du terme « histoire » à l’âge

650
Ibid., 141-142. Foucault donne comme exemple la subdivision du chapitre du cheval dans l’ouvrage de
Jonston, l’Histoire naturelle des Quadrupèdes : « Jonston subdivise son chapitre du cheval en douze
rubriques : nom, parties anatomiques, habitation, âges, génération, voix, mouvements, sympathie et
antipathie, utilisations, usages médicinaux. Rien de tout cela ne manquait chez Aldrovandi, mais il y avait
beaucoup plus. Et la différence essentielle réside dans ce manque. Toute la sémantique animale est tombée,
comme une partie morte et inutile. » (Ibid., p. 141.)
198
Chapitre III, Partie I

classique : ce que signifie ce mot, ce n’est ni le récit de ce que l’historien lui-même a regardé,
comme dans la pensée grecque, ni le grand recueil des documents et des signes, comme à la
Renaissance, mais, c’est de poser « un regard minutieux sur les choses elles-mêmes, et de
transcrire ensuite ce qu’il [l’historien] recueille dans des mots lisses, neutralisés et fidèles »651.
Soulignons que le terme d’ « histoire » n’implique aucunement le sens d’une série
chronologique d’événements ou le récit de cette série. L’ « Histoire » naturelle, ce n’est rien
d’autre que la spatialisation de la nature transcrite en langage. Et cette forme de savoir se
constitue autour de deux notions : la structure et le caractère.
La structure. L’histoire naturelle a comme tâche de nommer le visible : celle de
décrire les traits visibles, tout en excluant d’autres éléments variables et incertains, comme les
couleurs. Si bien que le regard ne décrit pas tout ce qu’il voit, mais se limite à ne voir que ce
qui est certain, distinct et invariable. « Observer, dit Foucault, c’est donc se contenter de voir.
De voir systématiquement peu de choses652. » Le privilège de la vue se fonde sur cette
limitation des objets d’observation653. La structure d’un animal ou d’une plante est décrite à
partir des quatre valeurs qui permettent à l’observateur de la décrire d’une manière constante :
le nombre, la grandeur, les formes et les dispositions. Les deux premières sont déterminées
par un compte ou par une mesure, alors que les deux dernières sont décrites par
l’identification à des formes géométriques ou par des analogies. Excluant toute incertitude, la
structure lie les choses au langage. En ce sens, la théorie de la structure superpose en elle les
deux segments de la théorie du langage, c’est-à-dire la proposition et l’articulation. L’histoire
naturelle ouvre ainsi un espace de « variables visibles, simultanées, concomitantes », où il n’y
a aucun rapport avec l’organisation en profondeur des vivants. Le regard dans l’histoire
naturelle n’est pas anatomique comme dans l’expérience anatomo-clinique, mais est celui qui
observe minutieusement et exclusivement la surface. Cette description exhaustive des
structures visibles a pour domaine privilégié la botanique, et pour corrélatif institutionnel les
jardins botaniques, qui est précisément la matérialisation de cet espace idéal.
Le caractère. La structure ainsi décrite d’un animal ou d’une plante reste cependant
une simple transcription des traits d’un être vivant en langage, ou une simple désignation.
Pour que ces structures individuelles puissent former un réseau où ces êtres se lient l’un à

651
Ibid., p. 143.
652
Ibid., p. 146.
653
Foucault a déjà évoqué dans la Naissance de la clinique la position privilégiée de la vue dans l’histoire
naturelle, en comparaison du regard médical pour repérer la similitude ainsi que la différence. Voir la
Naissance de la clinique, p. 88-89. Voir également notre premier chapitre, p. 123
199
Chapitre III, Partie I

l’autre, ou pour qu’elles deviennent langage, il faut qu’il y ait à la fois le rapport de
désignation entre les mots et les choses, et le rapport de dérivation d’une structure décrite à
une autre. Il s’agit donc de déterminer la valeur de chaque structure dans un réseau de
structures par les jeux d’identité et de différence, ou de proximité et de distance. C’est la
théorie du caractère qui répond à ces exigences, en assurant simultanément une désignation et
une dérivation, ainsi que le fait la théorie de la structure à propos de la proposition et de
l’articulation. Or, à la différence de la théorie du langage, qui cherche la dérivation des mots
se déroulant de façon tropologique et infinie, la théorie du caractère analyse les structures, qui
ont déjà été transcrites en langage par une méthode stricte, et, par conséquent, doit les
disposer dans un espace, par une comparaison entre les valeurs observées de chaque être
vivant. Dans l’histoire naturelle, il n’y a donc pas de dérivation entre les mots, mais seulement
entre les structures décrites. Foucault dit en résumé que, à partir du XVIIe siècle, « toute
désignation doit se faire par un certain rapport à toutes les autres désignations possibles »654.
Par les théories de la structure et du caractère, les êtres vivants sont représentés dans l’espace
du langage, un langage bien fait. La structure fait passer le visible au dicible, et le caractère la
place dans une taxinomie.
Dans cette taxinomie des êtres vivants, l’histoire, en tant que série chronologique
d’événements, ne joue qu’un rôle négatif. Car les bouleversements historiques empêchent de
percevoir la nature telle qu’elle est, en faisant disparaître quelques espèces sans en laisser les
traces et en répartissant les êtres vivants de façon hasardeuse dans des espaces géographiques
divers où les êtres s’enchevêtrent dans un certain désordre. La nature apparaît donc toujours
déchiquetée et brouillée. Mais, pour que soit possible un tableau sans faille des êtres vivants,
il faut que la nature soit continue. Cette continuité n’est obtenue que par les opérations
théoriques qui représentent les êtres en langage. Et, à l’inverse, ces opérations ne sont
possibles qu’en affrontant cette nature embrouillée. L’histoire naturelle comme science
suppose, dit Foucault, « deux ensembles : l’un d’entre eux est constitué par le réseau continu
des êtres ; cette continuité peut prendre diverses formes spatiales »655. Pour obtenir le premier,
il faut minutieusement observer le second, pour s’en dégager. L’histoire n’est donc pas le
moment positif d’analyse ; elle n’entre aucunement dans le tableau des êtres vivants, qui est
invariable et universel. Même l’évolutionnisme à cette époque, comme le fixisme, suppose
cette continuité des vivants, et l’apparition des êtres vivants ne remplit que les lacunes dans

654
Ibid., p. 157.
655
Ibid., p. 162.
200
Chapitre III, Partie I

cette continuité. En ce sens, le fixisme et l’évolutionnisme appartiennent au même « socle


épistémologique » qui a rendu possible, à l’âge classique, le savoir qu’est l’histoire
naturelle656.
L’histoire naturelle a constitué un domaine empirique des êtres vivants sur les
principes de descriptibilité et d’ordonnabilité, en s’appuyant sur les deux théories,
comparables à l’analyse du langage. Mais, il existe une différence majeure entre la
Grammaire générale et l’histoire naturelle. Dans le langage spontané, pour accomplir
l’analyse de la figure qui va du verbe « être » à la dérivation, il suffisait du jeu de
l’imagination. Une fois que les mots représentent les choses, les représentations se déroulent
dans leur propre espace. Mais, dans l’histoire naturelle, la taxinomie des êtres vivants exige la
continuité réelle de la nature. Foucault compare ces deux domaines de savoir classique : « Là
où le langage demandait la similitude des impressions, la classification demande le principe
de la plus petite différence possible entre les choses657. » Le langage de l’histoire naturelle
n’est possible que dans son objet de description, la nature, qui est à la fois la continuité et les
différences entre les êtres. Dans la mesure où l’histoire naturelle s’appuie sur la continuité et
la diversité des êtres vivants, il est impossible de penser ces êtres en une unité quelle qu’elle
soit. C’est pour cette raison que la notion de vie n’existe pas au XVIIIe siècle. Or, par son
rapport au langage et aux êtres vivants, l’histoire naturelle peut être une critique du langage :
« connaître la nature, c’est en effet bâtir à partir du langage un langage vrai mais qui
découvrira à quelles conditions tout langage est possible et dans quelles limites il peut avoir
un domaine de validité 658 . » La critique du langage au XVIIIe siècle n’est pas liée à
l’universalité, mais à une forme de savoir spécifique. En ce sens, l’histoire naturelle est donc
plutôt une autre manière de penser le rapport entre les mots et les choses qu’une simple
application de la Grammaire générale.

2.4. L’analyse des richesses

À l’âge classique comme la philologie et la science de la vie, l’économie politique


est absent du champ du savoir, parce qu’il n’y pas de notion de production. L’analyse de
l’ « économie » dans l’épistémè classique se fonde sur la notion de richesse. Toutefois, faisant

656
Ibid., p. 163.
657
Ibid., p. 173.
658
Ibid., p. 175.
201
Chapitre III, Partie I

partie de l’épistémè classique, l’analyse des richesses ne s’est pas constituée sur le même
rythme que les deux autres domaines : alors que dans la Grammaire générale et l’histoire
naturelle, la mutation s’est accomplie brusquement, l’analyse des richesses s’est introduite de
façon plus lente, progressive, parfois contre des résistances, parce que la réflexion sur la
richesse et la monnaie est liée plus étroitement que pour les deux autres domaines, à une
pratique et à des institutions. En dépit de cette particularité au niveau chronologique, l’analyse
des richesses se développe en s’appuyant sur deux parties théoriques qui ont pour tâche de
penser les richesses comme des représentations : la théorie de la monnaie et celle de la valeur.
La théorie de la monnaie. À la Renaissance, la monnaie ou plutôt le métal rare, dont
on fabrique la monnaie, avait trois fonctions : « il avait un prix », grâce à la valeur intrinsèque
du métal monnayé ; « il mesurait tous les prix » ; « on pouvait l’échanger contre tout ce qui
avait un prix »659. La première fonction fondait les deux autres. Mais, à l’âge classique, s’est
produit un renversement : c’est sur la dernière fonction que s’appuient les deux autres. C’est
par la thèse du mercantilisme que l’on se met à considérer que « toute richesse est
monnayable » et « qu’elle entre en circulation »660. La monnaie représente la richesse et, par
cette représentation, la richesse devient échangeable et peut circuler. Or la possibilité de
monnayer toute richesse et de la faire circuler est exactement identique aux rapports que l’on
peut trouver dans l’histoire naturelle et, la Grammaire générale : puisque tout être naturel est
caractérisable, il peut entrer dans une taxinomie ; puisque toute chose est nommable, elle peut
entrer dans un langage articulé ; ou plus généralement, puisque toute représentation est
signifiable, elle peut entrer dans un système d’identités et de différences661. C’est au travers de
la thèse mercantiliste que le domaine des richesses se constitue comme un domaine des
représentations.
Quant au caractère de la monnaie, Foucault évoque tout d’abord l’affrontement
théorique selon lequel on a l’habitude de comprendre les réflexions classiques sur la
monnaie : les partisans d’une monnaie-signe d’une part, ceux d’une monnaie-marchandise
d’autre part. Mais, selon Foucault, cet affrontement se résume à options issues d’une
disposition unique, qui définit la monnaie comme « un gage »662. Cela veut dire deux choses :
d’un côté, la monnaie n’est rien de plus qu’ « un jeton reçu de consentement commun » ; et de

659
Ibid., p. 186. Italiques par l’auteur.
660
Ibid., p. 187.
661
Ibid.
662
Ibid., p. 194.
202
Chapitre III, Partie I

l’autre, elle vaut « ce contre quoi on l’a donnée, puisqu’à son tour elle pourra être échangée
contre cette même quantité de marchandise ou son équivalent ». Foucault qualifie ainsi le
caractère de la monnaie comme « une solide mémoire, une représentation qui se dédouble, un
échange différé »663. Mais la monnaie ne représente pas la marchandise de manière toujours
stable : le rapport entre la monnaie et la marchandise se modifie lorsque la proportion entre la
quantité de monnaie et celle de la marchandise est altérée. Les prix changent en fonction de
cette proportion mobile, et il n’y a donc pas de « juste » prix, mais seulement les prix
« ajustés ». Si la proportion est considérablement déséquilibrée, les prix montent ou baissent
de manière à empêcher la circulation de la monnaie et de la marchandise. La théorie de la
monnaie a donc pour tâche de savoir quelle quantité de monnaie est nécessaire pour que la
circulation de monnaie dans un pays donné se fasse sans les prix ne changent brutalement.
Cette réflexion sur la monnaie doit également tenir compte de deux mouvements qui
dépassent les frontières d’un État : celui du numéraire et celui de la population. Le numéraire
« va des États prospères aux régions de bas prix ; les hommes, eux, sont attirés vers les
salaires élevés, donc vers les pays qui disposent d’un numéraire abondant 664 . » Ces
mouvements inverses sont non seulement les objets pour la politique qui doit chercher un
équilibre entre eux, mais se trouvent aussi à l’intérieur de l’analyse de la monnaie en tant que
représentation, en y introduisant un indice temporel, dont aucune autre théorie de l’ordre et de
la représentation n’a d’équivalent. Par exemple, dans l’histoire naturelle, le temps n’intervient
que de l’extérieur pour obscurcir la continuité de la nature. Mais, dans la théorie de la
monnaie, le temps fait partie de la loi intérieure de la représentation-monnaie, et cet indice
temporel « suit et altère sans interruption le pouvoir que détiennent les richesses de se
représenter elles-mêmes et de s’analyser dans un système monétaire »665. Il ne faut cependant
pas penser que la théorie de la monnaie ait introduit une dimension historique par cette
altération temporelle de la quantité de monnaie qui provoque le changement de prix. Foucault
affirme que cet indice de temps n’est que « la conséquence d’une forme de réflexion qui
plaçait le signe monétaire, par rapport à la richesse, dans une posture de représentation au
sens plein du terme »666. Car, de même que « le caractère désigne les êtres tout en les situant
dans leur voisinage », « le prix monétaire désigne les richesses mais dans le mouvement de

663
Ibid.
664
Ibid., p. 200.
665
Ibid., p. 202.
666
Ibid.
203
Chapitre III, Partie I

leur croissance ou de leur diminution »667. Les richesses ainsi que leur altération temporelle
sont représentées dans le tableau d’analyse.
La théorie de la valeur. Alors que la théorie de la monnaie tente de savoir comment
les prix peuvent caractériser les choses dans le mouvement des échanges, la théorie de la
valeur pose une autre question : il ne s’agit plus de savoir comment les richesses peuvent se
représenter entre elles, mais « pourquoi les objets du désir et du besoin ont à être représentés,
comment on pose la valeur d’une chose »668. Il est donc question de l’origine de la valeur.
Foucault en propose deux thèses possibles : « l’une analyse la valeur dans l’acte même de
l’échange (…) ; l’autre l’analyse comme antérieure à l’échange et comme condition première
pour qu’il puisse avoir lieu »669. Dans la première, la valeur naît du fait même que l’on
échange des objets qui sont pour certains utiles, et dans la seconde, elle provient de la
prolixité de la nature, dont la valeur sera déterminée par l’échange. La première est la thèse
psychologique ou utilitaire que les théoriciens, comme Condillac et Destutt de Tracy entre
autres, ont développée, et la seconde est celle des Physiocrates. Foucault dispose ces deux
thèses qui s’opposent en apparence l’une à l’autre, dans la même configuration de pensée. Car,
elles parcourent le même segment théorique, et partagent les mêmes propositions
fondamentales sur la prolixité de la terre comme origine de la richesse, le rapport de la valeur
à l’échange, la monnaie comme représentation des richesses en circulation, etc. Ce en quoi
elles diffèrent, c’est l’ordre d’analyse : les physiocrates vont de la production des richesses à
celle de la valeur dans les échanges, les utilitaristes d’un jugement d’appréciation au système
d’échanges fondés sur la valeur. Ces adversaires discutent le même ordre des représentations,
mais à partir des deux directions opposées. Foucault fait ainsi apparaître le fond commun à
partir duquel les deux options théoriques deviennent possibles. Il distingue deux niveaux de
recherche : d’une part, celui d’une enquête d’opinions, pour cerner l’opposition entre les
Physiocrates et les Antiphysiocrates, et d’autre part, celui d’une étude qui tente de définir les
conditions de possibilité d’une telle opposition théorique, « sans tenir compte des personnages
ni de leur histoire »670. Foucault appelle le premier « doxologie », et le second est objet propre
de l’archéologie.
La théorie de la monnaie et celle de la valeur, qui constituent l’analyse des richesses

667
Ibid.
668
Ibid., p. 203.
669
Ibid.
670
Ibid., p. 214.
204
Chapitre III, Partie I

à l’âge classique, appartiennent à la même configuration que l’histoire naturelle et la


grammaire générale. La monnaie, dans la mesure où elle assure à la fois la fonction de
désignation et celle de dérivation, joue le même rôle que celui du caractère dans l’histoire
naturelle. La valeur, joignant en une seule opération la fonction d’attribution et celle
d’articulation, occupe la même position que la structure dans l’histoire naturelle. L’analyse
des richesses et l’histoire naturelle ont donc la même configuration, dont les conditions de
possibilités sont identiques à celles du langage. Toutefois, il y a deux différences, l’une entre
la théorie du langage et des deux autres domaines, et l’autre entre l’histoire naturelle et
l’analyse des richesses.
Différence entre la Grammaire générale et les deux autres domaines. Malgré les
efforts théoriques pour déterminer les fonctions générales des langues réelles, elles ne peuvent
échapper à l’imperfection liée à leur propre structure : « entre la désignation et la dérivation,
les glissements de l’imagination se multiplient ; entre l’articulation et l’attribution, prolifère
l’erreur de la réflexion »671. L’incertitude entre les représentations est inévitable. De là naît
l’idée d’une langue universelle, qui serait un Ars combinatoria, et les langues réelles
devraient être doublées par une Encyclopédie. La Grammaire générale ne suffit donc pas pour
corriger ce défaut des langues réelles. Mais l’histoire naturelle et l’analyse des richesses ne
sont pas prises dans ces périls inhérents au langage. Parce que la structure et le caractère
permettent à l’histoire naturelle de « se trouver tout de suite dans l’élément d’une
combinatoire » et d’ « établir à propos des êtres et de leurs ressemblances une poétique exacte
et définitive » ; parce que, dans l’analyse des richesses, « la valeur combine les richesses les
unes avec les autres, la monnaie permet leur échange réel »672. L’histoire naturelle et l’analyse
des richesses constituent, chacun, un espace théoriquement fermé, dont l’ordre est bien
manifesté par la structure et le caractère ou par la monnaie et la valeur.
Différence entre l’histoire naturelle et l’analyse des richesses. L’ordre naturel que fait
apparaître l’histoire naturelle vaut comme « la juste lecture d’une série ou d’un tableau réel »,
dans la mesure où cet ordre est un système des signes pour désigner de façon théorique les
êtres673. En revanche, la valeur et la monnaie n’appartiennent pas à un tel tableau réel, et
l’ordre des richesses ne se constitue que par une transformation, celle d’un objet en
marchandise par le désir, et celle du métal en monnaie par une convention. Qui les transforme

671
Ibid., p. 217.
672
Ibid., p. 218.
673
Ibid.
205
Chapitre III, Partie I

en objet de l’analyse des richesses ? Ce sont les hommes. En ce sens, l’analyse des richesses
est liée à la politique. Ce rapport à la pratique politique caractérise la spécificité de l’analyse
des richesses.
Mais ces différences ne sont en un sens que superficielles, car tous ces domaines du
savoir reposent sur le même postulat qui régit la configuration de l’épistémè classique : la
représentabilité générale de l’être. La mise en ordre de l’empiricité suppose donc cette
ontologie, selon laquelle l’être est donné de façon transparente et sans rupture à la
représentation. Cette continuité de la représentation et de l’être détermine toute l’épistémè
classique.

2.5. Les limites de l’épistémè classique

Le savoir classique s’accomplit ainsi dans le rapport entre les mots et les choses sur
le modèle de la représentation, qui fonde fermement les domaines du langage, des êtres
vivants et des richesses. Mais cette systématicité du savoir se défait soudain, et cela surgit au
sein même de ce système cohérent et homogène de la représentation. Foucault caractérise
cette déchirure comme un « déséquilibre ». Le système classique de l’ordre permet de
connaître les choses sous la forme d’un tableau, ou d’une taxinomia, où l’ordre des choses est
représenté dans le système des identités et des différences. Mais, ainsi représentées, les choses
elles-mêmes n’ont pas leur lieu dans l’ordre du savoir. Foucault dit : « Le langage n’est que la
représentation des mots ; la nature n’est que la représentation des êtres ; le besoin n’est que la
représentation du besoin674. » La représentation, qui a rendu possible le savoir classique,
atteint ses limites du fait même qu’elle n’est que représentation des choses. La configuration
du savoir bascule et le langage, le vivant et le besoin s’affranchissent de la représentation.
Sans préciser comment se produit la fin du règne de la représentation, Foucault se contente de
dire d’une manière ambiguë et énigmatique que « quelque chose comme un vouloir ou une
force » fait naître l’expérience moderne, en défaisant la configuration classique du savoir675. Il
reviendra à cette question du changement. Nous analyserons son point de vue à la fin de ce
chapitre. Toutefois, la fin du savoir classique est mise en relief par un événement
contemporain, qui croise verticalement cette fin : l’œuvre de Sade.
Foucault revient à la littérature, qui résume en elle le changement historique qui lui

674
Ibid., p. 222.
675
Ibid.
206
Chapitre III, Partie I

est contemporain, mais se trouve à un niveau différent. Justine et Juliette de Sade joue le rôle
comparable à celui de Don Quichotte, qui symbolise la fin de l’épistémè de la Renaissance.
L’œuvre de Sade, selon Foucault, « manifeste le précaire équilibre entre la loi sans loi du désir
et l’ordonnance méticuleuse d’une représentation discursive » ; « L’ordre du discours y trouve
sa Limite et sa Loi »676. Menée à sa limite, la représentation maintient toutefois sa cohérence,
si précaire soit-elle. La fin de l’ordre classique est annoncée par la présence brute du désir, qui
risque de déborder l’ordre représentatif. L’épistémè classique affronte ainsi son Autre, ce qui
n’est plus représentable. Comme Don Quichotte a été soudain inséré dans la seconde partie du
roman dans le monde de la représentation, Justine se trouve jetée dans un monde qui sera
celui de l’âge moderne. Ce personnage du roman de Sade est « objet indéfini du désir dont
elle est la pure origine, comme Don Quichotte est malgré lui l’objet de la représentation qu’il
est lui-même en son être profond »677. Foucault ponctue ainsi les deux extrémités de l’âge
classique de deux œuvres littéraires. Entre deux épistémès, il y a toujours une expérience de
l’absence d’ordre. Ce qui apparaît dans chaque œuvre, c’est le vide absolu de l’ordre selon
lequel s’organisent les mots et les choses. Sans doute n’y a-t-il que la littérature qui puisse
parler à propos de et depuis ce vide, comme l’indique bien la réflexion foucaldienne. Le
passage entre les épistémès ainsi décrit montre précisément que le modèle dialectique est
totalement incompatible avec l’archéologie. Pour qu’un nouvel ordre apparaisse, le vieil ordre
doit se défaire, non pas comme la négation de soi, mais comme le vide. L’usage foucaldien de
la littérature met en lumière cette expérience du vide, qui n’est rien d’autre que l’inquiétude
de l’absence d’ordre, dont le texte de Borges a manifesté la forme pure.
La nouvelle configuration du savoir, celle du savoir moderne, est en voie de se
former. Mais, comme nous l’avons vu, ce n’est pas un simple remplacement du vieil ordre par
un autre. En ce sens, les domaines de savoir de l’autre et ceux de l’autre n’ont pas de
continuité. Si bien que les domaines du savoir moderne (la philologie, la biologie et
l’économie politique) ne succèdent pas, chacun, à la Grammaire générale, l’histoire naturelle
et l’analyse des richesses. Ces nouvelles formes de savoir naissent dans l’espace que le savoir
classique laissait blanc678. On peut dire que c’est du reste du savoir classique que se constitue
l’épistémè moderne, qui laissera, à son tour, l’espace inexploré.
Parallèlement à cette refonte du champ de savoir, la réflexion philosophique se

676
Ibid.
677
Ibid., p. 223.
678
Ibid., p. 220.
207
Chapitre III, Partie I

transforme également : ayant perdu l’espace des représentations, la philosophie se trouve


divisée en deux grandes formes, qui avaient à l’âge classique une unité : l’une concerne les
rapports entre la logique et l’ontologie, pour renouveler le problème de la mathesis, par les
chemins de la formalisation ; l’autre interroge les rapports de la signification et du temps,
pour tenter de dévoiler la profondeur insaisissable de ces rapports au travers de
l’interprétation. C’est ainsi que s’est défait le savoir classique où il n’était jamais question de
l’histoire, et que se construit l’ordre moderne du savoir pour lequel la question de l’histoire et
de l’historicité a une importance décisive, et dans lequel se trouve la pensée foucaldienne
elle-même.

3. La Vie, le Travail, le Langage : histoire et empiricité

Foucault tente de mettre en lumière la formation et les caractéristiques de l’épistémè


moderne dans la seconde partie de l’ouvrage. Cette description a deux objectifs : l’un est de
marquer la singularité du savoir moderne par rapport à celui de l’âge classique, autour de la
notion d’histoire qui définit, comme celle de représentation à l’âge classique, toute
configuration du savoir moderne, où les trois figures, la vie, le travail et le langage,
fonctionnent comme domaines principaux du savoir ; l’autre consiste à montrer comment,
dans cette formation des nouveaux champs d’empiricité, le thème de la finitude
anthropologique joue un rôle décisif pour former la connaissance sur l’homme, où le savoir
moderne se trouve toujours pris, et dont Foucault cherche à se dégager.
Dans la formation de l’épistémè moderne, Foucault distingue deux étapes
successives : la première commence en 1775 et finit vers les années 1795-1800 à partir
desquelles la seconde phase débute, pour s’achever en 1825. Dans la première étape, les
objets d’analyse dans l’âge classique (les mots, les classes des êtres vivants, les richesses)
demeurent dans la configuration générale du savoir, alors que, dans le champ du savoir,
l’historicité des choses, qui est absolument étrangère à l’ordre classique du savoir, est
introduite par les nouveaux éléments d’analyse, à savoir le travail, l’organisation et le système
flexionnel. Toutefois, dans cette phase, « le mode d’être fondamental des positivités ne change
pas » par rapport à l’âge classique ; c’est dans la seconde phase que la configuration des
positivités bascule au point que les objets de savoir classique acquièrent « un mode d’être qui

208
Chapitre III, Partie I

n’est plus compatible avec celui de la représentation »679. Au travers de ces deux étapes,
l’épistémè se forme, tout en poussant le système classique du savoir jusqu’à ou même au-delà
de ses limites, comme l’a fait Sade dans le domaine littéraire, autour des figures de Justine et
Juliette.
Le savoir classique se définit par l’ordre d’une taxinomia ou d’une mathesis. Si l’on
cherche dans le savoir moderne ce qui correspond à cet espace des identités et des différences,
c’est, selon Foucault, l’Analogie et la Succession : la première signifie que le savoir ne se
déroule plus dans un tableau continu des éléments de simultanéité, mais dans un espace fait
d’organisations, discontinues l’une avec l’autre, où les rapports entre elles se définissent par
l’identité du rapport entre les éléments et la fonction qu’ils assurent ; et certaines
organisations, selon la seconde, se trouvent au même niveau, alors que les autres se succèdent
l’une après l’autre. C’est dans l’Histoire que se réunissent ces deux principes, la pluralité de
domaines de savoir d’une part, la série chronologique entre eux d’autre part. L’Histoire, c’est
précisément ce qui « va déployer dans une série temporelle les analogies qui rapprochent les
unes des autres les organisations distinctes »680 ; et elle détermine toutes les formes d’analyse
de la production, des êtres organisés et des groupes linguistiques. Elle n’est simplement pas
« le recueil des successions de fait, telles qu’elles ont pu être constituées », mais « le mode
d’être fondamental des empiricités »681. À l’âge classique, l’Ordre constituait, préalablement à
toute connaissance, l’espace propre des choses et des rapports entre elles. Maintenant,
l’Histoire fonctionne, avant même que la série d’événements ne se déclenche, comme le lieu
où tout ce qui est empirique prend naissance. Si bien que l’Histoire ne se trouve pas dans
l’ordre temporel, que l’on appelle l’histoire, mais c’est l’histoire qui devient possible dans
cette Histoire, seuil incontournable de la pensée moderne. C’est dans cette « distance de
l’histoire à l’Histoire », et dans celle « des événements à l’Origine » et « de l’oubli au
Retour » que Foucault situe la philosophie du XIXe siècle, celle de Hegel à Nietzsche, qui
pense inlassablement la question de savoir « ce que c’est pour la pensée d’avoir une
histoire »682. L’épistémè moderne, qui s’appuie sur l’Histoire rend donc possible la réflexion
philosophique sur l’Histoire. Sans doute l’Esprit hégélien est-il une tentative pour
appréhender l’histoire dans ce qui la précède et fonde, l’Histoire qui définirait la logique du

679
Ibid., p. 233.
680
Ibid., p. 231.
681
Ibid.
682
Ibid.
209
Chapitre III, Partie I

déroulement réel de l’histoire. La philosophie hégélienne est située au début de l’âge moderne,
et dominée par le principe d’un savoir qui n’est pas universel, mais historique. Nous pouvons
y trouver la stratégie foucaldienne qui vise à limiter la portée de la philosophie hégélienne, et
à enfermer cette philosophie de l’histoire dans une situation historique de pensée qu’elle ne
peut dépasser. Quant à Nietzsche, cité à côté de Hegel, Foucault, accordant la limite historique
de la pensée nietzschéenne, tente de la reprendre dans sa propre pensée pour montrer la
possibilité d’une nouvelle pensée.
Nous examinons maintenant brièvement la première phase du changement, où dans
les trois domaines empiriques, les nouveaux éléments sont introduits : le travail,
l’organisation, la flexion. Dans cette phase, le changement, qui n’est pourtant pas compatible
avec le système des représentations, n’arrive pas à basculer tout le système. En outre, chaque
domaine a sa propre vitesse de mutation, qui n’est parfois pas aisément repérable.
Le travail. On pense d’ordinaire que c’est Adam Smith qui a introduit la notion de
travail dans la réflexion sur les richesses. Mais, en remarquant que cette notion existait déjà
chez les penseurs classiques, Foucault affirme que la distance entre l’analyse de Smith et
celles de Turgot ou de Cantillon est moins grande qu’on ne croit : Smith n’a pas inventé la
notion de travail, mais, avec lui, cette notion se déplace dans l’analyse. Le travail demeure
toujours à l’intérieur de l’analyse des richesses échangeables, tout en se faisant toutefois « une
unité de mesure irréductible, indépassable et absolue » : les richesses s’analysent désormais
683
« selon les unités de travail qui les ont réellement produites » . Les richesses appartiennent
toujours au domaine des représentations, mais elles ne représentent plus l’objet du désir, mais
le travail. Déplaçant ainsi la notion de travail, l’analyse de Smith décroche la mesure de
l’échangeable (le travail) de la raison de l’échange (sa valeur ou sa désirabilité). Or le travail,
maintenant toujours le rapport de représentabilité avec les richesses, introduit par cette
distinction entre la mesure et la raison de l’échange ce qui est irréductible à la représentation :
c’est « la peine et le temps, cette journée qui à la fois découpe et use la vie d’un homme »684.
Ce qui est introduit, c’est précisément le travail humain. Foucault dit ainsi : « Les hommes
échangent parce qu’ils éprouvent des besoins et des désirs ; mais ils peuvent échanger et
ordonner ces échanges parce qu’ils sont soumis au temps et à la grande fatalité extérieure685. »
De là se forment deux domaines qui ne sont pas irréductibles aux jeux de la représentation :

683
Ibid., p. 235.
684
Ibid., p. 237.
685
Ibid.
210
Chapitre III, Partie I

l’un ébauche « une anthropologie qui met en question l’essence de l’homme », et l’objet que
cet homme produit au prix de son temps et de sa peine, « sans pouvoir y reconnaître l’objet de
son besoin immédiat » ; l’autre prépare un espace qui est encore vide, mais où se logera une
économie politique dont l’objet n’est plus l’échange des richesses, mais le travail et le
capital686. C’est avec Smith que le temps de l’économie n’est plus cyclique, mais celui du
capital et du régime de production, qui se développe selon ses propres lois. Ainsi l’objet du
savoir sur les richesses a-t-il sa propre historicité, qui traverse verticalement l’espace
classique des représentations.
L’organisation. Le changement dans l’histoire naturelle est semblable à celui observé
dans l’analyse des richesses. Alors qu’il s’agit toujours de déterminer le caractère qui permet
de grouper les individus et les espèces dans des unités générales, c’est le rapport de la
structure au caractère qui s’est modifié : à l’âge classique, ce rapport se faisait toujours au
niveau des représentations qui assuraient la visibilité totale dans l’établissement d’un
caractère ; il y a maintenant un principe étranger à cet ordre classique de la visibilité,
l’organisation, qui joue le même rôle que celui du travail dans l’analyse des richesses.
L’organisation établit de nouveaux rapports entre les caractères. Par cette notion, les
caractères sont hiérarchisés selon la fonction à laquelle ils sont liés. La fonction de la
reproduction par exemple détermine les formes d’une plante. Tous les caractères concernant la
reproduction se lient l’un à l’autre, non pas parce qu’ils voisinent dans l’espace des structures
visibles, mais qu’ils se disposent autour d’une fonction. En outre, pour savoir quelle
disposition de caractères assure une fonction, il ne suffit plus de se contenter d’observer les
caractères visibles : il est maintenant nécessaire de lier les organes superficiels à ceux qui se
trouvent dans la profondeur du corps, et qui assurent les fonctions essentielles. Les caractères
invisibles apparaissent ainsi dans l’analyse pour comprendre l’être vivant comme ensemble
cohérent d’une organisation. Déterminer les caractères reste toujours la tâche primordiale du
savoir des êtres vivants, mais elle ne se réfère plus seulement au visible, qu’est la structure. Or,
si les caractères assurent de cette façon la cohérence d’une organisation, il n’y a plus le
parallélisme entre classification et nomenclature qui était le principe de l’histoire naturelle :
« le caractère ne peut plus classer qu’en se référant d’abord à l’organisation des individus,
« distinguer » ne se fait plus selon les mêmes critères et les mêmes opérations que

686
Ibid., p. 238.
211
Chapitre III, Partie I

« dénommer » »687. Nommer, c’était transcrire les caractères faits de structures visibles en
mots. L’ordre des mots et celui des êtres se sont détachés, par l’introduction de la notion
d’organisation. Certes, cette notion existait déjà, comme la notion de travail, à l’âge classique,
mais elle n’a défini qu’ « un certain mode de composition des individus complexes à partir de
matériaux plus élémentaires » et était parfaitement compatible avec l’espace taxinomique688.
Toutefois, la notion d’organisation fonctionne maintenant comme loi intérieure des êtres
vivants, en donnant valeur de caractère à des structures invisibles dans la profondeur du corps.
C’est ainsi qu’est introduit « un espace profond, intérieur, essentiel » entre les structures et les
caractères 689. Ce nouveau rôle de l’organisation radicalise le partage entre organique et
inorganique, qui pouvaient être juxtaposables dans la taxinomie classique. Désormais,
l’organique est le vivant qui produit, croissant et se reproduisant, et l’inorganique est le
non-vivant, l’inerte et l’infécond, c’est-à-dire la mort. Dans cette distinction fondamentale,
Foucault trouve la possibilité d’une biologie et celle d’une opposition essentielle de la vie et
de la mort dans l’analyse anatomo-clinique de Bichat, que Foucault a déjà examiné dans la
Naissance de la clinique, tout en mettant en avant le caractère insaisissable de la mort, comme
limite absolue de la connaissance sur la vie, limite à partir de laquelle, paradoxalement, cette
connaissance devient possible690.
Flexion des mots. Alors que, dans les analyses du langage, on peut trouver la même
sorte de changement que dans celui de l’analyse des richesses et l’histoire naturelle, cette
mutation prend « une forme plus discrète, et aussi une chronologie plus lente ». Car, à l’âge
classique, le langage, se formant comme discours, était fondement de toute analyse des
représentations. Les changements importants de la science du langage doivent donc mettre en
question l’être même des représentations, et cela exige de la science du langage des mutations
beaucoup plus profondes que celles touchant aux deux autres domaines. C’est pour cette
raison que les analyses du langage subissent jusqu’à XIXe siècle peu de changement. Mais,
dans le dernier quart du XVIIIe siècle, la comparaison horizontale entre les langues occupe
une nouvelle fonction : il s’agissait, à l’âge classique, de savoir quelles marques de la langue
avant Babel subsistaient en chacune, mais le nouveau problème consiste à mesurer jusqu’à
quel point elles se ressemblent, sans les lier à une origine commune. Dans une telle analyse,

687
Ibid., p. 242.
688
Ibid., p. 243.
689
Ibid., p. 244.
690
Voir notre chapitre I, p.129 sq.
212
Chapitre III, Partie I

apparaît « une figure intermédiaire entre l’articulation des contenus et la valeur des racines » :
la flexion691. Comme le travail et l’organisation, la flexion était déjà connue à l’âge classique.
Mais elle n’était analysée que pour sa valeur représentative et considérée comme « accessoire,
nécessairement seconde »692. Ce rôle de la flexion change lorsque l’on compare les formes
différentes du verbe être en sanscrit et en latin ou en grec : là, on découvre, à l’inverse de
l’idée courante, que c’est la forme flexionnelle qui est analogue, non pas celle de la racine. La
flexion constitue donc, du point de vue de la forme du langage, « l’ensemble solide, constant,
inaltérable ou presque, dont la loi souveraine s’impose aux racines représentatives jusqu’à les
modifier elles-mêmes » : c’est « un système de modifications dont les divers segments sont
solidaires les uns des autres »693. L’analyse de la flexion reste cependant dans la recherche
classique du langage, celle du discours, mais, ce nouvel élément est irréductible à l’espace des
représentations, dans la mesure où ce n’est plus le sens mais la forme qui permet de comparer
directement les langues l’une à l’autre : s’y esquisse déjà la possibilité d’une grammaire pure
qui ne se réfère qu’au langage lui-même, non pas à la représentation. C’est cette analyse de la
flexion qui introduit l’historicité dans l’analyse du langage, en mettant en lumière les
ressemblances, les voisinages, la parenté entre les langues.
Le travail, l’organisation et la flexion, ces trois notions appartiennent à un même
événement, « un peu énigmatique », par lequel le rapport de la représentation à elle-même
doit maintenant passer par des conditions extérieures à elle 694 . Cet événement peut se
caractériser comme la pénétration de l’historicité dans l’espace classique de la représentation.
Le temps n’est plus un processus cyclique dans un tableau taxinomique, mais un parcours
irréversible, marqué par ces concepts extérieurs à l’espace fermé de la représentation.
Foucault souligne qu’il ne faut pas comprendre ce basculement dans l’ordre du savoir
comme « un progrès dans la rationalité » ou « la découverte d’un thème culturel nouveau »695.
Une telle interprétation n’est que superficielle. La mutation a mis un terme au règne de la
représentation : « la représentation a perdu le pouvoir de fonder, à partir d’elle-même, dans
son déploiement propre et par le jeu qui la redouble sur soi, les liens qui peuvent unir ses
divers éléments696. » Les représentations ne peuvent plus fonder les liens entre elles sur

691
Les Mots et les Choses, p. 247.
692
Ibid., p. 248.
693
Ibid.
694
Ibid., p. 251.
695
Ibid.
696
Ibid.
213
Chapitre III, Partie I

elles-mêmes. La condition du lien existe maintenant ailleurs, en dehors de la représentation :


cette extériorité, vers laquelle la représentation se dirige sans cesse et n’arrive jamais, ce sont
les choses, « avec leur organisation propre, leurs secrètes nervures, l’espace qui les articule, le
temps qui les produit »697.
Mais, dans la première étape de la mutation, l’ordre de la représentation ne s’est pas
encore défait. C’est pour cette raison que, à la fin du XVIIIe siècle, coexistent l’Idéologie de
Destutt de Tracy et la philosophie critique de Kant : la première s’interroge sur « les lois de
compositions et de décomposition » qui régissent le domaine des représentations en général,
et la seconde sous quelles conditions toute représentation du monde peut exister. L’Idéologie
tente de reprendre dans le domaine de la représentation, sous la forme du mouvement du plus
simple au plus complexe, tout ce qui est en train de se constituer en dehors de cet espace
classique. Foucault assigne à l’Idéologie le même rôle que Juliette chez Sade, car l’Idéologie,
comme le personnage de Sade, se trouve à l’extrémité de la pensée classique. Toutes les deux
se situent au bord de la représentation et mettent en lumière « la représentation transparente et
sans défaut »698. Kant, contemporain de l’Idéologie, marque en revanche « le seuil de notre
modernité », en prenant comme point de départ les limites de droit de la représentation699.
En outre, cette dissolution du champ homogène de la représentation fait apparaître
deux formes nouvelles de pensée : l’une, transcendantale, est « l’analyse du sujet
transcendantal qui dégage le fondement d’une synthèse possible entre les représentations » ;
l’autre, empirique, interroge les conditions d’un rapport entre les représentations et les objets,
ou entre les « représentations jamais entièrement représentables » et les « objets jamais
objectivables », c’est-à-dire « la puissance de travail, la force de la vie, le pouvoir de
parler »700. La première correspond à l’émergence d’une philosophie transcendantale, et la
seconde à la positivité nouvelle de la vie, du travail et des formes du langage. Or le travail, la
vie et le langage apparaissent, malgré leur existence dans l’objet, comme étant
transcendantaux, en ce sens qu’ils rendent possible la connaissance objective des êtres vivants,
des lois de la production, des formes du langage. Leur existence n’est pas dans cette
connaissance, mais, plutôt, la connaissance trouve en eux ses conditions. Foucault compare
leur rôle à celui de l’Idée dans la Dialectique transcendantale, dans la mesure où « ils

697
Ibid., p. 252.
698
Ibid., p. 255.
699
Ibid.
700
Ibid., p. 256-257.
214
Chapitre III, Partie I

totalisent les phénomènes et disent la cohérence a priori des multiplicités empiriques »701.
Mais ils se différencient sur deux points : ces phénomènes empiriques sont fondés sur un être
énigmatique, qui détermine avant toute connaissance l’ordre et le lien de la connaissance ; et
ils ne concernent pas la synthèse a priori de toute expérience possible, mais « le domaine des
vérités a posteriori et les principes de leur synthèse »702. Par la première différence, cette
connaissance sur le travail, la vie et le langage se définit comme métaphysique « précritique »,
et par la seconde comme « positivisme ». C’est ainsi que, dans les temps modernes, les
formes diverses de la métaphysique des transcendantaux trouvent paradoxalement leur point
d’attaque dans les connaissances positives. Ce lien singulier entre le transcendantal et
l’empirique est corrélatif de certains traits propres à l’épistémè moderne, dans laquelle l’unité
de la connaissance assurée par la représentation a disparu. Foucault tente ce disant d’esquisser
les caractères fondamentaux de la philosophie moderne qui ne se pense plus dans l’espace des
représentations. Premièrement, le surgissement de la division entre les sciences a priori,
formelles et pures et les sciences a posteriori et empiriques pose le problème de la
formalisation à un autre niveau que celui que la mathesis a assuré à l’âge classique. Il est donc
question de savoir comment formaliser l’empirique. Cette question qui, bien que répétée,
n’arrivera pas à une réponse définitive, marque bien l’impossibilité de la synthèse dans
l’espace des représentations. Deuxièmement, l’effondrement de l’unité classique du savoir
introduit également un autre partage, celui entre la subjectivité transcendantale et le mode
d’être des objets. Il y a donc d’un côté « le problème des rapports entre le champ formel et le
champ transcendantal » et d’autre côté « le problème des rapports entre le domaine de
l’empiricité et le fondement transcendantal de la connaissance »703. Dans ces conditions, la
pensée philosophique continue ses efforts pour retrouver l’universalité. Se situant à un autre
niveau que le savoir réel, la philosophie cherche soit à le fonder soit à le dévoiler. Foucault
donne comme exemple de la première direction, le fondement, la pensée de Fichte dans
laquelle, « la totalité du domaine transcendantal est génétiquement déduite des lois pures,
universelles et vides de la pensée » et comme exemple de la seconde, le dévoilement, la
phénoménologie hégélienne qui intériorise la totalité du domaine empirique à l’intérieur
d’une conscience qui s’accomplira comme Esprit704. Foucault affirme que c’est dans la

701
Ibid., p. 257.
702
Ibid.
703
Ibid., p. 260.
704
Ibid., p. 261.
215
Chapitre III, Partie I

phénoménologie husserlienne que ces deux modes de pensée philosophique se réunissent, tout
en montrant à la fois ses possibilités et ses impossibilités. Mais cette unification
phénoménologique ne se fait qu’au prix d’un passage d’ « une version critique du thème
transcendantal » à « sa version anthropologique »705. C’est précisément ce transcendantal
anthropologique que Foucault décrit comme le « destin de la philosophie occidentale tel qu’il
est établi depuis le XIXe siècle », et qu’il cherche à mettre en question706.
La fin de l’épistémè classique et l’apparition de celle de l’âge moderne se définissent
donc comme le partage essentiel entre le formel-transcendantal et l’empirico-transcendantal.
Alors que le premier interroge la possibilité de formaliser le concret à un niveau propre à la
philosophie et de chercher les conditions dans lesquelles apparaît une subjectivité
transcendantale, le second réfléchit sur « la subjectivité, l’être humain et la finitude, prenant
valeur et fonction de philosophie, aussi bien que de réduction de la philosophie ou de
contre-philosophie »707. La transparence du savoir et de la philosophie, qui était assurée par
l’espace des représentations, est perdue. Et apparaît l’obligation double, simultanée, mais
aussitôt partagée, qui est à la fois « d’ouvrir le champ transcendantal de la subjectivité, et de
constituer inversement, au-delà de l’objet, ces « quasi-transcendantaux » que sont pour nous
la Vie, le Travail, le Langage »708. Mais cette mutation est encore à moitié-chemin. Pour que
l’épistémè moderne prenne sa forme, l’analyse du travail, de la vie et du langage doit se
détacher totalement de l’espace des représentations. C’est dans la seconde étape de la
formation de l’épistémè moderne que se produit le changement décisif et irréversible de la
positivité du savoir, où le savoir devient, s’appuyant sur les trois domaines empiriques, le
« mode d’être préalable et indivis entre le sujet qui connaît et l’objet de la connaissance »709.
Foucault tente d’exhumer des traces de ce changement, qui sont enfouies dans « l’épaisseur
des couches archéologiques », au travers des œuvres de Ricardo, de Cuvier et de Bopp.

3.1. Ricardo

Si l’analyse de Ricardo a une importance dans l’histoire de la pensée économique, ce


n’est pas pour avoir introduit la notion de travail dans ce champ, mais parce qu’elle distingue

705
Sabot, Lire Les mots et les choses., p. 74.
706
Les Mots et les Choses, p. 261.
707
Ibid.
708
Ibid., p. 262.
709
Ibid., p. 264.
216
Chapitre III, Partie I

le travail comme mesure commune à toute marchandise, et le travail comme origine de la


valeur des choses. Comme nous l’avons vu, c’est Adam Smith qui est le premier à avoir
introduit le travail dans le champ de l’analyse des richesses. Mais dans l’analyse de Smith,
comme dans la pensée classique, le commerce et l’échange fonctionnent toujours comme
« fond indépassable »710. En revanche, Ricardo fonde la possibilité de l’échange sur le travail.
En conséquence, « la théorie de la production désormais devra toujours précéder celle de la
circulation »711. Cela a trois conséquences.
Premièrement, le travail instaure une forme inédite de causalité. L’analyse classique
des richesses connaissait déjà une série de mouvements temporels d’accroissement et de
décroissement de la monnaie et de la population, qui affectait le prix des marchandises. Mais
ce mouvement ne se déployait que sur le tableau où étaient représentées toutes les valeurs. Il
ne s’agissait là que d’une causalité circulaire où toutes les déterminations économiques étaient
réciproques. Avec Ricardo, indépendamment de ce temps circulaire, le travail s’organise selon
une causalité qui lui est propre : le résultat d’un travail est appliqué à un nouveau travail qui,
ayant son propre résultat, définit la valeur du premier, et la valeur de ce nouveau travail sera à
son tour déterminé par le travail suivant. Cet enchaînement de travaux accumulés rompt les
déterminations réciproques qui fondaient l’analyse classique des richesses. C’est ainsi que
l’économie peut s’articuler à l’histoire, non pas histoire comme une série d’événements réels,
mais comme celle qui, par son historicité, détermine le mode d’être de l’économie.
La deuxième conséquence concerne la notion de rareté où Ricardo renverse la thèse
classique : alors que les Physiocrates considéraient la nature généreuse comme origine des
richesses, l’essence de la nature est, selon Ricardo, « une carence originaire », c’est-à-dire que
la production de la nature fait toujours défaut par rapport au besoin humain. En face de cette
carence originaire, l’homme doit risquer sa vie ou même affronter la mort. C’est cette
situation fondamentale de rareté qui rend possible l’économie. Foucault résume ainsi :
« L’homo œconomicus , ce n’est pas celui qui se représente ses propres besoins, et les objets
capables de les assouvir ; c’est celui qui passe, et use, et perd sa vie à échapper à l’imminence
de la mort712. » L’homme est précisément conçu comme un être fini. C’est à ce discours sur la
finitude de l’homme que l’économie du XIXe siècle est inséparablement liée.
La troisième conséquence concerne l’évolution de l’économie. Si la population se

710
Ibid., p. 267.
711
Ibid.
712
Ibid., p. 269.
217
Chapitre III, Partie I

développe, il devient possible de labourer des terres de plus en plus pauvres ; les coûts de
production, les prix agricoles et les rentes foncières augmentent. Mais ce processus de
croissance qui mène la société jusqu’à son industrialisation, n’est pas illimité. À un certain
moment, la croissance s’arrêtera, car les profits industriels ne seront plus suffisants pour
embaucher de nouveaux ouvriers, et la population stagnera faute de salaire supplémentaire.
En conséquence, il ne sera plus nécessaire d’exploiter de nouvelles terres. Finalement, la rente
foncière plafonnera et n’exercera plus sa pression sur les revenus industriels qui se
stabiliseront également. Ayant atteint ce point, l’économie n’évoluera plus et « l’Histoire enfin
deviendra étale ». C’est là que « la finitude de l’homme sera définie – une fois pour toutes,
c’est-à-dire pour un temps indéfini »713. L’homme est fini, non seulement parce qu’il est
destiné à la mort individuelle, mais aussi parce qu’il n’échappera pas à cette situation extrême
qui concerne toute la population.
L’accumulation des travaux qui met l’homme dans l’histoire, la rareté qui oblige
l’homme à sacrifier sa vie, et la stagnation de l’histoire par la logique interne de l’histoire,
toutes ces conséquences désignent la finitude inévitable de l’homme. L’histoire et la finitude
anthropologique se lient l’une à l’autre. Foucault caractérise ce lien fondamental : « Plus
l’homme s’installe au cœur du monde, plus il avance dans la possession de la nature, plus
fortement aussi il est pressé par la finitude, plus il s’approche de sa propre mort714. »
Cette anthropologie suit donc, vers sa propre limite, la mort, une ligne irréversible de
l’Histoire où la situation de l’homme devient de plus en plus périlleuse. Mais cette
dramatisation se fait selon deux modes, où Foucault décèle, comme il l’a fait à propos des
Physiocrates et des utilitaires, deux options inverses, mais sur la même configuration
d’épistémè. D’une part, le modèle « pessimiste » représenté par Ricardo : l’Histoire fera
apparaître, par son propre système de production et d’ajustement, la finitude de l’homme en
sa pureté. Ce qui apparaîtra est la vérité de l’homme à laquelle l’homme ne pourra plus
échapper une fois qu’elle aura été découverte. D’autre part, le modèle « révolutionnaire »
représenté par Marx : poussé à la limite de l’Histoire, l’homme découvre que sa situation est
due non pas à la nature, mais au « résultat d’une histoire » et à « l’aliénation d’une finitude
qui n’a pas cette forme »715. De là la nécessité de restaurer l’essence de l’homme, la forme
positive de sa finitude, dans l’Histoire. Dans le premier modèle, l’Histoire joue un rôle positif,

713
Ibid., p. 271. Italique par l’auteur.
714
Ibid.
715
Ibid., p. 273.
218
Chapitre III, Partie I

en tant que révélateur de la vérité, dans le second, elle fonctionne négativement, dans la
mesure où elle met en lumière l’expérience nue de l’aliénation.
Mais, selon Foucault, cette opposition n’est pas essentielle. Il affirme qu’ « au niveau
profond du savoir occidental, le marxisme n’a introduit aucune coupure réelle », et que le
marxisme n’est qu’un « poisson dans l’eau » car « partout d’ailleurs il cesse de respirer »716.
Ricardo et Marx pensent sur le même plan épistémologique, où il est question à la fois de
« l’historicité de l’économie », de « la finitude de l’existence humaine » et de « l’échéance
d’une fin de l’Histoire » 717 . Cette introduction de l’Histoire est ce qui rend possible
l’opposition sans doute superficielle des deux modèles de pensée économique.

3.2. Cuvier

Comme Ricardo dans l’économie, Cuvier introduit l’historicité dans l’analyse des
vivants, en ouvrant le champ du savoir qui sera la biologie. Cuvier a effectué ce changement
fondamental, en détachant les caractères de la taxinomie classique, pour les intégrer dans « les
divers plans d’organisation des êtres vivants »718. Or ce rôle que Foucault attribue à Cuvier
s’oppose à l’idée courante selon laquelle Lamarck, que l’on considère d’habitude comme
« précurseur » de l’évolutionnisme, a introduit une véritable rupture avec la taxinomie
classique719. En dépit du terme qu’il emploie, c’est le « fixisme » de Cuvier, que Foucault
reconnaît comme le début de la biologie moderne, car, chez Cuvier, la vie apparaît comme
objet du savoir, au travers de l’analyse des organes720.

716
Ibid., p. 274. Cette assertion polémique sera rectifiée dans les années suivantes, surtout par l’influence
de la lecture althusserienne de Marx. Selon Philippe Sabot, le marxisme que Foucault considère comme
continu avec la pensée de Ricardo, c’est précisément ce qu’Althusser appelle le « jeune Marx », le Marx
d’avant 1845. Pour que Ricardo et Marx soient mis dans le même plan, Foucault doit « gommer la part
d’innovation des analyses marxistes », qui s’est produite par une coupure épistémologique. Sur ce point,
voir : Sabot, op. cit., p. 84-85. Stéphane Legrand mentionne également cette analyse simplificatrice de
Foucault sur Marx, en mettant en avant l’importance du second pour la méthode historique du premier. Voir,
Stéphane Legrand, Les normes chez Foucault, Paris, PUF (coll. Pratiques théoriques), p. 22-37.
717
Ibid.
718
Ibid., p. 275-276.
719
Nous employons le terme « précurseur », dans le sens de Georges Canguilhem, qui affirme que le
« précurseur » ne peut être trouvé ou forgé dans l’histoire d’une manière rétrospective. Voir : Georges
Canguilhem, « Objet de l’histoire des sciences », Études d’histoire et de philosophie des sciences
concernant les vivants et la vie, Paris, Vrin (coll. Problèmes et controverses), 1994, p. 21-22.
720
Philippe Sabot remarque que la thèse archéologique de Foucault sur Cuvier et Lamarck doit clairement
à l’étude de Henri Daudin, Cuvier et Lamarck. Les classes zoologiques et l’idée de série animale, 2 tomes,
Paris, Félix Alcan, 1926-1927 (rééd., Éditions des Archives contemporaines (coll. Réimpressions), 1983.).
Foucault lui-même admet sa dette envers cet ouvrage de Daudin. Voir : « Les monstruosités de la critique »,
DE I, no 97, p. 1090.
219
Chapitre III, Partie I

À l’âge classique, l’organe était défini par rapport à sa fonction (par exemple la
reproduction) et à sa structure (forme, grandeur, disposition, nombre). Il était donc possible de
décrire un organe indépendamment des autres pour le faire entrer dans le tableau taxinomique.
Cuvier dissout cette indépendance de l’organe et « fait déborder (…) la fonction par rapport à
l’organe, et soumet la disposition de l’organe à la souveraineté de la fonction »721. Il ne s’agit
plus de l’individualité de l’organe, mais de la fonction à laquelle l’organe est rapporté comme
les autres organes sont rapportés à leur fonction respective. Or la même fonction peut être
assurée par un groupe d’organes totalement différents, par exemple les branchies et les
poumons. Là où il n’y a pas d’identité visible, apparaissent donc les ressemblances, mais
invisibles, de la fonction. C’est par l’introduction de l’invisible que se défait l’espace des
identités et des différences de l’histoire naturelle. De là surgissent de nouveaux rapports entre
les organes. Premièrement, un organe ou un système d’organes ne peuvent être présents dans
un vivant qu’à condition qu’un autre organe ou un autre système existent également.
Deuxièmement, entre les organes ou les systèmes d’organes, il y a des étagements
hiérarchiques : une fonction peut être prééminente sur les autres. Enfin, cette structure
hiérarchique des organes fait obéir l’organisme à un plan qui « garantit le règne des fonctions
essentielles » et qui attache à ces fonctions « les organes qui assurent des fonctionnements
moins capitaux »722. Ces trois rapports, de coexistence, de hiérarchie interne et de plan
d’organisation, expliquent à la fois les ressemblances et les distinctions entre les espèces :
c’est le foyer d’identité, cachée dans la profondeur du corps vivant qui définit l’importance
réciproque des fonctions ; à partir de ce centre d’identité, les organes se disposent d’une
manière propre à chaque être vivant, et font naître la diversité entre les espèces. C’est le cœur
caché, invisible et imperceptible qui fonde maintenant la possibilité d’un classement des
espèces, alors que, à l’âge classique, le classement n’était possible que sur la visibilité
transcrite en langage. Les êtres vivants sont classables, non parce qu’ils ont des caractères
visibles, mais parce que leur organisation interne fait apparaître les différences de l’un à
l’autre. Cette synthèse organique est précisément le lieu de naissance de la notion de vie,
marque également la disparition du projet d’une taxinomia générale.
Ce passage est mis en lumière, au niveau théorique, par le regain des thèmes
vitalistes du début du XIXe siècle, et, au niveau pratique, par l’apparition de deux techniques
corrélatives : la première est l’anatomie comparée, et la seconde, reposant sur l’anatomie,

721
Les Mots et les Choses, p. 276.
722
Ibid., p. 279.
220
Chapitre III, Partie I

consiste à établir des rapports d’indication entre des éléments superficiels et visibles et
d’autres, profonds et invisibles. La seconde technique recompose les parties du corps vivant,
séparés par la technique de l’anatomie comparée, selon l’articulation entre le visible et
l’invisible. Cette technique des indices permet d’ « établir des réseaux de nécessité allant de
n’importe quel point du corps à n’importe quel autre »723. Dans un être vivant, le réseau entre
les éléments, visibles ou invisibles, marginaux ou centraux se constitue par la technique de
l’anatomie comparée.
La vie ainsi apparue dans le champ du savoir rompt la continuité des êtres vivants de
la taxinomie classique, et fait apparaître un nouveau régime des continuités et des
discontinuités de la nature. L’anatomie comparée établit deux formes de continuité : d’une
part, celle des grandes fonctions communes à la plupart des espèces, et, d’autre part, celle des
grandes séries perfectionnées des organes. La première est relativement faible, dans la mesure
où on ne peut, à partir de ce critère, que faire un simple tableau de présences et d’absences des
fonctions. La seconde est plus serrée, car elle concerne moins les espèces tout entières que les
organes. Entre ces deux continuités qui ne sont pas superposables, il y a la discontinuité : la
même fonction peut être assurée par des organes variés. Les différences entre les organes ne
cessent de se multiplier. Ce qui caractérise la nature du XIXe siècle est précisément cette
discontinuité provenant de la diversité de formes des vivants. À l’âge classique, la vie était
soumise à une même ontologie que les êtres matériels où les êtres vivants, traités comme
pièces d’une machine, se juxtaposaient dans un même espace aux êtres non-vivants. Mais, à
partir de Cuvier, le vivant échappe à cet espace plat et monotone, tout en s’isolant et en
acquérant son autonomie : « la vie est, dit Foucault, aux confins de l’être, ce qui lui est
extérieur et ce qui pourtant se manifeste en lui724. »
La vie rompt ainsi la continuité des êtres vivants, mais elle est prise sous une autre
continuité : celle « entre l’organisme et ce qui lui permet de vivre » ou entre le vivant et son
milieu725. Le vivant se définit non seulement par son autonomie interne d’organes, mais aussi
par des rapports avec des éléments extérieurs qu’il exploite pour se maintenir ou se
développer. À partir de Cuvier, le vivant se trouve dans deux nouveaux espaces : « celui,
intérieur, des cohérences anatomiques et des compatibilités physiologiques, et celui, extérieur,

723
Ibid., p. 283.
724
Ibid., p. 286.
725
Ibid. À propos de l’histoire de cette notion de milieu, voir : Georges Canguilhem, « Le vivant et son
milieu », La connaissance de la vie, Paris, Vrin (coll. Bibliothèque des textes philosophiques), 1992
(première édition, 1965), p. 129-154.
221
Chapitre III, Partie I

des éléments où il réside pour en faire son corps propre »726. Ces deux espaces ne déterminent
pas les possibilités de l’être, mais les « conditions de vie »727. C’est dans ce rapport du vivant
à son milieu qu’est introduite une « historicité propre à la vie », historicité de « son maintien
dans ses conditions d’existence »728. Le vivant a désormais sa propre histoire. Paradoxalement,
c’est le « fixisme » de Cuvier qui a rendu possible cette historicité de la vie. « Fixisme », dans
la mesure où Cuvier analyse le maintien d’un vivant, non pas son changement, comme le fait
Lamarck, qui, à l’inverse de l’idée répandue, suppose la continuité des êtres dans sa thèse
« transformiste ». Pénétrant profondément dans le savoir des vivants, l’histoire détermine,
depuis Cuvier, le mode d’être des choses et des hommes.
De là une conséquence importante : à l’âge classique, la plante était le modèle par
excellence pour la description exhaustive des caractères ; maintenant, l’animal représente le
vivant en tant que pleine manifestation de la vie. Or la vie, comprise à partir du centre
profond et caché, et vouée à la mort, reste toujours obscure. Cette énigme qu’est la vie se
révèle nettement dans l’animalité, qui apparaît à la fois comme « porteuse de cette mort » et
comme « dévoration perpétuelle de la vie par elle-même »729. L’animalité, appartenant à la
nature, enferme pourtant en soi ce qui est contre-nature, la mort. La vie, dit Foucault, « se
révèle meurtrière dans ce même mouvement qui la voue à la mort »730. Nous avons déjà vu,
dans l’Histoire de la folie, que Foucault mentionnait l’animalité du fou à l’âge classique. Mais,
il s’agissait là de l’animalité en tant que contre-nature, que la connaissance sur la folie tentait
de la situer dans la connaissance de la nature. Il s’agit, dans l’épistémè moderne, de
l’animalité dont l’appartenance à la nature est évidente, et qui cache toutefois en soi la
contre-nature. Alors que dans l’Histoire de la folie, il y avait passage de la contre-nature à la
nature, ici, il est question de celui de la nature à la contre-nature.
Foucault souligne que l’importance de cette animalité ne se limite pas au domaine du
savoir. Il invoque encore une fois l’œuvre de Sade, surtout Les 120 Journées, qui est, selon
Foucault, contemporaine de Leçons d’anatomie comparée de Cuvier, dans la mesure où Sade
fait apparaître la vie comme les désirs de la contre-nature. Et, par le même mouvement, la vie
devient maintenant « la racine de toute existence », tout en s’opposant à l’être comme

726
Ibid., p. 287.
727
Ibid.
728
Ibid., p. 288.
729
Ibid., p. 290.
730
Ibid.
222
Chapitre III, Partie I

immobilité731. Les êtres ne sont plus des formes transitoires de la vie. C’est l’anéantissement
des êtres que la vie effectue.
L’historicité est ainsi introduite dans le savoir sur les vivants par la notion de vie.
Cela appartient au même processus que le changement dans l’économie politique. Foucault
note cependant l’opposition qui existe entre ces deux modes d’historicité : alors que
l’historicité économique s’appuie sur « une triple théorie des besoins irréductibles, de
l’objectivité du travail et de la fin de l’histoire », celle de vie se développe dans
l’anéantissement de l’individualité, de ses formes, de ses limites et de ses besoins comme
moments précaires732. En comparant ces deux modes d’historicité, Foucault met davantage
l’accent sur l’aspect obscur de la vie, sans doute en rapport avec son analyse de la littérature :
« Là où une pensée prévoit la fin de l’histoire, l’autre annonce l’infini de la vie ; (…) où l’une
affirme avec les limites de l’individu les exigences de sa vie, l’autre les efface dans le
murmure de la mort733. » Ce « murmure », qui remplit, selon Foucault, l’espace du langage
littéraire d’aujourd’hui734, se retrouve dans la pensée de la vie qui est née à la fin du XVIIIe
siècle. Non que cette pensée de la vie et la littérature moderne appartiennent au même
domaine, mais elles partagent tout du moins un problème ontologique : la vie anéantit les
êtres par leur précarité, et le langage littéraire dénonce l’unité du sujet par la multiplication
infinie et autonome des mots. Les Mots et les Choses fonctionne sans doute comme reprise de
la réflexion foucaldienne sur la littérature dans l’histoire.

3.3. Bopp et l’histoire du langage

Le langage s’est détaché de la représentation dans la première phase du changement.


L’être du langage devient autonome, et il appartient maintenant à la totalité grammaticale, à
l’intérieur de laquelle le mot peut dire ce qu’il dit. Le langage cesse d’être transparent à ses
représentations, et acquiert son propre mode d’être « positif » et par conséquent, l’épaisseur et
l’obscurité de son être. Le savoir du langage change également, et il prend comme objet cette
« positivité philologique » qui consiste en quatre segments théoriques735.
Premièrement, la cohérence intérieure d’une langue et ses rapports avec d’autres :

731
Ibid., p. 291.
732
Ibid.
733
Ibid., p. 292.
734
Voir notre chapitre II.
735
Les Mots et les Choses, p. 294.
223
Chapitre III, Partie I

l’individualité d’une langue se définit par un espace grammatical qui lui est propre ; chaque
langue a son espace propre, et il est possible de comparer latéralement ces espaces sans passer
par l’espace commun qu’est celui des représentations. « Désormais, toutes les langues se
valent : elles ont seulement des organisations internes qui sont différentes736. »
Le deuxième segment est l’étude des variations internes d’une langue : Rask, Grimm
et Bopp traitent pour la première fois le langage comme « un ensemble d’éléments
phonétiques » ; le langage devient un être sonore et ses changements sont décrits par la loi des
modifications consonantiques et vocaliques737. Le problème du signe qui était essentiel à l’âge
classique, a perdu de son importance, et ne sera retrouvé que par Saussure.
Le troisième est une théorie nouvelle du radical, établie par la loi des changements
phonétiques : à l’âge classique, pour retrouver la racine d’un mot, il fallait remonter au point
où un simple son est devenu la représentation d’un sens ; maintenant, comme tous les
éléments d’une langue lui sont intérieurs, l’étymologie devient « une méthode d’analyse
certaine et limitée pour retrouver dans un mot le radical à partir duquel il a été formé »738. Or
la racine était à l’âge classique la représentation d’une chose et, à partir de cette racine, par les
jeux de la dérivation, les mots comme les noms et les adjectifs étaient produits, et par la force
du verbe « être », la racine était devenue mot conjugable, le verbe. En revanche, chez Bopp,
les racines ne désignent plus des choses, mais « des actions, des processus, des désirs, des
volontés »739. Le langage trouve donc son origine non pas dans la représentation des choses,
mais dans un sujet et son activité. C’est par cet enracinement dans le sujet que le langage
obtient une valeur expressive. En outre, par ce déplacement, le langage est lié aux civilisations
non pas « par le niveau de connaissances qu’elles ont atteint », comme à l’âge classique, mais
« par l’esprit du peuple qui les a fait naître, les anime et peut se reconnaître en elles » ; ce
peuple est précisément le sujet collectif d’une langue740. Faisant sans doute allusion à la
philosophie hégélienne, Foucault résume ce changement : « Le langage est lié non plus à la
connaissance des choses, mais à la liberté des hommes741. »
Enfin, quatrièmement, une nouvelle définition de la parenté entre les langues, rendue
possible par l’analyse des racines. La comparaison latérale entre les langues devient possible

736
Ibid., p. 298.
737
Ibid.
738
Ibid., p. 301.
739
Ibid., p. 302.
740
Ibid., p. 303.
741
Ibid.
224
Chapitre III, Partie I

sans se référer à l’espace des représentations, ni à la première langue qui leur est commune. Si
bien que, lorsque deux langues présentent des systèmes analogues, on peut déterminer « soit
que l’une est dérivée de l’autre, soit encore qu’elles sont toutes deux issues d’une
troisième »742. C’est par cette comparaison entre les langues que l’historicité est introduite
dans le domaine des langues. Foucault souligne que ce mode d’historicité est identique à celui
de la science des vivants, dans la mesure où chaque langue constitue sa propre structure
autonome comme le vivant, en se détachant de l’espace des représentations et de la continuité
chronologique qui lie la langue à l’origine même du langage. Les langues se trouvent dans
l’historicité, où il est question non seulement du « mode de succession des êtres et leur
enchaînement dans le temps », mais aussi des « modalités de leur formation »743. L’empiricité
des vivants et des langues est profondément traversées par l’Histoire, en tant que mode d’être
des choses avant toute série réelle d’événements.
Il y a toutefois une différence entre les vivants et les langues. Pour que les vivants
puissent s’inscrire dans cette historicité, il doit y avoir une histoire supplémentaire, qui
n’appartient pas aux vivants eux-mêmes : c’est le milieu, comme conditions d’existence de la
vie, qui donne aux vivants la possibilité d’avoir une histoire. En revanche, les langues se
trouvent déjà dans l’Histoire, sans aucun intermédiaire extérieur.
Ces quatre segments théoriques s’opposent aux quatre théories de la Grammaire
générale : la théorie de la parenté entre les langues s’oppose à la théorie de la dérivation, la
théorie du radical à celle de la désignation, l’étude des variations intérieures de la langue à la
théorie de l’articulation, et l’analyse intérieure de la langue au primat du verbe « être ».
L’apparition de la philologie marque ainsi la fin de l’ordre classique du langage : à l’age
classique, le langage, de par sa transparence et sa fonction représentative, était indispensable
pour la constitution de tous les domaines du savoir ; « on ne pouvait connaître les choses du
monde qu’en passant par lui »744. À partir du XIXe siècle, en acquérant la positivité et
l’histoire qui lui sont propres, le langage devient « un objet de la connaissance parmi tant
d’autres » : « Connaître le langage n’est plus s’approcher au plus près de la connaissance
elle-même, c’est appliquer seulement les méthodes du savoir en général à un domaine
singulier de l’objectivité745. » Mais, cette perte du privilège est compensée de trois manières.

742
Ibid., p. 305.
743
Ibid., p. 306.
744
Ibid., p. 309.
745
Ibid.
225
Chapitre III, Partie I

Premièrement, le langage reste toujours ce au travers de quoi toute connaissance


scientifique se manifeste comme discours. Ce rôle de médiation implique deux contraintes :
l’une consiste à « polir » ou à « purifier » le langage scientifique, jusqu’à ce que ce langage
devienne « le reflet exact » d’une connaissance scientifique ; l’autre cherche « une logique
indépendante des grammaires, des vocabulaires, des formes synthétiques, des mots »746. Ces
projets d’une langue scientifique ou d’une logique non-verbale sont, au niveau archéologique,
précisément contemporains de la philologie.
Deuxièmement, on prête à l’étude du langage une valeur critique : l’homme,
exprimant sa pensée par l’intermédiaire du langage, n’en est pas le maître, car la dimension
historique du langage le précède, et il est impossible de la saisir totalement. Le langage cache
donc ce que l’homme ne connaît pas encore, et la pensée ne peut pleinement s’exprimer dans
le langage. Il est donc nécessaire de « remonter des opinions, des philosophies, et peut-être
même des sciences jusqu’aux mots qui les ont rendu [sic.] possibles, et, par-delà, jusqu’à une
pensée dont la vivacité ne serait pas encore prise dans le réseau des grammaires »747. Ce sont
précisément les techniques de l’exégèse, qui sont pourtant différentes de celles de la
Renaissance, dans la mesure où il ne s’agit plus de trouver une parole première, mais
d’interroger les mots eux-mêmes dans lesquels la pensée est prise, et de rendre audible ce qui
reste silencieux dans le discours. Foucault en donne trois exemples : Marx, exégète de la
valeur, Nietzsche, des mots grecs, et Freud, de l’inconscient748. La critique du langage se fait
donc au travers de l’interprétation qui va au fond du discours pour faire apparaître ce qui
sommeille, en dessous du langage, sans jamais se manifester. Or les méthodes d’interprétation
s’opposent aux méthodes de formalisation : tandis que les premières tentent de pénétrer dans
la profondeur obscure du langage, les secondes prétendent contrôler tout le langage en le
faisant transparent. Interpréter et formaliser sont deux grandes formes d’analyse dans les
temps modernes, et la phénoménologie et le structuralisme y trouvent leur espace d’analyse.
La troisième compensation, qui est « la plus importante, la plus inattendue », est
l’apparition de la littérature749. Alors que le terme « littérature » et le genre qu’il représente
existent depuis Homère ou depuis Dante, la littérature dont Foucault situe la naissance au
seuil de l’âge moderne, consiste en « l’isolement d’un langage singulier dont la modalité

746
Ibid., p. 309-310.
747
Ibid., p. 311.
748
Foucault consacre un texte aux techniques d’interprétation de ces trois penseurs : « Nietzsche, Freud,
Marx », DE I, no 46, 1967.
749
Les Mots et les Choses, p. 312.
226
Chapitre III, Partie I

propre est d’être ‘‘littéraire’’ »750. Ce langage singulier, dont nous avons vu dans le chapitre
précédent l’analyse foucaldienne, est situé dans une période historique à laquelle Foucault
lui-même appartient. La littérature, en tant que « contestation de la philologie », devient ainsi
« un perpétuel retour sur soi », le langage qui ne parle que de soi-même751.
Le langage n’a plus l’unité qu’il avait à l’âge classique. Il n’existe que sur un mode
dispersé, en se divisant principalement en quatre domaines, à savoir la philologie,
l’interprétation, la formalisation et la littérature. Foucault trouve dans cet éparpillement la
raison pour laquelle le langage ne devient que tardivement l’objet de la réflexion
philosophique. La philosophie du langage est depuis longtemps impossible. C’est Nietzsche
qui a introduit, à la fin du XIXe siècle, la réflexion sur le langage dans le domaine
philosophique : avec ce philosophe-philologue et l’espace à la fois philosophique et
philologique qu’il a ouvert, « le langage surgit selon une multiplicité énigmatique qu’il
faudrait maîtriser »752. Interroger le langage, c’est pour Nietzsche poser avec insistance la
question « Qui parle ? » Sa réponse est le fameux « Ecce homo », qui lui permet de faire
pénétrer son existence dans la question et de la fonder sur lui-même, en tant que sujet parlant
et interrogeant. À cette extrême subjectivation, s’oppose la tentative de Mallarmé, qui ne
cesse de s’effacer de son propre langage, pour que le mot, être énigmatique et précaire, parle
« en sa solitude, en sa vibration fragile, en son néant »753. Mallarmé répond à la question
nietzschéenne, en faisant apparaître l’extrémité du langage qui se trouve aux antipodes du
« Ecce homo ». Les questions sur le langage se situent entre ces deux limites établies par
Nietzsche et Mallarmé. Pour Foucault, il est évident que cette distance entre ces deux figures
emblématiques vient de l’être du langage fragmenté. Ces questions cherchent inlassablement
l’être du langage en sa plénitude, et ces tentatives n’aboutissent jamais à une unité du langage,
puisqu’une telle unité ne peut plus exister nulle part. C’est paradoxalement à cause de cette
impossibilité de synthèse que la question du langage se trouve au cœur de la réflexion
philosophique.
Décrivant ainsi le changement de statut du langage, Foucault a marqué une étape
importante dans son histoire : à la Renaissance, le langage, comme les autres choses, faisait
partie du monde rempli par les divers signes dont la similitude devait être infiniment

750
Ibid., p. 313.
751
Ibid.
752
Ibid., p. 316.
753
Ibid., p. 317.
227
Chapitre III, Partie I

cherchée ; à l’âge classique, le langage, en tant que forme générale de la représentation,


fonctionnait comme ce sur quoi tout savoir se fondait ; désormais, le langage a définitivement
perdu son unité, et il y a des langages, positif, formel, exégétique et littéraire. Il ne faut pas
oublier que cette dispersion du langage n’est qu’une conséquence du basculement de la
configuration du savoir qui a introduit l’historicité sous les figures empirico-transcendantales
que sont la Vie, le Travail et le Langage. Mais, dans la mesure où le langage se trouvait tout
au long de l’âge classique dans la position souveraine, la disparition de son unité est un
événement majeur qui sépare l’épistémè moderne de celle de l’âge classique. C’est cette place
du langage laissée vide qu’une autre figure occupe, fonctionnant comme fondement de tout le
savoir moderne : c’est la figure de l’homme dont le primat presque universel doit être
examiné. C’est ainsi que commencent l’histoire de l’homme en tant qu’objet naturel, et celle
de l’objectivation de l’homme.

4. La naturalité de l’homme et l’analytique de la finitude

Dans la pensée classique, l’homme n’a pas de place dans le savoir : il y a l’absence
de l’homme, absence d’une figure qui est à la fois objet et sujet du savoir. Cette figure
empirico-transcendantale est une invention récente, et elle existe seulement depuis deux
siècles. Malgré cette naissance de fraîche date, Foucault constate, à propos de cet
homme, qu’ « il a si vite vieilli, qu’on a imaginé facilement qu’il avait attendu dans l’ombre
pendant des millénaires le moment d’illumination où il serait enfin connu »754. Nous trouvons
ici exactement le même type de discussion que dans l’Histoire de la folie, à propos de la
notion moderne de folie, et dans la Naissance de la clinique, concernant l’observation
clinique. C’est cette naturalité de la figure de l’homme que Foucault met en question, en
faisant apparaître certaines structures problématiques et, à la limite, contradictoires. Si
l’homme est de naissance récente, la réflexion sur l’homme quelle qu’elle soit, ne peut être
plus ancienne que son objet. L’histoire foucaldienne tente de révéler cette instabilité du
fondement sur lequel la pensée moderne se déploie. L’histoire de l’homme fonctionne comme
une critique de l’unité de la notion pour réintroduire dans la pensée la diversité d’éléments qui
construisent le concept d’homme sur un équilibre fragile. Il s’agit de se dégager du « sommeil

754
Ibid.
228
Chapitre III, Partie I

anthropologique », où l’empirique et le transcendantal se lient d’une manière non pas


nécessaire, mais contingente et historique 755 . Foucault effectue cette dissolution de la
naturalité au travers de quatre segments théoriques : l’analytique de la finitude, l’empirique et
le transcendantal, le cogito et l’impensé, et le retour de l’origine et son recul. Nous voudrions,
en suivant sa discussion, montrer comment Foucault met en lumière de quels éléments
hétérogènes se compose la figure de l’homme.

4.1. L’analytique de la finitude

L’apparition de l’homme, à la fois objet et sujet du savoir, est contemporaine de la


formation des trois domaines empiriques, à savoir la biologie, l’économie et la philologie.
Autour de l’homme, le champ du savoir se réorganise entièrement. Les êtres, qui se
représentaient à l’âge classique dans leur propre espace, commencent à se retirer de cet espace
et à se rapporter à l’être humain, qui « surgit en un creux ménagé par les vivants, les objets
d’échange et les mots », creux qui était comblé par la représentation756. L’homme installe
ainsi le nouveau champ de savoir où les choses s’ordonnent différemment. Toutefois, ce
nouveau champ n’assure pas à l’homme une position souveraine dans cette configuration,
mais, au contraire, il se trouve d’emblée « dominé par le travail, la vie et le langage »757.
Certes ces objets du savoir appartiennent à l’être humain, mais l’homme ne peut jamais
totalement les maîtriser. Ils posent à l’homme des limites indépassables, qui le déterminent
comme être fini. La finitude de l’homme est découverte dans la positivité des connaissances
des choses. Mais cette finitude n’est pas stable, car la positivité du savoir, prescrivant la
finitude de l’homme, n’est possible que sur la base de cette finitude : seuls l’homme, sa vie,
son désir et sa parole peuvent donner à ces savoirs leur mode d’être positif. C’est cette
structure circulaire qui caractérise l’homme et les savoirs positifs.
Toutefois, la finitude ne se limite pas à ce niveau de fondement empirique de
l’homme et du savoir. Au-delà des déterminations naturelles ou historiques, elle est également
au niveau fondamental, « qui ne repose que sur son propre fait et s’ouvre sur la positivité de
toute limite concrète »758. Si la finitude est comprise ainsi, il faut examiner comment cette

755
Ibid., p. 351.
756
Ibid., p. 324.
757
Ibid.
758
Ibid., p. 326.
229
Chapitre III, Partie I

finitude fonctionne à son propre niveau fondamental, en se liant au niveau positif. C’est là
qu’il y a la nécessité d’une « analytique de la finitude » qui éclairera comment l’homme peut
« fonder en leur positivité toutes les formes qui lui indiquent qu’il n’est pas infini »759. Cette
analytique se déploie dans un espace où il est question de l’identité et de la différence entre le
positif et le fondamental : il s’agit de savoir comment la mort, le désir et le temps, en leur
forme fondamentale, peuvent appartenir de façon empirique à l’être humain, ou comment ces
figures empiriques de l’homme peuvent apparaître dans le fondamental. L’analytique de la
finitude parcourt l’espace double du positif et du fondamental, où l’identité et la différence
entre les positivités et leur fondement surgissent et se répètent sous formes diverses. Dans cet
espace apparaissent les trois formes de réitération, à savoir l’empirique dans le transcendantal,
l’impensé dans le cogito, et le recul de l’origine dans son retour. Cette pensée double, du
positif et du fondamental, se caractérise cependant comme pensée du Même, dans la mesure
où toutes les réflexions tentent de superposer le positif et le fondamental dans la finitude.
Cette dimension du Même, se fondant sur le double positif et fondamental, différencie
définitivement la pensée moderne de la philosophie classique, qui s’appuyait sur l’unité et la
transparence de la représentation.
La découverte de la finitude change également le rapport de la pensée à l’infini. À
l’âge classique, la finitude de l’homme, comprise comme inadéquation à l’infini, expliquait
qu’il était impossible de connaître immédiatement tous les contenus empiriques. Dans le
tableau de la représentation, il y avait des déficits inévitables de par cette impossibilité de la
connaissance totale de l’empirique. Pour compenser ce vide, l’âge classique exigeait une sorte
de métaphysique de l’infini, par laquelle la plénitude de l’espace des représentations était
assurée. La métaphysique de l’infini était inséparablement liée aux domaines du savoir
classique pour en compléter le tableau représentatif. Mais, à partir du moment où les contenus
empiriques se sont détachés de la représentation, la métaphysique compensatrice de l’infini
n’est plus nécessaire. La finitude devient le principe du savoir par le mouvement double et
interminable qui va, d’une part, des contenus positifs de la vie, du travail et du langage, au
savoir de l’homme fini, et, d’autre part, des formes finies de la connaissance aux positivités
des choses. Les jeux de la finitude se ferment en eux-mêmes. Il s’agit ici d’une analytique de
la finitude et de l’existence humaine, et, à l’opposé de cette analytique, il y a « une perpétuelle
tentation de constituer une métaphysique de la vie, du travail et du langage », qui n’est qu’un

759
Ibid.
230
Chapitre III, Partie I

ensemble dispersé de tentations, « aussitôt contestées et comme minées de l’intérieur », car


une telle métaphysique n’est possible que dans la finitude de l’homme760. Foucault annonce
ainsi « la fin de la métaphysique »761. Mais cette fin n’est que l’envers de l’événement majeur
de l’âge moderne, qu’est l’apparition de l’homme.
Dans cette analytique de la finitude, où se jouent deux instances, à savoir le positif et
le fondamental, l’homme a également deux niveaux d’existence : d’une part, celui de
l’homme concret, à partir duquel les domaines empiriques du savoir sont possibles ; d’autre
part, celui de l’homme saisi dans sa finitude fondamentale, qui rend possible cette existence
de l’homme concret. Foucault appelle ce second niveau « archéologique », en ce sens qu’il
fonctionne comme a priori historique des savoirs modernes. Mais, comme nous l’avons vu
ci-dessus, le premier n’obéit pas simplement au second. Si les savoirs empiriques affirment la
finitude concrète de l’homme, cette finitude s’enracine en réalité dans le fondamental, à partir
duquel les savoirs empiriques deviennent possibles. La finitude de l’homme n’est donc pas ce
par quoi la nature humaine est saisie une fois pour toutes. Elle n’assure son unité que par ce
mouvement circulaire entre le positif et le fondamental. La dualité de la finitude sous la figure
de l’homme, c’est la première étape de la mise en question de la naturalité de l’homme par
Foucault. Nous analyserons ci-dessous les trois autres formes de répétition du positif dans le
fondamental.

4.2. La répétition empirico-transcendantale

L’analytique de la finitude révèle ainsi que l’homme est « un étrange double


empirico-transcendantal »762. C’est cette figure singulière, non pas les méthodes objectives de
l’étude de l’homme, qui marque le seuil de la modernité, car, les méthodes positives de la vie,
du travail et du langage ont introduit non pas l’homme lui-même, mais l’historicité des choses
où l’homme concret peut apparaître. En ce sens, l’homme, malgré ses liens avec les domaines
empiriques, ne se développe pas comme prolongement de ces connaissances positives, mais

760
Ibid., p. 328.
761
Ibid. Italique par l’auteur.
762
Ibid., p. 329.
L’analyse de ce double développée par Foucault provient, comme l’a montré Béatrice Han dans la
première partie de L’Ontologie manquée de Michel Foucault, de la thèse complémentaire de Foucault
(Michel Foucault, « Introduction à l’Anthropologie de Kant », Emmanuel Kant, Anthropologie d’un point
de vue pragmatique, présenté par D. Defert, F. Ewald et F. Gros, Paris, Vrin (coll. Bibliothèque des textes
philosophiques), 2008.
231
Chapitre III, Partie I

naît comme un événement, qui, dès son apparition, réorganise la configuration du savoir tout
entière. On peut sans doute dire que l’homme est l’Autre de la connaissance, qui en devient
très rapidement le Même, au point que personne ne doute plus de son existence naturelle.
C’est ainsi que l’on commence à analyser cette figure de l’homme comme étant déjà donnée.
De là deux analyses sont engendrées : l’une, fonctionnant comme une esthétique
transcendantale, tente de déceler, au travers de l’étude anatomo-physiologique du corps, de la
perception, de l’articulation commune aux choses et à l’organisme, « une nature de la
connaissance humaine qui en déterminait les formes et qui pouvait en même temps lui être
manifestée dans ses propres contenus empiriques » ; et l’autre, définie comme une sorte de
dialectique transcendantale, cherche à faire apparaître en étudiant les illusions anciennes de
l’humanité, « une histoire de la connaissance humaine, qui pouvait à la fois être donnée au
savoir empirique et lui prescrire ses formes »763 . Ces deux analyses, le naturalisme ou
l’historicisme, supposent l’usage d’une critique qui n’est pas « l’exercice d’une réflexion
pure », mais « le résultat d’une série de partages plus ou moins obscurs »764. Parmi ces
partages, entre les illusions de la vérité et la théorie scientifique par exemple, celui qui est le
plus obscur mais aussi le plus fondamental est celui de la vérité elle-même, qui distingue la
« vérité qui est de l’ordre de l’objet » de celle qui « est de l’ordre du discours » : c’est dans le
statut de la seconde qu’il y a ambiguïté765. Deux types d’analyse définissent ce discours vrai :
l’analyse positiviste, d’une part, selon laquelle la vérité du discours est prescrite par celle de
l’objet, dont le discours ne décrit que la formation ; l’analyse eschatologique, d’autre part,
selon laquelle la vérité du discours anticipe sur la vérité de l’homme à venir. Dans ces deux
formes d’analyse, représentées par Comte et Marx, il ne s’agit pas d’une alternative, mais de
« l’oscillation inhérente à toute analyse qui fait valoir l’empirique au niveau du
transcendantal »766. La vérité transcendantale de l’homme apparaît, dans un discours, soit
comme la positivité des choses, sous forme réduite, soit comme une promesse qui ne se
réalise pas encore. Toutefois, ces deux modes d’être de la vérité humaine ne constituent pas
une alternative, mais l’oscillation interne à tout discours. Le discours prétendant à la vérité de
l’homme se balance sans cesse entre ces deux pôles, positif et eschatologique. Mais, comme
cette forme de discours ne s’appuie que sur un partage ambigu de la vérité, il est question de

763
Ibid., p. 330. Italique par l’auteur.
764
Ibid.
765
Ibid., p. 331.
766
Ibid.
232
Chapitre III, Partie I

savoir, pour la pensée moderne, comment sortir de cette oscillation entre deux versants de la
vérité humaine, régie par « la naïveté précritique », et quelle forme de réflexion est possible
pour penser en même temps l’empirique et le transcendantal, sans les confondre toutefois l’un
avec l’autre767.
La phénoménologie, que Foucault appelle ici analyse du vécu, est un effort qui se
définit comme « une contestation radicale du positivisme et de l’eschatologie », en ce sens
qu’elle tente de « restaurer la dimension oubliée du transcendantal », c’est-à-dire le vécu, où
la phénoménologie s’efforce de décrire une expérience humaine, sans la réduire ni à
l’empiricité des choses, ni à une promesse de la venue de la vérité768. Mais cette contestation
finit par l’échec, car, en cherchant à « articuler l’objectivité possible d’une connaissance de la
nature sur l’expérience originaire qui s’esquisse à travers le corps » et « à articuler l’histoire
possible d’une culture sur l’épaisseur sémantique qui à la fois se cache et se montre dans
l’expérience vécue », la phénoménologie ne fait que répéter les exigences qui font valoir
l’empirique pour le transcendantal 769 . La phénoménologie n’est donc pas la véritable
contestation du positivisme et de l’eschatologie. En revanche, la phénoménologie et ses
adversaires appartiennent à la même configuration archéologique, définie par l’homme en tant
que doublet empirico-transcendantal.
Si la vraie contestation du positivisme et de l’eschatologie est possible, c’est, comme
le propose Foucault, à partir d’une question « sans doute aberrante », qui est totalement
incompatible avec le sol archéologique de la pensée moderne : l’homme existe-t-il
vraiment770? « C’est que nous sommes si aveuglés par la récente évidence de l’homme, que
nous n’avons même plus gardé dans notre souvenir le temps cependant peu reculé où
existaient le monde, son ordre, les êtres humains, mais pas l’homme771. » Foucault réaffirme
sa stratégie : la mise en question de la naturalité, ou l’évidence de l’homme. La description de
l’épistémè classique est à nouveau évoquée pour insister sur le fait que l’homme n’est pas une
découverte de la vérité longtemps cachée, mais une invention. Foucault donne ce faisant à
l’ordre classique une force critique qui peut déjouer l’unité de l’homme. Mais cela ne veut pas
dire, bien entendu, que le retour à l’ordre classique est une solution au problème de l’homme.

767
Ibid.
768
Ibid., p. 332. C’est à Merleau-Ponty que Foucault se réfère comme représentant ce courant d’analyse.
Sur ce point, voir : Guillaume Le Blanc, op. cit., p. 62-67.
769
Ibid.
770
Ibid., p. 333.
771
Ibid.
233
Chapitre III, Partie I

Il s’agit de trouver une pensée qui ne se fonde plus sur ce doublet empirico-transcendantal.
Pour la pensée philosophique, l’homme n’est pas le centre dans lequel toute réflexion doit
avoir son point de départ. C’est Nietzsche qui, annonçant la disparition de l’homme et la
venue du surhomme, a esquissé la possibilité d’une pensée sans l’homme. Le projet de
Foucault dans Les Mots et les Choses est précisément la reprise de cet effort nietzschéen, mais
sûrement dans une autre direction.

4.3. Le cogito et l’impensé

L’homme, défini comme la figure d’un doublet empirico-transcendantal, ne se donne


plus dans « la transparence immédiate et souveraine d’un cogito »772. Il est désormais pris
dans l’empiricité des choses, qui ne lui appartiennent pas, mais c’est à partir de lui que la
connaissance positive est possible. Si bien que l’homme ne réside ni dans le cogito ni dans les
objets. La réflexion transcendantale se déploie désormais dans cet étrange être de l’homme, et
c’est là que Foucault trouve un déplacement quadruple par rapport à la question kantienne :
déplacement à la fois de la nature à l’homme, de la vérité à l’être, de la possibilité d’une
connaissance à celle d’une méconnaissance première dont le statut empirico-transcendantal de
l’homme est le lieu, et du « caractère non fondé des théories philosophiques en face de la
science » à « la reprise en une conscience philosophique claire de tout ce domaine
d’expériences non fondées où l’homme ne se reconnaît pas »773. L’homme devient ainsi le
point central de la réflexion de la philosophie transcendantale. Cette position centrale ne
fonde cependant pas, à la différence du cogito cartésien, la connaissance sur son évidence,
mais se caractérise par la distance qui divise et relie, à l’intérieur même de l’homme, la
pensée présente à soi, et ce qui n’est pas présent, et s’enracine dans le non-pensé. Si l’on
appelle cogito moderne ce point central, c’est parce qu’il est le point à partir duquel une
interrogation sans fin commence pour savoir comment la pensée habite hors de soi. Le cogito
moderne n’assure donc plus la transparence de la pensée à l’être, c’est-à-dire que « le « Je
pense » n’y conduit pas à l’évidence du « Je suis » »774. L’être du cogito ou l’être de l’homme
posent ainsi une série d’interrogations, qui tentent de savoir de quelle manière l’impensé est
pensable, et comment la pensée s’articule à lui.

772
Ibid., p. 333.
773
Ibid., p. 334.
774
Ibid., p. 335.
234
Chapitre III, Partie I

De là, constate Foucault, surgissent deux conséquences, l’une négative et l’autre


positive. La première conséquence, qui est négative et « d’ordre purement historique »,
provient des efforts de la phénoménologie, en particulier, ceux de Husserl. Se définissant
comme ranimation de « la vocation la plus profonde de la ratio occidentale », qui est
« radicalisation de la philosophie pure et fondement de la possibilité de sa propre histoire », la
phénoménologie husserlienne n’est pas en réalité le retour à la fois au cogito cartésien et à la
réflexion transcendantale kantienne, mais une analyse du cogito moderne, où il est question
non pas de la possibilité d’une science de la nature, mais de l’être de l’homme, hanté sans
cesse par l’impensé. Foucault affirme, comme il l’a fait à propos du positivisme et de
l’eschatologie, que la phénoménologie ne se produit que sur le fond de l’épistémè moderne. Et,
de par cette immanence à la configuration moderne du savoir, la phénoménologie ne peut se
dégager du « voisinage à la fois prometteur et menaçant, avec les analyses empiriques sur
l’homme » et, par conséquent, de la question ontologique, question de l’homme en tant
qu’être empirico-transcendantal775.
La seconde conséquence, positive, concerne le rapport de l’homme à l’impensé. La
naissance de l’homme et de la connaissance positive de l’homme a paradoxalement découvert
l’impensé qui est, « ce qui précisément ne pouvait jamais être donné à sa réflexion ni même à
sa conscience »776. L’impensé est donc contemporain de l’homme, et il est l’Autre par rapport
de l’homme : « l’Autre fraternel et jumeau, né non pas de lui, ni en lui, mais à côté et en
même temps, dans une identique nouveauté, dans une dualité sans recours » 777 . Certes
l’impensé n’est pas réfléchi pour lui-même, mais il accompagne silencieusement la pensée sur
l’homme. Depuis le XIXe siècle, cet impensé fonctionne à la fois comme « la projection
brouillée de ce qu’est l’homme en sa vérité » et comme le « fond préalable à partir duquel
l’homme doit se rassembler lui-même et se rappeler jusqu’à sa vérité » : l’An sich chez Hegel,
l’Unbewusste chez Schopenhauer, l’homme aliéné chez Marx, et l’implicite, l’inactuel, le
sédimenté et le non-effectué chez Husserl, tous ces concepts désignent l’existence persistante
de l’impensé778.
Penser l’homme signifie donc en même temps penser l’impensé, qui menace de
l’intérieur la pensée. Mais, si la pensée révèle, même de façon incomplète, une certaine partie

775
Ibid.
776
Ibid., p. 337.
777
Ibid.
778
Ibid., p. 338.
235
Chapitre III, Partie I

de l’impensé, l’acte de penser, ajoutant de nouveaux éléments à la connaissance de l’homme,


transforme inévitablement le mode d’être de l’homme. La pensée est en ce sens à la fois
savoir et modification de l’être de l’homme. Foucault trouve dans cette superposition la raison
pour laquelle la pensée moderne est incapable de proposer une morale : si la morale prescrit
bien les lois à suivre pour que les conduites humaines soient conformes à l’ordre du monde, il
y a toujours un écart entre les lois et les actions. En revanche, la pensée moderne est
« d’entrée de jeu, et dans sa propre épaisseur, un certain mode d’action »779. La pensée, étant
ainsi en soi une forme d’action ou de force, change le mode d’être de l’homme et de sa vérité.
Sade, Nietzsche, Artaud et Bataille reconnaissaient, affirme Foucault, cette force subversive
de la pensée, ainsi que Hegel, Marx et Freud. Puisque, au début de l’âge moderne, la pensée
implique inévitablement le changement du monde, elle est étroitement liée à des éthiques et à
des politiques. Dans ce mouvement, la pensée s’avance toujours dans la direction où « l’Autre
de l’homme doit devenir le Même que lui »780.
De ce mouvement de la pensée qui fait que l’Autre devient le Même, nous avons
trouvé l’équivalent dans l’Histoire de la folie, où la déraison apparaît comme l’Autre absolu
de la raison, et l’objectivation de la folie par la raison établit l’identité d’une partie de
l’altérité. La folie ainsi objectivée révèle la vérité de l’homme par la perte de cette vérité. Elle
est ainsi entrée dans la structure anthropologique de la vérité. Alors que Foucault ne
mentionne pas sa thèse de 1961, il est possible de trouver le parallélisme sur ce point entre
l’Histoire de la folie et Les Mots et les Choses, en ce sens que ces deux ouvrages discutent
l’homme comme lieu de vérité et le mouvement d’élargissement du Même en face de l’Autre.
Mais cela ne nous permet pas de penser que ces ouvrages se trouvent dans la même sphère
d’analyse, et ce pour trois raisons : premièrement, Les Mots et les Choses prend comme objet
principal l’homme qui n’était dans l’Histoire de la folie qu’une structure à laquelle la folie
était insérée pour en appréhender les caractéristiques ; deuxièmement, alors que l’Histoire de
la folie a examiné la raison non pas en elle-même, mais au travers de son Autre, la déraison et
la folie, Les Mots et les Choses met en question la structure de la raison elle-même, sous la
forme d’épistémè, et tente de faire apparaître les structures historiques de la raison ; enfin,
troisièmement, la déraison, l’Autre de la raison qu’a analysé l’Histoire de la folie, était une
structure immobile et intemporelle qu’aucune tentative de la raison ne pouvait épuiser, alors
que, l’Autre, dans l’analyse de l’homme empirico-transcendantal est né comme contemporain

779
Ibid., p. 339.
780
Ibid.
236
Chapitre III, Partie I

de la figure de l’homme, pour mettre en valeur la force périlleuse de la pensée moderne.


Foucault développera cette discussion de la pensée moderne comme force transformatrice, en
se demandant s’il est possible de la détacher de la pensée anthropologique. S’il est possible, il
y aura dans ce détachement un autre mouvement, qui va de l’Autre au Même, ou de l’impensé
à la pensée. Ce mouvement est certainement ce que Foucault a étudié dans les textes sur la
littérature, et il y reviendra dans la réflexion sur les « contre-sciences ».

4.4. Les problèmes de l’origine

Le quatrième et dernier trait de la structure qui caractérise l’homme moderne


concerne le rapport de l’homme à l’origine. À l’âge classique, retrouver l’origine était se
rapprocher du moment où la représentation avait été un pur et simple redoublement de la
chose. Mais dans la pensée moderne, il n’est plus possible de trouver une telle origine idéale,
puisque l’historicité introduite dans le travail, la vie et le langage existe toujours et déjà dans
les choses et qu’il ne s’agit plus de savoir d’où viennent ces choses. Ou plutôt, la question est
totalement inversée : alors que l’origine à l’âge classique a rendu possible, à partir d’elle, le
déroulement des choses, sur le mode de la représentation, c’est l’historicité qui exige
l’existence d’une origine qui est « à la fois interne et étrangère ». Interne, puisqu’il aurait été
un point réel des choses, et étrangère, puisque la pensée moderne peut se passer d’une telle
origine.
C’est en corrélation avec l’historicité des choses que l’homme s’est constitué, mais le
rapport de l’homme à l’origine n’est pas identique avec celui des choses à l’origine, car
l’homme se trouve lié à l’historicité, déjà faite, des choses. « Paradoxalement, l’originaire, en
l’homme, n’annonce pas le temps de sa naissance, ni le noyau le plus ancien de son
expérience : il le lie à ce qui n’a pas le même temps que lui »781. L’origine des choses recule
infiniment, et l’homme, dans cette antériorité absolue des choses, n’a pas sa propre origine.
Mais la pensée moderne ne se contente pas de cette absence de l’origine, au contraire, elle
cherche à trouver une origine propre à l’homme, qui pourrait fonder l’origine des choses et la
possibilité du temps : c’est la recherche d’une « origine sans origine ni commencement à
partir de quoi tout peut prendre naissance »782. La pensée moderne cherche à trouver une

781
Ibid., p. 342.
782
Ibid., p. 343.
C’est l’herméneutique heideggérienne qui remplit cette direction générale de la pensée moderne. Sur le
237
Chapitre III, Partie I

origine commune à l’homme et aux choses, soit en insérant l’homme dans la chronologie des
choses, soit en alignant selon la chronologie de l’homme l’expérience et les connaissances des
choses. Ces efforts ne mettent cependant en avant que l’impossibilité d’attribuer une origine à
l’homme. Ce que découvre la pensée moderne, ce n’est rien d’autre que « le recul de
l’origine » 783 . Mais les penseurs modernes se demandent, si l’originaire ne peut
paradoxalement pas apparaître là où l’expérience atteint l’autre extrémité de l’origine, ou
encore si ce recul peut révéler l’origine elle-même, lorsqu’il se retire jusqu’au point limite. La
première question est représentée par Hegel, Marx, Spengler entre autres, et la seconde par
Hölderlin, Nietzsche et Heidegger. Mais ces tentatives répétées sans cesse finissent par
montrer que « l’homme n’est pas contemporain de ce qui le fait être » 784 . Ce qui fait
infiniment reculer l’origine, c’est un pouvoir qui disperse l’homme et le retire de sa propre
origine. Ce pouvoir, précise Foucault, est celui de l’être de l’homme. L’être de l’homme
l’empêche de connaître sa propre origine. L’homme, sans origine, et défini par l’historicité des
choses, trouve encore qu’il est fini. Cette figure de la finitude s’ajoute à la finitude en tant
qu’instaurant le primat des choses sur l’homme, un niveau plus fondamental : c’est « le
rapport insurmontable de l’être de l’homme au temps »785. L’homme est fini non seulement
par les limites que lui imposent les choses, mais aussi celles du temps qui ne lui est pas
propre.

4.5. L’homme et sa naturalité

Foucault a ainsi analysé les quatre segments théoriques qui caractérisent la figure de
l’homme. L’homme, ce double empirico-transcendantal, se constitue à partir d’éléments
hétérogènes, qui ne permettent pas de le considérer comme une unité sur laquelle une
réflexion philosophique peut se fonder. L’homme est dominé par la vie, le travail, le langage,
dont le mode d’être lui échappe toujours ; sa vérité est déterminée soit par les vérités
empiriques, soit par le discours eschatologique sur la vérité à venir ; il est sans cesse menacé à
l’intérieur même de lui par ce qui n’est pas présent à la pensée ; et le rapport de l’homme au

rapport de l’analyse foucaldienne à la pensée heideggérienne, voir : Philippe Sabot, op. cit., p. 139-142 ;
Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault. Un parcours philosophique – au-delà de l’objectivité et
de la subjectivité, tard., par Fabienne Durand-Bogaert, Paris, Gallimard (coll. Bibliothèque des sciences
humaines), 1984, p. 63-66.
783
Les Mots et les Choses., p. 345.
784
Ibid.
785
Ibid., p. 346.
238
Chapitre III, Partie I

temps est défini par ce qui ne lui appartient pas, c’est-à-dire l’historicité des choses. La figure
de l’homme est donc moins le lieu stable et universel du savoir, finalement découvert par la
raison, qu’une unité très précaire, produite par l’amalgame d’éléments disparates, qui ne
s’appuie que sur les oppositions ou les circularités épistémologiques, qui rendent ambigu et
insaisissable le statut de l’homme dans le savoir. La naturalité de l’homme est ainsi mise en
question. Mais cela ne veut pas dire que Foucault cherche à se distancier de tout ce qui rend
possible la figure de l’homme. Il s’agit au contraire pour lui de penser d’une manière
différente les éléments constituants de l’homme. Par exemple, nous avons vu ci-dessus
l’analyse foucaldienne où la pensée à la fois comme réflexion et comme action s’enracine
profondément dans la pensée moderne. Dans l’impensé, nous semble-t-il, Foucault trouve ce
sur quoi s’appuie sa pensée, c’est-à-dire ce qui est extérieur à la pensée philosophique. En
tentant de réduire le plus possible la naturalité de l’homme, il examine chaque élément pour
repérer quelle portée il peut avoir, lorsqu’il est détaché de cette figure étrangère de l’homme.
Analysant la structure propre à l’homme moderne, Foucault revient au problème du
langage, qui dominait toutes les formes de savoir à l’âge classique. Entre les quatre segments
de la théorie classique du langage, et ceux de la pensée moderne, Foucault trouve un certain
rapport de correspondance : entre la théorie du verbe et l’analytique de la finitude, entre la
théorie de l’articulation et l’analyse du doublet empirico-transcendantal, entre la recherche
des désignations et la réflexion sur l’impensé, et, enfin, entre la théorie de la dérivation et la
pensée de l’origine. Mais ce rapport de symétrie ne signifie pas que chaque domaine du savoir
classique se transforment en un domaine correspondant dans la pensée moderne. Tous ces
domaines classiques se sont dissociés, et les domaines de la pensée moderne se constituent, en
changeant leur fonction et leur niveau par rapport à la pensée classique, et en faisant entrer les
nouveaux objets d’analyse dans le champ du savoir. À l’âge moderne, l’unité de la théorie
générale du langage s’est scindée en deux parties : d’une part, une connaissance empirique
des formes grammaticales, d’autre part, l’analytique de la finitude.
Retournant à ce moment de basculement, Foucault met en relief une alternative qui
caractérise la pensée occidentale : l’être de l’homme et celui du langage. Ces deux êtres, dans
la culture occidentale, ne coexistent jamais. Pour que l’homme apparaisse, le langage
représentatif a dû disparaître. L’incompatibilité de ces deux êtres constitue la dimension
fondamentale de la pensée occidentale. La discussion de Foucault dans cet ouvrage met en
lumière cette discorde profonde au point de faire exister deux versions de l’histoire, du
langage et de l’homme. Foucault se demande ainsi : « Est-ce que notre tâche à venir est de

239
Chapitre III, Partie I

nous avancer vers un mode de pensée, inconnu jusqu’à présent dans notre culture, et qui
permettrait de réfléchir à la fois, sans discontinuité ni contradiction, l’être de l’homme et
l’être du langage786? » Sans donner de réponse précise, il se contente de signaler que c’est
dans la réflexion sur l’homme et le langage que s’enracine « le choix philosophique le plus
important de notre époque »787 . Mais, en analysant la naturalité apparente de l’homme,
Foucault tente de donner au langage un nouveau statut grâce auquel la pensée peut se dérouler,
tout en se dégageant de la figure de l’homme. Ce statut du langage, différent bien entendu de
celui de l’âge classique, Foucault l’esquisse déjà dans la réflexion sur la littérature. Et il
considère, dans le domaine de la philosophie, l’expérience de Nietzsche comme la premier à
avoir effectué le « déracinement de l’Anthropologie », sphère philosophique qu’a inauguré la
question kantienne « Was ist Mensch ? »788. Nous examinerons ci-dessous comment il intègre
la force du langage littéraire dans l’histoire double de l’homme et du langage.
L’importance de la mutation entre les deux épistémès produit de surcroît une autre
conséquence, concernant les statuts du Même et l’Autre. Foucault récapitule à la fin du
chapitre IX comment les deux formes de pensée fort différentes, classique et moderne,
organisent les jeux de l’Identité et de la Différence. Dans la théorie classique, il s’agissait de
savoir comment la Différence surgissait à partir de l’espace monotone et unitaire du Même.
Dans la pensée moderne, le rapport est exactement inverse : « il s’agit toujours pour elle de
montrer comment l’Autre, le Lointain est aussi bien le plus Proche et le Même » ; là apparaît
789
« une pensée du Même, toujours à conquérir sur son contradictoire » . Bien que Foucault
ne le mentionne pas explicitement, la philosophie hégélienne est sans doute une de ses cibles
privilégiées. La pensée moderne implique une dialectique et une ontologie, par lesquelles
toute différence se dévoile dans l’identité de l’homme ; elle est « une pensée qui ne va plus
vers la formation jamais achevée de la Différence, mais vers le dévoilement toujours à
accomplir du Même »790. C’est cette pensée du Même qui caractérise globalement la pensée
moderne. Certes Hegel n’a pas réalisé ce jeu de l’Identité et de la Différence sous la forme
d’une anthropologie, mais sa philosophie dialectique représente précisément cette pensée du
Même, que Foucault cherche à mettre en question pour trouver une autre voie de pensée. En
ce sens, Les Mots et les Choses est à la fois une description historique de la disposition

786
Ibid., p. 349.
787
Ibid., p. 350.
788
Ibid., p. 353.
789
Ibid., p. 350.
790
Ibid., p. 351.
240
Chapitre III, Partie I

anthropologique de la pensée moderne, et une critique s’appuyant sur cette histoire pour s’en
dégager. C’est pour cette raison que Foucault avance l’analyse des sciences humaines, qui se
sont formées dans cette configuration du savoir et ouvrent pourtant la possibilité de sortir de
cette anthropologie qui domine la pensée occidentale depuis Kant.

5. L’histoire des sciences humaines

5.1. La position des sciences humaines dans l’épistémè moderne

C’est la notion moderne d’homme, à la fois fondement de toutes les positivités et


pensée dans ces positivités, qui a rendu possible la formation d’un ensemble de connaissances
dites « sciences humaines ». Toutefois, ces sciences n’ont pas repris un domaine déjà ouvert,
mais se développent dans un domaine tout à fait inédit, « laissé en friche » : en disant que « le
champ épistémologique que parcourent les sciences humaines n’a pas été prescrit à l’avance »,
Foucault insiste sur la nouveauté de ce corps de connaissances791. La naissance des sciences
de l’homme est due, comme les autres domaines modernes du savoir, à une refonte totale de
l’épistémè. Si bien qu’il faut préciser où se trouvent ces sciences humaines.
L’homme dans l’épistémè moderne est « ce à partir de quoi toute connaissance
pouvait être constituée en son évidence immédiate et non problématisée », et il devient, par
conséquent, « ce qui autorise la mise en question de toute connaissance de l’homme »792. La
naissance de l’homme a donc ouvert comme son corrélat la possibilité d’une connaissance sur
lui-même. Mais les sciences de l’homme ne trouvent pas une position stable dans l’épistémè
moderne. Dès qu’apparaît la possibilité d’une telle connaissance, il y a une double
contestation, d’une part des sciences tout court, sciences soit formelles soit empiriques, qui
n’ont pas comme objet l’homme, d’autre part de la philosophie, qui réfléchit, ainsi que les
sciences humaines, sur l’homme, mais, prétend-elle, d’une manière plus stricte que les
sciences humaines. À partir de cette contestation, Foucault tente de reconstituer l’espace du
savoir propre à l’épistémè moderne, tout en distinguant les trois dimensions : premièrement,
les sciences physiques et mathématiques, deuxièmement, les sciences empiriques telles que la
biologie, l’économie et la philologie, et troisièmement, le domaine philosophique qui

791
Ibid., p. 355.
792
Ibid., p. 356.
241
Chapitre III, Partie I

comprend, entre autres, une pensée du Même. Entre ces trois dimensions, Foucault établit
trois plans communs : entre la première et la deuxième, celui de l’application des
mathématiques aux sciences empiriques ; entre la deuxième et la troisième, celui où
apparaissent « les diverses philosophies de la vie, de l’homme aliéné, des formes
symboliques » ; entre la première et la troisième, celui de la formalisation de la pensée793. Les
sciences humaines ne trouvent leur place dans aucun de ces trois plans. Mais elles n’en sont
pas exclues, car « c’est dans l’interstice de ces savoirs, plus exactement dans le volume défini
par leurs trois dimensions qu’elles trouvent leur place »794. La difficulté à situer les sciences
humaines dans l’épistémè moderne provient donc du fait que les sciences humaines n’ont pas
leur propre dimension et qu’elles se rapportent en même temps à ce trièdre de plans
épistémologiques, défini par les trois dimensions du savoir moderne. Mais, paradoxalement,
ce statut instable des sciences humaines est pour les autres domaines un danger permanent,
dans la mesure où les sciences humaines, se trouvant dans l’intervalle entre les trois plans
épistémologiques rigoureusement définis, menacent sans cesse, de l’extérieur, ces domaines
du savoir pour les infléchir vers le domaine investi par les sciences humaines. La
connaissance devenue « impure » par l’intervention des sciences humaines est tombée dans le
danger du « psychologisme », du « sociologisme » ou de l’ « anthropologisme », où tous les
éléments constituants de la connaissance se dirigent vers un point central qui est l’homme.
Les sciences humaines détournent les connaissances dans les autres domaines pour faire
valoir leur propre objet, qui n’a pas en soi une unité solide, mais qui est dispersé, composé
d’éléments hétérogènes. La prétention à l’universel par les sciences humaines est donc
impossible, si cette prétention s’appuie sur la densité extrême de leur objet, l’homme. Ce qui
existe réellement, ce n’est pas une telle densité ou unité métaphysique, mais « la complexité
de la configuration épistémologique où elles se trouvent placées, leur rapport constant aux
trois dimensions qui leur donne leur espace »795. Foucault, ce faisant, met en question de
nouveau la naturalité de l’homme qui assurait une telle unité transcendantale.

5.2. Le champ de pensée des sciences humaines

Le fait que les sciences humaines n’aient pas leur propre place dans l’épistémè ne

793
Ibid., p. 358.
794
Ibid.
795
Ibid., p. 359.
242
Chapitre III, Partie I

signifie cependant pas qu’elles ne se définissent que comme un ensemble de dérivations des
connaissances existantes. Elles ont bien leur propre positivité. On essaie habituellement de la
définir en fonction des mathématiques. Mais Foucault refuse une telle définition pour deux
raisons : d’une part, les objets des sciences humaines sont souvent venus des sciences
empiriques, où le rapport à la mathématique n’est pas l’élément constituant de la
connaissance ; et d’autre part, la raison plus fondamentale c’est que ce qui caractérise
l’épistémè moderne au niveau archéologique est « une sorte de retrait de la mathesis », qui, à
l’âge classique, déterminait le champ du savoir avec la taxinomia. Si bien que, à l’inverse de
l’idée reçue, les sciences humaines sont nées dans un mouvement de « dé-mathématisation »,
où est apparu l’homme, en tant qu’être empirico-transcendantal, qui est défini par le travail, la
vie et le langage796. Parmi les trois dimensions du savoir moderne évoquées ci-dessus, la
mathématique a le rapport le moins problématique avec les sciences humaines. Ce sont les
deux autres dimensions, la réflexion philosophique surtout sous la forme de l’analytique de la
finitude et les sciences empiriques du travail, de la vie et du langage qui ont une importance
décisive pour les sciences humaines : « Les sciences humaines, dit Foucault, en effet
s’adressent à l’homme dans la mesure où il vit, où il parle, où il produit797. » Il faut cependant
noter que la biologie, l’économie et la philologie ne sont ni les premières sciences humaines
ni leurs fondements épistémologiques. L’analyse des sciences humaines s’étend plutôt entre
« ce qu’est l’homme en sa positivité » (objet des sciences empiriques) et ce qui permet à
l’homme lui-même de savoir « ce que c’est que la vie, en quoi consistent l’essence du travail
et ses lois, et de quelle manière il peut parler »798. L’homme pour les sciences humaines n’est
donc ni une forme particulière du vivant, ni une espèce qui travaille, ni un être qui parle, mais
il apparaît dans ces sciences, à la fois comme « ce vivant qui de l’intérieur de la vie à laquelle
il appartient de fond en comble (…), constitue des représentations grâce auxquelles il vit, et à
partir desquelles il détient cette étrange capacité de pouvoir se représenter justement la vie »,
il apparaît aussi comme « cet être qui, de l’intérieur des formes de la production par lesquelles
toute son existence est commandée, forme la représentation de ces besoins, (…) si bien qu’à
partir de là il peut finalement se donner la représentation de l’économie elle-même », et il
apparaît également comme « cet être qui, de l’intérieur du langage par lequel il est entouré, se
représente, en parlant, le sens des mots ou des propositions qu’il énonce, et se donne

796
Ibid., p. 361.
797
Ibid., p. 362.
798
Ibid., p. 364-365.
243
Chapitre III, Partie I

finalement la représentation du langage lui-même »799. Les sciences humaines tentent de


savoir comment l’homme se représente les fonctionnements et ses mécanismes positifs. Il ne
s’agit pas donc de la connaissance positive elle-même, mais de la manière dont l’homme
forme les représentations sur sa vie, son travail et son langage800. Les sciences humaines
comblent ainsi la distance entre l’homme en tant qu’objet du savoir positif et l’homme en tant
que sujet de ce savoir ; elles font glisser les sciences de la vie, du travail et du langage vers
l’analytique de la finitude. Mais, alors que l’analytique de la finitude met en question la
finitude de l’être dans la dimension purement intrinsèque à cet être, c’est-à-dire qu’il ne doit
sa finitude qu’à lui-même, les sciences humaines développent la réflexion sur l’être fini dans
l’extériorité de la connaissance. Les sciences humaines se trouvent, selon Foucault, dans
« une position de redoublement » à deux niveaux : d’une part, elles ne traitent pas ces objets
comme totalement indépendants et transparents par rapport au sujet de la connaissance qu’est
l’homme, mais comme ce qui est déjà donné, avant toute tentative de le connaître, à ceux qui
vivent, échangent, travaillent et parlent ; d’autre part, elles prennent comme objet non
seulement la connaissance positive de la vie, du travail et du langage, mais aussi le fait même
qu’il y a dans une société « quelque chose comme un savoir spéculatif de la vie, de la
production, et du langage »801. Dans la mesure où les sciences humaines tentent d’englober en
elles les connaissances positives de l’homme, elles sont dans une position
« méta-épistémologique ». Elles ne manquent pas en ce sens d’exactitude ou de rigueur, car il
n’est pas possible de les juger sur le même plan épistémologique que les sciences empiriques.
En même temps, comme les sciences humaines cherchent à penser l’homme du côté de sa
finitude, ou du côté de « l’érosion indéfinie du temps », elles se situent au-dessous des
connaissances positives, ou dans une position « ana » ou « hypo-épistémologique »802. La
positivité des sciences humaines présente une ambiguïté, puisqu’elles proposent une
combinaison des deux pôles extrêmes, dont la synthèse stable apparaît impossible : d’une part,
les connaissances empiriques de l’homme, et d’autre part, l’analyse de la finitude. On peut
donc dire que l’unité des sciences humaines n’existe pas. Et c’est sans doute à partir de cette
instabilité fondamentale que les sciences humaines prennent plusieurs modèles, et qu’elles se

799
Ibid., p. 363-364.
800
Frédéric Gros appelle les sciences humaines, sciences de la « négativité », dans la mesure où les
sciences de l’homme n’ont pas de contenu positif, mais, reprennent l’analyse positive des sciences
empiriques qui ne constitue pas l’unité de l’homme, le reconduit subrepticement vers l’analytique de la
finitude. Voir : Frédéric Gros, Foucault et la folie, p. 120.
801
Les Mots et les Choses., p. 365.
802
Ibid., p. 366.
244
Chapitre III, Partie I

transforment dans l’histoire. Nous examinerons d’abord ces modèles, puis le rôle de l’histoire
dans cette forme singulière de savoir.

5.3. Trois modèles de sciences humaines

Foucault distingue dans les sciences humaines trois régions épistémologiques, qui
sont définies par le triple rapport à la biologie, à l’économie et à la philologie, et qui
s’entrecroisent les unes avec les autres. Ces trois régions, ce sont la région psychologique, la
région sociologique, et la région des lois et les formes d’un langage. Foucault tente de
réfléchir sur cette répartition autour de deux problèmes qu’elle pose : l’un concerne « la forme
de positivité qui est propre aux sciences humaines » et l’autre « leur rapport à la
représentation »803.
Le problème de la positivité. Foucault remarque d’abord qu’il y a deux sortes de
modèles utilisés par les sciences humaines : d’un côté, des concepts transportés d’un autre
domaine de la connaissance, et qui ne jouent qu’un rôle d’image ; de l’autre , les modèles,
plus importants et plus constituants qui « permettent de former des ensembles de phénomènes
comme autant d’ « objets » pour un savoir possible », et qui fonctionnent dans les sciences
humaines comme « catégories »804. C’est le second type de modèles qui organise le savoir des
sciences humaines, et ces modèles sont empruntés aux trois domaines empiriques, à savoir la
biologie, l’économie et la philologie. Foucault repère trois couples de concepts : par
l’emprunt au modèle biologique, l’homme apparaît comme un être ayant d’abord des
fonctions et puis « des conditions d’existence et la possibilité de trouver des normes
moyennes d’ajustement qui lui permettent d’exercer ses fonctions » ; par le modèle
économique, l’homme se trouve dans « une irréductible situation de conflit » et il instaure
« un ensemble de règles qui sont à la fois limitation et rebondissement du conflit » ; enfin,
selon le modèle du langage, toutes les conduites de l’homme apparaissent comme ayant une
signification, et il construit autour de lui un système de signes805. Ces trois couples, de la
fonction et de la norme, du conflit et de la règle, et de la signification et du système, couvrent
totalement le domaine des sciences humaines. Ces modèles constituants, se détachant de la
région de la connaissance où ils sont nés, deviennent valables dans tous les domaines des

803
Ibid., p. 367.
804
Ibid., p. 368.
805
Ibid., p. 368-369.
245
Chapitre III, Partie I

sciences de l’homme. Le modèle biologique vaut non seulement dans la région psychologique,
mais aussi dans les autres domaines. Le modèle économique et le modèle linguistique
fonctionnent également en dépassant, chacun, la région sociologique et la région des lois et
des formes d’un langage. C’est de cette flexibilité des modèles que surgit la difficulté de
« fixer les limites, non seulement entre les objets, mais entre les méthodes propres à la
psychologie, à la sociologie, à l’analyse des littératures et des mythes »806. Tous les domaines
des sciences humaines s’entrecroisent ainsi les uns les autres ; les frontières entre eux
s’effacent progressivement ; et les domaines intermédiaires et mixtes ne cessent de se
multiplier. Or cette superposition des modèles ne signifie pas nécessairement un défaut de
méthode. L’étude des mythologies indo-européennes (bien entendu Foucault pense à celle de
Dumézil) par exemple est un bon exemple de ce transfert des modèles constituants, alors que
la psychologie « clinique » en est un mauvais exemple, car elle finit par atteindre certaines
« platitudes syncrétiques »807. Malgré ces différentes organisations de la connaissance, soit
bonnes soit mauvaises, il est certain que tous ces domaines de la connaissance de l’homme
s’enracinent dans les rapports entre trois modèles qui définissent la forme épistémologique de
chaque domaine. Ces trois modèles déterminent donc l’ampleur des sciences humaines, non
pas le caractère complexe et parfois contradictoire de l’être humain. L’homme, ce n’est pas ce
à partir de quoi la connaissance devient possible, mais ce vers quoi les divers domaines des
sciences humaines cherchent à parvenir.
Ces trois modèles permettent également de suivre l’histoire des sciences humaines
depuis le XIXe siècle. D’abord le règne du modèle biologique, puis celle du modèle
économique, et enfin, avec Comte, Marx, et Freud, commence la primauté du modèle
philologique et linguistique. Cette succession des modèles est en effet doublée d’un autre
changement : le recul du premier terme de chacun des couples (fonction, conflit, signification)
et l’importance croissante du second (norme, règle, système). Ainsi la valeur de chaque terme
dans ces trois modèles est-elle totalement renversée. Foucault mentionne Goldstein, Mauss et
Dumézil comme représentatifs de ce renversement décisif. Avant ce glissement entre les deux
termes, les sciences humaines n’analysaient que d’une manière purement négative ce qui
s’oppose à la fonction, au conflit et à la signification : une psychologie pathologique n’était
que l’image inverse de la psychologie normale, comme une pathologie des sociétés n’était
qu’une analyse des fonctions normales de société ; l’analyse des conflits montrait que certains

806
Ibid., p. 369.
807
Ibid., p. 370.
246
Chapitre III, Partie I

conflits très intenses peuvent définitivement abîmer les individus et les sociétés ; l’analyse des
significations était incapable d’analyser les objets qui n’ont pas de sens. Il y avait donc deux
pôles d’analyse, l’un positif et l’autre négatif : le second, n’apparaissant que comme une
altérité du premier, n’avait pas d’autonomie. Mais, depuis que les sciences humaines
s’appuient sur les seconds termes des modèles, cette altérité du négatif devient également
analysable, car, désormais, « tout peut être pensé dans l’ordre du système, de la règle et de la
norme »808. La distinction entre le positif et le négatif disparaît dans ce renversement. C’est
Freud, selon Foucault, qui est le premier à avoir entrepris cet effacement du partage. Là
apparaît l’importance de Freud : « tout ce savoir à l’intérieur duquel la culture occidentale
s’était donnée en un siècle une certaine image de l’homme pivote autour de l’œuvre de Freud,
sans sortir pour autant de sa disposition fondamentale809. » Foucault reprend ici sa discussion
sur Freud de Naissance de la clinique, où est décrite la finitude de l’homme, reconnue au
travers de la médicine dont la structure permet à l’homme d’être à la fois sujet et objet d’une
connaissance et d’une pratique. Freud est maintenant situé dans la disposition plus générale
des sciences humaines. La pensée de Freud est un point d’arrivée des efforts pour penser
l’homme, mais Foucault ne se contente pas de situer la psychanalyse dans ce contexte
anthropologique. Il y reviendra dans la réflexion sur les contre-sciences. Nous l’examinerons
ci-dessous.
Le problème de la représentation. Le glissement dans les trois modèles des premiers
termes (fonction, conflit, signification) aux secondes (norme, règle, système) met en question
le rôle de la représentation dans les sciences humaines. Comme nous l’avons vu, les sciences
humaines se situent dans l’espace de la représentation, à l’opposé de la biologie, de
l’économie et de la philologie, en interrogeant la manière dont l’homme se donne comme la
représentation de la vie, de l’économie et du langage. Mais, pour que la représentation se
donne comme telle, doit-il y avoir une conscience dans laquelle la représentation apparaît ?
S’il est possible qu’une fonction, un conflit et une signification existent sans passer par une
conscience explicite, il est probable que la norme, la règle et le système, qui déterminent,
chacun, ses fonctions, ses conflits et ses significations, ne sont jamais donnés à la conscience.
Ce disant, Foucault rapproche les domaines des sciences humaines à la région de l’inconscient.
Dans ce rapport des sciences humaines à l’inconscient, la représentation ne perd-elle pas sa
place dans les sciences de l’homme ? La réponse de Foucault est très lapidaire : « En fait, la

808
Ibid., p. 372.
809
Ibid.
247
Chapitre III, Partie I

représentation n’est pas la conscience »810. En séparant la représentation de la conscience,


Foucault affirme que les éléments qui ne sont jamais donnés à la conscience sont aussi régis
par la loi de la représentation. Si bien que fonction, conflit et signification, ces trois concepts
sont représentables, sans passer par la conscience ; et la norme, la règle et le système
apparaissent à la fois comme ce qui précède les trois premiers concepts et ce qui en
déterminent le mode d’être. Par rapport à la représentation d’une fonction, la norme indique
« comment la fonction se donne à elle-même ses propres conditions de possibilité et les
limites de son exercice » ; à la représentation du besoin, la règle montre comment les conflits,
les besoins et les désirs sont déjà organisés par « un impensé qui non seulement leur prescrit
leur règle, mais les rend possibles à partir d’une règle » ; enfin, par rapport à la signification
donnée à la représentation, le système révèle comment la signification est « toujours seconde
et comme dérivée par rapport à un système qui la précède, qui en constitue l’origine
811
positive » . C’est par ces trois couples, fonction-norme, conflit-règle et
signification-système, que les sciences humaines sont aptes à lier les positivités empiriques de
la vie, du travail et du langage aux diverses formes de la finitude de l’homme. Ces trois
couples sont précisément « ce à partir de quoi l’homme peut s’offrir à un savoir possible »812.
Définissant ainsi le rapport des sciences humaines à la représentation, Foucault a
effectué la dissociation entre la conscience et la représentation. Les empiricités et la finitude
de l’homme peuvent maintenant apparaître sous une forme qui n’est ni présente ni
transparente à la conscience. Les sciences humaines traitent désormais ce qui est représentable
selon une dimension consciente-inconsciente. La position dominante de l’inconscient et le
primat de la représentation marquent donc le champ épistémologique des sciences humaines.
Curieusement, par ce recours à la représentation, les sciences humaines s’installent,
comme la philosophie classique, et à la différence de la pensée moderne, dans l’espace de
cette représentation. Si cette parenté inattendue est la première conséquence, qui est d’ordre
historique, la seconde conséquence concerne la démarche même des sciences humaines.
Foucault remarque qu’elles se caractérisent par « une sorte de mobilité transcendantale »,
dans la mesure où elles exercent sans cesse à l’égard d’elles-mêmes une critique, tout en
allant « de ce qui est donné à la représentation, à ce qui rend possible la représentation, mais

810
Ibid., p. 373.
811
Ibid., p. 373-374.
812
Ibid., p. 374.
248
Chapitre III, Partie I

qui est encore une représentation » 813 . Ce cheminement quasi-transcendantal définit la


tendance de développement des sciences humaines, moins comme la généralisation que
comme la démystification, qui part « d’une évidence immédiate et non contrôlée, à des formes
moins transparentes, mais plus fondamentales »814. Il s’agit donc dans les sciences humaines
de ramener la conscience de l’homme à ses conditions réelles, à partir desquelles elle est née,
et qui pourtant échappe à sa prise : c’est le problème de l’inconscient qui pénètre
profondément dans le champ des sciences humaines. Ce problème essentiel n’est cependant
pas intérieur aux sciences humaines, mais celui qu’ « elles rencontreraient au hasard de leurs
démarches » : l’inconscient est donc, malgré la rencontre aléatoire, coextensif à l’existence
des sciences humaines815.
Ce rôle important de l’inconscient dans les sciences humaines mène la discussion
foucaldienne à une conclusion sans doute surprenante : « Ce qui manifeste en tout cas le
propre des sciences humaines, on voit bien que ce n’est pas cet objet privilégié et
singulièrement embrouillé qu’est l’homme816. » Dans les sciences humaines, il n’est pas
question de l’homme, mais des normes, des règles, des systèmes de langage qui dévoilent à la
conscience ce qu’elle est réellement, toujours au travers de l’analyse de l’inconscient. Les
sciences humaines débouchent donc, dans leurs formes avancées, sur un domaine de l’Autre
absolu de l’homme, qu’est l’inconscient. Il n’est pas étonnant que la figure de l’homme soit
passé à l’arrière-plan même dans les sciences qui la prennent comme objet, car, comme nous
l’avons examiné, Foucault cherche à montrer que cet être, l’homme, n’est pas la vérité
universelle que l’on a finalement trouvée dans l’obscurité de la raison. La naturalité de
l’homme est ainsi défaite. Les sciences humaines ne s’appuient pas sur l’homme, mais, à
l’inverse, appellent « humain » leur propre espace qui se constitue par le transfert des modèles
de sciences empiriques dans la dimension de l’inconscient et du conscient. L’homme n’est
qu’une étiquette pour cet espace hétérogène. L’archéologie ne vise pourtant pas à mettre en
doute la validité des sciences humaines pour les rejeter comme pseudo-sciences, mais à
montrer tout simplement qu’elles appartiennent à la même configuration de l’épistémè
moderne où elles ont pu se former, tout en empruntant aux sciences empiriques leurs modèles
et leur nom « sciences », alors qu’elles ne sont que des domaines parallèles des sciences.

813
Ibid., p. 375.
814
Ibid.
815
Ibid., p. 376.
816
Ibid., p. 376.
249
Chapitre III, Partie I

5.4. L’Histoire et les sciences humaines

Reste alors le problème du rapport des sciences humaines à l’Histoire en tant que
mode d’être général de la temporalité, rapport « étrange, indéfini, ineffaçable, et plus
fondamental que ne le serait un rapport de voisinage dans un espace commun »817. L’Histoire
existe bien avant la naissance des sciences humaines, ou plutôt est aussi vieille que la
mémoire humaine. Mais le statut de l’Histoire a connu un basculement important du XIXe
siècle, où est apparu l’épistémè moderne. Autrefois, l’Histoire était conçue comme « une
grande histoire lisse, uniforme en chacun de ses points », dans la mesure où le temps des
humains et le devenir du monde naturel se réunissaient parfaitement, soit par l’articulation du
temps humain à celui de la nature, soit par l’extension d’une destinée humaine aux moindres
parcelles de la nature. Au XIXe siècle, cette continuité entre les choses et l’homme a été brisée,
puisque les choses ont reçu leur propre historicité dans la formation des sciences empiriques
de la vie, du travail et du langage. Par conséquent, l’homme s’est trouvé dépossédé de l’unité
qui lui assurait l’appartenance à l’Histoire. L’homme moderne est ainsi « déshistoricisé »818.
Pour rentrer dans l’Histoire, il a dû se construire comme sujet d’Histoire. Une telle
constitution n’était cependant possible que par « la superposition de l’histoire des êtres, de
l’histoire des choses, de l’histoire des mots »819. L’historicité de l’homme dérive de celle des
objets. Mais ce rapport de subordination ou de passivité se renverse, car l’homme, parlant
dans le langage, travaillant et consommant dans l’économie et vivant dans la vie humaine,
peut avoir un devenir positif et plus fondamental que celui des choses. L’homme acquiert sa
propre historicité, dans laquelle l’histoire de l’homme lui-même apparaît comme une histoire
de la vie humaine, de l’économie et des langages. Il faut repenser autour de cette nouvelle
historicité de l’homme la manière traditionnelle dont on écrit l’histoire de l’Histoire. On a
l’habitude de penser qu’à partir du XIXe siècle l’histoire n’est plus « la pure chronique des
événements » ou « la simple mémoire d’un passé peuplé seulement d’individus et
d’accidents », à savoir ce qui se développe selon « les lois générales du devenir »820. La
philosophie de l’histoire de Hegel, bien que Foucault ne la mentionne pas explicitement, est

817
Ibid., p. 378.
818
Ibid., p. 380.
819
Ibid., p. 381.
820
Ibid.
250
Chapitre III, Partie I

évidemment un de ces efforts. Mais ce qui s’est passé au XIXe siècle est, selon Foucault,
exactement le contraire : d’un côté, l’histoire de l’âge classique était, plus que celle de l’âge
moderne, préoccupée de lois générales de l’histoire, dans la mesure où il s’agissait d’un
espace unique du monde et de l’homme ; d’autre part, ce qui est apparu au XIXe siècle, c’est
« une forme nue de l’historicité humaine », c’est-à-dire « le fait que l’homme en tant que tel
est exposé à l’événement »821. Ce rapport particulier de l’homme à l’événement, c’est ce qui
caractérise en réalité la pensée moderne. L’Histoire est ainsi comprise par une histoire de
l’homme, et cela a une grande importance pour son rapport aux sciences humaines. Il y a une
circularité entre l’historicité humaine et les sciences humaines : d’une part, comme l’homme
historique ne se construit qu’en tant qu’homme vivant, travaillant et parlant, ce sont les
sciences humaines qui rendent possible une telle construction d’historicité ; d’autre part,
comme l’être de l’homme devient profondément historique, toutes les analyses sur cet homme
ne peuvent être stables et n’échappent pas elles-mêmes aux changements historiques.
L’Histoire sous la forme moderne est donc « un milieu d’accueil à la fois privilégié et
dangereux » pour les sciences humaines822. L’homme historique fonctionne comme un sol
pour les sciences humaines, mais, en même temps, il leur pose une limite indépassable, qui
leur interdit d’entrée de jeu toute prétention à l’universalité. Les sciences humaines ne
peuvent cependant contourner leur rapport à l’histoire, car sans ce rapport, elles ne seraient
qu’une mise en rapport d’un épisode culturel avec un autre. La positivité de l’homme que les
sciences humaines mettent en lumière est d’emblée « limité par l’illimité de l’Histoire »823.
Dans ce rapport des sciences humaines à l’Histoire, Foucault trouve un mouvement
semblable à celui qu’il a décelé à l’intérieur des sciences humaines, qui était une oscillation
perpétuelle entre les positivités empiriques qui déterminent l’être de l’homme, et la finitude
qui fait apparaître ces positivités. Les sciences humaines tentaient de reprendre cette
oscillation dans leur propre positivité qui se dirige sans cesse du conscient vers l’inconscient.
Cette fois-ci, l’oscillation existe entre « les limites temporelles qui définissent les formes
singulières du travail, de la vie et du langage » et « la positivité historique du sujet qui, par la
connaissance, trouve accès jusqu’à eux »824. Pour se dégager de la première oscillation,
intrinsèque à leur disposition épistémologique, les sciences humaines s’appuyaient sur

821
Ibid., p. 381-382.
822
Ibid., p. 382.
823
Ibid., p. 383.
824
Ibid.
251
Chapitre III, Partie I

l’inconscient, qui montrait qu’il restait toujours à penser dans ce qui était pensé seulement au
niveau du conscient ; pour la seconde oscillation, qui limite de l’extérieur la portée des
sciences humaines, l’Histoire montre qu’ « il reste toujours du temps pour penser de nouveau
ce qu’elle a pensé »825. Penser « une finitude sans infini » signifie donc pour les sciences
humaines penser « une finitude qui n’a jamais fini »826. En ce sens, les sciences humaines
doivent sans cesse se renouveler, et elles n’échappent pas au reste que l’analyse ne peut saisir,
soit par sa structure intérieure que construisent les jeux des positivités, de la finitude et de
l’inconscient, soit par sa limite extérieure posée par l’Histoire. Les sciences humaines
n’atteignent jamais de statut universel. Cela parce qu’elles recherchent, en dépit de leur
appellation, non pas l’homme lui-même, mais ce en quoi l’homme devient pensable. Puisque
l’homme n’existe pas comme un objet naturel, les sciences humaines sont d’abord obligées de
forger, à partir des trois modèles, leur propre objet qui, se construisant autour de la notion
d’homme, laisse toujours de côté ce qui échappe à cette figure. Ce mouvement qui « produit »
sans cesse le reste de l’analyse, nous l’avons déjà trouvé dans l’Histoire de la folie et la
Naissance de la clinique, à propos de la déraison et de la mort. C’est surtout dans la littérature
que Foucault a analysé ces deux concepts pour en faire apparaître la fécondité, que
l’objectivation rationnelle de la folie ou de la vie ne peut jamais pleinement saisir. Il y a donc
dans la pensée foucaldienne du reste deux étapes : premièrement, repérer dans un processus
d’objectivation ce qui est laissé inexploré ; puis, chercher à développer ce reste dans un autre
domaine d’analyse. Toutefois, la seconde ne vise pas à effacer d’une manière dialectique les
contenus de la première, mais tente de mettre en lumière la multiplicité de l’histoire et
également de la pensée. Ce que Foucault repère dans la structure des sciences humaines
correspond précisément à la première étape de l’analyse du reste.
Si Foucault avait choisi de s’engager dans cet enchaînement du reste des sciences
humaines, il aurait pu développer une philosophie des sciences humaines, tout en considérant
les jeux des positivités et de la finitude et ceux de l’homme positif et de l’Histoire comme
pouvant produire une série de réflexions qui mettent en question ce qui rend possibles
l’homme et une connaissance de l’homme827. Il est vrai que, comparant l’analytique de la

825
Ibid., p. 384.
826
Ibid.
827
Dans L’esprit des sciences humaines, Guillaume Le Blanc aborde, nous semble-t-il, précisément cette
question de l’homme qui apparaît à l’intérieur des diverses formes de sciences humaines, en s’appuyant sur
l’étude de l’esprit des sciences humaines, « l’esprit de la justification », en ce sens qu’il fonctionne comme
« ensemble de représentations qui tirent leur cohérence du type d’unification qu’elles assurent » (p. 11.).
Faire une histoire de l’esprit des sciences humaines, c’est différer doublement de l’histoire foucaldienne :
252
Chapitre III, Partie I

finitude avec l’historicisme, Foucault accorde, nous semble-t-il, l’avantage à la première :


alors que l’historicisme juge la connaissance positive de l’homme en fonction de l’historicité
du sujet qui connaît, ce sujet n’est jamais pensé dans sa finitude, et fonctionne comme une
jauge absolue, dans la relativité historique qui lui pose une limite infranchissable ;
l’analytique de la finitude met en question ce statut de sujet lui-même, qui, rendant possible la
connaissance positive, est déterminé par les positivités de la vie, du travail et du langage.
Mais la voie que prend Foucault n’est pas de suivre ce mouvement dans les domaines des
sciences humaines, mais de montrer comment la pensée peut se passer de cette notion
d’homme. La possibilité de se déprendre de l’homme ou de « désubjectiver » la pensée est
née au sein des efforts des sciences humaines qui sont toutefois prises dans la structure
anthropologique, et développées dans ce que Foucault appelle « contre-sciences », à savoir la
psychanalyse, l’ethnologie et la linguistique828.

5.5. La psychanalyse, l’ethnologie, la linguistique

Ces trois « contre-sciences » mettent précisément en question les deux limites des
sciences humaines, l’une intérieure et l’autre extérieure, à savoir l’inconscient et l’historicité.
Alors que les sciences humaines interrogent ces deux extrémités, en les renvoyant sans cesse
aux positivités et à la finitude de l’homme, la psychanalyse et l’ethnologie forment, aux
confins de ces sciences humaines, « un trésor inépuisable d’expérience et de concepts », et
fonctionnent comme « un perpétuel principe d’inquiétude, de mise en question, de critique et
de contestation de ce qui a pu sembler, par ailleurs, acquis », acquis, bien entendu, par
l’analyse des sciences humaines. En ce sens, ces domaines du savoir prennent précisément
comme objet le reste de l’analyse des sciences humaines, qui est non seulement ce qu’elles
n’ont pas analysé, mais aussi ce qui leur paraît avoir déjà été parcouru et intégré dans les

d’une part, le problème de l’esprit des sciences humaines échappe totalement à l’analyse foucaldienne des a
priori historiques « qui sont toujours déposés dans une histoire des énoncés, dont le statut est validé par
leur auto-position dans l’impersonnalité des savoirs » (p. 24.) ; d’autre part, restant dans cet esprit de la
justification des sciences humaines, il ne s’agit plus de faire disparaître la figure de l’homme au profit de
l’être du langage, mais de la penser en sa productivité. Il est donc question moins de considérer l’histoire
des sciences humaines, ainsi que l’a fait Foucault, « comme la seule façon de se déprendre de l’homme des
sciences humaines » (p. 261.) que de faire à la fois l’histoire et la philosophie des sciences humaines, qui,
comme une « pensée du dehors », posent « toute une série de problèmes philosophiques à la philosophie
produite par les philosophes » (p. 262.). Est proposée ainsi une manière de penser les sciences humaines,
autre que la déprise foucaldienne de l’homme.
828
Cf. Le Blanc, op. cit. p. 59.
253
Chapitre III, Partie I

sciences de l’homme. Les « contre-sciences » revisitent sans cesse l’acquis des sciences
humaines, pour y faire apparaître l’Autre de l’homme.
Dans ces conditions, la psychanalyse cherche à faire parler au travers de la
conscience « le discours de l’inconscient »829. Alors que les sciences humaines n’analysent
l’inconscient qu’en attendant qu’il soit utile pour l’analyse de la conscience, la psychanalyse
interroge directement l’inconscient, sans supposer que l’inconscient puisse révéler la
conscience humaine. Il s’agit pour la psychanalyse d’un moment décisif mais inaccessible à
toute science de l’homme, moment où « les contenus de la conscience s’articulent ou plutôt
restent béants sur la finitude de l’homme »830. C’est dans la représentation, qu’elle soit
consciente ou inconsciente, que les sciences humaines doivent demeurer pour y faire
apparaître la norme, la règle et le système. Au contraire, la psychanalyse tente d’ « enjamber
la représentation », c’est-à-dire qu’elle se dirige vers la finitude de l’homme, vers un moment
de cette finitude, où n’apparaît encore aucune représentation831. La psychanalyse ne fait donc
pas surgir les représentations que sont « les fonctions porteuses de leurs normes, les conflits
chargés de règles, et les significations formant système », mais « le fait nu qu’il puisse y avoir
système (donc signification), règle (donc opposition), norme (donc fonction) », la pure et
simple possibilité qu’il y ait une représentation832. Dans cette région propre à la psychanalyse,
trois figures apparaissent comme fondant la vie, le travail et le langage, ainsi que toutes leurs
représentations : la Mort, le Désir et la Loi. Ces trois figures ne peuvent se donner à la
connaissance positive de l’homme, car elles désignent « les conditions de possibilité de tout
savoir sur l’homme »833 . Ce sont la Mort, le Désir et La Loi qui prescrivent la limite
indépassable qu’est la finitude de l’homme, à partir de laquelle l’homme devient objet de la
connaissance.
Il est toutefois possible d’accéder à ces trois figures fondamentales en n’étant pas
dans la connaissance empirique, mais sous une forme paradoxale. C’est par la folie qu’on y
atteint, car le Loi du langage s’y montre à l’état nu, comme « un grand système despotique et
vide », le Désir à l’état sauvage comme un nivellement de toute opposition par « la rigueur de
sa règle », et la Mort à la force pure comme « une norme unique et dévastatrice »834. La folie,

829
Les Mots et les Choses, p. 385.
830
Ibid., p. 386.
831
Ibid.
832
Ibid.
833
Ibid.
834
Ibid., p. 386-387.
254
Chapitre III, Partie I

en tant qu’altérité absolue de l’homme, révèle d’une manière paradoxale, la vérité humaine.
Cette structure anthropologique de la folie, que Foucault a déjà discutée dans l’Histoire de la
folie, est ainsi reprise : la folie n’est plus « la trace d’un autre monde » qu’elle était au XVIe
siècle, mais elle montre ce qui est l’homme, par l’absence de tout ce qui peut être d’homme.
La folie est à la fois le plus proche et le plus loin de l’homme. Elle montre à l’état nu la
finitude de l’homme, mais sous une forme totalement inversée. C’est pour cette raison que,
pour la psychanalyse, ce que les psychiatres appellent schizophrénie occupe la place
privilégiée. La psychanalyse se trouve en même temps aux antipodes des sciences humaines
et à leur fondement, puisqu’elle tente de faire surgir la région que les sciences humaines ne
peuvent jamais objectiver, mais seulement à partir de laquelle elles deviennent possibles. La
folie résume en elle ce rapport extrêmement ambivalent.
Foucault remarque aussi une autre conséquence que la psychanalyse entraîne dans
l’ordre des sciences humaines : comme la psychanalyse ne parcourt pas le champ de la
représentation, mais se dirige vers le niveau le plus fondamental, qui rend possible la
représentation, elle est non seulement une simple connaissance, mais aussi, inévitablement,
une pratique de l’homme, homme « avec cette Mort qui est à l’œuvre dans sa souffrance, ce
Désir qui a perdu son objet, et ce langage par lequel, à travers lequel s’articule
silencieusement sa Loi » 835 . La finitude nue de l’homme ne se montre pas dans une
connaissance ou dans une théorie, mais dans un rapport entre deux individus, dont l’un écoute
le langage de l’autre. Se trouvant au niveau de l’inconscient, qui échappe toujours au
saisissement total dans la connaissance, la psychanalyse doit puiser ce reste qui n’est pas
isomorphe, dans l’inconscient d’un individu au travers de la pratique. Foucault dit ainsi :
« rien n’est plus étranger à la psychanalyse que quelque chose comme une théorie générale de
l’homme ou une anthropologie836. » Si la théorie détermine la forme qu’un objet peut prendre,
la psychanalyse se caractérise par l’absence ou l’impossibilité d’une telle forme préalable à
une pratique. Nous retrouvons ici l’implication de la pensée et de l’action que Foucault a
analysée dans le rapport entre le cogito et l’impensé. Comme connaître l’homme était
découvrir son impensé, la science de l’homme réunit une série d’actions qui transforment
infiniment la connaissance de l’homme. Ce rapport est repris cette fois-ci dans la science de
l’inconscient, qui, par définition, n’est que l’action pour mettre en lumière la finitude humaine
dans les rapports entre les individus. La possibilité de la connaissance ou de la théorie est

835
Ibid., p. 387.
836
Ibid.
255
Chapitre III, Partie I

toujours et déjà exclue.


De même que la psychanalyse prend appui sur l’inconscient, l’ethnologie trouve sa
place dans le rapport avec l’historicité. On a l’habitude de penser qu’elle est « la connaissance
des peuples sans histoire », et, par conséquent, qu’il est difficile de la rapporter à l’historicité.
S’opposant à cette idée reçue, Foucault affirme que l’ethnologie s’enracine dans une
historicité de la société occidentale et aussi sur celle de tous les hommes, dans la mesure où
c’est à partir d’une certaine situation historiquement singulière que la société a pu se former,
et que c’est dans ce rapport à l’historicité qu’une culture peut se lier aux autres sur « le mode
de la pure théorie »837. Certes l’ethnologie a, comme la psychanalyse, une date et un lieu de
naissance précis dans la culture occidentale qui a établi ses rapports avec les autres cultures au
travers de la souveraineté de la pensée européenne, mais elle cherche à confronter cette
origine aux autres cultures et à mettre en question même sa propre historicité. L’ethnologie
reste en un sens à l’intérieur de la culture occidentale, mais elle ne suppose pas un sujet
historique à partir duquel tous les contenus empiriques sont jugés, c’est-à-dire le sujet dans
l’historicisme. Se trouvant plutôt dans un espace d’analyse où un tel sujet ne peut plus exister,
elle place les formes singulières de chaque culture, les différences entre elles, les limites de
chacune par lesquelles elle définit et maintient sa propre cohérence, dans « la dimension où se
nouent ses rapports avec chacune des trois grandes positivités » que sont la vie, le travail et le
langage838. L’ethnologie montre ainsi comment ces trois positivités s’organisent dans une
culture : il s’agit de « la normalisation des grandes fonctions biologiques », des « règles qui
rendent possibles ou obligatoires toutes les formes d’échange, de production et de
consommation » et des « systèmes qui s’organisent autour ou sur le modèle des structures
linguistiques »839. La région que l’ethnologie met en question est précisément celle où, dans la
pensée moderne européenne, les sciences humaines s’articulent sur la connaissance des
positivités des choses, à savoir la vie, le travail et le langage : c’est là que chaque culture
établit à sa propre manière ses rapport avec la nature et que le primat de la culture occidentale
est mise en question. Cette articulation singulière entre la nature et la culture détermine quel
devenir historique est possible à une culture.
Ces deux domaines de « contre-sciences » diffèrent l’un de l’autre : la psychanalyse
tente de découvrir, au travers du rapport du transfert d’un individu à l’autre, les figures

837
Ibid., p. 388.
838
Ibid., p. 389.
839
Ibid.
256
Chapitre III, Partie I

concrètes de la finitude que la Mort, le Désir et la Loi dessinent aux limites extérieures de la
représentation ; l’ethnologie demeure dans le « rapport singulier que la ratio occidentale
établit avec toutes les autres cultures », et à partir duquel elle met en lumière, derrière les
représentations que les hommes dans une culture se donnent d’eux-mêmes, comment la
culture s’articule sur la nature, en se répartissant en trois domaines (normes-fonctions pour la
vie, règles-conflits pour le travail, systèmes-signification pour le langage)840. Mais, malgré
cette différence, la psychanalyse et l’ethnologie ont une profonde parenté, dans la mesure où
elles n’interrogent pas l’homme lui-même, mais « la région qui rend possible en général un
savoir sur l’homme »841, ou « l’a priori historique de toutes les sciences de l’homme »842.
C’est par cette position critique des sciences humaines que ces deux domaines du savoir
parcourent ce qui n’appartient pas à l’homme. La psychanalyse et l’ethnologie sont donc les
réflexions sur le reste que les sciences humaines n’interrogent pas, parce que c’est ce reste qui
détermine précisément leurs conditions de possibilité. Foucault dit ainsi de ces deux sciences
de l’inconscient : « Non seulement elles peuvent se passer du concept d’homme, mais elles ne
peuvent pas passer par lui, car elles s’adressent toujours à ce qui en constitue les limites
extérieures843. » Là où les sciences humaines cherchent à saisir l’homme en sa positivité, la
psychanalyse et l’ethnologie défont sans cesse cet homme positif dans ses conditions de
possibilité. C’est à cause de ce mouvement incessant pour dissiper l’homme que Foucault les
appelle « contre-sciences ».
En outre, la psychanalyse et l’ethnologie ne se développent pas indépendamment
l’une de l’autre, mais se trouvent dans une corrélation fondamentale : analysant les processus
inconscients qui caractérisent le système d’une culture, l’ethnologie fait jouer le rapport de
l’historicité dans la dimension propre à la psychanalyse ; symétriquement, la psychanalyse
peut rejoindre la dimension de l’ethnologie par la découverte que l’inconscient aussi possède
une certaine structure formelle. Foucault tente de saisir cette interdépendance entre les deux
analyses, non pas dans les rapports entre l’individu et la société, mais sur un fond commun
qui serait du langage. Dans ces conditions, la psychanalyse et l’ethnologie se croisent comme
« deux lignes orientées différemment » : la première ligne, celle de la psychanalyse, va « de
l’élision apparente du signifié dans la névrose, à la lacune dans le système signifiant » ; la

840
Ibid., p. 390.
841
Ibid., p. 389.
842
Ibid., p. 390.
843
Ibid.
257
Chapitre III, Partie I

seconde, celle de l’ethnologie va « de l’analogie des signifiés multiples (dans les mythologies,
par exemple) à l’unité d’une structure dont les transformations formelles délivreraient la
diversité des récits »844. Les deux sciences se réfèrent à une théorie du langage qui peut leur
servir de modèle formel. C’est ainsi que la linguistique s’intègre dans l’analyse des
contre-sciences : elle est « une science parfaitement fondée dans l’ordre des positivités
extérieures à l’homme » et qui « rejoindrait la question de la finitude », en « traversant tout
l’espace des sciences humaines »845. Au-dessus de la psychanalyse et de l’ethnologie (en tant
que modèles formels), la linguistique est une troisième contre-science, qui interroge le
langage pur, où apparaissent les formes limites des sciences humaines.
L’importance de la linguistique ne se limite pas à une telle mise en question des
sciences humaines. Elle joue au contraire un rôle plus fondamental qui concerne toute
configuration du savoir pour plusieurs raisons. D’abord, elle n’est pas « une reprise théorique
des connaissances acquises par ailleurs » comme les autres domaines, mais ce qui permet « la
structuration des contenus eux-mêmes », c’est-à-dire que le contenu empirique ne peut se
structurer que par la linguistique846. Elle est donc « le principe de déchiffrement » des faits
observés dans les sciences humaines847. En outre, cette structure linguistique permet de
rapporter les sciences humaines aux mathématiques d’une manière toute nouvelle. De là surgit
de nouveau la possibilité de la formalisation des sciences humaines. Enfin, avec la
linguistique, se pose à nouveau la question de l’être du langage que Foucault a déjà examinée,
autour de Nietzsche et de Mallarmé. Cette question se développe dans deux directions : l’une
concerne la formalisation générale de la pensée et de la connaissance ; l’autre, se trouvant à
l’autre extrémité de la culture occidentale, interroge sans cesse l’être du langage, mais ne pose
cette question qu’au langage lui-même, que la littérature fait apparaître et où elle se déroule.
Si la première question met en avant la possibilité de structurer les contenus empiriques, la
seconde fait valoir la « vivacité empirique » du langage littéraire, qui affirme inlassablement
les formes de la finitude de l’homme. L’homme ne trouve pas dans cet espace la vérité de son
être, mais ce qui le limite, ce qui fait apparaître ou disparaître. Ce langage littéraire annonce la
finitude de l’homme dans cette région « où rôde la mort, où la pensée s’éteint, où la promesse
de l’origine indéfiniment recule »848. Nous avons fait dans le chapitre précédent l’analyse

844
Ibid., p. 391-392.
845
Ibid., p. 392.
846
Ibid., p. 393.
847
Ibid.
848
Ibid., p. 395.
258
Chapitre III, Partie I

foucaldienne du langage littéraire, où la mort était décrite comme figure privilégiée de la


limite de l’être. Ce nouvel espace du langage apparaît dans les œuvres d’Artaud, de Roussel,
et est également parcouru par les surréalistes, Kafka, Bataille et Blanchot, pour qui cet espace
se manifeste comme expériences, celles de la mort, de la pensée impensable, de la répétition
et de la finitude. Foucault a analysé dans ses textes sur la littérature ce langage littéraire,
d’une manière autonome, en le détachant du contexte historique ; dans Les Mots et les Choses,
ce langage est situé dans la configuration du savoir moderne, qui a instauré les domaines
empiriques que sont la biologie, l’économie et la philologie, et l’analytique de la finitude
autour desquels les sciences humaines se sont formées. Toutefois, la littérature, appartenant à
la même épistémè que ces connaissances, tente de se déprendre, à côté des autres disciplines
de « contre-science », de cette forme anthropologique de savoir.
Foucault affirme que la pensée contemporaine n’échappe pas encore à cette
disposition anthropologique. Mais, se situant en dehors de la pensée anthropocentrique, et
contre elle, les deux questions du langage, à savoir celles de la formalisation et de la
littérature, selon Foucault, prouvent que « l’homme est en train de disparaître »849. La pensée
foucaldienne elle-même s’engage dans ce processus de déprise de la pensée anthropologique.
Foucault compare ce passage de l’homme au langage avec le passage de l’épistémè classique
à celle de l’âge moderne, où le langage a perdu son statut souverain dans le savoir et s’est
divisé en plusieurs domaines. Ce qui s’annonce dans ce processus de disparition de l’homme,
selon Foucault, c’est la réapparition d’une unité du langage « que nous devons mais que nous
850
ne pouvons pas encore penser » . L’homme disparaîtra, lorsque cette unité du langage sera
présente et pensable. Foucault dit ainsi : « L’homme avait été une figure entre deux modes
d’être du langage ; ou plutôt, il ne s’est constitué que dans le temps où le langage, après avoir
été logé à l’intérieur de la représentation et comme dissous en elle, ne s’en est libéré qu’en se
morcelant »851. Les Mots et les Choses est en un sens plus une histoire de l’homme et de sa
naturalité, que celle du langage qui détermine les modes d’être de la pensée occidentale, avant
et après la souveraineté éphémère de l’homme. Et c’est dans cette histoire du langage que
Foucault situe une certaine partie de sa pensée, que nous avons examinée dans le chapitre
précédent, concernant les figures des Autres et les limites dans le langage littéraire. On peut
comprendre ainsi que la présentation des ordres historiques de pensée et le diagnostic du

849
Ibid., p. 397.
850
Ibid.
851
Ibid.
259
Chapitre III, Partie I

présent, ce qu’est la pensée foucaldienne, se rejoignent dans ce dernier passage du livre de


1966, très connu et très méconnu : « l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un
visage de sable852. »

6. Vers la formulation de l’archéologie

Il nous faut maintenant revoir quelle est la position que Les Mots et les Choses
occupe dans la pensée foucaldienne ainsi que dans notre objectif de penser le problème de
l’histoire chez Foucault selon deux directions de lecture. Par rapport aux deux ouvrages
précédents, ce livre a introduit un déplacement important par lequel la recherche est
maintenant centrée sur le niveau discursif, qui était, à propos de la folie et de la médecine, lié
aux pratiques institutionnelles, politiques, économiques etc. C’est dans ce domaine autonome
du discours que Foucault tente de montrer selon quel ordre les choses se constituent comme
objets d’une connaissance, et jusqu’à quel point cet ordre varie historiquement. L’analyse
foucaldienne vise donc moins les objets eux-mêmes que les conditions de possibilité dans
lesquelles ils peuvent apparaître dans le savoir. Ces conditions historiques fonctionnent
comme structure propre à une période, l’épistémè, qui détermine le mode d’être des objets et
du savoir. Dans l’Histoire de la folie et la Naissance de la clinique, l’intérêt de Foucault a
porté sur la constitution d’une expérience dans laquelle le savoir a joué un rôle important,
mais dans un réseau qui le relie avec d’autres niveaux de pratiques. Si l’expérience ne peut
être pleinement appréhendée que de cette façon verticale, il n’est pas étonnant que ce thème
soit en retrait dans Les Mots et les Choses, pour mettre en avant, d’une manière horizontale, le
niveau spécifique et autonome du savoir, qui se développe comme dépassant la problématique
de l’expérience, dans laquelle le savoir était un des champs que l’expérience traversait.
Partant de ce remaniement du problème, Foucault entreprend une histoire des ordres
du savoir, où il est question à la fois de suivre les différents modes d’organisation du savoir et
de situer le savoir moderne dans cette histoire, pour établir dans quelle mesure le savoir
moderne est historique, et s’il est possible de constituer une manière de penser autre que celle
d’aujourd’hui, dans laquelle Foucault lui-même est pris. Les Mots et les Choses a donc ces
deux objectifs, l’un descriptif et l’autre prescriptif, et au croisement de ces deux objectifs,

852
Ibid., p. 398.
260
Chapitre III, Partie I

apparaît la critique de l’homme en tant qu’objet naturel.


Foucault montre au travers de l’analytique de la finitude que l’homme n’est qu’une
figure précaire dans laquelle le positif et le transcendantal se fondent l’un sur l’autre, et que
l’homme n’existe que comme amalgame de ces éléments hétérogènes. L’homme n’a pas
d’unité conceptuelle, et il ne peut devenir un être historique qu’en recevant l’historicité des
choses, déjà faite avant l’apparition de l’homme, autour de la vie, du travail et du langage. La
naturalité de l’homme est ainsi mise en question par l’analyse de la structure historique qui l’a
fait apparaître.
Cette histoire de l’homme ou de ce qui a rendu possible l’homme se double d’une
autre histoire, celle du langage. Les épistémès de la Renaissance et de l’âge classique sont
décrites comme faisant partie de cette histoire du langage, où l’homme moderne n’a pas de
place dans la configuration du savoir. Le langage occupe une place souveraine dans ces deux
époques, tantôt comme la parole première cachée et disséminée dans les choses du monde,
tantôt comme le principe de la transparence et de la continuité du savoir qu’assurent les lois
de la représentation. Cette histoire du langage est remplacée par l’apparition de l’épistémè
moderne par laquelle l’histoire de l’homme commence. Mais, en conséquence de la
dissolution de l’homme naturel, Foucault constate que l’histoire du langage réapparaît dans le
savoir, en mettant en lumière la précarité de l’homme naturel. Ce retour du langage n’est
toutefois pas une simple reprise des modes d’être du langage Renaissance ou classique, mais
l’apparition d’une réflexion sur le langage, irréductible à ces modalités existantes du langage
pour deux raisons : d’une part, le langage a acquis dans l’épistémè classique sa propre
historicité qui détermine son être, à la place d’une spatialité de la représentation qui
définissait le langage ; d’autre part, à côté du langage objectivé en son être historique, apparaît
un autre langage qui n’est jamais objectivable, car, ne se référant qu’à lui-même, ce langage
se caractérise comme mise en doute perpétuel de toute connaissance qui objective les choses
par le langage. Ce langage « littéraire » a une importance double : Foucault l’analyse comme
une figure historique, qui a une date de naissance récente, et la pensée foucaldienne
elle-même se trouve également dans ce langage qui lui permet de penser autrement que la
philosophie traditionnelle. Les Mots et les Choses est pour Foucault, en ce sens, non
seulement une histoire du savoir occidental, mais aussi une occasion pour préciser le lieu où
sa pensée se situe, et d’où il parle. L’analyse foucaldienne de la littérature, que nous avons
examinée dans le chapitre précédent, rejoint ainsi l’histoire des épistémès.
De même que cette histoire du langage et la réflexion sur le langage littéraire

261
Chapitre III, Partie I

cherchent une pensée non anthropologique, l’histoire des sciences humaines et des
« contre-sciences » met en question, d’une manière différente, l’évidence de la notion
d’homme. En analysant les trois couples de termes fonctionnant comme modèles pour les
sciences humaines (fonction-norme, conflit-règle, signification-système), Foucault montre
comment les sciences humaines interrogent ces représentations dans lesquelles l’homme vit,
travaille et parle, tout en faisant valoir dans leur analyse la norme, la règle et le système dont
l’homme n’est pas toujours conscient. S’appuyant sur la figure de l’homme, les sciences
humaines prennent comme objet non pas l’homme lui-même, mais les représentations soit
conscientes soit inconscientes dans lesquelles l’homme se donne comme objet d’un savoir. La
dimension de l’inconscient acquiert son importance dans le champ épistémologique des
sciences humaines, car c’est à partir de ce niveau caché que la connaissance sur l’homme est
paradoxalement possible et se renouvelle infiniment. On peut également trouver un tel rapport
paradoxal avec l’histoire, en ce sens que l’historicité de l’homme permet aux sciences
humaines de cerner cette figure en son historicité. Mais cette ouverture de la dimension
historique leur interdit en même temps de prétendre à l’universalité. Définissant la
connaissance de l’homme, les sciences humaines réfléchissent sur ce qui se trouve à la limite
entre l’homme et son dehors. Si les contre-sciences sont possibles, c’est parce que les sciences
humaines ont déjà fait apparaître, autour de la figure de l’homme, l’impossibilité de penser
l’homme en sa naturalité.
Les contre-sciences, à savoir la psychanalyse, l’ethnologie et la linguistique, pensent
donc les problèmes qui, déjà apparus dans les sciences humaines, ne peuvent cependant être
traités que d’une manière « humaniste ». Pour penser l’inconscient, l’histoire et le langage à
leur propre être, il faut tout d’abord se déprendre de cette figure de l’homme. La pensée de
Foucault se trouve également dans ces efforts.
Dans cette histoire des ordres, comme nous l’avons constaté à plusieurs reprises,
Foucault fait constamment valoir le rôle que joue le reste d’un ordre. Comme il l’a analysé
dans la préface, les ordres historiques du savoir ne peuvent organiser sans résidu les choses
dans leur propre systématicité. De là surgit le reste inévitable qu’un autre ordre du savoir
pourrait intégrer en lui. Foucault tente de montrer, à partir de l’analyse de ce reste, comment
deux ordres du savoir sont irréductibles l’un à l’autre, dans quelle mesure ils organisent
différemment leurs objets, qui apparaissent dans chaque ordre comme naturels. Or cette
pensée du reste manifeste également combien l’histoire présentée dans Les Mots et les Choses
est différente de la version hégélienne de l’histoire de la raison. Si les choses s’ordonnent

262
Chapitre III, Partie I

selon un ordre historique et que cet ordre se défait pour un autre ordre qui se constitue à partir
du reste, il ne peut y avoir l’Esprit qui s’annule sans cesse par le mouvement dialectique, en
se dirigeant vers la totalité qui englobe tout en soi. Le reste indique l’impossibilité de
supprimer totalement le dehors de l’ordre ou de la pensée. Et, ce reste, fonctionnant comme
Autre de l’ordre, subsiste dans tous les ordres du savoir, échappant à toute tentative pour lui
donner une forme. L’histoire des épistémès s’oppose ainsi à la philosophie de l’histoire
hégélienne, tout en enfermant cette philosophie allemande dans l’analytique de la finitude. La
pensée de Foucault s’appuie également sur le reste de l’épistémè moderne, qui se caractérise
comme la pensée anthropologique. Il réfléchit sur le pouvoir de l’inconscient, au travers de
l’analyse de la littérature, et sur l’historicité par l’écriture de l’histoire, qu’est précisément Les
Mots et les Choses. Ce reste sur lequel se fonde la pensée foucaldienne est précisément le lieu
de l’inquiétude sur l’ordre, dont la forme extrême est apparue dans le texte de Borges comme
l’absence d’ordre, qui se donne comme la possibilité de se déprendre de l’ordre. Les Mots et
les Choses répète sans cesse la question de l’ordre, soit à partir de l’inquiétude de l’absence
totale, soit à partir de ce qui échappe à une positivité du savoir853.
Avant de conclure ce chapitre, nous voudrions nous référer brièvement à la préface à
la traduction anglaise des Mots et les Choses où Foucault en récapitule la discussion854.
Résumant le projet général de l’ouvrage, Foucault évoque trois problèmes qui ont été posés
depuis la publication, pour éclairer la position de sa discussion. Premièrement, le problème du
changement. On a reproché à Foucault d’avoir exclu la possibilité du changement dans
l’histoire. C’est le caractère apparemment statique du concept d’épistémè qui est à l’origine de
ce reproche. Mais Foucault réplique que le changement était son intérêt principal, car sa
discussion portait sur la discontinuité qui a soudain réorganisé les divers domaines du savoir.
En soulignant cette rupture verticale, il a cependant tenté de saisir les changements de chaque
domaine à son propre niveau, à son propre rythme et à ses propres lois. Ce disant, Foucault
distingue sa thèse dans Les Mots et les Choses d’une certaine compréhension structuraliste de
cet ouvrage.
Deuxièmement, le problème de la causalité. Foucault admet avoir choisi

853
Selon Philippe Sabot, alors que c’est de cette inquiétude qu’est née l’analyse archéologique des
expériences historiques, le projet spécifique de l’archéologie des sciences humaines trouve son lieu de
naissance dans les dernières pages de l’ouvrage, où se déploie « l’espace du dispositif anthropologique »
ouvert, « en marge des sciences humaines », par les contre-sciences ainsi que par la littérature (Sabot, op.
cit., p. 52.). Nous suivons cette remarque, en la reprenant dans notre discussion sur le reste.
854
« Préface à l’édition anglaise », DE I, no 72, 1970, p. 875-881.
263
Chapitre III, Partie I

délibérément de ne pas tenter une explication causale dans cet ouvrage. Comme les
« explications traditionnelles » des causes, telle que « l’esprit du temps, les changements
technologiques ou sociaux, les influences de toutes sortes », lui ont paru « plus magiques
qu’effectives », Foucault a laissé en suspens ce problème, et se limite à décrire les
transformations elles-mêmes855. Toutefois, il remarque qu’il a déjà abordé ce problème de la
causalité dans les deux ouvrages précédents, en mettant l’accent sur les pratiques
institutionnelles et sociales dans lesquelles la psychiatrie ou la méthode anatomo-clinique ont
leur lieu de naissance et de développement. Pour qu’une telle explication soit possible dans le
niveau du discours décrit dans Les Mots et les Choses, « une théorie du changement
scientifique et de la causalité épistémologique » devra prendre forme856. Nous examinerons
dans les prochains chapitres comment ce problème de la causalité apparaît dans la pensée non
seulement « archéologique », mais aussi « généalogique » de Foucault.
Enfin, troisièmement, le problème du sujet. Foucault entend par le terme « sujet »
l’individu concret représenté par un nom propre, ainsi que l’œuvre, la théorie ou la forme
particulière de la pensée, liées à cet individu. Ce que Les Mots et les Choses a essayé n’est pas
de nier la validité du modèle d’explication « biographique », mais d’explorer le discours « du
point de vue des règles qui entrent en jeu dans l’existence même d’un tel discours »,
c’est-à-dire qu’il est question de savoir dans quelles conditions un discours peut avoir, dans
une période précise, « une valeur et une application pratiques en tant que discours
scientifique »857. Précisant ainsi le niveau où se situe sa recherche, Foucault rejette également
le modèle d’explication formelle, selon lequel la vérité d’un discours est jugée par les critères
formels et universels. Il reviendra à ce problème du sujet, d’abord dans L’Archéologie du
savoir, puis dans les deux périodes de sa pensée qui suivent, autour des notions
d’assujettissement et de subjectivation. Il faudra donc examiner ce problème du sujet dans la
pensée foucaldienne non pas comme un simple rejet du concept de sujet, mais comme une
réorganisation du problème lui-même. Repérer ce remaniement de la position du sujet chez
Foucault sera un de nos objectifs principaux de la deuxième partie.
Les Mots et les Choses a donc effectué, comme nous l’avons vu au début de ce
chapitre, une recherche horizontale qui parcourt le domaine du savoir autonome par rapport
aux autres domaines de pratiques, alors que les deux ouvrages précédents tentaient de

855
Ibid., p. 879.
856
Ibid., p. 879-880.
857
Ibid., p. 880.
264
Chapitre III, Partie I

traverser verticalement plusieurs domaines de pratiques. Se pose ainsi une question :


comment ces deux lignes se croisent-elles l’une l’autre ? C’est dans une réflexion
méthodologique que Foucault cherche à répondre à cette question. Mais cette réflexion ne
sera pas une simple reprise des ouvrages passés au niveau de la méthode. Elle introduira
également une série de déplacements par lesquels la pensée foucaldienne devra profondément
se réorganiser. Nous procéderons dans le prochain chapitre à l’analyse de L’Archéologie du
savoir, comme se trouvant dans cette position à la fois récapitulative et innovatrice de la
pensée foucaldienne.

265
CHAPITRE IV L’ARCHÉOLOGIE DU SAVOIR :
FORMULATION D’UNE MÉTHODE POSITIVE ET
CRITIQUE DE L’HISTOIRE DE LA TOTALITÉ

Il n’est sans doute pas difficile de repérer la position singulière de L’Archéologie du


savoir dans le parcours de la pensée foucaldienne, puisque cet ouvrage aborde la question de
la méthode que ses recherches précédentes n’ont pas explicitement posée. En ce sens, on peut
dire que Foucault essaie, dans ce livre de 1969, de faire une synthèse méthodologique de ses
ouvrages passés, qui avaient, chacun, un domaine privilégié de description historique et de
réflexion philosophique. Foucault ne tentera cependant pas de déceler dans ses enquêtes
historiques une cohérence cachée qui les sous-tendrait implicitement, car ce n’est
certainement pas une telle unité de méthode qui a déterminé une fois pour toutes le
déroulement de la pensée foucaldienne, caractérisé plutôt par une série de déplacements
perpétuels et tâtonnants. L’enjeu de cet ouvrage de méthode réside ailleurs : il s’agit
d’élaborer une méthode qui permet d’explorer des domaines inédits, en partant de ce qu’il a
accompli dans le cheminement de sa pensée. Foucault ne revient à ces études achevées que
pour formuler une méthode archéologique qui ne se déduit pas simplement de ses travaux sur
l’histoire, mais qui dépasse largement le cadre d’analyse de ceux-ci, au point de les resituer ou
de les réinterpréter dans une nouvelle sphère de réflexion qui est précisément
« archéologique ». Il n’est pas question d’un bilan ou d’un résumé de la pensée passée, mais
de l’invention d’une méthode pour des recherches futures. Dans la préface des Mots et les
Choses, Foucault a déjà reconnu la nécessité de préciser les problèmes de méthode, et
annoncé la parution d’un ouvrage consacré à cette question méthodologique858. En ce sens, la
rédaction de L’Archéologie du savoir est sans doute due à une exigence inhérente au
développement de la pensée foucaldienne. La pensée doit reprendre sa propre histoire pour
s’en déprendre. Toutefois une telle déprise ne se caractérise pas par l’annulation totale et
dialectique de ce qui existe déjà, mais plutôt par une série de déplacements. Nous reviendrons
au cours de la discussion sur ces déplacements, par exemple, celui qui concerne la notion
d’expérience.
Cependant, il ne faut pas oublier le fait que l’on a fréquemment demandé à Foucault

858
Voir Les Mots et les Choses, p. 13 : « Les problèmes de méthode posés par une telle « archéologie »
seront examinés dans un prochain ouvrage. »
Chapitre IV, Partie I

de préciser sa méthode, surtout depuis la publication des Mots et les Choses859. Pour répondre
à ces questions, Foucault tente de lier sa pensée à un certain contexte historique du milieu
intellectuel de l’époque. C’est au croisement de l’histoire des historiens, représentée par
l’école des Annales, et les disciplines historiques que se trouve la pensée foucaldienne. Non
pas le structuralisme, mais l’histoire, ce choix s’oppose clairement à une série de reproches
adressés à Foucault, notamment par Sartre, pour avoir ignoré l’histoire. Foucault se démarque
ce faisant d’une compréhension structuraliste de sa pensée, et insiste sur l’aspect historique de
sa réflexion. Montrer la possibilité d’une pensée, non structurale mais historique, autre que
celle de Sartre, est un objectif privilégié de l’ouvrage.
Foucault justifie dans L’Archéologie du savoir sa position philosophique et
méthodologique, d’abord en établissant une méthode autonome de l’archéologie, puis en la
comparant à celle de l’histoire des idées, qui, selon Foucault, incarne les thèses du sujet
fondateur, de l’origine et de la continuité, à partir desquelles la philosophie traditionnelle
appréhende l’histoire. Fonder méthodologiquement l’histoire archéologique signifie donc se
déprendre d’un modèle d’histoire se basant sur l’instance de la conscience subjective qui rend
intelligible le déroulement sans rupture de l’histoire.
Cet ouvrage de méthode est donc écrit pour répondre à deux exigences distinctes :
l’une est de reprendre d’une manière réflexive ses ouvrages passés pour construire une
méthode permettant d’aborder des domaines qui restent inexplorés ; l’autre est de mettre en
question la validité des postulats traditionnels de la philosophie de l’histoire, du sujet, de
l’origine et de la continuité, en l’opposant à une série de rénovations épistémologiques qui se
sont produites dans les disciplines concernant l’histoire. Ces deux aspects, réflexif et
polémique, ou intrinsèque et extrinsèque, caractérisent la position singulière de cet ouvrage.
Foucault affirme pleinement ces enjeux dans la phrase suivante : « revenir, comme par un
nouveau tour de spirale, en deçà de ce que j’avais entrepris ; montrer d’où je parlais »860.
Retourner au passé ne signifie pas le réitérer simplement, mais le repenser d’où la pensée se
trouve actuellement ; déterminer la position de sa pensée se fait non seulement dans le but
d’une reprise réflexive du parcours de sa pensée, mais aussi pour ses lecteurs ou ses
adversaires. L’objectif du livre est donc clairement double. Nous analyserons dans ce chapitre
comment ces deux mouvements de pensée se lient l’un à l’autre, en nous référant également

859
Parmi ces demandes, celle de la revue Esprit et celle du cercle d’épistémologie à l’École Normale
Supérieure sont les plus importantes.
860
L’Archéologie du savoir, quatrième de couverture.
267
Chapitre IV, Partie I

aux autres textes contemporains. Au travers d’une telle analyse, nous viserons à repérer quelle
version de la pensée anti-hégélienne apparaît dans cet ouvrage.
La méthode archéologique s’oppose à la philosophie hégélienne selon deux
directions complémentaires. D’une part, la dissolution de l’unité des objets d’analyse : il
s’agit d’une critique positive de la naturalité des choses, ou plutôt de la liaison quasi-naturelle
entre mots et choses, au travers de l’analyse du discours. D’autre part, la critique de la notion
d’histoire traditionnelle : Foucault met en question l’évidence de cette instance, en s’appuyant
sur l’acquis de la première direction d’analyse, la critique de la naturalité. L’absence
d’instance fondatrice est donc confirmée d’abord par l’analyse du système positif du discours,
puis par la critique des fonctions du sujet. Alors que, dans L’Archéologie du savoir, il est
difficile de distinguer clairement ces deux moments qui se renvoient sans cesse l’un à l’autre,
nous voudrions consacrer à chacun une section pour voir de près comment Foucault justifie sa
méthode, d’abord par sa description autonome, puis par la confrontation avec les postulats
traditionnels de l’histoire.
Nous voudrions également examiner un autre élément qui concerne l’usage de cette
méthode archéologique pour mener des recherches futures. L’Archéologie du savoir ne
formule pas seulement la méthode propre à la pensée foucaldienne, mais aussi tente de définir
la direction que suivra cette pensée. Foucault décrit ainsi des champs d’application possible
de l’archéologie, tout en la distinguant de l’histoire des sciences. Nous chercherons à analyser
les projets de recherches proposés par Foucault, pour savoir jusqu’à quels domaines la
méthode archéologique est, selon Foucault, applicable. Mais on sait bien que la pensée
foucaldienne ne se déroulera pas pour réaliser ces projets annoncés, mais connaîtra un
basculement profond qui réorganisera la configuration fondamentale de pensée. Comme nous
discuterons en détail ce passage de l’archéologie à la généalogie et la formation de la
généalogie à la deuxième partie, nous n’avancerons pas ici plus loin dans l’analyse de la
« fin » ou de l’ « échec », comme certains le disent, de l’archéologie861. Nous voudrions plutôt
rester dans la systématicité réflexive que cet ouvrage nous présente, pour bien repérer quels
sont les nouveaux champs de recherches que cette archéologie a ouverts. Au cours de
l’analyse, nous viserons également à savoir si le problème du pouvoir n’existe pas déjà dans
ce livre de 1969 et de quelle manière, s’il est présent, il se lie à l’analyse du discours. Ce
problème du pouvoir se rapportera à une autre question, question du sujet politique, qui a été

861
Cf. Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, op. cit.. Voir surtout le chapitre IV, « L’échec méthodologique de
l’archéologie ».
268
Chapitre IV, Partie I

soulevée par la revue Esprit862. Nous examinerons ces problèmes qui mettent en question les
relations entre les discours et les autres domaines, d’une part, pour repérer l’argumentation
foucaldienne dans l’ouvrage, et, d’autre part, pour faire apparaître le reste de l’analyse
archéologique, qui sera repris dans les années suivantes. Or soulignons qu’il ne faut pas
considérer ce reste comme une étape préliminaire de la période généalogique. Nous
n’introduirons pas une telle vision téléologique à notre discussion, mais pour situer ce reste
dans un espace d’analyse qui est momentanément en suspens, et qui devra être repris par une
perspective différente.
Notre discussion dans ce chapitre s’organisera ainsi en trois moments : premièrement,
nous tenterons de savoir en quoi consiste la méthode archéologique, au travers de la définition
foucaldienne de l’archéologie par rapport aux autres disciplines, et de celle de l’examen des
notions qui la constituent (discours, énoncé, positivité, a priori historique, archive, épistémè,
etc.). Ce faisant, nous chercherons à préciser en quel sens cette méthode fonctionne comme
une version de la stratégie foucaldienne de la dissolution des objets ; puis nous nous
centrerons sur la critique du sujet fondateur que Foucault effectue en se référant à l’opposition
entre l’archéologie et l’histoire des idées ; enfin, nous étudierons, suivant l’argument de
Foucault, quels sont les objets propres à l’archéologie, qui se distingue clairement ainsi de
l’histoire des sciences. Ces analyses nous permettront de repérer quelle est la place qu’occupe
L’Archéologie du savoir dans les efforts foucaldiens pour penser contre Hegel dans le
non-philosophique.

1. Formulation de la méthode archéologique

1.1. Du document au monument : comment écrit-on l’histoire ?

Comme nous l’avons brièvement vu ci-dessus, pour localiser sa pensée dans la


situation contemporaine, Foucault se réfère d’abord à « un curieux croisement » de l’histoire
des historiens et des disciplines historiques863. Ces deux tendances semblent, au premier

862
Parmi les questions posées par la revue, Foucault en a choisi une qui est la suivante : « Une pensée qui
introduit la contrainte du système et la discontinuité dans l’histoire de l’esprit n’ôte-t-elle pas tout
fondement à une invention politique progressiste ? » (reprise dans « Réponse à une question », DE I, no 58,
p. 701.)
863
« Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie », DE I, no 59, 1968, p. 724.
269
Chapitre IV, Partie I

regard, s’opposer l’une à l’autre pour deux raisons. D’une part, l’histoire des historiens, en
particulier celle de l’école des Annales, tente de déceler une série de durées plus longues que
celle des événements politiques, étudiée par l’histoire traditionnelle : cela pour montrer que le
temps historique consiste en plusieurs niveaux dont chacun a son propre rythme de
changement, et que ces longues durées presque immobiles et continues au travers des époques
déterminent, au-dessous des événements visibles, les conditions du déroulement historique.
D’autre part, les disciplines historiques, telles que l’histoire des sciences (Bachelard,
Canguilhem, Serres) et l’histoire de la philosophie (Guéroult), s’efforcent de trouver des
ruptures dans la formation d’une science, d’un concept, d’un système de pensée. Mais, selon
Foucault, cette opposition entre deux tendances n’est que superficielle. Si elles se croisent,
c’est parce qu’elles posent le même problème sous diverses formes. La pensée foucaldienne
fait également partie de ce problème où il s’agit de mettre en question le statut du document
pour en proposer un nouvel usage.
L’histoire traditionnelle trouve dans le document la trace d’ « une voix maintenant
réduite au silence »864. La tâche de l’historien est de restaurer la plénitude de cette voix
silencieuse. En ce sens, le document est un fragment du passé, qui ne conserve qu’une petite
partie des choses dites, pensées et faites. L’historien fait parler les documents, pour trouver ce
qu’ils ont mis sous silence ou ce qu’ils n’ont pas dit. L’écriture de l’histoire doit donc se servir
des documents, pour arriver au-delà du passé incomplet que relatent les documents. Dans ce
processus de reconstruction, le document joue un rôle nécessaire, mais secondaire par rapport
au récit de l’historien, puisqu’il n’est qu’un reflet imparfait du passé. Un tel usage du
document ressemble au principe du commentaire, que Foucault a sévèrement critiqué dans La
Naissance de la clinique, dans la mesure où il s’agit dans ces deux cas de découvrir dans les
choses dites ce qui n’a pas été effectivement dit865.
À cet usage traditionnel de document, Foucault en oppose un autre, qui ne tente plus
de déceler la réalité silencieuse derrière les documents, mais qui les traite dans leur état
fragmentaire, sans chercher à construire une totalité du passé qui est sans doute factice.
Foucault le résume en une phrase : transformer les documents en « monuments ». Cette
expression veut dire plusieurs choses : il ne s’agit plus de trouver une vérité cachée ou
perdue dans ou derrière les documents, mais de les étudier au niveau superficiel, c’est-à-dire
au niveau des choses effectivement dites ; il ne s’agit plus de combler le vide que les

864
L’Archéologie du savoir, p. 14.
865
Voir notamment : Naissance de la clinique, p. XII-XIII.
270
Chapitre IV, Partie I

documents ont laissé par le commentaire, mais de considérer ces lacunes elles-mêmes comme
résultats positifs de processus historiques ; en conséquence de la disparition de l’exigence
d’établir une unité cachée qui sous-tendrait les documents, il devient possible de mettre les
documents selon plusieurs séries pour faire apparaître une réalité, invisible pour les
contemporains, qui est pourtant bien présente dans les documents866. Nous remarquons trois
conséquences que Foucault tire de cette transformation. Premièrement, ce statut du document
en tant que monument permet de comprendre pourquoi se sont formées les deux tendances
apparemment opposées des recherches historiques : d’une part, celle vers la continuité ou vers
de longues durées est un résultat de la description sérielle des documents ; d’autre part, celle
vers la discontinuité ou vers des ruptures est due à la modalité d’existence dispersée et
lacunaire des documents. De ce statut discontinu du document résulte la deuxième
conséquence : la discontinuité est à la fois la caractéristique du document et de la série de
documents qui rendent possibles toutes les études historiques, et l’objectif que les recherches
visent à atteindre. La recherche s’appuie sur cette discontinuité de documents ou de séries qui
lui permet d’individualiser les domaines, et, par ailleurs, cette discontinuité de documents
n’est établie que par la recherche sur les documents. La discontinuité est donc à la fois donnée
et résultat des recherches historiques.
La troisième conséquence est l’apparition d’un nouveau modèle de l’histoire, que
Foucault appelle histoire générale. Ce nouveau type d’histoire fait disparaître le projet que
l’on a traditionnellement attribué aux disciplines historiques, qui s’appelle l’histoire globale.
La tâche de l’histoire globale est de reconstituer la totalité d’une civilisation, d’une société ou
d’une période, ou, métaphoriquement, « le « visage » d’une époque »867. Faire une histoire
globale à partir des documents, c’est dépasser le contenu fragmentaire de ceux-ci pour
comprendre pleinement une étape de l’histoire. Il est légitime de voir dans cette définition une
référence implicite au Zeitgeist hégélien. L’histoire générale s’oppose terme à terme à cette
histoire globale. Il s’agit pour cette nouvelle forme d’histoire d’organiser les documents selon
des séries, et d’établir des relations entre ces séries. Il y a là ce que Foucault appelle « série de
séries » ou « tableaux »868. L’histoire générale ne cherche pas la totalité d’une époque, mais la

866
Foucault évoque comme exemple de « l’histoire sérielle » l’ouvrage de Pierre et Huguette Chaunu
(Séville et l’Atlantique, 12 vol, Paris, SEVPEN, 1955-60.). Voir « Revenir à l’histoire », DE I, no 103, 1972,
p. 1144.
867
L’Archéologie du savoir, p. 18.
868
Ibid., p. 19.
Foucault souligne que ce « tableau » n’est pas une « image fixe qu’on place devant une lanterne », mais
un faisceau de relations perpétuellement mobiles comme ce qui ressemble à la « vivacité du cinéma ».
271
Chapitre IV, Partie I

répartition des séries dispersées de documents.


La pensée foucaldienne se trouve, comme toutes les autres disciplines historiques,
dans cette problématique du document, de la discontinuité, et de l’histoire générale des séries.
Foucault affirme également que cette nouvelle forme de pensée historique se dégage des idées
de la philosophie de l’histoire traditionnelle telles que « la rationalité ou la téléologie du
devenir », « la relativité du savoir historique », « la possibilité de découvrir ou de constituer
un sens à l’inertie du passé, et à la totalité inachevée du présent »869. Alors que la cible de la
critique foucaldienne ne se limite pas à la philosophie hégélienne, la pensée foucaldienne,
s’opposant à la téléologie du devenir, se définit comme un effort pour penser contre Hegel. En
outre, Foucault tente de rapporter ce questionnement historique à certains domaines d’analyse
que l’on regroupe sous le nom du structuralisme, à savoir la linguistique, l’ethnologie,
l’économie, l’analyse littéraire et la mythologie. Il souligne que ces disciplines
« structuralistes » ont effectivement leur lieu de naissance dans les études historiques, et que,
par conséquent, il n’y a pas d’ « opposition » ou de « conflit » entre structure et histoire. Il
n’est pas pour lui question d’ « une structuralisation de l’histoire », mais d’une mise en
relation de ces deux notions, sans obéir ni à l’une ni à l’autre. Foucault répond ainsi au
reproche sartrien du « refus de l’histoire », en cherchant à savoir quelle relation entre histoire
et structure est possible dans cette forme de pensée870. Or c’est chez Marx que Foucault
trouve l’origine de cette mutation épistémologique871. Si on peut dire que la distinction
marxiste entre l’infrastructure et la superstructure et celle entre les superstructures seraient
une version de l’histoire sérielle, la pensée foucaldienne partage avec Marx l’intérêt
épistémologique. Cette position à l’égard de Marx est différente de celle observée dans Les
Mots et les Choses, où le marxisme était pris à la fois dans l’épistémè classique et dans
l’eschatologie anthropologique. Certes cette réévaluation foucaldienne de Marx devra être le
sujet d’une autre recherche, mais nous signalons qu’il est possible de la comprendre comme
une réaction à l’expression sartrienne, qui définit la pensée foucaldienne comme « le dernier
barrage que la bourgeoisie puisse encore dresser contre Marx » 872 . Pourtant, la pensée
foucaldienne ne s’inscrit pas dans le marxiste, et Foucault remarque que le marxisme n’est

Foucault répond point par point à l’attaque de Sartre selon qui Foucault « remplace le cinéma par la
lanterne magique, le mouvement par une succession d’immobilités » (Jean-Paul Sartre, « Jean-Paul Sartre
répond », L’Arc, no 30, 1966, p. 87.)
869
L’Archéologie du savoir, p. 20.
870
Sartre, art. cit., p. 87.
871
L’Archéologie du savoir, p. 20.
872
Sartre, art. cit., p. 88.
272
Chapitre IV, Partie I

point la seule théorie légitime de cette mutation, qui est en train de se produire.
Nous devons maintenant examiner comment la méthode foucaldienne se forme à
partir de ces problèmes épistémologiques de l’histoire. Mais, avant d’y entrer, nous voudrions
évoquer brièvement le problème du sujet fondateur en suivant l’introduction de l’ouvrage,
pour esquisser quel lien existe entre la mutation épistémologique de l’histoire et la critique de
ce sujet. Foucault caractérise le modèle traditionnel de l’histoire comme cherchant des
origines, des lignes d’évolution ininterrompues, des téléologies, c’est-à-dire comme un type
d’histoire qui tente d’organiser tous les éléments dans une continuité lisse ou une identité
englobante. C’est dans ces efforts de déceler sans cesse la continuité que Foucault trouve
« une répugnance singulière à penser la différence, à décrire des écarts et des dispersions, à
dissocier la forme rassurante de l’identique » 873 . Dans cette manière de penser, il y a
incontestablement une peur, peur de « penser l’Autre dans le temps de notre propre pensée »,
qui est précisément l’envers de l’idée selon laquelle l’histoire continue doit être un abri
privilégié de la souveraineté de la conscience874. En d’autres termes, ce type d’histoire est « le
corrélat indispensable à la fonction fondatrice du sujet »875. Foucault définit ainsi l’histoire
continue comme adversaire de la pensée de l’altérité, à laquelle la pensée foucaldienne
appartient, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, au travers des réflexions sur
la folie, la mort et le langage. Cette histoire traditionnelle fonctionne toujours comme la base
théorique du sujet fondateur qui contrecarre toutes les tentatives d’enlever au sujet une
position centrale dans la pensée. Foucault donne quelques exemples de ces efforts de
décentrement : d’abord celui opéré par Marx, au travers de l’analyse historique des rapports
de production, puis celui fait par la généalogie nietzschéenne et enfin celui, plus récent,
effectué par la psychanalyse, la linguistique et l’ethnologie, que Foucault a appelées
« contre-sciences » dans Les Mots et les Choses. La pensée foucaldienne tente également de
réaliser un tel décentrement par la formulation d’une méthode historique qui ne se fonde plus
sur le sujet. Cette méthode consiste à mettre en question l’ « usage idéologique de l’histoire
par lequel on essaie de restituer à l’homme tout ce qui, depuis plus d’un siècle, n’a cessé de
lui échapper »876. Il s’agit de penser l’Autre du sujet, et de la philosophie du sujet fondateur.
La tâche de l’archéologie réside précisément dans une telle pensée de l’altérité, qui décrit

873
L’Archéologie du savoir., p. 21.
874
Ibid. Italique par l’auteur.
875
Ibid., p. 21-22.
876
Ibid., p. 26.
273
Chapitre IV, Partie I

l’histoire en termes de différence, de dispersion et de discontinuité, sans combler par les


exigences idéologiques de la continuité les lacunes que laissent les documents.
Foucault cherche également à situer cet ouvrage de méthode par rapport à ses livres
précédents qui, à ses yeux, ont laissé un ensemble de problèmes à résoudre : L’Histoire de la
folie restait captive du thème d’ « un sujet anonyme et général de l’histoire », du fait que
l’analyse se référait sans cesse à la notion d’expérience, qui suppose implicitement l’existence
énigmatique d’un sujet de cette expérience877 ; La Naissance de la clinique avait, au contraire,
tendance à avoir recours à l’analyse structurale au point d’esquiver « le niveau propre
archéologique », qui est sans doute le niveau d’analyse historique878 ; et, finalement, de par
l’absence d’indication précise de méthode, Les Mots et les Choses a fait croire à tort que
l’analyse était applicable à la totalité culturelle d’une époque. Bien que cette mise en
perspective des ouvrages passés ait peut-être trop simplifié les enjeux de chaque livre, elle
nous permet de repérer, à partir de ce récapitulatif un peu négatif, l’objectif de la discussion
dans L’Archéologie du savoir : effacer totalement toute référence au sujet fondateur, fût-il
anonyme ; rapporter l’analyse structurale à la description historique ; montrer que la méthode
archéologique ne concerne qu’un domaine régional de savoir, non pas le mode d’être général
du savoir dans une époque. C’est dans ces déplacements théoriques par rapport à la pensée
passée que se forme la méthode propre à l’archéologie. Nous examinerons ci-dessous quelles
sont les caractéristiques de cette archéologie.

1.2. Les formations discursives

La démarche foucaldienne pour établir la méthode archéologique commence par une


série d’interrogations négatives pour trouver son propre domaine d’analyse. Il s’agit là de
repérer les thèmes de la continuité dont l’analyse archéologique doit se dégager.
Premièrement, il est question des notions qui établissent la continuité entre les phénomènes
simultanés ou successifs d’une époque, à savoir la tradition, l’influence, le développement,
l’évolution, la mentalité ou l’esprit. Deuxièmement, il faut mettre en question les grands
découpages habituels de discours, tels que la science, la littérature, la philosophie, la religion,
l’histoire, la fiction, etc. Car ces unités de discours, malgré « leur quasi-évidence », supposent
eux-mêmes le résultat d’un choix réflexif, normatif, institutionnel, et ne sont point des

877
Ibid., p. 27.
878
Ibid.
274
Chapitre IV, Partie I

groupements neutres879. Troisièmement, douter deux unités plus immédiates, celles du livre et
de l’œuvre. De par sa matérialité, le livre semble donner un découpage évident de discours,
mais cette unité n’est qu’ « un nœud dans un réseau », en ce sens qu’il est pris dans « un
système de renvois à d’autres livres, d’autres textes, d’autres phrases »880. La matérialité
qu’assure le livre ne correspond aucunement à l’unité effective du discours. La notion
d’œuvre pose un problème plus difficile. Si l’on définit l’œuvre comme un ensemble de textes
appartenant à un auteur ou plus précisément à un nom d’auteur, la fonction de l’auteur n’est
pas homogène dans chaque texte : ce peut être un livre publié sous son nom, un texte paru
sous un pseudonyme, une publication posthume à l’état d’ébauche, un carnet de notes, ou une
lettre privée, etc. La constitution de l’œuvre d’un auteur suppose inévitablement un certain
nombre de choix, qui n’est ni formulable ni justifiable881. Ni le livre ni l’œuvre ne constituent
une unité immédiate, certaine, ou homogène.
Après avoir mis en question l’évidence de ces unités, Foucault revient sur les
problèmes qu’il a posés dans ses ouvrages précédents, à savoir ceux de l’origine et du
commentaire. Selon la notion d’origine, tous les discours émanent d’un seul point de
commencement et, par conséquent, il n’y a pas « l’irruption d’un événement véritable »,
irruption d’un discours qui n’a pas de lien avec cette origine882. Or cette origine n’est pas une
figure historique, mais se trouve « au-delà de tout commencement historique » ; de par cette
inintelligibilité fondamentale, cette idée de commencement n’est que « son propre vide »883.
Foucault ne cherche plus la récurrence fragmentaire de l’originaire dans l’histoire, comme il
l’a tenté dans l’Histoire de la folie, surtout dans la préface de 1961 où il s’agissait de
remontrer au point de partage de la raison et de la déraison. Il est maintenant question de
savoir comment on peut penser les événements dans leur propre caractère, qui est le pur
surgissement dans l’histoire, surgissement que représenteraient les sciences humaines, dont la

879
Ibid., p. 37.
880
Ibid., p. 34.
881
Foucault développe la même sorte de critique dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? », DE I, no 69, 1969,
p. 822-823. La difficulté d’attribuer un ensemble de texte à son auteur conduit l’argumentation de Foucault
à une autre conséquence qui est à la fois la disparition de la catégorie d’auteur et l’apparition de la notion
d’écriture qui remplace la première. Foucault constate « une parenté de l’écriture à la mort » qui a autrefois
fait fonctionner le récit comme immortalisant le héros, et qui apparaît, chez les auteurs tels Flaubert, Proust,
Kafka, plutôt comme « l’effacement des caractères individuels du sujet écrivant » (« Qu’est-ce qu’un auteur,
p. 821). Sur ce rapprochement de l’écriture à la mort, voir notre chapitre 2. Roger Chartier reprend cette
question de l’auteur dans le contexte historique. Voir : « Qu’est-ce qu’un auteur ? Révision d’une
généalogie », Bulletin de la société française de philosophie, 94e année, no 4, octobre-décembre 2000,
p. 1-37.
882
L’Archéologie du savoir, p. 36.
883
Ibid.
275
Chapitre IV, Partie I

naissance était pour Foucault une véritable rupture historique. À cette notion d’origine,
s’attache celle de commentaire, selon laquelle tout le discours ne reproduit qu’un « déjà-dit »,
ce qui ne veut pas dire un des discours déjà prononcés, mais ce qui existe de façon latente
dans les discours, sans jamais être explicitement dit : le commentaire est le travail de déceler
dans les discours ce « jamais dit », dont parlent toujours les discours divers, qui ne sont que
des variantes de ce « discours sans corps »884.
À ces deux notions qui réduisent les discours soit à un point de départ inaccessible ou
bien à un système de ce qui aurait pu être dit, Foucault oppose « une description des
événements discursifs », qui ne cherche pas à penser le discours par rapport à ce qui le
précède (l’origine) ou à ce qu’il cache (le commentaire)885. Décrire le discours comme
événement est préciser dans quelles relations temporelles et spatiales il se trouve. En d’autres
termes, faire apparaître la singularité historique du discours à son propre niveau. C’est ainsi
que Foucault redéfinit l’objectif de sa pensée comme historique. Il est question de « montrer
pourquoi il [le discours] ne pouvait être autre qu’il n’était, en quoi il est exclusif de tout
autre »886.
Comme adversaires de ce projet de la description historique, Foucault évoque la
linguistique et l’histoire de la pensée. La linguistique consiste à définir des règles à partir
desquelles se construisent les choses non seulement effectivement dites, mais aussi
théoriquement possibles. Dans cette analyse, les énoncés, éléments constituants du discours
sur lesquels nous reviendrons ci-dessous pour les définir, ne valent que comme des
échantillons. Au contraire, la description des événements discursifs n’a pour objet que ces
énoncés effectifs, en partant de la question suivante : « comment se fait-il que tel énoncé soit
apparu et nul autre à sa place? »887 Il ne s’agit pas de savoir quel système linguistique a rendu
possible tel ou tel énoncé, mais pourquoi il existe à un moment précis dans l’histoire.
La tâche de l’histoire de la pensée est de chercher au-delà du discours ce qu’il n’a pas
dit, mais qu’il aurait voulu vraiment dire. En d’autres termes, c’est de construire, à partir du
discours effectif, un autre discours muet. Pour l’histoire de la pensée, l’existence réelle du
discours est un moment intermédiaire pour retrouver un discours caché. On peut dire que cette
abolition du discours réel fait partie d’un processus dialectique de construction de l’idéal dans

884
Ibid.
885
Ibid., p. 38-39.
886
Ibid., p. 40.
887
Ibid., p. 39.
276
Chapitre IV, Partie I

le discours. Foucault dit ainsi : « L’analyse de la pensée est toujours allégorique par rapport au
discours qu’elle utilise. »888. C’est cette pensée qui annule le réel au profit de l’idéal que
Foucault critique en y opposant l’archéologie. Comme nous reviendrons ultérieurement sur ce
point, nous nous contentons ici de remarquer que la description des événements discursifs ne
cherche jamais un tel discours caché, mais reste toujours au niveau effectif, pour montrer
pourquoi le discours est apparu tel à un moment spatio-temporellement déterminé.
Au travers de ces efforts de critique des diverses unités de discours, Foucault tente de
préciser le but de l’histoire des événements discursifs : effacer les unités existantes, qui
prétendent à la naturalité, l’immédiateté ou l’universalité, pour restituer à l’énoncé son propre
statut, c’est-à-dire l’irruption, la discontinuité et la singularité historique, et pour faire
apparaître une autre unité de discours qui traverserait les unités habituelles. Or ce projet
d’établir de nouvelles unités de discours doit partir d’un découpage provisoire dans lequel on
reconnaîtra à la fin de l’étude la superposition ou la juxtaposition de plusieurs unités : c’est
comme objet de ce découpage initial que les sciences humaines ont été choisies, car dans ce
domaine de savoir, il y a de nombreuses relations complexes et non formalisées, qui sont
pourtant faciles à décrire. Dans Les Mots et les Choses, où sont discutés l’analytique de la
finitude, les modèles empruntés des sciences empiriques et les transformations de ces modèles
jusqu’à la mise en doute du fondement épistémologique de ce domaine de savoir, Foucault a
donc conclu que ce sont les éléments hétérogènes qui ont constitué ce que l’on appelle
sciences humaines.
Si les unités habituelles ne sont pas utilisables, qu’est-ce qui assure alors l’unité d’un
discours ? Qu’est-ce alors que la médecine, la grammaire, l’économie politique ? Foucault
propose quatre hypothèses selon lesquelles le discours pourrait trouver son unité : l’objet,
l’énonciation, le concept et le thème. Mais aucune d’elles ne permet d’appréhender ce
problème. Foucault explique l’insuffisance de ces hypothèses en se référant aux sujets de ses
ouvrages passés : on ne parle pas toujours du même objet « folie » au travers de l’âge
classique et des temps modernes ; dans la médecine à partir du XVIIIe siècle, il n’y a pas un
style permanent d’énonciation qui est déterminé par un système codifié et normatif ; l’analyse
du langage à l’âge classique ne se déroule pas dans les jeux d’un certain nombre défini de
concepts (le jugement, le sujet, l’attribut, le nom, le verbe, la copule logique, le mot etc.) dont
la signification est établie une fois pour toutes ; et l’identité du thème n’assure pas non plus

888
Ibid., p. 40.
277
Chapitre IV, Partie I

l’unité de discours, car un thème peut apparaître dans deux types de discours, comme
l’évolutionnisme, ou deux thèmes dans le même système discursif comme celui des
Physiocrates et celui des utilitaristes. Face à l’ « échec » de ces quatre hypothèses, Foucault
propose une autre hypothèse selon laquelle l’unité du discours se définit par « des séries
lacunaires, et enchevêtrées, des jeux de différences, d’écarts, de substitutions, de
transformations »889. Le problème de l’unité de discours se comprend ainsi par rapport à
l’histoire sérielle que Foucault a discutée dans l’introduction. Il ne s’agit pas d’établir, entre
les séries, des relations d’inférence ou des tables de différences, mais de considérer l’unité
constituée de ces séries comme « des systèmes de dispersion », dans lesquels il est possible de
déterminer d’une manière positive une régularité entre les objets, les types d’énonciations, les
concepts et les thèmes890. C’est cette unité que Foucault appelle formation discursive. Il est
question de définir une telle unité tout en décrivant ses propres règles de formation d’objet,
d’énonciation, de concept et de thème. Autrement dit, « analyser une formation discursive,
(…) c’est définir le type de positivité d’un discours »891. L’objectif est de faire apparaître,
selon l’expression de Foucault, la positivité de la formation discursive, mode positif de
dispersion de séries par la caractérisation de ses règles.. Or ce choix du vocabulaire implique
une intention d’éviter les termes « trop lourds », tels que la science, l’idéologie, la théorie ou
le domaine d’objectivité, dont aucun n’est identifiable avec cette unité de discours. Trop lourd
ou trop précis, parce que la formation discursive recouvre un domaine plus vaste et plus
variable que ces découpages de discours : vaste, c’est-à-dire que ces découpages peuvent être
compris comme une partie de l’analyse discursive, et variable, parce qu’une formation
discursive est définie par sa propre positivité, qui peut être proche tantôt d’une science tantôt
d’une idéologie. La formation discursive maintient son autonomie par rapport à ces notions
existantes. Foucault précise cette indépendance en distinguant quatre seuils que peut franchir
une formation discursive : d’abord, le seuil de positivité par lequel une formation discursive
acquiert sa propre positivité ; deuxièmement, le seuil d’épistémologisation qui met en œuvre
cette fonction positive comme un domaine autonome de savoir ayant ses propres normes de
vérification et de cohérence ; troisièmement, le seuil de scientificité, par lequel la formation
épistémologique obéit à un ensemble de critères formels et de lois de construction des
propositions ; enfin, le seuil de formalisation, à partir duquel la formation discursive

889
Ibid., p. 52.
890
Ibid., p. 53. C’est l’auteur qui souligne.
891
Ibid., p. 164.
278
Chapitre IV, Partie I

fonctionne comme un système formel défini par les axiomes, les structures propositionnelles
et les règles de transformations possibles892. L’idéologie ou la science peuvent être situées
dans une formation discursive, mais elles ne correspondront pas précisément au découpage
qu’est cette unité discursive. Nous reviendrons sur cette distinction ci-dessous, mais nous
soulignons ici qu’elle permet de comprendre la pluralité verticale (entre les seuils) et
horizontale (entre chaque formation) de cette unité discursive.
Nous examinons maintenant les quatre segments qui déterminent la positivité d’une
formation discursive, à savoir l’objet, le type d’énonciation, le concept et le thème (ou le
choix stratégique) ; il faut remarquer que Foucault tente ce faisant de mettre en question non
seulement la naturalité des objets, dont nous avons vu la dissolution dans les chapitres
précédents, mais aussi la consistance de la manière de dire, la stabilité du concept, la
cohérence du thème. Foucault effectue donc la dissolution des diverses unités discursives,
plutôt que celle des objets. Nous voudrions parcourir d’une manière sélective l’argumentation
de Foucault pour repérer de quelle manière la formation discursive se décrit à partir de ses
règles positives, et quelles conséquences il tire de cette analyse.
À propos de la formation des objets, Foucault se réfère à l’exemple du discours de la
psychopathologique à partir du XIXe siècle, et se demande quel est le régime d’apparition des
objets de la psychopathologie. Foucault affirme d’abord qu’il n’est pas suffisant de localiser
par quelle instance (médicale, juridique, religieuse, sociale, familiale, etc.) ces objets sont
formés, et de repérer à quelle catégorie ils appartiennent. Ces questions sont, selon Foucault,
doublement insatisfaisantes : d’une part, la formation des objets discursifs ne coïncide pas
avec les distinctions non-discursives établies préalablement à ces objets, et d’autre part,
chaque niveau d’émergence des objets doit être rapporté à d’autres niveaux. L’objet discursif
n’est pas un simple reflet ou une superposition fidèle des conditions sociales, politiques ou
juridiques qui sont extérieures au discours, mais ce qui a sa propre autonomie par rapport à
ces relations893. Le fait que le niveau discursif se constitue à partir des relations extérieures,
cela ne veut pas dire que les relations extérieures sont premières et, par conséquent, que les
relations discursives ne sont que secondes ou réflexives, mais que ces relations discursives
sont aussi réelles que les autres, et construisent un système spécifique du discours. Foucault
en donne l’exemple du rapport de la folie à la délinquance, qui a fait apparaître des objets
psychopathologiques, et qui se caractérise par les points de croisement entre le médical et le

892
Ibid., p. 243-244.
893
Ibid., p. 59.
279
Chapitre IV, Partie I

juridique à plusieurs niveaux894. Foucault conclut ainsi : « le discours psychiatrique, au XIXe


siècle, se caractérise non point par des objets privilégiés mais par la manière dont il forme ses
objets, au demeurant fort dispersés895. » La formation des objets discursifs relève donc des
jeux d’un certain nombre de rapports divers, variables, tantôt intérieurs tantôt extérieurs au
discours. En d’autres termes, les objets du discours sont produits dans une « relation des
relations ». Le niveau discursif est donc irréductible à une simple somme des relations
non-discursives, mais délimitées par celles-ci, en ce sens qu’elles excluent la possibilité de
l’existence d’un certain nombre d’objets par des contraintes physiques, sociales, historiques.
De là plusieurs conséquences. Si la formation des objets discursifs s’effectue dans les
conditions déterminées par les jeux enchevêtrés de relations historiques, il est très difficile de
« dire quelques choses de nouveau » dans ces contraintes : « on ne peut pas parler à n’importe
quelle époque de n’importe quoi », et « il ne suffit pas d’ouvrir les yeux, de faire attention, ou
de prendre conscience, pour que de nouveaux objets, aussitôt, s’illuminent »896. Ce n’est pas
l’individu qui découvre un nouvel objet, mais celui-ci est formé dans des relations
indépendantes de la conscience d’un individu. Ce modèle de formation des objets dans les
relations implique une autre conséquence : comme les objets n’existent que dans ce réseau
relationnel qui est historiquement modifiable, aucun objet n’est universel. Il n’y a donc pas
« découverte » d’un objet longtemps caché ou « dévoilement » de l’essence d’un objet,
puisque les objets sont fabriqués, modifiés, et éventuellement supprimés dans la superposition
des diverses relations. Foucault reprend d’une manière méthodologique sa thèse sur
l’existence de l’objet, sur laquelle il a à plusieurs reprises insisté à propos de la folie, du
regard médical et de l’homme. Analyser la formation des objets est donc faire apparaître un
ensemble de séries discursives ou non-discursives pour décrire les relations entre elles. Si bien
que la naturalité apparente des objets est paradoxalement construite par l’historicité de ces
relations.

894
Foucault énumère les rapports suivants : i.) « Rapport entre des plans de spécification comme les
catégories pénales et les degrés de responsabilité diminuée, et des plans de caractérisation
psychologiques » ; ii.) « Rapport entre l’instance de décision médicale et l’instance de décision
judiciaire » ; iii.) « Rapport entre le filtre constitué par l’interrogation judiciaire, les renseignements
policiers, l’enquête et tout l’appareil de l’information juridique, et le filtre constitué par le questionnaire
médical, les examens cliniques, la recherche des antécédences, et les récits biographiques. » ; iv.) « Rapport
entre les normes familiales, sexuelles, pénales du comportement des individus, et le tableau des symptômes
pathologiques et des maladies dont ils sont les signes. Rapport entre la restriction thérapeutique dans le
milieu hospitalier (…) et la restriction punitive dans la prison » (Ibid., p. 60.)
895
Ibid.
896
Ibid., p. 61.
280
Chapitre IV, Partie I

Si l’on ne doute pas de l’existence universelle et naturelle des objets, c’est sans doute
parce que ces relations ne sont pas présentes dans l’objet, mais qu’elles sont définies par les
éléments d’institution, d’économie, de société, de technique, de normes, ou de comportements.
L’objet maintient donc son autonomie interne par rapport aux relations qui l’ont engendré,
mais cela ne signifie pas l’indépendance totale de l’objet. Car ce sont les relations extérieures
à l’objet qui déterminent la place qu’il occupe. Si bien que l’objet n’existe pas hors de ces
relations.
De même, l’objet discursif ne reflète pas les relations discursives dans lesquelles il
s’est formé. Ces relations se trouvent plutôt « à la limite du discours », dans la mesure où
« elles déterminent le faisceau de rapports que le discours doit effectuer pour pouvoir parler
de tels et tels objets, pour pouvoir les traiter, les nommer, les analyser, les classer, les
expliquer, etc. »897. Ce que les relations caractérisent, ce n’est pas l’objet du discours, mais le
discours lui-même qui se réfère à cet objet, qui est, selon Foucault, le discours « en tant que
pratique »898 . En d’autres termes, cette pratique discursive, déterminée par des relations
discursives, fait exister tel ou tel objet. En même temps, cette pratique, faisant partie aux
relations discursives, les renforce ou les renouvelle. Foucault renverse ce faisant le schéma
traditionnel selon lequel l’objet constitue un champ de pratiques possibles qui sont renvoyées
à l’objet lui-même. L’unité d’un discours n’est plus cherchée dans l’objet, mais dans le
système de relations discursives. Ce déplacement permet d’expliquer l’apparition d’objets
divers dans un domaine de discours, tout en repérant la stabilité du système discursif qui les a
produits. Foucault dit ainsi : « il n’est pas question d’interpréter le discours pour faire à
travers lui une histoire du référent »899. Or, refusant cette unité de l’objet ou du référent,
Foucault retourne à la préface de 1961 de l’Histoire de la folie, qui tentait, selon lui, de
« reconstituer ce que pouvait être la folie elle-même, telle qu’elle se serait donnée d’abord à
quelque expérience primitive, fondamentale, sourde, à peine articulée »900. L’expérience de la
folie ou de la déraison sans langage, que Foucault a cherché de faire resurgir à plusieurs
reprises, n’est pas compatible avec l’analyse du discours, car cette expérience est précisément
prédiscursive. Il faut cependant noter que Foucault n’exclut pas dans ce passage toute la
possibilité de l’expérience de la folie. Il ne rejette que l’expérience « prédiscursive » ou

897
Ibid., p. 63.
898
Ibid.
899
Ibid., p. 64.
900
Ibid.
281
Chapitre IV, Partie I

non-langagière de la folie, qui s’oppose à la Raison comme Autre absolu. Nous remarquons
que chez Foucault, il y a un autre type d’expérience de la folie, folie apparue dans le langage,
qu’il a essayé de faire apparaître au travers des études sur la littérature et du passage sur Don
Quichotte dans Les Mots et les Choses. Ce rapport du langage à la folie réapparaîtra dans le
parcours de la pensée foucaldienne, même dans la période généalogique. Nous reviendrons
sur ce point dans la partie suivante.
Parallèlement à cette prise de distance à l’égard de la notion d’expérience, Foucault
tente de différencier le niveau discursif de deux notions : les choses et les mots. D’abord, les
objets discursifs ne représentent pas les choses qui sont silencieusement derrière eux ; cette
sorte de relation entre le discours et les choses finit par faire obéir le discursif à l’être
énigmatique des choses, tout en faisant disparaître la singularité complexe du discursif. Il
s’agit au contraire pour Foucault de « définir ces objets sans référence au fond des choses,
mais en les rapportant à l’ensemble des règles qui permettent de les former comme objets
d’un discours et constituent ainsi leurs conditions d’apparition historique »901. Il n’est pas
question de savoir si l’objet du discours représente bien la « réalité » des choses, mais
d’analyser dans quel système de discours il s’est formé et comment il peut se maintenir ou se
transformer.
Mais ce niveau discursif n’est pas non plus identifiable avec les « mots », par
lesquels Foucault entend en particulier l’analyse linguistique. Alors que la linguistique tente
de décrire un système de règles grammaticales et de vocabulaire qui explique tout ce que l’on
a dit ou aurait pu dire à une époque donnée, l’analyse du discours ne concerne pas la
construction d’un tel système du possible, mais les pratiques effectives ou historiques de
discours, qui ont formé des objets, d’une manière lacunaire ou superposée. Dans la mesure où
l’analyse de la formation discursive ne construit pas un système linguistique qui permet de
reconstituer toutes les phrases possibles à une époque donnée, « les mots sont aussi
délibérément absents que les choses elles-mêmes »902.
Foucault insiste ainsi sur la spécificité du niveau discursif, qui n’est point « un pur et
simple entrecroisement de choses et de mots »903. Certes le discours est fait de signes, mais
l’objet de l’analyse discursive n’est pas cette utilisation de signes pour désigner les choses,
mais ce qui est irréductible à la langue, ou ce qui est plus qu’une application de la langue.

901
Ibid., p. 65. C’est l’auteur qui souligne.
902
Ibid., p. 66.
903
Ibid.
282
Chapitre IV, Partie I

L’analyse du discours fait apparaître ce « plus », qui déborde l’analyse linguistique, et qui
n’est rien d’autre que l’épaisseur historique du discours904. L’analyse du discours explore un
domaine que la linguistique ne peut prendre en compte, le domaine de la singularité historique.
Cette différence entre l’analyse du discours et la linguistique est importante, car la méthode
linguistique fonde non seulement la linguistique proprement dite, mais aussi le structuralisme,
en particulier celui de Lévi-Strauss. Soulignant la particularité de l’analyse du discours par
rapport à la linguistique, Foucault tente de faire apparaître la différence entre sa pensée et le
structuralisme.
Examinons maintenant le deuxième segment de positivité de la formation discursive :
le type d’énonciation. Prenant comme exemple la médecine clinique, Foucault montre, ainsi
qu’il l’a fait pour l’unité de l’objet, que la modalité énonciative est également déterminée par
un faisceau de relations discursives ou non-discursives telles que le statut du sujet
d’énonciation (le médecin), les emplacements institutionnels (l’hôpital, le laboratoire) et le
réseau d’informations et de techniques auquel ce sujet a accès (les théories et leur
transmission institutionnelle, le système de la communication orale et de la documentation
écrite, les instruments chirurgicaux ou les méthodes anatomiques, etc.). Le type d’énonciation
produit par ces relations ne peut être donc l’unité permanente pour découper le discours
clinique. Foucault dit ainsi : « [si le discours clinique] a une unité, si les modalités
d’énonciation qu’il utilise, ou auxquelles il donne lieu, ne sont pas simplement juxtaposées
par une série de contingences historiques, c’est qu’il met en oeuvre de façon constante ce
faisceau de relations. » L’unité apparente du type d’énonciation est transposée dans un
ensemble de relations qui entourent le discours clinique. Or Foucault remarque que, si on a
recours au type d’énonciation pour constituer l’unité du discours, c’est parce que les diverses
modalités d’énonciation peuvent être facilement liées à une forme de sujet parlant, sujet soit
transcendantal soit empirique. Il est vrai qu’un ou des individus énoncent telle ou telle chose,
mais cela ne signifie pas que le niveau individuel fonctionne comme fondateur de l’unité
discursive. Le sujet n’est en réalité, selon Foucault, qu’un relais des relations enchevêtrées
d’énonciation. L’analyse du type d’énonciation est une première mise en question de la
souveraineté du sujet parlant.
Foucault se demande, à propos du troisième segment, la formation des concepts, s’il
y a une loi à laquelle obéit l’apparition de concepts disparates dans une discipline, et si le jeu

904
Ibid., p. 67.
283
Chapitre IV, Partie I

de concepts contribue à la construction d’un édifice sur lequel s’appuie le développement


d’une discipline. La réponse est évidemment négative : il suggère que « plutôt que de vouloir
replacer les concepts dans un édifice déductif virtuel, il faudrait décrire l’organisation du
champ d’énoncés où ils apparaissent et circulent »905. Dans ce champ qui organise l’apparition
et la transformation des concepts, Foucault tente de décrire trois niveaux de relations selon
lesquelles les concepts découpent un certain groupe d’énoncés sous leur unité : d’abord,
« formes de succession » déterminées par la mise en ordre des énoncés, les types de
dépendance des énoncés, et les modalités de combinaison des concepts906 ; deuxièmement,
« formes de coexistence », caractérisées par un champ de présence simultanée des concepts,
celui de relations parallèles ou analogiques avec un autre domaine du discours, et un domaine
de mémoire où se trouvent les vieux concepts qui ont perdu leur validité, mais qui
appartenaient autrefois à ce champ907 ; troisièmement, les « procédures d’intervention » par
lesquels le contenu des concepts est réécrit, transcrit, traduit ou raffiné908. Notons que ces
relations sont proprement discursives, alors que les objets et les types d’énonciation
impliquaient l’intervention des relations non-discursives. Il est question, dans cette
énumération des relations entre les concepts, de considérer les divers concepts non pas
comme contribuant à établir l’édifice solide d’une discipline, mais comme ce qui change sans
cesse par les jeux de relations à plusieurs niveaux. Il s’agit de repérer selon quels schèmes
« les énoncés peuvent être liés les uns aux autres dans un type de discours » pour décrire
« leur dispersion anonyme à travers textes, livres, et œuvres »909. La naturalité des concepts
est ainsi défaite et il n’y a donc plus un édifice ou une loi qui déterminent l’apparition des
concepts.
Pour situer son analyse, Foucault se réfère cependant à un niveau « préconceptuel »
qui n’est pas le niveau originaire ou idéal, mais le niveau où les jeux de ces relations font
naître les concepts 910 . Il faut décrire ce « réseau conceptuel à partir des régularités
intrinsèques du discours »911. Si bien que « le niveau « préconceptuel » qu’on a ainsi détaché
ne renvoie ni à un horizon d’idéalité ni à une genèse empirique des abstractions », mais à un

905
Ibid., p. 75.
906
Ibid.
907
Ibid., p. 77.
908
Ibid., p. 78.
909
Ibid. p. 80.
910
Ibid., p. 81.
911
Ibid., p. 83.
284
Chapitre IV, Partie I

niveau plus superficiel, qu’est celui des discours912. Cette opposition du superficiel et de
l’idéal sera reprise dans la critique foucaldienne de l’histoire des idées, à laquelle nous
consacrerons un examen détaillé. En outre, les règles de formation des concepts ainsi décrites
ne sont pas universellement valables, elles ne concernent que des champs discursifs
déterminés. L’analyse du discours ne prétend aucunement être la théorie générale de la
formation des concepts. Elle est délimitée, régionale et historique.
Foucault analyse quatrièmement la formation des stratégies, où sont compris les
thèmes ou les théories formant « des sous-ensembles discursifs », en se constituant d’un
certain nombre d’objets, de modalités d’énonciation et de concepts 913 . En ce sens, ce
quatrième segment de positivité se trouve à un niveau différent des trois autres segments.
Foucault en donne les exemples qu’il a étudiés dans Les Mots et les Choses, à savoir le thème
d’une langue originaire dans la Grammaire Générale, celui d’une parenté entre les langues
indo-européennes dans la philologie, le fixisme et l’évolutionnisme dans l’Histoire naturelle,
ou les théories physiocrates ou utilitaristes dans l’analyse des richesses. Ces thèmes et
théories fonctionnent comme un système partiel de cohérence dans une formation discursive,
et c’est ce système que Foucault appelle conventionnellement « stratégie ». Or il n’est pas
facile de déterminer une stratégie dans la formation discursive, non seulement parce que ce
choix théorique ne se fait qu’avec celui des objets, des types d’énonciation et des concepts,
mais aussi parce que dans chaque formation discursive, la stratégie prend des formes très
variées. Foucault en trouve des exemples dans ses ouvrages précédents : dans l’Histoire de la
folie, alors qu’il était facile de repérer les choix théoriques ainsi que leurs systèmes
conceptuels et énonciatifs, l’analyse s’est heurtée à la difficulté de cerner l’émergence des
objets. Dans la Naissance de la clinique, il était question des formes d’énonciation ; et dans
Les Mots et les Choses, il s’agissait d’étudier « les réseaux de concepts et leurs règles de
formation »914.
Précisant ainsi la spécificité d’une stratégie et la difficulté de la caractériser, Foucault
esquisse trois directions de la recherche. Premièrement, déterminer « les points de
diffraction » possibles qui se caractérisent selon trois types suivants : d’abord, « points
d’incompatibilité », par lesquels deux objets, deux énonciations et deux concepts
n’appartiennent pas à une même formation ; puis, « points d’équivalence », qui permettent de

912
Ibid., p. 82.
913
Ibid., p. 87.
914
Ibid., p. 86.
285
Chapitre IV, Partie I

former deux éléments incompatibles à partir des mêmes règles ; enfin « points d’accrochage
d’une systématisation », qui constituent une cohérence à partir de chaque élément
incompatible ou équivalent915. Ces points expliquent ainsi l’opposition, la bifurcation entre les
thèmes ou les théories qui ont, chacun, une systématicité singulière.
Deuxième direction : il faut souligner que, dans ces jeux possibles d’incompatibilité,
d’équivalence et de systématisation, il y a toujours deux sortes de choix, c’est-à-dire celui qui
a été réalisé, et celui qui aurait pu l’être. Ce sont des « instances spécifiques de décision »
qu’il faut décrire pour comprendre ces jeux de choix 916 . Foucault tente d’attribuer ces
instances de décision à la constellation que les autres discours contemporains constituent, et à
laquelle appartient la formation discursive étudiée. Cette constellation pose à la formation
discursive des contraintes qui permettent ou excluent, à l’intérieur d’un discours, un certain
nombre d’énoncés. Foucault précise ainsi : « Une formation discursive n’occupe donc pas tout
le volume possible que lui ouvrent en droit les systèmes de formation de ses objets, de ses
énonciations, de ses concepts ; elle est essentiellement lacunaire, et ceci par le système de
formation de ses choix stratégiques917. » Pour que les lacunes soient comblées, les choix
d’exclusion doivent se réorganiser, tout en déplaçant la formation discursive dans une
nouvelle constellation discursive. Cette modification ne met cependant pas en lumière tous les
éléments possibles dans une formation discursive. Au contraire, de nouveaux choix
d’exclusion apparaîtront pour rendre caduques des énoncés actuellement valables et acceptés.
La formation discursive n’est pas la somme de tout ce que l’on aurait pu dire, et cela prouve
le caractère totalement historique de ce système discursif.
Dans la troisième direction, Foucault rapporte la détermination de ces choix
théoriques à une autre instance, qui se caractérise de trois manières. D’abord par « la fonction
que doit exercer le discours étudié dans un champ de pratiques non discursives » 918 .
Soulignons que ce n’est pas le contenu même du discours, mais sa « fonction » dans les
domaines non-discursifs, qui est ici en question. Foucault en donne deux exemples : la
position de la Grammaire générale dans la pratique pédagogique ; le rôle que l’analyse des
richesses joue d’abord dans « les décisions politiques et économiques des gouvernements »,
puis dans les pratiques quotidiennes (…) du capitalisme naissant » et enfin dans « les luttes

915
Ibid., p. 87.
916
Ibid., p. 88.
917
Ibid., p. 89. C’est nous qui soulignons.
918
Ibid., p. 90. C’est l’auteur qui souligne.
286
Chapitre IV, Partie I

sociales et politiques » à l’âge classique919. Il ne s’agit pas, dans ces relations avec le
non-discursif, du discours en tant que vérité, mais du statut qu’il occupe dans ces relations
institutionnelles, politiques, sociales. On peut invoquer ce discours pour assurer sa position à
l’intérieur d’un groupe, ou pour renforcer son pouvoir. Mais dans ces cas, il n’est pas question
de comprendre correctement le contenu de ce discours, mais d’en tirer des effets réels, qui ne
sont pas toujours conformes à ce contenu du discours. Nous pouvons constater ici une parenté
avec la thèse de Max Weber à propos du rôle du protestantisme dans la formation du
capitalisme. Mais, comme Foucault ne le développe pas davantage, nous nous contentons
simplement de remarquer la possibilité d’un dialogue Foucault-Weber920.
Le deuxième caractère de cette instance concerne le régime d’appropriation du
discours. Foucault l’explique : « dans nos sociétés (et dans beaucoup d’autres sans doute) la
propriété du discours (…) est réservée en fait (parfois même sur le mode réglementaire) à un
groupe déterminé d’individus ». En ce sens, le statut du discours (économique, médical ou
littéraire) n’est pas universel, mais soutenu par les relations sociales ou culturelles par
lesquelles un individu ou un groupe d’individus ont un accès privilégié au discours.
Troisièmement, cette instance est définie par « les positions possibles du désir par
rapport au discours »921. D’une manière sans doute indirecte, ou transcrit dans des termes
différents, le désir peut apparaître dans les discours, non seulement sur le poétique ou
l’imaginaire, mais aussi sur la richesse, la folie, le langage, la nature ou la vie. Pour le désir,
ces discours fonctionnent comme « lieu de mise en scène fantasmatique, élément de
symbolisation, forme de l’interdit, instrument de satisfaction dérivée »922. Le discours n’est
pas neutre, mais traversé par le désir.
Cette instance, caractérisée par le niveau non-discursif, l’appropriation et le désir, ne
signifie aucunement qu’elle n’est pas perturbatrice, mais formatrice de discours. Or il serait
tentant de lier cet argument à l’analyse des relations de pouvoir que Foucault développera
dans les années soixante-dix. Certes, il est question du rapport du discours au niveau
non-discursif, élément constituant du discours, mais c’est toujours la formation du discours
qui est au cœur de la discussion. En d’autres termes, Foucault n’évoque le non-discursif qu’en

919
Ibid.
920
Sur ce rapport, voir : Arpad Azakolczai, Max Weber and Michel Foucault : Parallel Life-Works, London,
Routledge, 1998 ; David Owen, Maturity and modernity : Nietzsche, Weber, Foucault and the ambivalence
of reason, London, Routledge, 1994.
921
Ibid.
922
Ibid.
287
Chapitre IV, Partie I

fonction du discursif, et le rapport inverse n’existe pas ici. L’interaction entre les discours et
les pratiques non-discursives n’est donc pas examinée dans ce passage. Nous voudrions
aborder, dans la deuxième partie, la formation de la problématique du pouvoir chez Foucault.
Nous retournons maintenant à la question de la stratégie. Selon Foucault, pour
individualiser une formation discursive, il faut « définir le système de formation des
différentes stratégies qui s’y déploient », en montrant par quels points de choix ces stratégies
se dérivent923. Les relations entre les stratégies différentes, qui règlent les objets, les types
d’énonciation et les concepts selon leur systématicité, caractérisent la spécificité d’une
formation discursive. Ce discours, ensemble lacunaire des stratégies s’appuyant sur un certain
nombre de choix, se définit par « une certaine manière constante de mettre en rapport des
possibilités de systématisation intérieures à un discours, d’autres discours qui lui sont
extérieurs et tout un champ, non discursif, de pratiques, d’appropriation, d’intérêts et de
désirs »924. Décrivant ainsi les stratégies, Foucault insiste sur le fait qu’elles ne s’enracinent
pas dans « la profondeur muette d’un choix à la fois préliminaire et fondamental »925 .
Foucault évoque sans doute le partage définitif entre la raison et la déraison, décrit dans la
préface de 1961 à l’Histoire de la folie. Alors que Foucault tentait de restituer cette décision
originelle en cherchant la possibilité d’une expérience de la déraison, si fragmentaire soit-elle
ainsi que les conditions de possibilité de la psychiatrie, il ne s’agit plus dans l’Archéologie du
savoir d’un ensemble de choix qui sont repérables d’une manière historique et positive dans
une formation discursive. Annuler toute référence à un projet fondamental de la raison à partir
duquel se constituent et se développent les domaines rationnels, c’est précisément dégager les
choix stratégiques de cette souveraineté de la raison, et les mettre dans le champ positif de
dispersion, où il n’est question que des relations entre les stratégies. En ce sens, la description
de la formation discursive vise à opposer la pluralité systématique de choix à la Raison unique.
Foucault ne recourt pas à l’Autre absolu de la Raison qu’il a invoqué à plusieurs reprises dans
ses ouvrages précédents, mais fait jouer les règles discursives qui mettent en lumière une série
de discontinuités au sein de la structure rationnelle. C’est la pluralité des domaines dont
chacun est organisé d’une manière rationnelle et autonome par rapport aux autres. Connaître
la raison signifie repérer autant qu’il est possible ces fissures à l’intérieur de la raison, par
lesquelles la raison ne se comprend qu’au pluriel.

923
Ibid., p. 91.
924
Ibid., p. 92.
925
Ibid.
288
Chapitre IV, Partie I

Foucault décrit ainsi les quatre segments de positivité de la formation discursive. Il


reste cependant un problème : qu’est-ce qui assure l’unité de cette formation ? Quelle unité
existe entre les quatre segments, à savoir l’objet, l’énonciation, le concept et le choix
stratégique ? Cette unité ne réside plus dans « la cohérence visible et horizontale des éléments
formés », mais dans « le système qui rend possible et régit leur formation »926. Ce sont donc
les règles de formation propres à chaque segment qui constituent l’unité d’un système.
Foucault suppose qu’il y a dans ce système qu’est la formation discursive une superposition
verticale entre ces quatre segments (ou quatre niveaux) ainsi qu’entre leur interaction avec les
éléments non-discursifs. Il ne s’agit pas d’une simple juxtaposition entre ces niveaux, mais de
leur interdépendance. La formation d’un objet, d’un type d’énonciation, d’un concept ou d’un
choix ne se fait pas qu’à l’intérieur de chaque niveau, mais les autres niveaux lui posent des
contraintes. Foucault caractérise ce jeu de dépendances par les termes « niveaux antérieurs »,
« inférieurs » ou « supérieurs », qui impliquent les relations temporelles ou spatiales entre les
quatre segments927. Dans ce jeu, le niveau supérieur n’est pas totalement déterminé par le
niveau inférieur, comme dans le marxisme, mais il n’y a que des interdépendances entre ces
niveaux. Toutefois, Foucault ne précise pas ces relations successives ou hiérarchiques entre
eux. C’est sans doute parce que chaque formation discursive se définit par un système de
relations qui lui est propre, et qui, par conséquent, ne peut être défini par des règles toujours
valables. Or cet usage du vocabulaire temporel ou spatial désigne la mobilité du système de
formation discursive. Dans les relations entre eux, chaque segment forme de nouveaux
éléments discursifs, et ce processus de formation ne peut ne pas introduire la jauge temporelle
dans l’analyse de la formation. Foucault dit ainsi : « Une formation discursive ne joue donc
pas le rôle d’une figure qui arrête le temps et le gèle pour des décennies ou des siècles ; elle
détermine une régularité propre à des processus temporels » 928 . Les transformations
discursives se répartissent en deux types : d’une part, celui qui se produit à l’intérieur de la
formation discursive sans altérer les règles de formation ; d’autre part, celui qui, appartenant
au système de formation, change la forme générale des règles, et implique des changements
dans une autre formation discursive et dans d’autres domaines non-discursifs. Cette définition
de la formation discursive comme figure historique est sans doute une réponse au reproche
« refus de l’histoire ». Formulant la méthode par laquelle les unités de discours sont décrites,

926
Ibid. p. 95.
927
Ibid., p. 96-97.
928
Ibid., p. 98.
289
Chapitre IV, Partie I

Foucault met l’accent sur l’aspect historique de sa pensée, pour se démarquer à la fois du
structuralisme et d’une compréhension marxiste de l’histoire. Il ne prétend pas non plus à
l’universalité de sa méthode ou à la possibilité d’aboutir un jour à élaborer une théorie
générale qui permettrait de comprendre toute formation de discours. Au contraire, « l’état
ultime » de l’analyse « se définit plutôt par ses variantes »929. C’est à ce niveau positif de la
diversité discursive que se situe la pensée foucaldienne.
Nous résumons les caractéristiques de la formation discursive que Foucault analyse.
D’abord, ce système de formation, qui n’est superposable à aucune unité existante, se définit
par quatre segments théoriques dont chacun détermine un niveau spécifique et où sont
formées ces « fausses » unités, à savoir les formations des objets, des types d’énonciation, des
concepts et des choix stratégiques. Foucault a examiné chaque segment pour montrer que
c’est en effet par un faisceau de relations discursives et non-discursives que se forment ces
unités apparentes d’objet, d’énonciation, de concept ou de stratégie. La cible s’est ainsi
déplacée des unités visibles, évidentes et quasi-naturelles, à celles de relations intra- et
inter-discursives et non-discursives, qui ont systématicité et mobilité. De là deux
conséquences : d’une part, restant toujours au niveau positif du discours, l’analyse de la
formation discursive fonctionne comme instrument méthodologique pour la critique de la
naturalité des choses dites, pensées, pratiquées, dont nous avons suivi plusieurs versions dans
la pensée foucaldienne ; d’autre part, cette analyse de la positivité discursive ne permet pas de
remonter à une instance originelle telle que le premier discours ou le sujet fondateur, par
laquelle le discours est lié soit à un réseau discursif qui conserve tout ce qui a été dit et tout ce
qui aurait été dit, soit à la conscience subjective qui donne au discours le sens et l’unité. Nous
pouvons constater dans cette analyse deux manières foucaldiennes de penser contre Hegel,
l’une positive et l’autre philosophique. En d’autres termes, la dissolution positive de la
naturalité d’un côté, et par ailleurs la critique de la fonction fondatrice du discours et, à la
limite, de l’histoire. Nous continuerons à examiner ces deux aspects de la pensée foucaldienne,
d’abord à propos de la notion d’énoncé, puis autour de sa critique de l’histoire des idées.

1.3. Énoncé

Foucault introduit implicitement dès le début de l’ouvrage une notion dont la

929
Ibid., p. 101.
290
Chapitre IV, Partie I

définition n’est pas donnée : celle d’énoncé. Après avoir défini le discours, il revient sur cette
notion pour la délimiter. L’usage du terme « énoncé » au pluriel dans la deuxième partie de
930 931
l’ouvrage (« ensemble d’énoncés » , « un corpus d’énoncés » , « relations des
932
énoncés entre eux » ) indique implicitement que l’énoncé se rapporte au discours, au titre
d’élément composant de celui-ci. C’est ainsi que Foucault l’appelle « atome du discours »933,
mais il faut souligner que chaque énoncé ne peut se caractériser par « son effet de sens, son
origine, ses bornes et son individualité », mais par un « champ d’exercice de la fonction
énonciative »934. Il est donc impossible de considérer l’énoncé comme une unité stable à partir
de laquelle se construiraient les relations discursives.
La notion d’énoncé se distingue des autres unités linguistiques qui lui sont proches :
la proposition, la phrase, et le « speech act ». D’abord, l’énoncé n’est pas identifiable au
contenu logique : deux propositions qui sont indiscernables du point de vue logique, comme
« Personne n’a entendu » et « Il est vrai que personne n’a entendu », sont deux énoncés
distincts. Deuxièmement, comme il y a des énoncés qui ne correspondent pas à la forme de
phrase (comme le tableau de la conjugaison des verbes), l’énoncé et la phrase ne sont pas
superposables. Foucault le précise : « on trouve des énoncés là où on ne peut pas reconnaître
de phrase »935. Enfin, à propos du « speech act », composé normalement de plusieurs phrases,
pour effectuer une opération telle que la promesse, l’ordre, le décret, le contrat, l’engagement,
la constatation, Foucault remarque qu’il y a plusieurs énoncés dans un « speech act »936. Il le
résume ainsi : « on trouve plus d’énoncés qu’on ne peut isoler de « speech acts » »937 .
Affirmant que l’énoncé n’est identifiable ni à la proposition, ni à la phrase, ni au « speech
act », Foucault le caractérise comme un « élément résiduel », ou comme, selon le vocabulaire
que nous avons employé jusqu’à maintenant, le reste, par rapport à ces trois unités938.
De surcroît, Foucault met en question la relation entre la langue et l’énoncé. La

930
Ibid., p. 33.
931
Ibid., p. 39.
932
Ibid., p. 41.
933
Ibid., p. 107.
934
Ibid., p. 139.
935
L’Archéologie du savoir, p. 111.
936
À propos de la différence entre l’énoncé et le « speech act » , Foucault rectifiera ultérieurement son
jugement suite à une correspondance avec John Searle, qui remarque qu’un « speech act » peut faire partie
d’un autre « speech act », comme une promesse. Admettant cette similarité entre deux notions, Foucault
justifiera son analyse des énoncés comme tentée « sous un autre angle » que l’analyse de Searle. Voir,
Dreyfus et Rabinow, op. cit., p. 73.
937
Ibid. C’est l’auteur qui souligne.
938
Ibid., p. 112.
291
Chapitre IV, Partie I

question consiste à savoir si tout énoncé doit être composé de signes. « Que veut-on dire
lorsqu’on dit qu’il y a des signes, et qu’il suffit qu’il y ait des signes pour qu’il y ait énoncé?
Quel statut singulier donner à cet « il y a » ? »939 Plutôt que de lier cet « il y a » à la notion
heideggérienne, nous entendons par ce terme deux modes d’existence différents entre la
langue et l’énoncé. Cette différence s’exprime dans un rapport asymétrique entre la langue et
l’énoncé : il n’y a aucune langue qui n’ait pas des énoncés réels qui lui appartiennent, mais il
peut y avoir des énoncés qui ne sont pas fait de signes. Foucault en donne un exemple :
l’ordre alphabétique A, Z, E, R, T, adoptés par les machines à écrire françaises. Il en résulte
qu’« une construction linguistique régulière n’est pas requise pour former un énoncé »940.
L’énoncé se trouve donc à un autre niveau que celui de la langue.
Au travers de la confrontation avec ces unités, l’énoncé se définit comme une
fonction qui « s’exerce verticalement par rapport à ces diverses unités »941. La question du
mode d’être de l’énoncé s’est ainsi déplacé à celle de la fonction qu’il exerce en traversant les
propositions, les phrases, les « speech acts » ou les signes. Foucault tente de préciser cette
fonction énonciative autour des quatre domaines suivants : le référentiel, le sujet, le champ
associatif et la matérialité. Ces quatre domaines correspondent, chacun, à un segment de
positivité de la formation discursive (objet, énonciation, concept, stratégie). L’analyse de la
formation discursive et celle de l’énoncé se lient l’une à l’autre de manière corrélative : une
formation discursive est donc constituée des groupes d’énoncés qui lui sont propres ; et, à
l’inverse, « décrire des énoncés », c’est « entreprendre de mettre au jour ce qui pourra
s’individualiser comme formation discursive »942. Nous examinons brièvement ces quatre
domaines de la fonction énonciative, en montrant que l’analyse de la fonction énonciative se
situe à un niveau constituant de celle de la formation discursive.
Premièrement, le référentiel. Une série de signes verbaux ou non-verbaux deviendra
énoncé lorsqu’elle a un rapport spécifique à autre chose. Mas ce rapport n’est superposable ni
à celui du référent d’une proposition, ni à celui du sens d’une phrase : une série de signes qui
n’a pas de référent peut être énoncé (« La montagne d’or est en Californie »), ainsi que peut
l’être celle qui n’a pas de sens (« D’incolores idées vertes dorment furieusement »)943. À la
différence de ces rapports logique ou sémantique, l’énoncé n’a pas de corrélat qui est

939
Ibid., p. 112. Italique par l’auteur.
940
Ibid., p. 114.
941
Ibid., p. 115.
942
Ibid., p. 151-152.
943
Ibid., 118-119.
292
Chapitre IV, Partie I

déterminé par la référence à une chose ou à un sens, mais par ce que Foucault appelle
« référentiel », qui n’est lié ni à des choses, ni à des réalités, ni à des êtres, mais à des « lois de
possibilité, de règles d’existence pour les objets qui s’y trouvent nommés, désignés ou décrits,
pour les relations qui s’y trouvent affirmées ou niées »944. Le référentiel de l’énoncé n’est pas
une chose ou un sens, mais un domaine de relations qui produisent l’énoncé et qui sont mises
en jeu par l’énoncé lui-même. L’énoncé est d’un côté le résultat de ce jeu de relations, et de
l’autre côté le point d’articulation qui enclenche de nouveau ce jeu. En ce sens, le rapport
entre l’énoncé et le référentiel n’est donc pas stable, mais changeant. Ce domaine de relations
énonciatives est précisément historique. L’énoncé n’a pas d’autres éléments constants que cet
attachement à un domaine de relations. Et c’est dans ce domaine que se définissent « les
possibilités d’apparition et de délimitation de ce qui donne à la phrase son sens, à la
proposition sa valeur de vérité »945. Les niveaux sémantique ou logique n’apparaissent donc
que sur le niveau énonciatif, qui détermine le dicible et le non-dicible. La formation des objets
discursifs s’appuie sur ce jeu de relations dans lequel l’énoncé se caractérise par son
référentiel.
Deuxièmement, le sujet de l’énoncé ne correspond aucunement à l’ « auteur » d’une
série de signes linguistiques. Par exemple, il est clair qu’un roman a son auteur, qui est un
individu réel, mais cela ne veut pas dire que tous les énoncés dans le roman ont le même sujet
qu’est l’individu-auteur. Bien au contraire, ces énoncés ont, chacun, un sujet différent en
fonction des contextes historiques, spatiaux ou individuels de l’histoire racontée. Foucault dit
ainsi : « Il ne faut donc pas concevoir le sujet de l’énoncé comme identique à l’auteur de la
formulation 946 . » Le sujet de l’énoncé est, plutôt qu’un individu réel, « une fonction
déterminée, mais qui n’est pas forcément la même d’un énoncé à l’autre »947, ou « une place
déterminée et vide qui peut être effectivement remplie par des individus différents »948. Le
sujet de l’énoncé, ce n’est pas l’auteur de cet énoncé, mais un individu qui peut occuper cette
place et cette fonction. Dans cette discussion, il s’agit certainement d’une sorte d’
« indifférence » que Foucault considère comme caractéristique de l’écriture contemporaine, et
qui se résume en une phrase lapidaire : « Qu’importe qui parle »949. Foucault reprend cette

944
Ibid., p. 120.
945
Ibid., p. 121.
946
Ibid., p. 125.
947
Ibid., p. 123.
948
Ibid., p. 125.
949
« Qu’est-ce qu’ un auteur ? » DE I, no 69, p. 840.
293
Chapitre IV, Partie I

indifférence qui caractérise la littérature contemporaine dans la réflexion sur la méthode, en


disant que « décrire une formulation en tant qu’énoncé ne consiste pas à analyser les rapports
entre l’auteur et ce qu’il a dit (…), mais à déterminer quelle est la position que peut et doit
occuper tout individu pour en être le sujet950. »
Troisième domaine de la fonction énonciative : si l’énoncé se produit dans le
domaine de relations auquel il est lié comme « référentiel », il s’associe inévitablement à
d’autres énoncés qui se produisent également dans ce domaine. De sorte qu’ « un énoncé a
toujours des marges peuplées d’autres énoncés »951. La spécificité d’un énoncé réside dans la
place qu’il occupe dans cet ensemble d’énoncés, ou dans les relations inter-énonciatives. Si
l’énoncé se détache de cette série énonciative, il n’est plus identique à ce qu’il était dans la
série. L’énoncé ne fonctionne comme élément singulier que lorsqu’il appartient au même
ensemble d’énoncés. Ce mode d’être d’un énoncé se distingue clairement de ceux d’une phase
ou d’une proposition, car une phrase ou une proposition demeurent toujours identiques, même
si elles sont isolées, ou déplacées dans un autre contexte. Cette singularité, qui dépend
paradoxalement du réseau d’énoncés associés, marque ainsi l’être spécifique de l’énoncé qui
ne peut se comprendre que comme « la projection directe sur le plan du langage d’une
situation déterminée ou d’un ensemble de représentations »952. En ce sens, l’énoncé est un
nœud dans le réseau plutôt qu’un « atome ». Nous pouvons dire que l’être singulier de
l’énoncé, déterminé par ces relations, n’est rien d’autres qu’historique. Ce jeu de relations
correspond à la formation des concepts dans le discours, ou plus précisément au niveau
« préconceptuel » où les concepts peuvent se former, se transformer ou se supprimer.
L’énoncé se trouve donc à ce niveau « pré » ou « infra » conceptuel.
Quatrièmement, pour qu’une série de signes linguistiques puisse être un énoncé, elle
doit avoir « une existence matérielle » 953 . Cette matérialité n’est pas un caractère
supplémentaire, mais elle est un élément intrinsèque et constituant de l’énoncé. Foucault dit
ainsi : « il faut qu’un énoncé ait une substance, un support, un lieu et une date » ; « quand ces
réquisits se modifient, il change lui-même d’identité » 954. La matérialité donne à l’énoncé une
position spatio-temporelle singulière. Or Foucault distingue cette singularité spatio-temporelle
de l’énoncé de celle de l’acte d’énonciation : alors que l’acte d’énonciation par un sujet est un

950
L’Archéologie du savoir, p. 126.
951
Ibid., p. 128.
952
Ibid., p. 130.
953
Ibid., p. 132.
954
Ibid., p. 133.
294
Chapitre IV, Partie I

événement singulier qui ne se répète pas, l’énoncé est, malgré sa matérialité, répétable.
Foucault donne un exemple de cette « matérialité répétable »955 : les diverses éditions d’un
même livre où se retrouve toujours le même jeu d’énoncés. Mais, de cet exemple, il s’avère
que la définition de la matérialité spatio-temporelle n’est pas suffisante pour comprendre la
répétition d’un énoncé. Ce ne sont pas les supports matériels, localisables dans le temps et
l’espace, qui déterminent de manière immédiate l’identité ou la répétitivité de l’énoncé. Il
s’agit plutôt d’un « ordre de l’institution », définissant des « possibilités de réinscription et de
transcription », qui délimite la matérialité énonciative956. C’est dans cet ordre que l’énoncé
peut se répéter ou varier. L’exemple des éditions d’un livre s’inscrit précisément dans cet
ordre de répétition et de variation. Mais la répétition de l’énoncé ne signifie pas seulement la
reproduction du même jeu d’énoncés dans divers supports matériels. Foucault indique qu’il
peut y avoir un seul et même énoncé qui se construit de syntaxes, de langues et de mots
totalement différents : « un discours et sa traduction simultanée » ; « un texte scientifique en
anglais et sa version française » ; « un avis sur trois colonnes en trois langues différentes »,
par exemple957. Dans tous ces cas, le même énoncé se répète sous des formes différentes.
Toute répétition de l’énoncé suppose donc la possibilité de variation, et c’est dans ce jeu de
réitération et de variation que l’on peut définir l’identité et la différence de l’énoncé958.
Foucault caractérise ce jeu comme « champ d’utilisation » dans lequel un énoncé maintient ou
change son identité au travers de plusieurs événements d’énonciation959. La répétition de
l’énoncé se produit dans ce champ, sans se référer à une forme idéale d’énoncé, qui soit
recommencée ou réactualisée. L’énoncé n’est lié à aucune de ces formes fondamentales ou
originelles, mais à ce champ d’utilisation qui lui donne la possibilité à la fois de réapparition
et de transformation. Si ce domaine correspond au segment des choix stratégiques dans la
formation discursive, c’est parce que le domaine de la matérialité indique que l’énoncé peut et
doit avoir un certain rapport avec le non-discursif, qui délimite ou exclut un ensemble

955
Ibid., p. 134.
956
Ibid., p. 136.
957
Ibid.
958
Il reste encore un problème à résoudre que Foucault n’a pas abordé : comment peut-on juger qu’un
énoncé soit identique à un autre énoncé ? La réponse est la suivante : « si le contenu informatif et les
possibilités d’utilisation sont les mêmes, on pourra dire que c’est bien ici et là le même énoncé. » (Ibid.,
p. 137.) Mais elle pose d’emblée une série de questions : qu’est-ce que « le contenu informatif » ou « les
possibilités d’utilisation » ? Cette information d’énoncé n’est-elle pas synonyme du sens d’une phrase ou
d’un texte ? Sinon, qu’est-ce qui la détermine ? À ces questions, Foucault n’a pas bien répondu. Elles
auraient pu être développées dans les études qu’il avait prévues, mais nous devons laisser ces questions à
une autre étude que la nôtre.
959
L’Archéologie du savoir., p. 137.
295
Chapitre IV, Partie I

d’énoncés, comme les choix stratégiques sont délimités par les conditions non-discursives.
Foucault définit ainsi l’énoncé par ces quatre domaines, qui établissent le niveau
constituant de la formation discursive. Dans la mesure où l’analyse de l’énoncé est corrélative
à celle, historique et régionale, de la formation discursive, la description des énoncés est
également une description d’un niveau spécifique et bien délimité, non pas une description
totale et exhaustive du langage d’une époque donnée. Mais décrire ce niveau d’énoncés pose
un problème, car, selon Foucault, l’énoncé, qui n’est pas caché, n’est pourtant pas
immédiatement visible. Le fait que l’énoncé ne soit pas caché signifie que, comme l’objet de
l’analyse énonciative est un ensemble de « choses dites », cette analyse ne tente pas de trouver
ce qui est caché derrière les énoncés. En ce sens, l’énoncé ne cache rien. Foucault le dit :
« L’analyse énonciative est donc une analyse historique, mais qui se tient hors de toute
interprétation »960. Elle ne cherche pas à construire la totalité de tout ce qui aurait été dit, à
partir d’un ensemble fini des énoncés, mais à savoir dans quelles conditions certains énoncés
ont pu effectivement apparaître, en excluant l’émergence des autres énoncés. En d’autres
termes, il s’agit de comprendre ce manque positif de l’existence énonciative, sans le lier à un
niveau plus profond ou originel.
Malgré son caractère non-caché, l’énoncé n’est pas immédiatement visible pour trois
raisons : premièrement, l’énoncé n’est pas une unité facilement repérable comme la phrase ou
la proposition ; deuxièmement, alors que on a l’habitude de penser que le langage renvoie
toujours à autre chose (les objets, les sens, les sujets, etc.) qui n’est pas présent en lui-même,
l’analyse de l’énoncé ne prend en considération que l’existence de l’énoncée elle-même, qui
est la dimension propre du langage, qui n’est liée ni au signifié, ni au signifiant ; enfin,
comme l’existence de l’énoncé est supposée par toutes les autres analyses du langage, sans
être pourtant mis en lumière, le niveau autonome de l’énoncé disparaît dès qu’il est capté dans
les analyses, linguistique, herméneutique, ou logique. Il s’agit pour l’analyse de l’énoncé de
faire apparaître ce niveau énonciatif, « ni caché, ni visible » qui se situe « à la limite du
langage »961. Limite, en ce sens que ce niveau ne définit que « la modalité de son apparition »
qui concerne « sa périphérie plutôt que son organisation interne, sa surface plutôt que son
contenu »962. Foucault affirme ce disant que ses recherches ne portent que sur ce niveau
énonciatif, et cela exclut deux autres directions possibles : d’une part, celle, transcendantale,

960
Ibid., p. 143.
961
Ibid., p. 147.
962
Ibid.
296
Chapitre IV, Partie I

selon laquelle cette surface énonciative serait « le simple déchirement d’un mutisme
fondamental », qui ne se représente que de façon fragmentaire 963 ; d’autre part, celle,
anthropologique, qui cherche à dégager « un domaine enfin affranchi de toute positivité où
pourraient se déployer la liberté du sujet, le labeur de l’être humain ou l’ouverture d’une
destination transcendantale » 964 . Foucault réitère ici son refus du transcendantal et de
l’anthropologique, qui était présent notamment dans Les Mots et les Choses. L’analyse de la
formation discursive et des énoncés constitue son propre niveau, que Foucault appelle
« pratique discursive » qui est « un ensemble de règles anonymes, historiques, toujours
déterminées dans le temps et l’espace qui ont défini à une époque donnée, et pour une aire
sociale, économique, géographique ou linguistique donnée, les conditions d’exercice de la
fonction énonciative »965. Il faut noter que la notion de pratique est totalement détachée de son
sens ordinaire, qui est l’exercice concret d’une activité par un individu ou par un groupe.
Décrire ces règles est donc faire apparaître non pas les conditions de possibilité des pratiques,
mais les pratiques elles-mêmes. Il n’est plus question de savoir, comme Foucault l’a fait dans
l’Histoire de la folie, quel est le rapport entre la structure et l’expérience, car les pratiques ne
se comprennent plus comme la référence à une structure stable, mais comme l’existence des
règles elle-même, qui se systématise et qui se transforme. Cette pratique discursive n’est
cependant pas un système lié, d’une manière indirecte mais contraignante, à d’autres pratiques
non-discursives, ou à d’autres systèmes de pratique qui, sans doute, s’organiseraient comme
règles-pratiques.
Ayant formulé ainsi l’analyse du discours et des énoncés, Foucault précise également
quelques caractéristiques de cette analyse autour de trois notions (celles de rareté,
d’extériorité et de cumul), pour insister sur la spécificité de sa méthode. Premièrement, la
notion de rareté, que Foucault tente d’opposer à celle de totalité. L’analyse des énoncés
cherche à établir « une loi de rareté », selon laquelle les énoncés se définissent comme ce qui
est toujours en déficit par rapport à ce qui aurait pu être dit dans le système grammatical
d’une langue naturelle966. Il ne s’agit donc dans ce type d’analyse que de ce qui a été
effectivement dit, c’est-à-dire les énoncés, et de la limite qui sépare les énoncés de ce qui
n’est pas dit ou de ce qui aurait pu être dit. L’analyse des énoncés ne tente donc pas de

963
Ibid.
964
Ibid., p. 148.
965
Ibid., p. 153-154.
966
Ibid., p. 156.
297
Chapitre IV, Partie I

construire en dessous de ces énoncés un système qui révélerait ce qui n’est pas dit, ou ce qui
est caché. La formation discursive n’est pas un tel système totalisateur, mais « une répartition
de lacunes, de vides, d’absences, de limites, de découpes »967. Définissant la rareté du système
énonciatif, Foucault distingue l’analyse des énoncés de l’interprétation, qui cherche à établir
une totalité à partir de cette rareté. En d’autres termes, comme les énoncés sont rares, on
comble, par l’interprétation, les lacunes entre eux pour en faire un système totalisateur et
continu, tout en multipliant, comme le fait le commentaire, les sens que chaque énoncé peut
porter. Foucault caractérise ainsi la différence entre l’interprétation et l’analyse des énoncés :
« Interpréter, c’est une manière de réagir à la pauvreté énonciative et de la compenser par la
multiplication du sens » ; « analyser une formation discursive, c’est chercher la loi de cette
pauvreté »968. L’interprétation n’est qu’une des réactions possibles face à la rareté des énoncés,
non une seule voie qui révèle l’essence des choses dites. Or cette rareté de la formation
discursive pose un autre problème qui appartient à un niveau totalement différent de la
description des énoncés, le niveau politique : la rareté des énoncés n’est pas seulement
compensée par la technique de l’interprétation, mais par un autre moyen qui assure à un
certain nombre d’individus ou de groupes l’appropriation des énoncés. Les énoncés ou le
discours ne peuvent être partagé que de façon inégale. Le discours apparaît, selon Foucault,
comme « un bien », bien « fini, limité, désirable, utile »969. Foucault reprend ici le rapport du
discursif au non-discursif qu’il a discuté à propos des choix stratégiques, dans lesquels il était
question de la propriété du discours ou du désir inscrit dans les relations discursives. Foucault
développe cependant cette thèse en précisant que ce « bien » pose « la question du pouvoir »
et, par conséquent, il est « l’objet d’une lutte, et d’une lutte politique »970. Mais soulignons
que Foucault ne tente pas ce disant de réifier le discours, comme « bien » ou « objet ». Il n’est
pas question de faire du discours une telle unité pour le pouvoir, mais de savoir quel effet le
politique fait sur le domaine discursif. Alors que Foucault ne précise pas davantage ce point
dans L’Archéologie du savoir, il l’aborde dans un texte intitulé « Réponse à une question », en
prenant le discours clinique comme exemple971. Il ne s’agit pas de chercher dans le discours
clinique une forme de reflet ou de dérivation de la pratique politique. En revanche, selon
Foucault, ils se lient « d’une manière beaucoup plus directe », dans la mesure où « la pratique

967
Ibid., p. 157.
968
Ibid., p. 158.
969
Ibid.
970
Ibid.
971
« Réponse à une question », DE I, no 58, 1968, p. 701-723.
298
Chapitre IV, Partie I

politique a transformé non le sens ni la forme du discours, mais ses conditions d’émergences,
d’insertion et de fonctionnement » : c’est « le mode d’existence du discours médical »
lui-même que la pratique politique a transformé972. Le discours est certes l’objet du pouvoir,
mais il est plutôt un domaine déterminé par un faisceau de relations, qu’une chose dont l’unité
est facilement repérable. La pratique politique concerne donc la limite du discours, en
établissant une distinction entre le dicible et le non-dicible. Le discours n’existe que dans ces
relations avec le politique, même si le domaine discursif maintient son autonomie. Il faut
cependant noter que ce rapport du discours au politique ne suppose pas l’exercice du pouvoir
par un individu ou par un groupe politique. Il s’agit toujours d’une « lutte », qui implique des
oppositions, des conflits et des croisements de forces diverses, en bref, des relations
irréductibles à la volonté d’un sujet ou d’un agent. Dans la mesure où Foucault fonde le
politique sur le modèle de la lutte, on pourrait dire qu’il entame déjà une analyse du pouvoir
qui se développera dans les années soixante-dix. Nous nous contentons cependant de signaler
le fait que, dans L’Archéologie du savoir, le politique est pensé, comme le discours, en termes
de relations.
La deuxième caractéristique est la notion d’extériorité, où il est question de traiter les
énoncés dans leur forme de l’extériorité. Cela signifie que l’analyse des énoncés ne vise pas à
dégager ce qui est caché à l’intérieur des énoncés, mais à ne lier les énoncés à « aucune forme
adverse d’intériorité », en les saisissant dans leur statut d’événement pour décrire le niveau
énonciatif comme un domaine autonome973. Foucault a insisté à plusieurs reprises sur cette
autonomie du niveau énonciatif, et il le résume : « l’analyse des énoncés s’effectue donc sans
référence à un cogito974. » L’analyse des énoncés est une pensée qui ne se réfère pas au cogito.
Enfin, troisième trait caractéristique, la notion de cumul dans l’analyse des énoncés.
On a l’habitude d’analyser le discours passé comme conservant à l’intérieur de lui les traces
ou les mémoires inertes que l’on doit déchiffrer pour leur redonner la vivacité perdue. En
d’autres termes, il s’agit de « réveiller les textes de leur sommeil actuel pour retrouver, en
incantant les marques encore lisibles à leur surface, l’éclair de leur naissance »975. L’analyse
des énoncés s’oppose totalement à cette reconstruction du sens perdu, qui est précisément la
recherche de l’origine. Les énoncés ne renvoient pas à un événement passé dont la présence

972
art. cit., p. 717-718.
973
L’Archéologie du savoir, p. 159.
974
Ibid., p. 161.
975
Ibid.. p. 162.
299
Chapitre IV, Partie I

doit être réactualisée, mais ils sont conservés grâce aux conditions qui leur sont propres, telles
que des supports matériels ou institutionnels et des pratiques sociales ou politiques. C’est dans
cette forme d’existence que les énoncés sont « rémanents ». En outre, ils s’accumulent et
s’organisent selon le mode spécifique d’additivité et de récurrence. Les énoncés ne se
succèdent pas simplement dans un domaine qui leur est propre, mais constituent en
permanence de nouveaux rapports entre eux, tout en changeant la place qu’occupent les
énoncés passés.
Ces remarques sur la rareté, l’extériorité et le cumul mettent davantage l’accent sur la
spécificité de l’analyse des énoncés et de la formation discursive, tout en l’opposant à ces
notions de totalité, de sujet transcendantal et d’origine. Dans la mesure où il ne décrit que la
positivité de ce niveau énonciatif ou discursif, Foucault se définit comme « un positiviste
heureux »976. C’est ainsi que l’analyse des énoncés et de la formation discursive se définit
comme la description d’une positivité où les unités, qui sont en apparence naturelles et
évidentes, se forment à partir d’un faisceau de relations, et se transforment sans cesse. On
peut donc dire que l’analyse des énoncés et de la formation discursive est précisément une
méthode qui permet à Foucault la dissolution non seulement des objets, mais aussi de toutes
les unités qui prétendent à la naturalité. La multiplication de l’empirique, qui s’oppose à la
pensée de la totalité, est ainsi formulée.

1.4. Positivité, a priori historique, archive

Foucault tente de préciser le statut de cette analyse de la positivité discursive en le


rapportant tantôt à certaines notions qu’il a déjà introduites dans les ouvrages précédents,
tantôt à un domaine plus large qui pourrait englober une série de recherches discursives. Pour
définir ces relations, Foucault reprend d’abord la notion de positivité, qui a été analysée en
fonction de quatre segments constituants (objet, énonciation, concepts et stratégie). La
positivité d’un discours est ici caractérisée comme ce qui détermine l’unité de ce discours « à
travers le temps, et bien au-delà des œuvres individuelles, des livres et des textes »977. C’est à
partir de cette positivité que l’on peut dire que Buffon et Linné parlent de « la même chose »
ou que l’évolutionnisme selon Darwin n’est pas dans le même champ que celui de Diderot.
Entre les thèses différentes ou éventuellement opposées l’une à l’autre, la positivité d’un

976
Ibid., p. 164.
977
Ibid., p. 166.
300
Chapitre IV, Partie I

discours définit un espace de communication. Foucault dit ainsi : « Les œuvres différentes, les
livres dispersés, toute cette masse de textes qui appartiennent à une même formation
discursive (…) communiquent par la forme de positivité de leur discours978. » En ce sens qu’il
n’y a pas de communication possible au-delà de cet espace, la positivité joue un rôle d’a
priori historique, que Foucault a déjà employé à plusieurs reprises dans ses ouvrages passés,
notamment dans Les Mots et les Choses979 : la positivité qui détermine la forme d’un discours
fonctionne comme l’a priori, dont les éléments constituants de ce discours ne peuvent
s’affranchir. Foucault distingue attentivement cette figure d’a priori historique de l’a priori
formel. Ce premier se définit comme a priori d’une histoire des choses effectivement dites,
non pas de « vérités qui pourraient n’être jamais dites, ni réellement données à
l’expérience »980. Il ne peut déterminer la forme de la vérité préalablement à toute énonciation,
mais une telle vérité, si elle existe, ne peut apparaître que de manière historique. En outre, cet
a priori ne prescrit pas les lois d’un devenir, mais se caractérise comme « l’ensemble des
règles qui caractérisent une pratique discursive »981. Or ces règles sont également à l’intérieur
de la formation discursive dont la forme est déterminée par cet a priori historique (ou la
positivité) : elles modifient de manière régulière les éléments d’une formation discursive,
mais, si ces modifications dépassent un certain seuil, ces règles elles-mêmes doivent se
transformer. En ce sens, « l’a priori des positivités n’est pas seulement le système d’une
dispersion temporelle ; il est lui-même un ensemble transformable »982. L’a priori historique
est donc « une figure purement empirique » qui n’est point identifiable avec l’a priori
formel983.
Il faut souligner le fait que chaque formation discursive a sa propre positivité, qui
fonctionne comme a priori historique, et que, en conséquence, il y a toujours des a priori
historiques à une époque donnée. Le domaine des énoncés est donc scandé par des formations
discursives et par des a priori historiques. Foucault fait apparaître ainsi le domaine où
coexistent les formations discursives, qui ont, chacune, une positivité qu’est l’a priori
historique. Dans ce domaine de pratiques discursives, Foucault constate « des systèmes qui
instaurent les énoncés comme des événements (ayant leurs conditions et leur domaine

978
Ibid., p. 167.
979
Voir par exemple : Naissance de la clinique, p. 197 ; Les Mots et les Choses, p. 13, 171, 287, 329. 355,
361, 390.
980
Ibid.
981
Ibid., p. 168.
982
Ibid.
983
Ibid.
301
Chapitre IV, Partie I

d’apparition) et des choses (comportant leur possibilité et leur champ d’utilisation) »984.
L’énoncé y est caractérisé à la fois comme événement et comme chose. Événement, parce que
les règles d’un système déterminent l’apparition singulière de chaque énoncé, et chose, parce
que la position singulière de chaque énoncé lui donne sa propre fonction qui lui permet de
s’articuler à d’autres énoncés. Cet ensemble systématisé d’énoncés comme
événements-choses forme donc le domaine de recherches de l’analyse des formations
discursives. Foucault appelle « archive » ce champ où apparaissent ces systèmes 985 .
Définissant la modalité d’énoncés comme événement (ou irruption) et comme chose (position
et fonction dans les relations), ce niveau d’archive établit les formations discursives et leur
positivité. C’est dans l’archive que les énoncés s’organisent en une formation discursive
définie, et se transforment ou, éventuellement, se suppriment. Or Foucault souligne la
spécificité du niveau d’archive, en le situant entre deux modes d’être du langage : d’une part
la langue, qui détermine « le système de construction des phrases possibles » et, d’autre part,
le corpus qui « recueille passivement les paroles prononcées »986. L’archive n’est ni une
somme des phrases possibles dans une langue ni un amoncellement inerte des choses dites,
mais, ce qui, ne se fondant que sur les choses dites, détermine les relations mobiles entre elles.
L’archive, loin d’être « la bibliothèque sans temps ni lieu de toutes les bibliothèques », est « le
système général de la formation et de la transformation des énoncés »987. Foucault oppose ici
l’archive à la bibliothèque, alors que ces deux termes désignaient presque la même chose dans
la réflexion sur la littérature. Prenant les œuvres de Mallarmé ou de Flaubert, Foucault a
montré que ces œuvres se liaient l’une à l’autre d’une manière totalement indépendante de
l’unité individuelle ou matérielle, mais constituaient un réseau du langage dans lequel les
textes ou les mots littéraires se formaient, se transformaient et communiquaient l’un avec
l’autre. C’était dans ce niveau autonome, appelé « bibliothèque imaginaire », que Foucault a
pensé le langage littéraire, pour le détacher du sujet parlant et de la tentative de le réduire à
des conditions matérielles.
Par rapport à cette définition de la « bibliothèque imaginaire », Foucault a opéré
quelques déplacements dans L’Archéologie du savoir : d’abord, alors que l’archive est
caractérisée par la mobilité des relations énonciatives, la « bibliothèque imaginaire » a été

984
Ibid., p. 169.
985
Ibid.
986
Ibid., p. 170.
987
Ibid., p. 171.
302
Chapitre IV, Partie I

centrée sur l’aspect d’un réseau spatial du langage qui n’est pas explicitement décrit comme
mobile ou changeant ; puis, l’archive n’exclut pas la possibilité que les énoncés peuvent avoir
des rapports avec le non-discursif ou le matériel selon leurs propres règles de formation,
tandis que la « bibliothèque imaginaire » s’est constituée comme un espace autonome du
langage qui prolifère « tout seul » ; enfin, alors que cette bibliothèque littéraire était sans
doute un seul espace où tout le langage littéraire pouvait s’inscrire, l’archive est une figure
purement historique ou un nom donné à des systèmes qui déterminent les formations
discursives propres à chaque époque. Les deux domaines de réflexion, sur la littérature d’une
part, sur les énoncés d’autres part, diffèrent clairement l’un de l’autre : le premier cherche à
faire apparaître un espace général de langage littéraire, et le second tente de pluraliser les
systèmes de choses dites. Mais ils partagent une question que Foucault pose sans cesse : celle
du sujet fondateur. En ce sens, la bibliothèque imaginaire et l’archive des énoncés sont deux
manières de poser cette question du sujet, dont nous examinerons ci-dessous la version de
1969.
Revenons maintenant sur la question de l’archive. Foucault remarque deux limites de
la description de l’archive : d’une part, il est impossible d’appréhender la totalité de l’archive
d’une société ou d’une époque ; d’autre part, nous ne pouvons décrire notre propre archive,
puisque c’est elle qui détermine les règles selon lesquelles le partage entre ce que nous
pouvons dire et ce qui ne l’est pas est établi. L’analyse foucaldienne s’écarte ainsi de la
pensée de la totalité ou de l’immédiateté. Sans viser à saisir l’Esprit ou le vécu, Foucault
choisit un domaine privilégié de l’analyse : « à la fois proche de nous, mais différente de notre
actualité, c’est la bordure du temps qui entoure notre présent, qui le surplombe et qui
l’indique dans son altérité ; c’est ce qui, hors de nous, nous délimite »988. L’analyse de
l’archive porte donc sur l’Autre de nous, qui délimite notre archive d’une manière extrinsèque.
Or cet Autre n’est pas, bien entendu, l’Autre absolu de la raison, comme Foucault l’a cherché
à le comprendre dans sa thèse, mais l’altérité historique, qui est définie par un ensemble de
« discours qui viennent de cesser justement d’être les nôtres », qui se trouve précisément en
« dehors de notre propre langage »989. Le dehors ne signifie pas non plus le dehors absolu de
notre raison, mais une organisation différente de la nôtre des choses dites. L’analyse de
l’archive examine donc cet Autre le plus proche de nous, car c’est la seule manière de savoir
ce que nous sommes au travers de la recherche de la systématicité passée des choses dites.

988
Ibid., p. 172. C’est nous qui soulignons.
989
Ibid.
303
Chapitre IV, Partie I

Dans la mesure où cette recherche met en question, si indirecte soit-elle, l’être de « nous »,
elle vaut pour « notre diagnostic », le terme que Foucault a déjà employé pour expliquer
l’objectif des Mots et les Choses qui tentait de montrer combien le présent est différent de tout
ce qui le précédait990. L’usage du terme est presque identique dans l’ouvrage de 1969. Pour ce
diagnostic qu’est l’analyse de l’archive, il ne s’agit pas d’établir la continuité entre l’archive
de l’Autre et la nôtre, mais de faire apparaître les ruptures entre elles, en dissipant toutes les
formes de continuité. Foucault caractérise ainsi cette analyse de l’archive : « elle nous
déprend de nos continuités ; elle dissipe cette identité temporelle où nous aimons nous
regarder nous-mêmes pour conjurer les ruptures de l’histoire » 991 . Cette déprise de la
continuité implique au moins deux conséquences, l’anti-humanisme, et l’anti-hégélianisme. À
propos de la première, Foucault affirme, avec un vocabulaire commun à celui observé dans sa
réflexion sur la littérature, que cette analyse « fait éclater l’autre, et le dehors », « là où la
pensée anthropologique interrogeait l’être de l’homme ou sa subjectivité » 992 . Dans la
littérature que Foucault a examinée, l’homme en tant que sujet parlant disparaissait dans le
murmure anonyme et impersonnel du langage ; dans l’analyse des énoncés, l’unité de
l’homme est remplacée par un faisceau de relations dont le point d’articulation peut être
occupé par un individu. De la seconde conséquence, l’analyse établit que « nous sommes
différence, que notre raison c’est la différence des discours, notre histoire la différence des
temps, notre moi la différence des masques », tout en brisant « le fil des téléologies
transcendantales »993. Insistant sur la fonction de différenciation de l’analyse de l’archive,
Foucault s’oppose clairement à la pensée de l’Identité et de l’Histoire qu’est la philosophie
hégélienne994. Cette stratégie pluraliste de Foucault que fait apparaître l’analyse positive de
l’archive est ainsi reprise dans la dimension de la réflexion philosophique de la différence, qui
se développera dans les années soixante-dix, avec un changement d’accent de l’analyse vers
le pouvoir.

990
Ibid.
991
Ibid.
992
Ibid.
993
Ibid., p. 172-173.
994
Sur ce point, nous nous référons au passage que nous avons déjà cité à l’introduction, passage consacré
à la pensée de Deleuze, où est esquissée l’opposition entre la pensée de la différence (Deleuze) et celle de
l’identité (Hegel) : « (…) comment ne pas reconnaître chez Hegel le philosophe des différences les plus
grandes, face à Leibniz, penseur des plus petites différences ? À vrai dire, la dialectique ne libère pas le
différent ; elle garantit au contraire qu’il sera toujours rattrapé. La souveraineté dialectique du même
consiste à le laisser être, mais sous la loi du négatif, comme le moment du non-être. On croit voir éclater la
subversion de l’Autre, mais en secret la contradiction travaille pour le salut de l’identique. ». « Theatrum
philosophicum », DE I, no 80, p. 958.
304
Chapitre IV, Partie I

L’analyse de l’archive est la recherche des différences, différences des formations


discursives, des sujets et des processus historiques. La mise en question des unités naturelles
effectuée d’une manière positive pose ainsi une problématisation radicale de l’identité et de la
téléologie. Foucault appelle cette analyse des différences « archéologie », qui, contrairement à
l’usage habituel du mot, se trouve « en dehors de toute métaphore géologique, sans aucune
assignation d’origine, sans le moindre geste vers le commencement d’une archè » 995 .
L’archéologie, c’est la description des « discours comme des pratiques spécifiées dans
l’élément de l’archive »996. En le disant, Foucault s’efforce de différencier cette méthode
d’une recherche du « sol » d’une culture ou d’une époque, que la discussion des Mots et les
Choses a implicitement tentée, en généralisant l’épistémè aux formes de savoir propres à une
époque. En 1966, il s’agissait pour l’archéologie de mettre en lumière « les configurations qui
ont donné lieu aux formes diverses de la connaissance empirique » 997 . Ce sont ces
configurations fondamentales définissant des formes du savoir à une époque donnée que
Foucault appelait épistémè. Au contraire, l’archéologie en 1969 délimite son objet à un
ensemble de formations discursives, qui font partie de l’archive, dont la totalité n’est jamais
descriptible. En outre, Foucault redéfinira la notion d’épistémè, en fonction des
transformations méthodologiques de ses recherches et que nous examinerons dans la section
suivante. L’archéologie ne cherche pas la totalisation impossible des formations discursives,
mais elle fait apparaître les formes positives et lacunaires de l’archive dans lesquelles les
unités quasi-naturelles apparaissent, se transforment et disparaissent. Il y a donc plusieurs
recherches archéologiques d’une archive, qui visent à décrire la dispersion plutôt que la
totalité, qui n’est pas une simple somme de chaque partie. Si l’on peut reconnaître la totalité à
une époque, à une société ou à une archive, c’est parce que l’on introduit implicitement un
principe transcendantal qui est totalement étranger à la recherche archéologique. Il s’agit pour
Foucault de mettre en doute ce principe à partir de l’archéologie qu’il a établie. Cette tâche
sera effectuée au travers de la confrontation avec l’histoire des idées, histoire qui, selon
Foucault, vise la construction de la totalité.

995
« Réponse au cercle d’épistémologie », p. 736.
996
L’Archéologie du savoir, p. 173.
997
Les Mots et les Choses, p. 13.
305
Chapitre IV, Partie I

2. Critique de l’histoire totalisatrice : Archéologie et histoire des idées

Confronter l’archéologie avec l’histoire des idées, c’est d’abord repérer deux rôles
que joue cette forme d’histoire. D’une part, cette histoire se définit comme « histoire des
à-côtés et des marges », en ce sens qu’elle ne prend pas comme objet l’histoire des sciences,
mais celle des « connaissances imparfaites, mal fondées, qui n’ont jamais pu atteindre tout au
long d’une vie obstinée la forme de la scientificité » ; elle analyse les « opinions plus que du
savoir », les « erreurs plus que de la vérité »998. D’autre part, en ce sens qu’elle parcourt les
diverses disciplines existantes pour les réinterpréter, elle est « un style d’analyse » ou « une
mise en perspective », qui se caractérise comme « la discipline des commencements et des
fins, la description des continuités obscures et des retours, la reconstitution des
développements dans la forme linéaire de l’histoire »999. Ces deux rôles, s’articulant l’un à
l’autre, expliquent bien la fonction de l’histoire des idées : partant des états prématurés d’une
connaissance ou d’une discipline, elle montre comment le germe se forme, se transforme et
s’accomplit sous une forme de la pensée, de la science ou de l’œuvre. Elle est une histoire qui
se développe autour de trois thèmes, qui sont la genèse, la continuité et la totalisation. À cette
histoire des idées, l’archéologie s’oppose totalement en se caractérisant par quelques
principes que nous avons vus ci-dessus : elle ne tente pas de trouver la continuité entre les
discours, mais de décrire la spécificité de chacun ; en traitant le discours comme
« monument », elle se dégage des unités habituelles de discours telles que l’œuvre, le sujet
créateur et les disciplines ; enfin, elle ne cherche pas à restituer ce que l’on aurait pu ou voulu
dire ou à retourner à l’origine secrète qui anime toute acte de dire. Interprétation, continuité,
sujet, origine, à toutes ces notions propres à l’histoire des idées, Foucault oppose
l’archéologie, en établissant quatre différences, à savoir « l’assignation de nouveauté »,
« l’analyse des contradictions », les « descriptions comparatives » et le « repérage des
1000
transformations » . Cette confrontation permet à Foucault de montrer combien
l’archéologie est différente de la forme totalisatrice de l’histoire, qui se fonde implicitement
sur la philosophie de la totalité.

998
L’Archéologie du savoir, p. 179.
999
Ibid., p. 180.
1000
Ibid., p. 181.
306
Chapitre IV, Partie I

2.1. L’assignation de nouveauté

L’histoire des idées est caractérisée par une « analyse bi-polaire de l’ancien et du
nouveau » qui appréhende les rapports entre des éléments divers en fonction de deux valeurs
opposées telles que traditionnel ou original, inédit ou répété1001. Foucault constate que cette
description des originalités pose, malgré son évidence apparente, deux problèmes de
méthode : celui de la ressemblance et celui de la succession. Le premier signifie que, au
niveau énonciatif, le fait que les deux énonciations utilisent les mêmes mots dans les mêmes
sens n’autorise pas à les considérer comme identiques. La ressemblance ou la dissemblance
des termes ou des sens ne permet donc pas de repérer l’originalité d’une chose dite. Quant au
second, l’ordre chronologique entre les éléments analysés n’est pas suffisant pour distinguer
l’original du répétitif au niveau discursif. Pour l’analyse archéologique, l’opposition
originalité-banalité, du point de vue soit de la ressemblance, soit de la succession, est
superficielle et non pertinente1002. L’archéologie cherche plutôt à « établir la régularité des
énoncés » qui désigne « pour toute performance verbale quelle qu’elle soit (extraordinaire, ou
banale, unique en son genre ou mille fois répétée) l’ensemble des conditions dans lesquelles
s’exerce la fonction énonciative »1003. La régularité définit « un champ effectif d’apparition »
d’énoncés, où il n’est pas question de repérer certains énoncés comme irréguliers ou déviés,
écartés d’un point central constitué des énoncés réguliers1004. L’opposition entre l’original et
le banal n’a pas de sens dans cet espace énonciatif, puisque tous les énoncés soit inédits, soit
répétés, sont déterminés par les mêmes conditions d’existence. Foucault dit ainsi :
« L’archéologie n’est pas à la quête des inventions »1005. Il ne s’agit pas pour elle d’ « établir
la liste des saints fondateurs », mais de « mettre au jour la régularité d’une pratique
discursive »1006. Il n’y pas de distinction, dans le domaine des énoncés, entre des énoncés
créateurs ou féconds et les énoncés imitateurs ou inertes, car ce domaine est constitué et
traversé par la régularité de formation et de transformation des énoncés. Cette régularité

1001
Ibid., p. 185.
1002
Foucault remarque que l’étude de l’originalité n’est possible que « dans des séries très exactement
définies, dans des ensembles dont on a établi les limites et le domaine, entre des repères qui bornent des
champs discursifs suffisamment homogènes » (Ibid., p. 187.). Il en donne un exemple, qui est l’histoire du
concept de réflexe de Willis à Prochaska. Voir : Georges Canguilhem, La formation du concept de réflexe
aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, PUF (coll. Bibliothèque de philosophie contemporaine), 1955.
1003
L’Archéologie du savoir, p. 188. C’est l’auteur qui souligne.
1004
Ibid.
1005
Ibid., p. 189.
1006
Ibid.
307
Chapitre IV, Partie I

assure donc l’homogénéité active du champ énonciatif. Or chaque domaine des énoncés a sa
propre régularité qui n’est pas identique à celle des autres domaines. Il est donc nécessaire de
décrire chaque régularité sans la réduire à une seule forme. Mais on peut décrire également,
entre ces domaines différents, des relations de hiérarchie ou de dérivation : par exemple,
partant d’un ensemble d’énoncés recteurs ayant sa propre positivité, le discours de l’Histoire
naturelle se multiplie par un certain nombre d’événements tels que les découvertes de
nouveaux objets (comme les nouvelles séries fossiles), les transformations conceptuelles ou
les émergences de notions inédites (comme la nouvelle définition du genre ou l’apparition des
notions de mammifères ou d’orgasme), etc. Certes toute forme de dérivation appartient au
discours de l’Histoire naturelle, mais, ayant sa propre régularité, elle ne peut être inscrite dans
un processus de déduction à partir de ces énoncés recteurs. Chaque dérivation constitue un
domaine autonome, et l’archéologie établit des relations hiérarchiques entre ces dérivations.
Mais Foucault souligne que cette hiérarchie entre les déviations ne correspond ni à l’ordre des
systématicités ni à celui des successions chronologiques. Elle est d’ordre archéologique, qui
n’est identifiable ni avec le principe originaire qui détermine une fois pour toutes les
dérivations possibles, ni avec l’ordre du temps. La tâche de l’archéologie est de faire
apparaître des « périodes énonciatives », qui « s’articulent, mais sans se confondre avec eux,
sur le temps des concepts, sur les phases théoriques, sur les stades de formalisation, et sur les
étapes de l’évolution linguistique »1007. L’archéologie se définit ainsi comme une méthode de
l’histoire qui a sa propre périodisation, mais elle ne vise jamais « une tentative de
périodisation totalitaire »1008. L’archéologie se différencie ainsi de l’histoire des idées sur trois
points : d’abord, cette analyse des énoncés remplace l’opposition originalité-banalité par
l’analyse des régularités énonciatives, selon laquelle tous les énoncés soit « créatifs », soit
« répétitifs », résultent de cette régularité active en permanence ; puis elle met en lumière la
pluralité des domaines énonciatifs, dont la dérivation ne peut être réduite à une origine ; enfin,
elle découvre la temporalité propre à chacun des domaines énonciatifs, qui n’est commun ni
avec l’ « époque », ni avec la chronologie linéaire.

2.2. L’analyse des contradictions

L’histoire des idées suppose d’ordinaire la cohérence du discours qu’elle analyse.

1007
Ibid., p. 194.
1008
Ibid., p. 193.
308
Chapitre IV, Partie I

Cela veut dire qu’elle cherche, au-delà des éléments divers et parfois contradictoires du
discours, une unité cachée et profonde, qui assure la cohérence du discours. En ce sens, la
cohérence n’est pas seulement le postulat méthodologique à partir duquel la recherche est
possible, mais aussi ce qui est obtenu au bout de cette recherche. En d’autres termes, pour
reconstituer la cohérence, on est obligé de la supposer préalablement à la recherche. La
cohérence apparaît donc comme « un optimum » : « le plus grand nombre possible de
contradictions résolues par les moyens les plus simples »1009. Si bien que, pour l’histoire des
idées, la contradiction n’est rien d’autre que « l’illusion d’une unité qui se cache ou qui est
cachée »1010. Or, si on peut appeler apparentes ou accidentelles ces contradictions que la
recherche fait disparaître, il y a un autre type de contradiction « fondamentale » que l’on ne
peut supprimer, et qui, au contraire, donne à toutes les contradictions mineures « un
fondement solide », comme « principe organisateur » ou « loi fondatrice et secrète »1011. Le
discours ne peut échapper à cette contradiction fondamentale, parce que c’est à partir d’elle
qu’il émerge. Elle est toujours en deçà du discours et détermine la forme qu’il prend. Foucault
dit ainsi : « La contradiction fonctionne alors, au fil du discours, comme le principe de son
historicité1012. » L’histoire des idées reconnaît donc deux niveaux de contradictions, l’une
accidentelle et l’autre fondamentale. Il n’est sans doute pas faux d’y voir une critique de la
pensée dialectique, pour laquelle la contradiction est à la fois ce qui doit être supprimé et ce
qui resurgit sans cesse. L’histoire des idées, cherchant l’unité cachée sous les contradictions,
fait apparaître la forme générale de la pensée dialectique, qu’est la contradiction fondamentale
et omniprésente, sans laquelle l’histoire, non seulement celle des idées, mais l’histoire en
générale n’existe pas. Cette contradiction, qui rend possible l’histoire elle-même, se trouve en
dehors de l’histoire. Dans la mesure où elle se réfère à ce fondement transcendantal, l’histoire
des idées est paradoxalement animée par ce qui est le moins historique. On peut donc dire que
l’histoire des idées n’est pas une histoire, mais le retour infini du fondamental.
Pour l’archéologie, les contradictions n’appartiennent ni à ce niveau fondamental, ni
au niveau accidentel. Elles sont au contraires « des objets à décrire pour eux-mêmes »1013.
Foucault se réfère à un exemple : la contradiction évidente des deux thèses dans l’Histoire
naturelle, à savoir la thèse fixiste et la thèse évolutionniste. Pour l’archéologie, il n’est pas

1009
Ibid., p. 196.
1010
Ibid., p. 197.
1011
Ibid.
1012
Ibid.
1013
Ibid., p. 198.
309
Chapitre IV, Partie I

question de résoudre cette contradiction ou de la renvoyer à l’instance originaire, mais de


localiser où ces deux affirmations se juxtaposent. Ce qui fonctionne dans ce débat comme lieu
commun, c’est la théorie de la structure, qui n’est pourtant pas « un fond de croyance générale
partagé par Linné et Buffon », mais « le principe de leur incompatibilité, la loi qui régit leur
dérivation et leur coexistence »1014. L’archéologie ne tente donc pas de faire apparaître une
thématique commune et cachée, mais de « déterminer la mesure et la forme de leur écart », en
1015
prenant comme jauge ce point d’incompatibilité . Or, comme chaque point
d’incompatibilité a sa spécificité, il n’est plus possible de penser, comme le fait l’histoire des
idées, qu’il y a la contraction qui est « présente sous mille visages, puis supprimée, enfin
restituée dans le conflit majeur où elle culmine »1016 . Il faut y substituer l’analyse des
différents types et des différents niveaux de contradiction. Foucault en donne quelques
exemples : deux types de contradiction, l’un à l’intérieur d’un discours (la thèse du caractère
animal des fossiles et celle, plus traditionnelle, de leur nature minérale) et l’autre entre deux
formations discursives (le fixisme de Linné et l’évolutionnisme de Darwin) ; les différents
niveaux se caractérisent par « une inadéquation des objets », « une divergence des modalités
énonciatives », « une incompatibilité des concepts », et « une exclusion des options
théoriques »1017. Ces oppositions ne fonctionnent pas de manière homogène. Foucault en
distingue trois fonctions : d’abord, « un développement additionnel du champ énonciatif »,
qui permet l’accumulation des nouveaux énoncés et leur articulation à ceux qui existent déjà,
sans pour autant changer la positivité du discours1018 ; puis « une réorganisation du champ
discursif », où il est question de l’application possible d’un discours à un autre niveau, tout en
maintenant les règles de formation 1019 ; enfin, certaines oppositions jouent « un rôle
critique » qui met en question l’existence et l’ « acceptabilité » d’un discours pour définir la
limite au delà de laquelle il n’est plus valable1020. Ces diverses fonctions de la contradiction
dans l’archéologie permettent de caractériser la formation discursive non pas comme le lieu
de révélation de la contradiction fondamentale, qui apparaîtrait au-delà des contradictions
accidentelles, mais comme un espace positif de conflits où les contradictions sont décrites
pour repérer à quel niveau cette incompatibilité fonctionne. Foucault résume ainsi l’enjeu de

1014
Ibid., p. 199.
1015
Ibid., p. 199.
1016
Ibid., p. 200.
1017
Ibid., p. 201-202. C’est l’auteur qui souligne.
1018
Ibid., p. 202.
1019
Ibid., p. 202-203.
1020
Ibid., p. 203.
310
Chapitre IV, Partie I

l’analyse archéologique des contradictions : « il s’agit de maintenir le discours dans ses


aspérités multiples ; et de supprimer en conséquence le thème d’une contradiction
uniformément perdue et retrouvée, résolue et toujours renaissante, dans l’élément
indifférencié du Logos1021. » L’usage du terme « Logos » est important : il n’y a pas dans
l’archéologie de place pour le Logos, que ce soit individuel ou collectif, comme instance qui
puisse surmonter toutes les contradictions pour atteindre soit un état fondamental soit une fin
ultime. L’archéologie se déprend par l’analyse de la positivité du sens dialectique de la notion
de contradiction.

2.3. Les descriptions comparatives

Contre l’instance unique et fondamentale que l’histoire des idées tente de faire
apparaître, Foucault met davantage l’accent sur la multiplicité de l’étude archéologique. La
description archéologique ne vise pas à généraliser les règles d’une formation discursive pour
établir une théorie universelle du discours, mais à limiter la portée de ces règles par
comparaison, pour souligner leur validité régionale. Dans l’Histoire de la folie et la Naissance
de la clinique, un type singulier de discours (la psychiatrie ou la médecine clinique) était
décrit pour en établir les bornes chronologiques ainsi que les interactions avec les autres
niveaux de pratiques. L’archéologie précisait par comparaison la limite horizontale
(historique) et verticale (discursif et non-discursif) d’un discours. Dans Les Mots et les Choses,
où il s’agissait de montrer l’état concomitant des plusieurs positivités distinctes dans une
même période, c’était pour le confronter avec d’autres ensembles de positivité qui ont pris sa
place à une autre époque. La comparaison archéologique a donc pour but de multiplier les
positivités discursives dans une période ou entre des époques, non pas de construire une
forme générale de discours ; elle est toujours « limitée et régionale »1022. Ce faisant, la
comparaison établit ce que Foucault appelle « enchevêtrement d’interpositivités », qui se
caractérise par cinq formes de relations entre les positivités, à savoir les isomorphismes entre
des formations différentes, le modèle commun à plusieurs formations, l’isotopie des concepts
différents dans plusieurs formations, les décalages d’usage d’une même notion pour désigner
deux éléments archéologiquement différents et les corrélations entre les positivités1023. Cette

1021
Ibid., p. 204.
1022
Ibid., p. 206.
1023
Ibid., p. 208.
311
Chapitre IV, Partie I

configuration ne définit pas seulement la coexistence de formations discursives distinctes,


mais « la loi de leurs communications »1024.
Tandis que l’archéologie décrit les relations d’interpositivités, elle cherche également
à relier le champ discursif avec des domaines non-discursifs. Foucault s’appuie sur l’exemple
de la médecine clinique, dont l’instauration est, comme il l’a montré, étroitement liée à
certains domaines de pratiques non-discursives. Deux modèles d’analyse sont évoqués pour
en montrer l’insuffisance. D’une part, l’analyse symbolique, qui voit, dans l’organisation de la
médecine clinique et le processus historique non-discursif, « deux expressions simultanées qui
se reflètent et se symbolisent l’une l’autre, qui se servent réciproquement de miroir » ou « un
jeu indéfini de renvois » entre les deux processus1025. Dans ce type d’analyse, le discursif et le
non-discursif sont deux aspects de la forme, quelle qu’elle soit, qui leur est commune. En
effet, ce parallélisme n’est, pour l’archéologie, que le résultat d’une « lecture globale à la
recherche des analogies formelles ou des translations de sens » que l’archéologie met en
œuvre1026. D’autre part, l’analyse causale, qui cherche à déterminer « dans quelle mesure les
changements politiques, ou les processus économiques, ont pu déterminer la conscience des
hommes de science »1027. Dans ce type d’analyse, certainement marxiste, le domaine discursif
repose totalement sur le non-discursif. Mais, selon Foucault, les relations causales ne sont
assignables qu’ « au niveau du contexte ou de la situation et de leur effet sur le sujet
parlant »1028. L’analyse archéologique se situe à un autre niveau que ces deux types d’analyse,
pour repérer « des rapports beaucoup moins « immédiats » que l’expression, mais beaucoup
plus directs que ceux d’une causalité relayée par la conscience des sujets parlants »1029 : pour
l’archéologie, ces deux analyses ignorent l’autonomie du domaine discursif, en le réduisant
soit à une forme concomitante et commune au non-discursif, soit à un sujet qui impose son
point de vue, sa volonté ou son intérêt pour interpréter les relations discursives, qui ne sont
point subjectives. Dans l’archéologie, le rapport du discours au non-discursif peut être assigné
à plusieurs niveaux. Prenant toujours comme exemple le discours médicale, Foucault
distingue trois niveaux de relation : d’abord, le découpage de l’objet médical est possible non
pas par les contraintes imposées par la pratique politique, mais dans les champs de formations

1024
Ibid., p. 211.
1025
Ibid., p. 212.
1026
Ibid., p. 213.
1027
Ibid., p. 212-213.
1028
Ibid., p. 213.
1029
Ibid.
312
Chapitre IV, Partie I

des objets que cette pratique politique a ouverts ; puis le statut du médecin en tant que titulaire
privilégié et presque exclusif du discours médical n’est assuré que par le champ institutionnel
qu’est l’hôpital, et par les moyens pédagogiques qui permettent la transmission systématique
du savoir ; enfin, le discours médical fonctionne dans les domaines non-discursifs comme ce
qui donne le fondement médical aux décisions administratives, en traduisant des conflits
sociaux d’un autre ordre, qui est le discours médical. L’objet de l’archéologie est donc non
seulement le niveau discursif, mais aussi ses relations avec les champs non-discursifs.
Foucault caractérise ce projet archéologique comme appartenant à la dimension d’une histoire
générale, visant à décrire une « série de séries », qui est maintenant comprise comme
ensemble de relations discursives et non-discursives, ou « tout ce domaine des institutions,
des processus économiques, des rapports sociaux sur lesquels peut s’articuler une formation
discursive »1030. La comparaison archéologique met en lumière les domaines non seulement
discursifs mais aussi non-discursifs pour en déterminer les relations. En ce sens, il ne faut pas
considérer l’archéologie comme une méthode de l’analyse discursive. Foucault suggère ici
une analyse archéologique qui concerne non seulement la série interdiscursive, mais aussi
celle de pratiques en général. Ce type d’analyse est certes à peine esquissé, nous tenterons
ci-dessous de reconstituer les objets propres à cette archéologie.

2.4. Le repérage des transformations

Le dernier point de la comparaison entre l’archéologie et l’histoire des idées porte sur
les transformations dans l’histoire. Pour l’histoire des idées, il s’agit d’analyser les
phénomènes temporels de succession et d’entraînement selon les schémas de l’évolution, pour
décrire le déploiement historique des discours, qui assure la continuité de l’histoire, des
discours, et sans doute du sujet. L’archéologie pense l’histoire tout autrement : d’une part,
comme elle recherche les règles générales d’une formation discursive qui sont uniformément
valables en tous les points du temps, les séries temporelles ne lui importent pas ; d’autre part,
si elle recourt à la chronologie, c’est seulement pour déterminer deux points, ceux de
naissance et de disparition, d’une positivité. À propos du repérage archéologique des
changements, Foucault examine deux thèmes : d’abord celui de la synchronie des formations
discursives, puis celui de la discontinuité. Ces deux thèmes, qu’il a déjà présentés par rapport

1030
Ibid., p. 215.
313
Chapitre IV, Partie I

à l’histoire des Annales et les disciplines historiques, seront ici repris comme le problème de
l’archéologie elle-même.
Employant le terme « synchronie des formations discursives », Foucault admet qu’il
y a dans l’analyse archéologique « un suspens des suites temporelles »1031. Mais cela ne
signifie pas qu’il n’y a aucune production d’énoncés nouveaux une fois que les règles
déterminent la formation discursive. Tout au contraire, l’archéologie définit la modalité selon
laquelle de nouveaux énoncés surgissent dans le champ discursif en corrélation avec des
événements extérieurs qui délimitent extrinsèquement la forme possible du champ discursif. Il
s’agit pour l’archéologie de montrer sous quelles conditions ces corrélations deviennent
possibles. Elle essaie de repérer le niveau où cette mobilité des discours se déclenche, niveau
que Foucault appelle celui de « l’embrayage événementiel »1032. À cette production possible
de nouveaux énoncés, Foucault ajoute une autre précision concernant les règles de formation,
entre lesquelles il établit des rapports hiérarchiques : « certaines sont, dit Foucault, plus
particulières et dérivent des autres »1033. Ce modèle de subordination des uns aux autres
permet d’introduire des changements temporels dans le champ énonciatif : des événements
extérieurs peuvent modifier certaines règles « inférieures » sans que les règles « supérieures »
se transforment simultanément. Si bien que ni « un schéma logique de simultanéités », ni
« une succession linéaire d’événements » ne caractérisent les règles de formation discursive.
C’est plutôt « l’entrecroisement entre des relations nécessairement successives et d’autres qui
ne le sont pas » que l’archéologie tente de repérer dans la formation discursive. Foucault
appelle ces changements partiels « vecteurs temporels de dérivation » qui se distinguent
clairement d’un bouleversement total de la positivité se fondant sur le modèle de la
simultanéité et de l’homogénéité des règles de formation. Ces deux remarques sur le
changement discursif s’opposent à deux thèmes complémentaires : l’un est celui de la
succession « absolue », qui enchaîne tous les éléments d’un discours à une loi de changement,
et l’autre, celui du niveau unique de succession discursive, selon lequel même une mutation
minime peut provoquer la réorganisation totale du discours. Foucault donne à chaque thème
un modèle, qui a longtemps imposé son image à la compréhension du discours : le premier est
« le modèle linéaire de la parole (…) où tous les événements se succèdent les uns aux autres,
sauf effet de coïncidence et de superposition » ; le second est celui « du flux de conscience

1031
Ibid., p. 217.
1032
Ibid., p. 218. Italique par l’auteur.
1033
Ibid., p. 219.
314
Chapitre IV, Partie I

dont le présent s’échappe toujours à lui-même dans l’ouverture de l’avenir et dans la rétention
du passé », et dans lequel se réorganisent sans cesse tous les éléments1034. Le discours n’est
donc lié ni à un sujet parlant ni à une conscience, mais il se caractérise comme « une pratique
qui a ses formes propres d’enchaînement et de succession », malgré la systématicité
apparemment synchronique1035. Le changement est ainsi inscrit dans l’archéologie, d’une part,
comme une loi de corrélations avec les événements extérieurs, et d’autre part, comme un
ensemble de modifications intérieures qui marquent la mobilité temporelle de la formation,
sans changer la positivité de ce système synchronique.
C’est autour du problème de la discontinuité que Foucault évoque une autre
différence entre l’archéologie et l’histoire des idées. Pour l’histoire des idées, le problème est
de réduire les discontinuités, en y cherchant les liens cachés, pour reconstituer une évolution
continue de l’ignorance à la connaissance. S’il y a d’énormes différences entre le discours de
l’Histoire naturelle et la biologie, entre l’analyse des richesses et l’économie politique, entre
la Grammaire générale et la philologie, ou entre la médecine classificatoire et la médecine
clinique, c’est, pour cette forme traditionnelle de l’histoire, parce que les historiens ne
s’aperçoivent pas encore de ce qui les relie secrètement. Comme « pour l’histoire des idées, la
différence, telle qu’elle apparaît, est erreur, ou piège », elle a à « retrouver au-dessous d’elle
une différence plus petite, et au-dessous de celle-ci, une autre plus limitée encore, et ceci
indéfiniment jusqu’à la limite idéale qui serait la non-différence de la parfaite
continuité »1036. L’archéologie refuse au contraire une telle réduction des faits discontinus : les
différences ne sont pas pour elle des obstacles à surmonter, mais des objets à analyser pour
montrer en quoi elles consistent. Foucault distingue d’abord dans le discours plusieurs plans
d’événements possibles : celui de l’émergence singulière des énoncés, celui de l’apparition
des segments de positivité (objet, énonciation, concept, stratégie), celui de la dérivation de
nouvelles règles à partir des règles existantes à l’intérieur d’une même positivité, et enfin
celui de la substitution d’une formation discursive à une autre. Comme chaque plan a sa
propre autonomie, il n’est plus possible de les analyser par une notion vague de changement.
L’archéologie effectue au contraire l’analyse des transformations pour montrer comment se
sont transformés ces plans qui se trouvent, chacun, à un niveau spécifique. Il y a du moins
quatre analyses possibles : l’analyse des différents éléments d’une formation discursive,

1034
Ibid., p. 220.
1035
Ibid., p. 221.
1036
Ibid., p. 222-223.
315
Chapitre IV, Partie I

l’analyse des segments d’une positivité, l’analyse entre les règles d’une formation discursive
et celles d’une autre (entre l’Histoire naturelle et la biologie, par exemple), et enfin l’analyse
entre diverses positivités contemporaines (entre la biologie, l’économie politique et la
philologie, par exemple). Ces niveaux se lient l’un à l’autre, mais il faut noter qu’une
transformation générale de rapports ne change pas forcément tous les éléments. Entre de
différentes formations discursives, il peut y avoir des éléments, des objets, des énonciations,
des concepts, des thèmes qui subsistent malgré la transformation du niveau le plus général1037.
En ce sens, l’archéologie analyse non seulement la discontinuité, mais aussi « des
phénomènes de continuité, de retour et de répétition » 1038 . Ces éléments continus ne
s’opposent nullement à l’archéologie, car ils ne constituent pas l’instance fondamentale de
l’identique, mais sont eux aussi effets des règles de formation des positivités. Il s’agit donc
pour l’archéologie de « montrer comment le continu est formé selon les mêmes conditions et
d’après les mêmes règles que la dispersion »1039. Cette analyse de la continuité des éléments
entre les positivités différentes prouve que chaque niveau d’analyse, malgré son articulation
aux autres niveaux, maintient sa propre temporalité et ses propres ruptures, qui ne coïncident
pas forcément avec les ruptures se produisant dans les autres niveaux. Foucault nie ainsi la
notion de rupture totale qui traverse les positivités. L’archéologie met en question l’évidence
de la notion de discontinuité. « La rupture, dit Foucault, c’est le nom donné aux
transformations qui portent sur le régime général d’une ou plusieurs formations
discursives1040. » Il n’y a plus « la synchronie des coupures », à partir de laquelle on puisse
construire l’unité d’une époque1041. Foucault revient ainsi sur la figure privilégiée pour ses
ouvrages passés : l’âge classique. Ce découpage de période auquel l’analyse foucaldienne
s’est référée sans cesse, n’est que « le nom qu’on peut donner à un enchevêtrement de
continuités et de discontinuités, de modifications internes aux positivités, de formations
discursives qui apparaissent et qui disparaissent »1042.
L’archéologie insiste ainsi sur sa spécificité, en s’opposant à l’histoire des idées.
Cette confrontation consiste en plusieurs points : l’opposition original-banal, opposition
décisive pour l’histoire des idées n’est, dans l’archéologie, qu’un résultat des règles de

1037
Foucault en donne plusieurs exemples tirés de ses ouvrages passés (Ibid., p. 226-227.)
1038
Ibid., p. 226.
1039
Ibid., p. 228.
1040
Ibid., p. 231.
1041
Ibid., p. 230.
1042
Ibid.
316
Chapitre IV, Partie I

formation discursive ; la contradiction n’a plus sa position double, à la fois accidentelle et


fondamentale, mais s’inscrit dans l’analyse archéologique de la dérivation stratégique ;
l’archéologie ne vise pas à reconstituer la totalité à partir de diverses formations discursives,
comme le fait l’histoire des idées sous le nom d’ « époque », ou de Zeitgeist, mais à maintenir
la pluralité entre elles et l’autonomie qui est irréductible à une unité totalisatrice ; en tant que
description des règles de formation, l’archéologie n’exclut pas la possibilité que les
transformations temporelles de ces règles se produisent dans une formation discursive, sans
pour autant changer les règles de formation tout entières, puisque il existe une hiérarchie entre
les règles de formation, dont les unes sont supérieures et les autres, inférieures, n’ont que des
effets limités ; ce faisant, l’archéologie reconnaît dans la formation historique plusieurs
niveaux de changement qui ont, chacun, une temporalité propre, et qui, par conséquent, ne
subissent pas une échelle chronologique commune. Alors que l’histoire des idées tente de
renvoyer la dispersion des faits parfois contradictoires à une instance fondamentale, telle le
sujet transcendantal, qui puisse faire de cette pluralité une unité ou une origine, l’archéologie
demeure dans la diversité pour en faire apparaître la régularité, en la liant non pas à l’identité
cachée et secrète, mais au principe de la différence, qui ne cesse de se multiplier selon les
règles positives de formation. L’archéologie affirme qu’il n’y a pas d’unité, d’identité,
d’instance fondatrice du discours, mais qu’il y a divers niveaux de pratique, qui, ayant leur
propre régularité, ne se réfèrent qu’à ce domaine spécifique du discursif.
Cette critique de l’histoire des idées vise à déjouer la philosophie du sujet et de
l’identité qui la sous-tend implicitement : ni le sujet, ni la loi dialectique de la contradiction ne
peuvent prendre en compte cette spécificité du discours, sans la réduire à une instance
fondamentale et intemporelle de l’identité. L’archéologie foucaldienne s’oppose totalement à
cette philosophie de l’identité et à une forme d’histoire animée par cette philosophie. Il faut
noter que cette critique de la philosophie de l’identité n’est possible que par la méthode
positive de description des formations discursives que Foucault a formulée, et qui met en
doute la naturalité des objets, des types d’énonciations, des concepts et des choix stratégique.
Dans L’Archéologie du savoir, deux voies pour penser contre Hegel, l’une empirique et
l’autre philosophique se lient étroitement dans la réflexion méthodologique.

317
Chapitre IV, Partie I

3. Savoir et domaines archéologiques

Au travers de la confrontation avec l’histoire des idées, l’archéologie se caractérise


comme une méthode de description systématique et historique des positivités de discours et
de leurs niveaux où les transformations se produisent selon la temporalité propre à chaque
niveau. Il est maintenant question de proposer les projets d’analyse archéologique que
Foucault abordera à l’avenir, en les liant à quelques domaines privilégiés. Mais avant
d’esquisser ces projets, Foucault souligne de nouveau la spécificité de l’archéologie, en la
différenciant d’une discipline semblable, c’est-à-dire l’analyse des sciences. Il est impossible
de considérer l’archéologie comme une variante ou un complément de l’analyse des sciences
pour trois raisons. Premièrement, l’archéologie ne décrit pas la formation ou la systématicité
d’une discipline, comme la psychiatrie. Ce ne sont pas des disciplines que l’archéologie prend
comme objet, car la formation discursive ne correspond aucunement au découpage d’une
discipline. Cette différence devient claire lorsqu’on voit la discussion de l’Histoire de la folie,
où il était question d’un vaste ensemble d’énoncés qui s’étend des textes juridiques, politiques,
philosophiques ou littéraires aux propos quotidiens. Ce niveau de pratiques, que la thèse de
Foucault a cherché à faire apparaître, couvre un domaine plus vaste que la psychiatrie.
Deuxièmement, l’archéologie ne vise pas à esquisser l’état préliminaire de sciences futures,
car l’Histoire naturelle, par exemple, n’anticipe point sur une biologie future, mais excluait,
de par sa propre tâche qu’est la description des vivants, la possibilité de constituer une science
de la vie. Troisièmement, bien que l’archéologie ne porte pas sur les disciplines scientifiques
ou leur préhistoire, cela ne veut pas dire que l’analyse archéologique est incompatible avec
toute forme de science. Au contraire, l’archéologie et l’analyse des sciences peuvent avoir un
domaine où elles se croisent : par exemple, la médecine clinique, objet de la Naissance de la
clinique, n’est pas une science, dans la mesure où elle se forme au croisement des pratiques de
diverses natures ; pourtant, elle n’est pas exclusive de la science, puisque la médecine clinique
s’appuie également sur certaines connaissances scientifiques. Dans la formation discursive, il
est possible qu’une science se forme, mais la formation discursive n’est pas exclusivement
destinée à la formation d’une science. Foucault résume cette position de l’archéologie par
rapport à l’analyse des sciences : « On ne peut donc identifier les formations discursives ni à
des sciences, ni à des disciplines à peine scientifiques, ni à ces figures qui dessinent de loin

318
Chapitre IV, Partie I

les sciences à venir, ni enfin à des formes qui excluent d’entrée de jeu toute scientificité1043. »
Décrivant ainsi le rapport de l’archéologie à l’analyse des sciences, Foucault tente de
définir le domaine propre de l’archéologie, qui est la formation discursive déterminée par sa
positivité des objets, des énonciations, des concepts et des stratégies. C’est cet ensemble
d’éléments ordonné par les règles de formation que Foucault appelle « savoir ». Le savoir,
c’est le synonyme de la pratique discursive, niveau propre à l’analyse des formations
discursives. Foucault dit ainsi : « il n’y a pas de savoir sans une pratique discursive définie ; et
toute pratique discursive peut se définir par le savoir qu’elle forme »1044. Alors que les
sciences peuvent trouver leur place dans ce domaine de savoir, « il y a des savoirs qui sont
indépendants des sciences (qui n’en sont ni l’esquisse historique ni l’envers vécu) »1045.
L’archéologie peut traverser « des textes « littéraires », ou « philosophiques » aussi bien que
des textes scientifiques »1046. Les recherches archéologiques peuvent ainsi se caractériser
autour de l’axe « pratique discursive-savoir-science » qui s’oppose à l’axe « conscience-
connaissance-science ». Ce second axe suppose deux domaines auxquels Foucault s’est référé
pour remarquer la spécificité de l’archéologie, à savoir l’histoire des idées et l’analyse des
sciences. Or la délimitation de ce domaine de savoir permet d’aborder le problème du rapport
entre l’idéologie et les sciences sous un angle différent. La science se forme dans le savoir, et
ne se dégage pas de ce domaine qui l’entoure, même après son accomplissement en tant que
discipline scientifique. Elle joue toujours un rôle dans le savoir. Si la science a un
fonctionnement idéologique, c’est parce que l’idéologie a prise sur elle « là où la science se
découpe sur le savoir »1047. Il n’est question ni de la « structure idéale » de la science, ni de
son « utilisation technique dans une société », ni de « la conscience des sujets qui bâtissent »,
mais de « son existence comme pratique discursive et de son fonctionnement parmi d’autres
pratiques » 1048 . Il ne faut donc pas chercher le fonctionnement idéologique dans les
affirmations scientifiques, comme si elles reflétaient directement les présupposées
philosophiques, mais remettre la science en question comme ce qui appartient à la formation
discursive, c’est-à-dire comme ayant sa propre positivité concernant les objets, les
énonciations, les concepts et les stratégies. L’analyse des sciences est donc située dans le

1043
Ibid., p. 236.
1044
Ibid., p. 238-239.
1045
Ibid., p. 238.
1046
Ibid., p. 239.
1047
Ibid., p. 241.
1048
Ibid., p. 241-242.
319
Chapitre IV, Partie I

domaine dont elles font partie, le domaine du savoir.


C’est ainsi que l’archéologie se distingue clairement de l’analyse des sciences, dont
l’objet est un élément constituant de la formation discursive. Mais, dans certaines conditions,
le domaine d’une science peut correspondre exactement à une formation discursive. Cette
correspondance est expliquée par les quatre seuils de la formation discursive, que nous avons
brièvement évoqués ci-dessus, à savoir le seuil de positivité, le seuil d’épistémologisation, le
seuil de scientificité et le seuil de formalisation. Seules les formations discursives qui ont
franchi le seuil de scientificité et celui de formalisation peuvent être appelées sciences, et sont
objets légitimes de l’analyse des sciences. Toutefois, la question pour l’archéologie réside
ailleurs. Pour l’archéologie, il est question de déterminer, pour une formation discursive, « la
répartition dans le temps de ces différents seuils, leur succession, leur décalage, leur
éventuelle coïncidence »1049. Chaque formation discursive franchit ces seuils selon son propre
ordre chronologique, qui n’est ni régulier ni homogène. Certaines passent à peine celui de
positivité ou celui d’épistémologisation, alors que d’autres atteignent le seuil de formalisation.
On ne peut donc les comparer avec les stades naturels d’une maturation biologique. Ces
quatre seuils ne représentent pas un processus d’évolution de l’obscurité à l’évidence, mais la
différence entre les modalités d’organisation d’une pratique discursive. Il est possible qu’une
formation discursive passe deux seuils presque en même temps (le seuil de positivité et celui
d’épistémologisation pour la psychopathologie, par exemple), ou que les seuils de scientificité
soient liés au passage d’une positivité à une autre. La manière de franchir progressivement ces
seuils caractérise la particularité d’une formation discursive. Il y a cependant l’exception
d’une science, qui a franchi d’un coup tous ces seuils : les mathématiques. On prend souvent
les mathématiques comme modèle de la formalisation structurelle pour les autres sciences,
mais la connaissance mathématique est certainement un mauvais exemple, que l’on ne peut
aucunement généraliser. Or la distinction de ces quatre seuils permet de se dégager d’un
partage banal, ou sans doute bachelardien, entre la science et la non-science, qui ne reconnaît
dans la science que « le cumul linéaire des vérités ou l’orthogenèse de la raison »1050. Chaque
seuil est certes irréversible une fois franchi, mais la distinction entre science et non-science est
trop simpliste. Il est nécessaire de redéfinir l’analyse des sciences et l’analyse archéologique
par rapport à ces quatre seuils.
Il y a des formes d’analyse historique qui correspondent à ces seuils. D’abord, dans

1049
Ibid., p. 244.
1050
Ibid., p. 245.
320
Chapitre IV, Partie I

l’analyse au niveau de formalisation, les éléments historiques sont d’emblée situés dans un
espace formel. À ce niveau-la, les péripéties historiques peuvent immédiatement trouver leur
place dans le plan logique et formel. Deuxièmement, l’analyse au niveau de la scientificité
tente de savoir, comment, par exemple, « un concept – chargé encore de métaphores ou de
contenus imaginaires – s’est purifié et a pu prendre statut et fonction de concept
scientifique » 1051 . L’épistémologie de Georges Canguilhem et de Gaston Bachelard est
précisément à ce niveau1052.
Alors que ces deux analyses prennent pour objet les sciences, le troisième type
d’analyse historique est proprement archéologique, dans la mesure où il s’attaque à un point
de clivage « entre les formations discursives définies par leur positivité et des figures
épistémologiques qui ne sont pas toutes forcément des sciences » 1053 . La description
archéologique cherche à faire apparaître à ce niveau toutes les relations enchevêtrées entre
positivité, savoir, figures épistémologiques et sciences. Ainsi s’esquisse l’analyse de ce niveau,
analyse du savoir dans ses rapports avec les figures épistémologiques et les sciences. Foucault
l’appelle, en reprenant le terme quelque peu énigmatique apparu dans Les Mots et les Choses,
analyse de l’ « épistémè »1054. Ce terme se définit comme « ce qui, dans la positivité des
pratiques discursives, rend possible l’existence des figures épistémologiques et des sciences »,
non pas comme, ainsi que le disent certains qui réfutent cette notion, « ce qu’on peut savoir à
une époque, compte tenu des insuffisances techniques, des habitudes mentales, ou des bornes
posées par la tradition »1055. L’épistémè, c’est l’ensemble des relations qui existe, à une
époque donnée, entre les pratiques discursives où les figures épistémologiques et les sciences
peuvent apparaître. Foucault souligne que, dans cette nouvelle définition, il n’y a aucune
référence à « l’instance d’une donation originaire qui fonderait, dans un sujet transcendantal »,
mais une référence aux « processus d’une pratique historique » 1056 . Dans la méthode
archéologique ainsi formulée, l’épistémè désigne un niveau spécifique d’analyse.
Foucault propose donc trois types de recherche dont chacun porte sur un seuil de
discours : le seuil de formalisation et celui de scientificité sont objets de l’analyse des
sciences, alors que l’analyse archéologique se déroule autour du seuil d’épistémologisation,

1051
Ibid., p. 248.
1052
Le rapport de Foucault à l’épistémologie de Bachelard et de Canguilhem, voir : Gary Gutting, Michel
Foucault’s archaeology of scientific reason, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
1053
L’Archéologie du savoir, p. 249.
1054
Ibid.
1055
Ibid., p. 251.
1056
Ibid.
321
Chapitre IV, Partie I

où l’analyse de pratiques discursives apparaît comme l’analyse de l’épistémè. Or Foucault a


caractérisé l’archéologie comme étude de l’archive. De là se pose un problème : quel est le
rapport entre l’épistémè et l’archive ? Ces deux notions ne recouvrent sans doute pas la même
chose. Si l’archive est, comme le dit Foucault, « la loi de ce qui peut être dit » ou « le système
qui régit l’apparition des énoncés comme événements singuliers », on peut penser qu’il y a,
dans l’archive, des énoncés qui sont produits comme événements singuliers selon la loi
d’apparition, mais qui ne subissent pas les règles d’une positivité qui les mettent en rapport
avec d’autres énoncés1057. C’est-à-dire qu’il y a des énoncés qui ne franchissent pas le seuil de
positivité, alors que l’analyse de l’épistémè ne concerne que les énoncés d’une formation
discursive, qui a sa propre positivité. Or Foucault entend par archive « la masse des choses
dites dans une culture, conservées, valorisées, réutilisées, répétées et transformées »1058 .
Certaines de ces choses dites se sont organisées dans des formations discursives en
franchissant des seuils, mais les autres restent sans doute dans une dispersion ou dans un
désordre sans atteindre le seuil de positivité. Il est donc possible de dire que l’archive englobe
non seulement les formations discursives appartenant au savoir, mais des énoncés qui ne
franchissent pas le seuil de positivité. L’archéologie n’est pas une méthode par laquelle la
description de tous les énoncés est possible mais sa portée est strictement limitée. En ce sens,
on peut comprendre, d’une manière différente, l’affirmation foucaldienne concernant
l’impossibilité de la description exhaustive de l’archive dans une culture ou dans une société.
Cette impossibilité n’est pas due seulement à son existence énorme et insaisissable, mais aussi
du fait qu’il y a des énoncés qui échappent, par leur mode d’existence même, à la grille
d’analyse de l’archéologie. Les énoncés apparaissent dans « les limites et les formes de la
dicibilité » sur lesquelles la recherche archéologique est possible1059. Ce reste qui échappe à
l’archéologie prouve paradoxalement qu’elle ne vise jamais une pensée de la totalité, et
qu’elle ne nie même pas, nous semble-t-il, que ce reste puisse obtenir une certaine régularité,
soit archéologique ou soit d’une autre sorte, par des transformations historiques. La limite de
l’archéologie doit donc être considérée comme élément positif de l’analyse.
Nous nous contentons de signaler cette possibilité de développer ce reste, pour
examiner les projets archéologiques proposés par Foucault qui, analysant la régularité d’un
savoir, ne vise pas à y faire apparaître des figures épistémologiques et des sciences. Ces

1057
Ibid., p. 170.
1058
« La naissance d’un monde », DE I, no 68, 1969, p. 814.
1059
« Réponse à une question », p. 709.
322
Chapitre IV, Partie I

projets se développeront au cours de la pensée foucaldienne dans les années soixante-dix, tout
en subissant des modifications considérables. Premièrement, une analyse de la sexualité qui
chercherait à montrer « comment les interdits, les exclusions, les limites, les valorisations, les
libertés, les transgressions de la sexualité, toutes ses manifestations, verbales ou non, sont
liées à une pratique discursive déterminée »1060. Il s’agit en outre d’étudier une certaine
« manière de parler » de la sexualité ; l’analyse de cette manière ne s’orienterait pas vers
l’épistémè, mais vers « l’éthique »1061. Nous remarquons que ce projet ne se réalisera pas
comme annoncé, et que manquent deux thèmes qui deviendront fondamentaux dans la pensée
foucaldienne ultérieure, à savoir l’assujettissement et la subjectivation. Mais il n’est pas
maintenant question de comparer ce qu’il annonce avec ce qui se fera réellement. Nous
examinerons les thèmes concernant le sujet dans les parties suivantes. Notons ici, simplement,
le fait que l’analyse de la sexualité vise une formation discursive, dépassant le seuil de
positivité, et restant pourtant à ce niveau sans se diriger vers le seuil d’épistémologisation.
Le deuxième projet tente d’analyser la peinture. Il ne s’agit pas de « reconstituer le
discours latent du peintre » pour lier les tableaux à son « auteur », mais de savoir « si l’espace,
la distance, la profondeur, la couleur, la lumière, les proportions, les volumes, les contours
n’ont pas été, à l’époque envisagée, nommés, énoncés, conceptualisés dans une pratique
discursive », qui « prend corps dans des techniques et dans des effets »1062. C’est précisément
ce que Foucault a fait dans le premier chapitre des Mots et les Choses, où Les Suivantes de
Velázquez est analysé comme une figure emblématique de l’épistémè classique 1063 . La
peinture est donc une formation discursive qui a sa propre positivité, même si cet objet
d’analyse ne vise pas non plus à former une connaissance scientifique.
Enfin, troisièmement, l’archéologie analyse le savoir politique « dans la direction des
comportements, des luttes, des conflits, des décisions et des tactiques »1064. Il est question des
règles de positivité d’une pratique politique et discursive, qui ne se réduit ni aux efforts de la
théorisation de ce niveau pratique, ni à l’application d’une théorie déjà établie. Une telle
recherche permettrait de saisir « le lieu d’articulation d’une pratique et d’une théorie

1060
L’Archéologie du savoir, p. 252.
1061
Ibid., p. 253.
1062
Ibid.
1063
Foucault prononcera en 1971 une conférence sur la peinture de Manet, où il reprendra la manière dont
il a analysé Les suivantes, en fixant trois axes : celui de l’espace, celui de la lumière, et celui du spectateur.
Voir : La peinture de Manet, suivi de Michel Foucault, un regard, dir., par Maryvonne Saison, Paris, Le
Seuil (coll. traces écrites), 2004.
1064
L’Archéologie du savoir, p. 254.
323
Chapitre IV, Partie I

politiques », sans passer par « l’instance d’une conscience individuelle ou collective »1065.
Certes ces projets ne se réaliseront jamais sous la forme ici présentée, mais il est
important que Foucault souligne encore une fois la différence entre l’archéologie et l’analyse
des sciences, en montrant que les domaines qu’explore l’archéologie ne se limitent pas aux
savoirs scientifiques. Si son analyse dans les ouvrages passés est centrée sur les formations
discursives au seuil d’épistémologisation, c’est parce que la plupart des formations
discursives ont tendance à s’épistémologiser sans cesse. On peut constater que ce processus
d’épistémologisation des positivités s’est massivement déroulé à l’âge classique. C’est pour
cette raison que cette période historique est privilégiée par l’analyse foucaldienne. Les trois
projets d’analyse suggèrent l’archéologie possible d’un savoir, qui, après avoir franchi le seuil
d’épistémologisation, ne vise pas la scientificité, tout en multipliant les énoncés dans cet
espace intermédiaire mais autonome, ayant sa propre positivité.

4. L’archéologie sans sujet parlant : rapprochement avec la littérature

À la fin de l’ouvrage, où il a cherché à déterminer soigneusement la méthode de sa


pensée ou à préciser d’où il parle, Foucault introduit soudain une forme ironique pour
terminer la discussion de méthode : le dialogue entre deux locuteurs, dont l’un représente la
position de Foucault, et l’autre celui qui lui apporte la contradiction. Mais, dans ce texte,
l’identification du premier locuteur avec Foucault est attentivement évitée. Nous avons déjà
trouvé cette forme de dialogue anonyme à la fin de l’introduction de cet ouvrage1066, ainsi que
dans plusieurs textes, par exemple, l’introduction aux Dialogues de Rousseau et le dernier
chapitre de Raymond Roussel1067. Dans ces textes aussi, la référence au nom de l’auteur était
minutieusement contournée, même si la thèse soutenue est exactement celle de Foucault. Il est
évident que cette forme de dialogue n’est pas choisie par hasard. Sans doute Foucault
procède-t-il à un jeu pour se déprendre de la position d’auteur de son propre discours, car ce
sujet parlant qu’est l’auteur fonctionne comme une instance transcendantale qui donne sens et
la cohérence à un ensemble de choses dites. Entre le locuteur dans le dialogue et l’auteur de

1065
Ibid.
1066
Ibid., p. 28.
1067
On peut y ajouter un dialogue très bref, inséré à la fin de la nouvelle préface de l’Histoire de la folie,
que Foucault a écrite avec « répugnance » : « - Mais vous venez de faire une préface. / - Du moins est-elle
courte. » (Histoire de la folie, p. 11.)
324
Chapitre IV, Partie I

L’Archéologie du savoir, il y a un décalage, par lequel l’unité de ce livre, assurée par un sujet,
est mise en question. Dans cette forme de dialogue, les deux locuteurs n’arrivent pas à une
synthèse par laquelle se confirme l’unité de la discussion, qui correspondrait à l’unité de
l’auteur. En ce sens, ce dialogue est, comme Foucault l’a déjà vu dans Le Neveu de Rameau,
une forme possible de pensée non-dialectique. Foucault applique ce faisant un résultat de son
analyse à son propre discours : si un des enjeux de ce livre est de « définir les positions et les
fonctions que le sujet pouvait occuper dans la diversité des discours », sans exclure le
problème du sujet, c’est à Foucault lui-même, en tant qu’auteur, que s’adresse cette
multiplication des fonctions de sujet1068. Cette tentative serait contradictoire, si elle se faisait
sans aucun changement de ton, par rapport aux parties précédentes du livre, dont la cohérence
reposait sur l’identité du narrateur. Il y a donc dans ce dialogue deux tâches différentes :
présenter de manière cohérente une thèse selon laquelle l’archéologie se formule, et ne pas
assurer l’unité de cette thèse en recourant à un sujet qui lui est extérieur. La forme du dialogue
remplit ces deux conditions : le locuteur reste toujours anonyme, alors qu’il se prétend auteur
du livre, en disant à plusieurs reprises « mon discours »1069. Le discours est possédé par ce
locuteur anonyme. Ce jeu de l’appropriation et de l’anonymat, Foucault le manifeste déjà au
début du livre : « Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même »1070.
S’il écrit, c’est pour « n’avoir plus de visage »1071. Et le locuteur anonyme le confirme : « mon
discours, loin de déterminer le lieu d’où il parle, esquive le sol où il pourrait prendre
appui »1072. Il refuse également de situer son discours dans une discipline déjà établie, soit la
philosophie soit l’histoire : « Si la philosophie est mémoire ou retour de l’origine, ce que je
fais ne peut, en aucun cas, être considéré comme philosophie ; et si l’histoire de la pensée
consiste à redonner vie à des figures à demi effacées, ce que je fais n’est pas non plus
histoire1073. » L’archéologie se trouve dans une position indécise, où elle n’a pas d’identité, d’
« état-civil »1074. C’est à partir de ce refus de toute identité que l’archéologie se définit ou se
redéfinit.
Multipliant les positions qu’occupe le sujet, l’archéologie fait apparaître plusieurs
niveaux de transformations, qui ont, chacun, une propre temporalité en se liant l’un à l’autre.

1068
L’Archéologie du savoir, p. 261.
1069
Ibid., p. 267, 271, 274,
1070
Ibid., p. 28.
1071
Ibid.
1072
Ibid., p. 267.
1073
Ibid., p. 268.
1074
Ibid., p. 267.
325
Chapitre IV, Partie I

C’est ainsi que l’histoire se décrit comme un ensemble de niveaux hétérogènes et dispersés,
qu’aucune téléologie ne réduit à une origine ou à une fin. À une telle téléologie, qui cherche à
trouver une unité ou une identité sous la dispersion des choses, l’archéologie s’oppose comme
une tentative de différenciation infinie : « Il s’agit de déployer une dispersion qu’on ne peut
jamais ramener à un système unique de différences, (…) ; il s’agit d’opérer un décentrement
qui ne laisse de privilège à aucun centre1075. » Or l’archéologie n’échappe pas non plus à ce
mouvement de décentrement, dans la mesure où ses problèmes se croisent avec les questions
posées dans des domaines différents tels que la psychanalyse (par rapport à la définition des
positions différentes du sujet hors toute référence à une subjectivité psychologique),
l’épistémologie (par la description des règles de formation des concepts et leurs modes de
succession, d’enchaînement), l’analyse des formations sociales (au travers de l’analyse des
conditions d’appropriation des discours). Si bien qu’elle peut être une « théorie
enveloppante » qui fait apparaître ce domaine spécifique qu’est l’archive pour intégrer les
analyses possibles à d’autres domaines. On peut cependant dire qu’elle ne joue que le rôle
d’un « instrument » qui permet d’articuler divers types d’analyse contemporaine. En ce sens,
plutôt qu’une théorie générale, l’archéologie est « le nom donné à une certaine part de la
conjoncture théorique qui est celle d’aujourd’hui » 1076 . L’archéologie peut, à la limite,
disparaître. En admettant que cette disparition éventuelle dépendra d’une raison indépendante
de sa volonté, le locuteur dit : « J’accepte que mon discours s’efface comme la figure qui a pu
le porter jusqu’ici 1077 . » Ce n’est pas un sujet quelconque qui est responsable de cet
effacement, mais c’est la transformation d’une pratique discursive elle-même qui va marquer
cette « fin » de l’archéologie. Le discours archéologique s’inscrit donc dans ce qu’elle fait
apparaître, c’est-à-dire les formations discursives. Là, la possibilité de changer le discours est
affirmée d’une manière radicale : le changement d’un discours peut être auto-effacement ; ce
n’est pas la souveraineté du sujet, mais un ensemble de règles de formation, qui effectue ce
processus. Si Foucault lui-même, l’auteur, affirmait la possibilité de la disparition, il risquerait
sans doute de suspendre la validité de toute la discussion, et se trouverait capté dans un cercle
vicieux où les éléments contradictoires renverraient infiniment l’un à l’autre. Mais c’est le
locuteur anonyme qui met à l’épreuve l’archéologie, en s’écartant de la figure de l’auteur. Ce
processus de réflexion sur la méthode formulée, loin d’affirmer sa validité et son applicabilité,

1075
Ibid.
1076
Ibid., p. 271.
1077
Ibid.
326
Chapitre IV, Partie I

la place dans un espace d’énoncés dispersés que l’archéologie met en lumière. En conclusion
de son livre sur la méthode, Foucault met en doute de manière exhaustive l’unité de l’œuvre,
du livre et de l’auteur. Même son propre ouvrage n’est pas une exception. Cet effacement de
la figure du sujet débouche dans la réflexion foucaldienne sur la littérature, où l’espace du
langage efface toute subjectivité, tout en faisant proliférer infiniment les mots. Le langage
littéraire et l’espace des énoncés se rapprochent ainsi l’un de l’autre, dans la mesure où, dans
ces espaces, il n’y a pas de place pour le sujet fondateur, créatif et universel. L’archéologie
annonce la mort du sujet d’une autre manière que celle des Mots et les Choses. Répondant à
une question de son interlocuteur, le locuteur anonyme affirme que « le discours n’est pas la
vie » ; « en lui, vous ne vous réconcilierez pas avec la mort »1078. Comme la littérature
contemporaine a mis un terme à la souveraineté du sujet, l’archéologie exclut l’identité du
sujet de l’espace de différenciation des discours qui s’organisent selon leurs propres règles.
L’Archéologie du savoir a ainsi accompli quatre tâches : formuler une méthode qui
traversait implicitement les ouvrages passés en rectifiant et en réinterprétant le parcours de
pensée foucaldienne ; opposer cette méthode à une variante de la philosophie du sujet dans le
domaine de l’histoire, qu’est l’histoire des idées ; établir l’autonomie de la méthode
archéologique par rapport à d’autres formes d’analyse, en esquissant des domaines possibles
d’analyse au futur ; enfin, en appliquant le résultat de la réflexion méthodologique sur
l’archéologie elle-même, faire apparaître la parenté entre l’analyse archéologique et la
réflexion sur la littérature. L’archéologie se définit ainsi comme une méthode pour écrire une
histoire positive, qui ne vise aucune totalité, aucune synthèse, que la philosophie de l’histoire
traditionnelle a sans cesse recherchées. À la totalité de la raison, l’archéologie oppose un
Autre, qui n’est plus le pur dehors de la raison, mais la pluralité des formations discursives,
qui est totalement étrangère à la Raison, de par l’impossibilité d’y trouver une unité cachée.
L’Autre apparaît donc à l’intérieur de la raison elle-même, sous la forme des domaines
rationnels dont les règles de formation différent les unes des autres. L’Esprit hégélien n’a plus
de place dans cette sphère rationnelle. Avec ce livre de 1969, la pensée foucaldienne a redéfini
sa pensée pour ouvrir un domaine de recherches que parcourra l’archéologie.
Mais, comme nous le savons, Foucault ne suivra pas la voie que L’Archéologie du
savoir a frayée. Alors que notre deuxième partie discutera la période suivante, période
« généalogique », nous voudrions, avant d’y passer, nous arrêter à cette période

1078
Ibid., p. 275.
327
Chapitre IV, Partie I

« archéologique », pour en faire un bilan ainsi que pour remarquer le reste de la pensée.

328
CONCLUSION

Pour finir l’examen de la période archéologique de la pensée foucaldienne, nous


voudrions la revoir à la lumière de notre point de départ, c’est-à-dire le rapport de la
philosophie à la non-philosophie. Nous avons décidé de poursuivre l’exploration de ce rapport
philosophie/non-philosophie au travers du problème de l’histoire, tout en cherchant à nous
déprendre d’une philosophie qui tente de réduire toute confrontation à la totalité de l’Esprit :
la philosophie hégélienne. Il nous semble que les efforts de Michel Foucault s’inscrivent
précisément dans ce type de relation, et qu’ils se définissent par deux directions de recherches
pour penser contre Hegel. La première se déroule dans la critique philosophique de la
dialectique, qui propose la possibilité d’une pensée non-dialectique, et la seconde s’appuie sur
la critique positive et historique de la naturalité des objets. C’est autour de ces deux directions
que nous récapitulerons la discussion que nous avons développée dans les quatre chapitres de
cette partie.
Nous avons tenté, dans la première partie, de démontrer comment ces deux directions
apparaissent dans les aspects divers de sa pensée. L’examen détaillé de l’Histoire de la folie et
de la Naissance de la clinique nous a permis de repérer, au travers de la mise en question de la
naturalité soit de la folie, soit du regard médical, l’existence de ce que la pensée de type
dialectique ne peut réduire à la totalité de la raison, c’est-à-dire la déraison et la mort, qui
échappent également à la discussion foucaldienne elle-même. C’est en raison de cette
extériorité double de la déraison et de la mort, double par rapport à la dialectique totalisante et
à l’histoire, que nous avons consacré le deuxième chapitre à une série de réflexions
foucaldiennes sur la littérature, où est décrite la possibilité d’une pensée « littéraire », qui, se
définissant non-dialectique, esquisse un espace de langage autonome ne se référant qu’à
lui-même. De là, deux conséquences majeures : d’une part, la disparition des liens naturels
entre mots et choses, et d’autre part, celle du sujet qui parle, donnant l’unité au discours.
Foucault aborde d’une manière historique ce problème du sujet parlant et de son statut
fondateur dans Les Mots et les Choses, où nous nous sommes efforcés de faire apparaître les
deux versions de l’histoire, l’une de l’homme comme un objet naturel, et l’autre du langage,
réinscrit cette fois-ci dans l’histoire. Les trois épistémès, dont la succession ne suit jamais
l’ordre dialectique, et qui ne laissent point une place fondamentale au sujet, valent une
critique historico-philosophique de la philosophie de la totalité. Enfin, nous avons montré
Conclusion, Partie I

comment Foucault a articulé la méthode positive de description des formations discursives à


la critique de l’instance totalisante qu’est le sujet, au travers de l’opposition entre
l’archéologie et l’histoire des idées. L’archéologie consiste à penser le multiple sous forme
historique.
Dans la période archéologique, la réflexion sur la multiplicité se déroule dans la
description des structures, que Foucault appelle différemment dans chaque ouvrage : la
structure d’expérience, l’a priori historique, l’épistémè ou la formation discursive. La
naturalité des objets n’apparaît qu’à la surface d’une structure qui les fait exister, et cette
naturalité aura un jour à disparaître, puisque cette structure ne peut être que locale et
qu’historique. Si la description positive des objets naturels est une pensée anti-dialectique,
c’est parce qu’elle met en lumière la pluralité des structures de pratique, qui sont irréductibles
à une seule structure universelle, qui se situerait à la fin du parcours dialectique de l’Esprit.
Les objets divers de la période archéologique prouvent non seulement le « développement »
de la pensée foucaldienne, mais aussi le fait que l’archéologie ne vise jamais à établir une
théorie ou un système, mais à disloquer une telle systématicité totalisante par les structures
locales et historiques qu’elle dégage. L’archéologie se lance et se relance dans les domaines
historiques. La recherche ne peut cependant ne pas laisser un certain reste qui n’est pas inclus
dans la réflexion. Le reste est non seulement inévitable, mais productif dans la description de
l’histoire ainsi que dans la pensée foucaldienne elle-même. D’une part, Foucault fait jouer à
plusieurs reprises ce reste pour expliquer la récurrence persistante de la déraison à la folie ou
la formation d’une nouvelle épistémè dans les marges de l’épistémè existante. D’autre part,
c’est en revisitant ce reste dans les ouvrages précédents que Foucault peut recommencer une
nouvelle série de réflexions, pour saisir de manière différente ce qui a échappé à la pensée. La
pensée foucaldienne dans la période archéologique est caractérisée par ce reste, qui est à la
fois l’objet de la description historique et sa limite et n’est franchissable que par une autre
étude. Le reste, c’est un lieu où la philosophie se confronte avec la non-philosophie. Comme
Foucault lui-même le dit dans l’hommage à Jean Hyppolite, c’est précisément une « mise en
œuvre sérieuse du jeu de la philosophie et de la non-philosophie »1079.
Si la pensée foucaldienne dans la période archéologique se résume ainsi, il s’agit
maintenant de savoir quels sont les déplacements qui se produisent dans la période
généalogique. Il y aura au moins deux axes d’analyse : premièrement, se posera la question du

1079
« Jean Hyppolite, 1907-1968 », DE I, no 67, 1969, p.812.
330
Conclusion, Partie I

non-discursif, qui était occultée dans les deux derniers ouvrages de la période archéologique ;
deuxièmement, le problème du sujet réapparaîtra non pas comme simple disparition dans le
langage ou une structure, mais comme constitué dans les relations enchevêtrées de pratiques.
Au croisement de ces deux questions, apparaît la notion dominante dans la période de la
généalogie, qui est, bien sûr, celle du pouvoir. Nous analyserons dans la partie suivante le
reste que l’archéologie foucaldienne jusqu’à 1969 n’a pas approfondi. Il n’est question ni
d’introduire une coupure nette entre ces deux périodes, ni de découvrir une continuité entre
elles. Au contraire, nous voudrions faire apparaître quelle sorte de systématicité organisera les
éléments déjà connus dans la période archéologique, en faisant intervenir une série de
discussions et de notions inédites dans la pensée foucaldienne.

331
DEUXIÈME PARTIE

GÉNÉALOGIE, POUVOIR, SAVOIR

INTRODUCTION

Nous analyserons dans cette partie une période où la pensée foucaldienne se


transforme considérablement par rapport à ce qu’elle était dans les années précédentes. Dans
cette période, celle de la généalogie, caractérisée par un changement important des objets de
recherche, il y a passage des pratiques discursives aux pratiques non-discursives. Alors que
certaines formes de pratiques non-discursives ont été examinées dans la période
archéologique, surtout dans l’Histoire de la folie (la maison d’internement, l’asile) et la
Naissance de la clinique (l’hôpital), cet aspect non-discursif est passé à l’arrière-plan au fur et
à mesure que la pensée foucaldienne se centre davantage sur le problème des systématicités
historiques de discours. Foucault était autant conscient de ces deux pôles qui traversent sa
pensée, et soulignait que l’analyse du discours serait articulée à celle du non-discursif,
puisque aucun domaine discursif ne peut exclure les rapports avec les éléments non-discursifs.
Si L’Archéologie du savoir a mené à terme, aussi provisoirement que ce soit, l’analyse du
discursif par la formulation d’une méthode, il s’agit sans doute pour Foucault de se diriger
cette fois-ci vers le non-discursif. De ce point de vue, on peut bien comprendre pourquoi il est
question au début des années soixante-dix des éléments non-discursifs, du corps, par exemple.
Ce retournement d’analyse s’inscrit bien dans le mouvement perpendiculaire entre le discursif
et le non-discursif.
Mais nous ne prétendons pas ce disant que Foucault vise simplement à compléter ou
à prolonger les recherches archéologiques. C’est au contraire un remaniement total de la
pensée, qui reprend son propre passé, non pas pour l’annuler, mais pour s’en différencier et
éventuellement pour s’en déprendre. Foucault commence ce parcours dans sa leçon
inaugurale au Collège de France, L’Ordre du discours, où il revient sur sa période
Introduction, Partie II

archéologique pour ouvrir une nouvelle série de recherches 1080 . Nous constaterons que
Foucault se réfère aux éléments ou aux problèmes qu’il a déjà examinés dans la période
archéologique, et qu’il y insère très discrètement un ensemble d’éléments inédits, pour ainsi
dire généalogique. Il ne s’agit pas là d’une rupture entre deux périodes, mais d’une reprise de
son passé. Il nous faudra donc voir de près ce qui se passe dans ce texte sans le réduire à une
coupure brutale et totalisante avec l’archéologie.
Si L’Ordre du discours peut se comprendre comme une reprise de l’archéologie, il y
a une autre série de textes où Foucault tente de déterminer, sans s’attacher à l’archéologie, les
objets propres à la généalogie, en ayant recours à une figure philologique ou philosophique
que la pensée foucaldienne a décrite tantôt comme éclat de la Déraison dans les temps
modernes, tantôt comme déprise possible de la pensée anthropologique : il s’agit bien entendu
de Nietzsche. Ce philosophe allemand était certes toujours présent dans la période
archéologique, mais son rôle était essentiellement de faire apparaître certaines limites de la
structure historique de la raison. En ce sens, on peut dire que sa position était quelque peu
marginale. En revanche, dans la période généalogique, la pensée nietzschéenne occupe une
place suffisamment importante pour qu’un nouveau lien entre la philosophie et la
non-philosophie puisse se nouer. À partir de Nietzsche, Foucault définit les enjeux
philosophico-historiques de la généalogie, qui consiste à analyser le mécanisme du pouvoir et
à dévoiler la pluralité et l’hétérogénéité des processus historiques. Penser contre Hegel est, au
moins au point de départ de la période généalogique, penser avec Nietzsche, ou, plus
précisément, faire l’usage de la pensée nietzschéenne pour penser contre Hegel. Usage qui
n’est pas nécessairement fidèle à Nietzsche. Il s’agit plutôt de reprendre une série de questions
posées par Nietzsche, dans une nouvelle problématique, propre à la généalogie foucaldienne.
C’est dans cette reprise généalogique de l’archéologie et de la pensée nietzschéenne
que nous voudrions déterminer deux directions de la recherche foucaldienne pour penser
contre Hegel : la critique, du point de vue philosophique, de la dialectique d’une part, et la
dissolution positive des objets naturels d’autre part. La première sera d’abord insérée dans une
série de questions de méthode qui se poseront au travers de l’usage de Nietzsche, puis se
retrouvera dans les recherches historiques, dans lesquelles il s’agit d’effectuer la mise en
question de la naturalité des choses en suivant la seconde direction. Nous examinerons donc
dans cette partie comment ces deux directions d’analyse apparaîtront dans la période

1080
L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.
333
Introduction, Partie II

généalogique, et quels déplacements se produiront dans ce parcours de pensée.


Pour atteindre cet objectif, il nous faudra examiner aussi attentivement que possible
un ensemble de textes dont la nature n’est point homogène : les livres, les conférences, les
cours, les entretiens, les préfaces ou les comptes-rendus n’occupent pas la même position
dans le corpus de la pensée foucaldienne. Ces textes ne construisent pas non plus un système
unique de la pensée foucaldienne. Ils sont des efforts incessants, multiformes, et parfois
contradictoires pour penser dans un domaine d’objets historico-philosophoiques. Certains
efforts sont repris, développés et intégrés dans une série plus vaste de réflexions, mais
d’autres sont détournés, raturés ou abandonnés. La pensée foucaldienne apparaît dans ces
textes comme un ensemble d’essais, où les idées ou les hypothèses sont sans cesse mises à
l’épreuve. Les cours au Collège de France en sont précisément des exemples. Ils ne
constituent pas une série lisse de réflexions qui se terminera par la publication d’un livre, mais
bien plutôt un laboratoire, où les expériences de pensée s’enchaînent, s’opposent ou se
suppriment1081. Si bien que nous ne devons pas penser que tel ou tel texte fait partie d’un
système général de pensée ou d’un processus vers l’accomplissement d’une philosophie, mais
il faut faire apparaître la singularité de chaque texte et leur disparité, pour bien repérer quelle
sorte de rapport existe entre ces essais de pensée.
Cette diversité des sources pose également un problème que nous n’avons pas
rencontré dans l’analyse de l’archéologie, où nous avons pu organiser notre analyse autour
des ouvrages principaux et où le découpage des chapitres suivait l’ordre chronologique de
leur publication, excepté le deuxième (l’usage foucaldien de la littérature). Dans la période
généalogique, une telle analyse liée à la chronologie de publication ne sera plus possible, car,
dans ces sources hétérogènes, plusieurs séries de problèmes se développent simultanément,
tout en se croisant l’une l’autre. Surveiller et punir et La Volonté de savoir donnent un point
final, en un sens, à la pensée généalogique, mais ces deux ouvrages ne représentent ni la
totalité de la pensée généalogique, ni la multiplicité des problèmes. Il nous faudra donc
décrire chacune de ces séries de questionnements d’une part et leur enchevêtrement d’autre
part. Si tel est notre objectif, nous serons obligés de renverser éventuellement le fil
chronologique, pour suivre le développement de certaines questions sur lesquelles Foucault
revient sans cesse dans toute la période généalogique. Cela ne signifie cependant pas que nous

1081
Sur ce point, voir : Guillaume Le Blanc et Jean Terrel, « Foucault au Collège de France : un itinéraire »,
Foucault au Collège de France : un itinéraire, Bordeaux, Presses Universitaire de Bordeaux (coll. Histoire
des pensées), 2003, p. 7-26.
334
Introduction, Partie II

viserons à éliminer de notre analyse l’ordre chronologique, mais, que nous chercherons à faire
apparaître dans la pensée foucaldienne plusieurs séries de questions qui ont, chacune, leur
propre ordre chronologique. Ce que nous aurons à faire, c’est de savoir en quoi consiste la
particularité de chaque série, tout en établissant entre elles un faisceau de relations, qui
caractérise la généalogie foucaldienne. C’est pour cette raison que notre analyse dans cette
partie se construira dans un certain « désordre » chronologique, qui est, en réalité, la
coexistence de plusieurs ordres temporels de pensée.
La discussion dans cette partie s’organisera en cinq chapitres dont chacun abordera
un problème. Dans le premier chapitre, il sera question de la formation de la généalogie. Nous
partirons d’abord des deux textes du début de cette période, à savoir L’Ordre du discours et
« Nietzsche, généalogie, histoire » pour bien repérer le moment charnière entre l’archéologie
et la généalogie, et des éléments de pensée généalogique, tels la lutte, les relations de force, le
corps, et le pouvoir1082. Ensuite, en nous appuyant en particulier sur une série de conférences
prononcées au Brésil en 1974, qui s’intitule « La vérité et les formes juridiques », ainsi que
sur Le Pouvoir psychiatrique, cours au Collège de France 1973-1974, nous tenterons de
montrer comment les objets propres à la généalogie, notamment les notions de pouvoir-savoir
et de pouvoir disciplinaire, se constituent dans une série de réflexion
philosophico-historiques 1083 . Il s’agira également de savoir comment l’analyse de la
psychiatrie que Foucault a déjà développée dans la période archéologique est reprise dans la
problématique généalogique. Cette comparaison nous permettra de remarquer à la fois la
continuité et la discontinuité entre la généalogie et l’archéologie. Enfin, pour terminer
l’analyse de la formation de la généalogie, nous examinerons une série de réflexions qui se
développe au début de l’année 1976, dans le cours donné au Collège de France, « Il faut
défendre la société »1084. Dans ce cours, Foucault analyse la notion de guerre au travers de la
confrontation avec la théorie de la souveraineté et avec le discours historique des races que
représente notamment la thèse de Boulainvilliers. Si nous discutons là ce texte relativement
tardif dans la période généalogique, c’est parce que ce cours accomplit une réflexion sur la
généalogie, dans un croisement de la réflexion méthodologique et de la situation historique de

1082
« Nietzsche, généalogie, histoire », DE I, no 84, 1971, p. 1004-1024.
1083
« La vérité et les formes juridiques », DE I, no 139, 1974, p. 1406-1514.
Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France. 1973-1974, éd., par Jacques Lagrange, Paris,
Gallimard-Le Seuil (coll. Hautes études), 2003.
1084
« Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1976, éd., par Alessandro Fontana et
Mauro Bertani, Paris, Gallimard-Le Seuil (coll. Hautes études), 1997.
335
Introduction, Partie II

la société occidentale des XVIIe et XVIIIe siècles. Nous pourrons ainsi comprendre comment
la généalogie se forme et se transforme pour s’appliquer à des domaines historiques.
Le deuxième chapitre analysera un problème comparable à celui de l’usage
foucaldien de la littérature que nous avons examiné dans la première partie. Dans la période
archéologique, la littérature se trouvait en dehors de l’histoire ou d’une épistémè, pour en
marquer les limites ainsi que pour faire réapparaître la structure muette qui guette, de
l’extérieur, l’histoire. C’étaient la déraison et la mort qui jouaient ce rôle de l’Autre de la
raison et de l’histoire. En revanche, dans la période généalogique, la littérature ne représente
plus la menace extérieure de l’histoire ; elle n’échappe plus à l’histoire, ou bien elle est aussi
un produit dans les relations historiques. Nous le montrerons en prenant pour exemple un
écrivain dont la place est totalement différente dans l’archéologie et dans la généalogie : il
s’agit de Sade. Or ce déplacement n’est qu’une partie d’un déplacement plus vaste. Si la
littérature fonctionnait comme une critique de la raison historique, ce sont désormais les
mémoires des gens ordinaires ou les documents historiques qui mettent en question la validité
des processus historico-rationnels. Foucault découvre sans doute cette valeur critique de
l’histoire au travers de ses activités politiques, où il est question de faire surgir les discours de
gens comme les prisonniers, qui n’avaient pu jusqu’alors faire entendre leur parole. C’est là
qu’intervient le problème du présent, posé autrement que dans la période archéologique. Nous
discuterons sur l’idée de « boîte à outils » que Foucault propose à propos de l’usage possible
de sa pensée. Mais ce déplacement n’est pas produit seulement par la pratique politique. Il y a
également une série de réflexions historiques qui permet à Foucault d’aborder le problème de
l’Autre de la raison : il s’agit de l’enquête sur l’expertise médicale où le cas de Pierre Rivière
occupe une place centrale, et de l’étude des lettres de cachet que Foucault poursuit depuis
l’Histoire de la folie 1085 . Ces documents, l’expertise médicale et les lettres de cachet,
témoignent de l’existence de mouvements hétérogènes qui résistent sans cesse à la prise du
pouvoir, non pas de l’extérieur, mais à l’intérieur même des relations de pouvoir. Ce sont des
traces de luttes ou d’insurrections que Foucault décèle dans ces documents. Nous voudrions
situer ces recherches historiques dans les efforts pour mettre en question la naturalité et
l’universalité du pouvoir, ou du pouvoir-savoir. L’Autre de la raison n’est plus le dehors de la
raison, mais un ensemble de luttes permanentes dans les relations de pouvoir. C’est là
qu’apparaît le deuxième sens de la généalogie, généalogie en tant que stratégie des luttes ou

1085
Il s’agit bien entendu les deux ouvrages suivants : Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur
et mon frère ; Le Désordre des familles.
336
Introduction, Partie II

logique de la résistance. C’est encore sur quelques leçons de « Il faut défendre la société » que
nous nous appuierons pour montrer que, dans cette généalogie « politique », les deux enjeux
de la pensée foucaldienne, pratique d’une part, et théorique d’autre part, sont liés étroitement.
Nous pourrons ce faisant démontrer d’abord comment la stratégie foucaldienne pour résister à
la raison totalisatrice fonctionne dans la période généalogique, puis, quelle est la différence
entre la stratégie généalogique et celle de l’archéologie.
Le troisième chapitre sera consacré à l’examen des deux ouvrages publiés dans cette
période, à savoir Surveiller et punir et La Volonté de savoir1086. Nous voudrions les analyser à
la lumière de la discussion sur les deux aspects de la généalogie que nous aurons montrés
dans les deux premiers chapitres, pour savoir à quel point ces deux ouvrages s’enracinent sur
ces réflexions de méthode, anti-dialectiques et stratégiques. Il sera également question de
montrer comment la naturalité des choses est mise en question dans ces deux livres : dans le
premier, il s’agira du pouvoir disciplinaire et de la prison, et dans le second, du bio-pouvoir ;
et ils posent également une question commune, celle de la norme et de la normalisation dans
la société. Ces mises en question de la naturalité déferont en même temps une unité qui
prétend à l’universalité, c’est-à-dire le sujet. Nous tenterons de savoir comment, dans la
période généalogique, se déroule la critique de l’unité subjective, qui a été déjà faite dans la
période archéologique au travers de l’analyse de la formation discursive. Or ces deux
ouvrages ont suscité de vives réactions des historiens parmi lesquelles la publication de
L’impossible prison est une des plus importantes1087. Le débat entre Foucault et les historiens
n’est pas nécessairement paisible. Il y a des oppositions fondamentales qui concerne la nature
de la pratique d’écrire l’histoire. Nous voudrions, à la fin de ce chapitre, suivre ce débat et
d’autres critiques adressées à Foucault, pour remettre en question le rapport de Foucault à
l’histoire des historiens. En outre du débat organisé dans L’impossible prison, nous prendrons
quelques thèses pour bien voir en quoi consiste l’histoire foucaldienne, que critiquent parfois
sévèrement certains historiens1088. Nous montrerons ce faisant encore une fois l’importance
du présent dans la pensée foucaldienne, comme différence remarquable entre l’histoire des
historiens et l’histoire foucaldienne.

1086
Surveiller et punir, Paris, Gallimard, (coll. Tel), 1975.
La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, (coll. Tel), 1976.
1087
L’impossible Prison. Recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, Le Seuil, (coll. L’Univers
historique), 1980.
1088
Nous nous référerons aux historiens suivants, entre autres, Alain Corbin, Carle Ginzburg, Joan W.
Scott.
337
Introduction, Partie II

Le quatrième chapitre partira d’un remaniement du problème du pouvoir, qui se


développe selon deux niveaux, l’un microscopique et l’autre macroscopique. C’est là que se
pose une question : comment ces deux types de pouvoir, celui du corps individuel et celui de
la population, peuvent se lier l’un à l’autre ? Pour résoudre cette question, Foucault introduit
la notion de gouvernementalité, qui détermine la forme de rationalité propre aux pratiques du
gouvernement. Cette notion se distingue de celle de souveraineté, que Foucault critique
comme excluant du pouvoir politique l’historicité. Nous mettrons également en question la
naturalité ou l’universalité d’une notion, qu’est l’État. Foucault remplace d’abord cet État,
objet de la philosophie politique traditionnelle, par un ensemble de pratiques de
gouvernement qui s’appuient sur une certaine forme de rationalité. L’unité de l’État disparaît
devant la multiplicité des pratiques gouvernementales. Ici, il s’agit de la dissolution d’un objet
naturel, dont l’unité n’avait jamais été mise en doute. Ce déplacement du domaine d’analyse a
par ailleurs pour cible la notion hégélienne d’État, qui joue toujours un rôle décisif dans le
processus dialectique de l’histoire. Penser la gouvernementalité ou son histoire est
précisément, penser contre Hegel, dans les deux directions de recherche, positive et
philosophique.
Pour terminer la deuxième partie, le dernier chapitre décrira la transition vers la
période de la problématisation. Nous nous placerons dans les années 1980-1981, où Foucault
articule le thème du gouvernement des autres à celui du gouvernement de soi. Alors que les
cours de ces années-là, Du gouvernement des vivants et Subjectivité et vérité, ne sont pas
encore disponibles, nous nous efforcerons d’en reconstruire les enjeux fondamentaux pour
repérer ce tournant dans la pensée foucaldienne, de l’assujettissement à la subjectivation, qui
n’a pas encore été bien étudié. Nous analyserons notamment le début du cours Subjectivité et
vérité, où Foucault raconte la fable de l’éléphant, apparue chez les nombreux auteurs antiques
et médiévaux, à partir de laquelle il retrace l’histoire de la morale chrétienne et de celle de
l’Antiquité. Il s’agira de faire apparaître une version de l’histoire généalogique d’un élément
apparemment minime qui représente, en réalité, un bouleversement de la pensée foucaldienne.
Ces cinq chapitres, ou ces cinq problèmes, nous permettront de décrire plusieurs
séries de questions dans la pensée foucaldienne dans la période généalogique : le remaniement
de l’archéologie, la formation de la méthode proprement archéologique, la valeur
stratégico-politique de la généalogie, l’analyse de deux niveaux du pouvoir, leur croisement
dans la notion de gouvernementalité, et enfin, le passage vers la problématisation. Ce que
nous verrons dans l’analyse, ce sera la confrontation permanente de la pensée philosophique

338
Introduction, Partie II

avec ce qui lui est extérieur. Ce dehors de la philosophie apparaîtra non seulement dans
l’histoire, mais aussi dans les luttes politiques du présent ou dans la vie quotidienne. Nous
voudrions bien appréhender ces efforts du Foucault généalogique pour mettre à l’épreuve la
philosophie dans la non-philosophie.

339
CHAPITRE I FORMATION DE LA GÉNÉALOGIE

Comment la généalogie foucaldienne s’est-elle élaborée à partir du début des années


soixante-dix ? Ce n’est pas selon un processus linéaire au cours duquel chaque composant
occupe une position déterminée dans un système, mais un parcours tâtonnant qui se déroule à
la fois dans la réflexion philiosphico-méthodologique et dans le domaine des objets
historiques. Or il ne faut pas penser que la méthode est d’abord organisée au niveau
philosophique, puis appliquée au contenu historique. Au contraire, c’est dans
l’enchevêtrement du philosophique et de l’historique que la généalogie foucaldienne peut se
former. Notre analyse tentera donc de décrire ce mouvement perpendiculaire entre la
philosophie et l’histoire pour savoir en quel sens la généalogie vaut comme pensée
historico-philosophique. Nous commencerons d’abord l’examen de L’Ordre du discours, où
Foucault fait le bilan de la période archéologique pour entamer ses recherches au Collège de
France ; puis nous analyserons une série de réflexions sur ou selon Nietzsche où les thèmes
principaux de la généalogie apparaissent par rapport à la philosophie nietzschéenne et à celle
de Hegel ; nous étudierons ensuite l’histoire généalogique de la psychiatrie pour savoir
comment la généalogie fonctionne et se transforme dans le domaine historique ; enfin, nous
verrons quelle est, selon Foucault, la fonction du discours historique dans la société
occidentale se fondant sur le modèle belliqueux, dans lequel s’inscrit également la généalogie.
Ces analyses nous permettront d’appréhender les aspects de la généalogie qui ne se réduisent
ni à l’application de la philosophie à l’histoire, ni à la disparition du philosophique dans la
multiplicité historique. C’est au croisement du philosophique et de l’historique que la
généalogie apparaît et se modifie sans cesse. Nous voudrions mettre en lumière ces
déplacements multiples de la généalogie dans ce chapitre.

1. L’Ordre du discours : réorganisation de l’archéologie

Prononcée le 2 décembre 1970, la leçon inaugurale au Collège de France annonce le


projet d’une série de recherches que Foucault développera comme des tentatives diverses de
« l’histoire des systèmes de pensée ». Dans ce discours cérémonial, Foucault revient sans
cesse à ses recherches passées pour définir les nouveaux enjeux de sa pensée. La discussion a
Chapitre I, Partie II

donc deux aspects : un résumé de son parcours d’une part, et les modifications à y apporter
d’autre part. Ces deux versants ne se distinguent pas clairement, car Foucault glisse
subrepticement de nouveaux éléments dans une série de notions « archéologiques », qui ont
déjà été discutées dans les années soixante. Nous devrons donc faire apparaître ces
déplacements minuscules pour repérer la différence qu’ils introduisent dans la pensée
foucaldienne, ainsi que la continuité avec celle de la période archéologique. Or, curieusement,
Foucault n’emploie jamais dans cette leçon le terme « archéologie » pour désigner ses
recherches passées. Les projets et les exigences de méthode sont présentés ici sans se référer
explicitement au terme qui précise bien la pensée foucaldienne jusqu’alors. Mais cette
absence ne signifie aucunement le rejet de l’archéologie. Il est évident, nous le montrerons
ci-dessous, que Foucault veut toujours analyser le discours et ses règles de formation et de
transformation. L’archéologie ne disparaît pas malgré l’absence de ce terme. Foucault tente
sans doute de reprendre l’archéologie par un ensemble de nouveaux éléments, en distinguant
deux types d’analyse, celui de critique et celui de généalogie. Nous examinerons que ces deux
types d’analyse peuvent se comprendre comme le résultat d’un certain remaniement
méthodologique de l’archéologie. En ce sens, la généalogie dans L’Ordre du discours est une
variante de l’archéologie, plutôt qu’une nouvelle méthode qui la complète. Nous montrerons
en détail comment les éléments constituant de l’archéologie sont disséminés dans ces deux
ensembles d’analyse, critique et généalogique. Par cette réorganisation de méthode, Foucault
pose implicitement une question, celle du pouvoir, qui est l’objet privilégié de la généalogie.
Alors que la généalogie n’obtient pas encore son autonomie par rapport à l’archéologie, son
objet apparaît déjà dans l’analyse du discours. Il s’agira pour nous de repérer de quelle
manière ce problème du pouvoir se pose, et de rendre compte du décalage entre la formation
de la généalogie et celle de la question du pouvoir.
Foucault affirme que, tout au long de cette leçon inaugurale, sa pensée porte toujours
sur le niveau de discours, où la pensée occidentale a « veillé à ce que le discours ait le moins
de place possible entre la pensée et la parole »1089. Restituer et analyser ce niveau spécifique
de discours, c’était l’objet de la pensée archéologique de Foucault. Il reprend ici explicitement
cet objectif, et évoque trois thèmes principaux par lesquels ce niveau discursif a été éliminé
dans la pensée occidentale : premièrement, le thème du sujet fondateur, sujet comme
fondement de toutes les significations ; deuxièmement, celui de l’expérience originaire, par

1089
L’Ordre du discours, p. 48.
341
Chapitre I, Partie II

lequel « les choses murmurent déjà un sens que notre langage n’a plus qu’à faire lever »1090 ;
enfin, troisièmement, le thème de l’universelle médiation, où le discours n’a pas son
autonomie, car il n’est que « le miroitement d’une vérité en train de naître à ses propres
yeux »1091. Dans ces trois thèmes, le niveau discursif est fondé sur ce qui est plus essentiel ou
plus profond que lui, et, par conséquent, il perd sa propre spécificité. « Le discours s’annule,
dit Foucault, ainsi, dans sa réalité, en se mettant à l’ordre du signifiant1092. » Cette critique de
l’élision du discours dans la pensée occidentale est précisément commune avec ce qui s’est
développé dans L’Archéologie du savoir. À partir de cette continuité, Foucault présente le
projet général de l’histoire des systèmes de pensée.
S’appuyant sur cette base commune, Foucault commence à examiner trois groupes de
procédures qui contrôlent ou délimitent la production du discours dans une société. Ces trois
groupes concernent non seulement les procédures à l’intérieur d’un discours, mais aussi celles
qui contraignent de l’extérieur le discours. Si les premières s’inscrivent dans la discussion de
L’Archéologie du savoir, les secondes introduisent des éléments non-discursifs dans l’analyse
discursive. Notons que ce niveau non-discursif a été déjà abordé notamment dans l’Histoire
de la folie et la Naissance de la clinique, et mentionné également dans L’Archéologie du
savoir, comme ce qui détermine les formes possibles que peut prendre un discours. L’Ordre
du discours revient sur cette question du non-discursif, en la modifiant toutefois en fonction
de l’état actuel de pensée.
Premièrement, les procédures intérieures de contrôle de la production du discours.
Foucault en donne trois exemples, qui ont été cités dans L’Archéologie du savoir, pour mettre
en question l’unité du discours : le commentaire, l’auteur et les disciplines. Quant aux deux
premiers exemples, la présentation de Foucault en est presque identique à celle de 1969 : le
commentaire ne produit des discours nouveaux qu’en disant ce qui est silencieusement lié au
déjà-dit ; la notion d’auteur permet de donner à la dispersion discursive une identité qui a la
forme de l’individualité. Ce sont deux unités qui regroupent le discours autrement que la
formation discursive, que fait apparaître l’archéologie. En revanche, pour la discipline,
l’analyse de Foucault est quelque peu différente de ce qu’il a développé dans l’ouvrage
précédent. Alors qu’il s’agissait en 1969 de mettre l’accent sur la spécificité de la formation
discursive par rapport aux disciplines scientifiques, Foucault se demande maintenant selon

1090
Ibid., p. 50.
1091
Ibid., p. 51.
1092
Ibid.
342
Chapitre I, Partie II

quelles règles une discipline se construit comme telle, sans se référer à la formation discursive.
Il conclut que la discipline s’oppose à la fois au commentaire et à l’auteur, dans la mesure où
la discipline ne vise pas à lier tous ses éléments soit à un individu soit à un texte premier.
« Pour qu’il y ait discipline, précise Foucault, il faut donc qu’il y ait possibilité de formuler, et
de formuler indéfiniment, des propositions nouvelles1093. » Ces propositions appartenant à une
discipline peuvent être soit vraies soit fausses, car le critère pour juger vraie ou fausse une
proposition n’existe pas préalablement à la constitution d’une discipline. Ce jugement ne se
fait qu’à l’intérieur de la discipline, et pour être jugée, une proposition doit remplir des
conditions selon lesquelles on détermine si une proposition appartient à la discipline. Les
propositions doivent se référer à un ou des thèmes précis à partir desquels les limites d’une
discipline sont établies. Foucault cite une expression de Canguilhem pour le dire clairement :
« avant de pouvoir être dite vraie ou fausse, elle doit être, comme dirait M. Canguilhem,
« dans le vrai » »1094. Foucault en donne ensuite un exemple : « Mendel disait vrai, mais il
n’était pas « dans le vrai » du discours biologique de son époque »1095. Il s’agit donc des
critères historiquement changeables qui déterminent par avance la possibilité de dire la vérité
sur tel ou tel objet. Foucault soulève ce faisant la question de la vérité et de sa constitution
historique, question qui n’a pas explicitement été posée dans L’Archéologie du savoir.
Cette question de la vérité est également liée à une certaine forme de pratiques
non-discursives, qui est le deuxième groupe de contrôle de la production du discours. Il s’agit
de la raréfaction des sujets parlants. La vérité n’est pas partagée par tout le monde ; entre ceux
qui la connaissent et ceux qui ne la possèdent pas, il y a une distinction institutionnelle ou
sociale. Foucault en donne trois exemples. Premièrement, « les sociétés de discours » qui ont
pour fonction de garder les discours religieux, judiciaires ou thérapeutiques, pour ne les faire
circuler que dans un espace fermé. Deuxièmement, les doctrines scientifiques, religieuses,
politiques ou philosophiques, qui sont, à la différence des « sociétés de discours » ouvertes à
tous ceux qui sont qualifiés. Mais cette ouverture n’est qu’apparence, dans la mesure où la
doctrine, liant les individus à un certain type d’énonciation, leur interdit tous les autres.
Accepter une doctrine comme vérité est donc exclure les autres. Troisièmement,
l’appropriation sociale des discours, qui autorise les gens à connaître certains discours, en leur
défendant les autres, qui sont défavorables : « Tout système d’éducation, dit Foucault, est une

1093
Ibid., p. 32.
1094
Ibid., p. 36.
1095
Ibid., p. 37.
343
Chapitre I, Partie II

manière politique de maintenir ou de modifier l’appropriation des discours, avec les savoirs et
les pouvoirs qu’ils emportent avec eux 1096 . » Ces trois exemples fonctionnent pour
sélectionner ceux qui ont le droit de posséder les discours, tout en liant ces discours à un
certain type de sujets parlants : c’est exactement ce que Foucault appelle « grandes procédures
d’assujettissement du discours »1097. Foucault revient implicitement sur la discussion dans
L’Archéologie du savoir où étaient abordées la question de l’appropriation des discours et
celle du pouvoir et des luttes autour du discours comme « bien »1098. Mais, dans cette leçon
inaugurale, Foucault met davantage l’accent sur les éléments extérieurs au discours, tels les
sujets parlants et les institutions ou les groupes sociaux. Le lien entre le discursif et le
non-discursif commence ainsi à s’établir.
Le troisième groupe de procédures rapproche également le discursif du non-discursif,
en ce sens qu’il s’agit précisément pour ce groupe de « conjurer les pouvoirs et les dangers »
que peut avoir le discours et d’ « en maîtriser l’événement aléatoire »1099. Le discours donne à
son détenteur le pouvoir de changer l’état des choses au niveau non-discursif, et, par
conséquent, c’est un danger permanent pour ceux qui ne l’ont pas, ou pour ceux qui craignent
que leur adversaire le possède. De là surgissent trois procédures d’exclusion. Premièrement,
l’interdit d’un certain type de discours, car le discours est non seulement ce qui manifeste le
désir, mais aussi l’objet du désir, qui peut produire des luttes pour se l’approprier.
Deuxièmement, un partage ou un rejet, tel qu’on le trouve dans l’opposition entre la raison et
la folie. L’interdit et le rejet, ce sont des gestes clairement négatifs, qui excluent
définitivement la possibilité d’accéder à certains types de discours. À l’inverse, la troisième
procédure n’est pas purement négative : il s’agit de « l’opposition du vrai et du faux »1100.
Foucault se demande comment ce partage vérité/erreur peut être une procédure d’exclusion
comme les deux autres : ce n’est pas à l’intérieur d’un discours, ayant ses propres critères de
jugement de la vérité, qu’il y a un système d’exclusion. Le partage entre vrai et faux dans un
discours est fondé sur un ensemble de règles formelles. Foucault ne met donc pas en question
ce niveau logique, mais un autre niveau, historique, où ce partage vrai/faux se constitue, se
modifie dans certaines conditions institutionnelles ou sociales. Un exemple donné par
Foucault : chez les poètes grecs du VIe siècle, le discours vrai était celui qui, « prophétisant

1096
Ibid., 46.
1097
Ibid.
1098
Voir L’Archéologie du savoir, p. 90-91, 158.
1099
L’Ordre du discours, p. 11.
1100
Ibid., 15.
344
Chapitre I, Partie II

l’avenir, non seulement annonçait ce qui allait se passer, mais contribuait à sa réalisation,
emportait avec soi l’adhésion des hommes et se tramait ainsi avec le destin ». Mais un siècle
plus tard, la vérité du discours ne résidera plus dans ce qu’il faisait par ce dont il parlait et
avec ceux qui le possédaient et qui le croyaient. Il ne s’agit désormais que de ce que dit ce
discours. C’est une rupture marquée entre Hésiode et Platon, et Foucault la résume ainsi : « un
jour est venu où la vérité s’est déplacée de l’acte ritualisé, efficace, et juste, d’énonciation,
vers l’énoncé lui-même » 1101 . Foucault caractérise ce déplacement comme celui de la
« volonté de savoir » ou la « volonté de vérité », qui détermine historiquement, de l’extérieur
les critères vérité/erreur d’un discours, les formes possible d’un discours1102. Si un discours
qui était vrai à une époque, devient faux à une autre époque, cela peut être dû non seulement à
la conséquence d’une découverte, mais aussi à la mutation de la volonté de vérité. Comme
cette volonté de vérité se trouve à l’extérieur des vérités déterminées par un discours et son
partage vrai/faux, et qu’elle est une forme de désir dont doit s’affranchir la connaissance
objective, elle est souvent masquée sous les discours et les vérités qu’ils construisent.
Toutefois, la volonté de vérité ne reste pas toujours cachée. Elle prend appui d’abord
sur un support institutionnel, tel que « la pédagogie », « le système des livres, de l’édition, des
bibliothèques » et « les sociétés savantes autrefois, les laboratoires aujourd’hui »1103. Elle
sous-tend également la manière dont le savoir est distribué dans ces points institutionnels
d’une société. Ce sont ce support et cette répartition institutionnels qui permettent à cette
volonté de vérité d’exercer sur les autres discours une sorte de pression, par laquelle un
certain discours est interdit ou rejeté. Si bien que les deux premières procédures de contrôler
la production du discours sont toujours dérivées de cette volonté de vérité. L’objectif de
Foucault est donc de mettre en lumière cette volonté de vérité qui détermine les formes
possibles de discours, et qui est pourtant masquée par les discours qui formulent les vérités.
C’est là que se produit un déplacement important. Étudier cette volonté de vérité est
précisément sortir du niveau discursif, objet principal de l’archéologie, pour faire apparaître

1101
Ibid., p. 17.
1102
Alors que, dans cette leçon, Foucault emploie comme synonymes ces deux termes, « volonté de
savoir » et « volonté de vérité », une distinction sera introduite dans le résumé du cours 1970-1971, « La
volonté de savoir », selon laquelle la différence entre volonté de savoir et volonté de vérité correspond à
celle entre savoir et connaissance. Il s’agit pour Foucault d’étudier la volonté de savoir, qui constituerait
des formes de savoir, que l’archéologie a définies par rapport à quatre seuils que peut affranchir une
formation discursive. L’opposition entre savoir et connaissance est toujours maintenue dans la période
généalogique, et la recherche de la volonté de savoir en découle. Nous suivrons toutefois ici l’utilisation
quasi identique de ces deux termes, pour mettre en lumière la structure de la leçon inaugurale.
1103
L’Ordre du discours, p. 19.
345
Chapitre I, Partie II

ce qui conditionne ou qui contraint l’apparition et la formation d’un discours ou d’une


opposition vérité/erreur. Il n’est pas question de la vérité, mais de ce qui rend historiquement
possible la vérité. Et ici se pose implicitement la question du pouvoir. Foucault souligne qu’il
n’est pas le premier à avoir tenté de réfléchir sur cette volonté de vérité. Il y avait ceux qui
« ont essayé de contourner cette volonté de vérité et de la remettre en question contre la vérité,
là justement où la vérité, entreprend de justifier l’interdit et de définir la folie »1104. Pour poser
ce nouveau problème de la volonté de vérité, Foucault revient sur les penseurs tels Nietzsche,
Artaud et Bataille, qui lui ont proposé, dans la période archéologique, la possibilité d’une
déprise de la pensée dialectique. Trois tâches apparaissent ainsi : « remettre en question notre
volonté de vérité ; restituer au discours son caractère d’événement ; lever enfin la
souveraineté du signifiant » 1105 . Comme les deux derniers ont déjà été inscrits dans la
problématique archéologique, il s’agira pour nous de repérer comment la première question,
celle de la volonté de vérité, transforme ces deux questions archéologiques, celle du caractère
événementiel du discours et celle de la spécificité du niveau discursif. Or Foucault fait deux
remarques concernant cette notion d’événement. Premièrement, il affirme qu’il n’y a pas
d’opposition entre la description de l’événement discursif et l’analyse de la longue durée
qu’effectuent les historiens. Foucault répète ce disant la discussion dans l’introduction de
L’Archéologie du savoir : ce que font les historiens, c’est précisément d’établir les séries
diverses qui permettent de repérer dans quelle série l’événement a lieu, et quels sont les effets
qu’il exerce sur cette série ainsi que sur les autres séries. La deuxième remarque porte sur la
nature de l’événement en général, qui ne se limite pas au niveau discursif. Cet événement
n’appartient pas à l’ordre des corps, mais il n’est pas non plus immatériel. C’est-à-dire que
l’événement n’est pas lié à « l’acte ni la propriété d’un corps », mais « il se produit comme
effet de et dans une dispersion matérielle »1106. En pluralisant les séries événementielles, la
philosophie de l’événement se déroulerait, selon Foucault, dans la direction de ce
« matérialisme incorporel », qui tente de défaire deux unités, l’instant et le sujet, par le
caractère discontinu de l’événement1107. Et cet événement ne peut être qu’aléatoire, dans la
mesure où il n’est point produit dans une instance fondamentale et universelle. « Le hasard, le
discontinu et la matérialité », Foucault résume ainsi les directions que les efforts théoriques

1104
Ibid., p. 22.
1105
Ibid., p. 53.
1106
Ibid., p. 59.
1107
Ibid., p. 60.
346
Chapitre I, Partie II

pour penser l’événement doivent suivre1108. Ces trois directions seront appliquées à l’analyse
du non-discursif, où le processus historique ne serait pas identique à celui du discursif. Nous
pouvons constater là un des premiers déplacements vers la généalogie.
Pour mettre en place les projets de recherches s’appuyant sur l’étude de la volonté
de vérité, Foucault distingue quatre exigences de méthode, qui résument et développent
l’archéologie. Premièrement, le principe du renversement, qui consiste à ne considérer les
figures en apparence positives (l’auteur, la discipline et la volonté de vérité) que comme
résultat du « jeu négatif d’une découpe et d’une raréfaction du discours »1109. Deuxièmement,
celui de la discontinuité, selon lequel il ne faut pas imaginer que le discours est toujours
renvoyé à un non-dit ou un impensé, qui puissent donner à la dispersion discursive une unité.
Troisièmement, celui de la spécificité, qui définit le discours non pas comme une transcription
fidèle d’un visage du monde lisible, que l’on n’a qu’à déchiffrer, mais comme une
« violence » ou une « pratique » imposée aux choses, au sein de laquelle s’organise la
régularité propre à un discours. Enfin, quatrièmement, celui de l’extériorité, qui vise à
déterminer, « à partir du discours lui-même, de son apparition et de sa régularité », « ses
conditions externes de possibilité »1110. Ces quatre notions permettront d’explorer, chacune,
un objet précis d’analyse : les événements discursifs, les séries diverses à l’intérieur d’un
discours, sa régularité et ses conditions de possibilité extérieures. Nous constatons aisément
que les trois premiers principes étaient déjà présents dans la période archéologique,
notamment dans L’Archéologie du savoir. Et le quatrième concerne la formation d’un
discours à l’intérieur d’un domaine non-discursif. Foucault répartit ses quatre principes en
deux ensemble d’analyse, l’un « critique » et l’autre « généalogique » 1111 . On pourrait
considérer que le premier correspond à l’archéologie, et le second à la généalogie, qui se
développera dans les années soixante-dix. Si tel était le cas, l’ensemble critique engloberait
les trois premiers principes, et celui de généalogie ne concernerait que le quatrième. Mais, en
réalité, le découpage critique/généalogique ne se fait pas selon l’opposition
archéologique/généalogique. L’ensemble critique ne met en œuvre que le principe de
renversement, alors que l’ensemble généalogique concerne les trois autres principes.
L’ensemble critique a pour objet de « cerner les formes de l’exclusion, de la

1108
Ibid., p. 61.
1109
Ibid., p. 54.
1110
Ibid., p. 55.
1111
Ibid., p. 62.
347
Chapitre I, Partie II

limitation, de l’appropriation », tout en mettant en lumière à quels besoins correspondent ces


procédures négatives de la production discursive, et comment ces actes négatifs de partage et
ces forces contraintes transforment les formes de discours1112. L’ensemble généalogique vise
en revanche à savoir « comment se sont formés, au travers, en dépit ou avec l’appui de ces
systèmes de contraintes, des séries de discours » ; il est également question de savoir « quelle
a été la norme spécifique de chacune, et quelles ont été leurs conditions d’apparition, de
croissance, de variation » 1113 . Dans l’ensemble généalogique, Foucault pose donc deux
questions : celle de la régularité discursive qui a été abordée dans la période archéologique, et
celle de la formation et du changement d’un discours, qui mettra davantage l’accent sur
l’aspect diachronique du discours. Ces questions concernent donc la positivité d’un discours,
qui était déjà l’objet de l’archéologie, en y ajoutant une dimension inédite d’analyse, celle de
transformation discursive.
L’ensemble critique porte plutôt sur les fonctions d’exclusion, fonctions négatives
dans la production discursive. C’est dans cet ensemble de recherches que la volonté de vérité
est examinée pour remettre en question le partage historique entre vérité et erreur ou bien
entre ce qui peut être jugé par rapport à des critères vrai/faux et ce qui est déjà exclu de la
possibilité du jugement. Foucault en donne quelques exemples : le « partage entre folie et
raison à l’époque classique » qu’il a étudié dans sa thèse, ou un système d’interdit concernant
la sexualité du XVIe siècle au XIXe siècle, qu’il analysera ; ou bien il tenterait de faire
apparaître plusieurs modalités de la volonté de vérité, en s’appuyant sur quelques moments
historiques (la Grèce ancienne, le début des temps modernes vers les XVIe ou XVIIe siècles
ou l’époque de la fondation de la science moderne positive au XIXe siècle) ; ou bien encore il
s’agirait de « mesurer l’effet d’un discours à prétention scientifique – discours médical,
psychiatrique, discours sociologique aussi – sur cet ensemble de pratiques et de discours
prescriptifs que constitue le système pénal »1114. Il s’agit dans tous ces projets de dévoiler les
formes de volonté de vérité qui se cachent sous les discours dont l’apparition a pourtant été
contrôlée par cette volonté. Réfléchir sur cette volonté de vérité est donc se centrer sur ce
niveau infra-, intra- ou supra-discursif, pour savoir d’où vient la rareté du discours. Dans
L’Archéologie du savoir, la rareté des énoncés était une donnée historique, à partir de laquelle
l’analyse des formations discursives était possible. Le problème s’est maintenant déplacé :

1112
Ibid.
1113
Ibid., p. 62-63.
1114
Ibid., p. 65.
348
Chapitre I, Partie II

qu’est-ce qui fait cette rareté ? Qu’est-ce qui détermine le partage vrai/faux, qui ne se justifie
pas par les critères intrinsèques au discours ? Il est question de ce qui constitue cette rareté
historique, c’est-à-dire de la volonté de vérité. En ce sens, l’ensemble critique montre bien en
quoi consiste le changement de la pensée foucaldienne au début de la période généalogique.
L’ensemble généalogique reprend en revanche l’enjeu d’analyse archéologique, qui
est la description de la régularité d’un discours. Il porte également sur la formation et la
transformation de ce discours, ainsi que sur les limites d’un discours qui sont formées par les
conditions extérieures. Si l’archéologie dans les années soixante tentait de décrire les jeux
intrinsèques d’un discours, cet ensemble généalogique déplace l’analyse vers les frontières
entre le discursif et le non-discursif. La régularité discursive ne se caractérise désormais que
par rapport à ces points de contact. Ces deux ensembles d’analyse ne sont pourtant pas
incompatibles l’un avec l’autre. Au contraire, ils partagent le même objet et le même domaine
de recherches, qui sont le discours et sa production. La différence entre eux n’est que celle
« de point d’attaque, de perspective et de délimitation »1115. Ces deux entreprises constituent
une réflexion historique sur le discours, qui a réorganisé l’archéologie du savoir en
introduisant la notion de volonté de vérité. Foucault résume ainsi le rôle de chacun : « La part
critique de l’analyse (…) essaie de repérer, de cerner ces principes d’ordonnancement,
d’exclusion, de rareté du discours » ; « La part généalogique de l’analyse s’attache en
revanche aux séries de la formation effective du discours » où il s’agit d’un pouvoir
d’affirmation qui vise à constituer « des domaines d’objets, à propos desquels on pourra
affirmer ou nier des propositions vraies ou fausses »1116. Si la critique concerne le processus
négatif dans la production du discours, la généalogie analyse son aspect positif. La positivité
d’un discours est désormais l’objet de la généalogie. Foucault affirme ce renversement en
disant que « si le style critique, c’est celui de la désinvolture studieuse, l’humeur
généalogique sera celle d’un positivisme heureux »1117 . Le « positivisme heureux », qui
caractérisait l’archéologie, est repris pour désigner la généalogie. Nous pouvons donc dire que,
ce qui s’est passé dans L’Ordre du discours n’est pas un simple passage de l’archéologie à la
généalogie, mais une réorganisation totale de l’archéologie par une nouvelle division entre la
critique et la généalogie, ainsi que par les éléments inédits d’analyses, tels que la volonté de
vérité et les conditions extérieures de possibilité d’un discours. Les projets de recherches

1115
Ibid., p. 68-69.
1116
Ibid., p. 71-72.
1117
Ibid., p. 72.
349
Chapitre I, Partie II

donnés par Foucault prouvent également la continuité avec l’archéologie : les interdits dans le
discours de la sexualité, les discours concernant la richesse, la pauvreté, la monnaie, la
production et le commerce, ou ceux de l’hérédité. Le désir, le travail, la vie, tous ces objets
montrent précisément que l’intérêt du Foucault archéologique subsiste au début de cette
période généalogique.
Il n’est donc question ni de la disparition de l’archéologie ni de l’apparition de la
généalogie. Alors que le terme « archéologie » disparaît totalement de la leçon inaugurale, ses
éléments constituants occupent toujours une place privilégiée dans la pensée foucaldienne.
Mais cela ne veut pas dire que la généalogie ne se développera que comme une variante de
l’archéologie. Au contraire, elle obtiendra son autonomie et dépassera largement les
problèmes archéologiques. Ce changement s’effectuera dans une série de réflexions sur
Nietzsche. C’est au travers du dialogue avec ce penseur allemand que la généalogie marque
une certaine rupture avec l’archéologie, tout en s’organisant comme une autre manière de
penser contre Hegel. Il nous faudra donc suivre ce parcours de la généalogie foucaldienne, qui
s’enclenche par la référence à la philosophie nietzschéenne.

2. Nietzsche et la généalogie foucaldienne

Si L’Ordre du discours a introduit le terme « généalogie » dans un remaniement de


l’archéologie, il est maintenant question de savoir comment cette généalogie se forme de
manière autonome, en se détachant de la problématique archéologique. Nous voudrions
analyser ce processus qui s’organise en deux moments, l’un philosophique et l’autre
historique. Pour examiner le premier, nous nous appuierons principalement sur deux textes,
« Nietzsche, la généalogie et l’histoire » publié en 1971, et la première conférence de « La
vérité et les formes juridiques », prononcée en mai 19731118. Ces deux textes nous permettront
de saisir l’enjeu philosophique et méthodologique de la généalogie, qui sera ensuite mise à
l’épreuve dans la confrontation avec des contenus historiques. Or la discussion foucaldienne
n’est pas un commentaire de la philosophie nietzschéenne, dans la mesure où ces textes ne
visent aucunement à établir une unité de pensée de ce philosophe allemand à partir des
fragments qu’il a laissés. Au contraire, la question est pour Foucault de savoir quel usage ou

1118
« La vérité et les formes juridiques », DE I, no 139, 1974, p. 1406-1514.
350
Chapitre I, Partie II

quel détournement de cette pensée est possible pour faire apparaître la possibilité d’une
pensée historique, autre que celle de l’archéologie. Foucault insistera sur ce type d’usage :
« La seule marque de reconnaissance qu’on puisse témoigner à une pensée comme celle de
Nietzsche, c’est précisément de l’utiliser, de la déformer, de la faire grincer, crier. Alors, que
les commentateurs disent si l’on est ou non fidèle, cela n’a aucun intérêt1119. » Penser avec
Nietzsche est précisément, pour Foucault, développer et transformer sa propre pensée dans
l’espace que la pensée nietzschéenne a ouvert. Nous voudrions examiner l’usage foucaldien
de Nietzsche, pour préciser en quoi consistent les enjeux de la généalogie qui est propre à la
pensée foucaldienne.
La généalogie se caractérise avant tout comme une pensée profondément historique.
Si l’on la définit ainsi, une question se posera immédiatement : quelle est la différence entre la
généalogie et l’histoire des historiens ? L’histoire des historiens introduit un point de vue
« supra-historique », pour « recueillir, dans une totalité bien refermée sur soi, la diversité
enfin réduite du temps »1120. Ce type d’histoire est précisément une variante de la philosophie
de l’histoire hégélienne, dans laquelle tous les événements passés se réunissent finalement
dans une vérité éternelle, qui, elle-même, se trouve hors du temps. Le passé devient ainsi
immortel dans la vérité universelle. Mais l’histoire des historiens ne représente pas une
objectivité absolue : en réalité, sa position extra-historique n’est qu’ « une conscience toujours
identique à soi » qui n’assure aucunement à l’historien une telle extériorité à l’histoire1121.
L’histoire des historiens est donc une histoire téléologique, où toutes les péripéties ne
construisent à la fin de l’histoire qu’une vérité absolue, qui réconcilie, sans doute
dialectiquement, toute opposition en son unité lisse.
C’est à cette histoire des historiens que la généalogie s’oppose totalement, en
réintroduisant dans le devenir « tout ce qu’on avait cru immortel chez l’homme »1122. Par
exemple, la stabilité biologique ou physiologique du corps humain est mise en question.
L’histoire « effective », c’est-à-dire la généalogie, ne s’appuie sur aucune constance : « Tout
ce à quoi on s’adosse pour se retourner vers l’histoire et la saisir dans sa totalité, tout ce qui
permet de la retracer comme un patient mouvement continu, tout cela, il s’agit
systématiquement de le briser1123. » L’histoire n’est pas un lieu où se forme progressivement

1119
« Entretien sur la prison : le livre et sa méthode », DE I, no 156, 1975, p. 1621.
1120
« Nietzsche, la généalogie, l’histoire », p. 1014.
1121
Ibid.
1122
Ibid., p. 1015.
1123
Ibid.
351
Chapitre I, Partie II

l’unité de notre être, mais celui qui déchire cette unité en faisant apparaître des fragments
discontinus ou des événements dispersés. La généalogie est une histoire de ces événements.
Or Foucault entend par événement non pas ce qui appartient à l’ordre politique ou
historico-politique (« une décision, un traité, un règne, ou une bataille »), mais ce qui est en
dessous de ce niveau apparent, ou ce qui s’y cache, à savoir « un rapport de forces qui
s’inverse, un pouvoir confisqué, un vocabulaire repris et retourné contre ses utilisateurs, une
domination »1124. S’appuyant sur ce niveau événementiel, la généalogie a pour but de montrer
que « nous vivons, sans repères ni coordonnées originaires, dans de myriades d’événements
perdus »1125. Pour étudier cette série d’événements, la généalogie tente de regarder de près les
phénomènes minimes, comme « le corps, le système nerveux, les aliments et la digestion, les
énergies »1126. La généalogie ne vise donc pas à être une connaissance objective, universelle
et éternelle, mais, elle se veut un savoir perspectif, ou un « système de sa propre injustice »1127.
Si l’histoire des historiens part de la perspective de l’individu qu’est l’historien, d’un savoir
objectif et universel, la généalogie reste dans cette position locale et subjective pour décrire
un ensemble d’événements à partir desquels les unités universelles ou naturelles peuvent se
former. La généalogie détourne le sens historique qu’elle partage avec l’histoire des historiens,
pour ne pas le dissoudre finalement dans l’absolu, l’universel ou l’idéal. Foucault dit ainsi :
« Il faut (…) se rendre maître de l’histoire pour en faire usage généalogique, c’est-à-dire un
usage rigoureusement antiplatonicien »1128.
Cet usage généalogico-antiplatonicien se caractérise par les trois usages du sens
historique, qui s’opposent à trois modalités de l’histoire que Nietzsche a présentées dans la
deuxième considération des Intempestives, à savoir l’histoire monumentale, l’histoire
antiquaire et l’histoire critique. Alors que ces trois modalités « platoniciennes » tentent de
construire une vérité éternelle ou une identité absolue dans la mémoire du passé qu’est
l’histoire, les trois usages généalogiques fonctionnent comme une « contre-mémoire », qui se
déroule selon une autre forme temporelle que celle des unités idéales et universelles.
Premièrement, l’usage parodique et destructeur de réalité, qui s’oppose à l’histoire
monumentale. Lorsque, au XIXe siècle, qui est la période de la décadence de l’Europe,
l’Européen ne savait plus qui il était, l’historien lui a offert dans le passé « des identités de

1124
Ibid., p. 1016.
1125
Ibid., p. 1017.
1126
Ibid.
1127
Ibid., p. 1018.
1128
Ibid., p. 1020.
352
Chapitre I, Partie II

rechange, en apparence mieux individualisées et plus réelles que la sienne »1129. L’Européen
pouvait ainsi trouver dans l’histoire de ses ancêtres son identité et son rôle dans l’histoire.
Mais ces identités ne sont que des déguisements pour le généalogiste ; elles masquent
également sous leur unité un ensemble d’événements dispersés. Foucault dit ainsi : « Plutôt
que d’identifier notre pâle individualité aux identités fortement réelles du passé, il s’agit de
nous irréaliser dans tant d’identités réapparues »1130. Si la généalogie porte attention à ces
identités, ce n’est que pour les parodier, en montrant qu’elles sont infiniment interchangeables,
car leur unité n’est qu’un masque de la réalité dispersée.
Deuxièmement, l’usage dissociatif et destructeur d’identité, contre l’histoire
antiquaire, qui vénère et veut conserver le passé. Si notre identité n’est qu’un masque, qu’une
parodie, comment peut-on admirer ce passé qui n’est pas en réalité les racines de notre
identité ? La généalogie vise précisément à dissiper cette identité illusoire, et à mettre en
lumière « les systèmes hétérogènes qui, sous le masque de notre moi, nous interdisent toute
identité »1131. L’identité ou l’unité d’un individu, d’un peuple ou d’une chose sont ainsi mises
en question.
Enfin, troisièmement, l’usage sacrificiel et destructeur de vérité, s’opposant à
l’histoire critique, qui tente de construire un sujet neutre et universel de la connaissance vraie,
tout en brisant le rapport avec son passé. La vérité est ainsi considérée comme indépendante
de l’histoire des conduites humaines sur laquelle s’appuie en réalité toute forme de la
vérité. La généalogie doit donc découvrir, dans cette forme « neutre » de la connaissance, « la
volonté de savoir qui est instinct, passion, acharnement inquisiteur, raffinement cruel,
méchanceté »1132. La connaissance objective ne limite pas la volonté arbitraire de vérité, mais,
c’est cette volonté qui constitue le sujet de connaissance prétendant à la neutralité. C’est cette
volonté de vérité, ou « ce grand vouloir-savoir », que la généalogie doit analyser, pour défaire
l’unité du sujet de connaissance1133. La notion de « volonté de vérité » est ici évoquée comme
ce qui cache l’aspect historique et dynamique de la connaissance vraie, sans se référer à la
production du discours dans une société, que Foucault a analysée dans L’Ordre du discours.
La référence explicite à Nietzsche permet à Foucault de donner à la généalogie un nouveau
statut, qui n’appartient pas au remaniement de l’archéologie.

1129
Ibid., p. 1021.
1130
Ibid.
1131
Ibid., p. 1022.
1132
Ibid., p. 1023.
1133
Ibid.
353
Chapitre I, Partie II

La généalogie foucaldienne se définit ainsi comme par l’usage parodique des trois
modalités de l’histoire dans la seconde considération des Intempestives : il s’agit de détruire la
réalité, l’identité et la vérité dont la naturalité et l’universalité sont rarement mises en question.
En ce sens, la généalogie est précisément une tout autre version de la dissolution des objets
naturels que Foucault a effectuée dans la période archéologique. Il nous faut maintenant
savoir quels sont les objets de l’analyse généalogique, et de quelle manière cette généalogie
peut être une pensée anti-hégélienne.
La généalogie, qui, comme méthode « patiemment documentaire » et, par conséquent,
historique, a pour but de « repérer la singularité des événements », s’oppose toujours à l’idée
d’histoire téléologique, qui suppose deux idées supplémentaires, à savoir la finalité et
l’origine 1134 . La critique foucaldienne porte notamment sur la notion d’origine, qui se
caractérise par trois traits : premièrement, elle assure l’identité des choses ; deuxièmement,
elle se trouve avant l’histoire qui n’est pour elle que la chute de sa divinité ; enfin, c’est en
elle que l’on peut déceler la vérité sous sa forme la plus pure. D’abord, rechercher l’origine
d’une chose, c’est « entreprendre de lever tous les masques, pour dévoiler enfin une identité
première »1135. Pour la généalogie, comme nous l’avons vu, il n’y a aucune identité qui se
cache sous l’apparence des choses. La généalogie montre que, derrière les choses, il n’y a que
« la discorde des autres choses »1136. De là surgit la critique du deuxième trait : si l’origine
n’est qu’un assemblage d’éléments dispersés, elle ne peut être d’ordre divin et parfait. Enfin,
à propos du troisième trait, l’origine n’est plus le lieu de vérité, puisque l’on n’y trouve que la
dispersion des choses fragmentaires. La généalogie trouve derrière la vérité « la prolifération
millénaire des erreurs », et la vérité n’est qu’une « sorte d’erreur qui a pour elle de ne pouvoir
être réfutée »1137. L’histoire de la vérité doit donc être écrite comme celle des erreurs. La
généalogie comme l’histoire s’oppose à l’idée d’origine. Elle dissipe l’origine universelle,
éternelle et véridique dans un ensemble d’éléments hétérogènes.
Cette histoire généalogique a pour but de repérer deux phénomènes historiques :
Herkunft (la provenance) et Entstehung (l’émergence). D’abord, Herkunft : alors que ce terme
signifie d’ordinaire l’appartenance d’un individu à un groupe, familial, social, culturel, etc., il
s’agit pour la généalogie de lier un individu à ces groupes, mais de « repérer toutes les

1134
Ibid., p. 1004.
1135
Ibid., p. 1006.
1136
Ibid.
1137
Ibid., p. 1007.
354
Chapitre I, Partie II

marques subtiles, singulières, sous-individuelles qui peuvent s’entrecroiser en lui et former un


réseau difficile à démêler »1138. En d’autres termes, la généalogie ne considère pas l’individu
comme composant d’un groupe quelconque, mais comme lieu de croisement et
d’entrecroisement des traces diverses et minutieuses de ces unités supra-individuelles. Ce sont
ces éléments et leur enchevêtrement qui constituent l’identité d’un individu. L’analyse de la
provenance fait donc « pulluler, aux lieux et places de sa synthèse vide, mille événements
maintenant perdus »1139. Cette analyse de la provenance est applicable non seulement à un
individu, mais aussi à une chose ou à un concept. Il s’agit là également de faire apparaître « la
prolifération des événements à travers lesquels (grâce auxquels, contre lesquels) ils se sont
formés », et, par conséquent, la généalogie découvre que, « à la racine de ce que nous
connaissons et de ce que nous sommes il n’y a point la vérité et l’être, mais l’extériorité de
l’accident »1140. C’est la destruction exhaustive de l’immobilité des choses que l’analyse de la
provenance effectue tout en faisant apparaître l’hétérogénéité qui construit paradoxalement
l’identité. La continuité ininterrompue d’un individu ou d’une chose disparaît totalement. Or
cette analyse de la provenance, destructrice et multiplicatrice, a un domaine privilégié
d’analyse : le corps et tout ce qui l’entoure, tel que l’alimentation, le climat et le sol. Le corps
est un lieu de la provenance, de par sa matérialité et son historicité. Foucault caractérise ce
corps par trois aspects : « surface d’inscription des événements (alors que le langage les
marque et les idées les dissolvent), lieu de dissociation du Moi (auquel il essaie de prêter la
chimère d’une unité substantielle), volume en perpétuel effritement »1141. La généalogie, en
tant qu’analyse de la provenance, se définit ainsi comme une histoire du corps. Nous
reviendrons sur ce thème dans la réflexion foucaldienne sur le pouvoir disciplinaire, pouvoir
qui s’exerce sur le corps des individus au travers des moyens matériels.
L’analyse de l’émergence (Entstehung) a pour objet « le principe et la loi singulière
d’une apparition »1142. De même que l’analyse de la provenance met en question l’unité d’un
individu ou d’une chose, celle de l’émergence examine l’idée qui identifie la finalité d’un
processus historique à l’état actuel des choses. Pour la généalogie, c’est une confusion
apparente, car « ces fins, apparemment dernières, ne sont rien de plus que l’actuel épisode

1138
Ibid., p. 1009.
1139
Ibid.
1140
Ibid.
1141
Ibid., p. 1011.
1142
Ibid.
355
Chapitre I, Partie II

d’une série d’asservissements »1143. Penser l’histoire à partir du présent ne signifie pas donner
à ce présent une position ultime et absolue dans le devenir. Le présent n’est en réalité qu’un
état provisoire du « jeu hasardeux des dominations », où les forces diverses luttent l’une
contre l’autre. Analyser l’émergence est donc décrire des rapports belliqueux entre ces forces.
C’est « un lieu d’affrontement » que l’émergence désigne, mais ce lieu n’est pas celui où se
déploient les luttes réelles, comme un champ clos. Il est plutôt un « non-lieu », en ce sens
qu’il se caractérise par « une pure distance » entre les adversaires. L’émergence n’est pas la
victoire d’un côté et la défaite de l’autre, mais elle se produit dans l’interstice, ou dans le fait
même qu’il y a affrontement. L’analyse de l’émergence décrit donc cet affrontement perpétuel
de forces, où il n’y a aucune fin. Pour qu’il y ait sans cesse émergence, ce rapport
d’opposition entre les dominateurs et les dominés ne doit pas disparaître. En d’autres termes,
l’histoire ne peut être marquée par des émergences, sans que le non-lieu d’affrontement
n’existe. Foucault critique implicitement Hobbes : « On aurait tort de croire, selon le schéma
traditionnel, que la guerre générale, s’épuisant dans ses propres contradictions, finit par
renoncer à la violence et accepte de se supprimer elle-même dans les lois de la paix
civile1144. » La fin de la lutte n’est pas, pour la généalogie, l’origine des lois civiles, au
contraire, en supposant une telle fin, on s’écarte de l’histoire réelle. Nous reviendrons à
plusieurs reprises sur la critique foucaldienne de Hobbes, qui sera intégrée dans les contextes
historiques. Le modèle hégélien de l’histoire est aussi réfuté : « L’humanité ne progresse pas
lentement de combat en combat jusqu’à une réciprocité universelle, (…) ; elle installe
chacune de ces violences dans un système de règles, et va ainsi de domination en
domination1145. » Et ce système de règles ne mène pas l’humanité vers une fin, mais chacune
de ses règles n’est qu’une violence sans finalité. Les dominateurs s’emparent d’un système
pour en utiliser les règles en leur faveur, tout en imposant aux dominés une série de
significations arbitraires de morale, de concept, de comportement, qui passent pourtant pour
vraies et universelles. Mais ce système est toujours exposé à la lutte avec d’autres systèmes de
règles et de significations. En ce sens, l’émergence se produit dans les luttes permanentes de
l’interprétation du monde. Interpréter n’est plus « mettre lentement en lumière une
signification enfouie dans l’origine », mais, « s’emparer, par violence ou subreption, d’un
système de règles qui n’a pas en soi de signification essentielle, le faire entrer dans un autre

1143
Ibid.
1144
Ibid., p. 1013.
1145
Ibid.
356
Chapitre I, Partie II

jeu et le soumettre à des règles secondes, alors le devenir de l’humanité est une série
d’interprétations »1146. La tâche de la généalogie réside précisément dans la description de
l’histoire de ces systèmes, de leurs jeux d’apparition, de disparition et d’opposition.
À l’histoire téléologique qui s’appuie sur une position supra-historique, la généalogie
oppose deux analyses complémentaires, à savoir celle de la provenance et celle de
l’émergence. La première prend comme objet le corps pour y découvrir non pas l’identité
fondamentale, mais la dispersion de traces des événements hétérogènes. La seconde montre
comment une telle unité factice apparaît à partir de l’affrontement entre les forces diverses, et
de quelle manière un certain système de règles arbitraires mais contraintes peut s’imposer
comme la vérité. En d’autres termes, le premier type d’analyse consiste à faire disparaître les
unités qui semblent naturelles, le second type d’analyse à préciser dans quel lieu ces unités se
sont constituées, et quel est le processus de leur formation. La généalogie fait donc une
histoire anti-identitaire et anti-téléologique, qui sous-tend toujours la pensée foucaldienne, au
moins, depuis l’Histoire de la folie. Foucault reprend dans ce texte ce type d’analyse
historique, sans le référer pourtant à l’analyse discursive. Cette absence du discursif lui
permet d’une part d’ouvrir la possibilité d’analyser le non-discursif comme tel, et d’autre part
de revisiter le problème du discours d’un autre point de vue, celui de l’historicité de la vérité.
Mais, pour étudier l’historicité de la vérité de manière proprement généalogique, « Nietzsche,
la généalogie, l’histoire » n’approfondit pas, nous semble-t-il, la réflexion sur la volonté de
vérité, qui, comme l’a défini Foucault dans la leçon inaugurale, délimite historiquement et
arbitrairement le champ possible de la vérité. Si nous nous référons aux trois usages de
l’histoire présentés ci-dessus, les analyses de la provenance et de l’émergence correspondent
aux deux premiers usages, qui sont destructeurs de réalité et d’identité. Pour préciser le
troisième usage, qui concerne la destruction du sujet de connaissance, il faudrait un autre type
d’analyse qui puisse mettre en question cette historicité de la vérité. C’est précisément le
problème du « pouvoir-savoir », que Foucault a proposé dans ce texte de 1971 comme analyse
historique du vouloir-savoir. Foucault abordera ce problème dans le cours 1971-1972, « la
volonté de savoir », en faisant l’usage de la pensée nietzschéenne. C’est cette analyse que
nous voudrions examiner pour savoir quelle est l’articulation de ce problème du
« pouvoir-savoir » et du sujet de connaissance à la généalogie. Nous nous référerons
principalement à la première conférence intitulée « La vérité et les formes juridiques », que

1146
Ibid., p. 1014.
357
Chapitre I, Partie II

Foucault a prononcée à Rio de Janeiro, en mai 1973, car il y reprend l’analyse sur Nietzsche
qu’il a développée dans « La volonté de savoir »1147.
La question que Foucault pose au début de la conférence concerne le rapport entre
le discours et les pratiques non-discursives : « comment des domaines de savoir ont-ils pu se
former à partir des pratiques sociales ? »1148 Foucault rejette une réponse possible, qui est,
selon lui, celle du marxisme universitaire en France et en Europe : le sujet humain en tant que
sujet de connaissance est toujours déjà donné préalablement à des conditions économiques,
politiques et sociales, et ces conditions ne font plus que s’imprimer dans ce sujet donné ; le
sujet peut historiquement se transformer, mais son essence est toujours identique. À ce thème
du sujet universel, Foucault a déjà opposé le thème de l’historicité du sujet de connaissance,
dans la période archéologique, ainsi que dans « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », comme
nous l’avons vu. « Le sujet de connaissance, dit Foucault, a lui-même une histoire, la relation
du sujet avec l’objet, ou, plus clairement, la vérité elle-même a une histoire1149. » Le sujet
n’est point universel, mais constitué dans l’histoire. Il s’agit donc de savoir en quel sens et
jusqu’à quel point le sujet et la vérité sont historiques. Penser ce sujet historique, c’est
précisément « montrer la constitution historique d’un sujet de connaissance à travers un
discours pris comme un ensemble de stratégies qui font partie des pratiques sociales »1150. Le
discours s’articule à des pratiques non-discursives par l’intermédiaire de la notion de
« stratégie ». Inspiré par les philosophes anglo-américains, comme Searle ou Wittgenstein,
Foucault introduit dans ce terme, discours, un aspect pour ainsi dire généalogique : le discours
se comprendra désormais comme « jeux, games, jeux stratégiques d’action et de réaction, de
question et de réponse, de domination et d’esquive, ainsi que de lutte »1151 . Le champ
discursif est aussi traversé par les luttes et les oppositions qui apparaissent également dans le
champ non-discursif. Alors que ce rapport au non-discursif était déjà évoqué lorsque Foucault
analysait les stratégies et les choix discursifs dans L’Archéologie du savoir, l’analyse
généalogique met davantage d’accent sur le niveau non- ou extra-discursif pour y décrire
même les luttes qui ne laissent pas de traces dans les discours. Il s’agit d’ « une histoire
externe, extérieure de la vérité », dans la mesure où ce dehors de la vérité, définissant la
formation possible de la vérité, se trouve pourtant effacé de la vérité elle-même. Mettre en

1147
« La volonté de savoir », DE I, no 101, 1971, voir notamment p. 1111-1112.
1148
« La vérité et les formes juridiques », p. 1406.
1149
Ibid., p. 1407.
1150
Ibid., p. 1408.
1151
Ibid., p. 1407.
358
Chapitre I, Partie II

lumière ce dehors de la vérité et, également, du sujet de connaissance vraie, c’est la tâche de
la généalogie. C’est là que Foucault se réfère encore une fois à la pensée nietzschéenne, dans
laquelle s’est formée une analyse historique de la formation du sujet, et de la naissance d’un
certain type de savoir. Pour amorcer la réflexion sur ce rapport entre sujet et savoir, Foucault
cite un passage de Nietzsche, tout au début d’un écrit posthume, Vérité et mensonge au sens
extra-moral : « Au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables
systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent
la connaissance. »1152. Foucault remarque que Nietzsche emploie dans ce passage le terme
d’ « invention », non pas celui d’ « origine ». L’invention et l’origine s’opposent totalement
chez Nietzsche, car l’invention est, chez Nietzsche, « d’un côté, une rupture, de l’autre,
quelque chose qui possède un petit commencement, bas, mesquin, inavouable »1153. Ce qui
existe au commencement de la religion, de la poésie ou de l’idéal, ce n’en est pas l’origine,
mais l’invention. Foucault rejette ici, comme il l’a fait dans le texte de 1971 sur Nietzsche,
l’existence de l’origine et le processus téléologique qu’elle déclenche. La naissance de la
connaissance est ainsi caractérisée comme « le résultat du jeu, de l’affrontement, de la
jonction, de la lutte et du compromis entre les instincts »1154. Il n’y a ni origine ni finalité dans
la connaissance. C’est la lutte entre les instincts, dont le sort est toujours hasardeux, qui
détermine en réalité le lieu de naissance d’une connaissance.
Ce rapprochement entre la connaissance et les instincts ne permet pourtant pas
d’affirmer que la connaissance, comme produit des instincts, fait partie de la nature humaine.
Au contraire, la connaissance est à la fois contre-instinctive et contre-naturelle, dans la mesure
où elle ne se produit que dans les relations belliqueuses entre les instincts, lesquelles ne sont
pas naturelles, mais hasardeuses et instables. Ce qui est inventé par les jeux entre les instincts,
c’est précisément la connaissance. Entre les instincts et la connaissance, il n’y a pas de
continuité, mais « une relation de lutte, de domination, de servitude, de compensation »1155.
En outre, comme elle n’est pas d’ordre naturel, elle ne s’apparente pas au monde à connaître.
Foucault le dit en termes kantiens : « les conditions de l’expérience et les conditions de l’objet

1152
Friedrich Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, Œuvres philosophiques complètes, tome
I, volume II, Écrits posthumes 1870-1873, textes et variantes établis par G. Colli et M. Montinari, trad., par
Jean-Louis Backes, Michel Haar et Marc B. de Launay, Paris, Gallimard, 1975, p. 277. Cité dans « La
vérité et les formes juridiques », p. 1410.
1153
« La vérité et les formes juridiques », p. 1412.
1154
Ibid., p. 1413.
1155
Ibid., p. 1414.
359
Chapitre I, Partie II

de l’expérience sont totalement hétérogènes 1156 . » Donc, aucune continuité entre la


connaissance et la nature. La connaissance n’a en réalité qu’ « une relation de violence, de
domination, de pouvoir et de force, de violation »1157. Foucault tire de cette analyse de
Nietzsche deux conséquences, qui signifient une double rupture avec la tradition de la
philosophie occidentale. La première est la rupture entre la connaissance et le monde à
connaître. La seconde concerne le statut du sujet : s’il n’y pas de continuité entre la nature
humaine et la connaissance, disparaît aussi l’unité du sujet humain, qui était assurée, au moins
depuis Descartes, par une autre continuité, celle « qui va du désir à la connaissance, de
l’instinct au savoir, du corps à la vérité »1158. Comme cette continuité de la nature humaine à
la connaissance est brisée, l’unité du sujet n’est plus nécessaire pour qu’il y ait une
connaissance. Nous pouvons constater là selon quelle procédure s’effectue la dissolution de
l’unité du sujet universel de connaissance. C’est exactement l’objectif du troisième usage de
l’histoire, montré dans « Nietzsche, la généalogie, l’histoire ». Or cet usage implique
également une analyse de la volonté de vérité, qui constitue la connaissance sans jamais se
référer à un sujet quelconque.
Foucault aborde cette question de la connaissance, en s’appuyant notamment sur un
texte du Gai Savoir, aphorisme 333, intitulé « Que signifie connaître ? », où Nietzsche
reprend un texte de Spinoza, concernant l’opposition entre intelligere (comprendre) et ridre
(rire), luggere (déplorer) et detestari (détester). Alors que, selon Spinoza, c’est au moment
d’apaisement de ces passions que l’on peut comprendre, Nietzsche dit que, contrairement à ce
que dit Spinoza, comprendre n’est rien d’autres qu’un certain jeu de composition et de
compensation entre ces passions, rire, déplorer et détester. La connaissance se produit non pas
dans l’apaisement de ces passions, mais dans les luttes interminables entre elles. Foucault dit
ainsi : « il n’y a pas, dans la connaissance, quelque chose comme bonheur et amour, mais
haine et hostilité ; il n’y a pas unification, mais système précaire de pouvoir1159. » La
connaissance ne se comprend qu’en termes de pouvoir. Il n’y a donc pas de connaissance qui
soit universelle et juste, car la connaissance ne se forme que dans une relation stratégique et
politique où l’homme se trouve captif. Elle est donc essentiellement politique. C’est là
qu’apparaît le thème « savoir-pouvoir ». L’analyse nietzschéenne de la connaissance est donc

1156
Ibid.
1157
Ibid.
1158
Ibid., p. 1415.
1159
Ibid., p. 1416.
360
Chapitre I, Partie II

le renversement du grand mythe platonicien, selon lequel « la vérité n’appartient jamais au


pouvoir politique, le pouvoir politique est aveugle, le véritable savoir est celui qu’on possède
quand on regarde le grand soleil éternel ou que l’on ouvre les yeux à ce qui s’est passé »1160.
Cette antinomie entre savoir et pouvoir, Foucault tente de la détruire, en suivant la philosophie
nietzschéenne. Cet usage de Nietzsche permet à Foucault de penser le problème de
savoir-pouvoir, de manière indépendante de l’analyse du discours qu’il a développée dans la
période archéologique, et également de réfléchir sur l’histoire et ses usages possibles pour
penser contre Hegel, c’est-à-dire la philosophie totalitaire et téléologique de l’histoire. La
généalogie se définit avant tout comme destructrice de la réalité, de l’identité et de la
subjectivité. Elle s’appuie sur le corps, dont la naturalité est mise en question par l’analyse de
la provenance, tout en montrant, par l’analyse de l’émergence, comment cette naturalité s’est
historiquement formée. C’est la figure de savoir-pouvoir qui apparaît dans cette analyse
historique du corps. Il ne s’agit plus d’étudier les règles de formation d’un savoir, mais de
placer les effets de ce savoir dans un domaine plus vaste, où s’entrecroisent le discursif et le
non-discursif, et où est historiquement constitué le sujet de connaissance. L’histoire
généalogique s’écrira sur ce fond méthodologique : le savoir, le pouvoir, le sujet. Il nous faut
maintenant voir comment, partant de l’usage de Nietzsche, Foucault élabore une série de
descriptions historiques qui sont proprement généalogiques.

3. Pouvoir, vérité, sujet

Le cours au Collège de France fait en 1973-1974, intitulé « Le pouvoir


psychiatrique » nous permet de comprendre de quelle manière la généalogie ou une réflexion
philosophique qui peut être généalogique, apparaissent dans l’analyse positive du contenu
historique. Il est question de savoir quel type de rapport de pouvoir se forme dans les
pratiques psychiatriques, notamment autour du corps du fou, et comment les relations
proprement généalogiques, qui sont celles d’affrontement, de lutte et d’opposition traversent
ces pratiques. L’analyse foucaldienne met ce faisant en question l’unité ou la naturalité de la
psychiatrie moderne à la fois comme savoir et comme pratique. Cette enquête sur la naturalité
des choses n’est cependant pas centrée, comme l’archéologie l’a fait, sur le discours et ses

1160
Ibid., p. 1438.
361
Chapitre I, Partie II

règles internes, mais sur le « dehors » du discours, le niveau non-discursif qui fonctionne
comme lieu de production du discours. Nous pourrons constater ce déplacement, de l’analyse
discursive à celle du savoir-pouvoir, qui se démarque non seulement de l’archéologie, mais
aussi de la réflexion dans L’Ordre du discours. Foucault analyse en détail dans ce cours le
pouvoir disciplinaire et son histoire, qui sont des objets centraux de la généalogie du pouvoir.
Toutefois, il ne s’agit pas là d’un moment de rupture totale de la pensée foucaldienne avec son
passé. Foucault souligne en revanche que son analyse part de là où l’Histoire de la folie s’est
arrêtée, c’est-à-dire de la période après la réforme de Pinel et de Tuke. En ce sens, Le Pouvoir
psychiatrique est la suite de sa thèse, mais non pas la pure et simple suite de l’analyse faite
dans sa thèse. Foucault rectifie son analyse passée en fonction des problèmes généalogiques
qu’il pose, et ces modifications mettent en lumière les enjeux propres à la généalogie. Nous
devrons donc tenir compte de cette double position de ce cours, qui est à la fois une tentative
d’écrire une histoire généalogique du pouvoir-savoir, et une sorte d’autocritique de la pensée
foucaldienne.
Nous voudrions d’abord analyser une réflexion sur la vérité en général que Foucault
insère de manière un peu inattendue dans l’analyse historique de la psychiatrie. Si nous
commençons par cette réflexion, c’est parce qu’elle exprime bien un des enjeux majeurs de la
généalogie, et sans doute de toute la pensée foucaldienne, c’est-à-dire l’historicité de la vérité.
Foucault distingue deux séries de vérité qui existent dans la civilisation occidentale :
d’une part, une vérité découverte, démontrée, constante et systématisée qui fait corps avec la
pratique scientifique ; d’autre part, une vérité qui se produit comme un événement, « avec sa
géographie, ses calendriers, ses messagers ou ses opérateurs privilégiés », donc une vérité
historique et éphémère1161. Si la première forme de vérité est de « l’ordre de ce qui est » ou de
« l’ordre de l’objet au sujet », la seconde est de « l’ordre de ce qui arrive » ou de « l’ordre de
la foudre ou de l’éclair »1162. Dans ce second type de vérité, il n’est pas question d’une
méthode par laquelle la vérité objective est découverte, mais d’une stratégie, qui fait surgir la
vérité comme événement, ou comme irruption de forces. En ce sens, c’est un rapport de
pouvoir, non pas de connaissance. C’est de la seconde forme de vérité que Foucault tente de
faire l’histoire : il s’agit de la vérité, non universelle, qui ne se produit que par l’intervention
de certains rapports de forces ou de pouvoir. Foucault met également en question la première
forme, en se demandant « comment cette vérité-démonstration dérive en réalité de la vérité

1161
Le Pouvoir psychiatrique, p. 237.
1162
Ibid.
362
Chapitre I, Partie II

1163
rituelle, de la vérité-événement, de la vérité-stratégie » . Démasquer l’identité,
l’universalité ou la naturalité de la vérité démonstrative, c’est précisément la tâche de la
généalogie, définie dans « Nietzsche, la généalogie, l’histoire ». Mais, curieusement, Foucault
considère cette tentative de démystification comme étant de « l’archéologie du savoir », alors
qu’il appelle « généalogie de la connaissance » l’enquête qui consiste à savoir comment « la
vérité-connaissance a pris les dimensions que l’on connaît et que l’on peut constater
maintenant »1164. Cet usage de terme « archéologie » est différent de celui que nous avons
trouvé dans le Foucault de l’archéologie, dans la mesure où ce terme ne se réfère aucunement
à l’analyse discursive1165. Alors que l’archéologie ici définie fait une décomposition de la
vérité prétendant à l’universalité, la généalogie reconstitue ce processus par lequel cette vérité
acquiert un statut comme la vérité démonstrative : l’archéologie analytique et la généalogie
synthétique, qui prennent comme objet le domaine des limites entre le discursif et le
non-discursif, où se forment les relations savoir-pouvoir.
C’est l’histoire archéo-généalogique de la psychiatrie que Foucault essaie de faire
dans ce cours. Ce qui s’est passé dans la psychiatrie au XIXe siècle, c’est précisément le
processus dans lequel la vérité-événement est peu à peu recouverte par un autre type de vérité,
la vérité démonstrative. Or, mettant en lumière cette constitution historique d’un système de
vérité démonstrative, Foucault cherche également à repérer comment le type de
vérité-événement fonctionne à l’intérieur d’un savoir comme la médecine en général, car,
dans la pratique médicale depuis Hippocrate jusqu’au XVIIIe siècle, c’est-à-dire la médecine
qui a précédé l’anatomie pathologique, la vérité-événement a longtemps subsisté en ayant une
importance historique. La psychiatrie se situe également dans cette histoire de la
vérité-événement. C’est la notion de crise qui a relevé de ce type de vérité-événement dans la
pratique médicale. La crise, c’est « le moment de la bataille » ou « le moment où risque de se
décider l’évolution de la maladie, c’est-à-dire risque de se décider la vie ou la mort »1166.
C’est dans la crise, moment du combat du corps contre la substance morbide, que « la maladie
éclate dans sa vérité »1167. La vérité de la maladie n’apparaît que dans sa réalité, qui est le
résultat d’un affrontement singulier et, par conséquent, événementiel. Il ne s’agit point de

1163
Ibid., p. 238.
1164
Ibid.
1165
Une pareille définition apparaît dans la treizième leçon du Cours « Théories et Institutions pénales »
(1971-1972), où l’archéologie du savoir est caractérisée comme ce qui « prend en compte les rapports du
savoir et du pouvoir ». (Manuscrit du Cours, cité par François Ewald, Ibid., p 256, n. 13.)
1166
Ibid., p. 242.
1167
Ibid., p. 243.
363
Chapitre I, Partie II

déterminer la vérité universelle de la maladie, mais de laisser jouer la maladie dans le corps
du malade pour qu’éclate la vérité-événement. C’est à ce moment de la crise que le médecin
doit intervenir. Mais le rôle du médecin n’est pas celui d’ « agent d’une intervention
thérapeutique », mais de « gérant ou [d]’arbitre de la crise »1168. Observant le cours de la
maladie, le médecin ne peut qu’attendre que se produise la crise, caractéristique intrinsèque de
la maladie. Il ne guérit pas la maladie, il ne l’affronte pas non plus directement, mais il joue
un rôle d’arbitre dans le combat entre le malade et la maladie, de la même façon que dans la
pratique judiciaire, et il est jugé lui aussi par la manière dont il a présidé à ce combat. Le
jugement du médecin est justifié par le résultat obtenu, mais il est également examiné par les
autres médecins. Il y a donc trois niveaux de combat : celui de la nature contre la maladie,
celui du médecin à l’égard de ce premier combat, et enfin celui entre le médecin et ses
confrères. Dans chaque combat, la vérité, vérité-événement, n’est déterminée que par la
victoire d’un côté et la défaite de l’autre. La pratique médicale est partout traversée par les
affrontements, et elle est fort similaire à une pratique judiciaire qui était dominante dans le
droit féodal du Moyen Âge : l’épreuve judiciaire. L’épreuve médiévale était un système pour
régler le litige entre deux individus par une forme de guerre ritualisée et contrôlée strictement
par une série de règles : il ne s’agit pas de savoir lequel a dit la vérité, mais de déterminer, par
l’affrontement direct entre eux, le vainqueur et le vaincu. Ce n’est pas la justice universelle
qui détermine à qui appartient la vérité, ou qui a raison, mais c’est le vainqueur qui détient la
vérité par le fait même qu’il a gagné1169. Or cette ressemblance ne signifie point que la
pratique médicale et la pratique judiciaire ont un même lieu de naissance, mais, si cette forme
de vérité-épreuve, ou de vérité-événement disparaissent dans ces deux domaines de pratique,
c’est parce qu’une autre forme de vérité, qui est celle de vérité-démonstration, la remplace. Et
ce passage d’une forme de vérité à l’autre est lié au développement d’une nouvelle manière
juridico-politique d’établir la vérité et d’exercer le pouvoir, c’est-à-dire l’enquête, qui consiste
à établir la vérité à partir des témoins, des documents, etc. Il ne s’agit plus de l’affrontement
entre les individus, mais de l’exercice de pouvoir de l’État, qui réunit d’abord des
renseignements fiscaux pour prélever les impôts, puis ceux qui concernent les individus pour
des raisons policières1170. C’est là qu’est possible l’accumulation du savoir sur les individus

1168
Ibid., p. 243-244.
1169
Nous suivons ici l’analyse de Foucault dans La forme et les vérités juridiques, p. 1440-1444.
1170
À propos de l’enquête, voir : « Théorie et institutions pénales », DE I, no115, p. 1258-1259 ; « La
vérité et les formes juridiques », p.1445-1456.
364
Chapitre I, Partie II

qui donnera lieu aux sciences humaines. Foucault affirme ainsi : « L’enquête est une forme de
savoir-pouvoir » 1171 . C’est dans ce passage de l’enquête fiscale à l’enquête policière,
autrement dit, la diffusion et la généralisation de cette technologie de l’enquête, que se situe la
formation de la psychiatrie. La tentative de Foucault est de faire apparaître, contre ce
développement de la forme vérité-démonstration, les luttes ou les affrontements dans le
champ de savoir qu’est la psychiatrie. C’est l’histoire belliqueuse de la psychiatrie dans les
rapports de savoir-pouvoir que Foucault entreprend de faire dans Le Pouvoir psychiatrique.

3.1. Pouvoir de souveraineté et pouvoir disciplinaire

Citant un texte de Pinel, qui insiste sur l’importance du « maintien du calme et de


l’ordre dans un hospice d’aliénés » et des « qualités physiques et morales » de la surveillance,
Foucault remarque que c’est l’ordre disciplinaire, ordre microscopique du pouvoir sur le corps,
qui assure dans l’asile à la fois la condition du regard médical et celle de la guérison1172. Or
cet ordre disciplinaire n’est pas seulement assuré par le savoir médical que détient le médecin.
C’est plutôt la présence physique du personnel, tel que les médecins, les surveillants et les
servants, qui maintient ordonné le champ hospitalier. Dans l’asile, en ce sens, le pouvoir
n’appartient à personne. Il a au contraire « dispersion, relais, réseaux, appuis réciproques,
1173
différences de potentiel, décalages, etc. » Ce qui y surgit, c’est exactement
l’entrecroisement des tactiques diverses qui n’a qu’un seul objectif, qui est de maîtriser le fou
ou l’insurrection de sa force déchaînée. « C’est, dit Foucault, donc un champ de bataille qui
est effectivement organisé dans cet asile1174. » Cette forme d’affrontement, Foucault la trouve
dans l’opération thérapeutique des années 1800-1830, qui est la période du « traitement
moral », où il s’agit en réalité d’une autre chose que la pratique proprement médicale.
L’opération thérapeutique peut se résumer en cinq caractères, selon Le Traité
médico-philosophique de Pinel : premièrement, la reconnaissance des causes de la maladie
n’est aucunement exigée ; deuxièmement, il s’agit de l’affrontement entre le médecin et le
malade qui établit un certain rapport de force entre eux ; troisièmement, cet affrontement doit
susciter, à l’intérieur du malade, un autre conflit entre « l’idée fixe à laquelle le malade s’est

1171
« La vérité et les formes juridiques », p. 1456.
1172
Le Pouvoir psychiatrique, p. 4.
1173
Ibid., p. 6.
1174
Ibid., p. 8.
365
Chapitre I, Partie II

attaché » et « la crainte de la punition » ; quatrièmement, au cours de l’opération, il doit y


avoir « un moment où la vérité éclate », moment où le récit même du malade fait surgir la
vérité ; enfin, cinquièmement, la guérison ne s’accomplit que lorsque la vérité est acquise par
l’aveu du malade, non pas par le savoir médical déjà établi1175. Foucault se demande ainsi : si
telle est l’opération thérapeutique du fou, ce qui s’est passé dans cette période-là, n’est-ce pas
la constitution de la psychiatrie comme une spécialité du savoir médical ? La psychiatrie
s’est-elle trouvée dans ce qui est absolument irréductible à ce qui était la médecine à ce
moment-là ? C’est précisément la question de la vérité-événement de la psychiatrie, qui ne
doit pas être confondue avec la vérité-démonstration, ou bien la question de la naturalité de
cette vérité-démonstration. Le rapport belliqueux entre le médecin et le malade représente
bien cette forme de production de la vérité, et c’est à partir de là que l’histoire du pouvoir
psychiatrique peut s’écrire.
Cette histoire généalogique diffère, sur quelques points, de ce que Foucault a fait
dans l’Histoire de la folie, alors que ces deux versions d’histoire sont chronologiquement en
continuité. D’abord, comme l’admet Foucault, la thèse de 1961 en était restée à « une analyse
des représentations » ou à celle de « la perception de la folie »1176. L’analyse porte maintenant
sur « le dispositif de pouvoir comme instance productrice de la pratique discursive » et le
« jeu de la vérité » ou le « discours de vérité » auxquels ce dispositif de pouvoir donne lieu1177.
En d’autres termes, c’est de la recherche de la forme de savoir-pouvoir dans la psychiatrie
qu’il s’agit. Foucault souligne également la nécessité de se dégager des quatre notions
auxquelles son analyse a fait appel, soit implicitement soit explicitement : la violence,
l’institution, la famille et l’appareil d’État. Premièrement, la violence : cette notion est
« dangereuse », dans la mesure où elle établit une distinction, à l’intérieur du pouvoir, entre le
pouvoir physique et irrégulier, et le bon pouvoir, qui n’est ni physique, ni violent ; en réalité,
précise Foucault, tout le pouvoir s’exerce toujours au niveau physique, plus précisément sur le
corps. Deuxièmement, la notion d’institution soulève un autre type de problème : ce qu’il faut
analyser, ce ne sont pas les institutions, mais les rapports de forces et les diverses tactiques de
pouvoir qui traversent les institutions. L’institution n’apparaît donc que de manière secondaire
par rapport à l’analyse du pouvoir. Troisièmement, la famille : alors que Foucault considérait
que chez Pinel, Esquirol, Fodéré, il y avait eu l’introduction du modèle familial dans l’asile, il

1175
Ibid., p. 12.
1176
Ibid., p. 14.
1177
Ibid., p. 15.
366
Chapitre I, Partie II

a trouvé très peu d’utilisation de ce modèle. La famille aura une importance dans la
psychiatrie, mais ce sera dans une période plus tardive que celle de Pinel et d’Esquirol. Nous
reviendrons sur l’analyse de l’intégration du modèle familial ci-dessous. Enfin,
quatrièmement, l’appareil d’État : comme il est question de la « micro-physique du pouvoir »,
cette notion est « beaucoup trop large, beaucoup trop abstraite pour désigner ces pouvoirs
immédiats, minuscules, capillaires »1178. Il s’agit donc, se déprenant de ces quatre notions qui
fonctionnaient comme obstacles d’analyse, de faire apparaître les relations stratégiques de
pouvoir microscopique, pouvoir disciplinaire.
De même que la figure du Neveu de Rameau a représenté le nouveau rapport de la
folie et de la déraison dans la société occidentale, de même que l’aventure de Don Quichotte a
mis en lumière la nouvelle disposition de savoir, une figure emblématique résume, dans le
milieu qui entoure son corps, ce en quoi consiste le pouvoir disciplinaire. Ce n’est ni Richard
III, ni le roi Lear, mais Georges III , roi d’Angleterre, qui a perdu son trône de par sa folie. Il
est sous la surveillance permanente de deux de ses anciens pages, et soigné par un médecin
affirmant que le roi doit désormais être « docile et soumis »1179. La folie de Georges III met en
avant l’opposition de deux types de pouvoir : l’un est celui que Georges III a détenu jusqu’à
son abdication, c’est-à-dire le pouvoir de souveraineté ; l’autre est un pouvoir anonyme,
assuré par plusieurs personnes, qui est le pouvoir disciplinaire. Le roi est devenu, dans ce
second type de pouvoir, une « bête humaine » dont la force déchaînée est calmée et maîtrisée
par ses anciens serviteurs1180. Dans cette scène, il ne s’agit pas ni du modèle familial ni de
celui d’institution. C’est le remplacement du pouvoir de souveraineté par le pouvoir
disciplinaire, et la figure de Georges III, roi fou, met en pleine lumière ce passage de « la
macrophysique de la souveraineté » à « la microphysique du pouvoir disciplinaire »1181. Le
souverain n’est maintenant qu’un individu, assujetti par le pouvoir disciplinaire. Et Foucault
retrouve cet assujettissement sous une autre forme dans la scène de la délivrance par Pinel,
dans la mesure où « , enlever les chaînes, c’est assurer par le biais d’une obéissance
reconnaissante quelque chose comme un assujettissement » 1182 . Le pouvoir disciplinaire
s’appuie sans doute sur des formes d’assujettissement.
Cette histoire représente en outre une coupure nette avec la folie classique, qui était

1178
Ibid., p. 17.
1179
Ibid., p. 22.
1180
Ibid., p. 25.
1181
Ibid., p. 28.
1182
Ibid., p. 30.
367
Chapitre I, Partie II

considérée comme une erreur. Désormais, la folie se caractérise comme un certain pouvoir,
qui veut imposer sa conviction (« se croire roi », par exemple) à tous ceux qui l’entourent. La
psychiatrie doit affronter ce pouvoir de la folie, pour la maîtriser. C’est là que la notion
généalogique de bataille se transcrit dans le champ spécifique de l’histoire. Qu’est-ce que ce
pouvoir disciplinaire qui apparaît dans la psychiatrie ? C’est la question que Foucault pose
dans ce cours.
Pour aborder cette question, il commence par examiner le pouvoir de souveraineté,
qui a précédé le pouvoir disciplinaire, et qui s’y oppose. Ce pouvoir est caractérisé par trois
traits. Premièrement, il est un rapport de pouvoir qui lie le souverain et le sujet selon « un
couple de relations asymétriques », qui est d’une part le prélèvement et d’autre part la
dépense1183. Deuxièmement, il doit réactualiser, de manière rituelle, ce qui l’a fondé une fois
pour toutes. Si cette origine du pouvoir est fréquemment ressuscitée, c’est parce que ce
pouvoir tangible est en même temps fragile et susceptible de rupture. De là surgit la nécessité
d’une certaine menace de violence qui assure implicitement la stabilité du pouvoir. Foucault
le dit ainsi : « Le verso de la souveraineté, c’est la violence, c’est la guerre 1184 . »
Troisièmement, les rapports de souveraineté ne sont pas homogènes : ils se différencient
presque infiniment dans les différents rapports de souverain-sujet (entre le serf et le seigneur,
entre le détenteur du fief et le suzerain, par exemple), et aucune mesure commune n’est
établie entre eux. Ces trois traits définissent le pouvoir de souveraineté. Or Foucault remarque
également que, dans ce pouvoir de souveraineté, il est toujours question du sujet, non pas du
corps individuel. La fonction-sujet n’est pas isomorphe à un corps individuel, mais elle « se
déplace et circule au-dessus et au-dessous des singularités somatiques »1185. La coïncidence
de la fonction-sujet et du corps n’est qu’accidentelle. En revanche, vers le sommet de ce
pouvoir, c’est-à-dire vers le souverain, ou vers le corps du roi, on voit converger tous les
rapports multiples et inconciliables. De plus, comme l’a analysé Kantorowicz, ce corps
souverain se double, entre le corps biologique qui est mortel et le corps politique qui subsiste,
pour assurer la continuité de la monarchie, même si le roi périt 1186 . Le pouvoir de
souveraineté n’est pas un pouvoir individualisant, ou bien il n’individualise que le souverain,

1183
Ibid., p. 44.
1184
Ibid., p. 45.
1185
Ibid., p. 46.
1186
Ernst Hartwig Kantorowicz, The King’s Two Bodies : A Study in Medieval Political Theology,
Princeton, NJ, Princeton University Press, 1957. (Traduction française : Les Deux Corps du Roi. Essai sur
la théologie politique du Moyen-Âge, trad., par J.-Ph. Genet et N. Genet, Paris, Gallimard, 1989.)
368
Chapitre I, Partie II

mais au prix de cette multiplication des corps. Ni chez les sujets, ni chez le souverain, la
singularité somatique n’est donc objet de ce pouvoir.
Le pouvoir disciplinaire s’oppose terme à terme à ces trois caractères du pouvoir de
souveraineté. Premièrement, n’étant plus sur le mécanisme prélèvement-dépense, le pouvoir
disciplinaire s’appuie sur « une prise exhaustive du corps, des gestes, du temps, du
comportement de l’individu »1187.
Deuxièmement, ce pouvoir n’a besoin ni de la réactualisation rituelle de l’antériorité
fondatrice ni de la violence, car le pouvoir disciplinaire implique une procédure de contrôle
continu, à la différence du pouvoir de souverain, dont les moments de rupture exigeaient la
récurrence vers le passé. Le pouvoir disciplinaire regarde au contraire vers l’avenir, vers ce
moment idéal où « la surveillance pourra ne plus être que virtuelle, où la discipline, par
conséquent, sera devenue habitude »1188. Pour assurer ce fonctionnement presque automatique,
ce pouvoir établit un « rapport direct et continu » de « la permanence de l’écriture » à « la
visibilité du corps »1189. Ce rapport, qui est une application de la technique des fiches déjà
connue dans les bibliothèques et les jardins botaniques, permet d’individualiser chaque corps
de manière schématique et centralisée, et, par conséquent, d’assurer la promptitude de la
réaction du pouvoir disciplinaire contre les anomalies constatées.
Troisièmement, le pouvoir disciplinaire est « isotopique » ou homogène à la fois dans
un de ses dispositifs et au travers d’eux : d’un côté, à l’intérieur d’un dispositif disciplinaire,
chaque élément a une place bien déterminée par rapport à d’autres éléments soit inférieurs soit
supérieurs à lui ; d’autre côté, les différents dispositifs fonctionnent en s’articulant l’un à
l’autre, pour ne pas produire de conflit ou d’incompatibilité. En outre, dans ces dispositifs du
pouvoir disciplinaire, on voit toujours apparaître un « résidu », qui ne peut être distribué ou
classé dans aucun de ces dispositifs. Foucault en donne comme exemple « le déserteur », « le
débile mental » ou « les délinquants », mais ces marges du pouvoir disciplinaire ne sont pas
des éléments négatifs1190. Au contraire, l’existence de ces marges est intrinsèque à ce pouvoir
disciplinaire, dans la mesure où elle permet de faire apparaître des dispositifs supplémentaires
de discipline pour intégrer ces individus marginaux. L’extension du pouvoir disciplinaire est
ainsi presque infini, grâce à ce résidu inévitable. Nous pouvons constater là un déplacement

1187
Le Pouvoir psychiatrique, p. 48.
1188
Ibid., p. 49.
1189
Ibid., p. 51.
1190
Ibid., p. 55.
369
Chapitre I, Partie II

majeur par rapport à la période archéologique : alors que le reste de la raison fonctionnait
dans la période archéologique comme l’altérité absolue et irrécupérable de la raison, il
apparaît ici dans les figures concrètes des gens marginaux, et, de par la matérialité de leur
corps, il est assimilable à l’intérieur du pouvoir disciplinaire. L’Autre de la raison, que la
raison a tenté de saisir par les formes de savoir, s’est ainsi transcrit en Autre du pouvoir, qui
sera intégré par un nouveau dispositif. Il n’est plus question de l’extériorité absolue de la
raison, mais de la lutte entre le pouvoir et ses marges. Le dehors du pouvoir est défini non pas
comme altérité, mais anomalie. Le pouvoir disciplinaire établit donc à la fois la norme à
laquelle tous les éléments d’un dispositif sont soumis, et l’anomalie, qui échappe à cette
norme, et qui exige une autre forme de norme. Foucault dit ainsi : « Le pouvoir disciplinaire a
cette double propriété d’être anomisant, c’est-à-dire de mettre toujours à l’écart un certain
nombre d’individus (…), et d’être toujours normalisant, d’inventer toujours de nouveaux
systèmes récupérateurs, de toujours rétablir la règle1191. » Là se posent sans doute deux
problèmes : Qu’est-ce que cette norme disciplinaire ? Comment est-il possible de se
déprendre de ce pouvoir disciplinaire ? Nous reviendrons sur ces problèmes dans les chapitres
suivants, et suivons maintenant la présentation de ce pouvoir disciplinaire par Foucault.
Ce qui apparaît dans ce pouvoir disciplinaire est, en résumé, « le remaniement en
profondeur des rapports entre la singularité somatique, le sujet et l’individu » 1192 .
L’individualisation, qui s’était faite dans le pouvoir de souveraineté du côté du sommet,
c’est-à-dire chez le souverain, s’intensifie au contraire du côté de la base, alors que disparaît
l’individualisation de ceux qui font fonctionner ces systèmes de pouvoir. La fonction-sujet
dans le pouvoir disciplinaire s’ajuste, dans cette individualisation minutieuse, à la singularité
somatique. C’est dans cette combinaison sujet-corps que se forme l’individu. L’individu n’est
pas un plan universel sur lequel se fondent les fonctions subjectives, psychologique ou
normalisatrice, mais « l’effet produit, le résultat de cet épinglage, par les techniques (…) du
pouvoir politique sur la singularité somatique »1193. L’individu n’est donc pas une unité
« naturelle ». Ce sont trois processus dans le pouvoir disciplinaire, à savoir l’assujettissement,
la psychologisation et la normalisation qui ont, de manière historique, constitué l’individu.
Au-dessous des théories philosophiques ou juridiques qui fait de l’individu une unité
élémentaire et universelle de la constitution d’une société, il y a le développement du pouvoir

1191
Ibid., p. 56.
1192
Ibid.
1193
Ibid., p. 57.
370
Chapitre I, Partie II

disciplinaire qui a fait apparaître l’individu à la fois « comme réalité historique, comme
élément des forces productives, comme élément aussi des forces politiques »1194. Résumant
ainsi la constitution de l’individu disciplinaire, Foucault revient, d’un autre versant, sur le
problème qu’il a abordé dans Les Mots et les Choses : celui, bien entendu, des sciences
humaines. « Les sciences de l’homme, prises en tout cas comme sciences de l’individu, ne
sont que l’effet de toute cette série de procédures1195. » Et elles ont pour fonction de « faire
croire que l’individu juridique a pour contenu concret, réel, naturel, ce qui a été découpé et
constitué par la technologie politique comme individu disciplinaire »1196. Le fameux doublet
empirico-transcendantal que Foucault a tenté de défaire apparaît ici comme médiateur de
l’opposition de l’individu juridique et l’individu disciplinaire. La critique des sciences
humaines est reprise dans la réflexion généalogique.
Les dispositifs disciplinaires ont longtemps existé, avant d’être la forme dominante
de pouvoir dans la société occidentale, dans les communautés religieuses, soit reconnues par
l’Église, soit spontanées. Dans la société qui s’organisait selon les rapports de souveraineté,
les dispositifs disciplinaires ont joué le rôle de critique ou d’innovation économique ou
politique par rapport au pouvoir de souveraineté : par exemple, en se déprenant du pouvoir de
souveraineté, l’ordre de Cîteaux a pu réaliser certaines innovations économiques à partir des
règles proprement disciplinaires ; ou bien l’individualisation centralisée que la pratique
disciplinaire a rendue possible contribue au développement d’un nouveau type d’exercice du
pouvoir monarchique ou du pouvoir pontifical. Mais tout le long du Moyen Âge, ces
dispositifs disciplinaires restaient latéraux par rapport au pouvoir de souveraineté. C’est du
XVIe au XVIIIe siècle que cette forme de pouvoir a connu une extension importante dans la
société occidentale, au travers de trois processus d’application du pouvoir disciplinaire à des
domaines qui étaient étrangers : premièrement, celui de la jeunesse scolarisée, deuxièmement,
celui des peuples colonisés, et troisièmement, celui « des vagabonds, des mendiants, des
nomades, des délinquants, des prostituées, etc. » qui concerne « tout le renfermement de
l’époque classique »1197. Ce dont il s’agit dans cette extension, selon Foucault, c’est que
« l’accumulation des hommes » et la « distribution rationnelle de ces singularités
somatiques », se font parallèlement à l’accumulation du capital1198. Cela signifie trois choses :

1194
Ibid., p. 59.
1195
Ibid., p. 58.
1196
Ibid., p. 59.
1197
Ibid., p. 72.
1198
Ibid., p. 73.
371
Chapitre I, Partie II

d’abord, « rendre maximale l’utilisation possible des individus », puis « rendre les individus
utilisables dans leur multiplicité même », enfin, « permettre le cumul non seulement de ces
forces, mais également du temps »1199. Or cette forme d’accumulation exige une autre manière
de classification que celle de la taxinomie classique. C’est là que Foucault situe les conditions
de possibilité des sciences de l’homme. Le passage de l’épistémè classique à l’épistémè
moderne est ici appréhendé comme correspondant à ce développement du capitalisme qui
nécessite l’usage disciplinaire des corps humains dans une temporalité qui est propre à la
production.
Ce pouvoir disciplinaire a une formalisation claire dans le Panopticon de Bentham,
auquel Foucault reviendra dans Surveiller et punir. Dans ce modèle de prison idéale, il y a un
bâtiment en forme d’anneau où sont aménagées des cellules qui ouvrent vers l’intérieur par
une porte vitrée et vers l’extérieur par une fenêtre ; dans chaque cellule, est placé un seul
individu, pour que son corps ait bien sa propre place ; au centre de l’espace vide entouré par
ce bâtiment, il a une tour d’où le surveillant peut bien observer ce qui se passe dans chacune
de ces cellules, alors que, par le jeu optique, depuis les cellules, on ne peut savoir si on est
surveillé ou non. Cette invisibilité de la surveillance rend perpétuels les effets du pouvoir, et
le pouvoir devient anonyme, dans la mesure où n’importe qui peut assurer cette tâche de
surveillant. L’individualisation se fait donc au niveau des corps surveillés et disciplinés, tandis
que le pouvoir disciplinaire s’exerce en anonymat et dans le jeu optique. Foucault dit ainsi :
« Panopticon, ça veut dire deux choses ; ça veut dire que tout est vu tout le temps, mais ça
veut dire aussi que tout le pouvoir qui s’exerce n’est jamais qu’un effet d’optique1200. » C’est
une forme de démocratisation de l’exercice du pouvoir, dans la mesure où personne n’a le
privilège d’occuper la place du pouvoir. Le pouvoir disciplinaire est donc la forme de pouvoir
qui correspond à la société à la fois capitaliste et démocratique.

3.2. Famille, modèle du pouvoir de souveraineté

Toutefois, l’apparition du pouvoir disciplinaire n’est pas synonyme de la disparition


totale du pouvoir de souveraineté. Foucault évoque un domaine où le pouvoir de souveraineté
subsiste dans la société contemporaine : la famille. Pourquoi le pouvoir de famille est-elle du
type souverain ? Premièrement, dans la famille, l’individualisation s’effectue à son sommet,

1199
Ibid., p. 73-74.
1200
Ibid., p. 79.
372
Chapitre I, Partie II

c’est-à-dire du côté du père, « en tant que porteur du nom et en tant qu’il exerce le pouvoir
sous son nom » ; deuxièmement, la famille se réfère constamment à « un type de liens,
d’engagements, de dépendance », comme le mariage ou la naissance, qui détermine une fois
pour toutes les rapports familiaux, dont la surveillance continue n’est pas exigée ;
troisièmement, ces rapports dans la famille sont hétérotopiques, et s’opposent totalement à
ceux du pouvoir disciplinaire, qui sont essentiellement isotopiques1201. Mais la famille n’est
pas simplement un résidu de la vieille forme de pouvoir. En réalité, elle est paradoxalement
« une pièce essentielle, et de plus en plus essentielle au système disciplinaire », pour deux
raisons1202. D’une part, la famille lie les individus aux appareils disciplinaires : le pouvoir
familial de souveraineté oblige les membres à aller à l’école, à faire le service militaire, à
travailler, c’est-à-dire à accepter d’être discipliné. D’autre part, la famille fonctionne comme
le point de jonction qui assure le passage d’un dispositif à l’autre. C’est donc grâce à la
famille que le pouvoir disciplinaire peut intégrer les individus et les faire circuler dans ses
divers dispositifs. Le pouvoir de souveraineté est certes passé à l’arrière plan dans la société
contemporaine, mais il s’intensifie à l’intérieur de la famille, qui articule les dispositifs
disciplinaires l’un à l’autre.
De sorte que la famille, gardant son pouvoir de souveraineté, joue un rôle important
dans le mécanisme du pouvoir disciplinaire. L’opposition entre le pouvoir de souveraineté et
celui de discipline ne doit donc pas être appréhendée comme un dépassement du premier par
le second. Le pouvoir disciplinaire n’annule point la forme de pouvoir qui le précède, mais ce
vieux rapport de pouvoir subsiste et est une partie indispensable du pouvoir disciplinaire. Ce
n’est pas le procès dialectique qui s’y joue, ce n’est pas non plus l’universalisation de la
liberté humaine du souverain à tous les individus. L’histoire de ces deux types du pouvoir ne
s’organise pas selon une finalité, mais selon un ensemble de luttes et de stratégies de niveaux
hétérogènes. Le pouvoir de souveraineté n’est pas une vieille forme de l’exercice du pouvoir,
mais ce qui est toujours réactivé dans la société du pouvoir disciplinaire. Ce schéma
non-dialectique sera bien expliqué par l’analyse de la « fonction-Psy », qui est une manière de
compensation du pouvoir familial par le pouvoir disciplinaire.
Lorsque la famille se délabre, une série de dispositifs disciplinaires, comme des
maisons pour les enfants trouvés ou pour les jeunes délinquants, doivent pallier cette
défaillance de la famille. C’est dans cette organisation des compensations disciplinaires

1201
Ibid., p. 81.
1202
Ibid., p. 82.
373
Chapitre I, Partie II

qu’apparaît ce que Foucault appelle « fonction-Psy », c’est-à-dire la fonction « psychiatrique,


psychopathologique, psychosociologique, psychocriminologique, psychanalytique, etc. », qui
englobe « non seulement le discours, mais l’institution, mais l’individu psychologique
lui-même »1203. C’est au début du XIXe siècle que la fonction-Psy est née dans la psychiatrie,
comme une réaction au pouvoir souverain de la famille. Son apparition a profondément
modifié l’organisation de l’hôpital psychiatrique : si cet établissement visait à enfermer
l’individu détaché de la souveraineté de la famille pour « le dresser à l’apprentissage d’une
discipline pure et simple », la tâche est désormais d’entreprendre la « refamilialisation » de
l’individu au sein de l’institution disciplinaire. C’est cette refamilialisation par le pouvoir
disciplinaire que la fonction-Psy permet à la psychiatrie. Puis, cette fonction-Psy s’est étendue
à tous les systèmes disciplinaires tels que l’école, l’armée, l’atelier, la prison. Là où il y a des
indisciplinés, la fonction-Psy intervient toujours, tout en constituant un savoir qui correspond
au type de dispositif disciplinaire concerné, et qui prend toujours comme modèle la famille.
Avec la fonction-Psy, tous les dispositifs disciplinaires commencent à fonctionner selon ce
modèle de la famille. Il est donc inutile de critiquer la discipline psychiatrique, scolaire,
militaire ou pénitentiaire, à partir d’une vérité que la famille ou le discours de la famille
peuvent produire. En réalité, c’est toujours à la famille que se réfèrent les systèmes
disciplinaires. La fonction-Psy met précisément en lumière « l’appartenance profonde de la
souveraineté familiale aux dispositifs disciplinaires »1204. Le pouvoir de souveraineté que la
famille a fait subsister est ainsi repris dans le pouvoir disciplinaire, sous forme paradoxale : la
famille n’est qu’un résidu du pouvoir de souveraineté qui a définitivement perdu sa
prépondérance dans la société par le développement du pouvoir disciplinaire, mais, c’est
toujours la famille que le pouvoir disciplinaire cherche à faire apparaître à son intérieur. La
famille-souveraineté est, dépourvue de son hégémonie, une condition indispensable pour
l’extension du pouvoir disciplinaire.
Dans ce plan général, Foucault tente d’analyser comment le discours psychiatrique,
né dans l’exercice du pouvoir disciplinaire s’articule au discours de la famille, pour produire
un discours de vérité de la famille dans l’asile. Pour cet objectif, Foucault récapitule le
modèle d’asile sans famille, qui précède l’introduction du modèle familial. Dans l’asile
purement disciplinaire, au début du XIXe siècle, la famille est totalement absente dans ces
trois niveaux, à savoir juridique, médical et institutionnel. D’abord, la décision de

1203
Ibid., p. 86.
1204
Ibid., p. 87.
374
Chapitre I, Partie II

l’internement du fou défini par la loi de 1838 est prise non pas par la famille, mais par
l’autorité préfectorale, dans la mesure où le fou était censé être un « ennemi social »1205.
Deuxièmement, au niveau médical, le milieu familial est incompatible avec toute
opération thérapeutique, pour plusieurs raisons : pour la guérison, le fou ne doit pas penser à
sa folie ; le fou a tendance à chercher l’origine de son malaise dans la malveillance de ceux
qui l’entourent, c’est-à-dire celle de la famille ; le pouvoir de souveraineté qu’exerce la
famille sur le fou alimente la folie, et le pouvoir médical est un tout autre mode de pouvoir
qui doit mettre en suspens ce pouvoir familial. Si bien que, dans la famille, la guérison est
absolument impossible.
Troisièmement, c’est la disposition architecturale de l’hôpital elle-même qui guérit la
folie. C’est une « machine à guérir », qui fonctionne selon les principes panoptiques, ceux de
la visibilité permanente, de la surveillance centrale, de l’isolement et de l’incessante
punition1206. Le pouvoir qui s’exerce dans l’hôpital est donc disciplinaire et extra-familial. Il
n’y a pas de place pour la famille dans cette institution.
Ce statut d’asile sans famille change lorsque se formule, vers les années 1850-1860,
une idée selon laquelle le fou doit être placé dans un milieu ressemblant à la famille pour la
guérison. Et ce modèle fou-enfant se propage vers les autres figures indisciplinées, comme les
délinquants, les peuples sauvages à coloniser, etc. Pour les guérir, les reconvertir ou les
civiliser, il faut désormais un modèle familial. « Ce qui est intéressant, remarque Foucault,
c’est que la famille apparaisse comme le remède commun au fait d’être sauvage, délinquant
ou fou1207. » Or cette introduction du modèle familial au XIXe siècle est contemporaine d’une
autre transformation dans le pouvoir psychiatrique : les systèmes disciplinaires au XVIIIe
siècle avaient pour but d’ajuster « la multiplicité des individus » aux appareils de production,
en faisant naître, de par leur pouvoir normalisateur, des anomalies, des illégalismes ou des
irrégularités pour finalement les résorber ; au XIXe siècle s’y ajoute une autre fonction, qui
permet au système économique et politique de la bourgeoisie de tirer, de ces champs
d’anomalies, d’illégalismes et d’irrégularités, « une source de profit d’une part, et de
renforcement de pouvoir de l’autre » 1208 . Les dispositifs disciplinaires deviennent ainsi
producteurs du profit économique, comme on peut en trouver un bon exemple dans la

1205
Ibid., p. 98.
1206
Ibid., p. 103.
1207
Ibid., p. 110.
1208
Ibid., p. 112.
375
Chapitre I, Partie II

prostitution.
Quant à la discipline psychiatrique, ce schéma de profit apparaît par rapport à la
famille : on peut demander aux familles de payer pour la guérison, à condition qu’elles
puissent avoir un certain bénéfice contre ce paiement. Ce bénéfice, c’est « la reconduction du
système de pouvoir intérieur à la famille »1209. C’est là que surgit « la nécessité de faire des
maisons de santé qui soient très directement ajustées sur le modèle familial »1210. Mais cette
familialisation du milieu thérapeutique implique également une « disciplinarisation de la
famille », par laquelle la famille devient « l’instance d’anomalisation des individus »1211.
C’est ainsi que « l’œil familial est devenu regard psychiatrique ou, en tout cas, regard
psychopathologique, regard psychologique »1212. Le pouvoir de souveraineté de la famille a
disparu, alors que la famille sert de modèle d’intervention psychiatrique. C’est là que naît la
jonction asile-famille, où fonctionnent les trois types de pouvoir et de manipulation
psychiatrique : premièrement, le pouvoir disciplinaire qui maintient l’ordre et la tranquillité
des gens ; deuxièmement, ce pouvoir légèrement modifié, « pouvoir de la colonisation », qui
fait travailler les malades sous prétexte de leur guérison, pour tirer en réalité profit de leur
travail ; troisièmement, le pouvoir de modèle familial qui permet de réintégrer les malades à
leur famille. Dans cette jonction, l’important est que « le savoir et le traitement psychiatriques
viennent s’articuler avec la mise au travail de ces quelques pensionnaires qui sont capables de
travailler »1213. L’asile a pour tâche non seulement de guérir les malades, mais aussi de les
exploiter pour un profit maximal.
Si l’espace asilaire est réorganisé selon le principe du travail et du profit, en quoi
consiste la guérison dans ce dispositif disciplinaire ? Foucault met en lumière la spécificité de
la guérison psychiatrique au XIXe siècle, en comparaison de celle à l’âge classique. Le noyau
de la folie à l’âge classique, c’est une erreur ou une fausse croyance. Il suffit de réduire cette
erreur pour guérir. Mais l’erreur ne peut être réduite par une démonstration. Pour le fou, la
démonstration ne produit pas la vérité. De là la nécessité de trouver un autre moyen : ce
moyen particulier, c’est d’organiser autour de la folie une pseudo-réalité, ou, autrement dit, de
manipuler la réalité pour que l’erreur de la folie se trouve avoir un contenu dans la réalité.
Foucault décèle dans cette pratique de guérison la continuité avec la conception classique du

1209
Ibid., p. 114.
1210
Ibid.
1211
Ibid., p. 115.
1212
Ibid., p. 124.
1213
Ibid., p. 127.
376
Chapitre I, Partie II

jugement et de l’erreur. Il y a toutefois entre le professeur et le psychiatre une différence


majeure : alors que le premier n’est que le détenteur de la vérité, le second est « celui qui va
manipuler la réalité de manière à ce que l’erreur devienne vraie »1214. C’est par ce « pouvoir
d’irréalisation de la réalité », que l’erreur devient la vérité dans le milieu manipulé1215.
Au XIXe siècle, le psychiatre ne tente plus de réduire l’erreur par la pseudo-réalité,
mais d’ « assurer au réel le supplément de pouvoir nécessaire pour qu’il s’impose à la folie »,
et pour « ôter à la folie le pouvoir de se soustraire au réel »1216. Il ne s’agit plus d’aménager la
réalité en fonction de l’erreur du fou, mais de lui imposer la force intensifiée de la réalité. Ce
changement de statut de la réalité implique un déplacement concernant la vérité : à l’âge
classique, le problème de la vérité s’est sans cesse posé au cours de la cure, dans
l’affrontement entre le médecin et le malade, et la vérité se définit dans cette scène de bataille
comme une sorte de « vérité-événement » ; au XIXe siècle, la vérité n’est plus ce qui
n’apparaît que dans la cure, mais ce qui est donnée une fois pour toutes et préalablement à la
cure. C’est cette manière d’imposer la vérité aux malades que Foucault appelle « pouvoir
psychiatrique ». Citons la définition qu’en donne Foucault : « le pouvoir psychiatrique, c’est
ce supplément de pouvoir par lequel le réel est imposé à la folie au nom d’une vérité détenue
une fois pour toutes par ce pouvoir sous le nom de science médicale, de psychiatrie1217. » Or
la pratique psychiatrique n’est pas directement liée aux discours de vérité. C’est plutôt
l’absence de rapport qui caractérise ces deux constituants du pouvoir psychiatrique. La
pratique psychiatrique donne lieu à deux types de discours scientifique : d’une part, un
discours clinique et nosologique qui vise à constituer « une sorte d’analogon de la vérité
médicale » ; d’autre part, un discours anatomo-pathologique qui sert à la pratique
psychiatrique de « garant matérialiste »1218. La psychiatrie se développe à l’abri de ces deux
discours, mais elle ne s’en servait que par référence, sans tenter de les modifier ou de les
développer par son intervention pratique. C’est parce que la pratique psychiatrique a besoin
d’une vérité déjà acquise et solide, pour accroître, s’appuyant sur cette vérité, le pouvoir du
réel. Si bien que la question de la vérité n’est jamais posée à l’intérieur du pouvoir
psychiatrique. Le pouvoir psychiatrique a recours à la vérité déjà acquise, et il n’établit jamais
dans ses pratiques une vérité qui lui soit propre. Au cœur de ce problème de la vérité, ou de

1214
Ibid., p. 131.
1215
Ibid., p. 132.
1216
Ibid.
1217
Ibid.
1218
Ibid., p. 133.
377
Chapitre I, Partie II

l’absence de vérité dans le pouvoir psychiatrique, il y a un problème non négligeable, celui de


la simulation, non pas comme la manière dont un non-fou peut se faire passer pour fou, mais
comme celle qui est intrinsèque à la folie. De quoi s’agit-il dans la simulation ? Une scène
d’affrontement entre le psychiatre et le malade explique bien l’enjeu :

(…) la psychiatrie disait : avec toi qui es fou, je ne poserai pas le problème de la vérité, car je

détiens la vérité moi-même en fonction de mon savoir, à partir de mes catégories ; et si je détiens
un pouvoir par rapport à toi, le fou, c’est parce que je détiens cette vérité. À ce moment-là, la

folie répondait : si tu prétends détenir une fois pour toutes la vérité en fonction d’un savoir qui

est déjà tout constitué, eh bien, moi, je vais poser en moi-même le mensonge. Et, par conséquent,

lorsque tu manipuleras mes symptômes, lorsque tu auras affaire à ce que tu appelles la maladie,

tu te trouveras piégé, car il y aura au milieu même de mes symptômes ce petit noyau de nuit, de

mensonge par lequel je te poserai la question de la vérité1219.

Ce qui se joue dans cet affrontement, ce n’est pas la vérité en tant que vérité-démonstrative,
mais le rapport de la pratique à la vérité grâce auquel peut s’exercer le pouvoir psychiatrique,
et que la folie tente de renverser par le mensonge que la folie fait d’elle-même. La simulation
est précisément « l’anti-pouvoir des fous en face du pouvoir psychiatrique »1220. L’histoire
généalogique du pouvoir psychiatrique s’écrit donc autour de cet affrontement entre le
pouvoir psychiatrique s’appuyant sur la vérité, et la folie simulant la folie qui veut disloquer
cette articulation du pouvoir à la vérité.
C’est dans ce champ de bataille que le pouvoir psychiatrique se forme comme un
sur-pouvoir de la réalité, qui vise à l’emporter sur la folie, non pas à établir une vérité
démonstrative de la folie. Prenant comme exemple une cure psychiatrique effectuée par
Leuret dans les années 1838-1840, Foucault présente quatre manœuvres qui constituent ce
sur-pouvoir de la réalité1221. La première manœuvre consiste à établir un rapport déséquilibré
et infranchissable entre le médecin et le malade : c’est le médecin qui se trouve toujours
supérieur au malade. Cela permet d’abord d’assurer l’état de docilité nécessaire au traitement,
puis de « réduire la toute-puissance de la folie » par l’existence d’une autre volonté supérieure.
Deuxièmement, faire apprendre au malade certains usages du langage, usages impératifs. Il ne

1219
Ibid., p. 135.
1220
Ibid.
1221
Ibid., p. 144-146.
378
Chapitre I, Partie II

s’agit pas de réapprendre le partage entre le faux et le vrai au travers du langage, mais de
« remettre le sujet en contact avec le langage en tant qu’il est porteur d’impératifs », « par un
jeu d’ordres »1222. Le langage que le malade apprend est un langage qui « doit laisser
transparaître à travers lui la réalité d’un ordre, d’une discipline, d’un pouvoir qui s’impose à
lui »1223. C’est ce langage qui impose au malade la réalité qu’aménage le pouvoir disciplinaire.
La troisième manœuvre porte sur l’aménagement des besoins, où il s’agit de produire un
certain état de carence du vêtement, de la nourriture, par exemple, pour créer ou maintenir les
besoins de ces choses manquantes. C’est là que l’on peut mettre en place une tactique de la
mise au travail, tactique pour que le malade puisse satisfaire un certain nombre des besoins
créés dans le milieu asilaire. Or toutes ces carences se résument à une carence fondamentale,
celle de la liberté. Le pouvoir psychiatrique crée et gère les carences pour que la réalité
s’impose au malade de plusieurs manières : le malade sait d’abord quels sont réellement ses
besoins ; puis il comprend par ces carences qu’il n’est point tout-puissant, et qu’il y a, au-delà
des murs, un monde ou une réalité qui lui sont inaccessibles pendant le temps de la folie ; il se
rend compte que, s’il est dans ce statut matériellement diminué, c’est parce qu’il est lui aussi
en état d’insatisfaction pour vivre en dehors de l’asile, à cause de sa maladie ; enfin, il
reconnaît que c’est lui qui doit payer, par son travail, ses besoins et, par conséquent, sa
guérison. Enfin, quatrièmement, comme la phase finale de la cure, le malade doit dire la vérité
sur lui-même, constituée par un certain nombre d’épisodes de son existence, que le pouvoir
asilaire lui impose sous une forme canonique. Cette vérité n’est donc pas celle de la folie
parlant d’elle-même, mais « l’énoncé de vérité d’une folie qui accepte de se reconnaître en
première personne dans une certaine réalité administrative et médicale, constituée par le
pouvoir asilaire »1224. Le malade doit accepter, pour la guérison, la réalité et l’identité que le
pouvoir psychiatrique impose. Ces quatre manœuvres sont totalement démédicalisées et
insérées dans un espace de la pratique psychiatrique qui est fort hétérogène avec la
connaissance médicale.
Ce qui fonctionne dans l’asile, ce n’est pas une pratique purement médicale, mais
« un dispositif à guérir dans lequel l’action du médecin fait absolument corps avec celle de
l’institution, des règlements, des bâtiments »1225. C’est dans cette machine à guérir que se

1222
Ibid., p. 150.
1223
Ibid.
1224
Ibid., p. 160.
1225
Ibid., p. 163.
379
Chapitre I, Partie II

forment plusieurs séries de discours médicaux, comme une nosographie ou une anatomie
pathologique de la maladie mentale. Mais, ces discours médicaux n’ont point servi de guide
ou de modèle dans la formation de la pratique psychiatrique. C’est l’asile qui produit les
discours de vérité, mais le savoir ne fonde pas ce dispositif du pouvoir. Sans prétendre au
statut de vérité, le pouvoir psychiatrique reproduit la réalité en dehors de l’asile, tout en
l’intensifiant dans son milieu artificiel. Exposer le malade à la réalité que le pouvoir
psychiatrique produit à l’état nu, c’est précisément l’essence de l’asile. Dans la mesure où
l’asile prend comme modèle la réalité et lui donne un pouvoir supplémentaire, la fonction
asilaire est tautologique par rapport à la réalité hors des murs. C’est ce système de répétition
et de renforcement de la réalité que Foucault appelle « grande tautologie asilaire »1226.
Le pouvoir psychiatrique est donc plus une manière de gérer, d’administrer qu’une
manière de guérir. Foucault le caractérise par un mot qui correspond bien à ce fonctionnement,
et dont le lieu de naissance n’est pas du tout psychiatrique, mais religieux : la notion de
« direction », surtout celle de « direction de conscience », notion sur laquelle Foucault
reviendra dans les années suivantes pour analyser la gouvernementalité ou la subjectivation.
Dans ce pouvoir psychiatrique, cette notion vise à « donner à la réalité un pouvoir
contraignant », pouvoir qui rend la réalité inévitable et imposante, et qui s’identifie avec la
réalité elle-même1227. Cette réalité, « tautologique » est caractérisé par les quatre traits que
Foucault a trouvés chez Leuret : la soumission à l’égard du médecin, la gestion des besoins, la
mise au travail des fous, l’aveu de la vérité. Au travers de cette « quadruple réalité » que sont
à la fois « la loi de l’autre », « la non-recevabilité du désir », « l’insertion du besoin dans un
système économique » et « l’identité à soi », l’individu est assujetti de manière physique,
quotidienne et immédiate, pour être constitué comme « individu guéri »1228. Or ce système
d’assujettissement ne diffère pas tellement des autres dispositifs disciplinaires (les casernes,
les écoles, les orphelinats, les prisons, etc.). Si l’asile est singulier par rapport à ces dispositifs,
c’est parce qu’il est « un espace qui est marqué médicalement »1229. Mais, comme nous
l’avons vu, le rôle du médecin dans l’asile n’est pas celui de guérir les malades par la
connaissance médicale. Il est un agent du pouvoir psychiatrique qui impose aux malades la
réalité intensifiée. Il y a donc une « distorsion » entre la théorie médicale et la pratique asilaire,

1226
Ibid., p. 165.
1227
Ibid., p. 172.
1228
Ibid., p. 175.
1229
Ibid., p. 176.
380
Chapitre I, Partie II

car, par exemple, la distribution des malades à l’intérieur de l’asile n’a rien à voir avec la
classification nosographique des maladies mentales. Là se pose une question : « pourquoi
faut-il un médecin pour faire passer ce supplément de pouvoir de la réalité ? »1230 Pour y
répondre, Foucault revient sur ce qu’il a déjà évoqué dans l’exemple de la folie de Georges III,
avec davantage d’accent sur l’aspect médical. Foucault dit ainsi : « le marquage médical à
l’intérieur de l’asile, c’est essentiellement la présence physique du médecin ; c’est son
omniprésence, c’est, en gros, l’assimilation de l’espace asilaire au corps du psychiatre » ; « le
corps du psychiatre, c’est l’asile lui-même »1231. Mais reste encore une question : pourquoi
faut-il que ce corps présent soit celui du médecin ? Parce qu’il sait, paradoxalement, que « son
savoir psychiatrique n’est pas ce qui est effectivement mis en œuvre dans le régime
asilaire »1232. L’effet de pouvoir psychiatrique se produit non pas par le contenu d’un savoir,
mais par « la marque du savoir »1233. Cela veut dire plusieurs choses : le médecin est capable
de juger des informations obtenues par l’interrogation du malade, sur la base du savoir déjà
constitué dans l’esprit du médecin ; il dispose de tout le système de relevés, de notations sur
les malades à l’asile ; il se trouve dans un double registre à la fois de médication et de
direction, qui lui permet de punir le malade en lui faisant croire que cette punition est
médicalement utile. Ce qui est le plus important dans cette marque du savoir, c’est le rôle, non
pas médical, mais pratique, que joue la clinique. L’importance consiste en quatre éléments :
premièrement, autour du médecin, il y a toujours un certain nombre de gens qui l’écoutent
attentivement ; deuxièmement, en interrogeant le malade sans commenter ses réponses, le
médecin peut montrer qu’il connaît bien la maladie ou la cause de la folie du malade, au point
qu’il peut en parler théoriquement devant ses étudiants ; troisièmement, en interrogeant
ponctuellement le malade, la clinique peut reconstituer tout l’ensemble de sa vie ou de son
désir, sous le regard collectif des étudiants ; enfin, en parlant franchement de sa maladie, le
malade se rend compte que son aveu fait plaisir au médecin et qu’il rétribue le médecin d’une
certaine manière. Dans ces quatre éléments, le quadruple réalité d’assujettissement (le pouvoir
de l’autre, la loi d’identité, l’aveu du désir, l’échange dans un système économique) apparaît
sous une forme propre à l’asile, où le médecin se constitue comme « maître de vérité »1234.
L’asile n’est rien d’autre que ce corps du psychiatre, corps institutionnalisé, qui affronte le

1230
Ibid.
1231
Ibid., p. 179.
1232
Ibid., p. 181.
1233
Ibid.
1234
Ibid., p. 185.
381
Chapitre I, Partie II

corps assujetti du fou. La bataille qui se joue entre ces deux corps, c’est précisément le lieu de
fonctionnement du pouvoir psychiatrique. Ce n’est pas la bataille entre la vérité de la
psychiatrie et le mensonge du fou, mais celle entre le pouvoir qui produit la vérité et celui qui
tente de le piéger. L’analyse de la clinique, que Foucault a faite dans la Naissance de la
clinique portait sur l’hôpital comme lieu de guérison et d’enseignement. Là s’ajoute le
troisième terme, qui fonde l’opération thérapeutique, la transmission et la production du
savoir : ce terme est, bien entendu, le pouvoir psychiatrique.

3.3. Diffusion du pouvoir psychiatrique

Ce pouvoir psychiatrique, pouvoir marqué médicalement, commence à se diffuser


dans la société vers les années 1840-1860. Foucault analyse notamment deux de ces processus
de migration : d’une part, autour de la fonction-Psy que nous avons vue ci-dessus, il y a
l’extension du pouvoir psychiatrique vers les enfants anormaux, qui est, plus précisément, la
psychiatrisation des enfants idiots ; d’autre part, un nouveau jeu entre le savoir psychiatrique
et la simulation, c’est-à-dire entre l’apparition de la nouvelle forme de savoir qu’est la
neuropathologie, et la simulation des maladies nerveuses, par laquelle la folie répond à ce
savoir neuropathologique. L’histoire généalogique a fait apparaître la provenance et
l’émergence du pouvoir psychiatrique qui ne se fonde aucunement sur la vérité constante ou
le progrès rationnel et continu, tout en mettant l’accent sur les scènes d’affrontement entre le
médecin et le malade, au sein desquelles la vérité-événement surgit comme victoire de l’un
contre l’autre, même si c’est presque toujours le côté du médecin, côté du pouvoir
disciplinaire qui l’emporte sur le fou. Si telle est la généalogie du pouvoir psychiatrique, il
s’agit maintenant d’autres processus où ce pouvoir psychiatrique, une forme du pouvoir
disciplinaire, fonctionne comme modèle pour le pouvoir disciplinaire qui s’exerce dans les
autres domaines. Le pouvoir psychiatrique fait partie de la généalogie des autres formes de
pouvoir disciplinaire.
La diffusion du pouvoir psychiatrique est due, selon Foucault, à l’élaboration d’un
concept, celui de « normal », comme l’écrit Georges Canguilhem : « Normal est le terme par
lequel le XIXe siècle va désigner le prototype scolaire et l’état de santé organique1235. »
Comme le concept de normal est lié à ce prototype scolaire, on peut dire que la

1235
Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique, p. 175, cité dans Le Pouvoir psychiatrique,
p. 200.
382
Chapitre I, Partie II

psychiatrisation de l’enfance est un des premiers pas de la généralisation du pouvoir


psychiatrique. On a l’habitude de penser que cette psychiatrisation de l’enfance s’est faite par
deux voies : l’une est « la découverte de l’enfant fou », et l’autre est « la mise au jour de
l’enfance comme lieu de fondation, lieu d’origine de la maladie mentale »1236. Contrairement
à cette idée reçue, Foucault considère que la découverte de l’enfant fou n’est qu’un effet
second de la psychiatrisation de l’enfance, et que cette psychiatrisation est passé par un autre
personnage, qui est l’enfant imbécile, l’enfant idiot ou l’enfant arriéré. Dans cette
généralisation, Foucault distingue deux processus, l’un d’ordre purement théorique, et l’autre
d’ordre institutionnel.
D’abord le processus théorique. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’imbécillité ou
l’idiotie appartenaient à la folie en général. L’imbécillité était « l’erreur du délire, mais si
généralisée, si totale, qu’elle n’est plus capable de concevoir la moindre vérité, de former la
moindre idée », et, par conséquent, « la forme absolue, totale, de la folie »1237. L’élaboration
théorique au XIXe siècle consiste avant tout à distinguer nettement de la folie, la notion
d’imbécillité ou d’idiotie. Cette rupture s’est faite autour de la notion de développement :
« L’idiote n’est pas une maladie, c’est un état dans lequel les facultés intellectuelles ne se sont
jamais manifestées, ou n’ont pu se développer assez… »1238. La folie est un résultat du
développement morbide, alors que l’imbécillité est un non-développement. À cette distinction
s’ajoute une autre distinction, qui est, à l’intérieur de l’imbécillité, celle qui sépare les idiots et
les enfants arriérés. Si l’idiot se caractérise par l’absence de développement, l’enfant arriéré
est quelqu’un dont « le développement, tout en étant continu, est simplement plus lent »1239. Il
s’agit cependant dans ces deux phénomènes de la notion de développement, à partir de
laquelle se forment plusieurs notions importantes. Premièrement, le développement ouvre une
dimension temporelle dans l’analyse de la vie organique ou psychologique, qui ne prenait
comme objet, avant l’introduction de cet élément temporel, que « quelque chose dont on est
doté ou dont on est privé au même titre que l’intelligence, la volonté »1240. Deuxièmement,
cette dimension temporelle, à laquelle personne n’échappe, fonctionne plus comme « une
espèce de norme par rapport à laquelle on se situe » qu’ « une virtualité que l’on posséderait

1236
Le Pouvoir psychiatrique, p. 200.
1237
Ibid., p. 202-203.
1238
Jean-Étienne Dominique Esquirol, « De l’idiotie » (1820), Des maladies mentales considérées sous les
rapports médical, hygiénique et médico-légal, Paris, J.-B. Baillière, 1838, p. 284, cité dans Le Pouvoir
psychiatrique, p. 203.
1239
Le Pouvoir psychiatrique, p. 205.
1240
Ibid., p. 205-206.
383
Chapitre I, Partie II

en soi »1241. Troisièmement, cette norme de développement a deux variantes, celle du blocage
total ou celle de la lenteur pathologique. Quatrièmement, une double normativité apparaît
pour mesurer l’ampleur de ces phénomènes pathologiques de l’enfance : le degré de
l’anormalité se détermine par rapport à la normativité de l’adulte d’une part, et le variable de
la lenteur est définie par les autres enfants. Cinquièmement, l’idiotie et l’arriération mentale
ne sont pas des maladies mentales. Il ne leur manque pas des stades nécessaires de
développement, mais, simplement, « ils n’y sont pas arrivés, ou ils y sont arrivés trop
lentement »1242. Enfin, sixièmement, si le blocage ou la lenteur du développement est le
versant négatif de l’idiotie et de l’arriération mentale, il y aussi des phénomènes positifs qui
mettent en lumière les éléments que le développement normal aurait dû cacher : c’est la
notion d’instinct, comme ce qui n’éclate que dans l’arrêt ou l’extrême lenteur du
développement. L’enfant idiot ou l’enfant arriéré n’est donc pas un enfant malade, mais un
enfant anormal. Ce que libère cette anomalie, c’est exactement l’instinct. Si bien que « ce que
les symptômes sont à la maladie, les instincts le sont à l’anomalie »1243. Là apparaît ainsi la
nouvelle catégorie de l’anomalie, distincte de la folie ou des maladies mentales. Le pouvoir
psychiatrique, pour se diffuser hors de l’asile, s’appuie sur cette catégorie ou, plus
précisément, sur la « confiscation » de celle-ci1244.
Parallèlement à cette théorisation de la notion d’anomalie, il y a un autre processus
qui est de l’ordre de l’institutionnalisation. Ce qui s’y est passé à l’intérieur de l’espace
psychiatrique, c’est contrairement à la distinction théorique entre la morbidité mentale et
l’anormalité, « l’assimilation institutionnelle idiot et fou », qui a pour objectif de « libérer des
parents pour un travail possible »1245. C’est par souci économique ou politique, non pas
théorique ou médical que s’est faite cette assimilation. Or, malgré ce rapprochement
institutionnel du fou et de l’idiot, le type de pouvoir qui s’exerce sur ces anormaux n’est pas
identique avec celui exercé sur les fous. Car le second a été élaboré par une série de processus
pratico-médicaux, tandis que le premier va rester sans aucune élaboration. En ce sens,
« l’éducation des idiots et des anormaux, c’est le pouvoir psychiatrique à l’état pur », qui est
caractérisé par « l’affrontement de deux volontés », affrontement entre le maître et l’idiot1246.

1241
Ibid., p. 206.
1242
Ibid., p. 207.
1243
Ibid., p. 208.
1244
Ibid.
1245
Ibid., p. 212.
1246
Ibid., p. 212-213.
384
Chapitre I, Partie II

La volonté de l’idiot est une volonté qui « veut ne pas vouloir », et qui « s’obstine à ne pas se
constituer comme volonté adulte »1247. C’est l’instinct à l’état nu qui constitue la volonté de
l’idiot. On peut constater là une opposition entre l’idiot et la folie : alors que l’idiot est
quelqu’un qui « dit obstinément « non » », le fou est celui qui dit « un « oui » présomptueux à
toutes ses idées folles », mêmes aux idées fausses. Le rôle du psychiatre et celui du maître
s’opposent aussi l’un à l’autre : le premier est de maîtriser ce « oui » du fou pour le
transformer en « non » ; le second consiste à maîtriser ce « non » pour en faire un « oui ».
Mais cette opposition n’empêche pas que l’éducation des enfants anormaux ressemble à
l’opération thérapeutique des fous : « c’est par rapport au corps du maître, comme au corps du
psychiatre, que doit se faire l’éducation spéciale » 1248 . Le corps impeccable du maître
représente sa toute-puissance, à laquelle l’idiot doit se soumettre, et à partir de laquelle
l’éducation devient possible. C’est dans cette éducation, une sorte de traitement moral pour
les enfants idiots, que s’organise un espace disciplinaire comme celui de l’asile. En outre,
comme le pouvoir psychiatrique, le pouvoir sur les idiots est tautologique, dans la mesure où
ce pouvoir donne un supplément de pouvoir à la réalité, réalité absolue qui est l’école, « à
laquelle les enfants n’ont pas pu s’adapter et par rapport à laquelle précisément ils ont pu être
désignés comme idiots »1249. Le pouvoir sur les enfants anormaux est précisément isomorphe
au pouvoir psychiatrique.
La situation des enfants anormaux est donc contradictoire : bien que le processus
théorique tente de marquer nettement la différence entre le fou et l’enfant idiot, celui
d’institutionnalisation met l’enfant anormal dans un espace disciplinaire constitué par la
généralisation du pouvoir psychiatrique. Comment ces deux processus opposés peuvent-ils
s’articuler ? Foucault en trouve une raison économique. La loi de 1838 qui a défini les
modalités de l’internement et les conditions d’assistance aux pauvres, devait être appliquée
aux idiots. C’est la collectivité locale qui était désignée comme responsable financier de ceux
qui étaient internés. Pour que l’autorité locale accepte d’assister un idiot interné, il fallait dire
qu’il était dangereux, c’est-à-dire qu’il était capable de commettre des crimes, des incendies,
des homicides, des viols, etc. « La notion de danger, comme dit Foucault, devient la notion
nécessaire pour faire passer un fait d’assistance en phénomène de protection, et pour
permettre à ce moment-là que ceux qui sont chargés de l’assistance l’acceptent. » C’est à

1247
Ibid., p. 213. Souligné par l’auteur
1248
Ibid., p. 214.
1249
Ibid., p. 216.
385
Chapitre I, Partie II

partir de cette contrainte économique que commence l’élaboration théorique qui stigmatise les
idiots comme dangereux. Pour l’internement des enfants anormaux, qui demande un certain
coût à la collectivité locale, il faut un fondement théorique de cette dangerosité de l’idiot. La
notion de danger regroupe ainsi l’idiot et le fou, qui se distinguent l’un de l’autre au niveau
théorique, dans une catégorie socio-pratique en passant par l’exigence économique. C’est sur
ce fond que le pouvoir psychiatrique devient le pouvoir sur l’anormal, plus général que celui
de l’asile, pouvoir de « définir ce qui est anormal, de le contrôler, de le corriger »1250. Ce
pouvoir a donc pour objet « tout ce qui est anormal par rapport à la discipline scolaire,
militaire, familiale, etc. »1251. C’est ainsi que le pouvoir sur l’anomalie a acquis la possibilité
de sa généralisation. En outre, la distinction entre l’anormal et la folie permet également de
définir les rapports entre eux par l’intermédiaire d’une notion qui fait face de celle d’instinct :
la dégénérescence. Elle est à la fois « la prédisposition d’anomalie qui, chez l’enfant, va
rendre possible la folie de l’adulte » et, « sur l’enfant, la marque en forme d’anomalie de la
folie de ses ascendants »1252. L’anomalie devient la folie, et la folie produit l’anomalie. Là se
constitue un réseau métasomatique qui rend intelligible l’apparition et le développement de la
folie et de l’anomalie. Il s’agit bien entendu de la famille. C’est toujours dans la famille que
ce rapport entre l’anomalie et la folie se produit et se reproduit. La famille, comme lieu de
dégénérescence et d’instinct, sera investie par la psychanalyse, qui est précisément le discours
de « la destinée familiale de l’instinct »1253. L’émergence du champ psychanalytique est donc
liée à cette généralisation du pouvoir psychiatrique vers l’enfant anormal.
Foucault reviendra sur ce problème du pouvoir de normalisation l’année suivante,
dans le cours Les Anormaux, où sera discuté le rôle de l’expertise psychiatrique dans les
pratiques pénales 1254 . Selon Foucault, l’expertise psychiatrique est un exemple de la
généralisation du pouvoir de normalisation, dans la mesure où elle ne traite plus les malades,
mais des individus qualifiés d’anormaux. Intervenant dans le domaine juridique, cette
pratique médicale joue trois rôles : premièrement, elle légitime, par la scientificité de sa
connaissance, « l’extension du pouvoir de punir à autre chose que l’infraction » 1255 ;
deuxièmement, elle cherche à montrer comment le désir morbide du sujet, préexistant à l’acte

1250
Ibid., p. 219.
1251
Ibid.
1252
Ibid., p. 220-221.
1253
Ibid., p. 221.
1254
Les Anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, éd., par Valerio Marchetti et Antonella
Salomoni, Paris, Gallimard-Le Seuil (coll. Hautes Études), 1999.
1255
Ibid., p. 18.
386
Chapitre I, Partie II

criminel, lui a permis de transgresser la loi, et quel est précisément ce personnage hanté par
les désirs criminels qui se cache derrière le délit ; troisièmement, le rôle du médecin se
dédouble pour qu’il devienne un juge, capable de décider si ce délinquant est responsable,
dangereux ou curable. Il ne s’agit dans l’expertise médicale ni de déterminer de manière
proprement médicale si un individu est fou ou non, ni de le juger en termes juridiques. Le
domaine propre à l’expertise est celui des « anormaux », champ non pas d’opposition, mais
« de gradation du normal à l’anormal »1256. Le pouvoir de normalisation fonctionne dans cette
pratique. Il y a deux objectifs privilégiés de ce pouvoir de l’expertise psychiatrique, à savoir
le danger et la perversité. Précisant ces deux objets, Foucault reprend explicitement la
discussion du Pouvoir psychiatrique, en s’appuyant sur un domaine spécifique de la
généralisation du pouvoir de normalisation. D’une part, le pouvoir dans l’expertise
médico-légale vise les individus dangereux, qui ne sont précisément ni malades ni criminels,
mais des menaces potentielles pour la société. D’autre part, la perversité permet aux notions
médicales de fonctionner dans le pouvoir judiciaire, en établissant les liens causals entre
l’individu criminel et son acte par l’intermédiaire du récit biographique depuis son enfance et
de l’infantilité qui demeure anormalement encore chez ces individus. Il y a deux types de
discours qui renforcent le pouvoir de normalisation, celui de la peur d’un côté, lié à la notion
de danger, celui, d’un autre côté, du parent à l’enfant ou de la moralisation de l’enfant,
correspondant à la notion de perversité. C’est autour de ces discours que sont définis et
redéfinis les types normaux auxquels se réfère le pouvoir de normalisation, qui se réalise dans
l’expertise médico-légale. La norme porte donc, dit Foucault citant encore le texte de
Canguilhem, « à la fois un principe de qualification et un principe de correction »1257. Il
s’agira dans Les Anormaux d’une généalogie de ce pouvoir de normalisation, qui, ayant son
lieu de naissance dans l’asile, se généralise dans la société tout entière. Le premier pas de ce
processus, c’est la découverte de l’enfant par le psychiatre. Foucault dit ainsi : « Pour qu’une
conduite relève de la psychiatrie, pour qu’elle soit psychiatrisable, il suffira qu’elle soit
porteuse d’une trace quelconque d’infantilité1258. »

1256
Ibid., p. 38.
1257
Ibid., p. 46.
1258
Ibid., p. 287.
387
Chapitre I, Partie II

3.4. Pouvoir sur le corps neurologique

À côté du développement de ce pouvoir de normalisation, il y a un tout autre


processus de transformation du pouvoir psychiatrique dans le champ médical. De ce
processus, qui s’étend depuis les années 1820 jusqu’aux 1860-1870, Foucault remarque
notamment trois techniques à partir desquelles il tente de décrire une série de transformations
de la psychiatrie : la pratique de l’interrogatoire et de l’aveu, l’usage des drogues et la
procédure du magnétisme et de l’hypnose. Ces techniques fonctionnent d’abord au niveau
disciplinaire. Mais, en même temps, elles posent une autre question que celle de leurs effets
disciplinaires, qui est la question de la vérité : « Le fou interrogé, magnétisé, hypnotisé,
drogué, a peut-être lui-même posé la question de la vérité 1259 . » Cette vérité n’est pas
simplement un appui du pouvoir psychiatrique, toutefois elle ne se produit que dans l’exercice
du pouvoir disciplinaire. C’est dans ces techniques que Foucault décèle « les éléments de
fracture du système disciplinaire » ou « le moment où le savoir médical, (…) s’est trouvé
requis de parler, non plus simplement en termes de pouvoir mais en termes de vérité »1260. La
vérité se forme dans ces trois techniques non pas comme le résultat de l’affrontement entre le
médecin et le malade, mais dans un mécanisme de prélèvement qui découvre et enregistre la
vérité dans un système de savoir. C’est là que disparaît le schéma de bataille entre la nature et
la maladie, et entre le médecin et la maladie, qui est, comme nous l’avons vu, la crise. Avant
d’examiner les trois nouvelles techniques, il faut repérer tout d’abord cette disparition non
négligeable de la crise. Dans la médecine, cette notion est devenue caduque à la fin du XVIIIe
siècle, par la naissance de l’anatomie pathologique, ainsi que par la formation d’une médecine
statistique de la population. Quant à la psychiatrie, elle n’a pas besoin, au même titre que la
médecine, de la crise, car l’hôpital psychiatrique est, comme les autres hôpitaux, « un espace
d’enquête et d’inspection, une sorte de lieu inquisitorial » 1261 . Mais, dans l’hôpital
psychiatrique, la crise comme événement de la folie, est non seulement ce dont on n’a pas
besoin, mais aussi ce qui doit être exclu ou rejeté, pour trois raisons : premièrement, l’hôpital
en tant que système disciplinaire ne peut accorder de place à la crise de la folie qui est capable
de bouleverser tout ordre disciplinaire ; deuxièmement, le recours constant à l’anatomie
pathologique a rendu inutile l’existence de la crise comme révélatrice de la vérité de la folie ;

1259
Le Pouvoir psychiatrique., p. 235.
1260
Ibid.
1261
Ibid., p. 248.
388
Chapitre I, Partie II

troisièmement, dans la mesure où « tout fou est un criminel possible », la crise, déchaînement
démesuré de la force du fou, peut être dangereuse au point de causer la mort de l’autre. La
crise est donc à la fois menace pour l’ordre disciplinaire, perturbation de la connaissance
anatomo-pathologique et danger immanent pour la vie des autres.
Mais, en même temps, il y a un mouvement tout à fait inverse : la psychiatrie a
besoin d’inventer un autre type de crise sans laquelle le savoir psychiatrique reste sans
contenu, et, par conséquent, sans vérité. Ce moment de crise surgit au moment du diagnostic,
moment où le médecin décide si l’individu devant qui il se trouve est fou ou non. C’est là
qu’apparaît clairement la différence entre la médecine et la psychiatrie : le médecin établit un
diagnostic différentiel, en examinant les symptômes et les plaintes du malade par une activité
de spécification et de caractérisation ; le diagnostic psychiatrique n’est point différentiel, dans
la mesure où le psychiatre se trouve à un autre niveau, où il doit décider, en réponse à la
demande de la famille ou de l’administration, si la maladie existe ou non. La décision du
psychiatre est donc prise entre folie ou non-folie, entre réalité et non-réalité, ou entre réalité
ou simulation. Le psychiatre ne caractérise pas la maladie, comme le fait le médecin, mais
juge si cette folie qu’il affronte est réelle ou fictive. C’est là qu’une nouvelle crise médicale
est inventée par la psychiatrie. Cette crise, que Foucault appelle « crise de réalité », se joue
entre le fou et le pouvoir-savoir du médecin, et la position du médecin est celle d’arbitre, en
ce sens qu’il doit répondre à la question de la réalité ou de la simulation de la folie1262.
Foucault dit ainsi : « L’hôpital psychiatrique a pour fonction, à partir de la décision
psychiatrique concernant la réalité de la folie, de la faire exister comme réalité1263. » La
maladie mentale n’existe qu’après la prise de décision du psychiatre, alors que, dans la
médecine, il ne s’agit jamais de l’existence de la maladie, mais de savoir ce qu’est cette
maladie et comment la supprimer. L’hôpital psychiatrique ne fabrique pas des fous par erreur
ou par accidents, comme on le dit souvent, mais il est, en son essence, « un lieu de réalisation
de la folie »1264. Le pouvoir psychiatrique donne à la folie sa réalité, pour « en effacer toutes
les violences, toutes les crises, à la limite tous les symptômes »1265. Il y a un malade idéal
pour ce pouvoir psychiatrique qui réalise et discipline la folie : c’est le dément, car, « par voie
de discipline, tous les symptômes dans leur spécificité ont été rabotés »1266. Or, en face de ce

1262
Ibid., p. 251.
1263
Ibid., p. 252.
1264
Ibid.
1265
Ibid.
1266
Ibid., p. 253.
389
Chapitre I, Partie II

malade discipliné, il y a une contre-attaque de la folie : l’hystérie, qui « esquive la réalité de


sa maladie » par le jeu de simulation1267. C’est par cette résistance au pouvoir psychiatrique
que Foucault caractérise les hystériques comme « les vrais militants de l’antipsychiatrie »1268.
La crise, qui était nécessaire, à l’âge classique, pour déterminer la vérité de la maladie, a
maintenant été déjouée pour éviter l’affrontement direct entre le pouvoir disciplinaire et le
malade. La nouvelle crise, celle de réalité, déplace le niveau de jugement à l’existence de la
folie elle-même. Toutefois, même dans cette situation, le champ de bataille ne s’efface pas
totalement, comme cela est montré chez les hystériques. Mais, désormais, ces affrontements
ne seront que sporadiques.
La disparition de la crise classique signifie en même temps la fin du primat de la
vérité-événement et le début de la prépondérance de la vérité-démonstration : c’est là que
naissent « les techniques de la constatation de la vérité »1269. Parallèlement à ce changement,
il y a une autre postérité de la crise classique : c’est la crise de réalité inventée par le pouvoir
psychiatrique qui fait exister la folie dans la réalité, pour la discipliner dans son propre
dispositif. L’épreuve entre deux adversaires qui était la forme juridique dominante au Moyen
Âge devient cette épreuve de réalité, où se joue la décision entre la réalité et la non-réalité de
la folie, et non entre le médecin et le fou. C’est une décision à l’intérieur de la raison soutenue
par le pouvoir, non pas une opposition entre la raison et son Autre. L’épreuve de réalité
renforce sans cesse le pouvoir psychiatrique, par sa structure qui ne se déroule que dans le
savoir-pouvoir. Cette épreuve psychiatrique est, selon Foucault, une « épreuve
d’intronisation » dans deux sens : elle intronise « la vie d’un individu comme tissu de
symptômes pathologiques » d’une part, et par ailleurs « l’instance disciplinaire suprême
comme instance médicale »1270. On a là un « sur-pouvoir médical » qui fonctionne dans la
médecine faisant corps avec le système disciplinaire. Mais ce sur-pouvoir ne se développe pas
sans se heurter à un obstacle, qui est un autre sur-pouvoir, cette fois-ci, celui du malade. C’est
ce sur-pouvoir du malade qui décide effectivement d’accepter le psychiatre comme médecin
ou comme agent pur et simple du pouvoir disciplinaire. Le psychiatre doit être reconnu
comme médecin par le malade pour exercer pleinement son pouvoir psychiatrique. Le lieu
d’affrontement se déplace maintenant dans cette lutte pour la reconnaissance.

1267
Ibid.
1268
Ibid.
1269
Ibid., p. 269.
1270
Ibid., p. 270.
390
Chapitre I, Partie II

C’est dans ces conditions que la réalisation de la folie par le psychiatre se fait au
travers de trois techniques évoquées ci-dessus : l’interrogatoire, la drogue et l’hypnose. Ces
trois techniques permettent au psychiatre de déterminer si la folie existe ou non, de quelle
manière cette folie, si elle existe, peut être guérie. D’abord, la technique de l’interrogatoire,
qui comprend quatre procédés. Premièrement, un interrogatoire psychiatrique classique vers
les années 1820-1830 comporte la recherche des antécédents ou de l’hérédité, et consiste à
demander au malade « quelles ont été les différentes maladies dont ont pu être affectés ses
ascendants ou ses collatéraux »1271. Cette recherche a pour but de « substituer au corps de
l’anatomie pathologique un autre corps et un certain corrélatif matériel », qui est « un
analogon méta-individuel à l’organisme dont s’occupent les médecins »1272. Le rôle de cette
unité méta-individuelle pour la psychiatrie correspond à celui du corps du malade pour la
médecine. Deuxièmement, « la recherche des prodromes, des marques de dispositions, des
antécédents individuels », qui essaie de montrer deux choses : d’une part, « la folie existait
avant d’être constituée comme maladie », et, d’autre part, « ces signes n’étaient pas encore la
folie elle-même, mais les conditions de possibilité de la folie »1273. Cette recherche vise ce
faisant à placer le malade dans un autre contexte que celui de la folie, c’est-à-dire celui de
l’anomalie. L’individu est saisi non seulement par la folie, mais aussi par l’anomalie qui a fait
apparaître la folie. Troisièmement, il s’agit d’organiser « le croisement ou le chiasme entre la
responsabilité et la subjectivité » qui consiste à mettre en question les raisons pour lesquelles
l’individu se trouve devant le psychiatre, raisons juridiques dans la plupart des cas, pour les
transformer en symptômes. Grâce à l’interrogatoire, l’individu ne sera plus juridiquement
accusé, puisqu’il n’est plus responsable, du fait qu’il est fou. Quatrièmement, ce que Foucault
appelle « aménagement de l’aveu central » : l’interrogatoire a toujours une finalité, qui est le
noyau de la folie, correspondant sans doute au foyer d’une lésion pathologique1274. Il faut que
« le sujet interrogé, non seulement reconnaisse l’existence de ce foyer délirant, mais
l’actualise effectivement à l’intérieur de l’interrogatoire »1275. Reconnaissant cette essence de
sa folie, le malade ne peut plus échapper à ses symptômes. L’actualisation de ce noyau dans
l’interrogatoire permet au psychiatre de repérer avec certitude la réalité de la folie. Foucault
trouve dans l’interrogatoire une double analogie, avec l’aveu religieux et la crise médicale :

1271
Ibid., p. 272.
1272
Ibid.
1273
Ibid., p. 273.
1274
Ibid., p. 275.
1275
Ibid.
391
Chapitre I, Partie II

« l’aveu religieux aide au pardon » et « l’excrétion dans la crise médicale fait sortir la
substance morbifique » 1276 . Or, dans les années suivantes, partant de cette analyse de
l’interrogatoire psychiatrique, Foucault reviendra sur la fonction de l’aveu religieux dans
l’histoire occidentale. Nous analyserons ce rôle important que Foucault attribue à l’aveu
religieux, plus précisément chrétien, dans les chapitres suivants.
L’interrogatoire est donc « une certaine manière de reconstituer exactement les
éléments qui caractérisent l’activité du diagnostic différentiel dans la médecine organique »,
non pas au même niveau que la médecine, mais dans « l’ordre de la mimésis et de
l’analogon », par lequel la folie s’articule à l’hérédité ou à l’anomalie1277. À un autre niveau,
celui du jeu d’échanges entre le psychiatre et le malade, il existe une triple réalisation : la
« réalisation d’une conduite comme folie, réalisation, deuxièmement, de la folie comme
maladie, et enfin réalisation du gardien du fou comme médecin » 1278 . L’interrogatoire
fonctionne comme lieu d’apparition et de renforcement du pouvoir psychiatrique. Cette
procédure doit être répétée de temps en temps pour que le pouvoir psychiatrique se consolide
dans ce rituel, qui se passe non seulement entre le psychiatre et le malade, mais aussi sous les
yeux d’étudiants dont la présence est constitutive du pouvoir médical.
Deuxième technique : la drogue. C’est à un ouvrage de Moreau de Tours, publié en
1845, Du haschisch et de l’aliénation mentale que Foucault se réfère pour analyser l’usage de
la drogue dans la psychiatrie. Alors que l’idée d’utiliser la drogue pour déterminer si un sujet
est effectivement un malade mental ou un simulateur, est déjà apparue à la fin du XVIIIe
siècle, c’est Moreau de Tours, selon l’expression de Foucault, « le Claude Bernard de la
folie », qui a établi une analogie entre les effets de la drogue et les processus de la maladie
mentale1279. Du fait que les phénomènes qu’on constate ainsi que leur déroulement dans
l’intoxication du haschisch sont homogènes à ceux de la folie, on en arrive à l’idée que les
différents symptômes de la folie appartiennent aussi à la série de phénomènes que l’usage du
haschisch fait apparaître. Si bien que le haschisch va permettre de découvrir « l’espèce de
« fond » unique à partir duquel tous les symptômes de la folie peuvent se déployer »1280. Ce
« fond » essentiel de la folie peut se reproduire chez n’importe qui, et chez le médecin aussi,
bien entendu. Le médecin peut, par l’intoxication au haschisch, communiquer avec la folie au

1276
Ibid., p. 276.
1277
Ibid., p. 277.
1278
Ibid.
1279
Ibid., p. 281.
1280
Ibid.
392
Chapitre I, Partie II

travers de son expérience subjective. L’expérience du fou est là surimposée sur celle du
psychiatre. Mais ce qui se produit dans l’intoxication du haschisch n’est pas la folie
elle-même. Le fond que la drogue met en lumière est celui du rêve, qui va désormais servir de
« principe d’intelligibilité à la folie »1281. Comme le rêve est ce que l’on peut retrouver chez
les individus normaux, il peut être « la loi commune à la vie normale et à la vie
pathologique »1282. Cette analogie entre le rêve et la folie n’est pas nouvelle, mais elle est,
chez Moreau de Tours, moins une simple comparaison qu’un « principe d’analyse » : « le rêve
enveloppe la folie, comprend la folie, permet de la comprendre »1283. Le haschisch fait
découvrir au médecin ce qu’est la folie, sans l’intermédiaire du rapport au malade dont
l’interrogatoire ne peut se passer. En ce sens, le haschisch fonctionne comme « une sorte
d’interrogatoire automatique », où ni le pouvoir du médecin ni l’existence du malade ne sont
nécessaires. La drogue ouvre donc un domaine d’analyse psychiatrique qui ne s’appuie pas
directement sur la folie, mais sur le rêve comme révélateur de la folie.
Enfin, la troisième technique est le magnétisme ou l’hypnose. Au début du XIXe
siècle, cette technique est une manière de « confier au malade lui-même ce qui était la tâche
du médecin dans la crise classique », c’est-à-dire que c’est le malade lui-même, non pas le
médecin, qui est dans « un état qui soit tel qu’il puisse effectivement connaître la nature, le
processus et l’échéance de sa maladie »1284. Le médecin peut poser des questions au malade
hypnotisé, et ses réponses apportent une connaissance de la folie dans laquelle le malade se
trouve pris. L’hypnose fonctionne encore à ce moment-là comme un supplément de la crise
classique où l’épreuve de la vérité s’effectue à partir des oppositions dont fait partie
l’affrontement entre le malade et la maladie. Au milieu du XIXe siècle, la théorie de l’hypnose
connaît une double modification : c’est la volonté seule du médecin qui peut produire les
effets de l’hypnose, sans que le malade ne réponde à aucune question ; par conséquent, c’est
le médecin qui découvre la vérité de la maladie, en dépouillant le malade de la faculté qu’il
avait au début du XIXe siècle, c’est-à-dire la faculté de produire la vérité médicale et de
connaître la vérité de sa maladie. Cette nouvelle technique de l’hypnose a trois conséquences
majeures. Premièrement, le corps du malade devient une surface neutre où s’imprime la
volonté du médecin. Deuxièmement, l’hypnotiseur peut « avoir prise sur le corps du malade »,

1281
Ibid., p. 283.
1282
Ibid., p. 284.
1283
Ibid.
1284
Ibid., p. 286.
393
Chapitre I, Partie II

c’est-à-dire qu’il peut manipuler ou modifier le mouvement musculaire, la sensibilité à la


surface du corps, les facultés intellectuelles ou morales, ou des fonctions automatiques
comme la circulation, la respiration. Troisièmement, l’hypnose permet l’annulation des
symptômes pendant la séance. C’est par cette technique de l’hypnose que le corps du malade,
qui était totalement absent jusqu’à là, apparaît dans la pratique psychiatrique. L’hypnose est
donc « ce qui va effectivement permettre d’intervenir sur le corps, non pas simplement au
niveau disciplinaire des comportements manifestes, mais au niveau des muscles, des nerfs,
des fonctions élémentaires »1285 . Le corps est ainsi inscrit dans le savoir et la pratique
psychiatriques.
L’interrogatoire, la drogue, l’hypnose, ces trois instruments sont donc trois manières
de réaliser la folie, qui fonctionnent, chacune, à un niveau particulier. Premièrement,
l’interrogatoire réalise la folie dans le langage. Mais il ne met pas le psychiatre en
communication interne avec le mécanisme de la folie. Deuxièmement, la drogue donne au
contraire la possibilité de cette prise interne, par l’expérience subjective de l’intoxication.
Troisièmement, l’hypnose permet au psychiatre d’avoir une prise sur le corps, ou plus
précisément, sur « le fonctionnement même du corps du malade »1286. Par cette prise sur le
corps du malade, on a découvert une nouvelle réalité du corps, qui n’est pas simplement un
corps organique, mais un corps « avec fonctions, performances, comportements », c’est-à-dire
le corps neurologique1287. La psychiatrie a trouvé dans le corps du malade son point de
localisation.
Toutefois, ce corps neurologique ne s’oppose aucunement au corps
anatomo-pathologique. Il s’agit toujours du même corps du malade. La seule différence entre
ces deux types de corps réside dans « les procédures pour ajuster la localisation » : « le
face-à-face du corps-malade et du corps-médecin, dit Foucault, se fait selon une tout autre
disposition dans la neurologie et dans la médecine générale »1288. Citant l’exemple d’une
observation d’un malade faite par Charcot, Foucault conclut que la procédure neurologique ne
1289
revient qu’à « une sorte de regard de surface » . Revenir, dans la mesure où l’anatomie
pathologique s’est déjà dégagée de ce regard de surface pour décrire les détails infimes et
essentiels des organes profonds et lésés. En outre, ce que cherche l’anatomie pathologique

1285
Ibid., p. 289.
1286
Ibid.
1287
Ibid., p. 290.
1288
Ibid., p. 299.
1289
Ibid., p. 300.
394
Chapitre I, Partie II

était « le système stimulation-effet », qui permet au médecin de savoir ce qui se passe dans la
profondeur du corps, sous la forme de signes, par des gestes comme percuter, faire tousser ou
palper1290. Les signes qui peuvent être des symptômes sont acquis dans ce système. Si le
regard neurologique reste superficiel, c’est parce que ce qu’il cherche est tout autre chose,
c’est-à-dire une série de « réponses ». Ou bien c’est le système stimulation-réponse qui
constitue le regard neurologique. Ce qui fait qu’un signe est signe, ce n’est pas ce qui est
déchiffré comme effet mécanique à la suite d’une stimulation, mais une « réponse », qui peut
être obtenue par une stimulation, dans la plupart des cas, électrique, visant précisément un
muscle ou un ensemble musculaire. Par exemple, dans la découverte de Duchenne de Bologne
que Foucault cite, le médecin est arrivé à obtenir « la réponse d’un muscle unique à une
électrisation de la surface de la peau en humectant les deux électrodes », et à approfondir
l’étude du réflexe, des « comportements complexes qui impliquent soit un engrenage
d’automatismes divers, soit un apprentissage antérieur », ou « différentes corrélations qui
existent entre tel ou tel muscle », qu’on appelle « synergies »1291. Cette étude neurologique
s’organise selon un axe, qui est celui de l’automatique et du volontaire. Il y a d’une part un
comportement réflexe ou automatique, et d’autre part « un comportement volontaire qui peut
être spontané, ou encore un comportement volontaire qui peut se faire sur un ordre venant de
l’extérieur »1292. Ce que la neuropathologie a montré, c’est précisément « la volonté investie
dans le corps, les effets de la volonté ou les degrés de la volonté lisibles dans l’organisation
même des réponses aux stimuli »1293. Cette apparition de la volonté dans le corps donne au
pouvoir disciplinaire un nouvel appui. Le pouvoir disciplinaire est un pouvoir qui doit
s’appliquer sur la volonté des individus. Or son accès à la volonté ne se faisait que « par le
système de la récompense et de la punition »1294. Maintenant, le neuropathologie donne au
pouvoir disciplinaire la possibilité de capter l’individu au niveau de sa volonté. Si la méthode
anatomo-pathologique demandait très peu de choses à l’individu pour assurer son
indépendance par rapport à la volonté du malade, la neuropathologie ne peut se passer de la
volonté du patient, dont le médecin ne peut plus se déprendre. Foucault caractérise ce rapport
de dépendance : « Le médecin va donner des ordres, il va chercher à imposer sa volonté, et,

1290
Ibid., p. 301.
1291
Ibid., p. 302-303.
1292
Ibid., p. 303.
1293
Ibid., p. 304.
1294
Ibid.
395
Chapitre I, Partie II

après tout, le malade peut toujours, en feignant de ne pas pouvoir, ne pas vouloir »1295. Mais,
en même temps, la neurologie se donne la possibilité de déchiffrer les réponses du malade au
point de pouvoir savoir si ou combien ces réponses sont truquées ou non par la volonté, soit
du malade, soit du médecin. La neurologie se distingue ainsi à la fois de l’examen
anatomo-pathologique et de l’interrogatoire. Elle remplace l’interrogatoire par des injonctions,
par lesquelles elle vise à obtenir des réponses, qui ne sont pas les réponses verbales du sujet,
mais « les réponses du corps du sujet »1296. Par la neurologie, les maladies mentales sont
articulées sur un appui matériel, le corps.
Ce rapport des maladies mentales au corps par intermédiaire de la neurologie
montre quelle était la vraie distinction qui a partagé la médecine dans les deux premiers tiers
du XIXe siècle. Il ne s’agissait pas dans cette période-là de l’opposition corps/esprit, ou de la
distinction entre les maladies organiques et les maladies psychiques. La vraie différence
résidait dans la distinction entre les maladies dont le diagnostic était différentiel et celles,
mentales, auxquelles on ne peut répondre qu’en termes binaires : « Il est fou » ou « Il n’est
pas fou ». Cette distinction entre le diagnostic différentiel et le diagnostic absolu était
essentielle, alors qu’il y avait des maladies intermédiaires entre ces deux catégories : la
paralysie générale, qui était bonne épistémologiquement et également bonne moralement,
dans la mesure où elle comportait des syndromes psychologiques d’une part et des syndromes
moteurs d’autre part ; ou bien les névroses, qui sont épistémologiquement et moralement
mauvaises, car il y avait « une espèce de confusion, d’irrégularité symptomatique » dans ces
maladies, qui sont très faciles à simuler1297.
Mais l’émergence du corps neurologique efface cette double disqualification
épistémologique et morale des névroses. Le dispositif clinique de la neurologie permet de
« faire passer entre les maladies neurologiques comme, par exemple, les troubles dus à une
tumeur cérébelleuse, et les convulsions, les tremblements hystériques, la lame du diagnostic
différentiel »1298. Dans ces conditions, l’hystérie est inscrite dans le champ médical comme
une maladie. C’est Charcot qui a effectué cette pathologisation. Foucault tente de montrer
comment l’hystérique acquiert un statut de malade, tout en décrivant trois « grandes
manœuvres de l’hystérie » que Charcot a effectuées à la Salpêtrière. Ces manœuvres sont à la

1295
Ibid., p. 305.
1296
Ibid., p. 306.
1297
Ibid., p. 309.
1298
Ibid.
396
Chapitre I, Partie II

fois des efforts pour médicaliser l’hystérie, et des résistances des hystériques contre cette
capture dans le pouvoir-savoir. Foucault évoque encore ici le schéma généalogique
d’affrontement.
La première manœuvre consiste à organiser le « scénario symptomatologique » pour
que l’hystérie soit placée sur le même plan qu’une maladie organique : il faut que l’hystérique
présente « une symptomatologie stable »1299. Cette régularité des symptômes a deux formes :
d’une part, ce que Charcot a appelé « stigmates » de l’hystérie, qui sont « des phénomènes
que l’on trouve chez tout hystérique, même s’il n’est pas en crise » ; d’autre part, les crises
doivent être ordonnées et codifiées sur le modèle de l’épilepsie1300. Ces deux formes, celle des
stigmates et celle de la régularité des crises, donnent au psychiatre la possibilité de faire un
acte qui partage le même fondement que la médecine organique, c’est-à-dire un diagnostic
différentiel. Mais, par cette manœuvre, paradoxalement, l’hystérique va échapper à
« l’exterritorialité médicale » ou plus précisément à « la territorialité asilaire » 1301 . La
médicalisation de l’hystérie met donc les hystériques hors des murs de l’asile. En outre, ce
statut médical de l’hystérie n’est pas le résultat d’une série d’observations objectives. En effet,
le droit de l’hystérique de ne pas être fou, et d’être malade, repose sur la dépendance dans
laquelle le médecin se trouve par rapport aux hystériques. Si bien que la décision médicale
s’appuie sur le pouvoir de l’hystérique qui peut donner au médecin ses symptômes ou s’y
refuser. La médicalisation de l’hystérique renforce en même temps son pouvoir.
La deuxième manœuvre tente d’établir ce qu’on appelle le « mannequin
fonctionnel », qui est un hystérique modèle ayant les symptômes que la première manœuvre a
dégagés. Mais la constitution de ce modèle est toujours périlleuse dans la mesure où la
prolifération symptomatique dépasse le contrôle du médecin. La tâche du médecin est donc de
« déclencher des phénomènes typiquement hystériques, exclusivement hystériques, mais sans
assister à ce débordement de milliers de crises en si peu de temps »1302. Le moyen pour
répondre à cette exigence, c’est précisément l’hypnose. Cette technique permet au médecin
d’obtenir, selon un ordre précis, un ensemble de symptômes hystériques, dont chacun est
parfaitement isolé. Chez Charcot, l’hypnose ne multiplie pas les phénomènes hystériques,
mais elle est « une manière de limiter les phénomènes de l’hystérie et de pouvoir les

1299
Ibid., p. 311.
1300
Ibid.
1301
Ibid., p. 312.
1302
Ibid., p. 313.
397
Chapitre I, Partie II

déclencher exactement à volonté » 1303 . Mais, l’intervention hypnotique pose un autre


problème que doit affronter le médecin : comment prouver qu’un symptôme isolé par
l’hypnose n’est pas l’effet d’une consigne donnée par le médecin, mais la réponse naturelle du
corps hystérique ? Il faut comparer les résultats obtenus par l’hypnose avec les symptômes
« naturels » que l’on peut constater chez « une hystérie naturelle, sans hôpital, sans médecin,
sans hypnose » 1304 . Foucault affirme que Charcot avait de ces malades pour ainsi dire
« sauvages », ce qui permettait de « naturaliser les effets de l’intervention hypnotique », par le
croisement coïncident entre l’histoire de l’hystérie et une tout autre histoire, qui est du niveau
socio-économique. Jusqu’au début du XIXe siècle, il n’y avait que deux catégories de malades,
ceux qui payaient et ceux qui étaient assistés à l’hôpital. S’y ajoute maintenant une nouvelle
catégorie, celle de malades assurés, née au sein de la mise en place d’ « une série de
techniques de surveillance, de quadrillage, de couverture de la maladie », qui vise à « tirer
profit d’une santé maximalisée » 1305 . Dans ce système de quadrillage, la maladie est
également devenue quelque chose de profitable pour le malade : le malade peut vivre sans
travailler pendant qu’il est malade. Il y a là le problème de la simulation de ceux qui veulent
profiter de ce système d’assurance même après leur guérison. De nouveaux malades
apparaissent ainsi : « des malades assurés qui présentent des troubles que l’on appelle
post-traumatismes »1306. Il est maintenant question de savoir s’ils sont vraiment malades et,
par conséquent, couverts par l’assurance, ou s’ils sont des simulateurs. Pour déterminer si le
traumatisme est simulé ou non, l’hystérique peut servir de jauge, et en même temps, le
traumatisme, pour un malade non hypnotisé, peut naturaliser les symptômes hystériques isolés
par l’hypnose. L’hystérie se naturalise par l’intermédiaire des malades assurés et traumatisés,
qui constituent comme les références pathologiques pour distinguer la vraie maladie de la
simulation.
C’est de là que se produit la troisième manœuvre, qui s’appelle « redistribution du
traumatisme »1307. Il s’agit dans cette manœuvre de trouver « un cadre pathologique qui
enveloppe à la fois l’hypnose et les symptômes hystériques qui sont produits à l’intérieur de
l’hypnose, et l’événement qui génère les troubles fonctionnels des malades non

1303
Ibid., p. 314.
1304
Ibid.
1305
Ibid., p. 315.
1306
Ibid.
1307
Ibid., p. 318.
398
Chapitre I, Partie II

hypnotisés »1308. En d’autres termes, il faut que tous les phénomènes se réfèrent, au niveau
étiologique, à quelque chose, qui soit un événement. C’est pour cette raison que Charcot a
élaboré la conception du traumatisme. Selon lui, le traumatisme est ce qui provoque un « état
d’hypnotisme discret », à la suite duquel « une certaine idée va entrer dans la tête de
l’individu, s’inscrire dans son cortex et agir comme une sorte d’injonction permanente »1309.
L’hypnose opérée par la volonté du médecin est donc « une sorte de réactivation générale (…)
du traumatisme »1310. Le traumatisme devient la cause de l’hystérie. Il est donc nécessaire de
demander aux hystériques de raconter leur passé, leur enfance, leur vie, pour y retrouver ce
qui fonctionne comme événement fondateur et sans cesse actualisé. Ce qu’ils racontent à la
demande du médecin, c’est leur vie réelle, qui est en fait leur vie sexuelle. C’est dans ce récit
de la vie sexuelle que se produisent à la fois un danger pour le psychiatre et une possibilité
pour le malade d’exercer un pouvoir sur le médecin. Charcot ne veut pas qu’un tel récit se
produise, car il ne peut admettre l’existence du sexuel dans la psychiatrie. Mais, comme c’est
Charcot qui est demandeur de symptômes, il ne peut empêcher les malades de parler de leur
vie sexuelle. Il reste une seule possibilité à Charcot : « ne pas le dire, ou dire le contraire »1311.
Ce que font apparaître les paroles des hystériques, c’est ce que Foucault appelle « grande
bacchanale » ou « pantomime sexuelle »1312. Devant cette scène, le médecin ne peut que se
taire. C’est là que Foucault trouve une « contre-manœuvre », par laquelle « les hystériques ont
raison finalement des neurologues et les font taire », et qui n’est rien d’autre que « le cri de
victoire de l’hystérique »1313. Exhibant sa force rebelle, l’hystérique impose aux médecins un
corps nouveau qui n’est ni anatomo-pathologique ni neurologique, mais sexuel. En face de ce
personnage hystérico-sexuel, des médecins comme Charcot et ses successeurs, ne font que
disqualifier l’hystérie comme n’étant plus une maladie. Or, parallèlement à ce silence des
médecins, se forme une nouvelle tentative pour réinvestir médicalement cette
contre-manœuvre des hystériques, qui est précisément « la prise en charge médicale,
psychiatrique, psychanalytique, de la sexualité »1314. L’investissement de la sexualité par le
pouvoir-savoir a donc son origine dans cet affrontement entre le médecin et l’hystérique. Si,
dans La Volonté de savoir, Foucault reviendra sur ce problème de l’hystérie, il arrête pour le

1308
Ibid.
1309
Ibid., p. 318-319.
1310
Ibid., p. 319.
1311
Ibid., p. 323.
1312
Ibid., p. 324.
1313
Ibid.
1314
Ibid., p. 325.
399
Chapitre I, Partie II

moment l’histoire du pouvoir psychiatrique là où apparaît la bataille entre le médecin et


l’hystérique, une des formes d’affrontements qui traversent cette généalogie du
pouvoir-savoir.
Foucault a ainsi décrit l’histoire du pouvoir psychiatrique comme une histoire des
luttes entre différents adversaires et à divers niveaux : d’abord, celle entre le pouvoir
disciplinaire, qui est le pouvoir de réalité, et la force du fou qui est représentée par celle de
Georges III ; la lutte entre le pouvoir de souveraineté et le pouvoir disciplinaire ; celle entre la
famille et l’asile, dans laquelle se produit un double mouvement qui est à la fois la
familialisation du pouvoir disciplinaire et la disciplinarisation du pouvoir familial ; celle qui
s’oppose le neurologue et le corps du malade pour rendre possible le diagnostic différentiel
dans les maladies mentales ; enfin, celle qui se joue entre le médecin et l’hystérique, où la
sexualité deviendra le nouvel enjeu du pouvoir-savoir. Marqué par ces batailles, le cours
« Pouvoir psychiatrique » se caractérise bien comme une mise en place de la méthode
généalogique dans le contenu historique. C’est précisément l’analyse de l’émergence, ayant
pour but de faire apparaître les affrontements sous les unités des choses, que Foucault a
effectuée, en reprenant son Histoire de la folie. Si le pouvoir psychiatrique se forme, se
modifie et se diffuse, c’est parce qu’il y a toujours les luttes entre ce pouvoir et ce qui lui est
extérieur. Or ces batailles n’ont pas fini par une pure et simple victoire du pouvoir. En face de
la folie, le pouvoir psychiatrique ne reste pas intact. Au travers de l’affrontement, les deux
adversaires s’altèrent, et c’est dans cette relation changeante et précaire qu’émergent des
rapports de pouvoir, des objets de savoir, des techniques de pouvoir-savoir et des mouvements
contre la prise du pouvoir-savoir. L’Autre, la folie, qui menaçait, de l’extérieur, la raison dans
la période archéologique, est maintenant devenu un antagoniste réel de la raison, qui,
elle-même, n’est plus une raison comme un système autarcique, mais lié aux relations du
pouvoir. Le partage originel raison/déraison se déplace dans les luttes réelles entre le
pouvoir-savoir et ce qui lui échappe. Nous devons souligner l’importance de ce niveau réel
par lequel la généalogie se distingue très nettement de l’ « archéologie du silence ».
Ce modèle d’émergence-affrontement, que nous avons constaté à plusieurs reprises
dans ce cours de 1973-1974, fonctionne dans l’histoire foucaldienne du pouvoir psychiatrique
comme moteur de l’histoire. Ce type de changement historique, proprement généalogique,
écarte considérablement l’histoire foucaldienne du modèle dialectique de l’histoire. Chaque
lieu d’émergence n’est plus un moment dialectique où s’annulent des éléments existants. Dans
ces champs de bataille, il n’y a aucune finalité. C’est dans ces oppositions quasi aveugles que

400
Chapitre I, Partie II

le pouvoir psychiatrique se diffuse en devenant le pouvoir de normalisation. Bien entendu,


cette généralisation ne doit pas être appréhendée comme une sorte d’universalisation d’une
forme de raison réalisée dans l’exercice du pouvoir. La généalogie foucaldienne refuse toute
explication dialectique de l’histoire du pouvoir-savoir. L’histoire du pouvoir psychiatrique
n’est qu’une série d’affrontements que l’analyse de l’émergence met en lumière.
C’est là que l’analyse de la provenance intervient comme élément constitutif de la
généalogie. Pour cette forme d’analyse, il s’agit de mettre en question l’unité ou la naturalité
de la vérité qui s’est construite dans le domaine de la psychiatrie. Foucault a montré
l’historicité de la vérité d’abord par la distinction entre la vérité-démonstration et la
vérité-événement, puis par la réflexion sur les conditions réelles de construction des sciences
humaines et enfin par l’examen du rôle de la connaissance vraie dans l’exercice du pouvoir.
La vérité n’est point universelle, mais ce qui est constitué, modifié et exploité par le pouvoir.
Le problème de la simulation a été un moment privilégié de cette question de la vérité.
La généalogie apparue dans Le pouvoir psychiatrique a soulevé deux problèmes que
nous avons constamment posés, à savoir celui de la déprise de la dialectique et celui de la
naturalité des objets. Ces deux questions, deux directions pour penser contre Hegel, ont ainsi
été abordées, de manière proprement généalogique, dans le contenu historique que sont la
psychiatrie et ses techniques de pouvoir. Si cette généalogie a son lieu de naissance dans la
réflexion sur la pensée nietzschéenne, elle n’est devenue foucaldienne au sens propre que
dans l’application à un domaine historique précis. Or Foucault ne se contente pas de situer sa
généalogie simplement dans le rapport à Nietzsche. Elle appartient sans doute à un autre
courant de pensée historico-politique qui prend comme grille d’intelligibilité de l’histoire la
guerre et les affrontements perpétuels dans la société. C’est ce type de discours que Foucault
discutera dans le cours « Il faut défendre la société », et que nous voudrions analyser dans la
section suivante.

4. Généalogie, pouvoir, guerre

Depuis le début des années soixante-dix, l’intérêt de Foucault se porte toujours sur la
généalogie du pouvoir ou du savoir-pouvoir. Le cours prononcé en 1976, « Il faut défendre la
société », fait le bilan de ces analyses historiques qui s’appuient sur la généalogie, inspirée de
la pensée nietzschéenne. Comme nous l’avons vu ci-dessus, les relations de pouvoir qui sont

401
Chapitre I, Partie II

apparues dans les champs historiques, ont été examinées à partir de ce noyau
théorico-philosophique, qui prend comme cible privilégiée la provenance et l’émergence. Or,
en 1976, Foucault tente sans doute de situer cette généalogie dans un autre contexte que celui
de la philosophie nietzschéenne. C’est une série de discours historico-politiques qui cherchent
à déchiffrer, sous la stabilité apparente du droit, du régime politique ou du système social, des
relations de guerre qui mettent sans cesse en question la légitimité de ces unités. Il s’agit dans
ce cours de ressusciter ces discours de guerre, dont l’existence est tombée dans l’oubli, et
pourtant avec lesquels la généalogie foucaldienne partage certains principes qui rendent
intelligibles le processus historique. En exhumant ces discours historico-politiques, la
généalogie foucaldienne se situe dans un autre courant de pensée historico-politique qui se
développe indépendamment de la pensée nietzschéenne. Cela ne signifie cependant pas que la
généalogie foucaldienne se déprenne définitivement de l’influence nietzschéenne, mais, nous
semble-t-il, que ces discours historico-politiques permettent à Foucault d’aborder le problème
du pouvoir, par un nouvel angle qui pourrait sans doute compléter sa généalogie. Les relations
de force que la généalogie nietzschéenne a fait apparaître sont reprises cette fois-ci en termes
de guerre. Foucault le dit explicitement dans un entretien : « Le pouvoir est essentiellement un
rapport de force, donc, jusqu’à un certain point, un rapport de guerre, et, par conséquent, les
schémas qu’on doit utiliser ne doivent pas être empruntés à la psychologie ou à la sociologie,
mais à la guerre1315. » Cette hypothèse sera étayée quand nous verrons apparaître, dans
l’analyse de ce type de discours, un adversaire théorique ou pratique que Foucault a déjà
évoqué à plusieurs reprises : la théorie de la souveraineté, notamment celle de Hobbes. À ce
modèle du pouvoir de souveraineté, Foucault a opposé celui du pouvoir disciplinaire ;
maintenant, c’est le discours historico-politique de guerre qui fonctionne comme antagoniste
des relations de souveraineté, dans la mesure où ce discours tente d’appréhender les relations
de pouvoir non pas d’en haut, de la souveraineté, mais d’en bas, les relations de pouvoir
multiples, infimes et souvent obscures. Penser le pouvoir est, dans « Il faut défendre la
société », reconstituer cet espace de conflits entre ces deux formes de pensée, l’une à partir de
la souveraineté, l’autre de la guerre. Foucault fait donc l’usage de ce discours
historico-politique comme s’il était un des précurseurs de sa généalogie.
Mais la discussion foucaldienne ne se limite pas à la reprise du problème que ce
discours historico-politique a posé. Foucault essaie de faire l’histoire de ce type spécifique de

1315
« Michel Foucault, l’illégalisme et l’art de punir », DE II, no 175, 1976, p. 87.
402
Chapitre I, Partie II

discours de la fin du Moyen Âge jusqu’aux Temps modernes : il s’agit de montrer quels sont
les enjeux théoriques, pratiques ou stratégiques de ces discours et dans quels contextes ils sont
apparus. Nous allons voir que ce discours historico-politique n’est pas le vecteur d’une
idéologie spécifique, mais ce qui peut servir d’instrument à n’importe quelle idéologie, telle
que la réaction nobiliaire, la pensée bourgeoise ou le régime nazi ou soviétique. Malgré cette
versatilité, qui a permis à ces discours de fonctionner dans divers dispositifs idéologiques, ils
restent pourtant toujours dans une position plus ou moins marginale. Si bien que l’objectif de
Foucault est non seulement de suivre ces transformations, mais aussi de savoir comment et
pourquoi ce type de discours n’a pas pu devenir un courant dominant de la pensée
historico-politique. La généalogie a donc ici une tâche double, à la fois d’historien et de
partisan de ce discours. Nous voudrions mettre en lumière cette dualité de l’analyse
foucaldienne, pour montrer d’une part comment la méthode généalogique est définie dans ce
contexte historique, et d’autre part quelle est la valeur stratégique qu’un tel discours de guerre
peut avoir. Foucault se réfère notamment à la thèse d’un auteur qui a formulé ce type de
discours en France au XVIIIe siècle : Boulainvilliers. Nous constaterons de quelle manière
Foucault rapproche sa généalogie, pensée se fondant sur les affrontements, de ce discours
historico-politique laissé dans l’ombre de la théorie de la souveraineté, et disqualifié, tout en
décrivant comment ce discours se transforme et disparaît dans le domaine de la philosophie
politique. L’enjeu de ce cours est donc de faire réapparaître la force de ce discours
historico-politique au sein de sa propre pensée généalogique. L’histoire de ce discours
historique acquiert ainsi une actualité, et c’est autour de cette actualité que Foucault posera le
problème de la résistance dans les relations de pouvoir. Nous reviendrons, dans le prochain
chapitre, sur ces luttes contemporaines contre le pouvoir, dans lesquelles le problème de
l’histoire se pose par rapport au présent.
Redécouvrir un tel discours enseveli dans l’oubli pour l’opposer au discours
dominant, qui est en ce cas le modèle souverain du pouvoir, fait partie d’un projet général que
Foucault appelle « généalogie des savoirs », qui diffère nettement de l’histoire des
sciences1316. Alors que la seconde s’organise autour de l’axe connaissance-vérité, dans lequel
il est question de savoir comment une connaissance peut remplir les conditions formelles de
vérité, la première se situe sur un autre axe, qui est l’ « axe pratique discursive-affrontement

1316
« Il faut défendre la société », p. 159.
403
Chapitre I, Partie II

de pouvoir »1317. Nous pouvons là constater une nouvelle relation entre l’archéologie qu’est la
description de la régularité discursive et la généalogie qui fait apparaître les affrontements
accidentels ou hasardeux dans la formation des discours. Ces deux exigences sont maintenant
réunies comme généalogie des savoirs. Il s’agit dans ce projet historique de faire surgir les
savoirs qui luttent l’un contre l’autre, dans les divers champs historiques de bataille. Ce
schéma d’affrontement que Foucault réitère pour expliquer la généalogie, a pour but de
déjouer « la problématique des Lumières », qui décrit la formation des savoirs scientifiques et
objectifs comme « la lutte de la connaissance contre l’ignorance » 1318 . Le problème
généalogique n’est point de comprendre l’histoire des savoirs en termes de progrès, mais d’y
déceler « l’existence plurielle, polymorphe, multiple, dispersée, de savoirs différents »1319. Si
ces savoirs constituent finalement un savoir uniforme, il faut qu’il y ait des luttes au sens
généalogique, non pas des progrès de la raison. L’exemple du savoir technique et
technologique que donne Foucault explique bien ce processus de luttes.
Le nombre des savoirs techniques s’est réduit à partir du XVIIIe siècle notamment
par une intervention de l’État qui comportait quatre procédés : élimination ou disqualification
des « petits savoirs », inutiles et économiquement coûteux ; normalisation des savoirs entre
eux pour en assurer l’interchangeabilité ; hiérarchisation de ces savoirs ; et centralisation qui a
définitivement fait disparaître la coexistence des instances multiples de savoir. De là
surgissent deux résultats majeurs et exemplaires : la création et le développement des grandes
écoles d’une part, et l’homogénéisation du savoir médical par ces quatre procédés. C’est à ce
moment-là, selon Foucault, que la « science » s’est formée, et que disparaît corrélativement le
projet d’une science universelle propre à l’âge classique, qui est celui de la mathesis1320. Le
savoir classique, visant à construire un tableau exhaustif et infiniment extensible des choses
transcrites en signes, est totalement incompatible avec la science sélectionnée, normalisée,
hiérarchisée et centralisée. Foucault revient ainsi, sans le dire explicitement, sur le tournant de
l’épistémè classique à celle des temps modernes. Ce qui s’est passé dans cette période-là, ce
n’est pas le progrès de la raison, mais « la mise en discipline de savoirs polymorphes et
hétérogènes »1321 : désormais, les énoncés ne sont pas jugés selon leur contenu ou leur
conformité à une certaine vérité, mais sur « la régularité des énonciations », qui juge s’ils

1317
Ibid.
1318
Ibid.
1319
Ibid.
1320
Voir. Les Mots et les Choses, chapitre III.
1321
« Il faut défendre la société », p. 162.
404
Chapitre I, Partie II

appartiennent ou non à un certain domaine de savoir, qui a sa place dans la hiérarchie de la


science1322. La discipline comme branche de la connaissance doit donc être soumise à une
certaine norme, dont l’écart est considéré non pas comme faux, mais comme anormal. Il y a
donc « une autre forme de mise en discipline, de disciplinarisation, contemporaine de la
première, qui ne porte plus sur les corps mais qui porte sur les savoirs »1323. Le pouvoir
disciplinaire s’exerce donc sur les savoirs, et c’est là que se produisent les luttes.
Si la mise en discipline du corps a pour but de faire un usage efficace de la force du
corps humain, la disciplinarisation du savoir technique fonctionne comme instrument pour la
première, en faisant jouer le savoir dans des luttes économiques ou politiques. Quant au
discours historique, affirme Foucault, il est également entré dans un champ de luttes, pour des
raisons non pas directement économiques, mais politiques. Or Foucault souligne que, à la
différence du savoir technique, la disciplinarisation du discours historique n’a pas fait
disparaître les luttes entre des savoirs historiques, mais, renforcé ces affrontements où se
forment « l’histoire non étatique, l’histoire décentrée, l’histoire des sujets en lutte »1324 .
L’analyse de Foucault est centrée sur un de ces discours historiques, pour aborder le problème
du pouvoir d’une autre manière que nietzschéenne, et pour mettre en lumière les relations de
pouvoir qui ne sont pas comprises en termes de souveraineté.
C’est ainsi que se pose une question, qui est fondamentale pour la généalogie :
qu’est-ce que le pouvoir ? Pour y répondre, Foucault commence par la critique d’un point
commun que l’on peut trouver dans les différentes conceptions du pouvoir, à savoir juridique,
libérale (conception chez les philosophes du XVIIIe siècle) ou marxiste. Foucault appelle ce
point commun l’« économisme » dans la théorie du pouvoir, selon lequel le pouvoir est défini
tantôt comme ce que « tout individu détient et qu’il viendrait à céder, totalement ou
partiellement, pour constituer un pouvoir, une souveraineté politique », tantôt comme ce qui
assure à la fois le maintien et la reproduction des rapports de production pour reconduire une
domination de classe1325. Dans la première conception, juridique, le pouvoir se caractérise
comme une marchandise ou un bien, et dans la seconde, le pouvoir politique est secondaire
par rapport à l’économie. Foucault insiste sur l’importance de faire une analyse
non-économique du pouvoir, et évoque deux hypothèses : d’une part, la définition du pouvoir

1322
Foucault a mentionné ce caractère de la discipline dans L’Ordre du discours.
1323
« Il faut défendre la société », p. 164.
1324
Ibid., p. 166.
1325
Ibid., p. 14.
405
Chapitre I, Partie II

comme ce qui réprime, qui est apparue d’abord chez Hegel, puis chez Freud et Reich ; d’autre
part, comme « la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens », bien évidemment,
le retournement de la fameuse proposition de Clausewitz1326. Cette seconde hypothèse signifie
trois choses : les rapports de pouvoir dans une société s’appuient sur un rapport de forces
établi à un moment précis de l’histoire dans et par la guerre ; toutes les luttes politiques à
l’intérieur de la société ne sont interprétées que comme des continuations de la guerre ; enfin,
l’exercice du pouvoir en tant que guerre continuée ne peut être interrompu que par la guerre.
Il y a donc deux systèmes d’analyse du pouvoir : d’un côté, le pouvoir, selon l’hypothèse de
Reich, qui se constitue par le contrat, et qui peut être, s’il dépasse la limite du contrat, l’abus
ou l’oppression ; et d’autre côté, le pouvoir, selon l’hypothèse nietzschéenne, qui ne se définit
que comme des relations belliqueuses, et la répression, pour ce type d’analyse, n’est que « le
simple effet et la simple poursuite d’un rapport de domination »1327. Bien entendu, c’est cette
seconde hypothèse qui sert de repère à Foucault pour analyser le pouvoir.
Ces relations de pouvoir, belliqueuses et certainement violentes, ne fonctionnent
qu’entre deux limites : d’un côté, « les règles de droit qui délimitent formellement le
pouvoir », et d’un autre côté, « les effets de vérité que ce pouvoir produit » et qui, « à leur tour,
reconduisent le pouvoir »1328. Foucault affirme que sa réflexion sur le pouvoir s’est toujours
organisée, depuis 1970, autour de ce triangle (pouvoir, droit, vérité). Or, même si le pouvoir
se situe entre les deux extrémités que sont le droit et la vérité, et que son fonctionnement est
défini par ces deux limites, cela ne signifie pas que le pouvoir n’est qu’un ensemble d’effets
de droit ou de vérité. Au contraire, c’est ce pouvoir qui, délimité par ces deux pôles, produit à
la fois les règles de droit et les discours de vérité. Se pose ainsi la question : « quelles sont les
règles de droit que les relations de pouvoir mettent en œuvre pour produire des discours de
vérité ? »1329 Il ne s’agit pas seulement de la limitation du pouvoir par les règles de droit et
les discours de vérité, mais aussi de la production de ceux-ci par le pouvoir. Il faut donc
étudier les « règles de pouvoir » et le « pouvoir des discours vrais »1330 . Si l’étude du
pouvoir-savoir était jusqu’alors centrée sur le pouvoir qui s’exerce sur les effets de vérité, un
nouvel axe d’analyse s’y ajoute maintenant : les rapports du droit et du pouvoir. En Europe,
depuis le Moyen Âge, la pensée juridique traditionnelle s’est élaborée en analysant ces

1326
Ibid., p. 16.
1327
Ibid., p. 17.
1328
Ibid., p. 21.
1329
Ibid., p. 22.
1330
Ibid., p. 23.
406
Chapitre I, Partie II

rapports autour du pouvoir royal. Cette réflexion a posé la question du pouvoir royal de deux
manières inverses : il s’agissait de montrer soit « comment son pouvoir, même absolu, était
exactement adéquat à un droit fondamental », soit « comment il fallait limiter ce pouvoir du
souverain »1331. Au travers de ces deux questions, la théorie traditionnelle du droit a toujours
pour tâche de consolider la légitimité du pouvoir. Or l’objectif de la pensée foucaldienne est
précisément d’inverser cette direction générale de l’analyse juridique. S’il est question dans la
théorie du droit de fixer la légitimité du pouvoir que le souverain exerce sur les sujets, la
généalogie prend comme objet l’autre extrémité du pouvoir, qui se manifeste dans les
procédures d’assujettissement qu’il met en œuvre. Le problème n’est donc pas celui de la
souveraineté et de l’obéissance des individus, mais celui de la domination et de
l’assujettissement. La généalogie ne pose jamais la question de la légitimité. Elle tente
d’analyser les relations du pouvoir, quelle qu’en soit la légitimité, au niveau où il s’exerce
effectivement.
De là Foucault tire cinq précautions de méthode. Premièrement, saisir le pouvoir non
pas à son sommet, mais dans « ses formes et ses institutions les plus régionales, les plus
locales »1332 . Deuxièmement, plutôt que de se demander comment le souverain peut se
constituer en sommet, chercher à savoir comment les sujets sont constitués de manière
progressive et matérielle, à partir de la multiplicité des corps. Troisièmement, ne pas prendre
le pouvoir comme « un phénomène massif et homogène », entre celui qui le détient, et ceux
qui sont dominés. Il faut en revanche considérer le pouvoir non pas comme un bien dont un
individu ou une classe peuvent disposer, mais comme ce qui circule entre les individus et qui
ne fonctionne qu’en chaîne. En outre, la constitution des individus à partir de la multiplicité
des corps, des gestes, des discours ou des désirs, est précisément l’un des effets premiers du
pouvoir. En ce sens, l’individu n’est point une « matière multiple et inerte sur laquelle
viendrait s’appliquer, contre laquelle viendrait frapper le pouvoir, qui soumettrait les individus
ou les briserait »1333. Quatrièmement, le fait que le pouvoir circule partout ne signifie pas qu’il
est omniprésent, ou « la chose la mieux partagée du monde » comme le bon sens cartésien, en
se diffusant à partir d’un noyau central vers le niveau le plus bas1334. On ne peut dire, par
exemple, que la domination de la bourgeoisie a déterminé une fois pour toutes la forme

1331
Ibid., p. 23-24.
1332
Ibid., p. 25.
1333
Ibid., p. 27
1334
Ibid.
407
Chapitre I, Partie II

d’exclusion de la folie ou le contrôle de la sexualité infantile dans la société moderne pour en


tirer un profit économique. En réalité, ce sont les mécanismes locaux et infinitésimaux
d’exclusion ou de contrôle qui donnent aux mécanismes globaux du pouvoir des points
d’appui par lesquels l’État ou une classe dominante peuvent dégager un certain profit.
Cinquièmement, lorsqu’il s’exerce, le pouvoir produira nécessairement non pas des idéologies,
mais des savoirs qui se forment par des méthodes d’observation, d’enregistrement, de
recherches et de vérification.
Foucault affirme qu’il s’agit, dans toutes ces directions de recherche, de « se
débarrasser le modèle du Léviathan », modèle d’un homme artificiel, « dont les citoyens
seraient le corps, mais dont l’âme serait la souveraineté »1335. Alors que cette théorie de la
souveraineté apparaît dans divers contextes (renforcement ou limitation du pouvoir royal, ou
justification du modèle rousseauiste de démocratie parlementaire), elle est toujours liée à
« une forme de pouvoir qui s’exerce sur la terre et les produits de la terre »1336. Le pouvoir
disciplinaire, pouvoir s’exerçant sur les corps, c’est précisément un autre type de pouvoir qui
s’oppose totalement au pouvoir de souveraineté. Or, même après la généralisation de ce
pouvoir disciplinaire, la théorie de la souveraineté subsiste comme principe organisateur des
codes juridiques. Comme Foucault l’a affirmé dans Le Pouvoir psychiatrique, ces deux
formes de pouvoir ne sont pas incompatibles. Il y a eu entre elles des interactions
complémentaires ainsi que des rapports de rivalité. Par exemple, le code juridique organisé
par les principes théoriques de la souveraineté a fonctionné pour masquer sous le vocabulaire
et le dispositif traditionnels du droit, le fonctionnement effectif des mécanismes de la
discipline. Mais cela ne veut pas dire que la discipline produit silencieusement ses effets. Elle
a son propre discours, qui est celui de la norme, ou des sciences humaines, non pas celui du
droit. Ces deux formes constituent les mécanismes du pouvoir dans la société moderne. Si
Foucault a abordé ce problème du côté de la caractérisation du pouvoir disciplinaire, il
l’attaque maintenant du côté de la théorie de la souveraineté, pour dégager une autre scène
d’affrontement qui est l’objet privilégié de la généalogie.
La théorie de la souveraineté, Foucault la résume en trois traits : premièrement, elle
essaie de montrer comment un sujet naturellement doté de droits devient sujet assujetti dans
un rapport de pouvoir ; deuxièmement, elle établit la souveraineté comme l’unité
fondamentale du pouvoir à partir de laquelle la multiplicité des pouvoirs est possible ;

1335
Ibid., p. 30.
1336
Ibid., p. 32.
408
Chapitre I, Partie II

troisièmement, elle entreprend de fonder le pouvoir non pas sur les lois, mais sur une
légitimité plus fondamentale que les lois. La souveraineté se construit, dans cette théorie
traditionnelle, selon cette « triple primitivité » ou ce « triple préalable » du sujet, de l’unité du
pouvoir et de la loi1337. À cette théorie de la souveraineté, Foucault oppose une théorie, qu’il
appelle « théorie de la domination », dont les trois traits sont en contraste totale avec la triple
primitivité de la souveraineté. Premièrement, non pas savoir au nom de quel droit les
individus ont accepté d’être assujettis, mais montrer comment les relations d’assujettissement
effectives fabriquent des sujets, indépendamment de la volonté de chacun. Deuxièmement, ne
pas chercher une unité fondamentale du pouvoir qui permette d’en comprendre la diversité
des relations, mais « envisager les structures de pouvoir comme des stratégies globales qui
traversent et utilisent des tactiques locales de domination »1338. Troisièmement, tenter non pas
d’établir la légitimité fondamentale des rapports de domination, mais chercher les instruments
techniques qui permettent d’assurer ces rapports sans les lier à une source préalable à toute
manifestation effective. Il est donc question de « la fabrication des sujets » plutôt que « la
genèse du souverain »1339.
La notion de guerre intervient dans cette analyse de l’assujettissement comme un état
extrême des relations de pouvoir. La guerre, c’est précisément « la nudité des rapports de
force »1340. C’est à partir de ce rapport limite de pouvoir que Foucault élabore la théorie de la
guerre. En même temps, il tente de situer cette théorie dans un contexte historique. Se pose
ainsi la question suivante : « comment, depuis quand et pourquoi a-t-on commencé à
percevoir ou à imaginer que c’est la guerre qui fonctionne sous et dans les relations de
pouvoir ? » 1341 La généalogie cherche donc non seulement à établir la théorie de la
domination, mais aussi à faire l’histoire du discours sur la guerre en tant qu’adversaire de la
théorie de la souveraineté. Ce discours apparaît lorsque la guerre est paradoxalement expulsée
aux limites de l’État, c’est-à-dire, lorsque la guerre ne s’est produite qu’entre les États. À
l’intérieur d’un État, il n’y a plus de guerre entre les citoyens, guerre quotidienne et civile.
C’est à ce moment-là, à la fin des guerres civiles et religieuses du XVIe siècle, que s’est formé
ce discours sur la guerre « entendue comme relation sociale permanente, comme fond

1337
Ibid., p. 38.
1338
Ibid., p. 39.
1339
Ibid., p. 39.
1340
Ibid., p. 40.
1341
Ibid., p. 41.
409
Chapitre I, Partie II

ineffaçable de tous les rapports et de toutes les institutions de pouvoir »1342. Foucault montre
également quelques moments décisifs pour ce discours : la révolution bourgeoise anglaise du
XVIIe siècle, puis la France à la fin du XVIIIe siècle, où se déployaient les luttes politiques
entre l’aristocratie et la monarchie absolue et administrative, enfin, le racisme biologique
apparu au XIXe siècle jusqu’au nazisme et à l’État soviétique. Parmi ces moments qui
s’étendent du XVIe au XXe siècle, c’est l’exemple de la France du XVIIIe siècle que Foucault
discutera en détail. C’est de ce discours sur la guerre, non pas de celui du racisme biologique,
que Foucault veut faire « l’éloge et l’histoire »1343.
Ce discours sur la guerre consiste en plusieurs thèses : même après la constitution du
pouvoir politique, la guerre continue ; comme elle est « le moteur des institutions et de
l’ordre », « il faut déchiffrer la guerre sous la paix »1344 ; dans cette « guerre sous la paix »,
aucun sujet n’est neutre, et on est tous l’adversaire de quelqu’un ; la société est binaire, dans
la mesure où elle est faite de deux groupes différents qui s’affrontent perpétuellement l’un à
l’autre. Selon Foucault, ce discours est sans doute le premier discours rigoureusement
historico-politique, apparu dans la société occidentale depuis le Moyen Âge. Il s’efforce de
montrer l’importance de ce discours historico-politique par trois éléments, dont nous pouvons
trouver la parenté avec la méthode généalogique. Premièrement, le « je » ou le « nous » qui
parlent dans cette forme de discours ne cherchent pas à occuper « la position du sujet
universel, totalisant ou neutre »1345. Ce sujet ne réclame que « son » droit, qui n’est point
universel, mais singulier, et marqué par un rapport de propriété, de conquête et de nature.
C’est donc « un droit à la fois ancré dans une histoire et décentré par rapport à une
universalité juridique »1346. Et si ce sujet parle de la vérité, cette vérité ne saurait non plus être
universelle. Elle n’est vraie et favorable que pour quelqu’un. C’est au sein de la guerre que la
vérité est née, a été diffusée, détournée et utilisée. Il y a en ce sens un lien fondamental entre
les rapports de force et la vérité : c’est « l’appartenance à un camp » qui permet d’établir la
vérité tout en dénonçant les erreurs de son adversaire1347. Ce discours historico-politique, de
manière semblable à la généalogie nietzschéenne, atteste « l’appartenance essentielle de la
vérité au rapport de force, à la dissymétrie, au décentrement, au combat, à la guerre »1348. La

1342
Ibid., p. 42.
1343
Ibid., p. 57.
1344
Ibid., p. 44.
1345
Ibid., p. 44-45.
1346
Ibid., p. 45.
1347
Ibid.
1348
Ibid., p. 46.
410
Chapitre I, Partie II

vérité fonctionne comme arme dans des rapports de force où on ne cesse de demander ses
droits singuliers et exclusifs.
Deuxièmement, ce discours n’impose pas un schéma général d’intelligibilité aux faits
historiques, mais, postule une sorte d’ « explication par le bas », qui cherche à décrire des
relations de force au niveau le plus inférieur. C’est une explication au niveau « le plus obscur,
le plus désordonné, le plus voué au hasard », qui fait apparaître « la confusion de la violence,
des passions, des haines, des colères, des rancœurs, des amertumes », « une série de faits bruts
(…) physio-biologiques » ou « une série de hasards, de contingences »1349. Il n’est sans doute
pas difficile de trouver dans les objets de ce discours une parenté évidente avec la pensée
nietzschéenne. Le discours historico-politique est, pour Foucault, une figure jumelle de la
généalogie nietzschéenne, alors que son histoire remonte plus loin que la période où ce
penseur allemand a vécu. Ce discours souligne également le lien entre la raison et la vérité : la
vérité éclate plutôt dans une irrationalité en bas, et, au sommet, se formerait une rationalité,
qui est pourtant « fragile, transitoire, toujours compromise et liée à l’illusion et à la
méchanceté »1350. La vérité est ainsi liée à la déraison, et la raison à la chimère. Contrairement
à la philosophie de l’histoire hégélienne, la raison ne révèle jamais la vérité la plus profonde
du monde dans son progrès historique : « Renversement donc (…) de l’axe explicatif de la loi
et de l’histoire1351. » Ce discours est pour Foucault une manière de se déprendre de Hegel.
Troisièmement, c’est toujours dans la dimension historique que se développe ce
discours, en opposant au discours juridique des traces de luttes, de victoires et de défaites. Il
ne s’agit pas de réduire l’absolu de la loi et de la vérité à la relativité historique, mais de
retrouver sous la stabilité du droit la dissymétrie fondamentale et historique des forces. Or il
s’appuie également sur des formes mythiques traditionnelles qui racontent d’abord « l’âge
perdu des grands ancêtres », puis « l’imminence des temps nouveaux et des revanches
millénaires », enfin, « la venue du nouveau royaume qui effacera les anciennes défaites »1352.
Le discours historique tente de superposer ces luttes réelles dans l’histoire à cette forme
mythique, pour relancer sans cesse l’espoir quasi messianique de la revanche des perdants et
la venue du dux novus ou du nouveau Führer. Ce discours reste donc toujours extérieur et
étranger aux philosophes et aux juristes, qui, le disqualifiant, ne le discutent jamais.

1349
Ibid., p. 46-47.
1350
Ibid., p. 47.
1351
Ibid.
1352
Ibid.
411
Chapitre I, Partie II

C’est entre la fin du XVIe et le milieu du XVIIe siècle que ce discours


historico-politique prolifère, dans un contexte ni philosophique ni juridique, mais politique,
qui concerne la double contestation du pouvoir royal, par le peuple d’une part, par
l’aristocrate d’autre part. Ce discours sur la guerre fonctionne pendant cette période-là comme
arme efficace contre le pouvoir monarchique et les théories philosophico-juridiques du
pouvoir, mais il sera finalement colonisé ou pacifié par la philosophie et le droit. Ce processus
de neutralisation, auquel nous reviendrons brièvement plus tard, ne doit pas, souligne
Foucault, être compris selon le schéma dialectique hégélien, qui « codifie la lutte, la guerre et
les affrontements dans une logique, ou soi-disant logique, de la contradiction », et qui « assure
la constitution, à travers l’histoire, d’un sujet universel, d’une vérité réconciliée, d’un droit où
toutes les particularités auraient enfin leur place ordonnée »1353. Ce n’est pas dans un tel
processus dialectique vers l’universel que le discours historico-politique prendra sa force. Il
faudra situer l’histoire de ce discours dans un contexte réel, qui n’est rien d’autre que la
guerre entre le discours de la guerre et l’instance philosophico-juridique.

4.1. Discours historico-politique comme contre-histoire, modèle anti-souverain

Dans la contestation du pouvoir royal, ce discours a une fonction de


« contre-histoire », s’opposant à une version d’histoire, celle de type souverain qui appartient
aux « rituels de pouvoir »1354. Ces rituels, notamment ceux du Moyen Âge ont un double rôle,
d’une part, de « lier juridiquement les hommes au pouvoir par la continuité de la loi », et,
d’autre part, de « les fasciner par l’intensité, à peine soutenable, de la gloire, de ses exemples
et de ses exploits »1355. Or ce double rôle des rituels médiévaux du pouvoir correspond, ainsi
que l’a montré Dumézil à qui Foucault se réfère naturellement, aux deux aspects du pouvoir
apparus dans les mythes indo-européens. L’histoire fonctionne dans ces rituels selon trois
axes : premièrement, racontant la généalogie du pouvoir depuis l’antiquité des royaumes, elle
assure la continuité du droit du souverain et sa puissance ; deuxièmement, par
l’enregistrement quotidien de toute conduite du roi que les annalistes pratiquent, l’histoire
peut renforcer le pouvoir, tout en montrant que tout ce que font les souverains est digne d’être
mémorisé ; troisièmement, l’histoire fait circuler des exemples qui sont les lois vivantes et

1353
Ibid., p. 50.
1354
Ibid., p. 57-58.
1355
Ibid., p. 58.
412
Chapitre I, Partie II

ressuscitées, permettant de « juger le présent » et de « le soumettre à une loi plus forte que
lui »1356. L’histoire est donc un discours du pouvoir, qui intensifie et rend plus efficaces ces
deux aspects des rituels. Cette fonction de l’histoire est en continuité directe, même au Moyen
Âge, avec l’histoire des Romains antiques.
La contre-histoire qu’est le discours de la guerre s’oppose point par point à ce type
d’histoire qui renforce le pouvoir. À la fin du Moyen Âge, ce discours apparaît non plus
comme celui de la souveraineté, mais comme celui « des races, de l’affrontement des races,
de la lutte des races à travers les nations et les lois »1357. L’histoire que raconte ce discours
n’effectue plus une identification entre le peuple et son monarque, entre la nation et son
souverain, mais introduit un principe d’hétérogénéité, selon lequel « l’histoire des uns n’est
pas l’histoire des autres », c’est-à-dire que l’histoire de la souveraineté n’englobe pas celle du
peuple1358. Le discours de la guerre se définit comme une contre-histoire, qui brise « la
continuité de la gloire » que l’histoire de la souveraineté ne cesse de vénérer1359. Il y a
désormais à l’intérieur de l’État au moins deux races, au sens non pas biologique, mais
historico-politique, celle des vainqueurs d’une part, celle des vaincus d’autre part. Dans cette
contre-histoire, la fonction de la mémoire change également : dans l’histoire traditionnelle de
type romain, la mémoire a à assurer « le non-oubli », c’est-à-dire « le maintien de la loi et la
majoration perpétuelle de l’éclat du pouvoir », alors que cette contre-histoire a pour objectif
de dévoiler ce qui a été caché, non seulement parce que négligé, mais aussi parce que
« soigneusement, délibérément, méchamment, travesti et masqué »1360.
Cette grille d’intelligibilité du discours sur la guerre des races, dégagée par Foucault,
partage quelques traits avec la méthode généalogique, ou avec un aspect de la pensée
foucaldienne que nous avons à plusieurs reprises discuté : la dissolution des objets naturels. Si
le pouvoir souverain prétend à la continuité, la légitimité et, éventuellement, la naturalité
divine ou juridique, le discours sur la guerre tente de mettre en question cette unité du pouvoir
en faisant surgir des fissures de manière historique à l’intérieur de ce pouvoir. Ce type
d’interrogation anti-totalisatrice est précisément identique ce que l’on peut trouver dans la
pensée foucaldienne, non seulement dans la généalogie, mais aussi dans les ouvrages
archéologiques, ainsi que nous l’avons vu dans la première partie. En ce sens, on peut même

1356
Ibid., p. 59.
1357
Ibid., p. 60.
1358
Ibid., p. 61.
1359
Ibid.
1360
Ibid., p. 63.
413
Chapitre I, Partie II

dire que ce discours historique est aussi généalogique qu’archéologique, dans la mesure où il
ne cesse de poser la question de la naturalité des choses en termes historiques.
Mais l’importance de ce discours ne se limite pas à cette parenté évidente avec la
généalogie. Il s’agit également pour ce discours, au travers du processus de dévoilement,
d’attaquer le pouvoir et son injustice. Cette revendication ne s’appuie bien entendu pas sur le
droit naturel ou universel, mais sur le simple fait que ce pouvoir n’est pas à « nous »,
c’est-à-dire à ceux qui portent et véhiculent ce discours. Ce qui y apparaît, c’est une nouvelle
conscience historique, tout autre que celle de l’historicité romaine ou indo-européenne. Le
discours sur la guerre fonctionne comme révélateur de cette conscience historique qui se
trouve contrainte par une histoire de type biblique ou hébraïque, modèle d’histoire « de la
révolte et de la prophétie, du savoir et de l’appel au retournement violent de l’ordre des
choses »1361. Ce discours anti-souverain du peuple va ainsi générer une idée qui traversera
toute l’Europe depuis le XVIIe siècle et le monde entier maintenant encore : c’est bien
entendu l’idée de révolution. C’est dans l’apparition du discours sur la guerre que Foucault
trouve le lieu de naissance de cette notion énigmatique de révolution. La formation de ce
discours sur la guerre, c’est précisément le moment de transition d’une conscience historique
à l’autre : de la conscience centrée sur le problème de la souveraineté à celle centrée sur la
révolution, qui, pour le discours sur la guerre, n’est rien d’autre que la victoire des vaincus du
moment. Nous verrons ci-dessous comment ce couple conceptuel guerre-révolution
fonctionnera dans une situation historique.

4.2. État de guerre : discours juridique sur la guerre ?

Pour entamer l’analyse de ce discours sur la guerre, Foucault se réfère tout


naturellement à un philosophe qui a placé la guerre au fondement de sa pensée : c’est
évidemment Hobbes. Foucault résume le fameux état de guerre pour savoir comment il est
différent de la guerre qui apparaît dans le discours anti-souverain. La guerre de tous contre
tous se déroule dans un état d’égalité ou de « différences insuffisantes », c’est-à-dire que le
plus fort n’est pas assez fort pour vaincre définitivement le plus faible. « Donc, le faible ne
renonce jamais1362. » Dans cet état de guerre, le faible sait « qu’il n’est pas loin d’être aussi
fort que son voisin », alors que le plus fort sait qu’ « il peut être plus faible que l’autre, surtout

1361
Ibid., p. 64.
1362
Ibid., p. 78.
414
Chapitre I, Partie II

si l’autre utilise la ruse, la surprise, l’alliance, etc.1363 » De sorte que le plus fort tente d’éviter
la guerre pour ne pas être vaincu par le plus faible. Mais il ne peut l’éviter qu’à condition de
montrer qu’il est prêt à faire la guerre et qu’il n’y renoncera pas. Dans l’état de guerre, avant
que la guerre ne commence, il y a un jeu entre trois séries d’éléments : premièrement, « des
représentations calculées » ; deuxièmement, « des manifestations emphatiques et marquées de
volonté » ; troisièmement, « des tactiques d’intimidation entrecroisées » 1364 . Ce qui s’y
affronte, ce ne sont donc pas des armes ou des forces violentes et sauvages, mais des
représentations, des ruses ou des calculs. C’est « une sorte de diplomatie infinie de rivalités
qui sont naturellement égalitaires » qui caractérise effectivement l’état de guerre : c’est la
raison pour laquelle on est dans « l’état de guerre », non pas dans « la guerre » elle-même1365.
Au moment même où l’État naîtra, on ne sortira pas de cet état de guerre, qui n’est pas
l’affrontement des forces directes, mais une sorte d’état des jeux de représentations.
Si l’état de guerre se définit ainsi, se posera une autre question : comment cet état
de guerre peut-il engendrer l’État, le Léviathan et la souveraineté ? Hobbes distingue d’abord
deux grandes catégories de souveraineté, à savoir la souveraineté d’institution et celle
d’acquisition. Dans la première, les hommes décident, pour mettre un terme à l’état de guerre,
d’accorder à un individu ou à une assemblée le droit de les représenter. La souveraineté
apparaît donc comme une représentation des individus, qui est une individualité à la fois
artificielle et réelle. Dans la seconde catégorie, on suppose que cet État est attaqué et vaincu
par un autre dans une guerre. Si les vainqueurs laissent la vie sauve aux vaincus, ce qui se
passe n’est pas, selon Hobbes, une domination, mais une constitution de la souveraineté, dans
la mesure où les vaincus, préférant la vie et l’obéissance à la mort, acceptent que les
vainqueurs occupent la place de leur souverain. Ce processus de constitution se passe après la
défaite, indépendamment de la guerre elle-même. C’est la volonté des vaincus, qui fonde la
souveraineté sous forme d’acquisition. Or, à ces deux grandes catégories, Hobbes en ajoute
une troisième fort ressemblante au deuxième modèle : ce troisième type de souveraineté est ce
qui lie un enfant à ses parents, ou à sa mère. Dans ce rapport enfant-mère où il n’y a aucun
consentement par une volonté exprimée, la mère conserve la vie de son enfant, comme les
vainqueurs gardent la vie des vaincus. Foucault résume ainsi : « Il faut et il suffit, pour qu’il y
ait souveraineté, que soit effectivement présente une certaine volonté radicale qui fait qu’on

1363
Ibid., p. 79.
1364
Ibid.
1365
Ibid., p. 80.
415
Chapitre I, Partie II

veut vivre même lorsqu’on ne le peut pas sans la volonté d’un autre1366. » La souveraineté ne
se forme jamais par en haut, mais « par en dessous, par la volonté de ceux qui ont peur »1367.
Ce qui se trouve à la genèse de la souveraineté, quelle qu’en soit la forme, ce n’est pas la
guerre, mais la peur et la volonté. Hobbes a ce faisant voulu éliminer de la constitution de la
souveraineté la guerre comme réalité historique. « Le discours philosophico-juridique de
Hobbes, affirme Foucault, c’est un certain « non » à la guerre1368. »
À partir de là, Foucault pose un autre problème : Pourquoi Hobbes devait-il avec
persistance refuser la guerre ? Ou bien pourquoi devait-il associer ces deux formes de
constitution de la souveraineté ? Ce n’est pas à une théorie précise ou à un adversaire
polémique que s’adresse le discours de Hobbes. Il s’agit en réalité de rendre impossible son
« vis-à-vis stratégique », qui est « une certaine manière de faire fonctionner le savoir
historique dans la lutte politique », non pas dans la polémique entre les thèses différentes1369.
Ce que Hobbes veut exclure du champ juridique, selon Foucault, c’est précisément
l’utilisation du problème de la conquête dans le discours politique ou historique, où on
pourrait affirmer que la souveraineté anglaise ne s’est formée que par la conquête des
Normands. Ce discours historico-politique de la conquête, c’est « l’invisible adversaire du
Léviathan »1370. À l’encontre de l’idée reçue, le discours de Hobbes n’est point celui sur la
guerre généralisée, mais celui qui confirme sans cesse que « guerre ou pas guerre, défaite ou
non, conquête ou accord, c’est la même chose »1371. La théorie hobbésienne de la souveraineté
a donc tenté de conjurer ce discours politique de la guerre civile permanente qui suscite
inlassablement le problème de la conquête.
Si ce type de discours était tellement puissant dans l’Angleterre du XVIIe siècle au
point que Hobbes dut aménager une série de dispositifs théoriques contre lui, c’est parce que,
depuis la conquête, les oppositions politiques, sociales et culturelles entre les Normands et les
Saxons ont engendré des conflits : premièrement, « la précocité de la lutte politique de la
bourgeoisie contre la monarchie absolue d’une part et l’aristocratie de l’autre » ;
deuxièmement, « la conscience (…) du fait historique du vieux clivage de la conquête » chez
les couches populaires ; troisièmement, deux ensembles mythologiques, celui de récits

1366
Ibid., p. 83.
1367
Ibid.
1368
Ibid., p. 84.
1369
Ibid.
1370
Ibid., p. 85.
1371
Ibid.
416
Chapitre I, Partie II

populaires des Saxons d’une part, et celui de légendes aristocratiques et monarchiques des
Normands d’autre part1372. À ces oppositions s’ajoute sans doute toute une mémoire des
révoltes populaires. Tous ces conflits politiques, économiques, culturels ou juridiques étaient
transformés en des discours de l’opposition des races. C’est dans ce courant politique opposé
à Hobbes que Foucault trouve le premier schéma binaire sur le mode politique et dans le
savoir historique. Alors qu’un tel schéma binaire entre les riches et les pauvres existait depuis
l’Antiquité, la nouveauté du schéma anglais réside dans le fait que la distinction s’est faite
selon des nationalités, au sens des groupes qui ont leur propre langue, coutume et leur histoire.
Or, une fois que ce schéma binaire devient le principe d’intelligibilité politico-historique de la
société, la révolte acquiert la nécessité logique de l’histoire. Le discours des races justifie
ainsi la révolte contre la souveraineté, qui n’est que le résultat de la conquête. C’est à cette
exigence politique se basant sur l’histoire binaire que Hobbes a opposé son analyse de la
naissance de la souveraineté. Le Léviathan avait pour objectif de bloquer cet « historicisme
politique » qui se manifeste dans les discours sur la guerre.

4.3. Boulainvilliers : le discours historico-politique en France

En France, le problème du discours historico-politique de la guerre prend une tout


autre forme qu’en Angleterre. L’opposition n’existe pas entre la théorie de la souveraineté et
ce discours, mais entre un modèle d’histoire continue et le discours sur la guerre des races.
Foucault commence l’analyse par un récit qui a circulé au Moyen Âge et jusqu’à la
Renaissance disant que les Français descendaient des Francs, qui étaient eux-mêmes des
Troyens. Ce qui est intéressant dans ce récit, remarque Foucault, c’est « une élision complète
de Rome et de la Gaule », élision, d’une part, de la Rome impériale, et d’autre part de la
Gaule, d’abord comme ennemie de Rome puis comme colonie romaine1373. Ce récit des
Troyens n’est pas un résidu de vieilles croyances, mais « une leçon de droit public », qui
affirme et justifie la légitimité du pouvoir1374. Dire que les Francs sont des fuyards de Troie,
comme le sont les Romains, signifie d’abord que la France est, par rapport au tronc troyen, un
autre rameau en face de la branche romaine, et que, lorsque l’État romain a disparu, la France
peut et doit succéder à l’Empire, par le droit naturel et reconnu de tous. En outre, que la

1372
Ibid., p. 86.
1373
Ibid., p. 101.
1374
Ibid., p. 102.
417
Chapitre I, Partie II

France n’est pas qu’héritière de l’Empire romain, mais a des droits égaux à ceux de Rome. En
ce sens, la France n’a pas besoin de ressusciter l’Empire romain pour démontrer sa légitimité.
Mais, en même temps, il fallait que les invasions franques, qui rompaient la continuité de
l’Empire romain, soient éliminées, pour garantir la continuité du pouvoir de Rome jusqu’à la
monarchie française. En France, la légitimité de la souveraineté et l’homogénéité de l’État
sont donc assurées par ce récit quasi mythologique.
Mais à ce récit s’oppose une autre thèse, intitulée « thèse germanique », et qui a été
importée en France de l’Empire des Habsbourg par François Hotman, en 1573 : « En effet,
comme le cite Foucault, les Francs qui ont, à un moment donné, envahi la Gaule, et constitué
une nouvelle monarchie, ne sont pas des Troyens ; ce sont des Germains. Ils ont vaincu les
Romains et les ont chassés1375. » Le thème de l’invasion est ainsi introduit en France, mais, à
la différence de l’Angleterre, il ne s’agit aucunement dans cette thèse germanique d’établir
une dualité entre les vainqueurs et les vaincus, mais de « nouer très fortement une unité en
quelque sorte germano-française, franco-gauloise, franco-gallienne »1376. Pour Hotman, il est
question de limiter le pouvoir royal, tout en distinguant deux races qui ont, chacune, leur
propre droit, soit romain soit germanique, pour installer un rapport réciproque du droit du roi
et de celui du peuple. La thèse germanique reconnaît donc d’abord l’hétérogénéité du droit
romain et du droit germanique, pour l’effacer au profit de l’unité juridique de l’État. C’est
dans l’enquête historique sur l’invasion que l’on cherche l’origine et la validité des droits
exercés à la suite. En ce sens, « l’histoire et le droit public vont de pair »1377. La différence
entre l’Angleterre et la France est claire : alors que la conquête normande établit la dualité
radicale Normands/Saxons dans l’histoire anglaise, l’invasion germanique n’a instauré en
France aucune hétérogénéité dans le corps de la nation.
Cette homogénéité est toutefois rompue, à la fin du XVIIe siècle, par un nouveau type
de discours qui, formé de manière latérale par rapport aux guerres civiles ou religieuses,
permet de penser un problème important non encore inscrit ni dans l’histoire ni dans le droit
public : il consiste à savoir d’une part si « effectivement la guerre de groupes hostiles
constitue la substructure de l’État » et, d’autre part, si « le pouvoir politique peut être
considéré à la fois comme le produit, l’arbitre jusqu’à un certain point, mais plus souvent

1375
Ibid., p. 104.
1376
Ibid., p. 105.
1377
Ibid., p. 110.
418
Chapitre I, Partie II

l’outil, le profiteur, l’élément déséquilibrant et partisan dans cette guerre »1378. On a posé ce
problème dans un contexte précis, qui est celui d’une certaine pédagogie politique se
résumant en une question : que doit savoir le prince pour gouverner ? C’est dans ce but que
Louis XIV a commandé à son administration et à ses intendants de faire un rapport exhaustif
sur l’état de la France, destiné à son héritier, le duc de Bourgogne. Quand l’entourage du duc
de Bourgogne, constitué d’une noblesse qui a reproché au régime du roi Louis XIV, d’avoir
« entamé sa puissance économique et son pouvoir politique », reçoit ce rapport,
Boulainvilliers, un des entourages, se charge de le présenter, en le résumant, et en y ajoutant
un certain nombre de réflexions critiques1379.
Il s’agit dans ce texte de Boulainvilliers de faire valoir les thèses favorables à la
noblesse, en posant un problème : « le savoir du roi sur son royaume et sur ses sujets doit-il
être isomorphe au savoir de l’État sur l’État ? »1380 La cible du discours de Boulainvilliers,
faisant partie de la réaction nobiliaire, est précisément « le mécanisme de savoir-pouvoir qui,
depuis le XVIIe siècle, lie l’appareil administratif à l’absolutisme de l’État »1381. Ce choix de
vocabulaire « savoir-pouvoir » n’est sans doute pas un fait du hasard. Certes il n’est pas
question du pouvoir disciplinaire, mais Foucault entend par ce terme une forme d’implication
entre le savoir et le pouvoir, qui fonctionne dans l’exercice du pouvoir souverain. La réaction
nobiliaire est essentiellement « un contre-savoir », et elle a deux formes de savoirs à
combattre, le savoir juridique et celui de l’intendant, qui se constituent de l’État à l’État1382.
Ce que le discours de Boulainvilliers oppose à ces deux savoirs, c’est toujours un savoir
historique : contre le savoir juridique, l’histoire essaie de « replacer les institutions du droit
public dans un réseau, plus ancien, d’autres engagements plus profonds, plus solennels, plus
essentiels », pour ressusciter « le sang versé par la noblesse pour le roi » ; contre le savoir de
l’intendant, ce savoir raconte l’histoire des richesses, « histoire des déplacements des
richesses, des exactions, des vols, des tours de passe-passe, des détournements, des
appauvrissements, des ruines »1383. Cette histoire de la noblesse contre le discours de l’État
sur l’État éclaire le fonctionnement du savoir historique.
Ce qui apparaît avec le discours de Boulainvilliers, c’est « un nouveau sujet de

1378
Ibid., p. 111.
1379
Ibid., p. 112.
1380
Ibid.
1381
Ibid., p. 113.
1382
Ibid., p. 113-114.
1383
Ibid., p. 115.
419
Chapitre I, Partie II

l’histoire » dans un double sens : « un nouveau sujet parlant » d’une part, et « une
modification dans l’objet même du récit » d’autre part1384. Ce sujet, c’est la « nation » ou
plutôt un ensemble de « nations », entendues comme « association, groupe, ensemble
d’individus réunis par un statut »1385 . Avec cette notion, le savoir historique prend une
nouvelle forme. Il est désormais « l’histoire sombre des alliances, des rivalités des groupes,
des intérêts masqués ou trahis »1386. Le rôle de l’histoire n’est plus de renforcer le pouvoir par
son caractère rituel. L’histoire est maintenant devenue un instrument de lutte dans la réaction
nobiliaire contre le pouvoir royal s’appuyant sur la connaissance de l’État. Or il ne s’agit pas
pour Foucault de montrer de quelle manière la noblesse a présenté ses revendications au
travers du discours historique, mais de savoir comment cet instrument peut être utilisé par des
groupes politiques variés, la noblesse, la bourgeoisie ou même le pouvoir royal, par exemple,
avec bien des modifications, comme une arme de lutte. L’usage du discours historique n’est
donc pas limité à un groupe social, mais, comme outil, il circule dans la société tout entière.
La tâche de la généalogie est précisément de remarquer la polyvalence stratégique du discours
historique dans laquelle se trouve la pensée foucaldienne elle-même.
Pour bien repérer les enjeux de l’usage de l’histoire, Foucault s’appuie toujours sur le
texte de Boulainvilliers. La noblesse en France à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe
siècle devait lutter sur deux fronts, d’un côté contre la monarchie et d’un autre côté contre le
tiers état. Dans le premier front, il faut faire valoir son propre droit, qui est celui des libertés
fondamentales, et dans le second, il faut se montrer comme les vainqueurs absolus dont le
droit est quasi illimité. L’analyse de Boulainvilliers consiste en trois points. Premièrement, la
Gaule que les Francs ont envahie, n’était pas « la Gaule heureuse et arcadienne », comme le
disait le récit des Troyens, mais « une terre de conquête »1387. Puisque c’est ce territoire
romain que les Francs ont conquis, il est absurde et contradictoire de réclamer le droit
essentiel et fondamental sur la terre gauloise par la continuité historique et juridique avec
l’empire romain. Deuxièmement, les Francs qui sont entrés en Gaule étaient totalement libres,
dans la mesure où cette liberté n’est point « une liberté d’indépendance », mais « une liberté
qui ne peut s’exercer que par la domination », « liberté de la férocité »1388. Dans la société
guerrière des Francs, le roi n’est qu’un chef de guerre, et il n’y avait aucune raison, pour les

1384
Ibid., p. 116.
1385
Ibid., p. 117.
1386
Ibid.
1387
Ibid., p. 128-129.
1388
Ibid., p. 131.
420
Chapitre I, Partie II

Francs, d’accepter qu’un roi devienne l’héritier des empereurs romains. Troisièmement, la
noblesse franque perdait progressivement sa liberté et son pouvoir, au fur et à mesure que le
monarque consolidait son propre pouvoir non pas militaire mais civil. En outre, le pouvoir
royal établit, par l’intermédiaire de la noblesse gauloise, une alliance avec l’Église qui garde
l’héritage de l’empire romain, le droit et la pratique judiciaire romains et, notamment, la
langue latine. Boulainvilliers insiste sur l’importance de ce « système langue-savoir » par
rapport auquel la noblesse franque, qui appartenait à un autre système linguistique, était
totalement hors circuit1389. Les Croisades sont, pour Boulainvilliers, « la manifestation de ce
qui se passait lorsque cette noblesse a été entièrement tournée vers le monde de l’au-delà », et
dépossédé de sa terre et de son droit, par la manipulation par le roi, l’Église et l’aristocratie
gauloise1390. Au travers de ces trois points, l’analyse de Boulainvilliers dénonce toutes les
mystifications de l’histoire que le pouvoir royal a effectuées, et tente de réinsérer la noblesse
dans la trame du savoir, pour qu’elle puisse « redevenir une force », force historico-politique,
et « se poser comme sujet de l’histoire »1391.
L’importance de l’analyse de Boulainvilliers réside, remarque Foucault, dans le
primat général qu’elle accorde à la guerre : la guerre est généralisée chez Boulainvilliers selon
trois manières successives et superposées. Premièrement, par rapport au fondement du droit,
deuxièmement, par rapport à la forme de la bataille, et troisièmement, par rapport à l’invasion
et à la révolte. Première généralisation : la guerre selon Boulainvilliers recouvre totalement le
droit, même le droit naturel qu’elle rend fictif. Ce primat de la guerre s’exprime par trois
preuves : d’abord, sur le mode historique, on ne peut trouver aucun droit naturel dans
l’histoire réelle ; puis, théoriquement, la liberté que le droit naturel suppose fondamental et
universel s’oppose en réalité à l’égalité, en ce sens que la liberté consiste à « pouvoir priver
les autres de la liberté »1392 ; enfin, au niveau à la fois historique et théorique, cette liberté
fictive, abstraite et faible ne peut que disparaître devant la force de la liberté réelle et
historique, qui est le synonyme de l’inégalité. Si bien que « la loi de l’histoire est toujours
plus forte que la loi de la nature », et que le droit naturel n’existe que dans la revendication
des vaincus.
Deuxièmement, la guerre ne s’identifie pas avec une ou des batailles, mais, dans

1389
Ibid., p. 136.
1390
Ibid., p. 137.
1391
Ibid.
1392
Ibid., p. 139.
421
Chapitre I, Partie II

l’organisation générale d’une société, le problème de la guerre se pose toujours en terme


d’organisation militaire, qui se résume en une question : « Qui possède les armes ? » Il s’agit
donc dans l’analyse d’un État de savoir quelle en est l’économie générale des armes, ou des
gens qui sont armés et ceux qui ne le sont pas. La guerre détermine donc l’institution interne
d’une société ou d’un État.
Troisièmement, la guerre permet à Boulainvilliers de savoir « comment (…) les forts
sont devenus faibles, et comment les faibles sont devenus forts ». Notons que la question n’est
pas de savoir qui a été vainqueur et qui a été vaincu, mais de faire apparaître une histoire du
calcul des forces, lequel est omniprésent dans la société. Boulainvilliers fait ainsi « pénétrer le
rapport de guerre dans tout le rapport social » pour « faire apparaître la guerre comme une
sorte d’état permanent entre des groupes, des fronts, des unités tactiques »1393. La guerre est
généralisée dans la société, et est devenue une guerre de tous contre tous qui traverse toute la
société, toutes les relations sociales, non pas abstraites comme chez Hobbes, mais réelles et
multiplies.
Alors que pour les historiens qui racontaient l’histoire à l’intérieur du droit public, la
guerre n’était que le moment de rupture du droit, elle fonctionne chez Boulainvilliers comme
une grille d’intelligibilité qui détermine « le rapport de force qui soutient en permanence un
certain rapport de droit »1394. Cette grille d’intelligibilité établie par Boulainvilliers permettra
de regarder quelques éléments dans l’histoire de la pensée sous un angle différent ou sous un
partage différent de vérité/erreur. Foucault fait quelques remarques à ce sujet. Premièrement,
en faisant intervenir la guerre à l’intérieur de la société, un discours comme celui de
Boulainvilliers peut récupérer l’analyse de Machiavel, en l’introduisant dans la dimension
historique. Si chez Machiavel, le rapport de force était décrit comme « technique politique à
mettre entre les mains du souverain », il est désormais un objet historique que « quelqu’un
d’autre que le souverain (…) comme une nation (…) peut repérer et déterminer à l’intérieur
de son histoire »1395. Le rapport de force devient un objet historico-politique, qui fonctionne
comme une arme non seulement pour le prince, mais pour un groupe, une nation, une minorité,
etc. Chez Machiavel l’histoire était « un lieu d’exemple » pour l’exercice du pouvoir
souverain. Chez Boulainvilliers la substance de l’histoire est précisément le rapport de force

1393
Ibid., p. 144.
1394
Ibid., p. 145.
1395
Ibid.
422
Chapitre I, Partie II

et le jeu de pouvoir1396. Deuxièmement, la guerre est « la matrice de vérité du discours


historique », c’est-à-dire que le discours historique comme discours de vérité ne peut s’établir
qu’à l’intérieur de la guerre et qu’en pensant à cette guerre. Foucault dit ainsi :
« contrairement à ce que la philosophie ou le droit ont voulu faire croire (…), la vérité et le
logos ne commencent pas là où cesse la violence1397. » Troisièmement, on a tenté en vain de
démontrer que c’était la bourgeoisie qui avait inventé l’histoire, en affirmant que la
bourgeoisie du XVIIIe siècle portait les valeurs universelles et rationnelles qui ne
s’accomplissent, ainsi que le dit Hegel, que dans l’histoire. En réalité, c’est la noblesse, classe
en décadence, qui a inventé ce discours historico-politique, car c’est elle qui a pu considérer la
guerre à la fois comme « le point de départ du discours » et « le référentiel, l’objet vers lequel
se tourne ce discours »1398. L’émergence du discours historique n’est donc pas le résultat du
progrès de la raison vers l’universalité. Ce disant, Foucault s’écarte implicitement du modèle
hégélien d’histoire. Enfin, quatrièmement, Foucault ose dire que, si Clausewitz a pu dire que
la guerre c’était la politique continuée par d’autres moyens, c’est parce que, au XVIIIe siècle,
il y a eu ce type de discours selon lequel la politique était la guerre continuée par d’autres
moyens.
Ces remarques nous permettent de repérer combien ce discours historico-politique est
proche de la généalogie foucaldienne. La vérité ne peut se former que dans ces rapports de
force, non pas comme universelle, mais comme partielle et stratégique. La victoire de l’un et
la défaite de l’autre ne signifient aucun progrès de la raison vers une finalité, mais une série
d’affrontements presque aveugles où émergent les vérités, les droits, les formes de pouvoir.
Cette « généalogie » de Boulainvilliers ne cesse de récuser le modèle juridique de la
souveraineté, en insistant sur « le caractère relationnel du pouvoir » dont Foucault lui-même a
réitéré à plusieurs reprises l’importance. Or, analysant les relations entre l’organisation
militaire et la fiscalité, Boulainvilliers n’a jamais introduit de nouveaux objets de savoir. Car
ces relations qu’il a examinées en termes historiques, existaient déjà dans le savoir
administratif, adversaire de la réaction nobiliaire. L’originalité de Boulainvilliers est d’avoir
analysé ces relations dans une autre grille d’intelligibilité que celle de la gestion de l’État.
S’appuyant donc sur le même type de savoir que les intendants, Boulainvilliers a redonné à la
noblesse « une mémoire qu’elle a perdue et un savoir qu’elle a toujours négligé », pour la

1396
Ibid., p. 151.
1397
Ibid., p. 146.
1398
Ibid.
423
Chapitre I, Partie II

restituer comme « force à l’intérieur des forces du champ social »1399. Le discours historique a
donc un objectif stratégique lié au présent. Il est non seulement un analyseur des forces, mais
aussi un modificateur de ces rapports. Foucault le précise : « dire la vérité de l’histoire, c’est
par là même occuper une position stratégique décisive » ; et, par conséquent, « combat
politique et savoir historique sont désormais liés l’un avec l’autre »1400.
Boulainvilliers a ainsi fait de la dualité nationale un principe d’intelligibilité de
l’histoire qui signifie trois choses. Premièrement, il s’agit pour Boulainvilliers de retrouver
« le conflit initial (…) à partir duquel (…) tous les autres affrontements, pouvaient dériver,
soit à titre de conséquence directe, soit par une série de déplacements (…) dans les rapports de
force » : le discours de Boulainvilliers est précisément « une sorte de grande généalogie des
luttes »1401. Deuxièmement, il faut également repérer toutes les modifications de ce rapport de
force que le conflit nucléaire et fondamental a établi. Troisièmement, il est question de déceler
« un bon rapport de force » à partir duquel le droit commun de la nation a été fait, et dont les
modifications soulèvent une série de problèmes de violation, d’abus ou d’usurpation de ce
droit. Ces trois tâches déterminent le fondement du discours historico-politique de
Boulainvilliers.
À propos de ce discours de l’histoire stratégico-politique, Foucault ajoute trois
remarques, l’une sur l’historicisme et l’autre sur la tragédie. D’abord, historicisme : Foucault
se réfère à deux domaines qui sont essentiellement anti-historicistes depuis le XIXe siècle, à
savoir la philosophie ou les sciences humaines1402. Alors, pourquoi, se demande Foucault, la
philosophie ou les sciences humaines se méfient-elles tellement de l’histoire ou de
l’historicisme ? La cible de ces pensées anti-historicistes est précisément l’ « appartenance
incontournable de la guerre à l’histoire et, réciproquement, de l’histoire à la guerre » que
Foucault vient de montrer par l’analyse du discours de Boulainvilliers 1403 . « L’histoire,
continue Foucault, ne rencontre que la guerre, mais cette guerre, l’histoire ne peut jamais la
surplomber entièrement »1404. Il n’y a ni la fin de la guerre ni la paix dans l’histoire. C’est à ce
noyau de l’historicisme que la philosophie et les sciences humaines tentent d’opposer un
moment « platonicien » où le savoir et la vérité n’appartiennent plus à la guerre, mais à

1399
Ibid., p. 152.
1400
Ibid., p. 152-153.
1401
Ibid., p. 170.
1402
À propos du rapport de l’histoire aux sciences humaines, voir Les Mots et les Choses, Chapitre X,
notamment section IV « L’histoire ».
1403
« Il faut défendre la société », p. 154.
1404
Ibid.
424
Chapitre I, Partie II

l’ordre universel de la paix. Si, actuellement, on ne trouve plus ces rapports de guerre dans les
savoirs, et que l’on considère que la vérité est indépendante de ces luttes historico-politiques,
et c’est parce qu’une sorte de « disciplinarisation » des savoirs a été effectué par l’État
moderne, au sein duquel le continuum pouvoir-savoir s’est établi. Désignant ainsi les
adversaires du discours sur la guerre, Foucault affirme qu’il s’agit pour lui-même d’analyser
« ce rapport perpétuel et incontournable entre la guerre racontée par l’histoire et l’histoire
traversée par cette guerre qu’elle raconte »1405. Le discours sur la guerre est par excellence
une forme de pensée généalogique.
À cette disciplinarisation des savoirs, s’ajoute une autre forme d’objection à
l’historicisme de ce discours : le rôle de la tragédie. Non seulement en France, mais aussi en
Angleterre ou dans d’autres pays, la tragédie faisait partie des grands rituels du pouvoir où se
manifeste le droit souverain. Les tragédies historiques de Shakespeare représentent bien cet
aspect cérémonial où il s’agit de la « re-mémorisation des problèmes du droit public »
organisé autour de l’usurpation, de la déchéance ou de l’assassinat1406. C’est également le cas
pour la tragédie française : « la tragédie en France au XVIIe siècle est, dit Foucault, elle aussi,
une sorte de représentation du droit public, une représentation historico-juridique de la
puissance publique1407. » Ce caractère de la tragédie fait contraste avec le lieu où le pouvoir
souverain est rétabli et réaffirmé chaque jour : la cour. À la différence de la requalification
permanente et quotidienne du pouvoir royal, la tragédie le défait d’abord pour le recomposer.
C’est ce rituel littéralement théâtral que la tragédie effectue à chaque représentation. Selon
cette remarque, le rôle du théâtre classique n’est pas d’ordre symbolique, mais politique et,
par conséquent, juridique.
Enfin, le pouvoir royal a aussi aménagé, à la fin du XVIIIe siècle, un établissement
spécifique pour se défendre contre le discours historique sur la guerre, qui est « une sorte de
ministère de l’histoire »1408. Cette administration centrale de l’histoire a un triple objectif :
armer le roi dans cette bataille politique où on l’attaque au nom de l’histoire ; tenter d’établir
« une sorte de paix imposée dans ces luttes historico-politiques » par une recherche des
documents historiques en faveur du pouvoir souverain ; « coder une fois pour toutes ce
discours de l’histoire pour qu’il puisse s’intégrer à la pratique de l’État »1409. Le danger du

1405
Ibid., p. 155.
1406
Ibid.
1407
Ibid., p. 156.
1408
Ibid., p. 119.
1409
Ibid., p. 158.
425
Chapitre I, Partie II

discours historique représente en même temps l’efficacité de l’usage de l’histoire dans les
luttes politiques. Non seulement la noblesse, mais aussi le pouvoir royal et le tiers état
profiteront de cette arme chacun selon son objectif. Ce discours est finalement devenu « une
sorte d’arme discursive utilisable, déployable par tous les adversaires du champ politique »1410.
C’est là que le discours historique en tant que tactique commence à se généraliser et à se
transformer.
Nous n’analyserons pas tout ce processus de généralisation du discours historique,
car, en se diffusant, ce discours perdra la force critique que Boulainvilliers a fait apparaître, et
dans laquelle Foucault trouve la parenté avec sa propre généalogie. La généralisation et la
neutralisation de ce discours pourrait être l’objet d’une autre étude. Toutefois, nous voudrions
évoquer quelques thèmes qui nous permettront d’éclaircir le lien entre cette réflexion sur la
guerre avec la pensée archéologique, qui est reprise dans la généalogie.
Faisant apparaître les fissures internes de la société monarchique, Boulainvilliers a
introduit une figure qui s’oppose totalement à l’homme de nature, « sauvage
juridico-politique » : cette figure historico-politique, c’est le barbare1411. En quoi consiste
cette opposition entre le sauvage et le barbare ? Le sauvage est avant tout l’homme qui est
voué à l’échange, non seulement celui des biens, mais aussi celui des droits. En tant
qu’échangeur des droits, le sauvage fonde la société de la souveraineté. En revanche, le
barbare vient de l’extérieur d’une civilisation pour y apporter la domination, l’occupation du
sol et la rapine. Il n’échange pas, il s’empare et s’approprie. La liberté du barbare ne repose
que sur la domination, sur la suppression de la liberté des autres. C’est ce barbare, envahisseur,
que Boulainvilliers a fait surgir dans le champ historico-politique pour réclamer la liberté et
les droits de la noblesse qui descend de ce barbare. Or cette thèse de l’invasion pose des
problèmes non seulement à la noblesse mais aussi à d’autres couches politiques. Il s’agit de
savoir comment penser le rapport de la barbarie à la constitution légitime de l’État sur ses
propres droits. En d’autres termes, il est question d’appréhender la relation entre ce barbare
mauvais et cruel, et la constitution légitime de l’État. Foucault donne trois modes de filtrage
de ce barbare qui correspondent, chacun, à une position politique. Premièrement, la thèse de
la monarchie, selon laquelle rien ne s’est passé avec la barbarie : « ni invasion ni conquête,
1412
mais immigration et alliance » . La deuxième thèse reste proche de celle de

1410
Ibid., p. 169.
1411
Ibid., p. 173.
1412
Ibid., p. 178.
426
Chapitre I, Partie II

Boulainvilliers : il s’agit de « faire valoir, contre l’absolutisme romain de la monarchie, les


libertés qu’ont apportées avec eux les Francs et les barbares »1413. La troisième thèse consiste
à distinguer deux barbaries : d’une part, la barbarie, négative, des Germains et d’autre part, la
barbarie des Gaulois. Ce faisant, la liberté gauloise est dissociée de la germanité et associée
avec la romanité et l’absolutisme, dans la mesure où ce sont les Romains qui ont laissé aux
Gaulois les libertés originaires. Or la liberté gauloise est un phénomène urbain, en ce sens
qu’elle appartient aux villes. De là se produit la possibilité que la population urbaine lutte ou
se révolte contre le pouvoir royal. Dans cette troisième thèse, l’absolutisme et le libéralisme
se sont liés pour la première fois, et ce nouage va développer la thèse du tiers état.
Malgré les différences évidentes entre elles, ces trois thèses appartiennent à un même
champ historico-politique : elles partagent des objets, des concepts et des problèmes
communs, et on observe différentes manières d’organisation de ces éléments selon la position
politique. Foucault affirme qu’on a là « une trame épistémique très serrée de tous les discours
historiques, quelles que soient finalement les thèses historiques et les objectifs politiques
qu’ils se donnent »1414. C’est à partir de ce champ que les oppositions tactiques deviennent
possibles. Employant le vocabulaire clairement archéologique, Foucault le précise : « la
réversibilité tactique du discours est fonction directe de l’homogénéité des règles de formation
de ce discours »1415. Ce que Foucault tente de repérer est précisément la formation discursive
de ces thèses historico-politiques de la guerre. Alors que Foucault utilise l’adjectif
« épistémique », il rapproche ce champ discursif de la discussion dans L’Archéologie du
savoir, plutôt que de celle des Mots et les Choses, dans la mesure où ce champ ne forme que
le discours historique, à la différence de l’épistémè, qui traversait plusieurs domaines de
savoir. En outre, cette formation discursive est mise en relation avec le champ non-discursif
que Foucault a tenté de décrire jusqu’alors. Il dit : « C’est la régularité du champ
épistémologique (…) qui va le rendre utilisable dans des luttes, qui, elles, sont
extra-discursives 1416 . » Les oppositions discursives se transcrivent ainsi dans des luttes
politiques qui ne se limitent pas à l’incompatibilité théorique. Bien qu’un tel lien entre le
discursif et le non-discursif ait déjà été abordé dans L’Archéologie du savoir, le problème était
centré sur les choix stratégiques qui pouvaient constituer des formations discursives

1413
Ibid., p. 180.
1414
Ibid., p. 185.
1415
Ibid.
1416
Ibid.
427
Chapitre I, Partie II

différentes. Maintenant, c’est à partir du dehors du discours que Foucault se dirige vers le
discursif. C’est précisément la direction générale d’analyse de la généalogie.
Foucault reprend une autre question archéologique à propos de ce discours. Au
moment de la Révolution, ce discours-tactique se développe dans trois directions :
premièrement, celle, centrée sur les nationalités, « qui va se trouver essentiellement en
continuité, d’une part, avec les phénomènes de la langue, et par conséquent avec la
philologie » ; deuxièmement, celle qui se fonde « sur les classes sociales, avec comme
phénomène central la domination économique », et avec l’économie politique ; troisièmement,
celle qui s’oriente vers « la race, avec, comme phénomène central, les spécifications et
sélections biologiques » et avec « la problématique biologique »1417. L’histoire comme arme
de lutte se répartit ainsi dans ces trois domaines empiriques, à partir desquels les sciences
humaines vont se former par l’intermédiaire de l’analytique de la finitude. Parler, travailler,
vivre sont maintenant situés dans les luttes historico-politiques, où il s’agit de la langue
nationale, de la classe qui est économiquement exploité au cours de l’histoire, ou de la race
qui est biologiquement soit supérieure soit inférieure par rapport aux autres. La thèse que
Foucault a développée dans Les Mots et les Choses est reprise sous un autre angle : le langage,
le travail et la vie ne sont pas seulement les objets des sciences empiriques que sont la
philologie, l’économie politique et la biologie, mais des champs de bataille
politico-historiques où se déroulent les luttes discursives ainsi que non-discursives. Si les
transformations étaient absentes de l’analyse archéologique des épistémès, elles sont
introduites à l’intérieur du champ épistémique par l’intermédiaire du discours sur la guerre, à
partir duquel les affrontements peuvent être liés à certaines formes de savoir.
Si ce discours historico-politique a finalement perdu la force critique qui faisait sans
cesse surgir les relations de guerre à l’intérieur de la société, c’est que l’on a réduit, à partir de
la Révolution, ce grand péril du discours historique. Il ne s’agit pas de l’apaisement final de
ce discours périlleux, mais d’une sorte de réconciliation introduite par ses éléments
constituants. Or Foucault souligne que ce processus n’est pas dû à l’effet d’ « une philosophie
dialectique de l’histoire », sans doute celle de Hegel, mais qu’il y a « une auto-dialectisation
du discours historique » correspondant à son embourgeoisement1418. C’est à l’intérieur même
de ce discours que s’est modifiée sa configuration fondamentale, notamment sur deux points.
D’une part, l’histoire n’a plus un rôle constitutif ou destructif de la société, mais celui de

1417
Ibid., p. 170.
1418
Ibid., p. 194.
428
Chapitre I, Partie II

protecteur et conservateur. L’histoire ne met plus en question la validité de ses droits, mais fait
apparaître « une guerre interne comme défense de la société contre les dangers qui naissent
dans son propre corps »1419. L’historique obéit désormais au biologique et au médical. De là
naîtra le racisme biologique. D’autre part, dans l’ordre politique, la notion de « nation » s’est
réélaborée : alors que l’aristocratie s’est appuyée sur cette notion pour faire surgir la dualité
dans l’État, il s’agit maintenant d’en faire un principe d’unité et d’universalité de l’État. C’est
autour de l’analyse du fameux texte de Sieyès que Foucault repère cette transformation
politique. « Le Tiers-État est une nation complète », cette formulation centrale de Sieyès
précise la chose suivante : alors qu’il manque au tiers d’État les conditions formelles de la
nation, à savoir les lois communes et la législature, ce groupe d’individus remplit déjà
parfaitement les conditions effectives de la nation, en assumant les différents travaux tels que
l’agriculture, le commerce, l’artisanat, les arts libéraux, etc. De sorte que, si le royaume de
France peut se constituer comme une nation, son noyau historique ne peut se trouver que dans
le tiers état.
C’est cette formulation qui est la matrice d’un nouveau type de discours politique qui
présente deux caractères. Premièrement, « un certain rapport nouveau de la particularité à
l’universalité, un certain rapport qui est exactement l’inverse de celui qui avait caractérisé le
discours de la réaction nobiliaire » : alors que la noblesse a tenté de tirer de l’unité
monarchique son droit singulier, le tiers état qui n’est qu’une nation parmi d’autres, se veut la
nation, qui est capable de « porter la fonction totalisatrice de l’État » et l’ « universalité
étatique »1420. La nation qu’est le tiers état pourra donc représenter l’État de manière totale et
universelle. Deuxièmement, l’axe temporel de la revendication s’inverse : la revendication ne
se fonde plus sur un droit passé, établi soit par une victoire soit par une invasion, mais sur
« une virtualité, sur un avenir, un avenir qui est imminent, qui est déjà présent dans le
présent »1421. Comme le tiers état n’avait rien à réclamer du passé, son droit ne repose que sur
le présent ou le futur.
Le discours historique, qui naît de cette matrice, n’est donc plus anti-étatique. Il n’est
plus question d’introduire à l’intérieur de l’État des fissures par le discours historique, mais de
« faire l’histoire des rapports qui se trament indéfiniment entre la nation et l’État, entre les

1419
Ibid.
1420
Ibid., p. 199.
1421
Ibid.
429
Chapitre I, Partie II

virtualités étatiques de la nation et la totalité effective de l’État »1422. Cette histoire de la


nation et de l’État n’est plus polarisée vers le passé d’où la noblesse a puisé le fondement de
ses exigences, mais vers le présent et vers l’État : on écrira « une histoire qui culmine vers
cette imminence de l’État, de la figure totale, complète et pleine de l’État dans le présent »1423.
Le présent apparaît ainsi non pas comme « le moment de l’oubli » de la guerre passée, mais
comme « le moment où va éclater la vérité, celui où l’obscur, ou le virtuel, va se révéler en
plein jour », ou comme « révélateur et analyseur du passé »1424. La lutte armée n’est pour ce
type d’histoire du présent que la chose passée, et elle est remplacée par une autre lutte vers
l’universalité de l’État dans l’ordre purement civil, qui se déroule « à travers et en direction de
l’économie, des institutions, de la production, de l’administration »1425. La guerre a perdu sa
fonction comme grille d’intelligibilité de l’histoire, et n’est plus qu’un épisode dans l’histoire
vers l’universalité de l’État. Le rapport fondamental entre des groupes d’individus ou entre
des nations, ce n’est plus la guerre. Désormais, c’est l’État. Foucault remarque encore une fois
que l’apparition du problème de l’État dans le discours historique s’est faite indépendamment
de toute philosophie dialectique de l’histoire. Ou bien plutôt que c’est dans la question de
l’histoire que la dialectique est née. Penser ce problème de l’État de ce point de vue implique
donc penser l’État de manière non-hégélienne. En décrivant la réduction décisive de la portée
du discours sur la guerre et l’apparition du discours universel de l’État, Foucault refuse
d’interpréter ce second phénomène comme un effet de la philosophie hégélienne. Il n’est sans
doute pas étonnant que Foucault analyse ce problème de l’État dans les années suivantes, tout
en mettant en question l’unité quasi universelle de cet État au travers des pratiques
gouvernementales. Nous reviendrons sur cette question dans le quatrième chapitre, pour faire
apparaître la continuité entre l’analyse du discours historique de l’État et celle de la
gouvernementalité.
L’histoire du discours sur la guerre finit ainsi par la disparition de la guerre dans le
champ historique à la fin du XVIIIe siècle. Si la guerre ne fonctionne plus comme principe
d’intelligibilité de l’histoire, c’est précisément qu’elle a été privée de sa force critique dans un
type d’analyse centré sur le présent et l’universalité de l’État. Dans « Il faut défendre la
société », Foucault a fait l’histoire de ce discours qui s’est sans cesse opposé à la théorie

1422
Ibid., p. 201.
1423
Ibid.
1424
Ibid., p. 203-204.
1425
Ibid., p. 201.
430
Chapitre I, Partie II

juridique de la souveraineté, et qui a été voilé par un autre type de discours apparu dans le
domaine historico-politique que ce discours sur la guerre avait instauré. La généalogie
foucaldienne est une tentative de ressusciter ce type de discours sur la guerre, comme une
pensée historique qui a réfléchi sur les relations de pouvoir et la théorie de la souveraineté,
ainsi que Foucault lui-même l’a fait à plusieurs reprises. En ce sens, un des objectifs de
Foucault est d’établir une parenté entre ce discours sur la guerre et sa pensée généalogique,
parenté qui lui permet de situer sa pensée dans une autre histoire des réflexions sur le pouvoir,
autre que la tradition nietzschéenne, qui a été ensevelie et oubliée dans le processus de
disciplinarisation des savoirs. La généalogie foucaldienne, s’appuyant sur les affrontements et
la critique de toute forme de finalité, de totalité et d’universalité se trouve dans une longue
histoire sous-jacente qui existait dans la société occidentale. Mettre en lumière ces savoirs
cachés, ce n’est donc pas seulement les vénérer comme monuments, au sens nietzschéen, mais
en faire usage pour sa propre pensée ainsi que pour ses luttes actuelles contre le pouvoir. C’est
cette dimension pratique et politique que nous voudrions discuter dans le prochain chapitre
pour savoir comment le problème de l’histoire y apparaît.

Nous avons examiné dans ce chapitre la formation de la généalogie en organisant


notre analyse selon quatre moments : premièrement, l’apparition du concept de généalogie,
qui n’était pas encore proprement « généalogique », dans la récapitulation et la reprise de la
méthode archéologique ; deuxièmement, la formulation de la généalogie dans l’ordre
philosophique au travers de la réflexion sur la pensée nietzschéenne ; troisièmement,
l’application de cette généalogie à des contenus historiques, où le schéma d’affrontements
était souvent employé pour expliquer l’apparition des nouvelles formes de savoir et de
pouvoir ; enfin, quatrièmement, la reprise de la généalogie dans un courant du discours
historique, qui, indépendant de la généalogie nietzschéenne, développe une pensée
historico-politique mettant en doute la naturalité du droit et du pouvoir souverain.
Dans ces quatre moments, les efforts pour penser contre Hegel selon les deux
directions (la critique de la dialectique et la dissolution des objets naturels) se sont déroulés
dans des domaines d’analyse soit théorique soit historique. Nous voudrions particulièrement
souligner le fait que ces déprises de la pensée hégélienne n’ont été possibles que lorsque
Foucault a mis en place la méthode généalogique, analyse de la provenance et de l’émergence,

431
Chapitre I, Partie II

dans les contextes précis de l’histoire de l’enquête médiévale, de la psychiatrie moderne ou


des luttes nobiliaires contre le pouvoir royal. Les affrontements que Foucault n’a cessé de
faire apparaître dans son analyse n’ont leur lieu de naissance que dans ces divers processus
historiques, où il n’était jamais question de la totalité ou de l’universalité qui pourraient se
réaliser au travers des jeux de contradictions. La généalogie a toujours défait la naturalité des
choses, des vérités, des institutions ou des formes de pouvoir, pour y déceler des
affrontements permanents, changeants et souvent irrationnels entre des forces différentes.
Dans la mesure où ces luttes ne sont pas fictives, comme chez Hobbes, mais réelles et
historiquement repérables et descriptibles, la généalogie foucaldienne est une méthode pour
faire l’histoire, qui n’est pas forcément identique, comme nous le verrons, avec celle des
historiens. Elle est également une pensée s’appuyant sur la guerre comprise comme une série
de conflits qui n’ont pas toujours une fin précise et cohérente. Si l’archéologie a tenté de
trouver des règles par lesquelles un discours peut se constituer et se transformer, la généalogie
a pour but de montrer comment cette unité non pas universelle mais historique de ces
formations discursives se constitue sur ce faisceau de relations belliqueuses, mobiles,
précaires et dispersées.
Cette généalogie des luttes permanentes change également le statut des problèmes
sur lesquels Foucault est fréquemment revenu dans la période archéologique : ceux de la
déraison, du dehors ou de l’Autre. Dans la période généalogique, ces éléments qui se
trouvaient à l’extérieur de la raison, sont replacés dans les affrontements réels, ainsi que le
représente bien l’opposition entre le psychiatre et le fou. Si le dehors de la raison menaçait les
connaissances rationnelles par l’altérité absolue, ce danger de la déraison se situe maintenant
dans le plan historique où la raison ou une forme de connaissance rationnelle tente de
maîtriser ce qui ne lui obéit pas. L’opposition raison/déraison ne se déroule plus entre
l’historique et l’originel, mais dans les luttes partielles, sporadiques et non totalisables entre
les forces de la raison et la résistance du « dehors » historiquement localisable de la raison. Or
il est évident que cette histoire généalogique ne peut décrire une fois pour toutes les tentatives
de la raison pour dominer son dehors et la résistance de la non-raison à ces efforts de
saisissement. De là surgit toujours le reste de l’analyse historique, et c’est pour ce reste que la
généalogie doit être reprise en s’appuyant sur des objets différents. En outre, il y a un autre
type de reste dans l’histoire généalogique : c’est le rapport de cette histoire au présent. Dans
la période archéologique, nous l’avons vu dans le chapitre II de la première partie, la
littérature, se situant dans son propre espace qui surplombe l’histoire, jouait le rôle de mise en

432
Chapitre I, Partie II

question de l’unité et de la totalité de la raison. Il s’agit de savoir si, et sous quelle forme,
cette fonction critique qu’assurait la littérature existe dans la généalogie. Ce n’est plus par la
littérature, mais par le savoir historique que Foucault tente de défaire la totalité de la raison,
tout en introduisant dans sa pensée historique une dimension politique et pratique, comme l’a
fait Boulainvilliers au XVIIIe siècle. C’est cet usage de l’histoire dans et pour le présent que
nous voudrions examiner dans le prochain chapitre.

433
CHAPITRE II POUVOIR, LUTTES, PRÉSENT

Dans le chapitre précédent, nous avons constaté que Foucault a sans cesse fait
apparaître dans les versions différentes de l’histoire généalogique un ensemble de luttes
disparates qui ne peuvent jamais être réduites à une totalité ou à une finalité. C’est à partir de
la multiplicité non-dialectique de ces affrontements que l’émergence et la formation des
choses deviennent compréhensibles et descriptibles. Cette grille d’intelligibilité ne vise point
à substituer à la dispersion des luttes une origine dont découlent toutes ces oppositions. La
généalogie tente de rester à ce niveau du multiple où se déroulent des jeux instables et infinis
de forces. Le pouvoir est un résultat provisoire de ces luttes, et, en ce sens, il n’est toujours
que relationnel. Il n’y a pas le pouvoir, mais des relations de pouvoir. Or, comme l’analyse de
Foucault porte sur une forme spécifique de pouvoir qui fonctionne dans la société actuelle, il
faudra se demander quel lien existe entre sa réflexion sur le pouvoir et ce présent où nous
vivons. Dans la seconde moitié des années soixante, Foucault a déjà caractérisé sa pensée
comme « diagnostic du présent ». Il est certain que cette activité de diagnostic demeure
toujours au centre de sa pensée. Mais sa position à l’intérieur de cette pensée se trouve
modifiée, dans le passage de l’archéologie à la généalogie, passage où se forme et se
développe le problème du pouvoir. Apparaît dans ce déplacement majeur une nouvelle tâche
de diagnostic, qui serait le diagnostic des relations de pouvoir1426. Nous voudrions analyser
dans ce chapitre quel est le rapport entre le présent et l’histoire foucaldienne du pouvoir, en
repérant les effets critiques que ce lien produit pour une déprise de la philosophie hégélienne.
Il s’agira de savoir quel usage de l’histoire est possible pour penser le présent et les relations
de pouvoir où nous sommes pris. L’histoire a en ce sens une portée stratégique pour penser le
mécanisme du pouvoir, et fonctionne comme une arme pour des luttes possibles contre les
relations de pouvoir disciplinaire ou normalisateur.
De ce point de vue, il est certainement important de réfléchir sur le rapport entre la
pensée de Foucault et ses engagements politiques parallèles à sa réflexion sur le pouvoir. La
pensée foucaldienne des années soixante-dix ne peut être bien comprise que si l’on tient

1426
Nous pouvons constater ce lien entre le diagnostic du présent et le pouvoir dans ce passage : « (…)
nous sommes traversés par des processus, des mouvements, des forces ; ces processus et ces forces, nous ne
les connaissons pas, et le rôle du philosophe, c’est d’être sans doute le diagnosticien de ces forces, de
diagnostiquer l’actualité. » (« La scène de la philosophie », DE II, no 234, 1978, p. 573.)
Chapitre II, Partie II

compte de ce lien singulier entre le théorique et le politique. Il ne s’agit toutefois pas de


déterminer entre ces deux niveaux des rapports d’antériorité ou de causalité, mais de
considérer la pensée philosophique comme ce qui ne se forme que dans ce lien
théorico-pratique, ou ce continuum « pratique théorique »1427. Nous tenterons d’appréhender
dans ce chapitre la pensée foucaldienne comme pratique théorique, tout en montrant quels
déplacements de pensée se produisent dans cette réflexion historique pour les pratiques
actuelles. Deux domaines devront donc être examinés : le théorique et le pratique. Mais,
comme la distinction entre théorie et pratique est non seulement difficile mais erronée, notre
analyse s’organisera plutôt selon deux directions inverses qui se compléteront l’une l’autre :
d’une part, celle du théorique au pratique, et d’autre part celle du pratique au théorique. Le
théorique se dirige sans cesse vers le pratique et vice versa. Ce sont les mouvements
perpendiculaires entre ces deux pôles que nous aurons à décrire. L’analyse portera d’abord sur
les problèmes théoriques en partant de celui des luttes et des affrontements que nous avons
examiné dans le chapitre précédent pour savoir comment apparaissent les thèmes de la
résistance et des luttes contre les relations actuelles de pouvoir dans la réflexion sur le pouvoir.
Nous passerons ensuite au domaine du pratique où il s’agit d’appréhender dans quelle mesure
les activités politiques de Foucault contribuent à constituer une pensée pratique théorique. Ces
deux directions d’analyse nous permettront de saisir le diagnostic « généalogique » du présent,
qui sous-tend l’usage du discours historique dans la réflexion sur l’actualité et les
engagements politiques.
Mais il faut noter que l’histoire n’est pas une arme toute-puissante, dans la mesure où
elle est une connaissance limitée qui ne peut être applicable à n’importe quelle situation. C’est
à cause de cette régionalité que la pensée historique doit sans cesse être reprise, et que
l’existence du reste est inévitable. Nous avons montré que, dans la période archéologique, ce
reste a surgi notamment dans deux figures qui se trouvent à la limite de l’histoire : la folie et
la mort. Comme leur être et leur sens n’ont pas été pleinement saisis à l’intérieur de l’histoire,
la pensée archéologique devait se référer à un niveau extra-historique qui est sans relâche
revenu menacer la structure historique de la raison. Pour penser ce reste de l’histoire, Foucault
a fait usage de la littérature, qui représentait pour lui une « pensée du dehors ». La littérature
était, nous l’avons vu, ce qui a permis à Foucault de compléter sa description historique, tout

1427
Nous renvoyons cette expression, philosophie comme pratique théorique, à la réflexion de Guillaume
Le Blanc dans La pensée Foucault, Paris, Ellipses, 2004, notamment le chapitre I « Le primat de la
pratique : une idée de la philosophie ».
435
Chapitre II, Partie II

en mettant la totalité hégélienne du processus historique en question. La littérature pensait


donc le reste de l’histoire foucaldienne, et fonctionnait comme une arme contre la philosophie
hégélienne.
Ce rapport d’extériorité et de complémentarité entre la littérature et l’histoire ne
demeure pourtant pas identique dans la période généalogique. Comme c’est le cas pour les
autres formes de discours, la littérature n’échappe pas aux relations de pouvoir dans lesquelles
les discours s’organisent et se transforment. Il n’y a pas le dehors du pouvoir, et, par
conséquent, la pensée du dehors s’appuyant sur le langage littéraire n’est plus possible.
Foucault tente, nous le verrons ci-dessous, de considérer la littérature comme un ensemble
d’effets du pouvoir. Ce changement de position de la littérature marque, de façon transversale,
le passage de l’archéologie à la généalogie. Alors que la littérature produisait des effets
critiques contre la totalité dialectique dans la période archéologique, c’est désormais l’histoire
qui assure cette fonction. Certes l’usage de l’histoire pour penser le présent existait dans la
période archéologique, mais, du moment où la transgression des limites par la littérature ne se
trouve plus hors du pouvoir, l’histoire doit également parcourir le domaine de pensée que la
réflexion sur la littérature recouvrait.
De là surgit la position double de l’histoire : d’une part, en tant qu’arme théorique,
elle a une valeur stratégique pour les luttes actuelles ; d’autre part, l’histoire ou l’écriture de
l’histoire se rapprochent de manière inattendue des textes littéraires. Dans le premier aspect,
l’histoire devient un instrument qui permet de penser ce qu’est le présent à partir de son passé.
Dans le second aspect, il s’agit des documents historiques dans lesquels Foucault trouve une
beauté presque intangible dans la mesure où toute tentative de les interpréter ne revient qu’à
les jeter dans des relations violentes de pouvoir. La beauté des documents et l’écriture de
l’histoire s’opposent ainsi l’une à l’autre. Si, dans la période archéologique, la littérature et
l’histoire étaient deux manières complémentaires de pensée, les documents et le récit
historique de Foucault semble être dans une tension, plutôt que dans un rapport de
complémentarité, qui ne se résoudrait pas en termes dialectiques. Nous voudrions dans ce
chapitre montrer quelle est cette tension et où elle se situe dans la pensée foucaldienne de
cette époque, en y jouant le rôle positif. Par cette tension, Foucault envisage les limites du
récit historique qui est à la fois un effet de pouvoir et une arme contre le pouvoir.
Notre analyse de l’usage foucaldien de l’histoire montrera également jusqu’à quel
point cet usage est étranger à la totalité, à l’universalité, hégélienne. Nous avons constaté dans
le chapitre précédent comment la déprise de la philosophie totalisatrice et dialectique s’est

436
Chapitre II, Partie II

effectuée dans la formation de la généalogie. Ici, il s’agit de savoir comment cette déprise
apparaît non seulement dans l’ordre théorique, mais aussi dans le domaine des pratiques
politiques, qui ne visent jamais une finalité précise, mais qui se veulent multiples et locales.
L’histoire foucaldienne fonctionne dans les pratiques politiques comme ce qui défait la totalité
ou la finalité de l’histoire de type révolutionnaire. Nous remarquerons à plusieurs reprises
dans quelle mesure la pensée pratique théorique de Foucault est anti-révolutionnaire,
c’est-à-dire anti-téléologique.
L’analyse de la pensée foucaldienne comme pratique théorique que nous tenterons
dans ce chapitre mettra en lumière la possibilité de l’usage de l’histoire par rapport au présent
que Foucault a cherché au travers des luttes diverses contre le pouvoir moderne. En
examinant ces luttes, nous voudrions trouver une série d’essais de pensée et de pratique qui
sont sans cesse relancés dans le rapport entre l’histoire et le présent.

1. Généalogie des luttes

Au début de « Il faut défendre la société », Foucault remarque deux phénomènes


importants qui se sont produits depuis quinze ou vingt ans : l’efficacité des critiques locales et
dispersés telles que l’antipsychiatrie d’une part, et ce que Foucault appelle « insurrection
des « savoirs assujettis » » d’autre part1428. Nous analysons ce second phénomène qui mettra
en lumière un nouvel aspect de la généalogie et une articulation inédite entre l’archéologie et
la généalogie. Foucault entend par « savoirs assujettis » deux choses. Premièrement, ce sont
« des contenus historiques qui ont été ensevelis, masqués dans des cohérences fonctionnelles
ou dans des systématisations formelles »1429. Mettre en lumière ces savoirs permet de faire
une critique effective de l’asile ou de la prison, dans la mesure où ils assurent en réalité le
fonctionnement normalisateur ou disciplinaire du pouvoir. Au moyen de ces savoirs masqués,
le pouvoir peut avoir prises sur les corps individuels, et s’exercer au nom des vérités. Dans ce
continuum savoir-pouvoir, les savoirs, « assujettis » au système de pouvoir, se présentent,
détachés de leur historicité, comme universels. La critique de ces savoirs assujettis a donc
pour but de dévoiler les relations constituées par savoir-pouvoir qui fonctionnent en dessous
des institutions psychiatriques, pénitentiaires, médicales ou juridiques ou « en dessous du

1428
« Il faut défendre la société », p. 7.
1429
Ibid., p. 8.
437
Chapitre II, Partie II

dicible » en faisant apparaître les affrontements et les luttes au travers desquels les relations
de pouvoir se forment et se cachent dans l’histoire1430. C’est précisément ce que Foucault a
entrepris depuis le début des années soixante-dix, et que nous avons examiné dans le chapitre
précédent.
Si ce premier sens désigne l’objet de la généalogie en tant que méthode de
description historique, le second signifie tout autre chose : il s’agit d’ « une série de savoirs
qui se trouvaient disqualifiés comme savoirs non conceptuels, comme savoirs insuffisamment
élaborés »1431. Il n’est pas question des savoirs qui s’intègrent dans l’exercice du pouvoir pour
le renforcer, mais des savoirs disqualifiés, oubliés et exclus de la hiérarchie que construit le
savoir-pouvoir 1432 . L’insurrection des savoirs assujettis fait, en ce sens, réapparaître ces
« savoirs locaux des gens » qui fonctionneraient comme critique des savoirs hiérarchisés1433.
Il y a donc une distinction entre savoirs, d’un côté, ceux qui sont intégrés, utilisés et
développés dans les relations de pouvoir, et d’autre côté, ceux qui sont exclus, interdits et
oubliés. La généalogie en tant qu’histoire des technologies du pouvoir ne prend comme objet
que le premier groupe dont l’histoire vaut une critique généalogique du pouvoir. En revanche,
le second se trouve, sinon hors du pouvoir tout au moins à la marge, et ne peut être analysé
dans l’histoire des technologies du pouvoir. Ces « savoirs des gens » n’avaient pas leur place
dans l’analyse historique du pouvoir. Il faut un élément qui permette de les articuler au
premier groupe des savoirs que Foucault a déjà analysés. C’est la notion centrale de la
généalogie qui joue le rôle médiateur : la lutte ou l’affrontement. Alors que, dans l’analyse du
premier type de savoirs, l’objectif est de trouver des relations de pouvoir et de savoir qui ne se
comprennent qu’en termes de luttes, il s’agit également pour la seconde forme de savoirs de
faire surgir des traces de lutte ou d’affrontement qui ont aboutit à leur exclusion. Dans ces
deux groupes de savoirs, c’est du « savoir historique des luttes » qui est toujours en
question1434.
À l’analyse historique des savoirs hiérarchisés et articulés au pouvoir, s’ajoute ainsi
un autre domaine d’objets qui sont des savoirs disqualifiés. Parcourant le champ historique,

1430
« Un problème m’intéresse depuis longtemps, c’est celui du système pénal », DE I, no 95, 1971,
p. 1076.
1431
« Il faut défendre la société », p. 9.
1432
Les exemples de ces savoirs que donne Foucault sont les suivants : « celui du psychiatrisé, celui du
malade, celui de l’infirmier, celui du médecin, mais parallèle et marginal par rapport au savoir médical, le
savoir du délinquant, etc. » (Ibid.)
1433
Ibid.
1434
Ibid.
438
Chapitre II, Partie II

ces deux tâches formeront un savoir des luttes. Foucault les appelle « généalogies », dans la
mesure où le couplage de ces deux formes de savoirs rend possibles d’une part « la
constitution d’un savoir historique des luttes » et, d’autre part, « l’utilisation de ce savoir dans
les tactiques actuelles »1435. Là apparaît l’idée d’usage de l’histoire dans les luttes contre le
pouvoir. Si l’insurrection des savoirs assujettis en deux sens est nécessaire, c’est pour faire
fonctionner dans les situations actuelles le savoir des luttes que seules les enquêtes historiques
peuvent construire, en déjouant l’universalité et la scientificité des savoirs ensevelis dans les
relations de pouvoir. Il ne s’agit pas, dans cette insurrection, de la critique des méthodes, des
contenus ou des concepts d’une science, mais d’une déprise des « effets de pouvoir
centralisateurs qui sont liés à l’institution et au fonctionnement d’un discours scientifique
organisé à l’intérieur d’une société comme la nôtre »1436. Dans la mesure où cette tentative de
déprise ne peut se faire une fois pour toutes, elle doit être répétée ou relancée, en prenant
comme objet des domaines de savoir différents. Par conséquent, l’insurrection des savoirs
assujettis ne peut être plurielle et locale. Il s’agit là des généalogies de ces savoirs. Foucault
définit ainsi la généalogie non seulement comme une histoire du pouvoir qui se fonde sur les
savoirs, mais aussi comme une histoire des luttes que déploient les savoirs non inscrits dans
les relations de pouvoir. Le rapport entre l’archéologie et la généalogie est également changé
par cet élargissement de la généalogie : l’archéologie est « la méthode propre à l’analyse des
discursivités locales », et la généalogie est « la tactique qui fait jouer, à partir de ces
discursivités locales ainsi décrites, les savoirs désassujettis qui s’en dégagent »1437. Dans cette
définition, l’aspect méthodologique de la généalogie est totalement passé à l’arrière plan.
Alors que l’archéologie discerne et décrit les règles selon lesquelles se forme et se transforme
un discours, la généalogie fait surgir, dans ce discours, les luttes et les affrontements qui
mettraient en question les relations actuelles de pouvoir. Or il ne faut pas penser que cette
généalogie comme tactique remplace et efface la généalogie comme méthode. Le fait que
cette distinction apparaisse dans « Il faut défendre la société » prouve simplement que la
description historique selon le modèle de guerre demeure toujours centrale dans la pensée
foucaldienne. Cette généalogie comme tactique ou comme arme pour les luttes actuelles est
sans doute un usage possible de l’histoire foucaldienne, et, par conséquent, nous pouvons voir
se former là une autre généalogie qui se lie plus étroitement au présent et aux relations

1435
Ibid., p. 10.
1436
Ibid.
1437
Ibid., p. 11-12.
439
Chapitre II, Partie II

actuelles de pouvoir. Nous voudrions maintenant examiner comment cette « insurrection des
savoirs disqualifiés » peut s’articuler à la recherche historique et changer la fonction de cette
dernière.
La généalogie comme tactique pose le problème suivant : comment faire usage du
savoir historique des luttes ? Le discours historique de Boulainvilliers est en ce sens un savoir
disqualifié et oublié, et sa réapparition dans le champ d’analyse a une fonction critique par
rapport à la théorie de la souveraineté. La contre-histoire de Boulainvilliers est un des
discours perdus « qui se trouvent maintenant, pour un temps peut-être, mais pour longtemps
sans doute, dans l’obscurité et dans le silence »1438. Exhumer ce type de discours est un
exemple de l’insurrection des savoirs assujettis. Mais la réflexion de Foucault va sans doute
plus loin, quand il dit dans un entretien que mettre en lumière un discours disqualifié, c’est
1439
précisément « écrire l’histoire des vaincus » . Il se demande ensuite s’il y a une langue des
vaincus. Mais, par définition, une telle langue ne peut exister. Le discours de Boulainvilliers
est peut-être exceptionnel dans l’histoire des vaincus entreprise par Foucault. Mais si la
plupart de ces vaincus ont été privés de leur propre langue, comment est-il possible d’écrire
une histoire des vaincus ou des gens ordinaires ? Nous pouvons trouver la réponse de
Foucault à cette question dans une série d’études qu’il a menées sur les lettres de cachet.
Depuis l’Histoire de la folie, l’intérêt de Foucault a toujours porté sur les lettres de
cachet1440. Alors que, dans sa thèse, l’analyse était centrée sur l’enfermement des fous, il
s’agit dans les années soixante-dix d’examiner à partir de ces documents les relations de
pouvoir sous l’Ancien Régime. Une partie du cours de 1973 au Collège de France, Société
punitive, sera ainsi consacrée à l’étude du fonctionnement et de la motivation des lettres de
cachet 1441 . Foucault envisage au milieu des années soixante-dix une publication de ces
documents, qui s’intitulerait La vie des hommes infâmes. Cet ouvrage ne sera publié qu’avec
des modifications considérables du projet, sous le nom du Désordre des Familles en
collaboration avec Arlette Farge. « La vie des hommes infâmes » est donc la préface à ce livre

1438
Ibid., p. 61-62.
1439
« La torture, c’est la raison », DE II, no 215, 1977, p. 390.
1440
Voir par exemple, Histoire de la folie, chapitre III, troisième partie, « Du bon usage de la liberté »,
notamment p. 526, 555-557. Un ouvrage de Mirabeau, Des lettres de cachet, est également cité dans le
chapitre II, troisième partie.
1441
« La société punitive », DE I, no 131, 1973, p. 1324-1338, notamment p. 1333. Nous ne sommes
pourtant pas certain si l’analyse des lettres de cachet a été faite dans le cours, ou ajoutée ultérieurement au
résumé du cours, car, selon la chronologie de Daniel Defert, Foucault reprend l’étude des lettres de cachet
en avril 1973, après la fin du cours de cette année-là (voir, DE I, p. 58). La précision en sera apportée lors
de la publication de ce cours.
440
Chapitre II, Partie II

jamais publié sous sa forme initiale, et contient l’analyse des effets du pouvoir que conservent
les activités autour des lettres de cachet.
La période des lettres de cachet, du milieu du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle, a connu
une modification importante dans la technologie du pouvoir : « la prise du pouvoir sur
l’ordinaire de la vie », assuré jusque-là par la confession chrétienne, s’effectue par
l’agencement administratif qui tente d’enregistrer le moindre détail du quotidien dans les
archives et les dossiers1442. Désormais, ce qui a été dit constitue une masse documentaire qui
s’accumule infiniment. La lettre de cachet caractérise, parmi toutes les autres pratiques
d’enregistrement, cette « nouvelle mise en scène » pour la vie ordinaire1443. Or la lettre de
cachet et l’internement qui la suit ne représentent pas, remarque Foucault, « le despotisme
d’un monarque absolu », car les ordres du roi sont sollicités contre quelqu’un par son
entourage, sa famille ou ses voisins1444. La demande d’internement est venue d’en bas, et
l’intervention du pouvoir politique est non seulement acceptable, mais profondément
souhaitée.
C’est dans ces conditions sociales et politiques que les demandes d’internement
rendent possible la constitution d’un immense discours sur le quotidien, qui suppose et
1445
renforce « l’omniprésence à la fois réelle et virtuelle du monarque » . On doit expliquer
jusqu’au moindre détail sa situation pour convaincre le pouvoir royal que l’internement est le
la seule issue, en employant « un langage décoratif, imprécateur ou suppliant »1446. Il faut
noter que ce sont « des gens de très petite condition, peu ou pas alphabétisés » qui font
souvent ces demandes. Les pratiques de l’internement permettent ainsi, par la constitution de
ce discours, d’inscrire la vie ordinaire de ces gens dans les relations de pouvoir. Ces hommes
infâmes ne peuvent laisser des traces de leur existence que par l’intervention du pouvoir. En
d’autres termes, la vie des gens marginaux n’est pas saisie à son état pur et libre. Pour qu’elle
survive dans les archives, il faut toujours une « lumière qui vient d’ailleurs » qui n’est rien
d’autre que « la rencontre avec le pouvoir »1447. En ce sens, les demandes d’internement se
situent précisément à l’intérieur des relations de pouvoir, en s’exprimant en langue des
vainqueurs. Il est donc impossible de déceler en elles, comme Foucault l’a fait dans les années

1442
« La vie des hommes infâmes », DE II, no 198, 1977, p. 245.
1443
Ibid., p. 246.
1444
Ibid.
1445
Ibid., p. 248.
1446
Ibid., p. 249.
1447
Ibid., p. 240.
441
Chapitre II, Partie II

soixante à propos de la littérature, la « pensée du dehors ». Les relations de pouvoir sont


omniprésentes, et la possibilité de s’en dégager est toujours et déjà exclue1448.
L’appartenance de ce discours aux relations de pouvoir ne signifie cependant pas
qu’il n’est qu’un pur et simple effet du pouvoir. Ce discours des gens marginaux a sa propre
intensité dans les relations de pouvoir. Les existences obscures réduites à quelques pages ou
quelques phrases ne représentent pas fidèlement la réalité dans lesquelles elles se trouvent,
mais jouent un rôle tactique pour faire intervenir au profit de ces petites gens l’énormité du
pouvoir monarchique, tout en employant l’emphase, l’hypocrisie, l’inexactitude ou le
mensonge. Ce discours fonctionne comme arme tactique dans les affaires quotidiennes, et ces
gens bénéficient du pouvoir monarchique, qui enregistrent en retour les détails d’une vie
ordinaire. Ce système de transcription écrite de la vie obscure ne vise donc ni à en constituer
la vérité, ni à en appréhender la réalité. Ces documents sont trop fragmentaires, inexacts et
exagérés pour qu’on en fasse un ensemble d’observations. Foucault ne tente pas de décrire à
partir de ces traces une histoire de la vie ordinaire, mais de faire « une légende des hommes
obscurs », où se produit « une certaine équivoque du fictif et du réel »1449. Cette « légende »
n’est cependant pas identique avec le légendaire au sens ordinaire, qui est « indifférent à
l’existence ou à l’inexistence de celui dont il transmet la gloire »1450. Au contraire, la légende
des hommes obscurs ne raconte que des personnages ayant réellement existé, et si elle se
trouve à la limite du réel et du fictif, c’est que, de leur être, rien ne subsiste sauf quelques
phrases. C’est dans cette rareté que la limite entre réel et fictif s’efface, alors que, dans la
légende ordinaire, c’est la prolixité de ce dont on parle qui rend équivoque cette limite.
L’existence purement verbale de ces hommes se trouve dans les relations de pouvoir au
travers des effets que leur récit fictif y produit. La fiction a pour but stratégique de
transformer la situation déplorable et défavorable par une intervention du pouvoir. La réalité
est changée par les effets que ce récit fictif produit en agissant sur le pouvoir royal.
L’importance de la fiction ne se limite cependant pas à ces demandes d’enfermement.
Cette question concerne aussi les luttes actuelles ainsi que la pensée foucaldienne elle-même.
Dans un entretien contemporain de « La vie des hommes infâmes », Foucault affirme qu’il n’a

1448
De la société moderne, Foucault fait la même remarque : « Rien n’est plus intérieur à notre société,
rien n’est plus intérieur aux effets de son pouvoir que le malheur d’un fou ou la violence d’un criminel.
Autrement dit, on est toujours à l’intérieur. La marge est un mythe. La parole du dehors est un rêve qu’on
ne cesse de reconduire. » (« L’extension sociale de la norme », DE II, no 173, 1976, p. 77.)
1449
« La vie des hommes infâmes », p. 241.
1450
Ibid.
442
Chapitre II, Partie II

« jamais rien écrit que des fictions », en ajoutant que la fiction n’est pas « hors vérité »1451. La
fiction n’est pas une pure et simple chimère, mais, pour Foucault, ce qui se fait à partir de la
réalité pour y produire des effets de vérité. Ce rapport entre fiction, vérité et réalité, nous
pouvons en évoquer quelques exemples : en physique, ainsi que l’a fait Einstein, une
hypothèse qui n’a aucune preuve matérielle et expérimentale peut construire un nouveau
système de lois naturelles selon lequel une série d’observations est effectuée pour vérifier la
validité de cette hypothèse ; ou bien en théâtre, on peut imiter la réalité dans une scène, en
n’utilisant que des éléments minimaux, pour que la pièce représente des aspects vrais de la vie
humaine. La fiction est une reproduction de la réalité dans un milieu artificiel ou imaginaire
où on peut constater certains rapports au vrai. Foucault va cependant plus loin, en appliquant
cette notion au domaine historique : « Il me semble qu’il y a possibilité (…) de faire en sorte
que le discours de vérité suscite, fabrique quelques chose qui n’existe pas encore, donc
« fictionne » »1452. Écrire des fictions dans l’histoire a pour objectif non seulement de dévoiler,
par une hypothèse ou une série d’éléments minimaux, le réel et le vrai, mais aussi de créer ce
qui n’existe encore nulle part. Si bien que le récit fictif d’histoire révèle des effets de vérité
qui fonctionnent dans l’histoire et dans le présent, et produit à partir d’eux une nouvelle
exigence politique et stratégique : « On « fictionne » de l’histoire à partir d’une réalité
politique qui la rend vraie, on « fictionne » une politique qui n’existe pas encore à partir d’une
vérité historique 1453 . » La fiction est donc une manière d’agir sur le présent et de le
transformer. Nous pouvons ainsi comprendre que Foucault a trouvé une certaine parenté entre
sa pensée et les demandes d’enfermement, et que les secondes lui servent de modèle pour
penser la manière de faire jouer la fiction dans les relations de pouvoir.
C’est sans doute cette parenté concernant le rapport fiction/réalité/vérité qui mène
Foucault à publier ces documents sans les soumettre à quelque analyse que ce soit. Dans le
projet de publication que Foucault présente dans « La vie des hommes infâmes » ainsi que
dans Le Désordre des familles, il s’agit de garder, autant que possible la forme et le style de
ces documents pour ne pas amenuiser leur force. Ce projet se démarque clairement de
l’analyse de ces documents que Foucault a effectuée depuis sa thèse. Les analyser, selon
Foucault, c’est les prendre « dans leur sécheresse », en cherchant « quelle avait été leur raison

1451
« Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps », DE II, no 197, 1977, p. 236.
1452
Ibid.
1453
Ibid.
443
Chapitre II, Partie II

d’être, à quelles institutions ou à quelle pratique politique ils se référaient »1454. S’il décide de
les publier, ce n’est pas par intérêt d’historien, mais, par attachement à ces vies infimes : « Le
choix qu’on y trouvera n’a pas eu de règle plus importante que mon goût, mon plaisir, une
émotion, le rire, la surprise, un certain effroi dont j’aurais du mal peut-être à justifier
l’intensité maintenant qu’est passé le premier moment de la découverte »1455. Foucault affirme
aussi que cet ouvrage est « une anthologie d’existence » où sont ramassées « des vies
singulières, devenues, (…) d’étranges poèmes »1456. Certes, en employant le terme « poème »,
Foucault décèle la parenté entre ces documents et les textes littéraires, mais cela ne veut pas
dire qu’il identifie les seconds avec les premiers, qui restent, malgré leur ambiguïté, dans le
domaine du réel 1457 . La littérature n’occupe plus en ce sens la position privilégiée qui
permette de mettre en question de l’extérieur l’histoire de la raison. Ce sur quoi il faut
réfléchir désormais, c’est sur les relations de pouvoir, et cette interrogation n’est possible
qu’au travers des documents dans les archives. Alors que nous reviendrons plus tard sur ce
changement de statut de la littérature, nous voudrions maintenant examiner davantage le
rapport de ces vies poétiques à l’insurrection des savoirs disqualifiés.
Si ce projet de publication des documents sur la lettre de cachet vaut un essai de
l’insurrection des savoirs exclus, c’est précisément que les traces verbales de ces vies y sont
présentées de manière à ce qu’aucune analyse ne détruise leurs propres forces, par lesquelles
ces petites gens s’engageaient dans les relations de pouvoir et tentaient de faire intervenir le
pouvoir royal dans leur vie quotidienne. Chacun de ces « poèmes » prend une place tactique
dans ce réseau du pouvoir, et son efficacité ne peut être mesurée que par sa forme originelle.
Si telle est la position de Foucault, l’analyse des relations de pouvoir ne peut tenir
suffisamment compte de l’intensité de ces documents. Il y a toujours ce qui dépasse l’analyse
ou ce qui y échappe. Pour mettre en lumière ce qui est disqualifié par le pouvoir, il n’y a pas
de meilleur moyen que de les montrer sans les analyser. S’éloignant de toute mise en
intelligibilité possible, Foucault effectue la renaissance et la requalification de ces vies
infâmes.
Nous pouvons en outre trouver d’autres exemples de ce refus de l’analyse dans la
pensée foucaldienne des années soixante-dix, avant et après ce texte « La vie des hommes

1454
« La vie des hommes infâmes »., p. 238.
1455
Ibid., p. 237.
1456
Ibid.
1457
Foucault dit ainsi : « j’avoue que ces « nouvelles », surgissant soudain à travers deux siècles et demi de
silence, ont secoué en moi plus de fibres que ce qu’on appelle d’ordinaire la littérature » (Ibid., p. 238.)
444
Chapitre II, Partie II

infâmes ». Deux ouvrages sont parus sous la forme de publication complète des documents :
le dossier de l’affaire de Pierre Rivière et celui d’Herculine Barbin, hermaphrodite du XIXe
siècle1458. Dans ces deux cas, il s’agit de présenter l’intégralité du dossier. L’analyse se trouve
dans une partie distincte du dossier (Pierre Rivière) ou elle est totalement absente sauf
quelques pages de présentation (Herculine Barbin)1459. Ces deux dossiers appartiennent sans
doute aux savoirs disqualifiés, dans la mesure où ils avaient été plongés dans l’oubli, après
avoir attiré l’attention des spécialistes durant une période très courte. La publication aurait
donc pour but de faire revivre ces savoirs mineurs pour les luttes actuelles. Mais, alors qu’ils
ont de la valeur stratégique, Foucault met davantage l’accent sur un autre aspect de ces
documents, c’est-à-dire leurs effets esthétiques. Les textes consacrés à Moi, Pierre Rivière en
éclairent bien les enjeux.
Avant la publication, le dossier de l’affaire Pierre Rivière a été examiné dans le
séminaire au Collège de France de la fin de 1971 au début de 1973, qui a eu lieu en même
temps que les cours consacrés aux problèmes des institutions pénales. Le cas de Pierre Rivière
semble servir à cette étude d’exemple précis des relations de pouvoir-savoir, dans lesquelles le
mémoire singulier de Rivière et les discours policiers, médicaux ou juridiques, qui l’entourent
se sont formés avant d’être aussitôt oubliés. Ce qui traverse cet ensemble de discours
hétérogènes, c’est « une lutte singulière, un affrontement, un rapport de pouvoir, une bataille
de discours et à travers des discours » ou, plus précisément, l’entrecroisement de « plusieurs
combats », au centre desquels se trouve Pierre Rivière, « avec ses innombrables et complexes
machines de guerre »1460. La publication du dossier complet vise, en restituant ces luttes, à
« retrouver le jeu de ces discours, comme armes, comme instruments d’attaque et de défense
dans des relations de pouvoir et de savoir »1461. L’objectif est nettement généalogique, en ce
sens qu’il s’agit de faire apparaître une série d’affrontements, de relations de pouvoir qui se
jouent à l’intérieur des discours.
Toutefois, dans la présentation de l’ouvrage, Foucault affirme que, s’il a décidé
d’étudier ce dossier, ce n’est pas pour les circonstances locales autour de cette affaire, mais,
simplement, pour « la beauté du mémoire de Rivière », ajoutant que « tout est parti de notre

1458
Herculine Barbin dite Alexina B, présenté par M. Foucault, Paris, Gallimard, 1978.
1459
Foucault ajoutera cependant à l’édition anglaise d’Herculine Barbin une préface courte qui discute le
problème de l’identité sexuelle. « Le vrai sexe », DE II, no 287, 1980, p. 934-942.
1460
Moi, Pierre Rivière, p. 17.
1461
Ibid.
445
Chapitre II, Partie II

stupéfaction »1462. C’est l’affection pour l’aveu de ce parricide qui est au point de départ de ce
projet. Foucault admire ce mémoire comme s’il était une œuvre d’art, qui incite même les
autres gens à en constituer les discours. Tous les discours se dirigent vers ce centre, en
générant sans cesse des conflits entre ce mémoire ou entre eux. Mais l’aveu lui-même reste
intact dans cette production discursive. C’est sans doute de par cette position intangible du
mémoire de Rivière que Foucault a décidé de ne pas l’interpréter, et de « ne lui imposer aucun
commentaire psychiatrique ou psychanalytique » 1463 . Foucault donne trois raisons de ce
choix : d’abord, le discours de Rivière sert de « point zéro » pour « jauger la distance entre les
autres discours et les rapports qui s’établissent entre eux » ; ensuite, il est totalement
impossible d’en parler « sans le reprendre dans l’un de ces discours (médicaux, judiciaires,
psychologiques, criminologiques) » dont l’effet doit être examiné par la généalogie ; enfin,
« une sorte de vénération, et de terreur aussi peut-être pour un texte qui devait emporter avec
lui quatre morts » a empêché de surimposer à ce mémoire une analyse quelle qu’elle soit1464.
Le discours de Rivière est l’infracassable noyau à partir duquel tous ces discours deviennent
possibles. En ce sens, ce discours peut être comparable à un texte littéraire. Sa beauté réside
dans son être ou dans sa structure langagière elle-même, et aucun commentaire ne réussit à en
épuiser le sens, sauf le mémoire lui-même. Plus on tente d’expliquer par ce texte le
personnage de Rivière ou le crime qu’il a commis, plus le meurtrier et son crime échappent à
toute interprétation. Le mémoire réduit le fait brut du parricide à un être purement discursif.
Foucault caractérise ce rapport singulier du crime et du discours : « un crime vraiment
extraordinaire, mais qui a été relancé par un discours tellement plus extraordinaire encore que
le crime finit par ne plus exister »1465. Ou bien il serait tentant de rapprocher ce mémoire de
l’analyse archéologique du langage littéraire que nous avons examinée dans la première partie.
Mais ce type de rapprochement sans doute hâtif risque de gommer la distance entre
l’archéologie et la généalogie, et de construire une unité fictive de la pensée foucaldienne.
Nous voudrions de préférence mettre en lumière la spécificité de cet attachement esthétique
pour le mémoire de Rivière ainsi que pour les demandes d’enfermement à l’intérieur de la
pensée généalogique de Foucault.
Identifier l’usage « archéologique » de la littérature avec l’admiration

1462
Ibid., p. 16.
1463
Ibid., p. 19.
1464
Ibid., p. 20.
1465
« Entretien avec Michel Foucault », DE II, no 180, 1976, p. 99.
446
Chapitre II, Partie II

« généalogique » de ces documents historiques est intenable au moins pour deux raisons.
Premièrement, ces documents ne constituent pas, comme le fait la littérature, un espace de
langage qui existe à la limite de l’histoire : ils se trouvent certes aux confins du réel et du
fictif, mais ce statut équivoque ne leur permet pas d’échapper à l’histoire. Deuxièmement, les
voix de ces gens marginaux ou de ce parricide n’auraient pu laisser leur trace qu’au travers de
la rencontre du pouvoir qui n’a pas été explicitement discuté dans la problématique
archéologique. Il n’y a plus la pensée du dehors que le langage littéraire a rendue possible. La
critique du pouvoir ne peut désormais se faire que dans les affrontements que la généalogie
tente de restituer. La beauté des discours ne se produit qu’à l’intérieur des relations de pouvoir
qui, déterminées de manière historique, s’appuient sur certaines formes de savoir. S’ils ont
une valeur esthétique, c’est dans la mesure où ils ne sont rien d’autres que les luttes qui se
sont déroulées dans les relations de pouvoir et contre leurs adversaires qui étaient le
continuum pouvoir-savoir soit monarchique soit juridico-psychiatrique. La force de ces
discours provient de cette immanence aux relations de pouvoir. Bien que la littérature et les
discours historiques assurent tous les deux la fonction critique à l’égard de la raison ou du
pouvoir, l’insurrection stratégique des savoirs disqualifiés n’occupe pas la même position que
l’usage de la littérature dans la pensée foucaldienne, dont la configuration générale a
totalement changé depuis l’apparition du problème du pouvoir.
Dans cette problématique du pouvoir, la littérature ne se trouve pas non plus à la
limite ou en dehors de l’histoire. Elle s’inscrit également dans les relations de pouvoir.
Foucault affirme ce changement de statut de la littérature à plusieurs reprises. Les références à
Sade et à son œuvre nous serviront d’indice de cette mutation1466. Comme nous l’avons vu,
dans l’archéologie, l’œuvre de Sade occupait une position privilégiée dans la reprise possible
de la notion d’homme, sous la forme du retour du langage dans le champ anthologique. En
revanche, dans « La vie des hommes infâmes », Sade n’est pas du côté des petites gens, mais
représente une « fausse infamie » avec les autres « hommes de la légende glorieuse », tels
Gilles de Rais, Guillery, Cartouche ou Lacenaire1467. Ils manifestent avec intensité l’envers de
la grandeur des hommes. L’œuvre de Sade n’appartient donc pas aux savoirs assujettis. Au
contraire, Foucault affirme dans un entretien de 1975 que c’est cet écrivain qui a formulé
« l’érotisme propre à une société disciplinaire » dont il faut se déprendre, en inventant « un

1466
À propos de la place de Sade dans la pensée foucaldienne, voir : Philippe Sabot, « Foucault, Sade et les
Lumières », Lumières, no 8, 2006, p. 141-155.
1467
« La vie des hommes infâmes », p. 243.
447
Chapitre II, Partie II

érotisme non disciplinaire » 1468 . Sade n’est, pour la pensée généalogique, qu’ « un
disciplinaire, un sergent du sexe, un agent-comptable des culs et de leurs équivalents »1469. On
trouve là un déplacement important : le langage littéraire transgressif qu’est celui de Sade est
maintenant un point d’appui par lequel le pouvoir disciplinaire investit le corps sexuel pour le
discipliner. L’œuvre de Sade fonctionne comme un savoir pris dans les relations de pouvoir et
comme ce qui masque ce mécanisme disciplinaire de pouvoir.
La littérature se trouve ainsi dans le champ historique que constituent les relations de
pouvoir. Foucault tente de la situer dans la société sous l’Ancien Régime, époque de la lettre
de cachet. Dans cette période, la littérature s’est également engagée dans les rapports qui se
jouent entre le discours, le pouvoir, la vérité et la vie quotidienne. C’est à cette époque-là que
s’est produit un changement important, qui est l’apparition de « la fable du quotidien ».
Autrefois, le récit ou la fable racontaient des faits extraordinaires au sens exact du terme :
« Plus le récit sortait de l’ordinaire, plus il avait de force pour envoûter ou persuader1470. » Il
s’agissait de parler l’extraordinaire au sens propre, et que le contenu soit vrai ou faux n’avait
pas d’importance. Il est en revanche question depuis le XVIIe siècle de raconter le moindre
détail de l’ordinaire, « les derniers degrés, les plus ténus, du réel »1471. Toutefois, l’ambiguïté
entre vrai et faux subsiste, même dans cette nouvelle forme de récit, ainsi que nous l’avons vu
ci-dessus, pour que ce discours de l’ordinaire ait une valeur stratégique dans les relations de
pouvoir. Le discours littéraire se forme également dans ce mouvement politique autour de
l’ordinaire. Comme les autres discours sur le quotidien, il a pour but d’ « aller chercher ce qui
est le plus difficile à apercevoir, le plus caché, le plus malaisé à dire » et de « montrer,
finalement le plus interdit et le plus scandaleux »1472. La littérature fait partie de ces discours
sur le quotidien. Elle n’est cependant pas la seule forme de ce mouvement politique. Au
contraire, c’est la mise en discours de l’ordinaire qui donne à ce discours littéraire le lieu de
formation. L’existence de la littérature est donc déterminée par ces conditions historiques.
Mais cela ne veut pas dire que la littérature n’a pas sa propre autonomie. Alors que le
fabuleux balance sur l’équivoque du vrai et du faux, la littérature s’établit dans « une décision
de non-vérité » ou plutôt de non-réalité1473. Certes elle est explicitement fictive, mais son

1468
« Sade, sergent du sexe », DE I, no 164, 1975, p. 1689-1690.
1469
Ibid., p. 1690.
1470
« La vie des hommes infâmes », p. 251.
1471
Ibid., p. 252.
1472
Ibid.
1473
Ibid.
448
Chapitre II, Partie II

discours produit, en pénétrant le moindre détail du quotidien, « des effets de vérité qui sont
reconnaissables comme tels »1474. La littérature aménage un milieu artificiel pour y faire
apparaître le vrai qui permet de saisir le réel dans sa vérité. En ce sens, la littérature est par
excellence une expérience de vérité, expérience qui est d’ordre non seulement subjectif, mais
objectif dans la mesure où celle-ci peut être intégrée dans la constitution d’une vérité du
quotidien. De ce fait que la littérature établit des liens singuliers entre le réel, le fictif et le vrai,
elle occupe une place particulière dans ce mouvement moderne de mise en discours du
quotidien, en cherchant à « se mettre hors la loi ou du moins à prendre sur elle la charge du
scandale, de la transgression ou de la révolte »1475. Cette particularité de la littérature semble
très proche de ce que Foucault lui a attribué dans la période archéologique, mais il souligne
que cette position n’est que « l’effet d’un certain dispositif de pouvoir qui traverse en
Occident l’économie des discours et les stratégies du vrai »1476. L’historicité de la littérature,
que Foucault a rapportée à l’épistémè moderne dans Les Mots et les Choses, est liée à ces
relations de pouvoir. L’être du langage littéraire ne dépasse plus ses limites historiques.
Dans son entretien de 1975, Foucault mentionne sous un autre angle ce réseau des
relations de pouvoir qui traverse le discours littéraire moderne1477. Il s’agit là d’un processus
social et institutionnel par lequel un discours peut appartenir à la littérature. C’est « un jeu de
sélection, de sacralisation, de la valorisation institutionnelle » qui y fonctionne1478. La limite
entre le littéraire et le non-littéraire est déterminée par une série d’opérations précisément
politiques, qui sont étrangères à la structure interne des textes. La littérature se trouve dans le
mécanisme moderne de production et de circulation du discours, que Foucault a défini dans la
leçon inaugurale de 1970. Les relations de pouvoir circonscrivent le domaine propre au
discours littéraire, et de par cette limitation politique, le discours littéraire, à la fois subversif
et institutionnellement bien soutenu (notamment par les universités), n’a pas d’influence
notable sur la société moderne. La littérature est prise dans « un blocage politique très
pesant », du fait que sa production ou sa qualification sont monopolisées par l’institution
universitaire1479. Le domaine littéraire auquel Foucault a attribué un statut privilégié dans
l’archéologie, ne se constitue donc que par une série d’effets de pouvoir.

1474
Ibid.
1475
Ibid., p. 253.
1476
Ibid.
1477
« Se débarrasser de la philosophie » (entretien recueilli en juin 1975), Roger-Pol Droit, Michel
Foucault, entretiens, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 75-88.
1478
Ibid., 81.
1479
Ibid., p. 85.
449
Chapitre II, Partie II

Dans ces conditions, étudier la littérature n’est rien d’autre que mettre en lumière le
jeu de pouvoir qui rend littéraire un discours. Foucault prend deux exemples parmi ses études
passées : celle de Raymond Roussel et celle de Pierre Rivière. Selon Foucault, il existe entre
elles une même interrogation à savoir « quel est ce seuil à partir duquel un discours (que ce
soit celui d’un malade, d’un criminel, etc.) commence à fonctionner dans le champ qualifié de
littérature »1480. Il s’agit de savoir par quel jeu de pouvoir le discours de Roussel ou celui de
Rivière ont ou auraient pu entrer dans le champ littéraire. Cette remarque sur Roussel fait
apparaître une différence claire entre l’archéologie et la généalogie. Alors que, dans la période
archéologique, l’œuvre de cet auteur était considérée comme un être du langage où sa maladie
et sa mort étaient également dissoutes et pulvérisées dans l’espace du langage littéraire de
manière à faire disparaître tous les liens entre mots et choses, elle n’est dans la généalogie
qu’un ensemble de textes que Roussel, malade, a écrits, et qui ne serait jamais qualifié de
littérature que par l’intervention de l’institution littéraire. Roussel est plus un malade mental
qu’un écrivain, de même que Rivière n’est qu’un criminel qui a laissé un texte, texte
susceptible d’être inscrit dans le domaine littéraire. L’œuvre de Roussel appartient totalement
aux relations de pouvoir dans lesquelles la limite entre la littérature et la non-littérature est
tracée.
Foucault s’écarte ainsi clairement de l’usage de la littérature qu’il a fait dans la
période archéologique. Dans ce même entretien, Foucault mentionne trois écrivains
privilégiés dans la période de l’archéologie, à savoir Bataille, Blanchot et Klossowski, qui
étaient pour lui « beaucoup plus que des œuvres littéraires ou des discours intérieurs à la
littérature »1481. Si les textes de ces écrivains étaient importants pour lui, c’est qu’ils sont
« des discours extérieurs à la philosophie », plus que des discours purement littéraires1482. En
ce sens, il s’agit dans ces textes d’une déprise de la philosophie, telle que Nietzsche l’a
effectuée en parcourant l’histoire de la philosophie de Platon à Hegel. Le discours littéraire
n’a sans doute pas perdu sa portée dans la pensée foucaldienne, mais il n’est qu’une manière
possible de sortir de la philosophie, sur laquelle Foucault ne reviendra plus. L’expérience
littéraire est réduite à une expérience non-philosophique parmi les autres, alors que Foucault
tente toujours de se déprendre de la philosophie de la totalité, mais par une autre voie que
celle de la littérature, qui est certainement celle de l’histoire se fondant sur les documents.

1480
Ibid.
1481
Ibid., p. 86.
1482
Ibid.
450
Chapitre II, Partie II

Sortir de la philosophie pour la généalogie est sans doute de déchiffrer, là où il y a des savoirs,
les relations de pouvoir dont on ne peut jamais se dégager.
L’usage de la littérature a ainsi fait place à l’admiration des discours historiques de la
vie ordinaire ou du crime extraordinaire. Il s’agit pour Foucault de faire apparaître les forces
discursives qui tentaient inlassablement d’agir sur le réel pour y produire des effets de vérité.
Il est question d’une résistance immanente aux relations de pouvoir, qui doit être ressuscitée
comme un savoir désassujetti. Mais reste encore une question : si l’insurrection des savoirs
disqualifiés peut se faire au travers d’un certain refus de l’interprétation, où peut-on situer les
analyses historiques que Foucault a menées au long de son parcours? Admirer la beauté des
documents ne revient-il qu’à une sorte d’ « irrationalisme esthétisant », ainsi que le dit Carlo
Ginzburg 1483? Arlette Farge rapporte ce refus d’interprétation à la critique foucaldienne de la
notion de commentaire dans la Naissance de la clinique, selon laquelle le commentaire est
l’acte de chercher infiniment le sens secret et originel au-dessous de ce qui a effectivement été
dit1484. Mais le rapprochement de cette critique « archéologique » et de ce refus fait au milieu
de la période généalogique ne nous semble pas plausible, dans la mesure où cette critique a
plutôt permis à Foucault de mettre en avant la différence de son analyse « superficielle » du
discours par rapport à ce modèle exégétique ou herméneutique. Ne pas commenter ce qui est
dit ne signifie pas ne pas l’analyser d’aucune manière. Comme on le voit dans la seconde
partie de l’ouvrage, le mémoire de Rivière n’est pas incompatible avec les analyses. Foucault
y reviendra en effet à plusieurs reprises pour faire fonctionner l’affaire Rivière dans un certain
contexte historique1485. En bref, si ce refus interdisait toute analyse, l’histoire foucaldienne du
pouvoir disciplinaire ne serait pas non plus possible. Ce refus, si catégorique soit-il, n’érode
pas les analyses historiques de Foucault. Sans doute faut-il établir entre l’écriture de l’histoire
et l’admiration de la beauté intangible des documents un rapport qui ne soit pas
d’opposition.
Foucault est toujours fasciné par la vie des petites gens qui a laissé ses traces dans les
archives. C’est dans cette forte émotion que l’écriture foucaldienne de l’histoire a une de ses
origines. Sans les demandes d’internement, par exemple, l’Histoire de la folie aurait été écrite

1483
Carlo Ginzburg, Il formaggio e i vermi : il cosme di un mugnaio del’500, Turin, Giulio Einaudi, 1976,
p. XVII. (Version française : Le fromage et les vers : L’univers d’un meunier du XVIe siècle, trad., par
Monique Aymard, Paris, Aubier, 1980, p. 13.)
1484
Farge, « L’archive et l’histoire du social » communication au Colloque L’effeto Foucault, Milan
mai-juin 1985, p. 7.
1485
Voir par exemple : Les Anormaux, p. 19,138,285 ; Naissance de la biopolitique, p. 251.
451
Chapitre II, Partie II

sous une forme différente de celle que l’on connaît. La découverte des documents
déterminerait jusqu’à un certain point le contour de l’étude que l’on entreprend. Et si l’on
décide de faire une recherche sur telle ou telle série de documents, il devrait y avoir un choix,
non seulement intellectuel ou méthodologique, mais aussi émotionnel. C’est sans doute le cas
pour Foucault ainsi que pour les historiens. Une analyse des documents historiques n’est
possible qu’en partant de cet attachement à son objet. Selon Arlette Farge, ce qui s’organise
lorsque l’historien est devant l’archive, c’est la tension « entre la passion de la recueillir tout
entière, de la donner à lire toute, de jouer avec son côté spectaculaire et son contenu illimité,
et la raison, qui exige qu’elle soit finement questionnée pour prendre sens » ; et, conclut-elle,
« c’est entre passion et raison qu’on décide d’écrire l’histoire à partir d’elle »1486. Il y a
certainement la même tension chez Foucault. Analyser les documents, c’est les mettre en
intelligibilité en les arrachant de leur lieu d’origine. L’écriture de l’histoire commence là où
l’on a décidé de ne plus s’immerger infinimment, par curiosité ou par amour, dans la sphère
des documents. Mais l’analyse ne peut, par définition, prendre en compte tout ce qui apparaît
dans les documents ; elle les découpe et les dissèque pour n’en intégrer à sa trame que
quelques éléments. L’intensité et la beauté des documents y perdront. Dans les documents, il y
a donc ce que l’analyse historique ne peut puiser. Ne pas les interpréter est une voie possible
pour faire réapparaître ce reste de l’analyse historique. La publication complète des
documents est un effort pour saisir ce reste que l’écriture de l’histoire produit inévitablement.
Nous avons vu dans les chapitres précédents quel résidu apparaît dans les analyses historiques
de Foucault, et comment il le reprend pour relancer une nouvelle série de recherche. À propos
de ces documents, son choix est de faire revivre la fascination qu’ils exercent sur lui, sans
intervenir sur la raison tentant d’arrêter la vibration d’émotion au profit de l’analyse. C’est la
passion allant à ses limites qui est à l’origine de la publication. Ce que Foucault écrit au début
de « La vie des hommes infâmes » montre bien ce jeu entre raison et passion :

Il y a longtemps, pour un livre, j’ai utilisé de pareils documents. (…) Faute de talent nécessaire,

j’ai donc longtemps remâché la seule analyse (…). Mais les intensités premières qui m’avaient

motivé restaient au-dehors. Et puisqu’il y avait risque qu’elles ne passent point dans l’ordre des

raisons, puisque mon discours était incapable de les porter comme il aurait fallu, le mieux

1486
Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Le Seuil (coll. Points), 1989, p. 22.
452
Chapitre II, Partie II

n’était-il pas de les laisser dans la forme même qui me les avait fait éprouver ?1487

L’analyse rationnelle de ces documents n’arrive pas à dévoiler la vivacité de leur force qui
n’appartient point à l’ordre rationnel. Leur mise en intelligibilité doit être en suspens pour que
ce reste insaisissable ressuscite avec sa propre intensité. Notons toutefois que cette
interruption n’est pas définitive, et qu’elle n’empêche pas que la raison reprenne ses efforts
pour analyser les documents. Le rapport entre raison et passion n’est pas une opposition ou un
affrontement où se jouent la victoire de l’une et la défaite de l’autre. Cette tension est plutôt
productive non seulement parce que c’est elle qui rend possible l’écriture de l’histoire, mais
aussi parce qu’elle met en œuvre deux séries de travaux : l’analyse historique d’une part et la
publication des documents ayant une beauté extraordinaire d’autre part. C’est pour cette
raison que publier les demandes d’enfermement n’est pas « l’affaire des historiens »1488.
L’ouvrage est né du reste du travail d’historien. Ces deux séries sont deux extrémités de cette
tension raison/passion, qui ne devrait pas être comprise en termes dialectiques. Il n’y a pas de
synthèse entre deux limites, mais un mouvement perpendiculaire entre l’analyse et son reste,
qui permet à Foucault de relancer une nouvelle étude. La tension n’arrive jamais à une fin
quelle qu’elle soit, dans la mesure où la pensée foucaldienne se déroule autour de l’histoire et
des documents.
Nous voudrions encore une fois souligner que cette admiration de la beauté des
documents est loin d’être un simple goût antiquaire, mais fait partie de l’insurrection des
savoirs assujettis. Les traces de la vie ordinaire ou le mémoire d’un parricide ont valeur
stratégique dans ce champ de lutte, non seulement passée, mais aussi actuelle. C’est ce
rapport des savoirs assujettis au présent qu’il faut examiner.

2. Diagnostic et luttes

Il s’agit maintenant de savoir de quelle manière l’histoire des luttes ou l’insurrection


des savoirs assujettis s’articulent au domaine du pratique où la pensée foucaldienne se lie
étroitement à un ensemble de pratiques militantes ainsi qu’à une réflexion sur le présent. Or,
comme nous l’avons confirmé au début du chapitre, nous ne visons aucunement à établir une

1487
« La vie des hommes infâmes », p, 238.
1488
Ibid., p. 239.
453
Chapitre II, Partie II

direction unilatérale du théorique au pratique, mais à faire apparaître des échanges entre le
théorique et le pratique. En outre, si l’on examine le parcours de Foucault dans les années
soixante-dix, on peut aisément constater que le problème de la prison est apparu d’abord dans
le domaine pratique, ainsi que le montre la date de création du Groupe d’information sur les
prisons (le 8 février 1971)1489. Alors que notre analyse du théorique s’est appuyée notamment
sur les textes des années 1976-1978, les engagements militants, qui ont sans doute contribué
au remaniement de la notion de diagnostic, remontent au début des années soixante-dix. En ce
sens, le domaine pratique joue un rôle non négligeable dans la formation de la généalogie.
Pour commencer l’examen de cet aspect pratique, revenons à la première leçon du
cours « Il faut défendre la société », où Foucault a défini l’enjeu de la généalogie comme
construction d’un savoir historique des luttes, au travers de l’insurrection des savoirs
assujettis. Si Foucault pouvait ainsi déterminer l’objectif stratégique de sa pensée en 1976,
c’est, comme il le remarque, grâce à l’efficacité des critiques dispersées et discontinues, telles
que l’antipsychiatrie, qui étaient faites depuis quinze ou vingt ans. C’est ce « caractère local
de la critique » qui lui a permis de retrouver la diversité des affrontements qui ont lien à des
niveaux variés dans la société, et d’en décrire l’histoire1490. Or, bien entendu, les efforts
théoriques et pratiques de Foucault font partie de ces critiques partielles : d’un côté, le
parcours de la pensée foucaldienne peut se caractériser comme une série de critiques qui
portent, chacune, sur une région particulière de la rationalité, ou des relations de pouvoir ;
d’autre côté, ses pratiques militantes, ainsi que nous le verrons ci-dessous, s’appuient sur un
contexte concret et local, sans chercher à établir un système universel de pensée critique.
Dans ces deux séries d’efforts, il est toujours question de la totalité ou de l’universalité que la
philosophie puisse construire. Alors que nous avons examiné les critiques foucaldiennes de la
pensée de la totalité par rapport à la philosophie hégélienne et dans l’ordre théorique, nous
voudrions ici analyser la version « pratique » de cette critique locale et non universelle.
Les pratiques politiques de Foucault sont toujours caractérisées par ce refus de la
totalité. Nous pouvons en trouver la définition par Foucault lui-même dans une série de textes
où il discute la position des intellectuels dans la société moderne. Selon lui, depuis longtemps,
l’intellectuel dit « de gauche » (allusion notamment à Sartre), a pris la parole en tant que

1489
À propos de l’historique du G. I. P., voir : Le Groupe d’information sur les prisons : archives d’une
lutte 1970-1972, éds., par Philippe Artières, Laurent Quéro et Michelle Zancarini-Fournel, Paris, Éditions
de l’IMEC, 2003.
1490
« Il faut défendre la société », p. 7.
454
Chapitre II, Partie II

« représentant de l’universel » ou « maître de vérité et de justice »1491. Mais on ne demande


plus à l’intellectuel de jouer ce rôle. Foucault constate que s’établit une nouvelle liaison entre
théorie et pratique, selon laquelle les intellectuels ne rencontrent plus des problèmes
universels qui concerneraient tout le prolétariat ou toute la masse, mais ceux, « spécifiques »,
qu’ils découvrent au sein des luttes réelles, matérielles et quotidiennes. Le rôle de
l’intellectuel n’est pas de représenter les valeurs universelles, mais d’intervenir à des
problèmes concrets et locaux dans la société ou dans la vie quotidienne, en tant que spécialiste
d’un domaine de connaissance, ce que sont les magistrats, les psychiatres, les médecins ou les
travailleurs sociaux, les travailleurs de laboratoire, etc. C’est cette figure politique de
« savant-expert » que Foucault appelle « intellectuel spécifique » par opposition à
« l’intellectuel universel »1492. Or cette définition de la position de l’intellectuel n’est pas
indissociable du pouvoir, dans la mesure où son savoir spécifique est produit par les relations
de pouvoir où il a des effets de vérité. Si l’intellectuel universel s’appuie sur le modèle de
vérité hors pouvoir ou sans pouvoir, l’intellectuel spécifique produit dans des contraintes de
pouvoir des effets de vérité qui lui permettent de participer aux luttes concrètes et
quotidiennes. Il mène ses propres luttes dans son domaine spécifique, tout en tissant des
relations transversales de savoir et de lutte avec d’autres spécialistes ou le peuple. Mais il ne
peut ni se situer d’un point de vue universel ni représenter la position des autres. Il ne peut
être qu’un point d’articulation dans le réseau du pouvoir. Comme le dit Deleuze dans un
entretien avec Foucault, ce modèle foucaldien de l’intellectuel spécifique révèle « l’indignité
de parler pour les autres »1493 : la position de l’intellectuel, déterminée par les contraintes
historiques et sociales ne lui permet aucunement de représenter les autres ou de parler au nom
des autres. De même qu’il l’a affirmé à propos de la littérature, il n’y a pas de position
extérieure ou supérieure aux relations de pouvoir. Toute action politique doit s’appuyer sur
cette immanence au pouvoir et sur cette impossibilité de représenter les autres. De là surgit la
nécessite de faire parler les hommes qui se trouvent confrontés aux relations de pouvoir, tels
les détenus, et de faire circuler ces paroles pour qu’un réseau de savoirs spécifiques sur les
prisons puisse se former entre elles.
C’est dans cette optique-là que Foucault organise, au sein du G.I.P., une série
d’enquêtes sur la prison, où il s’agit précisément de « laisser la parole à ceux qui ont une

1491
« La fonction politique de l’intellectuel », DE II, no 184, 1976, p. 109.
1492
Ibid.
1493
« Les intellectuels et le pouvoir », DE II, no 106, p. 1177.
455
Chapitre II, Partie II

expérience de la prison » afin que « ces expériences, ces révoltes isolées se transforment en
savoir commun et en pratique coordonnée »1494. Cette série d’enquêtes est une réponse à des
révoltes et des grèves qui avaient massivement eu lieu en France dans les prisons depuis
septembre 1970, contre les conditions de la détention déplorables. Foucault trouve là une série
de luttes contre « l’intolérable » qu’imposent la force des institutions pénitentiaire d’une part
et le silence du peuple et de la presse d’autre part. « Notre enquête n’est pas faite, déclare-t-il,
pour accumuler des connaissances, mais pour accroître notre intolérance et en faire une
intolérance active », non seulement à propos des prisons, mais aussi « de la justice, du
système hospitalier, de la pratique psychiatrique, du service militaire, etc.1495 » Ce n’est pas
un groupe d’intellectuels qui se charge de diriger ces luttes, mais chacun mène son combat
dans son domaine de bataille, par le fait qu’ « un certain pouvoir s’exerce » et que « le seul
fait qu’il s’exerce soit insupportable »1496. Le rôle de l’intellectuel dans ces luttes n’est pas
d’être représentant des autres, mais de « permettre aux autres de parler, sans mettre de limites
au droit qu’ils ont de parler »1497. L’intellectuel est en ce sens un médiateur, qui fait apparaître,
circuler des savoirs ou des mémoires de luttes qui se produisent de manière sporadique dans
chaque combat. Mettre en lumière ces diverses formes de savoir populaire, c’est exactement
la tâche de l’intellectuel. À ce propos, Foucault insiste à plusieurs reprises sur la richesse de
ces savoirs ouvriers ou populaires, jusqu’au point d’affirmer que « le savoir d’un intellectuel
est toujours partiel par rapport au savoir ouvrier »1498. Les luttes actuelles se déroulent dans ce
niveau populaire, auquel les intellectuels ne participent que de façon indirecte.
Mais cela ne signifie pas que l’intellectuel se trouve à l’extérieur de ces combats. Il
peut, bien entendu, y participer en tant que spécialiste d’un domaine, mais également son
savoir peut être utilisé par les autres dans différents contextes de lutte1499. Foucault le dit
clairement : « Ce que l’intellectuel peut faire, c’est donner des instruments d’analyse, et,

1494
« Sur les prisons », DE I, no 87, 1971, p. 1043-1044. On peut trouver la même idée dans ce passage :
« Il faut désormais que l’information circule, de bouche à oreille, de groupe en groupe. La méthode peut
surprendre, mais c’est encore la meilleure. Il faut que l’information rebondisse ; il faut transformer
l’expérience individuelle en savoir collectif. » (« Enquête sur les prisons : brisons les barreaux du silence »,
DE I, no 88, 1971, p. 1046.)
1495
« Sur les prisons », p. 1044.
1496
« La philosophie analytique de la politique », DE II, no 232, 1978, p. 545.
1497
« Michel Foucault. Les réponses du philosophe », DE I, no 163, 1975, p. 1684.
1498
« L’intellectuel sert à rassembler les idées mais son savoir est partiel par rapport au savoir ouvrier »,
DE I, no 123, 1973, p. 1289. Voir aussi : « (…) ce que les intellectuels ont découvert depuis la poussé
récente, c’est que les masses n’ont pas besoin d’eux pour savoir ; elles savent parfaitement, clairement,
beaucoup mieux qu’eux ; et elles le disent fort bien. » (« Les intellectuels et le pouvoir », p. 1176.)
1499
Comme exemple de la lutte de Foucault en tant qu’universitaire, voir : « Le piège de Vincennes », DE I,
no 78. 1970, p. 935-941.
456
Chapitre II, Partie II

actuellement, c’est essentiellement le rôle de l’historien 1500 . » Le savoir qu’établit


l’intellectuel sert donc à comprendre les situations actuelles d’un point de vue historique, de
façon à lier le présent à son passé. À l’occasion d’un débat avec des lycéens en 1971,
Foucault donne un exemple de cette analyse historique : il s’agit d’une série d’enquêtes
réalisées au début du XIXe siècle par les ouvriers eux-mêmes sur leur propre condition, qui a
fourni une grande part de la documentation de Marx, tout en fondant la pratique politique et
syndicale du prolétariat à cette époque-là. Or ce savoir ouvrier n’appartient pas au savoir
officiel. Il n’est pas non plus question des « processus réels qui sont écartés du savoir »
officiel ou académique, mais d’ « un savoir qui est exclu du savoir »1501. Il est juste de trouver
dans ce passage sur le « savoir exclu » une forte parenté avec l’insurrection des savoirs
disqualifiés que Foucault mentionnera en 1976. Les pratiques politiques de Foucault pour
donner la parole à ceux qui ne l’avaient pas jusqu’alors se lient visiblement à ses efforts que
nous avons examinés, à propos des demandes d’enfermement et du dossier de l’affaire Rivière.
Nous pouvons dire que, si Foucault décide de publier intégralement les documents dont il
servait depuis la période de préparation de sa thèse, ses pratiques pour donner la parole aux
autres ont sans doute joué un rôle important. L’insurrection des savoirs disqualifiés que
Foucault effectue à partir de la seconde moitié des années soixante-dix a son origine dans ses
propres luttes pour proposer des instruments d’analyse à ceux qui sont en lutte.
Mais proposer les instruments n’est pas présenter un vocabulaire ou une idéologie
qui n’auraient que « des effets de dominations »1502. La théorie que fait l’intellectuel doit être
comme « une boîte à outils »1503. Cela signifie deux choses : d’une part, il s’agit de construire
non pas un système, mais « une logique propre aux rapports de pouvoir et aux luttes qui
s’engagent autour d’eux » ; d’autre part, la recherche ne peut s’effectuer que « de proche en
proche », à partir d’ « une réflexion (nécessairement historique dans certaines de ses
dimensions) sur des situations données »1504. La théorie fonctionne donc comme une grille
d’intelligibilité pour des relations de pouvoir auxquelles on est confronté. Elle ne donne pas
une solution toujours valable pour quelque situation politique et historique que ce soit, mais

1500
« Pouvoir et corps », DE I, no 157, 1975, p. 1627.
1501
« Par-delà le bien et le mal », DE I, no 98, 1971, p. 1093.
1502
« Enfermement, psychiatrie, prison », DE II, no 209, 1977, p. 348.
1503
À notre connaissance, la première apparition de ce terme est dans le dialogue avec Deleuze : « Les
intellectuels et le pouvoir » (art., cit.). C’est en fait Deleuze qui emploie cette expression dans ce passage :
« C’est ça, une théorie, c’est exactement comme une boîte à outils. Rien à voir avec le signifiant… Il faut
que ça serve, il faut que ça fonctionne. » (« Les intellectuels et le pouvoir », p. 1177.)
1504
« Pouvoir et stratégies », DE II, no 218, 1977, p. 427.
457
Chapitre II, Partie II

désigne simplement une direction possible de réflexion et de pratique, selon laquelle on doit
lutter de sa propre manière et pour son propre objectif. L’usage d’une théorie n’est donc pas
déterminée par celui qui l’a faite. Certes elle est faite pour une fin précise, mais on peut
l’utiliser pour d’autres fins. Le rôle de l’intellectuel est pour Foucault de fabriquer de tels
outils d’analyse « un peu comme on fabriquerait une chaussure, ni plus, ni moins »1505. Et il
affirme à propos de ses livres : « Plus il y aura d’usages nouveaux, possibles, imprévus, plus
je serai content1506. » Foucault veut que ses analyses n’imposent aux lecteurs ou plutôt aux
usagers aucun système qui prescrive la manière de penser, de parler et d’agir. Son refus de la
totalité et de l’universalité, que nous avons constaté à plusieurs reprises, subsiste dans la
dimension pratique, dans la mesure où l’intellectuel, pris lui-aussi dans les relations de
pouvoir, ne peut fabriquer que des instruments d’analyse qui sont utiles pour des luttes locales
que chacun mène contre l’intolérable du pouvoir. La particularité de ces instruments réside
dans le fait qu’ils peuvent analyser dans quelles relations de pouvoir on se trouve, et d’où
elles viennent historiquement. Nous examinerons dans le prochain chapitre comment cet
aspect pratique apparaît dans les deux ouvrages principaux de la généalogie : Surveiller et
punir et La Volonté de savoir.
L’analyse historique se joint ainsi aux luttes politiques du présent. Mais la première
ne donne pas aux secondes une direction unique à suivre, mais en constitue seulement « les
stratégies possibles » dont font partie les pratiques foucaldiennes elles-mêmes1507. L’analyse
historique de Foucault est également son lieu de naissance dans les situations auxquelles il se
trouve confronté. En ce sens, l’histoire naît du présent, et le présent ne se comprend qu’à
partir de l’histoire. Dans ce mouvement perpendiculaire, Foucault se définit comme
« l’historien du présent » qui se demande : « Qu’est-ce qui se passe actuellement, et que
sommes-nous, nous qui ne sommes peut-être rien d’autre et rien de plus que ce qui se passe
actuellement ? »1508 Il ne s’agit plus dans cette forme de réflexion philosophique de savoir ce
qui ne change pas dans ce monde temporel, et de situer notre être par rapport à l’universel,
mais de mettre en question « ce présent qui est nous-mêmes »1509. Cette interrogation ne se
fait qu’au travers des relations de pouvoir, qui appartiennent avant tout au domaine politique.
La pensée proprement philosophique doit, pour Foucault, être à la fois politique et

1505
« Conversation avec Michel Foucault », DE I, no 89, 1971, p. 1059.
1506
« Des supplices aux cellules », DE I, no 151, 1975, p. 1588.
1507
« Sur la sellette », DE I, no 152, 1975, p. 1592.
1508
« Non au sexe roi », DE II, no 200, 1977, p. 265-266.
1509
Ibid., p. 266.
458
Chapitre II, Partie II

historienne ; elle est « la politique immanente à l’histoire » ou « l’histoire indispensable à la


politique »1510. La philosophie prend appui ainsi à la fois sur l’histoire et sur le présent, et ce
fondement double lui permet de faire des instruments théoriques pour les luttes locales et
multiples. C’est cet aspect pratique et politique qui caractérise le diagnostic « généalogique »
du présent. Dans la période archéologique, cette activité avait pour objet de montrer quel est
l’aujourd’hui où nous vivons par l’analyse du passé qui s’était organisé selon les règles
totalement différentes de celles du présent. Il s’agissait là de mettre en lumière la spécificité
du présent par les formes historiques de pensée qui sont apparues dans le passé. Le présent
était le point privilégié de la recherche, mais il n’était pas mis en question en lui-même
comme objet d’une réflexion autonome. Il était impossible de penser archéologiquement le
présent, c’est-à-dire de décrire l’archive dans laquelle nous pensons et parlons, ainsi que le dit
Foucault dans le troisième chapitre de L’Archéologie du savoir. On ne pouvait réfléchir sur le
présent que par le biais des analyses de son passé, non pas de lui-même. Si tel était sa position
dans l’archéologie, le présent devient dans la généalogie ce sur quoi l’on peut agir au travers
des luttes diverses et des outils que font les analyses historiques. Penser le présent, c’est faire
fonctionner ces analyses comme stratégies à l’intérieur des relations de pouvoir. Le présent est
en ce sens le lieu où se déroulent les luttes qui se fondent sur les savoirs historiques. Le
diagnostic du présent dans la généalogie est une manière de faire jouer des savoirs historiques
dans les combats actuels au sein des relations de pouvoir. On peut sans doute dire qu’il est une
forme d’insurrection des savoirs oubliés, qui ont toujours une valeur stratégique contre les
relations actuelles de pouvoir dans lesquelles une sorte de naturalité des choses est sans cesse
produite. La connaissance historique brise ces objets naturels, de même que Boulainvilliers l’a
fait contre le pouvoir de la souveraineté lié au système administratif. Pour Foucault,
l’intellectuel doit être « destructeur des évidences et des universalités », et sa pensée doit être
une forme de contre-histoire, dans la mesure où elle s’oppose à un autre type d’histoire, celui
de la totalité1511. Le présent et le passé se renvoient l’un l’autre de manière à développer une
forme de réflexion proprement philosophique, qui est, selon Foucault, l’histoire politique du
présent. Or cette importance du présent rapproche la philosophie d’un autre domaine qui
s’enracine également dans le présent : le journalisme. Foucault dit ainsi : « Je me considère
comme un journaliste, dans la mesure où ce qui m’intéresse, c’est l’actualité, ce qui se passe

1510
Ibid.
1511
Ibid., p. 268.
459
Chapitre II, Partie II

autour de nous, ce que nous sommes, ce qui arrive dans le monde1512. » C’est Nietzsche qui
est, dit Foucault, le premier philosophe journaliste dans la mesure où ce penseur allemand a
remplacé la question de l’éternité par celle de l’actualité. L’objectif de cette
philosophie-journalisme est de transformer, au futur, un mouvement ou un doute en vérité.
Mais ce changement ne peut s’accomplir que dans une mise en question radicale de
l’aujourd’hui. L’avenir n’est pas déterminée par une finalité ou par une telos, mais par ce que
nous pensons et faisons aujourd’hui. Si la révolution est précisément une telle finalité, il n’y a
pas de place pour cette notion dans cette philosophie-journalisme. Ce qui se passe réellement
dans les relations de pouvoir, ce sont des luttes « obscures, médiocres, petites souvent », dont
la forme n’est absolument pas un processus « révolutionnaire » au sens ordinaire, dans la
mesure où la révolution désigne « une lutte globale et unitaire de toute une nation, de tout un
peuple, de toute une classe »1513. Il n’y a pas un processus unitaire et global qui s’achèvera par
une révolution, mais une série de luttes multiformes et locales. Pas de révolution, mais des
luttes locales et immédiates qui ne visent aucune révolution, aucune finalité, aucune solution
définitive pour un moment futur. Foucault remarque ainsi que les analyses marxistes ne
tiennent pas suffisamment compte de la diversité des luttes : lorsque ces analyses parlent de la
lutte des classes, c’est toujours des classes qu’il est question pour en déterminer la nature, les
limites, l’avenir, etc. ; mais c’est en réalité la lutte qu’il faut nuancer, ainsi que Foucault tente
de le faire. En outre, l’unité des classes devrait également être mise en question, comme un
objet naturel construit historiquement. La finalité qu’est la révolution n’existe pas ou ne peut
exister dans cette forme d’analyse des luttes1514.
Pour penser la place de la révolution dans cette philosophie-journalisme, les textes
que Foucault a rédigés sur la révolution iranienne donnent un bon exemple, dans la mesure où
ils expriment la manière dont Foucault affronte le bouleversement de la société iranienne, qui

1512
« Le monde est un grand asile », DE I, no 126, 1973, p. 1302.
1513
« La philosophie analytique de la politique », p. 547.
1514
Foucault parle toutefois de façon positive de la révolution dont la désirabilité a considérablement
diminué par cause de terrorisme. La tâche de l’intellectuel aujourd’hui est de « de rétablir pour l’image de
la révolution le même taux de désirabilité que celui qui existait au XIXe siècle » (« Savoir comme crime »,
DE II, no 174, 1976, p. 86). Mais notons que cette restitution de la valeur révolutionnaire ne s’effectuera
pas, selon Foucault, par un processus politique, mais par l’invention de certains « nouveaux modes de
rapports humains », dans les domaines de savoir, de plaisir et de vie sexuelle (Ibid.). La révolution nous
semble ici entendue comme un ensemble de luttes locales et immédiates menées dans le quotidien. Si bien
que la révolution pour Foucault ne désigne pas ce que l’on entend traditionnellement par ce terme. À
propos du changement d’acception de cette notion chez Foucault, voir également notre article : « Les
compréhensions foucaldiennes de la Révolution française », Lumières, no 8, 2007, p. 193-209. Nous
reviendrons sur cette question de la révolution dans le chapitre II, Partie III.
460
Chapitre II, Partie II

lui est totalement étrangère, pour comprendre ce présent où il vit et pense. Le ton de Foucault
est très enthousiaste et sympathique pour le peuple iranien. Comme cela est bien connu, ses
opinions sur le déroulement de la révolution suscitent des réactions souvent critiques,
notamment de la gauche qui attaque l’expression de Foucault, la « spiritualité politique » du
peuple iranien aspirant à un gouvernement islamique1515. Les points de vue de Foucault sont
certainement fort influencés par cet événement extraordinaire. Il admire même la « beauté »
ainsi que la « gravité » de l’événement, tout en affirmant que, à l’opposé de son analyse de la
multiplicité de luttes, il n’existe en Iran qu’un seul affrontement, qui est « entre le peuple tout
entier et le pouvoir qui le menace avec ses armes et sa police »1516. On pourrait en conclure
que Foucault trouve dans les événements en Iran une variante de lutte des classes, en y
reconnaissant la possibilité d’une véritable révolution. Mais il s’avère d’emblée que ce n’est
pas le cas, car Foucault décrit cet affrontement entre deux parties de société non pas comme
un processus téléologique de révolution, mais comme une pure interrogation sur le présent.
Alors que le peuple iranien désire un gouvernement islamique sous le nom de révolution,
Foucault constate qu’il ne s’agit pas dans ces événements d’une telle fin, mais d’un désir de
changement de régime, de l’organisation politique et économique, mais surtout du désir de
« changer nous-mêmes » : « Il faut, l’explique Foucault, que notre manière d’être, notre
rapport aux autres, aux choses, à l’éternité, à Dieu, etc., soient complètement changés, et il
n’y aura de révolution réelle qu’à la condition de ce changement radical dans notre
expérience1517. » Ce qui apparaît en Iran, c’est précisément une interrogation sur nous qui
vivons dans le présent, et la possibilité de transformer notre expérience par rapport à ce qui se
passe maintenant, bien que cette question se pose toujours par rapport à l’éternité religieuse.
Pour mettre en lumière la spécificité des événements en Iran, Foucault distingue la
notion de soulèvement de celle de révolution. « Les soulèvements, dit-il, appartiennent à
l’histoire. Mais, d’une certaine façon, ils lui échappent1518. » Si l’on se soulève, ce n’est pas
pour une cause révolutionnaire, mais pour un rejet à la face d’un pouvoir, qui dit simplement
« Je n’obéis plus ». C’est une lutte subjective et irréductible à un processus rationnel

1515
« À quoi rêvent les Iraniens ? », DE II, no 245, 1978, p. 694. Jean Terrel précise ce rapport entre la
spiritualité et la révolution chez Foucault, en le liant à transformation de la pensée foucaldienne dans les
années quatre-vingt. Voir : Jean Terrel, Politiques de Foucault, Paris, PUF (coll. Pratiques théoriques),
2010, p. 143-149. Nous lui sommes très reconnaissant de nous avoir permis de consulter le manuscrit de cet
ouvrage.
1516
« L’esprit d’un monde sans esprit », DE II, no 259, 1978, p. 747.
1517
Ibid., p. 749.
1518
« Inutile de soulever ? », DE II, no 269, 1979, p.790.
461
Chapitre II, Partie II

d’histoire qui s’organise selon une finalité qu’est la révolution. C’est ainsi que les
soulèvements sont à la fois dans l’histoire et hors l’histoire. Ils rejettent toute finalité à
laquelle obéissent tous les événements pour l’accomplissement de la révolution. Au contraire,
il s’agit de rejet d’une forme spécifique et certainement locale de pouvoir, dans la mesure où
son exercice est injuste. Nous pouvons trouver là le thème de l’intolérable qui s’est développé
au travers des activités du G.I.P. C’est la même forme de lutte contre l’intolérable que
Foucault a découvert en Iran, alors que la lutte impliquait tout le peuple iranien jusqu’à ce
qu’elle finisse par la constitution d’un gouvernement qui introduirait une autre forme d’
« intolérable ». Ce qui rend singuliers les événements iraniens, c’est que les soulèvements se
sont faits contre la situation à la fois locale et générale de l’intolérable. Mais ils ne
s’organisaient pas selon une cause, une finalité ou une stratégie globale. Ce sont des gens
ordinaires qui se sont soulevé. Le regard de Foucault porte sur ces gens ordinaires, lorsqu’il
affirme que sa morale est « antistratégique », c’est-à-dire « être respectueux quand une
singularité se soulève, intransigeant dès que le pouvoir enfreint l’universel »1519. Le reportage
de Foucault sur l’Iran est traversé par cette sympathie, plutôt que par le regard d’un historien
qui tente de donner un sens à ces soulèvements presque aveugles. Il serait sans doute une
autre version de « La vie des hommes infâmes » qui s’écrit par une réflexion de
philosophe-journaliste sur le présent.
Les textes de Foucault sur l’Iran sont donc en continuité avec ses pratiques depuis le
début des années soixante-dix. Mais il faut également noter qu’un nouvel élément se forme
subrepticement dans sa réflexion : la question de la subjectivité et de sa construction par le
sujet lui-même. Ce problème de la subjectivation, thème central de la période de la
problématisation, apparaît dans la question de la révolution. Foucault, se demandant si l’on a
raison ou non de se révolter, affirme que nul n’a le droit d’inciter les autres à se révolter pour
la libération finale de tout homme. Ce type de processus téléologique est constamment refusé.
Mais cela ne signifie pas qu’il est totalement inutile de soulever. Car il s’agit dans le
soulèvement de l’affrontement lui-même d’un individu devant un pouvoir, qui est absolument
irréductible à une finalité quelle qu’elle soit. Foucault dit ainsi : « On se soulève, c’est un
fait ; et c’est par là que la subjectivité (pas celle des grands hommes, mais celle de n’importe
qui) s’introduit dans l’histoire et lui donne son souffle1520. » Un individu anonyme ne peut se
trouver dans l’histoire que lorsqu’il se construit comme sujet de soulèvement dans et contre

1519
Ibid., p. 794.
1520
Ibid., p. 793.
462
Chapitre II, Partie II

les relations de pouvoir, sans lier sa propre lutte à une finalité universelle. Il n’est point
question des individus qui se sacrifient pour la cause révolutionnaire ou l’accomplissement,
de manière hégélienne, de l’Esprit, mais de la constitution d’un sujet politique au sein de la
vie quotidienne et en face de l’intolérable d’un pouvoir. Ce sujet reste anonyme, et les luttes
sont multiples, locales et, perpétuelles, dans la mesure où elles ne se dirigeront jamais vers
une fin, et seront reprises par n’importe qui et pour des buts divers. Cette forme de
constitution du sujet est sans doute très proche du problème foucaldien de la subjectivation
que nous discuterons en détail dans la troisième partie, par rapport à un autre problème qui se
forme dès la fin des années soixante-dix, c’est-à-dire celui des Lumières. Mais l’idée de
constitution d’un sujet au travers des luttes locales est formée dans le contexte de la
généalogie, dont l’objet principal est l’analyse des relations de pouvoir, dans lesquelles
l’individu devient sujet par le processus d’assujettissement. C’est ce problème de
l’assujettissement qui sera analysé dans le chapitre prochain.
À la fin du chapitre, nous voudrions récapituler comment le théorique et le pratique
s’articulent dans la pensée foucaldienne. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent,
la généalogie consiste toujours à faire apparaître les affrontements dans des domaines et des
niveaux différents. C’est à partir de cette histoire des luttes que s’est posée la question du
théorique-pratique. Il s’agit là de savoir quel usage de la connaissance historique est possible
dans les luttes actuelles à l’intérieur des relations de pouvoir. En d’autres termes, il est
question de trouver une forme de diagnostic du présent que peut organiser la généalogie. Dans
l’ordre théorique, c’est la notion d’insurrection des savoirs assujettis qui fonctionne comme fil
directeur : les savoirs disqualifiés des gens peuvent avoir valeur stratégique dans les luttes
dans la mesure où ils mettent en lumière l’historicité et la fragilité des relations de pouvoir
existantes, en montrant la possibilité d’une résistance ou d’une désobéissance au pouvoir. En
outre, ces savoirs ne dévoilent pas simplement ce qui était masqué et oublié dans les relations
de pouvoir, mais la possibilité d’agir sur le pouvoir en faisant jouer certaine fiction pour
produire des effets de vérité dans la réalité. C’est dans ce lien fiction/vérité/réalité que les
documents historiques comme ceux concernant les lettres de cachet commencent à acquérir
leur efficacité stratégique, en occupant dans la pensée foucaldienne la position privilégiée qui
était dans la période archéologique celle de la littérature, qui appartient maintenant aux
relations de pouvoir. Mais l’analyse historique ne peut pleinement épuiser leur force
transgressive, et c’est là que l’écriture de l’histoire se heurte à ses limites ou au reste
inévitable. C’est pour ce reste qu’une série de publications a été faite par Foucault, afin de

463
Chapitre II, Partie II

revivre l’intensité de ces documents qu’il admire comme une œuvre d’art. Toutefois, cet
attachement à la beauté des documents n’empêche pas du tout de les analyser. Il est plutôt,
comme nous l’avons vu, une des origines du récit historique, en ce sens qu’il produit sans
cesse une tension productive entre la raison et la passion.
Alors que l’analyse du théorique révèle la portée stratégique de l’histoire ainsi que sa
limite et son reste, celle du pratique cherche l’usage de l’histoire dans les luttes actuelles à
partir des relations de pouvoir dans lesquelles on se trouve pris. Il ne s’agit pourtant pas de se
déprendre une fois pour toutes de ces relations, mais de mener des combats régionaux pour
une fin précise et limitée. Les luttes sont toujours particulières et non totalisatrices. C’est dans
ce caractère local de la résistance que Foucault tente de situer le rôle de l’intellectuel
spécifique, qui ne représente pas l’universalité ou la volonté des autres, mais qui affronte
l’intolérable du pouvoir dans son propre domaine, tout en fabriquant des instruments
d’analyse dont chacun peut se servir pour sa lutte et à sa manière. L’intellectuel est artisan
d’outils intellectuels, qui ne se font qu’au travers de la question du présent ainsi que celle du
passé. C’est dans ce rapport entre le présent et l’histoire que se forment les figures d’historien
du présent et de philosophe-journaliste.
La pensée foucaldienne dans la période généalogique est traversée par ce mouvement
perpendiculaire entre le présent et le passé. Le diagnostic du présent a désormais pour but de
faire fonctionner le savoir historique dans les divers champs de bataille. Si le diagnostic
archéologique gardait certaines distances avec le présent, celui de la généalogie montre
l’impossibilité d’une telle prise de distance. Écrire l’histoire est ou doit être penser le présent.
C’est dans cette optique-là que deux ouvrages majeurs de cette période devront être analysés :
Surveiller et punir et La Volonté de savoir. Il s’agira précisément de savoir quel est l’usage
possible de l’histoire qui se veut toujours être anti-hégélienne.

464
CHAPITRE III GÉNÉALOGIE ET ARCHÉOLOGIE DU
POUVOIR : PRISON, NORME, SEXUALITÉ

Surveiller et punir et La Volonté de savoir sont sans aucun doute deux résultats
importants de la période généalogique de la pensée foucaldienne. Ils résument également deux
aspects de la généalogie que nous avons suivis dans les chapitres précédents, à savoir son
élaboration méthodologico-stratégique et son usage politique dans les luttes actuelles et
quotidiennes. Il s’agit dans ce chapitre de savoir de quelle manière ces deux ouvrages
constituent, chacun, une systématicité réflexive, en reprenant ces analyses de la méthode et de
l’usage. Ce disant, nous ne prétendons pas que ces deux livres soient deux moments de
synthèse de la pensée généalogique. Au contraire, nous tenterons de les situer dans un point
de croisement où les éléments d’analyse que le parcours de pensée ont fait apparaître,
constituent, eux, d’une manière propre à chaque ouvrage, une unité de réflexion qui se
distingue certainement d’une série d’essais que Foucault a réitérés dans ses cours et ses divers
textes. Il est donc question de repérer, dans ces analyses de la prison ou de la sexualité, une
telle systématicité de pensée qui permette à la généalogie de se développer autour d’un sujet
précis. En analysant ces deux unités réflexives, il faudra aussi examiner quel est le rapport
entre ces deux systématicités ou quels sont les déplacements qui ont rendu possible
l’établissement de chaque unité. Nous aborderons cette question au travers de l’analyse des
Anormaux, cours au Collège de France en 1975. Notre analyse ne se contentera pas de déceler
la constitution d’une unité « généalogique », mais tentera également de montrer comment
Foucault reprend explicitement les résultats de l’analyse archéologique pour les intégrer dans
la problématique généalogique, ou plus précisément, celle du savoir-pouvoir. Ce « retour » à
l’archéologie est passé à l’arrière-plan dans la période de formation de la généalogie, afin de
souligner des aspects dynamiques de l’histoire qu’un ensemble de règles qui génère des
transformations à l’intérieur d’un système stable de discours. La systématicité réflexive que
Foucault construit au milieu des années soixante-dix pourrait donc être aussi généalogique
qu’archéologique, puisque ces deux « méthodes » ne s’excluent pas l’une l’autre, et que,
comme nous l’avons vu dans l’analyse du cours de 1976, la généalogie ne peut se passer de
l’archéologie qui analyse des discursivités locales, constituées dans les relations de pouvoir.
Nous chercherons à mettre en lumière une série de reprises d’archéologie dans ces deux
systématicités réflexives. Notons toutefois qu’il ne s’agit pas pour nous d’affirmer que
Chapitre III, Partie II

l’archéologie est « dépassée » ou « englobée » par la généalogie. Écartons-nous de ce schéma


dialectique que Foucault refuserait également, et posons de préférence une autre question, qui
sert toujours de fil conducteur à notre réflexion : dans quelle mesure ces deux ouvrages
peuvent-ils être anti-hégéliens ?
Ces deux livres répondent sans doute à cette question d’une manière plus positive
que philosophique. Il n’est pas question de se déprendre du système dialectique de Hegel au
travers d’une autre pensée non-dialectique, mais d’y opposer une multiplicité historique et
locale qui serait irréductible à une totalité englobante de philosophie. Il y a donc deux
versions de l’histoire positive, l’une de la prison et l’autre de la sexualité, qui mettent sans
cesse en doute la naturalité des objets, comme Foucault l’a déjà fait à plusieurs reprises. Les
objets naturels qu’abordent ces histoires généalogiques sont divers : la prison, le délinquant,
l’âme et le corps, la sexualité, le sexe, etc. C’est la mise en question de la naturalité de ces
objets qui est à la base des efforts foucaldiens pour penser contre Hegel en 1975 et 1976.
Notre analyse sera donc centrée sur la description foucaldienne des processus de formation
des objets naturels dans les domaines de la punition ou de la sexualité. L’écriture des histoires
des objets naturels est une déprise de la philosophie de la totalité.
Mais, si la pensée foucaldienne est ainsi définie comme une tentative de faire de
l’histoire, se poserait une question, que nous n’avons pas jusqu’ici explicitement abordée :
quelle est la position que l’histoire foucaldienne occupe par rapport à l’histoire des
historiens ? Les réactions que la publication de Surveiller et punir a suscitées peuvent être
l’occasion de réfléchir sur ce problème posé par les historiens ainsi que par Foucault
lui-même. Nous voudrions consacrer une section à cette question en nous référant à une table
ronde organisée entre Foucault et les historiens où la différence entre l’histoire foucaldienne
et celle des historiens apparaît clairement. Nous nous référerons également à des remarques
sur l’histoire foucaldienne faites par les historiens ou d’autres sortes d’historiographie qui
nous permettront d’approfondir la réflexion sur le rapport de l’histoire foucaldienne à
l’histoire des historiens. Ce faisant, nous reviendrons sur l’expression de Paul Veyne, titre du
fameux texte, « Foucault révolutionne l’histoire », pour savoir en quoi l’histoire foucaldienne
est novatrice. Cela sera l’occasion de faire un bilan intermédiaire de notre analyse sur le
problème de l’histoire chez Foucault.
Le chapitre s’organisera selon quatre moments. Premièrement, nous analyserons
Surveiller et punir, qui met en question la naturalité de la prison et des autres objets, pour
faire apparaître quelques caractères de la généalogie foucaldienne du corps et de l’usage de

466
Chapitre III, Partie II

l’archéologie dans cet ouvrage. Deuxièmement, avant de passer à l’examen de La volonté de


savoir, nous voudrions préciser de quelle manière ces deux ouvrages se lient l’un à l’autre, en
prenant comme objet deux éléments, le monstre et le masturbateur, dont la liaison
fondamentale est montrée dans le cours de 1975, Les Anormaux. Cette réflexion portera
également sur le changement historique de statut de la psychiatrie, dont la généralisation
atteint sans doute une étape importante, c’est-à-dire celle de la « désaliénation ».
Troisièmement, il sera question de la deuxième version de l’histoire de la naturalité qui
apparaît dans La Volonté de savoir. Nous nous efforcerons de montrer, dans cette histoire du
discours de la sexualité, comment l’archéologie du savoir est reprise comme celle du
savoir-pouvoir, et dans quelle mesure la généalogie de la sexualité se développe autour de
cette archéologie du discours. Enfin, quatrièmement, nous essayerons de comparer cette
généalogie avec l’histoire des historiens, tout en reconstituant des points de conflit entre elles
et des usages possibles de la généalogie pour l’historiographie. Notre discussion ne pourrait
prendre que quelques exemples de tels conflits et usages, mais il est toutefois possible de
montrer en quel sens la généalogie foucaldienne est une méthode d’histoire, et pour quelle
raison elle ne l’est pas. Nous pourrons pour le moins constituer quelques lignes de partage ou
quelques traits communs entre l’histoire foucaldienne, notamment ses deux versions,
Surveiller et punir et La volonté de savoir, et l’histoire des historiens.
Dans ce chapitre, nous nous demanderons donc quelle est la systématicité réflexive
qu’établissent ces deux ouvrages monumentaux de la période généalogique. La généalogie,
formée dans les essais de pensée que Foucault a effectués surtout dans ses cours au Collège de
France, obtiendrait dans ces deux livres une structure de réflexion qui est relativement stable
et cohérente. Or nous ne les considérons pas comme aboutissant au summum de la pensée
généalogique. Dans ces deux versions d’histoire, il y a toujours le reste qu’elles ne peuvent
intégrer. Mais ce reste n’apparaît bien entendu qu’au travers de l’histoire de la naturalité des
objets, et c’est à partir de lui que Foucault reprendra sa réflexion. Quel est ce reste dans ces
deux ouvrages ? Nous reviendrons sur cette question dans la conclusion et dans les chapitres
suivants.

1. Corps et pouvoir : histoire de la naturalité de la prison

Surveiller et punir fait apparaître plusieurs processus de formation des objets naturels,

467
Chapitre III, Partie II

dont chacun crée et se développe selon son propre rythme. L’objectif de Foucault est de
décrire, en s’appuyant sur ses analyses précédentes, ces processus pour mettre en question la
naturalité d’une institution, c’est-à-dire de la prison. Bien entendu, la prison dans cet ouvrage
n’est qu’un exemple pour penser la forme générale du pouvoir dans la société moderne, en ce
sens que cet établissement d’enfermement représente les relations de pouvoir de manière la
plus intense et la plus visible. Le point de départ de la réflexion foucaldienne est, nous
semble-t-il, triple. Premièrement, l’« évidence » de la prison dans la société moderne, qu’il
faut pourtant mettre en doute : « La prison est, dit Foucault, « naturelle » comme est
« naturelle » dans notre société l’usage du temps pour mesurer les échanges »1521. La première
cible, c’est la naturalité de la prison. Deuxièmement, c’est une sorte d’étonnement que
Foucault éprouve devant cette naturalité : pourquoi la prison, n’ayant qu’ « une position
restreinte et marginale dans le système des peines » 1522 , est-elle devenue, presque
instantanément, « la forme essentielle du châtiment »1523 ? Nous examinerons ci-dessous
brièvement les trois formes historiques de punition entre lesquelles Foucault ne voit aucun
signe de progrès. Parmi elles, la prison n’est la forme de châtiment ni la plus logique ni la plus
raffinée. De là se pose la question généalogique de la prison, qui n’a aucune supériorité
logique ou structurelle sur d’autres formes de punition, mais qui est, de fait, dominante dans
la société moderne. Le troisième point est étroitement lié aux luttes politiques que Foucault a
menées notamment dès le début des années soixante-dix : « Que les punitions en général et
que la prison relèvent d’une technologie politique du corps, c’est peut-être moins l’histoire
qui me l’a enseigné que le présent1524. » Foucault se demande ensuite si faire l’histoire de la
prison ne revient pas à un pur anachronisme, et y répond : « Non, si on entend par là faire
l’histoire du passé dans les termes du présent » ; « Oui, si on entend par là faire l’histoire du
présent »1525. Surveiller et punir n’est donc pas une simple « histoire du présent », en ce sens
qu’il ne porte pas directement sur ce qui se passe actuellement, mais une « histoire du
passé dans les termes du présent », qui, quelque peu tautologique, souligne pourtant une
certaine distance entre les luttes actuelles et le passé comme objet de la description historique.
Le décalage entre ces deux modes d’histoire permettrait à Foucault de se définir comme
« historien du présent », qui, décrivant comment la situation actuelle où nous nous trouvons

1521
Surveiller et punir, p. 269.
1522
Ibid., p. 139.
1523
Ibid., p. 136.
1524
Ibid., p. 39.
1525
Ibid.
468
Chapitre III, Partie II

s’est historiquement formée, n’impose point son histoire comme la seule interprétation du
présent, mais l’ouvre à des usages possibles dans les luttes actuelles. C’est cette position
stratégique qui traverse l’histoire foucaldienne dans Surveiller et punir. Naturalité de la prison,
généalogie de cette forme marginale de punition et rapport au présent, ces trois éléments
définissent l’histoire foucaldienne de la prison. Il nous faut maintenant préciser quels objets
naturels ou quelles technologies de pouvoir apparaissent dans cette histoire et la constituent.
C’est par la rupture entre le supplice de Damiens en 1757 et le règlement d’une
maison de jeunes détenus en 1838 que Foucault commence son histoire des objets naturels
autour de la prison. Cette transformation brusque n’est pas due à un progrès de la sensibilité
collective ou de l’humanisme, mais à l’organisation d’une autre économie du pouvoir qui
forme de nouveaux objets, en leur donnant une naturalité. Le partage du permis et du défendu
est toujours maintenu, mais ce que l’on désigne comme crime ou la « manière dont une
société définit le bien et le mal » ont considérablement changé1526. Il n’est pas non plus
question de la disparition du corps dans la punition. Dans le pouvoir punitif, le corps est
toujours présent, mais sous une tout autre forme, et doublé d’une chose totalement inédite,
qu’est l’ « âme », selon le vocabulaire des théoriciens d’alors1527. On ne juge plus l’acte
criminel commis par un individu, mais l’ « âme » du criminel, pour expliquer son crime à
partir de cette individualité que seules les enquêtes scientifiques peuvent mettre en lumière.
La question n’est plus de savoir simplement si le suspect a commis ou non ce crime, mais
quel personnage se cache derrière l’acte criminel, et si la connaissance scientifique assure ou
non sa responsabilité juridique. La justice prend comme objet non plus les crimes, mais ce qui
les a rendus possibles, c’est-à-dire l’âme des criminels. Toutefois, il ne s’agit pas de
l’élargissement du pouvoir juridique vers un domaine extra-judiciaire. C’est la pénétration
d’un autre type de vérité dans le domaine juridique, vérité scientifique, qui constituerait « un
étrange complexe scientifico-juridique »1528. En d’autres termes, la rationalité propre à la
justice criminelle n’a pas absorbé des éléments qui lui sont étrangers pour établir une nouvelle
systématicité pourtant toujours juridique, mais ce sont des éléments extérieurs qui
commencent à fonctionner à l’intérieur de la justice, tout en gardant leur extériorité à la
justice. S’il y a unité apparente de la justice moderne, c’est en réalité que ce système

1526
« Un problème m’intéresse depuis longtemps, c’est celui du système pénal », DE I, no 95, 1971,
p. 1074.
1527
Surveiller et punir., p. 24.
1528
Ibid., p. 27.
469
Chapitre III, Partie II

juridico-scientifique juge autre chose que le crime. L’objectif de Foucault est de faire la
généalogie de ce composite du pouvoir de juger et du savoir, concernant les criminels, de leur
versant psychique, la « fonction-Psy », bien que Foucault n’emploie ce terme dans cet
ouvrage. C’est cette implication de pouvoir-savoir qui détermine la punition dans la société
moderne. Il ne s’agit là ni d’un simple progrès de l’humanité ni d’un résultat du changement
des formes sociales en général, mais d’un des effets d’un nouvel exercice du pouvoir qui
s’appuie à la fois sur le domaine de la punition et sur les autres champs de pouvoir. La
punition sert d’exemple à la réflexion sur les formes modernes du pouvoir.
C’est dans ce plan général constitué du juridique et du psychique que le corps se
trouve dans une tout autre position que celle qu’il occupait dans l’économie du supplice. Ce
n’est plus le corps supplicié ou torturé, mais celui qui est investi par les tactiques
politico-juridiques et par les effets de la connaissance de l’homme qui s’implante sur le
juridique, pour que le pouvoir puisse en tirer une série d’effets positifs et productifs, plutôt
que répressifs. Le corps est donc politiquement assujetti et épistémologiquement objectivé,
pour son utilisation économique. Docilité, connaissabilité et utilité, ces trois éléments
constituent l’enjeu de « la technologie politique du corps »1529. Cette technologie n’est pas
identifiable à un appareil ou à une institution, et son propre niveau est ce que Foucault appelle
« microphysique du pouvoir », qui se trouve entre le corps et ces grandes institutions. Le
pouvoir ne se définit pas dans cette microphysique comme une propriété, mais comme une
série de stratégies diverses entre lesquelles se produisent des points innombrables
d’affrontement, de conflit ou d’inversion. C’est précisément une scène généalogique qui se
déploie dans cette microphysique, et c’est la mobilité perpétuelle de relations du pouvoir qui
la caractérise. Le savoir fonctionne dans ces relations comme arme de domination ou de
résistance, et se forme en même temps dans ces affrontements. Foucault dit ainsi : « ce n’est
pas l’activité du sujet de connaissance qui produirait un savoir, utile ou rétif au pouvoir, mais
le pouvoir-savoir, les processus et les luttes qui le traversent et dont il est constitué, qui
déterminent les formes et les domaines possibles de la connaissance 1530 . » Le sujet de
connaissance ne peut être hors de ce pouvoir-savoir. Il n’est qu’un point d’articulation dans
ces relations, de la même façon qu’il n’était, dans l’archéologie, qu’un effet de la formation
discursive. Il n’y a pas de position « désintéressée » dans cette microphysique, de même que
l’opposition violence-idéologie, la métaphore de la propriété ou le modèle du contrat ou de la

1529
Ibid., p. 34.
1530
Ibid., p. 36.
470
Chapitre III, Partie II

conquête sont également insuffisants pour appréhender ces relations de pouvoir1531.


Dans cette microphysique qui entoure et traverse le corps, l’âme est produite non pas
comme une illusion ou un effet idéologique, mais comme une réalité incorporelle. Le fait que
l’âme ne soit pas substantielle n’interdit pas que le pouvoir exerce certains effets sur elle ou
que le savoir s’y réfère comme objet. Le pouvoir et le savoir s’appuient sur cette
« réalité-référence » pour assujettir et objectiver le corps humain. L’âme existe, dans la
mesure où elle est « effet et instrument d’une anatomie politique » du corps1532. C’est en ce
sens que l’âme est, ainsi que le dit Foucault, la « prison du corps »1533. La généalogie dans
Surveiller et punir est donc polymorphe : elle porte sur le corps, l’âme, le pouvoir, le savoir,
etc., pour en examiner la naturalité. Le problème de la prison et de la punition est un point de
convergence de tous ces objets, à partir duquel la réflexion générale sur le pouvoir et le savoir
devient possible.

1.1. Trois formes de punition

Pour mettre en question la naturalité de la prison et les technologies qu’elle mobilise,


Foucault commence par analyser trois formes de punition, à savoir le supplice, le projet
réformateur de la cité punitive et la prison en tant que lieu disciplinaire. Ces trois types de
pouvoir punitif ne correspondent pas, respectivement, à une période historique, comme c’est
le cas pour les trois épistémès dans Les Mots et les Choses. Plutôt que liée à une période,
chaque manière de punir représente une rationalité intrinsèque. Même l’atrocité du supplice
n’est pas la figure de la colère démesurée du souverain, mais se base sur un calcul rationnel
entre le crime et la punition. Le projet de la réforme serait en un sens plus logique et plus
transparent que l’incarcération, mais il ne se réalise jamais dans la société. Décrire trois types
différents de châtiment souligne que, au même titre que l’apparition de la prison n’est point le
résultat d’un progrès rationnel, l’explication téléologique n’a aucun sens dans cette histoire de
la punition.
Le supplice n’est pas une vengeance aveugle du souverain, mais « une production
différenciée de souffrances, un rituel organisé pour le marquage des victimes et la

1531
Ibid.
1532
Ibid., p. 38.
1533
Ibid.
471
Chapitre III, Partie II

manifestation du pouvoir qui punit »1534. Il s’agit d’un art de donner une certaine quantité de
souffrance proportionnelle à la gravité du crime commis. En outre, cette technique calculée
manifeste, au moment de l’exécution, publique, une vérité qui affirme la correspondance
quantitative entre le crime et le supplice, et qui fonctionne comme justification de l’exercice
du pouvoir de punir. Or celui qui punit n’est pas n’importe qui, mais le souverain.
L’intervention du pouvoir souverain est possible dans la mesure où le crime s’attaque non
seulement à sa victime immédiate, mais aussi au souverain lui-même. Le supplice a
également dans ces conditions un sens politique, celui de restaurer la souveraineté blessée par
le crime. Entre le souverain et le crime, il y a évidemment dissymétrie absolue de force. Le
supplice est un éclat de ce pouvoir souverain tout-puissant sur le corps du sujet ayant violé la
loi. Foucault dit ainsi : « Le supplice ne rétablissait pas la justice ; il réactivait le
pouvoir1535. » Le supplice a donc deux faces, l’une juridique et l’autre politique : la justice
révèle la vérité sur laquelle s’appuie l’exercice violent de la souveraineté, et le pouvoir
politique assure la manifestation publique de cette vérité, au travers d’une lutte contre le crime.
La vérité juridique et l’affrontement politique se lient étroitement l’une à l’autre. Dans ce
système juridico-politique, l’atrocité joue un double rôle : celui d’une part de « principe de la
communication du crime avec la peine », et d’autre part d’ « exaspération du châtiment par
rapport au crime »1536. Le supplice ne fonctionne que s’il est aussi atroce que le crime qu’il
doit punir. La critique humaniste du supplice ignore certainement cet aspect calculé de la
violence du souverain.
Mais la réforme n’a pas son origine dans la nouvelle sensibilité humanitaire contre
l’atrocité du supplice. Il est question non pas de faire cesser la cruauté de la punition, mais de
limiter le pouvoir de souveraineté pour lequel la punition n’est possible que sous la forme de
violence apparemment démesurée. Le problème est donc d’opposer au pouvoir une certaine
limite légitime et indépassable de son exercice. La réforme « humanitaire » est en réalité une
stratégie de pouvoir autre que celle de la souveraineté. Le premier objectif de la réforme n’est
pas l’atrocité elle-même, mais l’excès de châtiments, lié à l’irrégularité et la multiplicité des
instances juridiques, et à l’absence d’une hiérarchie unique et continue entre elles. Il s’agit
d’établir une nouvelle « économie » du pouvoir de punir, qui recouvre toute la société de
manière homogène et continue. Ce projet de la réforme, préparé à l’intérieur de l’appareil

1534
Ibid., p. 44.
1535
Ibid., p. 60.
1536
Ibid., p. 68.
472
Chapitre III, Partie II

judiciaire et qui tente de se fonder non pas sur les « privilèges multiples, discontinus,
contradictoires parfois de la souveraineté », mais sur les « effets continûment distribués de la
puissance publique », correspond à un changement historique concernant les illégalismes1537 :
avec le développement du capitalisme et l’augmentation de la richesse, l’illégalisme des biens
constitue une cible de plus en plus importante pour le pouvoir de punir. Ce type d’illégalisme
est détaché de celui des droits (la non-application de la règle, l’inobservation des édits ou des
ordonnances, etc.), que les couches populaires ont souvent commis pour leur survie, grâce à
une certaine tolérance implicite du pouvoir souverain. La réforme lutte donc à la fois contre
« le surpouvoir du souverain » et contre « l’infra-pouvoir des illégalismes » populaires, pour
bien définir une nouvelle forme d’illégalisme, celle des biens, et pour la punir
efficacement1538. De là la nécessité d’un principe commun au souverain et au peuple : c’est là
qu’intervient l’homme, en tant que « forme juridique et morale » soumise à une double
délimitation, d’une part, le droit souverain, et d’autre part, les illégalismes populaires1539. La
réforme tente donc d’assurer l’universalité et la permanence du pouvoir de punir. La notion
d’humanité est moins liée à une sensibilité fraternelle qu’à un principe rationnel de
généralisation du pouvoir de punir dans la société. Ainsi généralisée, la punition devient la
protection de la société contre le crime, qui n’est rien d’autre qu’une violation du pacte social.
Se pose la question : s’il ne s’agit plus de la vengeance du souverain, mais de la défense de la
société, quelle mesure punitive doit-on prendre contre le crime ? Le principe est de « calculer
une peine en fonction non du crime, mais de sa répétition possible »1540. Il n’est donc plus
nécessaire d’opposer l’énormité de la violence au criminel, mais d’estimer minutieusement la
peine minimum et suffisante pour empêcher la récidive. La sensibilité humaine n’est que « le
nom respectueux donné à cette économie et à ses calculs minutieux »1541. Il est en réalité
question d’une « sémio-technique » pour établir une corrélation idéale et transparente entre le
crime et la punition1542.
Mais cette équivalence du crime et de la peine doit être également individualisée en
fonction des caractères singuliers de chaque criminel. Cette modulation individuelle de la
peine aurait pour modèle l’histoire naturelle, qui constitue la taxinomie des espèces selon une

1537
Ibid., p. 97.
1538
Ibid., p. 104.
1539
Ibid., p. 105.
1540
Ibid., p. 110.
1541
Ibid., p. 109.
1542
Ibid., p. 112.
473
Chapitre III, Partie II

graduation ininterrompue. Revenant sur ce fameux tableau des êtres vivants, Foucault précise
ce projet de la taxinomie des crimes : « On cherche à constituer un Linné des crimes et des
peines, de manière que chaque infraction particulière, et chaque individu punissable, puissent
tomber sans aucun arbitraire sous le coup d’une loi générale1543. » Alors que ce modèle reste
spéculatif, il y a, à la même époque, des « formes d’individualisation anthropologique » qui
commencent à se constituer. Parmi ces formes, Foucault prend le sujet délinquant, « une
certaine volonté qui manifeste son caractère intrinsèquement criminel », qui se forme au
travers de la notion de récidive 1544 . Mais ce sujet criminel, encore embryonnaire, ne
fonctionnera pleinement que dans le système disciplinaire constitué autour de la prison. Nous
reviendrons sur l’analyse de Foucault ci-dessous.
Il y a donc deux lignes d’objectivation possible : l’une spéculative et taxinomique, et
l’autre anthropologique. De la première naît « la nécessité de mesurer, de l’intérieur, les effets
du pouvoir punitif prescrit des tactiques d’intervention sur tous les criminels, actuels ou
éventuels »1545. De la seconde, apparaît la figure du criminel comme l’ennemi de tous, comme
le monstre ou l’anormal1546. Dans ces deux possibilités d’objectivation, le criminel devient un
individu à connaître. Mais, alors que le second type d’objectivation, celle du criminel hors la
loi, demeure encore virtuel, le premier se développe plus rapidement, tout en prenant appui
sur le discours des Idéologues. C’est le rêve de « la cité punitive », qui se fonde sur une
technologie de la représentation1547. Il s’agit de « constituer des couples de représentation à
valeurs opposées », c’est-à-dire de lier chaque crime à un châtiment qui lui correspond
parfaitement, jusqu’à ce que le rapport représentatif soit le moins arbitraire possible1548. La
peine fonctionne comme obstacle contre le désir de crime, et réduit ou supprime la bénéfice
que l’on peut tirer du crime. La durée du châtiment est en outre modulable pour mieux
correspondre aux caractères de chaque crime. Et la peine est publique, car le châtiment ne vise
pas seulement le coupable, mais aussi tous les coupables possibles ou le public, pour
fonctionner comme exemple qui inscrira dans l’esprit de chacun l’inutilité morale et
économique du crime. Dans la cité punitive qu’on imagine, il y a « mille petits théâtres de
châtiments », représentations du crime-obstacle1549. C’est un tableau vivant des châtiments

1543
Ibid., p. 118.
1544
Ibid., p. 119.
1545
Ibid., p. 120.
1546
Nous reviendrons sur ce point dans la section suivante.
1547
Surveiller et punir, p. 137.
1548
Ibid., p. 123.
1549
Ibid., p. 133.
474
Chapitre III, Partie II

qui représentent, chacun, un crime. Ce lien entre le crime et la peine est assuré d’une part par
la loi qui définit chaque signe crime-peine, et d’autre part par le corps ou la présence du
criminel, où la loi devient matériellement visible. Ce tableau vivant est un système clos de
représentation, mais, en même temps, capable de s’élargir presque infiniment tout en
inventant de nouveaux signes. Toutefois, comme nous le savons bien, ce projet de la cité
punitive, inspiré du discours des Idéologues ainsi que de l’histoire naturelle, ne s’est jamais
réalisé. Est-ce un projet lié à l’épistémè classique, comme c’est le cas pour l’histoire naturelle,
et destiné à disparaître avec la formation de l’épistémè moderne ? Foucault ne répondrait pas à
ce questionnement archéologique. Cette cité punitive, malgré sa transparence de
représentation, n’est rien d’autre qu’un projet. Foucault dit ainsi : « C’est cette
sémiotechnique des punitions, ce « pouvoir idéologique » qui, pour une part au moins, va
rester en suspens et sera relayé par une nouvelle anatomie politique où le corps, à nouveau,
mais sous une forme inédite, sera le personnage principal1550. » Cette nouvelle anatomie
politique, c’est la prison. C’est à partir de l’individualisation anthropologique,
individualisation du sujet délinquant, que le pouvoir de punir peut croiser deux lignes
d’objectivation, l’une de l’anormal et l’autre du moyen de mesure des effets de pouvoir.
En affirmant l’importance historique de l’homme, non de la représentation, Foucault
reprend implicitement la thèse qu’il a développée dans Les Mots et les Choses. Ce
parallélisme ne resterait pourtant que superficiel. Car l’histoire de l’emprisonnement punitif
remonte plus loin que la naissance de la prison, qui n’est point une invention des temps
modernes. Foucault donne quelques exemples de maisons d’enfermement flamande,
américaine et anglaise, dont la première est ouverte à la fin du XVIe siècle, et qui définissent
déjà les principes de base de l’emprisonnement, tels le travail forcé, l’isolement ou la
non-publicité de la peine. Or les réformateurs disqualifient souvent la détention, qui est, pour
eux, liée étroitement à l’arbitraire royal, ainsi que le montrent bien les lettres de cachet. Entre
le projet réformateur et la prison, il y a toutefois des points de convergence : la modulation
temporelle leur sert à tous les deux de mesure de la peine, et ils visent moins à châtier le crime
commis, qu’à en empêcher la répétition à l’avenir. Mais la différence qui les sépare est
évidente : alors que, dans le projet réformateur, la peine porte sur la représentation
crime-obstacle, stipulée par la loi, et marquée dans l’esprit de chacun au travers des spectacles
de châtiment, il s’agit dans la prison d’exercer le pouvoir sur le corps, le temps et les activités

1550
Ibid., p. 122.
475
Chapitre III, Partie II

quotidiennes. En outre, si la réforme tente de restituer, au travers de la punition, le sujet de


droit, qui est celui, juridique, du pacte social, la prison fabrique un sujet obéissant,
« l’individu assujetti à des habitudes, des règles, des ordres, une autorité qui s’exerce
continûment autour de lui et sur lui, et qu’il doit laisser fonctionner automatiquement en
lui »1551. Le pouvoir carcéral s’exerce, de même que l’a fait le pouvoir de souveraineté, sur le
corps, pour empêcher la récidive, comme l’a visé le projet réformateur, mais par
l’assujettissement du sujet criminel. Il y a donc trois modèles de punition, à savoir le supplice,
la réforme et la prison. La question de Foucault est de savoir pourquoi le troisième est devenu
finalement dominant dans le domaine de la punition. La seconde moitié de Surveiller et punir
est consacrée à ce problème : la troisième partie « Discipline » met en lumière le mécanisme
et la rationalité de pouvoir qui fonctionne dans la prison ; la quatrième partie « Prison » décrit
l’histoire de ce pouvoir singulier et de sa généralisation dans la société. Nous tentons
ci-dessous d’appréhender cette analyse foucaldienne du mécanisme du pouvoir disciplinaire et
de la formation historique de sa naturalité.

1.2. Discipline

Le pouvoir disciplinaire se définit par trois éléments : l’échelle, l’objet et la modalité.


Premièrement, il s’exerce sur le corps jusque dans son moindre détail ; deuxièmement, il ne
porte plus sur les intentions de la conduite, mais sur l’efficacité et l’organisation interne des
mouvements corporels ; enfin, troisièmement, il implique une coercition continue et constante.
Ces méthodes, permettant de rendre à la fois docile et utile le corps, constituent ce que l’on
appelle « discipline ». Foucault souligne que l’ « invention » de ces méthodes disciplinaires
ne se comprend pas comme un surgissement instantané, mais « une multiplicité de processus
souvent mineurs, d’origine différente, de localisation éparse » 1552 . C’est précisément de
l’émergence au sens généalogique qu’il s’agit dans ce passage. Foucault ne prétend pas faire
l’histoire des institutions disciplinaires, mais celle des « techniques minutieuses toujours,
souvent infimes », qui s’exercent sur le niveau corporel1553. Comme la discipline est « une
anatomie politique du détail », l’histoire en est également celle du détail ou de point de
contact entre ces techniques et le corps. Cette généalogie des éléments infinitésimaux,

1551
Ibid., p. 152.
1552
Ibid., p. 162.
1553
Ibid., p. 163.
476
Chapitre III, Partie II

Foucault la caractérise de manière anti-hégélienne, comme celle des « ruses, moins de la


grande raison qui travaille jusque dans son sommeil et donne du sens à l’insignifiant, que de
l’attentive « malveillance » qui fait son grain de tout »1554. Ce n’est pas la ruse de la raison qui
donne du sens au moindre détail, mais ce sont des choses disparates et infimes qui constituent
dans l’histoire une raison d’origine hétérogène. L’histoire des techniques disciplinaires est
certainement marginale par rapport à la grande histoire de l’Esprit. Mais c’est cette position
limitée et locale qui met en doute la totalité de l’Histoire, en lui opposant l’anatomie du détail.
Foucault définit la discipline par quatre traits : la répartition spatiale, le contrôle
temporel, l’organisation des genèses et la composition des forces. Premièrement, la discipline
organise une série de répartitions spatiales telles que les cellules, les places ou les rangs, pour
y disposer des individus et pour en faire des espaces « à la fois architecturaux, fonctionnels et
hiérarchiques »1555. Ces répartitions permettent de constituer des « tableaux vivants », qui
« transforment les multitudes confuses, inutiles ou dangereuses, en multiplicités
ordonnées »1556. Or, affirmant que « la constitution de tableaux a été un des grands problèmes
de la technologie scientifique, politique et économique du XVIIIe siècle », Foucault compare
cet art de la répartition disciplinaire avec les tableaux de l’histoire naturelle et ceux de
l’analyse des richesses1557. En ce sens, ce premier pas de la technique disciplinaire est
contemporaine du savoir classique, analysé dans Les Mots et les Choses. Les tableaux dans
l’analyse des richesses et l’histoire naturelle ont cependant pour fonction de réduire les
multitudes soit des richesses soit des vivants pour établir une mesure ou une catégorie
supérieures à chaque élément d’analyse (les mouvements monétaires pour l’économie et les
classes pour l’histoire naturelle). Mais la répartition disciplinaire a pour objet de « traiter la
multiplicité pour elle-même » et d’ « en tirer le plus d’effets possibles »1558. Dans la discipline,
l’individualité de chacun ne disparaît pas dans le tableau. Il s’agit au contraire de mieux la
cerner dans cet espace artificiellement quadrillé.
Deuxièmement, le contrôle temporel se fait à plusieurs niveaux. D’abord, l’emploi du
temps, vieil héritage des communautés monastiques, qui définit globalement l’organisation
temporelle d’une journée, d’une semaine ou d’une période quelconque. Ensuite, au niveau
plus minutieux, il y la décomposition de l’acte en ses éléments qui se succèdent l’un après

1554
Ibid.
1555
Ibid., p. 173.
1556
Ibid., p. 174.
1557
La Grammaire générale n’est cependant pas mentionnée ici.
1558
Surveiller et punir, p. 175.
477
Chapitre III, Partie II

l’autre ; une série de gestes ainsi analysée et définie est mise en corrélation avec le corps, pour
établir la correspondance stricte et efficace entre l’attitude globale du corps et les gestes ; le
corps est également articulé à l’objet qu’il manipule. Enfin, ce contrôle disciplinaire du temps
tente d’utiliser le temps de manière toujours croissante, jusqu’au moindre instant : le temps
est dans la discipline un élément positif où le corps peut presque infiniment puiser, alors que
l’emploi du temps classique ne fait que marquer quelques moments dans une durée
déterminée. Cette technique disciplinaire, qui établit un lien étroit entre le corps et le temps,
constitue un nouvel objet, qui est « le corps naturel, porteur de forces et siège d’une durée »,
articulé à une série de gestes, d’objets et surtout d’instants infinitésimaux, à partir desquels se
construisent de nouvelles formes analytiques de savoir sur le corps. Le contrôle du temps
s’appuie sur une individualité naturelle et organique, analysable par rapport à une temporalité
proprement disciplinaire.
Troisièmement, l’organisation des genèses a pour objet d’accumuler les résultats de
la discipline sur les activités du corps par une pédagogie analytique qui, divisant le temps en
filières, détermine, de chaque segment temporel, un schéma allant des éléments les plus
simples possibles à une combinaison complexe, pour établir entre ces segments une échelle
évolutive, que l’individu monte par une série continue d’exercices. Foucault dit ainsi que « le
pouvoir s’articule directement sur le temps »1559. C’est à ce moment de la constitution d’un
temps évolutif par la discipline, que se forme l’histoire du « progrès » dont l’évidence subsiste
encore aujourd’hui : « L’historicité « évolutive », telle qu’elle se constitue alors (…) est liée à
un mode de fonctionnement du pouvoir1560. » Mais cette organisation des genèses n’est pas
non plus une invention nouvelle et soudaine par la discipline : Foucault souligne l’origine
religieuse de l’idée d’organisation linéaire et progressive des segments, dans un groupe
mystique et ascétique du XVIe siècle, les Frères de la Vie commune, et la diffusion de cette
idée vers différents domaines, suivant des processus plus généalogiques que téléologiques. La
discipline n’est pas en ce sens un produit de l’épistémè moderne, mais le résultat d’un
processus hétérogène et hasardeux de plus long terme.
Enfin, quatrièmement, la discipline fait du corps singulier une pièce qui est placée
dans une machine mobile et multisegmentaire, et articulée à d’autres. Dans la discipline,
« l’homme de troupe est avant tout un fragment d’espace mobile, avant d’être un courage ou

1559
Ibid., p. 188.
1560
Ibid.
478
Chapitre III, Partie II

un honneur »1561. Les corps disciplinés se combinent ainsi dans un espace soigneusement
aménagé pour en faire des forces collectives et utiles.
Ces quatre traits de la discipline fabriquent, à son niveau propre, un type
d’individualité particulière : cellulaire par la répartition spatiale, organique par le contrôle
temporel, génétique par l’organisation des genèses et combinatoire par la composition des
forces1562. Pour construire ces quatre types d’individualité, la discipline met en œuvre quatre
techniques, à savoir les tableaux (la répartition), les manœuvres (le contrôle temporel), les
exercices (le cumul des segments génétiques) et les tactiques (la combinaison des forces).
Employant notamment le terme « tactique », Foucault met l’accent sur la continuité entre la
guerre et la politique, qui est pourtant, comme nous l’avons vu dans l’analyse de « Il faut
défendre la société », la politique comprise comme la prolongation de la guerre, ou, autrement
dit, la généralisation de la guerre comme intelligibilité de la politique. La politique qui passe
par la tactique permet, selon Foucault, de « comprendre l’armée comme un principe pour
maintenir l’absence de guerre dans la société civile », alors que la stratégie concerne la guerre
comme manière de mener la politique entre les États1563. La discipline se fonde sur ce modèle
militaire de la société civile. Elle se trouve aux antipodes à la pensée juridico-philosophique
du pacte social ou de l’état de nature, dont Foucault lui-même met en doute l’efficacité
théorique.
Pour fabriquer des individus dociles et utiles au croisement de ces quatre types
d’individualité, la discipline utilise trois instruments simples : le regard hiérarchique, la
sanction normalisatrice et l’examen qui assure la combinaison des deux précédents dans une
procédure qui lui est propre. Premièrement, la permanence de la discipline et de ses effets
n’est assurée que par la surveillance continue : « L’appareil disciplinaire parfait permettrait à
un seul regard de tout voir en permanence1564. » Certes il faut en réalité des relais pour que cet
appareil fonctionne efficacement, mais ces regards locaux s’organise en hiérarchie pour
œuvrer comme une machine.
Deuxièmement, la discipline possède son propre mécanisme pénal qui porte sur
l’espace « infra-pénal » que les lois laissent vide, et qui n’est donc pas réductible à un modèle
du tribunal. La pénalité disciplinaire a pour objet « l’inobservation, tout ce qui est inadéquat à

1561
Ibid., p. 193.
1562
De ces quatre individualités disciplinaires, voir : Emmanuel Gripay, « La psychanalyse dans une
généalogie des normes de l’inquiétude de soi », Incidence, no 4-5, 2009, p. 219-276.
1563
Surveiller et punir, p. 198.
1564
Ibid., p. 204.
479
Chapitre III, Partie II

la règle, tout ce qui s’en éloigne, les écarts »1565. Il s’agit dans ces « écarts » non seulement de
l’ordre artificiel de la loi ou du règlement, mais aussi des processus naturels et observables,
tels que la durée d’un apprentissage ou d’un exercice, et l’aptitude déterminée par rapport à
une régularité. L’objectif de la pénalité disciplinaire est donc de réduire ces écarts, et elle doit
essentiellement être corrective. En outre, la punition n’est qu’une face d’un système double de
gratification-sanction : dans la discipline, on n’interdit pas simplement certains
comportements, mais le système en mesure les écarts pour les punir ou pour les récompenser.
Au travers de ce système de deux pôles, positif et négatif, les individus sont jaugés avec
exactitude, ou « en vérité » 1566 . Cette pénalité disciplinaire, qui « compare, différencie,
hiérarchise, homogénéise, exclut » des individus ou leurs comportements, a pour fonction la
normalisation, qui mesure les écarts par rapport à une norme pour les corriger ou
« normaliser » sans interruption1567. Elle s’oppose totalement à une pénalité juridique : alors
que cette dernière fonctionne de manière homogène dans la société en établissant l’opposition
binaire du permis et du défendu par les lois, la pénalité disciplinaire se réfère à un ensemble
de phénomènes observables et variables pour différencier et hiérarchiser infiniment des
individus. Les disciplines font donc apparaître un nouveau type de pouvoir, le pouvoir de la
Norme qui a sans doute une double face : d’une part, pour ce pouvoir, la normalisation idéale
est que tous les individus obéissent parfaitement à une seule norme ; d’autre part, comme
cette normalisation totale et stable ne peut exister, ce pouvoir continue « de mesurer les écarts,
de déterminer les niveaux, de fixer les spécialités et de rendre les différences utiles en les
ajustant les unes aux autres »1568. Le pouvoir de normalisation intervient sans cesse sur les
comportements individuels tout en accumulant la connaissance sur les écarts mesurés et les
sanctions appliquées. La discipline effectue donc à la fois l’assujettissement des individus et
leur objectivation.
C’est dans l’examen, troisième instrument disciplinaire, que se combinent la
surveillance et la sanction, en même temps que l’assujettissement et l’objectivation. Le rôle
de l’examen n’est pas simplement de sanctionner un apprentissage, mais de constituer « tout
un mécanisme qui lie à une certaine forme d’exercice du pouvoir un certain type de formation
de savoir »1569. Foucault le définit par trois caractères. Premièrement, l’examen renverse

1565
Ibid., p. 210.
1566
Ibid., p. 213.
1567
Ibid., p. 214.
1568
Ibid., p. 216.
1569
Ibid., p. 219.
480
Chapitre III, Partie II

totalement l’économie de la visibilité dans l’exercice du pouvoir : alors que le pouvoir


traditionnel se manifeste dans son déploiement rituel et éclatant, le pouvoir disciplinaire
devient invisible dans son exercice. Dans la discipline, au contraire, « ce sont les sujets qui
ont à être vus »1570. Le pouvoir disciplinaire n’impose jamais aux sujets sa marque. S’il se
manifeste, c’est dans la mesure où il fabrique, manipule et aménage des objets. L’examen est
en ce sens « la cérémonie de cette objectivation »1571. Deuxièmement, comme l’examen
mesure et enregistre de manière régulière ce qui concerne chaque individu, l’individualité
peut entrer dans le champ documentaire. L’examen, comme système d’écriture et
d’accumulation des informations sur les individus, constitue l’individu comme objet
descriptible et analysable. En même temps, cet individu mesuré et enregistré fait partie d’un
groupe d’individus qui sera également objectivé comme un élément de la population.
Troisièmement, l’examen et ses techniques documentaires font de chaque individu un « cas »,
à la fois « un objet pour une connaissance et une prise pour un pouvoir »1572. L’individu, privé
de toute sa singularité, est objectivé et assujetti, et, en retour, ces processus d’objectivation et
d’assujettissement fabriquent l’individu comme objet de savoir et effet de pouvoir.
C’est par ces instruments disciplinaires que la science de l’individu devient possible :
l’objectivation de l’homme non comme espèce mais comme individu est le résultat de ces
techniques coercitives. Dans la période de la discipline, ce n’est plus le souverain qui est le
plus individualisé, mais ce sont les sujets « assujettis » que les techniques disciplinaires
observent et enregistrent continûment pour exercer un pouvoir qui les assujettit et les
objective davantage infiniment. En outre, parmi ces individus disciplinés, il y a une sorte
d’échelle d’individualisation : « l’enfant est plus individualisé que l’adulte, le malade l’est
avant l’homme sain, le fou et le délinquant plutôt que le normal et le non-délinquant »1573. De
là un paradoxe : pour individualiser « l’adulte sain, normal et légaliste », il faut désormais lui
demander « ce qu’il y a encore en lui d’enfant, de quelle folie secrète il est habité, quel crime
fondamental il a voulu commettre »1574. L’homme normal ne peut être individualisé sans
qu’interviennent sur lui des analyses « psycho- » qui tentent de le lier à certains anomalies
telles l’infantilité, la folie ou la délinquance. Le normal n’existe curieusement que dans ces
figures marginales à corriger. Mais il ne faut pas conclure qu’il n’y a aucune norme qui

1570
Ibid., p. 220.
1571
Ibid.
1572
Ibid., p. 224.
1573
Ibid., p. 226.
1574
Ibid.
481
Chapitre III, Partie II

précède les anormaux, tout en les situant en dehors de la norme. Cette opposition binaire entre
le normal et l’anormal est elle aussi le résultat d’une objectivation, et l’homme normal est un
individu qui a moins de prise de pouvoir et de savoir que les anormaux. De l’anormal au
normal, en ce sens, c’est une ligne stratégique selon laquelle la discipline s’approche de
l’homme normal pour l’analyser comme pouvant avoir la moindre anomalie. Alors que dans
l’Histoire de la folie, la déraison s’oppose à la raison de l’extérieur, le normal et l’anormal
proviennent tous les deux du processus d’objectivation et d’assujettissement, où le
pouvoir-savoir pénètre dans toutes les marges. En ce sens, le pouvoir de la normalisation n’est
pas, par définition, le dehors. Le reste sera toujours récupéré dans son réseau. Les effets de
pouvoir s’élargissent dans la société, tout en produisant des objets, des sujets et des vérités. Le
pouvoir disciplinaire n’est pas ce qui interdit, réprime ou détruit, mais il est un pouvoir
productif et positif. L’individu est plus un produit du pouvoir disciplinaire qu’un élément
naturel et constitutif de la société. Ici, la naturalité de l’individu doit également être mise en
question.
Ce pouvoir disciplinaire d’objectivation et d’assujettissement est parfaitement réifié
dans la figure architecturale que Foucault a déjà présentée plusieurs fois depuis le début des
années soixante-dix : le Panopticon de Bentham. « Le dispositif panoptique n’est pas,
explique Foucault, simplement une charnière, un échangeur entre un mécanisme de pouvoir et
une fonction ; c’est une manière de faire fonctionner des relations de pouvoir dans une
fonction, et une fonction par ces relations de pouvoir 1575 . » Le pouvoir se manifeste
exhaustivement dans cet appareil spatial. Or Foucault remarque encore le parallélisme entre
ce projet de la prison idéale et la pensée naturaliste d’alors, en prenant comme exemple la
ménagerie royale de Versailles, conçue par Le Vaux, construite autour du pavillon central
octogonal, dont tous les côtés s’ouvraient, par de larges fenêtres, sur sept cages où étaient
enfermées sept espèces animales. Bien que cette ménagerie ait déjà disparu à l’époque de
Bentham et que celui-ci n’ait pas dit s’il s’en était inspiré, Foucault trouve entre le Panopticon
et la ménagerie « le souci analogue de l’observation individualisante, de la caractérisation et
du classement, de l’aménagement analytique de l’espace » et conclut que « le Panopticon, lui
aussi, fait œuvre de naturaliste », dans la mesure où « l’animal est remplacé par l’homme par
le groupement spécifique la distribution individuelle et le roi par la machinerie d’un pouvoir

1575
Ibid., p. 241.
482
Chapitre III, Partie II

furtif »1576. C’est le pouvoir anonyme qui se trouve dans la position du roi. Le savoir
naturaliste du tableau, savoir se fondant sur la représentation, fonctionne dans un contexte très
différent comme appareil idéal pour l’exercice du pouvoir. Foucault propose, semble-t-il, de
manière très discrète une autre lecture de l’épistémè classique, dans laquelle la forme moderne
de pouvoir se constitue à partir du savoir typiquement classique.
Mais ce que Foucault remarque dans ce projet architectural n’est pas, bien entendu,
une simple reprise du savoir classique dans le pouvoir-savoir moderne. L’important est que le
Panopticon peut être un modèle de fonctionnement qui permet au pouvoir disciplinaire de se
généraliser. Alors que ce pouvoir disciplinaire avait pour objet le quadrillage, la surveillance
et l’analyse d’un espace relativement limité et fermé pendant une durée déterminée (c’est le
cas pour la peste dans une ville), le Panopticon le détache de cette limite spatiale et temporelle
et le rend polyvalent dans ses applications. Il fonctionne comme « un intensificateur pour
n’importe quel appareil de pouvoir », tel que la prison, l’hôpital, l’école, l’asile ou l’usine. Le
pouvoir disciplinaire commence ainsi à se diffuser dans le corps social entier. Cette extension
s’est produite tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, c’est-à-dire à l’âge classique, et se
résume à trois processus. Premièrement, alors que sa fonction était autrefois essentiellement
négative (neutraliser des dangers ou fixer des populations inutiles ou agitées), la discipline
joue désormais un rôle positif, qui fait « croître l’utilité possible des individus » 1577 .
Deuxièmement, tandis que le pouvoir disciplinaire s’implante dans de nombreux
établissements, ses mécanismes tendent à se « désinstitutionnaliser » ou à sortir de ces
endroits fermés pour avoir une fonction de surveillance vers l’extérieur, ou pour essaimer vers
des foyers de contrôle plus petits que des institutions. Troisièmement, en même temps, le
pouvoir disciplinaire est étatisé, ainsi que le montre l’organisation de l’appareil policier au
XVIIIe siècle. Mais il ne faut pas penser que la discipline est finalement monopolisée par
l’état ou qu’elle est identifiable avec une institution ou avec un appareil. La discipline est
plutôt une modalité de fonctionnement microscopique du pouvoir, ainsi que Foucault le
caractérise comme une « physique » ou une « anatomie » du pouvoir1578. La discipline pénètre
donc dans le moindre détail de la vie sociale, et la société moderne devient en ce sens
totalement disciplinaire.
Foucault remarque en outre trois séries de processus dans la formation de cette

1576
Ibid., p. 237.
1577
Ibid., p. 245.
1578
Ibid., p. 251.
483
Chapitre III, Partie II

société disciplinaire, à savoir économique, juridico-politique et scientifique. En premier lieu,


la discipline est une manière d’exercice du pouvoir qui peut bien répondre aux trois critères
que la conjoncture économique d’alors exige : « rendre l’exercice du pouvoir le moins
coûteux possible » ; « faire que les effets de ce pouvoir social soient portés à leur maximum
d’intensité » ; « faire croître à la fois la docilité et l’utilité de tous les éléments du
système » 1579 . Dans la période du capitalisme naissant, l’accumulation du capital est
inséparable de celle des hommes en tant que forces de travail. La discipline produit ces
hommes disciplinés, dociles et utiles, tout en évitant, par ses techniques, des risques de révolte,
d’émeute et de désobéissance ou d’autres formes de contre-pouvoir.
En deuxième lieu, la discipline constitue un autre versant du processus
politico-juridique par lequel, au XVIIIe siècle, la bourgeoisie est devenue la classe
politiquement dominante. Cette hégémonie bourgeoise prend appui sur deux éléments
explicites, à savoir « la mise en place d’un cadre juridique explicite, codé, formellement
égalitaire » et « l’organisation d’un régime de type parlementaire et représentatif »1580. Mais
les dispositifs disciplinaires sont également indispensables à cette suprématie bourgeoise, car,
si « la volonté de tous forme l’instance fondamentale de la souveraineté », « les disciplines
donnent, à la base, garantie de la soumission des forces et des corps »1581. Pour que la société
moderne soit constituée par des sujets de droit qui sont égaux, il doit y avoir les disciplines
au-dessous du droit qui, à l’opposé de ce droit universel, spécialisent, différencient et
caractérisent infiniment les individus. Ainsi que le dit Foucault : « Les « Lumières » qui ont
découvert les libertés ont aussi inventé les disciplines1582. »
En troisième lieu, le processus scientifique, par lequel la discipline rend possible la
formation d’un savoir, en pénétrant d’abord dans l’hôpital, puis dans l’école et plus tard dans
l’atelier. Ces établissements ne sont pas simplement mis en ordre par la discipline, mais
transformés en lieux de production de savoir, par les technologies disciplinaires de pouvoir.
Le seuil « technologique » doit être franchi pour que soit dépassé le seuil épistémologique,
seuil de la formation de savoir. Foucault remarque le double processus circulaire entre le
pouvoir et le savoir : « déblocage épistémologique à partir d’un affinement des relations de
pouvoir » ; « multiplication des effets de pouvoir grâce à la formation et au cumul de

1579
Ibid., p. 254.
1580
Ibid., p. 258.
1581
Ibid.
1582
Ibid.
484
Chapitre III, Partie II

connaissances nouvelles »1583. Or Foucault a employé, nous l’avons vu, ce terme « seuil »
dans L’Archéologie du savoir pour décrire quatre niveaux que peut franchir une formation
discursive : ceux de positivité, d’épistémologisation, de scientificité et de formalisation. Ce
déblocage épistémologique rendu possible par les techniques disciplinaires correspond, nous
semble-t-il, au seuil épistémologique de 1969, dans la mesure où, dans L’Archéologie du
savoir, franchir ce seuil signifie que la formation discursive a acquis son autonomie comme
domaine de savoir, sans pour autant remplir les critères de la scientificité. L’objectivation des
individus serait exactement le franchissement du deuxième seuil de formation discursive, et
l’analyse généalogique met en lumière le rôle technique de la discipline qui sous-tend de
manière circulaire la formation du discours. Foucault souligne ainsi l’importance du
panoptisme, élément peu connu de l’histoire de la société moderne, qui serait pourtant
comparable à d’autres grandes inventions scientifiques contemporaines : « Pour un point
d’arrivée sans gloire, une origine difficile à avouer 1584 . » La généalogie du pouvoir
disciplinaire est une mise en question de la naturalité de cette forme de pouvoir, que l’on
considère souvent comme résultat logique du progrès de la raison. À cette conviction qui est
en réalité sans fondement, Foucault opposerait la question qu’il a posée en 1974 : « Pourquoi,
pour apprendre quelque chose à quelqu’un, doit-on punir et récompenser ? »1585 Douter de
cette naturalité du pouvoir disciplinaire, c’est précisément en faire l’histoire de la provenance
et de l’émergence. La prison est un excellent exemple de cette histoire du pouvoir
disciplinaire pour deux raisons : d’une part, elle est un des endroits où le pouvoir disciplinaire
se manifeste de manière très intense ; d’autre part, malgré les critiques sur ses
dysfonctionnements, la naturalité de la prison elle-même n’a pas été mise en question. Nous
examinerons maintenant comment la dissolution de la naturalité de la prison est effectuée par
Foucault.

1.3. Prison

Foucault insiste sur le fait que la naissance de la prison est antérieure aux nouveaux
Codes qui stipulent l’utilisation de la prison comme punition, et qu’elle se forme à l’extérieur
de l’appareil judiciaire. L’apparition de la prison dans le domaine juridique est donc

1583
Ibid., p. 261.
1584
Ibid.
1585
« La vérité et les formes juridiques », DE II, no 139, p. 1487.
485
Chapitre III, Partie II

« l’ouverture de la pénalité à des mécanismes de coercition déjà élaborés ailleurs »1586. Si


cette nouvelle institution a pris rapidement un caractère d’évidence, c’est que l’émergence de
la prison comme châtiment coïncide avec la généralisation des mécanismes disciplinaires dont
l’institution judiciaire n’est pas exclue. Comme la prison fait partie de cette société
disciplinaire, on ne sait pas du tout quel autre moyen de punition peut la remplacer, malgré
ses inconvénients et ses dangers. La privation de liberté serait la forme de punition la plus
simple et applicable à n’importe quel crime. C’est le fondement juridico-économique de la
prison. Mais son évidence tient également à son rôle positif, en tant qu’appareil à transformer
les individus. Ce fondement technico-disciplinaire fonctionne depuis l’installation de la prison
dans l’appareil judiciaire comme « un supplément correctif » de l’institution punitive1587.
C’est par cette fonction corrective que l’emprisonnement est plutôt « un mécanisme
différencié et finalisé » qu’une simple privation de liberté1588.
La prison est donc « la machinerie la plus puissante pour imposer une nouvelle forme
à l’individu perverti »1589 . Cette transformation de l’individu se fait au travers de trois
principes dont l’utilité est aisément compréhensible : l’isolement, le travail et la modulation
de peine. D’abord, par l’isolement, le condamné n’est pas simplement redressé, mais soumis
profondément au pouvoir, au point que sa « moralité » même change. Ensuite, l’utilité du
travail pénal consiste non pas dans le profit qu’il produit ou dans la formation d’une habilité
utile, mais dans « la constitution d’un rapport de pouvoir (…) et de son ajustement à un
appareil de production »1590. Enfin, même si la décision de la peine est prise par la justice, sa
mise en place effective relève d’un mécanisme autonome de la prison qui module et contrôle
les effets de la peine en fonction de l’état du condamné ou de son degré de normalisation ou
de guérison éventuelle. Le déroulement de la peine ne dépend pas de la justice, mais de ce qui
la dépasse, de ce qui serait technico-médical : il y a un excès du carcéral par rapport au
judiciaire. En outre, cet excès n’est pas second, mais existe dès la naissance de la prison ou
même sous la forme de projets. À ces trois schémas de supplément carcéral, politico-moral
(isolement), économique (travail) et technico-médical (normalisation) correspondent les trois
modèles d’institution, à savoir la cellule, l’atelier et l’hôpital. Le supplément disciplinaire de
la prison se forme au croisement de ces schémas, et c’est cela que Foucault appelle

1586
Surveiller et punir, p. 267.
1587
Ibid., p. 269.
1588
Ibid., p. 270.
1589
Ibid., p. 273.
1590
Ibid., p. 282.
486
Chapitre III, Partie II

« pénitentiaire ».
La justice est d’abord très sceptique sur ce supplément pénitentiaire, en soulignant
que la peine ne doit pas être plus que la privation de liberté. Mais les débats changent très
rapidement d’enjeu : qui va contrôler ce supplément ? Car la prison est, par ce supplément,
non seulement une institution pénale, mais aussi un lieu d’observation des individus punis et
de production d’un certain savoir, qui serait utile pour la justice criminelle. C’est ainsi que
naît le juge de l’application des peines. La justice tend à s’approprier le carcéral pour fonder
ses propres pratiques sur le savoir qui y est produit. Or, pour la réalisation de ces lieux
pénitentiaires, le Panopticon sert de modèle optimal, notamment vers les années 1830-1840. Il
assure à la fois l’exercice permanent du pouvoir et la constitution d’un savoir sur les individus.
Ce rôle double du panoptique pénitentiaire rend la peine plus efficace et plus utile, et même
rentabilise la punition.
En devenant le lieu du pouvoir-savoir pénitentiaire, la prison initie un processus
d’objectivation concernant les individus qu’elle enferme. Ils deviennent des individus à
connaître, en tant que « délinquants ». La prison reçoit de la justice un condamné, mais l’objet
du pouvoir pénitentiaire n’est ni l’infraction ni l’infracteur, mais le délinquant, qui « se
distingue de l’infracteur par le fait que c’est moins son acte que sa vie qui est pertinente pour
le caractériser » 1591 . Il est donc important de connaître sa biographie et son existence.
L’apparition du délinquant dans le domaine pénitentiaire est significative : cette notion fait
exister l’individu « criminel » avant le crime, pour faire apparaître, à partir de cette
individualité particulière, une causalité psychologique ou pathologique du crime. Dans le
domaine juridico-politique, le délinquant est un individu « dangereux », dont la punition et la
correction sont absolument nécessaires. Mais dans la construction d’une connaissance
« positive », le délinquant, s’objectivant comme « un réseau de causalité à l’échelle d’une
biographie », est analysé comme un ensemble de « syndromes morbides » ou « de grandes
formes tératologiques » 1592 . Il est question de faire du condamné un nouvel objet
« scientifique », le délinquant, plutôt que d’analyser l’acte criminel lui-même. Foucault dit
ainsi : « La possibilité d’une criminologie est donnée1593. » Or il note également, comme il l’a
souvent fait dans la période archéologique, qu’il ne faut pas « croire que c’est la découverte
du délinquant par une rationalité scientifique qui a appelé dans les vieilles prisons le

1591
Ibid., p. 292.
1592
Ibid., p. 293-294.
1593
Ibid., p. 295.
487
Chapitre III, Partie II

raffinement des techniques pénitentiaires » 1594 . La notion de délinquant n’est devenue


« naturelle » que dans ce processus d’objectivation dans l’appareil pénitentiaire.
Formant son propre domaine de connaissance objective, la prison a une autonomie
réelle par rapport à la justice, et cette « efficacité » disciplinaire et épistémologique de la
prison commence à hanter les tribunaux et les lois. « La délinquance, affirme Foucault, c’est
la vengeance de la prison contre la justice1595. » Dans l’histoire de la punition qui fait partie de
l’histoire du système juridique, la prison est un élément hétérogène qui vient d’ailleurs, avec
la formation du pouvoir disciplinaire. Mais ce système amalgamé se manifeste comme s’il
était le résultat logique et évident de l’histoire. L’analyse de Foucault met en question cette
naturalité, en revenant sur le moment de passage d’un art de punir à un autre, passage de la
chaîne des forçats à la voiture cellulaire en 1837. Foucault mentionne la « dernière chaîne »
en 1836, qui est un spectacle populaire et un rite du pouvoir souverain. Le chemin vers la
détention est loin d’être serein : « Quelque chose de violent se soulève et ne cesse de courir
tout au long de la procession : colère contre une justice trop sévère ou trop indulgente ; cris
contre des criminels détestés ; (…) ; affrontements avec la police »1596. Ce qui se passe avec la
chaîne, c’est le « sabbat des condamnés », qui s’oppose à la justice par les désordres qu’elle
peut provoquer1597. De là la nécessité de « rompre avec ces rites publics » : c’est ainsi que, en
1837, a été adoptée « une voiture conçue comme une prison roulante », « un équivalent
mobile du Panoptique »1598 . Chaque condamné est détenu dans une cellule, et surveillé
continûment, et le public n’a plus de contact avec les condamnés. Le principe du pouvoir
disciplinaire et sa forme pénitentiaire sont maintenus même pendant le déplacement, et cela
symbolise la généralisation du pouvoir disciplinaire.
Foucault note cependant que cette histoire de l’emprisonnement ne suit pas une
simple chronologie linéaire, telle que la mise en place d’une pénalité de détention, son échec
et un nouveau projet. En réalité, la critique de la prison et de ses méthodes apparaît presque en
même temps que la mise en place de la prison dans le système juridique, et ses formulations
essentielles (« la prison ne fait que fabriquer des délinquants », etc.) sont même aujourd’hui
répétées sans aucun changement. Contre ces « échecs », de nombreuses critiques, de
nombreux projets de réforme sont proposés, et la réponse est toujours la même : « la

1594
Ibid., p. 296.
1595
Ibid., p. 297.
1596
Ibid., p. 301.
1597
Ibid., p. 303.
1598
Ibid., p. 306.
488
Chapitre III, Partie II

reconduction des principes invariables de la technique pénitentiaire » qui ne change pas


depuis son apparition jusqu’à maintenant1599. Foucault se demande ainsi si la prison, son
échec et sa réforme sont moins trois moments successifs qu’ « un système simultané qui
historiquement s’est surimposé à la privation juridique de liberté », système à quatre termes :
le supplément de pouvoir disciplinaire, la production d’une objectivité pénitentiaire,
l’accentuation d’une criminalité que la prison devrait supprimer et la répétition d’une réforme
utopique1600. L’échec, dans ce système, fait partie du fonctionnement de la prison. Foucault
retourne là le problème : alors, à quoi sert cet échec de la prison ? La prison ne vise pas
simplement à réprimer les illégalismes, mais à les « différencier » et à en « assurer l’économie
générale »1601. En d’autres termes, la prison tente d’introduire à l’intérieur des illégalismes
une série de classements qui permettent de les gérer de manière plus efficace et moins
dangereuse. Cette différenciation des illégalismes est une réponse à un processus historique
caractérisé par « le développement de la dimension politique des illégalismes populaires »1602.
La forme populaire d’illégalisme se lie, à partir de la période de la Révolution, à des luttes
politiques, qui s’appuient en retour sur des formes existantes d’illégalisme. Ce lien mutuel
entre les illégalismes et les luttes politiques se manifeste dans le refus des lois ou des
règlements, qui est également la résistance à la classe dominante qui les a établis. Les
illégalismes populaires sont généralisés et multipliés, tout en s’articulant à des luttes sociales
et politiques de différents niveaux, contre la classe dominante. La loi, dont le langage se veut
universel, doit pourtant réagir à cette situation, tout en affirmant qu’elle est « le discours
d’une classe à une autre »1603. Foucault souligne que c’est dans ce plan général des luttes entre
les classes que la prison atteint son but en échouant en apparence. Il s’agit pour la prison de
dessiner et d’isoler une forme spécifique d’illégalisme, qui est la délinquance. S’il y a
l’opposition juridique entre la légalité et l’illégalité, c’est celle, stratégique, qui existe entre la
délinquance et les autres illégalismes. Ne cherchant pas à réduire tous les crimes, la prison
produit la délinquance, illégalisme politiquement et économiquement moins dangereux, et
caractérisé comme « sujet pathologisé » 1604 . L’objectivation de la délinquance et sa
solidification par rapport aux autres illégalismes ne sont rendus possibles que par cet appareil

1599
Ibid., p. 313.
1600
Ibid., p. 316.
1601
Ibid., p. 318.
1602
Ibid.
1603
Ibid., p. 322.
1604
Ibid., p. 323.
489
Chapitre III, Partie II

pénitentiaire.
La spécificité de la délinquance ainsi repérée a un certain nombre d’avantages dans
son fonctionnement. D’abord, il est possible de la contrôler en identifiant les individus ou les
groupes. Ensuite, on peut également l’aiguiller vers les formes d’illégalisme qui sont les
moins dangereuses. En ce sens, la délinquance bloque ou maintient à un niveau assez bas les
pratiques illégalistes courantes. Si cela est son utilisation indirecte, elle est aussi susceptible
d’une utilisation directe : en tant qu’illégalisme maîtrisé, elle peut être « un agent pour
l’illégalisme des groupes dominants », au travers des contrôles policiers1605. La surveillance
policière utilise la délinquance comme un instrument privilégié pour pénétrer dans tout le
champ social, en tentant de réduire non seulement les illégalismes, mais aussi les luttes
politiques souvent liées à ce monde populaire d’illégalisme. En outre, la délinquance peut
servir à la production d’un certain type de savoir statistique ou sociologique. Mais, bien
évidemment, toutes ces utilisations ne sont possibles que par l’existence de la prison. La
police et la prison forment un « dispositif jumelé », qui « découpe une délinquance
maniable »1606. La justice criminelle est également intégrée dans ce circuit, où elle n’assure
que la « caution légale » et le « principe de transmission » des délinquants vers la police et la
prison. La justice a perdu son autonomie. L’objectivation de la délinquance est donc loin de
rester dans un ordre épistémologique, mais joue un rôle dans les relations
politico-économiques, où l’existence de la délinquance est davantage solidifiée.
Mais cette objectivation de la délinquance ne réussit jamais à séparer totalement la
délinquance des couches populaires. Les effets que produit le système prison-police
rencontrent sans cesse des résistances, en suscitant des luttes parfois violentes. Il y a du moins
trois tactiques pour cette séparation : premièrement, la « moralisation » des classes pauvres,
qui consiste à maintenir leur hostilité contre la délinquance, tout en la confondant avec les
autres formes d’illégalisme que ces classes utilisent souvent pour leurs revendications
politiques ; deuxièmement, au travers des journaux, notamment du fait divers, présenter les
délinquants comme « tout proches, partout présents et partout redoutables », c’est-à-dire
souligner leur existence menaçante pour la vie quotidienne1607 ; troisièmement, à l’opposé de
la deuxième tactique, comme on le voit dans le roman criminel, montrer que le monde de la
délinquance est un monde totalement différent, sans aucune relation avec l’existence

1605
Ibid., p. 326.
1606
Ibid., p. 329.
1607
Ibid., p. 334.
490
Chapitre III, Partie II

quotidienne et familière1608. Le fait divers et la littérature policière produisent une masse de


« récits de crimes » qui répètent une même chose : pour les couches populaires, la
délinquance est à la fois très proche dans la mesure où elle est une menace perpétuelle pour la
vie quotidienne, et totalement étrangère et lointaine par son origine morbide. Or ces tactiques
n’ont pas obtenu une rupture totale entre les délinquants et les couches populaires, car, malgré
l’hostilité envers délinquants, il y a toujours des luttes autour de la pénalité que le pouvoir
impose à la classe populaire. En outre, les journaux populaires détournent la fonction du fait
divers, en assignant l’origine de la délinquance non pas à l’individu criminel, mais à la société.
Ils accusent également « la délinquance d’en haut », délinquance propre à la richesse tolérée
par les lois. La justice pénale est ainsi mise en question, car elle n’est pas faite pour
condamner cette délinquance non populaire. Ce que révèlent ces journaux populaires
fonctionne ainsi comme une sorte de « contre-fait divers », qui met davantage l’accent sur
l’inégalité sociale, politique et juridique et sur le privilège injustifiable de la classe
dominante1609.
De là aussi d’autres tactiques de résistance qui font des procès criminels l’occasion
d’un débat politique, ou qui obligent les prisonniers politiques à être les portes-paroles de tous
les détenus. Ces résistances tentent de faire apparaître dans les procès, où se manifeste le
pouvoir juridique contre les condamnés, des affrontements populaires au pouvoir. Parmi ces
tentatives de résistance, Foucault souligne l’importance des fouriéristes qui sont les premiers
à avoir élaboré « une théorie politique qui est en même temps une valorisation positive du
crime »1610. Selon les fouriéristes, si le crime est un effet de la « civilisation », il peut être de
ce fait même une arme contre elle. « II n’y a donc pas, concluent-ils, une nature criminelle
mais des jeux de force qui, selon la classe à laquelle appartiennent les individus, les
conduiront au pouvoir ou à la prison »1611. Les délinquants ne sont pas, selon eux, des
individus morbides et dangereux, mais ceux qui affrontent la civilisation par une arme qui
peut bouleverser l’ordre de forces établi, et cette arme est le crime. Les faits divers peuvent
fonctionner dans ces conditions pour révéler le jeu des forces à l’intérieur de la société. C’est

1608
Foucault a également mentionné cette fonction du roman criminel au début de l’ouvrage : « (…) du
roman noir à Quincey, ou du Château d’Otrante à Baudelaire, il y a toute une réécriture esthétique du
crime, qui est aussi l’appropriation de la criminalité sous des formes recevables. C’est, en apparence, la
découverte de la beauté et de la grandeur du crime; de fait c’est l’affirmation que la grandeur aussi a droit
au crime et qu’il devient même le privilège exclusif de ceux qui sont réellement grands. » (Ibid., p. 82.)
1609
Surveiller et punir, p. 337.
1610
Ibid., p. 338.
1611
Ibid., p. 338-339.
491
Chapitre III, Partie II

précisément la position de La Phalange, un journal fouriériste. Ce qui apparaît dans ces faits
divers, ce sont des individus indisciplinés, qui s’opposent à la « civilisation » ou au pouvoir
disciplinaire par des illégalismes. « En face de la discipline au visage de loi, on a l’illégalisme
qui se fait valoir comme un droit ; plus que par l’infraction, c’est par l’indiscipline que se fait
la rupture1612. » Foucault mentionne un enfant de treize ans, inculpé de vagabondage et
condamné à deux ans de correction, comme un de ces indisciplinés qui n’auraient laissé
aucune trace dans l’histoire, s’il n’avait opposé au discours de la loi et de la discipline « le
discours d’un illégalisme qui demeurait rétif à ces coercitions »1613. En reprenant le dialogue
entre cet enfant et le juge, Foucault aurait pu dégager la force bouleversante du discours,
comme ce fut le cas pour les demandes de la lettre de cachet ou pour le dossier de Pierre
Rivière. Mais, plutôt que de s’attarder à faire l’éloge de ce discours contre pouvoir, il choisit
de passer tout de suite à un moment plus important dans l’histoire de la prison et du pouvoir
disciplinaire, l’accomplissement du système carcéral, dont la date est, selon Foucault, le 22
janvier 1840, date de l’ouverture officielle de Mettray, prison de jeunes délinquants, qui est
« la forme disciplinaire à l’état le plus intense, le modèle où se concentrent toutes les
technologies coercitives du comportement »1614. Cet établissement est un lieu modèle de la
discipline, dont les personnels « ne doivent être tout à fait ni des juges, ni des professeurs, ni
des contremaîtres, ni des sous-officiers, ni des « parents », mais un peu de tout cela et dans un
mode d’intervention qui est spécifique »1615. Le pouvoir disciplinaire de normalisation y est
lui-même « normalisé », d’une part par l’encadrement « scientifique » d’une médecine et
d’une psychiatrie, et d’autre part par un appareil judiciaire. Foucault dit ainsi de Mettray :
« La technique disciplinaire devient une « discipline » qui, elle aussi, a son école1616. » La
normalisation du pouvoir disciplinaire, c’est un processus de formation de ce que Foucault
appelle « archipel carcéral » : c’est un grand continuum carcéral dans lequel les frontières
entre les châtiments judiciaires et les institutions disciplinaires tendent à s’effacer, en
établissant les communications entre le pénitentiaire et le disciplinaire à tous les niveaux et
dans tous les domaines de la société. Mettray est un centre de diffusion de la technique de
l’institution pénale au corps social.
Foucault en remarque plusieurs effets. Premièrement, l’archipel carcéral est constitué

1612
Ibid., p. 341.
1613
Ibid., p. 340.
1614
Ibid., p. 343.
1615
Ibid., p. 344.
1616
Ibid., p. 346.
492
Chapitre III, Partie II

d’ « une gradation lente, continue, imperceptible » entre les institutions pour que les individus
puissent passer presque naturellement entre différents établissements disciplinaires.
Deuxièmement, cette continuité carcérale facilite le recrutement des délinquants, tout en
organisant pour chaque individu une « carrière disciplinaire »1617. L’individu inadapté à un
milieu n’est jamais mis hors de la loi, mais envoyé vers une autre institution disciplinaire. Le
troisième effet, dont Foucault souligne l’importance, concerne la naturalité du pouvoir :
l’extension du pouvoir carcéral au-delà du simple emprisonnement légal rend « naturel et
légitime » le pouvoir de punir qui existe dans le corps social tout entier. Une fois devenu
naturel et légitime, le problème de l’excès ou de l’abus ne se pose plus ou le seuil de l’excès
s’abaisse considérablement. Ce qui était autrefois intolérable devient naturel, et on accepte
d’être puni. Ce n’est pas la théorie du contrat, mais l’élargissement du pouvoir carcéral qui
explique cette cession progressive du droit de punir au pouvoir disciplinaire. Quatrièmement,
dans cette société carcérale, le pouvoir fait valoir une nouvelle forme de loi, « un mixte de
légalité et de nature, de prescription et de constitution », qu’est la norme1618. Il est désormais
question de juger la normalité, non pas la légalité d’un individu. Cinquièmement, le réseau
carcéral de la société permet à la fois de capter matériellement le corps et de le mettre
perpétuellement en observation. De là la formation d’un type spécifique de savoir : les
sciences humaines. Foucault ne dit pas qu’elles sont nées de la prison. Mais, revenant de
manière inattendue sur la terminologie des Mots et les Choses, il affirme : « si elles ont pu se
former et produire dans l’épistémê tous les effets de bouleversement qu’on connaît, c’est
qu’elles ont été portées par une modalité spécifique et nouvelle de pouvoir », bien entendu, le
pouvoir disciplinaire sur le corps1619. L’archéologie est toujours revisitée par la généalogie du
pouvoir disciplinaire. L’objectivation n’est possible qu’en passant par un certain
assujettissement : « L’homme connaissable (âme, individualité, conscience, conduite, peu
importe ici) est l’effet-objet de cet investissement analytique, de cette
1620
domination-observation . » Enfin, sixièmement, ce continuum carcéral explique
« l’extrême solidité de la prison », qui se situe au plein milieu de ces dispositifs
disciplinaires 1621 . Toutefois, l’importance de la prison dans l’archipel carcéral est
progressivement réduite par deux processus : d’une part, la diminution d’utilité d’une

1617
Ibid., p. 351.
1618
Ibid., p. 355.
1619
Ibid., p. 356. Italique par l’auteur.
1620
Ibid., p. 357.
1621
Ibid.
493
Chapitre III, Partie II

délinquance objectivée et contrôlée comme un illégalisme spécifique ; d’autre part, la


croissance des réseaux disciplinaires. C’est le second qui est sans doute le plus important : la
généralisation du pouvoir disciplinaire dissémine des relais dans la société tout entière, et les
dispositifs disciplinaires qui se forment dans ces divers points envahissent en retour la prison
pour la médicaliser, la psychologiser ou la pédagogiser. L’histoire foucaldienne de la prison
atteint ainsi sa conclusion provisoire : paradoxalement, ce ne sont plus la prison et la forme de
pouvoir qui s’y exerce qu’il faut analyser. Mais « le problème actuellement est plutôt dans la
grande montée de ces dispositifs de normalisation et toute l’étendue des effets de pouvoir
qu’ils portent, à travers la mise en place d’objectivités nouvelles »1622.
S’il faut continuer à lutter contre le pouvoir disciplinaire, la prison n’est qu’un des
champs de bataille. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, les luttes contre et
dans les relations de pouvoir ne peuvent être que locales et spécifiques. Partant du problème
de la prison, Foucault montre en quel sens son analyse n’est pas l’histoire du présent pour
comprendre ce qui se passe maintenant dans les prisons. Les révoltes dans les prisons ne sont
compréhensibles que si l’on les situe dans ce continuum carcéral, dans lequel les prisons ne
sont que des points d’affrontement parmi d’autres. Si Foucault écrit l’histoire de la prison,
c’est qu’elle est utile pour savoir pourquoi les relations de pouvoir dans la société moderne
sont essentiellement carcérales, et de quelle manière les objets de ce pouvoir disciplinaire ont
acquis leur naturalité dans le processus historique autour de la prison. La généalogie de la
prison est en ce sens une histoire du passé de cette société carcérale et normalisatrice, et la
réflexion foucaldienne sur le présent doit porter non pas sur la prison elle-même, mais sur le
problème de la norme et de la normalisation. De là la possibilité ou plutôt la nécessité
d’élargir les objets de réflexion hors du pouvoir pénitentiaire. Le projet de l’Histoire de la
sexualité peut se comprendre par rapport à ce plan général. Mais c’est moins une simple
application de l’analyse de Surveiller et punir qu’une nouvelle série de déplacements à partir
de ce schéma du pouvoir normalisateur, et Foucault y abordera d’autres processus de
formation des objets naturels.

1622
Ibid., p. 358.
494
Chapitre III, Partie II

2. Du crime à la sexualité : psychiatrie des anormaux

Avant d’examiner une autre histoire de la naturalité autour de la sexualité, nous


voudrions porter notre attention sur la période entre ces deux ouvrages généalogiques. Selon
la chronologie de Dits et écrits, Foucault a terminé la rédaction du premier le 26 août 1974 et
du second en août 1976. Pendant ces deux ans ou entre ces deux ouvrages, il peut y avoir des
déplacements de pensée qu’il faut repérer. Outre les textes publiés dans cette période dont
nous en avons analysé quelques-uns dans les chapitres précédents, Foucault prononce deux
cours au Collège de France, à savoir Les Anormaux et « Il faut défendre la société ». Nous
avons analysé le second dans le premier chapitre de cette partie. Nous voudrions maintenant
consacrer au cours de 1975, Les Anormaux, une analyse, non exhaustive, qui se limite plutôt à
savoir quelle est l’articulation entre les deux ouvrages généalogiques qui apparaît dans ce
cours, et également, quel est le rapport entre ce cours et la généalogie de la psychiatrie que
Foucault a faite du moins depuis Le Pouvoir psychiatrique, sinon depuis l’Histoire de la folie.
Si Surveiller et punir est centré sur la technologie du pouvoir sur le corps, il peut aussi y avoir
une technologie sur le psychique dans le pouvoir de normalisation. Dans ce cours de 1975,
Foucault pose, nous semble-t-il, ce problème du psychique ou de l’ « âme » de manière plus
explicite que dans Surveiller et punir. C’est sans doute parce que le cours est en continuité à
la fois avec l’ouvrage de 1975 et avec le cours de l’année précédente. Nous tenterons de
dégager quelques éléments qui nous seraient utiles pour comprendre ce cours comme jouant
un rôle triple : une reprise de Surveiller et punir, une ébauche de La Volonté de savoir et un
bilan de l’histoire foucaldienne de la psychiatrie.
C’est le rôle de l’expertise psychiatrique dans la justice que Foucault met tout
d’abord en question dès la première leçon. Dans cette pratique médico-pénale, le discours du
psychiatre fonctionne toujours comme un discours de vérité sur lequel le jugement se fonde
soit totalement soit partiellement. Mais, comme Foucault l’a déjà souligné à plusieurs reprises,
l’efficacité de ces discours de l’expertise n’est pas due à leur structure rationnelle, mais au
pouvoir du sujet qui les énonce. Ces discours de vérité ne sont donc produits qu’en fonction
d’un pouvoir spécifique, celui de la police ou celui des experts par exemple. Il y a « une sorte
de supra-légalité de certains énoncés dans la production de la vérité judiciaire » 1623 .
L’expertise psychiatrique double le crime de deux manières : d’une part, elle fait apparaître

1623
Les Anormaux, p. 11.
495
Chapitre III, Partie II

derrière une infraction une « irrégularité par rapport à un certain nombre de règles qui peuvent
être physiologiques, psychologiques ou morales, etc. »1624 ; d’autre part, l’acte criminel est
doublé de son auteur qui appartient à la nouvelle catégorie d’individu, nous l’avons vu, qu’est
le délinquant. Tout en devenant lui-même un juge, le psychiatre permet ainsi, au pouvoir de
punir, d’élargir ses objets qui comprennent désormais les irrégularités psychologiques et les
individus dangereux et naturellement criminels, outre les actes criminels. L’individu qui est
juridiquement responsable est ainsi pris en charge par une technique de normalisation qui se
réfère à l’opposition normal/anormal, et non légal/illégal.
Ce schéma du pouvoir de normalisation est explicitement une reprise de la discussion
de Surveiller et punir. Or la nouveauté de ce cours consiste sans doute à mettre en avant, dans
l’histoire du pouvoir médico-légal, un nouveau domaine d’objectivation qui est celui de la
« perversité ». Si l’ouvrage de 1975 souligne l’aspect de « danger » du délinquant, le cours
contemporain le complète par un autre versant de « perversion ». Danger et perversion, ces
deux notions essentielles pour l’expertise médico-légale se croisent dans des éléments
biographiques de l’individu, qui ne fonctionnent pas comme des principes d’explication du
crime, mais comme ses signes annonciateurs. Il est donc normal que le discours de l’expertise
psychiatrique porte sur des éléments puérils ou parento-puérils. Il est essentiellement un
« discours de la moralisation même de l’enfant »1625. L’origine de la perversité et de la
dangerosité est ainsi cherchée dans la puérilité. Mais se poserait une question : à quoi
s’adresse réellement le discours de l’expertise psychiatrique, qui ne s’appuie ni sur la
connaissance psychiatrique ou médicale, ni sur le système judiciaire, mais sur le pouvoir de
normalisation ? Ce n’est pas à des délinquants ou à des malades, mais à une catégorie, celle
des « anormaux », que se réfère ce discours, porteur du pouvoir de normalisation. Le
problème pour ce pouvoir n’est ni celui du délinquant ou du malade, mais celui de l’individu
anormal. Foucault tente de faire « une généalogie de ce curieux pouvoir », pouvoir qui
s’exerce sur les individus anormaux1626. C’est là que l’objet du cours de 1975 se distingue
clairement de celui de Surveiller et punir, où il était question de transformer le corps du
condamné en corps docile et utile, et de repérer cet individu, au travers de mécanismes de
pouvoir-savoir, comme délinquant. Bien que l’ouvrage de 1975 montre la généralisation du
pouvoir normalisateur dans la société, il prend toujours comme modèle privilégié la prison et

1624
Ibid., p. 16.
1625
Ibid., p. 33.
1626
Ibid., p. 39.
496
Chapitre III, Partie II

le corps du prisonnier, et cherche à expliquer ce mécanisme et son processus historique


d’extension. Dans Les Anormaux, l’analyse porte sur un autre objet, la catégorie des
« anormaux », pour appréhender non pas la mécanique des appareils disciplinaires, mais
« leurs effets de normalisation », « ce vers quoi ils sont finalisés »1627. En se référant à
l’ouvrage de Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, Foucault définit le rapport entre la
norme et le pouvoir : « La norme, ce n’est pas simplement, ce n’est même pas un principe
d’intelligibilité ; c’est un élément à partir duquel un certain exercice du pouvoir se trouve
fondé et légitimé1628. » Tout exercice du pouvoir doit s’appuyer sur une certaine norme pour
être à la fois normal (comme forme d’exercice) et normalisateur (comme fonction). Le
pouvoir part de cette norme pour que ses objets en soient plus proche possible. La norme est
l’alpha et l’oméga de l’exercice du pouvoir, et le pouvoir ne cesse de produire des effets de
normalisation sur ses objets. La normalisation est un processus sans fin, dans la mesure où
elle doit intégrer l’apparition de nouveaux objets et la modification ou la déviation des objets
connus. Foucault affirme : « le pouvoir politique (…) ne doit pas être analysé sur l’horizon
hégélien d’une sorte de belle totalité »1629. Le pouvoir de normalisation est un pouvoir qui
invente, transforme et produit, sans jamais chercher à atteindre la totalité absolue. Analysant
ce pouvoir à la fois normalisateur et disciplinaire, Foucault tente de montrer le déroulement
totalement non-hégélien du jeu entre la norme et celui qui est normalisé.
Foucault analyse dans le cours de 1975 deux éléments qui appartiennent à la
catégorie des anormaux : le monstre humain et l’enfant masturbateur. D’une part, le monstre
est défini d’abord par la référence à la loi soit juridique soit naturelle, puisque son existence
est précisément violation à la fois des lois de la société et celles de la nature. Il est « la forme
naturelle de la contre-nature »1630. L’anormal est perçu comme « un monstre quotidien, un
monstre banalisé »1631 . D’autre part, l’enfant masturbateur apparaît au XIXe siècle dans
l’espace de la famille, comme un corps individuel investi par les regards et les savoirs
psychologique, pédagogique ou médical au travers desquels sont réparties les relations de
pouvoir. La normalisation de cette pratique dans l’espace étroit deviendra, affirme Foucault,
« l’essentiel des problèmes qui tournent autour de l’anomalie » 1632 . Ces deux éléments

1627
Ibid., p. 45.
1628
Ibid., p. 46.
1629
Ibid.
1630
Ibid., p. 52.
1631
Ibid., p. 53.
1632
Ibid., p. 58.
497
Chapitre III, Partie II

anormaux nous permettront de savoir quelle est l’articulation du problème du pouvoir


disciplinaire à celui de la normalisation, articulation de Surveiller et punir à La Volonté de
savoir, et comment l’histoire du pouvoir psychiatrique est décrite dans la nouvelle
problématique de la normalisation.
D’abord le monstre : Foucault constate un inversement de statut du monstre qui se
produit vers le début du XIXe siècle. Jusqu’au XVIIe-XVIIIe siècle, le monstre en tant que
« manifestation naturelle de la contre-nature » porte « un indice de criminalité », dans la
mesure où son être lui-même viole les lois à la fois naturelles et civiles ; à partir du XIXe
siècle, contrairement à la conception traditionnelle, il y a un « soupçon systématique de
monstruosité au fond de toute criminalité »1633. En bref, tout monstre était autrefois criminel,
alors que tout criminel peut être monstre. Le monstre se définit désormais par rapport à une
conduite moralement accusée, le crime. Mais il faut souligner que, malgré cette inversion, le
rapport du monstre à la nature est toujours maintenu. Par conséquent, « le crime est
maintenant ce qui a une nature » et « le criminel est un être naturel caractérisé, au niveau
même de sa nature, par sa criminalité »1634. C’est de ce lien, sans doute renversé, entre le
crime et la nature que naît l’idée que le crime pourrait être une maladie. Se forme donc « une
pathologie de la conduite criminelle », dans laquelle sont liées la question de l’illégal et celle
de l’anormal. Mais cette pathologisation du criminel n’est pas identique à l’apparition du
monstre comme individu malade. Foucault constate que, curieusement, « le premier monstre
moral qui apparaît est le monstre politique », dans la mesure où le crime brise le pacte social
au profit de l’intérêt personnel1635. En ce sens, le criminel est toujours un petit despote qui se
trouve hors des lois, ou au-dessous des lois, tandis que le souverain est également hors des
lois, comme despote, mais au-dessus des lois. Ce contraste criminel-souverain a disparu à
cause de la Révolution, et entre ces deux figures il ne reste désormais que la parenté. C’est là
qu’apparaît « la première figure du monstre », selon Foucault, Marie-Antoinette, qui est « la
figure de la débauche, de la débauche sexuelle et, en particulier, de l’inceste »1636. En face de
ce thème du monstre incestueux par abus de pouvoir, une autre figure du monstre « d’en
dessous », qui rompt le pacte social par la révolte : il s’agit de l’anthropophagie qui a été
pratiquée pendant la période révolutionnaire1637. Ces deux thèmes, d’une part interdiction

1633
Ibid., p. 75.
1634
Ibid., p. 83.
1635
Ibid., p. 85.
1636
Ibid., p. 91.
1637
Ibid., p. 92.
498
Chapitre III, Partie II

sexuelle et d’autre part tabou alimentaire, se lient dans ces deux figures de monstre politique.
C’est dans les textes littéraires, notamment dans les romans de terreur, qu’apparaissent ces
deux formes de monstre. Et, dans ce contexte, Foucault cite bien entendu le nom de Sade chez
qui il y a souvent le couplage « entre la monstruosité du puissant et la monstruosité de
l’homme du peuple » 1638 . Et le détournement du pouvoir ou le surpouvoir monstrueux
transforment le simple libertinage en monstruosité. Comme c’est le cas pour les autres textes
de la période généalogique, la littérature de Sade est soumise à une grille de lecture du
pouvoir. Et Foucault ajoute que ces deux grandes figures de l’interdit sexuel et du tabou
alimentaire servent de grille d’intelligibilité à certaines disciplines, notamment l’ethnologie et
la psychanalyse. Alors que la problématique de la première va du problème du totémisme,
c’est-à-dire l’anthropophagie, à celui de l’inceste, la seconde se construit à partir de la
question de l’inceste. La configuration de la psychanalyse et de l’ethnologie, qui sont deux
« contre-sciences humaines » pour le Foucault des Mots et les Choses, est déterminée par
l’inceste et l’anthropophagie, deux figures qui se trouvent hors des lois. Foucault le dit ainsi :
« Le grand extérieur, la grande altérité qui est définie par notre intériorité juridico-politique,
depuis le XVIIIe siècle, est de toute façon le cannibalisme et l’inceste1639. » Si les sciences
humaines sont des réflexions sur l’homme normal, ces contre-sciences les contestent par deux
figures hors du pacte social, qui mettent en question la normalité de l’homme. Se pose ainsi la
question des anormaux.
Toutefois, comme ces deux grandes figures sont véritablement exceptionnelles, il
faut savoir comment ces deux thèmes, l’inceste et l’anthropophagie, limites de la monstruosité,
ont permis le passage du grand monstre à l’anormal quotidien et familier. Ce processus a son
point de départ dans la réflexion sur la punissabilité des « crimes sans raison ». Pour qu’un
crime soit punissable, on doit être capable d’en trouver l’intérêt qui sous-tend la conduite du
criminel. C’est-à-dire que l’on ne peut punir le criminel que lorsqu’on a compris pour quelle
raison il a commis son crime. Ce principe d’intelligibilité et de punissabilité pose un
problème : si le sujet du crime n’est pas raisonnable, ou qu’il n’a aucun intérêt à avoir commis
le crime, est-il possible de le punir de la même manière que les autres criminels ? La réponse
est évidemment négative. Mais cela ne signifie pas que le sujet non raisonnable est exempté
de punition. Pour que l’auteur du crime dont la raison est incompréhensible, ne soit plus
responsable, l’on doit démontrer qu’il était en état de démence et donc irresponsable de son

1638
Ibid., p. 93.
1639
Ibid., p. 96.
499
Chapitre III, Partie II

acte. Sinon, la loi pourra et devra lui être appliquée, alors que le pouvoir de punir n’a aucune
justification pour s’exercer. C’est à l’appareil médical, plus précisément psychiatrique que la
justice demande l’explication de ce crime sans raison. Intervenant à la décision judiciaire, la
psychiatrie doit coder la folie à la fois comme maladie et comme danger. Si le crime sans
raison devient intelligible par la psychiatrie, il n’est plus punissable, mais le criminel reconnu
simplement comme un fou dangereux, pour qui d’autres mesures de protection sociale
devraient être prises. Mais, en même temps, la psychiatrie doit justifier son utilité dans le
domaine judiciaire, en établissant « l’appartenance essentielle et fondamentale de la folie au
crime et du crime à la folie » qui est « une des conditions de constitution de la psychiatrie
comme branche de l’hygiène publique »1640. L’intervention de la psychiatrie ne se limite donc
pas à la justice pénale, mais s’étend à la société tout entière. Pour se prétendre scientifique et
autoritaire, la psychiatrie doit ainsi montrer qu’elle peut « percevoir, même là où nul autre ne
peut encore le voir, un certain danger » 1641 . Foucault remarque ici « une très curieuse
complémentarité » entre les problèmes du système pénal et les « désirs » de la psychiatrie,
autour du crime sans raison : d’une part, ce type de crime est « l’embarras absolue pour le
système pénal » ; d’autre part, pour la psychiatrie, il est à la fois « l’épreuve de son savoir » et
« la justification de son pouvoir », si elle réussit à l’analyser1642. La psychiatrie tente de
comprendre ce crime sans raison, qui est précisément un acte monstrueux, non pas comme la
simple absence de raison soit perpétuelle soit momentanée, mais comme « une certaine
dynamique morbide des instincts »1643. C’est cette notion d’instinct qui permet à la psychiatrie
de passer du problème du monstre à celui de l’anormal, tout en établissant la problématique
de l’anormal « au niveau des conduites les plus élémentaires et les plus quotidiennes »1644.
Avec la notion d’instinct, la psychiatrie a une nouvelle manière de « poser le problème de ce
qui est pathologique dans l’ordre de la folie », tout en inscrivant ses analyses dans une
problématique biologique, plutôt que médicale. Foucault remarque toutefois que, certes cette
notion est politiquement importante, mais qu’elle est aussi épistémologiquement marginale.
De là se pose une question typiquement généalogique : « comment cette pièce
épistémologiquement régionale et mineure a-t-elle pu devenir une pièce absolument
fondamentale, qui est arrivée (…) à recouvrir à peu près la totalité du champ de l’activité

1640
Ibid., p. 111.
1641
Ibid., p. 112.
1642
Ibid., p. 113.
1643
Ibid., p. 122.
1644
Ibid.
500
Chapitre III, Partie II

psychiatrique ? »1645 Il s’agit donc de la « généralisation du pouvoir et savoir psychiatrique à


partir de la problématisation de l’instinct », qui se fait au travers de trois processus1646.
Premièrement, par la loi de 1838, qui stipule la procédure du placement d’office, la
psychiatrie a une nouvelle position dans le système administratif, dont la décision doit
s’appuyer sur des certificats médicaux. Désormais, la question du danger est posée à la
psychiatrie par l’administration. Le lien entre la folie et le danger est ainsi consolidé. « Tous
ceux qui sont à l’asile sont virtuellement porteurs de ce péril de mort1647. » Alors, qu’est-ce
qui est porteur de ce danger de mort dans l’esprit des fous ? Ce n’est pas un ensemble de
symptômes qui varient selon des malades, mais l’instinct, qui les sous-tend sans doute et qui
pourrait être dangereux comme porteur de mort. Deuxièmement, avec la loi de 1838, la
famille peut également demander le placement volontaire d’un de ses membres. Le médecin
intervient ainsi dans la famille, pour corriger le trouble et pour restituer la justice de famille.
La famille est directement médicalisée et psychiatrisée. Troisièmement, une demande
politique : la psychiatrie est-elle capable de fournir « un discriminant psychiatrico-politique
entre les individus ou un discriminant psychiatrique à effet politique entre les individus, entre
les groupes, entre les idéologies, entre les processus historiques eux-mêmes »1648? De même
qu’une des tâches de la philosophie politique a été de savoir quels sont les bons régimes, ou
de même que l’on a cherché dans l’histoire du tiers-état ou du peuple ce qui justifie la
Révolution, la psychiatrie devient le discriminant qu’on utilisera pour repérer les individus
mauvais, ainsi que le fait Lombroso. La psychiatrie fonctionne comme justification politique
de discrimination.
Il y a donc trois nouveaux référentiels, à savoir administratif, familial et politique.
Dans ces trois processus, la psychiatrie intervient là où la folie n’est pas encore constatée de
manière explicite : un individu qui pourrait être dangereux, un membre de famille qui est
simplement trop méchant ou violent ou un groupe politique qui serait déviant. Pour que la
psychiatrie s’exerce dans ces domaines qui ne portent pas directement sur la folie, il faut que
s’établisse « une nouvelle économie des rapports folie-instinct », à partir de laquelle le
pouvoir psychiatrique peut se généraliser avec de nouveaux fonctionnements1649. Foucault la
caractérise comme le passage de la psychiatrie de l’aliénation à celle de l’instinct. C’est à

1645
Ibid., p. 129.
1646
Ibid.
1647
Ibid., p. 132.
1648
Ibid., p. 141.
1649
Ibid., p. 145.
501
Chapitre III, Partie II

partir de 1845-1850 que ce passage se produit suivant un double changement. D’une part, la
disparition de la notion de « folie partielle », selon laquelle il peut y avoir une folie qui
n’affecte qu’une partie de la personnalité, alors que le reste de l’édifice psychologique est
sain : désormais, « pas de folie partielle, mais des symptômes régionaux d’une folie qui, elle,
est toujours fondamentale, inapparente souvent, mais qui affecte toujours le sujet entier »1650.
La folie concerne l’entité de la personnalité et s’enracine dans un même fond psychologique.
D’autre part, si les aliénistes ne tenaient compte que du niveau de conscience où la folie se
forme et apparaît au travers des symptômes, il s’agit désormais d’effectuer la réunification de
la folie au niveau d’un jeu entre le volontaire et l’involontaire : « Le fou est celui chez qui la
délimitation, le jeu, la hiérarchie du volontaire et de l’involontaire se trouve perturbée1651. »
La folie se place dans ce jeu du volontaire et de l’involontaire, qui est précisément l’instinct.
Appréhender la folie à partir de l’instinct, ce n’est pas chercher dans l’instinctif le germe du
délire qui deviendra la folie, mais savoir « quelle est, derrière tout délire, la petite perturbation
du volontaire et de l’involontaire qui peut permettre de comprendre la formation du
délire »1652. C’est, selon Foucault, entre 1845-1847 que s’est produit ce passage décisif de
l’aliénation à l’instinct dans la psychiatrie. Si la question de la folie se pose chez les aliénistes
par rapport à la vérité anthropologique, la nouvelle économie folie-instinct tente de cerner le
jeu du volontaire et de l’instinctif au cœur de processus de la maladie mentale. Le fait que
l’instinct devienne le nouveau noyau de la psychiatrie rend possible un grand déblocage
épistémologique de la science des maladies mentales, qui se développe selon deux directions.
D’une part, « la psychiatrie va pouvoir symptomatologiser (…) tout un ensemble de
phénomènes qui n’avaient pas jusqu’alors de statut dans l’ordre de la maladie mentale »1653.
Et, des conduites déviantes sont désormais psychiatrisables sans être référées à l’aliénation.
« La psychiatrie se désaliénalise1654. » C’est le moment décisif pour la généralisation du
pouvoir psychiatrique vers l’extérieur de l’asile. La psychiatrie désaliénée devient applicable
à toute conduite humaine. D’autre part, la référence à l’instinct permet à la psychiatrie
d’établir un nouveau rapport avec la médecine organique. Si la psychiatrie aliéniste obéit aux
critères formels de la science médicale (nosographie, symptomatologie, classification,
taxinomie), la psychiatrie de l’instinct communique, elle, avec la médecine non pas par

1650
Ibid.
1651
Ibid., p. 146.
1652
Ibid.
1653
Ibid., p. 147.
1654
Ibid., p. 148.
502
Chapitre III, Partie II

l’organisation formelle du savoir et du discours, mais par une discipline charnière, qui est la
neurologie, dont l’importance fondamentale est déjà mentionnée et analysée dans Le Pouvoir
psychiatrique. La psychiatrie s’articule ainsi à la médecine ou au contenu purement médical,
en se dégageant de la problématique de l’aliénation. Cette déprise de l’aliénation marque sans
doute un moment déterminant dans l’histoire de la psychiatrie et du pouvoir psychiatrique, car
un nouvel élément, l’instinct, fait irruption dans le rapport de la folie à la vérité produite au
travers de l’affrontement médecin-fou. Au cours de la formation de ce nouveau champ, la
psychiatrie commence à se référer à une chose qui lui était étrangère jusqu’alors : la norme.
Dans la mesure où la psychiatrie avait pour objet les aliénations mentales, il était
épistémologiquement et pratiquement impossible de poser le problème de la norme et de la
normalité. Désormais, la psychiatrie peut se développer autour de cette notion, au titre de la
recherche dans le domaine de l’instinctif. Or la norme a deux sens ou deux usages dans la
psychiatrie : d’une part, elle est entendue « comme règle de conduite, comme loi informelle,
comme principe de conformité » ; d’autre part, « comme régularité fonctionnelle, comme
principe de fonctionnement adapté et ajusté »1655. Au premier sens s’opposent l’irrégularité et
le désordre, et au second le pathologique et le morbide. Si la psychiatrie aliéniste a affronté la
limite de la raison ou la monstruosité exceptionnelle pour se construire comme domaine de
savoir, la psychiatrie de l’instinctif s’enracine dans ce jeu entre deux normes, comme règle de
conduite et comme régularité fonctionnelle. Le problème de l’anormal se pose donc par
rapport à ce double sens de la norme, qui permet à la psychiatrie d’en mesurer l’écart ou la
déviation. La normalisation des criminels anormaux, auteurs de crimes sans raison, n’est
possible que par cette référence fondamentale à la norme.
Mais de là se pose une question : si la normalisation des monstres juridico-moraux et
des criminels anormaux s’effectue au travers de l’instinct et de la norme, comment cette
technologie de l’anomalie dans la pratique judiciaire et psychiatrique peut-elle rencontrer une
tout autre problématique, qui est celle de la sexualité quotidienne, notamment de l’enfant
masturbateur ? Foucault note que la psychiatrie s’est trouvée liée au problème de la sexualité
de manière soudaine. Il remarque également que l’histoire du discours de la sexualité ne peut
se comprendre par rapport au problème de la répression ou de la censure, mais qu’il s’agit là
d’une production positive des discours. Pour montrer cette production discursive, Foucault
fait l’histoire d’une technologie d’origine chrétienne, c’est-à-dire l’aveu. Comme nous

1655
Ibid., p. 150.
503
Chapitre III, Partie II

reviendrons sur ce thème dans la section suivante sur La Volonté de savoir, nous nous
contentons ici d’en citer la conclusion que Foucault tire pour lier l’aveu au problème de la
masturbation. Ce qui s’est passé à partir du XVIe siècle dans l’histoire de l’aveu, c’est « un
recentrement général du péché de la chair autour du corps » ou « l’épinglage de la chair sur le
corps »1656. Alors que le péché de la chair concernait l’infraction de la règle de l’union, il
habite désormais à l’intérieur même du corps. Foucault dit ainsi : « Le discours d’aveu, le
discours de honte, de contrôle, de correction de la sexualité, commence essentiellement à la
masturbation »1657. Il constate dans l’aveu « une physiologie morale de la chair » en face de
l’anatomie politique du corps1658.
C’est au XVIIIe siècle que le discours moderne sur la masturbation a commencé à se
répandre. Foucault en fait quelques remarques : d’abord, ce discours est totalement différent
du discours chrétien de la chair, car dans le premier, on ne réfère presque jamais aux notions
de plaisir et de désir qui dominent le second ; ensuite, à la différence de la psychologie
sexuelle de Kaan, de Kraft-Ebing ou d’Havelock Ellis, la sexualité est à peu près absente dans
ce nouveau type de discours ; enfin, il ne s’agit dans ce discours que de la masturbation des
enfants, alors que, en revanche, la sexualité adulte n’y intervient pratiquement jamais. Ce
discours sur la masturbation prend la forme moins d’une réflexion scientifique que d’une
campagne qui est constituée d’exhortations, de conseils et d’injonctions. Le problème se pose
ainsi : « Comment se fait-il que brusquement ait surgi cette indiscrétion ? » 1659 Pour
comprendre cette multiplication discursive sur la masturbation, Foucault souligne que la
notion de répression n’est point heuristique. Ce qui se passe, c’est exactement le contraire de
la répression qui a des effets positifs et productifs. S’il ne s’agit pas de la répression, comment
penser cette campagne contre la masturbation ? Deux questions à résoudre : pourquoi la
masturbation, non pas la sexualité en général ? Pourquoi la campagne anti-masturbatoire
porte-t-elle sur les enfants, non pas sur les adultes ? Il ne s’agit pas dans cette campagne de
culpabiliser ou de moraliser les enfants, mais de somatiser ou de pathologiser la masturbation.
Cette somatisation consiste à rapporter à la masturbation tout le champ pathologique qui
s’étend jusqu’à la mort. « La masturbation est, dit Foucault, en train de devenir la cause, la
causalité universelle de toues les maladies1660. » L’idée de responsabilité pathologique du

1656
Ibid., p. 175.
1657
Ibid., p. 179.
1658
Ibid., p. 180.
1659
Ibid., p. 221.
1660
Ibid., p. 226.
504
Chapitre III, Partie II

sujet à l’égard de sa maladie n’est pas une découverte. Mais, alors que cette causalité
pathologique était autrefois recherchée par le biais du régime, par exemple, elle est
maintenant directement liée à la sexualité, notamment à la masturbation. Or l’idée que
l’enfant est responsable de toute sa vie et de toutes ses maladies ne signifie pas qu’il en est
coupable. La campagne anti-masturbatoire vise en fait à disculper l’enfant de « ce phénomène
de masturbation qui pourtant le rend, en un sens, responsable de tout ce qui va lui arriver »1661.
Ce qui en est coupable est cherché ailleurs : c’est d’abord le hasard, « geste aléatoire,
purement mécanique, dans lequel le plaisir n’intervient pas » 1662 . Mais, beaucoup plus
fréquemment que le hasard, c’est la séduction par l’adulte qui est invoquée comme la cause de
la masturbation. La campagne contre la masturbation a pour cible, dès le départ, cette
séduction sexuelle des enfants par les adultes. Et cela culpabilise en même temps les parents,
car, s’ils avaient bien pris en charge leurs enfants, ces accidents ou ces séductions ne se
seraient pas produits. De là deux choses : « la mise en question des parents et du rapport des
parents aux enfants dans l’espace familial » ; l’exigence d’une « nouvelle organisation (…) de
l’espace familial »1663. Il faut que la famille soit un espace sous surveillance permanente. Le
corps de l’enfant devient ainsi l’objet privilégié de l’attention permanente des parents. Il s’agit
de constituer une nouvelle forme de famille, qui est « la famille-cellule », un espace sexuel
« entièrement saturé des rapports directs parents-enfants », « avec son espace corporel, avec
son espace affectif, son espace sexuel »1664. Sexuel, non seulement parce que les parents
surveillent attentivement la sexualité de l’enfant, mais aussi que la vie affective de famille ne
se constitue qu’à partir de « l’inceste frôleur des regards et des gestes tout autour du corps de
l’enfant »1665. C’est à partir de XVIIIe siècle que cette famille-cellule comme « la petite
famille affective, solide, substantielle », caractéristique de la société occidentale, se constitue,
donnant totalement aux parents le pouvoir absolu sur les enfants. Or Foucault remarque que
ce pouvoir parental qui se forme dans un espace sexuel-corporel de famille, est « homogène
au rapport médecin-malade »1666. Le regard des parents sur les enfants doit être isomorphe de
celui du médecin sur le malade. Cette homogénéité relie la famille à une technologie et un
savoir médicaux externes. La famille affective et sexuelle est aussi médicalisée. C’est cette

1661
Ibid., p. 228.
1662
Ibid.
1663
Ibid., p. 230.
1664
Ibid., p. 233.
1665
Ibid., p. 234.
1666
Ibid., p. 235.
505
Chapitre III, Partie II

instance médicalisée de la famille qui fonctionne comme principe de normalisation : la


famille surveille et contrôle le corps de l’enfant, et elle est aussi soumise au pouvoir médical
extra-familial, qui fait apparaître « le normal et l’anormal dans l’ordre sexuel » au début du
XIXe siècle1667.
Dans ces conditions, la prise en charge du corps de l’enfant devient depuis la fin du
XVIIIe siècle un enjeu important à deux titres : d’une part, les parents doivent garder les
enfants pour qu’ils ne meurent pas, les dresser pour l’intérêt politique et économique ; d’autre
part, avec la mise en place de l’éducation nationale, une rationalité et une discipline
pédagogique ou médicale commencent à pénétrer à l’intérieur de cet espace familial et de ce
rapport parent-enfants. Il y a donc une double demande : « Occupez-vous des enfants » ;
« Dessaisissez-vous plus tard de ces mêmes enfants »1668.
Cette campagne contre la masturbation a considérablement infléchi le thème de la
chair chrétienne par un triple processus de somatisation, d’infantilisation et de médicalisation.
De là un nouveau type de famille, la famille-cellule, est né comme lieu de ce processus. Mais
Foucault note que ce n’est pas la constitution de cette famille-cellule qui a rendu possible ces
autres trois éléments, mais que, plutôt qu’une telle explication linéaire, il faut voir la liaison
circulaire entre ces trois éléments, qui sont se produits à l’intérieur de la famille, tout en
constituant la famille comme famille-cellule. Or Foucault remarque que cette croisade
anti-masturbatoire s’adresse presque exclusivement à la famille bourgeoise. Dans la classe
ouvrière, dont la stabilité est absolument exigée au XIXe siècle pour des raisons
politico-économiques, s’est développée, notamment autour des années 1820-1840, « une
campagne sur le mariage », qui est en même temps une campagne « contre les chambres
communes, contre les lits communs entre parents et enfants, contre les lits communs pour les
enfants « de différent sexe » » 1669 . Dans cette autre campagne, il s’agit d’une autre
problématisation de l’inceste, qui concerne le danger de l’inceste frère-sœur, ou père-fille. Il y
a donc deux campagnes totalement différentes, l’une bourgeoise et l’autre ouvrière. Mais c’est
toujours la même autorité qui intervient. Cette autorité, c’est évidemment la médecine, qui
d’une part articule la sexualité infantile surveillée par les parents à la rationalité et le pouvoir
médicaux, et qui, d’autre part, empêche, en tant qu’arbitrage extérieur, l’organisation de la
famille « anormale » à partir des désirs incestueux des parents ou des aînés. De cette dualité,

1667
Ibid., p. 239.
1668
Ibid., p. 241.
1669
Ibid., p. 255.
506
Chapitre III, Partie II

qu’ « aucune théorie ne peut valablement surmonter », Foucault se contente simplement de


noter qu’il y a deux modes de sexualisation de la famille totalement différents l’un de l’autre,
non pas qu’il y a deux sexualités l’une bourgeoise et l’autre populaire, dans la mesure où c’est
toujours le pouvoir médical qui domine ces deux domaines très hétérogènes1670.
Foucault interrompt ici l’interrogation sur ce problème de deux modes de
sexualisation, en laissant ouverte la question, et revient sur le problème qui conclura le cours
de cette année-là : il s’agit de l’ajustement mutuel entre la problématique du monstre et de
l’instinct et celle du masturbateur et de la sexualité infantile. D’une part, la première a défini
un domaine commun à la folie et à la criminalité au travers du niveau de l’involontaire et de
l’instinctif. D’autre part, la seconde a fait apparaître la nécessité d’une prise en charge
médicale de l’enfant masturbateur à l’intérieur de la famille, en montrant l’appartenance
fondamentale de la sexualité à l’étiologie générale de la maladie. C’est dans cette intervention
médicale qu’apparaît une notion curieuse, l’instinct sexuel, « voué, par sa fragilité même, à
échapper à la norme hétérosexuelle et exogamique » 1671 . C’est dans cette notion que
s’organise un champ unitaire de l’instinct et de la sexualité. La tâche de la psychiatrie y est
non d’ « isoler la masturbation », mais de « faire communiquer entre elles toutes les
irrégularités intra- ou extrafamiliales »1672. À partir de cet instinct sexuel que la psychiatrie
rencontre dans le milieu familial, il est maintenant possible de « dessiner l’arbre généalogique
de tous les troubles sexuels »1673. Ce plan génétique de la sexualité humaine peut s’insérer
même par ses mécanismes, dans « l’histoire naturelle d’une sexualité que l’on peut faire
remonter jusqu’aux plantes »1674. La sexualité humaine est ainsi située dans la nature par
l’intermédiaire de la notion d’instinct, et ce statut « naturel » de la sexualité sert de principe
de généralisation à la réflexion sur l’anormal. Foucault trouve dans le livre de Heinrich Kaan,
Psychopathia sexualis, publiée en 1844, cette généralisation de la sexualité par l’intermédiaire
de l’instinct. L’analyse de Kaan consiste, remarque Foucault, en trois points importants :
premièrement, « il est naturel à l’instinct d’être anormal » ; deuxièmement, « ce décalage
entre la naturalité et la normalité de l’instinct (…) apparaît d’une façon privilégiée et
déterminante au moment de l’enfance » ; enfin, troisièmement, « il existe un lien privilégié

1670
Ibid., p. 258.
1671
Ibid., p. 260.
1672
Ibid., p. 262.
1673
Ibid.
1674
Ibid.
507
Chapitre III, Partie II

entre l’instinct sexuel et la phantasia ou l’imagination »1675. Foucault insiste notamment sur
l’importance du troisième. À la même époque où la psychiatrie tente de découvrir dans
l’instinct une alternative du délire, le livre de Kaan n’analyse plus l’instinct sexuel dans
l’ordre du délire, mais dans un rapport avec l’imagination en général. À partir de ce lien entre
l’instinct et l’imagination, l’instinct sexuel commence à fonctionner comme l’origine non
seulement de troubles somatiques, mais aussi de dysfonctionnements psychiatriques. Chez
Kaan, la masturbation, qui était déjà somatisée et pathologisée, est cette fois-ci psychiatrisée.
Le problème de la sexualité et des aberrations sexuelles est ainsi apparu, avec le livre de Kaan,
dans le champ de la psychiatrie. Le problème de l’instinct, qui s’est formé dans le domaine
juridico-politique, se lie finalement à celui de la sexualité, et ceci au travers du problème de la
sexualité infantile à l’intérieur de la famille.
Foucault cite une affaire où apparaît, selon lui, une « figure très exactement mixte et
mélangée du monstre, du petit masturbateur » : c’est l’affaire de Charles Jouy, ouvrier
agricole de la région de Nancy, qui aurait probablement violé une petite fille en 1867. Il a été
dénoncé par les parents de la fillette, puis inculpé et examiné par deux psychiatres. La
première remarque de Foucault est que cette psychiatrisation a été effectuée non pas par
l’autorité, mais par la famille qui avait demandé au maire de prendre des mesures nécessaires.
S’esquisse là une « inquiétude nouvelle (…) devant cette sexualité périphérique, flottante »,
qui a poussé la famille à dénoncer ce paysan pour qu’il soit médicalisé et psychiatrisé1676.
Cette affaire montre clairement que la psychiatrie ou le pouvoir psychiatrique se généralisent
même jusqu’à une modeste famille de village. En outre, la manière dont Jouy a été examiné
est totalement différente du modèle d’expertise psychiatrique pour le crime sans raison. Alors
que, afin de comprendre le crime sans raison, on cherchait « un processus pathologique en
dessous » qui avait rendu irrésistible l’instinct, on tente maintenant d’intégrer le délit à son
état psychologique permanent, qui manifeste l’arrêt de développement de l’accusé1677. Ce qui
permet la psychiatrisation de Jouy, c’est précisément cet arrêt de développement, c’est-à-dire
son infantilité. « Pour qu’une conduite relève de la psychiatrie, pour qu’elle soit
psychiatrisable, il suffira qu’elle soit porteuse d’une trace quelconque d’infantilité1678 . »
L’enfance est ainsi devenue « une des conditions historiques de la généralisation du savoir et

1675
Ibid., p. 265.
1676
Ibid., p. 279.
1677
Ibid., p. 281.
1678
Ibid., p. 287.
508
Chapitre III, Partie II

du pouvoir psychiatriques »1679. Cette généralisation permet à la psychiatrie de structurer trois


éléments qui restaient séparés jusqu’alors, à savoir le plaisir, l’instinct et l’imbécillité. Dans la
psychiatrie classique, il était impossible d’établir un lien entre l’instinct et le plaisir, car le
plaisir n’est jamais compris par rapport au délire. L’imbécillité a été pathologisée soit comme
la conséquence d’une évolution délirante, soit comme l’inertie fondamentale de l’instinct,
mais cette alternative n’a pas été dépassée. Maintenant, chez un personnage comme Jouy, ces
trois éléments coexistent aisément : « le petit masturbateur, le grand monstre, et puis celui qui
résiste à toutes les disciplines » 1680 . En outre, comme les troubles psychiatriques sont
maintenant compris par rapport à l’enfance, il devient possible de mettre en corrélation la
psychiatrie avec la neurologie d’une part et avec la biologie en général d’autre part. Enfin,
l’enfance comme objet de la psychiatrie ne se donne plus comme maladie ou comme un
processus pathologique, mais « un certain état qui va être caractérisé comme état de
déséquilibre »1681. La psychiatrie devient ainsi une « science de l’infantilité des conduites et
des structures » qui est précisément « la science des conduites normales et anormales »1682.
Foucault tire de là deux conséquences : d’une part, la psychiatrie peut désormais se construire
comme « instance générale pour l’analyse des conduites »1683 ; d’autre part, en généralisant
ses effets de pouvoir, la psychiatrie s’applique non plus à quelque chose qui n’a plus le statut
de maladie, mais celui d’anomalie. Cette « dépathologisation de l’objet » est la condition de
généralisation du pouvoir psychiatrique 1684 . C’est là que se construit une nouvelle
nosographie qui se caractérise par trois traits : premièrement, il s’agit de décrire des conduites
déviantes, non pas comme symptômes d’une maladie, mais « syndromes d’anomalies »1685 ;
deuxièmement, le problème du délire est réévalué par rapport à la mécanique des instincts,
pour comprendre le délire dans la problématique de l’anormal ; troisièmement, la notion
d’état devient « une sorte de fond causal permanent, à partir duquel peuvent se développer un
certain nombre de processus, (…) qui, eux, seront précisément la maladie »1686. Cette notion
d’état permet de rendre intelligibles des conduites déviantes, aussi disparates qu’elles soient,
sous l’aspect unitaire et constant qu’est l’état. En outre, à partir de cette notion, un nouveau

1679
Ibid.
1680
Ibid., p. 289.
1681
Ibid., p. 290.
1682
Ibid.
1683
Ibid.
1684
Ibid., p. 292.
1685
Ibid., p. 293,
1686
Ibid., p. 294.
509
Chapitre III, Partie II

modèle physiologique commence à s’organiser : il s’agit de savoir comment l’état d’un


individu est constitué. Cette recherche fait surgir la nécessité de découvrir ce qui se cache à
l’arrière du corps anormal, et cet « arrière-corps » de l’anormal n’est rien d’autre que le corps
des parents ou de la famille et, à la limite, de l’hérédité. L’étude de l’hérédité, origine de l’état
anormal, rend possible une sorte de « métasomatisation » de la psychiatrie. La théorie de
l’hérédité permet à la psychiatrie de devenir « une technologie du mariage sain ou malsain,
utile ou dangereux, profitable ou nuisible » et de formuler la nosographie des états anormaux
comme une « grande théorie de la dégénérescence »1687. La psychiatrie débouche, par la
médicalisation de l’anormal, sur une fonction de protection de l’ordre social. L’analyse de
l’hérédité relie également la psychiatrie à un certain racisme historique, qui apparaît à la fin
du XIXe et au début du XXe siècle. Cette nouvelle forme de racisme est, de par la référence à
la psychiatrie, « le racisme contre l’anormal », contre les individus anormaux1688. Le racisme,
auquel Foucault s’est déjà référé dans le contexte des luttes entre les races, s’appuie cette fois
sur une analyse du pouvoir psychiatrique. Il sera repris, nous le verrons ci-dessous, dans les
derniers chapitres de La Volonté de savoir.
Le processus de détournement de la psychiatrie est sans doute un point d’arrivée de
l’histoire de la psychiatrie, que Foucault a tenté de faire, de manière quelque peu fragmentaire,
depuis l’Histoire de la folie, en passant par Le Pouvoir psychiatrique. Si la psychiatrie avait
pour objet d’appréhender la vérité de la folie et du délire, il est question, dans la version
postérieure que nous venons d’examiner, de s’en déprendre, pour se généraliser, et pour
organiser, de manière psychiatrique, des domaines qui lui sont, à l’origine, étrangers. En
d’autres termes, la psychiatrie doit se débarrasser du problème de la folie, qui est toujours au
centre de la psychiatrie, tout en s’enracinant dans le croisement de deux problèmes, inédits
pour elle, ceux du monstre et de la masturbation. Si le pouvoir psychiatrique est omniprésent
dans la société moderne, c’est que ce déplacement décisif vers le dehors de la psychiatrie
« traditionnelle », a paradoxalement déterminé sa portée presque infiniment généralisable. La
psychiatrie ne porte plus simplement sur les maladies mentales, mais sur les anormaux et la
norme. Dans le cours Les Anormaux, Foucault souligne le rôle de la notion d’instinct, qui
permet d’une part de déplacer le problème de la normalisation psychiatrique du domaine
juridico-politique à celle de la sexualité, et d’autre part de donner aux conduites déviantes un
fond naturel et biologique. La psychiatrie repère les anormaux, tout en les liant à la naturalité

1687
Ibid., p. 297.
1688
Ibid., p. 299.
510
Chapitre III, Partie II

épistémologique et ontologique. La catégorie des anormaux occupe ainsi une place non
seulement dans la justice criminelle mais aussi dans le savoir sur la sexualité et sur le pouvoir
de la normalisation. Foucault a ainsi cerné dans le cours de 1975 le problème de la sexualité, à
partir de celui du crime, qui est en continuité avec Surveiller et punir. Il est maintenant
question d’aborder ce problème de la sexualité en lui-même. Cela nous mène à l’examen de
La Volonté de savoir, qui pose ce problème par rapport à trois termes, à savoir le discours, le
savoir et le pouvoir.

3. Naturalité de la sexualité

Publié en 1976, La Volonté de savoir se caractérise comme l’introduction au projet de


l’Histoire de la sexualité, à laquelle Foucault prévoyait alors de consacrer six volumes.
Comme nous le savons bien, ce projet ne s’achèvera jamais sous la forme annoncée. La
pensée foucaldienne connaîtra dans la seconde moitié des années soixante-dix une série de
déplacements au travers desquels la question du sujet sera posée en termes de subjectivation,
plutôt que d’assujettissement. Mais, malgré cet « échec », l’ouvrage de 1976 n’en est pas
moins important, dans la mesure où il n’est pas simplement le résumé de son projet futur,
mais également ce qui réorganise les éléments que Foucault a analysés dans son parcours,
notamment dans les cours au Collège de France, ainsi que dans Surveiller et punir et dans
d’autres textes. Notre analyse des chapitres précédents nous permet de mettre en lumière une
série de reprises qui structure l’ouverture de l’analyse foucaldienne de la sexualité, et
également de repérer dans quelle mesure l’analyse de 1976 ajoute de nouveaux éléments à sa
pensée. En outre, La Volonté de savoir propose une forme d’analyse discursive propre à la
période généalogique. Foucault examine, nous semble-t-il, une tripartition qui est celle de
pouvoir-savoir-discours dans cet ouvrage. Situer la production de discours dans le continuum
de pouvoir-savoir, c’est sans doute un des objectifs du Foucault de La Volonté de savoir. En
ce sens, la référence à l’archéologie ou sa reprise est un thème implicite mais important de ce
livre.
Pouvoir, savoir, discours, ces trois éléments apparaissent sous des formes diverses au
travers de l’analyse historique qui consiste à décrire quels objets se forment sur ce plan
triparti, et de quelle manière ces objets obtiennent leur naturalité. La sexualité, qui est
soumise au jeu du pouvoir-savoir de normalisation, est analysée dans sa dimension historique

511
Chapitre III, Partie II

ainsi que dans sa production discursive.


L’analyse de Foucault s’oppose totalement à l’idée de « sexe réprimé », idée selon
laquelle parler de la répression du sexe ou d’un sexe non-réprimé pourrait nous promettre la
révélation d’une vérité sur le sexe ou sa libération future. Tout en se demandant si parler avec
prolixité du sexe a vraiment des effets de révélation et de libération , Foucault met en doute
cette conception de trois manières, à savoir historique, historico-théorique et théorique.
Premièrement, la répression est-elle historiquement évidente ? Deuxièmement, la question
historico-théorique : le pouvoir dans la société occidentale est-il essentiellement de l’ordre de
la répression ? Troisièmement, le doute théorique : y a-t-il une rupture entre la répression et
l’analyse critique de cette répression ? Ces trois doutes ont pour objectif de déterminer quelle
mécanique de pouvoir-savoir fonctionne dans le discours sur la sexualité ou bien sur les
plaisirs sexuels. Foucault tente de repérer ce qu’il appelle « régime de pouvoir-savoir-plaisir »
au niveau de production discursif ou de « mise en discours » de la sexualité1689. Foucault
distingue ainsi trois instances de production, celles de discours, de pouvoir et de savoir, dont
l’histoire et les transformations seront analysées. Si l’analyse généalogique porte sur les
relations de pouvoir qui traversent les domaines de savoir, Foucault y fait intervenir l’instance
discursive comme vecteur de ces effets pouvoir-savoir, qui produisent en retour des discours à
leur profit. Alors qu’il était question dans Surveiller et punir de la formation d’une
technologie du pouvoir sur le corps, la discussion dans La Volonté de savoir est centrée sur un
autre pôle qui constitue le continuum pouvoir-savoir, sous la forme de « la volonté de savoir »,
volonté de constituer un ensemble de savoirs qui ne s’appuie pas sur la distinction vrai/faux,
mais sur les effets de pouvoir qu’il produit et sous lesquels il se forme. C’est à partir de cette
volonté que le discours est produit comme ayant des effets de pouvoir, et c’est elle qui sert au
discours et au pouvoir d’instrument de leur généralisation. Dans l’histoire de la sexualité,
cette volonté de savoir rencontre la technologie de pouvoir dans le domaine discursif, puisque,
à propos de la sexualité, il s’agit toujours et exclusivement d’en parler et d’en faire parler plus
que possible. C’est sur cette mise en discours presque infinie que Foucault fonde son projet de
l’histoire de la sexualité.
Cette prolixité discursive est totalement étrangère à des procédures restrictives de
discours, telles que l’interdit, la censure ou le « contrôle des énonciations » en général1690. Il
s’agit au contraire d’ « une fermentation discursive qui s’est accélérée depuis le XVIIIe

1689
La Volonté de savoir, p. 19-20.
1690
Ibid., p. 26.
512
Chapitre III, Partie II

siècle »1691. C’est bien entendu dans la tradition de la pastorale chrétienne et l’extension de
l’aveu pénitentiaire que Foucault cherche l’origine de cette croissance explosive du discours
sur la sexualité. Comme cela a été le cas pour la technologie disciplinaire, Foucault souligne
le rôle qu’a joué la tradition ascétique et monastique dans la formation de cette mise en
discours. L’obligation de tout parler de la sexualité est finalement devenue un impératif, du
moins théoriquement, pour tous les bons chrétiens. Il est désormais question non seulement de
« confesser les actes contraires à la loi », mais également de « chercher à faire de son désir, de
tout son désir, discours »1692. L’aveu dans la pastorale chrétienne est en ce sens un dispositif
de production discursive où les individus sont assujettis au travers de cette mise en discours
exhaustive du désir sexuel. Dans ce mécanisme de tout parler, les interdits de certains mots ou
les censures de vocabulaire n’occupent qu’une position secondaire.
Foucault situe deux auteurs de la littérature « scandaleuse » dans cette histoire du
discours depuis la pastorale chrétienne : l’un est Sade, que Foucault cite fréquemment depuis
le début de son parcours, et l’autre, à la fois connu et anonyme, est l’auteur de My Secret Life
qui n’écrit son texte que pour son propre plaisir. Ce qu’ils ont en effet effectué dans leurs
textes n’est pas, dit Foucault, une libération de la sexualité en dehors de toute contrainte, mais
fait exactement partie de ce mécanisme de mise en discours infini. Notons que cet usage de
Sade est encore quelque peu négatif, comme nous l’avons vu souvent dans la période
généalogique, en ce sens que l’œuvre de Sade est totalement intégrée dans le système de
pouvoir-savoir (de pouvoir-discours, dans cet ouvrage de 1976), à la différence de la période
archéologique, où ses textes représentaient le dehors de la raison et de ses limites. Dans cette
ligne droite de la pastorale chrétienne à la littérature scandaleuse, Foucault repère la naissance
d’ « une incitation politique, économique, technique, à parler du sexe » au XVIIIe siècle1693.
Mais, pour que les discours produits puissent s’inscrire dans le domaine scientifique, il y a un
obstacle à surmonter, que Foucault résume en une question : « Comment un discours de
raison pourrait-il parler de ça ? »1694 De là surgit ce qui s’appelle « police du sexe », qui est
« non pas rigueur d’une prohibition mais nécessité de régler le sexe par des discours utiles et
publics »1695. C’est autour de certaines notions bien réglées que les discours sur la sexualité
appartiennent au domaine de la rationalité scientifique. Foucault en donne des exemples :

1691
Ibid., p. 27.
1692
Ibid., p. 30.
1693
Ibid., p. 33.
1694
Ibid., p. 34.
1695
Ibid., p. 35.
513
Chapitre III, Partie II

notion de population, au cœur de laquelle se trouve le problème économique et politique du


sexe, qui est désormais décisif pour le maintien et le développement de la société ;
corrélativement à ce problème, campagnes du comportement sexuel du couple ; et enfin, sexe
des enfants, et que nous venons de voir comment ce problème s’organise autour de la
masturbation.
Les discours sur la sexualité se constituent ainsi progressivement comme un savoir
rationnel, qui produit des effets de pouvoir. Foucault se réfère à l’affaire Jouy, mentionnée
ci-dessus, comme exemple de ce réseau de savoir-pouvoir qui investit même la sexualité de ce
petit villageois par divers niveaux d’intervention, de famille, de médecine, de psychiatrie, de
justice, etc., pour en produire les discours. Cet investissement par le pouvoir-savoir, nous
l’avons déjà trouvé dans l’affaire de Pierre Rivière qui a tant fasciné Foucault. Ce parricide
n’est pourtant pas cité ici. C’est sur l’homogénéité inattendue entre l’auteur de My Secret Life
et Jouy que Foucault insiste, en disant que : « d’un extrême à l’autre, le sexe est, de toute
façon, devenu quelque chose à dire, et à dire exhaustivement selon des dispositifs discursifs
qui sont divers mais qui sont tous à leur manière contraignants »1696. Ce qui caractérise la
production des discours sur la sexualité dans la société occidentale est donc « une dispersion
des foyers » à partir de laquelle les discours polymorphes prolifèrent, mais de manière bien
réglée1697. En outre, même si on doit en parler toujours et sans cesse, il faut que la sexualité
vaille comme secret. C’est ce mécanisme bipolaire, incitation et secret, qui rend singulier les
discours sur la sexualité en Occident. Mais dans quel objectif ? Foucault s’écarte d’une
explication sans doute trop simpliste selon laquelle il s’agit dans cette mise en discours d’
« aménager une sexualité économiquement utile et politiquement conservatrice »1698 . En
réalité, ce qui s’est passé dans l’explosion discursive aux XVIIIe et XIXe siècles était
beaucoup plus complexe. Avant le XVIIIe siècle, les pratiques sexuelles s’organisaient autour
des relations matrimoniales, qui étaient régies par les trois grands codes que sont le droit
canonique, la pastorale chrétienne et la loi civile. La relation de mariage et le sexe des
conjoints se trouvaient donc « le foyer le plus intense des contraintes »1699. En revanche, les
relations sexuelles hors du mariage étaient laissées en marge, et on était indifférent aux
pratiques non-conjugales, par exemple la sodomie ou la sexualité des enfants. Cette situation

1696
Ibid., p. 45.
1697
Ibid., p. 47.
1698
Ibid., p. 51.
1699
Ibid., p. 52.
514
Chapitre III, Partie II

a brusquement changé avec l’explosion discursive : alors que le couple légitime tend à
fonctionner comme une norme « plus rigoureuse peut-être, mais plus silencieuse », on
commence à interroger les pratiques sexuelles qui restaient à la lisière, telles que la sexualité
des enfants, celles des fous et des criminels, « le plaisir de ceux qui n’aiment pas l’autre
sexe » ou « les rêveries, les obsessions, les petites manies ou les grandes rages »1700. Il ne
s’agit pas de les dénoncer moralement, mais simplement de les écouter et de les faire parler.
Ces pratiques appartenaient à la catégorie confuse de la débauche, qui comprenait toutes les
relations non-conjugales quelle qu’en soit la nature. Cette catégorie vaste s’est défaite, et une
nouvelle distinction surgit, de ses débris, entre « les infractions à la législation (ou à la
morale) du mariage et de la famille » et « les atteintes à la régularité d’un fonctionnement
naturel », c’est-à-dire les sexualités périphériques qui constituent un monde de la
perversion 1701 . La figure de Don Juan se situe précisément au croisement de ces deux
nouvelles catégories de pratique sexuelle, violation de la loi conjugale et perversion de la
pratique sexuelle.
Dans cette nouvelle configuration, le pouvoir ne s’exerce pas comme une simple
prohibition. Foucault en distingue quatre opérations : premièrement, il établit des lignes de
pénétration indéfinie autour de l’enfant ; deuxièmement, il double les perversions des
individus, de leur biographie, de leur caractère ou de leur forme de vie ; troisièmement, il
suscite dans ses exercices une sorte de plaisir de pouvoir, qui est à la fois plaisir de l’exercer
et plaisir d’y échapper, et qui se renforce en spirale dans l’exercice du pouvoir ; enfin, les
espaces où s’exerce le pouvoir sont saturés de ce jeu pouvoir-plaisir, pour faire apparaître
partout des formes irrégulières de sexualité. Parmi ces quatre opérations aussi discursives que
physiques, la troisième est particulièrement importante, car la notion de plaisir permet à
Foucault de lier directement la production discursive au corps qu’investit la technologie du
pouvoir. Le plaisir est non seulement l’objet du discours sur le sexe, mais aussi ce qui est
immanent aux relations de pouvoir dans lesquelles le corps est pris. Les plaisirs sont des
appuis pour le pouvoir qui les multiplie et les intensifie. « Plaisir et pouvoir, constate Foucault,
ne s’annulent pas »1702 . La société bourgeoise du XIXe siècle, qui subsiste toujours, se
caractérise ainsi comme « une société de la perversion éclatante et éclatée » dans laquelle le
pouvoir sur le corps et sur le sexe fonctionne, en démultipliant infiniment les sexualités

1700
Ibid., p. 53.
1701
Ibid., p. 54.
1702
Ibid., p. 66.
515
Chapitre III, Partie II

singulières et perverses1703. Foucault dit ainsi : « La société moderne est perverse, non point
en dépit de son puritanisme ou comme par le contrecoup de son hypocrisie ; elle est perverse
réellement et directement1704. » Réellement, parce que cet ensemble de sexualités marginales
est « le produit réel de l’interférence d’un type de pouvoir sur les corps et leurs plaisirs », qui
est, par des dispositifs de pouvoir, isolé, intensifié et surtout objectivé1705. Directement, parce
que c’est cette « implantation des perversions » qui permet au pouvoir sur le corps et sur le
plaisir de se multiplier, de s’appuyer sur le corps et de pénétrer dans les conduites. Dans ce
schéma de pouvoir-plaisir, l’hypothèse que le sexe est réprimé dans la société moderne ne
peut aucunement être justifiable. Au contraire, il s’agit de mettre en lumière les plaisirs
pervers par les interventions de pouvoir pour multiplier ces relations d’intensification
mutuelle entre le pouvoir et le plaisir au travers du corps sexuel. Le rapport du pouvoir au
corps est ainsi défini par rapport au plaisir et à la sexualité, alors que le corps était, dans
Surveiller et punir, un objet de dressement disciplinaire. C’est une autre piste du problème du
corps et du pouvoir, que nous avons examiné ci-dessus.
Revenons sur le problème du savoir, concernant le discours sur le sexe. Foucault
remarque un « décalage surprenant » qui existe entre les discours sur la sexualité humaine et
la physiologie de la reproduction animale ou végétale1706. La teneur de ces discours est très
faible au niveau non pas de la scientificité, mais même de la rationalité. Il ne s’agit pas du tout
dans cet écart de contenu d’ « un progrès scientifique inégal ou [d’] une dénivellation dans les
formes de la rationalité »1707. Alors que la physiologie de la reproduction en général relève de
l’ « immense volonté de savoir qui a supporté l’institution du discours scientifique en
Occident », les discours sur la sexualité se fondent sur « une volonté obstinée de
non-savoir »1708. Mais cette volonté de non-savoir ne consiste aucunement à fausser la vérité
ou simplement à la cacher. Au contraire, l’incitation au discours se fait toujours comme
obligation de parler la vérité. Les discours sur la sexualité peuvent en ce sens se construire
comme discours de vérité, car, comme le dit Foucault, « ne pas vouloir reconnaître, c’est
encore une péripétie de la volonté de vérité »1709. Les discours sur la sexualité s’appuient sur
le mécanisme de vérité et de méconnaissance. Foucault explique cette méconnaissance en

1703
Ibid., p. 64.
1704
Ibid., p. 65.
1705
Ibid.
1706
Ibid., p. 73.
1707
Ibid., p. 74.
1708
Ibid.
1709
Ibid.
516
Chapitre III, Partie II

citant l’exemple de Charcot à la Salpêtrière : « le geste de Charcot interrompant une


consultation publique où il commençait à être trop manifestement question de « ça »1710. » Il
s’agit dans la constitution de ces discours de produire la vérité du sexe, qui finit pourtant par
être masquée au dernier moment. Malgré cette méconnaissance, la vérité du sexe est sans
cesse produite dans les discours, et ce « jeu de la vérité et du sexe », qui n’est pas une simple
distinction entre la vérité et le mensonge, domine toujours, selon Foucault, la société
occidentale depuis le XIXe siècle. Produire la vérité, c’est la fonction principale des discours
sur le sexe, malgré leur contenu défectueux.
Foucault présente deux procédures historiques pour produire la vérité du sexe : ars
erotica et scientia sexualis. Dans la première, qui a été pratiquée en Orient, à Rome ou dans
les sociétés arabo-musulmanes, « la vérité est extraite du plaisir lui-même, pris comme
pratique et recueilli comme expérience », la seconde existe seulement dans la civilisation
occidentale et se développe autour d’une forme de pouvoir-savoir opposée à l’ars erotica : il
s’agit, bien entendu, de l’aveu. Or le sens de cette pratique, que Foucault a également
mentionné dans Les Anormaux, a changé de manière caractéristique : on est passé de l’aveu
comme « garantie de statut, d’identité et de valeur accordée à quelqu’un par un autre », à celui
de « reconnaissance par quelqu’un de ses propres actions ou pensées »1711. Si l’aveu liait
autrefois un individu à ce qui lui est extérieur ou à ce qu’il ne possède pas en lui-même, il
devient désormais une pratique qui produit le discours de la vérité sur lui-même. L’aveu
établit un rapport permanent entre l’individu et sa vérité. C’est ainsi que l’aveu s’inscrit « au
cœur des procédures d’individualisation par le pouvoir », en se constituant comme « une des
techniques les plus hautement valorisées pour produire le vrai »1712. Cette procédure de
pouvoir, qui a son origine dans la pastorale chrétienne, se généralise et s’installe
progressivement dans différents points de la société. Par conséquent, elle acquiert un certain
statut naturel au point qu’avouer semble être un processus indispensable pour la production de
la vérité. Foucault résume cette constitution de la naturalité : « L’obligation de l’aveu (…)
nous est désormais si profondément incorporée que nous ne la percevons plus comme l’effet
d’un pouvoir qui nous contraint ; il nous semble au contraire que la vérité, au plus secret de
nous-même, ne « demande » qu’à se faire jour »1713. Si le rapport entre l’aveu et la vérité est

1710
Ibid., p. 75.
1711
Ibid., p. 78.
1712
Ibid., p. 78-79.
1713
Ibid., p. 80.
517
Chapitre III, Partie II

ainsi méconnu, l’aveu devient paradoxalement une pratique courageuse contre la censure ou
l’interdiction de dire franchement la vérité. Dans les relations de pouvoir, le rôle de l’aveu est
totalement inversé, et, là où on se croit contre le pouvoir qui interdit, on est en effet
profondément pris dans les relations de pouvoir. L’aveu, c’est un moyen efficace de
l’assujettissement. L’homme est un sujet aux deux sens du terme : il est d’une part le sujet de
sa parole, et d’autre part assujetti au pouvoir. La vérité produite par l’aveu appartient
essentiellement à celui qui parle, mais l’instance de domination n’appartient pas à celui qui
énonce la vérité, mais de celui qui l’écoute et l’interroge. Celui qui avoue est assujetti, par
l’intervention d’un interlocuteur, aux effets de pouvoir que génère son propre discours de
vérité.
Si telle est la structure essentielle de l’aveu, elle demeure toujours identique encore
aujourd’hui. Mais, en élargissant ses domaines d’application, la procédure d’aveu tente de
restituer dans les discours non seulement ce qui a été fait, mais aussi « les pensées qui l’ont
doublé, les obsessions qui l’accompagnent, les images, les désirs, les modulations et la qualité
du plaisir qui l’habitent », pour constituer « une grande archive des plaisirs du sexe »1714.
Dans ce processus d’extension, l’aveu a également changé de rôle, pour répondre à la
nécessité d’organiser ces discours selon la régularité scientifique. Cette restructuration de
l’aveu se fait en suivant cinq règles. Premièrement, l’acte de « faire-parler » subit « une
codification clinique », qui inscrit la procédure d’aveu dans « un champ d’observations
scientifiquement acceptables »1715. Deuxièmement, pour justifier le devoir de tout dire, l’aveu
se fonde sur le postulat que « le sexe est doté d’un pouvoir causal inépuisable et
polymorphe »1716. Ainsi que nous l’avons vu à propos de la masturbation, le sexe devient la
cause du tout, et, par conséquent, il faut l’interroger exhaustivement. Troisièmement, il ne
s’agit plus simplement de faire dire ce que le sujet voulait cacher, mais d’interroger en détail
le contenu même de ce qui est difficile à dire. Ce qui est avoué est ainsi soumis à une analyse
« scientifique ». Celui qui écoute a désormais, c’est la quatrième règle, non seulement le
pouvoir de pardonner, mais le pouvoir d’interpréter ou de faire apparaître la vérité. Enfin,
l’aveu, son contenu et ses effets sont enregistrés sous la forme d’interventions médicales, qui
ne relève plus du registre de la faute ou du péché, mais du « régime (…) du normal et du

1714
Ibid., p. 85.
1715
Ibid., p. 87.
1716
Ibid., p. 88.
518
Chapitre III, Partie II

pathologique »1717. C’est par ces cinq règles que les discours sur le sexe se constituent comme
la scientia sexualis, en se détachant du sacrement de pénitence, son lieu d’origine. L’aveu a
ainsi commencé à émigrer vers différents domaines, tels la famille, les enfants, la médecine
ou la psychiatrie. L’aveu est connecté à l’écoute clinique, et, dans cette jonction curieuse, se
forme « un dispositif complexe (…) pour produire sur le sexe des discours vrais »1718. La
sexualité apparaît dans ce dispositif de production discursive, comme « vérité du sexe et de
ses plaisirs »1719. Or cette sexualité, constituée historiquement entre la technique d’aveu et la
discursivité scientifique, c’est-à-dire entre une technique de pouvoir et un champ de savoir,
s’est d’emblée définie comme étant « par nature »1720. La sexualité est devenue un objet
naturel, autour duquel se forme « un domaine pénétrable à des processus pathologiques, et
appelant donc des interventions de thérapeutiques ou de normalisation »1721. La naturalité de
la sexualité, établie sans doute hasardeusement, fonctionne comme fondement des opérations
normalisatrices. Foucault souligne encore une fois que la société moderne se développe non
pas par la répression sur le sexe, mais par le dispositif de produire infiniment les discours sur
le sexe et sa vérité. Foucault remarque que c’est à partir de cette immense question du sexe
que se forme lentement « un savoir du sujet », dans la mesure où « la causalité dans le sujet,
l’inconscient du sujet, la vérité du sujet dans l’autre qui sait, le savoir en lui de ce qu’il ne sait
pas lui-même, tout cela a trouvé à se déployer dans le discours du sexe. »1722. La vérité du
sexe met précisément en lumière une vérité du sujet. La scientia sexualis constitue, aux
antipodes de l’ars erotica, la vérité de ce que nous sommes, en multipliant les discours.
Foucault tente pourtant d’atténuer cette opposition sans doute très schématique entre ars
erotica et scientia sexualis, en retrouvant l’équivalent de l’ars erotica dans la civilisation
occidentale, plus précisément, dans « la recherche de l’union spirituelle et de l’amour de
Dieu »1723. En outre, il se demande si la scientia sexualis ne fonctionne pas en Occident
comme ars erotica, par l’invention d’un nouveau plaisir, qui est « plaisir à la vérité du
plaisir » ou « plaisir spécifique au discours vrai sur le plaisir » 1724 . Le plaisir est non
seulement l’objet du savoir, mais aussi ce qui motive la quête infinie de la vérité par

1717
Ibid., p. 90.
1718
Ibid., p. 91.
1719
Ibid.
1720
Ibid., p. 92.
1721
Ibid.
1722
Ibid., p. 93.
1723
Ibid., p. 94.
1724
Ibid., p. 95.
519
Chapitre III, Partie II

l’exercice du pouvoir. Le terme « volonté de savoir » implique sans doute cet enchevêtrement
entre le pouvoir, le plaisir et le savoir. Le discours et la production discursive sur la sexualité
est un excellent exemple où fonctionne cette volonté de savoir qu’est le continuum
pouvoir-savoir-plaisir.
Foucault définit l’enjeu de cette histoire de la sexualité par rapport à une fable de
Diderot, Les Bijoux indiscrets. Il s’agit d’établir un parallélisme entre la société moderne et le
royaume du prince Mangogul, où une vague magique fait parler les sexes féminins (les
bijoux) de leurs expériences. Parler sans relâche du sexe est une obsession de la société tout
entière, comme c’est le cas pour cette allégorie de Diderot. Si la question du sexe consiste à
savoir ce que nous sommes, elle ne se pose pas en termes de « sexe-nature », mais de
« sexe-histoire », de « sexe-signification » ou de « sexe-discours », comme le faisait la vague
magique1725. C’est seulement au travers du sexe que nous ne pouvons savoir ce qu’est notre
existence : « Le sexe, raison de tout »1726 . Dans l’ouvrage de Diderot, c’est le pouvoir
magique de la vague qui fait parler les autres. Mais, dans la société moderne, s’il y a quelque
chose, comme cette vague, qui produit sans cesse les discours et la vérité sur le sexe, de quel
mécanisme relève cette prolixité ? Il s’agit donc de faire de l’histoire de cette « volonté de
vérité » ou « l’histoire d’une obstination et d’un acharnement »1727. L’objectif de La Volonté
de savoir est de dessiner ce que sera cette histoire, que Foucault aurait tenté de faire dans les
années suivantes, sur quatre points, à savoir l’enjeu, la méthode, le domaine et la
périodisation.

3.1. Enjeu

Les enquêtes de cette histoire visent à avancer vers une analytique du pouvoir, plutôt
que vers une théorie. Par « analytique », Foucault entend « la définition du domaine
spécifique que forment les relations de pouvoir et la détermination des instruments qui
permettent de l’analyser »1728. Pour entamer cette définition, il commence par se distinguer de
la conception traditionnelle du pouvoir, « juridico-discursive », que l’on peut trouver non
seulement dans le problème du sexe, mais dans les analyses politiques du pouvoir en général.

1725
Ibid., p. 102.
1726
Ibid., p. 103.
1727
Ibid., p. 104-105.
1728
Ibid., p. 109.
520
Chapitre III, Partie II

Foucault le définit, à propos du sexe, par cinq traits : premièrement, le pouvoir établit toujours
un rapport négatif à son objet, tel que « rejet, exclusion, refus, barrage, ou encore occultation
ou masque »1729 ; deuxièmement, sa fonction est de dicter sa loi ; troisièmement, sur le sexe, il
ne fait que la loi de prohibition ; quatrièmement, cette loi sur le sexe se prononce sous trois
formes difficiles à concilier, à savoir « affirmer que ça n’est pas permis, empêcher que ça soit
dit, nier que ça existe »1730 ; cinquièmement, le dispositif du pouvoir est unique et fonctionne
de la même façon à tous les niveaux, où les individus sont assujettis à la loi qu’est le pouvoir.
Selon ce schéma juridico-discursif, même si le pouvoir se définit soit comme ce qui réprime
le sexe soit comme ce qui dicte la loi constitutive du désir, il fonctionne toujours d’une
manière limitative, c’est-à-dire qu’il pose une simple limite au désir, en « laissant valoir une
partie intacte – même si elle est réduite – de liberté »1731. Défini comme limite posée à la
liberté, le problème du pouvoir ne concerne que « la forme générale de son acceptabilité »1732.
Si cette conception du pouvoir n’est pas mise en doute, il y a une raison historique : la
monarchie, qui s’est développé au Moyen Âge, a fonctionné comme instance de régulation de
la multiplicité de pouvoirs qui l’avaient précédée ; elle a réussi à se constituer, en faces des
pouvoirs et des droits hétérogènes, « comme ensemble unitaire, d’identifier sa volonté à la loi
et de s’exercer à travers des mécanismes d’interdiction et de sanction »1733. Alors que, depuis
le XVIIe-XVIIIe siècle, on a l’habitude de placer le pouvoir de la monarchie absolue du côté
du non-droit, l’exercice du pouvoir monarchique se fonde toujours sur le droit qui détermine
la limite et l’acceptabilité du pouvoir. Cette idée de droit comme limite n’a pas été mise en
question, malgré la critique politique qui tente de détacher le juridique de la monarchie, et le
politique du juridique. Même une autre critique plus radicale, selon laquelle « le système du
droit lui-même n’était qu’une manière d’exercer la violence », n’échappe pas au postulat que
« le pouvoir doit par essence, et idéalement, s’exercer selon un droit fondamental », qui soit
limite de l’abus de pouvoir1734. Il est donc juste de dire que toutes les réflexions sur le pouvoir
ne peuvent encore se dégager de la problématique de la monarchie juridique. C’est en face de
ce modèle juridico-discursif que Foucault détermine l’enjeu de ses recherches : « Essayons de
nous défaire d’une représentation juridique et négative du pouvoir, renonçons à le penser en

1729
Ibid., p. 110.
1730
Ibid., p. 111.
1731
Ibid., p. 114.
1732
Ibid.
1733
Ibid.
1734
Ibid., p. 116-117.
521
Chapitre III, Partie II

termes de loi, d’interdit, de liberté, et de souveraineté »1735 . La critique du pouvoir de


souveraineté, que Foucault a faite depuis le début des années soixante-dix, est reprise pour
analyser, cette fois-ci, les rapports du pouvoir au sexe qui étaient toujours soumis au schéma
juridico-monarchique. Il s’agit donc d’élaborer « une autre conception du pouvoir », « en
regardant d’un peu près tout un matériau historique », c’est-à-dire « penser à la fois le sexe
sans la loi, et le pouvoir sans le roi »1736.

3.2. Méthode

Corrélativement à cette conception juridico-discursive du pouvoir, il y a, dit Foucault,


plusieurs malentendus concernant le pouvoir, son identité, sa forme et son unité. Pour les
dissiper, il revient sur la microphysique du pouvoir qu’il a développée notamment dans
Surveiller et punir. Foucault reprend d’abord certains points qu’il a déjà démontrés : « la
multiplicité des rapports de force »1737 ; l’ « omniprésence du pouvoir »1738 ; l’exercice du
pouvoir à partir de « points innombrables »1739 ; le rôle productif du pouvoir ; « le pouvoir
vient d’en bas »1740. À ces caractéristiques s’ajoutent quelques nouvelles formulations ou des
remaniements à propos du pouvoir. Foucault insiste sur le fait que le pouvoir n’existe pas
comme substance. Il n’est ni un individu, ni une institution, ni une structure, mais « le nom
qu’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée »1741. Foucault
conclut ainsi : « Il faut sans doute être nominaliste »1742. Non pas le pouvoir, mais la pluralité
des relations de pouvoir. En outre, l’exercice du pouvoir n’est pas lié à la volonté d’un sujet
individuel, tout en restant intentionnel, c’est-à-dire que toutes les relations de pouvoir sont
traversées par un calcul et destinées à une série d’objectifs, mais elles ne s’appuient point sur
une instance subjective, qui puisse leur donner une unité sans doute plus profonde et plus
essentielle. Les relations de pouvoir ne sont donc jamais subjectives, mais demeurent
toutefois intentionnelles : « la logique est encore parfaitement claire, les visées déchiffrables,
et pourtant, il arrive qu’il n’y ait plus personne pour les avoir conçues et bien peu pour les

1735
Ibid., p. 119.
1736
Ibid., p. 120.
1737
Ibid., p. 121.
1738
Ibid., p. 122.
1739
Ibid., p. 123.
1740
Ibid., p. 124.
1741
Ibid., p. 123.
1742
Ibid.
522
Chapitre III, Partie II

formuler »1743. Cette critique du sujet de l’exercice du pouvoir évoque la critique foucaldienne
du sujet de connaissance, qui a été faite avec insistance dans L’Archéologie du savoir. Le
sujet fondateur est ainsi exclu non seulement de la connaissance, mais aussi des relations de
pouvoir.
Foucault remarque également l’immanence de la résistance aux relations de pouvoir.
Il n’y a pas de position extérieure à ces relations, et il n’est aucunement possible d’y échapper.
Foucault se demande si « l’histoire étant la ruse de la raison, le pouvoir, lui, serait la ruse de
l’histoire – celui qui toujours gagne »1744. La réponse à cette question, qui est une allusion à la
philosophie hégélienne de l’histoire, est négative, car le pouvoir ne peut se comprendre que
comme « une multiplicité de points de résistance »1745. Le refus unique et définitif du pouvoir
ne peut donc exister, et il faut plutôt trouver dans les relations de pouvoir des résistances, qui
sont toujours mobiles et transitoires. De même qu’il est absolument impossible de déceler une
finalité dans cette diversité de résistances, les exercices de pouvoir ne s’organisent pas non
plus de manière téléologique. Cette remarque, qui pourrait sans doute être liée aux pratiques
politiques et réelles de Foucault, est ici une critique de la philosophie de l’histoire du type
hégélien. Or ce modèle du pouvoir comme multiplicité de relations, Foucault le trouve chez
Machiavel, pour qui le pouvoir du Prince est un ensemble de rapports de force. Mais,
reprenant ce schéma, Foucault insiste sur l’importance de penser le pouvoir sans passer par le
personnage du Prince ou, comme il l’a souligné à plusieurs reprises, par la figure du souverain,
et de « déchiffrer les mécanismes de pouvoir à partir d’une stratégie immanente aux rapports
de force »1746. Les discours sur le sexe se forment également dans ces relations de pouvoir.
Foucault en précise quatre règles. Premièrement, la règle d’immanence : l’objectivation de la
sexualité pour une connaissance ne se fait que dans les relations de pouvoir. Deuxièmement,
les règles des variations continues : il ne s’agit pas de chercher celui qui détient le pouvoir et
celui qui en est privé dans les relations, mais de les considérer comme « le schéma des
modifications » dans lequel tous les éléments constituants subissent des transformations
permanentes par rapport à d’autres. Les relations de pouvoir au XIXe siècle, constitué autour
de l’enfant par les parents, l’éducateur et le médecin, sont traversées par des modifications
incessantes, au point que le primat des parents et du médecin sur l’enfant n’est point stable, en

1743
Ibid., p. 125.
1744
Ibid., p. 126.
1745
Ibid.
1746
Ibid., p. 128.
523
Chapitre III, Partie II

ce sens que la sexualité des adultes devient l’objet du pouvoir à partir de cet investissement de
la sexualité infantile. Troisièmement, la règle du double conditionnement : aucune stratégie ne
fonctionne sans prendre appui sur des relations locales et précises, qui sont des points à la fois
d’application et d’ancrage, de même qu’aucune modification partielle ne prend effet sans être
inscrite dans une stratégie générale. Les relations de pouvoir à l’intérieur de la famille ne sont
efficaces que si elles s’articulent sur celles de la société, comme c’est le cas pour le contrôle
de la natalité ou la psychiatrisation et la médicalisation du sexe. Enfin, la règle de la
polyvalence tactique des discours : « C’est bien dans le discours que pouvoir et savoir
viennent s’articuler » ; « Le discours véhicule et produit du pouvoir » 1747 . Foucault note
encore l’importance du niveau discursif qui est la matrice du continuum du pouvoir-savoir.
C’est à partir des discours psychiatriques, juridiques ou littéraires sur les perversions
sexuelles, apparus au XIXe siècle, que les contrôles sociaux de ce domaine de perversité
deviennent possibles, et, en retour, ces interventions de pouvoir produisent davantage de
discours sur ces comportements sexuels déviants. Par ces quatre règles, Foucault insiste sur la
nécessité de se déprendre du modèle juridique du pouvoir, pour le remplacer par le modèle
stratégique.

3.3. Domaine

Pour l’analyse des relations de pouvoir, la sexualité est un objet privilégié, dans la
mesure où elle apparaît comme un ensemble de relations hétérogènes de pouvoir, « entre
hommes et femmes, entre jeunes et vieux, entre parents et progéniture, entre éducateurs et
élèves, entre prêtres et laïcs, entre une administration et une population »1748. Devant cette
multiplicité de relations, la stratégie de pouvoir ne peut être unique. Foucault évoque quatre
grands ensembles stratégiques qui se développent à partir du XVIIIe siècle, à savoir
l’« hystérisation du corps de la femme », la « pédagogisation du sexe de l’enfant », la
« socialisation des conduites procréatrices » et la « psychiatrisation du plaisirs pervers »1749.
On peut aisément remarquer que ces quatre ensembles sont, sauf le troisième, des reprises des
analyses précédentes : le premier a été examiné à la fin du Pouvoir psychiatrique, et le
troisième et le quatrième ont été les deux objets principaux du cours Les Anormaux. En les

1747
Ibid., p. 133.
1748
Ibid., p. 136.
1749
Ibid., p. 136-138.
524
Chapitre III, Partie II

rapportant à la nouvelle grille d’analyse pouvoir-savoir-discours, Foucault souligne qu’il


s’agit dans ces domaines stratégiques de produire la sexualité elle-même. C’est ce système de
production que Foucault appelle « dispositif de sexualité »1750. Si ce dispositif propre à la
société occidentale moderne génère la sexualité, il y a, à l’opposé de lui, un autre dispositif
traditionnel, qui est celui d’alliance. La différence est très nette entre le dispositif d’alliance et
celui de la sexualité : alors qu’il s’agit dans le premier de maintenir la stabilité du corps social
entier par la reproduction, il est question dans le second « de proliférer, d’innover, d’annexer,
d’inventer, de pénétrer les corps de façon de plus en plus détaillée et de contrôler les
populations de manière de plus en plus globale »1751. En d’autres termes, tandis que le premier
s’appuie sur les relations familiales et matrimoniales, le second intervient au niveau
microscopique du corps ainsi qu’au niveau macroscopique de la population. Or il est inexact
de dire que le vieux dispositif d’alliance est remplacé par celui, nouveau, de sexualité. En
revanche, historiquement, c’est autour et à partir du premier que se forme le second. Cette
juxtaposition permet au dispositif de sexualité sa pénétration dans la société. Le point de
croisement de ces deux dispositifs, c’est la famille, dont les deux dimensions, l’axe
mari-femme et l’axe parents-enfants, sont importantes pour le développement du dispositif de
sexualité. La famille est ainsi devenue « depuis le XVIIIe siècle un lieu obligatoire d’affects,
de sentiments, d’amour », où, parallèlement au dispositif d’alliance, l’incitation permanente à
la sexualité commence à fonctionner, autour des comportements sexuels déviants ou du
danger virtuel des comportements comme l’inceste ou la masturbation1752. Le dispositif de
sexualité, s’enracinant dans la famille, va ainsi « psychologiser » et « psychiatriser » la
famille qui était traditionnellement traversée par les rapports d’alliance1753. Foucault reprend
ce disant son analyse sur la famille dans Les Anormaux. La famille est un lieu privilégié de
production de la sexualité sur laquelle le pouvoir s’exerce et dont les discours se multiplient
infiniment. Mais cette juxtaposition des deux dispositifs ne peut ne pas soulever des conflits
entre eux. Foucault en évoque comme exemple encore une fois le nom de Charcot qui a tenté
de « détacher le domaine de la sexualité du système de l’alliance, pour le traiter directement
par une pratique médicale dont la technicité et l’autonomie étaient garanties par le modèle
neurologique »1754. Cet effort de la médecine pour détacher la sexualité de la famille est en

1750
Ibid., p. 140.
1751
Ibid., p. 141.
1752
Ibid., p. 143.
1753
Ibid., p. 146.
1754
Ibid., p. 147.
525
Chapitre III, Partie II

effet repris par la psychanalyse, qui tentait, elle aussi, de « parcourir la sexualité des individus
hors du contrôle familial »1755. Mais, en cherchant à isoler la sexualité de tout ce qui est
d’ordre familial, la psychanalyse finit, bien entendu, par retrouver, « au cœur même de cette
sexualité, comme principe de sa formation et chiffre de son intelligibilité, la loi de l’alliance,
les jeux mêlés de l’épousaille et de la parenté, l’inceste » 1756 . La sexualité pour la
psychanalyse ne se constitue donc que par la loi de l’alliance. Ce qui se produit dans la
psychanalyse représente le tournant décisif du rapport entre le dispositif d’alliance et celui de
sexualité. C’est dans la pastorale chrétienne, notamment dans la problématique de la chair,
que ce dispositif de sexualité a pris naissance. Mais, dans la direction de conscience
chrétienne, fondée sur la technologie de l’aveu, la chair était codée par la loi d’alliance, et de
ce fait, la structure de la concupiscence était essentiellement juridique. La psychanalyse a
totalement inversé ce rapport alliance-chair : « c’est la sexualité qui donne corps et vie aux
règles de l’alliance en les saturant de désir1757. » Le dispositif est désormais conditionné par
les désirs sexuels. La psychanalyse met en lumière cette inversion par la découverte de la loi
de l’alliance dans la sexualité détachée de la famille.
L’analyse de l’histoire de la sexualité est précisément l’histoire de ce dispositif de
sexualité : d’abord, sa formation dans la pastorale chrétienne, puis son développement au
XIXe siècle au travers des quatre grandes stratégies mentionnées ci-dessus, qui ont pour point
de référence et de convergence la famille. Les titres provisoires des volumes suivants que
Foucault annonce à la quatrième de couverture de l’ouvrage correspondent, respectivement,
exactement à une période ou à une stratégie de pouvoir : « La chair et le corps », « La
Croisade des enfants », « La Femme, la mère et l’hystérique », « Les pervers » et « Population
et races ». Ce projet qui finira par être largement modifié a, nous l’avons vu, son origine dans
les cours des années précédentes. En ce sens, le détournement de l’histoire de la sexualité ne
se limite pas à une modification du projet annoncé dans ce premier volume. Nous suivrons
dans les chapitres suivants ces transformations importantes de la pensée foucaldienne.

3.4. Périodisation

Continuons pour le moment l’examen de ce projet. Si l’histoire de la sexualité était

1755
Ibid., p. 148.
1756
Ibid., p. 149.
1757
Ibid., p. 150.
526
Chapitre III, Partie II

écrite selon le modèle de la répression, il y aurait deux ruptures qui la scinderaient, l’une au
XVIIe siècle, où seule la sexualité adulte et matrimoniale est valorisée, et l’autre au XXe siècle,
où « les mécanismes de la répression auraient commencé à se desserrer »1758. La version
foucaldienne de cette histoire tente plutôt de suivre la chronologie détaillée des techniques
autour de la sexualité, qui ne coïncide pas avec l’histoire de la répression sexuelle. Foucault
cherche l’origine de ces techniques dans les pratiques pénitentielles du Moyen Âge, et situe à
la fin du XVIIIe siècle la naissance d’une nouvelle technologie du sexe, qui échappe, sans être
pourtant indépendante de la thématique du péché, à l’institution ecclésiastique. Il y a
laïcisation et étatisation du sexe par l’intermédiaire des trois axes selon lesquels la
technologie du sexe se développe : premièrement, la pédagogie, dont l’objectif est la sexualité
de l’enfant ; deuxièmement, la médecine, qui porte sur « la physiologie sexuelle propre aux
femmes » ; troisièmement, la démographie concernant « la régulation spontanée ou concertée
des naissances »1759. C’est là que se produit une transformation capitale : la technologie du
sexe commence à s’organiser selon l’exigence de normalité, plutôt que selon la problématique
de la chair. C’est l’apparition du pouvoir de normalisation sur le sexe. Cette transformation
génère d’autres changements dont l’un est la séparation de la médecine du sexe par rapport à
la médecine générale du corps. À la même époque, l’étude de l’hérédité rapporte les
problèmes concernant le sexe à « la responsabilité biologique » à l’égard de l’espèce
humaine1760. De là surgissent deux innovations importantes de la seconde moitié du XIXe
siècle : la médecine des perversions et les programmes d’eugénisme, qui s’articulent
facilement par l’intermédiaire de la théorie de la dégénérescence. « L’ensemble
perversion-hérédité-dégénérescence a constitué, affirme Foucault, le noyau solide des
nouvelles technologies du sexe1761. » Comme nous l’avons vu dans l’examen des Anormaux,
le sexe s’appuie à la fois sur le corps individuel et sur un certain groupe d’individus, soit
synchronique (la population), soit diachronique (l’hérédité). La psychanalyse occupe dans
cette technologie une position singulière : alors qu’elle est une reprise du projet d’une
technologie médicale concernant l’instinct sexuel, elle tente d’affranchir cet instinct de ses
corrélations avec l’hérédité et avec les racismes et les eugénismes. L’objectif de l’histoire de
la sexualité est de faire « la généalogie de toutes ces techniques, avec leurs mutations, leurs

1758
Ibid., p. 152.
1759
Ibid., p. 154.
1760
Ibid., p. 156.
1761
Ibid., p. 157.
527
Chapitre III, Partie II

déplacements, leurs continuités, leurs ruptures », en se déprenant définitivement de


l’hypothèse simpliste de la répression, pour découvrir « une inventivité perpétuelle » dans ces
techniques1762.
Foucault va toutefois plus loin : si ce projet de la généalogie ne porte que sur les
techniques elles-mêmes, il faudra faire une autre histoire, qui est celle de leur diffusion et de
leur point d’application. Ainsi qu’il a remarqué dans Les Anormaux, à propos de la campagne
anti-masturbatoire, l’application de ces techniques du sexe a d’abord été faite dans « les
classes économiquement privilégiées et politiquement dirigeantes »1763. Avoir accès à ces
techniques, c’est sans doute une sorte de privilège, comme la direction de consciences et
l’examen de soi et de ses péchés n’étaient pas ouverts à tous, mais réservés à des groupes
restreints. Si bien que c’est d’abord dans la famille bourgeoise ou aristocrate que la
problématisation de la sexualité puérile ou adolescente s’était faite, tandis que les couches
populaires ont longtemps échappé à ce dispositif de sexualité, et ont toujours été soumises au
dispositif d’alliance. L’extension du dispositif de sexualité vers ces classes populaires passe,
selon Foucault, par trois étapes : d’abord le problème de la natalité, ensuite l’organisation de
la famille modèle et enfin le contrôle judiciaire et médical des perversions dans le but de
protéger la société et la race. Foucault dessine ainsi une ligne de généralisation du dispositif
de sexualité des classes dirigeantes vers les classes populaires, tout en soulignant que ce
dispositif n’est pas partout isomorphe et emploie des instruments différents. Or cette
chronologie de diffusion rend douteuse l’hypothèse de répression, selon laquelle la sexualité
serait un instrument pour la domination du peuple par la bourgeoisie, puisque ce sont « les
classes dirigeantes » qui ont d’abord essayé ces nouvelles techniques, pour « maximaliser la
vie » 1764 . Elles sont donc utilisées pour « une affirmation de soi » plutôt qu’ « un
asservissement d’autrui »1765. Foucault remarque que cette « incarnation du sexe dans son
corps propre » s’est effectuée notamment dans la bourgeoisie au XVIIIe siècle pour deux
raisons1766 : premièrement, alors que, pour marquer sa distinction de caste, la noblesse a
affirmé sa spécificité de son corps sous la forme du « sang » c’est-à-dire de « l’ancienneté des
ascendances et de la valeur des alliances », l’équivalent à ce sang noble pour la bourgeoisie
est son sexe, qui, à l’opposé du cas de la noblesse, établit la supériorité de son corps vers sa

1762
Ibid., p. 158.
1763
Ibid.
1764
Ibid., p. 162.
1765
Ibid., p. 163.
1766
Ibid., p. 164.
528
Chapitre III, Partie II

descendance et dans la santé de son organisme1767 ; deuxièmement, la valorisation du corps et


de la santé est liée au processus d’établissement de l’hégémonie bourgeoise, qui était non
seulement économique et idéologique, mais aussi physique. Foucault tente d’expliquer de ce
fait le vif intérêt de la bourgeoisie du XVIIIe siècle pour l’hygiène, dont témoignent de
nombreux ouvrages publiés à cette époque. L’affirmation du corps et de la santé d’une classe
tout entière amène à un certain « racisme » de la bourgeoisie, qui, à la différence de celui
observé dans la noblesse, qui obéit à des fins conservatrices, est dynamique et vise à
consolider et élargir sa place dominante dans la société. Il est donc normal que ce dispositif de
corps et de sexualité ait suscité tant de conflits. La généralisation de ce dispositif à partir de la
classe bourgeoise est une histoire des résistances contre cette affirmation du corps sexuel.
Mais, finalement, le corps social tout entier est traversé par ce dispositif de sexualité. La
sexualité a ainsi acquis l’universalité et sans doute la naturalité. Cette expansion générale
introduit cependant un autre élément différenciateur de la sexualité : ce n’est plus ce qui
instaure la sexualité partout dans la société, mais ce qui la limite et ce qui l’interdit. C’est là
que la théorie de la répression a son origine, en fonctionnant comme différenciatrice selon
deux manières. D’une part, cette théorie justifie l’extension du dispositif de sexualité, en
posant le principe que « toute sexualité doit être soumise à la loi », ou, en disant que « vous
n’aurez une sexualité que de vous assujettir à la loi »1768. L’interdit est en effet l’envers de la
production de la sexualité dans les effets de pouvoir-savoir-discours. D’autre part, cette
théorie de la répression compense la généralisation du dispositif de sexualité par « l’analyse
du jeu différentiel des interdits selon les classes sociales »1769. C’est désormais l’intensité de
la répression qui différencie les classes. Les discours sur la sexualité se multiplient selon les
mécanismes du dispositif de sexualité, alors qu’ils prétendent résister à la répression qui
réduit la sexualité au silence. Là où la répression est plus lourde, il y a un investissement
intense du dispositif de sexualité. Il s’agit précisément de la bourgeoisie, qui parle sans cesse
de sa sexualité, en dépit de ou grâce à la répression.
Dans ce croisement du dispositif de sexualité et de la théorie de la répression,
Foucault situe la psychanalyse sur laquelle il revient avec insistance dans cet ouvrage. Elle est
à la fois une « théorie de l’appartenance essentielle de la loi et du désir », qui suppose donc la
théorie de la répression, et une « technique pour lever les effets de l’interdit là où sa rigueur le

1767
Ibid.
1768
Ibid., p. 169-170.
1769
Ibid., p. 170.
529
Chapitre III, Partie II

rend pathogène »1770. La position singulière de la psychanalyse est donc indissociable de la


généralisation du dispositif de sexualité et de ses effets secondaires qui ont produit les
mécanismes de répression et de différenciation. Le problème de l’inceste, qui fonctionne au
niveau théorique comme échangeur entre le système de l’alliance et le régime de la sexualité,
joue le rôle de producteur des discours sur les désirs incestueux, par l’intermédiaire des
pratiques de la psychanalyse. C’est un autre type de différenciation qu’introduit la
psychanalyse dans le domaine de la sexualité. Foucault explique cette singularité : « Ceux qui
avaient perdu le privilège exclusif d’avoir souci de leur sexualité ont désormais le privilège
d’éprouver plus que d’autres ce qui l’interdit et de posséder la méthode qui permet de lever le
refoulement 1771 . » Affirmation de soi par la valorisation de sa sexualité, ou levée du
refoulement par l’intervention thérapeutique. Foucault souligne l’importance de la
psychanalyse dans l’histoire de la sexualité : elle est, nous l’avons vu, à la fois le
« mécanisme d’épinglage de la sexualité sur le système d’alliance », un adversaire « par
rapport à la théorie de la dégénérescence » et un « élément différenciateur dans la technologie
générale du sexe »1772. Dans la mesure où tous ses éléments principaux se résument en elle,
l’histoire du dispositif de sexualité peut valoir comme « archéologie de la psychanalyse »1773.
L’usage du terme « archéologie » est significatif : il s’agit sans doute de déterminer, au
travers de la généalogie du dispositif de sexualité, ce qui a rendu possible le discours de la
psychanalyse. Foucault ne réalisera jamais ce projet, mais cette remarque montre bien le
rapport entre l’archéologie et la généalogie qui se complètent l’une l’autre.
Avec la psychanalyse, le problème de la sexualité est centré sur l’interdit et la
répression. De là s’est formée, autour de Reich, la critique historico-politique de la répression
sexuelle dont les effets ont été considérables. Mais Foucault évoque, de manière
archéologique, que « la possibilité même de son succès était liée au fait qu’elle se déployait
toujours dans le dispositif de sexualité, et non pas hors de lui ou contre lui »1774. Le choix
stratégique que Foucault a analysé dans la formation discursive est, semble-t-il, ici repris dans
le contexte généalogique. La critique de la répression se situe sur le même plan
épistémologique que la théorie de la répression, formé et développé par le dispositif de
sexualité. Le continuum pouvoir-savoir donne ainsi une articulation possible entre

1770
Ibid.
1771
Ibid., p. 172.
1772
Ibid.
1773
Ibid.
1774
Ibid., p. 173.
530
Chapitre III, Partie II

l’archéologie et la généalogie.

3.5. Bio-politique

À la fin de l’ouvrage, Foucault insère un chapitre qui, loin d’être une simple
conclusion, a plusieurs enjeux : d’abord montrer de manière visible le rapport de ce projet de
l’Histoire de la sexualité avec la réflexion sur le pouvoir développée dans Surveiller et punir,
en faisant apparaître une nouvelle grille d’intelligibilité qu’est la bio-politique ; puis présenter
le programme de la recherche qu’il mènera dans les volumes suivants ; enfin, laisser ouverte
une question politico-pratique, qui est celle de la résistance, tout en mettant, de manière
inattendue, en question la naturalité d’un objet en apparence très solide, qui est le sexe.
Examinons d’abord le troisième point, la naturalité du sexe, car cette réflexion nous
permet de comprendre l’enjeu propre à l’histoire de la sexualité, avant de la relier à un plan
plus général qu’est le bio-pouvoir. Entreprendre une histoire de la sexualité, c’est-à-dire
l’histoire des phénomènes relatifs au sexuel, se heurterait à une objection : ce projet n’est-il
pas de « parler de la sexualité comme si le sexe n’existait pas »1775 ? Dans cette question,
Foucault distingue deux niveaux. Le premier consiste à demander si l’analyse de la sexualité
comme « dispositif politique » implique nécessairement l’élision du corps anatomique et
biologique, ou si l’histoire de la sexualité revient à une version de l’histoire des mentalités ou
des représentations sur le corps sexuel1776. La réponse de Foucault est négative, puisqu’il
s’agit toujours pour lui de faire une histoire des corps, en étudiant « la manière dont on a
investi ce qu’il y a de plus matériel, de plus vivant en eux »1777. Le second pose une question
distincte du premier niveau : « n’y a-t-il pas paradoxe à vouloir faire une histoire de la
sexualité au niveau des corps, sans qu’il y soit question, le moins du monde, du sexe? »1778
Foucault répond à cette question, en affirmant la nécessité d’examiner cette notion de sexe ou
plus précisément sa naturalité. Il tente de montrer que cette idée du sexe s’est formée, ainsi
que celle de la sexualité, dans les stratégies différentes du dispositif de sexualité. L’idée du
sexe signifie qu’ « il existe autre chose que des corps, des organes, des localisations
somatiques, des fonctions, des systèmes anatomo-physiologiques, des sensations, des

1775
Ibid., p. 199.
1776
Ibid., p. 200.
1777
Ibid.
1778
Ibid., p. 200-201.
531
Chapitre III, Partie II

plaisirs » : autre chose, ayant « ses propriétés intrinsèques et ses lois propres », qu’est le
sexe1779. Chaque stratégie du dispositif de sexualité a son propre processus de formation du
sexe : dans l’hystérisation de la femme, le sexe se définit d’abord comme ce que possèdent
l’homme et la femme, puis comme ce qui n’appartient qu’à l’homme et fait défaut à la femme,
et enfin comme ce qui, essentiellement féminin, ordonne et perturbe éventuellement les
fonctions de reproduction ; dans la sexualisation de l’enfance, il est anatomiquement présent
et physiologiquement absent, et il s’élabore dans ce jeu de la présence et de l’absence ; dans la
psychiatrisation des pervers, le sexe se définit par un entrelacement de l’instinct sexuel, de la
finalité et du sens d’une conduite perverse, ainsi que le montre clairement le fétichisme,
comme « la fixation de l’instinct à un objet sur le mode de l’adhérence historique et de
l’inadéquation biologique »1780 ; enfin, dans la socialisation des conduites procréatrices, le
sexe apparaît entre une loi biologico-économique de reproduction qui est nécessaire pour le
maintien et le développement de la société, et « une économie de plaisir qui tente toujours de
la contourner » de manière que les conduites sexuelles ne soient faites que pour le plaisir1781.
Le sexe est aussi ce qui se produit dans un ou des processus d’objectivation, qui le fait
apparaître dans des points d’intervention du pouvoir sur les conduites sexuelles souvent
déviantes. C’est sur cette naturalité forgée que se forme « une théorie générale du sexe »,
ayant trois fonctions majeures1782. Premièrement, cette théorie fait fonctionner la notion de
sexe « comme principe causal, sens omniprésent, secret à découvrir partout » ou, en d’autres
termes, « comme signifiant unique et comme signifié universel », alors que la notion n’est
qu’une « unité fictive » qui regroupe des éléments hétérogènes de biologie, d’anatomie, de
conduite ou de plaisir1783. L’unité de la notion, comme fondement de sa naturalité, est mise en
question. Deuxièmement, cette unité artificielle du sexe permet, de par sa naturalité, d’établir,
entre un savoir de la sexualité humaine et les connaissances biologiques de la reproduction,
une ligne de contact qui garantit au premier une sorte de « quasi-scientificité »1784. C’est à
partir de cette notion que les discours sur la sexualité peuvent se constituer comme
scientifiques. Troisièmement, le sexe a inversé « la représentation des rapports du pouvoir à la
sexualité », dans la mesure où le sexe masque la relation essentielle et positive de la sexualité

1779
Ibid., p. 201.
1780
Ibid., p. 203.
1781
Ibid.
1782
Ibid., p. 204.
1783
Ibid.
1784
Ibid.
532
Chapitre III, Partie II

au pouvoir, tout en se donnant une instance spécifique, naturelle, indépendante des relations
de pouvoir, sur laquelle s’appuient tous les comportements sexuels. Séparant la sexualité des
relations de pouvoir, le sexe fonctionne comme soubassement naturel de celle-là, et ne permet
de penser le pouvoir que comme loi et interdit. La naturalité du sexe n’est donc qu’une
illusion. Foucault conclut ainsi : « le sexe n’est sans doute qu’un point idéal rendu nécessaire
par le dispositif de sexualité et par son fonctionnement »1785. En outre, si cette fonction du
sexe est théorique, il a un autre rôle que l’on peut qualifier de pratique. Tous les individus
doivent désormais passer par le sexe, « point imaginaire fixé par le dispositif de sexualité »,
pour accéder à « sa propre intelligibilité », à « la totalité de son corps » et à « son identité »1786.
La constitution d’un sujet sexuel est précisément le résultat du processus d’assujettissement
qu’a construit le dispositif de sexualité. Cette référence permanente au sexe prouve qu’il est
devenu, par les interventions incessantes du dispositif de sexualité, objet du désir. De là un
paradoxe : « c’est cette désirabilité qui nous fait croire que nous affirmons contre tout pouvoir
les droits de notre sexe, alors qu’elle nous attache en fait au dispositif de sexualité »1787. Il
s’agit donc pour l’histoire de la sexualité de montrer la constitution historique du « sexe » et
sa dépendance à la sexualité. Non pas dépendance du sexe à la sexualité, mais de la sexualité
au sexe, Foucault renverse l’ordre de constitution des objets. Il insiste en outre sur le
changement de la stratégie de résistances possibles contre le dispositif de sexualité : si la
critique passe par le sexe-désir, elle est déjà piégée ; c’est en revanche à partir des corps et des
plaisirs qu’une déprise de ce dispositif omniprésent sera possible, à condition qu’elle soit
locale et sans cesse relancée. La critique de la naturalité est de cette façon liée à une résistance
possible au dispositif de sexualité.
Revenons à d’autres éléments que Foucault a dégagés dans le dernier chapitre de La
Volonté de savoir. Alors que, dans le cours Les Anormaux, Foucault a tenté d’articuler le
problème du crime à celui de la sexualité, il est absolument nécessaire de montrer, dans cet
ouvrage de 1976, quel est le rapport entre ces deux analyses, l’une sur la prison, l’autre sur la
sexualité. Pour ce faire, Foucault évoque une figure à laquelle il s’est référé à plusieurs
reprises : le souverain. C’est à l’opposé du pouvoir de souveraineté qu’il cherche à définir la
nouvelle forme de pouvoir qui s’exerce dans la société moderne. Le pouvoir souverain se
caractérise par un de ses privilèges, « le droit de vie et de mort », selon lequel le souverain

1785
Ibid., p. 205.
1786
Ibid.
1787
Ibid., p. 207.
533
Chapitre III, Partie II

peut « disposer » de la vie de ses sujets1788. Ce droit qui était absolu sous sa forme ancienne
est cependant atténué par les théoriciens classiques : l’exercice de ce droit n’est justifiable
qu’au cas où l’existence même du souverain serait menacée. Malgré cette limitation, ce droit
est toujours essentiellement « un droit dissymétrique », dans la mesure où « le souverain n’y
exerce son droit sur la vie qu’en faisant jouer son droit de tuer » : il est donc « le droit de faire
mourir ou de laisser vivre »1789. Depuis l’âge classique, cette forme d’exercice du pouvoir
s’est profondément transformée : le droit de mort ou de tuer s’appuie désormais sur « un
pouvoir qui s’exerce positivement sur la vie, qui entreprend de la gérer, de la majorer, de la
multiplier, d’exercer sur elle des contrôles précis et des régulations d’ensemble »1790. Le
pouvoir de mort n’est que le corollaire de ce pouvoir sur la vie. Foucault prend deux exemples
de cette transformation. Premièrement, la guerre : l’objectif des guerres n’est plus la défense
du souverain, mais l’existence de tous. Deuxièmement, la peine de mort : « Ceux qui meurent
sur l’échafaud sont devenus de plus en plus rares, à l’inverse de ceux qui meurent dans les
guerres1791. » La mort est moins la réplique du pouvoir souverain que le résultat d’une
exigence de protection de la vie collective. Foucault constate là un passage du vieux droit de
faire mourir ou de laisser vivre à « un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort »1792.
La prise de pouvoir se constitue désormais sur la vie, et la mort, qui était la manifestation
extrême du pouvoir souverain, devient la limite du pouvoir, ou ce qui lui échappe. La mort est
une affaire privée et secrète : il est intéressant d’établir ici un parallélisme entre ce statut de la
mort pour le pouvoir et celui qu’elle a pour la connaissance clinique que Foucault a discutée
dans la Naissance de la clinique. Pour la médecine clinique, nous l’avons vu dans la première
partie, la mort est la limite absolue pour la vie ainsi que pour les maladies. Alors que la mort
échappe à la prise d’un savoir médical, les pratiques cliniques ne peuvent que partir de ce
moment limite réel et épistémologique. Ce caractère extrême de la mort est repris dans la
réflexion sur la littérature, où elle est transcrite dans l’espace du langage, encore une fois
comme limite et comme événement non pas d’un individu, mais anonyme, impersonnel et
purement langagier. Si, dans l’archéologie, la mort restait insaisissable par le savoir, elle l’est
aussi pour le pouvoir, notamment celui qui prend une forme moderne, dans la généalogie.
C’est à partir de ce pouvoir sur la vie que Foucault tente de faire une synthèse de

1788
Ibid., p. 177.
1789
Ibid., p. 178. Italique par l’auteur.
1790
Ibid., p. 180.
1791
Ibid., p. 181.
1792
Ibid.
534
Chapitre III, Partie II

Surveiller et punir et La Volonté de savoir, car ce pouvoir s’est développé vers le milieu du
XVIIIe siècle sous deux formes principales : la première sur le « corps comme machine » qui
est l’objet des disciplines s’appuyant sur l’anatomo-politique du corps humain ; la seconde est
centrée sur le « corps-espèce », qui est « une bio-politique de la population »1793. Il existe
donc deux pôles de développement du pouvoir sur la vie : d’une part, « l’assujettissement des
corps » et d’autre part « le contrôle des populations ». Et deux technologies sur la vie : l’une,
disciplinaire, sur le corps et l’autre sur les populations et sur leurs régulations, qui est la
démographie, c’est-à-dire « la mise en tableau des richesses et de leur circulation, des vies et
de leur durée probable », représentée par les penseurs tels « Quesnay, Moheau,
Süssmilch »1794. Dans la connaissance sur les populations, l’analyse des richesses, effectuée
dans Les Mots et les Choses, s’articule, d’une manière quelque peu inattendue, à une
connaissance de la vie, en prenant appui sur l’exercice d’une forme spécifique de pouvoir, que
Foucault appelle « bio-pouvoir »1795.
Foucault souligne l’importance de ce bio-pouvoir en le comparant au rôle que
l’ascétisme a joué dans la formation du capitalisme : parallèlement à cette transformation
webérienne, s’est produit un changement de caractère différent, qui est « l’entrée de la vie
dans l’histoire (…) dans le champ des techniques politiques »1796. Cette introduction, inédite
dans l’histoire, de la vie à la politique se fait au travers de la constitution d’un continuum
pouvoir-savoir qui intervient de manière coercitive dans la vie pour davantage l’objectiver.
Foucault appelle ce mécanisme d’intervention et d’objectivation autour de la vie
« bio-politique », en reprenant l’idée de « bio-histoire », sans doute empruntée au travail
d’Emmanuel Le Roy Ladurie, qui consiste à décrire « les pressions par lesquelles les
mouvements de la vie et les processus de l’histoire interfèrent les uns avec les autres »1797. Si
l’homme était toujours compris par la définition aristotélicienne, c’est-à-dire « un animal
vivant et de plus capable d’une existence politique », la bio-politique a articulé ces deux
éléments, la vie et la politique, l’un à l’autre : c’est la vie elle-même qui se pose comme une
question politique. La vie devient ainsi à la fois extérieure et intérieure à l’histoire : extérieure,
comme invariant biologique, et intérieure, comme « pénétrée par ses techniques de savoir et

1793
Ibid., p. 183.
1794
Ibid., p. 184.
1795
Ibid.
1796
Ibid., p. 186.
1797
Ibid., p. 188. Foucault cite à la page 34 de Surveiller et punir la leçon inaugurale au Collège de France,
de Le Roy Ladurie, intitulée « L’histoire immobile » (Annales, mai-juin 1974, p. 673-692.)
535
Chapitre III, Partie II

de pouvoir »1798 . La question de l’homme ne peut plus se poser que par rapport à ce
continuum biologico-politique.
De ce développement du bio-pouvoir découle une autre conséquence : « l’importance
croissante prise par le jeu de la norme aux dépens du système juridique de la loi » que
Foucault a déjà soulignée à plusieurs reprises dans Surveiller et punir ainsi que dans Les
Anormaux1799. Il s’agit pour ce bio-pouvoir de « distribuer le vivant dans un domaine de
valeur et d’utilité », c’est-à-dire dans un espace organisé selon une norme. Foucault remarque,
ainsi qu’il l’a déjà fait, que la loi commence, dans ce type de pouvoir, à fonctionner comme
une norme et que l’institution judiciaire s’articule davantage à des appareils médicaux,
psychiatriques, administratifs, dont l’objectif est la normalisation. C’est par « l’effet
historique d’une technologie de pouvoir centrée sur la vie » que s’est formée la société de
normalisation. Les luttes politiques s’organisent autour de la vie, plus que du droit.
L’importance politique du sexe ne se comprend que dans ce processus de normalisation
développé par le bio-pouvoir. Le sexe, qui a été lui aussi objectivé par le dispositif de la
sexualité, fonctionne comme la charnière du pouvoir disciplinaire et de celui de la régulation
des populations : « Le sexe est accès à la fois à la vie du corps et à la vie de l’espèce1800. »
C’est dans ce point de croisement que se déroulent les quatre stratégies de la sexualité, qui
portent sur les enfants, les femmes, les naissances et les perversions. Si le pouvoir dans la
classe aristocrate se manifeste au travers du « sang », en tant que « réalité à fonction
symbolique », le bio-pouvoir parle « de la sexualité et à la sexualité », sexualité comme
« objet et cible », non pas comme « marque ou symbole »1801. Foucault caractérise ce passage
entre deux formes de pouvoir comme celui « d’une symbolique du sang à une analytique de la
sexualité »1802. Il invoque également un personnage qui est contemporain de ce passage, et qui
l’a vécu de manière immédiate et sans doute pervertie : Sade, qui « reporte l’analyse
exhaustive du sexe dans les mécanismes exaspérés de l’ancien pouvoir de souveraineté et
sous les vieux prestiges entièrement maintenus du sang »1803. Chez Sade, ces deux régimes de
pouvoir se chevauchent et s’enchevêtrent infiniment. Et cette situation confuse ne se limite
pas à l’espace du langage littéraire, mais apparaît dans le domaine politique, sous la forme,

1798
La Volonté de savoir, p. 188-189.
1799
Ibid., p. 189.
1800
Ibid., p. 192.
1801
Ibid., p. 194. Italique par l’auteur.
1802
Ibid., p. 195.
1803
Ibid., p. 195-196.
536
Chapitre III, Partie II

entre autres, du racisme moderne, étatique et biologiste, qui fait fonctionner la thématique du
sang dans le dispositif de sexualité. Le nazisme est en ce sens « la combinaison la plus naïve
et la plus rusée (…) des fantasmes du sang avec les paroxysmes d’un pouvoir
disciplinaire »1804. À l’opposé du racisme, il y a un effort théorique qui tente de réinscrire la
thématique de la sexualité dans la symbolique du sang et de la souveraineté : c’est bien
entendu la psychanalyse, qui tente de détacher le désir du dispositif de sexualité pour
l’aménager autour de l’ancien ordre du pouvoir. Ces deux exemples montrent que le passage
d’un type de pouvoir à un autre n’est pas du tout un remplacement de l’ancien ordre par un
ordre nouveau, mais une coexistence entre eux qui ne cesse de susciter des conflits, des
affrontements et, éventuellement, des combinaisons. Cet enchevêtrement ne permet pas de
comprendre les relations entre ces deux formes différentes de pouvoir dans un schéma
dialectique. Le dispositif de sexualité est certainement dominant, mais n’annule jamais le
vieux système de pouvoir. Faire l’histoire de la sexualité selon les quatre grands ensembles
stratégiques pourrait mettre en lumière ces relations non-dialectiques de pouvoir-savoir, qui
passent par la production discursive, dans laquelle les objets sont formés et acquièrent leur
naturalité. Ce projet ne sera pas achevé, mais il est possible de trouver dans cette esquisse les
éléments que Foucault a analysés depuis le début des années soixante-dix, et les reprises de
l’archéologie comme enquête sur les formations discursives.
La période que nous avons examinée dans ce chapitre (1975-1976) représente sans
doute pour la généalogie un bilan fécond. L’apparition ou la formation de nouveaux objets
(pouvoir, norme, corps, sexualité par exemple) marquent nettement la particularité de la
pensée foucaldienne de cette époque. Or il est remarquable que, dans ces années, la réflexion
foucaldienne, prenant des objets différents, cherche toujours à les penser dans l’ordre
historique. Ainsi se forment les histoires du supplice, du pouvoir souverain, de la prison, du
corps discipliné, des discours sur la sexualité, de la normalisation, ou de la psychanalyse entre
autres. Cet enracinement essentiel dans la dimension historique nous amène à la dernière
question de ce chapitre. Quel est le rapport de cette histoire foucaldienne à l’histoire des
historiens ? Certes Foucault se réfère souvent à l’histoire des historiens, notamment celle de
l’école des Annales comme un des modèles de sa recherche, mais il nous faudra également
examiner les réactions des historiens, qui ne sont pas toujours favorables. Au travers de
l’affrontement de l’histoire foucaldienne à l’histoire des historiens, nous pourrons

1804
Ibid., p. 197.
537
Chapitre III, Partie II

appréhender non pas simplement des défauts de la première du point de vue de l’historien,
mais des différences ou des oppositions qui pourraient être productives.

4. Généalogie et histoire : débat avec des historiens

3.1. L’impossible prison

Nous ne visons pas bien entendu ici à restituer toutes les réactions des historiens
envers la pensée foucaldienne, puisque cela dépasse largement notre objectif et notre
compétence. Nous voudrions donc limiter la discussion, en partant d’un ensemble de textes
qui sont publié en 1980 dans L’impossible Prison1805. Cet ouvrage collectif a son origine dans
une série d’études historiques sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, recueilli en 1977
dans les Annales historiques de la Révolution française, où l’historien Jacques Léonard a fait
un compte rendu critique de Surveiller et punir, qui s’intitule « L’historien et le
philosophe »1806. Foucault y répond par un court texte, « La poussière et le nuage », dans
lequel il tente d’expliquer ses choix méthodologiques, ses constats épistémologiques et les
différences entre sa recherche et celle des historiens1807. Autour de ces deux textes, une table
ronde a été organisée en 1978, à laquelle Foucault et une dizaine d’historiens étaient présents
pour discuter en quoi consiste l’originalité de l’histoire foucaldienne, et qui suscite de vives
réactions des historiens. Ces dialogues autour de Surveiller et punir et des problèmes de
l’histoire de la prison, nous permettront d’établir quelques lignes de partage entre Foucault et
les historiens, et envisager des « usages » possibles de la pensée foucaldienne dans le domaine
de l’histoire, proposés par certains historiens, ainsi que des versions « anti-foucaldiennes »
qui s’organisent, d’une manière totalement différente de l’histoire foucaldienne, en prenant
des objets tout proches de l’histoire foucaldienne.
Le texte de Léonard est, nous semble-t-il, une réaction typique de l’histoire comme
discipline, qui admet à la fois les défauts et l’originalité de l’analyse de Foucault. Il ne s’agit
pas dans ce texte de nier totalement l’histoire foucaldienne de la prison, mais de chercher

1805
L’impossible Prison. Recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, Le Seuil, (coll. L’Univers
historique), 1980.
1806
Jacques Léonard, « L’historien et le philosophe. À propos de Surveiller et punir ; naissance de la
prison », L’impossible Prison, p. 9-28.
1807
« La poussière et le nuage », DE II, no 277, p. 829-838.
538
Chapitre III, Partie II

quelle est la différence entre l’histoire foucaldienne et celle des historiens, et s’il est possible
de reprendre la problématique foucaldienne dans la discipline proprement historique. Dans la
première moitié du texte, le ton de Léonard est très critique. Sa première question : quelles
sont les réactions des historiens, lorsqu’un philosophe prétend avoir écrit un livre d’histoire ?
Ces historiens se demandent « s’il [le philosophe] est un savant suffisamment érudit pour oser
parler ainsi : a-t-il assez de fiches ? complètes ? bien classées ? ses dossiers sont-ils aussi
épais que les nôtres ? et sa bibliographie ? »1808 Le travail est mis en examen selon les
critères méthodologiques dont l’observance est une condition indispensable de l’histoire
comme discipline. De ce point de vue, Léonard reproche tout d’abord « la rapidité fulgurante
de l’analyse » de Foucault qui parcourt trois siècles, « comme un cavalier barbare »1809. Il
énumère des insuffisances de l’histoire foucaldienne de la prison : l’absence de référence
quasi totale à la période révolutionnaire ; une analyse trop courte du XIXe siècle, où des
changements importants se sont produits dus à la succession des régimes politiques ; le
manque de citations des travaux d’historiens spécialistes ; une exagération de la normalisation
de la société française dans la première moitié du XIXe siècle. Sur ce dernier point, la critique
de Léonard constate une opposition claire entre « la poussière des faits concrets », travail
d’historiens, et « la thèse de la normalisation massive », résultat d’une réflexion plutôt de
philosophe que d’historien 1810 . L’utilisation du Panopticon comme modèle du pouvoir
disciplinaire est également contestée, car ce n’est qu’un projet qui n’a pas finalement été
réalisé, et qui, par conséquent, ne peut être considéré comme faisant partie de la réalité
historique.
Léonard dénonce aussi l’argumentation de Foucault à propos du pouvoir disciplinaire,
la qualifiant d’explication mécaniste, qui n’élucide jamais à qui appartiennent ce pouvoir et
ses stratégies. Dans l’analyse foucaldienne, il est question d’ « une machination savante, mais
obstinément impersonnelle ou abstraite », dont « structuralistes et existentialistes sont
équitablement déçus »1811. Pour Jaques Léonard, un tel modèle mécanique du pouvoir est
absolument inacceptable, car « le XIXe siècle des historiens n’est pas un mécanisme
d’écrasement, ni un complot machiavélien, mais un ensemble de luttes politiques et sociales
articulées » 1812 . La critique de Léonard peut se résumer en trois points : premièrement,

1808
Léonard, art. cit., p. 10.
1809
Ibid., p. 11.
1810
Ibid., p. 13. Italique par l’auteur.
1811
Ibid., p. 15. Italique par l’auteur.
1812
Ibid., p. 16.
539
Chapitre III, Partie II

recherche documentaire insuffisante et arbitraire qui ne produit qu’une analyse très lacunaire
et imprécise ; deuxièmement, confusion entre les faits réels et les projets qui restaient virtuels,
au profit de la thèse de la normalisation massive de la société ; troisièmement, omission totale
du ou des sujet(s) qui exercent le pouvoir, par le modèle mécanique du pouvoir disciplinaire.
Mais Léonard reconnaît en revanche la richesse du livre de Foucault, qui a proposé
aux historiens « des idées de travaux à entreprendre »1813. Léonard remarque que la « notion
centrale dans la pensée de Foucault », qui pourrait être productive pour les recherches
historiques, est « la dialectique du pouvoir et du savoir »1814. Alors qu’il est bien entendu très
douteux que le continuum pouvoir-savoir fonctionne, ainsi que le dit Léonard, de manière
dialectique, hégélienne ou non, cet historien souligne l’importance de l’histoire foucaldienne
par rapport aux deux schémas explicatifs habituels, à savoir marxiste et structuraliste : d’une
part, se plaçant du côté des victimes d’une société, Foucault développe, comme les marxistes,
une sorte de matérialisme qui ne privilégie pourtant pas les forces économiques, mais le corps
et son dressement physique ; d’autre part, il fait apparaître, comme l’ont fait les structuralistes,
des mécanismes de pouvoir dont les hommes n’ont point conscience, tout en valorisant la
dimension temporelle de ces mécanismes, sous la forme de « généalogie ». Cette
« dialectique », Léonard la trouve par exemple dans « les grandes découvertes de Claude
Bernard, de Louis Pasteur, de leurs rivaux et de leurs disciples », qui ont finalement servi à
renforcer le pouvoir médical 1815 . Il ne s’agit sans doute pas dans cet exemple d’une
dialectique, dans la mesure où ce renforcement mutuel ne signifie pas nécessairement que ce
pouvoir-savoir atteindrait une étape supérieure dans son développement, probablement
linéaire. Nous voudrions ici insister sur le caractère non-dialectique, surtout au sens
non-hégélien, de la réflexion foucaldienne sur l’implication pouvoir-savoir, qui est décrite
comme élargissement ou généralisation plutôt que comme développement ou progrès, ainsi
que nous l’avons vu dans l’analyse de Surveiller et punir. Mais Léonard serait également
conscient de cet aspect non-hégélien de la pensée foucaldienne : « L’originalité de Foucault,
dit-il, consiste à refuser le parti pris hégélien et totalisateur à tout prix, qui intègre les
contraires et justifie positivement tout ce qui est arrivé jusqu’à nos jours1816. » Il distingue
donc la dialectique de la totalité hégélienne, et la première serait sans doute employée au sens

1813
Ibid., p. 17.
1814
Ibid., p. 18.
1815
Ibid., p. 22.
1816
Ibid., p. 26.
540
Chapitre III, Partie II

marxiste, qui ne serait pas non plus conforme à la notion foucaldienne de pouvoir-savoir.
L’article de Jacques Léonard met en lumière à la fois les difficultés et la productivité
de l’analyse de Foucault. Cette attitude est, semble-t-il, partagée par d’autres historiens, ainsi
que le montre un articule de Paul Veyne, qui définit le métier d’historien par deux principes, à
savoir celui d’inventaire et celui d’intelligibilité1817. Alors que le second consiste à rendre
intelligible les événements passés, quelle qu’en soient la méthode ou le schéma d’explication,
le premier s’appuie sur l’établissement d’un inventaire exhaustif de tous les événements
nécessaires pour une recherche historique. Même les événements qui n’ont aucune importance
théorique, sociologique, politique, philosophique, etc., sont pertinents pour l’histoire. Veyne
dit ainsi : « Le principe d’inventaire montre combien l’histoire est étrangère aux intérêts de la
raison, de l’éthique ou de la politique1818. » Dans cette optique, le travail de Foucault ne
remplit que le principe d’intelligibilité, car « il ne puisait pas dans l’Inventaire le sujet de ses
livres »1819. Si l’histoire foucaldienne est pour Veyne une histoire rendant intelligible le passé
mais s’appuyant sur un inventaire lacunaire, c’est que l’intérêt de Foucault ne porte que sur le
passé qui pourrait servir à mettre en doute l’évidence du présent. Voici la conclusion de
Veyne : « Formellement, donc, Foucault était historien ; matériellement, il ne l’était pas1820. »
La critique de Léonard soutiendrait ce constat de Veyne.
La réplique de Foucault au texte de Léonard s’organise en trois questions : 1. « De la
différence de procédure entre l’analyse d’un problème et l’étude d’une période » ; 2. « De
l’usage du principe de réalité en histoire » ; 3. « De la distinction à faire entre la thèse et
l’objet d’une analyse »1821. Sur le premier point, Foucault tente d’esquiver le problème de
l’insuffisance des recherches documentaires et celui de l’omission de certains événements de
sa description, en introduisant la distinction entre l’étude d’une période et celle d’un
problème. La première est une approche typique d’historien, qui consiste en un « traitement
1822
exhaustif de tout le matériau et équitable répartition chronologique de l’examen » . En
revanche, la seconde, celle de Foucault, suit d’autres règles pour résoudre le problème qu’il
choisit : c’est ce problème qui détermine le choix du matériau, la « focalisation de l’analyse
sur les éléments susceptibles de le résoudre » et l’ « établissement des relations qui permettent

1817
Paul Veyne, « Éloge de la curiosité : inventaire et intellection en histoire », op. cit.
1818
Ibid., p. 18.
1819
Ibid., p. 19.
1820
Ibid.
1821
« La poussière et le nuage », p. 830.
1822
Ibid., p. 832.
541
Chapitre III, Partie II

cette solution »1823. En d’autres termes, l’étude d’une période soulèverait plusieurs problèmes
à résoudre en suivant la chronologie qu’elle établit, alors que celle d’un problème délimite le
domaine d’objets et de sources qu’elle doit parcourir. Ce disant, Foucault cherche à mettre en
relief la différence entre la méthode proprement historienne et la sienne.
Mais, si la pensée foucaldienne se veut être l’étude d’un problème, quel était le
problème qu’il a posé dans Surveiller et punir ? Il s’agit de faire une histoire de la « raison
punitive », qui serait constituée par « l’intention réfléchie, le type de calcul, la ratio qui a été
mise en œuvre dans la réforme du système pénal »1824. Pour faire cette histoire, il y a deux
principes possibles : premièrement, celui de « commodité-inertie », selon lequel
l’enfermement est un modèle déjà acquis depuis longtemps, qui a été généralisé par une
simple intégration à des institutions diverses ; le second est celui de « rationalité-innovation »,
qui cherche plutôt à savoir quel calcul rationnel permet à cette nouvelle forme d’incarcération
de se propager dans des domaines divers de la société1825. C’est à partir du second principe
que l’analyse foucaldienne met en question la rationalité qui organise de manière intrinsèque
une série de pratiques. Dans cet examen, il s’agit non seulement des actions qui ont été
effectuées, mais aussi des plans, des programmes ou des projets qui n’ont pas été mis en place.
C’est à ce niveau-là que le Panopticon de Bentham est important pour comprendre la
rationalité interne qui engendre des pratiques, même s’il n’a jamais été réalisé en tant que tel.
Il est aussi question de la notion de réalité. Le réel n’est pas du tout une « instance globale »
comme « totalité à restituer »1826 . Alors que le reproche de Léonard consiste à accuser
Foucault d’avoir placé, dans un même plan, des actions réelles et des projets imaginaires,
l’objection foucaldienne met en question ce sur quoi se fonde cette critique : « Il faudrait
peut-être aussi interroger le principe, souvent implicitement admis, que la seule réalité à
laquelle devrait prétendre l’histoire, c’est la société elle-même1827. » Foucault remarque que la
réalité n’est pas identique à un ensemble de faits concrets comme l’affirme Léonard, et que
l’unité de la société n’existe pas non plus, puisqu’elle ne s’est constituée que de relations de
pouvoir-savoir de caractère hétérogène. Des programmes, des décisions ou des règlements
pourraient également faire partie de la réalité, même s’ils n’ont pas été réalisés ou n’ont
jamais atteint leurs buts. Car, autour d’eux, il y a toujours un faisceau complexe de relations

1823
Ibid.
1824
Ibid., p. 832-833.
1825
Ibid., p. 833.
1826
Ibid., p. 834.
1827
Ibid. Italique par l’auteur.
542
Chapitre III, Partie II

pouvoir-savoir, et que c’est dans ces choses dites, c’est-à-dire dans les discours, que le
pouvoir-savoir prend appui sur le réel, tout en s’organisant d’une manière rationnelle. Penser
la réalité est donc prendre en compte ces relations enchevêtrées de pouvoir-savoir (et de
discours) qui forment une rationalité, historique, qui « n’est pas simplement principe de
théorie et de techniques scientifiques, qui ne produit pas simplement des formes de
connaissance ou des types de pensée, mais qui est liée par des liens complexes et circulaires à
des formes de pouvoir »1828. L’objection de Foucault sur le deuxième point a ainsi mis en
question le fondement épistémologique de la critique de Léonard.
Troisième point : le rapport entre la thèse et l’objet d’analyse. Foucault insiste sur le
fait que l’automaticité du pouvoir n’est absolument pas la thèse du livre, à partir de laquelle il
proposerait une explication possible de la société occidentale du XVIIIe siècle. Au contraire,
cette forme automatique de pouvoir est exactement l’invention du XVIIIe siècle, ou bien la
« réalité » de cette époque. L’analyse de Foucault n’a pas, souligne-t-il, imposé à une période
de la société occidentale le pouvoir disciplinaire comme grille d’analyse, mais exhumé la
« volonté » d’organiser des dispositifs disciplinaires dans le processus de rationalisation du
pouvoir, dans la mesure où ce travail lui permet de résoudre le problème du pouvoir de
punir1829.
Répondant au texte de Léonard, Foucault cherche à définir sa propre manière de faire
de l’histoire, qui n’est pas totalement identifiable à l’histoire des historiens. Mais cela ne
signifie pas qu’il veut établir une ligne de partage entre l’histoire comme discipline et
l’histoire « philosophique », mais un domaine commun de recherche « dé-disciplinairisé »
plutôt qu’interdisciplinaire1830.
Dans la table ronde avec les historiens, Foucault commence par cette question pour
situer ses recherches par rapport à l’histoire et à la philosophie. Il caractérise ses livres comme
« des fragments philosophiques dans des chantiers historiques » 1831 . Expression fort
intéressante dans la mesure où elle montre bien que la pensée foucaldienne est une série de
reprises pour réfléchir à des problèmes d’origine philosophique sur le terrain historique que
parcourent les historiens aussi. En même temps, en utilisant les termes « fragment » ou
« chantier », il souligne le caractère incomplet de sa recherche, qui doit être relancée, et qui ne

1828
Ibid., p. 835.
1829
Ibid., p. 837.
1830
Ibid., p. 838.
1831
« Table ronde du 20 mai 1978 », p 840.
543
Chapitre III, Partie II

pourrait être comprise comme la présentation exhaustive et totale d’un thème ou d’un
problème. Il dit ainsi : « Je voudrais ouvrir un chantier, essayer, et si j’échoue, recommencer
autrement1832. » Travailler dans ce chantier n’est pas construire avec persistance une totalité
de pensée, mais, en y cherchant des matériaux, tenter de produire des réflexions ouvertes à
des modifications et à des rectifications.
Précisant ainsi le caractère de son travail, Foucault revient sur le problème qu’il a
posé dans Surveiller et punir. Il s’agit dans ce livre d’étudier un « régime de pratiques », en
tant que « lieu d’enchaînement de ce qu’on dit et de ce qu’on fait, des règles qu’on s’impose
et des raisons qu’on se donne, des projets et des évidences »1833. Si les pratiques sont définies
de cette façon, il est évidemment nécessaire d’analyser non seulement le niveau « faits
concrets » selon Léonard, niveau de pratiques non-discursives, mais aussi celui des discours.
Foucault remarque également que l’analyse de ce régime de pratiques est celle des
« programmations de conduite », qui prescrit ce qui est à faire et qui codifie ce qui est à savoir.
Dans ce jeu de prescription et de codification, l’analyse du continuum pouvoir-savoir est
indispensable. L’histoire que Foucault essaie de faire est donc celle de ces pratiques
d’emprisonnement, c’est-à-dire celle des relations que constituent ce qu’on fait et ce qu’on dit
à propos d’une manière spécifique de punition.
Cette histoire des pratiques est, comme Foucault l’a affirmé dans la réponse à
Léonard, l’histoire de la rationalité ou de la rationalisation du pouvoir de punir. Sur ce point,
un historien lui demande si les analyses foucaldiennes de la folie, de la prison, entre autres, ne
supposent pas un « processus général méta-anthropologique ou méta-historique », qui est
celui de rationalisation1834. En d’autres termes, il s’agit dans cette question de savoir si
l’histoire foucaldienne de la rationalité n’est finalement que la réalisation d’une forme de
rationalité qui est universelle. À cette question, la réponse de Foucault est négative, et il
qualifie cette sorte de questionnement de « webérien », dans la mesure où une telle analyse
prendrait comme objet « la rationalité irrationnelle de la société capitaliste », à partir de
laquelle le développement du capitalisme se comprend comme un progrès rationnel au travers
d’événements parfois contradictoires, comme l’esprit du capitalisme formé dans une certaine
compréhension du protestantisme 1835 . Or Foucault n’admet pas l’existence d’une telle

1832
Ibid., p. 839.
1833
Ibid., p. 841.
1834
Ibid., p. 844.
1835
Ibid.
544
Chapitre III, Partie II

rationalité méta-historique qui permette de jauger le degré de rationalisation d’un ensemble de


pratiques. En revanche, il faut mettre en lumière plusieurs « formes de rationalisations » qui
« s’inscrivent dans des pratiques, ou des systèmes de pratiques », et « il n’y a pas de
« pratiques » sans un certain régime de rationalité »1836. La position de Foucault est clairement
pluraliste. Ces formes de rationalité peuvent être analysées selon deux axes : « la codification
prescription », concernant l’exercice du pouvoir, d’une part, et « la formulation vraie ou
fausse », appartenant à la sphère du savoir, d’autre part, par lesquelles l’analyse des relations
pouvoir-savoir est possible1837.
Un historien pose une autre question qui concerne toujours le rapport avec Weber :
n’y a-t-il pas chez Foucault un « type idéal » qui l’empêche parfois d’analyser la réalité, et à
cause duquel il a décidé de ne pas faire de commentaires au dossier de Pierre Rivière ?
Foucault refuse cette comparaison, en précisant ce type idéal comme « une catégorie de
l’interprétation historienne » qui permet aux historiens de lier un certain nombre de données
pour y retrouver une « essence » dont les contemporains ne peuvent être conscients. Cette
notion webérienne n’est, selon Foucault, qu’ « un schéma rationnel à l’état pur », que seule
l’analyse rétrospective peut déceler dans le domaine historique1838. Ce que l’on trouve dans la
prison, l’hôpital ou l’asile n’est pas un tel schéma rationnel, mais « des programmes
explicites », réalisés par les calculs rationnels, pour organiser des institutions ou des espaces,
1839
et pour régler des comportements . Ces programmes, ces « régimes de
juridiction/véridiction », produisent, même s’ils n’ont pas été mis en place sous leur forme
première, certains effets spécifiques dans la réalité, effets du « partage vrai/faux », qui
organisent des comportements humains de manière coercitive1840. La discipline n’est donc pas
« l’expression d’un « type idéal » », mais un nom donné à « la généralisation et la mise en
connexion de techniques différentes qui elles-mêmes ont à répondre à des objets locaux »1841.
Ce pouvoir s’appuie, nous l’avons déjà vu, sur une forme de savoir qui produit sans cesse de
sa propre façon le partage entre le vrai et le faux. C’est ce problème de la vérité et de sa
production qui est, selon Foucault, le problème politique le plus général, qu’il pose par
rapport à celui du gouvernement : « Comment lier l’une à l’autre la façon de partager le vrai

1836
Ibid., p. 845. C’est nous qui soulignons.
1837
Ibid.
1838
Ibid., p. 846.
1839
Ibid.
1840
Ibid., p. 848.
1841
Ibid., p. 847.
545
Chapitre III, Partie II

et le faux et la manière de se gouverner soi-même et les autres ? »1842 Nous reviendrons sur
cette question du gouvernement dans les chapitres prochains.
À la fin du débat, se pose une question concernant un reproche, souvent adressé à
Surveiller et punir, qui dénonce son « effet anesthésiant » s’exerçant pour ceux qui travaillent
dans le domaine pénitentiaire, qui ne savent plus quoi faire dans ce schéma disciplinaire dont
ils n’arriveraient jamais à sortir1843. Ce schéma foucaldien implacable et omniprésent est si
encombrant que les historiens ne veulent pas répondre à l’analyse du pouvoir disciplinaire.
Foucault répond à ce reproche, en disant d’abord que le fait qu’on ne sache plus quoi faire est
exactement un effet voulu de l’analyse, pour laquelle l’évidence de ces pratiques est la cible
privilégiée, et que, si les historiens sont irrités par son analyse, ce n’est pas à cause de ce
schéma, mais de « l’absence de schéma »1844. Son problème n’est pas de « proposer un
principe d’analyse globale de la société », mais d’analyser la production du partage vrai/faux
dans les discours1845. Cette question du partage ne peut être une analyse de la société tout
entière, mais ne concerne que des domaines d’objets limités, comme celui de la sexualité.
Alors que les historiens cherchent à décrire quelle est la manière dont on contrôle ou
sanctionne les comportements sexuels à une époque donnée, il s’agit pour Foucault de
« savoir comment s’est transformée la mise en discours du comportement sexuel » et
« comment se sont formés les éléments constitutifs de ce domaine qu’on a appelé (…) la
sexualité »1846. Foucault refuse ainsi avec persistance la portée totalisatrice de son analyse.
Son analyse vise à « faire l’histoire de l’ « objectivation » de ces éléments que les historiens
considèrent comme donnés objectivement ( l’objectivation des objectivés, si j’ose dire) »1847.
Foucault ne demande aux historiens ni de s’intéresser à ce problème philosophique, ni d’en
fournir une réponse, mais il veut « repérer quels effets cette question produit dans le savoir
historique »1848. Il cite le livre de Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, comme exemple
d’un tel effet, et son propre analyse historique s’effectue également dans ce questionnement
sur l’objectivation.
En outre, dans ce type d’analyse historique de l’objectivation, Foucault vise

1842
Ibid., p. 849.
1843
Ibid., p. 850.
1844
Ibid., p. 850.
1845
Ibid., p. 852.
1846
Ibid., p. 853.
1847
Ibid., Italique par l’auteur.
1848
Ibid.
546
Chapitre III, Partie II

également à travailler pour une « événementialisation »1849. Par ce terme, il entend deux
choses : d’une part, il s’agit de faire surgir « une rupture d’évidence » ou une « singularité »,
ou, en d’autre termes, de « montrer que ce n’était pas « si nécessaire que ça » » ; d’autre part,
pour une telle mise en question de la naturalité des choses, cette notion consiste à « retrouver
les connexions, les rencontres, les appuis, les blocages, les jeux de force, les stratégies, etc.,
qui ont, à un moment donné, formé ce qui ensuite va fonctionner comme évidence,
universalité, nécessité »1850. L’événementialisation est donc à la fois un principe de recherche
historique et une procédure d’analyse dans le domaine historique. Or Foucault explique d’une
manière plus détaillée cette notion dans la conférence, intitulée « Qu’est-ce que la critique ? »,
prononcée le 27 mai 1978 à la société française de philosophie, seulement une semaine après
cette table ronde. Alors que nous reviendrons dans la troisième partie sur ce texte qui porte sur
le problème de l’Aufklärung, nous voudrions ici nous référer au passage sur
l’événementialisation pour éclairer l’argumentation de Foucault dans ce débat.
Après avoir présenté le rapport entre la critique et l’Aufklärung chez Kant et son
acceptation en Allemagne et en France, Foucault se demande quelle procédure est nécessaire
pour analyser le processus de l’Aufklärung. Il s’agit dans cette procédure non pas de la
connaissance ou de sa légitimité, mais du pouvoir ou d’une « épreuve
d’événementialisation » 1851 . Cela consiste tout d’abord à repérer, « de façon tout à fait
empirique et provisoire », « des connexions entre des mécanismes de coercition et des
contenus de connaissance », à savoir des connexions entre le pouvoir et le savoir1852. Mais,
selon Foucault, il est impossible de considérer qu’ « il existe un savoir ou un pouvoir, pire
encore le savoir ou le pouvoir qui seraient en eux-mêmes opérants », car « savoir, pouvoir ce
n’est qu’une grille d’analyse »1853. L’objectif d’analyse n’est donc pas de définir ce qui est
savoir et ce qui est pouvoir, comme s’ils étaient deux domaines distincts, mais de décrire « un
nexus de savoir-pouvoir qui permette de saisir ce qui constitue l’acceptabilité d’un système,
que ce soit le système de la maladie mentale, de la pénalité, de la délinquance, de la sexualité,
etc. »1854 Qu’un système soit acceptable signifierait que, à une époque donnée, il peut se
former et subsister en produisant les effets de pouvoir et de savoir. Cette acceptabilité aurait

1849
Ibid., p. 842.
1850
Ibid.
1851
« Qu’est-ce que la critique ? [Critique et Aufklärung] », p. 47-48. Italiques de l’auteur.
1852
Ibid., p. 48.
1853
Ibid., p. 49.
1854
Ibid.
547
Chapitre III, Partie II

été décrite, dans la période archéologique, comme l’a priori historique. Plutôt que ces
expressions évidemment kantiennes, Foucault emploie ici un terme qui impliquerait la
dimension du pouvoir, qui rend acceptable de manière coercitive un système qui ne serait ni
évident ni naturel. Il est donc question de « dégager les conditions d’acceptabilité d’un
système » qui ne sont pas simplement celles de possibilité1855. L’analyse de l’acceptabilité
d’un système cherche à le saisir « dans sa positivité »1856. C’est ainsi que Foucault la situe au
niveau de l’archéologie.
Dans cette analyse des positivités de système, il s’agit également de « suivre les
lignes de rupture qui marquent son émergence » pour repérer « des singularités pures » de
systèmes1857. Le problème est de savoir comment se sont formées ces positivités singulières,
qui ne sont ni universelles, ni nécessaires, ni conditionnées par une essence ou une dernière
instance. L’analyse a pour objectif de repérer quel ensemble de relations multiples,
hétérogènes et parfois conflictuelles a rendu singulière une positivité. Ce type d’analyse est
bien évidemment une généalogie, qui « essaie de restituer les conditions d’apparition d’une
singularité à partir de multiples éléments déterminants, non pas comme le produit, mais
comme l’effet »1858. Or une telle mise en intelligibilité de la positivité ne révèle pas un
ensemble de relations à partir duquel une positivité est automatiquement déterminée, mais « la
logique propre d’un jeu d’interactions avec ses marges toujours variables »1859. L’analyse doit
dégager cette mobilité de relations qui est susceptible de modifier la forme possible d’une
positivité. Foucault appelle « stratégiques » ces lignes croisées de transformation, qui sont
mobiles et fragiles1860.
L’archéologie, la généalogie et la stratégie sont « trois dimensions nécessairement
simultanées de la même analyse » dont la tâche est l’événementialisation de ce que l’on croit
stable, bien fondé, universel ou naturel1861. Cette analyse doit toujours passer par la dimension
historique que parcourt également l’histoire des historiens. C’est à partir de ce domaine
commun que le dialogue entre Foucault et les historiens devient possible, même s’il n’aboutit
pas à un point d’accord. Pour certains historiens, l’histoire foucaldienne est un exemple de
mauvaise histoire qui ne respecte pas les règles fondamentales de la méthode historienne, et

1855
Ibid., p. 50.
1856
Ibid., p. 49.
1857
Ibid., p. 50.
1858
Ibid., p. 51.
1859
Ibid.
1860
Ibid., p. 52.
1861
Ibid.
548
Chapitre III, Partie II

qui abuserait des enquêtes historiques, parfois inexactes, au profit de ses problèmes
philosophiques. Mais, pour les autres, malgré ces défauts indéniables, les recherches entamées
par Foucault ont ouvert un ensemble de domaines inédits pour les analyses historiques. Paul
Veyne est un des premiers à avoir trouvé chez Foucault cette ambivalence, qui est à la fois
reprochable et féconde pour l’histoire comme discipline. Les textes dans L’impossible prison
résument clairement ces deux aspects opposés de l’histoire foucaldienne pour les historiens. À
propos de l’événementialisation, nous l’analyserons, dans la troisième partie, par rapport à la
question de l’Aufklärung et du présent, qui occupera une place centrale dans la pensée
foucaldienne de la période de la problématisation. Cela nous permettra de lier d’une autre
manière le problème de l’histoire à celui de l’actualité et de notre existence.
Mais, pour le moment, restons encore dans ce champ de recherche historique. Certes
l’histoire foucaldienne pourrait être utile pour le principe d’intelligibilité dans l’histoire, mais
elle n’est pas, bien entendu, la seule manière d’une telle intellection historienne. Nous
voudrions brièvement nous référer à d’autres travaux d’historiens, qui partagent, en un sens,
le même problème que l’histoire foucaldienne, mais qui emploient une méthode tout à fait
différente et s’opposeraient à la manière foucaldienne de faire l’histoire. Comme nous ne
pourrons évidemment couvrir tout le domaine de la recherche historique, nous en choisirons
deux exemples, qui pourraient poser une question à l’histoire foucaldienne : est-il possible
d’écrire l’histoire d’un sujet qui n’a laissé presque aucune trace dans l’histoire ? Nous avons
déjà vu l’intérêt que Foucault porte sur les demandes de la lettre de cachet, et son projet de la
publication de ces documents. Mais les deux exemples, la micro-histoire d’une part et la
reconstruction de la vie d’un certain Louis-François Pinagot d’autre part, montreront qu’il y a
d’autres manières de faire une histoire du sujet anonyme. Nous pourrons par eux reconstruire
une série d’oppositions entre l’histoire des historiens et l’histoire foucaldienne, même si cette
comparaison reste partielle et qu’il faudra recommencer à éclaircir ce rapport de Foucault aux
historiens.
Il est pourtant possible de prendre en compte les effets positifs et productifs de
l’histoire foucaldienne dans la discipline historique. Ils concerneraient sans doute l’aspect
méthodologique, ou la manière de mettre en intelligibilité les objets d’analyse. De cet aspect
positif, Paul Veyne et Arlette Farge sont toujours conscients et apprécient pour cela la pensée
foucaldienne. Nous voudrions examiner ces effets de Foucault en s’appuyant sur les textes
d’historiens qui reprennent la problématique foucaldienne dans son propre domaine. Ces
analyses mettront en lumière la position de la pensée foucaldienne dans l’histoire des

549
Chapitre III, Partie II

historiens, qui, elle aussi, se caractérise bien entendu par des périodes, des objets et des
méthodes. Il ne s’agit pas pour nous de savoir une fois pour toutes si l’histoire foucaldienne
est une histoire au sens des historiens ou non, mais de la confronter à cette diversité de
l’écriture de l’histoire.

4.2. La micro-histoire de l’ « exceptionnel normal »

Comme nous l’avons vu dans le deuxième chapitre, cet historien italien, Carlo
Ginzburg, un des fondateurs de la micro-histoire, est critique à l’égard de la tendance
esthétisante de la vie infâme dans l’histoire foucaldienne. Alors, en quel sens cette
micro-histoire se différencie-t-elle de l’approche foucaldienne ? Y a-t-il des points communs
entre ces deux types d’histoire ? Un texte écrit par Ginzburg et son co-auteur Carlo Poni
éclaircira ces questions1862.
En distinguant deux courants d’historiographie, qualitatif et quantitatif, Ginzburg et
Poni définissent la micro-histoire comme une combinaison singulière de ces deux tendances.
Alors que le premier est « attentif aux élites », le second se préoccupe d’ « analyser des
agrégats sociaux plus massifs »1863. Il s’agit là d’une tâche en apparence contradictoire,
c’est-à-dire la combinaison qui doit se faire dans « la perspective non élitaire du second
courant avec le souci d’individualisation qui est au cœur du premier »1864. Mais comment
repérer de manière historiographique un individu appartenant au milieu populaire, qui n’a
sûrement laissé presque aucune trace dans l’histoire ? Pour répondre à cette question, la
micro-histoire prend comme fil conducteur le nom d’un personnage vers lequel et à partir
duquel s’unissent des relations complexes d’une société d’alors. Pour qu’une telle étude
nominative prenne corps, il faut faire des recherches sur différentes séries de données, laissées
dans des archives hétérogènes, de grande propriété, notariales ou ecclésiastiques entre
autres, dans lesquelles varie le mode d’existence et d’apparition de ce nom que l’on
recherche : il apparaît tantôt comme un paysan, tantôt comme un élément des relations
familiales et matrimoniales, tantôt comme un croyant dont les dates de naissance et de décès
sont enregistrés dans un document épiscopal. Ces recherches qui traversent des archives
diverses, permettent aux historiens de reconstruire une « représentation graphique du réseau

1862
Carlo Ginzburg et Carlo Poni, « La micro-histoire », Le débat, no 17, 1981, p. 133-136.
1863
Ibid,. p. 135.
1864
Ibid.
550
Chapitre III, Partie II

des rapports sociaux dans lequel l’individu est pris »1865. La micro-histoire a donc deux
objectifs d’analyse : d’une part, elle vise à reconstruire le vécu « inaccessible aux autres
approches historiographiques » ; et d’autre part, elle essaie de « repérer les structures
invisibles selon lesquelles ce vécu est articulé » à des relations sociales. La micro-histoire est,
1866
disent Ginzburg et Poni, en ce sens une « science du vécu » .
Cette vie singulière prise dans les rapports sociaux que la micro-histoire tâche de
reconstruire se trouve dans des cas « pertinents et significatifs ». Les auteurs entendent par là
non seulement des cas « statistiquement fréquents », mais aussi l’« exceptionnel normal »1867.
Cette expression a deux sens. Premièrement, « dans les sociétés préindustrielles, certaines
formes de transgression ont pu être la norme », c’est-à-dire que certains actes illégaux étaient
si fréquents et si ordinaires que les auteurs en sont des individus n’ayant rien d’exceptionnel.
Le second sens est sans doute plus important : « Si les sources taisent et/ou déforment
systématiquement la réalité sociale des classes subalternes, un document vraiment
exceptionnel (c’est-à-dire statistiquement infréquent) peut être beaucoup plus révélateur que
mille documents stéréotypés1868. » Là existe l’originalité de la micro-histoire : à la différence
de la méthode qualitative, un cas exceptionnel au sens statistique, peut mieux servir à mettre
en lumière la structure sociale qui l’entoure. Un individu exceptionnel met à l’épreuve les
normes sociales jusqu’à leurs limites. C’est la confrontation de cet homme exceptionnel et
profondément transgressif avec les normes qui met en lumière les limites infranchissables
posées par les normes dans une société.
C’est de par cet intérêt pour l’exceptionnel que Ginzburg mène une étude du cas de
Menocchio, meunier frioulan du XVIe siècle, qui a confessé sa cosmologie hérétique devant
l’Inquisition 1869 . En décrivant l’originalité et la systématicité de sa surprenante et
véritablement exceptionnelle vision du monde, Ginzburg s’efforce de reconstruire la culture
populaire de l’époque qui laissait rarement des traces de par son oralité, au travers de la
confession de ce meunier, de sa lecture et de sa façon d’assimiler et d’assembler ce qu’il lisait.
Ce cas inquisitorial est précisément un exemple de l’ « exceptionnel normal » qui permet de
reconstruire la culture populaire à partir des documents dans les archives. Ginzburg explique
la position paradoxale de Menocchio, qui était un homme différent aux yeux de ses

1865
Ibid.
1866
Ibid., p. 136.
1867
Ibid., p. 135.
1868
Ibid., p. 136.
1869
Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle.
551
Chapitre III, Partie II

concitoyens, mais dont la singularité avait « des limites bien précises » dans la mesure où « on
ne sort de la culture de son temps et de sa classe que pour entrer dans le délire de la
non-communication » 1870 . Plus l’individu « anormal », comme Menocchio, tente de
transgresser un tel « horizon de possibilités latentes », plus cette limite apparaît comme une
« cage flexible et invisible ». On ne saurait jauger la taille de cette cage infranchissable que
lorsqu’un individu s’y démène violemment. Le cas de ce frioulan hérétique est précisément ce
qui mesure le normal d’une époque à partir d’un sujet extraordinaire, anormal et exceptionnel.
La micro-histoire diffère de le pensée foucaldienne sur quelques points. Tout d’abord,
cette tendance italienne d’historiographie tente de reconstruire un vécu singulier au
croisement des recherches dans des documents de caractère hétérogène. Elle se veut être « une
anthropologie imprégnée d’histoire » ou « une histoire imprégnée d’anthropologie »1871. Seul
l’usage du nom d’un individu à la fois normal et exceptionnel fait apparaître les limites
qu’une société impose à ses membres. Cette méthode nominative dégage, des documents dans
les archives, « les traces ou les indices d’une réalité cachée et qui n’est généralement pas
saisissable à travers la documentation », documentation sans doute ordinaire, même
exhaustive1872. Ce souci d’individualisation ou de subjectivation distingue définitivement la
micro-histoire de l’histoire foucaldienne. Mais ce vécu n’est pas, bien entendu, reconstitué en
vue de lui donner un statut phénoménologique qui est fondateur de la connaissance ; il est une
limite privilégiée à partir de laquelle les normes et les relations sociales d’une époque
réapparaissent dans le champ de la recherche historique. Or ces questions des normes et des
relations, non pas de société, mais de pouvoir, sont exactement ce que Foucault tente de
mettre en lumière dans ses analyses. Outre cela, Ginzburg traite les documents dans les
archives, ainsi que Foucault l’a cherché à faire, comme constituant plusieurs séries de
données. En un sens, on pourrait trouver sur ces deux points une certaine proximité entre ces
deux histoires. Mais, la prépondérance du nom individuel oppose la micro-histoire à l’histoire
foucaldienne, qui tente de faire disparaître la spécificité des noms propres pour repérer les
relations de pouvoir. La micro-histoire propose la possibilité d’une nouvelle histoire
anthropologique, qui donne à l’homme une position double, c’est-à-dire à la fois ce que l’on
peut connaître par la recherche historique et ce à partir de quoi la recherche historique est
possible. L’homme occupe dans l’analyse une position centrale, mais il n’est pas au centre du

1870
Ibid., p. 16.
1871
Ginzburg et Poni, « La micro-histoire », p. 134.
1872
Ibid., p. 136.
552
Chapitre III, Partie II

monde dans lequel il se trouve.


Pour la micro-histoire ainsi définie, quelle est la position des travaux de Foucault ?
L’introduction du Fromage et les vers aborde cette question, en évoquant notamment
l’Histoire de la folie et Moi, Pierre Rivière… Reprenant l’objection de Derrida à l’Histoire de
la folie, Ginzburg affirme impossible l’idée foucaldienne selon laquelle la folie, se trouvant
hors de la raison, peut être saisie sans recours au langage rationnel1873. Le « silence » de la
folie que Foucault s’efforce de restituer sous sa forme originelle ne peut exister, car, dès qu’on
le décrit, il n’est plus le silence pur, mais le silence pris et transformé par le langage de la
raison. Cette impossibilité essentielle de la saisie du silence par le langage produit une
transformation du projet foucaldien « en silence pur et simple, accompagné éventuellement
d’une muette contemplation esthétisante »1874. Malgré son projet d’écrire ce silence lui-même,
l’Histoire de la folie ne présente pas une histoire de la folie elle-même, mais une autre histoire
où il fait apparaître des investissements et des formes d’exclusion par la raison à travers
lesquels la folie apparaît comme la « négativité » à laquelle on ne peut se référer que de façon
esthétique1875. Si on renonce à la description positive de la folie elle-même, si on ne se tait pas
sur elle, le seul moyen de s’y rapporter serait d’en faire l’éloge avec effroi.
C’est par rapport à cette absence de la folie elle-même ou au mode d’être esthétique
de la folie que Ginzburg constate une pareille difficulté dans Moi Pierre Rivière…. Dans ce
livre, selon l’historien italien, Foucault considère la mémoire de Rivière comme un discours
exclu, au-delà des discours rationnels. Il en ressort l’exclusion explicite de l’interprétation,
« car cela [l’interprétation] équivaudrait à lui faire violence, en le réduisant à une « raison »
qui lui est étrangère »1876. Cette attitude est à critiquer, car elle rejette la possibilité de
reconstruire, à partir du discours de Rivière, le faisceau de rapports sociaux et culturels dans
lequel il vivait. Pierre Rivière, pour Ginzburg, est un exemple de l’ « exceptionnel normal » à
partir duquel l’historien peut faire apparaître des limites qui le capturent et dans lesquelles il

1873
Jacques Derrida, « Cogito et histoire de la folie », L’écriture et la différence, Paris Le Seuil (coll.
Points), 1967, p. 51-97.
1874
Ginzburg, Le fromage et les vers, p. 13. Ce passage serait une reprise du jugement de Derrida : « le
silence de la folie n’est pas dit, ne peut pas être dit dans le logos de ce livre mais rendu présent
indirectement, métaphoriquement, si je puis dire, dans le pathos – je prends ce mot dans son meilleur sens –
de ce livre. », (Derrida, op. cit., p. 60.)
1875
Derrida, art. cit., p. 66. Cette histoire négative de la folie transformée en celle de la raison ou des
discours rationnels sur la folie est poursuivie par Foucault dans les années soixante-dix dans les cours au
Collège de France. Nous devrions analyser cette histoire positive sur les rapports de la raison à la folie dans
un chapitre sur l’histoire positive.
1876
Ginzburg, Le fromage et les vers, p. 13.
553
Chapitre III, Partie II

est libre. La méthode de la micro-histoire aurait pu aborder cette affaire, ainsi qu’elle l’a fait à
propos de l’inquisition de Menocchio.
Sur le rapport entre la micro-histoire et l’histoire foucaldienne, il est possible de faire
quelques remarques. Alors que ces deux versions d’histoire mettent en question les normes, la
direction que suit chaque enquête est précisément opposée : tandis que la micro-histoire part
d’une individualisation du cas exceptionnel normal, l’histoire foucaldienne souligne
davantage l’importance des relations de pouvoir dans lesquelles un individu, n’importe quel
individu peut être assujetti. En outre, même si ce n’est pas le cas pour tous ses ouvrages, on
peut constater chez Foucault une certaine tendance à esthétiser les documents historiques, qui
est étroitement liée, nous l’avons vu, à la problématique du présent et des luttes actuelles. Si
Ginzburg la critique sévèrement, c’est que, pour lui, l’écriture de l’histoire n’a pas pour
objectif de lier directement le passé et le présent, mais de poser la question de l’organisation
possible des données dans les archives, qui ne peut se poser qu’après l’exhumation aussi
complète que possible des documents. Là aussi, le principe d’inventaire empêche une
identification hâtive entre l’histoire des historiens et l’histoire foucaldienne. Mais, du moins,
entre Ginzburg et Foucault, il est possible de trouver un même intérêt, leur intérêt pour les
normes. Il s’agit pour eux de faire une histoire des normes, ainsi que du problème des normes
de l’histoire que pose le croisement de la recherche historique et la réflexion philosophique.

4.3. L’histoire d’un sujet ordinaire et muet

Mais se pose une autre question : est-il nécessaire de prendre un exemple


exceptionnel pour faire apparaître les normes d’une époque ? En d’autres termes, le normal
n’existe-il pas dans un milieu quotidien, où ne se passe rien d’exceptionnel ? À cette question,
le Foucault de Surveiller et punir répondrait que la normalisation du quotidien s’effectue dans
des aspects divers de la vie ordinaire, et que le quotidien s’inscrit dans ce réseau au même
titre que l’exceptionnel. Pour Ginzburg, au contraire, le nom en tant que fil conducteur devrait
être un exceptionnel normal pour bien mesurer les limites qu’impose une série de normes
historiquement déterminées. Il doit y avoir un événement significatif autour de cet individu,
comme l’inquisition.
À ces deux manières de faire l’histoire du normal, la tentative d’Alain Corbin
propose, nous semble-t-il, une autre façon de l’écriture historique de l’ordinaire. Il s’agit du
monde retrouvé de Louis-François Pinagot, histoire de la vie d’un sabotier inconnu du XVIIIe

554
Chapitre III, Partie II

siècle1877. L’origine de son projet réside dans une entreprise de renversement de l’histoire
sociale du « peuple » qui, depuis le XIXe siècle, se fondant sur « l’étude d’une gamme
restreinte d’individus au destin exceptionnel », ne prend en considération le peuple que selon
un ensemble de catégories telles que l’ouvrier, la femme ou l’exclu1878. Il ne s’agissait jamais
là de la majorité de cette masse populaire, c’est-à-dire les individus ordinaires. Même si
l’histoire du peuple visait à étudier un individu anonyme, un tel individu n’est pas individu
ordinaire, mais « exceptionnel », ou individu devenu exceptionnel « à la suite d’une
catastrophe, d’une émeute ou d’un crime ». Une telle étude sur l’exceptionnel ne décrivait
jamais « l’atonie des existences ordinaires »1879. Un individu ordinaire, qui n’a laissé aucune
trace de sa propre volonté, c’est précisément ce dont Corbin essaie de faire l’histoire. « Il nous
faut, dit-il, (…) prendre appui sur le vide et sur le silence afin d’approcher un Jean Valjean qui
n’aurait jamais volé de pain1880. »
La différence est remarquable entre Corbin, Ginzburg et Foucault. Alors que
Ginzburg reconstruit des rapports sociaux à partir d’un individu exceptionnel, Menocchio, qui
permet à l’historien de mettre en lumière des normes de l’époque grâce à son anormalité,
Corbin décrit la vie d’un homme ordinaire non pas à partir des traces qu’il a laissées, mais à
partir du monde qui l’entourait. En ce sens, Louis-François Pinagot serait un Pierre Rivière
qui n’aurait jamais tué sa famille. Menocchio et Pierre Rivière fonctionnent comme un centre
actif, dans la mesure où l’historien peut décrire des interactions que la société exerce sur eux,
et vice-versa1881. En revanche, Louis-François Pinagot, qui n’a rien dit de lui-même ou de la
société est le centre passif, « inaccessible » ou « le point aveugle du tableau » qui reste
silencieux malgré des réseaux de relations mettant en relief son existence1882. On peut donc
justement dire que Corbin vise à écrire l’histoire d’un « silence ». Bien entendu, ce silence
n’est point identique à celui de Foucault, c’est-à-dire à celui de l’archéologie du silence. Le
silence de Pinagot vient du fait qu’il a été profondément enseveli dans les rapports sociaux
comme un élément ordinaire et infime. C’est l’existence muette au sein de la société. Corbin
ne tente pas de restituer le silence lui-même, mais le monde autour de lui. En ce sens, ce n’est

1877
Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot : sur les traces d’un inconnu (1798-1876),
Paris, Flammarion, 1998.
1878
Ibid., p. 7.
1879
Ibid., p. 8.
1880
Ibid., p. 9.
1881
C’est en ce sens que Corbin affirme que « nous n’en saurons jamais tant de lui que nous en savons du
meunier Menocchio ou de Pierre Rivière » (Ibid., p. 10.).
1882
Ibid., p. 12.
555
Chapitre III, Partie II

pas l’histoire d’un sujet, mais l’histoire du monde du point de vue d’un sujet absent.
Il faut en outre souligner que Corbin exclut toute forme de prédilection pour un
document, un individu ou un événement : « Il convenait donc d’écarter tous ceux dont le
destin ou la trace relevait de l’exceptionnel, tous ceux qui n’avaient pas complètement sombré
dans l’oubli, fût-ce au sein de leur descendance. »1883 Louis-François Pinagot est retrouvé par
un jeu aléatoire, ainsi que l’explique Corbin : « Les yeux fermés, j’ai saisi l’un des volumes
de l’inventaire des archives municipales. Je l’ai ouvert au hasard. Ma main a ainsi choisi la
commune d’Origny-le-Butin, un territoire sans qualités, un infusoire dans le vaste tissu des
communes françaises1884. » Dans les tables décennales d’état civil de cette petite commune, il
en a tiré au hasard deux noms : Jean Courapied et Louis-François Pinagot. Si Corbin a choisi
le second, c’est que la mort prématurée du premier « priverait le jeu de tout intérêt »1885. C’est
le seul moment, selon Corbin, où sa volonté intervient dans ce processus. Or le choix laissé au
hasard n’est pas, bien entendu, totalement arbitraire, dans la mesure où l’historien choisit à
l’avance la période et les documents dans lesquels jouera le hasard. Une fois que le choix a
été fait, les documents nécessaires se limitent. En conséquence la démarche postérieure n’est
pas très différente de celle d’autres historiens. Il s’agit d’une reconstruction intelligible du
passé, de « recomposer un puzzle à partir d’éléments initialement dispersés » 1886 . La
démarche de Corbin dans ce livre nous donne cependant un exemple qui se trouve à l’opposé
du choix de Foucault ou de Ginzburg, pour qui la mise en question des normes passe par une
sorte d’exceptionnel ou d’anormal, qu’il soit assujetti (pour Foucault) ou individualisé (pour
Ginzburg). Corbin reconstitue un faisceau de relations dans lequel ce sabotier était pris et
vivait, mais ce centre reste toujours muet, tout en mettant en lumière le monde qui l’entoure.
C’est d’une vie ni esthético-criminelle ni transgressive de normes, mais tout simplement
ordinaire qu’il s’agit dans cet ouvrage. Faire l’histoire d’un quotidien ni exceptionnel ni
dramatique, c’est ce que le livre de Corbin a achevé, en partant du principe d’inventaire à
celui d’intelligibilité, notamment mise en intelligibilité du normal sans aucun recours à
l’exceptionnel. De là se pose une question à laquelle nous ne sommes pas en mesure de
répondre, et qui devrait être l’objet d’une autre étude : est-il possible d’analyser le processus
de normalisation dans cette écriture de l’histoire de l’ordinaire ? Ce sera certainement mettre à

1883
Ibid., p. 9
1884
Ibid., p. 11.
1885
Ibid., p. 12.
1886
Ibid., p. 8.
556
Chapitre III, Partie II

l’épreuve de l’histoire foucaldienne en face d’une série de documents historiques. Or, de ce


point de vue de la recherche documentaire, l’histoire foucaldienne s’oppose à la fois à celle de
Ginzburg et celle de Corbin, dans la mesure où la première ne remplit pas, ainsi que nous
l’avons déjà vu plusieurs reprises, le principe d’inventaire. De par ce défaut, les historiens
attaquent l’histoire foucaldienne comme une pseudo-histoire ou comme un abus de discours
historique par la philosophie. Mais, d’un autre point de vue, l’histoire foucaldienne mérite
toujours d’une réflexion méthodologique qui serait utile pour les historiens. Nous voudrions
analyser de quelle manière cet usage de la pensée foucaldienne est possible dans l’histoire des
historiens, en prenant un exemple : la réflexion de Joan W. Scott.

4.4. La naturalité des objets mise en question : une approche historique sur le genre

Si l’analyse de travaux d’historiens comme ceux de Ginzburg et de Corbin révèle une


limite de l’histoire foucaldienne pour la discipline historique, il est également possible de
puiser, dans cette réflexion historico-philosophique, des éléments qui seraient utiles pour
l’écriture de l’histoire. Nous pouvons trouver ce rapport productif de l’historien à la pensée
foucaldienne dans certains historiens, très proches de Foucault, tels Paul Veyne et Arlette
Farge, qui nous ont montré des usages possibles de la pensée foucaldienne et ses richesses
dans le domaine historique. Si nous analysons ici le livre de Joan W. Scott, spécialiste de
l’histoire du genre et des femmes, c’est qu’il développe, à sa propre manière, une série de
réflexions méthodologiques, qui se fondent sur ses propres travaux historiques, ainsi que sur
un courant de pensée philosophique, dont fait partie la pensée foucaldienne1887. En d’autres
termes, l’ouvrage de Scott élucide, du point de vue de l’historien, jusqu’à quel point la
réflexion philosophique, notamment celle de Foucault, est opérationnelle dans les chantiers
historiques. Cette évaluation est sans doute devenue possible grâce à l’éloignement temporel
entre les années soixante-dix, période des réactions vives des historiens, et l’époque où Scott a
rédigé ce livre, de la fin du siècle dernier au début des années 2000. Comme nous ne sommes
pas en mesure de repérer exactement quels sont les effets qui se sont produits dans ces années
qui les séparent, nous voudrions simplement suivre l’argumentation de Scott, où il est toujours
question de savoir quelle écriture de l’histoire est possible après un passage par la réflexion
philosophico-méthodologique sur la discipline historique. Bien que cette analyse doive être

1887
Joan W. Scott, Théorie critique de l’histoire. Identités, expériences, politiques, trad., par Claude
Servan-Schreiber, Paris, Fayard (coll. À venir), 2009.
557
Chapitre III, Partie II

complétée, elle nous permettra du moins d’appréhender quel usage de la pensée foucaldienne
est possible dans l’histoire des historiens, ou bien, comment les historiens peuvent se servir
des outils intellectuels et stratégiques que Foucault a fabriqués.
Le livre consiste en trois textes rédigés à différentes occasions, mais ils constituent,
nous semble-t-il, une unité réflexive qui commence par définir l’histoire comme critique au
sens philosophique, mais intrinsèque à la discipline historique, puis met en doute la naturalité
des deux notions qui sont considérées comme des données évidentes par la plupart des récits
d’historien : l’expérience et l’identité. Il ne s’agit pas pour Scott de détruire totalement ce sur
quoi la discipline historique se fonde, mais de savoir, au travers de ces enquêtes critiques,
comment ce que les historiens supposent comme éléments naturels, universaux et non
historiques, se forme et se transforme dans l’histoire. En ce sens, c’est une tentative de la
dissolution des objets naturels au niveau méthodologique effectuée par une historienne.
Dans le premier texte « L’histoire comme critique », Scott oppose d’abord l’histoire
postmoderne au modèle d’histoire traditionnelle, qui vise la constitution de l’objectivité et de
la vérité dans son discours. Citant la tradition critique dans la philosophie, de Platon à l’École
de Francfort, en passant par Kant, Hegel, Marx, Nietzsche, l’auteur remarque la différence
décisive entre deux modèles : d’une part, « l’éthique de l’objectivité » qui sous-tend l’histoire
traditionnelle, qu’elle soit de gauche ou de droite, est « politiquement et méthodologiquement
conservatrice », dans la mesure où elle ne met jamais en question les objets eux-mêmes dont
elle fait une histoire exacte et vraie ; d’autre part, « l’éthique de la critique », caractérisée par
« son adhésion à l’idée d’une histoire indéterminée », qui ne peut plus se dérouler dans la
certitude des objets1888. C’est cette éthique de la critique qui, élaborée par les philosophes,
fonctionne comme instrument ou « levier » (expression de Derrida citée par Scott) pour
déclencher la construction d’un nouveau type d’histoire, dont « la direction ne peut être
déterminée (…) et qui n’aura pas de fin »1889. La généalogie foucaldienne est précisément un
exemple de cette entreprise de l’histoire critique qui tente de mettre en doute de manière
historique la certitude des concepts sur lesquels reposent les analyses traditionnelles de
l’histoire. En se référant notamment à « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Scott reformule
la généalogie dans ses propres termes :

En cherchant à savoir comment les homosexuels ou les ouvrières (…) sont devenus un

1888
Scott, op. cit., p. 32.
1889
Ibid., p. 37.
558
Chapitre III, Partie II

« problème » au lieu d’accepter l’idée que celui-ci a toujours existé, nous pouvons historiciser

ces catégories identitaires ainsi que la question de leur capacité d’agir et, ce faisant, introduire

une distance critique valable non seulement pour le XIXe siècle, mais aussi pour le temps

présent1890.

Notons que Scott met l’accent sur l’importance de cette sorte d’histoire non seulement pour le
passé mais aussi pour le présent. Lorsque la signification des concepts courants est
historiquement mise en question, nous sommes obligés de questionner notre présent dans
lequel ces concepts sont censés être valables. L’histoire critique a en ce sens une coloration
politique.
Cette histoire critique, formulée à partir de la généalogie foucaldienne, est « un
exercice inconfortable » pour certains historiens pour deux raisons1891 : d’une part, l’idée
d’objectivité « pure ou qualifiée » est déstabilisée ; d’autre part, la vérité n’est désormais
définie que de façon différentielle, c’est-à-dire qu’elle s’établit « comme un système de
standards partagés plutôt que comme une entité transcendantale »1892. Or la déstabilisation de
tout ce qui va de soi par la critique suscite l’anxiété non seulement chez les historiens, mais
chez tous ceux qui considèrent l’évidence des objets. Scott voit dans cette anxiété, selon
Lacan, une sorte de protection contre le désir. C’est en effet le désir qui « anime la critique et
donne du plaisir », plaisir non pas rassurant, mais celui de « penser au-delà des limites
connues »1893. Ce lien entre la critique, le désir et le plaisir explique l’impossibilité d’une
objectivité désintéressée, tout en empêchant de rapporter la critique au danger. La critique
appartient ainsi au domaine des passions. Scott trouve une telle passion dans le fameux
passage sur l’encyclopédie chinoise de Borges que Foucault décrit dans la préface des Mots et
les Choses. C’est un malaise fort déconcertant que Foucault trouve dans le texte de cet
écrivain argentin. Pour s’en débarrasser, on pourrait continuer d’ « explorer obstinément un
terrain familier » et d’ « en protéger les frontières existantes contre toute incursion
importune »1894. Le choix de Foucault est bien entendu le contraire : c’est « suivre le désir là
où celui-ci le conduisait, même si – ou peut-être justement parce que – cela le conduisait à

1890
Ibid., p. 47-48. C’est l’auteur qui souligne.
1891
Ibid., p. 52.
1892
Ibid., p. 50.
1893
Ibid., p. 52-53.
1894
Ibid., p. 57.
559
Chapitre III, Partie II

envahir le champ de l’Histoire conventionnelle »1895. Cette attitude critique de Foucault mène
Scott à la même sorte de questionnement dans son propre domaine, l’histoire du genre. Il
s’agit pour elle de ne pas « se contenter de restaurer la visibilité des femmes », mais de
« traiter la catégorie « femmes » elle-même comme un objet d’étude historique1896. La critique,
étroitement liée à la recherche historique de cette façon, nous met dans « une situation
inconfortable », en ce sens qu’elle interroge inlassablement sur les valeurs qui nous
apparaissent évidentes et sur leurs fondements1897. Scott affirme ainsi, en reprenant la pensée
foucaldienne : « L’objet de l’écriture critique de l’Histoire n’est autre que le présent, bien que
les matériaux utilisés proviennent des archives du passé1898. » Le rapport de l’histoire au
présent, dénoncé par certains historiens, est un élément indispensable pour que l’histoire
puisse être une critique de l’évidence historique des valeurs passées, ainsi que de leur
continuité presque naturelle jusqu’au présent. L’objectif de cette « histoire du présent » est de
mettre en lumière « les points aveugles qui permettent aux systèmes sociaux de rester intacts
et rendent si difficile la perception de ce qu’il faut faire pour qu’ils changent »1899. L’étude
historique peut ainsi fonctionner comme un point d’ancrage pour imaginer des avenirs, en
découvrant, au travers de ces examens critiques, de nouveaux matériaux pour continuer les
enquêtes.
Définissant de cette façon le rapport de l’histoire à la critique, Scott procède à la
mise en question de la naturalité de deux concepts : l’expérience et l’identité. Pour la première,
il est question de l’utilisation de l’expérience comme une évidence, c’est-à-dire comme
« preuve incontestable, point de départ originel de l’explication et fondation sur laquelle
repose l’analyse » 1900 . Comme l’expérience est considérée comme une évidence, les
différences qui existent entre les divers types d’expérience sont presque totalement ignorées.
Corrélativement à cette naturalisation de l’expérience, un autre processus se produit : « la
vision de l’individu sujet (…) devient le soubassement de la preuve sur lequel est ensuite
érigée l’explication1901. » S’établit d’abord la naturalité de l’expérience, qui fonde celle de
l’individu que ce soit le sujet qui l’a vécue ou l’historien qui la rapporte. Les expériences sont
ainsi considérées comme des faits bruts à partir desquels se construisent les récits des

1895
Ibid.
1896
Ibid., p. 58.
1897
Ibid., p. 62.
1898
Ibid.
1899
Ibid.
1900
Ibid., p. 73.
1901
Ibid., p. 74.
560
Chapitre III, Partie II

historiens. L’histoire selon ce modèle est « une chronologie qui rend l’expérience visible » ou
un récit du déroulement de diverses expériences, mais, note Scott, « les catégories y sont
néanmoins données comme étant ahistoriques »1902. Le désir, l’homosexualité, la féminité
entre autres, ces concepts apparaissent comme si la signification de chacun et les
interrelations entre eux ne changaient point historiquement. En outre, rendre visible une
expérience empêche parfois d’analyser le système plus général sur lequel cette expérience se
forme et se transforme. Par exemple, non seulement la frontière entre l’expérience de
l’homosexualité et celle de l’hétérosexualité à une époque donnée est changeante, mais aussi
elles relèvent toutes deux d’une même économie, l’ « économie phallique », qui est « un
système structuré par la présence et le manque »1903. Ce que l’historien doit mettre en lumière
est précisément ce système historiquement changeant dans lequel des expériences se sont
structurées. S’il se contentait de rendre visible le caractère de chaque expérience, il ne
pourrait seulement montrer qu’il y a différence, sans expliquer dans quelles relations ou dans
quelle structure ces expériences sont formées comme étant différentes l’une de l’autre. Scott
précise l’enjeu de la recherche : « il faut nous intéresser aux processus historiques qui, à
travers le discours, positionnent les sujets et produisent leur expérience1904. » Le discours, le
sujet, le système et l’expérience, nous pouvons trouver dans l’argumentation de Scott ce qui
provient du moins partiellement de la pensée foucaldienne. Mais son importance réside dans
le fait qu’elle se fait de manière intrinsèque à la discipline historique. L’usage de la pensée
foucaldienne n’est pas un simple emprunt, mais l’assimilation de ses concepts dans le
contexte particulier de chaque domaine.
La mise en question de la naturalité de l’expérience dans l’histoire, c’est précisément
la tâche de l’historien. Or Scott souligne que l’histoire traditionnelle est « un discours
fondationnel », dans la mesure où ses explications doivent « tenir pour allant de soi certaines
prémisses, certaines catégories et certains présupposés », qui sont considérés comme
« permanents et transcendants », et ne sont jamais mis en question1905. L’expérience est une de
ces données dont l’évidence ne doit pas être contestée. Même dans les débats entre historiens
concernant les limites de l’interprétation, la pertinence de l’expérience reste intacte. Mais
cette notion n’est ni donnée ni évidente. Il s’agit donc d’en examiner l’utilisation par les

1902
Ibid., p. 77.
1903
Ibid., p. 78-79.
1904
Ibid., p. 80.
1905
Ibid., p. 81.
561
Chapitre III, Partie II

historiens pour poser la question suivante : « l’Histoire peut-elle exister sans ces données
fondationnelles, et à quoi ressemblerait-elle si tel était le cas ? »1906 Pour y répondre, Scott se
réfère à quelques définitions de l’expérience faites par les historiens : « ce qui établit
1907
l’existence préalable des individus » (R. Williams) ; « une source fiable de savoir » (R. G.
Collingwood)1908 ; « la réalité vécue dans la vie en société » et « un phénomène unificateur
qui supplante d’autres types de diversité » (E. P. Thompson)1909. Ces acceptions donnent à
l’expérience, de manière propre à chacune, un statut naturel. Qu’est-ce qui se passe alors, si
l’on ne lui attribue plus cette naturalité ? En ce qui concerne l’histoire des femmes, l’enquête
porterait sur « la façon dont l’identité constitue un lieu de confrontation, le site d’affirmations
multiples et conflictuelles », c’est-à-dire sur ce qui constitue en réalité l’unité factice de
l’expérience1910. Scott y ajoute aussi « le caractère discursif de l’expérience », qui pose
problème à certains historiens « traditionnels », dans la mesure où « attribuer l’expérience au
discours paraît enlever à la première son statut de fondement incontestable de
l’explication »1911. Si l’expérience peut prendre la forme discursive, il est inévitable qu’une
expérience puisse apparaître à des niveaux différents et avoir des sens différents selon les
contextes. Le seul moyen pour éviter cette superposition expérience-discours est de séparer de
l’expérience le sens, ainsi que le fait J. E. Toews, cité par Scott. Selon lui, « l’expérience est
cette réalité à laquelle il faut ensuite donner une signification »1912. Ce faisant, il tente de
garder le statut fondateur de l’expérience, qui précède toute mise en discours et toute
opération sémantique. Mais, chez Toews, le terme « expérience » lui-même n’a jamais été
envisagé, puisque « l’expérience elle-même est en quelque sorte située à l’extérieur de sa
propre signification »1913. C’est à cette expérience se situant hors du discours et de l’examen
historique que Scott oppose l’historicisation de ce concept lui-même, qui s’effectue au travers
de l’analyse discursive, notamment celle de la formation de nouvelles identités. Il s’agit là de
« comprendre le fonctionnement des processus discursifs complexes et changeants par
lesquels les identités sont attribuées, refusées ou acceptées » 1914 . L’expérience est
indissociable du langage, et la constitution des sujets est un événement discursif, qui surgit au

1906
Ibid., p. 84.
1907
Ibid., p. 86
1908
Ibid., p. 90.
1909
Ibid., p. 92-93.
1910
Ibid., p. 101.
1911
Ibid.
1912
Ibid., p. 103.
1913
Ibid., p. 108.
1914
Ibid., p. 112.
562
Chapitre III, Partie II

sein de conflits à l’intérieur des systèmes discursifs. Or le fait que l’expérience soit
essentiellement discursive ne veut pas dire qu’elle peut être réduite à un ordre simple de
significations, ordre linguistique, car l’expérience discursive est un événement singulier à la
fois individuel et collectif, qui peut aussi bien « confirmer ce qui est déjà connu » que
« contredire ce qui jusque-là allait de soi »1915. En ce sens, l’expérience en tant qu’événement
discursif est « l’histoire d’un sujet » et « le langage est le site de l’Histoire en action »1916. Ce
disant, Scott déplace considérablement la question de la discipline historique : comment
analyser le langage en termes d’histoire ? Toutefois, cette question ne mène pas la recherche
historique à celle du littéraire, mais à « l’analyse des productions discursives de la réalité
politique et sociale en tant que processus complexe et contradictoire » 1917 . Il faut donc
changer l’objectif et la philosophie de l’écriture de l’histoire, de celle qui se fonde sur la
naturalité de l’expérience à celle qui « considère toutes les catégories d’analyse comme
contextuelles, contestées et contingentes »1918. Scott ne propose cependant pas d’abandonner
totalement cette notion d’ « expérience », qui est encore utile de par son ubiquité si l’on
analyse son fonctionnement et sa construction discursive, et qu’on en redéfinit le sens.
L’histoire a toujours affaire à l’expérience, non pas comme une catégorie évidente et naturelle,
mais comme un objet d’analyse historico-discursive.
On peut avec justesse dire que la démarche de Scott est explicitement une reprise de
la pensée foucaldienne, en ce sens que les notions qu’elle emploie en proviennent et qu’elle
effectue la mise en question de la naturalité des objets dans son propre domaine, l’histoire des
femmes. En ce sens, son usage de la pensée foucaldienne n’est pas un simple commentaire sur
les textes foucaldiens, mais une véritable application des outils intellectuels inventés par
Foucault à une recherche autonome du domaine historique. À partir de là, Scott avance
davantage pour explorer les domaines que la pensée foucaldienne n’a pas abordés, par
exemple le problème concernant la formation de l’identité collective ou, plus précisément,
concernant « les moyens par lesquels des femmes aux objectifs si différents se reconnaissent
entre elles, par-delà le temps, par-delà des situations sociales qui varient »1919. La possibilité
d’élargir les domaines de recherche montre que les concepts principaux de la pensée
foucaldienne peuvent jouer un rôle productif dans un domaine plus vaste d’analyses

1915
Ibid., p. 116.
1916
Ibid.
1917
Ibid., p. 117.
1918
Ibid., p. 123.
1919
Ibid., p. 133.
563
Chapitre III, Partie II

historiques. Alors que certains dénoncent l’histoire foucaldienne comme une pseudo-histoire,
les autres peuvent s’en servir comme « boîte à outils » intellectuels, qui leur permettent de
mettre en question ce qui paraît naturel et évident dans son propre savoir, et de transformer le
champ de recherche tout entier, non pas pour le nier, mais pour y trouver un ensemble de
nouveaux éléments à analyser de manière historique. L’ouvrage de Scott en est un très bon
exemple.

Nous avons abordé dans ce chapitre deux séries différentes de problèmes dans la
pensée foucaldienne : d’une part, il s’agit de savoir quelle systématicité réflexive chacun de
ces deux ouvrages généalogiques a établie, et quels sont les déplacements qui existent entre
ces deux problématiques ; d’autre part, nous avons mis face à face l’histoire foucaldienne à
l’histoire des historiens pour éclaircir en quoi résident certains points communs ainsi que des
désaccords, tout en cherchant des usages possibles et productifs de la pensée foucaldienne
dans le domaine de l’histoire comme discipline.
Dans les deux ouvrages que nous avons analysés, il s’agit toujours de mettre en
question la naturalité des objets qui nous apparaissent évidents, au travers des recherches
historiques. Dans Surveiller et punir, il est question non seulement de la prison, mais des
autres objets se trouvant à divers niveaux, le corps, l’âme, le pouvoir ou la délinquance entre
autres, qui font finalement apparaître une forme de pouvoir propre aux temps modernes,
qu’est le pouvoir de normalisation. Le récit de Foucault dans cet ouvrage s’oriente vers le
début de cette période de normalisation, où cette forme moderne de pouvoir se généralise non
seulement dans la prison, mais dans la société tout entière. En ce sens, Foucault a fait autre
chose que l’histoire de la prison, qui serait l’histoire des relations de pouvoir et de leurs
principes de rationalisation historiquement déterminés. De là deux conséquences : d’une part,
au niveau pratico-politique, cette analyse historique permet de repérer dans quelles relations
de pouvoir nous sommes pris, et quels sont les véritables enjeux pour les luttes actuelles ;
d’autre part, au niveau théorique, elle pose une question générale concernant la normalisation,
qui pourrait être analysée indépendamment du crime ou de la délinquance. C’est dans le cours
de 1975 que Foucault a examiné cette possibilité d’élargir l’analyse et la critique du pouvoir
normalisateur, en passant du problème du monstre à celui de l’enfant masturbateur qui a mis
en lumière le lien étroit entre la sexualité et la normalisation. Terminant dans ce cours son

564
Chapitre III, Partie II

histoire de la psychiatrie par le phénomène de la désaliénation de la psychiatrie, l’intérêt


principal de la pensée foucaldienne porte désormais sur la question de la sexualité, qui est
abordée dans La Volonté de savoir. L’objectif de l’ouvrage est toujours, malgré le changement
du champ d’analyse, de mettre en doute l’unité et la naturalité des objets ou des notions
auxquels on se réfère sans examen pour parler de la sexualité. L’histoire de la sexualité est en
ce sens une histoire des objets naturels qui sont constitués dans les effets de pouvoir-savoir.
Nous avons en outre remarqué à plusieurs reprises que ces deux ouvrages reprennent
non seulement la réflexion généalogique, formulée depuis le début des années soixante-dix,
mais également quelques thèmes de l’archéologie à la lumière de la pensée généalogique.
Dans Surveiller et punir, Foucault revient souvent sur le savoir classique, notamment sur
l’histoire naturelle dont le principe d’organisation est le tableau. Il s’agit là de réinterpréter le
schéma archéologique du savoir classique, ou de rendre vivant ce tableau, en y insérant les
individus disciplinés. Le Panopticon est un exemple évident de cette reprise du savoir
classique dans la généalogie. Dans La Volonté de savoir, ce retour à l’archéologie se
manifeste dans le niveau discursif sur lequel l’analyse foucaldienne met davantage l’accent
que dans les analyses généalogiques précédentes. La tripartition pouvoir-savoir-discours
montre bien l’insertion du discursif dans le plan d’analyse généalogique, qui considère la
production discursive comme niveau générateur des relations pouvoir-savoir. L’archéologie,
en tant que méthode d’analyse des formations discursives, fonctionne toujours à l’intérieur
des problèmes généalogiques.
Dans ces deux versions d’histoire généalogique, Foucault n’a pas mis en question, de
manière explicite, la philosophie de l’histoire hégélienne, à l’exception de quelques allusions
que nous avons signalées ci-dessus. Mais cela ne signifie pas que ces histoires généalogiques
n’ont pas de portée anti-hégélienne. En revanche, faire une histoire du pouvoir de
normalisation est toujours et déjà une tentative anti-hégélienne, dans la mesure où il s’agit là
d’écrire des processus divers et hétérogènes de formation des objets et de leur naturalité. Il
n’y a aucune place pour la totalité ou la téléologie de manière dialectique. Cette absence de
totalité met en relief l’aspect anti-hégélien et positif de la pensée historique. Penser contre
Hegel est précisément, à ce moment de la période généalogique, faire des histoires du pouvoir
et de ses technologies.
C’est dans ces conditions que les échanges avec les historiens ont été très actifs à
cette époque-là. Comme nous l’avons examiné, les débats soit directs soit indirects entre
Foucault et les historiens ont éclairci en quoi la généalogie se distingue de l’histoire des

565
Chapitre III, Partie II

historiens, et quel usage de l’histoire foucaldienne peut être fait par la discipline historique.
Nous avons tenté d’aborder cette question en trois étapes. Premièrement, restituer l’espace
contemporain d’affrontement entre Foucault et les historiens, en nous appuyant sur les textes
publiés dans L’impossible prison. Cela nous a permis de repérer d’une part la distinction entre
l’histoire d’une période et celle d’un problème que Foucault a remarquée, et d’autre part le
reproche souvent adressé à la pensée foucaldienne, qui est le manque de recherches
documentaires. Cet affrontement a également été l’occasion de constater quels sont les usages
possibles de la pensée foucaldienne par l’intermédiaire du principe d’intelligibilité, proposé
par Paul Veyne. Deuxièmement, nous avons analysé deux formes d’histoire qui s’opposent à
l’histoire foucaldienne, en prenant comme objet des problèmes fort similaires comme ceux de
la norme ou de la vie ordinaire. Ces examens nous ont montré à la fois la possibilité de faire
d’autres formes d’écriture de l’histoire, et un champ de recherche dans lequel l’histoire
foucaldienne et celle des autres historiens peuvent se croiser dans une série de problèmes
communs. Troisièmement, nous avons cherché à savoir quel est l’usage de la pensée
foucaldienne en nous référant notamment à une étude historique, menée par Joan W. Scott.
L’analyse de la réflexion méthodologique de Scott a révélé que l’usage de la pensée
foucaldienne dans l’histoire était tout à fait possible et efficace, dans la mesure où l’histoire
doit être une série de tentatives de mise en question de la naturalité des choses et des concepts.
Au travers de ces trois niveaux d’analyse, nous avons pu faire un bilan sur le rapport de
l’histoire foucaldienne à celle des historiens, rapport qui est conflictuel et complexe, mais
productif notamment si l’on prend en compte le modèle foucaldien d’intelligibilité historique,
qui s’appuie sur le pouvoir, le savoir et le discours.
L’importance de cette période au milieu des années soixante-dix est évidente en ce
sens que c’est là que les deux ouvrages principaux de la période généalogique se sont formés,
en construisant, chacun, une systématicité réflexive autour du pouvoir-savoir, et qu’ils ont
soulevé la question du rapport de Foucault aux historiens, question essentielle et féconde pour
notre analyse. Mais, ainsi que nous l’avons dit dans l’introduction, il ne faut pas considérer
cette période comme le sommet de la pensée généalogique, de par le caractère fragmentaire de
la recherche historique. Il y a toujours le reste qui doit être repris dans les recherches
ultérieures. À ce moment-là, c’est le rapport entre la microphysique et la macrophysique du
pouvoir, qui sont représentées par le pouvoir disciplinaire et le bio-pouvoir. Si ces deux
niveaux de pouvoir se croisent dans le corps humain sexuel, quel est le mode de leurs
interactions ? Ce point n’est pas suffisamment examiné dans la période que nous avons

566
Chapitre III, Partie II

analysée. C’est de là que se pose la question de la gouvernementalité, qui concerne ces deux
aspects de l’exercice du pouvoir, microscopique et macroscopique. Nous aborderons cette
question de l’articulation entre ces deux niveaux du pouvoir dans le chapitre suivant.

567
CHAPITRE IV GÉNÉALOGIE DE LA RAISON
GOUVERNEMENTALE

Notre analyse dans ce chapitre portera notamment sur deux cours au Collège de
France que Foucault a prononcés, après une année de congé sabbatique, dans les années
1978-1979 : Sécurité, territoire, population et La naissance de la biopolitique1920. Ces deux
cours nous permettront de savoir comment se déroule la pensée foucaldienne dans les
dernières années de la période généalogique, en passant par quelques déplacements majeurs
de la réflexion. Durant ces deux années, il s’agit toujours d’une question posée à la fin de La
Volonté de savoir : le rapport entre le micro-pouvoir et le macro-pouvoir, en d’autres termes,
entre ces deux formes ou ces deux échelles de pouvoir, que sont la discipline et le bio-pouvoir.
Foucault a répondu dans l’ouvrage de 1976 que c’était précisément dans la sexualité que ces
deux manières d’exercice du pouvoir se sont croisées : le pouvoir disciplinaire établit un
réseau de surveillance, de contrôle et de coercition autour du corps individuel, tandis que le
bio-pouvoir intervient dans la population, qui est moins une simple somme d’individus qu’un
objet autonome où est en question la reproduction, l’hygiène publique, l’hérédité ou encore sa
survie biologique. Il est certain que, ainsi que l’a affirmé Foucault, la sexualité fonctionne
comme point d’ancrage de ces deux types d’intervention du pouvoir. Cela signifie toutefois
que la sexualité n’est qu’un exemple de l’imbrication de ces deux niveaux de pouvoir. Il est
tout à fait possible d’explorer ces relations entre la microphysique et la macrophysique du
pouvoir sans s’appuyer sur le problème de la sexualité. Dans les années 1978-1979, l’intérêt
de Foucault s’oriente vers une étude des relations de pouvoir, qui est plus générale que celle
sur la punition ou sur la sexualité. Ce déplacement est sans doute une des raisons pour
lesquelles le projet de l’histoire de la sexualité avait été suspendu, avant que les volumes
suivants n’apparaissent en 1984 sous une forme totalement différente de ce qui a été prévu.
C’est ainsi que Foucault examine un nouveau problème qui lui permettra d’aborder la
question de l’articulation des deux aspects du pouvoir dans un contexte plus général : il s’agit
bien entendu de celui du gouvernement et de la gouvernementalité. Un des objectifs de

1920
Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, éd., par Michel Senellart,
Paris Gallimard-Le Seuil (coll. Hautes Études), 2004.
Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, éd., par Michel Senellart, Paris
Gallimard-Le Seuil (coll. Hautes Études), 2004.
Chapitre IV, Partie II

Foucault dans ces cours est donc de faire une histoire de la raison gouvernementale, qui rend
possible de manière historique une rationalisation de l’exercice de pouvoir. Mais la réflexion
foucaldienne ne tente pas dès la première séance de présenter cette histoire de la
gouvernementalité. En 1978, par exemple, Foucault aurait sans doute prévu d’aborder une
autre série de questions plus fidèle à l’intitulé du cours Sécurité, territoire, population. Dans
les premières leçons de 1978, l’argumentation de Foucault s’inscrit bien dans cette
problématique annoncée, concernant le problème de la sécurité comme instance intermédiaire
entre deux pôles de l’exercice de pouvoir, puis, la discussion s’infléchit vers un problème
spécifique dans la réflexion sur la sécurité, qui est celui du gouvernement et de la
gouvernementalité, et qui détermine, de manière quelque peu inattendue, la direction des
cours de 1978 et de 1979, totalement consacrés à l’histoire des formes de raison
gouvernementale.
Mais il est sans doute trop hâtif d’en déduire que Foucault a abandonné le problème
de la sécurité au profit de celui de la gouvernementalité. Il ne faut pas oublier que les cours au
Collège de France ne sont pas simplement des présentations d’une recherche déjà achevée,
mais des tentatives de réflexion qui se déroulent devant le public pour mettre sans cesse à
l’épreuve des hypothèses de travail qui pourraient constituer une systématicité réflexive telle
que nous l’avons trouvée dans les ouvrages foucaldiens. Cette déviation n’est pas un abandon
définitif, mais un changement du point d’appui d’analyse qui surgit dans le parcours de la
pensée foucaldienne. Il est donc nécessaire d’analyser d’abord ces premières leçons, où
Foucault reprend la réflexion sur le problème du rapport entre deux formes limites de pouvoir.
Or l’importance de ces leçons ne se limite pas à cette relance, mais aussi à une nouvelle mise
en relation du problème généalogique à la problématique archéologique, qui s’effectue autour
de l’analyse de la population du point de vue économique. Pour savoir quelle est l’articulation
que Foucault propose entre la généalogie et l’archéologie, nous devons en premier lieu
examiner le début du cours de 1978. En outre, cette analyse nous permettra de bien
appréhender le rôle de l’économie politique dans l’analyse foucaldienne du libéralisme, qui
fait partie de l’histoire de la gouvernementalité.
Après avoir repéré l’enjeu des premières leçons, nous entamerons l’examen de
l’histoire foucaldienne de la gouvernementalité. Comme les histoires de la prison ou de la
sexualité, Foucault tente avec persistance de mettre en question la naturalité d’un objet : l’État.
Si Foucault insiste sur l’importance du gouvernement et de la gouvernementalité, c’est pour
montrer dans quelle mesure l’État n’est qu’un ensemble de pratiques hétérogènes de

569
Chapitre IV, Partie II

gouvernement. L’État n’est ni naturel ni universel, c’est un objet qui s’est historiquement
constitué. Foucault dit ainsi dans le cours de 1979 : « L’État ce n’est pas un universel, l’État
ce n’est pas en lui-même une source autonome de pouvoir » ; « L’État, ce n’est rien d’autre
que l’effet mobile d’un régime de gouvernementalités multiples » 1921 . Il faut mettre en
lumière un champ de pratiques gouvernementales à partir duquel la naturalité de l’État se
forme comme ce qui existe depuis toujours ou ce que l’humanité doit réaliser au cours de
l’histoire, ainsi que l’affirme Hegel. Penser l’État comme universel ne fait que renforcer cette
illusion de naturalité, et Foucault entreprend précisément la critique de la notion d’État par
l’analyse historique des formes de raison gouvernementale. Ou bien, il s’efforce de « faire
l’économie d’une théorie de l’État »1922. Cette histoire de la gouvernementalité se scinde
globalement en trois étapes : premièrement, le pouvoir pastoral qui est une forme religieuse
du gouvernement des hommes, deuxièmement, la théorie de la raison d’État comme
fondement de gouvernement sur le calcul rationnel des forces, troisièmement, le libéralisme,
qui s’appuie sur le marché et l’économie politique pour mieux gouverner. La réflexion
foucaldienne sur le libéralisme s’organise par ailleurs en deux moments : d’une part, la
réflexion sur les traits fondamentaux du libéralisme classique, et d’autre part, celle sur les
néolibéralismes allemand et américain, formes contemporaines du libéralisme, qui modifient
profondément certaines thèses du libéralisme classique.
Dans les cours de ces deux années, Foucault tente sans cesse de revenir sur ses
ouvrages passés ainsi que sur ses diverses réflexions notamment concernant la résistance et
les luttes, et, en même temps, de souligner que sa pensée ne vise pas à démontrer que ces
objets « naturels » n’existent pas, mais, à montrer comment ces objets peuvent exister, malgré
leur caractère contingent, comme naturels. Si Foucault développe cette sorte de critique dans
ces cours, c’est qu’il a certainement lu le texte de Paul Veyne, « Foucault révolutionne
l’histoire », publié en 1978, et que Foucault essaie de répondre aux questions que Veyne a
soulevées dans ce texte1923 . Comme ce texte de Veyne et sa thèse nous servent de fil
conducteur d’analyse, il nous est évidemment important d’examiner la réponse de Foucault à
la thèse de la « dissolution des objets naturels ». Au travers de l’analyse de l’État, Foucault
cherchera à nuancer le constat de Veyne, qui a affirmé que la thèse centrale de l’Histoire de la
folie était : « la folie n’existe pas ». Notre analyse examinera, parallèlement à la reconstitution

1921
Naissance de la biopolitique, p. 79.
1922
Ibid.
1923
Veyne, « Foucault révolutionne l’histoire », p. 414.
570
Chapitre IV, Partie II

de l’histoire de la gouvernementalité, cet aspect méthodologique de ces cours.


Nous commencerons donc notre analyse de ce chapitre par le problème de
l’articulation entre le micro-pouvoir et le macro-pouvoir (ou bien entre la généalogie et
l’archéologie) que Foucault tente de fonder sur le problème de la sécurité. Cet examen sera
aussi utile pour constater la position privilégiée de l’économie politique dans les cours, qui
jouera un rôle important dans l’analyse du libéralisme. Nous passerons ensuite au problème
de la gouvernementalité et de l’État : tout d’abord, nous chercherons à repérer les enjeux
méthodologiques de la réflexion foucaldienne, en les rapportant à la thèse de Paul Veyne, puis
à suivre l’histoire des formes de gouvernement de l’Antiquité au XXe siècle que présente
Foucault, tout en misant la naturalité de l’État en question. Enfin, pour conclure, nous
examinerons quelle est la portée de l’analyse foucaldienne de la gouvernementalité, et
repérerons brièvement le déplacement, qui s’opère dans la pensée foucaldienne, du
gouvernement des autres de celui de soi, qui sera l’objet du prochain chapitre.

1. Comment articuler les deux formes de pouvoir ?

Foucault annonce, tout au début de la leçon du 11 janvier 1978, que le cours va être
consacré à une étude du bio-pouvoir, en prenant comme appui la notion de sécurité dont il
distingue trois formes : premièrement, le mécanisme juridique qui établit un « partage binaire
entre le permis et le défendu » ; deuxièmement, le mécanisme disciplinaire qui fait
fonctionner, à l’intérieur du système légal, « une série de techniques adjacentes, policières,
médicales, psychologiques, qui relèvent de la surveillance, du diagnostic, de la transformation
éventuelles des individus » ; troisièmement, le dispositif de sécurité, qui n’est ni code légal ni
mécanisme disciplinaire1924. C’est de cette troisième forme qu’il s’agit dans l’analyse de
Foucault. Le dispositif de sécurité tente d’insérer des phénomènes perturbateurs de la société,
des crimes par exemple, à l’intérieur d’un champ de calcul et de probabilité, où les réactions
du pouvoir sont également prises en compte, pour déterminer « des limites de l’acceptable »,
au-delà desquelles l’intervention du pouvoir s’avère exigée et nécessaire1925. L’apparition de
ce dispositif de sécurité remonte à fort longtemps, et il coexiste avec le système juridique et le
mécanisme disciplinaire. C’est à partir du XVIIIe siècle que la troisième forme de sécurité se

1924
Sécurité, territoire, population, p. 7.
1925
Ibid., p. 8.
571
Chapitre IV, Partie II

développe, notamment autour des « nouvelles formes de pénalité et du calcul du coût de


pénalités »1926. Or ce disant, Foucault revient sur le problème de la punition, discuté dans
Surveiller et punir, mais cela n’est pas une simple reprise, dans la mesure où il insiste sur la
position prépondérante de l’économie dans ce problème de la pénalité, où l’importance du
« rapport économique entre le coût de la répression et le coût de la délinquance est la question
fondamentale »1927. Cette mise en question du crime à l’intérieur du savoir économique sera
un des objectifs de l’analyse du néolibéralisme.
Ces trois formes de sécurité, la loi, la discipline et le dispositif de sécurité, ont,
chacune, un objet spécifique : la loi s’exerce, en tant que manifestation de la puissance du
souverain, sur un territoire ; la discipline a pour cible les corps individuels ; et enfin, le
dispositif de sécurité prend comme objet l’ensemble d’une population. En ce sens, le
dispositif de sécurité est précisément le dispositif du bio-pouvoir. Il s’agit dans ces trois
formes d’une sorte de multiplicité, multiplicité des actes, légaux ou illégaux, des corps
individuels ou des phénomènes propres à la population. Il est également question dans ces
trois types de sécurité des problèmes concernant l’espace. En d’autres termes, le pouvoir de
souveraineté, le pouvoir disciplinaire et le bio-pouvoir se croisent dans cette question de la
gestion de l’espace, notamment, précise Foucault, dans la ville, espace urbain. Chaque
manière d’exercice du pouvoir a un rapport particulier à cet espace : pour le pouvoir de loi et
de souveraineté, la ville n’est qu’une partie de son territoire ; il s’agit au contraire pour le
pouvoir disciplinaire de construire à l’intérieur de la ville, comprise comme un espace fermée,
des multiplicités artificielles, maniables et hiérarchisées ; enfin, le problème de la sécurité est
d’aménager un « milieu » en fonction de séries d’événements qu’ « il va falloir régulariser
dans un cadre multivalent et transformable »1928. Foucault remarque que cette notion de
milieu provient évidemment de la biologie ainsi que de la physique newtonienne. Ce qui est
en question dans cette notion, c’est la circulation et la causalité dans cet espace urbain. Or, le
milieu aménagé par le dispositif de sécurité acquiert une sorte de naturalité comme corrélatif
inhérent à l’espèce humaine. Dans la mesure où la sécurité n’intervient pas directement,
comme le fait la discipline, dans les comportements humains, le milieu artificiel est
susceptible d’être perçu comme un donné naturel qui n’impose pas de contraintes visibles et
correctives. Le dispositif de sécurité, constate Foucault, transforme ainsi l’exercice du pouvoir

1926
Ibid.
1927
Ibid., p. 11.
1928
Ibid., p. 22.
572
Chapitre IV, Partie II

de souveraineté : le souverain n’a plus simplement affaire à son territoire, mais à une nature
artificielle, c’est-à-dire « à l’intrication perpétuelle d’un milieu géographique, climatique,
physique avec l’espèce humaine »1929. Le problème de la sécurité est donc de laisser agir les
hommes librement jusqu’à un certain point dans un milieu artificiel et urbain, de manière à ce
que les habitants ne seront pas conscients de cette facticité du milieu « naturel ». En
élargissant la question de la forme de pouvoir s’exerçant sur la population, Foucault déplace
considérablement le point d’application du bio-pouvoir, de la sexualité à un domaine d’objets
plus vaste. C’est dans cette optique-là qu’il aborde un autre phénomène qui montre bien le
fonctionnement du dispositif de sécurité sur la population, phénomène concernant non pas la
sexualité, mais l’économie : la disette et la circulation du grain.
Foucault s’efforce de reconstituer les polémiques du XVIIIe siècle autour de la disette
en reprenant le principe des physiocrates, qui est « celui de la liberté de commerce et de
circulation des grains »1930. Dans Les Mots et les Choses, la thèse des physiocrates apparaît
comme s’opposant à la position utilitariste à l’intérieur de l’analyse des richesses qui est
propre à l’épistémè classique. Toutefois, dans ce cours, ce principe de la liberté de commerce
se comprend non seulement comme « la conséquence d’un champ théorique », mais aussi
« un épisode dans la mutation des technologies de pouvoir » que représente la technique des
dispositifs de sécurité1931. Or le problème de la liberté de commerce des grains constitue une
série de polémiques politiques et théoriques en France au XVIIIe siècle : pour les physiocrates
et pour ceux qui, bien que non-physiocrates soutiennent pourtant ce principe, il faut défendre
cette liberté. Pour éclairer cette polémique, Foucault se réfère à Louis-Paul Abeille, et sa
Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, publié en 1763. L’objectif de
Foucault est non pas de faire « une archéologie du savoir » en fonction « des règles de
formation de ces concepts », mais « une généalogie des technologies de pouvoir »,
technologies qui s’exercent sur la population1932. C’est au cœur de cette thèse de la liberté de
commerce et circulation des grains que Foucault trouve l’enjeu principal du problème de la
sécurité et de la population.
Pour caractériser la spécificité de la thèse physiocrate, Foucault établit une
opposition entre la notion de liberté de commerce des grains et le système

1929
Ibid., p. 24.
1930
Ibid., p. 35.
1931
Ibid., p. 36.
1932
Ibid., p. 38.
573
Chapitre IV, Partie II

juridico-disciplinaire dont la mesure principale est l’interdiction de hausse des prix, par
exemple. Afin que la disette ne se produise pas, ce système juridico-disciplinaire cherche à
éviter un double phénomène qualifié comme un mal, c’est-à-dire la rareté et la cherté des
grains. Pour Abeille, ainsi que pour les physiocrates, ce phénomène n’est pas du tout un mal,
car il est tout d’abord naturel, et par conséquent, ni bien ni mal. Les effets rareté-cherté pour
le marché sont en un sens des conditions naturelles qui ne sont pas contrôlables par des
interventions du pouvoir, notamment celles d’interdiction. L’analyse d’Abeille a plutôt prise
sur la « réalité du grain », c’est-à-dire « toutes les oscillations et événements qui peuvent en
quelque sorte faire basculer ou bouger son histoire par rapport à une ligne idéale »1933.
Comme les oscillations abondance/rareté ou bon marché/cherté dépendent largement des
conditions naturelles, il est impossible d’empêcher qu’elles adviennent par un système
juridico-disciplinaire. Il faut en revanche mettre en place un dispositif, dispositif de sécurité,
qui prend appui sur ces variations quantitatives, sans les interdire, mais pour « autoriser,
favoriser même une montée du prix du grain », car cette hausse du prix due à une mauvaise
récolte inciterait la vente du stock à prix élevé d’une part, et l’importation de grains de
l’étranger d’autre part1934. Par conséquent, paradoxalement, « c’est la hausse qui produit la
baisse », et « la disette sera annulée à partir de la réalité de ce mouvement qui porte vers la
disette » 1935 . Le règlement du prix et de la quantité de grains s’effectue donc par les
mécanismes du marché. Cette conception est, ajoute Foucault, à la fois descriptive et
prescriptive : elle n’est pas simplement l’analyse de ce qui se passe, mais aussi « une
programmation de ce qui doit se passer » 1936 . L’analyse du marché prend donc en
considération trois niveaux : la production agricole, le marché non pas national, mais mondial
et les comportements économiques de la population.
Toutefois la disparition de la disette selon cette thèse d’Abeille ne signifie pas que
personne ne va mourir de faim même dans une période rareté/cherté. Ces mots sont
inévitables. Ce qui a été supprimé, c’est la « disette au niveau de la population », par un
mécanisme de « laisser-faire » ou de « laisser les choses aller »1937. En réalité, le phénomène
de la disette est divisé en deux niveaux, non pas collectif et individuel, mais celui de
population d’une part, et celui de multiplicité d’individus d’autre part. C’est seulement le

1933
Ibid., p. 38.
1934
Ibid., p. 39.
1935
Ibid., p. 42.
1936
Ibid.
1937
Ibid., p. 43.
574
Chapitre IV, Partie II

premier qui est pertinent comme objectif de réflexion, puisque la multiplicité ou le groupe
d’individus ne reste qu’un ensemble d’éléments hétérogènes. Foucault situe ainsi, à l’intérieur
une réflexion économique sur les mécanismes du marché, la notion de population « comme
sujet politique, comme nouveau sujet collectif absolument étranger à la pensée juridique et
politique des siècles précédents »1938. La définition de la population est totalement différente
de celle que Foucault a donnée dans La Volonté de savoir, dans la mesure où il ne s’agit plus
d’y intervenir du point de vue de la reproduction ou de l’hygiène publique. C’est cette
population comme sujet collectif dans le domaine économique qui est précisément l’objet du
dispositif de sécurité.
Ainsi définis, les dispositifs de sécurité se distinguent clairement de la loi et de la
discipline. Foucault donne trois types de différence. Premièrement, alors que la discipline est
centripète, les dispositifs de sécurité sont centrifuges, c’est-à-dire que, tandis que la première
a tendance à fonctionner dans un espace fermé, les seconds cherchent perpétuellement à
s’élargir. Deuxièmement, à l’opposé de la discipline qui réglemente tout, le dispositif de
sécurité laisse faire. Enfin, troisièmement, comparaison entre la loi, la discipline et les
dispositifs de sécurité : la loi est essentiellement un ensemble d’interdits, et dans ce système
juridique, ce qui est permis n’est pas explicitement déterminé ; puis, la discipline impose ce
que l’on doit faire, sans aucunement préciser ce qui est interdit ; enfin, le dispositif de sécurité,
à la différence des deux autres systèmes, fonctionne au niveau de la réalité effective,
c’est-à-dire que son objectif est de « répondre à une réalité de manière à ce que cette réponse
annule cette réalité à laquelle elle répond – l’annule, ou la limite ou la freine ou la règle »1939.
Foucault résume comme suit la fonction de chaque forme de pouvoir : la loi « travaille dans
l’imaginaire », la discipline « dans le complémentaire de la réalité », et la sécurité « dans la
réalité »1940. Ce sur quoi la politique et l’économie doivent agir, c’est précisément cette réalité,
que les physiocrates appellent « la physique »1941. Or il ne faut pas oublier que la thèse
physiocrate n’intervient dans cette réalité que pour maintenir la liberté de circulation et de
commerce. En ce sens, les physiocrates représentent un certain libéralisme, mais, ainsi que
l’affirme Foucault, « la liberté n’est pas autre chose que le corrélatif de la mise en place des
dispositifs de sécurité »1942. En d’autres termes, la liberté au sens économique n’est assurée

1938
Ibid., p. 44.
1939
Ibid., p. 48.
1940
Ibid., p. 48-49.
1941
Ibid., p. 49.
1942
Ibid., p. 50.
575
Chapitre IV, Partie II

que par une série d’interventions au travers de ce dispositif de sécurité. La liberté est un
produit dans les relations de pouvoir. Ce lien entre la liberté et le pouvoir sera un des objectifs
majeurs de la réflexion foucaldienne sur le libéralisme traditionnel et le néolibéralisme à
laquelle nous reviendrons ci-dessous.
Foucault insiste sur la distinction entre la discipline et la sécurité à propos de la
normalisation qu’il a toujours caractérisée comme un trait majeur du pouvoir disciplinaire.
Toutefois, dans ce cours de 1978, ce rôle normalisateur de la discipline est considérablement
modifié par l’introduction de la notion de sécurité. La normalisation disciplinaire établit, au
travers des procédés de dressage, le partage entre le normal et l’anormal. Mais cette polarité
binaire normal/anormal ne peut se construire que par la référence permanente à la norme, qui
rend possible cette opposition entre le normal et l’anormal. Dans la mesure où le pouvoir
disciplinaire se fonde sur cette norme prescriptive et préexistante, Foucault constate qu’il
s’agit dans cette forme de pouvoir d’une « normation » plutôt que d’une « normalisation »1943.
En revanche, les dispositifs de sécurité partent de cette distinction normal/anormal
pour aboutir à la constitution d’une norme. Foucault prend un exemple, celui de l’épidémie :
dans le système disciplinaire, il s’agit d’abord de « traiter bien sûr la maladie chez le malade »,
puis d’ « annuler la contagion par l’isolement des individus non malades par rapport à ceux
qui sont malades »1944 ; ou bien, on peut également constater ce lien entre le traitement
disciplinaire et l’isolement par rapport aux autres dans la prison, la caserne, l’école, etc. La
séparation ne se fait qu’à partir de la norme préétablie. Dans les dispositifs de sécurité, il n’est
aucunement question d’isoler certains éléments anormaux, mais de « prendre en considération
l’ensemble sans discontinuité, sans rupture, des malades et non malades, c’est-à-dire en
somme la population », pour repérer le taux de morbidité ou de mortalité probable lié à la
maladie, qui est normalement attendu dans la population1945. Or ce coefficient « normal »
varie selon les conditions géographiques, saisonnières ou bien entendu démographiques. Il
peut donc y avoir plusieurs normalités ou une oscillation entre ces différentes courbes
considérées comme normales. C’est dans cette diversité de normalités que les dispositifs de
sécurité interviennent, en essayant de « rabattre les normalités les plus défavorables, les plus
déviantes par rapport à la courbe normale » qui ne se forme qu’à partir des observations

1943
Ibid., p. 59.
1944
Ibid., p. 64.
1945
Ibid.
576
Chapitre IV, Partie II

attentives de cette multiplicité1946. La normalisation dans les dispositifs de sécurité consiste


d’abord à établir entre des courbes différentes un partage normal/anormal, puis à éliminer les
courbes les plus déviantes pour faire apparaître dans la population une courbe de normalité
favorable, c’est-à-dire maîtrisable et acceptable, au détriment d’un certain nombre de morts.
Foucault dit ainsi : « La norme est un jeu à l’intérieur des normalités différentielles1947. »
Alors que, dans le système disciplinaire, on part toujours d’une norme préétablie par rapport à
laquelle on peut distinguer, comme le résultat du dressage, le normal de l’anormal, la norme
pour les dispositifs de sécurité est ce qui se déduit des normalités diverses. Pour la discipline,
la normalité suppose toujours l’existence d’une norme. Dans la sécurité, « c’est à partir de
cette étude des normalités que la norme se fixe et joue son rôle opératoire »1948. Il y a donc un
rapport inverse entre la norme et la normalité. Foucault caractérise le mouvement propre à des
mécanismes de sécurité, celui des normalités à la norme comme une normalisation, plutôt
qu’une normation. Il existe du moins un déplacement du terme et sans doute de la conception
même de la normalisation. Ces deux types de normalisation sont irréductibles l’un à l’autre.
La question de la norme et de la normalisation que Foucault a analysée dans Surveiller et
punir, à propos du micro-pouvoir, se pose cette fois-ci par rapport aux mécanismes du pouvoir
sur la population. Il est cependant hâtif de conclure que le problème de la normalisation chez
Foucault s’organise désormais autour du macro-pouvoir. Il ne faut pas oublier que le cours est
une série d’essais et d’hypothèses, et que l’accent mis sur le macro-pouvoir n’annule pas
totalement l’analyse du pouvoir disciplinaire.
Il est également possible de trouver un point de croisement entre ces deux formes de
pouvoir dans cette leçon : la ville qui englobe également les problèmes, tels la disette ou
l’épidémie, que Foucault a donnés comme exemples. La ville, la disette et l’épidémie, ces
problèmes ont, chacun, un objet spécifique : la rue, le grain et la contagion. Si les deux
premiers concernent « le problème de la ville-marché » et également celui de la révolte
éventuelle, le troisième touche « le problème de la ville comme foyer de maladies »1949.
L’importance de la ville pour les dispositifs de sécurité est évidente. Mais elle pose en même
temps un problème au pouvoir de souveraineté : la ville acquiert son autonomie par rapport au
pouvoir territorial que représente précisément le pouvoir souverain de type féodal. Comment

1946
Ibid.
1947
Ibid., p. 65.
1948
Ibid.
1949
Ibid.
577
Chapitre IV, Partie II

le pouvoir territorial de souveraineté peut-il s’exercer sur cet espace dense et fort hétérogène ?
En fait, ce problème de la ville autour des trois exemples peut se résumer en une question,
celle de la circulation au sens large, des marchandises, des hommes et des informations. Là se
pose un problème totalement étranger au pouvoir souverain jusqu’alors : « comment faut-il
que ça circule ou que ça ne circule pas ? »1950 Or ce problème de la circulation ne se limite
pas à la ville, bien qu’il apparaisse sous la forme la plus manifeste et la plus concentrée. Dans
la mesure où il est toujours question de la « physique » ou de la « nature » au sens physiocrate,
la circulation concerne aussi la campagne, où la richesse de l’État se produit. De là un
déplacement du problème politique de la souveraineté : alors que, dans l’ancien type du
pouvoir territorial, notamment chez Machiavel, il s’agissait seulement de la sûreté du Prince,
la tâche de cette nouvelle forme de pouvoir est d’assurer non plus la sûreté du Prince et de son
territoire, mais la « sécurité de la population et, par conséquent, de ceux qui la
gouvernent »1951. Le rapport souverain-sujets n’est plus assuré par l’obéissance totale et
passive des individus à leur souverain, mais il passe par des processus naturels et réels, selon
les physiocrates, ceux de la population. Gouverner les sujets de manière suffisante et
nécessaire signifie désormais exercer le pouvoir non pas sur « la totalité effective et point par
point des sujets », mais sur « la population avec ses phénomènes et ses processus propres »1952.
En ce sens, l’ancienne manière d’exercice du pouvoir ressemble, curieusement, au projet du
panoptique que Foucault considérait comme un modèle de généralisation du pouvoir
disciplinaire, et il s’agit pour le pouvoir, en se basant sur les mécanismes de sécurité, de
gouverner la totalité du corps social, c’est-à-dire la population. Foucault souligne ainsi, tout
en faisant usage quelque peu contradictoire de la conception du panoptique, l’importance
décisive de la notion de population à la fois dans la réflexion politico-économique à l’époque
et dans le parcours de sa pensée. Est-ce l’abandon du modèle panoptique comme
représentation du pouvoir disciplinaire ? Sans doute non. Nous ne sommes pas en mesure de
répondre avec certitude à cette question, mais cet usage du panoptique par rapport au pouvoir
souverain montrerait la polyvalence de ce modèle, plutôt que l’impossibilité du panoptique
disciplinaire. Qu’un élément puisse fonctionner tout différemment dans des systèmes, c’est ce
que Foucault essaie de mettre en lumière au travers des études généalogiques. En ce sens, ce
panoptique souverain est toujours fidèle à certains principes méthodologiques de la

1950
Ibid., p. 66.
1951
Ibid., p. 67.
1952
Ibid., p. 68.
578
Chapitre IV, Partie II

généalogie, et révèle le déplacement de l’intérêt de Foucault vers le problème de la


population.
C’est par le caméralisme et le mercantilisme, au XVIIe siècle, que la population
devient un élément fondamental, « élément qui conditionne tous les autres », non seulement
au sens économique, mais aussi dans tout le domaine du gouvernement 1953 . Pour les
mercantilistes et pour leur projet politique, ce statut essentiel de la population apparaît
notamment comme une valeur triple qui est à la fois « principe de richesse, force productive,
encadrement disciplinaire »1954. Mais ces deux pensées économico-politiques ne dépassent
pas leur limite : pour elles, la population n’est encore qu’une « collection de sujets de droit »
ou de « volontés soumises qui doivent obéir à la volonté du souverain »1955. La figure de la
population dans le mercantilisme reste captif du cadre juridico-souverain. Ce sont les
physiocrates qui ont joué un rôle important dans le déplacement du problème : ils considèrent
la population comme « un ensemble de processus qu’il faut gérer dans ce qu’ils ont de naturel
et à partir de ce qu’ils ont de naturel »1956. La naturalité de la population s’établit donc dans le
discours des physiocrates, et apparaît de trois manières. Premièrement, la population n’est pas
une donnée première, mais se constitue selon une série de variables, qui, hétérogènes, se
rapportent les unes aux autres d’une manière enchevêtrée. Il est presque impossible de savoir
quel est l’effet sur la population que peut avoir le simple changement d’une variable. L’effet
d’une action souveraine sur la population n’est point transparent. Cette action pourrait
éventuellement causer des effets tout à fait contraires à l’effet attendu. « Si l’on dit, explique
Foucault, à une population « fais ceci », rien ne prouve non seulement qu’elle le fera, mais
tout simplement qu’elle pourra le faire1957. » La population apparaît en ce sens comme un
phénomène de nature. Mais à la différence de la tempête, de l’éruption volcanique ou du
tremblement de terre, ce phénomène naturel qu’est la population est accessible à des agents ou
des techniques de transformation, à condition que « ces agents et ces techniques de
transformation soient à la fois éclairés, réfléchis, analytiques, calculés, calculateurs »1958.
C’est cette naturalité pénétrable de la population que les techniques de pouvoir, élaborées
dans l’analyse des physiocrates et des économistes, prennent comme cible pour y intervenir

1953
Ibid., p. 70.
1954
Ibid., p. 71.
1955
Ibid., p. 72.
1956
Ibid.
1957
Ibid., p. 73.
1958
Ibid.
579
Chapitre IV, Partie II

d’une manière systématique et rationnelle.


Deuxièmement, cette naturalité de la population n’a qu’un seul moteur d’action : le
désir. La population est faite d’individus dont le comportement est imprévisible, mais chacun
poursuit son propre intérêt guidé par son désir. Or ce désir individuel n’est point rationnel, et
il peut se tromper. Il y a également des oppositions ou des concurrences entre des désirs
différents entre les individus ou à l’intérieur même d’un individu. Mais au sein de ces conflits
de désir, il se produit un jeu « à la fois spontané et réglé du désir » qui permet de former un
intérêt partageable par la population tout entière1959. D’une part, le désir a sa naturalité, dans
la mesure où il s’enracine dans la nature humaine. D’autre part, il est également artificiel
puisque l’on peut intervenir dans ce jeu du désir collectif par l’intermédiaire des moyens pour
gérer la population. Cette notion de gestion de la population à partir de son désir commun
pose une question à l’exercice traditionnel du pouvoir de souveraineté. Même si le souverain
est capable de dire « non » au désir de tout individu, dans quelle mesure peut-il dire « non »
au désir des individus, désir de la population, de manière légitime, c’est-à-dire se fondant sur
la volonté de tous les sujets. Le problème, notamment pour les physiocrates, n’est donc plus
d’interdire tel ou tel désir collectif, mais de savoir « comment dire oui à ce désir »1960. Cette
affirmation du désir par le pouvoir deviendra la matrice de la philosophie utilitariste, qui juge
l’efficacité de l’intervention gouvernementale en termes d’utilité pour ce désir collectif.
Foucault reviendra sur ce point dans l’analyse du libéralisme et de la limitation du pouvoir
gouvernemental.
Troisièmement, à l’intérieur de la population, même des éléments accidentels ou
hasardeux, constituent une sorte de régularité, à une échelle large, alors que chaque élément
apparaît de manière purement aléatoire et irrégulière. À partir de ces séries de régularité
macroscopique, on peut considérer la population comme un ensemble d’éléments variables
dont certains, tels la mortalité des enfants ou le taux de suicide, peuvent être modifiés par des
interventions du pouvoir. Mais ces mesures possibles ne peuvent jamais totalement modifier
la manière d’être de la population, puisqu’elle est précisément une nature, dont le changement
est souvent imprévisible, et à laquelle le souverain n’a affaire que de manière très limitative.
Foucault caractérise ainsi cette naturalité de la population : « On a une population dont la
nature est telle que c’est à l’intérieur de cette nature, à l’aide de cette nature, à propos de cette

1959
Ibid., p. 74.
1960
Ibid., p. 75.
580
Chapitre IV, Partie II

nature que le souverain doit déployer des procédures réfléchies de gouvernement1961. » Pour
le souverain, la population n’est jamais une collection de sujets de droit, mais ce qui articule,
pour la première fois dans l’histoire, les hommes à la sphère biologique en tant qu’espèce.
Gouverner la population, c’est précisément tenter de modifier certains éléments de la
population par des dispositifs de sécurité rationnellement organisés. Le gouvernement ou les
actions gouvernementales ne peuvent donc qu’être partiels et répétitifs. Le gouvernement ne
se fonde donc pas sur la souveraineté juridique, mais sur la politique de la population. Ce
qu’il faut analyser, souligne Foucault, c’est la série « mécanismes de sécurité-population-
gouvernement »1962. Autour de la population ayant la naturalité comme objet de savoir, les
technologies de pouvoir se développent. Or, dans cette configuration de la population
« naturelle », Foucault reprend la discussion dans Les Mots et les Choses, notamment le
passage de l’épistémè classique à l’épistémè moderne. Si ce passage a eu lieu, c’est
précisément que la notion de population a joué dans les trois domaines de savoir. Dans le
passage de l’analyse des richesses à l’économie politique, nous avons vu ci-dessus quelle est
l’importance de cette notion. Foucault constate à ce sujet une opposition entre Malthus et
Marx : alors que le premier envisage le problème de la population sous l’angle de la
« bio-économie », le second a essayé de « contourner le problème de la population (…) pour
le retrouver sous la forme proprement, non plus bio-économique, mais historico-politique de
classe, d’affrontement de classes, et de lutte de classes »1963. Ce disant, Foucault situe Marx
dans l’épistémè moderne, mais remarque qu’il n’a jamais pensé la population dans son
insertion biologique. Marx n’est plus un « petit poisson » dans l’épistémè classique, ainsi qu’il
l’était dans l’analyse des Mots et les Choses, mais sa position reste, selon Foucault, toujours
marginale dans cette configuration du savoir bio-économique. Dans le passage de l’histoire
naturelle à la biologie, Foucault assigne un rôle décisif à Darwin, qui a trouvé la fonction de
la population en général comme « le médium entre le milieu et l’organisme, avec tous les
effets propres à la population » tels les mutations ou l’élimination1964. Cette problématisation
de la population fonctionne, selon Foucault, comme charnière entre l’histoire naturelle et la
biologie. Enfin, la formation de la philologie est également liée à la population, dans la
mesure où c’est elle qui parle la langue dont la transformation historique est mise en question.

1961
Ibid., p. 77.
1962
Ibid., p. 78.
1963
Ibid., p. 79.
1964
Ibid., p. 80.
581
Chapitre IV, Partie II

Ce retour inattendu à la configuration archéologique du savoir est moins une rectification de


l’analyse antérieure qu’une réinterprétation du problème passé à l’intérieur de la systématicité
réflexive actuelle. Foucault relie la formation de cette nouvelle épistémè au schéma
pouvoir-savoir : la constitution de la population comme corrélatif des techniques de pouvoir a
ouvert un champ d’objets pour des savoirs possibles, et, en retour, comme ces savoirs se
développent et produisent de nouveaux objets autour de cette notion, les dispositifs de pouvoir
peuvent également s’élargir dans la société. C’est au cœur de ce jeu de pouvoir-savoir que la
population se situe comme l’objet naturel à partir duquel prolifèrent sans cesse les relations de
pouvoir et de savoir. Foucault va plus loin en liant encore l’analyse des Mots et les Choses à
cette notion de population : « L’homme, ce n’est, après tout, rien d’autre, tel qu’il a été pensé,
défini à partir des sciences dites humaines du XIXe siècle et tel qu’il a été réfléchi dans
l’humanisme du XIXe siècle, cet homme ce n’est rien d’autre finalement, qu’une figure de la
population1965. » Si telle est la nouvelle définition de l’homme, homme-population, Foucault
modifie implicitement la conclusion des Mots et les Choses, où il a annoncé la disparition
prochaine de cette figure de l’homme. Puisque le pouvoir sur la population ne perd pas son
actualité, l’homme peut également fonctionner comme une représentation de la population.
L’homme est en un sens ce qui est forgé pour que la population ait un visage concret, soit
individuel soit collectif. Foucault compare ce rapport de l’homme à la population à celui du
sujet de droit au souverain : « l’on peut dire que l’homme a été à la population ce que le sujet
de droit avait été au souverain » 1966 . Si ce pouvoir sur la population se transformait
considérablement, l’homme pourrait disparaître. Mais l’analyse de Foucault porte toutefois
sur cette « réalité », la population, qui sous-tend la figure de l’homme, et au sujet de laquelle
se pose le problème du gouvernement et celui de l’ « art de gouverner »1967.

1.1. L’histoire de la gouvernementalité

À la quatrième leçon de 1978, Foucault déplace largement le problème : il a tenté


jusque-là de repérer la série sécurité-population-gouvernement, qui sert de grille
d’intelligibilité pour envisager le problème de la population, indépendamment de la question
de la sexualité, par laquelle Foucault introduit, à la fin de La Volonté de savoir, cette notion

1965
Ibid., p. 81.
1966
Ibid.
1967
Ibid.
582
Chapitre IV, Partie II

dans sa pensée ; désormais, la question se pose à propos du gouvernement, qui était


jusqu’alors toujours défini comme un ensemble de pratiques liées à la population et à la
sécurité. Ce changement est surprenant, dans la mesure où, analysant ce problème du
gouvernement, Foucault semble s’écarter de la question qu’il a posée au début du cours,
c’est-à-dire le rapport de la discipline et du bio-pouvoir. Si Surveiller et punir a éclairé les
instruments du pouvoir disciplinaire, ce cours de 1978 essaie de préciser par quels dispositifs
ce pouvoir sur la population peut effectivement fonctionner. Alors que c’est dans ce contexte
qu’apparaît le problème du gouvernement, le problème de la population est soudain passé à
l’arrière-plan. Comment penser ce retournement ? Nous ne sommes pas sûr qu’il a été prévu
par Foucault ou non. Mais on peut du moins dire que ce déplacement de la question permet à
Foucault d’aborder, en examinant les pratiques gouvernementales, l’objet naturel et universel
qu’est l’État. Tandis que le problème population-gouvernement devient secondaire,
l’opposition entre l’État et le gouvernement se trouve au cœur de la réflexion foucaldienne
dans les années 1978 et 1979. En dessous de la naturalité de l’État, quel ensemble de
pratiques gouvernementales constitue cette unité factice ? C’est sans doute la nouvelle
question que pose Foucault.
Trois remarques sur ce changement du problème. Foucault se réfère au rapport
État-gouvernement, sans doute sous l’influence du livre de Paul Veyne, Le Pain et le Cirque,
publié en 1976, ainsi que de l’article de 1979, que nous avons déjà mentionné, « Foucault
révolutionne l’histoire » 1968 . Les travaux de Veyne mettent constamment en question la
naturalité ou l’éternité des relations entre les gouvernés et les gouvernants. La question que
pose Veyne éclaire bien cette position sceptique : « si les gouvernés sont toujours les mêmes,
s’ils ont les réflexes naturels de tout gouverné, s’ils ont naturellement besoin de pain et de
Cirque, ou de se faire dépolitiser, ou de se sentir aimés du Maître, pourquoi n’ont-ils reçu de
pain, de Cirque et d’amours qu’à Rome ? »1969 Il s’agit du problème de l’historicité des
rapports gouvernants-gouvernés, ou de la validité même de ce partage entre les gouvernants et
les gouvernés. La réflexion foucaldienne est sans doute une réponse à cette remarque de
Veyne, tout en prenant comme objet le problème de l’historicité des pratiques
gouvernementales. En ce sens, l’analyse foucaldienne dans ces cours est une reprise
immédiate de la thèse de Veyne à laquelle notre discussion se réfère toujours, tout en

1968
Paul Veyne, Le Pain et le Cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, Le Seuil (coll.
L’Univers historique), 1976.
1969
Veyne, « Foucault révolutionne l’histoire », p. 395.
583
Chapitre IV, Partie II

examinant sa portée.
Deuxièmement, l’enjeu de Foucault ne se limite pas à mettre en question la naturalité
du rapport entre les gouvernants et les gouvernés, mais, bien entendu, celle de l’État, notion
juridique, liée au pouvoir de souveraineté auquel Foucault a toujours adressé une série de
critiques. Penser le problème du gouvernement n’est donc rien d’autre que de se déprendre de
la représentation juridique et universelle qu’est l’État. En d’autres termes, il est nécessaire de
tenter la critique de l’État en tant qu’objet naturel par rapport à son historicité. Foucault dit
ainsi : « On ne peut pas parler de l’État-chose comme si c’était un être se développant à partir
de lui-même et s’imposant par une mécanique spontanée, comme automatique, aux individus.
L’État, c’est une pratique »1970. Il s’agit de faire une critique de cet « État-chose », État réifié,
par l’intermédiaire de l’analyse d’un ensemble de pratiques. Le problème du gouvernement se
situe précisément à ce niveau de pratiques. L’histoire de l’État n’est plus celle du pouvoir
juridique qui fonde la liberté de tous sur le droit naturel et civil. À cette forme hégélienne
d’histoire de l’État, Foucault oppose une histoire des pratiques : « L’histoire de l’État doit
pouvoir se faire à partir de la pratique même des hommes, à partir de ce qu’ils font et de la
manière dont ils pensent »1971. L’État n’est point ce qui fonde les pratiques de façon juridique,
mais, au contraire, la manière de penser et de faire. Il s’agit donc de faire une « généalogie de
l’État moderne » 1972 . L’État selon la généalogie, ce n’est qu’un ensemble de pratiques
hétérogènes et dispersées, à partir desquels son unité se constitue comme naturelle. Foucault
se demande ainsi : « Comment s’est constitué l’effet État à partir de mille processus divers
(…) ? »1973 Or cette question typiquement généalogique concerne également la méthode
historiographique de la pensée foucaldienne. Pour Foucault, l’intelligibilité dont il s’agit dans
l’écriture de l’histoire ne réside pas dans l’assignation d’une cause à un événement ou à un
objet, mais dans « la constitution ou la composition des effets », qui expliquerait à la fois le
processus de formation d’un objet, et les relations à plusieurs niveaux par lesquelles cet objet
est lié à des choses, à des pratiques ou à des idées. Il ne s’agit aucunement de montrer la
causalité dans l’histoire, mais de reconstituer un champ de possibilités où se déroule
l’histoire.
Foucault reviendra sur ce problème de l’intelligibilité dans l’histoire au début du

1970
Sécurité, territoire, population, p. 282.
1971
Ibid., p. 366.
1972
Ibid., p. 362,
1973
Ibid., p. 244.
584
Chapitre IV, Partie II

cours de 1979, et réitère cette déprise de la causalité : « Ce qui permet de rendre intelligible le
réel, c’est de montrer simplement qu’il a été possible. Que le réel soit possible, c’est ça sa
mise en intelligibilité »1974. Cette critique de la causalité historique est partagée par des
historiens, tels François Furet, spécialiste de la Révolution française, qui critique l’idée selon
laquelle la Révolution était une seule voie possible et nécessaire que l’histoire ait pu prendre.
Furet accuse cette conception causale dans le passage suivant : « Le postulat de la nécessité de
« ce qui a eu lieu » est une illusion rétrospective classique de la conscience historique : le
passé est un champ de possibles à l’intérieur duquel « ce qui est arrivé » apparaît après coup
comme le seul avenir de ce passé 1975 . » Ce passage montre bien que la généalogie
foucaldienne partage du moins un principe de l’historiographie moderne, alors qu’elle n’est
pas, nous l’avons vu, totalement inscrite dans la discipline historique.
Troisièmement, ce problème du gouvernement permet à Foucault, malgré son
déplacement d’analyse, de lier deux dimensions du pouvoir, à savoir micro et macro, dans la
mesure où l’acte de gouverner peut prendre comme objet des échelles diverses, qui s’étendent
d’un individu à la population. En faisant l’histoire du gouvernement et de la
gouvernementalité, Foucault affirmera, à la fin du cours de 1978, qu’ « il n’y a pas, entre le
niveau du micro-pouvoir et le niveau du macro-pouvoir, quelque chose comme une
coupure »1976. Nous voudrions suivre l’histoire foucaldienne de la gouvernementalité, pour
savoir comment, dans cette description historique, Foucault met en question la naturalité et
l’universalité de l’État, et de quelle manière est envisagée la continuité ou l’articulation entre
le micro-pouvoir et le macro-pouvoir. Or la réflexion foucaldienne sur le gouvernement est
une série de tentatives pour se déprendre de la figure juridique de l’État qui se manifeste
comme naturelle et universelle, chaque fois que l’on veut s’en débarrasser. Cette puissance de
la représentation qu’est l’État s’enracine sans doute dans l’histoire de ce concept, liée
étroitement à la notion de souveraineté. Il nous faut donc brièvement dire à quoi s’oppose
précisément ce problème du gouvernement, et quelle est la place de la notion de
gouvernement dans cette réflexion juridique de l’État.
On a traditionnellement essayé de fonder l’État sur la souveraineté, qui, en tant que
puissance unique et absolue, assure l’unité et la continuité de l’État. Cette notion de
souveraineté dont le sens moderne est fixé par Jean Bodin (Les six livres de la République),

1974
Naissance de la biopolitique, p. 35.
1975
François Furet, Penser la Révolution française, Gallimard (coll. Folio), 1978, p. 40.
1976
Sécurité, territoire, population, p. 366.
585
Chapitre IV, Partie II

est essentiellement juridique dans deux sens1977. D’une part, la souveraineté est définie avant
tout comme le pouvoir de faire et d’abroger les lois civiles. Et d’autre part, dans la réflexion
autour de la souveraineté et l’État, il s’agit toujours de savoir pourquoi et comment un
souverain peut être souverain d’État, ou en d’autres termes, de quelle manière la souveraineté
peut être légitime. Une réponse importante à ce problème est la notion de contrat, dont
Hobbes a déterminé le sens moderne, contrat par lequel chacun se dessaisit de ses droits et
autorise le souverain à exercer le pouvoir, dans la limite où cet exercice du pouvoir ne viole
pas un droit le droit inaliénable, le droit à la vie. C’est le contrat social qui assure la légitimité
de la souveraineté et de l’État.
Dans une telle réflexion centrée sur la souveraineté et sa légitimité, le gouvernement
est considéré comme une instance exécutive du pouvoir. On fonde sur le contrat un pouvoir
souverain législateur, et les lois ainsi faites sont appliquées par le pouvoir exécutif, le
gouvernement. Depuis Bodin, la pratique gouvernementale est autonome par rapport à la
fonction souveraine. Mais, pour les efforts philosophiques et théoriques qui cherchaient à
déterminer ce qui est l’État, la réflexion sur la souveraineté est toujours prépondérante par
rapport à celle du gouvernement, puisque seule la souveraineté peut établir les lois selon
lesquelles le gouvernement est en droit d’exercer le pouvoir d’État d’une façon légitime. Dans
ce cadre juridique, la souveraineté précède à la fois théoriquement et chronologiquement le
gouvernement.
C’est précisément à ce primat de la souveraineté dans la théorie de l’État que
Foucault oppose son analyse du gouvernement et des relations de pouvoir. La notion de
souveraineté juridique n’est pas suffisante pour appréhender ces relations de pouvoir à
l’intérieur de l’État par lesquelles, en réalité, il peut exister. Comme nous l’avons vu à
plusieurs reprises, Foucault analyse le pouvoir de manière non-juridique, puisque la loi,
établie par le pouvoir souverain, ne couvre qu’une partie de l’exercice de pouvoir, sous la
forme d’interdictions. La discipline et la sécurité sont des formes absolument hétérogènes à la
théorie juridique du pouvoir.
C’est dans cet anti-juridisme, toujours constaté dans la pensée foucaldienne, que la
réflexion sur le gouvernement trouve son point de départ. Foucault observe tout d’abord la
prolifération du problème du gouvernement au XVIe siècle, qui s’inscrivait à la fois dans
plusieurs niveaux : premièrement, le gouvernement de soi-même, retour à la problématique

1977
Sur ce point, voir notamment : Jean Terrel, Les théories du pacte social. Droit naturel, souveraineté et
contrat de Bodin à Rousseau, Paris, Le Seuil (coll. Points), 2001.
586
Chapitre IV, Partie II

stoïcienne ; deuxièmement, le gouvernement des autres, de la famille, des enfants, ou le


gouvernement des âmes et des conduites, qui est le problème pastoral ; troisièmement, le
gouvernement de l’État par les princes, problème de Machiavel. Foucault situe cet éclatement
du problème au croisement de deux mouvements, d’une part, la formation d’État moderne et,
d’autre part, le mouvement de dispersion et de dissidence religieuse telle que la Réforme. Il
s’agissait dans ces mouvements de savoir « comment être gouverné, par qui, jusqu’à quel
point, à quelles fins, par quelles méthodes »1978.
Dans cette situation historique, le problème du gouvernement dans le domaine
politique s’est considérablement développé contre la pensée de Machiavel. Cette littérature
anti-Machiavel considère la réflexion de ce penseur italien comme ayant défini le rapport du
Prince à son territoire et à ses sujets comme celui d’extériorité, c’est-à-dire que la position du
Prince est supérieure à son territoire et à ses sujets, et il les possède, comme lui appartiennent
ses biens ; cette extériorité est toujours mise en danger par d’éventuelles attaques d’ennemis ;
ce qu’il faut bien protéger est donc ce rapport fragile du Prince à sa principauté, non pas son
territoire ou ses sujets eux-mêmes ; Le Prince est précisément « un traité de l’habilité du
Prince à conserver sa principauté » 1979 . Or la littérature anti-Machiavel n’attaque pas
simplement ces caractéristiques. Elle est, en outre, « un genre positif qui a son objet, qui a ses
concepts et qui a sa stratégie »1980. Elle constitue son propre domaine de réflexion, qui est
totalement étranger à l’habilité du Prince, et qui s’appelle, selon Foucault, « art de
gouverner »1981. Alors que ce terme « art de gouverner » est déjà apparu dans Les Anormaux,
le problème du gouvernement que Foucault développe en 1978 n’est pas en continuité directe
avec le cours de 1975. Car le Foucault de 1975 n’a repéré que le développement de cet art à
l’Âge classique, et le gouvernement était toujours lié à la normalisation au sens
disciplinaire 1982 . La problématique en 1978 tente d’appréhender l’histoire de cet art de
gouverner à plus long terme, et il est notamment question de l’articulation entre deux types de
pouvoir, qui n’a pas été abordé au moment où Foucault a prononcé le cours Les Anormaux.
Cet art de gouverner se caractérise par quatre traits. Foucault les présente en
s’appuyant sur un ouvrage anti-Machiavel, Le miroir politique, contenant diverses manières
de gouverner de Guillaume de La Perrière, publié en 1567. Premièrement, alors que, pour

1978
Sécurité, territoire, population, p. 92.
1979
Ibid., p. 95.
1980
Ibid., p. 94.
1981
Ibid., p. 95.
1982
Les Anormaux, p. 45.
587
Chapitre IV, Partie II

Machiavel, celui qui gouverne, le Prince, est unique dans sa principauté et extérieur par
rapport à elle, La Perrière affirme que le gouvernement n’est pas assuré par un seul
personnage qu’est le Prince, mais par un ensemble de gens qui gouvernent, et qui sont en
outre intérieurs à l’État ou à la société. La pluralité de pratiques gouvernementales et
l’immanence des gouverneurs à l’État marquent nettement la différence d’avec le Prince selon
Machiavel. Or Foucault se réfère à un texte de François de La Mothe LeVayer, qui date de
1653, et qui est écrit pour enseigner au dauphin comment gouverner l’État. L’objectif est
pédagogique et pourtant clairement différent de l’enjeu de Machiavel. Il y a, selon l’auteur, la
distinction de trois types de gouvernement, à savoir le gouvernement moral de soi-même, l’art
de gouverner une famille, qui relève de l’économie, et « la science de bien gouverner
l’État »1983. Il faut établir deux sortes de continuité entre ces trois types, d’une part, celle,
ascendante, de soi à l’État, que le Prince doit assurer, et d’autre part, celle, descendante, de
l’État à soi, établie par la police. Ce qui se trouve au croisement de ces deux continuités, c’est
le gouvernement de la famille sur la base de l’économie. Foucault insiste sur son importance
décisive, car c’est par l’intermédiaire de ce type de gouvernement que l’économie a été
introduite à l’intérieur de l’exercice politique. Si Rousseau a écrit Le discours sur l’économie
politique, si Quesnay a mentionné un gouvernement économique comme exemple de bon
gouvernement, c’est parce que ces lignes traversent ces trois types de gouvernement. « Le mot
« économie » désignant une forme de gouvernement au XVIe siècle, il désignera au XVIIIe
siècle un niveau de réalité, un champ d’intervention pour le gouvernement, à travers une série
de processus complexes »1984 . Le problème de l’économie dans la politique correspond
exactement à la multiplicité et l’immanence de pratiques gouvernementales : l’économie est
une série d’interventions variables qui ne sont faites que sur la famille ou l’État.
Deuxièmement, si la cible du pouvoir selon Machiavel est un territoire, l’art de
gouverner, dit Foucault se référant encore au texte de La Perrière, ne s’exerce pas sur un
territoire ou sur les gens qui l’habitent, mais sur des choses, ou plus précisément sur « une
sorte de complexe constitué par les hommes et les choses »1985.
Troisièmement, cet art de gouverner s’oppose à la souveraineté, en termes de finalité
que chacun se propose. La fin de la souveraineté est « le bien public », qui n’est rien d’autre
que la soumission à la loi du souverain sur son territoire. Cette finalité du souverain est

1983
Sécurité, territoire, population, p. 97.
1984
Ibid., p. 99.
1985
Ibid., p. 100.
588
Chapitre IV, Partie II

circulaire, dans la mesure où l’exercice du pouvoir souverain n’a pour but que l’obéissance de
tous à ce pouvoir. En revanche, la finalité du gouvernement est d’un autre type, qui est défini,
selon La Perrière, comme « une manière droite de disposer des choses pour les conduire, non
à la forme du « bien commun », (…) mais à une « fin convenable », fin convenable pour
chacune de ces choses qui sont précisément à gouverner »1986. Il s’agit là d’une multiplicité de
fins spécifiques qui sont réalisées par une bonne disposition de choses. Dans l’art de
gouverner, il n’est point question « d’imposer une loi aux hommes », mais « de disposer des
choses », c’est-à-dire « d’utiliser plutôt des tactiques que des lois, ou d’utiliser au maximum
des lois comme des tactiques »1987. Alors que la fin de la souveraineté réside dans la loi, celle
du gouvernement se trouve dans les choses qu’il dispose.
Quatrièmement, un bon gouverneur doit, selon La Perrière, posséder « patience,
sagesse et diligence »1988. La notion de sagesse est notamment importante. Quelle est la
sagesse que l’homme qui gouverne doit avoir ? C’est la connaissance « des choses, des
objectifs que l’on peut atteindre, (…) la « disposition » que l’on doit utiliser pour les
atteindre »1989 . Et cette connaissance des choses dans l’État deviendra la « statistique »,
comme science de l’État.
Toutefois, cet art de gouverner ne peut se développer pleinement qu’au XVIIIe siècle
pour deux raisons. D’une part, jusqu’au XVIIe siècle, le gouvernement n’était considéré que
par rapport à la souveraineté juridique, notion absolument hétérogène à cet art de gouverner.
Certes le mercantilisme est le premier à avoir rationalisé l’exercice du pouvoir comme
pratique du gouvernement, mais la « structure institutionnelle et mentale de souveraineté »,
liée aux problèmes juridiques, a bloqué son développement. D’autre part, le gouvernement
politique n’avait pour modèle que le gouvernement de la famille, cadre trop petit, et trop étroit
pour le gouvernement de l’État. C’est au XVIIIe siècle que le gouvernement politique a
finalement trouvé son propre niveau de fonctionnement, la population. L’apparition du
problème de la population a rendu possible le développement de l’art de gouverner. Cette
émergence du problème de la population est liée à une série de phénomènes tels que
l’expansion démographique, due certainement à l’abondance monétaire et à l’augmentation de

1986
Ibid., p. 102. Notons que Michel Senellart conteste la nouveauté de l’idée de « disposition des choses »
mise en relief par Foucault, en percevant dans la formule de la Perrière l’influence de la définition
augustinienne de la paix (La Cité de Dieu, XIX, 13.) (Senellart, Les arts de gouverner. Du regimen
médiéval au concept de gouvernement, Paris, Le Seuil (coll. Des Travaux), 1995, p. 43.)
1987
Sécurité, territoire, population, p. 102.
1988
Ibid., p. 103.
1989
Ibid.
589
Chapitre IV, Partie II

la production agricole. Ces phénomènes d’ordre économique ont fait apparaître le problème
de la population comme la cible de l’art de gouverner. En d’autres termes, l’art de gouverner
s’enracine dans ce domaine économique où est envisageable le problème de la population.
L’apparition de la population comme problème a trois conséquences : premièrement,
la famille n’est plus le modèle privilégié du gouvernement ; deuxièmement, la population
représente désormais un intérêt collectif ; troisièmement, l’intervention du gouvernement se
fait dans le champ de l’économie et de la population. L’art de gouverner, ayant son propre
domaine d’intervention a franchi « le seuil d’une science politique »1990. Mais cela ne signifie
pas que la souveraineté a cessé de jouer un rôle important dans le problème de l’exercice du
pouvoir. Au contraire, le problème de la souveraineté « est rendu plus aigu que jamais », dans
la mesure où cette science du gouvernement cherche à savoir comment on peut former un
principe général de gouvernement avec des notions telles que la nature, le contrat ou la
volonté générale, en se déprenant du principe juridique sur lequel se fondait l’art de gouverner.
En d’autres termes, la question est, à l’inverse de l’ancienne problématique, de savoir
comment l’art de gouverner peut définir la souveraineté.
Dans cet art de gouverner, la discipline occupe également une place importante,
puisque « gérer la population, ça veut dire la gérer également en profondeur, la gérer en
finesse et la gérer dans le détail »1991. Foucault redéfinit ainsi, autour de l’art de gouverner, les
problèmes de la souveraineté et de la discipline. C’est un triangle « souveraineté, discipline et
gestion gouvernementale »1992. Bien que cette gestion gouvernementale, ainsi que l’affirme
Foucault, s’appuie essentiellement sur les dispositifs de sécurité, il annonce que ce qu’il
entreprend n’est plus centré sur le problème « sécurité, territoire, population », l’intitulé du
cours, mais « l’histoire de la gouvernementalité »1993.
Par gouvernementalité, il entend trois choses. Premièrement, la gouvernementalité
comme ensemble de techniques spécifiques de pouvoir ayant « pour cible principale la
population, pour forme majeure de savoir l’économie politique, pour instrument technique
essentiel les dispositifs de sécurité »1994 ; deuxièmement, comme tendance historique depuis
le Moyen Âge, « vers la prééminence de ce type de pouvoir qu’on peut appeler le
« gouvernement » sur tous les autres » ; troisièmement, la gouvernementalité comme résultat

1990
Ibid., p. 110.
1991
Ibid.
1992
Ibid., p. 111.
1993
Ibid.
1994
Ibid.
590
Chapitre IV, Partie II

du processus par lequel « l’État de justice du Moyen Âge, devenu aux XVe et XVIe siècles,
État administratif, s’est trouvé petit à petit « gouvernementalisé » »1995. Si bien que l’histoire
de la gouvernementalité décrit d’abord le pouvoir sur la population et ses instruments, puis la
formation de cet art de gouverner non seulement dans les institutions d’État mais aussi à
l’extérieur de l’État et ses rapports avec les deux autres formes du pouvoir, et enfin, la
transformation de l’État par le développement de l’art de gouverner.
Après avoir défini la direction générale de cette histoire de la gouvernementalité,
Foucault revient sur le problème de l’État, dont on valorise excessivement l’importance de
deux manières : premièrement, sous la forme affective et tragique, « le monstre froid »
nietzschéen1996, des forces étatiques démesurées, auxquelles personne ne peut s’opposer ; la
seconde manière, qui est, selon Foucault, paradoxale et réductrice, car elle considère l’État
non pas comme monstre, mais tout simplement comme un certain nombre de fonctions, telles
que le développement des rapports de production. Donc, d’un côté une surévaluation, de
l’autre une sous-estimation de l’État. Ces deux formes accusent l’État soit par sa monstruosité
soit à cause de son apparence exagérée par rapport à ses fonctions réelles. Mais ces deux
formes de critique ne mettent jamais en question l’existence même de l’État. C’est en réalité
cette fausse naturalité d’existence dont il faut douter : « l’État, ainsi dit Foucault, n’est
peut-être qu’une réalité composite et une abstraction mythifiée »1997. L’État n’est pas un
donné. « Ce qu’il y a d’important pour notre modernité, continue-t-il, c’est-à-dire pour notre
actualité, ce n’est donc pas l’étatisation de la société, c’est ce que j’appellerais plutôt la
« gouvernementalisation » de l’État »1998 . Foucault souligne le lien fondamental entre le
présent et l’histoire qu’il fait de la gouvernementalité. Ce n’est pas un problème du passé,
mais celui du présent qui sera élucidé par l’intermédiaire de l’écriture de l’histoire, qui se
déroule autour de trois points d’appui historiques, à savoir la pastorale, la nouvelle technique
diplomatico-militaire et la police. Nous examinons maintenant ces trois étapes de l’histoire de
la gouvernementalité.

1995
Ibid., p. 111-112.
1996
Nietzsche, Ainsi parle Zarathoustra, I, De la nouvelle Idole.
1997
Sécurité, territoire, population, p. 112.
1998
Ibid.
591
Chapitre IV, Partie II

2. L’histoire de la gouvernementalité : (1) pouvoir pastoral

Comme l’indique bien son nom, le pouvoir pastoral est une forme de pouvoir
essentiellement religieux ou plus précisément chrétien. C’est dans ce pouvoir non-politique
que Foucault trouve une matrice qui donnerait naissance à l’art de gouverner ou aux
techniques de gouvernement. Foucault cherche d’abord à décrire les traits de ce pouvoir
pastoral et le processus de son élargissement jusqu’au domaine politique.
Il commence par l’analyse du mot « gouvernement » : ce qui est d’abord évoqué est
le fait que, avant le XVIe siècle, le mot « gouvernement » n’avait pas de sens politique,
notamment celui de gouvernement de l’État ; ce sont les hommes qui sont gouvernés ou qui se
gouvernent sur une route, dans une direction, au sens soit littéral soit métaphorique ; il y a le
gouvernement de soi-même, de son corps, de son âme et de sa conduite, ou le gouvernement
des autres, gouvernement des hommes. En dépit de cette diversité de sens, il n’était point
question du gouvernement de l’État.
Toutefois, ce pouvoir pastoral n’a pas son origine dans la religion chrétienne. C’est
en effet dans le monde oriental que s’est formée cette idée de gouvernement des hommes, car
en Orient, surtout dans l’Orient méditerranéen d’abord pré-chrétien, par exemple en Égypte
ou chez les Hébreux, puis dans le processus de christianisation, on peut constater un prototype
de ce pouvoir de type pastoral, d’une part dans l’idée selon laquelle le roi, le dieu, le chef sont
considérés comme un berger des hommes, et d’autre part dans la pratique de la direction des
âmes. Cette idée de berger qui conduit les hommes n’existe pas chez les Grecs, et les dieux
grecs n’ont jamais conduit les hommes comme un berger conduit son troupeau. Comme on
peut le constater dans Œdipe roi, le dieu est comparé au pilote du navire, qui « ne gouverne
pas les marins, il gouverne le navire »1999. Le gouvernement en grec ne vise donc les hommes
que de manière indirecte. Le pouvoir pastoral est au contraire un héritage de l’Orient que le
christianisme a repris et développé à l’intérieur de son système.
Ce pouvoir du berger est caractérisé par trois traits. Premièrement, à la différence du
dieu grec dont le pouvoir est essentiellement lié à un territoire, « le pouvoir du berger
s’exerce (…) sur le troupeau dans son déplacement »2000. Il ne s’agit pas pour l’exercice de ce
pouvoir, du territoire, mais du mouvement et de la multiplicité. Deuxièmement, ce pouvoir du
berger est un pouvoir bienfaisant en ce sens que son objectif n’est rien d’autre que le salut du

1999
Ibid., p. 127.
2000
Ibid., p. 129.
592
Chapitre IV, Partie II

troupeau, et son bien-être pour faire en sorte que les membres du troupeau ne souffrent pas.
« Le pouvoir pastoral se manifeste initialement par son zèle, son dévouement, son application
indéfinie2001. » Mais ce soin suppose la surveillance minutieuse et perpétuelle de chaque
2002
membre du troupeau. « Le berger c’est celui qui veille, dit Foucault . » De là le troisième
trait : ce pouvoir pastoral est un pouvoir individualisant qui a paradoxalement pour objectif le
salut de toutes les brebis. Le problème du pastoral chrétien et de ses techniques est donc que
« le berger doit avoir l’œil sur tout et l’œil sur chacun, omnes et singulatim »2003. Foucault
souligne que cette thématique pastorale de la surveillance de chacun et de la totalité est reprise
dans les technologies de la population.
Le pastorat chrétien est une reprise de ce pouvoir du berger, qui s’est diffusé, selon
Foucault, non pas par les pensées ou les institutions politiques, mais, par les petites
communautés philosophiques, religieuses ou pédagogiques comme les pythagoriciens, sans
doute dans « certaines formes de direction de conscience »2004. Le pastorat chrétien n’est
cependant pas une simple répétition du thème oriental. Il a ajouté à ce modèle de nouveaux
éléments qui ont transformé le pouvoir du berger au point qu’il devient indissociable de la
religion chrétienne. C’est là que commence l’histoire du pouvoir du pastorat chrétien dans le
monde occidental. Et ce pouvoir pastoral est institutionnalisé sous la forme de l’Église, qui est
« un dispositif de pouvoir comme on n’en trouve nulle part d’ailleurs », prétendant « au
gouvernement quotidien des hommes dans leur vie réelle sous prétexte de leur salut et à
l’échelle de l’humanité »2005. En outre, l’importance du pouvoir pastoral est non seulement
historique, mais actuelle, car « le pouvoir pastoral qui s’est exercé en tant que pouvoir est sans
doute quelque chose dont nous ne nous sommes toujours pas affranchis »2006. L’histoire du
pouvoir pastoral est une histoire du présent, dans la mesure où la recherche historique permet
de savoir, du moins partiellement, dans quelles relations de pouvoir nous nous trouvons et
comment elles se sont formées.
La nouveauté du pastorat chrétien se définit par trois choses. Premièrement,
l’enrichissement théorique par la pensée chrétienne. Foucault mentionne comme exemple

2001
Ibid., p. 130.
2002
Ibid.
2003
Ibid., p. 132. Foucault reprend cette idée « omnes et singulatim » dans deux conférences prononcées à
l’Université de Stanford en octobre 1979. Voir « « Omnes et singulatim » : vers une critique de la raison
politique », DE II, no 291, 1981, p. 953-980.
2004
Ibid., p. 151.
2005
Ibid., p. 151-152.
2006
Ibid., p. 152.
593
Chapitre IV, Partie II

saint Grégoire de Nazianze qui a défini la pastorale comme ars artium ou technè technôn,
l’art des arts, ou epistèmè epistèmon, la science des sciences, expression qui désignait la
philosophie avant saint Grégoire2007. Deuxièmement, l’institutionnalisation de la religion
chrétienne sous forme d’Église. C’est au sein de cette forme institutionnelle singulière que se
forme et se développe ce pouvoir pastoral à partir des IIe et IIIe siècles après Jésus-Christ et
jusqu’au XVIIIe siècle. Troisièmement, le pastorat chrétien a donné lieu à tout un art de
conduire les hommes. Naissance des nouvelles techniques de direction des hommes.
Ce pouvoir pastoral est longtemps resté distinct du pouvoir politique, notamment
celui de souveraineté, au moins jusqu’au XVIIIe siècle. Le pasteur était celui qui exerçait un
pouvoir mystique sur son troupeau de manière aussi individualisante que collective, alors que
le mode d’exercice du pouvoir souverain est toujours impérial. Foucault dit ainsi : « Le
souverain occidental, c’est César et non pas le Christ. Le pasteur occidental n’est pas César,
mais le Christ2008. » Mais là se poserait une question : si ces deux formes de pouvoir sont
longtemps restées hétérogènes l’une de l’autre, comment l’introduction du pastorat chrétien
au pouvoir politique s’est-elle faite ? Pour répondre à cette question, Foucault tente d’abord
de préciser davantage les caractères de ce pouvoir pastoral.
De manière très schématique, le rôle du pasteur se définit par trois termes, à savoir le
salut, la loi, la vérité, selon lesquels « le pasteur guide vers le salut, il prescrit la loi, il
enseigne la vérité »2009. Mais Foucault note que c’est à un tout autre niveau, beaucoup plus
complexe, que la spécificité du rapport réciproque entre le pasteur et les brebis se situe. Pour
guider toutes les brebis vers le salut, le pasteur doit d’abord bien connaître chaque brebis dans
son moindre comportement, et toutes les actions du pasteur doivent être conjoncturelles et
individuelles pour correspondre au caractère différent de chacune, tout en saisissant tout ce
qui est arrivé à chacune, tout ce qu’elle a fait ou pu faire à chaque moment. Le pouvoir
pastoral est un pouvoir individualisant et analytique. Il constitue, autour de chaque brebis, une
« économie des démérites et des mérites », selon laquelle Dieu décidera du salut de chacune,
mais « n’assure absolument pas de façon certaine et définitive le salut ni du pasteur ni des
brebis »2010. Dans cette mesure-là, « le pasteur n’est aucunement l’homme de la loi » qui
prescrit une fois pour toutes le partage entre le permis et le défendu2011. La tâche du pasteur

2007
Ibid., p. 154.
2008
Ibid., p. 159.
2009
Ibid., p. 170.
2010
Ibid., p. 176.
2011
Ibid.
594
Chapitre IV, Partie II

n’est donc pas celle de juge, mais son rôle ressemble plutôt à celui du médecin, qui écoute et
observe chacun pour prendre en charge la maladie de chaque âme.
Mais, à la différence du rapport du patient au médecin, le rapport de la brebis à celui
qui la dirige est « un rapport de dépendance intégrale »2012. Cela implique trois choses.
Premièrement, c’est « un rapport de soumission d’un individu à un autre individu »2013.
Deuxièmement, ce rapport n’est pas finalisé, et dure toute la vie, alors que le rapport du
patient au médecin est clairement finalisé à la guérison. Troisièmement, le pasteur a une tâche
d’enseignement, l’enseignement de la vérité à chaque membre de sa communauté. Cette
activité n’est ni globale, ni générale ; elle doit être soigneusement modifiée en fonction de
l’état d’esprit de chaque individu que le pasteur observe quotidiennement. Cet enseignement
de la vérité vise à la fois la direction de la conduite quotidienne, et celle de la conscience.
Cette tâche consiste non seulement à imposer une vérité extérieure à chacun, mais à découvrir
la vérité cachée dans la conscience de chacun. Cette conception de l’enseignement dans le
pouvoir pastoral a introduit deux nouveaux aspects par rapport à la pratique traditionnelle
d’enseignement. Premièrement, il s’agit, dans cette nouvelle forme d’activité pédagogique,
d’une direction de la conduite quotidienne, qui « passe par une observation, une surveillance,
une direction exercée à chaque instant et de la manière la moins discontinue possible, sur la
conduite intégrale, totale, des brebis »2014. Deuxièmement, la transformation importante du
rôle de la direction de conscience. Dans l’Antiquité, la direction de conscience était volontaire
et payante. Elle était également circonstancielle, c’est-à-dire qu’on n’allait trouver un
directeur de conscience que lorsqu’on passait un mauvais moment dans sa vie. La direction de
conscience à l’Antiquité était « une condition de la maîtrise de soi »2015. En revanche, la
direction de conscience chrétienne est absolument obligatoire et permanente ; elle est donc
devenue « un instrument de dépendance » par lequel « on va donc former sur soi, à chaque
instant, par l’examen de conscience un certain discours de vérité »2016.
Foucault voit dans ce pouvoir pastoral naître « une forme de pouvoir absolument
nouvelle », caractérisée par trois manières d’individualisation 2017 . Il s’agit premièrement
d’« une individualisation non pas de statut, mais d’identification analytique », deuxièmement

2012
Ibid., p. 177.
2013
Ibid., p. 178.
2014
Ibid., p. 184.
2015
Ibid., p. 185.
2016
Ibid., p. 186.
2017
Ibid., p. 187.
595
Chapitre IV, Partie II

d’« une individualisation par assujettissement », et enfin, troisièmement, d’une


individualisation qui « va s’acquérir par la production d’une vérité intérieure, secrète et
cachée »2018. Il est donc question d’une triple identification, qui est à la fois de l’ « analytique,
[de l’] assujettissement, [de la] subjectivation »2019. Le pastorat chrétien esquisse « le prélude
de la gouvernementalité » en deux sens : d’une part, par les procédures propres au pastorat qui
articulent les principes du salut, de la loi, de la vérité l’un à l’autre ; d’autre part, par la
constitution d’un sujet spécifique : un sujet identifié de manière analytique, un sujet assujetti
dans des réseaux d’obéissance intégrale, un sujet subjectivé par l’auto-reconnaissance de la
vérité sur lui-même. Il est donc possible d’entreprendre, à propos de ce pouvoir pastoral, une
« histoire du sujet »2020.
Foucault cherche à montrer, dans son analyse du pouvoir pastoral, deux choses :
premièrement, la facticité de la morale judéo-chrétienne ; secondement, le fait que le rapport
entre la religion et la politique ne se comprend pas par l’opposition entre l’Église et l’État,
mais par celle entre le pastorat et le gouvernement, c’est-à-dire non pas l’opposition entre ces
deux institutions, mais celle entre ces deux types de pratiques. Or Foucault revient sur saint
Grégoire de Nazianze, qui a défini la pastorale comme l’art des arts, car il la nomme
également « oiconomia psuchôn », c’est-à-dire l’économie des âmes. Mais il ne s’agit pas
bien entendu dans cette économie de la gestion de la famille ou de la maison, mais du salut
des âmes. De par cette ambiguïté du terme « économie », Foucault traduit « conduite », en par
allusion à Montaigne2021. Ce mot a deux aspects qui reflètent bien les caractéristiques de cette
« économie » des âmes : d’une part, il signifie l’activité elle-même qui consiste à conduire les
autres, d’autre part, il est la manière dont on se conduit ou dont « on se trouve se comporter
sous l’effet d’une conduite qui serait acte de conduite »2022. Foucault insiste sur l’importance
de cette notion de conduite, car c’est elle qui est, avec le champ qu’elle recouvre, « un des
éléments fondamentaux introduits par le pastorat chrétien dans la société occidentale »2023.
C’est à partir de là qu’on peut repérer « comment le problème du gouvernement, de la
gouvernementalité a pu se poser à partir du pastorat »2024.
Mais Foucault ne se contente pas de faire simplement une histoire de ce processus

2018
Ibid.
2019
Ibid.
2020
Ibid.
2021
Ibid., p. 220-221.
2022
Ibid., p. 197.
2023
Ibid.
2024
Ibid.
596
Chapitre IV, Partie II

d’élargissement et de transformation du pouvoir pastoral. Cette question est abordée par un


autre aspect du pouvoir pastoral ou, plus précisément, son envers, c’est-à-dire les luttes, les
résistances, les insoumissions autour et à propos du pouvoir pastoral que Foucault appelle
« révoltes de conduites » ou « contre-conduites ». Ces luttes cherchent une autre conduite,
non pastorale, c’est-à-dire « vouloir être conduit autrement »2025. Foucault remarque qu’il ne
faut pas croire que ces révoltes de conduites soient des contre-attaques à l’égard du pouvoir
pastoral, ou que les révoltes de conduites surgissent après la conduite pastorale. Les conduites
et la contre-conduite ont « une corrélation immédiate et fondatrice ». Cette simultanéité des
pratiques de pouvoir et des résistances est une des caractéristiques du pouvoir dans la pensée
foucaldienne, comme nous l’avons vu dans l’analyse de La Volonté de savoir. En outre, ces
luttes contre le pouvoir pastoral fonctionnent comme « un prodigieux renforcement du
pouvoir pastoral ». Alors qu’une série de révolutions contre le pouvoir féodal l’ont finalement
détruit, ces résistances à la pastorale n’ont jamais été des forces novatrices. Foucault dit ainsi :
« Il y a eu des révolutions antiféodales, il n’y a jamais eu de révolution antipastorale2026. » En
ce sens, certes diverses formes de contre-conduite ont mis en doute le pouvoir pastoral, mais
elles ont sans cesse été intégrées à l’intérieur du pouvoir pastoral par une série de
réactions2027.
Ces révoltes de conduites sont nettement distinctes des révoltes politiques ou
économiques contre le pouvoir, et elles ont leur spécificité puisque leur objectif est
précisément le pouvoir pastoral. « La plus grande des révoltes de conduite que l’Occident
chrétien ait connue, c’est celle de Luther, et on sait bien qu’au départ elle n’était ni
économique ni politique »2028. Au Moyen Âge, la forme que prenaient ces révoltes était
purement religieuse, alors que, à partir des XVIe ou XVIIe siècles, elles tendent plus
fréquemment à être liées à d’autres conflits et d’autres problèmes politiques ou économiques.
La Révolution anglaise, puis la Révolution française sont des exemples de ces révoltes à la
fois politiques et anti-conduites.
Ce qui se passe au XVIe ou XVIIe siècles, ce n’est pas la disparition ou la diminution
relative de l’importance du pastorat en raison d’une multiplication des problèmes politiques et

2025
Ibid., p. 198. Foucault reprendra cette idée de contre-conduite dans la conférence « Qu’est-ce que la
critique ? », où il emploie une expression légèrement modifiée, qui est « l’art de n’être pas tellement
gouverné » (art. cit., p. 38.) Nous reviendrons sur ce point dans la troisième partie.
2026
Ibid., p. 153.
2027
Foucault en donne des exemples : l’ascétisme, la mystique, le problème de l’Écriture, la croyance
eschatologique. Voir Ibid., p. 208-217.
2028
Sécurité, territoire, population, p. 199.
597
Chapitre IV, Partie II

économiques, mais, un développement de la conduite des hommes en dehors même de


l’Église. Cette forme de pouvoir a commencé à se diffuser, se démultiplier, proliférer dans des
domaines divers. Cette introduction du pouvoir pastoral de conduite dans le domaine politique
pose une nouvelle question, question soulevée par rapport au pouvoir de souveraineté : « dans
quelle mesure celui qui exerce le pouvoir souverain doit-il maintenant se charger de tâches
nouvelles et spécifiques qui sont celles du gouvernement des hommes ? »2029 Cette question
générale se traduit selon deux axes : premièrement, le problème de la rationalité propre au
gouvernement, « selon quelle rationalité, quel calcul, quel type de pensée pourra-t-on
gouverner les hommes dans le cadre de la souveraineté ? »2030 Deuxièmement, le problème
du domaine et des objets : sur quoi ce gouvernement des hommes s’exerce-t-il ? Foucault dit
ainsi : « L’État moderne naît, je crois, lorsque la gouvernementalité est effectivement devenue
une pratique politique calculée et réfléchie. La pastorale chrétienne me paraît être
l’arrière-plan de ce processus »2031.
Il s’agit donc de savoir quelle est la forme du gouvernement ou de la rationalité
propre au gouvernement au sens politique, qui a sa spécificité par rapport à la souveraineté.
Le problème du gouvernement nécessite de trouver un autre art de gouverner, qui est différent
du pastorat et qui est propre au domaine politique. Autre type de rationalité, autre domaine
d’objets. Les objets, c’est la res publica, la chose publique, et la rationalité, c’est ce que les
auteurs du XVIe siècle, comme Botero, appelle ratio status, la raison d’État. C’est la forme de
pouvoir proprement politique qui marque le début de l’histoire de la gouvernementalité et de
ses techniques, qui a son origine en dehors de l’État, en dehors du domaine politique.

3. L’histoire de la gouvernementalité : (2) Raison d’État

L’autonomie du problème du gouvernement par rapport à celui de la souveraineté


marque une rupture avec l’idée traditionnelle de rapport entre ces deux instances, selon
laquelle, dit Foucault en citant saint Thomas d’Aquin, aucune discontinuité n’existe entre être
souverain et gouverner. Selon saint Thomas, cette continuité est assurée par certaines

2029
Ibid., p. 237.
2030
Ibid., p. 237-238.
2031
Ibid., p. 169.
598
Chapitre IV, Partie II

« analogies du gouvernement »2032. Premièrement, analogie avec Dieu : le souverain gouverne


l’État comme Dieu gouverne la nature. Deuxièmement, analogie avec la nature : le royaume
doit avoir une sorte de force vitale qui, dans l’animal, tient vivant l’organisme pour son
maintien et sa croissance, et qui, au niveau d’État, rabat les tendances de chacun vers le bien
commun sous la forme de loi. Troisièmement, continuité avec le pasteur et avec le père de
famille qui se comprendra aisément. De ces analogies, Foucault conclut : « Ce grand
continuum de la souveraineté au gouvernement n’est pas autre chose que la traduction, dans
l’ordre entre guillemets « politique » de ce continuum de Dieu aux hommes2033. » C’est
précisément cette continuité entre souveraineté et gouvernement qui est rompue au XVIe
siècle. Il s’agit ainsi de « la recherche et la définition d’une forme de gouvernement qui soit
spécifique par rapport à l’exercice de la souveraineté »2034. Cette séparation entre souveraineté
et gouvernement correspond, selon Foucault, à une mutation, représentée par « l’astronomie
de Copernic et de Kepler, la physique de Galilée, l’histoire naturelle de John Ray, la
grammaire de Port-Royal », qui montre que « Dieu ne régit le monde que par des lois
générales », c’est-à-dire que « Dieu ne le gouverne pas » 2035 . Foucault superpose cette
transformation au passage de l’épistémè de la Renaissance à l’épistémè classique : si « la
forme manifeste d’un gouvernement pastoral de Dieu sur ce monde » se fonde sur un mode
« d’analogies et de chiffres », sa disparition s’est passée au moment de la fondation de
l’épistémè classique qui a lieu entre les années 1580 et 1650. Revenant sur l’analyse qu’il a
faite dans Les Mots et les Choses, Foucault souligne que ce basculement de la configuration
du savoir a changé la réflexion politique, établissant l’autonomie des pratiques
gouvernementales par rapport à la souveraineté, en comparaison à la place de Dieu par rapport
au monde.
Dans ce contexte historique qui est « une dégouvernementalisation du cosmos »,
Foucault tente de situer ce nouvel art de gouverner, qu’est la théorie de la Raison d’État. Un
passage dans le texte de Giovanni Botero, auteur du XVIe siècle, résume bien cette théorie :
« L’État est une ferme domination sur les peuples »2036. L’État ne se définit plus par la
souveraineté ou son territoire, mais par les peuples et leur domination. Le problème de la
théorie de la raison d’État est donc de savoir quel art de gouverner est nécessaire pour

2032
Ibid., p. 238.
2033
Ibid., p. 239-240.
2034
Ibid., p. 241.
2035
Ibid.
2036
Ibid., p. 243. cité par Foucault.
599
Chapitre IV, Partie II

gouverner les peuples. Mais cette raison d’État, immédiatement perçue comme une
innovation, a provoqué un scandale notamment dans le champ de la pensée religieuse, qui
nomme cette théorie, ratio diaboli, la raison du diable.
Foucault résume d’abord cette raison d’État autour trois axes : Machiavel, la
politique, l’État. Premièrement, Machiavel : comme nous l’avons vu ci-dessus, il n’y a pas
d’art de gouverner chez Machiavel. Si la théorie de la raison d’État se réfère à Machiavel,
c’est plutôt « à travers ce qu’il [Machiavel] a dit que l’on va chercher ce que c’est que l’art de
gouverner »2037. On pourrait comprendre la position de Machiavel à cette période-là par ce
passage de Foucault : « Notre Machiavel à nous, dit-il, de ce point de vue-là, c’est bien Marx :
ça ne passe pas par lui, mais ça se dit à travers lui »2038. Machiavel est un point auquel l’on
doit absolument se référer pour entrer dans le champ du discours politique. En d’autres termes,
c’est Machiavel qui a fixé les limites du domaine des débats politiques sur l’exercice du
pouvoir. La pensée de Machiavel joue donc un rôle de contre-exemple pour la formation de la
nouvelle forme de gouvernementalité.
Deuxièmement, la politique : ce qui est apparu avec la raison d’État, c’est une
certaine manière de penser le gouvernement dans sa spécificité par rapport à l’exercice de la
souveraineté. Le problème du gouvernement ou de la rationalité propre au gouvernement
s’oppose strictement au problème juridico-théologique de la souveraineté. C’est à ce
moment-là que la politique « a cessé d’être une hérésie », c’est-à-dire qu’elle est devenue « un
domaine valorisé d’une façon positive » qui serait intégrée « au niveau des institutions, au
niveau des pratiques, au niveau des manières de faire, à l’intérieur du système de souveraineté
de la monarchie absolue française »2039. Foucault constate que c’est Louis XIV qui « a fait
entrer la raison d’État avec sa spécificité dans les formes générales de la souveraineté »2040.
Le fameux « L’État, c’est moi » représente précisément cette interpolation de la nouvelle
raison politique dans l’exercice de la souveraineté.
Enfin, troisièmement, par l’apparition de cet art de gouverner, l’État a acquis, selon
Foucault, son statut comme objet de réflexion, et il est devenu un être « appelé, désiré,
convoité, redouté, repoussé, aimé, haï » par les hommes2041. C’est l’apparition historique de
l’État sous forme moderne ou bien de sa naturalité. Ainsi se demande Foucault : « ceux qui

2037
Ibid., p. 248.
2038
Ibid., p. 249.
2039
Ibid., p. 251.
2040
Ibid., p. 252.
2041
Ibid., p. 253.
600
Chapitre IV, Partie II

parlent de l’État, (…) est-ce que ce ne sont pas eux, précisément, (…) qui font l’ontologie de
cette chose que serait l’État ? Et si l’État n’était pas autre chose qu’une manière de
gouverner ? Si l’État n’était pas autre chose qu’un type de gouvernementalité? »2042 L’analyse
de la gouvernementalité est exactement la mise en question de cette naturalité de l’État, qui ne
se construirait sans doute qu’à partir d’une série de pratiques gouvernementales.
Si ces trois axes définissent la raison d’État par les lignes qui la traversent et la lient à
d’autres domaines de réflexion existants, Foucault s’efforce également de cerner cette notion
en se référant à un texte de Palazzo, Discours du gouvernement et de la vraie raison d’État,
publié au début du XVIIe siècle. Cette notion est d’abord divisée selon les deux éléments qui
la constituent, à savoir « raison » et « état ». Palazzo définit chaque éléments et les combine
pour montrer ce que c’est la raison d’État. D’abord le mot « raison » : selon Palazzo, il y a
deux sens de ce terme, d’une part sens objectif et d’autre part le sens subjectif. Sens objectif :
« l’essence entière d’une chose » ; « ce qui constitue l’union, la réunion de toutes ses
parties » ; « le lien nécessaire entre les différents éléments qui la constituent »2043. Sens
subjectif : « une certaine puissance de l’âme qui permet justement de connaître la vérité des
choses, c’est-à-dire justement ce lien, cette intégrité des différentes parties de la chose, et qui
la constituent »2044.
Et puis le mot « État ». On peut y trouver quatre acceptions : premièrement, « un
domaine » ; deuxièmement, « un ensemble de lois, de règles, de coutumes » ; troisièmement,
« une condition de vie, c’est-à-dire en quelque sorte un statut individuel, une profession » ; et
enfin, quatrièmement, « la qualité d’une chose, qualité qui s’oppose au mouvement »2045. La
république, selon Palazzo, c’est un état, dans les quatre acceptions du terme.
Comment peut-on définir la raison d’État, après avoir ainsi analysé les deux mots qui
la constituent ? Deux aspects encore : objectif et subjectif. Objectivement, la raison d’État se
définit comme « ce qui est nécessaire et suffisant pour que la république, aux quatre sens du
mot « état », conserve exactement son intégrité »2046. Subjectivement, la raison d’État est,
Foucault cite le texte de Palazzo, « une règle ou un art (…) qui nous fait connaître les moyens
pour obtenir l’intégrité, la tranquillité ou la paix de la république »2047. La différence entre les

2042
Ibid.
2043
Ibid., p. 261.
2044
Ibid., p. 262.
2045
Ibid.
2046
Ibid.
2047
Ibid., p. 263.
601
Chapitre IV, Partie II

deux aspects réside donc dans les deux sens du mot « raison ». D’une part, c’est l’essence de
la res publica, d’autre part, c’est la manière dont on agit sur l’essence d’un état.
Foucault trouve dans cette définition quatre traits importants. D’abord, cette
définition ne se réfère qu’à l’État lui-même. Deuxièmement, la raison d’État est à la fois
l’essence de l’État et la connaissance qui permet à la fois de suivre la formation même de
cette raison d’État et d’y obéir. Elle est un art « avec son côté pratique et son côté de
connaissance »2048. Troisièmement, la raison d’État n’a pour objet que la conservation de
l’État. Elle ne peut être un principe de transformation ou d’évolution de l’État. Enfin, dans
cette définition, il n’y a aucune finalité autre que la conservation de l’État lui-même. C’est là
que devient claire la différence par rapport à l’idée de saint Thomas, pour qui l’art de régner a
toujours été ordonné à la fin extra-terrestre. En revanche, le gouvernement n’assure que la
continuité de l’État, en créant sans cesse cette continuité par ses actes.
De cette analyse surgit le temps historique et politique qui, totalement différent de
celui au Moyen Âge, est propre à la théorie de la raison d’État. Ce temps se caractérise par
deux traits : d’une part, comme l’État ne se réfère qu’à lui-même, il n’y a plus de problèmes
d’origine, de fondement, de légitimité ou de dynastie ; d’autre part, comme le problème du
point final, ainsi que celui de l’origine, ne se pose plus, l’historicité de la gouvernementalité
n’est ni linéaire, ni close, mais ouverte. L’État est désormais un gouvernement infini. Et il n’y
a plus l’idée médiévale d’Empire terminal et universel. C’est l’idée de paix perpétuelle qui s’y
substitue, paix perpétuelle entre des États.
Pour mettre en avant la particularité de cette raison d’État, Foucault fait une brève
comparaison avec les thèmes importants du pouvoir pastoral, à savoir le salut, l’obéissance et
la vérité. Premièrement, le salut. L’État ne vise plus le salut de tous, mais la conservation de
l’État lui-même. La différence entre ces deux objectifs devient claire si l’on prend comme
exemple la théorie du coup d’État. Qu’est-ce que le coup d’État ? C’est une mise en congé des
lois. Il est donc une rupture au niveau légal. Mais le coup d’État n’est pas un suspens de la
raison d’État. Au contraire, le coup d’État, c’est le moment où la raison d’État ne se fonde
plus sur les lois. Le coup d’État, c’est en effet « l’auto-manifastation de l’État lui-même »,
c’est-à-dire que « l’État doit de toute façon être sauvé, quelles que soient les formes que l’on
emploie pour pouvoir le sauver »2049. La raison d’État réclame une position supérieure à la loi
ou hors de la loi. Dans cette situation extrême, la raison d’État devient violente : pour sa

2048
Ibid.
2049
Ibid., p. 268.
602
Chapitre IV, Partie II

conservation, elle n’hésite pas à aller jusqu’au sacrifice de quelques vies. Il n’y a aucune
antinomie entre raison et violence. La conservation de l’État rend rationnelle toute action
même la plus violente. Il s’agit du salut de l’État, qui n’est pas le salut de tous, mais
l’exclusion de quelques-uns au profit de l’État. En outre, le coup d’État se déroule de manière
théâtrale : la mise en suspens des lois par le souverain, c’est une cérémonie solennelle de la
manifestation du pouvoir à l’état nu. C’est là que Foucault trouve une continuité ou un rapport
de réciprocité entre le coup d’État et le théâtre classique de Shakespeare, de Corneille ou de
Racine, entre autres : « Apparition, donc, d’un théâtre politique avec comme envers le
fonctionnement du théâtre, au sens littéraire du terme, comme étant le lieu privilégié de la
représentation politique et particulièrement de la représentation du coup d’État2050. » C’est la
cour qui fonctionne comme le point d’articulation de l’un à l’autre, dans la mesure où elle est
précisément le lieu à la fois de la manifestation de la raison d’État « sous la forme d’intrigues,
de disgrâces, de choix, d’exclusions, d’exils », et de la représentation du théâtre2051. Nous
pouvons ici constater le rapport entre le politique et le littéraire sur lequel Foucault insiste dès
le début de la période généalogique. En d’autres termes, la théorie de la raison d’État est une
matrice de ce rapport entre le coup d’État et le théâtre qui se développe dans les relations de
pouvoir-savoir.
Deuxièmement, l’obéissance. Foucault rapporte ce problème à la question des
révoltes et des séditions, que Francis Bacon a analysée de façon suivante2052 : d’abord, « il
faut prendre les séditions comme une espèce de phénomène, de phénomène non pas tellement
extraordinaire que tout à fait normal, naturel »2053 ; puis, comme les séditions du peuple se
présentent comme un danger perpétuel à l’intérieur de l’État, le problème central est de
gouverner le peuple, menace principale pour l’État ; enfin, pour bien gouverner le peuple, ce
que le gouvernement doit prendre en compte ce sont des éléments réels de l’État, d’une part
l’économie, c’est-à-dire un ensemble des richesses, de leur circulation, des impôts, etc., et
d’autre part, l’opinion, qui est « ce qui se passe dans la tête des gens qui sont gouvernés », et
qui pourrait les faire se révolter contre ceux qui gouvernent2054. Tous ces problèmes se situent
à l’intérieur de l’État, alors que, chez Machiavel, la menace pour le Prince vient toujours de

2050
Ibid., p. 271.
2051
Ibid.
2052
Il s’agit de l’Essai sur les séditions et les troubles (Of seditions and Troubles), Londres, Impr. John
Haviland, 1625.
2053
Sécurité, territoire, population, p. 273.
2054
Ibid., p. 278.
603
Chapitre IV, Partie II

l’extérieur.
Troisièmement, la vérité. Le souverain doit être sage. C’était déjà le cas avant
l’apparition de la théorie de la raison d’État et ça l’est après ; mais le sens de la sagesse
souveraine a totalement changé. Alors que, autrefois, être sage est connaître les lois, cela
signifie désormais avoir une connaissance des choses qui sont la réalité même de l’État, et qui
s’appelle à l’époque « la statistique », la connaissance de l’État. Et l’objectif de la statistique
est d’intervenir dans la conscience du public pour faire que ses comportements soient ceux de
sujets, sur le plan économique et politique, et que le public soit constitué comme sujet-objet
d’un savoir.
Dans cette analyse de la raison d’État, Foucault remarque qu’il y a une notion à la
fois présente et absente : la population. La théorie de la raison d’État a bien défini la référence
à la population, mais, dit Foucault, elle « n’était pas encore entrée dans le prisme réflexif »2055.
Cette expression « prisme réflexif », Foucault l’emploie pour expliquer le fonctionnement de
la notion d’État dans la pensée politique : l’État n’est pas un objet naturel, mais un prisme
réflexif qui permet de penser un ensemble de pratiques sous l’unité historiquement constituée
qu’est l’État2056. La population n’apparaît explicitement dans la théorie de la raison d’État et
dans les pratiques gouvernementales que par le développement d’un appareil dont l’objectif
est précisément de faire bien fonctionner la raison d’État : c’est la police. Nous reviendrons
ci-dessous sur l’analyse foucaldienne du rapport entre la raison d’État et la police.
La théorie de la raison d’État élabore ainsi « un art absolument spécifique de
gouverner, un art qui avait à lui-même sa propre raison, sa propre rationalité, sa propre
ratio »2057. C’est elle qui a constitué un domaine qu’on appelle politique, qui a été perçu par
les contemporains comme une hétérodoxie inquiétante, à cause de son hétérogénéité absolue
avec les réflexions existantes sur l’État, le gouvernement et Dieu. De par sa nouveauté et son
caractère fondateur, « la politique (…) serait un peu à l’art de gouverner ce que la mathesis
était, à la même époque, à la science de la nature »2058. La théorie de la raison d’État se
développe précisément dans ce domaine de la politique.
Se poserait là une question : quelle est la place de l’État dans cette théorie du
gouvernement ? Foucault remarque que l’État est pour cette raison gouvernementale à la fois

2055
Ibid., p. 284.
2056
De cette expression, voir Ibid., p. 282.
2057
Sécurité, territoire, population, p. 293.
2058
Ibid., p. 294.
604
Chapitre IV, Partie II

« principe d’intelligibilité et objectif stratégique »2059. D’une part, l’État est ce qui rend
intelligible tout un ensemble d’institutions déjà établies. D’autre part, il est un objectif à
atteindre par l’opération rationalisée de l’art de gouverner. La raison d’État construit donc un
objet par rapport auquel elle déchiffre la réalité et vers lequel elle essaie d’aboutir. La notion
d’État est donc circulaire, en ce sens qu’il est à la fois un point de départ et un but. Et la
raison d’État qui détermine les pratiques gouvernementales est précisément « ce qui permet
de maintenir l’État en état », tout en cherchant sa prospérité2060. Ce qu’il faut absolument
éviter pour la raison d’État, selon Botero et Palazzo, c’est un « cycle de la naissance, de la
croissance, de la perfection et puis de la décadence » qui pourrait attendre l’État, et que ces
théoriciens appellent dans le vocabulaire de l’époque, « révolutions »2061. Le maintien de
l’État selon Botero et Palazzo signifie précisément une série d’efforts contre ces révolutions.
Or Foucault constate que, dans des textes qui sont moins théoriques que ceux de ces auteurs
italiens, on trouve tout autre chose, qui est l’idée que « les États sont placés les uns à côté des
autres dans un espace de concurrence »2062. Cette notion de concurrence implique, au niveau
théorique, « une pluralité d’États qui n’auront leur loi et leur fin qu’en eux-mêmes »2063.
L’histoire, dans cette situation, devient ouverte, c’est-à-dire qu’elle n’est plus polarisée vers
une fin quelle qu’elle soit. Dans la réalité historique, c’est le traité de Westphalie qui
représente exactement cette pluralité et cette historicité des États, où l’Empire et l’Église ont
définitivement perdu leur sens de l’universalité. C’est à partir des XVIe et XVIIe siècles que
les rapports entre les États ne sont plus ceux de la rivalité des princes mais la concurrence
entre les États. Il ne s’agit plus dans cette mutation importante de l’accroissement des
territoires, mais de l’accroissement des forces de l’État. L’apparition de la notion de force a
une importance décisive, dans la mesure où il est désormais question dans la science politique
d’une dynamique, dynamique politique qui est, selon Foucault, contemporain de la
dynamique en science physique. C’est dans ce problème général de la dynamique que
Foucault situe Leibniz comme le théoricien de la force2064.
Cette notion de force déplace le problème de la raison d’État : l’objectif de la raison
d’État est la conservation de l’État, mais plus exactement, c’est la conservation ou le

2059
Ibid., p. 295.
2060
Ibid., p. 296.
2061
Ibid., p. 297.
2062
Ibid.
2063
Ibid.
2064
Ibid., p. 304.
605
Chapitre IV, Partie II

développement d’une dynamique des forces de l’État à la fois en son intérieur et dans un
espace international. Comment la conservation et le développement deviennent-ils possibles
dans chacun de ces deux domaines ? On observe deux dispositifs selon lesquels la raison
d’État organise d’une façon rationnelle les forces de l’État. Ces dispositifs de rationalisation,
sont d’une part, un dispositif diplomatico-militaire et d’autre part, le dispositif de la police.
On appellera plus tard ces deux dispositifs « mécanisme de sécurité »2065.
Premièrement, le dispositif diplomatico-militaire. Son objectif est de « maintenir un
certain équilibre entre les différents États de l’Europe », un état équilibré même entre les plus
forts et les plus faibles dans ce domaine défini géographiquement, politiquement,
économiquement, qu’est l’Europe2066. Dans cet espace, chaque État poursuit l’équilibre de
l’Europe, à son propre profit, qui consiste dans la « limitation absolue de la force des plus
forts, égalisation des plus forts, possibilité de combinaison des plus faibles contre les plus
forts »2067. Il y a, dans cet équilibre entre les États européens, une finalité non pas absolue,
mais précaire et fragile : la paix entre les États. C’est « la paix universelle, paix relativement
universelle et paix relativement définitive », qui est la seule paix « universelle » dont on
puisse rêver, au moment où ni l’Empire ni l’Église ne la réalisent comme incontestable et
perpétuelle2068. Pour réaliser la paix relative, mais perpétuelle, il y a trois instruments :
d’abord, la guerre comme continuation de la politique, ensuite l’instrument diplomatique et
enfin la mise en place d’un dispositif militaire permanent.
Deuxièmement, le dispositif de la police. Le mot « police » désignait au XVe et au
XVIe siècles les choses suivantes : une forme de communauté régie par une autorité publique ;
l’ensemble des actes pour régir cette communauté ; le résultat d’un bon gouvernement. Au
XVIIe siècle, ce terme prend un nouveau sens : « l’ensemble des moyens par lesquels on peut
faire croître les forces de l’État tout en maintenant le bon ordre de cet État »2069. Cette
définition correspond exactement à l’objectif de la raison d’État, la conservation et le
développement des forces de l’État. La police, dit Foucault, c’est précisément « l’art de la
splendeur de l’État en tant qu’ordre visible et force éclatante »2070.
Entre la police ainsi définie et l’équilibre diplomatico-militaire de l’Europe, il y a des

2065
Ibid.
2066
Ibid., p. 305.
2067
Ibid., p. 307.
2068
Ibid.
2069
Ibid., p. 321.
2070
Ibid.
606
Chapitre IV, Partie II

rapports très étroits. Premièrement, tous les deux visent, dans ces deux domaines
complémentaires, à faire croître les forces de l’État. Deuxièmement, le fait que chaque État ait
une bonne police est une condition indispensable pour maintenir l’équilibre européen. Enfin,
troisièmement, ces deux dispositifs se servent d’un même instrument, c’est-à-dire la
statistique : « La statistique, c’est le savoir de l’État sur l’État, entendu comme savoir de soi
de l’État, mais savoir également des autres États »2071. Or la manière dont le dispositif de
police se développe est différente dans chaque pays : en Allemagne, on voit se former,
notamment dans les universités, la Polizeiwissenschaft, la science de la police, qui fonde
théoriquement les pratiques de la police ; en France, Foucault insiste sur l’importance de La
monarchie aristodémocratique de Turquet de Mayenne, publié en 1611, où est décrite la cible
privilégiée de la police, qui est la différence dans les occupations, de ce que les hommes font
dans l’État, plutôt que la distinction entre nobles et roturiers.
La police prend donc comme objet l’homme, défini non par ce qu’il est par son statut,
ou ses qualités intrinsèques, mais par ses activités. La police s’intéresse aux activités
humaines dans la mesure où elles ont un rapport à l’État. Foucault dit ainsi : « Ce qui
caractérise un État de police, c’est que ce qui l’intéresse, c’est ce que font les hommes, c’est
leur activité, c’est leur « occupation »2072. » Foucault donne comme exemple cinq objets de la
police : « le nombre d’hommes » ; « une politique agricole » ; le « problème de la santé » ; la
surveillance de leurs activités ; la circulation des marchandises issues de l’activité des
hommes 2073 . Tous ces objets concernent le problème de la communication en général.
Foucault définit ainsi la police comme « l’ensemble des interventions et des moyens qui
assurent que vivre, mieux que vivre, coexister, sera effectivement utile à la constitution, à la
majoration des forces de l’État »2074. C’est dans la police, ses instruments et ses interventions
effectives que la notion de population prend forme concrète dans les pratiques de
gouvernement. L’histoire de la gouvernementalité est en ce sens plutôt une histoire des
pratiques gouvernementales qu’une histoire des théories du gouvernement.
Pour éclairer les caractères de pratiques de police, Foucault mentionne l’ouvrage de
Nicolas Delamare, Traité de la police, qui a été déjà cité dans l’Histoire de la folie, où il était
question de l’enfermement des fous à côté des pauvres par les mesures de police. Si Foucault

2071
Ibid., p. 323.
2072
Ibid., p. 330.
2073
Ibid., p. 331.
2074
Ibid., p. 334.
607
Chapitre IV, Partie II

revient sur cet ouvrage, c’est parce que Delamare est un exemple qui permet de comprendre
en quoi consiste l’objet ou le lieu privilégié de la police. Toutes les pratiques de la police ont
pour cible la ville ou l’espace urbain. C’est dans la ville que les problèmes de la coexistence
dense des hommes et de la circulation des hommes ainsi que des marchandises acquièrent leur
importance. Si bien que « la police est, affirme Foucault, essentiellement urbaine et
marchande »2075. En outre, le développement de la police est indissociable de l’urbanisation
progressive du territoire, qui se produit aux XVIIe et XVIIIe siècles, car la police est « une
condition d’existence de l’urbanité » qui permet la circulation bien réglée des hommes et des
marchandises2076. La ville apparaît comme lieu des activités de marché, et le marché ne se
forme qu’en ville. Cette émergence de la ville-marché est précisément assurée par les activités
de police. Et c’est à partir de cette ville-marché que l’État peut intervenir sur la vie des
hommes, et qu’il peut également viser l’équilibre diplomatique en Europe et la croissance des
forces étatiques. En dépit de la nouveauté du domaine d’intervention, les méthodes de la
police sont traditionnelles : elle exerce son pouvoir sur les individus en tant que sujets,
comme si elle est une forme dérivée du pouvoir souverain. Mais la police n’est point un
pouvoir juridique. Elle ne se fonde pas sur les lois ; son pouvoir s’exerce selon les principes
de sa rationalité, sans chercher la conformité stricte avec les lois. Comme Foucault l’a déjà
remarqué dans Surveiller et punir, la police fonctionne dans un domaine infra-légal, tout en
utilisant comme instrument le règlement, l’ordonnance, l’interdiction, la consigne. Toutes les
formes de ces mesures sont bien définies par les lois, mais leur application est, à la différence
des lois, toujours individualisée et provisoire. À la limite, la police est un coup d’État
permanent, en tant que mise en suspens de toutes les lois. Il prend comme objet un ensemble
d’activités humaines et marchandes tout en pénétrant dans le moindre détail de cet ensemble.
C’est là que le micro-pouvoir, pouvoir disciplinaire, intervient dans la vie urbaine. L’art de
gouverner qui s’est d’abord formé dans la théorie de la raison d’État prend sa forme concrète
dans cet État de police.
Mais, à ce modèle de l’État de police, plusieurs objections sont adressées non pas
tant par les juristes, mais plutôt par les économistes. En examinant ces critiques, Foucault
revient sur son analyse au début du cours de 1978. Ces objections ont été faites par les
physiocrates, et portent sur quatre points. Premièrement, ces physiocrates accusent le modèle
de la police de privilégier le problème de la ville sans tenir compte du problème de la

2075
Ibid., p. 343.
2076
Ibid., p. 346.
608
Chapitre IV, Partie II

production agricole qui est vital pour éviter la disette. La gouvernementalité physiocrate, si
elle existait, serait donc une gouvernementalité agrocentrale. Deuxièmement, le problème du
juste prix. Les économistes critiquent la réglementation du prix par l’autorité de police. À
cette réglementation qui est non seulement nocive, mais aussi inutile, il faut substituer,
disent-ils, une réglementation en fonction des choses elles-mêmes, une auto-réglementation
du prix. Troisièmement, le problème de la population. La police ne prend en considération la
population que par le facteur nombre, alors que la croissance de la population est un objectif
indispensable pour le développement des forces de l’État. Les économistes ne considèrent pas
la population comme une donnée indéfiniment modifiable par les interventions de l’autorité.
La population, disent-ils, se règle elle-même, « en fonction précisément des ressources qui
seront mises à leur disposition »2077. Comme nous l’avons vu ci-dessus, la population est une
sorte de donnée naturelle, que l’on ne peut arbitrairement modifier. Enfin, quatrièmement, le
problème de la liberté. La thèse des économistes consiste à laisser jouer la liberté de
commerce entre les pays ainsi qu’à l’intérieur de chaque pays. Cela implique un changement
important du rôle de l’État : « Il s’agit maintenant de faire en sorte que l’État n’intervienne
que pour régler, ou pour laisser plutôt se régler le mieux-être de chacun, l’intérêt de chacun de
manière à ce qu’il puisse en effet servir à tous »2078.
Dans ces objections à l’État de police, on peut voir se former une nouvelle forme de
gouvernementalité, qui s’oppose quasi totalement à l’idée d’un État de police. C’est une
gouvernementalité des économistes, une gouvernementalité libérale. Si la théorie de la raison
d’État était considérée comme l’hérésie des politiques, cette gouvernementalité libérale est
celle des économistes. L’art de gouverner est sur le point de changer par un élément qui lui est
extérieur et hétérogène, c’est-à-dire l’économie. Foucault dit ainsi : « La raison économique
est en train, non pas de se substituer à la raison d’État, mais de donner un nouveau contenu à
la raison d’État et de donner par conséquent de nouvelles formes à la rationalité d’État2079. » Il
s’agira donc pour nous de savoir en quoi consiste ce changement de la gouvernementalité de
police à celle d’économie libérale, et quelles sont les pratiques propres à cette nouvelle
gouvernementalité. L’État, c’est le nom qu’on donne à ces divers systèmes de pratiques
gouvernementales.
Si cette gouvernementalité libérale fait des objections à la gouvernementalité de

2077
Ibid., p. 353.
2078
Ibid., p. 354.
2079
Ibid., p. 356.
609
Chapitre IV, Partie II

police, il y a en même temps une autre série de critiques de la raison d’État, qui s’inscrivent
bien dans la ligne de contre-conduite. Tandis que la nouvelle gouvernementalité qu’est celle
de la raison d’État s’est formée en reprenant les éléments principaux du pouvoir pastoral, une
nouvelle forme de résistances se sont opposées à cette gouvernementalité qui s’appuyait sur le
dispositif de police. Qu’est-ce qui est mis en question dans ces formes de contre-conduite ?
C’est l’historicité propre à l’État moderne, qui a exclu, de l’histoire, toute finalité ou toute
eschatologie, et qui oblige désormais l’homme à vivre dans un temps indéfini. C’est
précisément la possibilité d’une eschatologie que les contre-conduites à l’âge de la raison
d’État tentent d’opposer à cette temporalité ouverte. Foucault donne trois formes
d’eschatologie. Premièrement, opposer à l’État la société civile, et affirmer que, un jour, la
seconde l’emportera sur le premier. C’est l’eschatologie révolutionnaire. Deuxièmement, la
population réclame le droit à la révolte, à la sédition ou à toute autre forme de désobéissance,
à l’État. C’est une revendication du droit à la révolution possible. Troisièmement, si l’État
détient la vérité qu’est la statistique, cette forme de contre-conduite y oppose la vérité de la
nation que celle-ci doit être capable de détenir dans sa totalité. Il s’agit de « la vérité sur ce
qu’elle est, ce qu’elle veut et ce qu’elle doit faire »2080.
Société civile, population ou nation, quelles que soient les formes de
contre-conduites qui opposent à la raison d’État, ce qui est mis en cause, c’est toujours l’État.
Si bien que ces résistances se jouent toujours « à l’intérieur de cette genèse de l’État et de
l’État moderne »2081. Elles ne sont pas hors de la problématique de l’État, et ne mettent jamais
en question la raison gouvernementale qui fait exister la naturalité de cet État. En ce sens,
l’histoire des contre-conduites fait partie de l’histoire de l’État et de la raison
gouvernementale. La tentative de Foucault n’est donc pas une contre-conduite, mais il s’agit
de faire apparaître le système dans lequel ces pratiques de gouvernement et de contre-conduite
peuvent apparaître dans l’histoire. En d’autres termes, il cherche à écrire une histoire des
pratiques qui, constituant la naturalité de l’État, établissent un système d’oppositions
stratégiques qui se déroulent autour de cette unité factice qu’est l’État. Nous voudrions
également analyser comment de telles oppositions apparaissent dans la discussion
foucaldienne sur la gouvernementalité libérale.

2080
Ibid., p. 364.
2081
Ibid., p. 365.
610
Chapitre IV, Partie II

4. L’histoire de la gouvernementalité : (3) libéralisme

À la fin du cours de 1978, Foucault esquisse quelques lignes principales de cette


gouvernementalité libérale, qui sont notamment caractérisées par la naturalité des processus
économiques et des phénomènes de la population. La raison d’État a fait apparaître un
domaine politique et rationnel, ordonné par la police, qui est artificiel, en ce sens qu’il rompt
avec la cosmologie théologique du Moyen Âge, où l’État fait partie de l’ordre terrestre crée
par Dieu. La gouvernementalité libérale revient sur la naturalité, ou s’appuie sur une autre
naturalité, qui est celle des mécanismes de marché. Naturel, dans le sens où les processus
économiques se réglementent tout seuls. Désormais, pour un bon gouvernement, un nouveau
type de connaissance scientifique devient nécessaire : l’économie politique. Or cette naturalité
n’est pas un processus purement naturel, au sens biologique, physique ou géologique entre
autres. C’est en effet une naturalité propre aux rapports entre les hommes. On peut avec
justesse dire que c’est une naturalité de la société, notamment de la société civile, dont la
gestion devient l’impératif pour l’État. En outre, pour intervenir de manière appropriée, il est
nécessaire de construire une connaissance non pas du gouvernement lui-même, mais de ce qui
lui est extérieur, c’est-à-dire l’économie. Le gouvernement ne peut se passer de cette
connaissance scientifique. De là apparaît le rapport du pouvoir et du savoir, ou de la science et
de la décision. Dans cette gouvernementalité libérale, la population acquiert aussi une
naturalité puisque l’État ne peut la construire comme il veut. Il s’agit donc de prendre en
charge la population dans sa naturalité, à savoir la médecine sociale, l’hygiène publique, les
problèmes démographiques etc.
Face à la naturalité des processus économiques et des phénomènes de la population,
les mécanismes de sécurité doivent changer leur modalité de fonctionnement. Ils doivent
désormais assurer la sécurité de ces phénomènes naturels, sans les toucher directement. De là
surgit ce que Foucault appelle « dislocation de l’ancien projet de police ». Le domaine
d’intervention de la police dans la raison d’État se divise au moins en quatre éléments : les
processus économiques, la population, le droit et le respect des libertés et l’institution de la
police au sens moderne du terme. Il y a maintenant passage de la police de la raison d’État au
libéralisme dans lequel le rôle de la police est strictement limité. Foucault résume l’enjeu de
cette gouvernementalité libérale comme « l’intégration des libertés et des limites propres à

611
Chapitre IV, Partie II

cette liberté à l’intérieur du champ de la pratique gouvernementale »2082. C’est ainsi que se
termine le cours de 1978.
L’année suivante, Foucault reprend ce thème du libéralisme et de la limitation du
pouvoir d’État. Or, lorsque l’on discute les limites d’un État, il faut en distinguer deux types,
limites externes et limites internes. Pour le premier, ce sont des limites imposées à un État par
les relations internationales. Comme nous l’avons vu ci-dessus, en tant que puissance
indépendante en faces des autres, l’État doit réaliser un équilibre précaire entre les États par le
dispositif diplomatico-militaire. Un des objectifs les plus importants dans ce jeu international
est la réalisation de la paix relative, et pourtant perpétuelle. En ce sens, l’État dans l’espace
international a toujours cette limite indépassable qu’est l’équilibre entre les États sous la
forme de paix. Mais cet équilibre, nous l’avons également vu plus haut, suppose l’exercice
illimité du pouvoir de police sur les sujets. Au XVIe ou XVIIe siècle, où la gouvernementalité
de la raison d’État et le dispositif de police se développent, c’est le droit qui fonctionne
comme principe de limitation de la raison d’État. La théorie du droit et les institutions
juridiques posent des limites à l’exercice illimité de pouvoir de l’État de police. Le droit
s’oppose à la gouvernementalité de police, qui se trouve au-dessus de ou hors de la loi, et il
est principe de limitation externe à cette rationalité gouvernementale.
Si ce principe juridique ne peut limiter les pratiques gouvernementales que de
manière extrinsèque, se produit vers le milieu du XVIIIe siècle une transformation importante
qui consiste à chercher un autre principe de limitation qui soit, lui, intrinsèque à l’art de
gouverner. Là se pose un nouveau problème, qui est la régulation interne de la rationalité
gouvernementale. Foucault décrit cinq caractères de cette limitation. Premièrement, cette
limitation est celle de fait, c’est-à-dire que la méconnaissance n’en est pas illégitime, mais
simplement signifie que le gouvernement est maladroit et mauvais. Deuxièmement, cette
limitation est générale, dans la mesure où elle est toujours valable au travers de toutes les
situations. Troisièmement, elle a son principe à l’intérieur même des objectifs du
gouvernement. Le gouvernement doit donc respecter les limites posées par ses objectifs
eux-mêmes pour les atteindre. Quatrièmement, la limitation de fait établit un partage entre ce
qu’il faut faire et ce qu’il convient de ne pas faire. Cinquièmement, ceux qui gouvernent ne
peuvent décider eux-mêmes de cette limitation qui partage les choses à faire. Par cette
limitation interne, la raison gouvernementale a, à son intérieur, un critère pour juger si ses

2082
Ibid., p. 361.
612
Chapitre IV, Partie II

comportements dépassent les limites ou non. Foucault appelle cette nouvelle rationalité
gouvernementale, « raison gouvernementale critique »2083.
Pour cette gouvernementalité critique, il est davantage question de savoir « comment
ne pas trop gouverner » que « comment gouverner »2084. Il ne s’agit plus de l’abus de la
souveraineté, mais de l’excès de gouvernement. La réponse à cette question est à chercher
dans l’économie politique, qui sert à la raison gouvernementale de forme de calcul et de
rationalité. Le rapport de l’économie politique au gouvernement se résume en quelques
caractéristiques : l’économie politique permet d’assurer l’auto-limitation de la raison
gouvernementale ; elle envisage les pratiques gouvernementales non pas du côté de leur
origine ou de leur légitimité, mais du côté de leurs effets ; elle découvre une naturalité propre
à la pratique du gouvernement ainsi qu’aux objets de l’étude ; elle oblige le gouvernement au
respect de cette naturalité, au respect de la vérité qu’enseigne cette naturalité, non plus à la
légitimité des actions gouvernementales, car le gouvernement qui méconnaît cette naturalité
est un mauvais gouvernement.
L’économie politique a ainsi introduit la possibilité de limitation et la question de la
vérité à l’intérieur de la raison gouvernementale. Mais cela ne veut pas dire que la politique
obéirait désormais au règne de la vérité, mais qu’elle sera organisée selon « un certain régime
de vérité »2085. Par ce terme, qu’est-ce que Foucault entend ? C’est une cohérence « réfléchie,
raisonnée » et « établie par des mécanismes intelligibles » qui lient les différentes pratiques et
leurs effets les uns aux autres, tout en les jugeant comme bon ou mauvais, non pas du point de
vue juridique ou moral, mais « en fonction de propositions qui vont elles-mêmes être
soumises au partage du vrai et du faux », c’est-à-dire une connaissance2086. Il s’agit là du
régime de vérité s’appuyant sur l’économie politique comme critère de jugement des
pratiques. Toutes les pratiques gouvernementales doivent donc se fonder sur les propositions
que l’économie politique leur donne comme vraies. L’exercice du pouvoir s’articule sur un
certain discours qui se prétend vrai, et qui, par conséquent, se trouve lui-même à l’intérieur de
ce partage entre le vrai et le faux. En ce sens, le régime de vérité, c’est un partage qui traverse
toutes les pratiques concernant l’exercice du pouvoir et la production de la vérité et qui forme
le continuum savoir-pouvoir. Foucault affirme que toutes ses études sur la folie, la maladie, la

2083
Naissance de la biopolitique, p. 14.
2084
Ibid., p. 15.
2085
Ibid., p. 20.
2086
Ibid., p. 21.
613
Chapitre IV, Partie II

délinquance, la sexualité n’ont pour objectif que de montrer, « à partir du moment où elles
sont coordonnées à un régime de vérité », « par quelles interférences cette série de pratiques a
pu faire que ce qui n’existe pas (la folie, la maladie, la délinquance, la sexualité, etc.),
devienne cependant quelque chose, quelque chose qui pourtant continue à ne pas exister »2087.
Le régime de vérité est précisément ce par quoi un objet de savoir, de pouvoir peut se
construire à partir d’une série de pratiques, en un objet « naturel ». C’est ce mécanisme
d’objectivation que Foucault tente dans l’analyse de la gouvernementalité libérale caractérisée
par la « bipolarité dissymétrique de la politique et de l’économie » 2088 . La politique et
l’économie ne sont que des objets naturels qui sont en réalité factices. Ces domaines de savoir
n’existent pas, mais sont inscrits « dans le réel, relevant d’un régime de vérité qui partage le
vrai et le faux »2089. Il s’agit donc pour Foucault de savoir selon quel régime de vérité se
constituent comme unité factice ces pratiques économico-politiques dans la raison
gouvernementale libérale.
Cette analyse de la gouvernementalité libérale fait partie de ce que Foucault appelle
« la généalogie de régimes véridictionnels », qui montre comment le droit ou le juridique tend
progressivement à s’appuyer sur une certaine vérité, qui soumet la distinction entre le permis
et le défendu à celle du vrai et du faux. L’économie politique est un bon exemple de cette
généalogie, dans la mesure où c’est elle qui transforme totalement le critère selon lequel les
actions gouvernementales sont jugées. Foucault insiste sur le fait qu’il a déjà entrepris cette
généalogie à propos de la folie, des institutions pénales et de la sexualité2090. Il s’agit toujours
du passage de la juridiction à la véridiction, ou du primat historiquement établi de la seconde
à la première : la folie n’est plus jugé en termes de loi, de criminalité ou de responsabilité,
mais ce sont des processus de véridiction ou des systèmes de production de vérité qui
investissent totalement la folie, tout en soumettant les lois aux jugements véridiques ; les
pratiques pénales et la sexualité n’appartiennent plus à la sphère juridictionnelle ou morale,
mais à la prolifération de vérités sur les délinquants ou les pervers sexuels. Ce rapport du droit
et de la vérité se manifeste, remarque Foucault, « dans le discours », et le régime de
véridiction n’est pas « une certaine loi de la vérité », mais « l’ensemble des règles »2091. Cet
usage des termes « discours » et « règle » est sans doute une reprise de l’archéologie.

2087
Ibid.
2088
Ibid., p. 22.
2089
Ibid.
2090
Ibid., p. 35-36.
2091
Ibid., p. 37.
614
Chapitre IV, Partie II

L’histoire des régimes de véridiction n’est rien d’autre qu’une « remise en cause de la
rationalité », comme Foucault l’a fait sous la forme d’histoire discursive dans la période
archéologique, mais l’analyse ne peut maintenant se faire sans tenir compte de « la pesanteur
de pouvoir qui lui serait propre »2092. En d’autres termes, l’analyse des discours, par exemple
celui de l’économie politique, n’est désormais possible qu’en termes de continuum
pouvoir-savoir. Foucault affirme en outre que l’histoire de la véridiction a une portée politique,
dans la mesure où elle met en lumière l’impossibilité d’une histoire linéaire de la genèse des
vérités et de l’élimination progressive des erreurs, mais aussi la possibilité de la pluralité de
vérités qui repose sur différents régimes de vérité, qui produisent sans cesse les relations de
pouvoir. La gouvernementalité libérale se présente bien comme un tel régime de vérité.
Définissant cette gouvernementalité libérale comme objet d’analyse, Foucault note
toutefois que, entre la raison d’État et le libéralisme, il n’y a pas rupture ; ce n’est qu’un
« point d’inflexion de la raison d’État dans la courbe de son développement » qui existe
effectivement entre les deux arts de gouverner2093. Ces deux types de gouvernementalité
visent toujours la croissance des forces de l’État. L’unique et décisive différence, c’est que le
libéralisme renonce à la réglementation de tous les éléments de l’État, tout en réduisant ses
actions par une limitation intrinsèque à ses pratiques.
L’apparition de l’économie politique et du problème de limitation du pouvoir,
autrement dit, celui du « moindre gouvernement » a marqué l’émergence du libéralisme, que
Foucault caractérise par trois aspects : premièrement, la fonction du marché, deuxièmement,
la limitation du gouvernement par le calcul d’utilité, troisièmement, l’Europe et l’espace
international2094.
D’abord, le marché. Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, le marché est apparu
au XVIIIe siècle, ce qui a une naturalité. Si on laisse jouer le marché en lui-même, dans sa
naturalité, qu’est-ce qui se passera ? C’est la formation d’un certain prix, que l’on pourrait
appeler le vrai prix. Le marché est donc révélateur d’une vérité. « Le marché, dans la mesure
où, à travers l’échange, il permet de lier la production, le besoin, l’offre, la demande, la valeur,
le prix, etc., constitue en ce sens un lieu de véridiction, (…) un lieu de
vérification-falsification pour la pratique gouvernementale » 2095 . La validité des actions

2092
Ibid.
2093
Ibid., p. 30.
2094
Ibid., p. 31.
2095
Ibid., p. 33-34.
615
Chapitre IV, Partie II

gouvernementales est jugée par le marché, lieu d’échanges et lieu de véridiction.


Deuxièmement, le problème de l’utilité. Dans le régime de la raison d’État, la
gouvernementalité était sans limites, toutefois elle a eu, non pas une limite, mais « un
contrepoids dans l’existence et d’institutions judiciaires et de magistrats et de discours
juridiques »2096. Or dans la gouvernementalité libérale, qui est un « système du gouvernement
frugal », la limitation du pouvoir doit être à la fois intrinsèque et juridique2097. Mais, puisque
ce libéralisme a comme lieu de vérité le marché, se pose un nouveau problème concernant
l’articulation entre la vérité et le droit : « Limité par respect de la vérité, comment est-ce que
le pouvoir, comment est-ce que le gouvernement va pouvoir formuler ce respect de la vérité
en termes de loi à respecter ? » 2098 Là se produit un déplacement essentiel de la
problématique du droit public : alors que, aux XVIIe et XVIIIe siècles, le problème était de
savoir comment fonder de manière juridique la souveraineté, la question posée dans cette
gouvernementalité libérale est totalement différente : « comment mettre des bornes juridiques
à l’exercice d’une puissance publique ? »2099 Pour délimiter la puissance publique, il y aurait
deux voies. La première est, selon Foucault, révolutionnaire et « juridico-déductive » : la
délimitation de la gouvernementalité se fait à partir des droits de l’homme en passant par la
constitution d’une souveraineté2100. La loi est conçue dans cette voie rousseauiste, comme
expression d’une volonté générale. La limitation du gouvernement s’appuie donc sur le droit
essentiel et inaliénable de l’homme. Or cette démarche est bien entendu spéculative, mais on
peut dire qu’elle est rétroactive, dans la mesure où elle est une manière de poser le problème
de la délimitation, par le biais de la légitimité et de l’incessibilité des droits, par « une sorte de
recommencement idéal ou réel de la société, de l’État, du souverain et du gouvernement »2101.
La seconde qui est, à l’inverse de la première, inductive, part de la pratique gouvernementale
elle-même, sans mettre en doute son fondement. Elle consiste à définir la compétence du
gouvernement en établissant un partage utile/inutile à partir duquel l’utilité devient un critère
de jugement des interventions gouvernementales. Dans cette voie utilitariste, la loi apparaît
comme l’effet d’une transaction qui sépare la sphère de la puissance publique et la sphère
d’indépendance des individus. Foucault appelle cette voie « radicalisme », dans la mesure où

2096
Ibid., p. 38.
2097
Ibid., p. 39.
2098
Ibid.
2099
Ibid., p. 40.
2100
Ibid., p. 39.
2101
Ibid., p. 41.
616
Chapitre IV, Partie II

ce terme désigne, notamment dans le radicalisme anglais, « la position qui consiste à poser
continûment au gouvernement, à la gouvernementalité en général, la question de son utilité et
de sa non-utilité »2102.
Il y a donc deux conceptions hétérogènes de la loi, et, également, deux conceptions
incompatibles de la liberté : d’une part, celle qui est « à partir des droits de l’homme », et
d’autre part, celle qui est « perçue à partir de l’indépendance des gouvernés »2103. Ces deux
conceptions de la liberté coexistent, et, en termes dialectiques, il ne s’agit pas de la
contradiction entre elles, qui vise à atteindre une nouvelle conception de la liberté, unité
supérieure à ces deux notions contradictoires. Foucault appelle une telle démarche « logique
dialectique » qui suppose l’homogénéité du champ de contradictions2104. À cette logique
dialectique et sans doute hégélienne, s’oppose « une logique de la stratégie », qui est « la
logique de la connexion de l’hétérogénéité », où il est question de la coexistence et de
l’articulation entre des éléments différents 2105 . En suivant cette logique de la stratégie,
Foucault tente de repérer quelle est la connexion entre cette « axiomatique fondamentale des
droits de l’homme » et « le calcul utilitaire de l’indépendance des gouvernés »2106. Mais, du
moins, quant à la limitation de la puissance de gouvernement, c’est le second principe qui sert
de point d’ancrage à cette raison gouvernementale libérale. Alors que la gouvernementalité
libérale s’appuie, ainsi que nous l’avons vu ci-dessus, sur le marché comme lieu de vérité
d’une part et sur les mécanismes des échanges d’autre part, la conception radicaliste a élaboré
des techniques d’intervention gouvernementale, jugée et éventuellement délimitée selon le
principe d’utilité. Le gouvernement doit d’abord respecter l’échange dans le marché qui lui
révèle la vérité, puis l’utilité de ses actions pour imposer des limites à la puissance publique.
Or l’échange et l’utilité appartiennent à une catégorie générale qui peut parfaitement les
recouvrir. Cette catégorie, c’est l’intérêt2107. La gouvernementalité libérale est donc « une
raison qui fonctionne à l’intérêt »2108. Mais cette notion ne signifie pas, comme c’était le cas
dans la raison d’État, l’intérêt de l’État tout entier, qui ne cherche que sa croissance, sa

2102
Ibid., p. 42.
2103
Ibid., p. 43.
2104
Ibid., p. 44.
2105
Ibid.
2106
Ibid.
2107
Pour l’histoire de ce concept dans la pensée occidentale, voir : Albert O. Hirschman, Les passions et
les intérêts : justifications politiques du capitalisme avant son apogée, trad. par Pierre Andler, Paris, PUF
(coll. Quadrige), 2001, 2e édition. (version anglaise : The passions and the interests : political arguments
for capitalism before its triumph, Princeton, Princeton University Press, 1977.)
2108
Naissance de la biopolitique., p. 46.
617
Chapitre IV, Partie II

richesse et sa puissance, en intervenant sans cesse sur sa population. Cette unité de l’État
comme sujet d’intérêt n’existe plus. Il n’y a que des intérêts, ou bien « un jeu complexe entre
les intérêts individuels et collectifs, l’utilité sociale et le profit économique, entre l’équilibre
du marché et le régime de la puissance publique, (…) entre droits fondamentaux et
indépendance des gouvernés »2109. Le rôle de l’État, qui n’a plus de prise directe sur les
choses et sur les gens, est désormais de n’intervenir sur les jeux d’intérêts que dans la mesure
où ces actions produisent un certain intérêt pour les individus ou pour l’ensemble des
individus. C’est bien là que se trouve la ligne de partage entre l’ancienne raison d’État et la
raison « du moindre État »2110.
Troisièmement, une nouvelle idée de l’Europe, de l’équilibre européen. À l’âge de la
raison d’État, dans les relations concurrentielles entre les États, l’enrichissement d’un État
supposait un prélèvement sur la richesse des autres États. Le jeu économique, notamment
pour les mercantilistes, était, selon Foucault, « un jeu à somme nulle »2111. En revanche, pour
le libéralisme, notamment pour la doctrine des physiocrates ainsi que pour celle d’Adam
Smith, « l’enrichissement d’un pays, comme l’enrichissement d’un individu, ne peut
effectivement s’établir à long terme et se maintenir que par un enrichissement mutuel »2112.
C’est là que la nouvelle idée de l’Europe est née : non plus la concurrence entre États, mais
« une Europe de l’enrichissement collectif », « Europe comme sujet économique collectif »
dans « une voie qui sera celle du progrès économique illimité »2113. Cette naissance d’une
Europe comme sujet collectif, qui apparaît pour la première fois dans l’histoire, suppose
l’ouverture du marché mondial, de nouveaux rapports de l’Europe au reste du monde.
Foucault résume ainsi : « Le jeu est en Europe, mais l’enjeu c’est le monde »2114. À ce
moment-là, l’idée de paix perpétuelle et celle d’organisation internationale s’articulent de
manière totalement différente : il ne s’agit plus de « la limitation des forces internes de chaque
État » comme « garantie et fondement d’une paix perpétuelle », mais de « l’illimitation du
marché extérieur »2115. C’est dans ce contexte que Foucault situe le fameux texte de Kant,
« Vers la paix perpétuelle », notamment un chapitre intitulé « De la garantie de la paix
perpétuelle », dans lequel Kant conçoit la nature comme cette garantie de la paix perpétuelle,

2109
Ibid.
2110
Ibid., p. 47.
2111
Ibid., p. 54.
2112
Ibid., p. 55.
2113
Ibid., p. 56.
2114
Ibid., p. 57.
2115
Ibid., p. 58.
618
Chapitre IV, Partie II

car c’est elle qui prescrit à l’homme un certain nombre d’obligations qui se traduisent en
termes juridiques, à savoir le droit civil, le droit international et le droit cosmopolite ou le
droit commercial. Ces dispositifs juridiques ne sont que des transcriptions du précepte de la
nature, et sur ce fondement juridique, les relations commerciales s’organisent et parcourent le
monde entier. En ce sens, le commerce est la manifestation de la paix perpétuelle garantie par
la nature.
Si cette naturalité du commerce à l’échelle mondiale est démontrée dans l’ordre
théorique, il y a également un exemple historique qui prouve cet enjeu économico-politique :
le traité de Vienne en 1815, qui vise, bien entendu, la reconstruction de l’ordre politique de
l’Europe après les guerres napoléoniennes. Foucault remarque deux objectifs qui s’opposent
l’un à l’autre, l’un autrichien et l’autre anglais. Le premier tentait de « reconstituer un
équilibre européen dans l’ancienne forme », c’est-à-dire selon le schéma d’ « une multiplicité
d’États de police équilibrés entre eux »2116. En revanche, le second cherche à réaliser tout
autre chose : il s’agit tout d’abord, comme le premier, de limiter la puissance des États
européens, mais pour « laisser à l’Angleterre un rôle politique et économique » qui consiste à
« mondialiser en quelque sorte l’économie européenne par la médiation, par le relais de la
puissance économique de l’Angleterre » 2117 . Il n’est plus question, notamment pour
l’Angleterre, de rebâtir l’ancien ordre, mais d’articuler l’espace de concurrence européenne à
l’économie mondiale sur son initiative.
Ces trois traits de la nouvelle gouvernementalité (véridiction du marché, limitation
par le calcul d’utilité des actions gouvernementales et articulation de l’Europe à un marché
mondial) caractérisent cette raison gouvernementale plus comme un naturalisme que comme
un libéralisme, dans la mesure où il s’agit en effet chez les physiocrates et Adam Smith plus
de « la mécanique interne et intrinsèque des processus économiques » que d’une « liberté
juridique reconnue en tant que telle aux individus »2118. C’est aussi le cas pour Kant, qui a
défini la paix perpétuelle comme ce qui est garantie non pas par le droit, mais par la nature.
Foucault en conclut que « c’est bien un naturalisme qu’on voit apparaître au milieu du XVIIIe
siècle, beaucoup plus qu’un libéralisme »2119. Mais, pour désigner ce naturalisme, affirme
Foucault, il est tout de même possible d’employer le terme « libéralisme », car il est

2116
Ibid., p. 61-62.
2117
Ibid., p. 62.
2118
Ibid., p. 63.
2119
Ibid.
619
Chapitre IV, Partie II

indéniable que la liberté joue un rôle important dans cette pratique qui soulève de nombreux
problèmes aussi bien théoriques que pratiques.
L’émergence de cette nouvelle raison gouvernementale ne signifie cependant pas que
« l’on est en train de passer d’un gouvernement qui était autoritaire au XVIIe siècle et au
début du XVIIIe siècle à un gouvernement qui devient plus tolérant, plus laxiste et plus
souple »2120. Ceci pour deux raisons : premièrement, l’impossibilité évidente de « jauger la
quantité de liberté entre un système et un autre » : deuxièmement, la liberté n’est pas « un
universel qui se particulariserait avec le temps et avec la géographie »2121. L’histoire de la
liberté n’est pas une histoire vers l’accomplissement de la liberté absolue, ainsi que l’a dit
Hegel. Si la liberté était conçue de cette façon, elle deviendrait un universel, une essence
invariable et cachée ou une finalité. Refusant cette définition universaliste, Foucault définit la
liberté comme « un rapport actuel entre gouvernants et gouvernés, un rapport où la mesure du
« trop peu » de liberté qui existe est donnée par le « encore plus » de liberté qui est
demandé »2122. La liberté dans le libéralisme n’est qu’un nom donné à un rapport provisoire,
transitoire et mobile. La liberté n’est pas une donnée. La raison gouvernementale libérale
« consomme de la liberté » et se présente comme « gestionnaire de la liberté »2123 . Le
libéralisme dit tout simplement : « je vais te produire de quoi être libre » ; « je vais faire en
sorte que tu sois libre d’être libre2124. »
La gouvernementalité libérale, qui a besoin de la liberté, doit en produire à chaque
instant, en tenant compte de tout un ensemble de contraintes et de problèmes de coût de cette
fabrication. Comment peut-on calculer ce coût de la production de la liberté ? C’est, répond
Foucault, la sécurité qui est le principe de calcul, dans la mesure où le problème de la sécurité
est précisément de « protéger l’intérêt collectif contre les intérêts individuels » 2125 . En
d’autres termes, jusqu’à quel point on peut « laisser faire » les gens pour leurs propres intérêts,
sans que ces activités ne violent l’intérêt de tous. Les jeux entre la liberté et la sécurité se
trouvent au cœur de la gouvernementalité libérale. L’histoire du libéralisme suppose donc
celle de dispositifs de sécurité. Si le libéralisme est un art de gouverner qui manipule les
intérêts, il a pour contre-poids les dispositifs de sécurité, dont le calcul s’effectue autour de la

2120
Ibid., p. 64.
2121
Ibid.
2122
Ibid.
2123
Ibid., 65.
2124
Ibid.
2125
Ibid., p. 67.
620
Chapitre IV, Partie II

notion de danger. La liberté n’est donc assurée qu’à condition que les individus ou la
collectivité soient « le moins possible exposées aux dangers »2126.
De là Foucault tire trois conséquences. Premièrement, le danger est devenu ce qui
existe partout et quotidiennement. La devise du libéralisme est « vivre dangereusement », qui
signifie que « les individus sont mis perpétuellement en situation de danger, ou plutôt ils sont
conditionnés à éprouver leur situation, leur vie, leur présent, leur avenir comme étant porteur
de danger »2127. Autour de cette notion de danger, Foucault voit se développer, notamment au
XIXe siècle, une « culture de danger », qui consiste à se préparer à ces dangers quotidiens2128.
Deuxième conséquence : « la formidable extension des procédures de contrôle, de contrainte,
de coercition qui vont constituer comme la contrepartie et le contrepoids des libertés »2129.
Les techniques disciplinaires sont donc étroitement liées à l’art libéral de gouverner. La
troisième conséquence, qui est aussi paradoxale que la deuxième, c’est l’apparition de
« mécanismes qui ont pour fonction de produire, d’insuffler, de majorer des libertés,
d’introduire un plus de liberté par un plus de contrôle et d’intervention »2130. En ce sens, le
contrôle n’est pas un simple contrepoids nécessaire à la liberté, mais le moteur de production
de la liberté. De là un autre paradoxe : si les dispositifs de sécurité et de discipline peuvent
produire de la liberté, ils risquent éventuellement de fonctionner selon la direction inverse,
c’est-à-dire le non-respect de la nature et de la vérité du marché. Ce phénomène, qu’on
appelle « crise du libéralisme », a suscité des débats divers notamment autour des
interventions de type keynésien. Par cette crise s’organisent de nouveaux projets dans l’art
libéral de gouverner, les projets néo-libéraux. Les dispositifs « libérogènes » de sécurité
peuvent être facilement utilisés dans un but totalement opposé au libéralisme, et ce
détournement de dispositifs provoque des réactions et des rénovations du libéralisme. Il ne
s’agit pas ici d’une série de contradictions, mais de plusieurs lignes stratégiques qui se
croisent dans ce jeu liberté/sécurité. Foucault s’appuie sur deux exemples de cette réaction
néolibérale, l’un allemand et l’autre américain. Mais, avant d’examiner ces deux formes de
néolibéralisme, qui sont contemporaines du Foucault de 1979, nous voudrions examiner

2126
Ibid.
2127
Ibid., p. 68.
2128
Sont donnés quatre exemples apparemment empruntés à ses ouvrages passées, sauf le premier : « la
campagne du début du XIXe siècle sur les caisses d’épargne » ; « l’apparition de la littérature policière et de
l’intérêt journalistique pour le crime à partir du milieu du XIXe siècle » ; « toutes les campagnes concernant
la maladie et l’hygiène » ; « tout ce qui se passe aussi autour de la sexualité et de la crainte de la
dégénérescence » (Ibid.)
2129
Naissance de la biopolitique, p. 68.
2130
Ibid., p. 69.
621
Chapitre IV, Partie II

l’analyse du sujet de droit et du sujet d’intérêt à laquelle Foucault a consacré les deux
dernières leçons de l’année, et qui est, nous semble-t-il, en continuité avec l’analyse du
libéralisme « classique » que Foucault a menée en présentant ses trois traits.
Si le libéralisme conçu par les physiocrates, Smith ou Kant, n’est qu’une sorte de
naturalisme au sens strict du terme, reste toujours un problème qui consiste à savoir comment
la liberté dans le domaine économique s’articule à celle d’ordre juridique. En d’autres termes,
il est question du rapport entre le sujet d’intérêt, homo œconomicus, et le sujet de droit, homo
juridicus. Foucault prend comme point de départ de la réflexion l’empirisme anglais et la
théorie du sujet, qui est mise en question dans la philosophie empirique anglaise.
L’économie politique suppose un type de sujet spécifique qui se définit comme sujet
de choix individuels à la fois irréductibles et intransmissibles. Irréductible, car « le choix entre
le pénible et le non-pénible constitue un irréductible qui ne renvoie à aucun jugement, qui ne
renvoie à aucun raisonnement ou calcul. » Intransmissible, car « ça sera bien mon sentiment à
moi de peine ou de non-peine, de pénible et d’agréable, qui va finalement être le principe de
mon choix »2131. C’est l’empirisme anglais, avec Locke, qui a fait apparaître ce type nouveau
de sujet, sujet d’intérêt.
Sujet de droit et sujet d’intérêt, ces deux types de sujet n’obéissent pas du tout à la
même logique. Le sujet de droit, c’est « un sujet qui accepte la négativité », qui est la
renonciation d’une partie de ses droits naturels, c’est-à-dire qui consent à « se scinder » et à
« être à un certain niveau, détenteur d’un certain nombre de droits naturels et immédiats et, à
un certain autre niveau, celui qui accepte le principe d’y renoncer et qui va par là se constituer
comme un autre sujet de droit superposé au premier »2132. Dans ce processus de cession, le
second sujet acquiert une transcendance par rapport au premier, transcendance à partir de
laquelle émergent et se légitiment la loi et l’interdit. En revanche, le sujet d’intérêt ne renonce
jamais à son intérêt. On a donc avec le sujet d’intérêt « une mécanique où la volonté de
chacun va s’accorder spontanément et comme involontairement à la volonté et l’intérêt des
autres »2133. Cette mécanique à la fois égoïste et altruiste, loin de la logique de la renonciation,
c’est le marché. L’opposition entre le sujet de droit et le sujet d’intérêt est en quelque sorte
l’opposition totale entre le contrat et le marché.
Outre cette différence structurelle, il y a une autre différence essentielle entre les

2131
Ibid., p. 276.
2132
Ibid., p. 278-279.
2133
Ibid., p. 279.
622
Chapitre IV, Partie II

deux formes de sujet dans le rapport avec le pouvoir politique. Le rapport du sujet de droit au
pouvoir politique ou plus précisément au souverain est défini, au fond, par le contrat et par un
ensemble de lois. Ce rapport juridique obéit totalement au pouvoir souverain. En revanche, le
rapport du sujet d’intérêt au pouvoir politique est bien différent. Les comportements du sujet
d’intérêt sont déterminés par un ensemble de calculs rationnels, c’est-à-dire par le principe
d’intérêt. Cependant, il est absolument impossible tant pour le sujet d’intérêt de calculer
d’avance les effets que ses comportements produiront pour lui ainsi que pour les autres. Si
bien que le sujet d’intérêt est obligé de calculer ce qui échappe à son calcul rationnel. Cette
opacité est toutefois absolument nécessaire à tous les agents économiques, dans la mesure où
le marché ne fonctionne que par un ensemble de choix égoïstes, rationnels, mais, quant à leurs
effets, imprévisibles. Dès que certains agents ne se préoccupent plus de leurs intérêts
personnels, et commencent à chercher l’intérêt général, le mécanisme du marché ne
fonctionne plus correctement. Foucault dit ainsi : « Pour qu’il y ait certitude de profit collectif,
(…) non seulement il est possible, mais il faut absolument que chacun des acteurs soit aveugle
à cette totalité2134. » Foucault se réfère dans ce contexte à la fameuse théorie de la « main
invisible » d’Adam Smith : on a l’habitude d’insister sur cette « main », c’est-à-dire sur
l’existence d’une providence qui réglerait des éléments dispersés dans des processus
économiques ; mais l’invisibilité est aussi importante que cette main, car c’est de par cette
invisibilité qu’aucun agent économique ne peut chercher le bien collectif. Et c’est aussi le cas
pour les agents politiques, y compris, bien entendu, le souverain. Dans le monde économique,
le souverain n’est qu’un agent qui poursuit son propre intérêt, et il ne peut « avoir sur le
mécanisme économique un point de vue qui totalise chacun des éléments et permettre de les
combiner artificiellement ou volontairement »2135. C’est cette insaisissabilité de la totalité qui
fonde la rationalité économique. Le sujet d’intérêt, ou bien l’homo œconomicus, est donc « le
seul îlot de rationalité possible à l’intérieur d’un processus économique dont le caractère
incontrôlable ne conteste pas, mais fonde, au contraire, la rationalité du comportement
atomistique de l’homo œconomicus »2136. Le monde économique est par nature opaque et
intotalisable. L’économie est « une discipline athée », en ce sens qu’elle n’a aucune totalité
connaissable2137. Si le libéralisme s’est formé, c’est précisément parce qu’a été formulée

2134
Ibid., p. 283.
2135
Ibid., p. 284.
2136
Ibid., p. 285.
2137
Ibid.
623
Chapitre IV, Partie II

« cette incompatibilité essentielle entre, d’une part, la multiplicité non totalisable


caractéristique des sujets d’intérêt, (…) et, d’autre part, l’unité totalisante du souverain
juridique » 2138 . La gouvernementalité libérale ne peut échapper à cette hétérogénéité
incontournable entre deux formes de sujet. En ce sens, l’économie politique pose des limites à
la raison gouvernementale. L’économie politique est précisément une critique, au sens kantien,
de la raison gouvernementale. De même que l’homme ne peut connaître la totalité du monde,
le souverain ne peut connaître la totalité du processus économique. L’économie politique
affirme ainsi « l’impossibilité d’un souverain économique »2139. C’est dans cette absence de
souverain économique que la théorie de la main invisible s’oppose, malgré leur trait commun
qu’est le respect de la liberté de marché, à la thèse des physiocrates qui, selon Smith, accorde
au souverain une position totalisatrice dans les processus économiques. La critique s’appuie
sur trois points. Premièrement, alors que les physiocrates ont sévèrement critiqué toute forme
de réglementation administrative et souveraine sur l’économie, le souverain dans la
conception physiocrate, est « adéquat en quelque sorte en principe et en droit, et en fait
d’ailleurs, à toute la production et à toute l’activité économique d’un pays, à titre de
copropriétaire des terres et coproducteur du produit » 2140 . Les physiocrates admettent
explicitement la possibilité que le souverain saisisse la totalité de la production dans son
territoire. Deuxièmement, la théorie de la main invisible s’oppose totalement à l’idée de
tableau économique, qui peut « offrir au souverain un principe d’analyse et comme un
principe de transparence par rapport à la totalité du processus économique » 2141 .
Troisièmement, selon les physiocrates, « un bon gouvernement (…) devra expliquer aux
différents agents économiques, (…) comment ça se passe, pourquoi ça se passe et ce qu’ils
doivent faire pour maximiser leur profit »2142. Là aussi, le souverain appréhende la totalité des
processus économiques. C’est à ces trois points que la théorie de la main invisible oppose « la
critique de cette idée paradoxale d’une liberté économique totale et d’un despotisme
absolu »2143.
L’économie politique est une science dont ceux qui gouvernent doivent absolument
tenir compte, alors qu’elle ne peut être une science du gouvernement. Quelle est la fonction de

2138
Ibid., p. 286.
2139
Ibid., p. 287.
2140
Ibid., p. 288.
2141
Ibid.
2142
Ibid., p. 289.
2143
Ibid.
624
Chapitre IV, Partie II

cette connaissance ? C’est de poser la limite évidente qu’aucune action gouvernementale ne


peut franchir. Il s’agit de l’impossibilité de la totalisation. Foucault dit ainsi : « L’économie
est une science latérale par rapport à l’art de gouverner »2144. L’émergence du libéralisme a
comme corrélat celle de l’économie politique, dans laquelle l’art de gouverner dépasse son
ancienne forme, mais il doit se limiter pour respecter la naturalité des processus économiques
qui vient de l’extérieur de sa problématique. Ce n’est pas la dialectique entre l’économie et la
politique, mais un croisement des deux stratégies que Foucault fait apparaître dans la
généalogie de la gouvernementalité.
Ce rapport entre le sujet de droit et le sujet d’intérêt pose encore un autre problème :
si le souverain économique, tel qu’il est imaginée par les physiocrates, est absolument
impossible, dans quel domaine le gouvernementalité libérale peut-elle fonctionner ? Dans les
limites posées par l’économie politique, comment l’art de gouverner, qui doit s’exercer dans
un espace de souveraineté, garde-t-il sa spécificité et son autonomie ? Ou bien « comment
faire pour que le souverain ne renonce à aucun de ses domaines d’action, ou encore pour que
le souverain ne se convertisse pas en géomètre de l’économie – comment faire ? »2145 La
solution n’est ni de limiter simplement l’activité du souverain à ce qui n’appartient pas à
l’économie, ni de modifier totalement la nature de l’activité gouvernementale en fonction des
processus économiques que représente le marché. Il s’agit plutôt d’inventer un nouvel objet,
un nouveau domaine, un nouveau champ qui correspondraient au problème du rapport entre le
sujet de droit et le sujet économique. La question est précisément un nouveau processus
d’objectivation. Foucault explique cette fabrication d’un objet de manière typiquement
généalogique : pour que les individus, à la fois sujets de droit et sujets économiques,
deviennent « gouvernementables », il faut que se soit constituée « toute une série d’autres
éléments par rapport auxquels l’aspect sujet de droit ou l’aspect sujet économique
constitueront des aspects, des aspects partiels, intégrables dans la mesure même où ils font
partie d’un ensemble complexe »2146. C’est cet « ensemble complexe » qui fonctionne comme
une référence pour l’art de gouverner : ce nouvel objet, c’est la société civile. C’est à partir de
ce concept que la pratique gouvernementale se présente comme « un gouvernement
omniprésent, (…) un gouvernement qui obéit aux règles de droit et un gouvernement qui,

2144
Ibid., p. 290.
2145
Ibid., p. 298.
2146
Ibid., p. 299.
625
Chapitre IV, Partie II

pourtant, respecte la spécificité de l’économie »2147. Et la société civile, remarque Foucault,


n’est pas « une réalité première et immédiate », elle « fait partie de la technologie
gouvernementale moderne »2148. Elle est le résultat d’un processus d’objectivation, comme
c’était le cas pour la folie ou la sexualité. Foucault la considère comme un ensemble de
« réalités de transaction », c’est-à-dire que ce qui s’organise, « à l’interface des gouvernants et
des gouvernés », au travers du jeu des relations de pouvoir et de ce qui sans cesse leur
échappe, pour indexer la spécificité de ce que le pouvoir ne peut pleinement saisir, qui est
précisément l’économique. C’est par l’intermédiaire de cette unité factice qu’est la société
civile, que le gouvernement libéral peut exercer son pouvoir, tout en respectant l’ordre naturel
de l’économie. Il est « une technologie de gouvernement ayant pour objectif sa propre
autolimitation dans la mesure même où elle est indexée à la spécificité des processus
économiques »2149.
Dans l’histoire du concept, son acception libéralisme apparaît à partir de la seconde
moitié du XVIIIe siècle, où la société civile n’est plus, comme chez Locke, une société
caractérisée tout simplement par une structure juridico-politique. Foucault se réfère à un texte
de Ferguson, publié en 1783, intitulé Essai sur l’histoire de la société civile, pour définir le
sens de cette notion dans la pensée libérale moderne, qui comprend quatre caractéristiques.
Premièrement, le lien social se forme spontanément et naturellement. L’état de nature exige
déjà que l’homme soit en état social. Si bien qu’ « il n’y a pas de nature humaine qui soit
dissociable du fait même de la société » 2150 . La société civile est donc une constante
historico-naturelle. Deuxièmement, elle assure la synthèse spontanée des individus non pas
par la constitution d’une souveraineté par un pacte de sujétion, mais « par une sommation des
satisfactions individuelles dans le lien social lui-même »2151. La constitution de la société
civile ne s’appuie donc pas sur un mécanisme de l’échange ou de la cession des droits, mais
sur « un mécanisme de la multiplication immédiate qui a bien la même forme que cette
multiplication immédiate du profit dans la mécanique purement économique des intérêts »2152.
Toutefois, cet isomorphisme n’est que superficielle dans la mesure où les éléments
constituants ne sont pas les mêmes. La première différences entre les sujets économiques et

2147
Ibid., p. 300.
2148
Ibid.
2149
Ibid., p. 301.
2150
Ibid., p. 302.
2151
Ibid., p. 304.
2152
Ibid.
626
Chapitre IV, Partie II

les individus dans la société civile est que, chez les seconds, il y a « tout un jeu d’intérêts
désintéressés beaucoup plus large que l’égoïsme lui-même »2153. La seconde différence réside
dans le fait que, alors que le lien entre les sujets économiques s’étend à l’échelle mondiale,
celui entre les individus dans la société civile est communautaire, c’est-à-dire qu’il y a
plusieurs noyaux de nouage tels la famille, le village, la corporation ou la nation. Dans la
société civile, le lien économique a une fonction antinomique : d’une part, il lie les individus
entre eux « par la convergence spontanée des intérêts », et d’autre part, il fonctionne comme
« principe de dissociation » du fait que les activités économiques ne sont que des recherches
d’intérêts égoïstes2154. La société civile est donc « une synthèse spontanée à l’intérieur de
laquelle le lien économique trouve sa place, mais que le lien économique menace sans
arrêt »2155. Troisièmement, elle est une matrice permanente de la formation spontanée de
pouvoir politique. Pour qu’un pouvoir politique se forme, il n’y a pas besoin de renoncement
des droits. La structure juridique vient toujours après la formation spontanée du pouvoir.
Quatrièmement, la société civile est le moteur de l’histoire, ce qui signifie que l’histoire se
déroule dans un jeu entre deux éléments de la société civile : d’une part, la synthèse spontanée
et la subordination spontanée qu’engendre la société civile, et d’autre part, le principe de
dissociation qu’est l’égoïsme de l’homo œconomicus. Ce principe de jeu synthèse-dissociation
est également un principe de transformation historique. Le fait que chacun recherche son
propre intérêt, sans être conscient du processus général de l’histoire, produit en réalité des
transformations historiques. L’aveuglement de chacun, qui jouait un rôle décisif dans la
théorie du sujet d’intérêt, introduit dans la société civile la dimension de l’histoire qui y est
perpétuellement présente.
L’analyse de la société civile a ouvert un champ de réflexion inédit qui s’organise
pour le moins selon trois directions : premièrement, elle fait apparaître un domaine de
relations sociales, « qui constituent, au-delà du lien purement économique, des unités
collectives et politiques, sans être pour autant des liens juridiques »2156 ; deuxièmement, elle
est l’articulation de l’histoire au lien social, sans être pour autant un principe de
dégénérescence ; troisièmement, c’est dans cette société civile qu’il devient possible de
désigner une relation « interne et complexe entre le lien social et le rapport d’autorité sous

2153
Ibid., p. 305.
2154
Ibid., p. 306.
2155
Ibid., p. 307.
2156
Ibid., p. 311.
627
Chapitre IV, Partie II

forme de gouvernement »2157. Ces trois remarques distinguent, chacune, la notion de société
civile, d’abord de Hobbes, puis de Rousseau, enfin de Montesquieu. En ce sens, l’objet de la
gouvernementalité libérale n’est ni l’économique, ni le juridique, mais le social.
Reste encore un problème à résoudre : celui des rapports entre la société civile et
l’État. Cette question prend des formes différentes dans les pays européens : en Allemagne,
elle se pose en termes d’opposition et de rapport entre la société civile et l’État, ainsi que l’on
en trouve une forme chez Hegel ; en Angleterre, l’analyse de la société civile est plutôt menée
par rapport au gouvernement, car « l’État n’a jamais été un problème en Angleterre »2158 ; en
France, c’est autour du problème du Tiers État que s’organise cette question de la société
civile. La gouvernementalité libérale s’inscrit précisément dans ce courant de pensée, où il est
toujours question de savoir comment gouverner en face de cette naturalité intotalisable et
inconnaissable qu’est le marché, une série de processus économiques, sans la toucher
directement. Le nouvel art libéral de gouverner s’est formé tout d’abord comme une critique
de l’État de police dont la théorie de la raison d’État suppose le gouvernement jusqu’au
moindre détail de la circulation des gens et des choses, assuré par les dispositifs de sécurité.
La raison gouvernementale libérale a changé l’usage de ces dispositifs, pour qu’ils assurent la
production optimale de la liberté que le gouvernement consomme. Or l’art libéral de
gouverner n’est pas le seul qui ait utilisé ces dispositifs à son profit. Comme nous l’avons vu
ci-dessus, la crise du libéralisme montre bien cette possibilité de détournement des dispositifs
de sécurité, représentée notamment par l’interventionnisme de Keynes. Comment la
gouvernementalité libérale a-t-elle réagi à cette manière anti-libérale de gouverner ? La
réflexion foucaldienne sur le néolibéralisme considère sans doute cette forme contemporaine
de l’art de gouverner comme réaction à cette crise de la gouvernementalité libérale. Deux
exemples sont choisis : l’un allemand et l’autre américain. Ces deux formes de libéralisme ou
de néolibéralisme représentent bien un sentiment répandu notamment dès le début du XXe
siècle : la « phobie d’État », qui est liée à des expériences contemporaines telles que
l’expérience soviétique dès années 1920, l’expérience du nazisme ou la planification anglaise
d’après guerre, etc.2159 Le libéralisme s’appuie certainement sur cette phobie d’État, que
Foucault n’aborde pas de manière directe, puisqu’elle réifie l’État en lui attribuant,
paradoxalement, un statut universel. Il s’agit plutôt dans ce sentiment d’ « un des signes

2157
Ibid., p. 311-312.
2158
Ibid., p. 313.
2159
Ibid., p. 77.
628
Chapitre IV, Partie II

majeurs de ces crises de gouvernementalité »2160. C’est donc par rapport à cette crise que le
problème de l’État et du gouvernement est abordé, par l’intermédiaire de deux exemples
limites, qui permettent à Foucault de penser la gouvernementalité libérale sans la fonder sur
l’État, car, dans l’Allemagne d’après-guerre, c’est l’absence d’État qui était en question, et en
Amérique, c’est un libéralisme qui légitime l’État, qui n’existait pas autrefois. Ils ont un
ennemi commun, Keynes, les mêmes objets de répulsion, que sont l’économie dirigée, la
planification ou l’interventionnisme d’État, et s’appuient principalement sur le discours de
l’école autrichienne de von Mises et Hayek. Mais le contenu théorique et le développement
dans chaque exemple sont bien différents, à cause de leur disparité de situation historique.

4.1. Le néolibéralisme allemand

Pour définir le néolibéralisme allemand, Foucault mentionne un discours, prononcé


en 1948 par Ludwig Erhard, qui dirigeait alors l’administration de l’économie de la bizone, et
qui sera nommé en 1951 ministre de l’Économie par Adenauer. Dans ce discours, Erhard se
demande comment il est possible de légitimer un État allemand à reconstituer. Sa réponse, cité
par Foucault, est la suivante : « seul un État établissant à la fois les libertés et la responsabilité
des citoyens peut légitimement parler au nom du peuple »2161. Cela signifie deux choses :
d’une part, les libertés et la responsabilité des citoyens n’apparaissent que lorsque l’État
respecte la liberté économique ; d’autre part, il est impossible de revendiquer, pour une
nouvelle Allemagne, « des droits historiques qui se trouvent forclos par l’histoire elle-même »,
bien entendu, à cause du nazisme2162. Ce qui peut être une fondation légitime de l’État est
désormais la liberté économique et le développement économique, qui est la meilleure preuve
du respect de l’État à l’égard des citoyens, et, par conséquent, de sa légitimité. Foucault
résume ainsi l’idée d’Erhard : « La croissance économique produit (…) de la souveraineté
politique par l’institution et le jeu institutionnel qui fait précisément fonctionner cette
économie 2163 . » En d’autres termes, le droit public n’est créé que par la croissance
économique, dans la mesure où tous les agents économiques, acceptant cette liberté
fondamentale de l’économie, produisent sans cesse un consensus politique au travers des

2160
Ibid., p. 78.
2161
Ibid., p. 83.
2162
Ibid., p. 84.
2163
Ibid., p. 85-86.
629
Chapitre IV, Partie II

activités économiques de chaque agent. Le pouvoir politique ne se fonde donc que sur cette
économie, qui engendre « des signes politiques qui permettent de faire fonctionner les
structures, des mécanismes et des justifications de pouvoir »2164. Le nouvel État allemand doit
donc construire sa légitimité sur ces processus quotidiens et contemporains de l’économie.
Il est évident que ce problème de l’Allemagne d’après-guerre est totalement différent
du questionnement traditionnel du libéralisme. Alors qu’il s’agissait au XVIIIe siècle de la
limitation de la puissance de l’État pour faire fonctionner la liberté économique, le problème
allemand consiste en tout autre chose : « Soit un État qui n’existe pas, comment le faire
exister à partir de cet espace non étatique qu’est celui d’une liberté économique ? »2165
L’absence d’État pose ainsi la reconstitution d’un État à partir de la liberté économique. Cette
question se situe au cœur de l’école du néolibéralisme allemand, l’École de Fribourg, dirigée
par Walter Eucken, qui s’appelle également l’ordolibéralisme, car ses positions sont exposées
dans la revue Ordo. Foucault remarque le « curieux voisinage » entre cette École
néolibéraliste et l’École de Francfort, dans la mesure où elles partagent le même type
d’expérience qu’est le nazisme et le même point de départ qu’est le wébérisme2166. Si le
problème de Weber, qui porte sur la rationalité irrationnelle de la société capitaliste, a déplacé
celui de Marx, analyse de la logique contradictoire du capital, ces deux écoles ont, à leur tour,
repris ce problème wébérien selon deux directions différentes : alors que, pour l’École de
Francfort, le problème est de « déterminer quelle pourrait être la nouvelle rationalité sociale
qui pourrait être définie et formée de manière à annuler l’irrationalité économique », celui de
l’École de Fribourg est de définir « la rationalité économique qui va permettre d’annuler
l’irrationalité sociale du capitalisme »2167. En d’autres termes, la première s’appuie sur le
social pour éliminer les contradictions internes à l’économie, la seconde cherche à fonder le
social sur l’économique qui, pour elle, est rationnel. C’est bien entendu à partir de
l’expérience du nazisme que se constitue un champ d’adversité où se trouvent ces deux types
opposés de réflexion. Dans le domaine de l’économie, le nazisme se résume en quatre
éléments, à savoir « économie protégée, socialisme d’État, économie planifiée, interventions
de type keynésien »2168. Or Foucault souligne que ces éléments existaient en Allemagne
depuis le milieu du XIXe siècle, et qu’ils fonctionnaient comme obstacles majeurs au

2164
Ibid., p. 87.
2165
Ibid., p. 88.
2166
Ibid., p. 109.
2167
Ibid., p. 109-110.
2168
Ibid., p. 112.
630
Chapitre IV, Partie II

libéralisme, autour desquels les discussions sur la politique libérale se sont déroulées. En ce
sens, l’École de Fribourg est l’héritière de cette polémique. Mais le nazisme n’est pas qu’une
simple variante de ces obstacles. Pour les ordolibéraux, le nazisme est une vérité, dans la
mesure où c’est à l’intérieur de ce régime monstrueux que ces quatre éléments ont été
solidement liés l’un à l’autre en tant que système économique. Le nazisme fonctionne donc
comme « le révélateur de quelque chose qui est tout simplement le système de relations
nécessaires qu’il y a entre ces différents éléments »2169. Cette critique néolibérale du nazisme
a trois conséquences : premièrement, à partir de ce système anti-libéral construit par le
nazisme, on peut repérer une sorte d’ « invariant anti-libéral », qui est commun à différents
régimes ayant la tendance anti-libérale, tels l’Angleterre parlementaire, l’Union soviétique et
l’Amérique du New Deal ; deuxièmement, le nazisme représente un paradoxe, c’est-à-dire
qu’il est à la fois « la tentative la plus systématique de mise en état de dépérissement de
l’État », notamment l’État bourgeois et capitaliste et la construction d’un sur-État dont la
puissance et la forme sont aberrantes par rapport au modèle classique d’État ; en accentuant la
société de masse, de consommation uniformisante et normalisante, et de spectacles, le
nazisme lie tous les phénomènes de masse à l’étatisme et à l’anti-libéralisme2170. Le nazisme
est en un sens la raison d’État qui a abouti à sa limite, c’est-à-dire à son auto-destruction.
C’est une conséquence, pour le néolibéralisme allemand, de l’invariant anti-libéral. À partir
de ces constats théoriques, les ordolibéraux présentent leur thèse qui vise à construire « un
État sous surveillance de marché plutôt qu’un marché sous surveillance de l’État »2171. C’est
une position radicale, mais logique pour eux, dans la mesure où leur point de départ est
l’absence totale d’État et, pourtant, l’existence du marché. Dans ce contexte, quelle validité la
réflexion sur l’État peut-elle avoir, si elle exclut toute référence à l’économie ? L’État n’existe
pas actuellement, mais il doit être reconstruit, à partir de la naturalité économique qu’est le
marché. L’État n’est pas en ce sens un universel, mais un objet que l’on a à bâtir.
Dans cette démarche théorique, les ordolibéraux ont introduit un nouvel enjeu par
rapport au libéralisme traditionnel. Il ne s’agit plus de laisser simplement l’économie libre,
mais de « savoir jusqu’où vont pouvoir s’étendre les pouvoirs d’information politiques et
sociaux de l’économie de marché »2172. Il faut donc bien connaître la nature de cet ensemble

2169
Ibid., p. 113.
2170
Ibid., p. 115.
2171
Ibid., p. 120.
2172
Ibid., p. 121.
631
Chapitre IV, Partie II

de processus économiques qu’est le marché. Ce faisant, les ordolibéraux ont déplacé certaines
thèses du libéralisme traditionnel. Premièrement, le principe du marché n’est plus l’échange,
comme c’était le cas pour le libéralisme classique, mais la concurrence. Ce déplacement n’est
pas l’invention du néolibéralisme allemand, qui ne fait que reprendre l’évolution de la pensée
libérale au cours du XIXe siècle, où l’essentiel du marché était déjà considéré non pas comme
l’équivalence, mais l’inégalité. Deuxièmement, dans le libéralisme du XVIIIe siècle, on a tiré
de l’économie du marché le principe de laissez-faire. En revanche, pour que la concurrence
apparaisse dans le marché comme logique économique essentielle, un certain nombre de
conditions doivent être « soigneusement et artificiellement aménagées »2173. Si bien que la
concurrence n’est pas « une donnée primitive », mais « un objectif historique de l’art
gouvernemental » 2174 . L’analyse des processus économiques doit donc s’appuyer sur les
réalités historiques pour savoir sous quelles conditions la concurrence peut jouer de manière
appropriée. Foucault dit ainsi : « L’économie analyse les processus formels, l’histoire va
analyser les systèmes qui rendent possible ou impossible le fonctionnement de ces processus
formels2175. » Troisièmement, ce n’est pas le rapport de délimitation réciproque qui existe
entre une économie de concurrence et un État, mais « une sorte de recouvrement entier des
mécanismes de marché indexés sur la concurrence et de la politique gouvernementale », qui
exige un gouvernement pour le marché, non pas à cause du marché2176. Ce primat définitif du
marché caractérise le néolibéralisme allemand qui a inversé le principe du libéralisme
traditionnel.
Foucault insiste sur l’importance de cet inversement que le néolibéralisme a opéré
par rapport au libéralisme du XVIIIe siècle. L’enjeu de l’analyse de cette forme
contemporaine de libéralisme n’est pas de montrer sa continuité avec le libéralisme
traditionnel. Il s’agit au contraire de « laisser jouer le savoir du passé sur l’expérience et la
pratique du présent », c’est-à-dire de mettre en lumière la spécificité du néolibéralisme, en
tant qu’événement contemporain de pensée, au travers d’une analyse historique qui montrerait
dans quelle mesure le présent n’est pas une simple répétition du passé, passé qui exerce
pourtant une influence sur notre manière de penser et d’agir. Le néolibéralisme est pour
Foucault un problème contemporain, qui lui permet de penser en quoi consiste la position

2173
Ibid., p. 124.
2174
Ibid.
2175
Ibid.
2176
Ibid., p. 125.
632
Chapitre IV, Partie II

privilégiée du présent dans sa pensée. Il affirme ainsi : « Le néolibéralisme, ce n’est pas Adam
Smith ; le néolibéralisme, ce n’est pas la société marchande ; le néolibéralisme, ce n’est pas le
Goulag à l’échelle insidieuse du capitalisme 2177 . » À l’opposé de ces caractérisations
superficielles, Foucault définit le problème propre au néolibéralisme comme celui de la
réglementation de l’exercice global du pouvoir politique sur les principes d’une économie de
marché. La dissociation entre l’économie de marché et le principe politique du laissez-faire
est la première transformation que le néolibéralisme doit effectuer, pour que la concurrence,
qui est la structure formelle de l’économie, toutefois « fragile dans son existence historique et
réelle », puisse apparaître dans le marché. Il était donc nécessaire d’aménager « l’espace
concret et réel dans lequel pouvait jouer la structure formelle de la concurrence »2178. Le
néolibéralisme vise « une économie de marché sans laissez-faire », qui se caractérisé par une
série d’interventions permanentes. Là se pose le problème : comment touche-t-on au marché ?
Il ne s’agit plus d’un simple partage entre les actions qu’il faut faire et celles qu’il ne faut pas
faire, comme c’était le cas pour le libéralisme classique, mais de la manière de faire, la
manière d’intervenir sur le marché pour en faire apparaître la structure formelle qu’est la
concurrence. Foucault en donne trois exemples. Premièrement, le monopole. Dans la
conception classique de l’économie, le monopole est considérée comme « une conséquence
mi-naturelle mi-nécessaire de la concurrence en régime capitaliste »2179. En revanche, la
position des néolibéraux consiste à démontrer que « la tendance monopolistique ne fait pas
partie de la logique économique et historique de la concurrence », puisque le monopole n’est
rien d’autre que la disparition de la concurrence2180. Deuxièmement, la théorie des actions
conformes, que Foucault trouve dans un texte de Eucken, Les fondements de la politique
économique, où cet auteur allemand affirme qu’il faut intervenir « non pas sur les mécanismes
de l’économie de marché, mais sur les conditions du marché », ou sur « des conditions plus
fondamentales, plus structurales, plus générales », qui sont les conditions d’existence du
marché 2181 . Par exemple, les objectifs de la politique économique de l’agriculture en
Allemagne portaient sur les éléments qui ne sont pas, au sens propre du terme, économiques,
tels que la population, les techniques, l’apprentissage, le régime juridique, la disponibilité des
sols, le climat, etc. Aucun élément ne touche directement au marché, mais, selon Eucken, ils

2177
Ibid., p. 136.
2178
Ibid., p. 137.
2179
Ibid., p. 140.
2180
Ibid.
2181
Ibid., p. 144-145.
633
Chapitre IV, Partie II

sont « les conditions auxquelles on pourra faire fonctionner l’agriculture comme un marché,
l’agriculture dans un marché »2182. Troisièmement, la politique sociale. L’ordolibéralisme est
très sceptique sur les effets de cette politique qui est, selon une économie de bien-être, « une
politique qui se fixe comme objectif une relative péréquation dans l’accès de chacun aux
biens consommables » 2183 . La politique sociale ne peut, selon les ordolibéraux, qu’être
anti-économique, car cette sorte d’égalisation relative ou de transfert des revenus, empêche
considérablement le mécanisme de concurrence. Pour le néolibéralisme, la croissance
économique est la seule vraie politique sociale, dans la mesure où cette augmentation permet
à toutes les classes sociales « la capitalisation la plus généralisée (…) qui aura pour
instrument l’assurance individuelle et mutuelle, qui aura pour instrument enfin la propriété
privée » 2184 . En bref, la politique sociale doit être laissée au mécanisme du marché, à
condition que la concurrence soit bien réglée par les interventions gouvernementales.
Le néolibéralisme a donc pour point d’application non pas le marché, mais son
« cadre », qui en conditionne le mode d’existence et de fonction, et qui est la société. Le
gouvernement néolibéral n’établit donc jamais d’opposition entre la société et les processus
économiques. Ses interventions sur la société tentent de faire en sorte que « les mécanismes
concurrentiels, à chaque instant et en chaque point de l’épaisseur sociale, puissent jouer le
rôle de régulateur »2185. En ce sens, le gouvernement néolibéral n’est pas un gouvernement
économique, mais « un gouvernement de société »2186. Cette société n’est pas, ainsi qu’elle
l’était dans le libéralisme traditionnel, celle qui est réglée sur le marché en tant que lieu
d’échange, mais celle qui est soumise à la dynamique concurrentielle. Il s’agit d’une « société
d’entreprise » où l’homo œconomicus apparaît non pas comme l’homme de l’échange, mais
comme « l’homme de l’entreprise et de la production », qui se trouve dans les
concurrences2187. C’est l’analyse de l’entreprise, entamée et développée depuis le XIXe siècle,
qui soutient la politique néolibérale. Il est notamment question de généraliser dans la société
tout entière les formes « entreprise », qui ne se limitent pas à l’échelle nationale ou
internationale, mais individuelle et quotidienne. L’enjeu de l’ordolibéralisme est précisément
d’ « obtenir une société indexée non pas sur la marchandise et sur l’uniformité de la

2182
Ibid., p. 146.
2183
Ibid., p. 147.
2184
Ibid., p. 149.
2185
Ibid., p. 151.
2186
Ibid.
2187
Ibid., p. 152.
634
Chapitre IV, Partie II

marchandise, mais sur la multiplicité et la différenciation des entreprises »2188. En ce sens, la


société de concurrence et d’entreprise n’est point équivalente de la société civile dans le
libéralisme traditionnel.
Avec cette modification de la société, il y a une autre conséquence qui transforme
profondément le système de la loi et l’institution juridique. Société d’entreprise et société
judiciaire sont « les deux faces d’un même phénomène » qu’est l’art libéral de gouverner. Et,
bien entendu, c’est une forme contemporaine du rapport entre le sujet de droit et le sujet
d’intérêt.
Si les enjeux du néolibéralisme allemand sont ainsi définis, on se rend aisément
compte qu’une politique de société est indispensable pour ce gouvernement libéral. Cette
Geselleshcatpolitik a pour objectif d’ « annuler non pas les effets anti-sociaux de la
concurrence, mais les mécanismes anti-concurrentiels que pourrait susciter la société »2189. Le
modèle de l’entreprise et la redéfinition du droit sont nécessaires pour donner un contenu à
cette politique de société. Si le premier est un objectif à atteindre pour que la concurrence se
joue correctement dans le marché, la seconde est un instrument pour aménager les conditions
nécessaires à ce bon fonctionnement de marché. Le droit occupe en ce sens une position
importante pour les ordolibéraux. Pour décrire les principes généraux de l’ordolibéralisme,
Foucault cite une intervention de Louis Rougier au colloque Walter Lippmann, organisé à
Paris en 1939, comme représentant deux aspects du rapport de l’ordolibéralisme au juridique.
Le premier aspect, que Foucault résume en une phrase : « Le juridique informe l’économique,
lequel économique ne serait pas ce qu’il est sans le juridique2190. » Il y a, selon Foucault, dans
cette définition, trois niveaux de signification. Premièrement, une signification théorique :
2191
l’économique est considéré comme « un ensemble d’activités (…) réglées » .
Deuxièmement, la signification historique : comme le développement du capitalisme est
indissociable des modifications de l’institution juridique, « l’histoire du capitalisme ne peut
être qu’une histoire économico-institutionnelle »2192. Enfin, troisièmement, ces significations
théorique et historique ont un enjeu politique : ce qui est mis en question dans ce rapport entre
le juridique et l’économique, c’est « le problème de la survie du capitalisme » qui permet de
savoir quelles transformations économico-institutionnelles sont encore possibles pour

2188
Ibid., p. 154.
2189
Ibid., p. 166.
2190
Ibid., p. 168.
2191
Ibid., p. 169.
2192
Ibid.
635
Chapitre IV, Partie II

maintenir ce système capitaliste 2193 . Les trois niveaux de signification de cette phrase
montrent bien que, du moins dans le libéralisme allemand, la théorie de l’économie est
étroitement liée à l’histoire économique ou à la sociologie économique.
Le second aspect surgit de cette implication théorico-historique du juridique et de
l’économique, qui affirme qu’il n’y a ni le capitalisme ni la logique du capital, mais « un
capitalisme singulier constitué par un ensemble économico-institutionnel »2194. Il s’agit dans
cet aspect de déterminer la manière dont le gouvernement intervient juridiquement sur
l’économie, autrement dit, du problème de l’interventionnisme juridique. De là la nécessité
d’établir « un droit économiquement conscient » 2195 . Mais comment est-il possible
d’introduire un ensemble de mesures juridico-institutionnelles pour instaurer une société
économiquement réglée sur le marché ? La réponse des ordolibéraux est d’appliquer à
l’économie ce que l’on appelle en Allemagne le Rechtsstaat et en Angleterre Rule of Law,
c’est-à-dire l’État de droit ou le règne de la loi. Le néolibéralisme s’inscrit ainsi non pas dans
le courant des théories économiques, mais dans une ligne de théorie du droit et de l’État, qui
est toujours importante dans l’histoire de la pensée allemande. Au XVIIIe siècle, l’État de
droit se définit par opposition à deux choses, à savoir, le despotisme et l’État de police. À
chacun de ces deux adversaires, l’État de droit propose une alternative positive : à l’opposé du
despotisme, dans l’État de droit, « la puissance publique agit dans le cadre de la loi et ne peut
agir que dans le cadre de la loi »2196 ; à la forme de pouvoir propre à l’État de police, il
répond par la distinction entre deux séries d’actions gouvernementales que l’État de police ne
départage pas, à savoir la distinction entre « les dispositions légales » et « les mesures
administratives »2197. Cette double opposition caractérise la théorie de l’État de droit au XIXe
siècle, et c’est à partir de ce fondement théorique que le libéralisme allemand tente de rénover
le capitalisme, en introduisant les principes de cet État de droit dans la législation économique.
Ce principe de l’État de droit ne peut être appliqué à l’ordre économique qu’à condition que
« ces interventions légales prennent la forme (…) de l’introduction de principes formels »2198.
Il ne s’agit pas d’intervenir sur le marché lui-même, mais seulement sur ses conditions
formelles. Le rôle de l’État de droit est de décider des règles du jeu, à l’intérieur desquelles

2193
Ibid., p. 170.
2194
Ibid., p. 172.
2195
Ibid.
2196
Ibid., p. 174.
2197
Ibid., p. 175.
2198
Ibid., p. 177.
636
Chapitre IV, Partie II

tous les agents économiques peuvent décider en toute liberté, dans la mesure où ils doivent
bien connaître et respecter ces règles, que l’État est également obligé d’observer. Il est
impossible dans ce jeu de règles que l’État fixe une fin précise dans un processus économique,
et, par conséquent, l’État est et doit être aveugle aux processus économiques. Cette absence de
sujet universel est un trait du libéralisme traditionnel que nous avons examiné ci-dessus, et
qui est également un élément indispensable pour l’articulation du juridique à l’économique
sous la forme d’État de droit. En bref, « la puissance publique n’interviendra jamais dans
l’ordre économique que sous la forme de la loi »2199. Cet État de droit s’oppose terme à terme
au plan économique, qui se définit par trois traits : d’abord, l’existence d’une finalité, puis la
possibilité d’interventions permanentes et de modifications éventuelles des règles selon que
l’effet prévu est apparu ou non, et enfin, le rôle de décideur de la puissance publique, qui
implique la supériorité du gouvernement sur les autres agents. L’opposition entre le plan
économique et l’État de droit est claire. Le second ne vise pas à contrôler l’économie pour
obtenir les effets voulus, mais seulement à établir les règles du jeu.
Mais cette extériorité du droit par rapport aux règles économiques ne signifie ni la
subordination du juridique à l’économie, ni l’auto-limitation du droit pour ne pas intervenir
sur l’économie. Au contraire, le droit montre qu’il est possible d’imaginer ou d’inventer un
capitalisme différent de ce qui l’est actuellement, car le droit peut le modifier par un
changement des règles du jeu, qui fonctionnent comme cadre institutionnel du marché. En
outre, les règles formelles établies par l’État délimitent non seulement la structure
fondamentale dans laquelle l’économie se joue en liberté jusqu’à un certain point, mais aussi
les conditions sous lesquelles sont légitimées les interventions de la puissance publique sur le
marché, qui se font notamment dans l’instance judiciaire ou d’arbitrage. Foucault dit ainsi :
« plus la loi devient formelle, plus l’intervention judiciaire devient nombreuse »2200 . Le
judiciaire acquiert une autonomie nouvelle qui est importante pour faire fonctionner le
mécanisme de concurrence. En un sens, cette multiplication des interventions judiciaires rend
paradoxalement omniprésente la puissance publique dans le marché. À mesure que le
juridique se retire du marché, le judiciaire y accroît sa présence, pour régler des conflits qui
pourraient se produire en fonction de la croissance de la dynamique des entreprises. Ce
modèle allemand, malgré cette omniprésence du judiciaire, se forme toujours comme un État
de droit.

2199
Ibid., p. 179.
2200
Ibid., p. 181.
637
Chapitre IV, Partie II

4.2. Le néolibéralisme américain

Cette gouvernementalité libérale allemande s’est diffusée en gros selon deux


directions : l’une vers une gouvernementalité fortement étatisée, telle qu’on la trouve en
France, et l’autre qui, se développant aux Étas-Unis, se présente comme une grande
alternative économico-politique à l’interventionnisme gouvernemental qui existe sur la scène
politique américaine depuis le New Deal. Nous n’abordons maintenant que la seconde, car, à
la différence de la première sur laquelle Foucault a fait quelques brèves remarques concernant
la politique de la sécurité sociale, cette seconde direction américaine fait apparaître des écarts
importants entre le libéralisme européen et le libéralisme américain. Alors que, en Europe, il
s’agit toujours de l’autolimitation de l’État par le libéralisme, c’est « l’exigence d’un
libéralisme », aux Étas-Unis, qui est fondateur d’État2201. En outre, le problème du libéralisme
est toujours « l’élément récurrent de toute la discussion et de tous les choix politiques des
États-Unis »2202. Il n’est pas question, comme c’est le cas pour l’Europe, de l’État de droit, de
l’unité de la nation ou de son indépendance. Le libéralisme précède du moins au niveau
virtuel le principe d’organisation de l’État, et il est « un type de rapport entre gouvernants et
gouvernés beaucoup plus qu’une technique des gouvernants à l’égard des gouvernés »2203.
Foucault résume ce libéralisme en trois caractéristiques : premièrement, il est à la fois « une
sorte de revendication globale, multiforme, ambiguë, avec ancrage à droite et à gauche »,
« une sorte de foyer utopique qui est toujours réactivé » et « une méthode de pensée, une
grille d’analyse économique et sociologique »2204. Le libéralisme en Amérique, dit Foucault se
référant à Hayek, n’est rien d’autre qu’un « style général de pensée, d’analyse et
d’imagination » 2205 . C’est le point à partir duquel tous les débats et toutes les actions
politiques s’organisent, comme s’il était une valeur universelle.
Ce néolibéralisme américain, Foucault en analyse deux éléments : la théorie du
capital humain d’une part, le problème de l’analyse de la criminalité et de la délinquance
d’autre part. Le premier élément, la théorie du capital humain, représente deux processus :
d’abord, « l’avancée de l’analyse économique dans un domaine qui était jusque-là inexploré »,

2201
Ibid., p. 223.
2202
Ibid.
2203
Ibid., p. 224.
2204
Ibid.
2205
Ibid., p. 225.
638
Chapitre IV, Partie II

et puis, à partir de ce premier processus, « la possibilité de réinterpréter (…) en termes


strictement économiques tout un domaine qui, jusqu’à présent, pouvait être considéré (…)
comme n’étant pas économique »2206. Cette théorie permet donc à la pensée néolibérale
d’élargir ses domaines d’application.
À propos du premier processus, Foucault mentionne que les néolibéraux américains
ont fait de l’économie politique classique : alors que celle-ci a indiqué que la production de
biens dépendait de trois facteurs, à savoir la terre, le capital et le travail, ce troisième facteur,
le travail, est toujours resté inexploré. Chez Ricardo, par exemple, le travail est réduit à une
simple variable quantitative de temps, dont l’économie classique n’est jamais sortie. Chez un
théoricien plus récent, Keynes, on constate une analyse ou une non-analyse du travail qui
n’est pas très différente de celle de Ricardo. En outre, ajoute Foucault, bien que les
néolibéraux américains ne discutent jamais sur les thèses de Marx, ils diraient que le travail
chez Marx est « abstrait », en ce sens que le travail concret est « transformé en force de travail,
mesuré par le temps, mis sur le marché et rétribué comme salaire »2207. Ce travail ne fait partie
de la logique du capital que comme la force et le temps, et « amputé de toute sa réalité
humaine » 2208 . L’objectif du néolibéralisme américain est donc de « mener une critique
théorique sur la manière dont, dans le discours économique, le travail lui-même s’est trouvé
abstrait », pour penser le travail dans sa réalité2209.
Le second processus amorce des changements d’objets et de domaines de l’analyse
économique. L’objet de l’analyse économique n’est plus, comme c’était le cas pour
l’économie politique classique, les mécanismes de production, d’échange et de consommation
et les interférences de ces trois mécanismes, mais « l’analyse de la manière dont sont allouées
des ressources rares à des fins qui sont concurrentes » où il s’agit de savoir « quel a été le
calcul qui a fait qu’étant donné des ressources rares, un individu ou des individus ont décidé
de les affecter à telle fin plutôt qu’à telle autre »2210. L’analyse économique tente désormais de
mettre en lumière la rationalité interne de l’activité des individus, plutôt que la logique
historique de processus. Le travail devient, par ce déplacement néolibéral, ce qui est étudié
« comme conduite économique pratiquée, mise en œuvre, rationalisée, calculée par celui

2206
Ibid.
2207
Ibid., p. 227.
2208
Ibid.
2209
Ibid.
2210
Ibid., p. 228-229.
639
Chapitre IV, Partie II

même qui travaille » 2211 . Le travailleur apparaît, pour la première fois, dans l’analyse
économique, non pas comme un objet d’analyse en tant que force de travail, mais comme un
sujet d’activité économique. La réflexion néolibérale sur le travail se fait donc du point de vue
de ce travailleur. Dans ces conditions, pour le travailleur, le salaire n’est plus le prix de vente
de sa force de travail, mais un revenu, qui est le résultat ou le rendement d’un capital.
Qu’est-ce que ce terme « capital » signifie ? C’est « tout ce qui peut être d’une manière ou
d’une autre source de revenus futurs »2212. Pour l’homme qui travaille, ce capital n’est rien
d’autre que sa compétence, qui lui permet d’obtenir un revenu. Le travail du point de vue du
travailleur est ainsi décomposé : d’une part, cette activité comporte un capital, c’est-à-dire une
compétence, et d’autre part, il est un revenu ou un salaire. On peut dire que la compétence du
travailleur est une machine, qui produit des flux de revenus, et qui est inséparable du
travailleur lui-même. Il s’agit donc d’une machine au sens positif, en opposition avec ce que
l’on dit traditionnellement : « le capitalisme transforme le travailleur en machine et, par
conséquent, l’aliène2213. » Le travailleur est une machine, qui a « sa durée de vie, sa durée
d’utilisabilité », « son obsolescence » et « son vieillissement », machine qui est caractérisée
par une série d’entreprises qui lui apporte, grâce à sa compétence, un flux de revenus2214.
L’objet de l’analyse économique est le travail comme un complexe machine/flux, non pas
comme une sorte de marchandise qui se vend sur le prix du marché à un capital. Cette
conception du travailleur comme sujet économique actif est, remarque Foucault, précisément
« le retour à l’homo œconomicus ». Alors que, pour l’économie classique, cette figure est un
partenaire de l’échange, la conception néolibérale en est « un entrepreneur de lui-même »2215.
Il n’est plus simplement un sujet de l’échange, et même l’activité de consommation peut se
comprendre comme une production. Qu’est-ce que l’homme produit en consommant ? Sa
propre satisfaction. Si bien que la consommation est une activité d’entreprise. Le sens de
l’homo œconomicus a considérablement changé, tout en étant toujours la grille d’analyse de
l’activité économique. L’homo œconomicus pour le néolibéralisme est un capital humain
ayant une compétence qui produit un flux de revenus, et qui tente tout le long de sa vie une
série d’entreprises.
Si la notion de capital humain est définie de cette façon, il est question de savoir de

2211
Ibid., p. 229.
2212
Ibid., p. 230.
2213
Ibid.
2214
Ibid., p. 231.
2215
Ibid., p. 232.
640
Chapitre IV, Partie II

quoi ce capital humain est composé. Les néolibéraux distinguent deux séries d’éléments, l’une
innée et l’autre acquise. La première consisterait à appliquer la génétique à la population pour
améliorer la qualité du capital humain, mais cette sorte d’opération provoquera certainement
beaucoup d’inquiétude et poserait des problèmes, surtout bio-éthiques. En outre, constituer un
capital humain génétiquement amélioré exigerait un investissement massif. Foucault laisse
ainsi de côté cette série d’éléments innés, et passe à la question des éléments acquis, qui
concerne « la constitution plus ou moins volontaire d’un capital humain au cours de la vie des
individus » 2216 . Parmi ces éléments acquis pour la formation du capital humain, les
investissements éducatifs occupent sans doute une place importante. Il est possible de les
analyser, par exemple par rapport au milieu proprement éducatif comme les écoles, ou par
rapport à la situation familiale, où la quantité et la qualité des investissements des parents sur
leurs enfants déterminent la manière dont ceux-ci peuvent se former comme une
compétence-machine. Ce sont donc tous les environnements qui doivent être analysés pour
repérer ces mécanismes des investissements éducatifs. En outre, les soins médicaux
constituent également un objet privilégié, car ils concernent d’une part l’amélioration du
capital humain et d’autre part sa conservation et son utilisation le plus longtemps possible.
Enfin, il faut aussi analyser la mobilité du capital humain, c’est-à-dire « la capacité pour un
individu de se déplacer, et en particulier la migration »2217. L’objectif de ce déplacement, qui
est coûteux et parfois dangereux, est sans doute d’obtenir une amélioration du statut ou du
revenu, mais c’est une entreprise individuelle ou collective, qui exige un investissement.
Analyser ces éléments acquis du capital humain de manière à la fois théorique et
historique est un moyen essentiel pour comprendre l’histoire de l’économie occidentale ou
celle du Japon depuis les années 1930, car le développement de ces pays ne peut être compris
à partir d’une simple application de l’analyse classique, c’est-à-dire « la terre, le capital et le
travail entendu en temps de travail »2218. Le problème de l’innovation au sens de Schumpeter
est exactement celui du capital humain et de son amélioration.
Ce qui se trouve au cœur de l’application de la grille économique à un champ
inexploré jusqu’alors, c’est la généralisation de la forme « entreprise » à l’intérieur du corps
social. Le travail est ainsi analysé par rapport au modèle de l’homo œconomicus, entrepreneur
de lui-même se fondant sur une série de calculs rationnels et économiques. Pour les

2216
Ibid., p. 235.
2217
Ibid., p. 236.
2218
Ibid., p. 238.
641
Chapitre IV, Partie II

néolibéraux, « il faut que la vie même de l’individu (…) fasse de lui comme une sorte
d’entreprise permanente et d’entreprise multiple »2219. Cette généralisation a deux fonctions :
d’une part, bien entendu, la démultiplication du modèle économique, et d’autre part, « la
reconstitution de toute une série de valeurs morales et culturelles qu’on pourrait dire des
valeurs « chaudes » et qui se présentent justement comme antithétiques du mécanisme
« froid » de la concurrence »2220. Cette reconstitution, qu’Alexander Rüstow, un des penseurs
de l’ordolibéralisme, appelle la Vitalpolitik, politique de la vie, vise, sur la base du modèle
d’entreprise, « une politique économique ou une politique d’économisation du champ social
tout entier », tout en se voulant toutefois comme une compensation de ce qu’il y a de froid
dans le mécanisme de la concurrence économique. Généralisation du modèle économique et
compensation de ce que cette généralisation apporte inévitablement à la société, il y a donc
deux directions qui s’opposent l’une à l’autre. En ce sens, la société d’entreprise selon les
ordolibéraux est à la fois « une société pour le marché et une société contre le marché »2221.
Cette ambiguïté, on ne la trouve pas dans le néolibéralisme américain, pour lequel il s’agit
purement et simplement de généraliser la forme économique du marché. Foucault donne deux
aspects de ce processus de généralisation. Premièrement, cette forme économique de marché
devient le « principe d’intelligibilité, principe de déchiffrement des rapports sociaux et des
comportements individuels »2222. Quelques exemples : la relation mère-enfant, analysée « en
termes d’investissement, de coût de capital, de profit du capital investi, de profit économique
et de profit psychologique »2223 ; le fait que les familles à revenus élevés ont moins d’enfants,
explique qu’il est question pour ceux qui ont des revenus élevés et par conséquent, un capital
humain élevé, de transmettre leur capital humain à leurs enfants de manière plus efficace, et
de manière coûteuse du point de vue de l’investissement économique et temporel ; autre
exemple, les questions relatives au mariage, qui sont également envisagées sous l’angle
économique. Sur ce troisième exemple, Foucault cite les mémoires de Pierre Rivière, qui a
écrit en détail la vie de ses parents, « tissée et tramée de tout une série de transactions »,
comme « Je vais labourer ton champ dit l’homme à la femme, mais à condition que je puisse
faire l’amour avec toi » ; « tu ne feras pas, répond la femme, l’amour avec moi tant que tu

2219
Ibid., p. 246.
2220
Ibid., p. 247.
2221
Ibid., p. 248.
2222
Ibid., p. 249.
2223
Ibid.
642
Chapitre IV, Partie II

n’auras pas nourri mes poules »2224. L’aveu de Pierre Rivière est, de manière inattendue,
inséré dans l’analyse de l’application du modèle économique à des domaines inexplorés. Les
relations familiales sont donc organisées par ce jeu perpétuel de transactions économiques, et
cette généralisation est précisément un des objectifs majeurs des néolibéraux américains.
Deuxièmement, cette grille économique peut aussi être utilisée pour jauger la validité
de l’action gouvernementale, et pour objecter éventuellement à la puissance publique ses abus
ou ses excès. Il s’agit de constituer une critique à l’égard de la gouvernementalité exercée,
non simplement politique ou juridique, mais une critique économique, que Foucault nomme
« positivisme économique »2225. Alors que, au XIXe siècle, en face de la démesure de l’action
gouvernementale, on a cherché à établir « une sorte de juridiction administrative », qui permet
de poser certaines limites à l’action gouvernementale, dans le néolibéralisme du XXe siècle,
c’est un « tribunal économique » dans lequel l’action gouvernementale est jugée en terme
d’économie et de marché2226.
Ces deux aspects de la généralisation du modèle économique par les néolibéraux
américains sont retrouvés sous une forme claire dans l’analyse de la criminalité faite par
certains néolibéraux, qui semble, en apparence, un retour simple aux réformateurs du XVIIIe
siècles, tels Beccaria ou Bentham, mentionnés dans l’analyse de Surveiller et punir. Le projet
des réformateurs était précisément économique, dans la mesure où il visait à construire, en
filtrant toute la pratique pénale au travers du calcul d’utilité, « un système pénal dont le coût
(…) soit le plus bas possible »2227. La solution conçue par Beccaria et soutenue par Bentham
est d’établir un tel système en termes de loi. « La loi, précise Foucault, c’est la solution la plus
économique pour bien punir les gens et pour que cette punition soit efficace2228. » Le principe
d’économie de la punition est donc transcrit en système de loi. En ce sens, l’homme qui est
puni s’inscrit, par l’intermédiaire des lois, dans le système économique. Foucault dit
ainsi : « L’homo penalis, l’homme qui est pénalisable, l’homme qui s’expose à la loi et qui
peut être puni par la loi, cet homo penalis est, au sens strict, un homo œconomicus »2229. Mais
cette articulation de l’économique au système légal provoque un effet paradoxal, car la
punition ou l’application effective de la loi n’ont pas de sens lorsque on punit un individu, non

2224
Ibid.
2225
Ibid., p. 252.
2226
Ibid., p. 253.
2227
Ibid., p. 254.
2228
Ibid.
2229
Ibid., p. 254-255.
643
Chapitre IV, Partie II

pas un acte criminel lui-même. De là surgit une nouvelle figure, l’homo criminalis, que
Foucault a désigné dans Surveiller et punir comme délinquant, à partir duquel une sorte
d’anthropologisation de la punition devient possible dans les relations de pouvoir
disciplinaire.
Si telle est l’analyse classique de la criminalité, celle des néolibéraux, selon Foucault,
qui mentionne notamment un article de Gary Becker, « Crime et punition », publié en 1968,
tente d’éviter, reprenant le schéma utilitaire de la théorie classique, ce glissement de cet homo
œconomicus vers l’homo legalis, l’homo penalis et, finalement, l’homo criminalis2230. Il est
donc question de réfléchir sur ce problème de l’homo œconomicus, sans viser à le transposer
dans les termes juridiques. Il faut tout d’abord mettre en question la définition même du crime.
Qu’est-ce qu’un crime ? Selon la définition objective, définition donnée par le Code pénal,
c’est « tout acte qui se trouve puni par la loi »2231. En revanche, pour l’analyse néolibérale, le
crime est « toute action qui fait courir à un individu le risque d’être condamné à une
peine »2232. La définition est identique, mais le point de vue a changé : on se place donc du
côté de celui qui commet le crime, ou dans la position d’un sujet de l’acte criminel. C’est
précisément le même type de déplacement du point de vue que le néolibéralisme américain a
opéré à propos du capital humain et du travail. L’homo œconomicus apparaît encore dans le
champ d’analyse comme sujet d’entreprise, bien entendu, illégale. Si bien que le sujet dans
l’analyse néolibérale n’est toujours considéré que comme homo œconomicus. Foucault note
cependant que cela ne signifie aucunement « une assimilation anthropologique de tout
comportement quel qu’il soit avec un comportement économique » 2233 . En fait, l’homo
œconomicus n’est qu’une grille d’intelligibilité, à partir de laquelle peut se constituer « la
surface de contact entre l’individu et le pouvoir » qui s’exerce sur cet individu pour une
régulation par la puissance publique, ou par le gouvernement. C’est par l’intermédiaire de ce
modèle économique de sujet que le gouvernement intervient sur l’individu. De ce point de
vue purement économique, il n’est pas du tout question d’accuser le criminel par des traits
moraux ou anthropologiques. Dans l’analyse néolibérale, « le criminel (…) n’est traité que
comme n’importe quelle autre personne qui investit dans une action, qui en attend du profit et

2230
Gary Becker, « Crime and punishment : an economic approach », Journal of Political Economy, vol.
76 (2), mars-avril 1968, p. 196-217.
2231
Naissance de la biopolitique, p. 257.
2232
Ibid.
2233
Ibid., p. 258.
644
Chapitre IV, Partie II

qui accepte le risque d’une perte »2234. Le criminel n’est qu’une variante du sujet économique,
et l’enjeu du système pénal n’est pas de punir des criminels, en se référant à un ensemble de
lois, mais de réagir, de manière économique, à des gens qui produisent ce type d’action, ou à
une offre de crime. À ce niveau-là, le principe des réformateurs, qui est la réciprocité exacte
entre le crime et la punition, est maintenu. Mais, alors que la théorie classique tentait
d’articuler, les uns aux autres, les différents effets hétérogènes attendus de la punition, pour
effacer les effets nuisibles des crimes par une série continue et graduelle des mesures
punitives, les néolibéraux font plutôt une désarticulation de la punition, c’est-à-dire la
séparation de la loi, de la punition et de l’acte criminel. D’un côté, la loi n’est pour les
néolibéraux qu’un interdit, ou bien qu’ « un speech act qui a un certain nombre d’effets »2235.
D’un autre côté, il y a « l’ensemble des instruments par lesquels on va donner à cette
interdiction une « force » réelle »2236. C’est l’aspect que Foucault appelle enforcement of law,
qui est « l’ensemble des instruments d’action sur le marché du crime qui oppose à l’offre du
crime une demande négative »2237. Mais cet « enforcement de la loi » n’est pas indéfiniment
extensible, car il est absolument impossible de faire totalement disparaître, par ces mesures
négatives, les actes criminels. C’est le cas notamment pour les crimes tels que les petits vols
difficiles à capter ou les crimes passionnels. Là aussi un déplacement par rapport aux
réformateurs du XVIIIe siècle, qui rêvaient naïvement de la disparition totale du crime. La
politique pénale selon l’analyse néolibérale a pour principe régulateur « une simple
intervention sur le marché du crime et par rapport à l’offre de crime », tout en visant à « un
équilibre entre des courbes d’offre de crime et de demande négative »2238. La question est
désormais de savoir ce qu’il faut tolérer comme crime, non pas comment punir les crimes
pour les éliminer totalement.
Foucault tire deux conséquences majeures de cette analyse néolibérale de la
criminalité. Premièrement, le gommage anthropologique du criminel, qui ne consiste plus à
construire, derrière les actes criminels, ainsi que Foucault l’a examiné dans Surveiller et punir,
un personnage dangereux, pathologique, anormal, mais maniable par le pouvoir, qu’est le
délinquant. Dans ce processus de formation, le délinquant fonctionne comme une instance
anthropologique sur laquelle s’exerce le pouvoir normalisateur. L’analyse néolibérale ne

2234
Ibid.
2235
Ibid., p. 259.
2236
Ibid.
2237
Ibid., p. 260.
2238
Ibid., p. 261.
645
Chapitre IV, Partie II

cherche aucunement ce type d’anthropologisation, mais elle n’a affaire qu’à un sujet
économique, qui n’est pas du tout identifiable à l’homme criminel, et qui n’est qu’un aspect
de ce qui pourrait constituer une anthropologie. Le crime n’est pas lié à l’homme qui le
commet et qui le précède. L’action pénale est une action économique, dans la mesure où elle
se déroule « sur le jeu des gains et des pertes possibles, c’est-à-dire une action
environnementale »2239. L’individu en tant que sujet économique « fait son offre de crime et
rencontre une demande positive ou négative » dans le marché2240. C’est sur ce mécanisme
économique que la punition doit agir. Deuxièmement, cette analyse néolibérale s’oppose
nettement au projet d’une société exhaustivement disciplinaire. L’image d’une société pour les
néolibéraux, c’est ce en quoi « il y aurait une intervention qui ne serait pas du type de
l’assujettissement interne des individus, mais une intervention de type environnemental »2241.
Le néolibéralisme américain est en ce sens « un recul massif par rapport au système
normatif-disciplinaire »2242. La gouvernementalité libérale ou néolibérale marque ainsi une
modification de la gouvernementalité qui fondait l’État de police sur le pouvoir disciplinaire
et les dispositifs de sécurité.
Dans l’examen de ces deux exemples, celui du capital humain et celui de la
criminalité, qui caractérisent l’extension du schéma économique vers des domaines jusque-là
inexplorés, il s’agit pour Foucault de savoir quelle est l’applicabilité de cette grille
d’intelligibilité de l’homo œconomicus dans la problématique néolibérale. L’enjeu le plus
important est, remarque Foucault, « le problème de l’identification de l’objet de l’analyse
économique avec toute conduite quelle qu’elle soit », qui implique notamment « une
allocation optimale de ressources rares à des fins alternatives »2243. C’est donc le problème de
l’analysabilité de toute conduite rationnelle du point de vue économique. Mais cette définition
déjà très extensive n’est pas encore suffisante pour certains théoriciens néolibéraux, comme
Becker entre autres, qui propose la possibilité d’appliquer les lois économiques et l’analyse
économique à des conduites non rationnelles, c’est-à-dire à des conduites qui ne cherchent pas
seulement à « optimiser l’allocation des ressources rares à une fin déterminée »2244. Cet
élargissement considérable du champ d’analyse n’est possible que si l’on suppose que la

2239
Ibid., p. 264.
2240
Ibid., p. 265.
2241
Ibid.
2242
Ibid.
2243
Ibid., p. 272.
2244
Ibid., p. 273.
646
Chapitre IV, Partie II

conduite d’un individu, qu’elle soit rationnelle ou non, n’est pas aléatoire par rapport au réel.
Il s’agit de l’attitude d’un individu qui réagit « de façon systématique à des modifications
dans les variables du milieu », milieu qu’est la réalité que cet individu accepte telle qu’elle
est 2245 . Si l’objet de l’analyse économique s’étend ainsi jusqu’à une série de réponses
systématiques d’un individu à l’égard des changements extérieurs, changements de la réalité,
on peut facilement comprendre pourquoi cette analyse économique peut s’intégrer aux
techniques comportementales, qui consistent « non pas à faire l’analyse de la signification des
conduites, mais simplement à savoir comment un jeu donné de stimul[i] va pouvoir, par des
mécanismes dits de renforcement, entraîner des réponses dont la systématicité pourra être
notée »2246. La psychologie comportementale définie de cette manière-là est donc très proche
de la définition de l’économie que l’on trouve chez Becker. C’est là que Foucault remarque le
déplacement du rôle de l’homo œconomicus dans l’analyse économique : alors que, au XVIIIe
siècle, il était pour le gouvernement « celui auquel il ne faut pas toucher », il devient au XXe
siècle, du moins dans une théorie néolibérale de l’économie, « ce qui est maniable »2247.
L’homo œconomicus apparaît désormais comme « le corrélatif d’une gouvernementalité qui
va agir sur le milieu et modifier systématiquement les variables du milieu » 2248 . La
gouvernementalité néolibérale ne vise pas à modifier le corps individuel de manière coercitive,
ainsi que l’a fait le pouvoir disciplinaire, mais à agir sur le sujet économique au sens large par
l’intermédiaire d’une série de transformations du milieu. Le néolibéralisme n’est pas un
libéralisme du « laissez-faire », mais un ensemble de technologies qui contrôle les conditions
sous lesquelles le sujet économique peut se comporter en poursuivant son propre intérêt que
celui-ci soit rationnel ou non.
Les deux formes de néolibéralisme que Foucault a analysées dans le cours de 1979
ont représenté deux pôles extrêmes de cette pensée économique : d’une part, en Allemagne,
c’est la nécessité de reconstruire l’État sous surveillance du marché et à partir de la croissance
économique qui est créatrice de la souveraineté juridique ; d’autre part, aux États-Unis, il est
question de savoir comment fonder l’État sur le libéralisme qui précède la constitution d’un
État et qui s’enracine profondément dans la manière américaine de se conduire et de penser,
quelle que soit la position politique. Ce qui est commun à ces deux formes, c’est l’opposition

2245
Ibid.
2246
Ibid., p. 274. La rectification entre crochet est faite par l’éditeur.
2247
Ibid.
2248
Ibid.
647
Chapitre IV, Partie II

entre la liberté économique et le pouvoir d’État qui ne la respecte pas. Mais, comme nous
l’avons vu, la gouvernementalité néolibérale est également une manière dont on dirige la
conduite des hommes, et, en ce sens, elle s’inscrit dans l’histoire des arts de gouverner et des
relations de pouvoir que ces techniques ont sans cesse produites. Si l’État existe sans doute
avec sa naturalité, c’est exactement qu’un art de gouverner le constitue comme un faisceau de
relations de pouvoir. L’État et l’art de gouverner sont donc indissociables l’un de l’autre, mais
cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de conflits entre eux. La gouvernementalité néolibérale
représente nettement ce rapport entre l’État et l’art de gouverner : elle fait une critique de
l’État à partir d’une sorte d’absence d’État, soit historique (le cas allemand), soit plutôt idéal
(le cas américain). Or cette critique d’État n’est pas du tout celle de cette naturalité telle que
Foucault l’a menée. En revanche, la critique néolibérale de l’État fonctionne comme ce qui
affirme la naturalité de l’État, en répétant certains thèmes tels que « l’État et sa croissance
indéfinie, l’État et son omniprésence, l’État et son développement bureaucratique, l’État avec
les germes de fascisme qu’il comporte, l’État et sa violence intrinsèque sous paternalisme
providentiel »2249. D’où vient alors ce paradoxe ?
Foucault remarque deux éléments importants qui apparaissent souvent dans cette
sorte de critique. Premièrement, elle insiste sur le fait que la puissance de l’État a pour
cible-objet la société civile, tout en menaçant son existence et son autonomie. Deuxièmement,
cette critique, ou cette forme de « phobie d’État », réitère le thème qu’il y a « une sorte de
continuité génétique, d’implication évolutive entre différentes formes d’État », telles « l’État
administratif, l’État-providence, l’État bureaucratique, l’État fasciste, l’État totalitaire »2250.
Ces deux idées, l’État comme ennemi de la société civile et l’homogénéité de sa fonction
entre ses diverses formes, constituent une sorte de lieu commun critique qui est souvent
retrouvé dans des formes de critique de l’État et que Foucault qualifie d’ « inflationniste »2251.
Pourquoi inflationniste ? Foucault en donne les quatre raisons. Premièrement, puisque l’on
reconnaît la parenté génétique entre les diverses formes d’État, les analyses critiques peuvent
se renvoyer les unes aux autres au point que chacune d’elles perd sa particularité. Donc,
« croissance de l’interchangeabilité » d’une part, et « perte de leur spécificité » d’autre part2252.
Deuxième raison, qui dérive de cette interchangeabilité entre les analyses : comme on peut

2249
Ibid., p. 192.
2250
Ibid., p. 193.
2251
Ibid.
2252
Ibid.
648
Chapitre IV, Partie II

toujours renvoyer toutes les formes d’État à celle qui peut être le pire, il est possible de
« disqualifier le moins par le plus, le meilleur par le pire »2253. Troisièmement, de par le
dynamisme de l’État qui est commun à toutes ses formes historiques ou théoriques, on peut
retrouver, dans n’importe quelle forme d’État, un signe de danger ou « quelque chose comme
le grand fantasme de l’État paranoïaque et dévorateur » 2254 . Cette omniprésence de la
dangerosité d’État exclut de la critique toute actualité. La spécificité est perdue, et
l’universalité vide apparaît. Quatrièmement, cette critique inflationniste du mécanisme de
l’État n’opère pas sa propre critique ou sa propre analyse, puisque, pour faire une critique, il
suffit d’emprunter des éléments constituants à d’autres analyses similaires. Foucault retrouve
cette « critique de l’État polymorphe, omniprésent, tout-puissant » chez les néolibéraux
allemands tels Röpke ou Hayek, et remarque que cette critique ne cesse de circuler avec
davantage de force dans la société jusqu’à maintenant. Mais il est évident que cette critique ne
fait rien d’autre que renforcer la puissance de l’État comme chose universelle, tout en le
constituant comme objet naturel. Critique, donc, au profit de ce dynamisme de l’État.
Contre cette critique inflationniste, Foucault propose deux thèses qui permettraient
d’analyser l’État sans en exagérer la monstruosité et l’immensité. Premièrement, Foucault
souligne l’hétérogénéité des formes d’État que l’on ne peut assimiler à un seul modèle d’État.
Il n’y a pas de continuité, par exemple, entre l’État-providence et l’État totalitaire, et le
second n’est pas le résultat d’un développement intrinsèque des mécanismes de l’État qui
veille partout, comme le fait l’État de bien-être. L’État totalitaire est sans doute la cible
privilégiée de la critique inflationniste, pour laquelle cette forme d’État est un point d’arrivée
à la fois extrême et logique du développement des mécanismes étatiques. S’agissant de l’État
totalitaire, Foucault insiste sur le fait qu’il faut chercher l’origine de l’État totalitaire non pas
dans la gouvernementalité étatisante et étatisée qui est née aux XVIIe ou XVIIIe siècles, mais
dans une gouvernementalité non étatique, qui s’appelle « gouvernementalité de parti »2255.
Cette nouvelle organisation dans l’art de gouverner, apparue en Europe à la fin du XIXe siècle,
est, constate Foucault, à l’origine des régimes totalitaires, tels le nazisme, le fascisme ou le
stalinisme. La critique inflationniste de l’État masque cette pluralité des processus historiques
de formation d’État et des arts de gouverner.
Deuxièmement, contrairement à cette critique, il est actuellement question non pas de

2253
Ibid., p. 194.
2254
Ibid.
2255
Ibid., p. 196.
649
Chapitre IV, Partie II

« la croissance de l’État et de la raison d’État », mais « sa décroissance »2256. Alors que la


critique s’appuyant sur une sorte de phobie d’État ne cesse d’alerter sur le danger de la
puissance croissante de l’État, Foucault y trouve un phénomène exactement inverse. C’est
d’une part la croissance de la gouvernementalité de parti, et d’autre part l’émergence d’une
gouvernementalité libérale, qui caractérisent cette décroissance de l’État. Mais Foucault note
que cela ne signifie pas que l’on se déprend de cette forme pesante d’État en inventant une
nouvelle politique non étatique. Dans la mesure où l’État n’est qu’un nom donné à un
ensemble de pratiques gouvernementales, et qu’il y a des nouvelles formes de
gouvernementalité qui se forment soit en se prétendant « libérales » soit en s’enracinant dans
une autre organisation que l’État, le problème du gouvernement et de la gouvernementalité
demeure toujours au centre de la réflexion sur les relations de pouvoir.

L’histoire de la gouvernementalité que Foucault a tenté de faire dans les cours de


1978-1979 a plusieurs enjeux. Premièrement, il s’agit de montrer comment deux niveaux de
pouvoir, la discipline et le bio-pouvoir, peuvent s’articuler l’un à l’autre, en introduisant un
nouveau concept qui jouerait le rôle régulateur entre ces deux niveaux, qu’est la sécurité.
Dans la problématique de la sécurité, la question de la population, que Foucault a brièvement
mentionnée à la fin de La Volonté de savoir est reprise, dans un contexte plus général,
c’est-à-dire par rapport au problème de l’économie politique. Deuxièmement, Foucault vise à
mettre en question la naturalité d’un objet dont l’évidence ou l’universalité ont été très peu
contestées : l’État. À cet objet naturel, Foucault oppose la multiplicité de pratiques
gouvernementales, et pour expliquer la manière dont ces pratiques s’organisent selon une
rationalité, il introduit le concept de gouvernementalité, rationalité propre à des pratiques
gouvernementales, qui permet de lier les deux pôles de pouvoir, la discipline et le bio-pouvoir,
par l’intermédiaire de divers niveaux de pratiques de gouvernement. Troisièmement, pour
faire l’histoire de la gouvernementalité ou des formes diverses de gouvernementalité,
Foucault insiste, ainsi qu’il l’a fait à propos des techniques disciplinaires, sur l’origine
exogène des pratiques gouvernementales qui constituent l’État. C’est dans un domaine
religieux, le pouvoir pastoral, que Foucault trouve des éléments constituants d’une

2256
Ibid., p. 197.
650
Chapitre IV, Partie II

gouvernementalité d’État, en repérant des processus de constitution d’un gouvernement au


sens politique à partir de ces éléments hétérogènes. C’est la théorie de la raison d’État qui
caractérise cette « étatisation » des techniques religieuses dans les pratiques gouvernementales.
Après avoir décrit les caractéristiques de cette gouvernementalité de la raison d’État ou de
l’État de police, Foucault passe à l’analyse du néolibéralisme, qui a infléchi l’art de gouverner
moderne, représenté par la théorie de la raison d’État, et qui pose une nouvelle question à la
pratique gouvernementale, c’est-à-dire celle de la limitation de la puissance publique au profit
de la liberté du marché, qui est toutefois contrôlée par certaines mesures gouvernementales.
Cette analyse fait partie non seulement de l’histoire de la gouvernementalité depuis
l’Antiquité, mais aussi de celle de l’actualité, dans laquelle Foucault se trouve et contre
laquelle les luttes politiques devraient être menées. En ce sens, l’analyse de la
gouvernementalité libérale a une portée à la fois théorique et politique2257.
Notons enfin que, alors que le néolibéralisme se démarque définitivement du
libéralisme traditionnel, celui-là est toujours en continuité avec l’art de gouverner qui
s’appuie sur la théorie de la raison d’État. Car il s’agit toujours dans ces deux formes de
raison gouvernementale de déterminer comment régler le gouvernement par rapport à une
série de calculs rationnels. Cette réglementation par le calcul marque une rupture avec
l’ancien problème de l’exercice du pouvoir, qui consistait à savoir par rapport à quoi le bon
exercice du pouvoir souverain pouvait se définir. C’était la sagesse du souverain, la
connaissance des lois humaines et divines, qui permettait de régler le gouvernement sur cette
vérité à la fois juridique et religieuse. Avec l’apparition de la théorie de la raison d’État, le
réglage ne se fait plus sur la vieille forme de vérité universelle, mais selon la rationalité du
souverain qui effectue les calculs des forces, des richesses ou des facteurs de sa puissance. Le
gouvernement est une série de pratiques qui sont des réactions à des situations changeantes, se
basant sur la connaissance des choses et de l’État, c’est-à-dire la statistique. Mais cette
rationalité du souverain ne peut exercer son pouvoir sur le marché de manière à calculer tous
les éléments, puisqu’il n’est qu’un agent dans le marché, qui est aveugle à la totalité. De là
naît une nouvelle forme de rationalité qui calcule les actions gouvernementales. Il est
désormais question de régler le gouvernement non pas « sur la rationalité de l’individu
souverain qui peut dire « moi, l’État » », mais « sur la rationalité de ceux qui sont gouvernés,

2257
Concernant la position de la présentation du libéralisme dans la pensée foucaldienne, voir : Jean Terrel,
Politiques de Foucault, chapitre 4, première partie, notamment p. 123-126 ; Guillaume Le Blanc, La pensée
Foucault, p. 167-172.
651
Chapitre IV, Partie II

ceux qui sont gouvernés en tant que sujets économiques et, d’une façon plus générale, en tant
que sujets d’intérêt »2258. C’est précisément le problème de la gouvernementalité libérale. Or
Foucault souligne que ces trois formes d’art de gouverner, qui se réfèrent, chacune, à la vérité,
à la raison de l’État souverain et à la rationalité des agents économiques, ne se succèdent pas
l’une à l’autre. En d’autres termes, ces trois arts de gouverner se chevauchent toujours depuis
l’apparition de la gouvernementalité libérale au XIXe siècle. C’est dans cet espace de
croisement entre les différents arts de gouverner que se forment les objets du débat politique
même maintenant. Si bien que l’histoire de la gouvernementalité n’est pas une simple histoire
de l’évolution ou de la croissance d’efficacité à propos des différents arts de gouverner, qui
ont, chacun, leur propre rationalité et leur propre systématicité. L’histoire foucaldienne de la
gouvernementalité fait apparaître des points d’ancrage des courants actuels de pensée
politique, et met en lumière leurs processus de formation historique. La généalogie de la
raison gouvernementale relie ainsi l’histoire au présent, le présent à l’histoire.
À la fin des années soixante-dix, Foucault aurait pu continuer à développer cette
direction de recherche politico-historique, autour du thème de la gouvernementalité, pour
approfondir la question des relations de pouvoir et des processus d’objectivation dans
l’exercice du pouvoir. Une telle réflexion sur les relations de pouvoir pourrait être à la fois
une série d’analyses historico-stratégiques de l’exercice du pouvoir soit microscopique soit
macroscopique, qui s’organiserait autour des pratiques gouvernementales, et des tentatives de
la mise en doute de la naturalité des objets qui apparaissent dans l’histoire des arts de
gouverner. La notion de gouvernementalité est en ce sens très féconde et permettrait à
Foucault de poursuivre les questions du pouvoir, de l’objectivation, de l’assujettissement et de
la normalisation. Mais, comme on le sait bien, la pensée foucaldienne s’oriente vers une autre
problématique qu’est la subjectivation. Comment s’est produite cette mutation, qui paraît
soudaine ? Nous allons examiner dans le chapitre suivant ce moment de changement, tout en
nous appuyant toujours sur la notion de gouvernement. Il sera question du passage du
gouvernement des autres à celui de soi.

2258
Ibid., p. 316.
652
CHAPITRE V DU GOUVERNEMENT DES AUTRES AU
GOUVERNEMENT DE SOI

L’histoire foucaldienne de la gouvernementalité ou des formes de raison


gouvernementale a montré, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la possibilité
de lier deux types de pouvoir hétérogènes, le micro-pouvoir sur le corps et le macro-pouvoir
sur la population, par l’intermédiaire de la notion de gouvernement et de celle de
gouvernementalité. La question des relations de pouvoir a ainsi été posée, à la fin des années
soixante-dix, par rapport à la généalogie des pratiques gouvernementales, qui s’oppose
clairement à la notion juridique de souveraineté dont Foucault avait adressé la critique à
plusieurs reprises. L’analyse de la gouvernementalité semble permettre à Foucault d’avancer
les recherches historiques sur les relations de pouvoir, qui s’étendent du corps individuel à la
totalité de la population, en recouvrant divers domaines de l’exercice de pouvoir. Mais,
comme on le sait bien, la pensée foucaldienne dans les années quatre-vingt choisit une voie
totalement différente de cet élargissement d’analyse de la gouvernementalité : il observe le
processus de subjectivation dans l’Antiquité, par lequel un individu se construit comme un
sujet qui maîtrise ses pratiques, notamment ses relations sexuelles. Il s’agit là de l’éthique,
que Foucault appelle éthique de soi, qui s’est développé dans le monde gréco-romain. On peut
aisément là constater plusieurs ruptures par rapport à l’analyse généalogique du pouvoir : il
n’est plus question de l’assujettissement, mais de la subjectivation comme constitution
autonome du sujet par lui-même ; la sexualité, qui n’a pas été analysée dans l’histoire de la
gouvernementalité, trouve encore une fois une place privilégiée dans la pensée foucaldienne ;
enfin, la période analysée a considérablement changé, de l’époque moderne à l’Antiquité. On
pourrait en conclure qu’il y a une rupture entre la généalogie et la problématisation, et que
Foucault a soudainement mis un coup d’arrêt à la généalogie par l’introduction de la nouvelle
problématique qu’est l’éthique de soi. Ce constat est tout à fait juste si l’on compare La
Volonté de savoir et les deux derniers tomes de l’histoire de la sexualité, L’Usage des plaisirs
et Le Souci de soi, dans lesquels le projet initial de cette histoire a totalement été modifié. Et
sans doute a-t-on une difficulté à déceler la continuité entre l’analyse de la gouvernementalité,
qui est typiquement généalogique, et les ouvrages et les cours dans la période de la
problématisation. Il est évident que ces deux séries d’analyses sont nettement hétérogènes,
mais nous nous efforcerons dans ce chapitre d’appréhender aussi précisément que possible ce
Chapitre V, Partie II

qui s’est passé dans cette période de transition, en nous appuyant sur des textes dont certains
sont inédits ou ne sont pas traduits en français. Cette analyse nous permettra de montrer
d’abord comment ce déplacement majeur dans la pensée foucaldienne se situe à l’intérieur du
développement de l’histoire du gouvernement et de ses techniques, puis par quelle
argumentation Foucault s’oriente vers la question de la sexualité dans l’Antiquité.
Ce faisant, nous ne viserons aucunement à établir un rapport de développement ou de
continuité entre ces deux périodes de la pensée foucaldienne. Il ne s’agit pas non plus
d’appréhender ce déplacement comme l’accomplissement d’une synthèse de la généalogie.
Nous tenterons de montrer comment ce déplacement se produit, mais cela n’implique pas que
ce processus est une seule voie possible pour la pensée foucaldienne. Nous voudrions faire
apparaître une série de choix que la pensée foucaldienne a opérés dans son parcours. Ces
choix n’appartiennent pas à un champ de nécessité, mais celui de possibilité. En un sens, notre
analyse dans ce chapitre est l’interprétation non-dialectique de la fin d’une période de la
pensée foucaldienne, où il est toujours question de mettre en doute la naturalité des objets.
Précisons la période et les textes que nous traiterons dans ce chapitre. Nous
entamerons l’analyse à partir du cours de 1980, intitulé Du gouvernement des vivants, qui suit
les deux années de cours consacrés à l’histoire de la gouvernementalité. Ce cours se trouve au
point d’inflexion de la pensée foucaldienne entre les deux problématiques, en ce sens que
Foucault reprend le problème du gouvernement avec des modifications importantes. Alors que
l’histoire de la gouvernementalité visait à décrire un processus historique dans lequel les arts
de gouverner les autres se forment dans la pastorale chrétienne, et se généralisent dans le
domaine notamment économico-politique, dont la forme contemporaine est le néolibéralisme,
l’analyse de 1980 prend comme objectif un domaine spécifique et chronologiquement reculé
par rapport au point où Foucault s’est arrêté en 1979 : il s’agit en 1980 du « problème de
l’examen de conscience et de l’aveu » propre au premier christianisme2259. Foucault analyse
ce problème, qu’il a déjà abordé notamment dans La Volonté de savoir, comme un exemple du
« régime de vérité », notion introduite au début de la Naissance de la bio-politique, qui situe,
nous l’avons vu dans le chapitre précédent, le continuum savoir-pouvoir autour de la notion
de vérité. En ce sens, le cours de 1980 est une tentative de revisiter qui a été posé en 1976
dans la grille d’intelligibilité qu’est le régime de vérité. Mais la discussion ne se limite pas à
ce rôle de réinterprétation du passé, elle permet à Foucault de la placer dans une nouvelle

2259
« Du gouvernement des vivants », DE II, no 289, 1980, p. 944.
654
Chapitre V, Partie II

problématique, qui apparaît dans le cours de 1981 Subjectivité et vérité, prenant des sujets qui
seront approfondis l’année suivante dans le cours L’Herméneutique du sujet et qui feront
partie de l’analyse des deux derniers tomes de l’Histoire de la sexualité. En ce sens, le cours
de 1981 se trouve dans la période de la problématisation. Mais il nous permet de comprendre
comment le problème de l’éthique a été introduit dans la pensée foucaldienne qui était encore
généalogique.
Reste encore un problème à résoudre : la disponibilité des sources. Comme les cours
de ces deux années ne sont pas encore publiés, nous sommes obligés de mener notre analyse
avec des sources quantitativement insuffisantes. L’analyse devra donc être approfondie,
modifiée ou, en cas de nécessité, totalement rectifiée, lorsque les cours seront disponibles.
Nous tenterons toutefois de chercher à esquisser le parcours foucaldien dans cette période-là
en nous référant notamment aux textes suivants : les résumés de cours2260 ; la conférence « À
propos du début de l’Herméneutique de soi »2261 ; la conférence « Sexualité et solitude »2262 ;
les deux premières leçons de Subjectivité et vérité2263. Alors que l’importance des résumés de
cours est évidente, il nous faudra présenter brièvement les autres textes.
À l’automne de 1980, Foucault a voyagé aux Étas-Unis et donné les 20 et 21 octobre
deux conférences qui s’intitulaient « Vérité et subjectivité » à Berkeley et puis les 17 et 24
novembre, deux conférences qui s’intitulaient « Vérité et subjectivité » et « Christianisme et
confession » à Dartmouth College. Le contenu de ces deux séries de conférences est presque
identique 2264 . Foucault y faisait une réflexion méthodologique sur les relations entre le
gouvernement des autres et celui de soi. Il présentait ensuite l’analyse qui était sans doute
identique à celle développée dans Du gouvernement des vivants, analyse historique qui est un
exemple de cette réflexion méthodologique.
Dans ce voyage, Foucault a aussi dirigé un séminaire à New York, publié
partiellement sous le titre de « Sexualité et solitude » en 1981. La première partie porte sur la
même réflexion méthodologique que les autres conférences et la deuxième partie est

2260
« Subjectivité et vérité », DE II, no 304, 1981, p.1032-1037.
2261
« On the beginning of the hermeneutics of the self », éd., par Mark Blasius, Political Theory, vol. 21,
no 2, mai 1993, p. 198-227. (Ce texte ne figure pas dans DE.)
2262
« Sexualité et solitude », DE II, no 295, 1980, p. 987-997.
2263
Les leçons du 6 janvier et du 13 janvier 1981, texte transcrit par nous à partir de l’enregistrement
déposé à l’IMEC.
2264
Le texte est établi sur la base des conférences à Dartmouth College, et l’éditeur y ajoute quelques
passages prononcés à Berkeley, mais supprimés à Dartmouth.
655
Chapitre V, Partie II

consacrée à la comparaison entre Artémidore et saint Augustin2265. Ce qui nous intéresse dans
ce texte est le fait que Foucault cite un passage de saint François de Sales sur la conduite
sexuelle de l’éléphant.
Bien que Foucault se réfère à cette fable de l’éléphant dans l’introduction de L’Usage
des plaisirs2266, son importance dans cette période de transition ne sera bien comprise que si
l’on tient compte des deux premières leçons de Subjectivité et vérité dans lesquelles Foucault
aborde, au travers de l’analyse de cette fable, un des problèmes essentiels dans la période de
la problématisation : la mise en question de la naturalité du partage entre le christianisme et le
paganisme. Une autre chose importante : dans l’analyse de la fable, Foucault remarque
peut-être pour la première fois dans son parcours, une forme spécifique de relations entre
pratique et savoir qu’il nomme « arts de vivre ». Si les « arts de gouverner », analysés dans les
années précédentes, ont pour objectif d’organiser de manière rationnelle un ensemble de
techniques pour conduire les autres, ces arts de vivre visent avant tout à se gouverner
soi-même par rapport à soi et aux autres. On peut sans doute dire que le cours Subjectivité et
vérité, tout au moins les deux premières leçons, montre bien le passage de la pensée
foucaldienne d’une problématique à l’autre, qui n’a pas encore pris la forme que l’on voit
dans les derniers tomes de l’Histoire de la sexualité.
Nous organiserons notre discussion selon le schéma suivant : premièrement, nous
examinerons la formation du problème « gouvernement de soi » qui s’inscrit, lors de son
apparition, dans l’analyse du gouvernement des autres comme complément de cette réflexion
sur le pouvoir ; deuxièmement, nous analyserons la discussion sur les deux formes de
l’examen de soi, l’une païenne et l’autre chrétienne dans le cours de 1980 et les conférences
aux États-Unis ; troisièmement, en suivant l’histoire de la fable de l’éléphant faite par
Foucault, nous ferons apparaître une série de questions sur les rapports entre subjectivité,
vérité, sexualité et, concrètement, sur les arts de vivre qui mèneront Foucault, dans les années
suivantes, à une réflexion sur les techniques de soi. Ces quatre moments nous permettrons de
montrer que l’analyse de la philosophie antique devient de plus en plus prépondérante dans la
pensée foucaldienne : la philosophie antique, qui sert de jauge pour mettre l’accent sur la
spécificité du gouvernement de soi chrétien, se transformera en objectif central et autonome
de réflexion dans la période de la problématisation. C’est précisément ce processus que nous
cherchons à décrire.

2265
Foucault reviendra à Artémidore dans la première partie du Souci de soi.
2266
L’Usage des plaisirs, p. 25-27.
656
Chapitre V, Partie II

1. Formation explicite du problème « gouvernement de soi »

Foucault tente d’examiner dans les conférences aux États-Unis les procédures
juridiques et religieuses de la confession depuis le Moyen Âge. Certes il a déjà abordé ce sujet
dans La Volonté de savoir, mais son analyse porte désormais sur l’histoire de la confession ou
de l’aveu en Occident, située dans un contexte plus large que celui de La Volonté de savoir qui
ne concernait que la vérité de la sexualité. Foucault entreprend ici une « généalogie du sujet
moderne », où il s’agissait d’étudier les « relations étranges et compliquées entre individualité,
discours, vérité et coercition, qui se développaient dans nos sociétés »2267.
Pour définir cette généalogie, Foucault l’oppose à la « philosophie du sujet » qui,
étant dominante en France et en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avait
comme tâche de « fonder tout le savoir et le principe de toute signification sur le sujet
signifiant », philosophie du sujet fondateur et transcendantal2268. Cette philosophie du sujet
s’est cependant heurtée à deux paradoxes : premièrement, elle n’a pas réussi à fonder « une
philosophie du savoir, et en particulier du savoir scientifique » ; deuxièmement, elle n’était
pas capable de « prendre en compte des mécanismes formateurs de signification et la structure
des systèmes de sens », et aboutissait donc à l’impossibilité d’analyser le langage à partir du
sujet fondateur2269.
Foucault remarque que, pour se débarrasser de l’hégémonie de cette philosophie du
sujet, il y a deux voies possibles : la première est le positivisme logique, théorie de la
connaissance objective ; la deuxième est un ensemble de domaines de savoir tels que la
linguistique, la psychanalyse, l’anthropologie, que l’on appellerait structuralisme. Alors que
ces deux voies cherchent à se déprendre de ce primat du sujet, Foucault choisit une autre voie,
celle de la généalogie du sujet qui étudie la constitution du sujet moderne à travers l’histoire
de formation du concept moderne du sujet. La voie foucaldienne diffère des deux autres dans

2267
« About the beginning of the hermeneutics of the self », p. 201.
2268
Ibid., p. 202.
2269
Ibid. Cette définition de la philosophie du sujet se réfère implicitement au partage entre la philosophie
du sujet et la philosophie du concept que Foucault a établi dans l’introduction à la version anglaise du
Normal et le Pathologique de Canguilhem. Voir : « Introduction par Michel Foucault », DE II, no 219, p,
429-442 ; « La vie : l’expérience et la science », DE II, no 361, 1985, p. 1582-1595 (traduction en français
avec quelques modifications). Sur ce sujet, voir également : Le concept, le sujet et la science. Cavaillès,
Canguilhem, Foucault, éds., par P. Cassous-Noguès et P. Gillot, Paris, Vrin (coll. Problèmes et
controverses), 2009.
657
Chapitre V, Partie II

la mesure où elle n’essaie pas de se passer, comme les deux autres, de la notion de sujet pour
penser ce qui n’appartient pas au sujet, mais de mettre en avant la dimension historique de la
constitution du sujet. Il s’agit donc d’étudier non pas le sujet sans histoire, ni l’histoire sans
sujet, mais l’histoire du sujet ou l’historicité du sujet.
Cette étude historico-philosophique a pour modèle privilégié, selon Foucault,
l’histoire des sciences, ou bien l’épistémologie historique, représentée par Bachelard,
Canguilhem et Koyré entre autres, qui représente la philosophie du concept2270. L’importance
de l’histoire des sciences s’explique pour deux raisons : premièrement, « le savoir a tendance
à s’organiser autour des formes et des normes plus ou moins scientifiques » ; la seconde, qui
serait « plus fondamentale et spécifique dans notre société », c’est le fait que l’obligation
morale de se connaître soi-même et de dire la vérité à propos de soi-même implique une autre
obligation, celle de constituer cette vérité subjective sous une forme intelligible et peut-être
scientifique 2271 . La première correspondrait à la problématique de savoir-pouvoir et la
seconde introduit une nouvelle question, celle des relations entre « l’obligation de la vérité
imposée aux individus et une organisation scientifique du savoir »2272. Ce que l’individu parle
de lui-même constitue une connaissance qui s’appuie sur sa subjectivité, et qui s’inscrit en
même temps dans un savoir scientifique. L’individu est à la fois le détenteur de sa vérité
subjective et un objet de la connaissance scientifique du sujet. C’est une histoire de cette
connaissance du sujet à la fois subjective et objective que Foucault tente de faire, comme une
histoire des sciences, histoire « qui cherche à découvrir les pratiques discursives,
institutionnelles et sociales à partir desquelles surgissent ces sciences »2273. Foucault appelle
cette entreprise « une histoire archéologique »2274. Le projet de la généalogie du sujet, qui se
réalise par une archéologie du savoir, est une analyse de l’articulation entre les techniques de
pouvoir et certains discours qui se développaient autour du sujet2275. Si la généalogie du sujet

2270
« About the beginning of the hermeneutics of the self », p. 223.
2271
Ibid.
2272
Ibid.
2273
Ibid.
2274
Ibid.
2275
Foucault appelle cette étude historico-philosophique « histoire régressive », dans la mesure où il s’agit
là d’une « histoire de ce que nous avons fait » et un « diagnostic de ce que nous sommes ». Cette référence
à « nous-mêmes » et au présent, que nous avons vue dans le deuxième chapitre, sera reprise comme
« ontologie historique de nous-mêmes » dans les années quatre-vingt. Nous y reviendrons dans la troisième
partie. L’objectif est de chercher une autre forme de philosophie « critique » : non pas la philosophie
critique en sens kantien qui cherche à déterminer les conditions sous lesquelles une connaissance du sujet
est possible, mais celle qui « cherche les conditions et les possibilités indéfinies de transformer le sujet, de
transformer nous-mêmes » (Ibid.)
658
Chapitre V, Partie II

met en doute l’unité du sujet, l’archéologie fait apparaître à l’intérieur de cette naturalité un
faisceau de relations discursives, institutionnelles et sociales et ses règles d’organisation et de
dispersion. Dans cette conférence, la position de Foucault à propos du rapport entre la
généalogie et l’archéologie est très proche de celle présentée au début de « Il faut défendre la
société », c’est-à-dire la généalogie comme stratégie et l’archéologie comme méthode. Mais,
évidemment, cela ne signifie pas un simple retour à l’archéologie du discours, mais celle qui
étudie les objets non-discursifs ainsi que discursifs.
Par rapport à cette généalogie du sujet moderne ainsi définie, Foucault réinterprète
son parcours : il a mené, d’une part, une analyse des théories du sujet vivant, travaillant et
parlant, bien entendu dans Les Mots et les Choses, et d’autre part, une analyse des pratiques
psychiatriques, médicales ou pénitentiaires où des sujets se constituent en tant qu’objets du
savoir et du pouvoir. Si la pensée foucaldienne consistait, comme l’affirme Foucault lui-même,
à étudier le problème du sujet, du point de vue de l’assujettissement, il cherche maintenant à
réfléchir sur ce problème par rapport aux « formes de compréhension que le sujet fait de
soi-même », c’est-à-dire une étude de la constitution d’un sujet par soi-même, l’étude du
processus de subjectivation2276. Foucault choisit comme domaine de recherche un objet qui lui
est familier, mais dont il s’est écarté dans la période où il étudiait le problème de la
gouvernementalité : ce domaine, c’est celui de la sexualité. La réapparition de la sexualité
dans la pensée foucaldienne est un élément important pour comprendre ce qui se produit dans
le changement vers la période de la problématisation. Foucault aborde ce problème de la
sexualité par rapport à celui de la confession, ainsi qu’il l’a déjà fait dans La Volonté de savoir.
On peut constater là une sorte de continuité entre le premier tome de l’histoire de la sexualité
et la problématique foucaldienne du début des années quatre-vingt, sous la forme de retour de
la sexualité, qui n’a pas été discutée dans l’analyse de la raison gouvernementale.
Afin d’expliquer pourquoi se produit ou doit se produire un déplacement de
l’assujettissement à la subjectivation, Foucault fait une sorte d’autocritique. Il se réfère
d’abord aux trois types de techniques dans les sociétés humaines, proposés par Habermas, à
savoir les techniques de productions, de signification, de domination2277. Parmi ces trois types,
c’est celui de techniques de domination que Foucault prend comme sujet dans les années
soixante-dix, sans exclure pourtant les deux autres. Mais, l’analyse des expériences

2276
Ibid., p. 203.
2277
Cf. Jürgen Habermas, Connaissance et intérêt, trad., par G. Clemençon, J-M. Brohm, J-R. Ladmiral,
Paris, Gallimard, 1976.
659
Chapitre V, Partie II

concernant la sexualité lui permet de remarquer qu’il y a un autre type de techniques dans
toutes les sociétés, techniques aussi importantes que celles de domination : techniques ou
technologie de soi, par lesquelles les individus peuvent effectuer des opérations sur leurs
corps, leurs âmes, leurs pensées, leurs conduites pour modifier soi-même ou pour atteindre un
état particulier, tel que le bonheur, la pureté, etc.2278 Il faut, dit Foucault, « tenir compte non
seulement des techniques de dominations mais aussi des techniques de soi », c’est-à-dire
« l’interaction entre ces deux types de techniques – techniques de domination et techniques de
soi »2279. Ce disant, Foucault cherche, nous semble-t-il, à justifier le retour au problème de la
sexualité. Si les techniques de l’aveu ont été analysées, dans La Volonté de savoir, par rapport
à la mise en discours de la sexualité pour en produire une certaine connaissance de la
sexualité, il s’agit maintenant de savoir quels sont les effets que cette pratique de parler de la
sexualité a sur le sujet de l’aveu lui-même. Le déplacement vers le problème de la
subjectivation complète donc l’analyse de l’assujettissement, qui a laissé inexploré ce
domaine de techniques de soi.
Entre les techniques de domination et celles de soi, il existe un point de contact : ce
sont les pratiques du gouvernement que Foucault a déjà étudiées. Mais, dans l’histoire de la
gouvernementalité que nous avons examinée dans le chapitre précédent, le gouvernement de
soi n’occupait pas une place centrale. Ce qui intéressait Foucault était bien entendu le
gouvernement des autres, ou bien, de la population. Le gouvernement de soi n’était mentionné
que comme une caractéristique de la direction de conscience dans l’Antiquité. Or le
gouvernement des autres et le gouvernement de soi constitue en réalité deux versants de
l’analyse des pratiques gouvernementales, et entre les deux, il y a des relations à la fois
complémentaires et conflictuelles. Foucault dit ainsi : « lorsque j’étudiais l’asile, la prison,
etc., j’ai trop insisté, je crois, sur les techniques de domination ». Admettant l’importance de
la discipline, il souligne qu’elle « n’est qu’un aspect de l’art de gouverner le peuple dans notre
société »2280. L’analyse du gouvernement des autres est donc insuffisante puisqu’elle ne tient
compte que de la moitié du domaine des pratiques du gouvernement.
La problématique de soi est ainsi apparue à l’origine comme complément de
l’analyse du gouvernement des autres. Il s’agit toujours d’examiner, dans le cadre de la
généalogie du sujet moderne, diverses modalités de gouvernement, notion née dans l’analyse

2278
« About the beginning of the hermeneutics of the self », p. 203.
2279
Ibid.
2280
« About the beginning of the hermeneutics of the self », p. 204.
660
Chapitre V, Partie II

des relations de pouvoir. Foucault veut l’étudier dans le domaine de la sexualité. On peut donc
dire avec justesse que le problème de soi n’est pas une rupture de la pensée foucaldienne,
mais, au moment de son apparition, un élargissement du domaine d’analyse.
Ce faisant, Foucault récapitule son parcours autour de la question du sujet, et
réorganise l’analyse du gouvernement par rapport à cette question, en y ajoutant un domaine
laissé jusqu’alors intouché, celui des techniques de soi. Or il faut trouver un point d’ancrage
historiquement précisé pour la généalogie du sujet moderne qui s’effectue dans le domaine
historique au travers de ces deux types de techniques. Foucault choisit l’examen de
conscience et la confession dans le christianisme, car il s’agit là des techniques qui permettent
non seulement de produire la vérité à propos de soi-même, mais aussi de dominer le peuple
par le prélèvement de la vérité individuelle.
Foucault a déjà entamé une telle analyse dans Du gouvernement des vivants. Alors
que seul le résumé de cours est disponible, on peut sans doute dire que les conférences aux
États-Unis, où Foucault analyse les mêmes notions (exomologesis et exagoreusis) et le même
auteur (Cassien), reprennent du moins partiellement l’analyse de ce cours de 1980. Il y a
cependant une différence entre le résumé et les conférences : alors que, dans les conférences,
Foucault souligne l’importance d’étudier le gouvernement de soi ainsi que des autres, dans le
résumé, il n’entend par gouvernement que les « techniques et procédures destinées à diriger la
conduite des hommes »2281. Il s’agit dans le cours au Collège de France de savoir selon quelle
méthode la vérité de soi-même apparaît manifestement, et comment cette vérité est utilisée
pour l’obéissance. Il nous semble donc que, dans le cours, le problème des techniques de soi
n’est pas encore bien dégagé de l’analyse des arts de gouverner les autres 2282 . Du
gouvernement des vivants prépare, restant toujours dans le questionnement généalogique, les
éléments qui constitueront la pensée foucaldienne dans la période de la problématisation, à
savoir le gouvernement de soi et la sexualité.

2281
« Du gouvernement des vivants », p. 944.
Bien que Foucault énumère plusieurs types de gouvernements parmi lesquels il y a gouvernement de
soi-même, ce n’est qu’un exemple des pratiques de gouvernement.
2282
Il nous faudra, bien entendu, pour confirmer cette hypothèse, l’examen plus détaillé du cours de 1980.
661
Chapitre V, Partie II

2. Confession et examen de soi : du partage entre le paganisme et le


christianisme

Après avoir introduit le problème du gouvernement de soi dans le domaine de la


sexualité, Foucault présente deux manières de l’examen de soi, l’une exercée dans l’Antiquité
et l’autre dans le christianisme primitif. Il s’agit de montrer la spécificité des techniques
chrétiennes de soi au travers de la comparaison avec celles qui existaient dans l’Antiquité. En
d’autres termes, Foucault prend comme jauge les techniques de soi antiques pour faire
apparaître la forme spécifique des techniques chrétiennes dans lesquelles se croisent les
gouvernements des autres et de soi. La philosophie païenne est en ce sens un instrument pour
l’analyse du gouvernement chrétien et moderne que Foucault a étudié depuis Surveiller et
punir. L’objectif premier est donc d’examiner les pratiques gouvernementales chrétiennes,
tandis que la philosophie païenne reste encore dans une position secondaire.

2.1. La philosophie païenne et les techniques de soi

Dans l’Antiquité, les techniques de soi, dans les écoles philosophiques grecques en
particulier, ont pour but, selon Foucault, de transformer l’individu, pour qu’il puisse mieux
vivre, c’est-à-dire vivre plus heureux. Dans la philosophie antique, la confession et l’examen
de soi occupent une place restreinte pour deux raisons. Premièrement, tout exercice
philosophique dans l’Antiquité vise à atteindre un état où l’individu peut se conduire sans
perdre la maîtrise de soi. Le discours du maître est plus important que celui du disciple pour
réaliser cet objectif. Deuxièmement, le lien entre le maître et le disciple est circonstanciel et
provisoire et n’exige aucune obéissance complète et définitive. Le disciple ne demande au
maître de l’aider dans cet examen de soi que lorsqu’il est en difficulté dans la vie. Une fois
que le disciple est sorti de cette situation pénible, on met un terme, même s’il est provisoire, à
ce rapport d’obéissance au maître.
Malgré cette position restreinte de l’examen de soi dans l’Antiquité, Foucault
souligne le fait que certaines techniques pour découvrir et formuler la vérité de soi-même
étaient déjà élaborées avant le christianisme. Il donne un exemple de l’examen de conscience,
un passage de De ira de Sénèque où il est question de la procédure de cet examen2283. Il s’agit

2283
Foucault citera le même passage dans Le Souci de soi et l’analysera d’une façon presque identique.( Le
662
Chapitre V, Partie II

pour Sénèque moins de punir les fautes qu’il a commises que de les analyser et de réactiver
les règles à respecter pour ne plus les répéter. Sénèque est « plus administrateur permanent de
lui-même que juge de son passé »2284. Le but de l’examen de conscience est de rappeler les
règles de conduite, d’évoquer la vérité que le sujet a oubliée et de mesurer la distance entre ce
que le sujet a effectivement fait et ce qu’il aurait dû faire. Foucault remarque la différence
entre cet exercice stoïcien et celui du christianisme : « dans la confession chrétienne le
pénitent doit mémoriser la loi afin de découvrir ses péchés, mais dans l’exercice stoïcien le
sage doit mémoriser des actes afin de réactiver les règles fondamentales »2285. L’opposition est
claire : dans le christianisme, la loi fonctionne comme ce qui permet à l’individu de détecter
ses péchés, qui resteraient cachés sans l’aide de la loi, alors que chez les stoïciens, les actes
erronés sur lesquels on doit réfléchir sont déjà présents et évidents, et, à partir d’eux, on peut
revenir sur les règles à respecter. Dans le christianisme, les péchés sont à dévoiler par la loi ;
dans le stoïcisme, les « péchés » sont ce à partir de quoi les règles sont réactivées.
Foucault donne d’autres exemples de la confession dans l’Antiquité. La pratique de
la confession se développe moins dans la vie philosophique, à part chez les épicuriens, que
dans les pratiques médicales, ainsi que le montrent les textes de Galien ou de Plutarque.
Foucault trouve un modèle de la confession antique encore chez Sénèque : le début de De
transquillitate animi2286. Dans ce texte, Sérénus consulte Sénèque pour échapper à son état
d’âme instable, en lui disant franchement la vérité. Sa confession ne révèle cependant pas quel
est son désir profond au travers de l’examen de son existence, sa pensée, ses conduites,
comme c’est le cas pour le christianisme, mais elle se développe dans les domaines de
richesses, de vie politique et d’honneur, qui sont les différents types d’activités sociales de
citoyens. La confession de Sérénus porte sur ses actes dans chaque domaine, mais ne

Souci de soi, (coll. Tel), Paris, Gallimard, 1984, p.84-87 ). Le passage cité est le suivant : « Quoi de plus
beau que cette habitude de faire l’enquête de toute sa journée ! Quel sommeil que celui qui succède à cet
examen de conscience ! Qu’il est calme, profond et libre, lorsque l’âme a reçu sa portion d’éloge et de
blâme, et que, surveillante d’elle-même, elle a, comme un censeur secret, informé sur sa propre conduite !
J’exerce cette magistrature et me cite chaque jour à mon tribunal ; quand la lumière a disparu de ma
chambre et que ma femme, qui sait mon usage, respecte mon silence par le sien, je fais à part moi
l’inspection de toute ma journée et reviens pour les peser sur mes actes et mes paroles. Je ne me déguise
rien, je m’omets rien. Quelle est celle de mes fautes que je craindrais d’envisager, quand je puis
dire : « Tâche de ne plus faire cela ; pour le présent, je te pardonne. Dans telle discussion tu as mis trop
d’âpreté : ne va plus désormais te commettre avec l’ignorance ; ils ne veulent point d’apprendre, ceux qui
n’ont jamais appris. (…) » » (Sénèque, De la colère, III, 36, Œuvre complète, trad., par Joseph Baillard, vol.
1, Paris Hachette, 1914, p. 76-77.)
2284
« About the beginning of the hermeneutics of the self », p. 207.
2285
Ibid.
2286
Sénèque, De la Tranquillité de l’âme, Œuvre complète, p. 234-264.
663
Chapitre V, Partie II

converge jamais vers son existence. Il est question de son état social représenté par ces
domaines auquel il faudrait ajouter quelque chose, des préceptes moraux, qui lui permettrait
de transformer la simple connaissance morale en une véritable manière de vivre. La réponse
de Sénèque ne vise pas à lui donner de l’extérieur une force transformatrice, mais à faire de la
connaissance et la conscience de soi une force, née à l’intérieur de soi, par laquelle l’individu
peut surmonter la difficulté par lui-même.
De là Foucault tire quelques conséquences : la vérité dans l’Antiquité est définie non
pas par une conformité à la réalité, mais comme une force inhérente aux principes qui se
développent dans le discours ; la vérité n’est pas cachée dans la partie profonde et obscure de
l’âme, mais elle fonctionne pour l’individu comme une sorte de force magnétique qui le mène
vers son but ; la vérité est obtenue non pas par l’exploration analytique, mais par l’explication
rhétorique du bien pour ceux qui veulent accéder à la vie de sage ; il n’y a aucune
discontinuité entre le sujet de la connaissance et le sujet de la volonté dans la constitution de
soi2287. Une telle pratique de confession et conseil réside dans le cadre de ce que les Grecs
appellent gnomé, qui désigne « l’unité de la volonté et de la connaissance » et « un discours
court à travers lequel la vérité apparaît avec toutes ses forces et s’incruste dans l’âme du
peuple »2288. C’est cette unité qui caractérise les techniques de soi dans l’Antiquité.

2.2. Le christianisme et les techniques de soi

On peut trouver dans ce modèle de soi antique quelques éléments constitutifs que
l’on repère aussi dans le christianisme : la nécessité de parler de soi-même, le rôle du maître
et de son discours, le long chemin qui amène finalement à l’émergence de soi. Tous ces
éléments sont cependant organisés dans le christianisme de manière totalement différente. Le
soi dans la philosophie antique est ce qui est constitué au travers de la force de la vérité ou par
la superposition de la volonté et de la vérité, alors que, dans les techniques de soi chrétiennes,
le problème est de déchiffrer le soi comme un texte ou un livre et de découvrir ce qui est
caché à son intérieur. Il y a deux ensembles d’obligations de la vérité dans le christianisme qui
s’articulent l’une sur l’autre, mais qui restent relativement indépendantes l’une de l’autre : un
ensemble d’obligations concernant la foi, la Bible et le dogme, et un ensemble d’obligations
concernant le soi, l’âme et le cœur. Foucault porte son attention sur le second ensemble,

2287
« About the beginning of the hermeneutics of the self », p. 209.
2288
Ibid., p. 209-210.
664
Chapitre V, Partie II

concernant les obligations à manifester la vérité de soi-même, en examinant les deux


techniques de soi, exomologesis et exagoreusis.
L’exomologesis est un terme que les pères grecs utilisent pour désigner les
obligations de la vérité inhérentes aux pénitents dans les rites pénitentiels : ce sont les gestes
de se punir non pas verbaux, mais somatiques et symboliques, qui ont lieu à la fin de la
procédure pénitentielle, c’est-à-dire au moment de la réintégration ; l’exomologesis a
également une définition plus générale qui est « tout ce que le pénitent fait pour obtenir sa
réconciliation tant qu’il reste en état de pénitent »2289. L’acte de se punir doit s’effectuer
devant le public par la volonté du pénitent lui-même. La pénitence s’accomplit, dit Foucault
en citant saint Pacien de Barcelone, non pas par une énonciation du pénitent, mais par des
éléments dramatiques ou théâtraux tels que la cendre, le jeûne, l’affliction et la participation
du peuple aux rites2290. L’exomologesis n’obéit pas à un principe judiciaire, qui est celui de
corrélation exacte entre la punition et le crime, mais à une loi d’accentuation maximale par la
théâtralité. Il n’y a pas non plus de principe de correspondance entre l’énonciation et la réalité.
Au cours des rites, le pénitent doit se montrer comme pécheur en train de mourir
spirituellement à cause de son péché. Il doit aussi montrer sa volonté de renoncer
spontanément à sa vie pour accéder à une nouvelle vie spirituelle. L’exomologesis représente
une mort à la fois infâme et volontaire. Pour justifier la nécessité de la pénitence et de
l’exomologesis, les pères chrétiens utilisent plusieurs modèles (médical, juridique, etc.) parmi
lesquels le modèle de martyre est le plus important : le martyr est celui qui préfère faire face à
la mort plutôt que d’abandonner sa foi ; le pécheur ne serait réintégré que s’il « s’expose
volontairement à une sorte de martyre dont tous seront témoins et qui est pénitence, pénitence
comme exomologesis » 2291 . Foucault résume la caractéristique de l’exomologesis en
comparaison avec la technologie stoïcienne : alors que la technologie stoïcienne vise à
« superposer (…) le sujet de la connaissance et le sujet de la volonté au moyen de la
mémorisation perpétuelle des règles », l’exomologesis, dont la formule centrale est ego non
sum ego, cherche à « superposer par un acte de rupture violente la vérité à propos de
soi-même et la renonciation à soi-même » ; « Dans les gestes fastueux de macération,
conclut-il, l’auto-révélation dans l’exomologesis est en même temps auto-destruction »2292. La

2289
Ibid., p. 213-214.
2290
Ibid., p. 214.
2291
Ibid., p. 215.
2292
Ibid.
665
Chapitre V, Partie II

position de soi dans la philosophie païenne et celle observée dans le christianisme sont donc
fort différentes, même s’il existe des éléments communs.
La seconde technique, l’exagoreusis, très différente de l’exomologesis, se développe
dans les institutions monastiques au travers des pratiques de la confession. Elle est
relativement proche de l’exercice pratiqué dans les écoles de la philosophie païenne. Il y a
évidemment eu un transfert de plusieurs techniques de soi païennes dans le christianisme,
ainsi que Foucault l’a fortement souligné à plusieurs reprises dans l’histoire du pouvoir
disciplinaire ou celle de la gouvernementalité, entre autres.2293. Mais, ces techniques ont subi
des modifications sous l’influence de deux éléments fondamentaux de la spiritualité
chrétienne : le principe de l’obéissance et celui de la contemplation. Le principe de
l’obéissance : alors que la relation entre le maître et le disciple dans la philosophie antique
était instrumentale et provisoire, l’obéissance dans les institutions monastiques est relation
permanente et porte sur tous les aspects de la vie. Le principe de la contemplation : dans la vie
monastique, le bien suprême n’est pas la maîtrise de soi, mais la contemplation de Dieu ; la
contemplation doit se tourner vers Dieu seul ; elle est aussi un moyen de vérifier si le cœur,
l’âme et les yeux du moine sont assez purs pour voir Dieu.
Foucault présente quelques caractéristiques de la vie monastique dominée par les
deux principes, en se référant aux textes de Cassien, à savoir Les institutions cénobitiques et
Les conférences, écrits au début du Ve siècle, qui donnent une présentation systématique de
l’examen de soi et de la confession pratiqués par les moines palestiniens et égyptiens2294.
Foucault souligne d’abord que l’examen de soi occupe une place privilégiée dans la vie
monastique. L’examen de soi chrétien concerne moins l’action que la pensée. Le moine doit
examiner ses moindres mouvements de pensée. Il ne s’agit pour lui que de la nature, la qualité,
la substance de ses pensées. De là se pose la question de la vérité. L’objectif de Cassien est
d’examiner la pensée en elle-même, non pas de savoir s’il y a une conformité entre l’idée et
l’ordre des choses extérieures, alors que la question de la vérité chez les stoïciens se posait par
rapport à des opinions vraies ou fausses pour savoir si ces opinions étaient favorables ou non
à former de bonnes actions. Il faut donc, pour Cassien, « déchiffrer nos pensées comme
données subjectives qui doivent être interprétées, qui doivent être scrutées dans leurs racines

2293
Foucault cite un passage d’une homélie de saint Jean Chrysostome, qui emploie le même vocabulaire
que celui trouvé dans De ira de Sénèque. Voir : Homélie, XLII, à propos de Matthieu 12 :33.
2294
Jean Cassien, De Instituiones Coenbiorum et Collationes Patrum.
666
Chapitre V, Partie II

et dans leurs origines »2295.


Mais Foucault se demande comment il est possible d’effectuer cet examen de soi
obligatoire, « herméneutique nécessaire de nos propres pensées ». La réponse de Cassien est,
selon Foucault, à la fois évidente et surprenante : « interprète tes pensées en les disant au
maître ou ton père spirituel »2296. C’est par la verbalisation de la pensée que se manifeste la
vérité de soi. Foucault décrit quelques caractères de ce processus : il a une fonction
interprétative ; il doit être une activité permanente, aussi contemporaine que possible du
courant de pensée et doit atteindre la profondeur de la pensée ; en mettant en lumière tout
mouvement de la pensée, il amène aussi l’âme humaine du règne du Satan à la loi de Dieu ; ce
mouvement vers Dieu signifie la renonciation à Satan, qui implique celle à soi-même ; la
verbalisation est un sacrifice de soi. C’est cette mise en discours permanente, exhaustive et
sacrificielle des pensées que les pères grecs appellent exagoreusis.
Ces deux différentes formes d’obligation de manifester la vérité, exomologesis et
exagoreusis s’opposent l’une à l’autre : d’une part, l’exomologesis est « une expression
dramatique de l’état de pécheur par le pénitent lui-même » et, d’autre part, l’exagoreusis est
« une verbalisation analytique et continuelle des pensées » ; la première se produit dans « une
sorte de manifestation publique », et la seconde dans « la relation de l’obéissance complète à
la volonté du père spirituel »2297. Toutefois, il y a un élément commun entre les deux, c’est la
renonciation à soi, soit comme martyre soit comme résultat de la verbalisation permanente.
« La macération ascétique qui s’exerce sur le corps et la règle de la verbalisation permanente
appliquée à la pensée (…) on suppose qu’elles ont le même but et le même effet »2298.
C’est la deuxième forme, exagoreusis, verbalisation permanente de la pensée, qui est
finalement devenue dominante, après des conflits et fluctuations, et qui nous domine toujours.
Cette forme particulière d’herméneutique de soi implique nécessairement le sacrifice de soi.
De là surgit un problème important pour la culture occidentale : comment est-il possible de
fonder l’herméneutique de soi non pas sur le sacrifice de soi comme dans le christianisme
primitif, mais sur l’émergence d’un soi positif, théorique et pratique ? Tous les efforts
juridiques, médicaux, psychiatriques, politiques et philosophiques se développent, selon
Foucault, autour de ce problème, problème de constituer le soi positif, non pas le soi

2295
Ibid., p. 218.
2296
Ibid., p. 219.
2297
Ibid., p. 221.
2298
Ibid.
667
Chapitre V, Partie II

auto-destructif. Il appelle cet ensemble d’efforts de la culture occidentale « anthropologisme


permanent de la pensée occidentale » 2299 . Cet anthropologisme représente le désir de
substituer la figure positive de l’homme au soi en tant que sacrifice dans le christianisme.
Mais ces efforts ne libèrent pas les hommes des techniques chrétiennes de soi. Les savoirs
positifs se servent de techniques de soi en les transformant en moyens efficaces pour prélever
la vérité positive du sujet. On peut donc dire, selon le schéma généalogique, que la
constitution de l’homme en tant qu’objet du savoir positif est un résultat de la confiscation des
techniques chrétiennes par l’anthropologisme occidental.
Il y a donc trois types de techniques de soi : celui exercé dans la philosophie antique
qui prépare les éléments fondamentaux de l’examen de soi dans l’unité du sujet de la
connaissance et du sujet de la volonté ; celui formé dans le christianisme primitif qui établit
des procédures obligeant les individus à révéler la vérité de soi-même pour renoncer à soi ; et
enfin, celui des techniques de soi positives dans les temps modernes, qui cherchent à établir
un fondement positif de la subjectivité, et qui utilisent tout de même des procédures
chrétiennes de l’examen de soi, en les insérant dans d’autres domaines avec un ensemble de
modifications. La pensée foucaldienne avait pour objectif d’analyser le troisième type, depuis
l’Histoire de la folie, par rapport non pas aux techniques de soi, mais, à la constitution d’un
sujet dans les relations de savoir-vérité ou de savoir-pouvoir ; elle abordait le problème de la
provenance chrétienne des techniques de pouvoir moderne, en étudiant la prison, la sexualité
et le gouvernement ; il s’agit pour elle dans ces conférences aux États-Unis, et sans doute
dans le cours de 1980, d’examiner le partage entre le christianisme et le paganisme, en se
centrant sur les techniques de soi, question qui provient de la problématique du gouvernement
des autres et de soi. Alors qu’un nouvel élément, le paganisme, est introduit, Foucault met
toujours davantage l’accent sur le soi dans le christianisme que sur les techniques païennes de
soi.
Foucault ne vise pas à opposer au soi chrétien ou moderne le soi antique comme
origine à laquelle revenir, mais à poser que « notre problème actuel serait de découvrir que le
soi n’est rien d’autre que la corrélation historique de la technologie établie dans notre
histoire »2300. Est toujours mis en question le sujet moderne qui n’échappe pas encore aux
techniques de la confession chrétienne et de leurs variantes positives ou anthropologiques.
Cette généalogie du sujet ou des technologies de soi, Foucault la poursuivra dans les années

2299
Ibid., p. 222.
2300
Ibid.
668
Chapitre V, Partie II

suivantes, mais avec un changement d’accent : l’analyse de la philosophie antique se trouvera


en une position centrale dans sa pensée. La philosophie antique n’est plus seulement un
instrument pour jauger la spécificité de l’Occident christianisé et puis modernisé. Le début du
cours Subjectivité et vérité se situe, nous semble-t-il, au sein de ce processus de réorientation
de la pensée foucaldienne vers l’Antiquité.

3. Subjectivité, vérité, sexualité : autour de la « fable de l’éléphant »

Foucault résume l’objectif du cours Subjectivité et vérité comme « une enquête sur
les modes institués de la connaissance de soi et sur les autres »2301. Cet objectif est toutefois
poursuivi sans perdre le lien avec les études précédentes : la recherche est à la fois « une
histoire de la subjectivité et une analyse des formes de la « gouvernementalité » »2302. Dans le
cours de 1981, Foucault vise à croiser ces deux domaines de recherche dans l’analyse du
gouvernement de soi, qui se comprendrait comme « un autre aspect de la question de la
« gouvernementalité » »2303. Le cours, ainsi que les conférences aux Étas-Unis, représente
donc précisément le passage du gouvernement des autres à celui de soi, tout en permettant de
repérer comment la position de l’analyse de la philosophie antique devient de plus en plus
importante dans la pensée foucaldienne.
Foucault commence la première leçon de l’année, prononcée le 6 janvier 1981, par la
citation d’un long passage sur l’éléphant dans L’introduction à la vie dévote de saint François
de Sales :

L’éléphant n’est qu’une grosse bête, mais la plus digne qui vive sur la terre et qui a plus de sens

(…) : il ne change jamais la femelle et aime tendrement celle qu’il a choisie, avec laquelle
néanmoins il ne parie que de trois ans en trois ans, et cela pour cinq jours seulement et si

secrètement que jamais il n’est vu en cet acte ; mais il est bien vu pourtant le sixième jour auquel

avant toutes choses il va droit à quelque rivière en laquelle il se lave entièrement tout le corps,

sans vouloir aucunement retourner au troupeau qu’il ne se soit auparavant purifié. Ne sont-ce

pas de belles et honnêtes humeurs d’un tel animal, par lesquelles il invite les mariés à ne point

2301
« Subjectivité et vérité », p. 1032.
2302
Ibid., p. 1033.
2303
Ibid.
669
Chapitre V, Partie II

demeurer engagés d’affection aux sensualités et voluptés que selon leur vocation ils auront

exercées, mais icelles passées, de s’en laver le cœur et l’affection, et de s’en purifier au plus tôt,

pour par après avec toute liberté d’esprit pratiquer les autres actions plus pures et relevées2304?

L’éléphant, pour saint François de Sales, est un exemple de la bonne conduite sexuelle et
conjugale que la nature donne aux hommes. Or il n’est pas le seul qui ait admiré l’éléphant
comme modèle de bonne conduite sexuelle. D’autres auteurs qui n’appartiennent pas
nécessairement à la rhétorique spiritualiste, le mentionnent de la même façon. Foucault en
donne pour exemple, un auteur naturaliste du XVIe siècle, Aldrovandi, qui vante la chasteté
parmi les bonnes qualités que possède l’éléphant2305.
Foucault se réfère à un autre auteur du XVIIIe siècle, un siècle et demi après
Aldrovandi : c’est Buffon, qui lui-aussi admire l’éléphant pour son courage, sa prudence, son
sens de la foi, son obéissance et sa fidélité à ses amis et qui mentionne également ses rapports
amoureux2306. Par rapport aux textes de saint François de Sales et d’Aldrovandi, le texte de
Buffon met l’accent sur différents points : alors que chez saint François de Sales, il est
question d’une espèce de répugnance si forte que les éléphants ont besoin de s’en purifier,
Buffon insiste sur la chaleur du désir et l’intensité d’un plaisir multiplié par le secret. Mais,
malgré ce déplacement, ce que la fable de l’éléphant enseigne est toujours identique : la
vertueuse monogamie et le comportement sexuel convenable entre époux.
Bien que la fable confirme la morale chrétienne ou moderne de la conduite sexuelle
entre époux, l’histoire de la fable remonte à une période beaucoup plus ancienne. Foucault
mentionne des auteurs tels Gesner, Albert le Grand, Vincent de Beauvais qui ont également
décrit l’éléphant comme un animal qui donne aux gens mariés un modèle de la vertu
conjugale. Il porte attention, en particulier, sur le Spuculum Naturale de Vincent de Beauvais,

2304
Saint François de Sales, L’Introduction à la vie dévote, Œuvres, Paris, Gallimard, 1969, p. 243.
2305
Foucault mentionne Aldrovandi dans Les Mots et les Choses, concernant le passage de l’épistémè
Renaissance à l’épistémè classique. Voir : Les Mots et les Choses, p. 141.
2306
« Lorsque les femelles entrent en chaleur, ce grand attachement pour la société cède à un sentiment
plus vif ; la troupe se sépare par couples que le désir avait formé d’avance ; ils se prennent par choix, se
dérobent, et dans leur marche l’amour paraît les précéder et la pudeur les suivre ; car le mystère
accompagne leurs plaisirs. On ne les a jamais vu s’accoupler, ils craignent surtout les regards de leurs
semblables et connaissent peut-être mieux que nous cette volupté pure de jouir dans le silence, et de ne
s’occuper que de l’objet aimé. Ils cherchent les bois les plus épais, ils gagner les solitudes les plus
profondes pour se livres sans témoins, sans trouble et sans réserve à toutes les impulsions de la Nature ;
elles sont d’autant plus vives et plus durables qu’elles sont plus rares et plus longtemps attendues ; la
femelle porte deux ans ; lorsqu’elle est pleine, le mâle s’en abstient, et ce n’est qu’à la troisième année que
renaît la saison des amours. » (Georges-Louis Leclerc Buffon, « L’éléphant », Histoire naturelle, générale
et particulière, t. XI, Paris, Imprimerie royal, 1754, p. 15-16.)
670
Chapitre V, Partie II

car ce texte reproduit presque mot à mot un ouvrage qui lui est antérieur, le Physiologos2307.
Le Physiologos connaissait une grande popularité comparable à celle de la Bible au
Moyen Âge. On en ignore l’auteur et la date exacte de rédaction. Des références au
Physiologos remontent au IVe siècle : saint Ambroise y faisait allusion dans le commentaire
latin aux six jours de la création que mentionnaient le Pseudo-Eustache et Rufin d’Aquilée.
Mais au moins une chose est certaine : le Physiologos est un texte chrétien. Chaque chapitre
du livre a une structure binaire : la première partie présente des traits « naturels » d’un animal
et la deuxième partie en donne une interprétation chrétienne et allégorique. « Le Physiologos
lit, résume Foucault, l’Écriture et la nature, lit la Bible et la science naturelle de l’Antiquité
d’une manière qui est assez intéressante et significative »2308.
Le chapitre consacré à l’éléphant, un des plus longs chapitres dans l’ouvrage,
commence, comme les autres chapitres, par une présentation physique et anatomique de
l’animal2309. Il en décrit ensuite la reproduction, d’une façon non pas simplement descriptive,
mais aussi exégétique, car l’éléphant nous enseigne, ce qui s’est passé au moment de la chute,
ce qui était le rapport entre l’homme et la femme avant et après la chute, en la répétant
symboliquement à chaque accouplement. « L’éléphant mâle et son épouse correspondent, dit
le Physiologos, aux figures d’Adam et d’Ève » 2310 . Le Physiologos explique cette
correspondance de la manière suivante :

Lorsqu’il veut avoir une progéniture, il se retire en orient près du paradis. La femelle

l’accompagne. Il y a là-bas un arbre qui porte le nom de « mandragore ». La femelle goûte la

première de l’arbre et en propose à son époux, et elle l’asticote jusqu’à ce qu’il en goûte lui aussi.
Dès qu’il en a mangé le mâle s’approche de la femelle et s’unit à elle ; et celle-ci conçoit aussitôt.

Lorsque le temps est venu où elle doit accoucher, elle se dirige vers un marais d’eau et y pénètre

jusqu’à ce que l’eau lui arrive aux mamelles. C’est alors qu’elle met bas son petit dans l’eau.
(…) L’éléphant mâle veille sur elle pendant l’accouchement, à cause du serpent, car le serpent

est l’ennemi de l’éléphant. Et s’il rencontre un serpent, il le piétine et le tue2311.

2307
Phyisologos : le bestiaire des bestiaires, traduit, établi et commenté par Arnaud Zucker, Grenoble,
Millon (coll. Atopia), 2005.
2308
Leçon du 6 janvier 1981.
2309
Physiologos, p. 233-240.
2310
Ibid., p. 235.
2311
Ibid., p. 234.
671
Chapitre V, Partie II

Le couple d’éléphants retrace précisément l’histoire de la chute avec des éléments tels que le
fruit défendu et le serpent. La fable chrétienne de l’éléphant a été déjà formulée au plus tard
au IVe siècle et deviendra un modèle de la bonne conduite sexuelle pour les gens mariés
puisqu’elle permet de savoir quel rapport conjugal est souhaitable au travers de la répétition
de la chute. La moralité chrétienne que représente la fable est donc un résultat de la lecture
exégétique de la nature.
Mais Foucault ne se contente pas simplement d’attribuer l’origine de la morale
chrétienne au Physiologos. « Les auteurs chrétiens n’ont pas, remarque Foucault, été les
premiers à demander aux vieux bestiaires de la moralité des enseignements pour la conduite
conjugale », c’est-à-dire que le Physiologos ne reprend que des leçons que les auteurs de
l’Antiquité ont déjà formulées, en les modifiant, et en y ajoutant des correspondances
scripturaires2312. Foucault répète la même argumentation que celle qu’il a faite sur l’examen
de soi dans l’Antiquité et dans le christianisme : des éléments communs organisés dans deux
systèmes complètement différents.
À partir de ce constat typiquement généalogique, Foucault évoque quelques auteurs
païens : Solinus, auteur du IIIe siècle, écrit que « les éléphants, résume Foucault, ne se battent
jamais pour des affaires de rivalité amoureuse, ne commettent jamais adultère et ils ne
couplent que tous les deux ans et la chose faite, ils ne reviennent pas à leur troupeau avant de
s’être lavé »2313 ; Élien, au IIe siècle, désigne l’éléphant comme porteur de sagesse et décrit
que ces animaux n’ont de rapports avec leur femelle qu’une fois dans toute leur vie2314. Il cite
aussi un passage de l’Historia naturalis de Pline sur une bonne conduite de l’éléphant, très
proche du texte de saint François de Sales, qui est sans doute une des sources des auteurs
chrétiens :

(…) c’est par pudeur que les éléphants ne s’accouplent que dans le secret : le mâle engendre à
cinq ans, la femelle à dix ans. La femelle ne se laisse couvrir que tous les deux ans et, dit-on,

pendant cinq jours de chaque année, pas d’avantage : le sixième jour, les couples se baignent dans

une rivière, et ne rejoignent leur troupe qu’après le bain. Ils ne connaissent pas adultère et ils ne

2312
Leçon du 6 janvier 1981.
2313
Ibid. Voir : Gaius Julius Solinus, De Mirabilius Mundi, Venise, Guillaume de Piancerreto, 1493.
2314
Élien, De Nature animalium, ed., par Rudolf Hercher, Leipzig, 1864 (Opera, vol. 1, 1864-1886).
- La personnalité des animaux, trad., par Arnaud Zucker, 2 toms. Paris, Belles Lettres (coll. La Roux à
livres), 2001-2002.
Voir par exemple Livre IV, 31 et VII, 15.
672
Chapitre V, Partie II

se livrent pas pour les femelles de ces combats mortels que l’on peut observer chez les autres

animaux2315.

Et puis un auteur plus ancien que Pline : Aristote. Dans l’Histoire des animaux2316, il
existe quelques-uns des éléments de la fable de l’éléphant, par exemple le tempérament de
l’éléphant qui devient sauvage quand il est en lutte2317, mais Aristote ne fait pas de l’éléphant
un modèle pour la moralité humaine. Il explique par ce tempérament la force violente
d’amour, de sentiment de l’animal, et il n’y a pas de principe de modération comme chez les
auteurs postérieurs. Il mentionne aussi la périodicité d’amour, la saison d’accouplement, la
période de gestation, etc., mais la description reste purement physiologique2318. On peut
trouver l’élément qui sera chargé de valeur morale, telle que la pudeur et le besoin de se
purifier, chez les auteurs ultérieurs, dans la phrase suivante : « les éléphants s’accouplent dans
des endroits écartés, de préférence, au voisinage des cours d’eau »2319. Aristote se contente
cependant de signaler simplement le fait. Il n’y a qu’un seul trait dont Aristote apprécie la
valeur morale chez l’éléphant : « [L’éléphant] a les sens très développés et d’autre part sa
faculté de comprendre dépasse celle des autres animaux. Quand il a couvert une femelle et l’a
rendue grosse, il ne la touche plus »2320. La représentation de l’éléphant comme modèle de la
bonne conduite sexuelle se développera certainement dans la période postérieure à Aristote.
Foucault arrête là de chercher des éléments qui deviendront la fable chrétienne de
l’éléphant pour deux raisons. Premièrement, tout simplement, avant Aristote, les Grecs ne
connaissaient pas les éléphants. La deuxième est beaucoup plus essentielle : l’« idée de faire
une lecture systématique de la nature qui porte constamment et dans chacun de ses éléments
une leçon de moralité pour la conduite humaine » n’apparaît dans la culture hellénistique
qu’après Aristote. Pour qu’une telle lecture morale de la nature soit possible, il fallait que
soient réunies au moins deux idées fondamentales, l’une cosmologique, l’autre de thématique

2315
Pline l’Ancien, Historia naturalis, ed., par L. von Jan et K. Mayhoff, Leipzig, 1906-1909, 5 vols.
- Histoire naturelle, trad. Alfred Ernout, Paris, Belles Lettres, 1947-, 39 vols., VIII, 5.
2316
Aristote, Historia animalium, ed., par Arthur Leslie Peck, Cambridge: Harvard university press, 1965,
3 vols.
- Histoire des animaux, trad., par Jules Tricot, Paris, Vrin (coll. Bibliothèque des textes philosophiques),
1957.
- Histoire des animaux, trad., par Pierre Louis, Paris, Belles Lettres, 1968, 3 vols.
2317
Histoire des animaux, VI, 18.
2318
Ibid., V, 14.
2319
Ibid., V, 2.
2320
Ibid., IX, 46.
673
Chapitre V, Partie II

morale : la première est que « la nature devait être considérée comme régie par une rationalité
globale et cohérente » 2321 ; la seconde est que « l’homme pour être vertu, pour être
raisonnable, n’avait pas simplement à obéir aux lois particulières et propres à sa cité, mais
qu’il y avait dans la nature (…) les lois générales, beaucoup plus fondamentales (…) que les
règles particulières qui pouvaient définir tel cité ou tel état »2322. Idée de cohérence rationnelle
du monde d’une part, et de lois naturelles qui sont supérieures à des lois civiles, la liaison de
ces deux idées permet donc à la pensée hellénistique de lire la nature comme un ensemble
d’enseignements moraux.
Ayant ainsi présenté la fable de l’éléphant, Foucault tente d’expliquer les raisons
pour lesquelles il a commencé le cours Subjectivité et vérité par la fable de l’éléphant :
premièrement, la nature de la question qu’il veut poser à travers le thème de subjectivité et
vérité ; deuxièmement, le domaine historique par rapport auquel il veut formuler la question ;
troisièmement, la méthode qu’il veut employer. Nous les examinons ci-dessous en détail.

3.1. Nature de la question « subjectivité et vérité »

Foucault évoque d’abord trois manières à poser la question de subjectivité et vérité.


Premièrement, celle, philosophique, utilisée par les philosophes de Platon à Kant, consiste à
savoir comment et à quelles conditions le sujet peut connaître le vrai ou à quoi le sujet peut
reconnaître que la connaissance acquise par l’expérience propre à un sujet connaissant est
vraie. Il s’agit là de « résoudre le problème de la tension entre ces deux propositions : il ne
peut évidemment y avoir de vérité sans un sujet pour qui cette vérité est vraie ; et d’un autre
côté, comment, si le sujet est un sujet, peut-il effectivement avoir accès à la vérité ? »2323
C’est le problème du passage d’un sujet particulier au sujet universel ou transcendantal, qui
peut avoir accès à la vérité.
La deuxième manière que Foucault appelle positiviste, qui serait la question opposée
à la première : « comment peut-il y avoir vérité du sujet alors qu’il ne peut y avoir de vérité
que pour un sujet ? »2324 Alors que la première cherche à déterminer des conditions formelles
sous lesquelles la connaissance vraie est possible pour le sujet transcendantal, la deuxième

2321
Leçon du 6 janvier 1981.
2322
Ibid.
2323
Ibid.
2324
Ibid.
674
Chapitre V, Partie II

consiste à examiner ce sujet lui-même comme objet de connaissance vraie et positive. Ce


sujet est précisément l’objet des sciences humaines.
La troisième pose la question suivante : « quelle expérience le sujet peut-il faire de
lui-même dès lors qu’il se trouve mis dans la possibilité ou dans l’obligation de reconnaître à
propos de lui-même, quelque chose qui passe pour vrai ? »2325 Le sujet dans cette question
n’est ni transcendantal ni un objet de recherches positives. Il s’agit de l’expérience que le
sujet peut faire de lui-même pour connaître ce qui pourrait être vrai en soi. En fonction de
l’expérience du sujet, la vérité changera et la vérité découverte transformera l’expérience du
sujet. La question se posera donc d’une façon ni transcendantale, ni positive, mais, historique,
dans la mesure où les relations entre le sujet et la vérité ne peuvent être déterminées une fois
pour toutes et subissent des changements perpétuels.
Le fait que le sujet puisse faire une expérience de lui-même ne veut pas dire que la
vérité de ce sujet ne peut exister qu’à son intérieur. Il y a au contraire dans la société
occidentale « un certain nombre de discours qui, indépendamment de leur valeur universelle
de vérité, fonctionnent, sont admis, circulent, ont le pouvoir de la vérité », c’est-à-dire un
ensemble de « discours vrais qui concernent le sujet »2326. Si bien que la vérité du sujet existe
aussi dans les discours indépendamment de l’expérience propre au sujet. Il est donc question
de rapports de ces discours vrais sur le sujet au sujet lui-même. Le problème se pose ainsi :
« en quoi l’expérience que nous avons de nous-mêmes se trouve-t-elle formée ou transformée
par le fait qu’il y a quelque part dans notre société des discours qui sont considérés comme
vrais, (…) à partir de nous-mêmes en tant que sujet ? » ; ou bien « quels sont des effets sur
cette subjectivité de l’existence d’un discours qui prétend dire sur elle la vérité ? »2327 Il est
sans doute important qu’apparaissent le concept « l’expérience que nous avons de
nous-mêmes » et le rapport de ce concept aux discours vrais sur le sujet. L’expérience
subjective n’est pas un simple processus d’assujettissement par l’investissement de
savoir-pouvoir, comme c’était le cas pour la généalogie du corps, mais une détermination
subjective qui se fait entre une série d’expériences sur soi et les discours vrais qui concernent
le sujet et qui peut s’exercer un certain pouvoir sur le sujet. L’expérience de subjectivation
acquiert ainsi sa propre dimension qui sera explorée dans la période de la problématisation.
Or la question des effets de la vérité sur le sujet, selon Foucault, traverse, sous

2325
Ibid.
2326
Ibid.
2327
Ibid.
675
Chapitre V, Partie II

différentes formes, les recherches qu’il a menées sur la folie, la maladie et le crime. Il s’agit là
de savoir comment se développent des discours vrais et quel est le rapport que nous avons à
nous-mêmes dans ces discours vrais. Il entend par « nous-mêmes » non pas un ensemble de
rapports purement individuels que chacun a à lui-même, mais « le rapport que nous avons aux
autres en tant qu’ils sont aussi nous-mêmes »2328. Dans ce « nous-mêmes » qui signifie le
caractère collectif de ce sujet, il s’agit de déterminer comment le rapport que nous avons à
nous-mêmes est affecté, modifié, charpenté par l’existence des discours vrais, qui produisent
sans cesse certaines relations de pouvoir, dans lesquelles le ou les sujets se trouvent pris, en
produisant eux-mêmes des expériences subjectives, expériences à la fois de soi et des autres.
Foucault ajoute quelques remarques à cette question. D’abord, à propos de la
subjectivité : la manière foucaldienne de poser cette question ne suppose pas une théorie
préalable et universelle du sujet ; elle n’est pas liée non plus à une expérience originelle ou
fondatrice, comme c’est le cas pour la phénoménologie ; la subjectivité est définie comme
« ce qui se constitue et se transforme dans le rapport qu’elle a à sa propre vérité » et, par
conséquent, comme ce qui se trouve dans sa propre historicité2329. Deuxièmement, à propos
de la vérité : la vérité n’est définie ni par un certain contenu de connaissance considérée
comme universellement valable, ni par un certain critère formel et universel ; elle se définit
comme « un système d’obligation», dans la mesure où les effets de vérité produisent, ainsi
que Foucault l’a remarqué dans toute la période de la généalogie, un ensemble de contraintes
qui s’exercent sur les individus2330. En même temps, le contenu de connaissance peut varier
en fonction de changements de relations au pouvoir. Par conséquent, il est inutile de chercher
à déterminer si un contenu de connaissance est universellement valable ou non. Ce qui n’était
pas vrai à un moment donné peut être vrai à un autre moment. En ce sens, la psychiatrie ou la
criminologie sont vraies. Le rôle du sujet dans ce domaine de ce qui est vrai ou de ce qui
passe pour vrai est de produire ces « vérités », de les accepter ou bien de s’y soumettre. La
vérité se caractérise en ce sens comme obligation, comme lien entre les sujets et les discours
ou entre les sujets, comme politique, non pas comme un contenu de connaissance
universellement valable. Enfin, ces analyses de subjectivité et vérité ne se font qu’au travers
des matériaux historiques. Mais elles n’ont pas pour objectif de montrer « combien la
définition de la vérité est relative », mais « comment les subjectivités comme expériences de

2328
Ibid.
2329
Ibid.
2330
Ibid.
676
Chapitre V, Partie II

soi et des autres se constituent à travers les obligations de vérité » ou « à travers ce que l’on
pourrait appeler la véridiction »2331. Si la vérité est changeante et non universelle, ce n’est pas
parce que simplement notre grille d’intelligibilité change historiquement, mais que la vérité
n’est rien d’autre que le résultat d’un processus de véridiction, qui constitue la vérité dans les
rapports entre le pouvoir, le savoir et le sujet. L’expérience de soi et des autres, qui est
précisément celle de la subjectivation est ainsi insérée à la problématique généalogique.

3.2. Domaine historique de l’analyse

Après avoir récapitulé son parcours par rapport à la question de subjectivité et vérité,
Foucault essaie de poser cette question dans le domaine que sa pensée a déjà parcouru : la
sexualité. Curieusement, sans se référer à La Volonté de savoir, il tente de définir ce domaine
par deux différences des thèmes qu’il a analysés. La première différence : à la folie, à la mort
et à la maladie, et au crime, on n’a qu’un rapport essentiellement négatif, qu’un rapport de
rejet, alors que la sexualité n’est pas l’objet d’un refus systématique ; elle est plutôt « l’objet
d’un jeu toujours complexe de refus et d’acceptation, de valorisation et de revalorisation »2332.
Bien que Foucault simplifie excessivement les autres types d’expérience (l’expérience de la
maladie, par exemple, n’est pas du tout un simple rapport négatif, dans la mesure où elle
touche tout le monde), son objectif est de faire apparaître la spécificité du domaine de la
sexualité et sa complexité.
La seconde différence concerne la position de la vérité par rapport au sujet. Dans les
objets passés, les discours vrais sur le sujet sont tenus par un autre qui se trouve à l’extérieur
du sujet en tant qu’objet de discours, car on ne peut parler, par exemple, de la folie qu’à
condition de ne pas être fou. Le discours vrai sur la sexualité est, au contraire, organisé, non
seulement autour d’observation et d’examen en fonction de règles d’objectivité, mais aussi,
autour de la pratique subjective de l’aveu sur la sexualité, que Foucault appelle aussi
« dire-vrai sur soi-même ». La vérité sur la sexualité n’est obtenue, au moins partiellement,
qu’au travers du discours d’aveu sur le sexe et le désir de soi-même. Foucault emploie ici
encore une fois le terme « nous-mêmes » pour désigner l’aveu comme pratique de dire la
vérité sur « la part indissociable de nous-mêmes », de soi et des autres. Le problème se
reformule ainsi autour de la subjectivité, la vérité, et nous-mêmes : « quelle expérience

2331
Ibid.
2332
Ibid.
677
Chapitre V, Partie II

pouvons-nous faire de nous-mêmes, quel est le type de subjectivité qui est lié au fait que nous
sommes toujours en possibilité et en droit de dire « oui, c’est vrai, je désire »? »2333
Pour étudier cette expérience subjective de la sexualité, il peut y avoir plusieurs voies
possibles. C’est la fable de l’éléphant, née dans la littérature des naturalistes païens et
développée dans la littérature chrétienne, qui représente précisément le choix de Foucault.
C’est le mouvement partant du christianisme vers l’Antiquité qui a une importance décisive
pour l’étude du problème de subjectivité et vérité dans le domaine de la sexualité. Mais
notons que, traçant l’histoire de cette fable, Foucault insiste sans cesse sur le fait que la
littérature chrétienne n’a pas totalement absorbé la fable dans son système d’interprétation.
C’est plutôt une sorte de coexistence des deux lectures, l’une chrétienne et l’autre naturaliste,
qui subsiste, nous l’avons vu ci-dessus, dans les textes de saint François de Sales et
d’Aldrovandi. Il s’agit en fait pour ces deux auteurs d’un objectif : c’est donner par la fable un
certain nombre de principes d’une éthique sexuelle, tels le « principe de la sexualité
monogamique » ; le « principe d’économie rigoureuse dans les rapports sexuels » ; le principe
« d’isolement de l’activité sexuelle » ; le « principe de purification »2334. Ces principes que
l’on trouve également chez Élien et Pline ne sont pas donc une représentation de l’éthique
2335
conjugale chrétienne. Ils ont été « explicitement formés bien avant le christianisme » . De
là une question : le code moral sexuel en Occident que l’on attribue au christianisme
n’appartiendrait-il pas en réalité à ce que l’on appelle le paganisme ?
Foucault ne donne cependant pas de réponse à cette question, car, selon lui, elle est
futile pour plusieurs raisons. D’abord, il n’est pas important de savoir si tel ou tel code moral
a été formé dans la philosophie païenne ou dans les milieux chrétiens. Le problème n’est pas
de remonter à l’origine de la morale chrétienne, mais de savoir « ce que nous devons faire de
notre morale » en faisant apparaître l’organisation différente et spécifique d’éléments païens
dans la morale chrétienne2336. L’idée qu’il y a une origine ou un seul point de départ dans le
code moral, c’est ce que Foucault critique à plusieurs reprises dans les tentatives de la
généalogie.

2333
Ibid. « Plus simplement encore, poursuit Foucault, c’est au fond, l’histoire de la notion de
concupiscence en tant qu’elle a été organisatrice de l’expérience subjective de la sexualité ou plutôt du sexe
et des rapports sexuels. C’est autour de cette notion de concupiscence que je voudrais faire tourner le cours
de cette année ». La plupart de leçons seront consacrées à l’analyse des aphrodisia dans l’éthique païenne
(Voir : L’Herméneutique du sujet, p. 21, note 4 ; « Subjectivité et vérité », p. 1034.)
2334
Leçon du 6 janvier 1981.
2335
Ibid.
2336
Ibid.
678
Chapitre V, Partie II

Il y a une autre raison plus essentielle qui concerne le partage entre le paganisme et le
christianisme : la question de l’origine des codes moraux suppose une idée qu’il y a deux
unités qui se distinguent l’une de l’autre, à savoir le paganisme et le christianisme. Cette idée
est historiquement contestable et naïve : d’une part, « le paganisme n’est aucunement un
2337
système immobile, unitaire et stable » ; d’autre part, malgré les unifications
institutionnelles et les systématisations dogmatiques faites par l’Église, il n’est pas non plus
possible de parler du christianisme, comme si le christianisme existait depuis les premiers
siècles chrétiens. Ni le paganisme ni le christianisme ne peuvent être traités comme unité
stable.
Alors que la naturalité de ces deux unités ou du partage entre elles pourrait être un
objet d’analyse, Foucault ne tente cependant pas d’en reconstruire l’histoire. Il se contente de
se demander comment il est possible de donner une définition adéquate de la notion de
paganisme, à partir d’éléments très disparates tels que le pythagorisme, la mystique
néoplatonicienne, le monothéisme abstrait du stoïcien, etc. 2338 En revanche, il met en
question l’utilisation et le fonctionnement de la notion de paganisme du XVIIe au XIXe siècles.
Cet examen a sans doute pour objet de comprendre comment le partage s’est établi sous la
forme que nous constatons actuellement, c’est-à-dire le partage stable et naturel entre deux
unités. Ce que l’on attribuait alors au paganisme est « une tolérance éthique à l’égard des
plaisirs, en particulier, à l’égard de la sexualité » 2339 . Cette image est moins la réalité
historique qu’une invention postérieure.
Le paganisme ainsi forgé est perçu au XIXe siècle comme ce qui est extérieur à la
civilisation chrétienne, non-païenne, « dont nous essayons de nous affranchir »2340. Il est en
même temps un certain fond de nous-mêmes que le christianisme aurait recouvert et oublié.
C’est à cause de cette position ambivalente, à la fois l’autre et le fond de notre identité et de
l’histoire, que le paganisme servait, au XIXe siècle, à analyser ce que nous sommes et à
programmer la libération de la civilisation chrétienne. Foucault compare le rapport du
paganisme à la conscience historique avec celui de la nature à la conscience que l’on a de la

2337
Ibid.
2338
Foucault mentionne à propos de cette question les ouvrages de Peter Brown.
Voir : Peter Brown, The making of late antiquity, London , Harvard university press, 1978. (Genèse de
l’Antiquité tardive, trad. Aline Rousselle, avec préface de Paule Veyne, Paris, Gallimard, 1981.)
-, The world of late Antiquity AD 150-750 : [from Marcus Aurelius to Muhammad], London, Thames and
Hudson, 1971.
2339
Leçon du 13 janvier, 1981.
2340
Ibid.
679
Chapitre V, Partie II

technologie : de même que la technologie est à la fois ce qui nie la nature, et ce qui dépend de
la nature, le paganisme est exclu de l’histoire occidentale, tout en se cachant dans son
fondement.
À la notion de paganisme comme unité factice, Foucault oppose la notion de
judéo-christianisme qu’il trouve plus paradoxale et aussi étonnante que la notion de
paganisme. Au XIXe siècle, la notion de judéo-christianisme était très importante et était
inséparable de la notion de paganisme. Mais avant le XIXe siècle, cette notion était totalement
impossible, c’est-à-dire qu’il était impossible de « penser le judéo-christianisme, une sorte
d’identité historique, transhistorique, méta-historique du judaïsme et du christianisme »2341.
Une telle liaison n’est devenue possible qu’au XIXe siècle, et cette notion était alors utilisée
très fréquemment dans l’analyse historique de la société occidentale, soit pour accuser la
continuité judéo-chrétienne (Hegel et Nietzsche), soit pour honorer la tradition du
judéo-christianisme contre le paganisme. Mais, comme ce partage n’a été formé qu’au XIXe
siècle, il faut éviter d’appliquer naïvement ce partage à la période des premiers siècles
chrétiens. Ces deux notions doivent être examinées plutôt comme un produit de la pensée du
XIXe siècle et situées dans l’histoire de la pensée du XIXe siècle2342.
Il s’agit donc d’étudier les derniers siècles de l’histoire antique et les premiers siècles
de l’ère chrétienne, sans les soumettre à une grille d’analyse simplificatrice, c’est-à-dire le
partage entre le paganisme et le christianisme. La fable de l’éléphant permet à Foucault de
remonter vers cette période de transition, en posant la question de la formation des codes
moraux sexuels propres au christianisme par rapport à la question des effets de discours vrais
sur le sujet. La démarche appartient encore à la généalogie, mais le domaine de recherche
s’approche de plus en plus de celui de la problématisation.

2341
Ibid.
2342
Foucault ajoute que ce thème du judéo-christianisme a été croisé avec l’auto-analyse de la société
occidentale, l’analyse du capitalisme. C’est le croisement de deux catégories d’analyse, « la catégorie
socio-économique avec le capitalisme et la catégorie socio-religieuse avec le judéo-christianisme ». Parmi
les exemples que donne Foucault, le plus important est sans doute celui de Max Weber. Foucault dit ainsi :
« Max Weber, c’est celui qui a précisément essayé de combiner de la manière la plus rationnelle que
possible et en fonction d’un savoir et d’une analyse historique aussi positivement fondée que possible, les
catégories de l’auto-analyse religieuse : Qu’en est-il du christianisme ? Qu’en est-il du judaïsme ? Qu’en
est-il de la spécificité de notre civilisation religieuse par rapport à la question économique ? Et inversement,
comment les processus économiques ont-il effectivement pu permettre le filtrage, l’incrustation,
l’implantation de tel ou tel type de conscience religieuse. Max Weber, c’est celui qui, je crois, a essayé de
serrer le plus possible, de resserrer le plus possible l’une avec l’autre d’une seule et même trame
d’auto-analyse, la catégorie du judéo-christianisme et la catégorie du capitalisme comme mode de
conscience, mode d’analyse, mode de déchiffrement des sociétés occidentales par elle-même. » (Leçon du
13 janvier 1981)
680
Chapitre V, Partie II

3.3. Problème de méthode : arts de vivre

Il reste encore à déterminer comment aborder de manière concrète la question de


subjectivité et vérité au travers de la fable. Or cette fable est, dit Foucault, « à la fois ordinaire,
banale, plate, sans beaucoup d’intérêt, elle ne donne en tout cas aucun des grands aperçus
concernant la théologie, l’anthropologie, l’éthique qui pourraient bien fonder dans le
christianisme, dans la pensée philosophique antérieure, la morale sexuelle. ». Qu’est-ce qui
est alors important dans la fable ? Paradoxalement, c’est « la forme la plus plate, la plus
médiocre d’une série de petits conseils, conseils de vie, règles de conduite », car l’on trouve là
un genre mineur, qui est celui « des arts de se conduire, des arts de vivre, des conseils
d’existence »2343.
Ces arts de vivre donnent des consignes qui prescrivent comment se comporter, se
tenir, être et ce qu’il faut dire en un moment difficile comme la mort, le malheur, l’exil, la
maladie, etc. Certains arts de vivre portent sur des activités particulières : l’art de la rhétorique,
l’art de la mémoire, entre autres2344. Ce que donnent ces arts de vivre est un ensemble de
consignes particulières, mais la cible de ces consignes est toujours l’existence entière, non pas
une partie de l’existence sur laquelle s’exercent ces activités particulières. En ce sens, les arts
de vivre font précisément partie du régime de l’existence, régime du corps et de l’âme, qui
était un des constituants majeurs de la médecine grecque et romaine. Or, dans l’Antiquité et
dans les premiers siècles chrétiens, c’est la question de l’existence, la manière d’être qui est
posée plus fréquemment que la question de ce que l’on doit faire. Foucault dit ainsi : « On n’y
apprend pas seulement à se tenir, à faire certains gestes, à être conforme à un certain modèle
social, mais on y apprend à modifier son être, ou à qualifier son être, ou à modeler son être et
à se donner un certain type d’expérience qui soit absolument spécifique »2345. Il s’agit là de
transformer le statut ontologique tout entier dans des expériences particulières données par
ces arts de vivre. Par exemple, l’art de la rhétorique apprend aux gens non seulement à bien
parler en public, mais aussi, au travers de cet apprentissage professionnel, à être un homme
public, lié aux autres dans un certain rapport de vie publique, politique et sociale. Les arts de

2343
Ibid.
2344
Foucault mentionne l’ouvrage suivant : Frances Amelia Yates, The art of memory, London, Routledge
et Kegan Paul, 1966. (L’art de la mémoire, trad., par Daniel Arasse, Paris, Gallimard, 1975.)
2345
Leçon du 13 janvier 1981.
681
Chapitre V, Partie II

vivre dans cette période-là portent sur la transformation de l’existence, transformation de soi à
l’aide d’activités particulières.
Foucault remarque qu’il s’agit dans ces arts de vivre d’acquérir un certain nombre de
« qualités d’existence », ou plus précisément, de « permettre à l’individu d’acquérir un certain
statut ontologique qui lui permette, qui lui ouvre une modalité d’expérience qualifiable, en
termes de tranquillité, de bonheur, de béatitude, etc. »2346. Ces arts particuliers vise « une
modification de l’être, passage d’un statut ontologique à l’autre, ouverture de modalité
d’expérience »2347. Dans la mesure où ils cherchent une modification totale de l’être, les arts
de vivre se situent très loin du simple apprentissage d’une aptitude ou d’un savoir-faire. Ils
s’inscrivent dans un processus de subjectivation, par lequel un individu se constitue comme
un sujet conscient de son statut ontologique et qui veut l’améliorer par des exercices. En ce
sens, les arts de vivre dans l’Antiquité s’opposent clairement à ce que l’on appelle
apprentissage professionnel, qui apparaît à la fin du Moyen Âge et subsiste jusqu’aux XVIIe
et XVIIIe siècles. Il ne s’agit pas dans cette forme d’apprentissage de transformer l’existence,
mais de déterminer ce qu’il faut faire dans telle ou telle situation dans le travail. Après ces
changements de caractère, la littérature jusqu’alors très répandue sur les arts de vivre
répandue a finalement disparu. Ce sont la pédagogie et les sciences humaines qui fonctionnent
maintenant comme modèle de conduire, consignes d’existence.
Revenons encore à ces arts de vivre dans l’Antiquité. Quant aux procédés que ces
arts spécifiques emploient pour amener un changement du statut ontologique, il y a trois
rapports fondamentaux : le rapport aux autres, le rapport à la vérité, le rapport à soi.
Premièrement, le rapport aux autres : les arts de vivre s’apprennent par un enseignement ou
par une écoute ; la présence de l’autre, l’activité de direction du maître au disciple est un
élément indispensable et constitutif des arts de vivre. Deuxièmement, rapport à la vérité : les
arts de vivre suppose, pour le changement de statut ontologique, non seulement l’existence du
maître, mais aussi l’intériorisation du savoir que le maître enseigne au disciple. Il faut que le
disciple réfléchisse, qu’il médite, jusqu’à ce que le savoir devienne une référence permanente
et autonome à l’intérieur de l’existence. Les arts de vivre nécessitent donc une reprise
périodique de l’enseignement par l’autre ou par soi-même, pour que s’établisse le lien
constant de la vérité à celui qui apprend. Le rapport à soi : afin d’atteindre un statut
ontologique, il faut une ascèse, une série d’exercices pour faire telle ou telle chose, une série

2346
Leçon du 13 janvier 1981.
2347
Ibid.
682
Chapitre V, Partie II

d’examens de soi-même, de ses conduites, de ses fautes, qui sont des essais progressifs, de
plus en plus difficiles. À chaque rapport correspond un mot grec des arts de vivre auquel
Foucault reviendra dans L’Herméneutique du sujet : rapport aux autres, enseignement, c’est la
mathêsis ; rapport à la vérité, réflexion permanente, la meletê ; rapport à soi, travail de soi sur
soi, l’askêsis. Il attribue cette formule au stoïcien, par exemple, à Épictète qui définit « ce que
doit être quelqu’un qui apprend cet art de vivre en sage que propose la philosophie »2348.
Malgré leur apparence banale et plate, les arts de vivre sont une pratique fortement charpentée
et ont une signification très importante, une structure interne relativement dense, cohérente,
riche.
Enfin, Foucault fait une remarque concernant la traduction du terme « arts de vivre ».
Les Grecs ont, selon lui, un mot qui désigne précisément ce sur quoi doivent porter ces arts de
se conduire : c’est le mot « bios ». Ce mot, qui signifie « vivre », désigne précisément « la vie
qualifiable, la vie avec ses accidents, la vie avec ses nécessités, mais aussi la vie telle qu’on
peut la faire soi-même, la décider soi-même »2349. Le bios est le cours de l’existence lié
indissociablement à la possibilité de modifier sa vie d’une façon raisonnable, en fonction des
principes des arts de vivre. Ces arts, les tekhnê, portent donc sur bios, « partie de la vie qui
relève d’une technique possible de transformation réfléchie et rationnelle »2350 . Épictète
appelait ces arts de vivre tekhnê peri bion, technique qui concerne l’existence entendue
comme vie à mener. À ce terme, pouvant être traduit littéralement par « bio-techniques », qui
désigne actuellement autre chose, Foucault propow3 une autre traduction « techniques de
soi » ou « technologie de soi »2351. Ce qu’il veut présenter par la fable de l’éléphant, c’est
précisément un fragment de ce genre de réflexion, de prescription, de contrôle, d’élaboration
et de changement des conduites qui se développaient dans l’Antiquité.
Dans ces arts de vivre, le problème de subjectivité et vérité est un problème central
pour trois raisons. Premièrement, à l’époque hellénistique et romaine, ils proposent aux

2348
Ibid. Foucault ne considère pas que seuls les stoïciens élaborent ces arts de vivre. Par exemple, chez
les stoïciens tardifs tels que Zénon et Chrysippe, on ne trouve pas une telle réflexion en particulier sur la
morale sexuelle. En revanche, dans les écoles philosophiques, telles que les néo-pythagoriciens, les
cyniques, les épicuriens, qui sont adversaires des stoïciens, il y a des réflexions sur ces arts de vivre.
2349
Ibid.
2350
Ibid.
2351
Le terme « souci de soi » (epimeleia heautou) n’apparaît pas encore dans le vocabulaire de la pensée
foucaldienne à ce moment-là. C’est dans le résumé de cours de cette année-là que Foucault mentionne pour
la première fois la notion de « souci de soi » par rapport à l’analyse de L’Alcibiade de Platon, ouvrage sur
lequel Foucault reviendra à plusieurs reprises dans les cours des année quatre-vingts. Voir : « Subjectivité et
vérité », p. 1032.
683
Chapitre V, Partie II

individus un certain mode de liaison avec leur rapport à soi, et leur prescrivent également de
connaître une vérité ou de rechercher une vérité qui pourrait modifier l’expérience qu’un
individu a de lui-même. Les arts de vivre sont donc un exemple de la transformation de soi en
référence à un enseignement vrai, en fonction de la recherche d’une certaine vérité. Par une
documentation riche sur ces arts particuliers, le problème de subjectivité et vérité devient
clairement lisible. Deuxièmement, dans ces arts de vivre, le problème du mariage et de
l’activité sexuelle constituent des éléments importants. Car le mariage est « un des éléments
qui est le plus discriminant pour répartir, séparer, distinguer les uns des autres les différents
modes de vie »2352. Ce qui distingue la vie contemplative de la vérité des autres modes de vie,
c’est le mariage, un type de relation humaine spécifique dont le sage n’a pas besoin. Dans la
question de subjectivité et vérité que posent les arts de vivre, la question « doit-on se
marier ? » est une des questions importantes et inévitables. Troisièmement, ces arts de vivre
posent la question des rapports sexuels et des activités sexuelles en général, dans la mesure où
c’est autour de cette question que se posent les problèmes de la maîtrise de soi, de l’économie
des plaisirs, des différents modes de vie : contemplation, étude, etc.
Foucault résume ainsi les enjeux du cours où nous trouvons les thèmes qu’il
développera dans L’Herméneutique du sujet et dans les deux derniers volumes de L’Histoire
de la sexualité. Il consacrera le cours de 1981 à l’analyse des arts de vivre et de la morale
sexuelle dans l’Antiquité, en donnant quatre exemples des techniques de soi par rapport à la
notion d’aphrodisia : « l’interprétation des rêves » ; « les régimes médicaux » ; « la vie de
mariage » ; « le choix des amours »2353. Ces objets d’analyse, Foucault les reprendra dans
L’Histoire de la sexualité, autrement dit, dans la période de la problématisation. L’intérêt de
Foucault porte donc moins sur la morale chrétienne que sur celle de l’Antiquité. Même si
cette recherche avait au début pour objectif d’envisager le problème de la gouvernementalité
chrétienne, l’analyse de la morale païenne constitue progressivement un domaine d’analyse ni
secondaire ni instrumental, mais autonome et riche.

Ce que nous avons tenté dans ce chapitre est de comprendre comment le problème du
gouvernement de soi apparaît dans la pensée foucaldienne, qui a fait l’histoire de la

2352
Leçon du 13 janvier 1981.
2353
« Subjectivité et vérité », p. 1035-1037.
684
Chapitre V, Partie II

gouvernementalité, c’est-à-dire celle du gouvernement des autres. C’est à partir du


gouvernement de soi que commence à se former une nouvelle problématique, qui porte sur les
technologies de soi dans l’Antiquité. Ce qui a produit ce passage de la généalogie à une autre
systématicité de pensée, la problématisation, c’est une question, celle du gouvernement de soi,
qui complète l’analyse du gouvernement des autres, que Foucault a déjà développée dans les
années précédentes. Le problème de la technologie de soi est donc apparu dans le domaine
d’analyse généalogique des relations de pouvoir, que Foucault a appelé « généalogie du sujet
moderne ». Mais, au cours de la recherche sur l’examen de soi et sur les arts de vivre, le
problème du gouvernement de soi dépasse largement sa définition initiale, et acquiert son
autonomie et ses propres domaines d’analyse. Ce qui rend visible cet élargissement ou cette
mutation, c’est le rôle que joue la philosophie antique dans la pensée foucaldienne, qui
fonctionnait, dans les conférences aux Étas-Unis, comme instrument pour souligner la
singularité du gouvernement de soi chrétien, mais qui devient tellement importante que
Foucault consacre le cours de 1981 aux arts de vivre dans l’Antiquité, en examinant un
élément commun, entre le christianisme et la pensée païenne : la fable de l’éléphant.
À partir de l’analyse de cette fable, il est sans doute possible d’appréhender comment
et pourquoi s’est effectué ou a dû s’effectuer le passage de la généalogie à la problématisation,
même si le terme « problématisation » n’a pas été explicitement formulé. La recherche
généalogique a eu pour but, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, de mettre
en lumière la modalité historique d’organisation de la naturalité de la folie, de la maladie, du
crime etc. Foucault continue cette réflexion lorsqu’il entame l’enquête sur le gouvernement de
soi et les techniques de soi. L’analyse de la fable est en ce sens toujours une généalogie, cette
fois-ci, généalogie de la morale chrétienne. C’est dans cette généalogie de la morale entreprise
par Foucault que s’est produit un déplacement, ayant deux aspects. Premièrement, le
problème de la sexualité revient au centre de la réflexion : il s’agit de savoir comment un
individu peut être à la fois objet d’une connaissance vraie sur la sexualité et sujet de ses
comportements et de ses désirs sexuels. Si l’histoire de la gouvernementalité était une
tentative d’appliquer le résultat de la généalogie de la sexualité moderne au gouvernement de
la population, ce retour à la sexualité introduit dans la pensée foucaldienne une dimension
inédite dans laquelle l’individu peut se constituer comme sujet autonome par l’intermédiaire
de la connaissance objective. La question se posera de manière suivante : comment les
individus, dont une certaine forme de connaissance prélève la vérité, peuvent-ils organiser,
ordonner, structurer leurs désirs dans leur subjectivité ? C’est précisément à partir de cette

685
Chapitre V, Partie II

question que la pensée foucaldienne dans la période de la problématisation va s’organiser.


Deuxième aspect de ce déplacement : l’apparition d’un nouvel objet de recherche qui exige
également le changement de période étudiée. Cet objet, c’est bien entendu l’ensemble d’arts
de vivre développés et pratiqués dans l’Antiquité. C’est l’analyse sur les arts de vivre qui
permet à Foucault de transformer le problème généalogique en celui de problématisation. Si la
généalogie écrit une histoire rétrospective, histoire à partir du présent, c’est pour dégager une
série d’événements ou d’éléments dispersés dont les contemporains sont souvent inconscients,
mais qui a une importance décisive pour la formation de la naturalité d’une idée, d’une
pratique ou d’une institution. L’étude sur les arts de vivre semble s’écarter de cette
problématique, pour examiner la manière dont, dans l’Antiquité, les individus se constituent
comme sujet de la pratique sexuelle, en s’appuyant sur des consignes, des préceptes ou des
règles données par les arts de vivre. Mais notons que ce domaine de recherche s’est formé à
l’intérieur du questionnement généalogique concernant le gouvernement des autres et de soi.
En ce sens, il est bien naturel que le problème du présent et de nous-mêmes soit posé dans la
période de la problématisation. L’année 1981 est un tournant important de la pensée
foucaldienne, certainement imprévue même pour Foucault lui-même et que l’on peut appeler
« rupture ». Mais, si l’on regarde de près cette « rupture », elle se constitue au moins par les
trois étapes qu’il est possible d’appréhender par rapport à la généalogie : premièrement,
l’apparition de la question du gouvernement de soi, deuxièmement, l’importance de plus en
plus grande de la philosophie antique, troisièmement, la constitution du problème des arts de
vivre en tant que domaine d’analyse autonome. La généalogie ne s’annule pas dans une
synthèse, comme c’est le cas pour la pensée dialectique, mais c’est à partir d’elle que la
pensée foucaldienne peut constituer un champ inédit de pensée.

686
CONCLUSION

La pensée foucaldienne dans la période généalogique s’est développée selon une


organisation bien distincte de celle de la période archéologique. Cela au moins pour deux
raisons : d’une part, après avoir formulé l’archéologie comme méthode, Foucault était bien
conscient de la nécessité d’articuler l’analyse archéologique du discours à un autre type
d’étude portant sur les pratiques non-discursives ; d’autre part, la diversification des domaines
d’activité a permis à Foucault d’exprimer sa pensée dans des contextes non seulement
intellectuels mais aussi politiques, journalistiques, etc., tout en la développant dans ces
contacts avec de nouveaux éléments et des circonstances inédites pour la pratique
philosophique. Notre analyse a cherché à bien rendre compte de ces mutations de la pensée
foucaldienne au travers de nos cinq chapitres qui abordent, chacun, un aspect spécifique de la
généalogie foucaldienne, dans lequel la pensée philosophie fait face à de nouveaux objets, qui
lui étaient étrangers ou extérieurs. Nous avons donc voulu mettre en lumière des manières
hétérogènes de philosopher en face de la non-philosophie, en faisant apparaître plusieurs
séries, chronologiquement parallèles, de questionnement.
Nous avons tout d’abord repéré en quoi consistaient les différences de la période
généalogique par rapport à la période archéologique, à partir de L’Ordre du discours, comme
reprise de l’archéologie qui tente de définir la généalogie avec une terminologie encore fort
influencée de l’archéologie de la pratique discursive. En faisant surgir les éléments
nietzschéens, qui sous-tendent de manière plus explicite que dans la période de l’archéologie,
la pensée foucaldienne, nous avons également cherché à retrouver la reprise de l’archéologie à
l’intérieur de la généalogie, ainsi que nous en avons trouvé un exemple dans le cours Le
Pouvoir psychiatrique. Dans le premier chapitre, nous avons essayé de savoir quelle
continuité existait entre l’archéologie et la généalogie, alors qu’il y avait une série de
déplacement majeurs, et de quelle manière la généalogie a acquis son autonomie comme
méthode.
Le deuxième chapitre a complété la discussion du premier chapitre sous un autre
versant, ainsi le deuxième chapitre de la première partie l’a fait, dans le domaine du langage
littéraire, par rapport au reste du chapitre précédent, à savoir la folie et la mort. Cette fois-ci,
la question ne portait pas sur la littérature, mais sur la politique et l’actualité : il s’agissait de
savoir quel était le rôle du discours historique dans les luttes que l’on menait à l’intérieur des
Conclusion, Partie II

relations de pouvoir de la société actuelle. L’histoire fonctionnait comme une manière efficace
de mettre en doute l’évidence de ce qui nous paraissait naturel, en le décomposant, au travers
des enquêtes historiques, en éléments constitutifs disparates. La généalogie signifie dans cet
usage de l’histoire une stratégie de luttes par l’intermédiaire de la connaissance et la critique
du passé.
Troisièmement, nous avons analysé deux ouvrages sans aucun doute centraux de la
période généalogique, Surveiller et punir, et La Volonté de savoir, pour repérer de quelle
généalogie, bien entendu non-dialectique, et de quelle dissolution des objets naturels il
s’agissait dans ces deux versions d’histoire. Nous nous sommes efforcé de montrer quelles
systématicités réflexives Foucault a construites dans ces ouvrages, en reprenant et
transfigurant les objets d’analyse de l’archéologie. Nous avons également visé à préciser le
passage entre ces deux ouvrages, en s’appuyant la discussion dans Les Anormaux, où le
criminel s’est articulé au sexuel dans plusieurs figures des anormaux.
Dans le quatrième chapitre, nous avons vu les efforts foucaldiens pour lier le
micro-pouvoir au macro-pouvoir dans l’histoire de la gouvernementalité. Du pouvoir pastoral
au néo-libéralisme, l’analyse de Foucault couvrait une longue durée historique dans laquelle
les arts de gouverner se formaient et se transformaient. Ce thème du gouvernement, apparu
dans l’analyse des relations de pouvoir et de l’assujettissement, ouvrait la possibilité
d’analyser une autre forme de gouvernement, celui de soi sur soi. L’histoire de la
gouvernementalité a ainsi atteint le point d’inflexion de la généalogie.
C’est ainsi que le cinquième chapitre a eu pour objet de décrire ce passage du
gouvernement des autres à celui de soi. Nous avons analysé une partie des cours inédits du
début des années quatre-vingt pour remarquer que ce passage implique également la
problématique de la subjectivation dans l’Antiquité. Là se forment déjà quelques éléments
principaux de la période de la problématisation, tels les arts de vivre, que nous allons analyser
en détail dans la partie suivante.
La période de la généalogie commence par la reprise du problème qui, apparu
explicitement à la fin de la période archéologique, est pourtant resté inexploré : comment
penser le domaine vaste des pratiques non-discursives ? La formation de la généalogie dans
ses aspects différents a bien montré des pistes possibles et a révélé le continuum
savoir-pouvoir comme cible de la recherche historique. La mise en question de la naturalité
des objets était désormais faite dans ce champ d’articulation entre le savoir et le pouvoir, ou
les discours et les relations de pouvoir qui produisent le savoir, et qui sont en même temps

688
Conclusion, Partie II

formées par les effets de savoir. Derrière l’unité apparente d’un objet, il était donc question de
trouver des jeux d’éléments hétérogènes qui constituaient cet objet de manière souvent
hasardeuse. Dans ce processus, il n’y a de place ni pour la dialectique ni pour la totalité.
Foucault a effectué cette déprise de la philosophie téléologique et totalisatrice de l’histoire, en
se référant à la pensée nietzschéenne. Le nom de généalogie désigne déjà explicitement ce
rapport privilégié, mais la méthode foucaldienne a sa propre autonomie en ce sens qu’il s’agit
de cerner un ensemble de positivités historiquement délimitées, et constituées par les relations
enchevêtrées de savoir-pouvoir. Nietzsche fonctionne certes comme point de référence
permanent, mais cela ne signifie pas que la généalogie foucaldienne est une pure et simple
application de la pensée nietzschéenne. Reprendre le projet généalogique décrit par Nietzsche,
c’est en même temps prendre une certaine distance par rapport à ce penseur allemand, pour
entamer une série de recherches sur des objets concrets et sur des périodes précises, qui
tendent vers une sorte de systématicité de pensée et de pratique dans un domaine bien
délimité. La généalogie foucaldienne ne détruit pas tout ce que l’on considère solide et stable,
mais, en le mettant en doute, dévoile des découpages différents et inhabituels de choses, de
pensée et de pratiques.
Dans la période de la problématisation, Foucault poursuit ses efforts pour
décomposer les unités familières et évidentes au travers des enquêtes historiques. Mais sa
pensée se déplace considérablement vers un domaine qui n’a pas encore été analysé dans la
pensée foucaldienne : c’est bien entendu l’Antiquité. Ce recul chronologique exige également
une réorganisation de la pensée, et nous devrons expliquer quels sont les enjeux de cette
période de la problématisation, qui aborde ce qui n’a pas été mis en question, c’est-à-dire le
reste de la période de la généalogie. Or saisir ce parcours rétrospectif est en même temps
repenser le problème du présent que Foucault a déjà posé dans les années soixante-dix par
rapport à ses luttes politiques. Les recherches historiques sur l’Antiquité et la réflexion sur le
présent constitueront une autre organisation entre histoire et philosophie.

689
TROISIÈME PARTIE

HISTOIRE, PROBLÉMATISATION, SUJET

INTRODUCTION

Dans les années quatre-vingt, la pensée foucaldienne s’organise, comme nous l’avons
vu dans le dernier chapitre de la partie précédente, selon un mouvement rétrospectif, qui
s’oriente vers l’Antiquité. L’analyse de la fable de l’éléphant a, de manière très nette, montré
ce recul chronologique, et a fait apparaître quelques questions que Foucault développerait
dans la période de la problématisation, ainsi que celles des arts de vivre ou des conduites
sexuelles, notamment dans la Grèce ancienne et dans la Rome impériale. Alors que le
problème des arts de vivre ouvre dans la pensée foucaldienne un domaine vaste de recherche
qui ne se limite pas à la sexualité, l’étude des conduites sexuelles marque le retour à l’ancien
projet de l’histoire de la sexualité, dont Foucault s’était écarté depuis la publication de La
Volonté de savoir. La parution des deux derniers tomes de l’histoire de la sexualité annonce la
reprise du projet, mais, comme on le sait bien, cette histoire de la sexualité n’apparaît plus
sous la forme que Foucault a prévue lors de la publication du premier tome, en 1976.
Pourquoi ce détournement ? Cette question nous permettra d’abord d’appréhender la
difficulté à laquelle Foucault s’est heurté dans sa recherche historique des divers systèmes
d’organisation des conduites sexuelles, puis de savoir de quelle manière et pour quelle raison
la pensée foucaldienne dans cette période, celle de la problématisation, s’organise ou se
réorganise autour de la question de l’éthique en général dans l’Antiquité.
Récapitulons le parcours de Foucault autour du problème de la sexualité. Alors que
l’apparition de ce problème, même si elle est implicite, remonterait sans doute jusqu’à
l’Histoire de la folie, ou du moins au début de la période généalogique, c’est certainement La
Volonté de savoir qui aborde de manière cohérente et systématique cette question de la
sexualité, notamment aux XVIIIe et XIXe siècles. Dans cet ouvrage de 1976, Foucault cherche
un lieu de naissance du dispositif moderne de sexualité dans la cérémonie religieuse propre au
Introduction, Partie III

christianisme qu’est l’aveu. L’histoire de l’aveu en tant que pratique religieuse, qui constitue
un sujet de désir, en faisant de ce processus d’assujettissement une connaissance sur le sexuel,
Foucault l’a entreprise en 1980, dans le cours Du gouvernement des vivants, où il a examiné
la pénitence ou l’examen de conscience comme procédure à la fois d’assujettissement et
d’objectivation. Cette étude de la technologie médiévale du jeu de savoir et de pouvoir, mène
Foucault à remonter le fil chronologique à une période plus ancienne, c’est-à-dire l’Antiquité.
Nous avons bien constaté ce regard qui se retourne vers le passé lointain dans le début du
cours Subjectivité et vérité, plus précisément dans l’analyse foucaldienne de la fable de
l’éléphant. La pensée foucaldienne prend ainsi comme objectif la généalogie de l’éthique
chrétienne qui s’appuie sur les études de celle du « paganisme », et la mise en question de ce
partage chrétien-païen même.
Au début de cette série de recherche, l’intérêt de Foucault portait sur la constitution
d’un sujet du désir sexuel dans les relations de pouvoir-savoir. Là cependant s’est produit un
déplacement majeur. Lorsque Foucault a recommencé la recherche pour l’histoire de la
sexualité à partir des temps modernes, il s’est heurté à un problème qu’il n’a pas pu résoudre
par un simple prolongement de la problématique de ce continuum pouvoir-savoir. Ce
problème est le suivant : « pourquoi avions-nous fait de la sexualité une expérience
morale ? »2354 En d’autres termes, n’y a-t-il pas de lien nécessaire et logique entre les
conduites sexuelles et la morale ? C’est pour répondre à cette question que Foucault a tenté
une histoire rétrospective de la morale, d’abord chrétienne puis païenne. Dans ces conditions,
il est naturel que l’ordre de recherche et de rédaction soit inversé : Foucault commence
d’abord par examiner les textes du Ve siècle, « pour voir les débuts de l’expérience
chrétienne », puis ceux de la période qui le précède immédiatement, à savoir l’Empire romain,
enfin les textes grecs anciens, ceux des « Ve et IVe siècles avent Jésus-Christ »2355. Chaque
période est analysée dans un tome de l’Histoire de la sexualité : premièrement Les Aveux de la
chair (le quatrième tome, inédit de par la mort de Foucault, alors que le manuscrit est achevé),

2354
« Le retour de la morale », DE II, no 354, 1984, p. 1524. Foucault avoue également dans un entretien la
difficulté qu’il a rencontrée dans la rédaction de l’histoire de la sexualité : « j’ai d’abord écrit un livre sur la
sexualité que j’ai mis ensuite de côté. Puis j’ai écrit un livre sur la notion de soi et sur les techniques de soi
où la sexualité avait disparu et j’ai été obligé de récrire pour la troisième fois un livre dans lequel j’ai
essayé de maintenir un équilibre entre l’un et l’autre. » (« À propos de la généalogie de l’éthique : un
aperçu du travail en cours », no 311, 1982, p. 1429.) Ce troisième, c’est précisément ce que nous
connaissons comme les deuxième et troisième tomes de l’histoire de la sexualité.
2355
« Le retour de la morale », p. 1524.
691
Introduction, Partie III

puis Le Souci de soi, le troisième tome, enfin L’Usage des plaisirs, le deuxième volume2356.
On peut aisément constater cet inversement de l’ordre de recherche et de celui de publication.
Et si l’on tient compte de ce mouvement qui remonte vers le passé, en s’appuyant sur le projet
généalogique du sujet en Occident, on peut comprendre la direction selon laquelle la pensée
foucaldienne se développe depuis la fin de la période généalogique.
Cela ne veut cependant pas dire que la pensée foucaldienne dans les années
quatre-vingt est une pure et simple généalogie du sujet et de l’éthique chrétienne. Malgré cette
continuité de recherche, il y a notamment deux nouveaux éléments qui transforment
profondément la pensée foucaldienne : d’une part, l’Antiquité en tant qu’objet de recherche, et
d’autre part, la question de l’éthique qui restait inexplorée dans le parcours foucaldien. Ces
deux nouveaux domaines, l’un concernant la période d’étude, l’autre permettant de lier la
question philosophique à celle de l’histoire, refondent totalement la pensée foucaldienne, en
ajoutant à la généalogie et à l’archéologie, une troisième approche, qui est la problématisation.
Le passage du gouvernement des autres à celui de soi, que nous avons examiné à la fin de la
deuxième partie, fait sans doute partie à ce processus de transformation, qui caractérise la
pensée du « dernier Foucault ». Mais notons que cette expression ne signifie aucunement que
la pensée de Michel Foucault s’achève dans cette période-là. Elle est plutôt rompue par sa
mort subite et nous laisse un ensemble de questions que nous devrions reprendre. Nous
chercherons donc à décrire également, dans cette dernière partie de notre analyse, ces champs
d’interrogation ouverts par Foucault.
Si les deux premières périodes de la pensée foucaldienne sont caractérisées, chacune,
par l’archéologie et l’objectivation d’une part, et par la généalogie et l’assujettissement
d’autre part, la troisième se définit autour de deux concepts : la problématisation et la
subjectivation. Comment ce déplacement ou cette redéfinition de la pensée se sont-ils faits ?
Nous pouvons le constater dans le mouvement rétrospectif que nous avons ci-dessus repéré
dans les efforts foucaldiens pour rechercher la formation du sujet sexuel en Occident.
Foucault a montré que le sujet moderne de la sexualité se formait au sein des
dispositifs de sexualité et des relations de pouvoir-savoir que ces dispositifs produisent sans
cesse autour des individus. Puis il a tenté de retrouver, de manière généalogique, des éléments

2356
L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, (coll. Tel), 1984.
Le Souci de soi, Paris, Gallimard, (coll. Tel), 1984.
Du quatrième tome, une seule partie nous est consultable. Voir : « Le combat de la chasteté », DE II,
no 312, p. 1114-1127.
692
Introduction, Partie III

constituants de ce problème de la sexualité, dans le christianisme, qui avait formé le sujet du


désir ou de la chair. En d’autres termes, du sujet chrétien du désir à celui, moderne, de la
sexualité, il y a un lien généalogique qui est clairement lisible, dans la mesure où le second a
restructuré le premier sous une forme historique d’objectivité scientifique.
Cette approche affronte cependant une difficulté, lorsque Foucault s’efforce de
l’appliquer à l’étude des conduites sexuelles aux premiers siècles de notre ère et dans la Grèce
ancienne. Le sujet ne se construit ni comme sujet de désir-péché, ni comme celui de la
sexualité. Il ne s’agit pas là de constituer un savoir objectif de la sexualité ou de faire de
l’analyse des conduites sexuelles une forme d’assujettissement. Le problème du sujet et de la
sexualité, tel que Foucault l’a posé en remontant le fil chronologique, est totalement absent
dans l’Antiquité. C’est cette absence de problème qui empêche Foucault de mener l’histoire
de la sexualité dans ces périodes. Comment peut-on écrire l’histoire d’un objet, si cet objet
même n’existe pas ?
De là surgissent deux questions méthodologiques : de quelle manière est-il possible
de penser l’expérience sexuelle dans l’Antiquité, qui ne se constitue ni autour de la chair ni de
la sexualité ? Ou bien, si le désir coupable ou l’anormalité sexuelle ne se trouvent pas au
centre de la réflexion sur le sexuel, quels sont les problèmes importants pour les hommes
grecs et romains ? La première question mène Foucault à l’étude des modes divers de
subjectivation, plutôt que d’assujettissement, selon lesquels l’individu se constitue comme
sujet moral de conduites sexuelles. La seconde à la réflexion sur les manières par lesquelles
une série d’attentions, de doutes ou d’inquiétudes à l’égard d’un certain type de pratiques ou
de pensées s’organisent comme un problème, c’est-à-dire les manières de problématisation. Si
la recherche de la subjectivation porte sur la diversité de formes du sujet qui ne se limitent pas
à celles de la chair ou de la sexualité, celle de la problématisation tente de savoir pourquoi et
comment une série de pratiques ou de pensées ne devient problème que dans une période
donnée. Ces deux concepts ont pour tâche de montrer la multiplicité des formes de sujet et des
systèmes de pensée qui posent des problèmes, et, par conséquent, ouvrent la possibilité d’une
longue histoire de la problématisation qui s’étend de l’Antiquité jusqu’aux temps modernes.
Cette histoire n’est plus celle de la sexualité, dont l’unité universelle n’existe pas. En ce sens,
le mouvement de pensée foucaldienne qui remonte jusqu’à l’Antiquité effectue, par son
dynamisme même, la dissolution de l’objet qu’est la sexualité.
Il y a donc deux séries de questions ou d’objets dans la pensée de Foucault dès les
années quatre-vingt : d’une part, archéologie/généalogie/problématisation, et d’autre part,

693
Introduction, Partie III

objectivation/assujettissement/subjectivation. L’apparition de ces troisièmes pôles ne signifie


pas la disparition ou le simple dépassement des deux premiers. Il nous faudra plutôt voir
comment ces enjeux des périodes précédentes sont réorganisés dans cette troisième période de
la pensée foucaldienne. C’est précisément notre objectif de cette troisième partie.
Pour ce faire, nous voudrions fixer deux grands axes de discussion selon lesquels se
déroulera notre analyse de cette période : d’abord, celui de l’analyse historique que Foucault a
menée sur plusieurs notions qui sont présentes dans la pensée et la pratique dans l’Antiquité,
puis, la réflexion singulière sur le présent ainsi que sur l’histoire de la philosophie occidentale,
réflexion qui n’est possible qu’en partant de la série de recherches sur la période
gréco-romaine. En nous appuyant sur le premier axe, nous aborderons dans le chapitre qui suit
immédiatement cette introduction trois versions de l’histoire que Foucault tente de faire dans
cette période, à savoir celles des conduites sexuelles, du souci de soi et du dire-vrai (de la
parrêsia), après avoir repéré les enjeux méthodologiques de ces récits historiques qui,
distincts l’un de l’autre, s’enchevêtrent pourtant dans l’espace de la pensée foucaldienne à
cette époque-là. Or, de ces versions d’histoire, les deux dernières, celles du souci de soi et de
la parrêsia, se développent dans les cours au Collège de France, notamment L’Herméneutique
du sujet, Le Gouvernement de soi et des autres et Le Courage de la vérité2357. Il est donc
évident que l’on peut considérer ces histoires des technologies de soi et du dire-vrai moins
comme des versions définitives que comme des esquisses ou des essais qui feraient partie de
l’histoire de la problématisation et de la subjectivation que Foucault aurait voulu entreprendre.
Nous voudrions suivre le parcours de ces efforts foucaldiens pour des histoires de la
problématisation, sans chercher hâtivement à construire des unités qui seraient fausses. Au
travers de ces discussions, nous pourrons sans doute mettre en lumière la spécificité et la
systématicité de pensée de cette période de la problématisation.
Le second axe nous permettra de lier ces histoires s’appuyant sur la philosophie
antique à une réflexion sur le présent qui est toujours pour la pensée foucaldienne un objet
privilégié. Si les trois versions d’histoire dans la période gréco-romaine débutent l’histoire de
la problématisation jusqu’aux temps modernes, elles doivent avoir une portée à la fois
historique et actuelle. En effet, Foucault s’efforce sans cesse de renvoyer ces études

2357
Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France. 1982-1983, éd., par Frédéric Gros,
Paris, Gallimard-Le Seuil (coll. Hautes Études), 2008.
Le Courage de la vérité. Cours au Collège de France. 1984, éd., par Frédéric Gros, Paris, Gallimard-Le
Seuil (coll. Hautes Études), 2009.
694
Introduction, Partie III

historiques à une certaine réflexion sur le présent, comme le prouvent bien les textes sur
l’Aufklärung. Dans cet examen, nous viserons à déceler certains déplacements qui se
produisent à l’intérieur de la pensée foucaldienne, soit par rapport à la période généalogique
soit dans cette période de la problématisation, notamment à propos de la notion de révolution,
à laquelle Foucault se réfère en la liant à la fois à la philosophie antique et à la pensée sur
l’actualité et sur les Lumières.
Avant d’amorcer l’analyse de la pensée foucaldienne dans la période de la
problématisation, il nous faut aussi préciser quel est le rapport de cette pensée de
problématisation à la philosophie hégélienne sur laquelle nous revenons toujours comme
jauge, selon deux directions pour penser contre Hegel, l’une, philosophique ou
anti-dialectique et l’autre, positive ou historienne. Dans la première direction, nous trouverons
très peu de références explicites à la philosophie de l’histoire hégélienne ou à la dialectique.
Mais il y a toujours chez Foucault une tendance à penser de manière non totalisante et non
universaliste. Pour lui, l’Antiquité n’est pas le début de l’histoire dialectique de la Raison,
mais une époque où la philosophie et la pratique se liaient d’une façon singulière à ce que
l’individu se construise comme un sujet de vérité au travers des exercices dans des domaines
divers tels que la diététique, l’économie, la politique et l’érotique. L’Antiquité est ainsi
comprise comme une période ayant sa systématicité de pensée et de pratique qui ne peut se
réduire à une simple étape dialectique.
Ce qui est également important, pour mener notre réflexion selon cette première
direction, c’est que Foucault considère les efforts philosophiques de Hegel comme reprenant
le trait fondamental de la philosophie antique, qu’est celle de la « spiritualité », évoquée tout
le long du cours de 1982, L’Herméneutique du sujet. Nous reviendrons ultérieurement sur ce
point, mais notons dès maintenant que Foucault tente de situer la philosophie hégélienne dans
le courant philosophique où se trouve aussi sa propre pensée. En ce sens, le rapport de
Foucault à Hegel a explicitement deux aspects, c’est-à-dire penser contre et avec Hegel. Nous
montrerons comment Foucault concilie ces deux éléments, la déprise d’une part et l’éloge, en
apparence, d’autre part, dans une systématicité de sa pensée de problématisation.
La seconde direction, positive, apparaît clairement dans la mise en question de l’unité
de la sexualité et la modification considérable du projet de l’histoire de la sexualité. En
révélant la facticité et l’historicité de la notion de sexualité, Foucault s’efforce de reconstruire
quelle est la positivité qui organise les conduites sexuelles d’une manière totalement
différente de celle de la chair ou de la sexualité. Cette recherche de positivité permet à

695
Introduction, Partie III

Foucault d’entreprendre une histoire du souci de soi, puis celle de la parrêsia, ou de la vérité,
qui est toujours une des préoccupations majeures de la pensée foucaldienne. Ces enquêtes
historiques ouvrent ainsi, par leur multiplicité empirique, la possibilité d’une pensée positive
et non-dialectique, qui peut également mener Foucault à une réflexion sur le présent.
Cette dernière partie s’organisent donc en deux chapitres : le premier portera sur les
trois histoires autour de la philosophie antique, et le second sur le rapport de ces histoires au
présent ainsi que sur la place même de ce présent dans la pensée foucaldienne. Nous viserons
à mettre en lumière, pour conclure notre analyse, la fécondité de la pensée foucaldienne dans
cette période et une série de questions, restant inexplorées, que nous aurons à reprendre.

696
CHAPITRE I SUBJECTIVATION ET VÉRIDICTION

L’objectif de ce chapitre est de faire apparaître trois versions d’histoire que Foucault
a tenté de faire dans la période de la problématisation, à savoir l’histoire des systèmes de
pensée concernant les conduites sexuelles, celle des technologies de soi et celle de la parrêsia.
Ces trois récits historiques se fondent sur les deux nouvelles problématiques selon lesquelles
la pensée foucaldienne se réorganise tout en intégrant les résultats des périodes précédentes
dans une nouvelle systématicité de pensée : la problématisation et la subjectivation. Nous
avons déjà vu dans le dernier chapitre de la deuxième partie comment ce passage vers la
problématisation a pris forme dans le mouvement rétrospectif vers l’Antiquité. Mais il nous
faut maintenant davantage éclairer en quoi consistent ces deux notions par rapport aux
recherches archéologiques et généalogiques.
D’abord la subjectivation. Foucault précise dans un texte intitulé « Le sujet et le
pouvoir » le rapport de cette nouvelle problématique à l’archéologie et à la généalogie, en
réinterprétant son parcours passé autour du problème du sujet2358. Foucault affirme ainsi que
ce qu’il a cherché à faire depuis vingt ans était « une histoire des différents modes de
subjectivation de l’être humain dans notre culture »2359. Il est bien entendu contestable que la
pensée foucaldienne s’est toujours développée depuis du moins l’Histoire de la folie, selon
l’histoire des modes de subjectivation. Comme nous l’avons montré à plusieurs reprises, ce
constat par Foucault fonctionne plutôt comme un bilan de l’état de ses recherches pour
avancer son analyse future. De ce point de vue, il est intéressant de voir comment il explique
sa pensée passée et son problème actuel par rapport à la question du sujet. Foucault évoque
« trois modes d’objectivations qui transforment les êtres humains en sujets » : premièrement,
l’objectivation du sujet dans les domaines de la connaissance, par exemple, l’objectivation du
sujet en tant qu’être parlant, travaillant et vivant ; deuxièmement, l’objectivation du sujet par
l’introduction d’une division en son intérieur ou par rapport aux autres, notamment de sujets
fous, malades ou criminels, par les forces coercitives de « pratiques diversantes » ; enfin,
troisièmement, « la manière dont un être humain se transforme en sujet »2360. Les deux
premiers résument exactement ce que Foucault a étudié par l’archéologie et la généalogie. Le

2358
« Le sujet et le pouvoir », DE II no 306, 1982, p.1041-1062.
2359
Ibid., p. 1042.
2360
Ibid.
Chapitre I, Partie III

troisième introduit en revanche un nouvel élément dans sa pensée : l’auto-construction d’un


individu comme sujet. C’est tout à fait le problème de la subjectivation. Foucault affirme en
outre que « ce n’est donc pas le pouvoir, mais le sujet, qui constitue le thème général de mes
recherches »2361. Mais il est sans doute difficile de considérer que la pensée foucaldienne s’est
sans cesse développée autour de la question du sujet comme une interrogation permanente et
autonome. Toutefois, Foucault s’est efforcé de mener une critique du sujet fondateur et
universel, tout en l’opposant à une autre forme de sujet, forme historique, changeable et
entourée par les relations de pouvoir. Dans ces recherches, le sujet est ce qui est produit au
travers des relations de pouvoir, et il s’agit de mettre en lumière les mécanismes de ce pouvoir
plutôt que ce sujet lui-même. L’analyse de l’assujettissement doit être accompagnée par celle
du pouvoir. En d’autres termes, il n’est absolument pas possible de concevoir chez Foucault
une étude du sujet qui soit totalement indépendante des relations de pouvoir ou, bien entendu,
de la constitution d’un domaine de savoir. Le sujet foucaldien, au moins jusqu’à la période
généalogique, était ce qui ne pouvait se constituer qu’au sein du continuum pouvoir-savoir. Il
n’est sans doute pas un point central vers lequel s’orientent toutes ses recherches, mais plutôt
ce dont l’historicité et la précarité sont élucidées par une série d’analyses historiques.
L’enjeu de ce texte de 1982 est donc d’introduire un nouveau domaine d’analyse qui
a pour objet principal le sujet, en réorganisant sa pensée passée autour de ce nouvel axe.
Foucault distingue ainsi deux sens du terme « sujet » : d’une part, « sujet soumis à l’autre par
le contrôle et la dépendance » et d’autre part, « sujet attaché à sa propre identité par la
conscience ou la connaissance de soi »2362. Le premier est précisément ce que Foucault a
désigné comme processus d’assujettissement. Le second, qui était déjà présent dans les études
de l’aveu et de la pénitence, ouvre toutefois ici un domaine plus vaste de la recherche de
subjectivation, qui sera développé dans les deux derniers tomes de l’histoire de la sexualité
ainsi que dans les cours au Collège de France.
Ce texte charnière n’explicite cependant pas ce qu’est l’étude de subjectivation. Il
cherche plutôt à mettre en lumière les traits caractéristiques des relations de pouvoir que
Foucault a étudiées dans les années soixante-dix, en se référant à des objets majeurs de son

2361
Ibid. On peut trouver le même type de synthèse rétrospective dans le passage suivant : « La question
est de déterminer ce que doit être le sujet, à quelle condition il est soumis, quel statut il doit avoir, quelle
position il doit occuper dans le réel ou dans l’imaginaire, pour devenir sujet légitime de tel ou tel type de
connaissance ; bref, il s’agit de déterminer son mode de « subjectivation » » (« Foucault », DE II, no 345,
1984, p. 1451.)
2362
« Le sujet et le pouvoir », p. 1046.
698
Chapitre I, Partie III

analyse, tels le pouvoir pastoral, la raison d’État et la gouvernementalité libérale. Cette forme
d’argumentation est certainement due à l’origine de ce texte, écrit pour répondre à une série
de questions, concernant la notion de pouvoir chez Foucault, posées par Paul Rabinow et
Hubert Dreyfus pour leur livre, Michel Foucault. Un parcours philosophique. L’objectif est
donc d’expliquer l’analyse foucaldienne du pouvoir, plus que du sujet. Cette structure du texte
met paradoxalement en relief l’importance du problème du sujet pour le Foucault des années
quatre-vingt. C’est pour cette raison qu’il a commencé ce récapitulatif sur son analyse sur le
pouvoir par le problème du sujet sur lequel il n’est pas revenu de manière explicite jusqu’à la
fin du texte.
On peut ainsi affirmer que la constitution de l’individu comme sujet par lui-même
devient un enjeu principal de la pensée foucaldienne dans cette période-là. Et à cette question
s’en attache une autre, qui est celle de la problématisation, dont Foucault précise le sens dans
certains textes. Étudier la problématisation d’une période, c’est savoir quelles pratiques ou
quels concepts deviennent un problème dans un contexte historique précis. Et cette manière
de poser des problèmes change selon les époques. Foucault évoque un livre de K. J. Dover,
Homosexualité grecque, dont la thèse est que « notre découpage des conduites sexuelles entre
homo- et hétéro-sexualité n’est absolument pas pertinent pour les Grecs et les Romains »2363.
En d’autres termes, comme ce partage n’existe pas, le problème de l’homosexualité ne
pouvait se poser dans le monde ancien. Cela ne signifie cependant pas, bien entendu,
l’absence de pratiques « homosexuelles » chez les Romains ou les Grecs. Bien au contraire,
on y faisait toujours attention et on en parlait toujours. Mais les problèmes que posent ces
pratiques et ces concepts ne sont point identiques à ceux qui apparaissent dans le partage
moderne entre hétéro- et homosexualité. La problématisation, c’est précisément, dit Foucault
de manière archéologique, ce qui « rend simultanément possibles » les problèmes et leurs
solutions2364. Il s’agit donc de la constitution d’un « domaine de faits, de pratiques et de
pensée », dans lequel les problèmes sont posés et leurs solutions possibles cherchées2365. Ce
disant, Foucault souligne que son objet d’analyse est une histoire de la problématisation ou
des systèmes de problématisation, plutôt que de celle des solutions, qui relèvent, chacune,
d’un domaine spécifique de problématisation. Il faut donc repérer sous quelle forme de

2363
« Entretien avec M. Foucault », DE II, no 311, 1982, p. 1105. Le livre dont il s’agit est le suivant : K. J.
Dover, Greek homosexuality, Londres, Duckworth, 1978 (Homosexualité grecque, trad., par Suzanne Saïd,
Grenoble, La Pensée sauvage (coll. Bibliothèque d’ethnopsychiatrie), 1982.)
2364
« Polémique, politique et problématisations », DE I, no 311, 1982, p. 1417.
2365
Ibid., p. 1412.
699
Chapitre I, Partie III

problématisation la pensée et la pratique s’organisent autour de problèmes propres à chaque


époque 2366 . Il s’agit précisément de « reprendre à la racine la façon dont les hommes
problématisent leur comportement »2367. Foucault tente ainsi de situer les ouvrages passés
comme une série d’efforts pour l’histoire des problématisations :

Dans l’Histoire de la folie, la question était de savoir comment et pourquoi la folie, à un moment

donné, a été problématisée à travers une certaine pratique institutionnelle et un certain appareil
de connaissance. De même dans Surveiller et Punir, il s’agissait d’analyser les changements dans

la problématisation des rapports entre délinquance et châtiment à travers les pratiques pénales et

les institutions pénitentiaires à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle2368.

Cette réinterprétation nous permet, comme cela avait été le cas pour d’autres occasions, de
savoir de quelle manière Foucault vise à mener ses recherches dans une période. La
problématisation est devenue, ainsi que la subjectivation, le fil directeur de la pensée
foucaldienne des années quatre-vingt.
L’étude des manières de poser des problèmes est un déplacement important, si on la
compare avec les recherches foucaldiennes précédentes, qui portaient sur la vérité, le savoir et
le pouvoir. Il est vrai que, pour que ces domaines d’objet se constituent comme analysables, il
doit y avoir une série de problèmes à résoudre : qu’est-ce que la folie, la maladie ou le
criminel ? Quelle est la méthode rationnelle et efficace pour discipliner les individus ?
Comment peut-on construire un système de vérité à partir de l’aveu singulier de chacun ? Ces
problèmes existaient toujours à la fois dans les processus historiques que Foucault a examinés
et dans le raisonnement de Foucault lui-même. C’est toujours à partir d’un problème précis ou
d’un ensemble de problèmes que sont formés les vérités, les domaines de savoir ou les
relations et les techniques de pouvoir. La pensée foucaldienne a toujours tenté de révéler ces
systématicités historiquement singulières, non seulement comme des solutions à ces
problèmes déjà posés, mais aussi comme des efforts pour délimiter clairement des problèmes
qui restaient inaperçus dans ces systèmes. On se rend compte de manière inattendue qu’un
savoir ou une technique de pouvoir peuvent être appliqués à un nouveau problème ou à une

2366
Selon l’expression de Mathieu Potte-Bonneville, il s’agit là d’ « inventer un doute sans cogito »
(Potte-Bonneville, op. cit., p. 249.).
2367
« À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », DE II, no 311, 1982, p. 1431.
2368
« Le souci de la vérité », DE II, no 350, 1984, p. 1488.
700
Chapitre I, Partie III

exigence inédite. En ce sens, la solution précède le problème. Si l’objectif de l’archéologie


était de reconstruire la positivité d’un ensemble de pratiques, celui de la généalogie était de
savoir comment des éléments de cette positivité sont susceptibles d’être transportés et de
fonctionner dans une situation totalement différente. La problématisation est, en revanche,
centrée sur le domaine de problèmes dans lequel la vérité, le savoir et l’exercice de pouvoir
s’indexent toujours à un problème. L’histoire des problématisations tente sans doute de
décrire les relations entre la vérité, le savoir et le pouvoir à une époque. En d’autres termes,
c’est l’enchevêtrement entre ces éléments qu’il faut élucider pour cerner un problème comme
celui des comportements sexuels, du souci de soi et de la parrêsia.
Dans cette optique, l’introduction de L’Usage des plaisirs montre clairement cet
enjeu double de la pensée du « dernier Foucault ». Nous examinerons ci-dessous cette
réflexion méthodologique dans laquelle le concept même de l’histoire de la sexualité est mis
en question. Puis nous tâcherons de voir brièvement de quelle manière Foucault reconstruit
les formes antiques de problématisation autour des comportements sexuels.

1. L’Usage des plaisirs : réorganisation de la pensée foucaldienne

L’histoire de la « sexualité » est impossible. C’est précisément ce que Foucault


affirme tout au début du deuxième tome de ce projet entamé en 1976. Il insiste d’abord sur la
nécessité de se distancier de cette notion et de « son évidence familière »2369. Les domaines de
recherche de cette histoire de la sexualité se constituaient par trois axes, à savoir celui de la
formation des savoirs, celui des systèmes de pouvoir et, enfin, celui des « formes dans
lesquelles les individus peuvent et doivent se reconnaître comme sujets de cette sexualité »2370.
Mais la notion de « sujet de la sexualité » s’est d’emblée heurtée à une difficulté : que ce soit
le sujet de la sexualité, du désir ou de la chair, il est difficile, nous l’avons vu, d’en trouver un
équivalent dans l’Antiquité. La généalogie du sujet de la sexualité doit changer de direction
de la recherche : s’il y a un sujet des pratiques sexuelles qui ne soit pas de l’ordre de la
sexualité, qu’est-ce que ce sujet ? On ne peut supposer la naturalité ou l’universalité du sujet
de la sexualité. La question du sujet se pose encore, non pas comme sujet assujetti, mais
comme sujet d’un processus de subjectivation. Il s’agit donc de savoir « quelles sont les

2369
L’Usage des plaisirs, p. 9.
2370
Ibid., p. 11.
701
Chapitre I, Partie III

formes et les modalités du rapport à soi par lesquelles l’individu se constitue et se reconnaît
comme sujet » ou d’étudier « les jeux de vérité dans le rapport de soi à soi et la constitution de
soi-même comme sujet »2371. L’histoire de la vérité qui se forme à l’intérieur de soi pour se
transformer en fonction de ce jeu de vérité, c’est ce que Foucault entreprend dans ce projet
repris après huit ans d’interruption. Or ce rapport de soi à la vérité est sans doute inédit dans
la pensée foucaldienne. Il n’est plus question de la vérité qui sera objectivée au travers des
procédures de pouvoir, mais de celle que le sujet reconnaît en soi pour modifier sa manière
d’être. Cette pratique que l’on peut constater dans l’Antiquité, Foucault la considère comme
un exercice de soi dans la pensée, qui est une « épreuve modificatrice de soi-même dans le jeu
de la vérité »2372. Cette expérience de soi et de la vérité ne perd pas son actualité, et permet
toujours au philosophe de « penser autrement » 2373 . Nous reviendrons dans le prochain
chapitre sur cet aspect de l’exercice philosophique de soi dans le présent.
Restons-en pour le moment au problème de l’histoire de cette pratique, dans laquelle
le sexuel ne s’organise pas de la même façon que dans les temps modernes, c’est-à-dire autour
de la sexualité. Mais il est vrai en même temps que toute conduite sexuelle suscite toujours
une inquiétude à partir de laquelle on ne cesse d’en poser les problèmes. Foucault se demande
ainsi : « pourquoi le comportement sexuel, pourquoi les activités et les plaisirs qui en relèvent,
font-ils l’objet d’une préoccupation morale ? »2374 Il ne s’agit pas dans cette interrogation de
savoir quelle est la ligne de partage entre ce qui est permis et ce qui est interdit, car l’interdit
n’est qu’une forme de ce domaine moral qui englobe en effet une multiplicité de pratiques
organisées selon plusieurs échelles hétérogènes, irréductibles à une simple opposition binaire.
C’est dans ce domaine que le comportement sexuel est toujours mis en question, ou
« problématisé ». Alors que l’interdit exclut une fois pour toutes certains actes sexuels hors du
domaine de pratiques, la problématisation morale organise autour de ces problèmes du sexuel
une série de pensées et de pratiques. Une simple exclusion est impossible dans la
problématisation morale, car son enjeu est précisément de « définir les conditions dans
lesquelles l’être humain « problématise » ce qu’il est, ce qu’il fait et le monde dans lequel il
vit »2375. Foucault tente de faire l’histoire des diverses manières de problématisation, et il

2371
Ibid., p. 13.
2372
Ibid., p. 16.
2373
Ibid.
2374
Ibid., p. 17.
2375
Ibid., p. 18.
702
Chapitre I, Partie III

l’appelle « histoire de la pensée »2376.


Or cette désignation ne signifie pas que l’objectif de Foucault se limite à décrire une
histoire des problèmes tels qu’ils apparaissent dans la pensée humaine. En revanche, ces
problèmes s’enracinent profondément dans des « pratiques qui ont eu certainement une
importance considérable dans nos sociétés », que Foucault appelle « les arts de
l’existence »2377. Il s’agit dans ces arts de former sa propre vie comme « une œuvre qui porte
certaines valeurs esthétiques et réponde à certains critères de style »2378. L’histoire de la
pensée ne peut se faire qu’en faisant l’histoire de ces arts de l’existence, qui se développent
entre la pensée, la pratique et le corps en construisant sans cesse une forme spécifique de sujet.
En d’autres termes, l’histoire des problématisations se trouvent sans doute au croisement des
deux domaines de pratiques, discursif d’une part et non-discursif d’autre part. La
problématisation dans le domaine de la pensée apparaît dans les pratiques, qui modifient, à
leur tour, les conditions dans lesquelles se forme une problématisation.
Pour faire cette histoire, Foucault évoque deux dimensions qui lui sont familières :
l’archéologie analysant « les formes mêmes de la problématisation » et la généalogie portant
« leur formation à partir des pratiques et de leurs modifications »2379. Dans ce projet général,
l’Antiquité est considérée comme un des premiers chapitres de cette histoire des « techniques
de soi »2380. Et le choix de textes qui seront analysés est aussi important : il s’agit d’un
ensemble de textes « pratiques » qui « prétendent donner des règles, des avis, des conseils
pour se comporter comme il faut »2381. C’est précisément un point de confluence de pensée et
de pratique. À partir de là, la problématisation et ses modifications deviennent possibles et
également analysables.
L’histoire des formes de problématisation ainsi amorcée porte tout naturellement sur
la question que Foucault a déjà posée dans les années précédentes : le partage entre l’éthique
antique et la morale chrétienne. Foucault remarque que les éléments principaux de la morale
chrétienne ou moderne étaient « déjà clairement présentes au cœur de la pensée grecque ou
gréco-romaine »2382. Foucault en donne quatre exemples : une peur à l’égard de l’acte sexuel
qui serait nocif ; le modèle du comportement sexuel que l’on constate chez l’éléphant,

2376
Ibid.
2377
Ibid.
2378
Ibid.
2379
Ibid.
2380
Ibid., p. 19.
2381
Ibid., p. 20.
2382
Ibid., p. 23.
703
Chapitre I, Partie III

d’Aristote à saint François de Sales, et que nous avons déjà vu ; des appréciations négatives à
propos de certains aspects de la relation entre hommes, même si elle n’est pas globalement
désignée comme homosexualité ; enfin, le thème de l’austérité sexuelle. Mais l’existence de
ces éléments n’atteste pas la continuité entre les morales de ces deux époques. L’Antiquité
n’est point un état primitif de la morale chrétienne et moderne. Il faut plutôt y voir une forme
de morale autonome.
De là se pose une question : qu’est-ce que cette morale dont on fait l’histoire ?
Foucault distingue trois niveaux sémantiques. Premièrement, un ensemble de règles d’action,
déterminées de manière explicite, que les individus ou les groupes doivent respecter : c’est ce
qu’on appelle « code moral ». Deuxièmement, le comportement des individus dans leur
rapport réel à cet ensemble de règles et de valeurs : il s’agit là de la conformité de l’acte à la
règle. De même que la notion de normalité définit bien le rapport de l’acte à la norme
préétablie, on peut appeler cette dimension « moralité des comportements ». Troisième
niveau : alors que les deux premiers présupposent l’existence d’un code explicite et extérieur
et le rapport d’un individu à cet ensemble, il est question dans cette couche sémantique d’un
rapport du sujet à soi-même, c’est-à-dire « la manière dont on doit se constituer soi-même
comme sujet moral agissant en référence aux éléments prescriptifs qui constituent le
code » 2383 . Définissant ainsi ce troisième niveau, Foucault insiste sur la multiplicité de
manières de se conduire moralement, « différentes manières pour l’individu agissant d’opérer
non pas simplement comme agent, mais comme sujet moral de cette action »2384. L’instance
du sujet établit le rapport singulier de son action au code moral, en se constituant comme sujet
autonome, qui n’est pas un simple point de contact concret entre la règle et l’acte. C’est-à-dire
qu’il y a pluralité de manières d’ « être sujet moral », dont Foucault donne quatre modes :
définition de la substance éthique par une série de pratiques du sujet ; assujettissement moral
par l’obéissance subjective aux règles ; élaboration éthique de soi-même ; détermination d’un
point d’accomplissement que le sujet moral vise à atteindre en tant que mode d’être propre au
sujet moral.
S’appuyant sur cette multiplicité, Foucault souligne d’abord qu’« une action pour
être dite « morale » ne doit pas se réduire à un acte ou à une série d’actes conformes à une
règle, une loi ou une valeur », puisque toute action morale implique toujours « un certain
rapport à soi » ou le processus de « constitution de soi comme « sujet moral » », qui ne se fait

2383
Ibid., p. 36.
2384
Ibid., p. 37.
704
Chapitre I, Partie III

qu’au travers d’une sorte de « pratiques de soi » ou de ce que Foucault appelle


« ascétique »2385.
Si telle est la définition de la « morale » ou de ses sens différents, l’entreprise
d’écrire une histoire de la morale est également comprise de plusieurs manières :
premièrement, l’histoire des « moralités », dont l’objet est la conformité ou la non-conformité
de certaines actions aux règles d’une période donnée ; deuxièmement, l’histoire des « codes »
qui analyse les différents systèmes de règles et de valeurs ; troisièmement, l’histoire de « la
manière dont les individus sont appelés à se constituer comme sujets de conduite morale »2386.
C’est bien entendu la troisième que Foucault cherche à faire, en la résumant comme « une
histoire de l’« éthique » et de l’« ascétique », entendue comme histoire des formes de la
subjectivation morale et des pratiques de soi qui sont destinées à l’assurer » 2387 . Cette
définition introduit explicitement une polarité dans la compréhension de la morale : d’une part,
le pôle des codes de comportement, et d’autre part, celui des formes de subjectivation. Ce sont
les caractéristiques historiques du second, l’aspect des pratiques de soi notamment dans
l’Antiquité, que Foucault tente d’élucider, en le comparant avec le premier, la morale orientée
vers le code, qui se lie à lui sous les formes diverses de juxtaposition, d’opposition ou de
confusion. L’aspect du code n’est pas exclu de cette histoire des formes de subjectivation,
mais la recherche foucaldienne s’efforce sans cesse de mettre davantage l’accent sur les
pratiques du sujet moral qui s’exercent sur soi-même. La question de la continuité et de la
discontinuité sera donc examinée à partir de ces pratiques de soi : il s’agit, dit Foucault de
manière typiquement généalogique, de « se demander comment, sous la continuité, le
transfert ou la modification des codes, les formes du rapport à soi (et les pratiques de soi qui
leur sont liées) ont été définies, modifiées, réélaborées et diversifiées » 2388 . C’est une
généalogie de la morale s’appuyant sur la subjectivation, de la pensée grecque ancienne
jusqu’à la pastorale chrétienne de la chair. Ce deuxième tome de l’histoire de la sexualité,
intitulé qui ne convient plus à ce contenu, débute cette enquête historique, à partir d’une
notion, chrèsis aphrodisiōn, qui signifie « usage des plaisirs »2389. Foucault tente de dégager
quatre modes de subjectivation évoqués ci-dessus, auxquels se réfère cet usage des plaisirs, à
savoir « substance éthique, types d’assujettissement, formes d’élaboration de soi et de

2385
Ibid., p. 40.
2386
Ibid., p. 41.
2387
Ibid.
2388
Ibid., p. 44.
2389
Ibid., p. 45.
705
Chapitre I, Partie III

téléologie morale »2390. Quatre domaines seront analysés : « le rapport au corps, le rapport à
l’épouse, le rapport aux garçons, et le rapport à la vérité »2391. Chaque rapport organise de sa
propre manière les pratiques sexuelles qui seront uniformément caractérisées, dans les temps
modernes, comme la « sexualité ».
C’est ainsi que Foucault dit qu’ « on aurait bien du mal à trouver chez les Grecs
(comme chez les Latins d’ailleurs) une notion semblable à celle de « sexualité » et de
« chair » », non seulement parce que la notion de sexualité couvre un domaine plus large, qui
n’existait pas dans l’Antiquité, mais qu’il y a un autre domaine qui découpe les
comportements sexuels : il s’agit des aphrodisia, les œuvres ou les actes d’Aphrodite2392.
Foucault cherche à dégager les traits caractéristiques de ce domaine, tout en l’articulant à trois
autres notions qui ont une importance décisive dans la réflexion antique sur la morale
sexuelle : la notion de chrêsis, « usage », celle d’enkrateia, « maîtrise » et enfin celle de
sôphrosunê, « tempérance » ou « sagesse ». Les aphrodisia constituent, avec ces trois notions,
un ensemble de réflexions qui n’est pas identifiable à la science moderne de la sexualité.
Premièrement, les aphrodisia. La réflexion sur les comportements sexuels selon le
schéma d’aphrodisia ne s’oriente pas, comme c’était le cas pour le christianisme, vers « la
recherche de leur nature profonde, de leurs formes canoniques, ou de leur puissance
secrète » 2393 . Les aphrodisia sont avant tout « des actes, des gestes, des contacts, qui
procurent une certaine forme de plaisir »2394. Or, entre l’acte sexuel et le plaisir, il y a un autre
élément indispensable qui les suscite et les lie l’un à l’autre : le désir. En d’autres termes, ce
sont les rapports dynamiques établis entre l’acte, le plaisir et le désir qui constituent l’objet de
la réflexion morale pour les Grecs. Foucault dit ainsi : « L’ontologie à laquelle se réfère cette
éthique du comportement sexuel (…) c’est celle d’une force qui lie entre eux actes, plaisirs et
désirs2395. » Cette forme de réflexion est totalement différente de celle, chrétienne, de la chair
ou de celle, moderne, de la sexualité. Car, dans ces deux conceptions, l’acte est directement
lié au désir qui l’a suscité et qui est, par nature, mauvais : le plaisir n’intervient pas dans ce
type de réflexion, et le mauvais désir y est de plus en plus problématisé.
En revanche, dans la réflexion sur les aphrodisia, la dynamique entre l’acte, le désir

2390
Ibid.
2391
Ibid.
2392
Ibid., p. 50.
2393
Ibid., p. 55.
2394
Ibid.
2395
Ibid., p. 60.
706
Chapitre I, Partie III

et le plaisir sont considérés selon deux variables : l’une, quantitative, qui se caractérise par la
gradation du nombre et de la fréquence des actes ; l’autre, concernant la polarité entre les
deux acteurs, qui distingue deux valeurs de position chez eux, celle du sujet, exerçant
l’activité, et celle de l’objet, sur qui elle s’exerce. Dans cette seconde variable, il ne s’agit
point du partage masculin/féminin, mais de celui entre l’agent et le patient, quel qu’en soit le
sexe.
Cela ne signifie cependant pas que, dans la pensée des aphrodisia, il n’y a aucune
immoralité. Pour un homme, en effet, l’excès et la passivité sont deux objets majeurs de
dénonciation morale. Or notons que, dans ce champ de pensée, l’acte sexuel n’est jamais en
lui-même un mal. L’activité sexuelle est plutôt perçue comme naturelle et indispensable. Sur
ce point, dit Foucault, « l’expérience morale des aphrodisia est radicalement différente de ce
que sera celle de la chair »2396. Mais ce caractère naturel et indispensable des aphrodisia ne
peut ne pas susciter un souci moral, par son intensité que l’on doit délimiter et maîtriser. Il est
donc question pour les Grecs de savoir « comment affronter cette force, comment la maîtriser
et en assurer l’économie convenable »2397. De là se pose une deuxième question, celle du bon
usage, chrêsis, où il s’agit de savoir « comment prendre son plaisir « comme il faut » ? »2398
Dans ce problème de l’usage, l’objectif n’est pas du tout de fixer un partage universel
entre le permis et le défendu, mais d’élaborer « les conditions et les modalités d’un
« usage » », qui se forment autour d’ « une triple stratégie », à savoir « celle du besoin, celle
du moment, celle du statut »2399. Premièrement, la stratégie du besoin : l’usage des aphrodisia
doit être régulé par le besoin, de façon à maintenir « un équilibre dans la dynamique du plaisir
et du désir », équilibre voulu par la nature2400. Il n’est point question d’annuler le plaisir, mais
de « le maintenir par le besoin qui suscite le désir »2401. L’intempérance, c’est précisément la
figure opposée à ce réglage par le besoin. Le bon usage des aphrodisia qu’est la tempérance
n’est donc pas une simple obéissance à un ensemble de lois, mais « une pratique des plaisirs
qui est capable en « usant » de ceux qui sont fondés sur le besoin de se limiter elle-même »2402.
La deuxième stratégie est celle du moment, le kairos. C’est exactement par rapport à ce thème
de « quand il faut » que le bon usage des plaisirs est organisé. Troisièmement, celle du statut :

2396
Ibid., p. 66.
2397
Ibid., p. 69.
2398
Ibid., p. 72.
2399
Ibid., p. 72-73.
2400
Ibid., p. 76.
2401
Ibid., p. 75.
2402
Ibid., p. 77.
707
Chapitre I, Partie III

l’usage approprié des plaisirs varie selon le statut de celui qui fait l’acte. Ce n’est pas une ou
des règles universelles qui seraient valables à tous, comme c’est le cas pour le christianisme.
En revanche, comme la morale sexuelle fait partie du mode de vie, qui est « lui-même
déterminé par le statut qu’on a reçu et les finalités qu’on a choisies », les aphrodisia
constituent, pour les Grecs, un objet d’ajustement ou de modulation selon le statut
personnel2403. Cette triple stratégie du besoin, du moment et du statut déterminent le bon
usage des aphrodisia.
La troisième notion, enkrateia, est caractérisée comme l’effort pour dominer les
plaisirs et les désirs, effort qui a toutefois besoin de lutter en permanence pour l’emporter.
Foucault en énumère les cinq traits. Premièrement, cet exercice de domination doit instaurer
une attitude de combat par rapport aux plaisirs. En un sens, c’est à partir de là que commence
la longue tradition du combat spirituel, qui sera reprise sous diverses formes dans les pensées
ultérieures, notamment le christianisme. Deuxièmement, cette relation de combat avec les
plaisirs implique également une relation agonistique avec soi-même. Foucault dit ainsi :
« lutter contre « les désirs et les plaisirs », c’est se mesurer avec soi2404. » Troisièmement, ce
rapport antagonique à l’égard de soi-même se comprend en termes de victoire. Mais cette
victoire n’assure pas une fois pour toutes au sujet la maîtrise totale de ses plaisirs. La vertu
dans ce domaine des plaisirs s’exprime plutôt comme un rapport de domination établi et sans
cesse rétabli par le sujet lui-même. C’est précisément ce que Foucault appelle structure
« héautocratique » du sujet, gouvernement de soi par le sujet dans la pratique morale des
plaisirs 2405 . Quatrièmement, cette forme héautocratique, se développant selon plusieurs
modèles, tels celui de l’attelage avec son cocher (Platon) et celui de l’enfant avec l’adulte
(Aristote) entre autres, est notamment lié à deux schémas importants : d’une part, celui de la
vie domestique, et d’autre part, celui de la vie civique (« La vertu individuelle, dit Foucault, a
à se structurer comme une cité2406. »). Enfin, cinquièmement, pour une telle lutte, le sujet doit
mener une série d’entraînements ou d’exercices qui se caractérise comme askêsis. Foucault
mentionne la philosophie platonicienne qui reprend sans cesse cette exigence de l’exercice en
la liant à l’epimeleia heautou ou à la nécessité de s’occuper de soi, sur laquelle nous
reviendrons dans l’analyse de L’Herméneutique du sujet. L’entraînement est donc une forme

2403
Ibid., p. 81.
2404
Ibid., p. 92.
2405
Ibid., p. 95.
2406
Ibid., p. 96.
708
Chapitre I, Partie III

indispensable de la pratique morale de soi, et ce lien demeurera toujours central dans la


tradition philosophique ultérieure. Mais il n’y a pas d’art spécifique et autonome de l’askêsis
pour deux raisons : d’une part, l’exercice n’est pas un art indépendant du but à atteindre, mais
il est conçu « comme la pratique même de ce à quoi il faut s’entraîner »2407 ; d’autre part, si la
maîtrise de soi par l’exercice n’a pas sa singularité, c’est parce qu’elle est considérée comme
ayant la même forme que la maîtrise des autres, qui implique la gestion de la maison et la
participation au gouvernement de la cité. Si bien que, dans la Grèce ancienne, « l’askêsis
morale fait partie de la paideia de l’homme libre qui a un rôle à jouer dans la cité et par
rapport aux autres »2408. Cette unité se défera cependant progressivement de deux façons :
d’une part, un décrochage entre les exercices pour se gouverner soi-même et l’apprentissage
pour gouverner les autres ; d’autre part, un décrochage entre « les exercices dans leur forme
propre et la vertu, la modération, la tempérance » 2409 . Là commence une histoire des
techniques de soi et de leur propre domaine.
La sôphrosunê, quatrième notion, est l’état auquel on s’efforce de parvenir par
l’exercice pour maîtriser les plaisirs. Il s’agit là d’être libre par rapport aux plaisirs et de le
rester, c’est-à-dire ne pas se laisser aveuglément guider par les plaisirs. En outre, cette liberté
constitue une condition indispensable pour le gouvernement des autres, dans la mesure où
« celui qui doit diriger les autres, c’est celui-là qui doit être capable d’exercer une autorité
parfaite sur lui-même »2410. Être libre de ses plaisirs, être maître de soi, est donc en Grèce être
vertueux pour gouverner les autres, la cité. Cette conception de la maîtrise de soi en tant
qu’être libre implique le caractère viril de la tempérance, puisque le lien étroit entre la
maîtrise de soi et le gouvernement des autres est un privilège seulement accordé à l’homme
authentiquement moral : « Dans l’usage de ses plaisirs de mâle, ainsi dit Foucault, il faut être
viril à l’égard de soi-même, comme on est masculin dans son rôle social2411. » Or cette
affirmation de la virilité de la maîtrise de soi a une autre conséquence, inverse de la
précédente : l’intempérance appartient à une passivité, qui n’est rien d’autre que la féminité.
Une ligne de partage traverse le domaine des pratiques de soi ainsi que celui de la politique :
celle qui sépare un homme viril et un homme efféminé. Mais Foucault souligne que ce
partage ne coïncide pas avec l’opposition entre hétérosexualité et homosexualité ou bien entre

2407
Ibid., p. 100.
2408
Ibid., p. 103.
2409
Ibid., p. 104.
2410
Ibid., p. 109.
2411
Ibid., p. 112-113.
709
Chapitre I, Partie III

homosexualité active et passive. C’est une structure qui lie l’individuel et le social par
l’attitude à l’égard des plaisirs. La liberté au niveau individuel et le pouvoir politique
s’articulent l’un à l’autre dans cette conception de la virilité.
À propos de cette notion de sôphrosunê, Foucault remarque un autre trait important :
elle caractérise le mode d’être de l’homme tempérant dans un certain rapport à la vérité ou au
logos, qui est « une condition structurale, instrumentale et ontologique de l’instauration de
l’individu comme sujet tempérant et menant une vie de tempérance » 2412 . Cette triple
condition est définie par la philosophie grecque du IVe siècle, dans laquelle le sujet moral
dans l’usage des plaisirs exige en même temps l’auto-constitution comme sujet de
connaissance. D’abord forme structurale : le logos doit fonctionner chez l’homme tempérant
comme ce qui lui permet de soumettre les désirs pour régler son comportement de manière
autonome. Forme instrumentale : le logos dans la tempérance est aussi une raison pratique en
ce sens qu’il fait connaître à l’homme l’usage s’adaptant aux besoins, aux moments et aux
circonstances. Enfin, forme ontologique : la tempérance rend possible « la reconnaissance
ontologique de soi par soi », qui est un thème socratique de la nécessité de se connaître
soi-même. Or Foucault rappelle que, dans cette triple condition de la tempérance, il ne s’agit
jamais de « la forme d’un déchiffrement de soi par soi et d’une herméneutique du désir », telle
qu’on la trouve dans la spiritualité chrétienne. En revanche, c’est de la constitution d’une
« esthétique de l’existence » qu’il est question dans ce rapport à la vérité. Par ce terme,
Foucault entend « une façon de vivre dont la valeur morale ne tient ni à sa conformité à un
code de comportement, ni à un travail de purification, mais (…) à certains principes formels
généraux dans l’usage des plaisirs »2413. Autrement dit, c’est une « stylisation de l’attitude » à
l’égard du comportement sexuel qu’il faut chercher dans la pensée grecque ancienne : c’est
une sorte d’austérité sexuelle qui est exigée de l’homme pour qu’il soit porteur d’un ensemble
de valeurs, de morale, d’esthétique ou de vérité, au travers de la tempérance dont la forme est
déterminée non pas par un code explicite, mais par une série de pratiques de soi sur soi. C’est
ainsi que Foucault tente de présenter quelles sont ces pratiques sexuelles qui s’organisent
autour de la constitution d’un sujet de la tempérance dans la Grèce ancienne. L’analyse se
développe selon deux exigences méthodologiques : d’une part, elle reconstitue la positivité
des domaines qu’il examinera (ceux de la diététique, de la domestique, de l’amour des
garçons et de la vérité), et d’autre part, elle cherche à mettre en avant les différentes manières

2412
Ibid., p. 120.
2413
Ibid., p. 120-121.
710
Chapitre I, Partie III

de réflexion sur l’austérité sexuelle par rapport à la problématique de la chair ou à celle de la


sexualité. Nous les monterons ci-dessous brièvement.

1.1. Diététique

Alors que la Grèce ancienne ne fait pas des actes sexuels des interdits, il y a une série
de soucis concernant les dangers que la pratique sexuelle peut avoir sur la santé. Mais
Foucault souligne que cette inquiétude ne porte pas sur les effets pathologiques et leur
guérison, mais sur l’aspect du régime en général comme une façon de s’occuper de son corps
durant toute la vie. Si bien que le régime est « une catégorie fondamentale à travers laquelle
on peut penser la conduite humaine », qui est précisément « un art de vivre »2414. Il s’agit là
d’établir une mesure dans les différents domaines de la vie, pour avoir un état équilibré entre
la bonne santé et la bonne tenue de l’âme. Dans cette optique, l’excès dans le régime
alimentaire est aussi indésirable que l’intempérance. Il faut toujours être vigilant pour que ces
pratiques diététiques soient conformes aux différentes situations de chaque individu et de
chaque moment de la vie. Il est donc naturel que le régime ne soit pas « un corps de règles
universelles et uniformes », mais « une pratique réfléchie de soi-même et de son corps »2415. Il
est maintenant question de savoir quelle est la place des aphrodisia dans ce domaine de
pratique qu’est la diététique.
La réflexion sur les aphrodisia n’occupe pas en fait une place importante dans le
régime, en la comparant notamment avec celle qui concerne la nourriture. Les actes sexuels
ne sont envisagés qu’en termes de quantité et de circonstances, sans que leurs formes diverses
ne soient prises en considération. La problématisation de la pratique sexuelle à l’intérieur de
la diététique se fait donc non pas comme « un ensemble d’actes à différencier selon leurs
formes et la valeur de chacun d’eux », mais comme « une « activité » à laquelle on doit
globalement laisser libre cours ou poser un frein selon des repères chronologiques »2416. En
d’autres termes, dans la diététique, la pratique sexuelle n’est qu’un point de problématisation
parmi les autres, et l’attention qu’on porte sur elle n’est pas plus intense que celle qu’on porte
sur d’autres éléments de la vie.
Toutefois, cette position relativement marginale de la pratique sexuelle ne signifie

2414
Ibid., p. 133.
2415
Ibid., p. 141.
2416
Ibid., p. 153.
711
Chapitre I, Partie III

pas que l’on est indifférent aux problèmes qu’elle pourrait susciter. Bien que l’acte sexuel ne
soit point pour les Grecs un mal ou l’objet d’une disqualification éthique, la réflexion
médicale et philosophique le décrit comme menaçant autour de trois foyers : violence,
dépense et mort. Premièrement, la violence est exclusivement perçue selon un schéma
typiquement viril, qui analyse l’acte sexuel comme « une mécanique violente qui porte vers
l’échappée du sperme »2417. C’est donc l’acte masculin qui est le seul objet de la violence
dans l’acte sexuel. C’est également le cas pour le deuxième foyer, la dépense, dans la mesure
où il s’agit toujours là de l’éjaculation qui se caractérise comme « une coûteuse dépense » de
la semence qui était prélevée sur tout l’organisme2418. Le troisième foyer, la mort, n’est pas lié
à l’acte sexuel seulement par la peur de la dépense excessive qui deviendra ultérieurement
l’objet d’enquête médicale et pathologique. Si l’acte sexuel et la mort se lient l’un à l’autre,
c’est autour de la procréation, qui permet de « pallier la disparition des êtres vivants » et de
« donner à l’espèce, prise dans son ensemble, l’éternité qui ne peut être accordée à chaque
individu »2419. Foucault dit ainsi : « L’activité sexuelle s’inscrit donc sur l’horizon large de la
mort et de la vie, du temps, du devenir et de l’éternité2420. » Ce sont ces rapports entre
l’individu et l’espèce, ou entre la mort et l’éternité, qui font en sorte que les prescriptions
règlent l’activité sexuelle selon la relation matrimoniale et la procréation.
Les Grecs s’inquiètent de leur acte sexuel, non pas pour distinguer ceux qui sont
nocifs ou anormaux, mais parce que ces trois foyers d’inquiétude peuvent menacer la
constitution de l’individu comme sujet moral. Le problème n’est pas du tout de détecter dans
les pratiques sexuelles le mal sous les formes de violence, de dépense ou de mort. Il s’agit
plutôt de constituer à partir de ces points d’inquiétude la possibilité d’avoir « un juste souci de
son corps », bien ajusté à chaque individu2421. Or ces thèmes seront repris dans la doctrine
chrétienne de la chair sous des formes fort ressemblantes, à savoir « la violence involontaire
de l’acte, sa parenté avec le mal et sa place dans le jeu de la vie et de la mort »2422. Ces forces
violentes du désir représentent, pour saint Augustin par exemple, « un des principaux
stigmates de la chute »2423. Mais, comme nous l’avons vu à plusieurs reprises dans l’analyse
de la généalogie foucaldienne, la parenté ou l’identité des éléments constituants n’assure

2417
Ibid., p. 167-168.
2418
Ibid., p. 175.
2419
Ibid., p. 176.
2420
Ibid., p. 178.
2421
Ibid., p. 180.
2422
Ibid., p. 182.
2423
Ibid.
712
Chapitre I, Partie III

aucunement l’homogénéité entre deux systèmes de pensée et de pratique : « Chez les Grecs,
affirme Foucault, les mêmes thèmes d’inquiétude (violence, dépense et mort) ont pris forme
dans une réflexion qui ne vise ni à une codification des actes, ni à la constitution d’un art
érotique, mais à l’instauration d’une technique de vie2424. » C’est pourquoi les aphrodisia
n’obéissent pas à une étude de leurs détails morphologiques et pathologiques. En fait, c’est du
côté du sujet, sujet moral pouvant maîtriser les forces si intenses du désir sexuel, que se pose
toujours le problème de l’usage des aphrodisia. L’acte sexuel n’est donc important pour le
régime alimentaire que si le corps individuel affronte son intensité pour la surmonter. Ce qu’il
faut connaître n’est pas la nature de l’acte, mais le sujet lui-même, et ce dont on se soucie,
c’est du corps et de l’âme de l’individu. La marginalité des aphrodisia se comprend ainsi par
rapport à la position privilégiée du thème de la constitution du sujet moral.

1.2. Économique

Si la réflexion diététique prend comme objet la pratique sexuelle en bloc, celle de


l’économie domestique la découpe par un rapport particulier dans ce domaine de la pratique
sexuelle : celui du mariage. Tout d’abord, Foucault constate un déséquilibre entre le statut de
la femme et celui du mari. D’une part, le statut familial, juridique et social de la femme
mariée lui impose les règles d’une « pratique sexuelle strictement conjugale » 2425 . En
revanche, le mari a certes un certain nombre d’obligations à l’égard de sa femme, mais
« n’avoir de rapports sexuels qu’avec son épouse légitime ne fait en aucune manière partie de
ses obligations »2426. Le mariage ne signifie donc aucunement la double fidélité sexuelle, et le
problème de la vie matrimoniale et celui des plaisirs sexuels appartiennent à deux
problématisations totalement différentes. Or cela ne veut pas dire que les hommes mariés sont
en liberté totale dans leurs comportements sexuels, car « l’opinion attendait, d’un homme qui
se mariait, un certain changement dans sa conduite sexuelle »2427. Mais ce n’est pas une
obligation pour le marié. Le raisonnement en est le suivant : être marié signifie être chef de
famille, c’est-à-dire « exercer un pouvoir qui a dans la « maison » son lieu d’application et y
soutenir des obligations qui ont leurs effets sur sa réputation de citoyen » ; et, dans ces

2424
Ibid.
2425
Ibid., p. 190.
2426
Ibid., p. 191.
2427
Ibid., p. 193.
713
Chapitre I, Partie III

conditions, « n’avoir de rapport qu’avec son épouse est pour le mari la plus belle manière
d’exercer son pouvoir sur sa femme »2428. Il ne s’agit pas là d’une obligation morale, mais
d’une esthétique de la vie. La fidélité symétrique ne fait donc pas partie des obligations de
l’homme marié.
Le rapport entre l’homme et la femme se problématise, dans la vie domestique,
autrement que celui s’appuyant sur les pratiques sexuelles : ce sont des affaires de
l’économique qui sont en question. Le pouvoir que l’homme exerce dans sa maison a la même
nature que celui du pouvoir politique. Commander à la maison est en continuité apparente
avec gouverner les autres dans la cité. Mais le rapport du mari et de la femme n’est pas
simplement celui qui existe entre les gouvernants et les gouvernés. S’il est normal pour les
Grecs que la femme se marie très jeune, c’est la tâche du mari de lui donner l’éducation
nécessaire pour jouer le rôle requis dans la maison. Le rapport du mari à la femme est donc à
la fois de formation et de direction. Chacun des deux conjoints a une place qui correspond aux
nécessités de l’économie domestique. Cette division est conçue comme naturelle et
indissociable de l’ordre de la maison. Dans ces conditions, la notion de fidélité ne se
comprend pas comme la renonciation à tout plaisir sexuel hors la relation matrimoniale ;
l’homme fidèle, c’est « celui qui maintient jusqu’au bout les privilèges reconnus à la femme
par le mariage »2429. La dissymétrie entre l’homme et la femme dans le rapport du mariage est
clairement lisible : « la tempérance de l’homme et la vertu de la femme peuvent se présenter
comme deux exigences simultanées, et dérivant chacune à sa manière et sous ses formes
propres de l’état de mariage »2430. Le problème de la pratique sexuelle est absent ou du moins
marginal dans ce rapport. Le mariage pour les Grecs n’est rien d’autre que le problème de
l’art de commander à la maisonnée, qui est tout proche de l’activité politique. La « fidélité »
sexuelle de l’homme ne concerne que le rapport de soi à soi, non pas celui du mari à la femme.
En ce sens, il n’existe absolument pas de notion de fidélité sexuelle réciproque dans la pensée
grecque. Cette notion caractérise la nouvelle éthique chrétienne, dans laquelle, à la différence
du mariage en Grèce, l’activité sexuelle entre les époux est également problématisée comme
élément essentiel. Foucault montre ainsi la ligne de partage entre le mariage et la pratique
sexuelle qui caractérise la pensée grecque ancienne.

2428
Ibid., p. 197.
2429
Ibid., p. 213.
2430
Ibid., p. 238.
714
Chapitre I, Partie III

1.3. L’amour des garçons

Alors que le mariage ne problématise pas la pratique sexuelle, « l’usage des plaisirs
dans le rapport avec les garçons a été, pour la pensée grecque, un thème d’inquiétude »2431. Ce
n’est pas, ainsi que Foucault l’a remarqué à plusieurs reprises, de l’homosexualité qu’il est en
question dans cette inquiétude. Aimer un homme ou une femme ne fait pas de différence pour
les Grecs, dans la mesure où l’appétit pour ceux qui sont « beaux », quel que soit leur sexe, a
été implanté par la nature. Il n’y a pas deux désirs différents, mais « deux manières de prendre
son plaisir, dont l’une convenait mieux à certains individus, ou à certains moments de
l’existence »2432. La notion d’homosexualité est donc insuffisante pour appréhender l’amour
des garçons dans la Grèce ancienne.
De la même façon, l’opposition entre la tolérance et l’intolérance est aussi trop
simpliste pour rendre compte de la complicité des phénomènes qui occupe certainement le
point central de l’analyse foucaldienne dans ce volume. Pour analyser cette pratique,
« pourtant admise, pourtant courante », Foucault remarque tout d’abord qu’elle est « entourée
d’appréciations diverses et qu’elle était traversée par un jeu de valorisations et de
dévalorisations assez complexes pour rendre difficilement déchiffrable la morale qui la
régissait »2433 . Il n’y a donc pas une catégorie « l’amour des garçons » dont la totalité
appartient au domaine du permis ou à celui de l’interdit. La stratégie de Foucault consiste non
pas à repérer dans quelles limites la liberté de cette pratique est admise, mais à savoir
« comment et sous quelle forme le plaisir pris entre hommes a pu faire problème »2434. Or, si
l’amour des garçons n’a pas de nature différente de celui de la femme ou des autres choses, il
faut bien comprendre comment et pourquoi cette pratique a été problématisée de manière
singulière et complexe, tout en se détachant des autres objets d’amour.
Foucault fait quelques remarques sur cette forme particulière d’amour. Premièrement,
les réflexions philosophiques et morales ne prennent pas comme objet tout le domaine
possible des relations sexuelles entre hommes : l’amour entre deux adultes déjà mûrs ou entre
deux garçons du même âge, ne pose pas problème. Ce sur quoi on porte attention, c’est la
relation qui se développe entre deux hommes « qui sont considérés comme appartenant à deux

2431
Ibid., p. 243.
2432
Ibid., p. 247.
2433
Ibid., p. 248.
2434
Ibid., p. 249.
715
Chapitre I, Partie III

classes d’âge distinctes et dont l’un encore tout jeune n’a pas achevé sa formation, et n’a pas
atteint son statut définitif » : amour entre un homme adulte et un adolescent2435. Parmi toutes
les relations sexuelles entre hommes qui seraient pratiquées, c’est cette relation particulière
qui devient l’objet de la problématisation. Deuxièmement, avant qu’il ne soit pris en
considération par les philosophes, cette forme d’amour est socialement répandue et reconnue,
dans une position fort complexe. Ce type de relation est admis, mais on n’y est pas indifférent
pour cela. Il y a une série de pratiques de « cour », selon lesquelles peut se former une relation
entre adulte et adolescent moralement et esthétiquement acceptable. L’existence de cette sorte
de procédure qui fait en sorte que les conduites soient bien convenables montre en effet que la
relation entre homme et garçon est considérée non pas comme naturelle, mais comme
socialement organisée. Troisièmement, à la différence de la vie matrimoniale, dans laquelle
une structure binaire détermine le rôle de chacun dans l’espace fermé qu’est la maison, il y a
un jeu spatialement « ouvert » entre homme et garçon 2436 . C’est-à-dire que ces deux
partenaires partagent un « espace commun au moins à partir du moment où l’enfant a atteint
un certain âge »2437. Ce jeu est ouvert en un autre sens : l’homme ne peut exercer aucun
pouvoir statutaire sur le garçon, c’est-à-dire que ce dernier est libre d’accepter ou de refuser.
Quatrièmement, la question du temps se pose dans cette problématisation du rapport au
garçon, comme c’était le cas pour la Diététique (instant opportun de l’acte) et l’Économique
(maintien constant d’une structure relationnelle). Dans cette troisième problématisation, c’est
« la question difficile du temps précaire et du passage fugitif » : « quel est le temps à partir
duquel un garçon devra être considéré comme trop vieux pour être partenaire honorable dans
la relation d’amour ? »2438 L’amour des garçons est par nature précaire, et, par conséquent, il
faut chercher une transformation possible de cet amour fugitif en une autre forme de relation :
c’est précisément la question de « la conversion possible, moralement nécessaire et
socialement utile, du lien d’amour (voué à disparaître) en une relation d’amitié, de philia »2439.
C’est en développant cette amitié, même au sein de la relation d’amour, que l’on peut éviter la
précarité du rapport de l’adulte au garçon : il s’agit dans cette philia de « la ressemblance du
caractère et de la forme de vie, [de] partage des pensées et de l’existence, [de] la bienveillance

2435
Ibid., p. 252.
2436
Ibid., p. 256.
2437
Ibid.
2438
Ibid., p. 258.
2439
Ibid., p. 261.
716
Chapitre I, Partie III

mutuelle »2440. Deux partenaires se trouvent ainsi dans une relation égalitaire. Cinquièmement,
l’interrogation sur les rapports avec les garçons soulève une question fondamentale de
l’amour, car c’est autour de ces rapports que s’établit une relation du type de l’Éros, comme
« la forme la plus belle et la plus parfaite » d’amour. Si cette réflexion sur l’Éros ne se
développe pas dans la vie matrimoniale, c’est parce que l’éthique sexuelle de l’homme marié
s’appuie sur l’exercice du pouvoir sur la maisonnée et notamment sur la femme. Le véritable
amour et le bon usage des plaisirs ne se développent que dans cette question du rapport au
garçon, qui constitue, « avec ses refus possibles » et « ses acceptations éventuelles », « en
face de l’amant, un centre indépendant »2441. La problématisation de l’amour se fait ainsi dans
cet espace d’amour que deux personnages libres organisent. Et la réflexion est à la fois
« théorique sur l’amour et prescriptive sur la façon d’aimer »2442.
Cet amour des garçons, accepté et valorisé, suscite cependant l’inquiétude par
laquelle on s’interroge sur les dangers possibles de ces plaisirs. D’abord, le comportement
d’un jeune homme se réfère au partage entre l’honneur et le déshonneur. Jugée soit honteuse
soit convenable, la conduite d’un garçon est toujours l’objet d’une curiosité sociale, car
l’importance de son honneur touche directement la place politico-sociale qu’il occupera dans
la cité. L’adolescence, où le garçon est très désirable, mais son honneur très fragile, constitue
pour lui « une période d’épreuve » 2443 . L’épreuve porte sur les points bien connus de
l’éducation grecque, tels « la tenue du corps (…), les regards (…) la façon de parler (…), la
qualité des gens qu’on fréquente »2444. Mais ce qui est le plus problématique, c’est bien
entendu le domaine de la conduite amoureuse où le partage honorable/honteux est très visible.
Qu’est-ce que cet honneur pour le garçon dans sa relation amoureuse ? Et qu’est-ce qui
détermine la conduite honorable ? C’est la manière de faire usage des plaisirs qui détermine la
valeur morale des pratiques amoureuses, selon le principe que Foucault a déjà évoqué : la
tempérance. Il s’agit d’une auto-limitation dans les contacts physiques. Mais il n’est jamais
question de déterminer le seuil de ce qui est permis par un ensemble de règles. La tempérance
n’implique pas la codification des comportements convenables, mais du rapport que le garçon
doit avoir à soi-même. Cela signifie « ne pas céder, ne pas se soumettre, rester le plus fort,
l’emporter par sa résistance, sa fermeté, sa tempérance (sôphrosunê), sur les poursuivants et

2440
Ibid.
2441
Ibid., p. 263.
2442
Ibid.
2443
Ibid., p. 268.
2444
Ibid., p. 269.
717
Chapitre I, Partie III

les amoureux »2445. De là une exigence importante : il ne faut pas que le garçon se conduise
« passivement »2446. L’attitude passive, en cédant aux autres, c’est exactement la perte de la
maîtrise de soi-même.
Dans ce jeu de l’honneur et du déshonneur, la position ambivalente du jeune garçon
dans la morale et la pensée grecques apparaît comme « un élément délicat et difficile »2447.
Pour le garçon, les pratiques sexuelles constituent une épreuve qui concerne non seulement sa
vie adolescente, mais aussi sa réputation et son rôle futur dans la cité. Pour les autres, l’amour
des garçons est précisément l’occasion de se soucier de la vie du garçon, qui doit être une
œuvre commune. C’est ainsi que cette forme d’amour est un point central dans lequel
s’élaborent « une pratique de cour, une réflexion morale et (…) un ascétisme
philosophique »2448.
Dans cette interrogation sur l’amour des garçons, le social intervient de manière
visible dans ces actes entre partenaires. Pour rappeler l’importance de ce niveau social,
Foucault évoque un principe qui est dominant dans la pensée grecque, c’est-à-dire
l’ « isomorphisme entre relation sexuelle et rapport social »2449. En d’autres termes, « les
pratiques de plaisir sont réfléchies à travers les mêmes catégories que le champ des rivalités et
des hiérarchies sociales »2450. Dans le comportement sexuel, de même que dans la relation
sociale, le rôle actif, celui qui « consiste à dominer, à pénétrer et à exercer ainsi sa
supériorité », est honorable et valorisé de plein droit2451. En revanche, le rôle passif, qui est
souvent joué par le garçon, a la valeur exactement inverse. Là se pose le problème, pour la
raison suivante : « Lorsque, dans le jeu de relations de plaisir, on joue le rôle du dominé, on
ne saurait occuper valablement la place du dominant dans le jeu de l’activité civique et
politique2452. » Comment situer le garçon dans ce rapport du sexuel et du social ? C’est
précisément là le point le plus intense de problématisation dans la pensée grecque. Foucault
évoque ce que l’on appelle « antinomie du garçon » dans la morale grecque des aphrodisia :
d’un côté, le garçon peut être reconnu comme objet de plaisir, mais, d’un autre côté, il ne peut
ni ne doit jouer le rôle passif dans cette relation sexuelle qui est toujours envisagée par

2445
Ibid., p. 273.
2446
Ibid., p. 274.
2447
Ibid., p. 277.
2448
Ibid., p. 278.
2449
Ibid., p. 279.
2450
Ibid.
2451
Ibid., p. 280.
2452
Ibid., p. 285.
718
Chapitre I, Partie III

l’opposition dominant/dominé2453. Foucault résume ce dilemme : « éprouver de la volupté,


être sujet de plaisir avec un garçon ne fait pas de problème pour les Grecs ; en revanche, être
objet de plaisir et se reconnaître comme tel constitue pour le garçon une difficulté
majeure2454. » Pour le garçon, la nécessité d’établir un rapport moral à soi-même pour devenir
un homme libre, ne coïncide pas avec la possibilité d’être objet de plaisir pour un autre. Cette
non-coïncidence s’enracine profondément dans la morale grecque ancienne. Le garçon est
sexuellement désirable, mais il ne doit pas se laisser dominer par les autres. Cette oscillation
entre deux pôles exige une sorte de pratiques de cour, dans lesquelles le refus de garçon est
valorisé comme faisant partie de la justification de la relation qui provoque toujours
l’inquiétude. L’explication de Foucault sur ce point nous semble assez claire :

(…) l’acte sexuel, dans la relation entre un homme et un garçon, doit être pris dans un jeu de

refus, d’esquives et de fuite qui tend à le reporter aussi loin que possible, mais aussi dans un
processus d’échanges qui fixe quand et à quelles conditions il est convenable qu’il se

produise2455.

Le rapport entre homme et garçon ne peut être moralement honorable qu’en passant par ce
processus qui dépend notamment du libre choix du garçon. En outre, pour qu’il ait valeur
morale, le rapport d’amour doit se transformer, au moment où le garçon atteint l’âge adulte,
en un lien définitif d’amitié, qui est socialement précieux.
Cette complexité de structure que les Grecs ont instaurée dans la réflexion sur
l’amour des garçons montre que cette forme de relation n’est pas inconditionnellement
acceptée par eux, mais exige toujours une attention très vigilante à ces pratiques, qui sont
étroitement liées au social, dans la mesure où le garçon deviendra à son tour « le maître dans
le plaisir qu’on prend avec les autres et dans le pouvoir qu’on exerce sur soi-même »2456.
L’amour des garçons est donc un point de la problématisation très dense dans la Grèce
ancienne, puisque l’on s’en inquiète sans cesse et qu’on en parle toujours, en posant un
ensemble de questions soit sexuelles soit sociales. Il est clairement impossible d’identifier
cette relation d’amour entre deux hommes à l’homosexualité au sens moderne, et il faut plutôt

2453
Ibid., p. 286.
2454
Ibid., p. 286-287.
2455
Ibid., p. 291.
2456
Ibid., p. 292.
719
Chapitre I, Partie III

y voir un autre système de pensée qui ne s’appuie pas sur l’opposition de hétéro- et
homosexuel. Et en ce domaine de la problématisation très dynamique, se pose la question
philosophique sur l’amour et sur son rapport à la vérité.

1.4. L’amour et la vérité

Alors que l’amour des garçons fonctionne comme un point de la problématisation où


la difficulté antinomique de cet amour permet d’élaborer une stylisation des pratiques
sexuelles et sociales, ou celle de l’usage des aphrodisia, il y a dans ce système de
problématisation une autre question concernant les « rapports entre usage des plaisirs et accès
à la vérité », au travers d’une interrogation sur ce qu’est le véritable amour. Cette question de
l’amour se pose dans le christianisme par rapport à la relation entre homme et femme, ainsi
que Foucault le montre en se référant à Faust, comme « un exemple de la manière dont la
question du plaisir et celle de l’accès à la connaissance se trouvent liées au thème de l’amour
pour la femme » 2457 . En revanche, c’est autour de l’amour des garçons que les Grecs
développent la réflexion sur « les liens réciproques entre l’accès à la vérité et l’austérité
sexuelle »2458. Foucault tente de décrire cette interrogation sur le véritable amour par l’analyse
des textes platoniciens, notamment le Banquet et le Phèdre qui lui permettent de mettre en
avant deux discours qui s’opposent l’un à l’autre : d’une part, ce que l’on dit habituellement
de l’amour, que Foucault appelle « discours-témoins » ou « contre-discours » ; d’autre part, le
discours socratico-platonicien de l’Érotique. Le premier pose la question suivante : « le jeune
homme doit-il céder, à qui, dans quelles conditions et avec quelles garanties ? »2459 C’est
précisément ce qui se produit, comme nous l’avons vu, autour de l’inquiétude pour l’amour
des garçons. En revanche, le second, socratico-platonicien, pose de manière totalement
différente la question pour savoir ce qu’est le véritable amour : « qu’est-ce que l’amour dans
son être même ? »2460 C’est un moment important dans la mesure où l’on passe de la
réflexion sur l’usage convenable des plaisirs dans l’amour des garçons, à celle qui se demande
ce qu’est cet amour même, dont l’existence, quasi évidente pour les Grecs, n’est jamais mise
en question. Foucault résume ce changement décisif en quatre passages. Premièrement, celui

2457
Ibid., p. 296.
2458
Ibid.
2459
Ibid., p. 297.
2460
Ibid., p. 301.
720
Chapitre I, Partie III

« de la question de la conduite amoureuse à l’interrogation sur l’être de l’amour » : passage


d’une question déontologique à une question d’ontologie2461. Platon déplace la question
elle-même : qu’est-ce qu’aimer ? Deuxièmement, celui « de la question de l’honneur du
garçon à celle de l’amour de la vérité » : si la réflexion organisée par l’opposition
honneur/déshonneur se trouve du côté de l’objet de l’amour, c’est-à-dire le garçon,
l’interrogation platonicienne part de la considération de ce qu’est l’amour lui-même, pour
déterminer ce qu’est son objet. Or on trouve chez Platon un thème répandu à son époque,
selon lequel « c’est à l’âme des garçons plutôt qu’à leur corps que l’amour doit
s’adresser »2462. L’originalité de Platon réside plutôt, dit Foucault, dans « la manière dont il
établit l’infériorité de l’amour pour les corps »2463. Il ne s’agit donc pas d’exclure le corps
pour que l’amour s’oriente directement vers l’âme, mais d’établir, au travers des apparences
de l’objet qu’est le corps, le rapport à la vérité. Troisièmement, celui « de la question de la
dissymétrie des partenaires à celle de la convergence de l’amour » : si le rapport
dissymétrique de l’amant à l’aimé caractérise l’amour des garçons, l’Éros platonicien en tant
que rapport à la vérité exige que, pour que deux partenaires se rejoignent, « l’aimé, lui aussi,
ait été porté au vrai par la force du même Éros »2464. La distinction entre l’amant et l’aimé, ou
entre le dominant actif et le dominé passif a disparu, et se forme ce que l’on peut appeler
« dialectique d’amour », qui consiste en deux mouvements exactement semblables chez deux
amants : « l’amour est le même, ainsi dit Foucault, puisqu’il est, pour l’un et pour l’autre, le
mouvement qui les porte vers le vrai2465. » Quatrièmement, celui « de la vertu du garçon aimé
à l’amour du maître et à sa sagesse » : dans ce rapport platonicien de l’amour à la vérité,
apparaît un nouveau personnage, qui est celui du maître2466. Désormais, la distribution du rôle
de l’amant et de l’aimé est exactement inverse : ainsi qu’on le voit dans les textes platoniciens,
ce sont les jeunes garçons qui sont les amoureux de Socrate, dont la sagesse marque à la fois
« l’objet du véritable amour et le principe qui empêche de « céder » »2467. En même temps, la
figure du maître qu’est Socrate se manifeste également comme l’homme qui sait parfaitement
se maîtriser soi-même au point d’être capable de résister la séduction de ces jeunes garçons.
La maître est un exemple du sujet moral de la tempérance.

2461
Ibid., p. 304.
2462
Ibid., p. 307.
2463
Ibid.
2464
Ibid., p. 309.
2465
Ibid., p. 310.
2466
Ibid.
2467
Ibid., p. 312.
721
Chapitre I, Partie III

Ces quatre passages du thème courant de l’amour des garçons à la problématique


platonicienne de l’amour et de la vérité, font apparaître ce qu’est l’Érotique platonicienne
sous trois aspects. Tout d’abord, elle réussit à répondre à l’antinomie du garçon autour de
laquelle se forme l’énorme inquiétude dans la culture grecque : la solution de Platon est de
déplacer « la question de l’individu aimé à la nature de l’amour lui-même » 2468 .
Deuxièmement, introduisant la question de la vérité dans le rapport de l’amour, l’Érotique
platonicienne exige que l’amoureux reconnaisse « ce qu’est véritablement l’amour qui s’est
saisi de lui »2469. Le travail éthique à faire est donc de « découvrir et de tenir, sans se relâcher
jamais, ce rapport à la vérité qui était le support caché de son amour »2470. Troisièmement,
l’Érotique platonicienne ne s’écarte pas, en faisant apparaître la thématique de la vérité, des
questions posées habituellement dans les discussions sur l’amour. Mais l’argumentation
platonicienne tente de décrire le cheminement « qui conduit au point où il retrouve son être
propre », au lieu de chercher à résoudre une fois pour toutes la question de l’opposition entre
l’honorable et le déshonorant2471. Si la discussion sur l’usage des plaisirs porte sur le plaisir et
sa dynamique, la réflexion platonicienne déplace totalement le champ d’interrogation : il
s’agit désormais du « désir qu’il faut conduire à son véritable objet (qui est la vérité) en le
reconnaissant lui-même pour ce qu’il est dans son être vrai »2472.
C’est dans ce lien étroit entre l’amour et la vérité, élaboré par la philosophie
platonicienne, que Foucault trouve un des points dans lequel se forme le problème de
« l’homme du désir » qui sera ultérieurement développé dans le christianisme puis dans le
savoir de la sexualité. Cela ne signifie pas que la question platonicienne de l’amour et de la
vérité a fait disparaître l’éthique des plaisirs et de leur usage, qui continue toutefois à se
développer même après ce coup platonicien. L’éthique de l’usage des plaisirs et le platonisme
de l’amour ne sont pas deux systèmes incompatibles. En revanche, comme le remarque
Foucault, c’est par un « paradoxe historique » que le thème platonicien naît d’une reprise
philosophique de la réflexion sur l’amour des garçons. Paradoxe, puisque le thème chrétien du
déchiffrement du désir se forme précisément au sein de ce qu’il dénonce : l’amour des
garçons, qui n’est rien d’autre qu’ « une façon de le styliser et donc, en lui donnant forme et

2468
Ibid., p. 313.
2469
Ibid., p. 314.
2470
Ibid.
2471
Ibid., p. 315.
2472
Ibid.
722
Chapitre I, Partie III

figure, de le valoriser »2473. Foucault entame ce disant implicitement une généalogie de la


morale chrétienne, qui s’élabore à partir d’éléments d’origine hétérogène et parfois
contradictoire avec sa doctrine.

1.5. L’éthique des plaisirs : le cas de la Grèce ancienne

Pour conclure le deuxième tome de l’histoire de la sexualité, ou la première partie de


son étude sur la problématisation antique du comportement sexuel, Foucault insiste sur
l’importance des trois domaines de problématisation des conduites sexuelles selon une
éthique de l’existence, à savoir le régime, la gestion domestique et l’amour des garçons.
Certes ces trois domaines ne sont pas les seuls à problématiser les pratiques sexuelles, mais
leur position est privilégiée dans la formation des arts de vivre où il s’agit de l’usage des
plaisirs selon des principes exigeants et austères. Mais l’objectif n’est pas de reconstituer un
ensemble de règles ou de lois qui détermineraient une fois pour toutes ce qui est permis et ce
qui est interdit, mais d’ « une histoire de l’ « éthique » entendue comme l’élaboration d’une
forme de rapport à soi qui permet à l’individu de se constituer comme sujet d’une conduite
morale »2474. Dans ce processus de subjectivation, les trois domaines proposent, chacun, une
forme singulière de modulation de la pratique sexuelle : dans la Diététique, c’est « une forme
de tempérance définie par l’usage mesuré et opportun des aphrodisia » ; dans l’Économique,
« le maintien, (…) d’une certaine structure hiérarchique propre à l’organisation de la
maisonnée », qui s’appuie sur l’exercice du pouvoir du mari et le statut légitime de la femme
accordé par l’époux ; enfin, la tempérance exigée par l’Érotique consiste à savoir « comment
on peut faire place à la liberté de l’autre dans la maîtrise qu’on exerce sur soi-même et dans
l’amour vrai qu’on lui porte »2475. En outre, c’est à partir de ce troisième domaine de la
réflexion que l’érotique platonicienne s’élabore comme interrogation sur les « relations
complexes entre l’amour, la renonciation aux plaisirs et l’accès à la vérité »2476.
Si l’amour des garçons et sa problématisation caractérisent la manière dont les Grecs
réfléchissent sur leur comportement sexuel, ce foyer d’inquiétude doit se déplacer vers un
autre point de problématisation. C’est autour de la femme que s’organise une nouvelle

2473
Ibid., p. 317.
2474
Ibid., p. 324.
2475
Ibid., p. 324-325.
2476
Ibid., p. 325.
723
Chapitre I, Partie III

problématisation, étudiée dans le tome suivant. En outre, Foucault remarque qu’un autre
déplacement de foyer se produira à partir du XVIIe et du XVIIIe siècle : l’intérêt portera à
cette époque-là, ainsi que Foucault l’a analysé dans les années soixante-dix, sur la sexualité de
l’enfant. De l’amour des garçons au comportement sexuel de l’enfant, l’histoire de la
« sexualité » aurait englobé plusieurs systèmes de problématisation autour des comportements
sexuels. Mais ces déplacements ne se caractérisent pas par une série de ruptures. Il faut plutôt
voir dans un tel déplacement « une certaine unification » ou bien une certaine réoganisation
qui « se produira entre les éléments qu’on pourrait trouver répartis dans les différents « arts »
d’user des plaisirs »2477. Ce type de remaniement s’effectuera, selon Foucault, du moins aux
deux niveaux : d’une part, celui de la doctrine et d’autre part, celui de la pratique. Examiner
de près cette réorganisation double de la problématisation dans les deux premiers siècles de
notre ère, c’est exactement l’enjeu du troisième tome de l’histoire de la « sexualité ».

2. Le Souci de soi : une nouvelle problématisation des aphrodisia

La structure du troisième volume de l’histoire de la sexualité est visiblement en


continuité avec celle de L’Usage des plaisirs. Il s’agit de savoir quels sont les déplacements
qui se sont produits par rapport à la culture grecque ancienne, autour des trois domaines, à
savoir la Diététique, l’Économique et l’Érotique. Après avoir globalement défini les traits
caractéristiques de la culture de soi dans l’Empire romain dans les chapitres II et III de
l’ouvrage, Foucault cherche, dans les trois derniers chapitres (Le corps, La femme et Les
garçons), à mettre en lumière la positivité de chaque domaine dans les deux premiers siècles
de notre ère, qui se distingue clairement de celle de la pensée et de la pratique grecques. Or le
premier chapitre de ce troisième tome ne s’inscrit pas dans cette quasi-symétrie structurelle.
Dans ce chapitre, Foucault examine brièvement La Clef des songes d’Artémidore, auteur du
IIe siècle après J.-C., qui est un exemple de la littérature courante d’alors, celle de
l’onirocritique ou analyse des rêves2478. L’objectif de Foucault est de montrer de quelle
manière cet ouvrage d’Artémidore interprète les rêves, notamment ceux des plaisirs sexuels.

2477
Ibid., p. 326.
2478
Foucault a analysé ce texte d’Artémidore en 1981 dans le cours Subjectivité et vérité et le texte
« Sexualité et solitude », mentionné ci-dessus. Voir également notre chapitre V, Deuxième partie,
p. 653-654.
724
Chapitre I, Partie III

Alors que cette réflexion sur les rêves permet à Foucault de mettre en lumière le rapport du
rêve au comportement sexuel à cette époque-là, il y a sans doute un adversaire implicite de
cette analyse du texte antique : c’est, bien entendu, la psychanalyse freudienne. Nous ne
sommes pas en mesure ici de faire en détail la comparaison entre ces deux pensées sur les
rêves, de périodes totalement différentes, mais notons toutefois que montrer une manière de
penser les rêves, autre que la psychanalyse, peut être une critique historique de la
psychanalyse, même si Foucault n’a jamais développé celle-ci2479.
Revenons maintenant à l’examen foucaldien du texte pour en expliciter l’enjeu.
Foucault souligne tout d’abord que l’analyse des rêves, répandue à cette époque-là, fait partie
des techniques d’existence, dans la mesure où les rêves sont « des signes de réalité ou des
messages d’avenir »2480. L’objectif de la méthode d’Artémidore est de montrer une manière de
« décomposer un rêve en éléments et établir le sens diagnostique du rêve »2481. Et cette lecture
de rêves est adressée non pas à « un dévot inquiet qui se préoccupe des injonctions données
d’en haut », mais à un individu « ordinaire »2482. Si bien que l’ouvrage d’Artémidore révèle
un mode ou une technique d’existence qui correspondent à des préoccupations quotidiennes.
Une telle lecture des rêves est alors une pratique ordinaire, qui s’enracine dans « une tradition
morale assez répandue et sans doute assez anciennement ancrée »2483.
Pour déchiffrer un rêve, où le rapport entre les signes oniriques et la réalité est
totalement obscur, il faut passer par la voie de l’analogie. Chaque élément onirique représente
un aspect de la réalité. Cette méthode « allégorique » permet également de déterminer la
valeur du rêve, c’est-à-dire de pronostiquer si les événements futurs sont favorables ou non. Il
ne s’agit point dans cette analyse d’établir un code universel de ce qui est permis et de ce qui
est interdit, mais d’alerter le sujet sur sa propre existence qui pourrait avoir à subir des
péripéties douleureuses et qui doit maintenir sa manière éthique d’être même dans une
situation difficile.

2479
À propos de la comparaison entre Artémidore et Freud, voir par exemple : Simon Price, « The Future
of Dreams : From Freud to Artemidorus », Past and Present, 1983, 113(1), p. 3-37. (repris dans l’ouvrage
suivant : « The future of dreams: from Freud to Artemidorus », Studies in Ancient Greek and Roman
Society, éd., par Robin Osborne, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 226-59.) ; Jacques Le
Rider « Philologie grecque et formation de la théorie psychanalytique : Sigmund Freud et Theodor
Gomperz », Essaim no 7, 2001, p. 203-217. Nous devons cette référence bibliographique à M. Kohei
Sakurai. Nous lui en sommes très reconnaissant.
2480
Le Souci de soi, p. 12.
2481
Ibid., p. 13-14.
2482
Ibid., p. 15.
2483
Ibid., p. 18.
725
Chapitre I, Partie III

Les songes sexuels apparaissent dans ce plan général où le rêve d’un homme
ordinaire est analysé de manière allégorique pour une éthique du sujet. Foucault remarque
deux traits de l’analyse du songe sexuel chez Artémidore : d’une part, « le rêveur est toujours
présent dans son propre songe » ; d’autre part, les actes et les plaisirs sexuels n’interviennent
dans l’analyse que du côté du « signifiant », non pas comme « signifié », comme secret
individuel à déchiffrer au travers du songe2484. Le songe sexuel ne représente pas le désir
sexuel caché, mais présage plutôt « la destinée du rêveur dans la vie sociale »2485. Pour ceci, il
y a deux raisons : d’une part, « une ambiguïté très marquée entre le sens sexuel et le sens
économique de certains termes » et d’autre part, le fait que l’ouvrage d’Artémidore est
notamment destiné aux « hommes pour mener leur vie d’hommes »2486. Le rêve sexuel est
donc étroitement lié à la scène sociale dans laquelle ces hommes ordinaires et libres vivent. Si
l’on analyse les rêves, c’est pour savoir de quelle manière les relations sociales y apparaissent
sous la forme d’allégorie, et quelles sont les valeurs de ces éléments oniriques qui
présageraient les événements sociaux à venir. Dans cette analyse, il s’agit toujours de l’acteur,
de celui qui rêve, c’est-à-dire « de sa manière d’être, de sa situation propre, de son rapport aux
autres et de la position qu’il occupe vis-à-vis d’eux »2487. En d’autres termes, l’objectif de
l’onirocritique est de savoir de quelle manière la forme de subjectivité de l’acteur, élaborée
dans les liens sociaux, apparaît devant lui-même dans le rêve, et pourrait se transformer, en
suivant sans doute les présages du rêve. Il n’est donc pas question de constituer un tableau de
classification entre les actes permis et ceux qui sont interdits. Ce n’est pas à partir des actes,
mais de l’acteur que débute le déchiffrement antique des rêves. Les actes eux-mêmes
n’obéissent donc pas à un jugement de valeur, tel que l’on le trouve dans la problématique de
la chair ou celle de la sexualité.
Si Foucault commente ce livre d’Artémidore, c’est parce qu’il représente une
manière de concevoir les plaisirs et les actes sexuels à l’époque impériale romaine. Foucault y
constate « un certain nombre de modifications par rapport aux doctrines d’austérité qui étaient
formulées dans la philosophie du IVe siècle »2488. Mais, ce disant, il ne désigne pas sur une
série de ruptures décisives. Il s’agit plutôt d’un ensemble d’inflexions sensibles. L’apparition
du social dans l’onirocritique d’Artémidore marque certainement un caractère important de

2484
Ibid., p. 39.
2485
Ibid.
2486
Ibid., p. 39-40.
2487
Ibid., p. 50.
2488
Ibid., p. 51.
726
Chapitre I, Partie III

ces modifications. Le troisième volume de l’histoire de la « sexualité » tente ainsi de décrire


ces déplacements qui se sont progressivement produits entre deux systèmes de
problématisation.
Ce qui caractérise l’éthique sexuelle au début de notre ère est une « majoration de
l’austérité sexuelle dans la réflexion morale »2489. On voit apparaître les thèmes incompatibles
avec la pensée grecque sur les plaisirs sexuels, à savoir la « méfiance vis-à-vis des plaisirs »,
l’ « insistance sur les effets de leur abus pour le corps et pour l’âme », la « valorisation du
mariage et obligations conjugales » et, enfin, la « désaffection à l’égard des significations
spirituelles prêtées à l’amour des garçons »2490. Or ces thèmes de l’austérité plus rigoureuse
ne forment pas, ainsi que l’a dit Foucault à plusieurs reprises, un code ou un ensemble de
règles ou d’interdits, mais apparaît comme « une intensification du rapport à soi par lequel on
se constitue comme sujet de ses actes »2491. C’est donc un changement apporté à une question
qui existait déjà dans la Grèce ancienne. Non pas rupture, mais modification. Il faut donc
savoir en quel sens et de quelle manière, à cette époque romaine impériale, la subjectivation
dans le rapport à soi est intensifiée. Pour expliquer cette transformation, Foucault évoque le
développement d’une culture de soi, par laquelle le rapport de soi à soi est intensifié, valorisé
et revalorisé. Or Foucault note que la notion de s’occuper de soi-même (heautou
epmeleisthai) n’apparaît pas bien entendu à cette époque-là, mais est un thème ancien de la
culture grecque, comme on le voit clairement chez Socrate. Cette notion a donc une histoire
longue et profondément enracinée dans la tradition philosophique depuis la Grèce. Mais
l’importance de cette notion réside dans le fait que la philosophie ultérieure a repris ce thème
pour le placer finalement au cœur de l’art de l’existence. Il y a une inflexion importante du
terme, que l’on peut qualifier de généalogique : ce principe du souci de soi a désormais une
portée assez générale. Foucault dit ainsi : « Dans le lent développement de l’art de vivre sous
le signe du souci de soi, les deux premiers siècles de l’époque impériale peuvent être
considérés comme le sommet d’une courbe »2492.
Cet apogée, Foucault le caractérise par quelques traits, et nous reviendrons sur
quelques-uns d’entre eux dans l’analyse de L’Herméneutique du sujet. Premièrement, ce
thème du souci de soi devient un impératif qu’on peut retrouver dans beaucoup d’écoles

2489
Ibid., p. 57.
2490
Ibid., p. 56.
2491
Ibid., p. 57-58.
2492
Ibid., p. 62-63.
727
Chapitre I, Partie III

philosophiques, les platoniciens ou les épicuriens, entre autres. En outre, il est également « un
principe valable pour tous, tout le temps et pendant toute la vie »2493. Deuxièmement, cette
application à soi n’est pas une simple attitude générale, mais un ensemble d’occupations et
d’activités qui doivent être répétées et aussi modifiées en fonction des changements de
situation du sujet. Ce soin de soi-même consiste non seulement en des exercices solitaires,
mais aussi en une série de pratiques sociales au travers de toute activité de parole et d’écriture,
telle la correspondance ou les hupomnêmata2494. Le souci de soi est donc une pratique qui
nécessite une intensification des relations sociales. Troisièmement, le souci de soi est toujours
et depuis longtemps en corrélation avec la pensée et la pratique médicales. Il est également lié
à l’amélioration de l’âme dont la philosophie prétend s’occuper, c’est-à-dire à la paideia, qui
est aussi indissociable de la médecine. Si bien que, dans cette pratique de soi, « se former et
se soigner sont des activités solidaires »2495. Quatrièmement, la place de la connaissance dans
cette pratique à la fois individuelle et sociale est évidemment importante. Tout un art de la
connaissance de soi se développe avec des formes spécifiques d’examens et d’exercices.
Foucault en donne trois exemples, mais il faut noter qu’il tente de distinguer clairement la
forme antique de connaissance de soi de celle du christianisme, représentée notamment par la
renonciation à soi. Le premier exemple est un ensemble de « procédures d’épreuve » : il s’agit
là d’ « une manière de mesurer et de confirmer l’indépendance dont on est capable à l’égard
de tout ce qui n’est pas indispensable et essentiel »2496. Le deuxième exemple est l’examen de
conscience qui a pour objectif non pas de « fixer une culpabilité », mais de « renforcer (…)
l’équipement rationnel qui assure une conduite sage »2497. Sur ce point, Foucault cite un
passage de De Ira de Sénèque, que nous avons mentionné dans la deuxième partie2498.
Troisième exemple : « la nécessité d’un travail de la pensée sur elle-même »2499. Le caractère
de ce travail dans les premiers siècles de notre ère se distingue à la fois de l’examen
socratique et de l’interrogation chrétienne sur la pensée : d’une part, si la démarche socratique
consiste à faire apparaître au travers de l’examen de la pensée sa propre ignorance, cet
examen, chez Épictète par exemple, vise l’obligation de « veiller en permanence sur ses
représentations » pour les distinguer les unes des autres et pour éviter hâtivement d’accepter

2493
Ibid., p. 67.
2494
Sur ce point voir : « L’écriture de soi », DE II, no 329, 1983, p. 1234-1249.
2495
Le Souci de soi, p. 77.
2496
Ibid., p. 81-82.
2497
Ibid., p. 86-87.
2498
Voir supra, p. 660-661.
2499
Le Souci de sou., p. 87.
728
Chapitre I, Partie III

la « première venue » 2500 ; d’autre part, alors que l’examen chrétien cherche à repérer
l’origine de ces représentations, la méthode épicurienne ne vise qu’à « jauger la relation entre
soi-même et ce qui est représenté, pour n’accepter dans le rapport à soi que ce qui peut
dépendre du choix libre et raisonnable du sujet »2501. Cinquièmement, l’objectif commun de
ces pratiques de soi est le principe général de « la conversion à soi », qui, se détournant des
préoccupations de l’extérieur, tente de « se retourner vers son propre passé », pour « avoir sur
lui un rapport que rien ne viendra troubler »2502. Cette forme de conversion se caractérise non
pas par la maîtrise d’une force ou une attitude souveraine, mais par l’expérience de plaisir que
le sujet prend sur soi-même.
Le développement de la culture de soi ne se limite pas bien entendu au domaine du
comportement sexuel, bien au contraire, elle concerne tout art spécifique de l’existence qui
constitue un individu comme sujet moral. La réflexion éthique sur les plaisirs sexuels ne
représente pas la totalité de cette vaste culture de soi, mais elle se montre à la fois comme une
série d’inflexions dans le domaine de la morale par rapport à la Grèce ancienne, et comme une
forme d’expérience des plaisirs sexuels qui n’est pas encore liée au mal.
Dans cette forme spécifique d’expérience au début de notre ère, Foucault remarque
deux séries de changements importants : celle qui concerne la pratique matrimoniale et celle
qui se produit dans les règles du jeu politique. Premièrement, la relation matrimoniale : dans
la pensée grecque ancienne, le mariage est tout d’abord perçu comme un ensemble de
privilèges juridiques accordés à la femme par son statut et ses fonctions domestiques, non par
la fidélité sexuelle de l’homme, alors que, à cette époque-là, une nouvelle forme de relation
entre le mari et la femme naît : la conduite de l’homme marié se définit à partir d’un « rôle
relationnel » à l’égard de sa femme, c’est-à-dire que le mari s’inscrit désormais « dans un jeu
complexe de réciprocité affective et de dépendance réciproque »2503. On pose les problèmes
du mariage à partir de cette réciprocité, ou, en d’autres termes, dans une nouvelle
problématisation.
De même que dans le domaine du mariage, on voit apparaître dans la politique un
nouveau type de problèmes. D’abord, une double relativisation : d’une part, l’exercice du
pouvoir politique n’est plus un privilège attribué à un individu par sa naissance, mais devient

2500
Ibid., p. 88-89.
2501
Ibid., p. 89.
2502
Ibid., p. 91.
2503
Ibid., p. 110-111.
729
Chapitre I, Partie III

une vie, « impliquant un engagement personnel et durable » ; d’autre part, dans un réseau de
pouvoir, on est à la fois gouvernant et gouverné, dans la mesure où, à l’exception du prince,
on occupe une place charnière dans ce faisceau de relations. Puis, le changement du rapport
de l’activité politique à la valeur morale. Le thème selon lequel les chefs doivent être vertueux
pour qu’une cité soit heureuse et bien gouvernée, est un des traits de la pensée politique
grecque. Cette vertu du gouvernant est toujours considérée comme nécessaire à l’époque
impériale, mais la raison en est légèrement différente. Si, en Grèce, cette vertu était une
expression de l’harmonie de toute la cité, il s’agit maintenant d’une exigence selon laquelle,
« dans l’art difficile de gouverner, au milieu de tant d’embûches, le gouvernant aura à se
guider sur sa raison personnelle »2504. En d’autres termes, c’est de l’isomorphie entre la
rationalité du gouvernement des autres et celle du gouvernement de soi-même qu’il est
question. Si bien que l’art de se gouverner soi-même est déterminant dans l’exercice du
pouvoir politique. Quiconque doit gouverner les autres doit « s’occuper de lui-même, guider
sa propre âme, établir son propre êthos »2505. Le gouvernement des autres suppose donc le
gouvernement de soi. Enfin, autour de la réflexion traditionnelle sur le rapport entre l’activité
politique et la destinée personnelle et de l’inquiétude pour la précarité que suscite cette
réflexion, se forment deux thèmes : d’une part, cette précarité, perçue comme liée à « la
dépendance dans laquelle on se trouve par rapport à autrui », demande à l’individu de se
préparer pour le moment où ces obligations le troubleraient ou l’empêcheraient de s’occuper
de soi-même. Mais, d’autre part, cette précarité ne se traduit pas en une simple alternative,
c’est-à-dire participer ou se retirer. Le choix dépend en effet d’une problématisation plus
générale, qui concerne « la manière dont on devait se constituer comme sujet moral dans
l’ensemble des activités sociales, civiques et politiques ». La question n’est pas de choisir
l’activité ou la retraite, mais de se constituer comme sujet moral, social et politique en
maintenant toujours une certaine distance par rapport à ces deux pôles.
C’est dans ces deux changements importants dans la vie matrimoniale d’une part et
le champ politique d’autre part que Foucault constate une « crise » de l’éthique traditionnelle
de soi ou du sujet tel qu’on le concevait dans la pensée grecque ancienne2506. Crise, car le lien
serré entre trois formes de maîtrise (soi, la maisonnée et les relations sociales) se défait
maintenant et exige une restructuration de « la supériorité sur soi comme noyau éthique

2504
Ibid., p. 122.
2505
Ibid., p. 123.
2506
Ibid., p. 131.
730
Chapitre I, Partie III

essentiel », pour que la réciprocité dans la vie matrimoniale et l’indépendance relative entre le
gouvernement de soi et celui des autres puissent s’inscrire dans la réflexion générale sur
l’éthique de l’existence 2507 . Ces changements modifient considérablement la pensée du
rapport entre soi et les autres à l’époque impériale, et la réflexion sur l’usage des plaisirs ne
fait pas exception. Pour repérer les modifications qui se sont produites dans la pensée et la
pratique de soi, Foucault prend, nous l’avons vu, trois domaines dont chacun correspond à un
domaine analysé dans L’Usage des plaisirs, à savoir le corps, la femme et les garçons.

2.1. Le corps

Foucault souligne que, du moins concernant la diététique, les thèmes principaux sont
généralement en continuité avec l’époque classique. Ce qui apparaît dans la période impériale,
c’est plutôt l’inquiétude croissante pour le corps et la « modification d’échelle dans les
éléments sur lesquels on fait porter l’attention »2508. La question des plaisirs sexuels dans le
domaine médical se pose dans cette tendance globale marquée visiblement par « la sollicitude
pour le corps, la santé, l’environnement et les circonstances »2509. Foucault se réfère tout
d’abord à la position des aphrodisia dans les textes de Galien, caractérisée par une ambiguïté,
car les plaisirs sexuels y apparaissent sur trois plans qui sont difficilement compatibles l’un
avec l’autre : premièrement, ils s’enracinent sur « l’ordre de la providence démiurgique » ;
deuxièmement, ils se situent dans « dans un jeu de corrélations complexes et constantes avec
le corps », jeu ayant deux niveaux, d’une part, celui de la « localisation anatomique précise de
leurs processus » et, d’autre part, celui des « effets qu’ils entraînent dans l’économie globale
du pneuma, qui assure l’unité du corps » ; enfin, troisièmement, ils se trouvent dans un plan
nosographique constitué par un ensemble de maladies, dans lequel ils ont « des rapports
d’analogie et de relation de cause à effet »2510. Or cette ambiguïté n’est pas propre à Galien.
Elle est répandue dans la pensée médicale de cette époque-là, et il y a une sorte d’ambivalence
concernant la valorisation des plaisirs sexuels. En même temps que les plaisirs et les actes
sexuels ont des valorisations positives, ils sont dangereux car la déperdition du sperme qu’ils
impliquent nécessairement peut enclencher une maladie. Si bien que « l’activité sexuelle se

2507
Ibid.
2508
Ibid., p. 141.
2509
Ibid.
2510
Ibid., p. 150-151.
731
Chapitre I, Partie III

trouve au principe d’effets thérapeutiques aussi bien que des conséquences


pathologiques »2511. Mais il est toujours difficile de déterminer si un certain acte peut avoir
des effets positifs ou nocifs. Et cette position indécise des plaisirs sexuels est due à la fragilité
générale du corps humain et de son fonctionnement, qui est analysée par des auteurs comme
Galien. De là se forme « la tendance à accorder des effets positifs à l’abstention sexuelle »2512.
Les actes sexuels doivent donc être soumis à « un régime extrêmement précautionneux »2513.
Mais il ne s’agit pas là de déterminer une forme naturelle et légitime des pratiques, mais de
prescrire des régimes circonstanciels en fonction de quatre variables, à savoir « celle du
moment utile pour la procréation, celle de l’âge du sujet, celle du moment (saison ou heure de
la journée), celle du tempérament individuel »2514. La forme de régime propre à chaque
individu peut et doit varier. Mais le régime des pratiques sexuelles, souligne Foucault, n’a
qu’une importance restreinte par rapport à d’autres formes de régime, qui concernent la
nourriture, par exemple. En outre, certes l’acte sexuel est pathologisé à cette époque-là, mais
il ne constitue qu’ « un foyer permanent de maux possibles » qui ne sont aucunement liés à un
mal moral2515. Il ne s’agit pas non plus dans cette pensée médicale de déchiffrer l’origine et le
déroulement de cette activité, ainsi que le fera le christianisme. Ce faisant, Foucault situe la
réflexion sur les plaisirs sexuels à l’époque impériale entre l’éthique grecque ancienne et la
morale chrétienne : alors que le danger des plaisirs et des actes sexuels n’était perçu dans la
pensée grecque classique que comme « la violence involontaire et la dépense inconsidérée »,
il est maintenant envisagé comme ce qui est inhérent à la structure naturellement vulnérable
du corps humain ; par rapport au christianisme, ce régime est clairement hétérogène, car il
n’est point considéré comme un devoir, et l’acte sexuel ne représente pas un mal2516. Entre ces
deux formes d’organisation des conduites morales, la pensée médicale et philosophique forme,
selon Foucault, une inflexion importante. La pensée à cette époque impériale prépare donc,
selon l’écriture foucaldienne de l’histoire, des éléments qui constitueront une partie de la
morale proprement chrétienne. Foucault remarque également qu’il y a, entre la culture
gréco-romaine et le christianisme ou la pathologie du sexe aux XVIIIe et XIXe siècles, des
continuités directes ou des références explicites. Mais il ne faut pas en conclure que l’éthique

2511
Ibid., p. 160.
2512
Ibid., p. 163.
2513
Ibid., p. 167.
2514
Ibid., p. 168.
2515
Ibid., p. 191.
2516
Ibid., p. 166.
732
Chapitre I, Partie III

sexuelle propre au christianisme est déjà formée dans la réflexion antique sur les pratiques
sexuelles. Un tel repérage hâtif des continuités est sans doute de « méconnaître des
différences fondamentales qui touchent au type de rapport à soi et donc à la forme
d’intégration de ces préceptes dans l’expérience que le sujet fait de lui-même »2517. C’est
précisément la forme de subjectivation propre à cette période qui doit être mise en lumière,
non pas les éléments communs entre deux systèmes de la morale. On peut dire sans doute que
l’objectif de Foucault est à la fois archéologique et généalogique, dans la mesure où il tente de
reconstruire la positivité du mode de subjectivation dans l’Antiquité, tout en faisant apparaître
des éléments qui seront ultérieurement repris dans le système moral du christianisme.
L’histoire des problématisations s’appuie sur ces deux soubassements méthodologiques pour
éclairer les points de problématisation autour des conduites sexuelles.

2.2. La femme

Dans la Grèce ancienne, être marié est avant tout être un chef de famille, qui exerce
son pouvoir sur sa femme et sa maisonnée. C’était une condition indispensable pour être un
citoyen politiquement supérieur et capable de gouverner les autres. La continuité entre la vie
matrimoniale ou familiale et la vie politique était assez visible. Dans ce cadre
théorico-pratique, la question de la fidélité sexuelle réciproque entre les deux époux ne s’est
jamais posée. La fidélité de la femme était obligatoire, alors que celle de l’homme était un
choix moral et esthétique plutôt qu’un impératif. L’analyse de Foucault constate que se
produisent, à l’époque impériale, dans cette pratique du mariage, un certain nombre de
changements. Premièrement, on valorise de plus en plus, dans la vie matrimoniale, qui reste
toutefois un art de gouverner la maisonnée, un élément particulier qui est la relation
personnelle entre mari et femme. Là un déplacement significatif : « l’art de se conduire dans
le mariage se définirait moins par une technique de gouvernement et davantage par une
stylistique du lien individuel »2518. Deuxièmement, en fonction de ce premier changement, la
question de la fidélité sexuelle est reformulée. Troisièmement, par conséquent, les problèmes
des relations sexuelles entre époux occupent désormais une place relativement plus
importante. La vie matrimoniale se réorganise à cette époque-là autour de cette relation entre
les deux époux, qui n’était, en Grèce, qu’un élément de l’économie domestique entre autres.

2517
Ibid., p. 193.
2518
Ibid., p. 199.
733
Chapitre I, Partie III

Foucault précise les traits caractéristiques de ces trois changements.


Premier changement : la relation personnelle entre les deux époux est définie comme
une relation triple, à savoir « duelle dans sa forme, universelle dans sa valeur et spécifique
dans son intensité et dans sa force »2519. D’abord, une relation duelle. Reprenant le thème
traditionnel, Musonius Rufus affirme que le mariage est une chose conforme à la nature, mais
avec un déplacement d’accent par rapport à l’idée grecque. Alors que le thème traditionnel
considère le mariage comme situé au point de croisement de deux penchants différents, l’un
physique et sexuel, et l’autre raisonnable et social, Musonius met davantage l’accent sur la
finalité communautaire que sur l’objectif procréateur. Ce faisant, le sens de la naturalité du
mariage change : si le mariage est naturel, c’est parce qu’il s’enracine « dans une tendance
primitive et unique qui porte directement vers lui, comme fin essentielle, et donc à travers lui,
vers ses deux effets intrinsèques », à savoir « formation d’une descendance commune et
compagnonnage de vie »2520. Chez Musonius, le mariage est naturel non pas comme le lieu
d’intersection du sexuel et du social, mais comme un point à partir duquel ces deux processus
sont rendus possibles. Il est donc tout à fait naturel de se marier. Hiéroclès affirme cette
naturalité du mariage comme fondement des relations sociales : comme « les humains sont
faits pour vivre par deux et pour vivre aussi en une multiplicité », « la relation duelle et la
relation plurielle sont liées »2521.
Le deuxième changement caractérise le mariage comme relation universelle : pour
Musonius, Épictète ou Hiéroclès, se marier est un devoir, dans la mesure où le mariage est
conforme à la nature et utile à tous les hommes, qui se lient les uns aux autres au travers de
cette relation duelle de mariage. « Le lien matrimonial est, dit Foucault, de règle
universelle »2522. Les philosophes obéissent également à ce devoir. Pour eux, se marier, c’est
« donner à son existence une forme universellement valable », forme nécessaire pour offrir
aux autres « un modèle de vie »2523. Il y a, bien entendu, certains philosophes militants,
comme les cyniques, qui refusent de se marier. Or leur refus n’est pas une condamnation
essentielle, mais « ne relève que d’une nécessité de circonstance », qui disparaîtrait « si tous
les humains étaient en état de mener une existence conforme à leur nature essentielle »2524. Le

2519
Ibid., p. 201. Italique par l’auteur.
2520
Ibid., p. 204.
2521
Ibid., p. 205-206.
2522
Ibid., p. 207.
2523
Ibid., p. 210.
2524
Ibid., p. 212.
734
Chapitre I, Partie III

mariage est donc une exigence universelle pour tout le genre humain.
Troisièmement, le mariage comme relation spécifique : alors que, dans la pensée
grecque classique, la vie matrimoniale était caractérisée par « une répartition des tâches et des
comportements dans la forme de la complémentarité », elle est maintenant « une façon de
vivre en couple et de n’être qu’un »2525. En d’autres termes, le mariage sert à définir un
nouveau mode d’existence en couple. Si bien que « l’art de la conjugalité fait partie intégrante
de la culture de soi »2526. De même que chaque individu se constitue soi-même comme sujet
moral singulier, chaque couple doit donner à sa vie conjugale « une forme réfléchie et un style
particulier », qui ne se définit pas seulement par la maîtrise de soi, mais aussi par
« l’élaboration d’une certaine forme de réciprocité »2527. Duelle, universelle et spécifique,
cette relation matrimoniale a donc effectué un triple déplacement par rapport au thème
traditionnel du mariage.
Mais, dans les traités de vie matrimoniale, très peu de place est accordée aux rapports
sexuels entre les époux. Foucault oppose cette discrétion antique à « l’attentive méticulosité
de la pastorale chrétienne, à partir du Moyen Âge » sur laquelle il aurait voulu revenir dans un
volume de cette histoire2528. Toutefois, dans certains textes, on peut constater un changement
de tendance : alors que, comme on l’a vu, en Grèce, « il n’y avait pas de raison de demander à
un homme, même marié, de réserver tous ses plaisirs à sa femme », ce qui se passe à l’époque
impériale, c’est une « conjugalisation » des rapports sexuels2529. En d’autres termes, c’est la
coïncidence de l’état de mariage et de l’activité sexuelle. De ce point de vue-là, la débauche
sexuelle qui écarte l’homme du lien matrimonial est bien entendu blâmable. Mais l’acte
sexuel lui-même n’est pas un mal. Il est plutôt question de la légitimité de la conjonction
sexuelle et de l’usage des aphrodisia, qui n’existe désormais que dans le mariage. À ce thème
de la légitimité s’ajoute aussi une nouvelle problématisation : celle de l’adultère et de la
double fidélité sexuelle entre les époux. Ces deux points de problématisation, qui n’étaient
absolument pas possibles dans la pensée grecque ancienne, caractérisent la nouvelle
inquiétude pour les relations sexuelles et le mariage. Chez Musonius Rufus, Foucault trouve
la forme la plus rigoureuse et la plus détaillée de cette austérité. La conjugalisation intégrale
concernant l’usage des aphrodisia que Musonius a effectuée est, affirme Foucault,

2525
Ibid., p. 213-214.
2526
Ibid., p. 218.
2527
Ibid., p. 218-219.
2528
Ibid., p. 220.
2529
Ibid., p. 221-222.
735
Chapitre I, Partie III

exceptionnelle et extrême dans le paysage de pensée de cette période-là. Mais chez des
auteurs qui ne formulent pas des règles aussi rigides, du moins est partagé « le souci de
préserver le lien conjugal avec ce qu’il peut comporter de rapport individuel, d’attachement,
d’affection et de respect personnel entre les conjoints »2530. Le principe du monopole des
aphrodisia résume ce système de problématisation.
Une série de questions se pose ainsi concernant l’usage des plaisirs dans les relations
matrimoniales qui sont à la fois affectives et statutaires entre l’homme et la femme. Sur ce
point, la problématisation se fait de la manière la plus intense pour savoir « quel statut et
quelles formes doit prendre dans les relations du mariage la pratique des plaisirs, et sur quels
principes vont pouvoir s’appuyer les préceptes de leur limitation interne »2531 . C’est la
question de la justification et le contrôle des plaisirs sexuels dans le mariage. Cette austérité
intraconjugale est modulée par deux finalités. Premièrement, bien entendu, la procréation. La
seconde concerne le principe de l’austérité à l’intérieur des rapports conjugaux. Il s’agit de
savoir pourquoi et de quelle manière limiter l’usage des aphrodisia dans la vie matrimoniale.
C’est d’une part que « faire de l’épouse une compagne à laquelle on ouvre son âme impose
qu’on ait pour elle un respect qui ne s’adresse pas simplement à son rang et à son statut, mais
à sa dignité personnelle »2532 . L’usage des plaisirs sexuels doit donc être déterminé en
fonction de cette relation entre les époux, qui ne se limite pas aux relations sexuelles, mais qui
porte sur la vie matrimoniale tout entière. Néanmoins, d’autre part, les relations sexuelles se
présentent aussi comme « un facteur de rapprochement entre les époux », qui est
indispensable pour constituer « une communauté parfaite » ou une véritable « fusion
d’existence »2533. Foucault dit ainsi : « La formation d’un lien solide et son renforcement sont
dans l’usage des aphrodisia non seulement une garantie, mais un élément qui les
favorise2534. »
Trois principes caractérisent l’éthique conjugale de l’époque impériale :
premièrement, un principe « monopolistique » qui interdit ou du moins ne favorise pas des
rapports sexuels en dehors du mariage ; deuxièmement, une exigence de « déshédonisation »,
où les relations sexuelles entre époux n’obéissent pas à une simple économie du plaisir ;

2530
Ibid., p. 231.
2531
Ibid., p. 237.
2532
Ibid., p. 240.
2533
Ibid.
2534
Ibid.
736
Chapitre I, Partie III

troisièmement, une finalisation procréatrice2535. Ces thèmes ne sont cependant pas propres à
l’époque impériale. Foucault en trouve des équivalents chez Platon ainsi que dans le
christianisme. L’époque impériale s’inscrit, selon Foucault, dans ce processus de
conjugalisation des rapports sexuels, qui restreint de plus en plus sévèrement le champ
légitime du rapport sexuel dans le mariage. Or Foucault remarque que ces limitations sont
accompagnées d’un autre processus : plus la valeur des aphrodisia dans le mariage augmente,
plus on doute des « privilèges qui avaient pu être reconnus à l’amour des garçons »2536. Le
mariage et l’amour des garçons, là où ces deux formes de rapport sexuel deviennent
incompatibles se pose une série de problèmes.

2.3. Les garçons

À la différence de la Grèce classique, la réflexion sur l’amour des garçons au début


de notre ère a perdu « sinon de son actualité, du moins de son intensité, de son sérieux et de ce
qu’elle avait de vif »2537. Cela ne signifie pas que l’amour des garçons a disparu ou qu’il est
devenu simplement un objet de disqualification. Cette forme d’amour subsiste, mais elle ne
pose plus problème comme elle le faisait autrefois : « Obsolescence non de la chose
elle-même, mais du problème »2538 . Le point de problématisation ne se situe plus dans
l’amour des garçons. Si cet amour en Grèce classique avait une fonction éducative pour les
jeunes gens par les adultes, l’institutionnalisation des pratiques pédagogiques qui se sont
massivement produites à l’époque impériale l’a rendu caduque. Ou bien, la valorisation du
mariage est une figure inverse d’ « une certaine diminution de l’importance des rapports
personnels de philia »2539. Pour mettre en lumière ce changement, Foucault se réfère à deux
dialogues, celui de Plutarque et celui de Pseudo-Lucien, dans lesquels la réflexion sur
l’Érotique se construit de manière binaire et comparative, c’est-à-dire qu’il s’agit toujours de
distinguer deux formes d’amour et de comparer leur valeur, l’une avec l’autre. Ces deux
formes sont, bien entendu, la relation avec les garçons et celle avec les femmes. Retenons ici
seulement la conclusion de l’analyse foucaldienne de ces deux textes.

2535
Ibid., p. 244.
2536
Ibid., p. 247.
2537
Ibid., p. 251.
2538
Ibid., p. 251-252.
2539
Ibid., p. 253.
737
Chapitre I, Partie III

D’abord le Dialogue sur l’Amour de Plutarque2540. Foucault trouve dans ce texte « la


constitution d’une érotique qui, sur certains points essentiels, est différente de celle que la
civilisation grecque avait connue et développée »2541. Plutarque part du schéma traditionnel
qu’est l’opposition entre l’amour pour les garçons et l’amour pour les femmes. Mais son
objectif n’est pas de savoir lequel il faut choisir, mais de transformer considérablement
l’Érotique ancienne, ayant essentiellement une structure dualiste, qui distinguait les formes
d’amour vulgaire de celle d’amour noble, pur, élevé et céleste, qui se manifeste dans l’amour
des garçons. C’est dans et par l’amour des garçons que l’on pouvait atteindre la vérité de
l’Érotique ou l’Érotique comme vérité. En revanche, malgré cette structure binaire de
l’Érotique, les aphrodisia constituaient un domaine unitaire et continue. Si tel était le schéma
grec ancien de l’amour et des plaisirs, Plutarque s’efforce d’établir « une conception
absolument unitaire de l’amour », ou, plus précisément, « une Érotique unitaire, très
nettement organisée sur le modèle de la relation homme-femme et même mari-femme »2542. Il
s’agit donc de chercher le véritable amour, qui est unitaire, du côté de la vie matrimoniale, et
d’introduire une division entre l’amour pour les femmes ou pour sa femme et celui pour les
garçons, qui ne peut plus être « le modèle premier de tout amour »2543. Privant ainsi l’amour
des garçons de sa position privilégiée dans la réflexion de l’Érotique, Plutarque affirme
également que la dualité conjugale peut être le lieu de la philia, qui était longtemps réservée
aux amants du même sexe. Le déplacement effectué par Plutarque est donc d’accorder à
l’amour conjugal tous les traits qui caractérisaient l’amour des garçons, dans la Grèce
ancienne. La pédérastie est perçue, chez Plutarque, comme « acharistos », c’est-à-dire comme
ce qui est dépourvu de la grâce (charis). C’est cette grâce qui « permet aux aphrodisia de
s’intégrer à l’amitié pour constituer la forme complète et achevée de l’Éros »2544. Ce lien entre
le plaisir et l’amitié n’est possible qu’au cœur de la relation matrimoniale, « comme principe
et comme gage du rapport d’amour et d’amitié »2545. Dans ce schéma, l’amour des garçons ne
peut être qu’inadéquat, de par la distinction claire entre l’amant et l’aimé, le problème de la
passivité et la précarité inévitable de l’âge. Le mariage est une forme d’amour et d’amitié, qui
est la plus lointaine possible de ces défauts. Le texte de Plutarque fait apparaître, à partir des

2540
Plutarque, Dialogue sur l’Amour, texte et traduction française par Robert Flacelière, Œuvre morale,
tome. X, Paris, Belles Lettres, (coll. CUF), 1980, p. 257-279.
2541
Le Souci de soi, p. 278.
2542
Ibid., p. 264.
2543
Ibid., p. 268.
2544
Ibid., p. 278.
2545
Ibid., p. 276.
738
Chapitre I, Partie III

éléments platoniciens, des effets totalement différents de ceux qu’ils avaient produits dans la
pensée grecque. À l’amour des garçons se substitue « une stylistique nouvelle de
l’amour »2546.
Passons au texte du Pseudo-Lucien où il est question de savoir quelle place donner au
plaisir sexuel dans l’amour des femmes et dans celui des garçons. La discussion se déroule
sous la forme d’un dialogue entre deux personnages : l’un tenant pour l’amour des garçons et
l’autre pour celui des femmes. Toutefois, dans ce débat, il ne s’agit pas de déterminer lequel
est le meilleur. L’opposition n’est qu’une « joute littéraire », et c’est « l’affrontement de deux
formes de vie, de deux manières de styliser son plaisir, et des discours philosophiques qui
accompagnent ces choix »2547. Alors que l’un insiste sur la naturalité du mariage, et, par
conséquent, de l’amour des femmes, l’autre met en avant, pour défendre l’amour des garçons,
sa singularité comme transmission des techniques ou des savoirs au travers du rapport du
maître au disciple. Si cette première opposition porte sur la nature même de ces deux formes
d’amour, une seconde se développe autour de la question du plaisir. Si l’amour des femmes se
caractérise avant tout par la réciprocité du plaisir, celui des garçons se donne comme clef la
vertu, qui assure entre les deux partenaires à la fois « un plaisir honorable et sagement mesuré,
et la communauté indispensable à la relation des deux êtres »2548. Dans cette communauté
vertueuse, le plaisir avec les garçons permet aux partenaires d’accéder à la vérité. Ce thème
clairement platonicien met un terme au débat par une « victoire » de l’amour des garçons,
dans la mesure où il est conforme au schéma traditionnel qui « réserve aux philosophes une
pédérastie où le plaisir physique est esquivé »2549. Mais cette victoire est en même temps
syncrétique, car se marier est non seulement un droit mais aussi un devoir. En outre, cette
conclusion est également mise en question : la victoire de l’amour des garçons est due au fait
que cette forme d’amour est liée à la philosophie, plus précisément à l’élimination du plaisir
physique qu’est exactement la vertu. Mais, on peut poser la question suivante : « Faut-il croire
que telle est réellement la manière dont on aime les garçons ? »2550 C’est une vieille objection
faite fréquemment à propos de la pédérastie grecque. Invoquant ce doute sur la qualité du
plaisir, le texte du Pseudo-Lucien met en suspens cette victoire de l’amour des garçons.
Comme ces textes le montrent bien, la relation conjugale devient dominante dans la

2546
Ibid., p. 279.
2547
Ibid., p. 290.
2548
Ibid., p. 294.
2549
Ibid., p. 300.
2550
Ibid., p. 301.
739
Chapitre I, Partie III

réflexion sur l’amour. Mais la pédérastie ne disparaît pas, ou ne devient pas une figure
condamnée. Elle subsiste toujours dans la poésie ou dans l’art, mais elle n’est maintenant
qu’une sorte de « divertissement »2551. À l’époque impériale, l’amour des garçons est toujours
reconnu comme légitime, mais « son déclin croissant comme thème vivant d’une stylistique
de l’existence » est en même temps visible2552. De là sans doute se forme une nouvelle
Érotique : se référant à des récits romanesques dans lesquels s’exprime la relation entre
homme et femme, Foucault constate que l’amour des garçons, même s’il n’est pas absent de
ces récits, n’en est jamais l’objet principal. En même temps que la moindre importance
donnée à l’amour des garçons, un autre thème, qui sera repris dans le christianisme, apparaît :
celui de la virginité. Il s’agit dans cette notion non seulement de se défendre contre des tiers,
mais aussi de la respecter à l’intérieur même du rapport d’amour. C’est parce qu’ « on se
réserve l’un pour l’autre jusqu’au moment où l’amour et la virginité trouvent leur
accomplissement dans le mariage »2553. Se constitue ainsi un ensemble d’amour, de virginité
et de mariage.
Ayant décrit les inflexions qui se sont produites à l’époque impériale, Foucault note
d’abord un certain renforcement des thèmes d’austérité dans la réflexion morale sur l’activité
sexuelle. On a l’habitude de chercher dans ces transformations quels sont les éléments
communs à la morale gréco-romaine et à la religion chrétienne. Mais ce type de discussion se
fondant sur l’opposition continuité/discontinuité et sur le partage païen/chrétien, est
superficiel et stérile, ainsi que l’a dit Foucault au début du cours Subjectivité et vérité2554. Un
tel rapprochement entre le paganisme et le christianisme s’appuie, selon Foucault, sur trois
présupposés : premièrement, l’essentiel d’une morale existe dans ses éléments de code ;
deuxièmement, la morale philosophique de l’Antiquité tardive s’est écartée de la tradition
antérieure, en esquissant un ensemble de préceptes sévères qui serait commun avec ceux du
christianisme ; troisièmement, de la morale antique à celle de christianisme, il y a une sorte
d’élévation de pureté, qui permet de juger le christianisme comme une forme plus rigoureuse
et plus développée de la morale. Pour Foucault, généalogiste, ce schéma téléologique est
totalement inacceptable. Car l’austérité sexuelle n’est pas formée pour la première fois à
l’époque impériale. Elle s’enracine dans la tradition ancienne de la pensée grecque, que

2551
Ibid., p. 255.
2552
Ibid.
2553
Ibid., p. 307.
2554
Voir notre chapitre V, Partie II.
740
Chapitre I, Partie III

Foucault a déjà examinée dans le deuxième volume. En effet, entre la pensée de la Grèce
ancienne et celle de l’époque impériale, il y a moins une évolution qu’une réorganisation du
système de la pensée et de la pratique. Dans le domaine de la diététique, ce qui caractérise le
changement est « une définition plus étendue et plus détaillée des corrélations entre l’acte
sexuel et le corps, une attention plus vive à l’ambivalence de ses effets et à ses conséquences
2555
perturbatrices » . Dans l’économique, c’est la valorisation du mariage et la
problématisation du rapport conjugal. Enfin, l’amour des garçons n’est plus « une manière de
donner à des formes d’amour les plus hautes valeurs spirituelles », mais « le signe d’une
imperfection qui est la sienne propre »2556. Ces modifications, Foucault ne les considère bien
entendu pas comme un simple passage de la pensée grecque classique au christianisme. La
morale de l’époque impériale, elle, est marquée par « le développement d’un art de l’existence
dominé par le souci de soi »2557. Et c’est dans ce souci de soi que l’intérêt porté sur la pratique
sexuelle devient de plus en plus actif, et en même temps, l’inquiétude quant au danger qu’elle
présente augmente également. Foucault dit ainsi : « Problématisation et inquiétude vont de
pair, mise en question et vigilance 2558 . » À l’époque impériale, cette problématisation
s’effectue toujours autour de ce souci de soi. C’est pour cette raison que Foucault note qu’il
ne faut pas hâtivement identifier quelques traits de la morale antique à celle du christianisme :
malgré la similitude de certains éléments, chaque morale a sa propre modalité du rapport à soi.
C’est dans ces différentes technologies de soi que la problématisation se transforme et produit
un ensemble de questions et d’inquiétudes. L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi dessinent
donc deux problématisations antiques, qui sont considérablement différentes l’une de l’autre,
tout en défaisant l’unité de la chair ou celle de la sexualité, pour faire apparaître des modes
d’être des questions sur les pratiques sexuelles.

2.4. L’histoire des problématisations : bilan

Ces deux volumes de l’histoire de la sexualité révèlent paradoxalement le fait que le


problème de la sexualité n’est pas du tout une constante historique. L’histoire de la sexualité,
si l’on entend par là une longue série de changements historiques de la conduite sexuelle,

2555
Le Souci de soi, p. 314-315.
2556
Ibid., p. 315.
2557
Ibid.
2558
Ibid., p. 316.
741
Chapitre I, Partie III

n’est possible que lorsque la naturalité même de la notion de sexualité est mise en question.
C’est précisément ce que Foucault a effectué dans l’analyse de la manière dont on pose les
problèmes à propos des pratiques sexuelles dans la Grèce ancienne puis dans les deux
premiers siècles de notre ère. La conclusion de l’examen foucaldien est que, au travers des
époques antiques, la pratique sexuelle n’était point perçue comme une unité semblable à celle
de la sexualité, mais répartie en plusieurs domaines hétérogènes de pensée et de pratique qui
concernent, chacun, un aspect spécifique de la vie, dans lequel le sexuel apparaît sous diverses
formes. Si la sexualité est dans les temps modernes un point autour duquel tous les problèmes
du sexuel se posent et se répètent, c’est la pluralité des points où surgissent les problèmes, ou
celle des points de problématisation, qui caractérise l’histoire de la « sexualité » dans
l’Antiquité. Or Foucault souligne également que l’Antiquité n’a pas un seul système stable de
problématisation : la conduite sexuelle subit une série de modifications de concepts, de
pratiques et, surtout de points de problématisation. Ces transformations à l’époque impériale
que Foucault a comparées avec la pensée grecque classique, seront également reprises dans la
problématisation propre au christianisme, qui est une manière de constitution d’un sujet, sujet
du désir, totalement différente de celle pratiquée dans l’Antiquité, et caractérisée par le terme
« souci de soi ».
Mais cette notion de souci de soi ne se limite pas à l’étude sur les pratiques sexuelles.
L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi n’ont épuisé qu’une partie de cette culture de soi dans
laquelle l’individu se constitue comme sujet moral. C’est précisément l’histoire générale de ce
souci de soi que Foucault aurait écrit après la rédaction des deux volumes de l’histoire de la
sexualité. Ce projet de l’histoire se dessine cependant déjà dans le cours L’Herméneutique du
sujet, qui prend comme objectif de mettre en lumière cette culture de soi de l’Antiquité. Nous
analyserons ci-dessous ce cours, tout en en dégageant à la fois la continuité et la discontinuité
par rapport à l’histoire de la sexualité. Nous y repérerons également quelques éléments qui
concernent la réflexion sur la pensée philosophique en général ainsi que sur l’histoire des
techniques de soi. Cette réflexion, nous la reprendrons dans le chapitre suivant.

3. Histoire de la culture de soi

Le cours de 1982, L’Herméneutique du sujet, est consacré à une analyse des


techniques de soi, plus vaste que celle que Foucault a menée à propos de la conduite sexuelle.

742
Chapitre I, Partie III

Reprenant l’analyse des aphrodisia dans l’Antiquité, présentée dans le cours de l’année
précédente (Subjectivité et vérité), qui était en continuité directe avec les deux derniers
volumes de l’histoire de la sexualité, Foucault tente de centrer sa recherche sur la notion de
souci de soi, qui est pour lui le principe essentiel de la philosophie antique, à la différence de
l’importance qu’on accorde traditionnellement au précepte « connais-toi toi-même »2559.
Il s’agit pour Foucault de faire à la fois une analyse du système de pensée et de
pratique de ce souci de soi et une histoire de ces techniques de soi ou de leur oubli dans
l’histoire de la philosophie occidentale. Sur ce second point, nous pouvons clairement
observer la méthode généalogique de Foucault qui met en lumière ce processus de la
quasi-disparition de ce souci de soi sous la présence indéniable de l’exigence « connais-toi
toi-même » dans la philosophie occidentale. L’objectif du cours est donc double : d’une part,
élucider la manière de subjectivation dans ces pratiques antiques du souci de soi, et d’autre
part, savoir pourquoi cette forme de subjectivation soutenue par un ensemble de théories et de
pratiques, est éclipsée par le « connais-toi toi-même ». La méthode est donc à la fois
archéologique et généalogique, et on peut sans doute dire qu’il est également question d’une
sorte d’histoire des problématisations, dans la mesure où l’analyse foucaldienne concerne le
passage de la problématique du souci de soi à celle du connais-toi toi-même.
Nous voudrions mettre davantage l’accent sur ce second aspect, c’est-à-dire l’histoire
du souci de soi dans l’histoire générale de la philosophie, afin de savoir quelle est la
réinterprétation de la philosophie occidentale qu’il aurait tenté de faire à partir de cette
analyse historique des techniques de soi dans l’Antiquité. Il s’agira également pour nous de
repérer un ensemble d’éléments qui mènent Foucault à étudier dans les années suivantes la
notion de parrêsia, qui sera aussi analysée sous l’angle historique. L’histoire du souci de soi
dans L’Herméneutique du sujet a donc plusieurs aspects dans le problème de l’histoire chez
Foucault : elle est d’abord un élargissement de la perspective de l’histoire de la sexualité, puis
une réécriture de l’histoire de la philosophie occidentale à partir d’une notion en apparence
marginale, celle de souci de soi, et enfin le chemin vers une autre question, celle de la vérité et
du dire-vrai dans l’Antiquité. Nous essayerons ci-dessous d’analyser ce croisement de
plusieurs lignes de réflexion qui apparaissent clairement dans ce cours de 1982.

2559
Comme nous le voyons dans le résumé de cours, Subjectivité et vérité analysait en principe quatre
domaines qui paraîtraient dans les deux tomes de l’histoire de la sexualité, à savoir l’interprétation des
rêves, les régimes, le mariage et le choix des amours. Voir : « Subjectivité et vérité », DE II, no 304, 1981,
p. 1033-1034.
743
Chapitre I, Partie III

À la première séance du cours, Foucault affirme qu’il continue à analyser le


problème des rapports subjectivité/vérité, ainsi qu’il l’a fait l’année précédente, mais « sous
une forme beaucoup plus générale »2560. Ce déplacement de l’étude d’un cas précis, celle des
plaisirs sexuels, vers un champ de recherche plus vaste, se manifeste dans la question que
Foucault pose : « dans quelle forme d’histoire se sont noués en Occident les rapports entre ces
deux éléments, qui ne relèvent pas de la pratique, de l’analyse historienne habituelle, le
« sujet » et la « vérité »2561. » La généralité de cette question réside avant tout dans son objet,
les rapports entre le sujet et la vérité en Occident. Foucault cherche à en faire une histoire, qui
serait évidemment une reprise de ses recherches passées, qui se sont développées notamment
autour des deux axes, le savoir et le pouvoir. La question du sujet se pose, nous l’avons déjà
vu ci-dessus, dans ce réseau de savoir-pouvoir, comme celle d’assujettissement et de
subjectivation. C’est sur l’aspect de la subjectivation que Foucault met davantage l’accent au
moment où il a posé cette question, et il prend comme point de départ d’analyse, la notion de
« souci de soi-même (Epimeleia heautou) » qui lui permet d’entamer son enquête historique à
partir de l’Antiquité.
Pourquoi ce « souci de soi » ? C’est par opposition à l’idée largement répandue
concernant la philosophie occidentale, selon laquelle la question des rapports entre sujet et
vérité est fondée sur un précepte : il s’agit bien entendu du « connais-toi toi-même (gnôthi
seauton) », qui est habituellement lié au personnage de Socrate. Foucault souligne cependant
que cette exigence de se connaître soi-même est toujours jumelée avec le principe du souci de
soi, et que la première n’apparaît que dans le cadre plus général du second. C’est dans
l’Apologie que Foucault trouve cette prépondérance du souci de soi2562. Il en conclut que
« Socrate, c’est l’homme du souci de soi, et il le restera »2563. L’importance du souci de soi est
constatée chez Platon, chez les épicuriens ou chez les stoïciens entre autres, et cette
« incitation à s’occuper de soi-même » est, dans la pensée hellénistique et romaine, « un
véritable phénomène fondamental »2564.
Foucault caractérise cette notion d’epimeleia heautou par trois traits : elle est d’abord
une attitude « à l’égard de soi, à l’égard des autres, à l’égard du monde », puis « une certaine

2560
L’Herméneutique du sujet, p. 4.
2561
Ibid.
2562
Il mentionne trois passages de l’Apologie : 29d, 30a et 36b-c.
2563
L’Herméneutique du sujet, p. 10.
2564
Ibid., p. 11.
744
Chapitre I, Partie III

forme d’attention, de regard » et, enfin, « un certain nombre d’actions »2565. Il s’agit donc non
seulement de l’ordre de la pensée, mais aussi de celui de la pratique. Dans l’histoire des
subjectivités, cette notion occupe, de par son importance pratico-théorique, une place
importante. De là se pose une question : pourquoi ce souci de soi a-t-il toujours été négligé
dans l’histoire de la philosophie occidentale, et soumis au privilège du « connais-toi
toi-même » ? Alors que, chez Socrate ou chez les autres philosophes antiques, le « s’occuper
de soi-même » a toujours un sens positif, ce thème signifie pour nous plutôt une attitude
égoïste ou le repli sur soi. En outre, paradoxalement, si l’on reprend actuellement les
techniques qui s’organisent autour de ce souci de soi comme des règles austères, c’est
toujours pour les insérer dans « une morale du non-égoïsme », qui est totalement hétérogène
du souci de soi, réflexion et pratique sur soi-même2566. Entre le sens positif dans l’Antiquité et
le sens négatif dans les temps modernes ainsi que dans le christianisme, il y a une inversion
évidente. Comme Foucault a trouvé une rupture entre le supplice et les règles pour la Maison
de détention pour les jeunes, rupture qui a manifestement expliqué l’apparition du pouvoir
disciplinaire, il tente maintenant de situer ces deux sens opposés du souci de soi par le terme
« moment cartésien », qui a contribué à la fois à la requalification du gnôthi seauton et à la
disqualification de l’epimeleia heautou2567. La première apparaît très nettement dans les
Méditations, comme l’évidence de soi, qui se trouve au point de départ de la démarche
philosophique. Se connaître soi-même fait ainsi de cette existence indubitable de soi un accès
fondamental à la vérité. Ce lien entre la connaissance de soi et celle de la vérité exclut ou rend
définitivement caduque la nécessité de s’occuper de soi-même. Foucault propose d’appeler la
première forme de pensée « philosophie » et la seconde « spiritualité », qui signifie « la
recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les
transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité2568.
Cette spiritualité a, dit Foucault, trois caractères. Premièrement, dans la spiritualité,
« la vérité n’est jamais donnée au sujet de plein droit » ; pour avoir accès à la vérité, le sujet
doit se modifier « dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point » ; par conséquent, « il
ne peut pas y avoir de vérité sans une conversion ou sans une transformation du sujet »2569.
Deuxièmement, cette transformation du sujet peut se faire sous différentes formes, soit par le

2565
Ibid., p. 12.
2566
Ibid., p. 15.
2567
Ibid.
2568
Ibid., p. 16.
2569
Ibid., p. 17.
745
Chapitre I, Partie III

mouvement de l’erôs, soit par l’ascèse. Troisièmement, dans cette spiritualité, il y a un effet
de « retour » de la vérité sur le sujet, effet par lequel la vérité illumine le sujet et lui donne la
tranquillité de l’âme. Or cette opposition entre la philosophie et la spiritualité, ainsi que le
confirme Foucault, n’est pas du tout le passage total de la seconde à la première dans
l’histoire de la philosophie occidentale. Le terme « moment cartésien » est en ce sens trop fort
pour désigner le processus dans lequel la « philosophie » se forme progressivement et acquiert
sa prépondérance, tout en coexistant avec des formes de spiritualité. Pour présenter cette
situation de juxtaposition ou d’enchevêtrement, Foucault esquisse une brève histoire de la
philosophie occidentale à partir de cette opposition. Alors qu’Aristote est le seul à avoir
séparé l’exigence de la spiritualité de la philosophie qui lui est plus importante que la question
de la transformation du sujet, cette dissociation entre la philosophie et la spiritualité a
commencé dans le grand conflit entre la spiritualité comme modification indispensable du
sujet pour avoir accès à la vérité, et la théologie qui suppose « la correspondance entre un
Dieu tout connaissant et des sujets tous susceptibles de connaître, sous réserve bien sûr de la
foi »2570. Ce n’est donc pas l’opposition entre la spiritualité et la science, mais celle entre la
spiritualité et la théologie, qui fonctionne comme élément opérateur dans ce processus de
dissociation. Toutefois, même si cette séparation s’achève à ce moment cartésien, le problème
du rapport entre les formes diverses de spiritualité et la méthode pour atteindre la vérité se
pose toujours, sans perdre son actualité. Foucault se réfère tout d’abord à la notion de
« réforme de l’entendement » de Spinoza, qui montre bien les « liens encore très stricts, très
étroits, très serrés entre, disons, une philosophie de la connaissance et une spiritualité de la
transformation de l’être du sujet par lui-même »2571. Même avec Kant, affirme Foucault, cet
élément de la spiritualité ne disparaît pas totalement. On peut le voir aussi chez d’autres
philosophes : « Hegel en tout cas, Schelling, Schopenhauer, Nietzsche, le Husserl de la Krisis,
Heidegger aussi » 2572 . Chez ces philosophes, le lien entre la spiritualité et la réflexion
philosophique subsiste toujours. Notons en particulier que Foucault évoque La
Phénoménologie de l’Esprit comme « une certaine structure de spiritualité [qui] essaie de lier
la connaissance, l’acte de connaissance, les conditions de cet acte de connaissance et ses
effets, à une transformation dans l’être même du sujet »2573. La philosophie hégélienne est une

2570
Ibid., p. 28.
2571
Ibid., p. 29.
2572
Ibid.
2573
Ibid., p. 30.
746
Chapitre I, Partie III

pensée philosophique de la spiritualité. C’est précisément de cette spiritualité que Foucault


cherche à faire réapparaître les aspects cachés, oubliés ou négligés. Et s’il s’agit toujours là
d’une certaine transformation du sujet, on peut sans doute dire que Foucault appartient au
même courant de pensée que la philosophie hégélienne dont Foucault fera l’éloge à la fin de
ce cours. Mais la philosophie hégélienne n’est qu’une réponse possible à ce problème de la
connaissance et de la spiritualité. Il est, nous semble-t-il, impossible de conclure, à partir de
cette seule référence brève, que l’attitude foucaldienne à l’égard de Hegel a définitivement
changé. Il est toujours clair que Foucault refuse toute structure totalisante de la dialectique
dans la description historique. Mais, cela ne signifie pas l’impossibilité absolue de penser
avec Hegel, c’est-à-dire penser tout en prenant comme exemple la forme de spiritualité chez
Hegel.
Certes la spiritualité ne disparaît pas même au XIXe siècle, mais il est toujours vrai
que « l’âge moderne de l’histoire de la vérité commence à partir du moment où ce qui permet
d’accéder au vrai, c’est la connaissance elle-même et elle seule »2574. Malgré des efforts pour
faire resurgir le thème de la spiritualité, qui est celui de la transformation de soi, il est
inévitable que c’est toujours autour de la connaissance de soi et de la vérité que la philosophie
occidentale se développe. L’objectif du cours est donc de mettre en lumière cette pensée de la
spiritualité qui reste inaperçue dans l’histoire de la philosophie, en remontant aux périodes
avant le « moment cartésien ». Foucault tente ainsi de faire l’histoire des premières périodes
de la spiritualité, qui est celle de l’epimeleia heautou.
Foucault distingue trois moments dans la première étape de cette histoire du souci de
soi : premièrement, le moment socratico-platonicien où apparaît le souci de soi dans la
réflexion philosophique ; deuxièmement, les deux premiers siècles de notre ère, qui sont
« l’âge d’or de la culture de soi, de la culture de soi-même, du souci de soi-même » ;
troisièmement, les IVe-Ve siècles, où se produit le passage « de l’ascèse philosophique
païenne à l’ascétisme chrétien »2575. De ces trois moments, Foucault ne discute que les deux
premiers dans ce cours, et il ne reprendra pas le troisième, qu’il a déjà abordé dans Du
gouvernement des vivants et qui aurait sans doute également des éléments communs avec Les
Aveux de la chair. Or Foucault insiste notamment sur l’importance du deuxième, dans la
mesure où c’est à cette époque-là qu’un ensemble d’arts de soi-même se développe, tout en
formant « une certaine morale exigeante, rigoureuse, restrictive, austère », dont les éléments

2574
Ibid., p. 19.
2575
Ibid., p. 32.
747
Chapitre I, Partie III

seront largement repris dans la morale chrétienne2576. L’analyse de Foucault est ainsi centrée
sur cet âge d’or de la culture de soi, ayant comme objectif « l’autofinalisation du rapport à
soi », qui se situe entre le modèle platonicien pour lequel se réunissent le souci de soi et la
connaissance de soi dans la réminiscence, et le modèle chrétien qui se développe « autour de
l’exégèse de soi et de la renonciation à soi »2577. Le modèle platonicien sert de jauge pour
mesurer l’ampleur des pratiques de soi hellénistiques et romaines, et le modèle chrétien est
décrit comme la reprise des éléments de la culture de soi dans un tout autre système de pensée
et de pratique. Foucault affirme aussi que « la morale austère du modèle hellénistique a été
reprise et a été travaillée par les techniques de soi définies par l’exégèse et la renonciation à
soi propres au modèle chrétien »2578. Ce schéma d’explication historique nous est familier,
puisqu’il est exactement identique à ce que nous avons constaté dans les deux derniers
volumes de l’histoire de la sexualité. En ce sens, l’histoire de la problématisation des
conduites sexuelles et celle du souci de soi sont dans le même plan de pensée que Foucault
tente de décrire dans cette période-là.

3.1. Le moment platonicien : Souci de soi dans l’Alcibiade

Pour résumer ce qu’est le souci de soi dans le moment socratico-platonicien,


Foucault évoque l’Alcibiade, qui, malgré son authenticité mise en question, reste pourtant un
texte qui représente du moins la théorie du souci de soi dans le platonisme. Foucault en tire
quatre traits caractéristiques. Premièrement, le souci de soi est une condition indispensable
pour exercer le pouvoir politique sur les autres : « On ne peut pas gouverner les autres, (…) si
on ne s’est pas soucié de soi-même2579. » Deuxièmement, cette nécessité du souci de soi que
Socrate a trouvée chez Alcibiade est due à l’insuffisance de l’éducation du second. Ce n’est
pas pour le projet politique futur, mais pour le déficit pédagogique que le souci de soi est
invoqué. Troisièmement, cet impératif de se soucier de soi-même est imposée aux gens qui
atteignent l’ « âge critique », où, finissant leur éducation, on entre dans la période de l’activité
politique2580. Là, il y a une différence importante entre l’Apologie et l’Alcibiade : le souci de
soi est dans le premier texte une obligation pour toute l’existence, quel que soit l’âge, alors

2576
Ibid., p. 247.
2577
Ibid.
2578
Ibid., p. 247-248.
2579
Ibid., p. 37-38.
2580
Ibid., p. 38.
748
Chapitre I, Partie III

qu’il apparaît, dans le second, comme « un moment nécessaire dans la formation du jeune
homme »2581. Quatrièmement, au travers du dialogue, Alcibiade, voulant s’occuper de la cité,
de par son statut, s’aperçoit qu’il ignore « la nature de l’objet dont il s’occuper », c’est-à-dire
l’objet du bon gouvernement. Cette ignorance s’enracine selon Socrate dans le déficit du
souci de soi. Alcibiade doit donc commencer par s’occuper de soi-même.
Il s’agit dans cette définition socratico-platonicienne du souci de soi des trois
éléments : le lien entre le gouvernement de soi et celui des autres sous la forme d’activité
politique ; le défaut d’éducation qui est la cause de l’incapacité des jeunes hommes à l’âge
critique de s’occuper de soi-même ; et enfin, l’ignorance, élément essentiel aux dialogues
socratiques. La nécessité de s’occuper de soi-même est ainsi mise en avant. Mais se posent
immédiatement deux questions : qu’est-ce que « soi-même » ? Qu’est-ce que « s’occuper » ?
Certes ce thème du souci de soi existait bien avant Socrate sous les formes de purification, de
retraite ou d’endurance, chez les pythagoriciens entre autres, mais la pensée platonicienne l’a
profondément déplacé et réorganisé. Ces deux questions permettent d’éclaircir en quoi
consiste ce souci propre à la pensée socratico-platonicienne.
Première question : qu’est-ce que le soi-même ? Ou bien, comme nous savons qu’il
faut nous occuper de nous-même, il est question de connaître ce « nous-même » qui est à la
fois sujet et objet du souci. La réponse que Platon donne dans l’Alcibiade (132c) est de
« s’occuper de son âme ». L’âme est définie « en tant qu’elle est sujet de l’action », « en tant
qu’elle se sert [du] corps, des organes [du] corps, de ses instruments, etc. »2582 Foucault
souligne l’importance du verbe khrêsthai et son substantif khrêsis, traduit en français par « se
servir ». Or l’âme se sert du corps ou du reste du monde n’est pas synonyme du rapport que
l’âme établit à ces choses. Il s’agit plutôt de « la position en quelque sorte singulière,
transcendante, du sujet par rapport à ce qui l’entoure, aux objets qu’il a à sa disposition, mais
aussi aux autres avec lesquels il a relation, à son corps lui-même, et enfin à lui-même »2583.
S’occuper de soi-même est donc être sujet de cette khrêsis, l’usage par l’âme du corps et des
autres. Dans l’Alcibiade, ce souci de soi se distingue clairement de trois autres activités, à
savoir le médecin, le maître de maison et l’amoureux2584. Nous trouvons ici les thèmes que
nous avons examinés ci-dessus : la Diététique, l’Économique et l’amour. Foucault décrit

2581
Ibid., p. 38-39.
2582
Ibid., p. 55. Les mots entre crochets sont mis par l’éditeur.
2583
Ibid., p. 56.
2584
Ibid., p. 57. Elles sont examinées dans l’Alcibiade, 131a-132b.
749
Chapitre I, Partie III

brièvement les rapports du souci de soi à ces domaines : premièrement, le lien entre le souci
de soi et la médecine tend à se renforcer ; deuxièmement, à propos de l’économie, qui reste
toujours un point de problématisation important, certains tentent de la dissocier du souci de
soi, les autres cherchent à les lier étroitement ; troisièmement, l’érotique et le souci de soi ont
tendance de se déconnecter de plus en plus.
Si le soi se définit comme l’âme qui se sert du corps et des choses du monde, en quoi
ce souci consiste-t-il ? La réponse dans l’Alcibiade est immédiate et simple : se connaître
soi-même, le gnôthi seauton. C’est, dit Foucault, la troisième occurrence de ce précepte.
Première fois, comme un simple conseil de prudence, deuxième fois, comme une étape
méthodologique pour poser la question du souci de soi, et cette fois-ci, il apparaît « dans toute
sa splendeur et dans toute sa plénitude », comme « un des moments constitutifs (…) [du]
platonisme »2585. Car c’est précisément à ce moment-là que, « en récupérant et en réintégrant
un certain nombre de ces techniques préalables, archaïques, préexistantes » concernant le
souci de soi, le mouvement de pensée platonicienne les ordonne ou les subordonne à ce
principe fondamental du « connais-toi toi-même »2586. La réorganisation que le platonisme a
opérée dans la réflexion philosophique, est exactement ce « coup de force du gnôthi seauton
dans l’espace ouvert par le souci de soi »2587. Le platonisme fait donc apparaître l’importance
indéniable du souci de soi, tout en la masquant par la puissance imposante de ce « connais-toi
toi-même ». Nous pouvons maintenant comprendre la place centrale du souci de soi dans le
projet foucaldien, à l’aide de ce contexte platonicien : Foucault tente donc dans le cours de
faire réémerger ce souci de soi, par rapport à ce privilège du gnôthi seauton accordé par le
platonisme et la philosophie occidentale.
Revenons sur le commentaire sur l’Alcibiade. Qu’est-ce que se connaître, qu’est
s’occuper de soi ? Ou bien comment peut-on se connaître soi-même pour s’occuper de soi ? Il
s’agit de savoir comment l’âme peut se voir. C’est la métaphore de l’œil qui est utilisée.
Comme l’œil ne peut se voir que lorsqu’il voit son image dans le miroir ou « un autre œil
absolument semblable à lui », l’âme doit aussi se diriger vers ce qui est de même nature
qu’elle ou vers « le principe même qui fait la nature de l’âme, c’est-à-dire la pensée et le
savoir » 2588 . Ce principe est l’élément divin. Foucault résume ainsi la discussion de

2585
Ibid., p. 66. Les mots entre crochets sont mis par l’éditeur.
2586
Ibid.
2587
Ibid., p. 67.
2588
Ibid., p. 68.
750
Chapitre I, Partie III

l’Alcibiade : « Il faut donc se regarder dans l’élément divin pour se reconnaître soi-même » ;
« il faut connaître le divin pour se reconnaître soi-même »2589. Le souci de soi se lie donc au
divin par l’intermédiaire de la connaissance de soi.
Foucault dégage à la fin du commentaire trois rapports caractéristiques de ce souci de
soi platonicien, à savoir le rapport à l’action politique, celui à la pédagogie et celui à
l’érotique des garçons. En même temps, c’est autour de ces trois thèmes que se produisent
« toute une série de déplacements qui constituent l’histoire même du souci de soi dans la
civilisation post-classique »2590. Premièrement, le souci de soi est pour les gouvernants à la
fois un privilège et un devoir. Ce type de rapport à soi n’est pas accessible à tout le monde
pour deux raisons : d’une part, pour s’occuper de soi, il faut en avoir la capacité, le temps, la
culture etc. ; d’autre part, le souci de soi transforme l’individu qui le pratique en un
personnage qui se distingue clairement de la foule, par son clivage éthique. Le souci de soi est
donc exclusivement réservé à une partie des citoyens, à l’élite cultivée. Mais, malgré cette
double limitation, la nécessité du souci de soi va progressivement se généraliser.
Deuxièmement, chez Socrate et Platon, le souci de soi est ce qui complète simplement le
déficit d’éducation des jeunes hommes, alors que, dans les périodes ultérieures, l’exigence du
souci de soi dure jusqu’à la fin de la vie. Il deviendra donc une « préparation à la
vieillesse »2591. Troisièmement, le rapport à l’amour des garçons perdra petit à petit de son
importance, ainsi que nous l’avons vu, en tant que moyen pour atteindre la vérité divine.
En outre, Foucault remarque la juxtaposition paradoxale de deux éléments dans le
platonisme. D’une part, dans le souci de soi platonicien, la « condition de rapport à soi et au
divin, de rapport à soi comme divin et de rapport au divin comme soi » est « une des
conditions de l’accès à la vérité »2592. Si connaître soi-même n’est rien d’autre que connaître
le divin qu’est la vérité, il doit y avoir là un certain mouvement de la spiritualité qui
transforme soi-même en fonction de cette vérité révélée. D’autre part, le platonisme est
toujours, dans l’histoire de la philosophie occidentale, une grande matrice de la « rationalité ».
Entre la spiritualité et la rationalité, existe « un double jeu » : « à la fois reposer sans cesse les
conditions de spiritualité qui sont nécessaires pour avoir accès à la vérité, et résorber la
spiritualité dans le seul mouvement de la connaissance, connaissance de soi, du divin, des

2589
Ibid., p. 69.
2590
Ibid., p. 75.
2591
Ibid., p. 74.
2592
Ibid., p. 76.
751
Chapitre I, Partie III

essences »2593. Ce paradoxe intrinsèque du platonisme est sans doute dû au primat de la


« philosophie » à l’égard de la « spiritualité ». Foucault s’efforce toutefois de faire
réapparaître les traces de la seconde au travers de l’étude du souci de soi dans la période
hellénistique et romaine.

3.2. La généralisation du souci de soi et son âge d’or

De même qu’il l’a fait entre le deuxième et le troisième tome de l’histoire de la


sexualité, Foucault passe de la pensée platonicienne à une période chronologiquement
distincte, « période de la renaissance de la culture classique de l’hellénisme », s’épanouissant
d’abord avec le stoïcisme romain, tels Musonius Rufus et Marc Aurèle, et qui s’étend juste
avant « l’apparition des premiers grands penseurs chrétiens », à savoir Tertullien et Clément
d’Alexandrie2594. Le souci de soi dans cette période est avant tout caractérisé par la disparition
des conditions que le Platon de l’Alcibiade a imposées à l’exigence de l’epimeleia heautou,
c’est-à-dire les rapports à la politique, à la pédagogie et à la connaissance de soi.
Premièrement, le souci de soi devient un impératif pour tous, non plus seulement pour ceux
qui doivent gouverner la cité. La continuité du gouvernement de soi et de celui des autres est
ainsi rompue. On ne se soucie maintenant de soi que pour soi-même. Deuxièmement, nous
l’avons vu ci-dessus, la nécessité de s’occuper de soi-même n’est plus seulement réservé aux
jeunes insuffisamment éduqués, mais s’adresse à tous, quel que soit l’âge. Troisièmement, le
souci de soi ne se limite plus à la seule forme de la connaissance de soi.
Le souci de soi à cet âge d’or est donc totalement différent de celui défini dans
l’Alcibiade. Tout d’abord, se soucier de soi se rapporte à une série de pratiques, c’est-à-dire
« à une forme d’activité, d’activité vigilante, continue, appliquée, réglée, etc. », plutôt qu’à
« une attitude d’esprit »2595. Ces pratiques se divisent, selon Foucault, en « quatre familles
d’expressions » : premièrement, celles qui renvoient à des actes de connaissance à l’égard de
soi-même, en bref, « faire attention à soi » ; deuxièmement, celles qui invitent les hommes à
se diriger vers le soi, ou à « se retourner vers le soi » ; troisièmement, celles qui concernent
« des conduites particulières à l’égard de soi », inspirées directement du vocabulaire médical,
juridique ou religieux ; quatrièmement, celles qui désignent « un certain type de rapport

2593
Ibid.
2594
Ibid., p. 79.
2595
Ibid., p. 82.
752
Chapitre I, Partie III

permanent à soi », comme rapport de maîtrise de soi2596. Ces expressions témoignent de la


généralisation considérable de ce souci de soi à cette époque, processus qui se fait selon deux
axes : d’une part, la généralisation « dans la vie même de l’individu » et, d’autre part, celle
qui « fait que le souci de soi doit s’étendre à tous les individus »2597. Donc, généralisation
diachronique concernant un individu et généralisation synchronique adressée à tout le monde.
Le souci de soi devient pour qui que ce soit « une obligation permanente qui doit durer toute
la vie »2598. Ce principe est largement partagé, selon Foucault, par les écoles philosophiques
telles les épicuriens, les stoïciens et les cyniques. Les philosophies se présentent désormais
comme « des arts de vivre »2599.
Dans cet élargissement chronologique du souci de soi à toute la vie de l’individu,
Foucault remarque trois conséquences importantes. Premièrement, comme le souci de soi ne
se limite plus désormais à des jeunes hommes, sa fonction formatrice devient quotidienne,
permanente et critique : par les pratiques de ce souci de soi, chacun se prépare à des
événements qui pourraient se produire dans un futur proche, ou se corrige des erreurs qu’il a
commises dans la journée ou dans le passé2600. Il s’agit là de se transformer sans cesse
soi-même en fonction des péripéties de la vie, jusqu’à son dernier jour. Ce n’est pas donc pour
un but professionnel que l’on se soucie de soi, mais c’est le souci de soi lui-même qui est
devenu la fin des pratiques. En outre, ces pratiques de préparation et de correction impliquent
que le sujet est susceptible, tout le long de sa vie, de devenir ce qu’il n’a jamais été. Cette
possibilité de changements permanents, par une série de procédures critiques, est la première
conséquence de cette généralisation.
La deuxième conséquence est « un rapprochement très net et très marqué entre la
pratique de soi et la médecine »2601. La notion de pathos rend visible cette parenté ou
« l’identité du cadre conceptuel » entre la philosophie et la médecine : chez les épicuriens
ainsi que chez les stoïciens, l’évolution d’une passion n’est rien d’autre que celle d’une
maladie, et cette notion de pathos lie étroitement ces deux processus l’un à l’autre. La
pratique de soi est ainsi conçue comme « une opération médicale »2602.

2596
Ibid., p. 82-83.
2597
Ibid., p. 83.
2598
Ibid., p. 84.
2599
Ibid., p. 80
2600
Le passage de De Ira de Sénèque auquel Foucault se réfère à plusieurs reprise est, bien entendu, un
exemple de cette pratique.
2601
L’Herméneutique du sujet, p. 93.
2602
Ibid., p. 95.
753
Chapitre I, Partie III

Troisièmement, ces nouveaux arts de vivre insistent naturellement sur « l’importance


nouvelle et la valeur nouvelle prise par la vieillesse »2603. Alors que la vieillesse dans la
culture grecque était honorable, mais non désirable, elle est à l’époque impériale considérée
comme le point d’aboutissement des pratiques de soi que l’on a effectuées pendant toute la vie.
La vieillesse est donc « un but positif de l’existence »2604. De surcroît, on n’atteint ce but
qu’en se souciant de soi tout au long de la vie. En ce sens, il est question là d’une « vieillesse
idéale (…) que l’on se fabrique, une vieillesse à laquelle on s’exerce »2605. La vieillesse, c’est
plus qu’une période de la vie ; elle est un résultat de la série de pratiques que chacun a
exercées et un point idéal vers lequel l’individu doit se diriger. Le souci de soi n’est plus pour
les adolescents, mais pour les adultes qui s’orientent vers la vieillesse, réelle et idéale.
Si ces trois conséquences (la fonction critique de la pratique de soi, la proximité par
rapport à la médecine et l’évaluation positive de la vieillesse) sont celles de la généralisation
du souci de soi à la vie tout entière d’un individu, le second processus de généralisation
s’effectue de manière horizontale, en adressant ce principe à tout le monde. L’opposition entre
le précepte socratico-platonicien et celui de l’époque classique est très claire : d’une part, « si
tu veux gouverner les autres, occupe-toi de toi-même » ; d’autre part, « occupe-toi de
toi-même, un point c’est tout »2606. Mais Foucault note qu’il ne faut pas penser que le souci de
soi devient maintenant une loi éthique universelle : « de fait, une pareille prescription
(s’occuper de soi-même) ne peut être mise en œuvre que par un nombre évidemment très
limité d’individus. »2607 ; « le souci de soi s’est généralisé en effet comme principe, mais en
s’articulant toujours sur un phénomène sectaire, sur le phénomène sectaire »2608. Le souci de
soi n’est pas une obligation universelle imposée de manière homogène à tous, mais prend des
formes diverses selon les classes auxquelles on appartient. Foucault évoque deux grands pôles
entre lesquels ces formes de souci de soi varient : d’une part, les pratiques de soi pour « les
classes mois favorisées » sont liées à des groupes religieux avec « des procédures souvent
ritualisées »2609 ; d’autre part, des pratiques sophistiquées, cultivées et notamment liées « à
des choix personnels, à la vie de loisir cultivée, à la recherche théorique », tout en s’inscrivant,

2603
Ibid., p. 105.
2604
Ibid., p. 106.
2605
Ibid., p. 107.
2606
Ibid., p. 108.
2607
Ibid., p. 109.
2608
Ibid., p. 110.
2609
Ibid.
754
Chapitre I, Partie III

sans rester des pratiques solitaires, dans certains « réseaux de l’amitié »2610. Il y a donc un
pôle populaire qui est collectif, institutionnel et religieux, et l’autre qui est plus individuel,
plus élaboré et qui s’appuie sur les réseaux d’amitiés. Certes le souci de soi est généralisé,
mais cela ne signifie pas que l’on commence à se soucier de soi « dans l’ordre et dans la
forme de l’universel » ou « comme être humain en tant que tel »2611. Toutefois, il n’y plus
d’exclusion a priori de certains individus de ce souci de soi de par leur naissance ou leur
statut, comme c’était le cas pour la pensée platonicienne où il était réservé aux jeunes
hommes qui voulaient gouverner la cité. Il existe pourtant un partage, ni statutaire ni
hiérarchique, mais opératoire, effectif et sans doute matériel, entre ceux qui sont capables de
se soucier de soi et ceux qui ne le sont pas. Alors que l’appel est adressé à tous, seuls
quelques-uns peuvent effectivement y répondre. Foucault trouve là un thème qui se retrouvera
au cœur du christianisme, c’est-à-dire « la grande forme de l’appel universel et qui n’assure le
salut que de quelques-uns »2612. L’universalité de l’appel et la rareté du salut sont déjà
problématisées dans la culture de soi : dans ce souci de soi, en quoi ce salut consiste-t-il ?
Foucault caractérise ce salut à l’époque impériale par deux thèmes, à savoir l’ataraxie
(« l’absence de trouble, la maîtrise de soi qui fait qu’on n’est troublé par rien ») et l’autarcie
(« l’autosuffisance qui fait qu’on n’a besoin de rien d’autre que soi »)2613. Le salut dans la
culture du souci de soi est donc perçu comme une « activité permanente du sujet sur lui-même
qui trouve sa récompense dans un certain rapport du sujet à lui-même, lorsqu’il est devenu
inaccessible aux troubles extérieurs et lorsqu’il trouve en lui-même une satisfaction qui n’a
besoin de rien d’autre que de lui-même »2614. Cette forme singulière est totalement différente
des deux autres grandes formes de salut, platonicienne et chrétienne : pour la première, c’est
avant tout le salut des autres, de toute la cité, qui assure le salut de celui qui se soucie à la fois
de soi et des autres ; pour la seconde, le salut implique inévitablement une renonciation à soi.
Le thème du salut à l’époque impériale a donc sa singularité, qui n’est point identifiable à
d’autres formes possibles dans différents systèmes de pensée.
Ce souci de soi, devenu un véritable art de vivre à l’époque impériale, vise donc à
constituer tout le long de la vie, par la fonction critique et la préparation pour la vieillesse

2610
Ibid., p. 111.
2611
Ibid., p. 114.
2612
Ibid., p. 116.
2613
Ibid., p. 178.
2614
Ibid.
755
Chapitre I, Partie III

idéale, « une forme rare d’existence »2615. Rare, puisque peu de gens peuvent se soucier de soi
comme il faut, alors que le précepte est adressé à tous. Or, dans ces pratiques du souci de soi,
le rapport à l’autrui est indispensable. Dans la pensée grecque classique, cet Autre apparaît
sous trois types de rapport : premièrement, l’Autre comme un modèle de maîtrise de ses
comportement, proposé au jeune pour sa formation ; deuxièmement, l’Autre qui transmet sa
compétence au jeunes ; troisièmement, l’Autre qui représente « la maîtrise socratique », qui
provoque chez le jeune à la fois l’embarras et la découverte par l’intermédiaire du dialogue2616.
Dans ces trois rapports, il s’agit toujours d’une même question : « comment faire sortir le
jeune homme de son ignorance ? »2617 Cette sortie de l’ignorance ne se fait évidemment qu’à
l’aide de l’existence de l’Autre.
Si tel est le rapport à l’autrui dans la Grèce ancienne, celui qui existe dans la période
hellénistique et romaine est toujours nécessaire, mais sous une forme totalement différente.
L’objectif n’est plus le passage de l’ignorance au savoir, mais « un statut de sujet qu’il n’a
jamais connu à aucun moment de son existence »2618. Le maître joue dans ce processus de
constitution d’un nouveau sujet le rôle de médiateur. Qui est alors ce maître qu’est l’Autre ?
C’est bien entendu le philosophe. Ce personnage singulier se présente comme « étant celui
qui est seul capable de gouverner les hommes (…) et de constituer ainsi une pratique générale
du gouvernement à tous les degrés possibles : gouvernement de soi, gouvernement des
autres »2619. Cette direction par le philosophe dans les pratiques du souci de soi prend deux
formes, l’une hellénique et l’autre romaine. La première, c’est l’école. Foucault prend
l’exemple d’une école épicurienne décrite par Philodème, qui affirme que le rapport du
directeur et des élèves doit obéir à deux principes. D’une part, entre le directeur et le dirigé, il
doit y avoir un rapport d’amitié. D’autre part, cette direction implique une certaine « éthique
de la parole » qui s’appelle la parrêsia, qui est « la nécessité pour les deux partenaires de ne
rien cacher l’un à l’autre de ce qu’ils pensent et de se parler franchement »2620. À notre
connaissance, c’est la première apparition de cette notion dans la pensée foucaldienne, et elle
n’est pas encore définie par rapport à la vérité, mais en termes de relation entre les deux
partenaires du souci de soi.

2615
Ibid., p. 123.
2616
Ibid., p. 124.
2617
Ibid.
2618
Ibid., p. 125.
2619
Ibid., p. 131.
2620
Ibid., p. 132.
756
Chapitre I, Partie III

La forme romaine entre le philosophe et celui qui est dirigé prend une tout autre
forme, celle du conseiller privé. Le souci de soi s’inscrit dans les relations « typiquement
romaines » de la clientèle, c’est-à-dire « une sorte de dépendance semi-contractuelle
impliquant, entre deux individus, un échange dissymétrique de services, ces deux individus
ayant un statut social toujours inégal »2621. Il y là un paradoxe : plus le philosophe acquiert
une place importante dans ces pratiques du souci de soi en tant qu’Autre qui dirige, plus il
perd sa fonction singulière, son extériorité à la vie quotidienne ou à la vie politique. Ainsi
répandues, les pratiques de direction des autres n’appartiennent plus qu’à ces philosophes
professionnels. De là naît sans doute « la pratique de la direction de conscience, hors même
du champ professionnel des philosophes, comme forme de relation sociale entre des individus
quelconques »2622. Le souci de soi devient ainsi une pratique véritablement sociale, dans
laquelle le rapport à l’Autre est toujours indispensable. Qui est cet Autre ? Non seulement le
philosophe, mais aussi l’ami ou le lien d’amitié peuvent également diriger un individu.
Foucault en cite un exemple, la correspondance entre Fronton, le maître, et Marc Aurèle, celui
qui est dirigé. Foucault rappelle d’abord que Fronton n’est pas philosophe professionnel et
que leur relation s’appuie sur l’amitié. C’est dans une lettre de Marc Aurèle à Fronton, la
lettre 6 du livre IV, que Foucault trouve trois catégories que le dirigé doit raconter en détail au
directeur. Ces catégories, qui nous sont familières puisque Foucault les reprend dans l’histoire
de la sexualité, sont évidemment, le corps, la maison et l’amour, ou bien la Diététique,
l’Économique et l’Érotique. Le souci de soi à l’époque impériale s’actualise dans ces trois
domaines où se produit le renvoi permanent de l’un à l’autre. Foucault remarque que, chez
Platon, il y avait déjà ces trois catégories, mais que c’était pour distinguer le souci de soi,
d’abord de celui du corps (diététique), puis de celui des biens (économique) et enfin de celui
de l’amour (érotique). En revanche, maintenant, ces trois domaines sont intégrés à l’intérieur
de ce souci de soi, dans une « surface de réflexion »2623. En d’autres termes, le point de
problématisation du souci de soi s’est considérablement écarté du moment
socratico-platonicien à l’époque hellénistique et romaine. Alors que ces trois catégories
fonctionnent, ainsi que Foucault l’a montré, toujours comme champs de problématisation des
pratiques sexuelles, le souci de soi platonicien se distingue de la culture de soi à l’époque
impériale, par sa position relativement indépendante de ces trois domaines plutôt quotidiens,

2621
Ibid., p. 137.
2622
Ibid., p. 139.
2623
Ibid., p. 156.
757
Chapitre I, Partie III

afin de ne s’occuper que de son âme. Cette singularité de la pensée platonicienne a été déjà
évoquée par Foucault dans le deuxième volume de l’histoire de la sexualité, et elle devient
plus visible lorsqu’il fait l’histoire des systèmes de se soucier de soi-même. On peut ainsi voir
clairement que la pratique de la direction devient ou est déjà devenue, à cette époque-là, « une
expérience, expérience toute normale et toute naturelle »2624. Expérience que l’individu peut
faire de soi-même dans la vie quotidienne par l’intermédiaire de l’existence de l’Autre, qui lie
cet individu à la pratique sociale. Là se forme, affirme Foucault, une « nouvelle éthique du
rapport verbal avec l’autre », caractérisée par la notion de parrêsia, dont le sens est expliqué
cette fois-ci comme suit : « un principe de comportement verbal que l’on doit avoir avec
l’autre dans la pratique de la direction de conscience »2625. Cette notion est toujours définie
par un rapport réciproque entre le directeur et le dirigé, et l’acception du « dire-vrai » reste
toujours occultée2626.
Le souci de soi que les arts de vivre tentent d’effectuer aux Ier et IIe siècles a donc
séparé le gouvernement de soi de celui des autres, tout en maintenant le premier dans un
certain lien social. Le soi devient à cet âge d’or « le but définitif et final » de ce souci : « On
se soucie de soi pour soi-même, et c’est dans le souci de soi que ce souci trouve sa propre
récompense2627. » Il s’agit dans ce souci de soi de savoir « comment faire pour vivre comme il
faut »2628. Or cette question propre à l’art de vivre deviendra une autre question, à mesure que
la philosophie sera progressivement absorbée dans la spiritualité, comme transformation du
sujet par l’accès à la vérité : « comment est-ce que je dois transformer mon propre moi pour
être capable d’accéder à la vérité? »2629 Là se pose le problème fondamental de la conversion
que Foucault examinera en détail dans les séances ultérieures. Toutefois, avant de passer à ce
problème, il souligne encore une fois la fécondité et l’ampleur de cette « culture de soi » qui
ne se limite pas seulement à la philosophie, mais à la vie tout entière. La culture de soi établit
à la fois « un ensemble de valeurs » qui sont universelles, mais accessibles à quelques-uns, et
« un certain nombre de conduites précises et réglées », tout en constituant à partir de ces
éléments un champ vaste de savoir2630. Cet héritage de la culture de soi reste toujours dans le

2624
Ibid., p. 157.
2625
Ibid., p. 158.
2626
Jean Terrel remarque avec justesse cette différence entre la parrêsia de 1982 et celle de 1983-1984.
Voir : Jean Terrel Politiques de Foucault, p. 177-178.
2627
Ibid., p. 170.
2628
Ibid., p. 171.
2629
Ibid., p. 172.
2630
Ibid., p. 171-173.
758
Chapitre I, Partie III

christianisme, notamment dans la vie d’ascèse ou la vie monastique, jusqu’à la Renaissance et


au XVIIe siècle. Foucault en conclut qu’ « il n’est guère possible de faire l’histoire de la
subjectivité, l’histoire des rapports entre le sujet et la vérité, sans l’inscrire dans le cadre de
cette culture de soi, qui connaîtra ensuite dans le christianisme (…) toute une série d’avatars
et de transformations »2631. La spiritualité chrétienne s’inscrit précisément dans ce paysage
que la culture de soi hellénistique et romaine a élaboré.
Pourquoi alors cette influence de la culture de soi ne nous reste-t-elle pas sous une
forme explicite ? Foucault en trouve une raison dans des commentaires néo-platoniciens de
l’Alcibiade, notamment ceux de Proclus et Olympiodore, auteurs du Ve ou du VIe siècle, qui
ont fait de l’Alcibiade trois grands principes de l’interprétation néo-platonicienne de la
philosophie platonicienne : premièrement, pour eux, l’Alcibiade est « le résumé même de la
philosophie de Platon » ; deuxièmement, cet ouvrage est « l’introduction, première et
solennelle dans la philosophie, du gnôthi seauton comme condition première de la pratique
philosophique » ; troisièmement, ces commentateurs y voient « la première apparition de
l’embranchement entre le politique et le cathartique »2632. Dans cette lecture de l’Alcibiade, le
souci de soi est totalement absorbé par le « connais-toi toi-même ». La prépondérance
définitive de la connaissance de soi sur le souci de soi est ainsi établie dans cette
interprétation néo-platonicienne, qui a inséré des éléments qui ne sont pas du platonisme au
sens propre, tels la séparation du politique et du cathartique, cathartique qui implique un
certain nombre d’opérations par lesquelles « le sujet doit se purifier lui-même et devenir dans
sa nature propre capable d’être en contact avec l’élément divin et de reconnaître en lui
l’élément divin »2633. Selon ce schéma néo-platonicien, le lien entre le gouvernement de soi et
celui des autres s’établit de trois manières. Premièrement, un lien de finalité, que l’on peut
sans doute trouver chez Platon lui-même : « Je m’occupe de moi pour pouvoir m’occuper des
autres2634. » Deuxièmement, un lien de réciprocité : « si, en m’occupant de moi, en pratiquant
la cathartique au sens néoplatonicien, je fais, comme je le souhaite, du bien à la cité que je
gouverne (…), en retour cette prospérité de tous (…), j’en profiterai »2635. Troisièmement, un
lien d’implication essentielle, qui compense sans doute la séparation du politique et du
cathartique : en pratiquant de manière néo-platonicienne la « cathartique de soi », l’âme

2631
Ibid., p. 173.
2632
Ibid., p. 164.
2633
Ibid., p. 167.
2634
Ibid., p. 169.
2635
Ibid.
759
Chapitre I, Partie III

découvre ce qu’elle a toujours su, c’est-à-dire les « vérités qui permettent de fonder à nouveau,
en toute justice, l’ordre de la cité »2636. Dans cette armature théorique néoplatonicienne, qui a
une importance considérable dans la philosophie antique, le gouvernement de soi et celui des
autres se lient le plus solidement possible, et le primat du « connais-toi toi-même » par
rapport au souci de soi est établi de manière irréversible. Alors que Foucault ne le dit pas
explicitement, il ne serait sans doute pas injustifié de dire qu’il y a là « un moment
néoplatonicien », qui serait comparable au moment cartésien. Nous nous contentons ici de
signaler l’existence du problème, mais cela pourrait faire l’objet d’un examen détaillé.
Revenons sur l’examen foucaldien de la culture de soi antique. Foucault remarque
que les pratiques du souci de soi sont toujours sous-tendues par une image de la volte, qui
consiste en la formule suivant : « nous détourner de tout ce qui nous détourne de nous, pour
nous retourner vers nous-même » 2637 . Cette image est étroitement liée à la notion de
conversion : se convertir à soi est précisément se retourner vers soi-même, ou se détourner de
ce qui nous est extérieur. En outre, cette notion de conversion constitue un schéma de
pratiques, plutôt qu’un simple « concept ». À l’époque hellénistique et romaine, ce
retournement à soi n’a de sens que lorsque l’on le pratique effectivement.
Toutefois, ce thème de la conversion est déjà élaboré dans la pensée platonicienne
sous la forme de la notion d’epistrophê, qui s’organise selon quatre moments : premièrement,
« se détourner des apparences », deuxièmement, « se retourner vers soi », troisièmement,
« faire acte de réminiscence » et enfin « faire retour à sa patrie » qui est « celle des essences,
de la vérité et de l’Être »2638. Cette epistrophê platonicienne est caractérisée par trois traits :
d’abord, l’ « opposition fondamentale entre ce monde-ci et l’autre » ; puis, le thème d’un
« dégagement de l’âme par rapport au corps » ; enfin, « le privilège du connaître »,
c’est-à-dire que « se connaître, c’est connaître le vrai »2639.
Cette notion platonicienne, qui s’appuie précisément sur l’image du retournement
vers soi, est totalement différente du thème de la conversion à l’époque hellénistique et
romaine : le second s’oppose à ces trois caractéristiques du concept platonicien. Premièrement,
le thème de la conversion hellénistique et romaine ne se fonde pas sur l’opposition entre ce
monde et l’autre, mais sur un retour qui se fait « dans l’immanence même du monde »2640.

2636
Ibid., p. 170.
2637
Ibid., p. 198.
2638
Ibid., p. 201.
2639
Ibid.
2640
Ibid.
760
Chapitre I, Partie III

Deuxièmement, il ne s’agit pas dans ce thème d’une libération de l’âme par rapport au corps,
mais de « nous déplacer de ce qui ne dépend pas de nous à ce qui dépend de nous » pour
établir « un rapport complet, achevé, adéquat de soi à soi »2641. Troisièmement, alors que la
connaissance est un élément central et indispensable de l’epistrophê platonicienne, la
conversion à soi hellénistique et romaine met davantage l’accent sur l’exercice, la pratique ou
l’askêsis, plutôt que sur la connaissance.
Cette conversion à soi se différencie également de la notion de conversion dans la
culture chrétienne (metanoia) qui est une « mutation soudaine » pour passer d’un type d’être à
l’autre, impliquant toujours une rupture, sous les formes de renonciation à soi ou de
renaissance dans un autre soi2642. La rupture dans le soi telle qu’elle se produit dans la
conversion chrétienne n’a pas lieu dans la conversion hellénistique et romaine. Même s’il y a
rupture, elle n’est pas entre le soi et un autre et nouveau soi, mais entre le soi et ce qui
l’entoure. L’objectif de cette conversion est précisément de tourner les yeux vers le soi. Ce
mouvement du regard vers le soi est perçu comme celui qui va vers un but, et il concerne
l’être tout entier. « Avec ce moi auquel on fait retour, résume Foucault, (…) il s’agit d’établir
finalement un certain nombre de rapports qui caractérisent, non pas le mouvement de la
conversion, mais du moins son point d’arrivée et son point d’accomplissement »2643. Je dois
retourner mon regard vers moi-même pour me construire comme un sujet qui est adéquat à
soi-même. C’est ainsi que Foucault définit ce processus de conversion non pas celui de
trans-subjectivation, mais « d’auto-subjectivation »2644.
La conversion hellénistique et romaine se trouve chronologiquement entre
l’epistrophê platonicienne et la metanoia chrétienne. Mais elle n’est pas qu’une simple figure
transitoire entre ces deux formes différentes de conversion ; elle a au contraire sa singularité,
sa propre structure et sa propre manière de subjectivation. Il s’agit donc de faire un examen
historique sur cette notion de conversion au début de notre ère, pour en dégager l’autonomie
et l’indépendance par rapport à la période précédente (platonicienne) ou ultérieure
(chrétienne). L’enjeu de l’analyse foucaldienne est en ce sens clairement historique ou
historiographique. Cette étude de la conversion s’effectue en suivant deux directions : d’une
part, le problème de la conversion du regard, et d’autre part, celui de l’ascèse.

2641
Ibid., p. 202.
2642
Ibid., p. 203.
2643
Ibid., p. 205.
2644
Ibid., p. 206.
761
Chapitre I, Partie III

3.3. La conversion du regard

Qu’est-ce que cela veut dire « Tourner le regard vers soi » ? C’est tout d’abord se
détourner des autres et des choses du monde. Alors, lorsque l’on tourne ainsi son regard vers
soi en se détournant de ces autres ou de ces choses extérieures, qu’est-ce qu’il faut regarder en
soi ? Foucault cite le conseil de Plutarque dans le Traité de la curiosité : il faut tourner son
âme « vers des choses qui sont plus agréables que les maux ou les malheurs d’autrui »2645.
Qu’est-ce que ces choses plus agréables ? Plutarque en donne trois exemples : étudier les
secrets de la nature, lire les histoires écrites par les historiens ou se retirer à la campagne pour
vivre dans un état tranquille. À ces trois domaines, il ajoute des exercices : premièrement, des
exercices de mémoire, c’est-à-dire « régulièrement, dans la journée, se réciter ce qu’on a
appris par cœur, se rappeler les sentences fondamentales qu’on a pu lire, etc. » ;
deuxièmement, « se promener sans regarder de-ci de-là » ; troisièmement, « il faut, lorsque
l’occasion survient, à la suite d’un événement quelconque, de voir sa curiosité attisée, se
refuser à la satisfaire »2646. L’objectif de ces exercices est clairement de se concentrer sur
soi-même. Mais notons que ce retournement du regard sur soi ne tente jamais de construire
soi-même comme un objet de déchiffrement ou de connaissance. Il s’agit plutôt d’une
« concentration téléologique », pour être conscient de la distance entre soi-même et le but qui
est l’objet de la pratique de soi2647. La conversion du regard sur soi porte exactement sur cette
trajectoire même de soi à soi, sans viser aucunement à établir un savoir du sujet.
Mais se pose là une question fondamentale : si cette conversion du regard vers soi se
fait sous la forme téléologique dans le rapport de soi à soi, et que le soi ne devient jamais
l’objet d’une connaissance ou d’un déchiffrement, de quelle manière peut-on établir le rapport
entre le savoir et cette pratique du sujet ? Selon l’expression de Foucault, c’est la question du
rapport entre « le dire-vrai (la véridiction) » et le « gouverner (soi-même et les autres) »2648.
Nous pouvons là constater un déplacement majeur par rapport à la généalogie où la notion
d’assujettissement se définissait comme immanence du sujet dans les rapports de
savoir-pouvoir : l’individu ne devenait sujet qu’à condition qu’il soit en même temps objet

2645
Ibid., p. 211.
2646
Ibid., p. 212.
2647
Ibid., p. 213.
2648
Ibid., p. 220.
762
Chapitre I, Partie III

d’un savoir ; la vérité (ou le savoir) et le pouvoir dans la constitution d’un sujet se sont
profondément enchevêtrés. Mais, dans cette période de la problématisation, ce n’est plus d’un
tel rapport d’assujettissement qu’il est question. Le sujet se constitue au travers des exercices
pour se gouverner soi-même, en se détournant totalement des autres et des choses du monde.
Mais cela ne veut pas dire que cette pratique du sujet est totalement solitaire et indépendante
du savoir ou des autres. Puisque le souci de soi est toujours, nous l’avons vu, une pratique
sociale qui suppose l’existence d’autrui, et se sert d’une certaine forme de savoir dans les
exercices, ainsi que le dit Plutarque. Le lien entre le savoir et le soi dont on se soucie existe
sûrement, mais de quelle manière s’articulent-ils l’un à l’autre ? On peut également poser la
question du pouvoir, qui s’inscrit précisément dans la problématique du gouvernement des
autres. Ce faisant, Foucault aborde un triple problème qui lui est familier, celui de la vérité
(ou du savoir), du sujet et du pouvoir. Cette interrogation apparaît dans ce cours de 1982
comme celle sur le rapport du savoir des choses, qu’est le savoir de la nature, et la pratique de
soi, par l’examen de trois écoles philosophiques, à savoir les cyniques, les épicurienss et les
stoïciens.
L’analyse des cyniques et des épicuriens est relativement brève. Pour les cyniques, le
savoir n’est utile que lorsqu’il est capable de produire un changement dans l’êthos ou le mode
d’être du sujet. Chez les épicuriens, la connaissance de la nature est régulièrement appelée
phusiologia, et elle a trois effets importants pour le sujet. Premièrement, elle donne « à l’âme
l’équipement nécessaire pour son combat, pour son objectif et pour sa victoire », ou bien elle
permet d’affronter « les dangers de la vie et l’autorité de ceux qui veulent leur faire la loi »2649.
Deuxièmement, les individus qui apprennent cette phusiologia vont devenir autarkeis,
c’est-à-dire qu’ils ne seront dépendants que d’eux-mêmes. Troisièmement, elle permet à ces
individus de « s’enorgueillir de leurs biens propres et non de ceux qui viennent des
circonstances »2650. La connaissance de la nature, de la phusis est, selon les épicuriens,
susceptible à la fois de « servir de principe à la conduite humaine et de critère pour faire jouer
notre liberté » et aussi de « transformer le sujet (…) en un sujet libre »2651. Cette liberté,
Foucault la caractérise par le terme parrêsia, traduit cette fois-ci par liberté de parole : la
parrêsia crée une communauté libre entre le maître et le disciple ou entre le médecin et le
malade, qui permet à chacun, par cette liberté de parole, à la fois de jouer un rôle dans le

2649
Ibid., p. 230.
2650
Ibid., p. 231.
2651
Ibid.
763
Chapitre I, Partie III

champ de connaissances de la nature, et de se transformer comme sujet de la parole. Si bien


que, chez les épicuriens ainsi que chez les cyniques, il n’y a pas d’opposition entre la
connaissance de la nature et celle de l’être humain. « Le savoir validé et acceptable » est donc
« un savoir qui porte sur les choses, qui porte sur le monde, qui porte sur les dieux et sur les
hommes, mais qui a pour effet et qui a pour fonction de modifier l’être du sujet »2652.
Le souci de soi et la connaissance de la nature sont ainsi liées de manière étroite chez
les cyniques ainsi que chez les épicuriens. Or Foucault remarque que, chez les stoïciens, la
question de la connaissance de la nature a une place sans doute plus importante que chez les
cyniques, pour qui la conversion à soi est également une certaine manière de connaître la
nature. Foucault prend deux auteurs stoïciens : Sénèque et Marc Aurèle. Nous montrerons
ci-dessous brièvement en quoi consiste cette question stoïcienne de la connaissance de la
nature.
D’abord, Question naturelles de Sénèque. Foucault insiste, à propos de cet ouvrage,
sur la critique tenace faite par Sénèque des chroniques historiques qui ne nous enseignent pas
« la vraie grandeur », consistant à « trouver son objectif, son bonheur et son bien ultime dans
soi-même » et à « être libre pour partir »2653. Mais de quelle façon la connaissance de la nature
peut-elle être utile pour enseigner cette vraie grandeur ? Citant la phrase de Sénèque, « on est
libre alors non par droit de cité, mais par droit de nature », Foucault souligne le caractère
naturel et essentiel de cette liberté, et définit cette liberté, toujours en suivant l’argumentation
de Sénèque, comme être libre de « la servitude à l’égard de soi-même », à partir de laquelle
nous partons toujours et contre laquelle nous devons lutter 2654 . C’est « une sorte
d’obligation-endettement de soi et à l’égard de soi »2655. Alors, comment peut-on se libérer de
cette servitude ? C’est là qu’intervient la connaissance de la nature : c’est précisément elle qui
permettra de se déprendre de ce type de rapport à soi. Pour expliquer l’importance de l’étude
de la nature, Sénèque distingue tout d’abord deux parties de la philosophie, à savoir celle qui
s’occupe des hommes et celle qui regarde les dieux. Entre ces deux pôles, il y a en même
temps un écart énorme et un ordre de succession, appelée par « l’incomplétude de la première
par rapport à la seconde » ainsi que par le fait que la seconde (…) peut seule achever la
première2656. Certes la première peut conjurer les erreurs et discerner les voies ambiguës de la

2652
Ibid., p. 233.
2653
Ibid., p. 254-255.
2654
Ibid., p. 261.
2655
Ibid., p. 262.
2656
Ibid., p. 263.
764
Chapitre I, Partie III

vie par la lumière qu’elle apporte sur terre, mais la seconde « ne se contente pas d’utiliser en
quelque sorte cette lumière pour éclairer les chemins de la vie »2657. Il s’agit de tout autre
chose dans la seconde : c’est « un mouvement réel du sujet, mouvement réel de l’âme » qui
nous arrache « aux ténèbres d’ici-bas » et nous conduire « jusqu’en ce point d’où nous vient
la lumière »2658. Ce mouvement nous mène jusqu’au sommet de ce monde, où « l’intériorité,
les secrets et le sein même de la nature s’ouvrent à nous »2659. La nature et sa connaissance
apparaissent ainsi être ce qui permet au sujet de s’approcher de la connaissance du divin. Mais
ce mouvement se distingue clairement d’un autre mouvement analogue, celui de la
philosophie platonicienne, dans la mesure où le mouvement stoïcien défini par Sénèque ne
vise pas à atteindre un autre monde, mais à effectuer « une sorte de recul par rapport au point
où nous sommes »2660. Il ne s’agit pas dans ce mouvement stoïcien d’une « redécouverte de
l’essence de l’âme », mais d’un « mouvement de la curiosité de l’esprit parcourant l’ordre du
monde »2661. De ce point de vue-là, il devient possible de mesurer la petitesse de notre
existence éphémère dans le temps ainsi que dans l’espace, par rapport à la grandeur de la
nature. Chez les stoïciens, il n’y a donc pas d’alternative entre connaître la nature et se
connaître soi-même : ces deux formes de connaissances sont étroitement liées. La vérité et la
subjectivation s’articulent au travers de l’étude de la nature sous cette forme de mouvement
vers le sommet de ce monde.
L’ouvrage de Marc Aurèle, les Pensées, est, selon Foucault, « une figure du savoir
spirituel » qui est corrélative de ce mouvement défini par Sénèque, mais en même temps
« symétriquement inverse »2662. Car, chez Marc Aurèle, le mouvement du sujet se dirige, à
l’opposé de celui de Sénèque, vers l’intérieur du monde ou des choses. Foucault évoque le
terme grec « parastêmata » qui est habituellement traduit comme un précepte, mais qui est en
réalité « un programme d’exercices » définissant le « bien », la « liberté » et le « réel » pour le
sujet2663. Il s’agit donc dans cette notion d’une série de pratiques spirituelles en fonction
desquelles l’individu se constitue et se reconstitue comme sujet. Cet exercice commence par
« définir et décrire toujours l’objet dont l’image se présente à l’esprit »2664. Puis on fait un

2657
Ibid.
2658
Ibid.
2659
Ibid., p. 265.
2660
Ibid.
2661
Ibid., p. 270.
2662
Ibid., p. 278.
2663
Ibid., p. 279-280.
2664
Ibid., p. 280.
765
Chapitre I, Partie III

travail d’analyse sur ce flux de représentations : là apparaissent un « mouvement libre de la


représentation » et un « travail sur ce mouvement libre »2665. Il ne s’agit pas d’établir entre ces
représentations une loi de succession qui permet de passer d’une représentation à une autre de
manière logique, indubitable et évidente. L’exercice libre de Marc Aurèle sur les
représentations s’oppose totalement à cette « méthode intellectuelle » que l’on peut clairement
trouver chez Descartes2666.
Cet exercice spirituel est essentiellement un travail du regard et de la contemplation,
dans la mesure où il observe attentivement l’image des représentations. Mais au cours de cet
exercice, une autre exigence apparaît : « il faut se dire en soi-même son nom et les noms des
éléments dont il fut composé et en lesquels il se résoudra »2667. Il y a donc un travail de
verbalisation et, par conséquent, de mémorisation dans cet exercice. On doit d’abord voir puis
nommer pour mémoriser les noms des représentations. Grâce à ce regard, l’objet représenté
apparaît dans l’esprit « à l’état nu, dans sa totalité et dans ses éléments »2668. À la fin de cet
exercice, on peut ainsi saisir « la plénitude complexe de la réalité essentielle de l’objet et la
fragilité de son existence dans le temps »2669.
Si tel est le premier moment de l’exercice, la seconde phase consiste non à envisager
la réalité de l’objet donnée à l’esprit, mais à tenter de jauger la valeur de cet objet. Le but de
cet exercice de mesure est de « faire l’âme grande »2670. Cette expression signifie que, en
déterminant la véritable valeur de l’objet, l’âme trouve « son adéquation à la raison générale
du monde » et la grandeur du « principe rationnel organisant le monde »2671. Pour ce but, il
faut faire l’épreuve de cet objet, qui consiste à « voir, dit Marc Aurèle, quelle utilité (khreia)
cet objet a pour quel univers, pour quel kosmos »2672. Il est donc question de saisir la valeur de
l’objet pour le kosmos, mais aussi pour l’homme, citoyen du monde, qui est « un être placé,
par la nature, dans l’ordre naturel, en fonction de la Providence divine, à l’intérieur de ce
kosmos »2673. La connaissance des objets et de leurs valeurs que cet exercice engendre est
ainsi liée au sujet, dont l’âme acquiert une grandeur qu’elle n’a jamais eue. Cette grandeur
implique nécessairement une sorte de transformation du sujet.

2665
Ibid., p. 281.
2666
Ibid.
2667
Ibid., p. 282.
2668
Ibid.
2669
Ibid., p. 283.
2670
Ibid., p. 284.
2671
Ibid.
2672
Ibid., p. 284-285.
2673
Ibid., p. 285.
766
Chapitre I, Partie III

Cet exercice que Foucault restitue à partir de l’ouvrage de Marc Aurèle est un travail
effectué régulièrement dans la pratique de la spiritualité ancienne, notamment celle des
stoïciens. Or Foucault remarque que l’on retrouve ce type d’exercice dans la spiritualité
chrétienne, notamment dans la littérature monastique du IVe-Ve siècle, et il en donne comme
exemple Cassien, auteur que Foucault a déjà cité à plusieurs reprises. En ce sens, il y a
continuité entre la philosophie antique et la pensée chrétienne, mais également une différence
est aussi profonde. Dans le christianisme, notamment chez Cassien, il n’est pas question
d’examiner le contenu objectif de la représentation, mais de savoir « quel est le degré de
pureté de la représentation elle-même en tant qu’idée, en tant qu’image ». On se demande
donc : est-ce que l’idée que j’ai dans l’esprit me vient de Dieu ou de Satan ? La question de la
pureté de la représentation est donc celle de son origine. Chez Marc Aurèle, la question de
l’origine de la représentation est également posée, mais d’une façon totalement différente : il
s’agit de « la question de l’origine de la chose représentée », question qui est donc adressée au
monde extérieur2674.
La démarche de Marc Aurèle est donc inverse de celle constatée chez Sénèque dans
la mesure où il s’oriente toujours vers ce qui apparaît dans l’esprit. Foucault remarque
cependant que, chez Marc Aurèle, ainsi que chez Sénèque, il y a « un certain regard de haut en
bas », mais alors que chez Sénèque ce regard part du sommet du monde, c’est « au ras de
l’existence humaine » que ce regard a son point de départ chez Marc Aurèle2675. Si la question
de Sénèque est de « voir se déployer au-dessous de nous l’ensemble du monde », celle de
Marc Aurèle est au contraire de « prendre une vue disqualifiante, réductrice et ironique de
chaque chose en sa singularité »2676. Une autre différence subsiste entre ces deux philosophes,
à propos de la position du sujet dans le monde. Chez Sénèque, le sujet peut reconnaître sa
petitesse par rapport à la nature, tout en regardant le monde à partir de son sommet. Ce regard
se réfère, chez Marc Aurèle, au sujet qui médite, mais de deux façons : d’une part, « il s’agit,
en pénétrant dans le cœur des choses, en en saisissant tous les éléments les plus singuliers, de
montrer combien nous sommes libres par rapport à elles » ; d’autre part, « il s’agit aussi et en
même temps de montrer combien notre propre identité (…) n’est en réalité composée que
d’éléments singuliers, (…) et qu’il s’agit là au fond d’une fausse unité »2677. Comment dans

2674
Ibid., p. 288.
2675
Ibid., p. 293.
2676
Ibid.
2677
Ibid., p. 294.
767
Chapitre I, Partie III

ce processus de décomposition, l’identité du sujet peut-elle être assurée ? La seule unité qui
puisse fonder notre identité, c’est le fait que « nous sommes sujets raisonnables », c’est-à-dire
que « nous ne sommes rien d’autre qu’une partie de la raison qui préside au monde »2678.
L’identité du sujet est établie chez Marc Aurèle au travers de la dissolution de l’individualité
superficielle, alors que, chez Sénèque, l’identité du sujet est le point de départ de l’exercice
spirituel qui la fonde en retour dans le mouvement vers le sommet du monde.
De cet examen de deux philosophes stoïciens, Foucault conclut qu’il ne s’agit
aucunement dans leur pensée de constituer un partage entre le savoir du monde et celui de
l’être humain et de l’âme. Ce qu’ils effectuent, selon Foucault, c’est plutôt « la modalisation
du savoir des choses », en fonction du sujet2679. Il est donc question de savoir comment le
sujet peut faire usage du savoir du monde ou de la nature pour se voir dans sa réalité d’un
point de vue global et pour découvrir dans la liberté donnée par ce savoir « un mode d’être qui
est celui du bonheur et de toute la perfection dont il est capable »2680. Ce rapport du savoir au
sujet ou au souci de soi est sans doute commun à la philosophie antique. La vérité, le savoir et
le sujet s’articulent l’un à l’autre dans l’Antiquité, dans la mesure où le savoir du monde peut
être utile pour transformer le sujet comme résultat de la conversion du regard sur soi-même.
C’est exactement ce qui est le savoir spirituel, dont Foucault aurait certainement tenté de faire
l’histoire. Foucault voit chez Descartes, chez Pascal, chez Spinoza, le moment décisif de
« conversion du savoir de spiritualité en savoir de connaissance »2681. Mais il y a également
une figure qui, à la même époque, représente « les pouvoirs, enchantements et dangers du
savoir de spiritualité » : c’est encore la figure de Faust2682. Foucault tente ainsi de faire revivre
le courant du savoir spirituel dans l’histoire de la pensée occidentale.

3.4. L’ascèse

Si la conversion du regard consiste à appréhender quel est le rapport du savoir au


sujet, il est maintenant question de déterminer quel est le mode de pratique de soi sur soi que
la conversion de soi implique. C’est la question de l’askêsis, de l’ascèse. Foucault se demande
tout d’abord : si l’on considère cette question de la conversion sur soi sous l’angle de la

2678
Ibid.
2679
Ibid., p. 295.
2680
Ibid.
2681
Ibid., p. 296.
2682
Ibid.
768
Chapitre I, Partie III

pratique, ne nous trouverons-nous pas « dans un ordre de choses qui n’est plus, bien sûr, celui
de la vérité, mais qui va être celui de la loi, de la règle, du code » ?2683 La réponse de
Foucault est négative : l’ascèse n’est jamais « l’effet d’une obéissance à la loi », mais « une
pratique de la vérité » ou « une manière de lier le sujet à la vérité »2684. Ce lien entre sujet et
vérité ne se forme pas comme la question qui nous est familière lorsque l’on envisage ce
rapport entre sujet et vérité, question suivante : « peut-il y avoir une objectivation du
sujet ? »2685. Mais, Foucault souligne que, à l’époque hellénistique et romaine, la question de
la possibilité d’objectiver le sujet ne s’est jamais posée. De même que l’objectivation du sujet
n’est pas un point de problématisation dans l’Antiquité, la pratique de l’ascèse ne subordonne
point à une loi qui prescrirait ce qu’il faut faire et ce qui est interdit. Là où on voit dans les
temps modernes l’ « assujettissement du sujet à l’ordre de la loi », les Grecs et les Romains
trouvent au contraire la « constitution du sujet comme fin dernière pour lui-même, à travers et
par l’exercice de la vérité »2686. Il ne faut pas, ainsi que l’a remarqué Foucault à plusieurs
reprises depuis la période archéologique, faire une projection rétrospective qui permettrait
d’ignorer cette hétérogénéité absolue entre deux systèmes de pensée. L’objectif de l’ascèse
antique est donc « la constitution d’un rapport plein, achevé et complet de soi à soi »2687 ; il ne
s’agit point de renoncer à soi-même ainsi que l’on le pratique dans le christianisme, mais de
constituer la paraskeuê, qui signifie « une préparation à la fois ouverte et finalisée de
l’individu aux événements de la vie »2688. Citant Demetrius le cynique, Foucault caractérise
cette paraskeuê, qui est un ensemble d’exercices pour lutter contre ce qui peut arriver dans la
vie quotidienne, comme « la formation athlétique du sage »2689.
En quoi consiste en effet cette préparation qu’est la paraskeuê ? Elle est constituée
par des logoi, des discours qui ne se définissent pas simplement comme un ensemble de
propositions, de principes, d’axiomes, etc., mais comme « des énoncés matériellement
existants »2690. Ces discours ne sont pas, bien entendu, n’importe quels discours ; ils doivent
être dotés d’une rationalité qui « à la fois dit le vrai et prescrit ce qu’il faut faire »2691. En
outre, ils sont des discours persuasifs, dans la mesure où ils entraînent les actes eux-mêmes.

2683
Ibid., p. 302-303.
2684
Ibid., p. 303.
2685
Ibid.
2686
Ibid., p. 304.
2687
Ibid., p. 305.
2688
Ibid., p. 306.
2689
Ibid., p. 307.
2690
Ibid., p. 308.
2691
Ibid., p. 309.
769
Chapitre I, Partie III

Il y a aussi une autre question, celle du mode d’être de ce logos qu’est un ensemble
de discours : « Il faut que le logos soit boêthos (secours) » en ce sens que, lorsque
l’événement nous arrive, le logos se formule pour annoncer son secours, en nous disant ce
qu’il faut faire, ou en nous faisant faire ce que nous devons faire. Or pour que le logos
fonctionne bien comme secours au moment nécessaire, il faut qu’il soit « sous la main », pour
qu’ « il puisse venir s’intégrer à l’individu et commander son action, et faire partie en quelque
sorte de ses muscles et de ses nerfs »2692. C’est pour cette raison que les exercices de
remémoration sont exigés, à titre de préparation de l’ascèse. La paraskeuê est donc à la fois
« la structure de transformation permanente des discours vrais, bien ancrés dans le sujet, en
principes de comportement moralement recevables » et « l’élément de transformation du
logos en êthos » : « L’askêsis, dit Foucault, fait du dire-vrai un mode d’être du sujet2693. » Le
discours vrai fait ainsi partie du sujet, tout en le transformant au travers d’exercices d’ascèse.
Foucault l’appelle « subjectivation du discours vrai »2694. L’ascèse, ce n’est pas renoncer à soi,
mais se constituer ou se reconstituer comme sujet qui pratique ou énonce effectivement la
vérité de ce discours. Le soi est donc à la fois la fin et l’objet de l’art de vivre, et la vérité
appartient au sujet, dans la mesure où le sujet passe par ce processus de subjectivation que
propose le discours vrai. Or de quelle manière cette subjectivation par l’ascèse s’effectue-elle
concrètement ? Foucault donne trois séries de pratiques d’ascèse importantes : l’écoute, la
lecture et l’écriture, et la parole.
Premièrement, l’écoute : c’est en écoutant le discours vrai que se produit le passage
de la vérité à la subjectivation. Or pour écouter de façon appropriée, il faut « de l’empeiria (de
l’habileté acquise) et de la tribê (de la pratique assidue) »2695. Alors que, pour parler comme il
faut, on a besoin d’un art, tekhnê, pour écouter, l’art ou la connaissance ne sont pas
nécessaires. En ce sens, il n’y a pas un « art de l’écoute » au sens strict, mais il existe
toutefois certaines règles pour « purifier l’écoute logique »2696. D’abord, le silence. Puis,
certaines attitudes physiques : l’immobilité, ou des gestes infimes mais clairs pour que les
élèves montrent soit qu’ils approuvent soit qu’ils sont embarrassés. Il y a donc le silence, à la
fois actif et significatif. « L’écoute, dit Foucault, la bonne écoute de la philosophie doit être
une sorte d’engagement, de manifestation de la volonté chez celui qui écoute, manifestation

2692
Ibid., p. 311.
2693
Ibid., p. 312.
2694
Ibid., p. 316.
2695
Ibid., p. 323.
2696
Ibid., p. 324.
770
Chapitre I, Partie III

qui suscite et soutient le discours du maître2697. » Enfin, en écoutant, les élèves doivent diriger
leur attention comme il faut. Cela veut dire deux choses : d’une part, diriger l’attention vers to
pragma, qui ne signifie pas simplement la chose, mais plutôt « le référent de l’expression » ;
d’autre part, l’attention porte sur la mémorisation de cette chose que l’on vient d’écouter2698.
Il y donc, deux regards dans cette attention, à savoir celui vers le pragma, et celui sur
soi-même.
Deuxièmement, la lecture et l’écriture. D’abord, l’objectif de la lecture est de donner
une occasion de méditation. Cette notion de méditation, meditatio en latin, et meletê en grec,
signifie tout autre chose que ce que l’on entend aujourd’hui par ce terme : « La meletê, dit
Foucault, c’est l’exercice 2699 . » Premièrement, il s’agit d’un exercice d’appropriation de
pensée, au point de « faire en sorte que cette vérité soit gravée dans l’esprit de manière à s’en
souvenir aussitôt que besoin est »2700. Il faut donc avoir la vérité sous la main. Deuxièmement,
la meletê consiste à faire une expérience d’identification, l’expérience, par exemple, de la
mort, qui est « se mettre soi-même par la pensée dans la situation de quelqu’un qui est en train
de mourir, ou qui va mourir, ou qui est en train de vivre ses derniers jours »2701. Foucault
souligne l’importance de cette méditation comme expérience d’identification, car il s’agit là
non pas du jeu du sujet avec sa propre pensée, mais du « jeu effectué par la pensée sur le sujet
lui-même »2702. Ce jeu de la pensée sur le sujet, on peut le constater encore chez Descartes
dans les Méditations, où ce philosophe du XVIIe siècle est obligé de se mettre dans une
certaine situation arbitrairement déterminée par la pensée, non par le sujet, et de penser dans
cette situation donnée en tant que sujet. C’est la pensée qui jette le sujet dans une situation
fictive où il s’éprouve lui-même. Si telle est la méditation, il est naturel que la lecture
philosophique est « indifférente à l’auteur, indifférente au contexte de la phrase ou de la
sentence »2703. Il y a donc, affirme Foucault, de la notion de méditation, une histoire à faire.
La lecture dans l’Antiquité a donc pour effet « non pas d’avoir compris ce que voulait dire un
auteur, mais la constitution pour soi d’un équipement de propositions vraies, qui soit
effectivement à soi »2704.

2697
Ibid., p. 329.
2698
Ibid., p. 332.
2699
Ibid., p. 339.
2700
Ibid., p. 340.
2701
Ibid.
2702
Ibid.
2703
Ibid., p. 341.
2704
Ibid.
771
Chapitre I, Partie III

Si la lecture est ainsi comprise comme exercice ou expérience, il est facile


d’appréhender que cette lecture est étroitement liée à la pratique d’écriture. On écrit ce que
l’on a écouté à la suite pour pouvoir le relire ultérieurement ou pour en faire usage pour
soi-même ainsi que pour les autres. De là l’importance des hupomnêmata (usage pour soi) et
de la correspondance (usage pour les autres, mais aussi pour soi-même). Or notons que dans
ces pratiques d’écouter, de lire et d’écrire, il ne s’agit aucunement de parler de la vérité de
soi-même, tel qu’on le fera dans la pénitence chrétienne ou dans la science de la sexualité ou
encore dans la psychanalyse. Le rapport entre sujet et vérité dans l’Antiquité obéit à une tout
autre économie. Foucault le résume : « Celui qui est conduit à la vérité par le discours du
maître, celui-là, il n’a pas à dire la vérité sur lui-même. Il n’a même pas à dire la vérité. Et
puisqu’il n’a pas à dire la vérité, il n’a pas à parler. Il faut et il suffit qu’il se taise2705. » Le
silence domine cette pratique de la vérité.

3.5. Question du sujet de vérité : parrêsia

Mais se pose immédiatement une question : qui peut dire la vérité ? Pourquoi le
maître peut-il se présenter comme sujet susceptible de dire-vrai ? C’est la troisième technique
de l’ascèse : la parole. Foucault évoque ici de nouveau la notion de parrêsia, comme « ce qui
répond, du côté du maître, à l’obligation de silence du côté du disciple »2706. Alors que cette
notion désigne étymologiquement le fait de tout dire, Foucault lui donne une signification
précise dans la pratique de soi, qui est la « forme nécessaire au discours philosophique »,
forme qui règle les éléments du discours philosophique2707. La parrêsia est « à la fois une
technique et une éthique », qui apparaît comme « la manière même dont ce discours de vérité
va être formulé »2708. Cette pratique de la parole, troisième élément de l’ascèse, fait du sujet
un sujet de véridiction ou du dire-vrai. Ce sujet du discours vrai, sujet de la parrêsia, doit
posséder à la fois la qualité morale, ou l’êthos, et l’art ou la tekhnê, indispensable pour
transmettre, en tant que maître, le discours vrai au disciple. Cette parrêsia a en effet deux
adversaires : la flatterie et la rhétorique. Premièrement, si la flatterie est de se servir du
langage pour obtenir une position supérieure aux autres, et, par conséquent, d’empêcher « le

2705
Ibid., p. 347.
2706
Ibid., p. 348.
2707
Ibid., p. 350.
2708
Ibid., p. 351.
772
Chapitre I, Partie III

supérieur de s’occuper de lui-même comme il faut »2709. La parrêsia s’oppose totalement à


cette flatterie. Car l’objectif de la parrêsia est de faire en sorte que celui auquel on parle
puisse constituer à un moment donné « un rapport autonome, indépendant, plein et
satisfaisant » par rapport à soi, où il n’a plus besoin du discours de l’autre2710. La vérité dans
la parrêsia assure donc l’autonomie et la liberté future de l’autre à qui le discours vrai est
adressé. Or Foucault soulève un autre problème de la flatterie, abordé par Platon, dans le
Gorgias par exemple, dans le registre socio-politique. La question est la suivante : « Qui va
donner des conseils au Prince ? » Quelle est la place dans cette question de la franchise à
l’égard du Prince ? Cela dépend évidemment de la parrêsia du conseiller du Prince. Cet
aspect politique de la parrêsia n’est cependant pas ici approfondi. Il sera repris dans les cours
des années suivantes, et nous reviendrons sur cette question ci-dessous, lorsque nous
analyserons l’histoire du dire-vrai chez Foucault.
Deuxièmement, la rhétorique : dans la mesure où elle est « un art de persuader ceux
auxquels on s’adresse », la rhétorique se réfère à la vérité. Mais le mode d’être de cette vérité
est totalement différente de celui que l’on trouve dans la parrêsia : la vérité dans la rhétorique
est celle qui est « connue par celui qui parle », non pas celle qui est « contenue dans le
discours de celui qui parle »2711. En d’autres termes, le rapport de la vérité au sujet dans la
rhétorique est extrinsèque, alors que dans la parrêsia, la vérité existe à la fois dans le discours
et dans celui qui parle. En outre, la rhétorique est un art commandé par le sujet traité : c’est ce
référent du discours qui constitue les règles rhétoriques de ce discours. C’est-à-dire que la
manière dont le rhéteur parle d’un sujet spécifique est par avance déterminée par une
procédure qui caractérise cet art. En revanche, la parrêsia n’est pas un art. Elle doit modifier
non pas le contenu du discours, mais « la forme dans laquelle ce discours est tenu », en
fonction de « celui à qui on s’adresse et du moment où on s’adresse à lui »2712. Une autre
différence : la fonction de la rhétorique est essentiellement d’agir sur les autres pour
« infléchir les délibérations des assemblées », pour « conduire le peuple », pour « diriger une
armée », etc. ; l’objectif de la parrêsia est totalement différent, dans la mesure où il s’agit
d’obtenir, en adressant aux gens qui écoutent ce discours vrai, « qu’ils arrivent à se constituer,
à eux-mêmes, par rapport à eux-mêmes, une relation de souveraineté qui sera caractéristique

2709
Ibid., p. 359.
2710
Ibid., p. 362.
2711
Ibid., p. 365.
2712
Ibid., p. 367.
773
Chapitre I, Partie III

du sujet sage (…) du sujet qui a atteint tout le bonheur qu’il est possible d’atteindre dans ce
monde-ci » 2713 . Ce qui caractérise l’exercice de la parrêsia est donc la générosité.
L’opposition entre la rhétorique et la parrêsia apparaît là de la manière la plus évidente.
Si ces oppositions à la flatterie et à la rhétorique définissent la parrêsia de manière
quelque peu négative, il est maintenant question de la cerner positivement. Foucault s’appuie
ici sur trois textes : premièrement, le texte de Philodème, le Peri parrhêsias, deuxièmement,
le texte de Galien, dans le Traité des passions, troisièmement, la lettre 75 de Sénèque à
Lucilius. Résumons brièvement les caractères positifs de la parrêsia que Foucault montre au
travers de ces trois textes.
Premièrement, Philodème. Foucault suit ici l’analyse de Peri parrhêsias qu’un
commentateur italien, Marcello Gigante, a faite en 19682714. Selon Gigante, la parrêsia est
présentée par Philodème comme un art, alors que l’auteur n’emploie pas le terme tekhnê. Car
il y a « un élément qui semble indiquer que c’est bien un art (une tekhnê) qui est visé par
Philodème »2715. C’est l’expression stokhaomenos, (le verbe conjecturer), qui suppose la
distinction aristotélicienne entre les arts de conjoncture et les arts de méthode. Alors que, dans
les seconds, on arrive à « une vérité certaine et bien établie » par « une voie qui ne peut être
qu’une voie unique », les premiers procèdent par « des arguments qui sont simplement
vraisemblables et plausibles »2716. La parrêsia est précisément un art conjoncturel, car elle
repose, ainsi que le dit Aristote, sur la prise en considération du kairos, de l’occasion.
L’important est donc de choisir le bon moment pour exercer cet art. En ce sens, on peut
trouver chez Philodème le développement d’un certain parallélisme entre la parrêsia
philosophique et la pratique médicale : « la parrhêsia doit permettre de soigner comme il
faut »2717. Or, dans ce texte, il y a un autre élément important, qui est « le basculement de la
parrhêsia », précisément « le signe d’un passage de la parrhêsia du maître à la parrhêsia des
élèves eux-mêmes »2718. Cette parole libre des élèves permet sans doute d’accroître entre eux
l’amitié. S’il y a d’une part la ligne verticale du maître vers les élèves, une série de relations
horizontales dans le groupe épicurien s’organise d’autre part. La parrêsia circule dans cette

2713
Ibid., p. 368.
2714
Marcello Gigante, « Philodème : Sur la liberté de parole », Association Guillaume Budé Actes du VIIIe
congrès, Paris, 5-10 avril 1968, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 196-217. Cf. Marcello Gigante, La
bibliothèque de Philodème et l'épicurisme romain, Paris, Les Belles Lettres, 1987.
2715
L’Herméneutique du sujet, p. 371.
2716
Ibid.
2717
Ibid., p. 372.
2718
Ibid.
774
Chapitre I, Partie III

double organisation. C’est dans cette liberté de parole entre les membres du cercle,
qu’apparaît pour la première fois dans la pratique de soi antique, la pratique de la confession,
qui sera un des germes de la confession chrétienne.
Deuxième auteur, Galien. Foucault ne trouve pas chez lui une théorie de la parrêsia,
mais quelques éléments qui peuvent bien indiquer ce que doit être cette pratique du dire-vrai.
C’est au début du Traité des passions que ces éléments apparaissent dans la discussion sur la
nécessité d’avoir un directeur pour se conduire comme il faut. Ce directeur n’est pas le
directeur pour ainsi dire « professionnel », que Foucault appelle technicien de l’âme. Mais il
doit avoir certaines qualités morales dont Foucault donne trois éléments : premièrement,
l’exercice du franc-parler, la parrêsia ; deuxièmement, le directeur doit être un homme âgé,
ayant les signes d’un homme de bien ; troisièmement, le directeur choisi doit être un inconnu.
Foucault dit ainsi : « On a un individu par conséquent, le directeur, qui n’est ni un technicien
de l’âme, ni non plus un ami2719. » Mais la parrêsia est un élément indispensable dans cette
pratique de direction.
Chez Sénèque, la parrêsia ou la libertas n’est pas perçue, à la différence de
Philodème, comme un art. Foucault considère cette lettre 75 de Sénèque comme « un exposé
complet de ce qu’est la libertas, la parrhêsia pour les Grecs »2720. Le discours de la parrêsia
suppose naturellement la présence de l’autre à qui ce discours est adressé et pour qui il doit
être utile. Que signifie l’utilité de la parrêsia ? Elle est d’abord jaugée par rapport à l’animi
negotium, au « management » de l’âme. L’objectif du discours vrai est que celui à qui il est
adressé arrivera à se comporter comme il faut dans une situation qui est envisagée par ce
discours, sans jamais se contenter de l’avoir écouté ou de s’en souvenir. Dans la parrêsia, le
discours vrai est toujours lié à une occasion précise où on en aura besoin. On peut ainsi
mesurer l’efficacité de la parole transmise par la parrêsia. Par ailleurs la parole et l’écoute
dans cette pratique du dire-vrai sont souvent comparées avec la médecine, le pilotage et le
gouvernement de soi et des autres. Cette comparaison par l’intermédiaire de l’occasion et de
la prescription, de la pratique nécessaire sur soi et de la présence de l’autre, est un lieu
commun dans la théorie du gouvernement à l’époque hellénistique et gréco-romaine. En outre,
la lettre de Sénèque développe sous forme explicite un thème central de la parrêsia, qui est
pourtant présent chez Philodème et chez Galien : il s’agit pour Sénèque, dans cette pratique de
la parrêsia, de « montrer (ostendere) ce que j’éprouve (quid sentiam) plutôt que parler

2719
Ibid., p. 382.
2720
Ibid., p. 383.
775
Chapitre I, Partie III

(loqui) », c’est-à-dire « montrer sa pensée plutôt que parler »2721. Cela consiste en deux
éléments importants : d’une part, il y a « l’élément de transmission pure et simple de la
pensée » ; d’autre part, il est nécessaire de manifester que « ces pensées que l’on transmet, ce
sont précisément les pensées de celui qui les transmet »2722. Si bien que ce qui garantit la
parrêsia du discours, c’est précisément « la présence de celui qui parle dans cela même qu’il
dit » ou l’ « adeaequatio entre le sujet qui parle (…) le sujet qui se conduit (…) comme le
veut cette vérité »2723. Pour qu’il y ait parrêsia, le sujet qui énonce le discours vrai doit se
comporter en suivant ce que cette vérité exige de lui. L’enseignement ne se fait donc pas sans
un être exemplaire du maître. Foucault résume cette adéquation entre le sujet d’énonciation et
celui d’action comme suit : « ce qui authentifie le fait que je te dise vrai, c’est
qu’effectivement je suis, comme sujet de ma conduite, absolument, intégralement et
totalement identique au sujet d’énonciation que je suis, quand je te dis ce que je te dis »2724. Si
l’aveu dans le christianisme est un rituel pour superposer le sujet d’énonciation, sujet qui est
dirigé, au référent de l’énoncé, la pratique du dire-vrai dans la philosophie gréco-romaine fait
apparaître une figure totalement opposée : c’est le maître, celui qui dirige, qui est présent dans
le discours vrai. Cette adéquation entre sujet et discours vrai caractérise la parrêsia.

3.6. L’ascétique et la subjectivation de la vérité

Si ce rapport entre le sujet parlant et le discours vrai domine les pratiques ascétiques
que constituent l’écoute, la lecture, l’écriture et la parole, il y a une autre dimension de
l’ascèse, qui consiste à savoir « comment devenir le sujet actif de discours vrais »2725. Il s’agit
d’une transformation du discours vrai ou de la vérité en êthos. Cette subjectivation de la vérité
par la pratique ascétique, c’est ce qui caractérise, affirme Foucault, l’askêsis au sens strict.
Pour désigner ces pratiques, Foucault propose le terme « ascétique », non « ascèse » ou
« ascétisme », dont le domaine sémantique est trop limité et trop précis pour décrire les
exercices de cette constitution de l’êthos. Foucault définit ainsi l’ascétique comme
« l’ensemble plus ou moins coordonné des exercices qui sont disponibles, recommandés,
obligatoires même, utilisables en tout cas par les individus dans un système moral,

2721
Ibid., p. 386-387.
2722
Ibid., p. 387.
2723
Ibid., p. 388.
2724
Ibid., p. 389.
2725
Ibid., p. 398.
776
Chapitre I, Partie III

philosophique et religieux, afin de parvenir à un objectif spirituel défini » 2726 . L’enjeu


d’analyse est donc de faire une histoire des formes techniques d’exercices, de leur évolution et
de leur diffusion. Pour repérer le point de départ de cette histoire, Foucault revient sur
l’Alcibiade, où l’impératif « connais-toi toi-même » recouvre une autre exigence, celle de
« soucie-toi de toi-même » par l’importance indéniable de la connaissance de l’âme pour
reconnaître l’élément divin. Si ce primat de la connaissance de soi caractérise la philosophie
platonicienne, l’ascétique chez les stoïciens ou « les stoïco-cyniques » au début de notre ère
n’est pas organisée « autour du principe de la reconnaissance de soi comme élément
divin »2727. Un « double décrochage » se produit là : l’ascétique se déprend d’une part de
l’impératif de la connaissance de soi, et d’autre part de la reconnaissance de soi comme
élément divin2728. Or Foucault remarque, pour situer cette ascétique dans un contexte plus
vaste d’histoire, que ce décrochage qui entraîne la formation d’une série d’exercices
ascétiques, est paradoxalement une des origines de la spiritualité chrétienne, qui s’est
développée dans le milieu monastique, et dont l’adversaire est la gnose, qui est
fondamentalement néo-platonicienne. La spiritualité chrétienne hérite donc de la fortune de
l’ascétique antique, qui se dégage du principe double de la connaissance de soi et de la
reconnaissance en soi de l’élément divin. C’est ainsi que Foucault insiste sur la continuité
entre la philosophie antique et la spiritualité chrétienne anti-gnose : « de Sénèque à Cassien
vous voyez, en gros, le même type d’exercices qui se déplacent, qui sont repris ». Ces
éléments « païens » ne disparaissent pas dans le christianisme. Au contraire, ces exercices
subsisteront dans tout le christianisme, et « prendront des dimensions, une intensité nouvelles,
plus grandes et plus fortes à partir du XVe-XVIe siècle et, bien entendu, dans la Réforme et
dans la Contre-Réforme »2729. Cette histoire de l’ascétique de la spiritualité chrétienne jusqu’à
la Réforme aurait sans doute été pour Foucault un des objets qu’il aurait voulu aborder après
avoir terminé la période antique de cette ascétique.
En quoi consistent ces exercices dans la période impériale ? D’abord, ils dépendent
d’un « libre choix par le sujet »2730. Il s’agit d’une décision libre du sujet qui fait de sa vie
l’objet d’un art de vivre, et de « par conséquent une œuvre »2731. Là apparaît clairement

2726
Ibid.
2727
Ibid., p. 401.
2728
Ibid.
2729
Ibid., p. 404.
2730
Ibid., p. 405.
2731
Ibid.
777
Chapitre I, Partie III

l’« esthétique de l’existence » dont Foucault souligne l’importance dans l’Antiquité ainsi que
dans les temps modernes2732. La vie comme objet d’un art, implique nécessairement l’idée
qu’elle est une œuvre d’art. L’élaboration d’une œuvre ne se fait que par le choix et la
pratique volontaire du sujet, non par la soumission à une loi ou à une règle, alors que, dans la
spiritualité chrétienne, la vie doit être « réglée ». Foucault explique ainsi ce mode d’être de la
vie dans l’art de vivre : « s’il n’y avait pas justement cette liberté du sujet, faisant jouer sa
tekhnê en fonction de son objectif, du désir, de sa volonté de faire une œuvre belle, il n’y
aurait pas de perfection de la vie2733. » La vie élaborée par cette tekhnê n’obéit donc pas à une
règle, mais à une forme choisie par le sujet lui-même comme son mode d’être et sa fin.
Foucault tente d’analyser ces exercices pour transformer la vérité discursive en êthos
en les référant à deux termes, à savoir meletan (méditation) et gumnazein (exercice,
entraînement). La distinction meletan/gumnazein est incertaine chez certains auteurs tels
Plutarque pour qui il n’y a pas de différence entre ces deux termes, et, en revanche, elle est
très claire chez Épictète par exemple. S’appuyant provisoirement sur cette distinction,
Foucault cherche à faire apparaître le domaine de ces exercices de soi. D’abord, il introduit
une distinction à l’intérieur du registre du gumnazein, de « l’entraînement en situation
réelle » : « le régime des abstinences » d’une part, « la pratique des épreuves » d’autre part2734.
Premièrement, le régime des abstinences. Prenant comme exemple Musonius Rufus, Foucault
s’efforce de le caractériser. Pour que le sujet devienne actif, « la vertu doit bien passer par le
corps »2735. De là la nécessité de s’occuper du corps, mais pour l’art de vivre, les exercices du
corps doivent être liés à ceux de l’âme : « les exercices de l’âme et du corps joints
ensemble »2736. Ces exercices à la fois de l’âme et du corps visent deux qualités qu’il faut
« former et renforcer » : d’une part le courage (andreia) et d’autre part « la capacité à se
modérer soi-même » (sôphrosunê)2737. Alors que la première permet de « supporter ce qui
vient de l’extérieur », la seconde a pour objectif de « maîtriser tous les mouvements intérieurs,
les mouvements de soi-même »2738. Ce disant, Foucault remarque la proximité entre Platon et
Musonus Rufus. Mais, dit-il, la nature même de l’exercice est clairement différente : chez

2732
Voir par exemple, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », DE II,
no 311, 1982, p. 1434-1436.
2733
L’Herméneutique du sujet, p. 405.
2734
Ibid., p. 407.
2735
Ibid., p. 408.
2736
Ibid.
2737
Ibid.
2738
Ibid.
778
Chapitre I, Partie III

Platon, ces deux vertus étaient assurées par des exercices littéralement physiques, ceux de
gymnastique. En revanche, chez Musonius, il s’agit d’élaborer non pas un corps athlétique,
mais « un corps d’endurance, un corps d’abstinences »2739. Le premier aspect du gumnazein
porte donc sur l’élaboration d’un corps ou d’un lien entre le corps et l’âme qui peut résister à
des obstacles soit extérieurs soit intérieurs.
Le second groupe de pratiques constituant le guminazein est celui des épreuves, que
Foucault présente par trois caractéristiques, à savoir l’épreuve comme interrogation de soi sur
soi, l’épreuve comme exercice à la fois dans le réel et dans la pensée et, enfin, la vie comme
épreuve. Premièrement, par l’épreuve, on peut mesurer où on se situe par rapport à son passé,
à son parcours et à son objectif futur. Il y a là donc dans l’épreuve une question de la
connaissance de soi.
Deuxièmement, l’épreuve est un exercice à la fois dans la réalité et dans la pensée, en
ce sens qu’il faut se confronter au réel éprouvant, tout en contrôlant la pensée de manière à
neutraliser cette agitation extérieure. L’exemple que donne Épictète : « Quand on rencontre
dans la rue une belle jeune fille, il ne suffit pas (…) de s’abstenir de cette fille » ; « Il faut
arriver, même si elle consent, (…) à ne plus rien sentir du tout, à ne plus rien penser du tout, et
à avoir l’esprit complètement vide et neutre2740. » La concupiscence elle-même n’est pas un
mal, comme elle l’est dans le christianisme, mais elle donne l’occasion d’une épreuve. Là
apparaît clairement la différence entre le thème chrétien de la pureté et l’abstinence païenne.
Troisièmement, la vie comme épreuve, qui signifie que l’épreuve ne se limite pas à
certains moments difficiles dans la vie, mais devient « une attitude générale dans
l’existence »2741. Foucault examine ce thème en se référant à un ouvrage de Sénèque, De
providentia, où Dieu est décrit comme un père, qui « aime avec le courage, avec l’énergie
sans faiblesse, avec la rigueur sans partage, éventuellement rugueuse ». L’amour divin pour
les hommes apparaît ainsi non pas selon « le modèle maternel de l’indulgence providentielle »,
mais « sous la forme d’une vigilance, vigilance pédagogique à l’égard des hommes »2742.
Foucault repère dans ce texte deux idées importantes qui caractérisent ce thème de la vie
comme épreuve. Premièrement, la vie tout entière « avec tout son système d’épreuves et de
malheurs » est une éducation, une éducation généralisée2743. Deuxièmement, ce thème « la vie

2739
Ibid., p. 409.
2740
Ibid., p. 413-414.
2741
Ibid., p. 419.
2742
Ibid., p. 420.
2743
Ibid., p. 421.
779
Chapitre I, Partie III

comme épreuve » n’est pas une loi universelle. Ce mode d’être de la vie comme épreuve est
strictement réservé aux gens de bien, qui se distinguent de ce fait des autres, pour qui la vie ne
s’organise jamais comme épreuve. Mais dans cette vie comme éprouve, comment peut-on
reconnaître qu’un mal n’est pas en réalité un mal, mais une épreuve ? La réponse stoïcienne
est la suivante : « C’est dans la mesure où ça nous fait du mal que le mal n’est pas un
mal2744. » Car tout ce qui nous arrive et apparaît comme mal, fait en effet partie de l’ordre du
monde et de son enchaînement nécessaire, que Dieu a organisé. Si bien que c’est « la
bienveillance protectrice » de Dieu qui permet de comprendre les malheurs comme
appartenant à l’épreuve qu’est la vie.
Par ailleurs, ce thème de la vie comme épreuve à la fois formatrice et discriminante
soulève des difficultés théoriques. D’une part, si cette épreuve a une valeur éducative, c’est
pour que les hommes de bien puissent se préparer. Là se pose une question : « À quoi cette vie
comme préparation prépare-t-elle ? »2745 Cette éducation généralisée tout le long de la vie est
certes une préparation, mais son objectif reste toujours obscur. D’autre part, si la vie ne
s’organise que pour les hommes de bien, selon quels critères ces hommes et les autres sont
départagés ? La question se formule ainsi : « Qu’est-ce que c’est que cette discrimination, qui
est à la fois une des conditions et un des effets de la vie comme épreuve ? »2746 Ces deux
questions ne sont pas curieusement problématisées dans la pensée stoïcienne. Dans la culture
de soi hellénistique et romaine, il est évident que se soucier de soi dure toute la vie.
Ces questions deviendront points de problématisation dans le christianisme, pour
lequel la vie comme épreuve, qu’il a reprise de la philosophie antique, est une idée essentielle.
La question de la préparation est évidemment liée à celle de l’immortalité et du salut. Celle
qui concerne la discrimination est exactement l’objet fondamental de la pensée chrétienne.
Cette non-problématisation de ces questions n’atteste pourtant pas l’incomplétude de
la pensée stoïcienne, mais montre plutôt que l’art de vivre s’organise selon une tout autre
systématicité de pensée. Foucault met en avant la singularité de l’ascétique hellénistique et
romaine en comparaison avec l’époque classique grecque. Si le problème en Grèce ancienne
était de définir une tekhnê tou biou (un art de vivre), le principe « s’occuper de soi-même »
n’apparaît qu’à l’intérieur de cette tekhnê, afin de montrer que l’être humain a besoin, pour
bien vivre sa vie, d’ « une certaine articulation rationnelle et prescriptive qui est celle de la

2744
Ibid., p. 425.
2745
Ibid., p. 428.
2746
Ibid.
780
Chapitre I, Partie III

tekhnê »2747. C’est l’art de vivre qui a rendu possible le souci de soi à l’époque classique. En
revanche, à l’époque impériale, se produit une sorte d’inversion entre le souci de soi et l’art de
vivre. Désormais, c’est le souci de soi qui « traverse, commande, soutient de bout en bout tout
l’art de vivre », et l’art de vivre s’inscrit totalement « dans le cadre (…) autonomisé du souci
de soi »2748. Toute réflexion sur l’art de vivre part donc de ce principe général et absolu du
souci de soi. Foucault dit ainsi : « On doit vivre pour faire en sorte d’avoir à soi le meilleur
rapport possible2749. » Ce primat du souci de soi est pour les contemporains si naturel que
personne ne doute de la nécessité de la préparation au travers d’une série d’épreuves, et du
principe de discrimination. Le souci de soi constitue donc, à l’époque impériale, si nous osons
le dire, alors que Foucault n’emploie évidemment pas ici cette expression, l’a priori
historique de la pensée et de la pratique de soi hellénistiques et romaines. C’est le second
aspect qui constitue, avec le régime des abstinences, le gumnazein, exercice en réalité de
l’ascétique.
Si le gumnazein se rapporte ainsi à la réalité, le meletan appartient une autre couche
de l’ascétique, qui est l’exercice de la pensée sur la pensée. Pour insister sur la place
privilégiée des exercices de méditation, Foucault revient encore une fois sur l’Alcibiade de
Platon, qui sert toujours de point de repère de l’analyse. Dans ce texte platonicien, la
méditation est un mouvement représenté par le gnôthi seauton : « L’âme se connaît elle-même,
et dans ce mouvement par lequel elle se connaît elle-même, elle reconnaît ce que, du fond de
sa mémoire, elle connaissait déjà2750. » Il s’agissait là d’une reconnaissance de ce qu’on avait
connu. En revanche, dans l’ascétique philosophique à l’époque impériale, ces exercices de la
méditation s’organisent tout autrement. Premièrement, si le mouvement platonicien de la
méditation s’est opéré dans l’élément de l’identité, celui de l’ascétique philosophique consiste
à effectuer une distinction entre les facultés humaines. Se soucier de soi-même, précise
Foucault mentionnant Épictète, c’est que l’homme « dispose d’une faculté qui est, dans sa
nature, ou plutôt dans son fonctionnement, différente des autres facultés »2751. Certes ces
autres facultés, celles de parler ou de jouer d’un instrument de musique entre autres, sont
utiles comme outils, mais elles ne disent jamais quel en est le bon usage et le bon moment. Si
bien qu’une faculté différente des autres, qui est, pour Épictète, la raison, doit et peut

2747
Ibid., p. 429.
2748
Ibid.
2749
Ibid., p. 430.
2750
Ibid., p. 437.
2751
Ibid., p. 438.
781
Chapitre I, Partie III

déterminer le bon usage de ces autres facultés. C’est cette « dénivellation donc des facultés
pour situer, fixer, établir le rapport de soi à soi », qui est indispensable pour la méditation
selon le modèle ascétique. Deuxièmement, ce qui est saisi par la méditation n’est pas, comme
dans l’Alcibiade, « la réalité de l’âme dans sa substance et dans son essence », mais il est
plutôt question dans ce regard de la raison d’observer et de contrôler « ce qui se passe dans le
cours des représentations, dans le cours des passions »2752. En ce sens, cette méditation est
exactement ce que nous avons trouvé chez Marc Aurèle à propos de la conversion du regard.
La troisième différence concerne « la reconnaissance de la parenté avec le divin »2753. Alors
que dans la pensée platonicienne le divin se trouve dans le soi-même, mais du côté de l’objet,
qui est l’autre absolu de soi, le divin dans la méditation ascétique, surtout stoïcienne, apparaît
plutôt du côté du sujet, c’est-à-dire « dans l’exercice de cette faculté qui use librement des
autres facultés »2754. C’est ainsi qu’apparaît la parenté entre moi et Dieu. Dans ces conditions,
Zeus est appréhendé comme « l’être qui ne fait rien d’autre que s’occuper de lui-même » ou
bien « l’epimeleia heautou en quelque sorte à l’état pur »2755. Zeus est, par conséquent, le
modèle de tout souci de soi. On peut maintenant réfléchir, à partir de ce modèle, sur le
gouvernement divin, de l’extérieur, « comme étant un gouvernement qui s’impose au monde
tout entier et à nous »2756. Ce lien entre soi et Dieu permet à la méditation d’exercer la pensée
non seulement sur soi-même, mais aussi sur ces différentes choses du monde. La méditation
n’est donc pas une réflexion fermée sur soi-même. Quatrièmement, tandis que le regard
platonicien tente de saisir la vérité essentielle qui nous permet de gouverner les autres, celui
des stoïciens est « un regard qui se dirige non pas vers cette réalité des essences mais vers la
vérité de ce qu’on pense »2757. En méditant, ou en dirigeant son regard sur sa pensée, le sujet
se constitue comme sujet de vérité.
Ayant ainsi défini la forme générale de la méditation, Foucault procède à l’examen
de ses aspects en détail. Il en distingue deux séries : d’une part, les méditations qui portent sur
« l’examen de la vérité de ce qu’on pense », et d’autre part, les épreuves de soi-même comme
sujet de vérité 2758 . À la première correspond « l’exercice de la mort » et à la seconde

2752
Ibid.
2753
Ibid.
2754
Ibid., p. 439.
2755
Ibid., p. 439-440.
2756
Ibid., p. 440.
2757
Ibid., p. 441.
2758
Ibid., p. 444.
782
Chapitre I, Partie III

« l’examen de conscience »2759.


Premièrement, l’exercice de la mort, qui s’inscrit dans la praemeditatie malorum, la
préméditation des maux en général. Or Foucault note que cet exercice ne se fait pas sous la
forme de réflexion sur l’avenir, car la pensée de l’avenir est disqualifiée dans la pensée
antique pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il y a « le primat de la mémoire », qui valorise la
pensée du passé, non de l’avenir2760. En outre, la disqualification de l’avenir est également
faite de manière théorique, philosophique et ontologique : « l’avenir, c’est le néant »2761.
Penser l’avenir, c’est projeter sur lui une imagination qui ne repose sur rien. Ou, sinon, si
l’avenir est prédéterminé, on n’a pas non plus aucune maîtrise sur lui. Si bien que « l’homme
de l’avenir est celui qui, ne pensant pas au passé, ne peut pas penser au présent et se trouve
donc tourné vers un avenir qui n’est que néant et inexistence » 2762 . Soit néant soit
prédéterminé, l’avenir est toujours ce contre quoi se construit l’art du souci de soi. La
préméditation des maux apparaît dans cette négation totale de l’avenir, pour se préparer aux
maux. N’est-elle pas une pensée de l’avenir, dans ce climat général du prépondérance du
passé ? La réponse de Foucault est négative. Il montre en quoi consiste en effet cette pratique.
Cette préméditation des maux est avant tout « une épreuve du pire », qui consiste à réfléchir
sur les maux les plus fréquents qui peuvent arriver avec certitude : « de toute façon, ça
t’arrivera »2763. Dans cette préméditation, on considère aussi que ces pires maux peuvent
advenir « immédiatement, incessamment, sans délai »2764. C’est de là que Foucault conclut
que cette praemeditatio malorum n’est pas une pensée de l’avenir : elle est en réalité l’
« annulation de l’avenir par présentification (…) de tout le possible, dans une sorte d’épreuve
actuelle de pensée »2765. Les maux sont présents dans la pensée, et ils n’appartiennent plus à
l’incertitude de l’avenir. Il y a en même temps dans cette préméditation une autre fonction de
« réduction de réalité » non pas pour rendre l’avenir plus réel et plus imminent par la
présentification, mais « pour le rendre le moins réel possible, ou du moins pour annuler la
réalité de ce qui, dans l’avenir, pourrait être envisagé ou considéré comme un mal »2766. Si les
maux sont évoqués dans l’exercice, c’est pour les faire apparaître le plus possible dans

2759
Ibid.
2760
Ibid., p. 445.
2761
Ibid., p. 446.
2762
Ibid., p. 447.
2763
Ibid., p. 450-451.
2764
Ibid., p. 451.
2765
Ibid., p. 452.
2766
Ibid.
783
Chapitre I, Partie III

l’actualité et le moins possible dans l’imagination, qui ne doit pas s’inquiéter de l’avenir. La
préméditation des maux est ainsi une paraskeuê, préparation de l’individu aux événements de
la vie, sous la forme d’épreuve qui actualise les maux les pires dans la non-réalité.
Dans ce plan général de la préméditation des maux, la méditation de la mort occupe
une place importante et particulière. Dans la pensée stoïcienne, cette méditation actualise,
comme c’est le cas pour toute la préméditation des maux, la mort de manière à « éprouver sa
journée, comme si chaque moment de la journée était le moment de la grande journée de la
vie, et le dernier moment du jour, le dernier moment de l’existence »2767. Cet exercice permet
à l’individu de se percevoir lui-même de deux façons : d’une part, « penser que la mort va
vous saisir au moment même où vous êtes en train de faire quelque chose » ; d’autre part, la
mort permet de regarder sous forme rétrospective l’ensemble de la vie2768. La mort est ainsi
actualisée de ces deux façons. Par conséquent, la méditation de la mort n’est pas, comme ne le
sont pas non plus les autres objets de la préméditation, la pensée de l’avenir.
La seconde série de pratiques porte sur l’examen de conscience, notamment chez les
stoïciens, pratiqué sous deux formes : l’examen du matin et l’examen du soir. Le premier est
un examen de ce qu’on va faire. En ce sens, on pourrait dire qu’il est dans la pratique de soi
un exercice exceptionnel qui s’oriente vers l’avenir. Mais, comme il ne s’agit que d’un avenir
très proche et immédiat, cet examen du matin fait partie de la préméditation des maux. En
revanche, l’examen du soir est totalement différent dans ses fonctions et dans ses formes. On
en trouve des exemples dans les textes d’Épictète, ainsi que dans De Ira de Sénèque, que
Foucault a à plusieurs reprises mentionné. Il reprend son interprétation passée : l’examen du
soir est « un exercice de mémoire, de mémoire non pas simplement par rapport à ce qui s’est
passé dans la journée, mais de mémoire par rapport aux règles que l’on doit toujours avoir à
l’esprit »2769. Cet examen de conscience fonctionne donc comme mesure quotidienne pour la
constitution éthique de vérité. Dans cette forme de méditation, on voit clairement l’art de
vivre se former selon le principe général et régulier du souci de soi.
Cette systématicité de la méditation s’inscrit par ailleurs dans l’histoire des formes de
pensée en Occident, dans laquelle Foucault distingue, à titre purement hypothétique, trois
grandes formes de réflexivité : premièrement, celle qui a la forme de la mémoire telle que l’on
la trouve dans la philosophie platonicienne, deuxièmement, la forme de la méditation que

2767
Ibid., p. 458.
2768
Ibid., p. 459.
2769
Ibid., p. 463.
784
Chapitre I, Partie III

Foucault a définie par l’exemple des stoïciens, et troisièmement, la méthode. Si le mouvement


de la mémoire à la méditation se produit dans toute la pensée antique, c’est chez saint
Augustin que l’on peut trouver le point d’arrivée de ce déplacement. Et, bien entendu, c’est
chez Descartes, que s’accomplit la trajectoire de la méditation à la méthode. Foucault insiste
sur l’importance de la méditation, en s’opposant à une histoire factice qui lie directement la
mémoire à la méthode, en excluant la méditation. Foucault en donne deux exemples : d’une
part, le développement continu « dans le sens d’une radicalité » qui va de Platon jusqu’à
Husserl en passant par Descartes, et d’autre part, une continuité historique « dans le sens
d’une extension empirique », de Platon à Freud, en passant par saint Augustin2770. Foucault
estime que, derrière ces histoires du mouvement direct de la mémoire à la méthode, il y a
« une théorie, explicite ou implicite, mais en tout cas inélaborée, du sujet », qui pense à partir
de la reconnaissance et de la connaissance de soi. Ce sujet est sans doute proche de celui que
Foucault a mis en question notamment dans la période archéologique sous la forme de
critique du sujet fondateur. L’hypothèse de Foucault consiste donc à prendre en considération
ces formes différentes de réflexivité, sans jamais les ordonner selon le principe du
« connais-toi toi-même », pour faire apparaître la manière spécifique de chaque réflexivité
dont le sujet se constitue comme sujet éthique et véridique. Dans cette perspective,
l’importance de la culture de soi à l’époque impériale est incontournable. La technologie de
soi, que représente l’ascèse philosophique analysée par Foucault, est précisément « une
certaine manière de constituer le sujet de connaissance vraie comme sujet d’action droite »2771.
Dans ce rapport de soi à soi, il ne s’agit jamais d’établir une connaissance de soi, mais de
savoir de quelle manière on peut s’élaborer comme sujet éthique au travers soit de la
connaissance du monde soit d’une série de pratiques ascétiques. L’histoire de la connaissance
n’est donc point une ligne droite de Platon à Husserl ou à Freud. On peut trouver là une
description typiquement généalogique, ce qui reste toujours une méthode essentielle de la
pensée foucaldienne dans cette période de la problématisation.
Foucault conclut le cours de cette année par l’opposition de deux hypothèses, l’une
qui se réfère implicitement à Husserl et à Heidegger, et l’autre à Foucault lui-même. Dans la
première, il est question de savoir « quelle est la forme d’objectivité qui est propre à la pensée
occidentale depuis les Grecs », forme constituée dans une certaine situation où « le monde est

2770
Ibid., p. 442.
2771
Ibid., p. 465.
785
Chapitre I, Partie III

devenu le corrélatif d’une tekhnê »2772. La connaissance de soi et du monde a son origine,
selon cette hypothèse phénoménologique, dans la pensée et la tekhnê grecques, qui constituent
le moment fondateur de la pensée occidentale. La seconde, foucaldienne, s’oppose à la
première, en repérant aussi ce moment de constitution de la pensée occidentale, mais, sous la
forme de subjectivité, là où « le bios a cessé d’être ce qu’il avait été si longtemps pour la
pensée grecque, à savoir corrélatif d’une tekhnê », qui fonde l’objectivité occidentale, « pour
devenir la forme d’une épreuve de soi »2773. C’est cette épreuve que Foucault a fait apparaître
au travers de la lecture des textes hellénistiques et romains. Alors que la première hypothèse
tente d’établir une continuité depuis la Grèce du côté de l’objectivité, la seconde insiste sur le
moment spécifique où la subjectivité occidentale s’est formée, dans la pensée hellénistique et
romaine, comme sujet d’épreuve, en deux sens : d’une part, au sens d’expérience, c’est-à-dire
que « le monde est reconnu comme étant ce à travers quoi nous faisons l’expérience de
nous-mêmes » ; d’autre part, l’épreuve comme un exercice dans le monde, dans la mesure où
« ce monde, [au travers de] ce bios, est aussi un exercice, c’est-à-dire qu’il est ce à partir de
quoi, (…) nous allons nous former, nous transformer, cheminer vers un but ou vers un salut,
aller à notre propre perfection »2774. De là naît la nécessité suivante : « le bios doit être l’objet
d’une tekhnê », bien entendu, la tekhnê tou biou, qui est « un art raisonnable et rationnel »2775.
La subjectivité occidentale est, selon Foucault, formée de cette façon dans la pensée du souci
de soi. À partir de cette forme de subjectivité qui sous-tend la pensée occidentale, se pose tout
naturellement la question suivante, à laquelle la philosophie occidentale tente toujours de
répondre : « comment ce qui se donne comme objet de savoir articulé sur la maîtrise de la
tekhnê, comment cela peut-il être en même temps le lieu où se manifeste, où s’éprouve et
difficilement s’accomplit la vérité du sujet que nous sommes? »2776 Cette question se traduit
évidemment sous la forme suivante : « comment le monde peut-il être objet de connaissance
et en même temps lieu d’épreuve pour le sujet » 2777 ? Dans la série de réflexions
philosophiques sur cette question, c’est, affirme Foucault, La Phénoménologie de l’Esprit qui
se trouve au sommet, dans la mesure où cet ouvrage est totalement consacré à cette question
pour l’amener à une limite, sous la forme subjective du savoir absolu. Mais notons que

2772
Ibid., p. 465-466.
2773
Ibid., p. 466.
2774
Ibid. Les mots entre crochets sont ajoutés par nous.
2775
Ibid.
2776
Ibid., p. 467.
2777
Ibid.
786
Chapitre I, Partie III

Foucault ne considère pas la philosophie hégélienne comme le point d’arrivée de cette


philosophie de la subjectivité. Certes elle aboutit à une systématicité indubitablement
totalisante, mais elle n’est pas la seule réponse à cette question, qui fonctionne soit
implicitement soit explicitement dans l’histoire de la philosophie occidentale comme point de
problématisation. Le sommet de la philosophie de la subjectivité qu’est celle de Hegel, est
sans doute, en même temps, une impasse pour Foucault, qui a inlassablement tenté de s’en
déprendre. C’est pour cette raison qu’il a mené une enquête historique sur les arts de vivre
dans l’Antiquité. Mais, ainsi que Foucault lui-même l’a affirmé à plusieurs fois, il ne cherche
jamais dans la pensée antique une solution pour la question subjectivité et vérité. Au contraire,
il va jusqu’à dire que « toute l’Antiquité me paraît avoir été une « profonde erreur » »2778.
Cette expression, « profonde erreur » est-elle vraiment la preuve d’une « mystérieuse
déception », ainsi que le dit Frédéric Gros ?2779 La déception de Foucault résiderait sans
doute dans le fait que la philosophie antique n’a trouvé un style d’existence élaboré par l’art
de vivre « qu’à l’intérieur d’un style religieux »2780. Mais le concept de l’erreur n’est pas
simplement négatif, et Foucault souligne bien, à propos de Georges Canguilhem, la valeur
positive ou la position fondamentale de l’erreur pour la pensée historico-philosophique :
« l’erreur est à la racine de ce qui fait la pensée humaine et son histoire »2781. La vérité ne se
forme pas sans le processus où le partage avec le faux s’établit progressivement. Et les erreurs
y sont non seulement inévitables mais indispensables. Or poser des problèmes à propos d’un
objet, d’une pratique ou d’une pensée n’est rien d’autre qu’une série d’erreurs qui se
produisent comme le résultat d’actes de penser. Par conséquent, la problématisation est
précisément un mouvement dans lequel on fait sans cesse des erreurs à tout niveau de pensée
et de pratique, en formant également des vérités, qui pourraient ultérieurement être jugées
fausses. Cet enchaînement d’erreurs ne signifie cependant pas que la pensée ou la
problématisation sont inutiles ou destinées à échouer, mais elles se déroulent fatalement dans
cette sphère, sources d’erreurs, intrinsèques de la pensée et la vie humaines. En ce sens,
« l’erreur profonde » est une forme de pensée qui met exhaustivement en question le rapport
de la subjectivité à la vérité d’une façon historiquement à la fois nouvelle et possible. De
même, l’effort hégélien est le sommet de la philosophie du sujet et de sa transformation par

2778
« Le retour de la morale », DE II, no 354, 1984, p. 1517.
2779
Frédéric Gros, « Situation du cours », Herméneutique du sujet, p. 497.
2780
« Le retour de la morale », p. 1517.
2781
« Introduction par Michel Foucault », DE II, no 219, 1978, p. 441. Voir également, G.. Canguilhem,
« Un nouveau concept en pathologie : l’erreur », Le Normal et le pathologique, p. 207-217.
787
Chapitre I, Partie III

rapport à l’objet, dans la mesure où il atteint la fin de sa propre démarche qui est celle de la
spiritualité. Mais ce fait n’interdit point de reprendre ce problème du rapport du sujet à la
vérité. C’est exactement ce que Foucault fait, revenant sur ce problème ou son reste, à partir
de la lecture ou de la relecture des sources hellénistiques et romaines. L’Herméneutique du
sujet est en ce sens une manière foucaldienne de penser contre et avec Hegel, si l’on considère
cette activité ambivalente de Foucault comme une tentative de ressusciter la pensée de la
spiritualité sous une forme moderne. L’originalité de son procédé est bien entendu de mener
cette étude dans une dimension à la fois historique et actuelle. Si L’Herméneutique du sujet a
mis en lumière ce niveau spécifique par l’examen du souci de soi dans l’Antiquité, les deux
cours qui suivent effectuent cette tâche philosophico-historique par l’analyse d’une notion qui
est déjà apparue dans ce cours de 1982 : la parrêsia, où il s’agit du sujet du dire-vrai, qui
concerne notamment le rapport d’un individu disant la vérité devant les autres. La question
s’enracine ainsi dans le domaine politique. Nous analyserons ces deux cours Le
Gouvernement de soi et des autres et Le Courage de la vérité, tout d’abord en les examinant
comme une histoire de la parrêsia, qui est la troisième version d’histoire dans la période de la
problématisation. Nous reviendrons aussi sur quelques éléments développés dans ces cours
dans le chapitre suivant, en les situant à l’intérieur de la réflexion foucaldienne sur le présent.
Ces deux dernières années de la vie de Foucault ouvrent en effet beaucoup de pistes de
recherche à explorer, mais laissées inexplorées ou interrompues par sa mort subite. Nous
voudrions faire apparaître, autant qu’il est possible, ces éléments constitutifs d’une réflexion
future.

4. Histoire de la parrêsia

En janvier 1983, Foucault commence le cours Le Gouvernement de soi et des autres


par une réflexion méthodologique et une réinterprétation de son parcours, ainsi qu’il le fait au
début du cours de chaque année. Il revient sur la question qui consiste à savoir est ce qu’est
« l’histoire de la pensée »2782. Bien entendu, c’est le nom de sa chaire au Collège de France,
« l’histoire des systèmes de pensée » qui est ici explicitement évoqué. Tout d’abord, il la
distingue de deux autres formes d’histoire, à savoir celle des mentalités et celle des

2782
Le Gouvernement de soi et des autres, p. 4.
788
Chapitre I, Partie III

représentations : la première se situe « sur un axe allant de l’analyse des comportements


effectifs aux expressions qui peuvent accompagner ces comportements » ; la seconde vise à
analyser deux objectifs, d’une part, les fonctions représentatives sous la forme des idéologies,
d’autre part, la valeur des représentations en fonction d’une connaissance en tant que critère
de vérité2783. Si la première cherche à déceler une systématicité qui organise un ensemble de
comportements communs à une époque, enraciné dans la conscience ou l’inconscience des
contemporains, la seconde n’analyse, dans ces deux objectifs, que le jeu des représentations
qui peuvent se développer et se transformer, jusqu’à un certain degré, indépendamment de ce
niveau mental ou psychique, soit individuel soit collectif. Ces deux types d’histoire, dont
Foucault a tenté toujours de se démarquer, sont cette fois-ci évoqués, pour mettre en avant la
spécificité du projet foucaldien, l’histoire de la pensée, considérée comme « une analyse de ce
qu’on peut appeler des foyers d’expérience », par lesquels Foucault désigne trois domaines
privilégiés d’analyse : « premièrement, les formes d’un savoir possible ; deuxièmement, les
matrices normatives de comportement pour les individus ; et enfin des modes d’existence
virtuels pour des sujets possibles »2784. À partir de ces trois axes, que sont le savoir, le pouvoir
et la subjectivation, Foucault resitue son étude sur l’expérience de la folie comme croisement
de ces trois aspects, alors que la structure tragique qui a rendu possible l’expérience moderne
de la folie n’était aucunement articulée selon cette tripartition. Il explique de la même façon
Les Mots et les Choses comme un exemple de l’analyse de la formation des savoirs. Tout le
long de ce développement, il s’agit de substituer à la fois « à l’histoire des connaissances
l’analyse historique des formes de véridiction », « à l’histoire des dominations l’analyse
historique des procédures de la gouvernementalité » et « à la théorie du sujet ou à l’histoire de
la subjectivité, l’analyse historique de la pragmatique de soi et des formes qu’elle a prises ».
L’objectif est de faire l’histoire des formes d’expérience2785. Foucault retourne exactement à
ce qu’il a analysé dans sa thèse, mais avec un déplacement d’accent. L’expérience est
maintenant étudiée comme se trouvant au croisement de ces trois aspects, et la notion de
parrêsia, déjà apparue et analysée dans L’Herméneutique du sujet, est un objet de cette
analyse des formes d’expérience2786. Il est donc question de faire une histoire de cette notion.

2783
Ibid.
2784
Ibid., p. 4-5.
2785
Ibid., p. 7.
2786
À notre connaissance, l’étude la plus détaillée et la plus récente sur ces deux années de cours et sur la
notion de parrêsia est la suivante : Jean Terrel, Politiques de Foucault, Chapitres 2 et 3, Deuxième partie,
p. 177-224. Voir aussi : Frédéric Gros, « La parrhêsia chez Foucault (1982-1984) », Foucault le courage de
la vérité, éd., par Frédéric Gros, Paris, PUF (coll. Débats philosophiques », 2002, p. 155-166 ; Francesco
789
Chapitre I, Partie III

Mais pourquoi la parrêsia ? C’est surtout dans l’ordre de la politique que Foucault la situe
comme une expérience, car le dire-vrai dans les relations politiques implique toujours une
prise de risque, par laquelle le sujet doit transformer sa manière d’être de par l’échec ou la
réussite à cet acte de manifester la vérité. La parrêsia est en ce sens pleinement une
expérience, qui consiste en ces trois aspects, à savoir le savoir (ou la vérité), le pouvoir (ou la
politique) et la subjectivation (ou éventuellement l’assujettissement). Dans ces conditions,
apparaît ou réapparaît une question qui a déjà été posée l’année précédente, mais qui n’a pas
été approfondie : Que signifie adresser le discours de vérité au Prince ? C’est un problème à la
fois politique et philosophique qui peut mettre très vite en danger le sujet de la parrêsia. Or
cette question du conseil au Prince, que Foucault tente d’étudier, n’est bien entendu pas
propre à l’Antiquité. Ainsi qu’il le dit lui-même, le problème du dire-vrai dans la politique
constitue toujours un domaine de réflexion, par exemple, dans la théorie de la raison d’État au
XVIe siècle2787. Il y a l’histoire de la parrêsia dans le domaine de la politique que Foucault
aurait certainement voulu faire. C’est dans ce contexte qu’il se réfère au texte de Kant, Was ist
Aufklärung ?, comme un effort pour savoir quel est le juste usage de la raison pour le dire-vrai
dans la période des Lumières, ou en général, dans les temps modernes. L’analyse foucaldienne
de ce texte a évidemment une importance décisive pour comprendre la pensée foucaldienne en
tant que réflexion sur le présent. Nous y reviendrons sur ce texte à la fin de ce chapitre et dans
le prochain chapitre, pour mettre en lumière la version foucaldienne de l’histoire de la
parrêsia dans l’Antiquité.
Ce projet de l’histoire antique de la parrêsia ferait en effet partie d’une « histoire des
ontologies de la véridiction » ou « ontologies du discours de vérité »2788. Il s’agirait donc
d’éclairer plusieurs modes d’être du dire-vrai comme croisement des trois pôles d’expérience
dans toute l’histoire occidentale. Alors que cette histoire reste à peine amorcée par l’étude sur
l’Antiquité, Foucault en esquisse la problématique générale, autour des trois questions du
mode d’être du discours vrai : premièrement, repérer quel est le mode d’être d’un discours
quelconque se donnant comme vrai dans un certain jeu de vérité qui se déroule dans le réel ;
deuxièmement, savoir de quelle manière le réel apparaît vis-à-vis de ce discours de vérité ;
troisièmement, déterminer quel est le mode d’être du sujet, en tant que détenteur de la vérité
discursive, qui est constitué ou imposé par ce discours de véridiction. Trois axes de recherches

Paolo Adorno, Le style du philosophie : Foucault et le dire-vrai, Paris, Kimé, 1996.


2787
Cf. Sécurité, territoire, population.
2788
Le Gouvernement de soi et des autres, p. 285.
790
Chapitre I, Partie III

sont clairement constitués : la forme de discours comme savoir, le rapport de ce discours au


réel, où s’enchevêtrent les relations de pouvoir, et enfin, la manière dont le sujet de vérité se
constitue et se transforme par ce discours vrai. Ce questionnement impliquerait quatre
conséquences : premièrement, tout discours de vérité est considéré essentiellement « comme
une pratique » ; deuxièmement, tout vérité doit être comprise « à partir d’un jeu de
véridiction », non pas d’un critère formel et universel ; troisièmement, puisqu’elle dépend
d’une construction historique et d’une interaction entre le discours vrai et les pratiques qui
s’organisent, à partir de lui, de manière contingente jusqu’à un certain point, toute ontologie
du discours peut être analysée « comme une fiction », ou comme une « histoire des inventions
singulières » ; enfin, comme elle se fait de cette série d’inventions, l’histoire de la pensée peut
se caractériser comme une histoire « rapportée à un principe de liberté, où la liberté est définie,
non pas comme un droit à être, mais comme une capacité de faire »2789. L’histoire de la
parrêsia est un premier chapitre de ces ontologies du discours de vérité.
Par ailleurs, cette notion de parrêsia permet d’articuler de manière singulière le
problème du gouvernement de soi à celui du gouvernement des autres, dans la mesure où il
est précisément question de savoir « comment le dire-vrai, l’obligation et la possibilité de dire
vrai dans les procédures de gouvernement peuvent montrer comment l’individu se constitue
comme sujet dans le rapport à soi et dans le rapport aux autres »2790. Foucault a déjà évoqué,
nous l’avons vu ci-dessus, ce rapport de soi à l’autre dans L’Herméneutique du sujet, en citant
les textes de Galien et de Philodème. Mais consacrer une étude à cette notion pose certains
problèmes méthodologiques qui n’étaient pas encore visibles dans l’analyse du souci de soi.
D’abord, la rareté des sources disponibles : le traité de Philodème est une exception. Ensuite,
la parrêsia est une « notion-araignée », c’est-à-dire qu’il y a une pluralité de registres qui
provient sûrement de la très longue histoire de la notion2791. L’usage dans le champ politique
montre clairement cette polysémie : « Comment gouverner le Prince de manière que le Prince
puisse se gouverner lui-même et [gouverner] les autres ? »2792 Enfin, la valorisation de cette
notion n’est ni constante ni homogène tout au long de l’histoire : chez les cyniques ou dans le
christianisme, par exemple, la notion n’a pas du tout la même valeur et le même sens.
Toutefois, Foucault tente d’esquisser quelques traits fondamentaux de la parrêsia au travers

2789
Ibid., p. 285-286.
2790
Ibid., p. 42.
2791
Ibid., p. 45.
2792
Ibid., p. 47. Le mot entre crochets est de l’éditeur.
791
Chapitre I, Partie III

d’un « texte moyen », celui de Plutarque, trouvé dans les Vies parallèles, se situant entre
l’époque classique et la spiritualité chrétienne du IVe-Ve siècle, qui donne une scène
exemplaire de cette notion2793. La caractérisation de cette notion est commencé par une
procédure négative, qui distingue la parrêsia des autres formes de discours et de pratique :
premièrement, il ne s’agit pas dans la parrêsia de faire certaines démonstrations ;
deuxièmement, elle ne se définit pas comme une sorte de rhétorique, ou par rapport à cet art
de persuasion ; troisièmement, elle n’est pas non plus une pédagogie ; quatrièmement, elle
n’est pas un art de discuter, pour « faire triompher ce que l’on croit vrai »2794. Il n’est donc pas
possible de définir cette notion par rapport à des connaissances ou à des arts existants, mais il
faut en chercher la spécificité « du côté du locuteur, ou plutôt du côté du risque que le
dire-vrai ouvre pour locuteur lui-même »2795. La parrêsia est avant tout ce risque que le sujet
court en annonçant le discours de vérité.
Cet aspect de la parrêsia la distingue clairement des énoncés performatifs, qui
s’accomplissent « dans un monde qui garantit que le dire effectue la chose dite » : par
exemple, l’énoncé « la séance est ouverte » prononcé par le président n’est ni vrai ni faux,
mais il annonce tout simplement que, par la formulation elle-même, la séance est ouverte2796.
L’acte du dire-vrai ne produit pas un tel effet à l’intérieur d’un certain code ou d’un certain
support institutionnel, mais « ouvre un risque indéterminé »2797. Alors que, dans les énoncés
performatifs, les choses s’accomplissent dès que l’on les a prononcés, la parrêsia s’effectue
toujours à deux niveaux : d’une part, « celui de l’énoncé de la vérité elle-même », qui consiste
tout simplement à dire la chose, ainsi qu’on le fait dans les énoncés performatifs ; d’autre part,
celui de « l’acte parrèsiastique » qui affirme que cette vérité dite est authentiquement vraie2798.
L’énonciation de la vérité d’un côté, et l’affirmation de son authenticité comme vérité de
l’autre côté, ces deux éléments constituent un pacte parrèsiastique, qui est celui « du sujet
parlant avec lui-même », ayant également deux niveaux, celui de l’acte d’énonciation et celui
par lequel le sujet se lie soit implicitement soit explicitement « au contenu de l’énoncé et à

2793
Ibid. Sur ce texte, Jean Terrel donne un commentaire détaillé et le compare avec la présentation de
Foucault dans le cours, de manière simplifiée et schématisée. Voir : Jean Terrel, Politiques de Foucault,
p. 182-183.
2794
Le gouvernement de soi et des autres, p. 54.
2795
Ibid., p. 56.
2796
Ibid., p. 59.
2797
Ibid., p. 60.
2798
Ibid., p. 62.
792
Chapitre I, Partie III

l’acte même de l’énoncé »2799. En outre, si l’énoncé performatif suppose que celui qui parle
ait un statut social, politique ou conjoncturel lui permettant d’effectuer ce qui est énoncé, le
parrèsiaste ne dépend d’aucun statut social, mais « fait valoir sa propre liberté d’individu qui
parle »2800. L’homme du dire-vrai doit donc être doté de courage.
Foucault résume ainsi cette parrêsia en quelques traits : d’abord, elle est une certaine
manière de parler, ou plus précisément, une manière de dire vrai, par laquelle le sujet parlant
ouvre un risque pour lui-même par l’activité même de dire la vérité ; puis elle lie le sujet de ce
dire-vrai à l’énoncé ou à l’énonciation de la vérité, ou en d’autres termes, il s’agit du « libre
courage par lequel on se lie soi-même dans l’acte de dire vrai » ou de « l’éthique du dire-vrai,
dans son acte risqué et libre »2801. Le parrèsiaste est l’énonciateur de la vérité, ou, « l’homme
véridique », si l’on traduit le terme parrêsia non pas par « franc-parler », mais par
« véridicité »2802. Or il est possible de placer cette notion de véridicité dans un triple contexte
qui permet de réfléchir sur l’ampleur de la pensée et de la pratique autour de la parrêsia.
Premièrement, le contexte philosophique : il s’agit là de savoir quel est « le lien qui s’établit
entre la liberté et la vérité »2803. Foucault trouve un exemple de ce lien entre liberté et vérité,
chez un auteur qui lui est familier : Nietzsche, pour qui la véridicité est précisément « une
certaine manière de faire jouer cette notion dont l’origine lointaine se trouve dans la notion de
parrêsia (de dire-vrai) comme risque pour celui-là même qui l’énonce, comme risque accepté
par celui qui l’énonce »2804. La question philosophique de la parrêsia a donc une portée qui ne
se limite pas à la pensée antique. Deuxièmement, dans un contexte méthodologique, on peut
sans doute mener une série d’analyses concernant l’effet de discours, analyses sur ce que
Foucault appelle « la dramatique du discours vrai », qui s’oppose à « la pragmatique du
discours » qui pose la question suivante2805 : « en quoi la situation ou le statut du sujet parlant
se trouvent-ils modifier ou affecter le sens et la valeur de l’énoncé ? »2806 Dans cette
pragmatique, le discours et le sujet sont deux éléments totalement séparés, et le sens du
discours change en fonction de la situation où se trouve le sujet parlant. En revanche, la
première, la dramatique du discours vrai, fait apparaître « le contrat du sujet parlant avec

2799
Ibid.
2800
Ibid., p. 63.
2801
Ibid., p. 64.
2802
Ibid.
2803
Ibid.
2804
Ibid.
2805
Ibid., p. 65-66.
2806
Ibid., 65.
793
Chapitre I, Partie III

lui-même dans l’acte du dire-vrai », contrat qui lie de manière indissociable le sujet et
l’énoncé, au point que « l’énoncé et l’acte d’énonciation à la fois vont affecter, d’une manière
ou d’une autre le mode d’être du sujet »2807. La véridicité implique non seulement l’énoncé et
la vérité qu’il annonce, mais aussi la transformation du sujet parlant. Il y a donc un champ
d’études possibles sur cette dramatique du discours vrai. Dans le troisième contexte,
s’appuyant sur les deux questions soulevées ci-dessus, l’une philosophique et l’autre
méthodologique, Foucault tente de placer cette question de la parrêsia dans la généalogie du
discours politique, généalogie qui, entendue au sens proprement foucaldien, s’articule à des
moments différents de l’histoire occidentale, dont certains ont déjà été étudiés par Foucault. Il
s’agit d’une histoire des formes de véridiction où le sujet parlant prend toujours un risque, et,
dans la mesure où c’est toujours le discours politique qui est en question, cette entreprise est
précisément « une histoire du discours de la gouvernementalité » qui se déroule autour de
cette dramatique du discours 2808 . Foucault distingue quatre figures du discours vrai qui
apparaissent, respectivement, dans une période spécifique : premièrement, la notion de
parrêsia dans l’Antiquité et dans la dramatique antique du discours vrai dans l’ordre
politique ; deuxièmement, « la dramatique du ministre » par rapport au monarque, apparue au
XVIe siècle, au moment où « l’art de gouverner commence à prendre sa stature et son
autonomie et [à] définir sa technique propre en fonction de ce qu’est l’État » ; troisièmement,
la figure « critique » de cette dramatique, qui se développe à partir du XVIIIe siècle et
jusqu’au XXe siècle ; enfin, quatrièmement, la figure révolutionnaire qui est au cœur du
discours vrai dans l’ordre politique moderne2809. C’est seulement la première figure, celle de
la parrêsia, que Foucault a abordée dans les cours de 1983-1984, mais il faut noter que cette
analyse aurait fait partie du projet de l’histoire de la dramatique du discours politique qu’il
aurait voulu poursuivre dans les années suivantes, tout en reprenant les analyses passées dans
ce nouveau cadre d’intelligibilité. Toutefois, nous pourrions restituer quelques éléments que
Foucault évoque tout le long du cours, sans pourtant les élaborer de manière détaillée. Notre
analyse tentera de faire apparaître ces fragments pour des analyses futures dans les deux
chapitres de cette partie.
En déterminant trois axes de recherche, philosophique, méthodologique et
généalogique, Foucault amorce l’analyse de la notion de parrêsia, qui effectue pourtant deux

2807
Ibid.
2808
Ibid., p. 67.
2809
Ibid. Le mot entre crochets est de l’éditeur.
794
Chapitre I, Partie III

déplacements par rapport au cours de l’année précédente, L’Herméneutique du sujet. La


réflexion sur cette notion s’est développée en 1982 autour des textes philosophiques de la
période impériale, tels ceux de Philodème ou de Galien, alors que Foucault fait remonter
l’histoire du problème à la période classique grecque, en prenant comme point de départ le
discours politique plutôt que philosophique. En d’autres termes, Foucault tente de décrire une
histoire de la parrêsia, qui va de son origine politique au domaine philosophique, où la liberté,
la vérité et le courage sont mis en question, ou une histoire dans laquelle se produisent « une
sorte de détournement progressif de la parrêsia » ou une « dérivation de la parrêsia politique
dans le champ de la pratique philosophique »2810. De toute façon, cette version foucaldienne et
généalogique d’histoire de la parrêsia considère cette notion non pas comme ce qui appartient,
dès son origine, à la réflexion philosophique, mais comme ce qui se rapporte au politique à
deux niveaux : d’une part, « une certaine structure politique qui caractérise la cité », et d’autre
part, « le statut social et politique de certains individus à l’intérieur de cette cité »2811. La
parrêsia au sens politique se comprend donc à la fois comme structure politique et
institutionnelle de la cité et comme liberté individuelle pour chaque citoyen de prendre la
parole dans le champ politique. Pour montrer cette connotation de la parrêsia, Foucault se
réfère, non pas à des documents historiques, mais à une pièce d’Euripide, Ion, dans laquelle la
fonction politique de la parrêsia est présentée2812.

4.1. La parrêsia dans Ion d’Euripide

Nous ne nous arrêtons pas sur la trame de cette pièce que Foucault a expliquée en
détail en suivant largement la notice écrite par Henri Grégoire, traducteur de l’édition Budé. Il
s’agit dans la pièce d’une série de vérités cachées et recherchées par plusieurs personnages,
Ion, fils d’Apollon, Créuse, sa mère, Xouthos, son « faux » père, entre autres. Dans ce drame,
la recherche par Ion de sa vraie mère constitue un élément central. Pourquoi cette recherche
de sa mère est-elle décisive ? En effet, pour qu’il ait le droit de parler librement sur la scène
politique de la cité, c’est-à-dire la parrêsia, sa mère doit être athénienne. C’est à cause de

2810
Ibid., p. 313.
2811
Ibid., p. 68-69.
2812
Euripide, Ion, Œuvres, tome III. Héraclès, Les Suppliantes, Ion, trad., par Henri Grégoire, Paris, Belles
Lettres (coll. CUF), 1923, p. 153-247. Voir également le commentaire de Jean Terrel sur l’interprétation
foucaldienne de la pièce, en comparaison avec l’ouvrage de Nicole Loraux, Les Enfants d’Athéna. Idées
athéniennes sur la citoyenneté des sexes (Paris, Maspéro, 1981 et l’édition augmentée, Paris, Le Seuil,
1990.) : Terrel, Politiques de Foucault, p. 225-254.
795
Chapitre I, Partie III

cette nécessité d’avoir la parrêsia qu’Ion ne peut se contenter d’une situation où les vérités
demeurent dans l’ombre. Une série de trois dire-vrai se déroule tout le long de la pièce : celui
de l’oracle d’Apollon, celui de l’aveu et celui du discours politique, qui se fonde sur la
parrêsia comme droit des citoyens. Créuse, séduite par Apollon, a accouché et
immédiatement abandonné un enfant, Ion, qui sera sauvé par Hermès. Non seulement Créuse
garde secrète la naissance de ce fils, mais elle-même ignore qu’il est encore en vie. Comme
Apollon est réticent à avouer franchement ses fautes, son oracle est énigmatique. Foucault
trouve là une superposition chez Apollon des deux dire-vrai ou de leur absence, à savoir celui
de l’oracle et celui de l’aveu. Puisque personne ne peut forcer le dieu à dire la vérité, ce sont
les hommes qui ont à trouver eux-même les vérités : pour Créuse, c’est savoir si son enfant est
vivant ou non ; Xouthos, lui, veut savoir s’il va avoir un enfant ; et Ion, qui sont ses parents.
Par le double demi-mensonge, d’une part de Créuse qui ment en disant que c’est sa sœur a été
séduite par Apollon, et d’autre part de Xouthos, qui amène à Athènes Ion comme son fils, en
suivant l’oracle d’Apollon, le dieu fait par conséquent rentrer son fils chez sa vraie mère avec
un faux père. Dans ce déroulement, il y a évidemment un problème dont la réponse est
inconnue pour les humains : qui est la mère d’Ion ? Ni Créuse, ni Xouthos, ni Ion ne
connaissent la réponse. Ion refuse que cette énigme reste non résolue, puisque connaître qui
est sa mère est la condition indispensable pour avoir la parrêsia dans la cité. Or Foucault
souligne que la parrêsia est totalement différente du pur et simple exercice du pouvoir. Si Ion
voulait exercer le pouvoir de manière souveraine ou tyrannique, Xouthos, son père humain,
qui, bien qu’étranger, a pourtant acquis son statut de souverain par son mariage avec Créuse,
pourrait lui céder le trône. La parrêsia n’est pas un tel exercice tyrannique du pouvoir ; elle
est au contraire « l’exercice d’une parole qui persuade ceux auxquels on commande et qui
laisse la liberté dans un jeu agonistique aux autres qui veulent aussi commander » ou bien
celui de « faire jouer le logos dans la polis »2813. C’est précisément ce qu’Ion recherche dans
la quête de sa mère, mère qui lui assure « l’appartenance à la terre » et « l’enracinement
historique dans un territoire »2814. Dans ce passage, Foucault superpose le déroulement de la
pièce à la situation politique où Euripide l’a écrite, c’est-à-dire vers 418 avant Jésus-Christ, où,
après l’époque péricléenne, s’intensifient les débats sur des nouveaux régimes

2813
Ibid., p. 98.
2814
Ibid., p. 99. Jean Terrel remarque toutefois que « le lien entre autochtone et démocratie n’est pas
explicite dans la pièce où il n’est question ni d’isonomie ni de démocratie ». (Politiques de Foucault, p.
241.) C’est donc le commentaire de Foucault qui insiste sur l’importance de cette superposition.
796
Chapitre I, Partie III

constitutionnels, dont l’enjeu se résume à la question suivante : Qui peut avoir le droit de
parler dans le champ politique, c’est-à-dire la parrêsia ? Euripide répond dans sa pièce à ce
problème politique précis, où il s’agit du passage de l’ordre légendaire ou oraculaire de la cité
à l’ordre politique et constitutionnel. Même si l’intention de l’auteur n’est pas d’intervenir de
façon immédiate dans ces débats, la question de la condition pour détenir la parrêsia constitue
visiblement le fil directeur de la pièce.
Dans la seconde partie du drame, Ion, refusant ces deux demi-mensonges, cherche la
vérité qui lui est la plus importante : Qui est sa mère ? Et est-elle athénienne ? Comme le dieu
ne dit jamais la vérité, c’est du côté des hommes que le drame s’enclenche : la colère de
Créuse la conduit à avouer son secret, d’abord sous la forme de monologue, puis au travers du
dialogue avec son pédagogue. Foucault remarque que cette scène d’aveu se fait sur deux
registres : d’une part, l’aveu blasphématoire contre Apollon qui se tait toujours, et d’autre part,
l’aveu humain, Créuse avoue d’abord le fait d’avoir caché son union avec Apollon, puis met
en doute l’acte de son mari qui a amené Ion. De plus Créuse veut tuer cet Ion dont la mère ne
connaît pas la mère.
En premier lieu, cet aveu de la vérité, ce dire-vrai est exactement « le cri de la
récrimination » adressé à Apollon2815. En évoquant l’expression « fils de Lêtô », que Créuse
emploie pour interpeller ce dieu, Foucault insiste sur l’existence d’une homologie entre la
naissance d’Apollon et celle d’Ion2816. Apollon est, comme Ion, né seul et abandonné par sa
mère, Lètô. Or cette homologie, soulignée par le cri de Créuse, n’est point respectée par
Apollon. Il y a là évidemment une injustice, qui est « définie comme le non-respect de la
symétrie et comme la proportion bousculée et méconnue par le dieu »2817. L’aveu de Créuse
proclame précisément cette injustice du dieu. Ce discours de la femme est essentiellement
celui par lequel « le faible, en dépit de sa faiblesse, prend le risque de reprocher au fort
l’injustice qu’il a commise »2818. Ce discours du faible est précisément la parrêsia, dans la
mesure où la vérité et le courage de prendre le risque se lient de manière indissociable.
Il y a donc deux sens de la parrêsia, qui déterminent profondément le processus
d’alèthurgie de la pièce. D’une part, la recherche de sa vraie mère par Ion vise à obtenir la
parrêsia, le droit de parler dans le champ politique de la cité. Cette liberté de parole est

2815
Ibid., p. 118.
2816
Ion, vers 905-910, p. 219-220.
2817
Le Gouvernement de soi et des autres, p. 123.
2818
Ibid., p. 124.
797
Chapitre I, Partie III

fondamentale pour Ion, qui veut être plus fort que les autres. D’autre part, l’aveu de Créuse
fonctionne également comme discours de parrêsia, mais au sens tout inverse, car il est celui
du faible adressé au plus fort. La parrêsia apparaît donc dans le discours du plus fort et dans
celui du plus faible. Si le premier est défini comme l’usage du logos dans la polis, le second
se manifeste par le choc des passions ou l’accusation d’injustice. Foucault y voit une
ambiguïté, mais il remarque aussi que ce couplage de deux sortes de parrêsia constitue
« toute une matrice du discours politique » : « Le discours du faible disant l’injustice du fort
est, dit Foucault, une condition indispensable pour que le fort puisse gouverner les hommes
selon le discours de la raison humaine2819. » La déclaration récriminatoire de Créuse est une
forme extrême de ce dire-vrai du faible.
En deuxième lieu, l’aveu se fait dans le dialogue avec le vieux pédagogue de Créuse.
Il s’agit toujours de parler de la vérité de la naissance d’Ion, qu’elle a longtemps cachée, mais
sous une autre forme que celle que l’on trouve dans l’accusation contre Apollon. La vérité est
mise en lumière par une série de questions du vieillard, et cet aveu n’est pas fait pour
incriminer le dieu, mais pour que Créuse raconte elle-même sa faute. Dans la mesure où
l’aveu parle toujours de la même vérité, ce dialogue est aussi le lieu où se manifeste la
parrêsia de Créuse. Il y a donc deux formes de parrêsia qui se lient étroitement dans la
pièce : d’une part la forme de discours d’imprécation et d’autre part celle de discours d’aveu.
Certes ces deux manières de dire la vérité se dissocieront ultérieurement tout au long de
l’histoire, mais Foucault en trouve dans cette pièce d’Euripide une racine commune.
L’ambiguïté de la parrêsia montre aussi l’ampleur et la complexité de cette notion.
Or il reste encore un dire-vrai qui n’apparaît pas dans la pièce : bien entendu, celui du dieu.
Apollon garde toujours son silence. Toutefois, la vérité est dite non plus sous une forme
énigmatique, mais de manière claire et indubitable, non par Apollon lui-même, qui craint
« des reproches publics pour le passé », mais par Athéna, la déesse fondatrice de la cité et la
déesse du logos2820. La parrêsia d’Apollon est absente, mais ce manque est récompensé par
une parole de vérité, de justice et de liberté, la révélation d’Athéna, qui n’est toutefois pas la
parrêsia au sens strict du terme. Ion d’Euripide est donc caractérisé par un enchaînement de
quatre grandes formes de véridiction : premièrement, la véridiction du dieu oraculaire qui
reste ambiguë et partiellement fausse ; deuxièmement, la première véridiction de Créuse,
adressée au dieu sous la forme d’imprécation ; troisièmement, la seconde véridiction de

2819
Ibid., p. 126-127.
2820
Ion, vers 1555-1560, p.244-245.
798
Chapitre I, Partie III

Créuse, celle de l’aveu de sa faute ; enfin, quatrièmement, la véridiction des dieux, véridiction
athéno-apollonienne. Or, alors que ce terme parrêsia a été employé dans l’analyse
foucaldienne pour désigner ces quatre formes de véridiction, Foucault précise que, dans le
texte d’Euripide, ce mot est « réservé seulement à ce droit qui sera finalement obtenu par
Ion »2821. Foucault distingue ainsi ces quatre moments de véridiction selon l’usage du terme
propre au texte d’Euripide. Tout d’abord, « aucun des dieux n’est titulaire de la parrêsia » ;
« La parrêsia est une pratique humaine, c’est un droit humain, c’est un risque humain2822. »
Puis, dans ce texte d’Euripide, il est possible de trouver trois types de pratiques de dire-vrai :
premièrement, la parrêsia politique, qu’Ion a cherché à détenir ; deuxièmement, ce qui n’est
pas désigné comme parrêsia dans le texte, c’est le dire-vrai contre l’injustice, qui deviendra
ultérieurement la parrêsia judiciaire ; troisièmement, la parrêsia morale, qui n’apparaît pas
non plus dans le texte comme telle, et consiste à « avouer la faute qui charge la
conscience »2823. Si l’on est fidèle à l’usage du terme dans le texte d’Euripide, seul le premier
se forme explicitement, mais les deux autres schémas, qui seront plus tard appelés parrêsia,
apparaissent également, en pointillés. Ion est donc, selon Foucault, une matrice des registres
différents de dire-vrai qui se développeront en Occident.
Après avoir ainsi cerné la portée générale de cette pièce, Foucault revient notamment
sur la parrêsia politique, qu’Ion a passionnément poursuivie. Alors, de quoi s’agit-il dans
cette notion et cette pratique ? Tout d’abord, cette parrêsia est la condition indispensable pour
participer à la démocratie. Il y a une « circularité essentielle » entre la parrêsia et la
démocratie : « Pour qu’il y ait démocratie, il faut qu’il y ait parrêsia ; pour qu’il y ait parrêsia,
il faut qu’il y ait démocratie2824. » Ion en a donc besoin pour jouer un rôle dans le champ
politique de la cité. Or cette volonté d’avoir la parrêsia signifie certaines choses :
premièrement, Ion veut être « au premier rang parmi les citoyens » ; deuxièmement, la
parrêsia ne concerne pas tous les citoyens, mais seulement « ceux qui sont puissant,
s’occupent de la ville » ; troisièmement, vouloir avoir la parrêsia, c’est accepter de s’exposer
à un certain nombre de risques et à une série de luttes. La parrêsia en tant que droit de parler
dans le champ politique est donc « parler vrai pour diriger la cité, dans une position de
supériorité où on est en joute perpétuelle avec les autres »2825. C’est ce droit que la pièce

2821
Le Gouvernement de soi et des autres, p. 141.
2822
Ibid.
2823
Ibid.
2824
Ibid., p. 143.
2825
Ibid., p. 143-144.
799
Chapitre I, Partie III

d’Euripide décrit comme n’appartenant qu’à l’autochtone, et qu’Ion a voulu avoir par la quête
de sa vraie mère.
Définissant ainsi la parrêsia politique, Foucault évoque la différence entre ce
dire-vrai dans l’ordre politique et une notion fort semblable : celle d’isêgoria (égalité de
parole ou droit statutaire de parler), trouvée dans un texte de Polybe, Histoires. Pour qu’il y
ait la parrêsia, elle doit être liée à la politeia (la constitution de la cité) et à cette isêgoria.
Mais l’isêgoria ne définit que « le cadre constitutionnel et institutionnel où la parrêsia va
jouer comme libre et, par conséquent, courageuse activité de certains qui s’avancent, prennent
la parole, tentent de persuader, dirigent les autres »2826. La parrêsia n’est rien d’autre qu’un
ensemble de pratiques qui se produisent dans ce cadre déterminé par la politeia et l’isêgoria.
De là surgit une autre distinction dans le champ politique, la distinction entre la politeia et la
dunasteia (l’exercice du pouvoir dans une démocratie). Alors que la première concerne la
constitution, la loi et l’organisation juridique de la cité, la seconde porte sur « le problème du
jeu politique, de ses règles, de ses instruments, de l’individu même qui l’exerce », c’est-à-dire
le problème des luttes effectives dans l’exercice du pouvoir2827. La parrêsia se trouve donc à
la charnière entre la politeia qui détermine son champ d’activité et la dunasteia qui est le
mode d’être réel du jeu politique dans ce champ. À partir des pratiques de parrêsia, le jeu
politique se déroule effectivement, en gardant une certaine indépendance du cadre
institutionnel et juridique défini par la politeia. C’est précisément la première apparition dans
l’histoire des problèmes de la gouvernementalité et des arts de gouverner, que Foucault a déjà
abordés à la fin des années soixante-dix, du pouvoir pastoral au néo-libéralisme. Il s’agit là du
début de « la généalogie de la politique comme jeu et comme expérience » : le jeu politique
s’effectue au travers des pratiques de parrêsia, alors que l’expérience se trouve définie par les
trois domaines que sont le savoir, le pouvoir et la subjectivation2828. La parrêsia est par
excellence la notion et la pratique dans l’ordre politique lorsqu’elle est apparue dans l’œuvre
d’Euripide.
Mais la parrêsia ainsi établie commence à se transformer radicalement à peine dix
ans après la rédaction d’Ion : Foucault trouve ce moment de crise de la parrêsia dans une
autre pièce d’Euripide, Oreste, écrite en 408. C’est la scène du tribunal d’Oreste, qui a tué
Clytemnestre pour venger la mort d’Agamemnon. Le procès a lieu dans l’assemblée des

2826
Ibid., p. 145.
2827
Ibid., p. 146.
2828
Ibid., p. 147.
800
Chapitre I, Partie III

citoyens d’Argos, où quatre personnages prennent la parole pour décider si Oreste mérite la
mort comme matricide. Les deux premiers sont des personnages homériques : le premier,
Talthybios, en tant que porte-parole officiel, se contente de transmettre les messages de ceux
qui exercent le pouvoir ; le deuxième, Diomède, propose l’exil comme voie moyenne entre la
condamnation à mort et l’acquittement. Les deux autres sont anonymes et empruntés à
l’époque où la pièce a été écrite. Le troisième, ferme partisan de la mort d’Oreste, a la langue
effrénée, sa parrêsia est « non instruite, grossière, fruste », et n’est pas indexée à la vérité2829.
Contre cette mauvaise parrêsia, un autre orateur, le quatrième, un cultivateur, se lève pour
combattre la condamnation, et affirme qu’Oreste n’est point coupable. C’est un exemple de la
bonne parrêsia au point que « les honnêtes gens lui donnaient raison »2830. Or, après le
discours d’Oreste pour sa propre défense, et que le verdict tombe : il est condamné à mort. Par
conséquent, « la victoire a été donnée au mauvais orateur, à celui qui faisait usage d’une
parrêsia ininstruite, d’une parrêsia non indexée au logos de raison et de vérité »2831. La
parrêsia n’assure plus le bon fonctionnement ou le bon ajustement entre la politeia et la
dunateia. Désormais, « le lien parrêsia/démocratie est un lien problématique, un lien difficile,
un lien dangereux » ; et « une mauvaise parrêsia est en train d’envahir la démocratie »2832.
C’est la crise à la fois de la démocratie et de la parrêsia. Foucault superpose ainsi le procès
d’Oreste décrit par Euripide à la situation d’alors de la cité. Foucault remarque que, au cours
de cette crise, se produit une altération profonde de la parrêsia.

4.2. La crise de la parrêsia

Pour bien repérer cette invasion de la mauvaise parrêsia, il faut d’abord redéfinir ce
qu’est la bonne parrêsia. Foucault donne un « rectangle constitutif de la parrêsia » qui
montre quatre éléments nécessaires par lesquels le dire-vrai acquiert son authenticité : la
démocratie, la supériorité par rapport aux autres, le dire-vrai et le courage. Chaque sommet de
ce rectangle constitue une condition nécessaire de la parrêsia, à savoir la condition formelle
(la démocratie), la condition de fait (la supériorité), la condition de vérité (le dire-vrai) et la
condition morale (le courage). Lorsqu’une parole les remplit, elle est précisément caractérisée

2829
Ibid., p. 153.
2830
Ibid., p. 152.
2831
Ibid., p. 155.
2832
Ibid.
801
Chapitre I, Partie III

comme une bonne parrêsia. Foucault évoque trois discours de Périclès, qui apparaissent dans
les textes de Thucydide, comme exemples de la bonne parrêsia ou du bon fonctionnement de
ces quatre conditions. À ces discours s’oppose l’image de la mauvaise parrêsia, qui se produit
lorsque « les Athéniens ne supportent aucune forme de critique [qui prendrait], dans ce
cadre-là de la politique, la forme d’un reproche directement adressé par un orateur à
l’Assemblée »2833. Dans ces conditions, le discours courageux et indexé à la vérité n’a plus sa
place dans le champ politique et démocratique. En revanche, c’est « l’imitation du dire-vrai »
ou « le faux dire-vrai » qui envahit cet espace du discours politique2834. Cette mauvaise
parrêsia consiste en trois traits. Premièrement, « n’importe qui peut parler » : la supériorité
n’est plus nécessaire, parfois même pervertie. Deuxièmement, le mauvais parrèsiaste vient de
n’importe où, non pas pour montrer sa supériorité devant les autres par son propre discours
vrai, mais seulement pour représenter l’opinion la plus courante. Troisièmement, ceux qui
parle n’ont plus le courage de prendre de risque au point d’exposer leur vie, mais ils ne
cherchent qu’à « assurer leur propre sécurité et leur propre succès par le plaisir qu’ils font à
leurs auditeurs, en les flattant dans leurs sentiments et leurs opinions » 2835 . Ces trois
caractéristiques de la mauvaise parrêsia montrent bien ce qui se passe dans cette crise. C’est
« l’effacement de la différence du dire-vrai dans le jeu de la démocratie » : même si ce dont
on parle dans cette mauvaise parrêsia est vrai, il manque dans cette pratique du dire-vrai le
courage et la supériorité aux autres, qui rendent remarquable le discours de vérité2836. Lorsque
deux sommets disparaissent du rectangle de la parrêsia, il est clair que ce n’est plus la bonne
parrêsia. Cette différence introduite par l’exercice du dire-vrai dans la démocratie est à la fois
indispensable et fragile. C’est là que se pose, sous forme visible, la difficulté entre le discours
vrai et la démocratie, qui est sans doute représentée par deux paradoxes : d’une part, « le
discours vrai introduit dans la démocratie quelque chose qui est tout à fait différent et
irréductible à sa structure égalitaire », la structure d’isêgoria ; d’autre part, dans la mesure où
le discours vrai suscite sans cesse des conflits dans le mécanisme démocratique, « le discours
vrai est toujours menacé par la démocratie »2837. Le discours vrai est à la fois indispensable et
dangereux pour la démocratie, qui menace l’exercice du dire-vrai au nom de l’égalité, malgré
sa nécessité fondamentale. Même à notre époque, dit Foucault, le problème subsiste

2833
Ibid., p. 165. Les mots entre crochets sont de l’éditeur.
2834
Ibid., p. 166.
2835
Ibid., p. 167.
2836
Ibid.
2837
Ibid., p. 167-168.
802
Chapitre I, Partie III

exactement sous la même forme.


À mesure que le lien entre la parrêsia et la démocratie est mis en danger, la
superposition entre ces deux notions devient de plus en plus problématique. La parrêsia ne
peut-elle être indépendante de la démocratie, qui est institutionnellement représentée par
l’isêgoria ? D’une part, nous l’avons vu, la parrêsia n’était possible que dans le cadre
démocratique défini par l’isêgoria, et, par conséquent, elle est une activité propre à la
démocratie. D’autre part, il peut y avoir un autre sens plus large de cette notion, ainsi que
Foucault le dit : « il ne s’agit pas simplement du jeu de la vérité ou du jeu du droit de parole
dans la démocratie, mais du jeu du droit de parole et du jeu de la vérité dans n’importe quelle
forme de gouvernement, fût-il autocratique »2838. Dans le second sens, la parrêsia dépasse
largement et totalement le cadre institutionnel de la démocratie. Comme le montre une scène
décrite par Plutarque, dans la « Vie de Dion », qui est une scène à la cour de Denys le Jeune,
tyran de la Sicile, à qui confrontent Platon et Dion (beau-frère de Denys et disciple de Platon),
la parrêsia peut s’adresser au tyran ou à l’âme d’un individu, qui est en ce cas à celle de Dion.
La parrésia, fort désirée par Ion comme condition indispensable de la démocratie, apparaît
dans cette scène, qui se serait passée vers 367-366, comme « une pratique ambiguë », qui peut
fonctionner dans n’importe quel régime politique 2839 . Là se produit une série de
transformations : premièrement, la susdite ambiguïté de sa valeur dans la démocratie ;
deuxièmement, la problématisation de sa localisation, qui devient maintenant un problème de
tous les régimes politiques ; troisièmement, la transformation de la parrêsia s’adressant non
seulement au public, mais aussi à un individu spécifique, au Prince, par exemple ;
quatrièmement, l’apparition d’un nouveau personnage, le philosophe, qui joue désormais un
rôle décisif dans ce jeu de la parrêsia. Parmi ces quatre transformations, la quatrième est sans
doute plus importante, dans la mesure où la figure du philosophe apparaît explicitement dans
la pratique de parrêsia, qui était essentiellement politique, non philosophique. La parrêsia
devient ainsi un objet de la réflexion philosophique, en posant quatre grands problèmes à la
pensée politique. Premièrement, le problème de la cité idéale : existe-t-il un régime qui puisse
se dispenser de ce jeu toujours dangereux de la parrêsia, c’est-à-dire une cité dans laquelle
« le problème de la parrêsia se trouve résolu par avance »2840 ? Deuxièmement, entre deux
régimes qui s’opposent l’un à l’autre, à savoir la démocratie et la monarchie, lequel vaut le

2838
Ibid., p. 173.
2839
Ibid., p. 177.
2840
Ibid., p. 179.
803
Chapitre I, Partie III

mieux ? Troisièmement, le problème de la pédagogie, qui apparaît clairement à propos de


l’éducation du Prince, mais qui est présent dans la démocratie : comment former les âmes et
la conduite des âmes ? Quatrièmement, le problème de ce qui peut tenir ce dire-vrai : est-ce la
rhétorique ou la philosophie ? Ces problèmes philosophiques autour de la parrêsia sont
apparus plus tardivement que son appartenance essentielle à la politique et à la démocratie, en
conséquence de l’altération de la parrêsia dans le régime démocratique. C’est au cours du IVe
siècle que cette reprise du problème par la philosophie est effectuée, bien entendu, par la
philosophie platonicienne. Dans ce que Foucault appelle « carrefour platonicien », l’usage
politico-philosophique de la parrêsia chez Platon, est un usage quelque peu détourné par
rapport au sens purement politique de ce terme2841. L’histoire foucaldienne de la parrêsia
entre donc dans une nouvelle époque.

4.3. Parrêsia philosophique dans la pensée platonicienne

Pour éclairer l’usage platonicien de la parrêsia, Foucault se réfère à un certain


nombre de textes. D’abord, un passage dans le livre VIII de La République, à partir de 557a-b,
où il s’agit de la genèse de la démocratie. En parlant du passage de l’oligarchie à la
démocratie, Platon décrit la liberté dans le régime démocratique : il s’agit d’une part de la
liberté de parler, la parrêsia, et d’autre part de la liberté « de non seulement donner son
opinion, mais [de] choisir effectivement les décisions que l’on veut, licence de faire tout ce
qu’on a envie de faire »2842. Il y a donc dans la démocratie des aspects négatifs de la liberté :
si chacun a le droit de faire ce qu’il veut, chacun se satisfait dans sa propre autonomie, sans
chercher à former une opinion politique commune ; ou bien, à l’inverse de cette identité
solitaire, la liberté de parler permet, par son mauvais usage, à n’importe qui d’ « entraîner la
foule là où il veut »2843. Dans la cité démocratique qu’envahit la liberté négative, dans quel
état se trouve l’âme de l’homme ? De même que la mauvaise parrêsia amène la cité à
l’anarchie politique, il se produit un état anarchique dans l’âme humaine, c’est-à-dire
l’anarchie du désir, où les désirs nécessaires et les désirs superflus ne sont pas nettement
distingués, et s’enchaînent infiniment les uns aux autres. Ces deux anarchies, d’une part de la
cité et d’autre part de l’âme, sont précisément dues au mauvais jeu de la parrêsia dans la cité.

2841
Ibid., p. 180.
2842
Ibid., p. 183.
2843
Ibid., p. 184.
804
Chapitre I, Partie III

En ce sens, Platon trouve entre l’âme démocratique et l’État démocratique une intrication
directe et immédiate. Ce faisant, la parrêsia politique est doublée d’une autre forme inédite de
parrêsia, qui porte sur l’âme individuelle. Là se produit un « double étagement de la
parrêsia », politique et individuel, qui se déduit de ce manque fondamental de la liberté
démocratique2844.
Foucault évoque ensuite un passage du livre III des Lois, à partir de 694a, pour
montrer une tout autre image de la parrêsia, qui est non pas dans le régime démocratique,
mais dans le pouvoir autocratique, où il y a à la fois le maintien d’un certain nombre de
valeurs de la parrêsia et la transformation de cette thématique pour s’ajuster à cette autre
manière d’exercer le pouvoir. Prenant comme exemple la constitution du royaume de Cyrus,
Platon montre que les Perses établissent dans leur royaume « une juste mesure entre la
servitude et la liberté »2845. Il y a dans le royaume un équilibre entre ces deux notions qui
empêche l’État de tomber dans l’anarchie entraînée par le mauvais exercice de la parrêsia.
Par ailleurs, dans le régime monarchique, une des tâches du Prince est de « distinguer, parmi
ses conseillers, celui qui est le plus apte, le plus intelligent, le plus capable » pour qu’il puisse
librement donner des conseils au Prince. Mais ses activités de conseil ne doivent pas lui faire
prendre le risque de mort. Il doit y avoir un certain « pacte parrèsiastique », par lequel le
souverain ouvre « l’espace à l’intérieur duquel le dire-vrai de son conseiller pourra se
formuler et apparaître, et s’engage, en ouvrant cette liberté, à ne pas sanctionner son conseiller
et à ne pas sévir contre lui »2846. Ce qui caractérise la liberté dans l’État autocratique n’est
donc pas l’égalité démocratique, mais cette liberté de parole, la parrêsia, qui est nécessaire
pour le bon fonctionnement de l’empire.
Un autre passage dans Les Lois est cité : il s’agit du livre VIII, paragraphes 835 et
suivants. Dans ce passage, Platon insiste sur l’importance des fêtes religieuses, du chant
choral, de l’exercice militaire et du bon ordre dans la vie sexuelle, et confirme aussi que, pour
que ces pratiques sociales soient bien organisées par une ou des lois, est indispensable
l’existence d’une autorité qui puisse persuader les citoyens d’y obéir. Or, pour que chaque
citoyen soit persuadé de la validité et de la nécessité de la loi, il n’est pas suffisant de la lui
imposer simplement, car elle concerne la vie de son corps et de ses désirs dont le citoyen peut
disposer à un certain degré en dépit de la loi. Si un dieu pouvait fonder cette loi, les citoyens

2844
Ibid., p. 185.
2845
Les Lois, 694a.
2846
Le Gouvernement de soi et des autres, p. 187.
805
Chapitre I, Partie III

seraient plus facilement convaincus de sa validité. Mais si c’est une tâche humaine, qu’est-ce
qu’il faut faire ? C’est là que la parrêsia apparaît ou doit apparaître : il doit y avoir un homme,
qui « éventuellement tout seul, sans l’aide de qui que ce soit, parlant seul au nom de la raison,
va s’adresser aux individus et en toute franchise leur dire la vérité, une vérité qui doit les
persuader, et les persuader de se conduire comme ils doivent »2847. Cette parrêsia est plutôt
morale que politique, dans la mesure où la législation est faite avant la parole. Ce dire-vrai est
également supplémentaire, car il confirme ce que la loi a déjà stipulé par un acte discursif et
courageux. Dans ce passage, la parrêsia se présente dans sa complexité : « la parrêsia, dit
Foucault, c’est bien en effet ce dont la cité a besoin pour être gouvernée, mais c’est aussi ce
qui doit agir sur l’âme des citoyens pour qu’ils soient citoyens comme il faut dans cette cité,
même si elle est bien gouvernée »2848.
La parrêsia chez Platon acquiert ainsi certains aspects nouveaux : d’abord, elle est
déconnectée de la démocratie, ou de la structure de l’isêgoria ; puis, elle est maintenant
adressée non seulement à la cité tout entière, mais à l’âme de chacun, que ce soit celle du
Prince ou d’un citoyen. À ces modifications importantes, s’ajoute aussi une série
d’interrogations sur le rôle de la parrêsia dans la philosophie. Pour aborder ce problème,
Foucault se réfère aux lettres de Platon, malgré la question de l’authenticité de certaines
d’entre elles. La Lettre V, qui n’est sans doute pas de Platon, Foucault la cite pour évoquer de
nouveau un point mentionné ci-dessus : la parrêsia peut fonctionner dans n’importe quelle
forme de gouvernement, et occupe une place importante dans l’exercice du pouvoir ; par
conséquent, donner des conseils politiques a une valeur spécifique pour n’importe quel
régime politique.
Ensuite, Foucault se réfère à une autre lettre, authentique selon les spécialistes, la
Lettre VII, qui fait apparaître un autre versant de la pensée politique, différent de celui que
l’on peut constater dans La République ou dans Les Lois. Il est question de « la pensée
politique non pas du côté du contrat fondamental, mais (…) du côté de la rationalisation de
l’action politique, la philosophie comme conseil »2849. C’est ce second aspect qui apparaît
dans cette Lettre VII, et dont Foucault veut faire la généalogie qui est sans doute en continuité
avec l’histoire des technologies du pouvoir qu’il a menée à propos des temps modernes dans
les années soixante-dix.

2847
Ibid., p. 189.
2848
Ibid., p. 190.
2849
Ibid., p. 198.
806
Chapitre I, Partie III

Platon raconte dans la Lettre VII son autobiographie politique, où il exprime ses deux
expériences négatives dans le domaine de la politique, qui concernent toutes les deux Socrate,
sa vie et sa mort. Il a alors décidé de se retirer définitivement de la politique, en tirant de ces
échecs la conclusion, qui est exactement la répétition d’un passage du livre V de La
République : « il faudra maintenant que les philosophes arrivent au pouvoir »2850. Foucault
note que cette conclusion est quelque peu ironique, car Platon la présente comme « la
conséquence d’une impossibilité », qui signifie, pour Platon, la disparition de la parrêsia dans
la politique de la cité athénienne2851. Si le dire-vrai politique n’existe plus, comment peut-il se
fonder sur le dire-vrai philosophique ? La réponse est tout simplement négative. Foucault le
dit ainsi : « Le dire-vrai philosophique et le dire-vrai politique doivent s’identifier, dans la
mesure même où aucun des fonctionnements politiques dont Platon a été le témoin ne peut
assurer le juste jeu de cette parrêsia2852. » Après cette autobiographie de sa jeunesse, Platon
évoque ses deux voyages en Sicile, où il a rencontré Dion, et le deuxième voyage, organisé à
l’invitation de Dion, son disciple, lui semble une excellente occasion pour « faire jouer le
dire-vrai dans l’ordre de la politique » ou pour montrer que le discours (logos) philosophique
peut « mettre la main à l’ergon (à l’action) »2853. Or Foucault souligne que cette opposition
classique entre logô et ergô ne concerne ici que la philosophie dans le champ de la politique.
De même que la philosophie n’est pas l’apprentissage d’une connaissance, mais doit être un
mode de vie ou une askêsis, « le philosophe, lorsqu’il a à aborder non seulement le problème
de lui-même mais celui de la cité, ne peut pas se contenter d’être simplement logos, d’être
simplement celui qui dit la vérité, mais il doit être celui qui participe, qui met la main à
l’ergon »2854. Comment s’établit ce rapport du logos à l’ergon ? C’est « être le conseiller réel
d’un homme politique réel, dans le champ des décisions politiques qu’il a réellement à
prendre », c’est-à-dire faire jouer la parrêsia philosophique dans l’ordre politique2855. Là se
posent une question importante : que signifie cette ergon pour la philosophie ? Elle se traduit
tout naturellement en les deux questions suivantes : « Qu’est-ce que le réel de la philosophie ?
Où peut-on trouver le réel de la philosophie ? »2856 Savoir ce qu’est le réel de la philosophie
est précisément s’interroger sur cette activité singulière du dire-vrai qu’est la philosophie. Le

2850
Ibid., p. 200.
2851
Ibid.
2852
Ibid.
2853
Ibid., p. 201.
2854
Ibid., p. 202.
2855
Ibid.
2856
Ibid., p. 209.
807
Chapitre I, Partie III

réel pour la philosophie est une pierre de touche. Si la véridiction philosophique peut se
manifester comme réelle, c’est qu’elle « a le courage de s’adresser à qui exerce le
pouvoir »2857. Pour Platon, ce dire-vrai de la philosophie entre dans le champ politique sous
des formes diverses, à savoir « donner des lois, donner des conseils à un Prince, persuader une
foule, etc. » 2858 Mais cette épreuve n’est pas jaugée par l’efficacité politique de ses
véridictions, mais par le fait même que la philosophie « s’introduit, dans sa différence propre,
à l’intérieur du champ politique »2859. Cette manière d’être de la philosophie se distingue
clairement de l’idée selon laquelle le réel de la philosophie s’appuie sur le fait qu’elle peut
dire vrai, notamment sur la science. La philosophie qui apparaît dans cette Lettre de Platon,
c’est une tout autre figure : la philosophie n’est rien d’autre que « l’activité qui consiste à
parler vrai, à pratiquer la véridiction par rapport au pouvoir » 2860 . C’est ainsi que la
philosophie est comparée, de manière habituelle dans la pensée classique grecque, avec la
médecine, de trois façons : premièrement, la médecine est un art à la fois de conjoncture,
d’occasion et de conjecture, dans la mesure où elle doit reconnaître la maladie et prévoir son
évolution, pour choisir la thérapeutique adaptée ; deuxièmement, elle n’est pas une simple
connaissance des maladies, mais « un art du dialogue et de la persuasion » ; troisièmement, la
bonne médecine porte non seulement sur certains occasions où on a besoin d’être soigné, mais
aussi sur « la vie entière du malade » ou son régime en général2861. Cette comparaison avec la
médecine permet de comprendre d’abord que le philosophe en tant que conseiller politique
n’intervient que lorsque les choses vont mal, comme quand il y a maladie. Le philosophe joue
donc un rôle critique par rapport à la politique. Puis, il s’adresse, ainsi que le fait le médecin,
à des gens libres, pour les persuader de suivre ses prescriptions. Troisièmement, ce dont il
s’occupe, c’est précisément « le régime tout entier de la cité », c’est-à-dire la politeia2862.
Mais les conseils du philosophe ne peuvent être destinés à n’importe qui, car, pour que la
philosophie rencontre son réel, son discours doit répondre à « l’attente et l’écoute de celui-là
qui veut être persuadé par la philosophie »2863. Il doit y avoir par avance une entente entre le
philosophe et ceux qui l’écoutent, ou un « cercle de l’écoute » dans l’activité philosophique

2857
Ibid., p. 210.
2858
Ibid., p. 211.
2859
Ibid.
2860
Ibid.
2861
Ibid., p. 213-214.
2862
Ibid., p. 215.
2863
Ibid., p. 217.
808
Chapitre I, Partie III

dans le domaine politique2864. Toutefois, il n’est pas facile de reconnaître ceux qui vont
écouter le discours. Foucault évoque l’épreuve que Platon propose pour savoir si on peut être
écouté ou non. Il s’agit dans cette procédure platonicienne d’une « méthode qui doit être
parfaitement déterminante et donner des résultats indubitables », à la différence de celle de
Socrate, qui se fait par « une intuition qui lui disait deviner à travers la beauté d’un garçon
quelle était la qualité de son âme »2865. En quoi consiste cette méthode ? C’est montrer,
notamment en face des tyrans, ce qu’est la philosophie dans sa réalité, to pragma en deux
sens : d’une part, ce qu’est la philosophie « comme référent à la notion, de la notion de
philosophie » ; d’autre part, un ensemble d’activités qui concerne « tout ce à quoi on s’occupe,
tout ce à quoi on peut s’appliquer »2866. Ces activités philosophiques se présentent d’un côté
comme « une route à parcourir » et de l’autre côté comme un choix philosophique qui doit
« être maintenu jusqu’au bout et ne pas s’interrompre jusqu’au terme », et qui s’intrique, en
même temps, de manière immédiate et continue, avec ce qu’est l’activité quotidienne,
ordinaire et, bien entendu, politique2867. C’est la définition d’un cheminement philosophique
qui ne se détache pas du quotidien. Foucault met en avant la singularité de la réflexion
platonicienne dans cette Lettre VII en la comparant avec celle qui se développe dans
l’Alcibiade. Si le procédé philosophique dans la seconde se caractérise par le retour de soi sur
soi, c’est-à-dire à la fois par la contemplation « de l’âme par elle-même » et par celle des
« réalités qui peuvent fonder une action politiquement juste », le choix philosophique apparu
dans la Lettre est de « suivre un chemin qui a une origine et qui a un but », et qui s’attache
aussi à la pratique de la vie quotidienne2868. Alors que l’Alcibiade met en question une
conversion du regard vers soi, qui est indispensable avant de s’occuper de la politique, il
s’agit dans la Lettre VII d’un tout autre type de conversion, qui est défini par « un choix initial,
un cheminement et une application » durant toute la vie quotidienne. De là un deuxième
cercle, apparu dans ce cheminement, remarque Foucault, après le cercle de l’écoute. Il ne
s’agit pas dans ce cercle de la pratique philosophique comme logos, c’est-à-dire comme
discours ou comme dialogue, mais des « pratiques » ou des « exercices », à la fois
philosophiques et quotidiens, au travers desquels le réel de la philosophie se manifeste comme
tel. Or sur quoi ces pratiques portent-elles ? C’est bien entendu sur le sujet. Le réel de la

2864
Ibid.
2865
Ibid., p. 219.
2866
Ibid., p. 220.
2867
Ibid., p. 221.
2868
Ibid., p. 222-223.
809
Chapitre I, Partie III

philosophie se caractérise finalement comme « le travail de soi sur soi », et le deuxième cercle
est précisément celui de soi. Mais ce cercle ne se referme pas simplement sur l’âme, comme
c’était le cas pour l’Alcibiade, il s’ouvre sur une série d’exercices philosophiques dans la vie
quotidienne et politique.
Foucault évoque ensuite la partie consacrée à la rencontre de Platon avec Denys le
Jeune, où ce tyran a échoué à l’épreuve que Platon lui avait imposée. Cet échec est montré par
Platon de deux façons : premièrement, « Denys a refusé précisément de choisir le long chemin
de la philosophie qui lui avait été indiqué » ; deuxièmement, Denys, avant cette rencontre,
avait déjà écrit « un traité de philosophie »2869. Si la première est une faute négative, la
seconde est en un sens positive. En outre, cette seconde montre non seulement le « grand
refus par Platon de l’écriture », mais aussi sa réflexion sur la connaissance, dans la mesure où
Platon précise que le discours philosophique ne peut rencontrer son réel dans la forme de
mathêmata, qui signifie à la fois des connaissances et les formules mêmes de la connaissance.
Ce cheminement des mathêmatha n’est pas, selon Platon, celui de la philosophie. Au contraire,
« celui qui doit se soumettre à l’épreuve de la philosophie doit « vivre avec », doit, employons
le mot, « cohabiter » avec elle »2870. Sunousia (cohabitation) et Suzên (vivre avec) sont ainsi
désignés comme s’opposant à des formes de connaissance ou de mathêmata, où cette
cohabitation dans la vie n’est pas nécessaire, et dont la transmission peut être assurée par la
forme stable de l’écriture. Or Foucault remarque que ce refus de l’écriture n’est pas
simplement négatif, mais a également un versant positif. Il résume la discussion platonicienne,
en se référant à cinq éléments de la connaissance, réunis en deux groupes : premièrement, le
groupe constitué du nom, de la définition et de l’image ; le second concernant la science et
une forme de connaissance qui « va permettre de connaître la chose elle-même dans son être
propre (to on) »2871. C’est ce dernier élément qui pose problème : en quoi consiste-t-il ? La
formation de cet cinquième élément se fait par « la montée et la descente le long des quatre
autres degrés de connaissance et à travers les instruments qui caractérisent les autres formes
de la connaissance »2872. Ce va-et-vient, un travail long, lent et difficile, ne peut être accompli
que par l’âme de bonne qualité, pratiquant sans cesse ce que Platon appelle tribê. Ce terme
désigne matériellement le frottement, et dans un sens plus abstrait, tout ce qui concerne

2869
Ibid., p. 227.
2870
Ibid., p. 228.
2871
Ibid., p. 231.
2872
Ibid.
810
Chapitre I, Partie III

l’entraînement. Ce niveau ultime de la connaissance exige, pour se former, donc « une


pratique de frottement entre les autres modes de la connaissance »2873. Or Foucault souligne
l’importance de ce mouvement vertical dans la question du réel de la philosophie, dans la
mesure où la connaissance philosophique se trouve précisément à ce cinquième niveau. Il
trouve là un troisième cercle, après ceux de l’écoute et de soi, le cercle de la connaissance. La
philosophie est donc totalement différente des quatre autres formes de connaissance, mais le
réel de la philosophie ne peut pleinement se former que « par la pratique assidue et continue
des autres modes de connaissance »2874. C’est pour ce caractère essentiel de la philosophie
que Platon refuse l’écriture.
Foucault en tire une conséquence importante : si la pratique de la philosophie n’est
pas sous la forme écrite de mathêmata, le rôle d’un philosophe ne sera jamais de rédiger un
ensemble de lois, c’est-à-dire d’être un nomothète. Ce disant, la Lettre VII de Platon engendre
un paradoxe, puisqu’il récuse non seulement l’activité de proposer des lois à une cité, mais
aussi ses propres textes tels La République ou Les Lois. Foucault se contente ici de ne plus
avancer la réflexion sur ce paradoxe, en faisant deux remarques. Premièrement, si ce refus de
l’écriture est lié à celui du rôle du philosophe comme nomothète, toute lecture de l’œuvre de
Platon devrait naturellement être révisée. Et la seconde remarque se réfère explicitement à la
thèse de Derrida, en affirmant que ce refus platonicien de l’écriture ne signifie pas
« l’avènement d’un logocentrisme dans la philosophie occidentale »2875. Le refus de l’écriture
ne se lie aucunement à la valorisation du logos. En revanche, il s’agit dans la Lettre VII de
l’insuffisance du logos sans ergon et de l’articulation entre l’écriture et ce logos, qui est une
connaissance défectueuse du fait qu’elle manque définitivement de tribê ou d’exercice qui
permette d’établir une véritable connaissance au travers du mouvement vertical, dans l’âme de
bonne qualité. Le cercle de la connaissance se superpose ainsi à celui de soi-même, sous la
forme de rapport laborieux de soi à soi.
En outre, si le philosophe ne peut être nomothète, le rapport de la philosophie à la
politique ne se construit jamais sous la forme de discours impératif. L’objectif de la
philosophie existe ailleurs : montrer que le réel de la philosophie réside dans ces pratiques, à
la fois pratiques de soi sur soi et celles de connaissance qui passent par tous les modes de
connaissance. On peut ainsi dire que « le réel de la philosophie est dans le rapport de soi à

2873
Ibid., p. 232.
2874
Ibid., p. 233.
2875
Ibid., p. 234. Cf. Jacques Derrida, « La Pharmacie de Platon », La dissémination, Paris, Le Seuil, 1972.
811
Chapitre I, Partie III

soi »2876. C’est dans ce réel de la philosophie que s’articulent le gouvernement de soi et celui
des autres, qu’est la politique. Le discours philosophique doit toucher sans cesse à son réel,
qui apparaît dans le champ politique au travers des exercices de soi sur soi. Le philosophe est
dans cette réflexion platonicienne celui qui doit confronter à cette réalité. Il se distingue en ce
sens de deux modes d’être du philosophe : d’une part, celui qui « tourne ses regards vers une
réalité autre et se trouve détaché de ce monde-ci » et d’autre part, celui qui « se présente
apportant tout écrite la table de la loi »2877 . Foucault dégage ainsi pour lui une figure
singulière du philosophe et du réel de la philosophie au travers de la lecture de la Lettre VII.
Si le réel de la philosophie est défini de cette façon, un autre problème se pose : dans
ce rapport du gouvernement de soi à celui des autres, qu’est-ce que le philosophe a à dire
réellement ? En effet, « ce qu’on voit apparaître (…) dans le contenu même de ces conseils
politiques, ce n’est ni plus ni moins que le mode d’être du souverain en tant qu’il a à être
philosophe »2878. Ce n’est donc pas un ensemble de conseils qui seraient en continuité avec ce
qui constituera un jour les arts rationnels de gouverner : « On est loin du Mémorial de
Sainte-Hélène, loin du Testament de Richelieu, loin de Machiavel2879. » Alors, de quelle
manière le philosophe peut-il donner des conseils ? S’appuyant toujours sur la Lettre VII,
Foucault distingue deux niveaux, à savoir celui du gouvernement d’un empire ou d’une cité,
et celui du gouvernement de soi du côté du souverain. Premièrement, le gouvernement des
autres. Platon raconte à Denys le Jeune le mal dont souffre la Sicile : cet empire constitué par
Denys l’Ancien n’a pas réussi à « faire participer au pouvoir ceux qui étaient
subordonnés »2880. Pourquoi ? Parce que, en conservant la supériorité de Syracuse sur les
autres cités, Denys le Jeune veut faire de la Sicile une seule ville. Mais cette unification forcée
sans amitié entre les cités provoque exactement la maladie de la Sicile. Platon diagnostique
dans quel état pathologique se trouve le pouvoir politique.
Puis Platon tente de persuader le tyran en évoquant deux exemples, la Perse et
Athènes. Par le premier, Platon montre « la possibilité d’un gouvernement de type impérial
qui repose sur la coopération et la collaboration d’un certain nombre de gouvernants »2881. Le
second exemple, celui de la cité démocratique, s’oppose totalement au premier. Ces deux

2876
Ibid., p. 236.
2877
Ibid.
2878
Ibid., p. 240.
2879
Ibid., p. 241.
2880
Ibid., p. 245.
2881
Ibid., p. 247.
812
Chapitre I, Partie III

exemples permettent à Platon de montrer que l’important n’est pas d’appliquer une seule
forme de régime politique à n’importe quel État, mais de trouver une manière de gouverner
qui convient à chaque État. C’est ainsi que Platon propose deux conseils concernant la forme
du gouvernement propre à la Sicile : donner à chacune des villes sa propre constitution et ses
propres lois ; lier les villes entre elles et avec Syracuse, également par une constitution et des
lois.
Si ces conseils ont pour objectif de diagnostiquer la maladie de l’empire et d’apporter,
sans être nomothète, des solutions, Platon donne aussi une autre série de conseils qui concerne
Denys le Jeune lui-même, qui doit, selon Platon, faire « un travail sur lui-même »2882. Pour
que chaque ville établisse des relations harmonieuses avec d’autres villes et avec le souverain,
le chef lui-même doit être en harmonie avec lui-même. Comment est-ce possible ? Foucault
résume le conseil de Platon : « le souverain doit être en effet maître de lui-même, en ce sens
qu’il est tempérant, qu’il est capable de tenir ses désirs dans les limites du convenable, de les
mesurer »2883. Ce qui est exigé n’est ni la qualité morale ni la vertu de tempérance, mais « un
certain rapport de pouvoir de lui-même à lui-même », rapport permanent et continu, qui doit
être en quelque sorte isomorphe avec l’harmonie entre les villes et le souverain. Les deux
domaines du gouvernement doivent s’articuler de cette façon.
Après avoir dégagé les éléments du réel pour la philosophie dans la Lettre VII,
Foucault revient sur la question de la parrêsia. Ce déroulement est naturel, dans la mesure où
donner des conseils au souverain implique nécessairement cette question du dire-vrai. La
parrêsia est précisément ce que Platon revendique, au fond, de son activité de conseiller. Le
discours de Platon est donc toujours celui de la parrêsia : premièrement, ce discours est
prononcé en son nom personnel ; deuxièmement, il tient compte à la fois de la référence à des
principes généraux, et d’une conjoncture particulière ; troisièmement, il s’adresse à tout le
monde, tout en cherchant à persuader chacun ; quatrièmement, le parrèsiaste est à la fois
« l’arbitre entre les différentes parties et celui qui donne le régime (le régime médical de la
cité) et va donc permettre l’arbitrage entre ces différentes puissances » ; cinquièmement, la
parrêsia a sans relâche à affronter à la réalité2884. Telles sont les caractéristiques de la parrêsia
philosophique apparue dans la pensée platonicienne.
Foucault résume l’importance de ce moment platonicien de la parrêsia en trois points.

2882
Ibid., p. 249.
2883
Ibid., p. 250.
2884
Ibid., p. 258.
813
Chapitre I, Partie III

Premièrement, il a établi les rapports fondamentaux et constants entre philosophie et politique,


dans lesquels « la philosophie n’a pas à dire au pouvoir que faire, mais elle a à exister comme
dire-vrai dans une certaine relation à l’action politique » 2885 . Or Foucault mentionne
brièvement que cette forme de dire-vrai philosophique par rapport à la politique n’est pas
homogène, ainsi qu’on le voit dans un autre versant du socratisme chez les cyniques, pour qui
ce rapport se définit « sur le mode à la fois de l’extériorité, de l’affrontement, de la dérision,
de la moquerie et de l’affirmation d’une nécessaire extériorité »2886. Foucault évoque ici le
cynisme, qui sera analysé l’année suivante, comme ce qui s’oppose totalement au platonisme.
Le dire-vrai cynique consiste en « un jeu de l’être-vrai philosophique en face de l’exercice du
pouvoir et de l’identification d’un individu à son pouvoir (je suis le roi Alexandre) »,
c’est-à-dire un jeu d’extériorité exhaustive par rapport à l’exercice du pouvoir2887. Ce mode
d’être du dire-vrai est évidemment éloigné de la pratique platonicienne, mais il met en lumière
les rapports entre philosophie et politique à l’état nu : « [le discours philosophique] ne dit pas
le vrai de l’action politique, il ne dit pas vrai pour l’action politique, il dit vrai par rapport à
l’action politique, par rapport à l’exercice de la politique, par rapport au personnage
politique2888. » Il est donc important de ne pas assimiler le dire-vrai philosophique à la
rationalité politique, mais, en revanche, une rationalité politique a besoin d’un certain rapport
avec le dire-vrai philosophique, qui fait, à son tour, de ce rapport, l’épreuve de sa réalité dans
le champ politique. Toutefois, Foucault note que cette relation nécessaire et fondamentale
entre philosophie et politique n’est pas un constat valable pour toute culture. Elle est au
contraire un phénomène singulier de la culture occidentale.
Le deuxième point concerne précisément cette singularité du rapport entre
philosophie et politique, dans la mesure où la lecture des Lettres de Platon a permis de
dégager une conjoncture historique particulière : l’apparition de nouvelles réalités politiques,
à savoir l’Empire et le Prince. La parrêsia n’est donc plus ce qui fonctionne exclusivement
dans la cité démocratique, mais ce qui doit affronter cette nouvelle forme de pouvoir, qui a
pour objet un vaste territoire gouverné par un souverain.
Troisièmement, chez Platon, l’objectif privilégié où doit s’établir ce rapport entre
philosophie et politique est l’âme du Prince. Là aussi, Foucault remarque le contraste entre le

2885
Ibid., p. 263.
2886
Ibid., p. 264.
2887
Ibid., p. 265.
2888
Ibid. Les mots entre crochets sont ajoutés par nous.
814
Chapitre I, Partie III

platonisme et le cynisme, puisque, pour le second, ce lieu de pratique philosophique est par
excellent la place publique. Cette « polarité cynisme-platonisme » traverse, dit Foucault, la
pensée politique en Occident jusqu’aux temps modernes2889. Alors qu’il serait sans doute
important de dégager cette opposition dans l’histoire de la philosophie occidentale, Foucault
se concentre sur le problème du rapport entre philosophie et politique dans l’âme du Prince.
Ce rapport ne s’établit-il pas sous la forme de coïncidence ? Si l’on interprète littéralement le
fameux passage du livre V de La République, déjà mentionné ci-dessus, où Platon discute la
nécessité que les philosophes deviennent rois dans les États pour faire disparaître les maux
des États, la philosophie et la politique pourraient s’identifier l’une à l’autre. Mais Foucault
souligne qu’il n’est pas question de la coïncidence entre un savoir philosophique et une
rationalité politique, mais de celle entre ceux qui « philosophent vraiment et d’une façon
compétente » et ceux qui exercent le pouvoir2890. La philosophie est donc comprise comme
une manière pour un individu de se constituer comme sujet sur un certain mode d’être. Le
sujet exerçant le pouvoir se forme au travers de cette pratique philosophique sur soi. La
question est donc l’ « identité entre le mode d’être du sujet philosophant et le mode d’être du
sujet pratiquant la politique »2891. Le rapport entre philosophie et politique s’établit ainsi par
une série de pratiques philosophiques d’un individu pour se constituer comme sujet capable
d’exercer le pouvoir. Foucault résume ainsi ce rapport de la philosophie à la politique chez
Platon : « il faut que l’âme du Prince puisse se gouverner vraiment selon la philosophie vraie,
pour pouvoir gouverner les autres selon une politique juste »2892. Foucault évoque Marc
Aurèle, qui, cinq siècles et demi après Platon, est un exemple idéal de cette coïncidence. Le
gouvernement philosophique de soi est sans doute lié, chez cet empereur, à l’exercice du
pouvoir, d’une manière très proche de ce rapport platonicien.
À la suite de cet examen du réel de la philosophie par rapport à la politique chez
Platon, Foucault aborde un autre problème, celui des modes d’être du discours de vérité dans
la philosophie. Cette question s’appuie sur l’opposition classique entre la philosophie et la
rhétorique, pour distinguer la première de la seconde, par la parrêsia réservée au discours
philosophique. Foucault évoque brièvement trois différences entre elles : premièrement, alors
que la rhétorique, en tant qu’art de la parole, se dirige vers le plus grand nombre à l’intérieur

2889
Ibid., p. 270.
2890
Ibid., p. 271.
2891
Ibid., p. 272.
2892
Ibid.
815
Chapitre I, Partie III

du champ institutionnel, le discours philosophique peut s’adresser non seulement à plusieurs


personnes, mais aussi à chacun d’entre elles, pour donner des conseils particuliers ;
deuxièmement, la philosophie se présente, à l’opposé de la rhétorique, « comme seule capable
de distinguer le vrai et le faux » ; troisièmement, par conséquent, en exerçant cette parrêsia,
la philosophie se définit comme opération sur les âmes ou comme psychagogie2893. Foucault
tente de dégager les trais caractéristiques de ce discours philosophique comme pratique de la
parrêsia, qui se démarque de la rhétorique, au travers de trois textes de Platon, à savoir
l’Apologie, Phèdre et Gorgias.
L’analyse de l’Apologie porte sur la parrêsia comme « forme de vie » et comme
« mode de comportement »2894. Elle apparaît dans deux formes différentes, l’une concernant
le langage dont ce philosophe fait usage, l’autre sur ses conduites dans la vie politique.
D’abord la question du langage philosophique. Dans l’Apologie, Platon présente Socrate
comme « l’homme du dire-vrai hors de toute tekhnê », qui parle en un langage ayant trois
caractères : « langage ordinaire ; langage tel qu’il se présente ; langage de foi, de fidélité et de
créance » 2895 . Ce sont ces trois éléments qui se lient étroitement l’un à l’autre, et qui
constituent une unité, celle qui caractérise la parrêsia et son propre langage, désigné par le
concept du logos etumos ou du langage etumos. Que signifie ce terme ? C’est un langage
« qui est nu de tout ornement, de tout appareil, de toute construction ou reconstruction » et
« qui est au plus près de la vérité »2896. La vérité apparaît donc dans ce langage etumos, qui est
précisément le mode d’être du discours philosophique, et qui se trouve au point de jonction
entre cette vérité en lui et la foi de celui qui l’énonce. Dans le langage propre à la parrêsia, il
est question du rapport de la vérité au sujet parlant, non pas de celui à l’individu auquel le
discours est adressé, à la différence du langage de la rhétorique.
Le second aspect concerne la vie politique de Socrate : tout le long de sa vie, il n’a
pas osé jouer le rôle parrèsiastique, mais il s’est exposé deux fois au péril de sa vie, en disant
la vérité pour ne pas commettre d’injustice : la première fois, en tant que membre du Conseil,
il avait tout seul voté contre une proposition de condamnation qui lui paraissait illégale ; la
seconde fois, sous un régime oligarchique, il a refusé l’ordre de ramener un homme pour
l’exécuter, et il est rentré chez lui sans rien expliquer de sa conduite. Dans ces deux cas,

2893
Ibid., p. 280.
2894
Ibid., p. 296.
2895
Ibid., p. 289.
2896
Ibid., p. 290.
816
Chapitre I, Partie III

Socrate a rejeté catégoriquement ce que voulait la majorité, qui était pour lui totalement
injuste. Socrate a donc dit la vérité au péril de sa vie, alors qu’il avait à exercer une activité
qui lui avait été assignée par le système politique. Là, il y a nécessité absolue de la parrêsia,
sans laquelle il commettrait une injustice. Pourquoi ce refus qui exige l’acte parrèsiaste ? Ce
n’est pas par souci à l’égard des autres qui pourraient être soumis à une peine malgré leur
innocence, mais par le souci de soi-même. En ce sens, « la parrêsia socratique est négative et
personnelle »2897. La vérité doit être dite pour ne pas être un agent de l’injustice. Ce n’est
donc pas la question de la politique, mais celle du sujet qui se trouve en dépit de sa volonté
dans la politique, qui se pose ici.
Foucault tire de cette analyse les trois caractères de la parrêsia socratique :
premièrement, elle n’est pas un dire-vrai immédiatement politique, mais « en retrait par
rapport à la politique » ; deuxièmement, il s’agit là du « salut du sujet agissant » non pas de
celui de la cité, c’est-à-dire que l’importance du souci de soi est encore soulignée ;
troisièmement, ainsi que le montre le second exemple du refus socratique, la parrêsia peut
apparaître sans passer par le logos, lorsqu’elle est clairement montrée par son
comportement2898. Le problème ne touche plus simplement le discours philosophique, mais,
plus généralement, l’attitude philosophique, par laquelle la vie elle-même devient ou doit
devenir philosophique. Foucault dit ainsi : « Philosopher, s’occuper de soi-même, exhorter les
autres à s’occuper d’eux-mêmes (…) c’est cela en quoi consiste la parrêsia philosophique,
(…) qui s’identifie, non pas simplement à un mode de discours, à une technique de discours,
mais à la vie elle-même2899. » On peut aisément comprendre combien la philosophie est loin
de la rhétorique.
À propos de Phèdre, Foucault consacre son analyse sur la dernière partie de
l’ouvrage, où il est question du rapport de la philosophie à la rhétorique et à l’écriture : il faut
d’une part préciser la différence entre le discours philosophique et le discours rhétorique, et
d’autre part réfléchir sur le problème de l’écriture pour la philosophie. En ce qui concerne le
second aspect, à la différence de l’analyse de la Lettre VII, dans la quatrième partie de Phèdre,
Platon ne reprend pas la distinction entre le discours oral (le logos) et le discours écrit. Le
problème existe ailleurs, c’est-à-dire dans la question suivante : « comment déterminer, écrit

2897
Ibid., p. 294.
2898
Ibid., p. 295.
2899
Ibid., p. 299.
817
Chapitre I, Partie III

ou oral peu importe, ce qu’est le bon discours [et] ce qu’est le mauvais ? »2900 Si ce partage
est précisé, la distinction entre le discours philosophique et celui de la rhétorique sera
spontanément faite. Pour qu’un discours se forme à partir de l’art etumos, l’art authentique de
parler, la vérité a à être toujours présente dans le discours, c’est-à-dire que « la vérité doit être,
non pas le préalable en quelque sorte psychologique à la pratique de l’art oratoire, mais, à
chaque instant, ce à quoi a rapport le discours »2901. Pour que soit possible cette permanence
de la vérité, il y a, selon Platon, deux exigences, l’une de la dialectique et l’autre de la
psychagogie. La première est la manière dont la vérité se manifeste sans cesse au cours du
développement du discours ; certes Socrate admet que la rhétorique a besoin de cette
dialectique, mais cet art de persuader reste toujours insuffisant du fait qu’il n’est qu’un
ensemble de différentes techniques pour convaincre, sans jamais savoir à quoi s’adresse son
discours. La seconde permet précisément de mettre en lumière ce sur quoi le discours de
vérité doit agir : l’âme. Cet élément psychagogique est totalement absent dans la rhétorique.
Comme c’est seulement le discours philosophique qui peut remplir ces deux exigences, il se
distingue clairement du discours de la rhétorique : « la tekhnê philosophique du logos est une
tekhnê qui permet à la fois la connaissance de la vérité et la pratique ou l’ascèse de l’âme sur
elle-même »2902. Et cet effet sur l’âme porte non seulement sur celui à qui s’adresse le
discours, mais aussi sur celui qui le tient. Le discours philosophique est en ce sens la seule et
véritable pratique parrèsiastique.
Alors que l’analyse de l’Apologie et de Phèdre montre comment la philosophie
platonicienne fait l’usage du terme parrêsia d’une manière intrinsèque, l’analyse du Gorgias
met en lumière un autre aspect de l’emploi de ce terme, qui est le premier usage de ce mot
« dans le champ des pratiques de la direction de conscience »2903. Foucault évoque un passage
de l’ouvrage où Platon explique l’ « obligation pour celui qui a commis une faute de tout dire
de lui-même pour se sauver » 2904 . Alors que Foucault insiste sur l’importance de cette
inflexion de la parrêsia, il ne la lie pas de manière directe et sans doute anachronique, à la
confession chrétienne ou à la pratique pénale moderne qui tente de justifier la punition par sa
fonction thérapeutique. Il ne s’agit donc pas dans ce texte de Platon de « la signification de

2900
Ibid., p. 303. Le mot entre crochets est mis par l’éditeur.
2901
Ibid., p. 307.
2902
Ibid., p. 308.
2903
Ibid., p. 328.
2904
Ibid., p. 330. Il s’agit du Gorgias, 480b-d.
818
Chapitre I, Partie III

cette soi-disant scène de l’aveu thérapeutique et psychagogique »2905. Bien que l’usage du
terme s’inscrive sans doute au début de l’histoire de l’aveu et de la conduction des âmes, la
notion chez Platon est totalement différente des deux pratiques ultérieures mentionnées
ci-dessus. Il est d’abord question de savoir « ce qu’il faut faire quand une faute a été
commise » 2906 . Et la réponse se trouve précisément dans la cohérence de la pensée
platonicienne : c’est un « mode d’être du discours philosophique et sa manière de lier l’âme à
la fois à la vérité, à l’Être (à ce qui est), et puis à l’Autre »2907. En répondant aux questions
posées par l’Autre, le sujet parlant et cet Autre font ensemble une épreuve de l’âme : c’est là
que le terme parrêsia est employé, « dans sa signification courante, hors de son champ
politique précis, hors du champ institutionnel », c’est-à-dire « le pur et simple franc-parler
(…) sans limites, sans honte »2908. Ce qui se constitue au travers de ce jeu d’aveu platonicien,
c’est l’homologeia, c’est-à-dire « l’identité du discours entre deux personnes », dont la
formation obéit à trois critères, à savoir epistemê, eunoia, parrêsia 2909 . Premièrement,
l’epistemê ne signifie pas simplement un savoir partagé par les interlocuteurs, mais le fait « de
ne dire jamais ce qu’ils disent qu’en sachant effectivement que c’est vrai » ; deuxièmement,
l’eunoia est « un sentiment de bienveillance qui relève de l’amitié » ; et enfin, la parrêsia est
le franc-parler2910. L’homologia est donc ce qui établit le « lien par lequel le logos de l’un peut
agir sur l’âme de l’autre et le conduire à la vérité »2911. L’analyse des trois textes platoniciens
a ainsi dégagé le mode d’être singulier du discours philosophique de vérité, et, notamment, à
partir de l’analyse du Gorgias, l’élément qui fera partie de l’histoire de la conduction des
âmes, par l’usage du terme parrêsia dans le jeu de questions et de réponses, mais qui est
encore très loin de la confession chrétienne ou la constitution d’une vérité positive de
l’homme par l’aveu.

4.4. L’histoire de la parrêsia : bilan intermédiaire

Dans la dernière leçon de 1983, Foucault tente d’esquisser la première étape de


l’histoire de la parrêsia qu’il a décrite tout le long de cette année-là. Ce qui la caractérise de la

2905
Ibid., p. 333.
2906
Ibid., p. 336.
2907
Ibid.
2908
Ibid., p. 337.
2909
Ibid., p. 341.
2910
Ibid., p. 342.
2911
Ibid., p. 343.
819
Chapitre I, Partie III

manière la plus remarquable est le passage de la parrêsia politique à la parrêsia


philosophique, et la période de crise de la parrêsia qui se trouve entre ces deux conceptions
différentes du dire-vrai. Foucault appelle la première, présentée notamment par Ion d’Euripide,
« moment péricléen de la parrêsia », dans la mesure où elle est une structure fondamentale de
la démocratie athénienne ; quant à la seconde, il la nomme avec justesse « moment
socratico-platonicien »2912. Entre ces deux moments, il y a une crise de la parrêsia, ayant
quatre traits caractéristiques. Premièrement, la généralisation du champ politique où est
nécessaire la parrêsia, quel que soit le régime politique. Deuxièmement, le fait que le risque
soit inévitable dans la parrêsia, engendre deux conséquences : d’une part, comme on a peur
de ce risque, on cesse de parler ; d’autre part, la mauvaise parrêsia, la flatterie, envahit le
champ politique démocratique. Troisièmement, en conséquence de la généralisation, se posent
deux problèmes de la parrêsia, l’un philosophico-politique, qui concerne le gouvernement des
autres, et l’autre philosophico-moral qui porte sur le gouvernement de soi à l’aide des conseils
de l’autre : quel est le rapport à soi-même que celui qui gouverne les autres doit maintenir, et
quels sont les conseils par lesquels ce gouvernement de soi devient possible ?
Quatrièmement, bien entendu, la question est de savoir qui est capable de la parrêsia : de là
l’opposition entre la philosophie et la rhétorique. L’altération de la parrêsia qui s’est ainsi
produite fait entrer cette notion, par le moment socratico-platonicien, dans « l’histoire de la
philosophie envisagée comme une certaine pratique de véridiction », qui s’étendra, en passant
par l’Antiquité tardive, jusqu’aux temps modernes, même sous une forme implicite. L’objectif
de Foucault aurait sans doute été de faire la généalogie de cette parrêsia et de ses pratiques
philosophiques qui commence par une origine non philosophique et par cette crise totalement
inattendue, et se développe à l’intérieur de la philosophie antique, avant que ce dire-vrai ne
soit assimilé à la pastorale chrétienne.
Le cours de 1983 se situe comme le début de cette histoire de la parrêsia ou des
systèmes de véridiction. Si l’image de Périclès représente le mode d’être politique de la
parrêsia, celle de Socrate est exactement la figure de ce déplacement de la politique à la
philosophie du dire-vrai. Foucault résume cette transformation en trois aspects. Premièrement,
ainsi que la lecture des Lettres VII et VIII l’a bien montré, la parrêsia philosophique est « une
certaine façon non politique de parler à ceux qui gouvernent, et de [leur] parler à propos de la
manière dont ils doivent gouverner les autres et dont ils doivent se gouverner eux-mêmes » :

2912
Ibid., p. 312.
820
Chapitre I, Partie III

la philosophie maintient donc un rapport extérieur et irréductible, mais corrélatif à la


politique2913. Le deuxième aspect, s’appuyant sur l’analyse du Phèdre, met en lumière le
rapport d’opposition et d’exclusion que la parrêsia philosophique établit à l’égard de la
rhétorique. Troisièmement, la parrêsia philosophique se présente comme ce qui s’adresse à
l’âme de l’autre, même dans un contexte non-politique, ou comme une psychagogie, ainsi que
le montre l’analyse du Gorgias, au travers de la recherche de l’homologia entre les âmes de
deux personnes, du maître d’une part et du disciple d’autre part. Ces trois aspects, apparus
dans la philosophie platonicienne, déterminent, selon Foucault, « les éléments et les caractères
les plus fondamentaux de ce que sera la philosophie moderne dans l’être historique qu’elle se
définit »2914. En d’autres termes, la philosophie moderne est aussi caractérisée, telle que la
philosophie antique l’était, par rapport à ces trois aspects : elle fait l’épreuve de sa réalité en
face de la politique, pour ne pas rester un pur et simple discours ; sa fonction n’est pas de dire
à la politique ce qu’il faut faire, mais de dire la vérité, si nécessaire, au péril de sa vie ; elle
doit également être une activité qui vise la transformation du sujet par lui-même, ou par
l’autre. La philosophie est donc une activité qui n’est liée ni à la prescription pour la politique,
ni à la distinction du vrai et du faux dans l’ordre de la science, ni à la libération ou la
désaliénation du sujet. En concluant de cette façon le cours de cette année-là, Foucault évoque
la question générale « Qu’est-ce que la philosophie ? » Nous reprendrons, à la fin de ce
chapitre, ce problème capital auquel Foucault se réfèrera également l’année suivante, pour
situer cette interrogation autour du problème de l’histoire qui est toujours notre fil directeur.
Passons donc maintenant au dernier cours de Foucault, Le Courage de la vérité.

4.5. Le problème du courage dans la pratique parrèsiastique

Au début du cours de 1984, Foucault récapitule son parcours depuis du moins


L’Herméneutique du sujet. Son intérêt a d’abord porté sur le concept et la pratique du souci de
soi (epimeleia heautou), dans lesquels le précepte « connais-toi toi-même » (gnôthi seauton)
n’est qu’une partie de cette culture de soi. Mais, à mesure que la recherche avance, Foucault
s’est aperçu que, dans la pratique du dire-vrai sur soi-même, l’existence de l’autre ou des
autres était indispensable. La pratique de soi est donc une pratique sociale, et cette présence
nécessaire de l’autre dans la pratique de soi a obligé Foucault à modifier son projet de

2913
Ibid., p. 323. Le mot entre crochets est mis par l’éditeur.
2914
Ibid., p. 325-326.
821
Chapitre I, Partie III

recherche. Il est tout d’abord question de savoir qui est cet autre. En effet, nous l’avons vu
ci-dessus, il peut être un philosophe de profession, ou, pour certains penseurs, n’importe qui.
Foucault doit donc déterminer quelles sont les qualités que cet autre doit posséder. C’est dans
cette réflexion que la notion de parrêsia apparaît comme « élément constitutif du dire-vrai sur
soi » ou comme « élément qualifiant l’autre nécessaire dans le jeu et l’obligation de dire vrai
sur soi »2915. Foucault a ainsi entamé l’étude sur cette parrêsia et de son histoire. Il place
également cette histoire du dire-vrai antique comme « une sorte de préhistoire de ces
pratiques qui se sont organisées et développées par la suite autour de quelques couples
célèbres », à savoir « le pénitent et son confesseur, le dirigé et le directeur de conscience, le
malade et le psychiatre, le patient et le psychanalyste »2916. On peut constater là clairement
l’intention foucaldienne d’articuler l’analyse de la période antique à d’autres périodes
ultérieures dont certaines ont déjà été analysées par rapport à la folie, à la médecine, au crime,
entre autres.
Ce choix d’aborder la question de la parrêsia dans l’Antiquité implique aussi un
autre déplacement de recherche : comme la parrêsia est une notion fondamentalement
politique, le projet de « l’histoire ancienne des pratiques du dire-vrai sur soi-même » devait
être modifié2917. C’est ainsi qu’il a analysé l’année précédente le thème « des relations de
pouvoir et de leur rôle dans le jeu entre le sujet et la vérité »2918. Ce remaniement du projet a
posé encore une fois un problème qui avait été déjà envisagé : celui du gouvernement des
autres et de soi, où apparaissent les trois éléments fondamentaux de la pensée foucaldienne,
que sont, bien entendu, le savoir, le pouvoir et la subjectivation.
Dans ces conditions, on peut aisément comprendre que l’histoire de la parrêsia fait
partie du déroulement de la pensée foucaldienne. Alors, en 1984, de quelle manière Foucault
aborde-t-il cette notion ? Son attention porte sur le fait que cette pratique de dire la vérité
implique nécessairement « une certaine forme de courage » 2919 . Se référant encore à
l’opposition entre la parrêsia et la rhétorique, Foucault caractérise cet acte du dire-vrai, de
manière suivante : la parrêsia est pratiquée par le parrèsiaste, « diseur courageux d’une vérité
où il risque lui-même et sa relation avec l’autre » ; le parrèsiaste n’est pas un professionnel, et
la parrêsia n’est pas une technique, mais « une attitude, une manière d’être qui s’apparente à

2915
Le Courage de la vérité, p. 9.
2916
Ibid.
2917
Ibid.
2918
Ibid., p. 10.
2919
Ibid., p. 13.
822
Chapitre I, Partie III

la vertu, une manière de faire »2920. C’est le lien étroit entre la parrêsia et le courage qui
constitue l’armature de ce dernier cours de Foucault.
Pour mettre en avant la spécificité de la parrêsia, Foucault évoque quatre modalités
fondamentales du dire-vrai qui existent tout au moins dans la culture occidentale depuis
l’Antiquité. Ou plutôt trois autres modalités que celle de la parrêsia, dans la mesure où c’est
toujours en fonction de ce dire-vrai que ces trois formes de dire-vrai sont jaugées.
Premièrement, le dire-vrai de la prophétie : le prophète est celui qui transmet, en général, la
parole souvent énigmatique de Dieu, concernant l’avenir. Certes il dit la vérité, mais elle n’est
ni univoque ni claire, et prononcée au nom de l’autre. Le parrèsiaste s’oppose terme à terme à
ce dire-vrai prophétique, puisqu’il parle en son nom et ne dit pas l’avenir de manière
énigmatique.
Deuxièmement, le dire-vrai de la sagesse. Quel est la caractéristique du sage ? C’est
celui qui est « sage en et pour lui-même », et qui « n’a pas besoin de parler »2921. Lorsqu’il
rompt son silence, il parle, souvent par énigmes, de « la forme de l’être même des choses et
du monde »2922. En revanche, l’obligation du parrèsiaste est de dire la vérité aussi clairement
que possible, et d’intervenir « dans la singularité des individus, des situations et des
conjonctures »2923.
La troisième forme de dire-vrai est celle du technicien. Certes cet homme, qui détient
une tekhnê et qui est capable de l’enseigner, dit le vrai, mais, en pratiquant le dire-vrai, il ne
prend aucun risque, à la différence du parrèsiaste qui met en péril même sa vie.
À ces trois modes de véridiction, à savoir le prophète, le sage et le technicien, le
dire-vrai du parrèsiaste se caractérise comme l’êthos du sujet parlant qui apparaît dans ce jeu
du discours. En d’autres termes, « l’êthos a sa véridiction dans la parole du parrèsiaste et le
jeu de la parrêsia »2924. Ces quatre modalités constituent une sorte de rectangle, et la parrêsia
peut se confondre, à un certain degré, avec les trois autres modes de véridiction :
premièrement, entre la parrêsia et la sagesse, il peut y avoir une articulation possible entre
l’être et la nature des choses et la pratique du parrèsiaste dans une situation singulière ;
deuxièmement, notamment dans le christianisme médiéval, la parrêsia est liée d’une certaine
manière au dire-vrai prophétique ; troisièmement, un phénomène historique qui s’est produit

2920
Ibid., p. 15.
2921
Ibid., p. 18.
2922
Ibid., p. 19.
2923
Ibid.
2924
Ibid., p. 25.
823
Chapitre I, Partie III

au Moyen Âge, met en relation le dire-vrai du technicien de la parrêsia dans une institution :
l’Université.
Si ces trois modes se montrent comme exemples historiques du rapport de la parrêsia
aux trois autres modes de véridiction, Foucault évoque, à titre d’hypothèse, quelles sont les
formes possibles de ces quatre dire-vrai à l’époque moderne : le discours révolutionnaire est
un mode de dire-vrai prophétique ; quant au dire-vrai de la sagesse, c’est dans le discours
philosophique qu’il subsiste comme une certaine ontologie ; le dire-vrai du technicien
s’organise maintenant plus autour de la science que de l’enseignement. La parrêsia ne peut
plus exister sous sa propre forme, et on ne la retrouve plus que prenant appui sur l’une de ces
modalités : la parrêsia peut apparaître dans le discours révolutionnaire, « quand il prend la
forme d’une critique de la société existante » ; le discours philosophique peut jouer le rôle de
la parrêsia, lorsqu’il est une « réflexion sur la finitude humaine » et une « critique de tout ce
qui peut, soit dans l’ordre du savoir soit dans celui de la morale, déborder les limites de la
finitude humaine » ; le discours scientifique n’est point parrèsiastique dans son
développement même, mais il peut l’être au moment où il se manifeste comme « critique des
préjugés, des savoirs existants, des institutions dominantes, des manières de faire
actuelles »2925. Si cette hypothèse est pertinente, il est sans doute question de savoir s’il est
encore possible de donner une place à la pratique parrèsiastique, et courageuse, en son
autonomie et dans sa singularité à l’époque moderne. Nous voudrions aborder ce problème
dans le chapitre suivant.
Après avoir ainsi précisé l’enjeu général du cours, Foucault revient au moment où il
s’est arrêté l’année précédente, en reprenant, d’un point de vue légèrement modifié, les
éléments qu’il a dégagés par l’analyse de la parrêsia dans l’Antiquité. Foucault se réfère à la
crise de la parrêsia dans la démocratie, en évoquant deux dangers causés par la parrêsia dans
le champ démocratique. D’une part, si l’on entend par cette notion la liberté de parole assurée
aux citoyens, la parrêsia implique toujours la possibilité de l’abus. Elle est donc dangereuse
pour la cité. En outre, cet acte du dire-vrai est aussi dangereux pour l’individu qui le pratique.
La crise de la parrêsia est exactement la critique de la démocratie qui n’est plus capable
d’être le lieu du discours vrai. C’est un thème qui est courant dans la critique de la démocratie
au IVe siècle avant Jésus-Christ, et qui se résume en quelques principes, que Foucault cite
d’un ouvrage de cette époque-là, Politeia Athênaiôn : premièrement, il y a parmi les citoyens

2925
Ibid., p. 29-30.
824
Chapitre I, Partie III

une différenciation quantitative entre la foule d’une part et quelques-uns qui savent gouverner
d’autre part ; deuxièmement, ce partage selon la qualité politique correspond également à
celui de l’éthique ; troisièmement, ce qui est bon pour les personnes politiquement et
éthiquement meilleures est aussi bon pour la cité ; quatrièmement, le vrai ne peut être dit que
par une distinction entre les bons et les mauvais non par le droit égalitaire de parler. La limite
de la démocratie apparaît ici très clairement, car « la démocratie ne peut pas reconnaître et ne
peut pas faire place au partage éthique à partir duquel, et à partir duquel seulement, le
dire-vrai est possible »2926. Foucault cherche ensuite à situer, dans cette critique, Platon et
Aristote, en caractérisant l’attitude de chacun : « le retournement platonicien » et
« l’hésitation aristotélicienne »2927. Pour présenter le premier, Foucault évoque le livre V de
La République, où Platon développe une critique de la parrêsia politico-démocratique par la
métaphore du bateau, qu’est la cité. Après avoir exclu cette forme de dire-vrai, Platon valorise
cependant le discours vrai comme fondement du bon gouvernement, à condition que les
démocrates et les démagogues soient bannis. Le retournement platonicien est cette
revalorisation de la parrêsia non-démocratique. Quant à la seconde, Aristote ajoute au schéma
démocratique (le partage entre les plus nombreux et les moins nombreux) une autre
opposition entre les plus riches et les plus pauvres. Par conséquent, comme les pauvres sont
plus nombreux que les riches, c’est « le pouvoir des plus pauvres qui caractérise la
démocratie »2928. En outre Aristote met en question la corrélation entre la capacité politique et
la qualité éthique, car elle n’a aucun rapport avec la décision démocratique, si ce sont toujours
les plus nombreux, c’est-à-dire les plus pauvres, qui saisissent le pouvoir. Ce n’est pas le
principe de la majorité qui est pour Aristote l’élément constitutif de la démocratie. C’est
plutôt le principe de l’alternance qui est plus fondamental chez lui pour déterminer le régime
démocratique, dans lequel « ceux qui sont gouvernés ont toujours la possibilité de devenir
gouvernants »2929. Or, à la différence de son maître, Aristote ne conclut pas que « seul le
discours vrai doit pouvoir fonder une cité », et son attitude à l’égard de la démocratie n’est ni
très claire ni définitive2930. Certes Aristote met en doute les principes de la démocratie, mais
cela ne l’amène pas, comme c’est le cas pour Platon, au rejet total de la démocratie. Le
problème posé par Aristote est inhérent à ce système démocratique : « étant donné ce principe

2926
Ibid., p. 44.
2927
Ibid.
2928
Ibid., p. 46.
2929
Ibid., p. 50.
2930
Ibid., p. 48.
825
Chapitre I, Partie III

de la rotation et de l’alternance gouvernés/gouvernants, comment la différenciation éthique


peut-elle [prendre] place ? »2931 Ces deux réflexions par deux philosophes du IVe siècle
mettent en avant le problème que cette crise de la démocratie a posée à la pensée politique et
philosophique. Il est toujours question de l’êthos et de la différenciation éthique. Qu’est-ce
qui se trouve au cœur de cette différenciation ? Le courage en est sans doute un élément
indispensable. C’est de ce point de vue éthique que le problème de la parrêsia et son histoire
sont analysés dans ce cours de 1984.
Si la parrêsia apparaît dans cette critique de la démocratie comme un constituant
négatif et périlleux dans le champ politique, il y a un autre versant positif du rapport entre le
discours vrai et le gouvernement, qui s’organise entre le Prince et son conseiller. Comme
Foucault a analysé en détail ce rapport à partir des Lettres de Platon, malgré les dangers
largement reconnus de la tyrannie dans la pensée grecque, il existe entre le Prince et le
conseiller la possibilité d’établir « une place pour la pratique parrèsiastique »2932. Cela ne veut
cependant pas dire que la monarchie l’emporte toujours sur la démocratie à propos de la
parrêsia. Mais le dire-vrai envers le Prince ne réussit qu’à condition que son âme puisse être
persuadée et éduquée et que l’on puisse, « par le discours vrai, lui inculquer l’êthos qui la
rendra capable d’entendre la vérité et de se conduire conformément à cette vérité »2933. Alors
que l’échec de la parrêsia dans la démocratie est structurelle et inévitable, celui produit dans
la monarchie dépend de l’état d’âme de celui à qui s’adresse le discours vrai. Foucault
souligne, dans ce déplacement du dire-vrai vers la monarchie, le fait que cet êthos, notamment
celui du Prince occupe une place plus importante dans la réflexion sur la parrêsia, dans la
mesure où cet êthos permet au discours vrai « d’articuler ses effets dans le champ de la
politique, dans le champ du gouvernement des hommes, dans la manière dont les hommes
2934
sont gouvernés » . Or l’apparition de cette question de l’êthos implique trois
transformations : premièrement, le passage « de la polis à la psukhê comme corrélatif
essentiel de la parrêsia » ; deuxièmement, l’objectif de ce dire-vrai orienté désormais vers la
psukhê n’est plus un pur et simple conseil utile pour bien agir dans une circonstance
particulière, mais « la formation d’une certaine manière d’être, d’une certaine manière de faire,
d’une certaine manière de se conduire chez les individus ou chez un individu », c’est-à-dire

2931
Ibid., p. 50. Le mot entre crochets est mis par l’éditeur.
2932
Ibid., p. 56.
2933
Ibid., p. 57.
2934
Ibid., p. 60.
826
Chapitre I, Partie III

l’êthos des individus ; troisièmement, en conséquence de ces deux transformations, la psukhê


comme corrélatif du dire-vrai et l’êthos comme objectif de la pratique parrèsiaste, la parrêsia
se forme maintenant « dans un ensemble d’opérations qui permettent à la véridiction d’induire
dans l’âme des effets de transformation », c’est-à-dire que le discours vrai exerce un pouvoir
transformateur sur le sujet2935.
Cette question de la parrêsia et de sa crise implique deux séries d’interrogations.
D’une part, cette question du dire-vrai peut sans doute éclairer du moins un aspect du
problème « de la formation de la notion grecque de psukhê, du découpage progressif et de la
définition de cette réalité qu’est la psukhê », problème traditionnel dans l’histoire de la
philosophie grecque2936. Foucault insiste sur l’importance de l’inflexion de la parrêsia qui
s’est produite, du domaine politique aux pratiques individuelles et individualisées, dans
l’histoire de la notion de psukhê. D’autre part, la seconde conséquence permet de placer le
problème de la parrêsia au cœur de la pensée foucaldienne, ou autour des trois domaines
d’objet que sont le savoir, le pouvoir et la subjectivation, qui s’organisent dans ce cours selon
les trois pôles d’analyse suivants : « le pôle de l’alêtheia et du dire-vrai ; le pôle de la politeia
et du gouvernement ; le pôle, enfin, de ce que, dans ces textes grecs tardifs, on appelle
l’êtho-poiêsis (la formation de l’êthos ou la formation du sujet) » 2937 . Ces trois pôles
s’enchevêtrent l’un l’autre dans la question de la parrêsia : « ne jamais poser la question de
l’alêtheia sans relancer en même temps, à propos même de cette vérité, la question de la
politeia et de l’êthos »2938. C’est également le cas pour la politeia ainsi que pour l’êthos.
Foucault tente de définir, à partir de ces trois pôles et des quatre modalités du dire-vrai (la
prophétie, la sagesse, la technique et la parrêsia) quatre attitudes fondamentales de
philosophies, qui, correspondant à chaque mode du dire-vrai, lient de leur propre manière ces
trois pôles, à savoir, la vérité, le pouvoir et le subjectivation. Premièrement, l’attitude
prophétique en philosophie se forme comme « le discours de la réconciliation promise entre
alêtheia, politeia et êthos »2939. Deuxièmement, penser l’unité fondatrice de ces trois pôles
caractérise l’attitude de sagesse. Troisièmement, l’attitude technicienne organise « le discours
de l’hétérogénéité et de la séparation entre alêtheia, politeia et êthos »2940. Enfin, l’attitude

2935
Ibid., p. 60-61.
2936
Ibid., p. 62.
2937
Ibid.
2938
Ibid., p. 63.
2939
Ibid., p. 64.
2940
Ibid.
827
Chapitre I, Partie III

parrèsiastique se manifeste comme le discours à la fois de l’irréductibilité de ces trois pôles, et


de leur nécessaire imbrication. Cette superposition des quatre modalités du dire-vrai aux trois
pôles de la parrêsia nous permet de cerner le rapport de la pensée foucaldienne à cette
pratique du dire-vrai. C’est évidemment de cette quatrième attitude que Foucault rapproche sa
propre pensée. En d’autres termes, l’histoire de la parrêsia est un essai dans lequel l’enquête
historique et la réflexion sur le mode d’être de sa propre pensée se lient de manière implicite
mais fondamentale. Nous chercherons à faire apparaître cette articulation entre l’histoire et, en
quelque sorte, l’actualité de la pensée foucaldienne, en examinant l’histoire de la parrêsia
dans ce chapitre, puis le présent pour la pensée foucaldienne dans le prochain chapitre. Si
nous reprenons l’expression de Foucault à propos de la parrêsia platonicienne, faire l’histoire
de la parrêsia, ou des autres objets tels le souci de soi ou la sexualité, est une épreuve pour
mettre à l’épreuve sa propre pensée. L’histoire de la parrêsia et du courage de la vérité que
Foucault tente de décrire dans le cours de 1984 représente précisément la confrontation de la
pensée à l’histoire dans laquelle le savoir, le pouvoir et la subjectivation forment un ensemble
singulier de pratiques, qui transforment le mode d’être même de la pensée foucaldienne. De
ce point de vue, l’histoire se trouve toujours à la limite de la pensée philosophique, limite
extérieure de cette forme de réflexion.
Foucault revient sur la philosophie platonicienne pour étudier la « fondation de la
parrêsia dans le champ de l’éthique », qui s’oppose à la parrêsia politique2941. C’est encore
l’Apologie, notamment la première partie, qui est citée pour savoir comment ce dire-vrai
éthique se forme dans la réflexion philosophique. Foucault schématise trois moments de ce
nouveau type de dire-vrai selon l’argumentation de Socrate. Premièrement, la véridiction
socratique se fait par rapport à Apollon et à son oracle (« Nul n’est plus savant que
Socrate ») : la recherche de Socrate a pour objectif de faire l’épreuve de ce qu’a dit l’oracle,
pour savoir s’il est vrai ou non. Le deuxième moment porte sur la forme sous laquelle Socrate
mène cette recherche de la vérité. C’est l’enquête parcourant toute la ville, des hommes d’État
aux artisans, Socrate soumet chacun à l’examen qui permet de savoir ce qu’il sait de lui-même
et des choses, ou ce qu’il n’en sait pas, en comparant ce que chacun dit avec son âme, qui
fonctionne exactement comme pierre de touche. En résultat de cette série d’enquêtes, Socrate
trouve que l’oracle a dit la vérité. Troisième moment : tout le long de ses interrogations sur les
autres, Socrate a suscité beaucoup d’hostilités. Il y a là bien entendu le risque de mort. Socrate

2941
Ibid., p 67.
828
Chapitre I, Partie III

ne craint pas de pouvoir puisse mourir à cause de ses enquêtes. Il s’agit dans cette véridiction
socratique d’une forme de parrêsia, non politique, mais définie comme « le courage de la
vérité, le courage de dire vrai »2942. Socrate caractérise cette parrêsia comme une mission à
plusieurs objectifs. Tout d’abord, c’est de « veiller en permanence sur les autres », pour les
inciter à s’occuper d’eux-mêmes, c’est-à-dire « de leur raison, de la vérité et de leur âme »2943.
Ce souci de soi est donc déterminé en fonction de ces trois éléments, à savoir la raison
(phronêsis), la vérité (alêtheia) et l’âme (psukhê) : la raison qui est une raison pratique,
permet de « chasser les opinions fausses » ; et « l’alêtheia est bien aussi l’Être en tant que
nous en somme parent, sous la forme précisément de la psukhê »2944. C’est cette incitation,
menant finalement les autres au souci de soi, qui est la mission de Socrate au travers de la
parrêsia éthique.
Ce dire-vrai socratique est caractérisé par ses différences avec les trois autres formes
du dire-vrai, par rapport auxquelles se déroule son cheminement. Premièrement, c’est à
l’écoute du discours vrai du prophète que Socrate a décidé de commencer son enquête de la
vérité. La véridiction prophétique a ainsi été transposée dans un autre champ de vérité.
Deuxièmement, il y a une référence à la véridiction de la sagesse, sous la forme de réplique
contre l’accusation selon laquelle Socrate a mené des recherches « sur ce qui se passe sous la
terre et dans le ciel »2945. Mais l’enquête socratique n’a pas porté sur l’être et la nature des
choses et du monde, mais sur « l’épreuve de l’âme »2946. Troisièmement, la différence entre le
dire-vrai du technicien et la véridiction socratique est claire : alors que le premier appartient à
« ceux qui savent, possèdent des techniques et sont capables de les enseigner », la seconde
consiste à « montrer courageusement aux autres qu’ils ne savent pas et qu’il leur faut
s’occuper d’eux-mêmes »2947. Marquant la différence entre sa parrêsia éthique et les trois
autres formes du dire-vrai, Socrate met en lumière la nécessité absolue du courage dans sa
véridiction. Et la finalité de cette parrêsia éthique, dit Foucault, ce n’est rien d’autre que
« l’établissement, la fondation, dans sa spécificité non politique, d’une forme de discours qui
a pour préoccupation, qui a pour souci le souci de soi »2948. Les deux problématiques, la
parrêsia et le souci de soi, qui se développent jusqu’à ce moment en quelques sorte

2942
Ibid., p. 78.
2943
Ibid., p. 79.
2944
Ibid.
2945
Apologie de Socrate, 19 d.
2946
Le Courage de la vérité, p. 82.
2947
Ibid.
2948
Ibid., p. 84.
829
Chapitre I, Partie III

indépendamment l’une de l’autre, sont ainsi liées par l’intermédiaire de la notion de courage
qui est propre au dire-vrai socratique. Cette articulation permettra à Foucault de revisiter
l’époque impériale dont la culture de soi a déjà été analysée, du point de vue de la pratique de
la parrêsia.
Mais, avant de passer à cette période ultérieure, Foucault se réfère encore à un autre
texte platonicien, qui donne l’exemple de ce courage de la vérité : il s’agit du Lachès. C’est
pour les quatre raisons suivantes que Foucault s’arrête à ce dialogue. Premièrement, dans ce
dialogue apparaissent les trois notions fondamentales du dire-vrai socratique, à savoir la
parrêsia comme « franchise courageuse du dire-vrai », l’exetasis comme « pratique de
l’examen et de l’épreuve de l’âme » et l’epimeleia, comme « objectif et fin même de cette
parrêsia »2949. Deuxièmement, dans ce dialogue, Socrate a un rapport direct à la scène
politique, comme le montre la présence d’hommes politiques tels Nicias et Lachès. Foucault
explique cette situation : « tout en s’adressant directement aux hommes politiques, (…) il va
proposer un jeu qui n’a pas la forme du jeu politique »2950. Troisièmement, ce dialogue est
traversé par le thème du courage et celui de la vérité du courage. En d’autres termes, c’est
« l’entrelacement du thème du courage avec le thème de la vérité » qui se trouve au cœur du
dialogue2951. Donc il s’agit bien de savoir quel rapport éthique existe entre le courage et la
vérité. C’est bien entendu la parrêsia qui lie la vérité à la manifestation singulière du courage.
Or Foucault soulève là une opposition entre ce courage de la vérité et la problématique du
cathartique, où il est question de la pureté et de la purification du sujet, dont un exemple est la
démarche cartésienne. Si ce thème du cathartique domine la philosophie occidentale, celui du
courage de la vérité montre un tout autre aspect de l’accès à la vérité, au travers d’une analyse
de manière fort nietzschéenne, qui est « l’analyse de la volonté de vérité, sous ses différentes
formes qui peuvent être la forme de la curiosité, la forme du combat, la forme du courage, de
la résolution, de l’endurance »2952. Quatrièmement, le Lachès marque « le point de départ
d’une des lignes de développement de la philosophie occidentale »2953. Sur ce point, Foucault
fait la comparaison entre l’Alcibiade et le Lachès : alors que le premier est l’origine d’une
« philosophie qui a à se placer sous le signe de la connaissance de l’âme, et qui fait de cette
connaissance de l’âme une ontologie du soi », la discussion dans le second ne va pas à cette

2949
Ibid., p. 114.
2950
Ibid., p. 115.
2951
Ibid., p. 116.
2952
Ibid., p. 117.
2953
Ibid.
830
Chapitre I, Partie III

métaphysique de l’âme, mais forme « une philosophie comme épreuve de la vie, du bios qui
est matière éthique et objet d’un art de soi-même »2954. Le Lachès est donc le début d’une
philosophie du bios, dans laquelle la vie philosophique se définit comme une série d’épreuves.
Le cynisme, que Foucault analysera dans les séances ultérieures, est l’exemple premier de
cette philosophie de la vie et du courage de la vérité.
Comme le Lachès commence par un pacte de franchise, pacte parrèsiastique, entre
les quatre interlocuteurs, mis à part Socrate, à savoir Lysimaque, Mélèsias, Nicias et Lachès,
le rôle de ce philosophe n’est pas d’établir ce lien du dire-vrai, mais de transformer
progressivement la manière dont on discute. Premièrement, l’intervention de Socrate produit
le passage du modèle politique de la discussion à un autre modèle, le modèle technique. Si le
premier se déploie sous la forme de confrontation, comme dans une tribune, entre des
opinions différentes, pour l’emporter sur les autres, le second met en question ce principe
même de la majorité, pour examiner chaque opinion, du point de vue de la technique dont
chaque participant se sert, et pour connaître la pertinence de chaque opinion et la compétence
de celui qui l’affirme. Or l’évaluation de la compétence de quelqu’un se fait par deux
critères : l’un est de savoir qui est son maître ; l’autre met en question l’œuvre qu’il est
capable de faire. Dans la situation du texte, Lachès et Nicias, invités de par leur compétence,
pour donner leur opinion à propos de la question de l’éducation des enfants, sont priés
d’accepter un jeu dans lequel ils doivent répondre aux questions que Socrate leur pose. Il ne
s’agit plus de donner des opinions, mais d’examiner la technique qui les organise, et la
compétence des orateurs. Il y a, à ce moment du dialogue, encore un autre changement, qui
« marque l’émergence du jeu proprement socratique et de la parrêsia socratique »2955. Le
premier changement introduit le passage du modèle politique au modèle technique de la
discussion, alors que le second ouvre un autre jeu, où les orateurs ne présentent plus ce qu’ils
connaissent d’un domaine spécifique, mais répondent simplement aux questions que Socrate
leur pose, pour savoir en quoi consiste en réalité leur compétence. Là apparaît le jeu
parrèsiastique.
Foucault analyse en détail cette émergence du troisième moment dans le dialogue,
autour de trois questions. Première question : comment ce jeu de la parrêsia est-il accepté ?
C’est l’existence du pacte parrèsiastique qui l’a rendu possible : « Ici, affirme Foucault, c’est
un bon jeu de parrêsia, entièrement positif où, au courage de Socrate, va répondre le courage

2954
Ibid., p. 118-119.
2955
Ibid., p. 128.
831
Chapitre I, Partie III

de ceux qui acceptent sa parrêsia2956. » Deuxièmement, lorsque les deux principaux locuteurs
ont accepté ce jeu, que va-t-il se passer ? Il s’agit dans ce jeu pour chacun de « montrer quelle
relation il y a entre lui-même et le logos (la raison) »2957. Il n’est question ni de compétence,
ni de technique, ni de maître, ni d’œuvre, mais de sa vie, ou de la manière dont il vit. Il faut
donc « rendre compte de soi-même » : alors que, dans l’Alcibiade, ce soi-même est l’âme, il
est, dans le Lachès, le mode de l’existence par lequel on vit. Le jeu se déroule autour de la
notion de pierre de touche, dans la mesure où « il faut soumettre la vie à une pierre de touche
pour partager exactement ce qui est bien et ce qui n’est pas bien dans ce qu’on fait, dans ce
qu’on est, dans la manière de vivre »2958. C’est dans ce domaine de la manière de vivre
qu’apparaît le discours socratique de la parrêsia, pour instaurer un certain rapport à Socrate,
qui soutient cette mise en épreuve qui dure tout le long de l’existence. Troisièmement,
« qu’est-ce qui autorise Socrate à jouer ce rôle de la parrêsia éthique ? »2959 La réponse est
simple : ce qui autorise cette pratique de la parrêsia est la vie de Socrate lui-même. La
trajectoire de cette authentification n’est pas « du courage de Socrate à sa qualification », mais
« de l’harmonie entre vie et discours de Socrate à la pratique d’un discours vrai, d’un discours
libre, d’un discours franc »2960. Le dire-vrai s’articule ou doit s’articuler au style de vie. C’est
ainsi que le moment de la parrêsia émerge au sein du dialogue.
Après avoir lié le dire-vrai à la manière de l’existence, Socrate pose, tout à la fin du
dialogue, la question suivante à Lachès et Nicias : Qu’est-ce que le courage, une partie
importante de la vertu ? À cette question, ces deux hommes politiques ne peuvent répondre.
Après cet échec, ils se retirent du dialogue, en conseillant à Lysimaque et à Mélèsias, qui
s’inquiètent de l’éducation de leurs enfants, de les confier à Socrate. Comme sa mission est de
s’occuper des citoyens, Socrate accepte cette demande. Mais, tout de suite, Socrate révèle
qu’il n’est pas non plus capable de définir ce que c’est le courage. C’est donc un échec
général. Puis Socrate propose de chercher un maître, « sans regarder à la dépense et sans
honte de retourner à l’école », malgré leur âge2961. Mais, si personne ne peut répondre à cette
question du courage, qui peut en être le maître ? Foucault explicite le raisonnement de
Socrate : « Ce maître à l’écoute duquel il faut que tout le monde se mette (…) c’est bien

2956
Ibid., p. 132.
2957
Ibid., p. 134.
2958
Ibid., p. 135.
2959
Ibid., p. 129.
2960
Ibid., p. 138.
2961
Ibid., p. 140.
832
Chapitre I, Partie III

entendu le logos lui-même, c’est le discours qui va donner accès à la vérité2962. » Le problème
de l’éducation ne se limite donc pas à celle des enfants. Mais il se généralise dans la mesure
où tout le monde doit s’occuper de soi-même. L’objectif du projet socratique est précisément
de « prendre souci de soi et des enfants »2963. Dans cet impératif, la position de Socrate, qui
doit aussi se soucier de lui-même, est différente de celle des autres, car il guide « les autres
vers ce soin d’eux-mêmes, et éventuellement vers la possibilité de prendre soin des
autres »2964. En ce sens, Socrate joue le rôle du véritable philosophe.
L’importance de ce processus vers la parrêsia est évidente pour les deux raisons
suivantes : premièrement, il met en lumière « le lien qu’il y a entre l’epimeleia (le souci) et
une certaine modalité du discours socratique », c’est-à-dire que le mode de vie se définit
désormais comme corrélatif fondamental de la pratique de la parrêsia2965 ; deuxièmement, le
thème de la parrêsia est explicitement liée au problème du mode d’existence. C’est là que se
forme la parrêsia non pas politique, mais éthique, car le dire-vrai s’enchaîne dans ces
conditions au « partage éthique entre le bien et le mal dans l’ordre du bios (de
l’existence) »2966. L’objectif de Foucault est donc d’articuler le thème du souci de soi, analysé
dans le cours de 1982 à celui de la parrêsia, acte courageux du dire-vrai et de la vérité du
courage qu’il est en train d’examiner. Le Lachès occupe une place privilégiée dans cette
relation entre le souci de soi et le dire-vrai, de même que l’Alcibiade sert de point de repère
pour faire apparaître l’ampleur de la notion d’epimeleia heautou. Ces deux dialogues font
cependant contraste l’un avec l’autre : alors que, dans le Lachès, « on arrive à ce constat
qu’on ne sait pas ce qu’est le courage, et [que] nul ne peut le dire », la fin de l’Alcibiade est
caractérisée par « la découverte et la position de l’âme comme réalité à laquelle nous devons
porter notre attention »2967. Or Foucault remarque que, entre ces deux dialogues socratiques, il
est possible de faire un certain rapprochement sur trois points : premièrement, dans ces deux
dialogues, la parrêsia de Socrate sert à demander aux interlocuteurs « s’ils sont capables de
rendre compte d’eux-mêmes » ; deuxièmement, cette parrêsia doit conduire ces interlocuteurs
« à la découverte qu’ils sont bien obligés de reconnaître eux-mêmes qu’ils ont à se soucier
d’eux-mêmes » ; troisièmement, dans cette découverte de la nécessité du souci de soi, Socrate

2962
Ibid., p. 141.
2963
Ibid.
2964
Ibid., p. 142.
2965
Ibid., p. 138.
2966
Ibid., p. 139.
2967
Ibid., p. 146.
833
Chapitre I, Partie III

apparaît comme « celui qui est capable, en se souciant des autres, de leur apprendre à se
soucier d’eux-mêmes »2968. C’est à partir de ces points communs, c’est-à-dire la nécessité de
la connaissance et le souci de soi, que se développent deux lignes de réflexion dans l’histoire
de la philosophie occidentale : d’une part, l’Alcibiade découvre l’âme (psukhê) comme
« réalité ontologiquement distincte du corps » et dont on doit se soucier ; d’autre part, dans le
Lachès, apparaît l’instauration de soi-même comme bios, c’est-à-dire comme « manière d’être
et manière de faire dont (…) il s’agit de rendre compte tout au long de son existence »2969. Il y
a donc deux formes de réflexion, l’une qui va vers « la métaphysique de l’âme » et l’autre
vers « une stylistique de l’existence », qui constitue l’existence (le bios) comme « objet
d’élaboration et de perception esthétique », c’est-à-dire « le bios comme une œuvre belle »2970.
Foucault souligne l’importance de la seconde forme de réflexion, cachée et ignorée dans
l’histoire de la métaphysique ou celle de la psukhê, et tente de la reconstituer comme un
aspect de l’histoire de la subjectivité. C’est ainsi que Foucault reformule le problème qu’il
veut aborder : il s’agit d’examiner le rapport entre cet art de l’existence et le dire-vrai, ou « la
relation entre l’existence belle et la vraie vie, la vie dans la vérité, la vie pour la vérité »2971.
On peut aisément comprendre que cette manière d’être esthétique et ce dire-vrai sur la vie se
lient dans le souci de soi. Or Foucault note que, entre les deux lignes différentes de réflexion
philosophique, c’est-à-dire entre la métaphysique de l’âme et la stylistique de l’existence, il y
a un certain rapport qui n’est pourtant ni nécessaire ni unique. Par exemple, dans le
christianisme, plusieurs styles d’existence fort hétérogènes se développent dans le cadre
solide de la métaphysique de l’âme. Chez les stoïciens, ce sont plutôt diverses métaphysiques
de l’âme qui servent de cadre théorique à des styles d’existence qui restent relativement
stables. Ce faisant, Foucault propose une relecture de l’histoire du stoïcisme dans ce rapport
entre métaphysique et stylistique, qui reste cependant une hypothèse.

4.6. Le cynisme : lien singulier entre mode de vie et dire-vrai

Ce qui intéresse Foucault n’est toutefois pas ce rapport entre deux lignes de réflexion,
mais le rapport entre la recherche d’une vie à la fois belle et vraie, et la pratique du dire-vrai :

2968
Ibid., p. 146-147.
2969
Ibid., p. 148.
2970
Ibid., p. 149.
2971
Ibid., p. 150.
834
Chapitre I, Partie III

c’est au cœur de cette relation historico-philosophique que Foucault situe l’exemple du


cynisme, dans lequel « l’exigence d’une forme de vie extrêmement typée (…) est très
fortement articulée sur le principe du dire-vrai, (…) du dire-vrai qui pousse son courage et sa
hardiesse jusqu’à se retourner [en] intolérable insolence »2972. Le terme parrêsia est ainsi
constamment appliqué aux cyniques. Certes cette relation entre la parrêsia et le mode
d’existence apparaît, comme Foucault l’a décrit, dans le Lachès, mais chez les cyniques, ce
rapport entre le dire-vrai et la manière de vivre est « plus compliqué et plus précis »2973.
D’abord, ce qui caractérise bien le cynisme, c’est son mode de vie spécifique, représenté par
un certain nombre de choses ou de notions, à savoir « le bâton, la besace, la pauvreté,
l’errance, la mendicité »2974. Ces éléments du mode de vie cynique ont des fonctions précises
par rapport à la parrêsia. Premièrement, cette façon de vivre joue « le rôle de condition de
possibilité par rapport au dire-vrai », dans la mesure où elle signifie de manière visible que
l’on n’est attaché à rien2975. Deuxièmement, ce mode de vie est non seulement la condition de
possibilité de la parrêsia, mais une fonction réductrice, qui consiste à éliminer « toutes les
obligations inutiles, toutes celles qui sont reçues d’ordinaire et acceptées par tout le monde et
se trouvent n’être fondées ni en nature, ni en raison »2976. Troisièmement, cette façon de vivre
proprement cynique fonctionne comme une épreuve, qui fait apparaître « les seules choses
indispensables à la vie humaine », « dans leur nudité irréductible »2977. La vie cynique devient
ainsi une manifestation de la vérité, de manière la plus scandaleuse possible. Cette alèthurgie
par le mode de vie facilement reconnaissable par son extrémité constitue précisément le noyau
du cynisme.
Foucault remarque que, si ce cynisme n’est qu’une figure anecdotique dans l’histoire
de la philosophie, c’est notamment pour deux raisons : premièrement, sa disqualification très
forte même dans l’Antiquité et dans les périodes ultérieures ; deuxièmement, le cynisme ne se
présente pas comme doctrine, mais comme manière de vivre. Se référant aux études sur le
cynisme qui se sont faites en Allemagne surtout dans les années soixante, Foucault observe
qu’il y a, dans ces recherches, une tendance générale qui présente le cynisme comme une
sorte d’individualisme ou « une exaspération de l’existence particulière, de l’existence

2972
Ibid., p. 153. Le mot entre crochets est mis par l’éditeur.
2973
Ibid., p. 156.
2974
Ibid., p. 157.
2975
Ibid.
2976
Ibid., p. 158.
2977
Ibid.
835
Chapitre I, Partie III

naturelle et animale, de l’existence en tout cas dans son extrême singularité »2978. Mais
souligner excessivement cet individualisme cynique risque, remarque Foucault, d’occulter
une de ses dimensions fondamentales, qui est le problème du rapport entre la manière de
l’existence et la manifestation de la vérité. Car le schéma cynique est transmis non pas par son
individualisme, mais par ce rapport au mode de vie et à la pratique du dire-vrai. Foucault en
donne trois exemples. Le premier exemple appartient à l’Antiquité chrétienne, où se forment
les pratiques et les institutions de l’ascétisme : et ce cynisme chrétien apparaît clairement, au
Moyen Âge, chez les franciscains, « avec leur dépouillement, leur errance, leur pauvreté, leur
mendicité » ou chez les dominicains, qui s’appellent eux-même les Domini canes (les chienrs
du Seigneur)2979. Les deux autres exemples portent sur les temps modernes, et nous voudrions
les analyser dans le chapitre suivant, car ils montrent bien la possibilité de lier cette histoire
de la philosophie antique à ce que Foucault appelle ontologie du présent. Nous nous
contentons ici de signaler que le cynisme subsiste, selon Foucault, sous diverses formes,
jusqu’à l’époque moderne.
Pour aborder le cynisme, Foucault évoque d’abord quelques problèmes concernant
l’analyse de cette philosophie singulière. Premièrement, il est très difficile de définir une
attitude typiquement cynique, de par divers schémas de mode de vie, que représentent bien
deux philosophes cyniques qui s’opposent totalement l’un à l’autre : d’une part, Démétrius,
qui est très proche du type d’un « philosophe conseiller, conseiller d’âme et conseiller
politique, de groupes aristocratiques » ; d’autre part, Pérégrunus, un vagabond, qui s’est brûlé
vif2980. Entre ces deux exemples limites, comment peut-on trouver une unité « cynique » ?
C’est la première difficulté.
Deuxièmement, l’attitude à l’égard du cynisme se fait une extrême ambiguïté : d’une
part de très violentes dénonciations, et d’autre part des valorisations fort poussées. Et chez
deux attitudes peuvent coexister chez un même auteur : le cynisme est objet à la fois de
critique et d’éloge. Foucault en donne deux auteurs comme exemples : Lucien et l’empereur
Julien. D’abord les dénonciations négatives : pour le premier, « une certaine forme de
cynisme n’est que l’imitation, la caricature, la grimace, l’imposture du véritable cynisme » ;
pour le second, « les cyniques s’opposent aux lois divines, aux lois humaines, et à toutes les

2978
Ibid., p. 166.
2979
Ibid., p. 168.
2980
Ibid., p. 180.
836
Chapitre I, Partie III

formes de traditionalité ou d’organisation sociale »2981. Puis les évaluations positives : Lucien,
sans démentir toute forme possible de cynisme, fait un portrait extrêmement positif d’un
certain Démonax, très peu connu, en le présentant comme un homme « porté naturellement à
la philosophie par un mouvement qui lui est inné »2982 ; Julien fait aussi du véritable cynisme
« une sorte de philosophie universelle, philosophie universelle qui serait à la fois valable pour
tout le monde et accessible pour tous », et ce cynisme est présenté comme « une philosophie
parfaitement ancienne, puisqu’elle remonte, au-delà même des philosophies historiquement
ou pseudo-historiquement repérés comme Diogène ou Cratès, jusqu’à Héraclès » 2983. Cette
universalité du cynisme liée étroitement à son ancienneté engendre deux idées associées :
d’une part, l’idée qu’il n’est pas nécessaire de faire des études particulières pour l’acquérir ;
d’autre part, celle selon laquelle le cynisme apparaît à la fois universel et banal. Foucault
constate là un paradoxe intéressant : alors qu’il y a une série d’efforts pour critiquer et
éliminer une certaine forme de cynisme, on essaie de déceler dans les pratiques cyniques « un
certain noyau reconnu comme étant l’essence, et l’essence propre, pure, du cynisme
lui-même » ; « La critique du cynisme se fait, dit Foucault, toujours au nom d’un cynisme
essentiel »2984.
La troisième raison de la difficulté d’étudier le cynisme est que la tradition cynique
comporte très peu de textes théoriques. Car l’enseignement philosophique pour les cyniques
n’a pas pour objectif de donner des connaissances, mais d’armer les individus pour la vie,
pour qu’ils puissent affronter les événements. Cette forme d’enseignement est caractérisée par
les cyniques eux-mêmes comme « un raccourci vers la vertu, une voie brève »2985. À ce
court-circuit s’oppose une voie longue, qui est celle, théorique, du discours.
Quatrièmement, étudier le cynisme est très difficile de par son mode de traditionalité
particulière. L’enseignement cynique consiste à transmettre des schémas de conduite sous
forme soit d’anecdotes brèves, soit de récits plus longs où est racontée la vie cynique. Cette
manière d’enseigner s’oppose totalement à la traditionalité doctrinale, qui réactualise « un
noyau de pensée oublié et méconnu, (…) pour en faire, quand on le réactualise, le point de
départ et le principe d’autorité d’une pensée qui se donne dans un rapport, à la fois variable et

2981
Ibid., p. 182-183.
2982
Ibid., p. 184.
2983
Ibid., p. 185-186.
2984
Ibid., p. 187.
2985
Ibid., p. 191.
837
Chapitre I, Partie III

complexe, d’identité, d’altérité avec la pensée de départ »2986. Le cynisme n’appartient pas à
ce type d’enseignement qui tente de « retenir un sens par-delà l’oubli », mais à « une
traditionalité d’existence », qui permet de « restituer la force d’une conduite par-delà un
affaiblissement moral »2987. Là apparaît une figure importante pour l’histoire de la philosophie
occidentale : celle du héros philosophique, qui, différent du sage traditionnel, constitue « une
légende philosophique qui a modelé d’une certaine manière la façon dont on a conçu et
pratiqué en Occident, et jusqu’à maintenant, la vie philosophique elle-même »2988. Si bien que
le modèle cynique, malgré sa marginalité, subsiste tout le long de l’histoire de la philosophie.
Dans cette position singulière, le cynisme apparaît comme la manifestation de la
vérité dans la vie elle-même. De là se pose une question : qu’est-ce que cette vraie vie dans le
cynisme ? Pour aborder cette question, Foucault commence par un examen court de la notion
d’alêtheia dans la philosophie grecque avant le cynisme ou à côté de lui. Cette notion est
caractérisée par quatre traits : premièrement, « ce qui n’est pas dissimulé » ; deuxièmement,
« ce qui ne reçoit aucune addition et supplément » ; troisièmement, « ce qui est droit » ;
quatrièmement, « ce qui existe et se maintient au-delà de tout changement »2989. Cette notion
de vérité est appliquée, avec ses quatre traits, évidemment au logos lui-même, « entendu non
pas comme proposition, comme énoncé, mais comme une manière de parler »2990. Mais on
rapporte cette notion à une autre chose, qui est l’amour : la notion d’amour véritable (alêthês
erôs) se trouve ainsi au cœur de la philosophie grecque ancienne. Ce thème du véritable
amour reprend terme à terme les quatre traits de l’alêtheia : premièrement, il n’a rien à
dissimuler ; deuxièmement, il est un amour « sans mélange de plaisir et de déplaisir » ;
troisièmement, il est un amour conforme à ce qui est juste ; enfin, quatrièmement, il n’est
« jamais soumis au changement ou au devenir »2991. De ce véritable amour, il est possible
d’avancer dans la recherche de la vraie vie (alêthês bios), dans la mesure où « le vrai amour,
la vraie vie sont deux choses qui, traditionnellement, depuis le platonisme, s’appartiennent
l’une à l’autre, et le platonisme chrétien reprendra très largement ce thème »2992. Cette vraie
vie est à la fois non dissimulée, sans mélange, droite, et échappant à la perturbation ou aux
changements. C’est la définition générale de la vraie vie dans la philosophie grecque.

2986
Ibid., p. 194.
2987
Ibid.
2988
Ibid., p. 195.
2989
Ibid., p. 201-202.
2990
Ibid., p. 202.
2991
Ibid., p. 203.
2992
Ibid.
838
Chapitre I, Partie III

S’appuyant sur cette conception, Foucault tente de cerner cette question de la vraie
vie dans le cynisme. Tout d’abord, il évoque l’oracle d’Apollon qui a été donné à Diogène qui
s’est rendu à Delphes, après l’exil de Sinope à la suite d’une activité de faux monnayage.
Conseil ironique : Apollon lui aurait dit de falsifier la monnaie ou de changer sa valeur. Dans
la tradition cynique, ce principe « changer la valeur de la monnaie » a été cité pour deux fins.
Premièrement, pour établir une sorte de symétrie entre Socrate et Diogène : cet équilibre entre
eux souligne qu’à ces deux philosophes a été confiée une mission par le dieu. La seconde est
plus difficile à repérer. Premièrement, ce principe se réfère implicitement au rapprochement
entre monnaie et coutume, règle, loi, dans la mesure où la valeur de la monnaie dépend de ces
systèmes de convention, ainsi que de la valeur du métal. Ce principe implique donc de
prendre une certaine attitude à l’égard de la règle ou de la loi. Deuxièmement, le terme
« changer » ne signifie pas dévaluer la monnaie. Ce changement cynique vise plutôt à
restituer à la monnaie « la valeur qui est la sienne en lui imposant une autre effigie, meilleure
et plus adéquate »2993. Il s’agit de pousser ce concept de la vraie vie à l’extrême, pour faire
apparaître « le contraire même de ce qui était reconnu traditionnellement [comme étant] la
vraie vie »2994. En ce sens, le cynisme ne marque pas une rupture avec la philosophie existante,
mais il se caractérise plutôt comme passage à la limite ou retournement de ce thème de la
vraie vie au sens traditionnel.
Foucault procède ainsi à l’analyse de la vie cynique comme détournement des thèmes
traditionnels de la philosophie, en opposant la vraie vie selon le cynisme à celle de la
philosophie traditionnelle. Premièrement, le thème de la vie non dissimulée, repris par de
nombreux philosophes. Par exemple, pour Platon, chez qui ce thème apparaît sous la forme de
véritable amour, il s’agit de ne « cacher aucune action honteuse » et de ne jamais rechercher
« l’ombre pour accomplir ses désirs » ; chez Sénèque, la vraie vie consiste à vivre « comme si
on était toujours (…) sous l’œil, le regard, le contrôle de l’ami, l’ami qui est à la fois le guide
exigeant et le témoin » ; ou bien chez Épictète, la vie non dissimulée est « une vie qui sait
qu’elle se déroule tout entière sous un certain regard intérieur qui est celui de la divinité »2995.
Ainsi que le montrent bien ces exemples qui définissent, chacun, la vérité de la vie de sa
propre manière, ce thème se trouve au cœur de la réflexion philosophique, et est également
repris dans le cynisme, mais avec une sorte d’altération qui ne fait de ce thème qu’un scandale.

2993
Ibid., p. 209.
2994
Ibid. Les mots entre crochets sont mis par l’éditeur.
2995
Ibid., p. 231-232.
839
Chapitre I, Partie III

Cette transvaluation se fait par une « dramatisation » de ce principe dans et par la vie
elle-même, ou par « la mise en scène de la vie dans sa réalité matérielle et quotidienne »,
réalité de la vie à la limite et à l’état nu, présentée par l’absence de maison ou de vêtement2996.
Cette non-dissimulation de l’existence retourne les effets que ce principe a dans sa forme
traditionnelle, celle de pudeur qui fait rougir de faire le mal devant les autres. Le scandale
cynique est tout au contraire « l’éclat de la naturalité de l’être humain sous le regard de
tous » : « La vie publique cynique sera, dit Foucault, donc une vie de naturalité éclatante et
entièrement visible, faisant valoir ce principe que la nature ne peut jamais être un mal2997. »
Le cynisme a donc séparé de ce principe de non-dissimulation la pudeur qui y est
traditionnellement liée, par cette naturalité de la vie poussée à la limite.
Deuxièmement, est examinée la vie sans mélange, qui est « la vie sans lien, sans
dépendance à l’égard de ce qui pouvait lui être étranger, en fonction du principe que ce qui est
alêthês est pur, sans altérité, en parfaite identité à soi-même »2998. Cette vie sans mélange se
développe dans la philosophie ancienne selon deux stylistiques d’existence assez différentes,
et pourtant liées l’une à l’autre, à savoir l’esthétique de la pureté, représentée notamment par
le platonisme, et la stylistique de l’indépendance, que l’on peut trouver chez les épicuriens et
chez les stoïciens. Le cynisme s’inscrit également dans ces différents thèmes de la vie sans
mélange, mais il altère largement ce principe traditionnel, d’abord au travers d’une
« dramatisation matérielle, physique, corporelle du principe de la vie sans mélange », qui se
forme comme la figure de la pauvreté2999. À l’égard de la notion de pauvreté, la position de la
réflexion traditionnelle reste ambiguë, dans la mesure où la vie sans mélange, qui ne doit pas
être une vie attachée aux richesses, joue un certain rôle dans l’opposition entre les meilleurs,
les plus puissants et les plus éduqués et la foule, sans puissance, sans formation et sans
fortune non plus. Dans cette structure sociale, la pauvreté qu’exige la vie sans mélange n’a
pas sa propre place. Elle est philosophiquement nécessaire, mais socialement et politiquement
inacceptable. En revanche, la pauvreté cynique est « une pauvreté effective, matérielle,
physique »3000. Elle est également une pauvreté active, dans la mesure où elle est « une
opération que l’on fait sur soi-même, pour obtenir des résultats positifs, de courage, de
résistance et d’endurance » : il ne s’agit pas d’une pure et simple acceptation de la pauvreté,

2996
Ibid., p. 233.
2997
Ibid., p. 234-235.
2998
Ibid., p. 235.
2999
Ibid., p. 236.
3000
Ibid., p. 237.
840
Chapitre I, Partie III

mais d’une conduite effective de pauvreté3001. En outre, cette pauvreté est infinie, car elle est
« une pauvreté insatisfaite d’elle-même qui s’efforce toujours d’atteindre de nouvelles limites,
jusqu’à rejoindre le sol de l’absolument indispensable »3002. Le cynique retourne ainsi ce
principe de la vie sans mélange par son application radicale. La vie cynique devient
« scandaleuse, insupportable, laide, dépendante et humiliée », et la pauvreté cynique est même
« l’affirmation de la valeur propre et intrinsèque de la laideur physique, de la saleté de la
misère »3003. Par ailleurs, cette valorisation de la pauvreté absolue conduit la pensée cynique à
une autre conséquence importante : la pauvreté absolue signifie que l’on se trouve dans une
situation de dépendance totale. Les cyniques acceptent, de manière directe et positive, cet état
d’esclavage, et même de mendicité, ce qui est encore plus grave à cette époque-là. À cet
esclavage et à cette mendicité, s’ajoute de surcroît ce que la pauvreté cynique doit affronter :
c’est l’adoxa, la mauvaise réputation. Mais, pour les cyniques, cette pratique du déshonneur
est une conduite positive, car les situations humiliantes, recherchées activement par les
cyniques, « exercent le cynique à résister à tout ce qui est phénomène d’opinions, croyances,
conventions »3004. L’humiliation fonctionne dans le cynisme comme une série d’épreuves.
Troisièmement, le cynisme effectue un même type de déplacement à propos de la vie
droite, qui se définit traditionnellement comme une vie conforme à la nature ainsi qu’aux lois.
Or dans cette notion, il y a une équivoque fondamentale : la vie droite est en conformité avec
un noyau de naturalité assez ambiguë, et avec un ensemble de lois qui varient selon les
systèmes sociaux et les écoles philosophiques. La reprise de ce thème par les cyniques altère
totalement cette notion. D’abord, c’est seulement « ce qui est de l’ordre de la nature qui
puisse être un principe de conformité pour définir la vie droite » 3005 . De là deux
conséquences : d’une part, l’élimination des lois civiles comme normes de conduite, et d’autre
part, « la valorisation positive de l’animalité » 3006 . Alors que l’humanité se différencie
clairement dans la pensée antique de l’animalité, chez les cyniques, la seconde est « une
manière d’être à l’égard de soi-même, manière d’être qui doit prendre la forme d’une
perpétuelle épreuve »3007. L’animalité perçue comme un exercice est une tâche pour soi-même
et un scandale pour les autres.

3001
Ibid., p. 238.
3002
Ibid.
3003
Ibid., p. 238-239.
3004
Ibid., p. 241.
3005
Ibid., p. 243.
3006
Ibid., p. 244.
3007
Ibid., p. 245.
841
Chapitre I, Partie III

Quatrièmement, la vraie vie est celle qui échappe à tout changement, et qui « se
maintient dans l’identité de son être »3008. En d’autres termes, c’est « une vie en possession
d’elle-même, une vie dont aucun fragment, aucun élément n’échappe à l’exercice de son
pouvoir et de sa souveraineté sur elle-même »3009. C’est un thème traditionnel et habituel, et
ce thème de la vie souveraine fait partie de l’art de vivre, stoïcien, par exemple, ainsi que
Foucault l’a décrit notamment dans L’Herméneutique du sujet. Cette vie souveraine est tout
d’abord le rapport de soi à soi. Toutefois, elle s’ouvre également à une relation à l’autre et aux
autres, à l’égard d’un maître ou d’amis par exemple, comme c’est le cas pour la culture de soi
en général. C’est « une vie d’aide et de secours aux autres », et être bénéfique aux autre est
une sorte d’obligation3010. Si telle est la définition traditionnelle de la vie souveraine, le
cynique pousse encore ce thème à la limite, pour le faire réapparaître sous la forme d’une
affirmation arrogante, c’est-à-dire que le cynique est roi. Alors que le rapport entre
philosophie et monarchie est un problème fréquemment discuté dans la philosophie
traditionnelle, ainsi qu’on le voit très bien chez Platon ou chez les stoïciens, le cynisme a en
quelque sorte disloqué ce problème et se prétend souverain. Foucault évoque évidemment un
lieu commun pour ce problème, qui est la rencontre d’Alexandre et de Diogène, pour
remarquer quatre oppositions entre ce souverain invincible et « cette figure du roi
anti-royal »3011. Premièrement, il y a deux dissymétries qui s’opposent totalement l’une à
l’autre : d’une part, celle qui sépare le souverain dans toute sa gloire et le philosophe
misérable dans son tonneau ; d’autre part, la dissymétrie entre la fragilité de la monarchie
d’Alexandre et la stabilité absolue de celle de Diogène, car la première dépend d’autres
choses que lui, et que la seconde n’a besoin de rien. La deuxième opposition concerne
l’éducation comme roi : alors qu’Alexandre a besoin de devenir roi, par éducation et par
hérédité, Diogène, lui, « véritable roi (…), est issu directement de Zeus »3012. Troisièmement,
pour être souverain, Alexandre doit être capable de triompher de ses ennemis. Mais, Diogène
lui demande : « est-ce que tu auras vaincu les véritables ennemis qui s’opposent à toi ? »3013
Les véritables ennemis sont à l’intérieur de soi, à savoir les défauts et les vices, que le sage ne
possède point. Quatrièmement, alors que le roi des hommes peut un jour perdre sa monarchie,

3008
Ibid., p. 207.
3009
Ibid., p. 248.
3010
Ibid., p. 250.
3011
Ibid., p. 253.
3012
Ibid., p. 254.
3013
Ibid., p. 255.
842
Chapitre I, Partie III

le philosophe-roi est toujours roi, du fait qu’il l’est par nature.


Outre cette opposition à Alexandre, le roi cynique qu’est Diogène, a encore d’autres
caractéristiques. Tout d’abord, il est un « roi de la dérision », « un roi de misère, un roi qui
cache sa souveraineté dans le dépouillement »3014. Ensuite, on trouve chez lui « l’acharnement
de soi sur soi », par lequel ce roi cynique fait, sur soi-même, « l’exercice d’une endurance
toujours plus complète, toujours plus dure, toujours plus achevée »3015. Enfin, il s’agit dans
cette monarchie réelle et dérisoire d’un dévouement, qui est marqué par trois traits :
premièrement, ce dévouement est une mission que ce roi a reçue ; deuxièmement, cette
mission n’est pas celle de législateur, mais elle établit un rapport de soin, envers les gens ;
troisièmement, la forme que prend cette mission est celle d’un combat, c’est-à-dire que ses
médications sont dures, et faites par l’intermédiaire de la fameuse diatribe. Le cynique est
donc « un roi qui combat, qui combat à la fois pour lui-même et pour les autres »3016. C’est
dans cette représentation du combat qu’apparaît la figure d’Héraclès comme grand modèle
pour le roi cynique et comme référence constante. Si le cynisme se fonde sur cette figure
mythique pour justifier sa vie comme vraie, il est en même temps, une matrice de « la vie
militante » 3017 . Prenant bien conscience de l’anachronisme de ce terme, Foucault tente
toutefois d’insister sur le fait que le cynisme constituera, dans l’éthique occidentale, « le
thème même de la vie militante »3018. Certes on peut trouver partout l’idée d’une militance
philosophique dans la philosophie antique, mais celle du cynisme se démarque des autres. Car
la militance cynique est « une militance en milieu ouvert », qui « prétend changer le monde,
beaucoup plus qu’une militance qui chercherait simplement à fournir à ses adeptes les moyens
de parvenir à une vie heureuse »3019. Le cynisme s’adresse ainsi non pas à des disciples ou à
des amis, mais au public. Et cet appel au changement se fait au travers de l’exercice de soi sur
soi, sous la forme de pauvreté ou d’animalité qui manifeste pourtant la vérité de la vie
humaine. Foucault remarque aussi que cette souveraineté militante et dérisoire du cynique est
l’origine de deux choses importantes dans la culture occidentale. Premièrement, le thème du
roi de dérision. Foucault se contente ici de signaler la thématique générale, en donnant un
exemple du rapport entre le roi et son fou au travers du jeu de la parrêsia. La seconde chose

3014
Ibid.
3015
Ibid., p. 255-256.
3016
Ibid., p. 258.
3017
Ibid., p. 261.
3018
Ibid.
3019
Ibid., p. 262.
843
Chapitre I, Partie III

est le thème du roi caché, qui n’est jamais reconnu malgré sa vertu et son vrai pouvoir : « Roi,
saint, héros ou chevalier, c’est ce personnage masqué dont la vérité, l’héroïsme et la valeur
hautement bénéfique pour l’humanité sont méconnues par l’humanité tout entière 3020 . »
Foucault remarque que ce thème d’origine cynique est précisément repris dans le
christianisme, et que Le roi Lear se trouve exactement au confluent de ces deux thèmes, ou de
ces éléments tels la dérision, le dire-vrai, l’errance et la mort, entre autres. Et, subsistant et se
développant dans l’ascétisme chrétien, cette militance cynisme est également une matrice du
militantisme du XIXe siècle. Dans ce combat, le principe de « changer la valeur de la
monnaie » ne consiste pas simplement à altérer de manière scandaleuse la vie, mais à mener
les gens à « la pratique d’une combativité à l’horizon de laquelle il y a un monde autre »3021.
Foucault esquisse ainsi l’histoire de la pensée occidentale à partir du cynisme, mais
cette histoire ne reste qu’une ébauche. Nous revenons maintenant sur le problème de la vraie
vie chez les cyniques et de sa singularité, à l’époque où ils sont en activité. La vie cynique se
présente philosophiquement comme à la fois ordinaire et inacceptable. « En même temps
donc que les philosophes se reconnaissent si facilement dans le cynisme, ils s’en démarquent
très violemment par une caricature repoussante » : pour eux, le cynisme est « une sorte
d’altération inacceptable de la philosophie »3022. Mais comment le cynique peut-il dire ce qui
est banal, en le rendant totalement inadmissible ? Foucault tente d’expliquer ce paradoxe
cynique par deux raisons. Premièrement, le cynique fait apparaître une troisième forme de
courage de vérité, qui se distingue de la bravoure politique ainsi que de l’ironie socratique. Ce
courage cynique prend la forme de scandale, adressée aux gens qui le condamnent : « Il s’agit
d’affronter leur colère en leur donnant l’image de ce que, tout à la fois, ils admettent et
valorisent en pensée, et rejettent et méprisent dans leur vie même3023. » Les mots cyniques
mettent en pleine lumière la vérité de la vie, même sa laideur, au point que cette réalité est
inadmissible pour ceux qui les écoutent. La seconde raison est que ce problème de la vie
cynique ne peut ne pas poser une question permanente et difficile dans l’histoire de la
philosophie occidentale, qui est celle de la vie philosophique. La philosophie en Occident est
toujours indissociable d’une existence philosophique. C’est ce problème de l’existence ou de
la vie qui sépare la philosophie de la science. Mais Foucault remarque que le problème de la

3020
Ibid., p. 263.
3021
Ibid., p. 264.
3022
Ibid., p. 214.
3023
Ibid., p. 215-216.
844
Chapitre I, Partie III

vie philosophique est peu à peu éliminé dans l’histoire de la philosophie occidentale. Cette
élimination ou du moins cet oubli se font au travers de deux processus : d’une part, la
question de la vraie vie est absorbée dans les pratiques religieuses ; d’autre part, à mesure que
la science et ses pratiques assurent l’accès à la vérité, l’importance de ce problème de la vraie
vie « comme socle nécessaire à la pratique » diminue progressivement3024. Si telle est la
configuration moderne de la philosophie, Foucault reconnaît en même temps un courant de la
pensée portant sur cette question de la vie philosophique, qui va de Montaigne jusqu’à
l’Aufklärung kantienne. Selon Foucault, le Spinoza de la Réforme de l’entendement est par
excellence un exemple de la réflexion sur la vie philosophique au cœur même du projet de
philosopher, alors que Leibniz, s’opposant à cette réflexion de Spinoza, est « le premier des
philosophes modernes »3025.
Le cynisme se situe dans l’histoire de cette question de la vie philosophique, en
posant ce problème, nous l’avons vu, sous la forme de scandale et de retournement des
principes traditionnels de la vraie vie. Toutefois, le cynisme partage un certain nombre
d’éléments traditionnels : premièrement, pour le cynisme ainsi que pour les autres écoles
philosophiques, la philosophie est « une préparation à la vie » ; deuxièmement, cette
préparation à la vie implique la nécessité du souci de soi-même ; troisièmement, pour
s’occuper de soi-même, il ne faut « étudier que ce qui est réellement utile dans et pour
l’existence » ; quatrièmement, « il faut rendre sa vie conforme aux préceptes qu’on
formule »3026. S’y ajoute un cinquième, qui est propre au cynisme : le fameux principe
« changer la valeur de la monnaie ». Il y a donc deux principes chez les cyniques, l’un
traditionnel et l’autre original, attribué à Diogène, à savoir « connais-toi toi-même » et
« réévalue ta monnaie ». L’altération de la vie s’effectue au travers du souci de soi, en
poussant cette vie jusqu’à la limite où une vie autre apparaît comme la vraie vie.
Enfin, Foucault évoque les caractères du qualificatif que les cyniques se donnent,
c’est-à-dire celui de « chien ». C’est à l’interprétation sans doute canonique d’Élien que se
réfère Foucault. Si la vie de cynique est une vie de chien, c’est pour les quatre raisons
suivantes : premièrement, la vie de cynique est une « vie impudique » ; deuxièmement, elle
est indifférente ; troisièmement, elle est « une vie qui aboie » c’est-à-dire « une vie capable de
se battre, d’aboyer contre les ennemis, qui sait distinguer les bons des mauvais, les vrais des

3024
Ibid., p. 217.
3025
Ibid., p. 218.
3026
Ibid., p. 219-220.
845
Chapitre I, Partie III

faux, les maîtres des ennemis » ; quatrièmement, elle est « une vie de chien de garde, une vie
qui sait se dévouer pour sauver les autres et protéger la vie des maîtres »3027. Ce rôle
philosophique que joue cette vie de chien a certainement une sorte de parenté avec le thème
traditionnel de la vraie vie, notamment dans les trois dernières raisons. Foucault résume ainsi
le cynisme comme « à la fois l’écho, la continuation, le prolongement, mais aussi le passage à
la limite et le retournement de la vraie vie »3028. Dans ce retournement, que nous avons vu
ci-dessus, Foucault retrouve encore les deux lignes de partage qu’il a remarquées dans la
philosophie platonicienne, ou plus précisément dans l’opposition de l’Alcibiade et le Lachès :
d’une part, ce qui apparaît dans le dialogue de l’Alcibiade, c’est le principe de l’autre monde
au travers de la contemplation de l’âme pour elle-même ; d’autre part, à partir du Lachès, on
développe la question de l’art de vivre, à la limite de laquelle, on trouve la vie cynique,
comme la vie autre. Alors que la première ligne se développera dans l’histoire de la
métaphysique occidentale sous la forme platonicienne ou néo-platonicienne, la seconde « ne
donnera rien de plus en un sens que la grossièreté cynique »3029. La forte singularité du
cynique s’inscrit ainsi dans ces deux moments que représente la philosophie platonicienne.
Récapitulant ainsi les traits du cynisme par rapport au point de départ de l’histoire de
la philosophie occidentale, Foucault revient explicitement sur la question de la parrêsia,
notamment celle du cynisme. Il s’agit là de la souveraineté cynique qui se présente
« agressivement, sur le mode de la critique, de la polémique, comme la seule monarchie
véritable »3030. Cette affirmation de la souveraineté cynique comme unique suppose aussi
l’inversion totale de toutes les marques de monarchies politiques. C’est précisément une
double dérision de la monarchie réelle et politique, et, ce faisant, le souverain cynique se
trouve comme étant de « la monarchie universelle qui était celle des dieux »3031. Foucault
remarque deux conséquences de cet exercice de la souveraineté cynique. Premièrement, cette
souveraineté établit « la possibilité d’une vie bienheureuse dans un rapport de soi à soi sous la
forme de l’acceptation de sa destinée » 3032 . La seconde conséquence est que cette vie
souveraine, qui est celle de la félicité, est également « une pratique de la vérité manifestée, de
la vérité à manifester »3033. Or il y a plusieurs façons de dire la vérité dans la vie cynique.

3027
Ibid., p. 224.
3028
Ibid., p. 225.
3029
Ibid., p. 227.
3030
Ibid., p. 281.
3031
Ibid., p. 282.
3032
Ibid.
3033
Ibid.
846
Chapitre I, Partie III

D’une part, le rapport immédiat à la vérité qui est montré par la conformité comportementale
et corporelle entre le cynique et la vérité. D’autre part, la vérité cynique doit contenir une
connaissance exacte de soi, connaissance ayant deux aspects : premièrement, « le cynique doit
être toujours capable d’estimer comme il faut, d’estimer correctement ce dont il est capable,
de manière à pouvoir affronter les épreuves » ; le second aspect concerne la « vigilance
perpétuelle de soi sur soi » qui porte sur « le mouvement même des représentations »3034.
Cette vigilance sur soi doit cependant se doubler d’une autre, qui est celle à l’égard des autres.
Se souciant de soi-même, le cynique doit donc s’occuper de « ce qui, chez les autres, relève
du genre humain en général »3035. Ce souci des autres ne s’effectue qu’au travers de la
manifestation de la vérité ou de la véridiction par les conduites ou par le mode d’existence
propre au cynisme. De là se produit « un nouvel aspect de ce travail de la vérité » qui a pour
fin un changement apparaissant, selon l’interprétation du cynisme par Épictète, dans deux
ordres différents, à savoir celui de la conduite des individus et celui de la configuration
générale du monde. D’une part, le changement de la conduite des individus : adressant la
vérité aux autres, par des discours ou des comportements scandaleux, le cynique montre aux
autres qu’ « ils sont en train de chercher la nature du bien et du mal là où, en fait, elle ne se
trouve pas » et qu’il faut chercher ailleurs la paix et le bonheur, en suivant « une route qui est
une route autre »3036. En changeant la valeur de la monnaie, monnaie qui est un ensemble de
thèmes ordinaires de la vérité, le cynique « fait apparaître que la vraie vie ne peut être qu’une
vie autre, par rapport à ce qui est la vie traditionnelle des hommes, philosophes compris »3037.
D’autre part, cette véridiction cynique qui invite chacun à mener cette véritable forme
d’existence, vise également à faire apparaître un monde autre, « une cité de sages où il n’y
aurait nul besoin de militance cynique »3038. Foucault constate que cette parrêsia cynique
devient sans doute « la matrice d’une vie vouée à la vérité, vouée, à la fois, à la manifestation
de fait de la vérité (ergo) et à la véridiction, au dire-vrai, à la manifestation par le discours
(logô) de la vérité »3039. La vie cynique est donc une vie à l’intérieur de laquelle le réel et le
vrai s’articulent de manière indissociable. Mais l’objectif de cette vie cynique n’appartient pas
à un pur et simple art de vivre ; il s’agit plutôt pour elle de « montrer que le monde ne pourra

3034
Ibid., p. 284.
3035
Ibid., p. 286.
3036
Ibid., p. 287. C’est l’éditeur qui souligne.
3037
Ibid., p. 288.
3038
Ibid.
3039
Ibid., p. 289.
847
Chapitre I, Partie III

rejoindre sa vérité (…) qu’au prix d’un changement, d’une altération complète, le changement
et l’altération complète dans le rapport qu’on a à soi »3040. Certes le cynisme est une matrice
de cette conformité de la manière d’être et le dire-vrai, mais il apparaît comme forme extrême
de ce lien entre le bios et le logos.
Pour conclure le cours de cette année-là, Foucault tente d’esquisser l’histoire des arts
de vivre et des formes de dire-vrai dans le christianisme ou l’expérience chrétienne, à partir de
cette figure de la vie cynique. Il s’agit tout d’abord d’établir la continuité entre les pratiques
d’ascèse propres au cynisme et celles que l’on trouve dans le christianisme. Foucault évoque
un projet de l’histoire « des rapports à la nourriture, au jeûne, à l’ascèse alimentaire (…) dans
l’Antiquité et dans le christianisme primitif », histoire selon lui « beaucoup plus importante
que celle de la sexualité »3041. Ce disant, Foucault se démarque encore de son histoire de la
sexualité, qui a perdu sa validité méthodologique dans l’étude de l’Antiquité. Or, à propos de
l’ascétisme chrétien, Foucault souligne des éléments communs avec le cynisme, tels « les
thèmes du scandale, de l’indifférence à l’opinion des autres, de l’indifférence aussi aux
structures du pouvoir et à ses représentants » ou l’affirmation de la bestialité3042.
Mais, bien entendu, le cynisme et l’ascétisme chrétien appartiennent, chacun, à un
système de pensée et de pratique. Foucault précise deux différences majeures. Premièrement,
« dans l’ascétisme chrétien il y a bien sûr un rapport à l’autre monde, et non pas au monde
autre » : il ne s’agit pas dans cette pratique chrétienne de changer le monde où on se trouve,
mais de se diriger vers le salut. La seconde différence est que, dans le christianisme, apparaît
un principe, qui n’existait ni dans le platonisme ni dans le cynisme, qui est celui de
l’obéissance, à Dieu et à tous ceux qui représentent la volonté divine. Mais cette notion
d’obéissance est une modification de l’ascétisme païenne plutôt qu’une rupture décisive entre
paganisme et christianisme. Foucault réitère, comme il l’a fait depuis le début des années
quatre-vingt, que l’ascétisme est une invention de l’Antiquité païenne, et que l’ascétisme
chrétienne n’est essentiellement qu’une reprise de cette forme déjà faite. S’il y a une
différence entre le christianisme et le paganisme, c’est le rapport à l’autre monde, le rapport
au salut, assuré sous la forme d’obéissance : l’on voit ainsi apparaître « un nouveau style de
rapport à soi, un nouveau type de relations de pouvoir, un autre régime de vérité »3043.

3040
Ibid.
3041
Ibid., p. 290.
3042
Ibid., p. 292.
3043
Ibid., p. 294.
848
Chapitre I, Partie III

L’histoire du pouvoir pastoral que Foucault a entreprise s’inscrit bien dans ce schéma
d’explication.
Foucault tente également de formuler brièvement et à titre d’hypothèse l’évolution
du terme parrêsia dans les premiers textes chrétiens. Premièrement, l’usage de ce terme dans
les textes judéo-hellénistiques. L’usage du mot parrêsia est très proche de celui du dire-vrai
traditionnel, c’est-à-dire « le courage de dire ces choses utiles pour tout le monde »3044. Mais,
parallèlement à ce sens traditionnel, une modification importante se produit : la parrêsia se
définit désormais comme « une sorte de modalité du rapport à Dieu, modalité pleine et
positive », c’est-à-dire que « la parrêsia se situe maintenant sur l’axe vertical d’un rapport à
Dieu »3045. Et la parrêsia est un don de Dieu, qui détient lui-même cette vertu du dire-vrai.
C’est dans « ce rapport ontologique de face-à-face (…) de l’homme et de Dieu » que la
parrêsia tend à se déplacer dans ce premier groupe de textes.
Deuxièmement, dans la littérature néo-testamentaire, Foucault remarque deux
changements importants. D’une part, Dieu n’est pas doté de parrêsia, et ce dire-vrai devient
une simple activité humaine, c’est-à-dire que « la parrêsia n’apparaît plus jamais comme
étant une modalité de la manifestation divine »3046. D’autre part, alors que cette activité
implique toujours le courage de parler, ce terme signifie également « une attitude de cœur, une
manière d’être, qui n’a pas besoin de se manifester dans le discours et la parole » : la parrêsia
se transforme ainsi en « confiance que Dieu écoutera ceux qui sont chrétiens, et qui, en tant
que tels, ayant la foi en Lui, ne Lui demandent rien d’autre que ce qui est conforme à Sa
volonté »3047. Mais, en même temps, la parrêsia garde toujours une signification très proche
de ce qu’il y a dans la conception grecque classique ou hellénistique : elle est « la marque de
l’attitude courageuse de celui qui prêche l’Évangile »3048.
Troisièmement, dans l’ascétique des premiers siècles, la parrêsia a une valeur
ambiguë. D’un côté, elle est ce qui caractérise l’attitude du bon chrétien à l’égard des hommes,
qui est le courage de dire la vérité en dépit de tous les dangers et de toutes les menaces. Ce
sens du terme est presque identique à ce que l’on trouve dans la philosophie grecque classique.
D’un autre côté, la parrêsia est une vertu à l’égard de Dieu. À la différence du courage d’un
Socrate ou d’un Diogène, adressé aux autres hommes, le courage d’un martyr, dit Foucault

3044
Ibid., p. 297.
3045
Ibid.
3046
Ibid., p. 300.
3047
Ibid., p. 300-301.
3048
Ibid., p. 301.
849
Chapitre I, Partie III

citant saint Jérôme, est un courage qui s’appuie sur une autre dimension de la parrêsia, qui est
« la confiance de Dieu »3049. Mais à ce thème de la parrêsia comme confiance se substitue le
principe de l’obéissance à Dieu. Par conséquent, se produit l’ « évacuation de la parrêsia
comme arrogance et confiance en soi », qui exige en même temps le respect à l’égard de Dieu
qui se manifeste dans l’obéissance absolue3050. Foucault constate, autour de ces deux attitudes
concernant la parrêsia, « l’opposition entre deux grandes matrices, deux grands noyaux de
l’expérience chrétienne », d’une part une conception positive et d’autre part celle, négative, de
la parrêsia3051. De la première matrice positive naît la parrêsia comme confiance en Dieu, qui
deviendra la tradition mystique du christianisme. Dans la seconde se forme la tradition
ascétique, qui est caractérisée par « la méfiance à l’égard de soi-même et (…) la crainte à
l’égard de Dieu »3052. C’est autour de cette seconde forme que les institutions pastorales
chrétiennes se développent, comme celles qui dirigent la conscience des gens vers le salut.
Dans ces conditions, la connaissance de soi et le déchiffrement de la vérité de soi constituent
« une des conditions fondamentales, et même la condition préalable, de la purification de
l’âme »3053. On n’atteindra la vraie vie qu’après avoir constitué la vérité de la vie. Ce
mouvement de la vérité de la vie à la vraie vie, effectué par le christianisme, est un
renversement exact par rapport à l’ascétisme ancien, qui « aspirait toujours à mener à la fois la
vraie vie et la vie de vérité »3054. Foucault laisse inexplorée cette histoire de la parrêsia dans
le christianisme, mais elle aurait sans doute été une reprise et une relecture de l’enquête que
Foucault a menée au sujet de l’aveu dans le christianisme monastique. Ce serait un sujet à
étudier.
Alors que Foucault termine le cours de 1984 sur ce point, il nous est possible de
tracer le développement qu’il aurait voulu faire : il s’agit d’une conclusion de la discussion de
cette année-là. Ce que Foucault a cherché à faire en 1984 est de réfléchir sur le rapport entre
le souci de soi et le courage de la vérité dans la philosophie antique. Le platonisme et le
cynisme y apparaissent comme deux formes extrêmes, qui lient, chacun à sa manière, le souci
de soi et le courage de la vérité. Foucault résume ces deux pôles : « d’un côté la psukhê, la
connaissance de soi, le travail de purification, l’accès à l’autre monde ; de l’autre côté le bios,

3049
Ibid., p. 303.
3050
Ibid., p. 304.
3051
Ibid., p. 307.
3052
Ibid., p. 308.
3053
Ibid.
3054
Ibid.
850
Chapitre I, Partie III

la mise à l’épreuve de soi-même, la réduction à l’animalité, le combat dans ce monde contre


le monde »3055. D’une part, la métaphysique de l’âme et d’autre part l’art de vivre poussé à
l’extrême. Mais Foucault remarque, à la fin de ce développement, une sorte d’éloge de
l’altérité de manière suivante : « il n’y a pas d’instauration de la vérité sans une position
essentielle de l’altérité ; la vérité, ce n’est jamais le même ; il ne peut y avoir de vérité que
dans la forme de l’autre monde et de la vie autre »3056. L’autre monde platonicien et la vie
autre cynique présentent la nécessité absolue de l’autre dans la pensée et la pratique
philosophiques. C’est soit vers la réminiscence de l’essence de l’âme, soit vers l’altération
totale de l’identité de la vie elle-même, que se dirige ce mouvement, où est évidente
l’impossibilité d’annuler l’autre à l’intérieur de l’identité. Alors que Foucault ne se réfère pas
explicitement à Hegel, il est sans doute possible de considérer cette valorisation de l’altérité
comme une critique de la totalité ou de l’identité que suppose le système hégélien. Si la
pensée foucaldienne consiste toujours à penser ce qui ne se réduit pas au même, sous les
formes d’enquêtes historiques, cet éloge de l’altérité aligne sa pensée sur cette histoire de la
philosophie de l’altérité, qui est précisément celle de la parrêsia. N’oublions cependant pas
que Foucault a mis en avant l’importance de La Phénoménologie de l’Esprit dans la dernière
leçon de 1982, comme une philosophie moderne de la spiritualité. L’attitude de Foucault à
l’égard de Hegel a toujours ces deux aspects, comme s’il s’agissait toujours de penser contre
et avec ce philosophe allemand. Alors que cette tension avec la philosophie hégélienne était
déjà très visible dans les années soixante, elle demeure toujours à la fin du parcours de la
pensée foucaldienne, et fonctionne comme point de référence de sa réflexion. L’histoire de la
parrêsia de Foucault, liée à celle du souci de soi, fait apparaître en même temps une manière
singulière de philosopher, qui subsiste même sous une forme implicite, dans la philosophie
moderne ainsi que, bien entendu, dans la pensée foucaldienne elle-même. Pour repérer
l’ampleur de cette philosophie de la parrêsia et du souci de soi, nous revenons maintenant à la
première leçon du cours de 1983, où Foucault commente en détail un texte auquel il se réfère
fréquemment : ce texte est, bien entendu, Was ist Aufklärung ? de Kant. Après avoir examiné
l’histoire de la parrêsia dans l’Antiquité, nous pouvons maintenant sans doute mieux
comprendre quelle est la position de ce texte kantien, analysé tout au début d’une série de
cours sur la parrêsia.

3055
Ibid., p. 310.
3056
Ibid., p. 311.
851
Chapitre I, Partie III

4.7. La Parrêsia dans la philosophie moderne : Was ist Aufklärung ?

Pourquoi Foucault a-t-il commencé le cours sur la notion de parrêsia par le


commentaire du texte kantien, Was ist Aufklärung ? C’est parce que ce texte de Kant est, dit
Foucault, une manière de « prendre conscience, à travers la critique de l’Aufklärung, des
problèmes qui étaient traditionnellement dans l’Antiquité ceux de la parrêsia, et qui vont
réémerger ainsi au cours du XVIe et [du] XVIIe siècle »3057. Il s’agit donc de montrer quelle
est la forme que prennent la pensée et la pratique de la parrêsia dans la philosophie moderne,
autour de la question kantienne de l’Aufklärung. Foucault remarque tout d’abord l’importance
de la notion de public, qui apparaît explicitement dans ce texte du moins pour deux raisons :
d’une part, ce texte est publié dans le Berlinische Monatsschrift, en décembre 1784, à un
moment où il était rare qu’un philosophe publie un article dans un journal ; d’autre part, pour
Kant, l’Aufklärung est un processus auquel participent non seulement les savants, mais les
lecteurs. Le sens de ce terme n’est pas bien entendu identique à ce que l’on entend
actuellement, mais « une réalité, une réalité instituée et dessinée par l’existence même de ces
institutions comme les sociétés savantes, comme les académies, comme les revues, et ce qui
circule à l’intérieur de ce cadre »3058. Certes ce public est encore restreint par rapport à
maintenant, mais là se forme tout de même une communauté entre ceux qui écrivent et ceux
qui lisent.
Foucault signale également la singularité de ce texte, dans la mesure où Kant y pose
une question inédite par rapport aux autres questions, critiques ou téléologiques, c’est-à-dire
la question du présent. Ce questionnement est, affirme Foucault, totalement nouveau dans le
champ de la réflexion philosophique. Il s’agit là pour le philosophe de « la question de son
appartenance à ce présent », présent où le philosophe vit avec et dans le public3059. Là apparaît
une unité historique de « nous ». La question du présent est en même temps l’interrogation sur
notre être. Alors que nous reviendrons sur ce point dans le prochain chapitre, nous voudrions
souligner que cette question du présent s’oppose en un sens à celle de la modernité. Car, si la
question de la modernité est comprise comme appartenant à une polarité (moderne ou
antique), il s’agit d’accepter ou de rejeter cette modernité qui se présente comme une autorité

3057
Le Gouvernement de soi et des autres, p. 322. Les mots entre crochets sont mis par l’éditeur.
3058
Ibid., p. 10.
3059
Ibid., p. 14.
852
Chapitre I, Partie III

qui dirige les gens vers un avenir. Dans la problématique kantienne, cette question ne peut se
poser que par rapport à l’actualité à laquelle nous appartenons. Le problème n’est plus la
polarité vers laquelle se dirige l’humanité, mais un moment précis dans l’histoire où nous
vivons, qui est le présent.
Mais cette armature fondamentale du texte est renversée par le grand événement
historique qu’est la Révolution française. Kant aborde ce problème en 1798, dans la seconde
dissertation du Conflit des facultés3060. Il s’agit de situer la signification de la Révolution dans
un progrès possible du genre humain. Kant note cependant, selon Foucault, que « ce n’est pas
la Révolution en elle-même qui fait sens »3061. Ce qui est significatif, c’est « ce qui se passe
dans la tête de ceux qui ne font pas la Révolution », ou « l’enthousiasme pour la
Révolution »3062. Alors, quelle est la conséquence de cet enthousiasme ? C’est que « tous les
hommes considèrent qu’il est du droit de tous de se donner la constitution politique qui leur
convient et qu’ils veulent »3063. C’est la formation d’un public ayant une certaine conscience
politique. Mais pour que ce public fasse usage de sa propre raison de manière correcte,
qu’est-ce qui est nécessaire ? Pour répondre cette question, Foucault revient tout au début du
texte de 1784 : « Les lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de
minorité, où il se maintient par sa propre faute3064. » C’est cette « sortie (Ausgang) » que
Foucault trouve décisive dans cette question de l’usage de la raison. Premièrement, cette
sortie est définie par Kant de manière purement négative : rien n’est précisé quant à vers quoi
on s’oriente. Deuxièmement, il n’est pas simplement question pour Kant de décrire
l’Aufklärung comme un processus historique, mais de présenter un discours de prescription,
qui est « Sapere aude ! » (« Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! »)3065.
Troisièmement, alors que c’est de l’état de minorité qu’il faut que l’homme sorte, qu’est-ce
que signifie cet homme en état de minorité ? Il ne s’agit ni d’ une impuissance naturelle ni de
l’impossibilité de l’exercice légitime de ses droits. Et si les hommes sont en état de minorité,
c’est « parce que les hommes ne sont pas capables ou ne veulent pas se conduire eux-mêmes,

3060
Kant, Conflit des Facultés, Œuvre philosophique, tom III, éd., et dir., par Ferdinand Alquié, trad., par
Alain Renault, Paris, Gallimard (coll. Pléiade), 1985, p. 803-930.
3061
Le Gouvernement de soi et des autres, p. 19.
3062
Ibid.
3063
Ibid., p. 20.
3064
Kant, Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?, Œuvre philosophique, tome III, trad., par
Heinz Wismann, p. 207.
3065
Ibid.
853
Chapitre I, Partie III

et que d’autres se sont présentés obligeamment pour les prendre sous leur conduite »3066.
Foucault donne trois exemples de ces autres : le livre, le directeur de conscience et le médecin.
Or ces trois exemples correspondent respectivement, remarque Foucault, aux trois Critiques.
Nous laisser guider sous l’autorité d’un autre est doublement périlleux, dans la mesure où cet
autre peut nous faire déborder des limites légitimes de la raison que les trois Critiques ont
déterminées. Si bien que, dans le processus de l’Aufklärung, les hommes se déprennent de la
direction d’un autre, et font usage légitime de leur propre entendement. En d’autres termes,
dans l’état de minorité, nous sommes toujours captifs dans un certain rapport vicié entre le
gouvernement de soi et celui des autres. Nous ne pouvons nous gouverner qu’en étant
gouvernés par l’autorité d’un autre. C’est ce qui caractérise l’état de minorité. L’Aufklärung
concerne la redistribution de ces rapports entre le gouvernement de soi et le gouvernement des
autres, en établissant la distinction de deux usages de la raison, à savoir l’usage privé et
l’usage public. Dans le premier, il s’agit d’exercer sa raison dans une institution ou dans un
corps politique, comme si nous étions simplement les pièces d’une machine. L’usage privé est
donc un usage professionnel de la raison, et l’obéissance ne signifie pas l’absence de la raison,
mais le résultat de ce raisonnement autonome appartenant pourtant à cette sphère privée. En
revanche, le second usage est l’usage de l’entendement et des facultés que nous faisons en
tant que sujet universel. Si bien qu’ « on fait valoir l’obéissance dans l’usage privé et on fait
valoir la liberté totale et absolue de raisonnement dans l’usage public »3067. C’est ainsi que le
gouvernement de soi et le gouvernement des autres ne dépendent plus l’un de l’autre : dans
l’usage privé, nous acceptons d’être gouverné par les autres et, en même temps de gouverner
les autres dans une position spécifique de la société ; dans l’usage public, nous adressons
notre discours aux autres, en tant que sujet universel. Le soi et les autres apparaissent dans
chaque usage comme éléments constituants, qui caractérisent la sortie de l’état de minorité. Se
pose là immédiatement une question : où sommes-nous maintenant dans ce processus de
l’Aufklärung ? La réponse de Kant est simple : « Nous vivons dans une époque de
propagation des lumières3068. » Ce processus a donc déjà commencé, et nous somme à
mi-chemin. Or Kant introduit là de manière inattendue une figure, Frédéric, le roi de Prusse,
en disant que « cette époque est l’époque des lumières, ou le siècle de Frédéric »3069. Cette

3066
Le Gouvernement de soi et des autres, p. 29.
3067
Ibid., p. 36.
3068
Kant, op. cit., p. 215.
3069
Ibid.
854
Chapitre I, Partie III

figure du roi comme moteur de l’Aufklärung sera remplacée en 1798 par l’enthousiasme
révolutionnaire du public. Mais Foucault y trouve autre chose que cette évolution de la pensée
kantienne. C’est le problème du dire-vrai philosophie et politique en Occident : « est-ce que
ce sera sur la place politique, est-ce que ce sera dans l’âme du Prince ? »3070 La question de la
démocratie et de l’éducation de l’âme comme lieu du dire-vrai réapparaît ainsi à la toute fin
du XVIIIe siècle, et dominera la réflexion philosophico-politique des XIXe et XXe siècles.

Nous avons cherché tout au long de ce chapitre à montrer combien cette période de la
problématisation est traversée par la problématique de l’histoire ou bien par les trois versions
d’histoire. Cela va précisément à l’encontre des idées répandues, selon lesquelles la pensée du
dernier Foucault prend une certaine distance par rapport à l’histoire, et se développe dans le
domaine privilégié de la philosophie antique. Or l’examen du passage de la période
généalogique à celle de la problématisation a mis en lumière la complexité de la question : si
Foucault remonte vers l’Antiquité, c’est pour chercher ce qui pourrait devenir la morale
chrétienne, que Foucault a déjà étudiée sous la forme de pouvoir pastoral. Comme nous
l’avons vu, la recherche historique de Foucault s’est effectuée en suivant en général une
tendance rétrospective qui va de l’époque moderne vers une période de plus en plus ancienne.
Il est donc naturel que l’intérêt de Foucault se porte sur la pensée antique, dans laquelle, ainsi
que le dit Foucault à propos de la fable de l’éléphant, certains éléments constituants de la
morale chrétienne sont déjà apparus.
En même temps, ce mouvement rétrospectif est pour Foucault une occasion de
réorganiser largement sa pensée, autour de deux nouveaux pôles : d’une part, la subjectivation
et d’autre part, la problématisation. La première s’ajoute aux deux axes de recherches
précédentes, à savoir l’objectivation et l’assujettissement ou le savoir et le pouvoir. La
seconde caractérise la manière de réflexion propre à cette période de la pensée foucaldienne :
il s’agit de repérer, à une époque donnée, de quoi on s’inquiète, au point de produire une
multiplicité de discours et de pratiques autour de cet objet de souci, tout en redéfinissant et en
reconstruisant sans cesse cet objet. Il faut donc chercher quels sont les points de
problématisation où les discours et les pratiques se forment et se transforment. Comme cette

3070
Le Gouvernement de soi et des autres, p. 270.
855
Chapitre I, Partie III

problématisation est plurielle et essentiellement historique, il s’agit pour Foucault de faire une
histoire des problématisations. L’Antiquité est en ce sens le point de départ de cette histoire
jusqu’aux temps modernes.
Mais un problème se pose d’emblée : sur quoi faut-il écrire l’histoire ? En face de
cette question, le projet de l’histoire de la sexualité s’est trouvé dans une impasse : lorsque la
notion de sexualité est absente ou du moins ne pose pas problème, comment l’histoire de la
sexualité est-elle possible ? Le procédé de Foucault ne consiste pas bien entendu à imposer
cette conception factice aux pratiques sexuelles dans l’Antiquité. C’est pour cette raison que
les deux derniers tomes de l’Histoire de la sexualité sont en réalité une histoire de deux
problématisations, l’une dans la Grèce ancienne et l’autre à l’époque impériale, dans
lesquelles les conduites sexuelles n’ont pas une unité comme celle de la sexualité ou de la
chair, mais sont perçues selon leur modalité dans des domaines différents, tels la diététique,
l’économique ou l’amour des garçons. Foucault a également montré que entre ces deux
périodes antiques, il y avait un ensemble de déplacements à l’égard des pratiques sexuelles, et
que certains éléments apparus à l’époque impériale seraient intégrés dans la morale chrétienne.
On peut donc dire que, dans ces deux tomes de l’histoire de la sexualité, la naturalité de
l’objet qu’est la sexualité a ironiquement disparu. Ces derniers ouvrages de Foucault mettent
en lumière la nécessité de changer radicalement de schéma d’analyse, ou de chercher une
manière historique de problématisation propre à ces époques.
C’est ainsi que la technique de soi est devenue l’objet d’analyse ou le point de
problématisation où les pensées et les pratiques se produisent sans cesses dans une inquiétude
forte à l’égard du rapport de soi à soi à tous les niveaux. L’histoire foucaldienne de cette
technique de soi vise à la fois à faire apparaître l’évolution de cette culture de soi et sa
diversité, du moment socratico-platonicien à l’époque impériale, et à relire l’histoire de la
philosophie à partir de l’opposition entre spiritualité et connaissance, pour mettre en avant
l’importance de la philosophie de la spiritualité qui subsiste même dans la philosophie
moderne. Si l’Histoire de la sexualité a abordé cette culture de soi par le biais de la pratique
sexuelle, qui n’était sûrement pas un des points de problématisation les plus actifs dans
l’Antiquité, Foucault a cherché dans l’Herméneutique du sujet à restituer l’ampleur de cet
ensemble de pensées et de pratiques, sans se limiter à la dimension de la sexualité. L’histoire
des techniques de soi est en ce sens une piste de recherche que Foucault aurait pu poursuivre
comme une partie de la réflexion sur subjectivité et vérité. Mais, c’est en réalité une notion,
apparue dans l’histoire de la technique de soi, que Foucault prend comme objectif des cours

856
Chapitre I, Partie III

de 1983 et de 1984 : la parrêsia. L’analyse foucaldienne remonte, de manière généalogique,


l’enracinement non philosophique mais politique de cette notion. Le rapport du sujet à la
vérité est donc envisagé dans une certaine circonstance politique. Foucault s’est efforcé
d’esquisser par quelles péripéties cette notion est entrée dans le champ de philosophie antique
où cet acte de dire-vrai a acquis une importance considérable. La parrêsia occupe une place
centrale dans la philosophie antique, tout en organisant un faisceau de relations avec la
politique. La philosophie établit son autonomie par rapport à la politique au travers de cette
véridiction qui est un acte à la fois courageux et dangereux. C’est par l’analyse des textes
platoniciens que Foucault a révélé cet aspect de la parrêsia. Mais cette histoire de la parrêsia,
se développant dans sa spécificité, tend à s’articuler à celle de la technique de soi : l’analyse
foucaldienne porte ainsi sur une question, qui est celle de la vraie vie dans l’art de l’existence,
ou dans la culture de soi. C’est là qu’intervient le cynisme comme une limite de ce dire-vrai et
de cette esthétique de la vie. L’histoire de la parrêsia finit, en 1984, par atteindre cette figure
limite du sujet qui dit la vérité. Alors que l’histoire foucaldienne est interrompue ici, il y a
encore plusieurs éléments à examiner concernant cette histoire de la parrêsia.
Comme nous l’avons vu ci-dessus, la question du dire-vrai ne disparaît pas
totalement. C’est chez Kant que Foucault trouve une formulation moderne de cette question,
qui est celle de l’Aufklärung. Foucault évoque également, dans son analyse de l’Antiquité,
certains phénomènes dans les temps modernes. Nous voudrions revenir sur ces éléments dans
le chapitre suivant, pour y déceler le présent comme objet de pensée foucaldienne, ainsi que
nous l’avons déjà fait dans la deuxième partie. Cette analyse nous permettra de savoir en quel
sens ces trois versions d’histoire peuvent avoir une actualité dans la pensée foucaldienne.
Pour conclure ce chapitre, il nous faudra repérer quelle est la position de ces trois
versions d’histoire par rapport à notre fil directeur d’analyse : penser contre et avec Hegel.
Ainsi que nous l’avons signalé à plusieurs reprises dans ce chapitre, penser contre et avec
Hegel reste un enjeu important pour la pensée foucaldienne. La conclusion de
L’Herméneutique du sujet explicite l’éloge de la philosophique de la spiritualité qu’est celle
de Hegel, alors que la fin du Courage de la vérité admire la figure de l’altérité,
indispensable pour la pensée philosophique. La tension avec la philosophie hégélienne est
toujours maintenue dans cette période de la problématisation. En outre, chacune des trois
versions d’histoire, que nous avons examinées dans ce chapitre, met en doute, à sa propre
façon, la naturalité des objets et aussi le schéma traditionnel de la philosophie de l’histoire.
Dans ces tentatives de faire l’histoire, la totalité philosophique s’avère impossible. C’est cette

857
Chapitre I, Partie III

absence de totalité ainsi que la multiplicité empirique que Foucault s’essaie à de faire
apparaître, comme il l’a fait pour les deux périodes précédentes, dans la période de la
problématisation.

858
CHAPITRE II LUMIÈRES, RÉVOLUTION, HISTOIRE DU
PRÉSENT

La pensée foucaldienne dans la période de la problématisation est caractérisée non


seulement par son intérêt pour les pratiques du souci de soi ou de la parrêsia dans l’Antiquité,
mais aussi par sa réflexion sur le rapport de ces enquêtes historiques au présent. S’appuyant
sur l’analyse de l’histoire antique qui serait la première partie de l’histoire des relations entre
subjectivité et vérité en Occident, le présent occupe toujours une position privilégiée chez
Foucault. Ce lien entre histoire et présent était déjà explicite depuis le début des années
soixante-dix, ainsi que nous l’avons vu dans la deuxième partie. Mais dans les années
quatre-vingt, ou depuis la fin des années soixante-dix, ce rapport au présent se transforme
parallèlement à des modifications qui se sont produites dans la réflexion d’ordre historique de
Foucault. En d’autres termes, le présent est aussi l’objet de la discussion historique, dans la
mesure où il ne peut pas non plus être hors du champ historique où se développe la pensée
foucaldienne. Dans ce dernier chapitre de notre réflexion, nous voudrions examiner ce rapport
entre le présent et l’histoire, qui varie sans cesse en fonction des déplacements de la pensée de
Foucault. Pour aborder ce problème, nous aimerions fixer quelques axes qui s’appuient bien
sur le résultat de l’analyse que nous avons faite dans le chapitre précédent. La discussion
s’organisera selon quatre moments. Premièrement, nous reprendrons une autre analyse
foucaldienne du texte kantien Was ist Aufklärung ? pour savoir plus précisément de quelle
manière Foucault situe sa propre pensée par rapport à cette tradition de l’Aufklärung. Si le
commentaire dans Le Courage de la vérité a mis en lumière le lien entre l’usage public de la
raison et le dire-vrai antique, l’analyse que nous allons examiner élucidera le lien entre
Foucault et Kant. Deuxièmement, nous examinerons certains éléments, apparus dans les
derniers cours foucaldiens, que nous n’avons pourtant pas analysés dans le chapitre précédent,
du fait qu’ils concernent plus l’actualité que l’histoire. Nous reviendrons en effet sur ces
éléments, parce qu’ils ont un référent commun : la notion de révolution, à la fois comme
événement historique et comme promesse ou finalité. Notre analyse portera sur une histoire
de l’attitude révolutionnaire que Foucault a ébauchée, et sur la différence sans doute
importante entre la Révolution et les Lumières dans la pensée foucaldienne. Le troisième
moment concerne une question qui aurait pu se poser dans la première partie du chapitre : si
la parrêsia et la pensée foucaldienne peuvent toutes les deux se rapporter à la réflexion
Chapitre II, Partie III

kantienne, quelle est la relation entre ce dire-vrai et les énoncés de Foucault lui-même ? Ou
bien, peut-on dire que Michel Foucault est un parrèsiaste ? Autour de cette question, nous
voudrions organiser une série d’interrogations sur le jeu de la vérité, de la fiction et de la vie
dans la pensée foucaldienne. Enfin, quatrièmement, nous tenterons de faire un bilan sur ce
rapport entre présent et histoire à l’intérieur de la réflexion philosophique de Foucault, tout en
repérant des points de différenciation par rapport à la philosophie hégélienne.

1. Histoire et présent : question des Lumières

Dans la première leçon du Courage de la vérité, Foucault analyse Was ist


Aufklärung ? ainsi que la seconde dissertation des Conflits des facultés, pour tenter de situer
la question de l’Aufklärung dans l’histoire de la parrêsia. Foucault montre en premier lieu le
partage entre l’usage public et l’usage privé de la raison comme condition indispensable à la
fois du dire-vrai en tant que sujet universel et de l’obéissance rationnelle et sociale. Si ce
mode de véridiction représente une nouvelle articulation entre le gouvernement de soi et le
gouvernement des autres, Foucault souligne également que le lieu traditionnel de la parrêsia
philosophique, parrêsia en face de la politique, subsiste à l’époque où Kant écrivait, dans la
figure d’un souverain éclairé, Frédéric, le roi de Prusse. La véridiction au XVIIIe siècle
apparaît donc dans deux niveaux hétérogènes, celui, inédit et sans doute moderne, du public
d’une part, et celui, traditionnel, de l’âme du Prince. Alors que la question des deux usages de
la raison est déjà abordée en 1784, dans Was ist Aufklärung ?, elle n’acquiert sa véritable
ampleur dans la réflexion kantienne que par rapport aux Conflits des facultés, écrit en 1798,
où l’enthousiasme pour la Révolution a été un événement décisif afin que l’usage public
devienne l’usage authentiquement légitime de la raison qui s’appuie sur le résultat des
Critiques. Foucault insiste aussi sur l’importance de ce rapprochement entre les deux textes
kantiens, du fait que le texte de 1784 est sans doute le premier, dans l’histoire de la réflexion
philosophique, à avoir mis en question sa propre actualité. En d’autres termes, Foucault
affirme que c’est chez Kant que la modernité est pour la première fois problématisée comme
interrogation verticale par rapport au présent, non pas comme polarité historique s’opposant à
l’Antiquité. Mais l’analyse foucaldienne au début du cours de 1983 ne fait apparaître cette
mise en question qu’à l’intérieur de la réflexion kantienne, et ne la développe pas dans
l’histoire de la pensée occidentale depuis le XIXe siècle. Le texte « Qu’est-ce que les

860
Chapitre II, Partie III

Lumières », publié en 1984, est une reprise de la première leçon de 1983, dans la mesure où
l’interrogation dans ce texte part du texte kantien de 1984 jusqu’à la question de la modernité
comme attitude ou comme êthos dans les temps modernes3071. Dans ce texte, une figure
emblématique de cette attitude de modernité au XIXe siècle est évoquée : Baudelaire3072.
Foucault repère tout d’abord cet êthos par rapport à ce poète dandy, autour de quatre
caractéristiques. Premièrement, « ressaisir quelque chose d’éternel qui n’est pas au-delà de
l’instant présent, ni derrière lui, mais en lui » : il s’agit, dit Foucault, d’une « volonté
d’héroïser le présent »3073. Deuxièmement, toutefois, cette héroïsation est ironique, dans la
mesure où elle n’a pas pour objectif de sacraliser ce moment fugitif, mais d’imaginer ce
présent autrement qu’il n’est pour « le transformer non pas en le détruisant, mais en le captant
dans ce qu’il est » : en ce sens, « la modernité baudelairienne est un exercice où l’extrême
attention au réel est confrontée à la pratique d’une liberté qui tout à la fois respecte ce réel et
le viole »3074. Troisièmement, la modernité pour Baudelaire est le rapport que l’on doit établir
non seulement à ce présent, mais aussi à soi-même. C’est cet exercice sur soi qui constitue ce
que Baudelaire appelle « le dandysme » 3075 . Enfin, quatrièmement, ces trois éléments
(l’héroïsation ironique du présent, l’exercice pour transfigurer le réel et la constitution du
rapport à soi) ne sont possibles selon Baudelaire que dans l’art.
On peut constater dans ces quatre caractéristiques de l’attitude baudelairienne de
modernité une parenté avec la pratique de soi dans l’Antiquité : il s’agit chez Baudelaire,
comme c’était le cas dans le souci de soi antique, d’une épreuve de soi sur soi. Mais, en même
temps, il est impossible de considérer l’attitude baudelairienne comme une simple variante de
la pratique antique, puisque la problématisation du présent est exactement la singularité de la
modernité depuis Kant. En outre, chez Baudelaire, cet exercice sur soi ne peut plus être
pratiqué dans les divers domaines de la vie, alors que, dans l’Antiquité, ce souci de soi se
développait comme un ensemble d’arts de vivre. Le dandysme est une forme possible de cette
épreuve de soi, qui subsiste difficilement dans les temps modernes3076. Ce que Baudelaire a

3071
« Qu’est-ce que les Lumières », DE II, no 339, 1984, p. 1381-1397,
3072
À propos de la référence à Baudelaire dans la pensée foucaldienne, voir : Fabienne Brugère, « Foucault
et Baudelaire. L’enjeu de la modernité », Lectures de Michel Foucault : sur les Dits et écrits, vol. 3, textes
réunis par Pierre-François Moreau, Lyon, ENS Éditions, 2003, p. 79-91.
3073
« Qu’est-ce que les Lumières ? », p. 1388.
3074
Ibid., p. 1389.
3075
Ibid.
3076
Cette évaluation du dandysme est sans doute un aspect relativement nouveau dans la pensée
foucaldienne. En 1974, Foucault n’a pas caché son dégoût pour le dandysme, comme attitude typiquement
petite bourgeoise : « - Les écrivains de gauche s’en prennent volontiers à la petite bourgeoisie, cible
861
Chapitre II, Partie III

hérité de l’Aufklärung, c’est précisément « un type d’interrogation philosophique qui


problématise à la fois le rapport au présent, le mode d’être historique et la constitution de
soi-même comme sujet autonome »3077. C’est cette forme de problématisation du présent et de
soi que Foucault tente de reprendre dans la réflexion philosophique, non pas comme un
problème, mais comme « critique permanente de notre être historique », que cet êthos réactive
sans cesse3078. L’Aufklärung kantienne est ainsi rapportée à la pensée foucaldienne et à sa
propre problématique. Or notons que, dans cette réflexion sur l’Aufklärung, il s’agit toujours
d’une variante du souci de soi, qui est bien entendu modifiée par rapport à sa version antique,
non d’un dire-vrai, ou de la parrêsia. Alors que l’analyse de ce texte kantien dans le cours de
1983 a toujours interrogé sur cette question du dire-vrai et de ses conditions à la fois
politiques et transcendantales, il est maintenant question de la constitution d’un sujet au
travers du double rapport à soi et au présent. De la parrêsia au souci de soi, ou du rapport de
l’Antiquité à Kant, de celui de l’Aufklärung à Foucault, en passant par Baudelaire, l’analyse
foucaldienne pivote sur ce texte kantien sur l’Aufklärung. Quel est le sens de ce
déplacement ? La parrêsia a-t-elle une place dans la pensée foucaldienne ? Nous reviendrons
sur ce point, lorsque nous examinerons ci-dessous le problème du dire-vrai chez Foucault
lui-même.
Revenons pour le moment à l’analyse de Foucault dans le texte de 1984. Cette
attitude de modernité peut être clairement distinguée en deux attitudes, l’une simpliste et
l’autre humaniste. Alors que cet êthos philosophique à l’égard de soi et du présent est
déterminé par l’Aufklärung, il ne faut pas réduire ce fait historique à un simple schéma
dualiste qui exige d’être soit contre, soit pour l’Aufklärung. Le problème réside en effet
ailleurs : il s’agit plutôt de « faire l’analyse de nous-mêmes en tant qu’êtres historiquement
déterminés, pour une certaine part, par l’Aufklärung »3079. Il n’est donc pas question de
reprendre naïvement l’Aufklärung ou de s’en débarrasser, mais de mener une critique

semblable à celle des aristocrates. Vu que le mépris est le même et la cible commune, il semble que ces
écrivains soient des aristocrates qui se donnent bonne conscience par une garantie populaire. En revanche,
vous vous en prenez rarement à la petite bourgeoisie. Est-ce voulu ? / - Oui. Vous avez raison. Cette
attitude des intellectuels, je la rattacherais à la tradition baudelairienne : c’est le dandysme inhérent à tout
intellectuel. Quelque chose de parfaitement odieux. Il est plus facile de s’en prendre à la petite bourgeoisie
dans ses formes d’existence et dans ses idées qu’à des ennemis plus importants et plus sérieux. » (« Prisons
et asiles dans le mécanisme du pouvoir », DE I, no 136, p. 1393.) Ce changement manifeste d’attitude à
l’égard du dandysme est probablement dû à la « découverte » du souci de soi antique. Il faudra cependant
une étude plus précise pour repérer ce rapport Foucault / le dandysme.
3077
« Qu’est-ce que les Lumières ? », p. 1390.
3078
Ibid.
3079
Ibid., p. 1391.
862
Chapitre II, Partie III

historique de ce processus dans lequel notre être même s’est formé. Deuxièmement,
l’Aufklärung ne doit pas être confondue avec l’humanisme, car la thématique du second est
« trop souple, trop diverse, trop inconsistante pour servir d’axe à la réflexion » 3080 .
L’humanisme peut englober des thèmes très hétérogènes qui impliquent, chacun, une
valorisation morale totalement différente, et qui empruntent souvent des modèles d’homme à
des domaines étrangers, bien que l’Aufklärung ait établi un principe qui se réfère sans cesse à
soi et au présent.
Après avoir ainsi différencié l’attitude de modernité d’autres attitudes semblables,
Foucault tente de déterminer les traits propres à cet êthos philosophique. En s’appuyant sur ce
processus historique qui nous a fait ce que nous sommes actuellement, cet êthos cherche à
cerner les limites dans lesquelles et par lesquelles notre être est historiquement constitué. Il ne
s’agit pas d’une métaphysique, mais d’une critique non transcendantale, historique, qui « est
généalogique dans sa finalité et archéologique dans sa méthode »3081. En d’autres termes, ce
disant, Foucault articule explicitement ses recherches passées à la tradition de l’Aufklärung.
En outre, il affirme que cet êthos philosophique implique une attitude expérimentale, en ce
sens que l’enquête sur les limites historiques de nous-mêmes peut d’une part découvrir un
domaine de recherches historiques et d’autre part « se mettre à l’épreuve de la réalité et de
l’actualité, à la fois pour saisir les points où le changement est possible et souhaitable et pour
déterminer la forme précise à donner à ce changement » 3082 . Le travail vise donc non
seulement à analyser le processus historique qui a établi les limites, mais aussi à chercher la
possibilité de franchir ces limites dans le présent. Mais cette déprise des limites ne peut se
faire qu’au fur et à mesure que l’enquête historique avance. Foucault dit ainsi : « cette
ontologie historique de nous-mêmes doit se détourner de tous ces projets qui prétendent être
globaux et radicaux »3083. C’est la promesse d’une autre société ou d’un autre monde que cet
êthos philosophique refuse clairement, car elle nous ramène en réalité aux traditions les plus
dangereuses. Il ne s’agit ni de l’identité ni de l’altérité, que ce soit un autre monde ou une vie
autre, mais des limites historiques qui nous sont posées, repérables et sans doute partiellement
changeables. Le refus de la totalité est très visible. L’êthos philosophique se définit dans ces
conditions comme « une épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons

3080
Ibid., p. 1392.
3081
Ibid., p. 1393.
3082
Ibid.
3083
Ibid., p. 1393-1394.
863
Chapitre II, Partie III

franchir »3084. Épreuve sur soi dans le présent, pour rendre visibles les limites et pour s’en
déprendre. Or le travail de cet êthos n’a pas une quelconque finalité et doit réitérer, en
changeant de point d’application, une série d’épreuves sur les limites. Par conséquent, « il
faut renoncer à l’espoir d’accéder jamais à un point de vue qui pourrait nous donner accès à la
connaissance complète et définitive de ce qui peut constituer nos limites historiques »3085. Cet
espoir finit par introduire un point de vue transcendantal et non historique dans les enquêtes
historiques. Le refus de la totalité et de la synthèse transcendantale apparaît très clairement.
Foucault précise que cette ontologie historique de nous-mêmes se caractérise par quatre traits,
à savoir son enjeu, son homogénéité, sa systématicité et sa généralité : il ne s’agit donc pas de
défaire toute unité historique dans le désordre. Premièrement, son enjeu est de savoir
« comment déconnecter la croissance des capacités et l’intensification des relations de
pouvoir ? », c’est évidemment l’enjeu stratégique et politique, pour se déprendre des limites
qui nous sont posées par les relations de pouvoir et pour transformer peut-être partiellement
notre être historiquement déterminé3086. Deuxièmement, pour réaliser son enjeu, l’enquête
s’effectue dans le domaine des ensembles pratiques que sont « les formes de rationalité qui
organisent les manières de faire » (aspect technologique) et « la liberté avec laquelle [les
hommes] agissent dans ces systèmes pratiques, réagissant à ce que font les autres, modifiant
jusqu’à un certain point les règles du jeu » (aspect stratégique)3087. Ce sont ces deux aspects,
technologique et stratégique, qui donnent une homogénéité aux enquêtes qui ne cherchent pas
leur unité dans l’étude des représentations ou les conditions transcendantales de connaissance
ou de pratiques. Troisièmement, ces enquêtes sont toujours possibles au travers des trois axes
de recherches, qui nous sont familiers, à savoir « l’axe du savoir, l’axe du pouvoir, l’axe de
l’éthique »3088. Enfin, quatrièmement, les études locales et historiques ont cependant leur
généralité, dans la mesure où, en portant sur une période ou un ensemble de pratiques ou de
discours déterminés, elles visent à aborder, de leur propre manière, les rapports entre raison et
folie, entre maladie et santé, ou entre crime et loi, qui sont récurrents dans la société
occidentale. Ce n’est pas trouver un constant anthropologique ou transcendantal en dessous de
leurs variantes historiques, mais repérer dans quelles problématisations apparaissent, sous la
forme singulière, ces rapports historiques, tout en posant des questions qui peuvent se

3084
Ibid., p. 1394.
3085
Ibid.
3086
Ibid., p. 1395.
3087
Ibid.
3088
Ibid.
864
Chapitre II, Partie III

rapporter à notre être actuel.


C’est ainsi que la pensée foucaldienne se lie à l’Aufklärung kantienne, par
l’intermédiaire de l’attitude de modernité que Baudelaire et le dandysme ont fait apparaître au
XIXe siècle. Notons encore une fois que cette reprise foucaldienne de l’Aufklärung est faite
comme une variante singulière du souci de soi, qui s’appelle « ontologie historique de
nous-même », dans la mesure où cette critique historique effectuée par Foucault est une forme
de souci de soi, soi compris comme être collectif qu’est la présence actuelle de nous-même. Il
est bien entendu impossible de lier directement la pensée foucaldienne à la culture de soi
antique, mais il y a une ligne en pointillés, de l’art de vivre antique à l’ontologie historique de
nous-mêmes, en passant par l’Aufklärung et le dandysme.
Il est sans doute juste de considérer ce texte de Foucault sur Kant comme situant sa
pensée dans la tradition de l’Aufklärung. Mais il reste encore à savoir quel est le rapport de la
pensée foucaldienne à un autre versant de l’analyse de l’Antiquité ainsi que du texte kantien :
l’attitude de Foucault à l’égard de la pratique du dire-vrai. Et cette question soulève un autre
problème : si l’usage public de la raison est, ainsi que Foucault l’a dit en commentant les
textes kantiens, pleinement assuré par l’enthousiasme pour la Révolution française, que pense
Foucault de cet événement, ou plus généralement, de la notion de révolution qui est en effet
référée plusieurs fois dans les cours des années quatre-vingt ? Nous voudrions brièvement
examiner ci-dessous ce double rapport au dire-vrai et à la révolution pour compléter ce lien
fort visible de l’Aufklärung à la pensée foucaldienne.

2. L’histoire de l’attitude révolutionnaire

Comme nous l’avons examiné dans le deuxième chapitre de la deuxième partie, la


notion de révolution est, pour Foucault, devenue une notion téléologique, par laquelle
l’histoire est un lieu où s’achèvent une finalité ou une totalité, quelle qu’elle soit. Foucault a
souvent mentionné la notion de soulèvement comme s’opposant à la révolution, lorsqu’il a
écrit une série d’articles concernant la révolution iranienne. On peut clairement constater cette
opposition révolution/soulèvement dans le passage suivant : « La révolution s’organise selon
toute une économie intérieure au temps : des conditions, des promesses, des nécessités ; elle
loge donc dans l’histoire (…). Le soulèvement, lui, coupant le temps, dresse les hommes à la

865
Chapitre II, Partie III

verticale de leur terre et de leur humanité3089. » La révolution se comprend comme promesse,


nécessité, alors que le soulèvement se caractérise comme verticalité qui permet aux hommes
de se dégager du temps linéaire et de penser leur présent sans le lier à aucune fin. Foucault
critique sans relâche cette finalité de la révolution comme ce qui attache les hommes à une
pensée téléologique qui fait disparaître l’importance singulière du présent, et qui fait obéir
toutes les luttes actuelles à une économie de révolution.
En ce sens, la notion de révolution est pour Foucault ce qui doit être exclu du champ
des recherches philosophico-historiques. Mais, la révolution en tant qu’événement historique,
notamment la Révolution française occupe une certaine place dans la pensée de Foucault,
même si elle est relativement marginale, ainsi que le remarque Roger Chartier 3090 . Par
exemple, en 1977, Foucault remarque la grande influence qu’a produite la Révolution
française dans le champ de savoir : « Dès qu’on gratte un peu sous les discours des
philosophes, mais aussi sous l’économie politique, l’histoire, les sciences humaines du XIXe
siècle, ce qu’on trouve, c’est bien toujours : constituer un savoir à propos de la Révolution,
pour elle ou contre elle3091. » Ici, la Révolution est décrite en tant qu’événement qui a
inauguré les diverses formes de savoir post-révolutionnaires, en faisant une rupture avec
l’Ancien Régime. La Révolution est donc, une origine, une promesse et un moment fondateur
des temps modernes auxquels revient sans cesse toute forme de savoir moderne. Si tel est le
cas, la pensée foucaldienne, qui prend comme objet des domaines divers de savoir, est un
effort pour repérer les traces de cet événement à l’intérieur des domaines de savoir. La
question « Qu’est-ce que la Révolution ? » est fondamentale, pour le Foucault de la seconde
moitié des années soixante-dix, dans la mesure où cet événement lui permet de déchiffrer la
configuration du savoir à partir du XIXe siècle. Notons qu’il ne s’agit point là d’une
valorisation de la notion de révolution dans les luttes réelles et actuelles. En d’autres termes,
la Révolution comme événement ou comme promesse ne peut se rapporter au présent, si elle

3089
. « Vivre autrement le temps », DE II, no 268, p. 790.
3090
Roger Chartier fait la remarque suivante de la position de la Révolution chez Foucault : « D’Histoire
de la folie à Surveiller et punir, la Révolution est présente dans tous les livres majeurs de Foucault. Mais,
dans aucun, elle n’est considérée comme le temps d’une rupture totale et globale, réorganisant l’ensemble
des savoirs, des discours et des pratiques. L’essentiel est ailleurs : dans les décalages qui traversent la
Révolution et dans les continuités qui l’inscrivent dans des durées qui la débordent. » (Roger Chartier,
« Foucault et les historiens, les historiens et Foucault », Au risque de Foucault, Paris, Éditions du Centre
Pompidou, 1997, p. 230. (édition anglaise légèrement différente : « The Chimera of the Origin : Archeology,
Cultural History and the French Revolution », Foucault and the Writing of History, éd., par Jan Goldstein,
Oxford et Cambridge, Blackwell, 1994, p. 167-186.)
3091
« La grande colère des faits », DE II, no 204, p. 279.
866
Chapitre II, Partie III

désigne une attitude qui situe le présent entre l’événement fondateur et une fin à réaliser.
C’est la question des Lumières qui ouvre à Foucault la possibilité de penser le
présent sans le lier à aucune finalité. La problématique des Lumières est apparue, en 1978,
sous la forme d’attitude critique en Occident, qui s’est développé au cours du processus de la
gouvernementalisation, et qui consiste à chercher comment ne pas être tellement gouverné3092.
Il s’agit dans cette question non pas de déterminer une fin vers laquelle on se dirige en luttant,
mais de repérer tout d’abord dans quelles formes de gouvernement on se trouve actuellement
et comment on peut en sortir. Là s’esquisse déjà le thème de la « sortie » que Foucault
analysera dans les années quatre-vingt. L’importance des Lumières pour la pensée
foucaldienne doit donc être comprise par rapport à l’aporie de la notion de révolution : alors
que la révolution en tant qu’événement historique est indispensable pour appréhender ce
qu’est le présent, la téléologie que ce phénomène reproduit sans cesse ne permet jamais de
penser le présent dans sa singularité. La problématique de l’Aufklärung situe au contraire le
présent au cœur de la réflexion non-téléologique. En ce sens, à la différence du Kant des
Conflits des facultés, Foucault ne considère pas la Révolution française comme un résultat des
Lumières. Reprendre le projet des Lumières, c’est, pour Foucault, se déprendre de la
révolution comme promesse, tout en analysant de façon historico-philosophique les effets
divers de la Révolution, au point de mettre en doute l’unité historique du processus
révolutionnaire. Si, dans le rapport entre l’Aufklärung kantienne et la pensée foucaldienne, le
dandysme doit intervenir, c’est sans doute de par cette liaison fondamentale entre
l’Aufklärung comme processus vers l’âge des deux usages justes de la raison, et
l’enthousiasme pour la Révolution, liaison trop étroite dans la pensée kantienne : l’attitude de
modernité chez Baudelaire fonctionne comme une sorte de catalyse qui détache l’Aufklärung
et l’actualité de cet événement impliquant forcément une promesse, qui est la Révolution.
Pour situer sa propre pensée dans la tradition de l’Aufklärung kantienne, Foucault doit
introduire cette distinction entre les Lumières et la Révolution, qui s’appuie clairement sur sa
méfiance, exprimée à plusieurs reprises, à l’égard de la téléologie et de la totalité que ce
processus vers une fin cherche à accomplir.

3092
Cf. « Qu’est-ce que la critique ? [Critique et Aufklärung] », op. cit., p. 37-38.
867
Chapitre II, Partie III

2.1. L’Antiquité et la Révolution

Foucault ne se contente pas de situer cette notion de révolution dans l’historiographie


révolutionnaire, qui commence, dans la plupart des cas, par la prise de la Bastille. Au
contraire, cette attitude révolutionnaire s’enracine dans une histoire de plus longue durée de la
pensée occidentale. Ou bien l’enthousiasme pour la révolution se comprend exactement dans
cette tradition. Dans les cours des années quatre-vingt, Foucault se réfère du moins deux fois
à cette attitude révolutionnaire, en la liant à son analyse de la philosophie antique. Le
problème de la révolution dans la pensée foucaldienne ne se limite donc pas à la Révolution
française et à toutes ses conséquences.
La première référence apparaît dans une leçon de L’Herméneutique du sujet, où
Foucault aborde le problème de la conversion à soi, comme exigence pour s’occuper de
soi-même. Cette notion de conversion se comprend, ainsi que nous l’avons vu, comme
détournement de ce qui nous est extérieur pour ne regarder que soi-même. Cette pratique de la
conversion a bien entendu une importance dans le christianisme, notamment dans les
procédures d’ascèse ou d’aveu. Mais la portée de cette notion dépasse largement ce cadre
religieux. La notion de conversion est également importante dans la pratique philosophique
ainsi que dans l’ordre morale en général. C’est ainsi que Foucault souligne la nécessité de
faire l’histoire de « la subjectivité révolutionnaire », qui a introduit la notion de conversion
dans la vie politique du XIXe siècle3093. Bien entendu, la Révolution française est une matrice
de la formation de cette subjectivité. Foucault l’explique dans le passage suivant :

[…] c’est à partir du XIXe siècle […], vers les années 1830-1840 sans doute, et en référence

justement à cet événement fondateur, historico-mythique, qu’a été, [pour le] XIXe siècle, la

Révolution française, c’est par rapport à cela qu’on a commencé à définir des schémas
d’expérience individuelle et subjective qui seraient : la « conversion à la révolution »3094.

C’est en fonction de cet événement fondateur de la modernité que l’ancienne technologie de


la conversion de soi se lie au nouveau domaine de pratiques qu’est la politique. Une partie
importante du souci de soi antique est ainsi articulée, de manière sans doute généalogique, au
domaine de la politique, qui n’était pas du tout la cible de cette conversion dans l’Antiquité.

3093
L’Herméneutique du sujet, p. 200.
3094
. Ibid. Les mots entre crochets sont mis par l’éditeur.
868
Chapitre II, Partie III

Dans cette subjectivité révolutionnaire, l’individu se constitue comme sujet qui s’est lié au
choix révolutionnaire et à la pratique révolutionnaire, qui est non seulement une promesse,
mais aussi une série de conduites qui se déploient quotidiennement pour affirmer sa propre
conversion permanente à la révolution. Mais ce schéma de conversion au niveau individuel et
subjectif a perdu sa validité à cause du développement d’un parti révolutionnaire. La
formation de la subjectivité révolutionnaire ne se fait pas par la conversion à la révolution,
mais par l’adhésion à ce parti révolutionnaire, qui prescrit désormais les conduites nécessaires
en fonction d’un programme global et, bien entendu, téléologique. Foucault manifeste ainsi sa
méfiance à l’égard de la révolution : « on ne se convertit plus de nos jours qu’au renoncement
à la révolution. Les grands convertis d’aujourd’hui sont ceux qui ne croient plus à la
révolution3095. » L’Aufklärung, détachée de ce schéma de révolution, sert sans doute de
modèle de pratique politique et philosophique dans l’époque actuelle où on n’a plus l’espoir
d’une révolution.
Si cette subjectivité révolutionnaire se situe dans l’histoire du souci de soi, comme
une réactivation du schéma traditionnel à l’intérieur de la forme nouvelle de sujet, sujet
révolutionnaire, il y a aussi un autre rapport de la pensée antique à l’attitude révolutionnaire,
cette fois-ci, autour du cynisme et du thème de la vraie vie cynique. La révolution dans le
monde européen moderne est non seulement un projet politique, mais aussi une forme de vie,
de même que le cynisme est une « forme de vie dans le scandale de la vérité »3096. Foucault
remarque que cette forme de vie révolutionnaire apparaît sous trois formes : premièrement,
« la vie révolutionnaire dans la société secrète », deuxièmement, le militantisme, en tant qu’
« organisation visible, reconnue, instituée, qui cherche à faire valoir ses objectifs et sa
dynamique dans le champ social et politique », troisièmement, le militantisme, manifesté non
pas dans l’organisation instituée, mais « comme témoignage par la vie, sous la forme d’un
style d’existence », qui met en pleine lumière, par sa pratique et son existence, « la possibilité
concrète et la valeur évidente d’une autre vie, une autre vie qui est la vraie vie »3097. Foucault
constate que ces trois aspects de la vie révolutionnaire étaient constamment présents au XIXe
siècle. Il donne trois exemples des objets d’étude : le nihilisme russe avec Dostoïevski,
l’anarchisme européen et américain et le problème du terrorisme. Dans ces trois formes de la
vie révolutionnaire, il y a la manifestation d’une vérité comme scandale, ainsi que les

3095
Ibid.
3096
Le Courage de la vérité, p. 169.
3097
Ibid., p. 169-170.
869
Chapitre II, Partie III

cyniques l’ont pratiquée dans l’Antiquité. Mais cette forme de vie révolutionnaire comme une
vérité scandaleuse est aussi rendue caduque par l’existence des partis révolutionnaires.
Foucault remarque ainsi la nécessité d’étudier « comment l’idée d’un cynisme de la vie
révolutionnaire comme scandale d’une vérité inacceptable s’est opposée à la définition d’une
conformité d’existence comme condition pour le militantisme dans des partis qui se disent
révolutionnaires »3098.
Le cynisme apparaît également dans la culture européenne moderne, par un autre
grand véhicule du thème de la vie comme scandale de la vérité : ce domaine de réapparition
du cynisme est l’art. Foucault souligne que c’est notamment dans l’art moderne que la
question du cynisme se trouve capitale, de deux façons. Premièrement, dans ce champ
artistique, apparaît un référent inédit, qui est la vie artiste, qui repose sur deux principes :
d’une part, « l’art est capable de donner à l’existence une forme en rupture avec toute autre,
une forme qui est celle de la vraie vie » ; et d’autre part, « si elle a bien la forme de la vraie
vie, la vie, en retour, est la caution que toute œuvre, qui prend racine en elle et à partir d’elle,
appartient bien à la dynastie et au domaine de l’art »3099. La vie fait ainsi partie de l’art, et la
vie artiste manifeste en elle la vérité de l’art qu’est sa vie elle-même. La seconde façon réside
dans l’idée selon laquelle l’art appartient à « l’ordre de la mise à nu, du démasquage, du
décapage, de l’excavation, de la réduction violente à l’élémentaire de l’existence »3100. Dans
ce passage, Foucault se réfère à Baudelaire entre autres, qui apparaît cette fois-ci comme
parrèsiaste dans l’ordre artistique : « L’art (Baudelaire, Flaubert, Manet) se constitue comme
lieu d’irruption de l’en-dessous, de l’en-bas, de ce qui, dans une culture, n’a pas droit, ou du
moins n’a pas de possibilité d’expression. Et dans cette mesure-là, il y a un anti-platonisme de
l’art moderne3101. » L’art moderne est essentiellement transgressif, dans la mesure où il établit
« un rapport polémique de réduction, de refus et d’agression », « à la culture, aux normes
sociales, aux valeurs et aux canons esthétiques »3102. L’art oppose ainsi son courage dans sa
vérité barbare à tout consensus de la culture, à partir de laquelle il s’est développé. En ce sens,
l’art moderne est le cynisme dans la culture moderne, « cynisme de la culture retournée contre
elle-même »3103. Cette fonction transgressive, Foucault l’a déjà discutée dans les années

3098
Ibid., p. 172.
3099
Ibid., p. 173.
3100
Ibid.
3101
Ibid.
3102
Ibid., p. 174.
3103
Ibid.
870
Chapitre II, Partie III

soixante, notamment à propos de la littérature. Il n’est donc pas étonnant qu’il évoque ici Le
Neveu de Rameau, comme « les premiers signes annonciateurs de ce processus qui deviendra
éclatant au cours du XIXe siècle »3104. La figure du Neveu résume en ce sens le courage de la
vérité sous la forme scandaleuse qui se manifeste dans l’art moderne. Le Neveu de Rameau se
trouve ainsi au croisement de la présence de la vérité scandaleuse de manière cynique et de la
préfiguration de la vie artiste du XIXe siècle, alors qu’il représentait de manière symbolique le
moment décisif du partage entre folie et déraison, où la vérité de l’homme était mise en pleine
lumière sous la forme totalement renversée.
La parrêsia cynique est reprise dans la vie révolutionnaire ainsi que dans la vie
artiste. Elle est également liée à une forme de vie éthique et esthétique, qui ne peut se
construire qu’au travers d’un certain rapport de soi à soi. La révolution fonctionne donc
comme la matrice d’une vie ou d’une subjectivité politique, philosophique ou esthétique. Or
sur le plan politique, Foucault insiste sur le fait que cette subjectivité révolutionnaire ne peut
plus se former comme une vie singulière, s’appuyant sur ce moment qu’est le présent, à cause
de l’existence de partis révolutionnaires, qui encadrent sans cesse cette vie révolutionnaire
dans une téléologie politique et collective.
Mais, si l’art moderne est toujours un lieu de vérité scandaleuse, la parrêsia est
toujours une pratique possible dans les temps modernes, sous une forme non-téléologique. En
outre, le lien entre le courage de la vérité et le souci de soi est aussi envisageable dans ce
schéma artiste. Alors, ce rapport est-il possible dans une pensée philosophique, ou plus
précisément, dans la pensée foucaldienne, qui veut se placer à la limite de la réflexion
philosophique par une série de recherches historiques. Nous avons déjà vu ci-dessus que
Foucault lui-même a articulé sa pensée à la tradition de l’Aufklärung par l’intermédiaire de
l’attitude artiste de Baudelaire. Il faut donc savoir si ce rapport entre la pensée foucaldienne et
l’Aufklärung est valable en ce qui concerne la parrêsia. En d’autres termes, il est question de
savoir de quelle manière Foucault situe son propre discours dans cette histoire du dire-vrai.
C’est le point que nous voudrions étudier maintenant.

3104
Ibid.
871
Chapitre II, Partie III

3. Foucault est-il parrèsiaste ?

La question se formule de la manière suivante : peut-on dire que Foucault soit


parrèsiaste, au même titre que Baudelaire l’était dans sa vie artiste ? La réponse est sans doute
négative : Foucault ne se prétend pas homme du dire-vrai, mais il met en question les
conditions historiques de cette pratique de dire la vérité. En ce sens, l’attitude foucaldienne à
l’égard de la parrêsia ne doit pas être assimilée à l’ontologie de nous-même, qui se forme au
travers de la reprise de la problématique du souci de soi. Il se définit plutôt comme critique
des régimes de vérité historiques dans lesquels les pratiques de la parrêsia deviennent
possibles. Foucault prend donc une attitude verticale par rapport à cette question de la
parrêsia, dans la mesure où il ne se situe pas simplement dans cette lignée de la vraie vie.
Nous voudrions examiner cette non-identification entre le sujet de vérité et celui de pensée
chez Foucault, en la plaçant dans deux thèmes : la transformation de soi par l’écriture,
l’expérience de pensée soit comme autobiographie soit comme fiction. Ces thèmes,
s’enchevêtrant l’un l’autre, constituent l’attitude que Foucault prend par rapport à son écriture,
à sa pensée et à sa vie.
Foucault exprime très clairement le rapport qu’il entretient avec sa pensée dans une
interview recueillie à la fin de 1978 et publiée en 19803105. Dans ce dialogue où Foucault fait
son autobiographie intellectuelle, c’est le thème de l’expérience de la transformation et de
l’altérité qui est important pour notre discussion. Tout au début, Foucault explique que ses
livres sont des expériences en ce sens qu’ils le transforment lui-même et sa pensée : « Je suis,
affirme Foucault, un expérimentateur en ce sens que j’écris pour me changer moi-même et ne
plus penser la même chose qu’auparavant3106. » Ce qui est à remarquer est que l’expérience
est entendue avant tout comme celle que l’on fait sur soi-même pour transformer sa manière
d’être, de penser et de vivre. Cette expérience de transformation est donc une expérience de
l’altérité. L’écriture dans la pensée foucaldienne est une activité privilégiée pour mettre en
question ce qu’il est maintenant, afin de se diriger vers un nouveau mode d’être, qui ne sera
pourtant reconnaissable qu’à la fin de cette expérience. Dans ce schéma d’expérience
personnelle et subjective, quelle est la place de ses enquêtes historiques ? Foucault le précise
de la manière suivante :

3105
« Entretien avec Michel Foucault », DE II, no 281, p. 860-914.
3106
Ibid., p. 861.
872
Chapitre II, Partie III

Mon problème est de faire moi-même, et d’inviter les autres à faire avec moi, à travers un

contenu historique déterminé, une expérience de ce que nous sommes, de ce qui est non

seulement notre passé mais aussi notre présent, une expérience de notre modernité telle que nous

en sortons transformés3107.

L’histoire joue le rôle de médiation pour cette expérience de la transformation de soi. Foucault
affirme qu’ « une expérience est toujours une fiction », en ce sens que « c’est quelque chose
qu’on se fabrique à soi-même, qui n’existe pas avant et qui se trouvera exister après »3108. Cet
usage du terme « fiction » est très proche de ce que Foucault a désigné concernant les forces
que possèdent les lettres de cachet. Cette parenté est aisément expliquée par le fait que cet
entretien et « La vie des hommes infâmes » sont datés de 1978. Mais, dans l’entretien,
l’accent est mis sur l’expérience subjective que Foucault fait de lui-même, plutôt que sur les
effets de fiction que l’on peut trouver dans les documents historiques. Or il faut cependant
noter que Foucault ne pense pas que cette expérience-fiction de la transformation de soi ne
s’effectue qu’au détriment de l’exactitude du contenu historique : « Le livre fait usage de
documents vrais, mais de façon qu’à travers eux il soit possible d’effectuer non seulement une
constatation de vérité, mais aussi une expérience qui autorise (…) une transformation du
rapport que nous avons à nous-même et au monde »3109. Le récit d’une vérité historique
implique toujours une altération souvent imprévue du sujet qui parle. Si les livres foucaldiens
ne sont que des fictions, c’est à ce niveau de l’expérience de la transformation subjective. Par
ce terme, Foucault n’entend pas une relativisation exhaustive de ce qu’il a dit et écrit.
Mais, une telle manière de faire apparaître l’expérience de la transformation de soi
comme fiction ne peut se superposer à celle de la parrêsia, où le courage de la vérité est
étroitement lié à la conviction que ce que l’on dit est vrai. C’est le cas non seulement pour les
philosophes antiques, mais aussi pour les révolutionnaires qui s’investissent dans la cause de
la révolution. En revanche, chez Foucault, la description historique des régimes de vérité
faisant partie des relations de pouvoir et de subjectivation, met en lumière l’historicité même
de ce que l’on considère vrai. La recherche ne révèle pas simplement la vérité, mais le
mécanisme par lequel la vérité peut se former comme vraie, et qui n’apparaît qu’à la fin de
l’enquête historique. Cette émergence du régime de vérité est précisément l’occasion de la

3107
Ibid., p. 863.
3108
Ibid., p. 864.
3109
Ibid., p. 864-865.
873
Chapitre II, Partie III

transformation de soi, qui fait de la subjectivité ce qui est totalement inédit. Le sujet qui dit la
vérité se transforme donc à l’intérieur de ce processus de véridiction. Dans cette expérience
foucaldienne, le décalage entre la vérité et le sujet de vérité est structurellement inévitable et
même nécessaire, car c’est au travers de cette expérience de l’altérité que Foucault appelle les
autres à une transformation possible. Foucault dit ainsi : « Le rapport à l’expérience doit, dans
le livre, permettre une transformation, une métamorphose, qui ne soit pas simplement la
mienne, mais qui puisse avoir une certaine valeur, un certain caractère accessible pour les
autres »3110. Cette possibilité d’une expérience de transformation n’exige pas, par exemple,
l’identité de la vérité entre deux interlocuteurs, qui s’appelait homologia dans l’Antiquité,
mais ouvre un champ d’expériences où chacun peut se transformer de manière propre. De par
sa forme d’interrogation sur l’historicité de la vérité, la pensée foucaldienne ne peut ou ne
veut être une pratique de parrêsia. Elle s’inscrit en revanche sur la tradition du souci de soi,
qui vise, en s’occupant de soi-même au travers d’une série de techniques historiquement
définies, à atteindre un autre mode d’être, de penser et de vivre, ainsi que l’ascèse l’a fait tout
le long de l’Antiquité, comme « travail que l’on fait soi-même sur soi-même pour se
transformer ou pour faire apparaître ce soi qu’heureusement on n’atteint jamais »3111. En outre,
c’est dans ce caractère collectif de l’expérience de pensée, d’écriture et de lecture que peut se
constituer l’unité de « nous » en tant qu’objet de l’ontologie historique. Ce « nous » ne peut
être « préalable à la question », mais « le résultat – et le résultat nécessairement provisoire –
de la question telle qu’elle se pose dans les termes nouveaux où on la formule » 3112 .
L’ontologie historique de nous-même est donc à la fois l’analyse d’un objet donné qu’est ce
« nous », et le processus de constitution de cet objet même. Foucault adresse ainsi la nécessité
de ce travail à ses lecteurs de manière suivante : « le problème s’est posé pour ceux qui nous
avaient lus, il s’est posé aussi pour certains d’entre nous, de savoir s’il était possible de
constituer un « nous » à partir du travail fait et qui soit de nature à former une communauté
d’action3113. » Or ce mouvement vers ce « nous » implique un travail négatif, à deux niveaux,
pratique et réflexif : d’une part, au niveau pratique, c’est tout d’abord « refuser ce que nous
sommes », pour « construire ce que nous pourrions être pour nous débarrasser de cette sorte
de « double contrainte » politique que sont l’individualisation et la totalisation simultanées

3110
Ibid., p. 865.
3111
« De l’amitié comme mode de vie », DE II, no 293, 1981, p. 984.
3112
« Polémique, politique et problématisation », p. 1413.
3113
Ibid.
874
Chapitre II, Partie III

des structures du pouvoir moderne »3114 ; d’autre part, Foucault affirme que la tâche de la
pensée est de « pressentir le danger qui menace dans tout ce qui est habituel, et de rendre
problématique tout ce qui est solide »3115. La pensée est donc une perpétuelle mise en question
de tout ce qui nous semble naturel et évident. Mais ce n’est pas un nihilisme ou un
pessimisme de la pensée. Au contraire, Foucault dit que « savoir qu’il n’y a pas d’âge d’or »,
c’est précisément l’ « optimisme » de la pensée3116. La pensée foucaldienne apparaît ainsi
comme une incitation à la fois politique et philosophique à mettre à l’épreuve tout ce qui se
manifeste comme habituel et normal, dans une série d’enquêtes historiques, pour construire
une autre unité possible de « nous ».
Mais ce caractère collectif de la pensée n’est qu’un résultat du travail de Foucault qui
s’appuie sur ses expériences personnelles, dans un hôpital psychiatrique, dans les luttes contre
les conditions carcérales ou autour de la sexualité, entre autres. Foucault caractérise ainsi son
parcours : « j’entreprenais un travail, quelques fragments d’autobiographie » 3117 . C’est
toujours à partir de sa vie et de ses expériences personnelles que Foucault s’engage dans des
luttes diverses où il n’a jamais tenté de développer une cohérence quelle qu’elle soit, sauf
celle de sa vie3118. La pensée foucaldienne est en ce sens un ensemble de fragments de sa vie
ou de son autobiographie. À ce niveau-là, Foucault met toujours en jeu sa propre vie au
travers des pratiques de pensée, non pas pour dire la vérité comme les parrèsiastes, mais pour
éclairer quel régime de vérité, quelles relations de pouvoir et quel mode de sujet rendent
possibles tells ou telles prétentions au vrai. Foucault n’est donc jamais parrèsiaste, mais la
fonction de sa pensée se trouve en dessous du niveau où les actes parrèsiastiques sont
possibles.

4. Histoire et présent

Dans ce chapitre, nous avons tenté de caractériser trois rapports de la pensée


foucaldienne au présent , en tant que réflexion historico-philosophique : premièrement,

3114
« Le sujet et le pouvoir », p. 1051.
3115
« À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », p. 1431.
3116
Ibid.
3117
« Est-il donc important de penser ? », DE II, no 296, 1981, p. 1001.
3118
« Je dirais qu’en dernière instance je ne fais aucun effort pour développer la moindre forme de
cohérence. La cohérence, c’est celle de ma vie. » (« Interview de Michel Foucault », DE II, no 349, 1984,
p. 1486.)
875
Chapitre II, Partie III

l’ontologie historique de nous-même, qui se trouve dans la tradition de l’Aufklärung et du


dandysme, comme une variante de l’esthétique de soi ; deuxièmement, l’histoire de l’attitude
révolutionnaire comme un style de vie, et son échec dans le rapport philosophique au présent ;
troisièmement, le rapport de la pensée foucaldienne à la notion de parrêsia et à l’expérience
de la transformation de soi. Dans ces trois mises en question, le présent occupe toujours une
place privilégiée par rapport aux enquêtes historiques de Foucault : par rapport à l’Aufklärung,
l’histoire est le seul moyen pour savoir ce qu’est le présent où nous vivons ; la révolution
fonctionne comme la matrice d’un nouveau mode de vie, qui reprend en effet la manière du
dire-vrai antique, et montre en même temps l’impossibilité de penser le présent en tant que tel
dans ce schéma téléologique ; troisièmement, par rapport aux deux thèmes dans la période de
la problématisation, à savoir le souci de soi et la parrêsia, l’attitude de Foucault n’est pas
homogène dans la mesure où sa pensée est toujours et déjà une forme de mise en question de
la pure et simple véridiction, dans laquelle ce qui a rendu possible ce dire-vrai n’est jamais
interrogé. Foucault caractérise ainsi sa pensée comme fiction, qui joue dans l’ambiguïté entre
vrai et faux, et qui fait surgir dans le réel ce qui n’existait pas. Cette expérience de la fiction
est précisément une série de transformations de soi, ou d’épreuves sur soi, dont Foucault a
sans cesse fait l’expérience dans sa propre vie. Un des objectifs de la pensée foucaldienne est
de partager cette expérience de la transformation avec les autres qui ont également des
problèmes par rapport à la vérité, au pouvoir ou à la subjectivation. C’est là que se constitue
une certaine unité ou identité de « nous », qui est pourtant fragile, instable et changeante dans
son contenu, mais qui peut englober les expériences de transformation des autres comme
faisant partie de cette unité. C’est en ce « nous » que se jouent l’identité et l’altérité d’une
manière singulière : ce « nous » n’est pas un simple rapport entre moi et les autres par un
certain processus d’identification, mais ce qui se constitue et se renouvelle en fonction des
expériences que chacun fait de soi-même et avec les autres. Pour que se forme l’identité de ce
« nous », l’altérité doit être toujours présente comme élément indispensable et non annulable.
Cette unité qu’est le « nous » est précaire, mais ce à partir de quoi les objets d’enquête
historique peuvent être déterminés, et ce en quoi on peut réfléchir sur une nouvelle forme de
« nous », affranchie des limites historiques, que les recherches historiques ont mises en
lumière.
La pensée foucaldienne dans les années quatre-vingt se caractérise du moins en partie
par ce rapport entre le présent, l’histoire et « nous », entendu comme une identité des
expériences faites par les individus hétérogènes : le présent où nous pensons et vivons ne se

876
Chapitre II, Partie III

comprend que par les enquêtes historiques, qui mettent en question la naturalité des limites
posées dans les domaines de vérité, de pouvoir et d’éthique. Le thème du souci de soi devient
l’ontologie historique de nous-même, par laquelle l’impératif « soucie-toi toi-même » se
transforme en « soucions-nous nous-mêmes », « nous-mêmes » perçus dans son instabilité
perpétuelle. On peut aisément comprendre que la dialectique n’est pas la modalité convenable
pour penser cette ontologie historique : pour savoir ce qu’est le présent et ce qu’est
nous-mêmes, il faut sans cesse revenir sur le passé, cette dimension historique, sans l’intégrer
à l’immédiateté de la conscience. De même, la totalité ou la fonction totalisatrice de la
philosophie n’a pas de place, puisque ce nous-mêmes n’est point une réalité constante et
repérable comme objet de réflexion. La dialectique comme mode de développement des
choses ou des consciences, et la totalité comme finalité de ce processus dialectique, la pensée
foucaldienne s’en déprend pour mener la réflexion philosophique aux confins d’elle-même,
qui se trouve en face d’un domaine non-philosophique, le domaine de l’histoire, et qui
s’enracine dans deux éléments qui, changeants et instables, constituent pourtant le point de
départ de la pensée, à savoir le présent et « nous ». Les enquêtes historiques de Foucault sont
toujours traversées par ce retour à l’ontologie du présent et de nous-mêmes, même si elles
concernent la culture de soi ou le dire-vrai dans l’Antiquité. Mais il ne faut sans doute pas
réduire la singularité de ces enquêtes à cette instance qu’est le présent. L’histoire et le présent
se renvoient plutôt l’une à l’autre en posant des problèmes soit concernant les situations
actuelles soit intrinsèques au système de savoir-pouvoir propre à une époque. Ce n’est ni le
primat absolu du présent ni l’autonomie des recherches historiques, mais la circularité infinie
entre le présent et l’histoire qui s’établit et doit s’établir dans la pensée foucaldienne.
L’histoire produit sans cesse des différences par rapport au présent, par lesquelles on se
demande pourquoi on n’est plus comme on était, et comment on est devenu comme on est
actuellement. Là se pose exactement la question du présent et de nous-mêmes. Et ce
déclenchement des enquêtes implique une série de transformations de nous-mêmes, qui était
totalement imprévu au début. S’il y a courage dans les pratiques de philosopher de Foucault,
ce n’est pas celui de dire la vérité c’est-à-dire la parrêsia, mais celui de mettre en péril son
être dans la possibilité de se transformer de manière inattendue. C’est ce risque que Foucault
prend dans ses activités de philosophe, d’historien et de militant. Mais ce n’était pas un
engagement aveugle, il s’agissait toujours d’un mode de vivre, d’une esthétique de vie. C’est
pour cette raison que le thème du souci de soi est important pour Foucault, et la rencontre
avec cette problématique et la relecture de la tradition de l’Aufklärung et du dandysme

877
Chapitre II, Partie III

n’étaient possibles que par les enquêtes historiques. C’est la configuration fondamentale entre
histoire et présent dans la pensée du dernier Foucault.

878
CONCLUSION

La question « Qu’est-ce que la philosophie ? », c’était le point de départ de notre


réflexion. Nous avons pris le parti d’y répondre tout en la transformant en une question
inverse, c’est-à-dire « Qu’est-ce que la non-philosophie ? » Parmi les trois modèles de rapport
entre la philosophie et la non-philosophie, à savoir le fondement, l’intériorisation et la
confrontation, le troisième, celui de confrontation nous a paru plus fécond que les deux autres,
dans la mesure où, ainsi que l’a dit Georges Canguilhem, c’est l’extériorité du problème par
rapport à la philosophie qui est indispensable et nécessaire pour la réflexion proprement
philosophique. La pensée philosophique doit toujours faire face à la non-philosophie, pour se
constituer en un domaine de réflexion qui soit véritablement philosophique. En d’autres
termes, la philosophie est une série de confrontations avec les autres, qui sont absolument
irréductibles à la structure intrinsèque de la philosophie. Si la philosophie se déroule selon ce
modèle de confrontation, elle ne peut être ce qui se manifeste comme système universel de la
vérité. La philosophie n’a pas une forme ultime dans laquelle tout problème est toujours et
déjà résolu et ne prescrit pas un ensemble de conditions transcendantales qui définirait
préalablement à tout acte de connaissance la possibilité d’un savoir légitime. La pensée
philosophique change, bien au contraire, perpétuellement en fonction des objets extérieurs sur
lesquels elle porte attention, et ces objets, eux aussi hétérogènes et instables, se forment et se
transforment à l’intérieur des domaines auxquels ils appartiennent. Il s’agissait pour nous de
penser ce rapport de la philosophie à la non-philosophie selon le modèle de confrontation, et
de mettre en question la limite elle-même entre la philosophie et la non-philosophie.
Pour ce faire, il fallait d’abord déterminer un objet extérieur à la philosophie,
puisqu’il était évidemment impossible de considérer ce partage dans sa totalité. Nous avons
choisi l’histoire bien évidemment d’abord de par son extériorité par rapport à la philosophie,
mais aussi pour son ambiguïté sémantique et épistémologique, et sa multiplicité irréductible à
une simple définition. Le problème de l’histoire s’est trouvé au cœur de notre réflexion. Nous
avons commencé par un travail négatif : préciser ce à quoi notre réflexion doit s’opposer. La
philosophie de l’histoire hégélienne, qui fait de l’histoire une totalité universelle et actuelle au
travers de la dialectique, nous apparaissait bien comme le contraire de ce modèle de
confrontation.
Conclusion

À l’opposé de cette figure de la totalité, nous avons considéré la pensée de Michel


Foucault comme un ensemble d’efforts pour philosopher dans un extérieur à la philosophie, le
concernant dans le domaine de l’histoire. Il s’agit pour Foucault de penser l’histoire sans la
lier ni à la totalité ni à la dialectique. C’est se déprendre de la philosophie hégélienne qui est
précisément un des objectifs majeurs de la pensée foucaldienne. Mais, ainsi que nous l’avons
vu à plusieurs reprises, cette déprise ne se fait pas une fois pour toutes. Penser l’histoire de
manière philosophique affronte toujours la force imposante de la dialectique, qu’aucune
négation ne peut définitivement annuler. Nous avons essayé d’appréhender la pensée
foucaldienne comme une série de tentatives pour se déprendre de la philosophie dialectique et
totalisatrice de l’histoire de Hegel, et ce, par deux voies, l’une intrinsèque à la philosophie et
l’autre extrinsèque et positive, étroitement liées l’une à l’autre, pour faire apparaître une
forme de réflexion philosophique sur l’histoire ou de réflexion véritablement
philosophico-historique, où le philosophique et l’historique s’imbrique de manière singulière.
Si la première approche est caractérisée par la critique philosophique des notions de totalité et
de dialectique, elle ne se réalisera qu’au travers de recherches empiriques, menées dans la
seconde voie. À la totalité qu’impose la philosophie hégélienne, la pensée foucaldienne
oppose la multiplicité empirique et, par conséquent non totalisable, tout en faisant de cette
multiplicité positive des systématicités réflexives de sa propre pensée, toujours fondées bien
entendu sur le résultat d’enquêtes historiques. Tout le long de notre discussion, nous nous
sommes efforcé de déceler cette pluralité empirique de la pensée foucaldienne, en partant de
l’analyse de Paul Veyne, qui nous a toujours servi de fil directeur, par sa fécondité et sa
validité pour appréhender tout le parcours de la pensée foucaldienne. Entre la philosophie et
l’histoire, Foucault a ainsi établi des rapports divers et changeants en fonction d’objets, de
domaines et de méthodes. Que l’histoire ou les recherches historiques obligent la réflexion
philosophique à se transformer, c’est précisément ce qui symbolise la déprise foucaldienne de
la philosophie hégélienne. Mais Foucault reprend également, à sa propre façon, le problème
de la systématicité de pensée, posé par Hegel. Comment la philosophie peut-elle s’organiser
comme un système autonome et flexible pour penser sans relâche ce qui lui est étranger ? On
ne peut donner à cette question une réponse définitive : il existe que des réponses possibles à
différentes situations extérieures à la philosophie. Le parcours de la pensée foucaldienne est
un modèle de cette pluralité presque infinie de réponses, dans laquelle la pensée tend sans
cesse à se systématiser.
À partir de l’interaction entre la multiplicité empirique et la systématicité réflexive,

880
Conclusion

nous avons tenté de comprendre cette pensée foucaldienne, qui elle aussi a une histoire
caractérisée par une série de déplacements. Nous sommes parti de la division courante en trois
périodes de la pensée foucaldienne, à savoir l’archéologie, la généalogie et la
problématisation. Mais il s’est d’emblée avéré que, à l’intérieur même de chaque période, il y
avait des organisations hétérogènes de pensée, et qu’il faudrait s’attacher à ne pas les réduire à
la structure totalisatrice de la période mise en question. Nous avons également constaté que,
dans cette histoire de la pensée foucaldienne, il existait un jeu du reste, apte à engendrer une
série de mouvements par lesquels la pensée reprend ce qui lui a échappé dans les enquêtes
précédentes. À partir de ce jeu du reste inexploré, la pensée se renouvelle et se transforme.
Pour qu’une pensée philosophique continue à se développer, deux conditions sont donc
nécessaires : l’extériorité des objets et le reste inévitable que laisse la réflexion. C’est
exactement le cas pour la pensée foucaldienne.
Dans la période de l’archéologie, en retraçant l’histoire de la folie et celle du regard
clinique, nous avons rencontré les deux concepts limites dans la pensée foucaldienne : la folie
et la mort. Ces deux notions ont été reprises dans la réflexion sur la littérature, un autre
domaine de la non-philosophie, auquel Foucault s’est souvent référé dans les années soixante.
Dans Les Mots et les Choses et L’Archéologie du savoir, le jeu du reste apparaît soit dans la
description historique soit dans l’objectif de l’ouvrage, qui se définit par rapport à sa pensée
passée.
Si, dans la période de l’archéologie, ce jeu du reste et de sa reprise s’est en principe
effectué au travers des ouvrages successivement écrits, il se déroule, dans la période de la
généalogie, par la multiplication des champs de pensée, tels les luttes politiques, les cours au
Collège de France, les nombreux entretiens et, bien entendu, les ouvrages. Cet ensemble de
textes généalogiques a constitué plusieurs séries de réflexions qui se complétaient l’une
l’autre autour de la question du pouvoir et du pouvoir-savoir. La généalogie en tant que
méthode se double d’une généalogie en tant que stratégie de luttes, et la distinction du
micro-pouvoir et du macro-pouvoir est reprise par l’analyse historique de la
gouvernementalité, qui a fait apparaître le problème du gouvernement de soi, thème central de
la période de la problématisation.
Quant à la troisième période de la pensée foucaldienne, celle de la problématisation,
nous nous sommes efforcé de mettre en lumière les aspects d’analyse historique de cette
période, (que l’on a souvent considérée comme une réflexion sur l’éthique antique, détachée
en quelque sorte des deux périodes précédentes) en montrant comment Foucault est arrivé à

881
Conclusion

mener trois versions d’histoire dans l’Antiquité, à savoir la conduite sexuelle, le souci de soi
et la parrêsia. Nous avons constaté que ces trois formes d’histoire faisaient partie d’une
histoire du rapport de soi à soi en Occident qui aurait pu aller jusqu’aux temps modernes. La
période de la problématisation était le premier chapitre de cette longue histoire de la
subjectivation, dans laquelle Foucault aurait voulu restructurer le résultat de ses ouvrages
passés, mais ce projet reste inachevé de par la mort de Foucault. Nous avons également
dégagé le problème du présent dans cette période, qui se lie en effet étroitement au projet de
l’histoire de la subjectivation en Occident, ainsi que nous l’avons vu, par exemple, dans
l’analyse de l’Aufklärung kantienne. Le présent et l’histoire s’articulent l’un à l’autre dans
cette période de la problématisation, et la pensée foucaldienne elle aussi trouve sa place dans
ce lien.
Si telle est la caractérisation de chaque période de la pensée foucaldienne, comment
pouvons-nous résumer le parcours philosophico-historique de Foucault au travers de ces trois
périodes ? Les trois domaines privilégiés, que sont le savoir, le pouvoir et le sujet,
apparaissent certes comme axes fondamentaux de la pensée foucaldienne, mais il est
absolument impossible d’interpréter toute la pensée foucaldienne à partir de ces trois champs
d’analyse. C’est à la démarche de la pensée de Foucault imposer une grille d’intelligibilité
rétrospective et anachronique. Par exemple, en 1961, même si on peut déceler une présence
implicite de ces trois champs dans l’Histoire de la folie, il apparaît absurde de trouver là les
germes de la pensée dans la période de la problématisation. Il faut au contraire reconstituer la
systématicité de chaque ouvrage ou celle de chaque moment de pensée, pour en dégager un
ensemble de déplacements par rapport à ce que la pensée était et à ce qu’elle deviendra. Nous
avons donc voulu reconstituer ce mouvement de la pensée foucaldienne dans lequel se
forment et se transforment les systématicités de pensée au travers d’une série de déplacements
souvent imprévus même pour Foucault lui-même, qui l’affirme de manière suivante :

Si je devais écrire un livre pour communiquer ce que je pense déjà, avant d’avoir commencé à

écrire, je n’aurais jamais le courage de l’entreprendre. Je ne l’écris que parce que je ne sais pas

encore exactement quoi penser de cette chose que je voudrais tant penser. De sorte que le livre

me transforme et transforme ce que je pense3119.

3119
« Entretien avec Michel Foucault », DE II, no 281, p. 860-861.
882
Conclusion

Les expériences de pensée que Foucault a faites au travers de l’écriture lui permettent de se
transformer de manière imprévisible. Là naissent précisément les déplacements ainsi que le
reste de la pensée. Notons également que ce n’est sans doute pas seulement l’activité
d’écriture qui a porté ces transformations, mais aussi un ensemble d’expériences littéraires et
politiques, qui ont considérablement contribué à cette série de transformations de sa pensée.
On ne s’étonnera pas, bien entendu de n’y déceler aucun processus dialectique de
développement. La pensée foucaldienne et ses déplacements ne visent jamais une finalité
quelle qu’elle soit, et ne constituent aucune totalité qui définisse la seule systématicité de
pensée. Ces déplacements se sont produits comme reprises du reste, et ont réorganisé la
systématicité de pensée, en y ajoutant sans cesse des objets ou des axes de recherches
nouveaux. Il s’agit donc d’un élargissement de la pensée vers ce qui était inexploré, et non
d’une totalisation ou d’une intériorisation de ce qui lui est extérieur. Bien que le savoir, le
pouvoir et le sujet soient trois grands thèmes de la pensée foucaldienne, l’articulation entre
eux n’est pas uniforme, mais susceptible de se transformer en fonction des objets d’étude. De
surcroît, on pourrait analyser un même objet de plusieurs manières différentes dont chacune
serait pertinente. C’est exactement ce que nous avons constaté dans l’analyse historique de la
pensée foucaldienne : la pluralité de réponses à un problème. Dans la réflexion sur la folie, la
maladie ou le crime entre autres, Foucault a ouvert plusieurs pistes d’analyse possible,
déterminées, par l’entrecroisement des trois axes de recherche. Cette pluralité nous permettra
également de faire usage de la pensée foucaldienne en fonction des problèmes que nous
aborderons dans le futur et des méthodes que nous emploierons.
Après avoir ainsi remarqué cette multiplicité de la pensée foucaldienne, nous
revenons, pour conclure, sur la question de la non-philosophie dans laquelle notre réflexion a
son origine. Il faut maintenant évaluer le résultat de notre enquête par rapport à cette question
du partage entre philosophie et non-philosophie. Quelle est la position de Foucault dans cette
opposition ? Comme nous l’avons remarqué dans l’introduction, il est absolument impossible
de déterminer une fois pour toutes où se trouve la pensée foucaldienne. Toutefois, bien
entendu, cela ne signifie pas qu’elle se situe hors de ce partage. Bien au contraire, la pensée
foucaldienne est, nous semble-t-il, une pensée qui fait sans cesse face à ce partage, tout en
mettant en question l’évidence et la pertinence mêmes de cette division
philosophie/non-philosophie. En faisant apparaître l’historicité des objets et des concepts,
Foucault n’a pas simplement philosophé dans le non-philosophique. En effet, penser dans ce
qui est étranger à la philosophie est pour lui plonger totalement dans cet Autre de la

883
Conclusion

philosophie, jusqu’à ce que l’évidence de la pensée philosophique soit mise en question. La


pensée foucaldienne a révélé l’ambiguïté fondamentale de ce partage entre philosophie et
non-philosophie , tout en jouant dans ses limites : la pensée philosophique est envisagée par
rapport à ce qui lui est extérieur, et les éléments non-philosophiques sont soumis à des
réflexions philosophiques. La pensée de Foucault est par excellence le lieu de ce jeu entre
philosophie et non-philosophie, lieu dans lequel la philosophie apparaît comme l’expérience
de la non-philosophie, et la non-philosophie comme l’épreuve de la philosophie. De plus, la
pensée foucaldienne se trouve toujours dans une limite susceptible de changements entre
philosophie et non-philosophie,. Les déplacements opérés par Foucault et que nous avons
remarqués dans notre réflexion remettent en question, à chaque fois de manière différente,
cette limite entre philosophie et non-philosophie. La pensée philosophique dans la réflexion
sur la non-philosophie est exactement une pensée sur et dans la limite perpétuellement
changeable par laquelle la philosophie et la non-philosophie communiquent l’une avec l’autre.
Le savoir, le pouvoir et le sujet sont donc précisément trois lignes de contact entre philosophie
et non-philosophie, et la pensée philosophique elle-même se transforme dans ces trois axes
historiques de réflexion.
Après avoir été mises à l’épreuve de l’histoire de la pensée foucaldienne, les deux
questions que nous avons posées dans l’introduction devraient donc être modifiées. Il ne
s’agit plus de dire : « Qu’est-ce que la philosophie ? » et « Qu’est-ce que la
non-philosophie ? » La question que nous avons désormais à nous poser est donc : « comment
peut-on établir, par l’acte de pensée, une limite, une ligne de partage et des points de contact
entre philosophie et non-philosophie, sans donner à la philosophie une autonomie et une
indépendance préalablement à tout affrontement à son dehors ? » La pensée de Michel
Foucault est un ensemble de réponses diverses à cette question de la limite. La pensée
philosophique, pour Foucault, n’est rien d’autre que ce qui se forme au travers des enquêtes
historiques, qui, bien que non-philosophiques, interviennent pourtant sans cesse dans la
réflexion philosophique, au point de transformer la pensée philosophique tout entière. Le
philosophique et l’historique, ce sont donc deux polarités entre lesquelles la pensée
foucaldienne se forme et se transforme, dans un mouvement pendulaire qui n’est ni
dialectique ni totalisateur, mais qui construit néanmoins des systématicités de pensée
philosophique en fonction d’objets extérieurs à la philosophie et appartenant à la dimension
historique. La question de la distinction philosophie/non-philosophie est ainsi devenue la
question de l’organisation de la pensée entre deux polarités, la philosophie et l’histoire.

884
BIBLIOGRAPHIE

1. Textes de Michel Foucault

1.1. Textes publiés du vivant de Michel Foucault


Maladie mentale et Personnalité, Paris, PUF (coll. Initiation philosophique), 1954, réédition
modifiée : Maladie mentale et Psychologie, Paris, PUF.(coll. Quadrige), 1962.
Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1972 ; première édition
abrégée : Folie et déraison : histoire de la folie à l'âge classique, Paris, Plon, 1961.
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Raymond Roussel, Paris, Gallimard (coll. Folio), 1963.
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Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère : un cas de parricide au
XIXe siècle, Paris, Gallimard / Julliard (coll. Archives), 1973, repris, Paris, Gallimard (coll.
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Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1975.
Histoire de la sexualité I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1976.
Herculine Barbin dite Alexina B, éd., par Michel FOUCAULT, Paris, Gallimard (coll. Les
vies parallèles), 1978.
Le Désordre des familles. Lettres de cachet des archives de la Bastille, éd., par Michel
FOUCAULT et Arlette FARGE, Paris, Gallimard-Julliard (coll. Archives), 1982.
Histoire de la sexualité II : L'Usage des plaisirs, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1984.
Histoire de la sexualité III : Le Souci de soi, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1984.

1.2. Éditions posthumes


« On the beginning of the hermeneutics of the self », éd., par Mark BLASIUS, Political
Theory, vol. 21, no 2, mai 1993, p. 198-227.
Dits et écrits, tome I, 1954-1969, Paris, Gallimard (coll. Bibliothèque des sciences humaines),
1994.
Dits et écrits, tome II, 1970-1975, Paris, Gallimard (coll. Bibliothèque des sciences humaines),
1994.
Bibliographie

Dits et écrits, tome III, 1976-1979, Paris, Gallimard (coll. Bibliothèque des sciences
humaines), 1994.
Dits et écrits, tome IV, 1980-1988, Paris, Gallimard (coll. Bibliothèque des sciences
humaines), 1994.
Dits et écrits, tome I, 1954-1975, Paris, Gallimard (coll. Quarto), 2001.
Dits et écrits, tome II, 1976-1988, Paris, Gallimard (coll. Quarto), 2001.
Michel Foucault, entretiens, recueilli et présenté par Roger-Pol DROIT, Paris, Odile Jacob,
2004.
Introduction à l’anthropologie, Emmanuel KANT, Anthropologie du point de vue
pragmatique, trad., par Michel Foucault, présenté par Daniel DEFERT, François EWALD,
Frédéric GROS, Paris, Vrin, 2008 : (Thèse complémentaire soutenue par Foucault en 1961)
« Qu'est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung », Bulletin de la Société française de
philosophie, 84e année, n°2, avril-juin 1990, communication à la Société française de
philosophie, séance du 27 mai 1978.
Fearless Speech, ed., par Joseph PEARSON, Los Angels, Semiotext(e), 2001.

1.3.Cours au Collège de France


Résumé des cours, 1970-1982, Paris, Julliard (coll. Conférences, essais et leçons du Collège
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L'Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971. (leçon inaugurale, 2 décembre 1970.)
Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France 1973-1974, éd. par Jacques
LAGRANGE, Paris, Gallimard-Le Seuil (coll. Hautes Études), 2003.
Les Anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, éd. par Valerio MARCHETTI et
Antonella SALOMONI, Paris, Gallimard-Le Seuil (coll. Hautes Études), 1999.
« Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1976, éd., par Alessandro
FONTANA et Mauro BERTANI, Paris, Gallimard-Le Seuil (coll. Hautes études), 1997.
Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, éd., par Michel
SENELLART, Paris Gallimard-Le Seuil (coll. Hautes Études), 2004.
Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, éd., par Michel
SENELLART, Paris Gallimard-Le Seuil (coll. Hautes Études), 2004.
L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982, éd., par Frédéric GROS,
Paris, Gallimard-Le Seuil, (coll. Hautes Études) 2001
Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France. 1982-1983, éd., par
Frédéric GROS, Paris, Gallimard-Le Seuil (coll. Hautes Études), 2008.
Le Courage de la vérité. Cours au Collège de France. 1984, éd., par Frédéric GROS, Paris,

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Bibliographie

Gallimard-Le Seuil (coll. Hautes Études), 2009.

2. Ouvrages et articles consacrés à Michel Foucault

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Michel Foucault philosophe : rencontre internationale, Paris, 9, 10, 11 janvier 1988, Paris,
Le Seuil (coll. Des Travaux), 1989.
Penser la folie. Essais sur Michel Foucault, Paris, Galilée 1992.
Michel Foucault : Lire l’ œuvre, sous la dir. de Luce GIRARD, Grenoble, Millon, 1992.
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Michel Foucault : de la guerre des races au bio-pouvoir, Cités, no 2, 2000.
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Bibliographie

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Lectures de Michel Foucault. Sur les Dits et écrits, textes réunis par Pierre-François
MOREAU, Lyon, ENS Éditions (coll. Theoria), 2003.
Foucault au Collège de France, sous la dir. de Guillaume LE BLANC et Jean TERREL,
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Abécédaire de Michel Foucault, sous la dir. de Stéfan LECLERCQ, MONS, Sils Maria asbl
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Cambridge University Press, 2005.
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Marie-Christine GRANJON, Paris, Karthala (coll. Recherches internationales), 2005.
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Foucault et les Lumières, sous la dir. de Fabienne BRUGÈRE, Guillaume LE BLANC, Céline
SPECTOR et Jean TERREL, Lumières n° 8, 2e semestre 2006.
Michel Foucault : de Kant à soi, Critique, no 749, octobre 2009.
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Le concept, le sujet et la science. Cavaillès, Canguilhem, Foucault, éds., par Pierre
CASSOUS-NOGUÈS et Pascal GILLOT, Paris, Vrin (coll. Problèmes et controverses),
2009.
Foucault lecteur de Kant : le champ anthropologique, présenté par Guillaume LE BLANC,
Lumières n° 16, 2e semestre 2010.

4. Autres textes et ouvrages


ANONYME, Phyisologos : le bestiaire des bestiaires, traduit, établi et commenté par Arnaud

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Bibliographie

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CUF),1968.
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1986 (première édition 1938)
BACHELARD, Gaston, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, (coll. Quadrige), 1934.
BOUTON, Christophe, Le procès de l’histoire : fondement et postérité de l’idéalisme
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(Genèse de l’Antiquité tardive, trad. Aline ROUSELLE, avec préface de Paule VEYNE,
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– « Hegel en France », Magazine littéraire, no 293, novembre 1991, p. 26-29.
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CERTEAU, Michel de, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard (coll. Folio), 1975.
CHARTIER, Roger, « Qu’est-ce qu’un auteur ? Révision d’une généalogie », Bulletin de la
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par Philippe ARTIÈRES, Laurent QUÉRO et Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Paris,

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Bibliographie

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Références), 2005.
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Amsterdam, Pierre Mortier, 1746. Disponible sur
http://visualiseur.bnf.fr/CadresFenetre?O=NUMM-87990
CORBIN, Alain, , Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot : sur les traces d’un inconnu
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186 références bibliographiques.

895
INDEX DES NOTIONS

A Analytique de la finitude, 179, 229, 230, 231, 239,


243, 244, 261, 263, 277, 428
A priori, 18, 91, 94, 105, 110, 181, 182, 215, 548, Anarchie, 804, 805
755 Anatomie, 109, 126, 127, 128, 129, 132, 133, 134,
A priori historique, 45, 78, 135, 163, 176, 179, 181, 220, 221, 222, 363, 380, 388, 391, 394, 483, 532
184, 185, 191, 197, 231, 253, 257, 269, 300, 301, Anatomie politique, 471, 475, 476, 504
330, 548, 781 Anonymat, 325, 372
Activité, 35, 39, 43, 122, 143, 169, 178, 224, 297, Anormal, 86, 384, 387, 405, 474, 482, 496, 497,
389, 392, 434, 459, 470, 500, 595, 596, 607, 624, 498, 499, 503, 506, 507, 509, 552, 556, 576
625, 639, 667, 678, 682, 684, 687, 707, 711, 712, Anormaux, 384, 482, 495, 496, 497, 499, 510
714, 718, 728, 730, 731, 735, 740, 748, 749, 752, Anthropologie, 75, 173, 180, 211, 218, 240, 255,
755, 788, 793, 800, 803, 807, 811, 813, 817, 821, 552, 646, 657, 681
839, 844, 849, 872, 883 Anthropologisme, 242, 668
Actualité, 132, 303, 403, 434, 435, 459, 549, 582, Anthropophagie, 498, 499
591, 649, 651, 687, 695, 702, 737, 746, 784, 828, Aphrodisia, 678, 684, 706, 707, 711, 713, 718, 720,
853, 857, 859, 860, 863, 867 723, 724, 731, 735, 736, 737, 738, 743
Alêtheia, 827, 829, 838 Archéologie, 48, 52, 54, 55, 56, 57, 58, 67, 175,
Alèthurgie, 797, 835 184, 185, 198, 204, 207, 249, 260, 263, 266, 268,
Aliénation, 26, 76, 88, 91, 92, 94, 97, 98, 100, 101, 269, 273, 277, 305, 306, 307, 309, 311, 312, 313,
105, 106, 145, 218, 392, 501 314, 315, 316, 317, 318, 319, 320, 322, 323, 324,
Altérité, 65, 66, 72, 136, 137, 181, 191, 198, 236, 325, 330, 331, 333, 334, 335, 336, 338, 340, 341,
247, 255, 273, 303, 370, 432, 499, 838, 840, 851, 345, 347, 348, 349, 350, 353, 361, 363, 400, 404,
857, 863, 872, 874, 876 432, 434, 436, 437, 439, 446, 447, 449, 450, 465,
Âme, 23, 71, 408, 466, 469, 471, 493, 495, 564, 467, 470, 493, 511, 530, 531, 534, 537, 548, 555,
592, 595, 601, 663, 664, 666, 667, 681, 711, 713, 565, 569, 571, 573, 614, 658, 687, 688, 692, 693,
721, 727, 728, 730, 736, 746, 749, 750, 758, 759, 697, 701, 703, 881
760, 761, 762, 763, 765, 766, 768, 775, 777, 778, Archive(s), 51, 172, 173, 269, 271, 300, 302, 303,
781, 803, 804, 806, 809, 810, 811, 814, 818, 819, 304, 305, 322, 326, 441, 444, 451, 452, 459, 518,
821, 826, 828, 829, 830, 832, 833, 836, 846, 850, 550, 551, 552, 554, 556, 560
851, 855, 860 Art de gouverner, 60, 615, 648, 649, 652, 654, 656,
Amitié, 716, 719, 738, 755, 756, 757, 774, 812, 661, 688, 800
819 Art de vivre, 656, 681, 682, 683, 684, 685, 686,
Amour, 360, 452, 519, 525, 642, 670, 673, 710, 688, 690, 711, 723, 727, 753, 754, 755, 758, 770,
715, 717, 718, 719, 720, 722, 723, 727, 737, 739, 777, 778, 780, 784, 787, 842, 846, 847, 848, 851,
740, 741, 749, 751, 757, 779, 838, 839, 856 861, 865
Analytique, 82, 83, 99, 177, 228, 229, 252, 259, Ascèse, 682, 746, 747, 759, 761, 768, 770, 772,
478, 482, 493, 520, 536, 594, 595, 664, 667 776, 785, 818, 848, 868, 874
Index des notions

Ascétique, 478, 513, 667, 705, 776, 780, 781, 849 Bourgeoisie, 272, 375, 407, 416, 420, 423, 484,
Ascétisme, 535, 597, 718, 747, 776, 836, 844, 848, 528, 861
850
Asile, 64, 69, 92, 97, 98, 100, 101, 102, 105, 106, C
332, 365, 366, 374, 375, 376, 379, 380, 384, 385,
386, 387, 397, 400, 437, 483, 501, 502, 545, 660 Caméralisme, 579
Askêsis, 683, 708, 761, 768, 770, 776, 807 Capitalisme, 286, 372, 473, 484, 535, 544, 630,
Assujettissement, 264, 323, 338, 344, 367, 370, 633, 635, 636, 637, 640, 680
380, 381, 407, 409, 463, 476, 480, 481, 482, 493, Cathartique, 759, 830
511, 518, 533, 535, 596, 646, 652, 653, 659, 660, Chair, 87, 504, 506, 526, 527, 693, 695, 701, 705,
675, 688, 691, 692, 693, 694, 698, 704, 705, 744, 706, 707, 711, 712, 726, 741, 856
762, 763, 769, 790, 855 Chrêsis, 706, 707
Aufklärung, 37, 47, 60, 117, 547, 549, 695, 790, Christianisme, 592, 654, 656, 661, 662, 663, 664,
845, 851, 852, 853, 857, 859, 860, 862, 863, 865, 666, 667, 668, 672, 678, 679, 680, 681, 685, 691,
867, 869, 871, 876, 877, 882 693, 706, 708, 720, 722, 728, 732, 737, 740, 742,
Ausgang, 853 745, 755, 759, 767, 769, 776, 777, 779, 780, 791,
Autarcie, 755 823, 834, 844, 848, 850, 868
Auteur, 58, 165, 172, 179, 275, 293, 323, 324, 326, Circulation, 202, 203, 204, 217, 394, 449, 535, 572,
342, 347, 496, 499, 550, 588, 599, 671, 771, 774, 573, 575, 578, 603, 607, 608, 628
775, 797, 836 Clinique, 47, 109, 111, 112, 117, 118, 119, 124,
Autobiographie, 807, 872, 875 125, 126, 127, 128, 183, 212, 315, 318, 381, 396,
Autre, 29, 30, 35, 63, 64, 71, 73, 74, 94, 139, 140, 518
144, 157, 164, 165, 174, 180, 185, 187, 190, 191, Code, 146, 408, 571, 644, 678, 704, 705, 710, 725,
198, 207, 232, 235, 236, 240, 249, 250, 254, 263, 727, 740, 769, 792
273, 282, 288, 303, 304, 327, 336, 370, 390, 400, Cogito, 229, 230, 234, 235, 255, 299, 700
432, 448, 756, 757, 819, 883 Commentaire, 110, 193, 270, 271, 275, 276, 298,
Autrui, 528, 730, 756, 762, 763 342, 350, 446, 451, 563, 671, 751
Aveu, 366, 380, 388, 391, 446, 503, 513, 517, 518, Comportement, 280, 356, 369, 395, 492, 514, 546,
526, 643, 654, 657, 660, 677, 691, 698, 700, 776, 580, 594, 623, 644, 670, 700, 702, 703, 704, 705,
796, 797, 798, 799, 819, 850, 868 706, 710, 717, 718, 723, 725, 729, 756, 758, 770,
789, 816, 817
B Concupiscence, 526, 678, 779
Condition, 29, 63, 90, 130, 154, 195, 204, 214, 365,
Beauté, 49, 436, 445, 447, 451, 452, 453, 461, 464, 374, 441, 457, 461, 509, 539, 595, 601, 607, 608,
491, 809 709, 710, 733, 748, 751, 759, 796, 798, 799, 801,
Bibliothèque, 171, 172, 302 803, 850, 860, 870
Biologie, 177, 207, 212, 219, 229, 241, 243, 245, Conduite, 387, 392, 412, 476, 493, 498, 499, 502,
247, 259, 315, 318, 428, 509, 532, 572, 581 508, 532, 544, 592, 595, 596, 597, 598, 610, 639,
Bio-politique, 531, 535, 654 646, 648, 656, 661, 663, 670, 672, 673, 681, 702,
Bio-pouvoir, 337, 531, 535, 536, 566, 568, 571, 705, 711, 713, 717, 721, 723, 728, 729, 741, 742,
572, 583, 650 763, 776, 804, 816, 837, 841, 847, 854, 881
Bios, 683, 786, 831, 833, 838, 848, 850 Confession, 441, 551, 657, 659, 661, 662, 663, 664,

897
Index des notions

666, 668, 775, 818 Coupure, 53, 130, 219, 331, 333, 367, 585
Configuration, 57, 70, 122, 134, 163, 177, 179, Courage, 478, 670, 778, 779, 793, 795, 797, 801,
182, 186, 187, 191, 197, 204, 205, 206, 207, 208, 808, 821, 822, 826, 828, 829, 830, 831, 832, 833,
218, 228, 229, 232, 233, 235, 241, 242, 249, 258, 835, 840, 844, 849, 850, 853, 870, 871, 873, 877,
261, 268, 312, 428, 447, 499, 515, 581, 599, 845, 882
847, 866, 878 Crime, 103, 446, 451, 469, 471, 472, 473, 474, 475,
Confrontation, 18, 19, 20, 22, 32, 33, 45, 97, 268, 481, 486, 487, 491, 495, 496, 498, 499, 508, 511,
292, 305, 306, 316, 318, 329, 335, 338, 350, 551, 533, 555, 564, 572, 621, 646, 665, 676, 677, 685,
562, 828, 831, 879 822, 864, 883
Contestation, 127, 168, 227, 233, 241, 253, 412 Criminalité, 489, 491, 498, 507, 614, 638, 643, 644,
Continuité, 53, 66, 68, 78, 80, 104, 143, 148, 190, 645, 646
200, 201, 203, 206, 207, 221, 225, 250, 261, 267, Crise, 29, 85, 95, 149, 363, 388, 389, 390, 391,
271, 273, 274, 304, 306, 313, 315, 331, 335, 341, 393, 397, 621, 628, 730, 800, 801, 802, 820, 824,
342, 350, 355, 359, 366, 368, 376, 412, 413, 418, 827
420, 428, 430, 462, 479, 493, 495, 511, 560, 585, Culture, 66, 68, 71, 76, 80, 107, 146, 163, 184, 189,
587, 588, 598, 602, 603, 622, 632, 648, 649, 651, 233, 239, 247, 256, 257, 258, 305, 322, 551, 621,
653, 654, 659, 680, 687, 692, 704, 705, 714, 724, 667, 673, 697, 722, 724, 732, 751, 752, 754, 761,
731, 733, 740, 742, 743, 752, 767, 777, 785, 786, 814, 823, 843, 865, 870
806, 812, 848 Culture de soi, 724, 727, 729, 735, 742, 747, 755,
Contradiction, 23, 34, 35, 36, 64, 104, 164, 167, 757, 758, 759, 760, 780, 785, 821, 830, 842, 856,
170, 240, 304, 309, 310, 317, 324, 412, 617 865, 877
Contre-conduite, 597, 610 Cynique, 734, 753, 763, 764, 769, 791, 814, 835,
Contre-histoire, 45, 48, 49, 50, 412, 413, 440, 459 837, 841, 842, 844, 845, 847, 870
Contrôle, 97, 114, 342, 343, 369, 397, 408, 477, Cynisme, 814, 815, 831, 834, 835, 836, 837, 838,
479, 483, 504, 512, 524, 526, 528, 535, 546, 568, 839, 840, 841, 842, 843, 845, 846, 848, 850, 857,
621, 683, 698, 736, 839 869, 870
Conversion, 133, 716, 729, 745, 758, 760, 761,
762, 764, 768, 782, 809, 868 D
Corps, 46, 53, 64, 87, 97, 109, 110, 111, 112, 114,
117, 119, 126, 128, 129, 131, 132, 135, 136, 160, Dandy, 861
168, 211, 220, 221, 222, 232, 233, 241, 276, 323, Dandysme, 861, 865, 867, 876, 877
332, 335, 338, 346, 351, 355, 357, 360, 361, 362, Danger, 75, 93, 94, 160, 242, 344, 385, 387, 389,
363, 365, 366, 367, 368, 369, 370, 372, 379, 381, 399, 425, 432, 496, 500, 506, 525, 559, 587, 603,
385, 388, 390, 391, 393, 394, 396, 398, 399, 400, 621, 649, 650, 732, 741, 790, 803, 875
405, 407, 408, 418, 429, 437, 448, 466, 467, 468, Dangerosité, 386, 496, 649
469, 470, 471, 472, 475, 476, 478, 483, 484, 492, Déchiffrement, 258, 642, 680, 710, 722, 726, 762,
493, 495, 496, 497, 504, 505, 506, 510, 512, 515, 850
524, 526, 527, 528, 531, 535, 536, 537, 540, 564, Dégénérescence, 386, 510, 527, 530, 621, 627
566, 568, 572, 578, 592, 641, 647, 653, 660, 667, Dégouvernementalisation, 599
675, 681, 703, 706, 711, 712, 717, 721, 724, 727, Dehors, 17, 19, 24, 28, 30, 31, 38, 40, 63, 65, 66,
731, 741, 749, 750, 757, 760, 761, 778, 805, 834, 69, 101, 107, 141, 144, 152, 161, 165, 166, 167,
854 169, 170, 174, 176, 180, 187, 197, 214, 253, 259,

898
Index des notions

262, 263, 303, 305, 309, 327, 336, 339, 358, 362, 190, 207, 214, 232, 240, 252, 263, 266, 276, 304,
370, 379, 380, 428, 432, 435, 436, 442, 447, 452, 309, 311, 317, 325, 329, 330, 333, 338, 346, 373,
482, 510, 513, 884 400, 401, 412, 428, 430, 431, 434, 436, 466, 537,
Délinquance, 279, 481, 488, 489, 490, 494, 547, 540, 565, 617, 625, 654, 686, 689, 695, 696, 721,
564, 572, 614, 638, 700 747, 818, 877, 879, 880, 883
Démence, 137, 499 Diététique, 695, 710, 711, 713, 716, 723, 724, 731,
Démocratie, 408, 796, 799, 800, 801, 803, 804, 741, 749, 757, 856
806, 820, 824, 826, 855 Dieu, 162, 164, 170, 187, 461, 519, 592, 594, 599,
Démographie, 527, 535 604, 611, 666, 667, 746, 767, 779, 782, 796, 797,
Déplacement, 17, 46, 49, 50, 52, 53, 54, 56, 59, 67, 798, 805, 823, 839, 848, 849
145, 147, 159, 170, 174, 175, 183, 187, 189, 224, Dire-vrai, 60, 677, 694, 743, 758, 762, 770, 772,
234, 260, 265, 266, 274, 281, 303, 330, 334, 336, 775, 788, 790, 791, 792, 793, 796, 797, 798, 800,
338, 340, 341, 345, 362, 369, 377, 419, 424, 434, 801, 804, 805, 806, 807, 813, 814, 816, 817, 820,
435, 448, 465, 488, 494, 495, 510, 511, 528, 564, 821, 822, 823, 824, 826, 827, 828, 829, 830, 831,
568, 571, 577, 578, 579, 583, 585, 592, 616, 632, 832, 833, 834, 836, 844, 847, 848, 849, 855, 857,
639, 641, 644, 647, 654, 659, 670, 685, 687, 691, 859, 860, 862, 865, 871, 872, 876, 877
692, 695, 700, 724, 727, 733, 734, 735, 738, 744, Discipline, 18, 41, 306, 318, 342, 347, 369, 373,
751, 762, 785, 789, 795, 820, 822, 826, 841, 856, 374, 376, 379, 386, 389, 404, 405, 408, 476, 477,
859, 862, 881, 882, 883, 884 478, 479, 481, 483, 484, 492, 503, 506, 545, 568,
Déprise, 36, 38, 139, 142, 177, 180, 182, 186, 253, 572, 575, 576, 577, 583, 585, 586, 590, 621, 623,
259, 266, 304, 333, 346, 401, 434, 436, 439, 450, 650, 660
466, 503, 533, 585, 689, 695, 863, 880 Discontinuité, 53, 55, 66, 221, 240, 263, 269, 271,
Déraison, 28, 36, 63, 64, 65, 66, 67, 69, 70, 71, 72, 272, 274, 277, 314, 315, 335, 347, 576, 598, 664,
73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 83, 84, 86, 87, 88, 90, 705, 740, 742
91, 92, 93, 95, 96, 98, 99, 102, 105, 106, 107, Discours, 17, 24, 32, 47, 48, 49, 52, 56, 57, 60, 93,
108, 111, 135, 136, 137, 138, 139, 141, 143, 144, 110, 111, 119, 126, 149, 157, 162, 164, 165, 166,
145, 146, 150, 183, 185, 186, 189, 236, 252, 275, 167, 170, 174, 175, 185, 189, 193, 195, 197, 207,
281, 288, 329, 330, 333, 336, 367, 400, 411, 432, 212, 217, 226, 232, 238, 254, 260, 264, 268, 269,
482, 871 274, 275, 276, 277, 279, 281, 282, 283, 284, 286,
Désir, 93, 104, 138, 166, 204, 205, 207, 210, 229, 287, 288, 289, 290, 291, 294, 295, 297, 299, 300,
230, 254, 255, 257, 287, 298, 344, 350, 360, 380, 303, 305, 306, 308, 309, 310, 311, 312, 313, 314,
386, 461, 474, 504, 513, 521, 526, 529, 533, 537, 315, 317, 318, 321, 323, 324, 326, 329, 332, 336,
559, 561, 580, 663, 668, 670, 677, 691, 693, 701, 340, 341, 342, 343, 344, 345, 346, 347, 348, 349,
706, 707, 710, 712, 722, 726, 742, 778, 804 353, 357, 358, 361, 366, 374, 377, 380, 386, 387,
Diagnostic, 35, 178, 180, 259, 304, 389, 392, 396, 401, 402, 403, 405, 406, 407, 408, 409, 410, 411,
397, 400, 434, 435, 453, 454, 459, 463, 464, 571, 412, 413, 414, 416, 417, 418, 419, 422, 423, 424,
658 425, 428, 429, 430, 432, 435, 436, 439, 441, 442,
Dialectique, 19, 23, 24, 26, 28, 29, 33, 35, 36, 38, 443, 445, 446, 447, 448, 449, 450, 451, 452, 465,
40, 43, 47, 49, 55, 68, 69, 70, 71, 72, 74, 76, 77, 467, 474, 485, 489, 492, 495, 496, 503, 504, 511,
78, 79, 81, 83, 105, 106, 109, 117, 119, 131, 137, 512, 513, 514, 515, 516, 517, 518, 520, 523, 530,
138, 142, 145, 157, 160, 161, 163, 164, 165, 167, 532, 537, 543, 544, 546, 553, 558, 561, 566, 579,
168, 169, 170, 171, 174, 176, 178, 179, 185, 186, 588, 595, 600, 601, 613, 616, 629, 657, 658, 660,

899
Index des notions

662, 664, 667, 676, 677, 680, 687, 688, 720, 769, Enfermement, 33, 440, 442, 446, 453, 542, 607
770, 772, 775, 776, 790, 792, 793, 796, 797, 798, Enkrateia, 706, 708
801, 802, 807, 810, 811, 813, 814, 815, 816, 817, Énoncé, 166, 269, 276, 277, 290, 291, 292, 293,
819, 821, 823, 824, 826, 827, 829, 832, 833, 837, 294, 295, 296, 298, 302, 345, 379, 776, 792, 793,
847, 849, 853, 855, 864, 866, 871 838
Discours historique, 48, 49, 60, 335, 340, 403, 405, Enseignement, 116, 118, 382, 595, 682, 684, 776,
411, 414, 420, 423, 424, 425, 426, 427, 428, 429, 824, 837
431, 435, 440, 447, 451, 557, 687 Entstehung, 354, 355
Dispositif, 263, 366, 369, 373, 374, 376, 379, 390, Épicurien, 663, 683, 728, 744, 753, 763, 764, 774,
396, 408, 449, 482, 490, 513, 519, 521, 525, 526, 840
528, 529, 530, 531, 536, 571, 572, 574, 575, 593, Epimeleia, 37, 683, 708, 744, 747, 752, 782, 821,
606, 607, 610, 612, 690 830, 833
Dissidence, 587 Épistémè, 46, 53, 174, 176, 177, 178, 179, 180,
Document, 269, 270, 272, 550, 551, 556 181, 191, 192, 197, 198, 201, 206, 207, 208, 209,
Droit, 28, 98, 111, 214, 344, 364, 397, 402, 406, 215, 216, 218, 222, 228, 233, 235, 236, 240, 241,
408, 410, 411, 412, 414, 415, 417, 418, 419, 420, 242, 249, 250, 259, 260, 261, 263, 269, 272, 305,
421, 422, 424, 425, 429, 431, 456, 462, 473, 484, 321, 322, 323, 329, 330, 336, 372, 404, 427, 428,
492, 493, 514, 521, 533, 536, 579, 581, 584, 586, 449, 471, 475, 478, 483, 493, 573, 581, 599, 670
610, 611, 612, 614, 616, 619, 622, 624, 625, 629, Épistémologie, 267, 321, 326, 658
635, 636, 637, 638, 678, 718, 739, 745, 791, 795, Épreuve, 37, 118, 119, 164, 364, 390, 393, 500,
797, 799, 800, 803, 825, 838, 870 547, 702, 717, 718, 728, 779, 780, 783, 786, 808,
Dunasteia, 800 810, 814, 819, 821, 828, 829, 830, 835, 841, 851,
861, 863, 884
E Ergon, 807, 811
Erôs, 746, 838
Économie politique, 201, 207, 211, 223, 277, 315, Érotisme, 447
428, 569, 570, 571, 581, 588, 590, 611, 613, 614, Esthétique, 48, 49, 50, 56, 126, 232, 446, 447, 491,
615, 622, 624, 625, 639, 650, 866 553, 710, 714, 733, 778, 840, 857, 876, 877
Économique, 638, 641, 644, 646, 713, 714, 716, État, 27, 36, 42, 44, 95, 203, 338, 364, 366, 404,
723, 724, 726, 741, 749, 757, 856 408, 409, 413, 415, 417, 418, 419, 420, 422, 423,
Écoute, 126, 132, 255, 518, 682, 770, 775, 776, 425, 426, 429, 430, 569, 570, 571, 578, 583, 584,
808, 811, 829, 832 585, 586, 587, 588, 589, 591, 592, 596, 598, 599,
Écriture, 24, 117, 144, 149, 156, 188, 263, 270, 600, 601, 602, 603, 604, 605, 606, 607, 608, 609,
275, 293, 369, 436, 451, 453, 463, 481, 550, 554, 612, 628, 629, 630, 632, 636, 637, 638, 646, 647,
556, 557, 560, 563, 566, 584, 591, 597, 671, 728, 648, 649, 650, 699, 794, 805, 813, 828
732, 770, 771, 772, 776, 810, 811, 817, 872, 874, État de guerre, 414
882 État de minorité, 853
Éducation, 343, 384, 506, 714, 717, 748, 749, 751, État de nature, 162, 479, 626
779, 780, 804, 831, 832, 842, 855 Éthique, 50, 56, 57, 85, 323, 541, 558, 653, 655,
Empiricité, 206, 208, 215, 225, 233, 234, 248 678, 679, 681, 690, 691, 692, 703, 704, 705, 706,
Enfance, 104, 119, 383, 384, 387, 399, 507, 508, 712, 714, 717, 722, 723, 725, 726, 727, 730, 732,
532 736, 751, 754, 756, 758, 772, 785, 793, 825, 828,

900
Index des notions

829, 830, 843, 864, 877, 881 517, 558, 560, 561, 628, 632, 674, 675, 676, 677,
Ethnologie, 177, 253, 256, 257, 262, 272, 273, 499 678, 681, 682, 684, 691, 693, 702, 707, 729, 733,
Êthos, 730, 763, 770, 772, 776, 778, 823, 826, 827, 745, 758, 771, 772, 786, 789, 790, 800, 848, 850,
861, 862, 863 868, 872, 873, 876, 883, 884
Eugénisme, 527 Extériorité, 20, 21, 24, 39, 55, 71, 73, 106, 165,
Événement, 59, 64, 101, 155, 156, 160, 165, 178, 214, 244, 297, 299, 300, 329, 347, 351, 355, 370,
186, 187, 206, 213, 228, 231, 232, 251, 275, 276, 436, 469, 587, 637, 757, 814, 879, 881
295, 299, 300, 302, 344, 346, 352, 362, 363, 366,
382, 388, 390, 398, 401, 461, 534, 554, 556, 562, F
584, 632, 762, 770, 853, 859, 860, 865, 866, 867,
868 Famille, 86, 113, 114, 366, 372, 373, 374, 375, 376,
Événementialisation, 547, 548 386, 389, 400, 441, 497, 501, 505, 506, 507, 508,
Exagoreusis, 661, 665, 666, 667 514, 519, 524, 525, 526, 528, 555, 587, 588, 589,
Exclusion, 83, 84, 86, 97, 99, 107, 145, 286, 310, 590, 596, 599, 627, 713, 733
344, 347, 348, 349, 408, 438, 521, 553, 603, 702, Fiction, 48, 50, 168, 182, 274, 442, 443, 463, 791,
755 860, 872, 873, 876
Existence, 26, 27, 28, 37, 50, 56, 73, 79, 82, 84, 85, Finalité, 57, 88, 354, 355, 359, 373, 391, 400, 423,
86, 95, 102, 103, 106, 108, 136, 144, 148, 151, 431, 434, 437, 460, 462, 523, 532, 588, 602, 606,
161, 162, 167, 170, 182, 186, 193, 197, 214, 219, 610, 620, 637, 734, 759, 829, 859, 863, 865, 867,
222, 225, 227, 230, 231, 232, 235, 237, 243, 245, 877, 883
249, 264, 271, 274, 276, 280, 281, 292, 293, 294, Finitude, 136, 158, 163, 170, 176, 177, 208, 216,
296, 300, 307, 310, 319, 321, 322, 329, 336, 359, 217, 218, 219, 228, 229, 230, 238, 247, 248, 251,
369, 378, 388, 389, 391, 393, 399, 402, 404, 435, 252, 253, 254, 255, 257, 258, 824
441, 442, 444, 448, 487, 490, 497, 520, 534, 535, Flatterie, 772, 774, 820
549, 555, 562, 577, 591, 608, 616, 623, 631, 633, Folie, 64, 65, 66, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 75, 76, 77,
634, 637, 648, 663, 675, 676, 681, 682, 683, 703, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90,
704, 710, 715, 716, 720, 723, 725, 727, 729, 731, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102,
734, 735, 736, 740, 741, 745, 748, 754, 756, 758, 103, 104, 105, 106, 107, 130, 138, 139, 140, 141,
763, 765, 766, 767, 778, 779, 784, 787, 789, 797, 142, 144, 145, 146, 147, 148, 149, 153, 159, 161,
805, 821, 831, 832, 833, 835, 838, 840, 844, 845, 173, 183, 185, 186, 189, 254, 260, 273, 277, 279,
847, 852, 857, 862, 869, 870, 871 280, 287, 330, 344, 346, 348, 367, 375, 376, 377,
Exomologesis, 661, 665, 666, 667 378, 381, 382, 383, 385, 386, 388, 389, 390, 391,
Expérience, 18, 34, 37, 45, 62, 63, 66, 67, 68, 69, 392, 393, 394, 408, 435, 481, 500, 501, 507, 544,
70, 75, 78, 80, 81, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 553, 613, 614, 626, 676, 677, 685, 687, 700, 789,
91, 92, 93, 94, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 104, 105, 822, 864, 871, 881, 883
106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 115, 116, Fonction-Psy, 373, 374, 382, 470
117, 119, 121, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, Fondement, 18, 19, 21, 28, 31, 45, 47, 80, 88, 91,
132, 133, 136, 138, 139, 141, 144, 145, 146, 147, 105, 109, 125, 126, 128, 166, 173, 191, 212, 214,
148, 149, 154, 161, 162, 163, 164, 167, 170, 176, 228, 229, 235, 241, 255, 269, 277, 309, 313, 341,
183, 185, 189, 191, 199, 206, 207, 215, 219, 233, 386, 397, 414, 421, 424, 430, 459, 485, 486, 519,
237, 240, 253, 260, 266, 274, 281, 282, 288, 297, 532, 543, 562, 570, 602, 616, 618, 636, 668, 680,
301, 330, 341, 359, 393, 394, 449, 450, 456, 461, 734, 825, 879

901
Index des notions

Formation discursive, 46, 53, 175, 278, 279, 282, 643, 646, 647, 648, 649, 650, 652, 653, 654, 659,
283, 285, 286, 288, 289, 290, 292, 296, 297, 298, 660, 666, 669, 684, 685, 688, 699, 789, 794, 800,
300, 301, 302, 310, 311, 313, 314, 315, 316, 317, 881
318, 319, 320, 322, 323, 330, 337, 342, 343, 427, Guerre, 115, 335, 356, 364, 368, 401, 402, 403,
470, 485, 530 406, 409, 410, 412, 413, 414, 415, 416, 417, 418,
420, 421, 422, 424, 425, 426, 427, 428, 430, 432,
G 439, 445, 479, 534, 606, 628, 630, 657

Généalogie, 46, 52, 54, 55, 56, 57, 58, 60, 268, 273, H
331, 332, 333, 335, 336, 337, 338, 340, 341, 347,
349, 350, 351, 353, 354, 355, 357, 358, 360, 361, Herkunft, 354
362, 363, 382, 387, 400, 401, 403, 405, 407, 408, Herméneutique, 52, 187, 237, 296, 451, 655, 667,
409, 410, 411, 412, 413, 414, 420, 423, 424, 426, 678, 710
428, 431, 432, 434, 436, 437, 438, 439, 440, 446, Hétérogénéité, 20, 333, 355, 413, 418, 604, 617,
447, 450, 451, 454, 458, 459, 463, 464, 465, 466, 624, 649, 769, 827
467, 469, 470, 471, 476, 479, 485, 493, 494, 495, Hétérosexualité, 561, 709
496, 527, 528, 530, 531, 534, 537, 538, 540, 548, Historicisme, 22, 232, 253, 256, 417, 424, 425
558, 559, 565, 569, 571, 573, 579, 584, 585, 614, Historicité, 28, 37, 48, 83, 107, 109, 135, 178, 179,
625, 652, 653, 654, 657, 658, 659, 660, 661, 668, 208, 211, 213, 217, 219, 222, 223, 225, 228, 231,
675, 676, 678, 680, 685, 687, 688, 689, 691, 692, 237, 239, 250, 253, 256, 257, 261, 262, 263, 280,
693, 697, 701, 703, 705, 712, 723, 762, 794, 800, 309, 338, 355, 357, 358, 362, 401, 414, 437, 449,
806, 820, 881 463, 478, 583, 584, 602, 605, 610, 658, 676, 695,
Gnôthi seauton, 37, 744, 745, 750, 759, 781, 821 698, 873, 883
Gouvernement, 338, 461, 462, 545, 568, 569, 571, Historiographie, 22, 24, 41, 466, 467, 550, 552,
579, 581, 582, 583, 584, 585, 586, 587, 588, 589, 585, 868
590, 591, 592, 593, 596, 598, 600, 601, 602, 603, Homo œconomicus, 217, 622, 623, 627, 634, 640,
604, 606, 607, 610, 611, 612, 613, 615, 616, 617, 641, 643, 644, 646, 647
620, 624, 625, 628, 632, 634, 635, 636, 644, 647, Homosexualité, 561, 699, 704, 709, 715, 719
650, 651, 652, 653, 654, 656, 660, 661, 662, 668, Hôpital, 51, 85, 88, 90, 92, 113, 116, 118, 120, 125,
669, 688, 691, 692, 708, 733, 749, 756, 759, 782, 283, 313, 332, 374, 375, 382, 388, 389, 398, 483,
803, 806, 812, 813, 815, 825, 826, 827, 867 484, 486, 545, 875
Gouvernement de soi, 338, 586, 592, 656, 657, 660, Humanisme, 177, 304, 469, 582, 863
661, 662, 669, 684, 685, 708, 730, 731, 749, 752, Hystérie, 390, 396, 397, 399
756, 758, 759, 775, 791, 812, 820, 854, 860, 881
Gouvernement des autres, 338, 571, 587, 592, 652, I
655, 656, 660, 668, 669, 685, 686, 688, 692, 709,
730, 756, 763, 791, 812, 820, 822, 854, 860 Identité, 17, 23, 29, 30, 34, 35, 40, 68, 72, 75, 80,
Gouvernementalisation, 591, 867 81, 87, 96, 120, 123, 152, 164, 165, 174, 200,
Gouvernementalité, 44, 52, 60, 338, 380, 430, 567, 209, 220, 230, 236, 240, 273, 278, 294, 304, 305,
568, 569, 570, 571, 582, 585, 590, 591, 592, 596, 317, 325, 326, 342, 352, 353, 354, 355, 357, 361,
598, 600, 601, 602, 607, 609, 610, 611, 612, 613, 363, 379, 380, 445, 517, 522, 533, 558, 560, 562,
614, 615, 616, 617, 619, 620, 624, 625, 628, 638, 563, 679, 680, 698, 712, 753, 767, 781, 815, 819,

902
Index des notions

838, 840, 842, 851, 863, 874, 876 229, 230, 231, 237, 238, 239, 243, 245, 247, 249,
Idéologie, 214 250, 251, 253, 254, 255, 256, 257, 258, 259, 261,
Illégalisme, 473, 489, 490, 492, 494 262, 273, 277, 281, 287, 294, 296, 302, 303, 327,
Impensé, 229, 230, 234, 235, 237, 239, 248, 255, 329, 331, 342, 355, 378, 394, 428, 436, 441, 446,
347 447, 449, 450, 489, 534, 536, 553, 562, 657, 687,
Inquiétude, 107, 150, 182, 207, 253, 263, 479, 508, 772, 816
641, 702, 711, 712, 715, 717, 719, 720, 722, 723, Lecture, 58, 65, 67, 127, 129, 130, 132, 162, 188,
730, 731, 735, 741, 856 205, 219, 260, 312, 483, 499, 551, 672, 673, 725,
Instinct, 353, 360, 384, 385, 386, 500, 501, 503, 759, 770, 771, 772, 776, 786, 811, 812, 814, 874
507, 508, 510, 527, 532 Lèpre, 93
Intellectuel, 126, 452, 454, 456, 457, 459, 460, 464, Lettre de cachet, 50, 336, 440, 441, 463, 475, 873
862 Libéralisme, 427, 569, 570, 571, 575, 580, 611,
Interdit, 133, 146, 162, 251, 262, 287, 343, 344, 612, 615, 616, 618, 619, 620, 621, 622, 623, 625,
345, 346, 348, 448, 471, 480, 482, 499, 512, 518, 626, 628, 630, 631, 632, 634, 636, 638, 647, 651,
522, 529, 530, 533, 575, 622, 645, 702, 715, 723, 688, 800
725, 736, 769, 788 Libération, 103, 462, 512, 513, 679, 761, 821
intériorisation, 18, 19, 21, 31, 32, 45, 101, 166, Liberté, 26, 27, 28, 29, 57, 89, 98, 103, 105, 224,
682, 879, 883 297, 373, 379, 420, 421, 426, 440, 521, 573, 575,
intériorité, 38, 166, 167, 299, 499, 765 584, 609, 612, 617, 619, 620, 621, 622, 624, 628,
Internement, 51, 64, 66, 79, 80, 83, 84, 85, 86, 87, 629, 630, 637, 648, 651, 709, 713, 715, 723, 763,
88, 90, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 764, 765, 768, 773, 775, 778, 791, 793, 795, 796,
105, 108, 116, 375, 385 797, 798, 804, 805, 824, 854, 861, 864
Limite, 20, 25, 28, 31, 49, 60, 75, 81, 107, 130,
J 136, 138, 148, 151, 155, 158, 159, 160, 161, 162,
163, 164, 166, 167, 169, 171, 174, 180, 189, 197,
Juridiction, 545, 614, 643 207, 210, 212, 218, 238, 251, 253, 254, 262, 281,
290, 296, 298, 310, 311, 315, 322, 330, 353, 406,
K 435, 442, 447, 449, 450, 464, 472, 483, 503, 510,
521, 529, 534, 552, 557, 575, 579, 586, 612, 616,
Kairos, 707, 774 625, 631, 786, 825, 828, 839, 840, 846, 857, 871,
879, 884
L Linguistique, 128, 177, 190, 246, 253, 258, 262,
272, 273, 276, 282, 283, 292, 296, 308, 657
Langage, 21, 59, 67, 69, 71, 81, 83, 104, 108, 110, Littérature, 38, 39, 40, 48, 50, 54, 59, 69, 70, 75,
111, 120, 121, 122, 124, 125, 126, 130, 132, 133, 108, 138, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 147, 148,
135, 136, 138, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 149, 154, 155, 160, 161, 162, 165, 167, 168, 170,
148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 171, 172, 173, 174, 176, 178, 179, 180, 181, 186,
158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 165, 167, 168, 187, 189, 198, 206, 223, 226, 227, 237, 240, 252,
169, 170, 171, 172, 173, 174, 176, 177, 178, 179, 258, 259, 261, 263, 274, 282, 294, 302, 303, 304,
182, 184, 186, 187, 188, 190, 191, 192, 193, 194, 324, 327, 329, 334, 336, 432, 435, 436, 442, 444,
195, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 205, 206, 446, 447, 448, 449, 450, 451, 455, 463, 491, 499,
208, 212, 214, 216, 220, 223, 224, 225, 226, 227, 513, 534, 587, 621, 678, 682, 687, 724, 767, 849,

903
Index des notions

871, 881 534, 611, 681, 728, 750, 753, 754, 775, 808, 822
Logos, 311, 423, 553, 710, 770, 796, 798, 801, 807, Médicalisation, 84, 90, 92, 94, 145, 397, 506, 510,
811, 816, 817, 819, 832, 833, 838, 848 524
Lumières, 91, 117, 127, 404, 463, 484, 695, 790, Méditation, 771, 778, 781, 782, 784
859, 860, 861, 867 Mercantilisme, 202, 579, 589
Lutte, 35, 115, 127, 298, 335, 356, 358, 359, 361, Métaphysique, 18, 21, 215, 230, 831, 834, 846,
370, 390, 400, 404, 405, 412, 413, 416, 420, 427, 851, 863
428, 430, 438, 445, 453, 455, 456, 460, 461, 463, Micro-pouvoir, 568, 571, 577, 585, 608, 653, 688,
464, 472, 473, 581, 673, 708 881
Milieu, 72, 93, 100, 109, 113, 116, 196, 221, 225,
M 251, 280, 367, 375, 376, 377, 378, 379, 380, 393,
412, 443, 449, 493, 507, 550, 554, 572, 581, 641,
Machine, 221, 375, 379, 478, 479, 535, 640, 641, 647, 777, 843
854 Militance, 843, 847
Macro-pouvoir, 568, 571, 577, 585, 653, 688, 881 Militantisme, 844, 869
Maître, 73, 119, 168, 226, 352, 381, 384, 455, 583, Modernité, 34, 47, 214, 231, 591, 852, 860, 861,
662, 664, 666, 667, 682, 709, 719, 721, 739, 749, 862, 863, 865, 867, 868, 873
756, 757, 763, 771, 772, 774, 776, 813, 821, 825, Monarchie, 368, 410, 416, 418, 420, 426, 521, 600,
831, 832, 842 607, 803, 826, 842, 843, 846
Maladie, 56, 63, 66, 80, 87, 88, 89, 91, 96, 100, Monstre, 89, 467, 474, 497, 498, 499, 507, 508,
101, 102, 103, 105, 108, 111, 112, 113, 114, 115, 510, 564, 591
116, 118, 121, 122, 123, 126, 127, 128, 129, 130, Monstruosité, 498, 499, 503, 591, 649
131, 132, 133, 134, 135, 139, 145, 148, 150, 153, Morale, 100, 102, 104, 116, 127, 236, 338, 356,
159, 363, 365, 378, 379, 380, 381, 383, 388, 389, 396, 462, 515, 596, 614, 670, 672, 678, 681, 683,
391, 392, 393, 396, 397, 398, 399, 450, 498, 500, 684, 685, 703, 704, 705, 706, 707, 708, 714, 715,
502, 505, 507, 509, 547, 576, 595, 613, 621, 676, 718, 719, 723, 727, 729, 730, 732, 740, 745, 747,
677, 681, 685, 700, 731, 753, 808, 812, 813, 864, 772, 799, 824, 855, 856, 863
883 Mort, 27, 64, 65, 108, 128, 129, 130, 131, 132, 135,
Marché, 85, 570, 574, 575, 577, 608, 611, 615, 616, 136, 137, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 150, 151,
617, 618, 619, 621, 622, 623, 625, 628, 631, 633, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 167, 169,
634, 635, 636, 637, 639, 640, 642, 643, 645, 646, 171, 173, 212, 217, 218, 222, 223, 230, 252, 254,
647, 651 255, 257, 258, 273, 275, 327, 329, 336, 363, 389,
Marxisme, 219, 272, 289, 358 415, 435, 450, 501, 504, 533, 556, 665, 677, 681,
Masturbateur, 467, 497, 503, 507, 508, 564 687, 691, 692, 712, 771, 782, 783, 784, 788, 800,
Masturbation, 504, 506, 507, 510, 514, 518, 525 805, 807, 828, 844, 881, 882
Mathesis, 191, 192, 208, 209, 215, 243, 404, 604 Multiplicité, 41, 43, 50, 51, 52, 54, 77, 81, 124,
Médecine, 20, 21, 22, 39, 40, 64, 65, 87, 90, 91, 93, 146, 176, 227, 252, 311, 330, 334, 338, 340, 372,
94, 97, 102, 106, 108, 109, 111, 112, 113, 114, 375, 407, 408, 434, 461, 466, 472, 476, 477, 521,
116, 117, 118, 120, 121, 122, 123, 124, 127, 130, 522, 523, 524, 572, 574, 577, 588, 589, 592, 619,
131, 132, 134, 135, 136, 185, 260, 277, 283, 311, 624, 635, 650, 693, 696, 702, 704, 734, 855, 858,
312, 315, 318, 363, 366, 388, 389, 390, 391, 392, 879, 880, 883
394, 396, 397, 492, 502, 506, 514, 519, 525, 527, Murmure, 69, 159, 223, 304

904
Index des notions

Mythe, 100, 116, 125, 361, 442 540, 554, 556, 564, 565, 576, 577, 587, 652
Normation, 576, 577
N Normativité, 384
Norme, 86, 245, 246, 247, 254, 262, 337, 348, 370,
Naturalité, 42, 43, 44, 63, 64, 76, 77, 79, 80, 83, 84, 383, 387, 405, 408, 480, 481, 493, 494, 497, 503,
91, 92, 98, 101, 105, 106, 108, 109, 111, 117, 507, 510, 515, 536, 537, 551, 566, 576, 704
126, 135, 140, 142, 143, 151, 155, 162, 168, 169, Nosographie, 380, 502, 509
176, 177, 179, 228, 231, 233, 238, 239, 240, 242,
249, 259, 261, 262, 268, 277, 279, 280, 284, 290, O
300, 317, 329, 330, 333, 336, 337, 338, 354, 361,
363, 366, 401, 413, 431, 432, 459, 466, 467, 468, Obéissance, 367, 407, 415, 578, 589, 596, 602, 603,
469, 471, 476, 482, 485, 488, 493, 494, 495, 507, 661, 662, 666, 667, 670, 704, 707, 769, 848, 850,
510, 511, 517, 519, 529, 531, 537, 547, 557, 558, 854, 860
560, 561, 563, 564, 565, 566, 569, 571, 572, 579, Objectivation, 42, 45, 46, 64, 66, 78, 84, 88, 99,
580, 583, 584, 585, 591, 600, 610, 611, 613, 615, 103, 106, 140, 141, 142, 144, 228, 236, 252, 474,
619, 625, 628, 631, 648, 650, 652, 654, 656, 659, 480, 481, 482, 485, 487, 489, 490, 493, 496, 523,
679, 685, 688, 701, 734, 739, 742, 840, 841, 856, 532, 535, 546, 614, 625, 652, 691, 692, 694, 697,
857, 877 769, 855
Nature, 75, 80, 82, 83, 84, 86, 87, 89, 90, 92, 93, Objectivité, 87, 99, 102, 223, 225, 233, 278, 351,
95, 97, 98, 100, 101, 104, 106, 111, 112, 116, 489, 558, 559, 677, 693, 785
121, 122, 123, 125, 126, 129, 130, 134, 136, 138, Œuvre, 26, 28, 29, 40, 48, 68, 84, 93, 138, 139,
192, 198, 200, 201, 203, 204, 206, 217, 218, 221, 143, 144, 146, 147, 148, 149, 150, 153, 155, 159,
222, 231, 232, 233, 234, 235, 250, 256, 257, 287, 160, 162, 165, 167, 171, 172, 173, 190, 191, 206,
310, 334, 337, 346, 359, 364, 388, 393, 410, 421, 207, 222, 247, 255, 264, 275, 278, 306, 312, 327,
426, 460, 491, 493, 497, 498, 507, 515, 519, 520, 330, 347, 446, 447, 450, 453, 464, 513, 639, 703,
573, 578, 579, 580, 590, 599, 604, 618, 619, 621, 718, 777, 831, 832, 834, 870
623, 625, 631, 666, 670, 671, 672, 673, 674, 679, Ontologie, 50, 57, 135, 192, 206, 208, 221, 240,
706, 707, 713, 715, 722, 734, 739, 749, 750, 759, 601, 658, 706, 721, 791, 824, 830, 836, 863, 865,
762, 763, 764, 766, 767, 768, 778, 781, 823, 829, 872, 874, 876, 877
840, 841, 847, 874 Oracle, 796, 828, 839
Néolibéralisme, 572, 576, 621, 628, 629, 630, 632, Ordolibéralisme, 630, 634, 635, 642
634, 635, 636, 638, 639, 640, 642, 643, 644, 646, Ordre, 32, 70, 77, 82, 85, 86, 88, 89, 92, 96, 98,
647, 651, 654 100, 102, 106, 108, 112, 113, 120, 123, 126, 129,
Neurologie, 394, 396, 503, 509 152, 165, 174, 177, 179, 180, 181, 182, 184, 186,
Non-philosophie, 17, 18, 19, 20, 21, 32, 45, 61, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 197, 203, 204,
329, 330, 333, 339, 687, 879, 881, 883, 884 205, 206, 207, 208, 209, 211, 213, 214, 215, 225,
Normal, 20, 21, 86, 91, 115, 148, 382, 384, 387, 232, 233, 235, 236, 247, 248, 255, 258, 260, 262,
481, 496, 506, 518, 529, 550, 551, 553, 554, 556, 284, 291, 292, 295, 307, 313, 320, 329, 334, 342,
576, 603 346, 352, 354, 359, 362, 365, 379, 383, 392, 395,
Normalisation, 66, 77, 116, 256, 337, 370, 386, 410, 414, 425, 429, 430, 431, 437, 449, 452, 453,
388, 401, 404, 480, 482, 486, 492, 494, 495, 496, 454, 480, 484, 490, 491, 500, 502, 506, 508, 510,
497, 503, 506, 510, 511, 519, 527, 536, 537, 539, 512, 526, 533, 537, 590, 599, 606, 611, 619, 622,

905
Index des notions

626, 636, 666, 691, 701, 714, 731, 745, 755, 760, 845, 860, 871, 879, 883
766, 769, 780, 790, 794, 797, 800, 805, 807, 816, Pastorat, 593, 594, 596, 597, 598
821, 824, 833, 841, 859, 870, 889 Pathologique, 20, 21, 112, 115, 128, 129, 145, 148,
Origine, 37, 66, 80, 88, 93, 102, 110, 111, 117, 119, 246, 363, 377, 380, 384, 388, 503, 508, 519
122, 130, 136, 138, 139, 144, 152, 157, 158, 165, Pathologisation, 396, 498
167, 169, 195, 196, 197, 204, 207, 209, 212, 217, Peinture, 70, 138, 190, 323
224, 225, 229, 230, 237, 239, 248, 256, 258, 263, Pénitence, 519, 665, 691, 698, 772
267, 272, 275, 276, 291, 300, 305, 306, 308, 317, Peuple, 26, 27, 44, 194, 224, 353, 412, 413, 414,
325, 326, 354, 356, 359, 368, 375, 383, 399, 418, 418, 455, 456, 460, 461, 462, 473, 499, 501, 528,
434, 457, 472, 476, 478, 485, 491, 496, 503, 508, 555, 603, 629, 660, 661, 664, 665, 773
510, 513, 517, 519, 526, 527, 529, 543, 555, 592, Phénoménologie, 19, 23, 177, 215, 226, 233, 235,
598, 602, 613, 649, 650, 668, 672, 678, 679, 699, 676
723, 729, 732, 767, 786, 793, 795, 809, 820, 830, Philologie, 177, 194, 201, 207, 225, 226, 227, 229,
843, 866, 883 241, 243, 245, 247, 259, 285, 315, 428, 581
Physiocrate, 204, 217, 218, 278, 285, 573, 574,
P 575, 578, 579, 580, 608, 609, 618, 619, 622, 624,
625
Paideia, 709, 728 Plaisir, 444, 460, 504, 509, 513, 515, 517, 518, 532,
Panopticon, 372, 482, 483, 487, 539, 542, 565 559, 670, 706, 707, 714, 715, 718, 719, 720, 722,
Panoptique, 482, 487, 488, 578 729, 736, 738, 739, 802, 838
Panoptisme, 485 Platonisme, 722, 748, 750, 751, 759, 814, 815, 838,
Parole, 110, 116, 117, 126, 146, 147, 164, 168, 171, 840, 848, 850, 870
174, 187, 193, 226, 229, 261, 314, 336, 341, 442, Pli, 146, 167
454, 455, 457, 518, 728, 756, 763, 770, 772, 774, Pluralité, 22, 58, 63, 81, 153, 209, 279, 288, 308,
775, 776, 795, 796, 797, 798, 800, 801, 803, 805, 317, 327, 330, 333, 522, 588, 605, 615, 649, 704,
806, 815, 823, 824, 849 742, 791, 880, 883
Parrêsia, 60, 694, 696, 697, 701, 743, 756, 758, Police, 85, 88, 92, 114, 461, 488, 490, 495, 513,
763, 772, 773, 774, 775, 788, 789, 790, 791, 792, 588, 591, 604, 606, 607, 608, 609, 610, 611, 612,
793, 794, 795, 797, 798, 799, 800, 801, 803, 804, 619, 628, 636, 646, 651
805, 806, 807, 813, 814, 815, 816, 817, 818, 819, Polis, 796, 798, 826
820, 822, 823, 824, 826, 827, 828, 829, 830, 831, Politeia, 800, 801, 808, 824, 827
833, 835, 843, 846, 849, 851, 852, 857, 859, 860, Politique, 28, 42, 44, 47, 48, 49, 60, 91, 95, 113,
862, 871, 872, 873, 876, 877, 882 115, 203, 206, 323, 360, 364, 368, 401, 410, 411,
Parrèsiaste, 793, 802, 813, 817, 822, 823, 827, 860, 412, 413, 416, 422, 425, 426, 428, 429, 431, 435,
870, 872, 875 449, 457, 461, 468, 479, 484, 497, 501, 508, 521,
Partage, 17, 18, 31, 36, 64, 66, 67, 68, 69, 82, 93, 530, 531, 535, 536, 541, 575, 581, 587, 589, 590,
99, 107, 111, 117, 121, 127, 129, 161, 212, 215, 592, 594, 596, 597, 598, 599, 600, 604, 605, 606,
216, 232, 247, 272, 275, 288, 303, 320, 344, 348, 607, 611, 613, 623, 626, 629, 631, 632, 633, 634,
352, 379, 397, 400, 402, 413, 422, 469, 545, 546, 635, 642, 645, 647, 650, 651, 663, 676, 681, 687,
571, 576, 577, 583, 585, 594, 612, 613, 616, 618, 695, 709, 714, 718, 729, 733, 748, 749, 751, 752,
633, 656, 657, 662, 668, 679, 680, 691, 699, 703, 757, 759, 788, 790, 791, 794, 797, 799, 800, 802,
707, 716, 717, 740, 755, 768, 787, 818, 825, 833, 803, 807, 811, 814, 815, 816, 817, 820, 826, 828,

906
Index des notions

830, 836, 857, 860, 864, 868, 874 700, 701, 702, 703, 704, 705, 707, 708, 709, 710,
Population, 53, 95, 114, 115, 203, 217, 338, 388, 711, 713, 714, 715, 716, 717, 718, 719, 720, 723,
427, 481, 514, 524, 526, 527, 535, 569, 572, 573, 724, 725, 728, 729, 732, 733, 736, 737, 741, 742,
574, 576, 578, 579, 580, 582, 585, 589, 590, 593, 743, 744, 745, 748, 751, 752, 753, 754, 756, 757,
604, 607, 609, 610, 611, 618, 633, 641, 650, 653, 759, 760, 761, 762, 765, 767, 768, 770, 772, 774,
660, 685 775, 776, 778, 779, 781, 783, 784, 785, 787, 791,
Positivisme, 99, 102, 146, 215, 233, 235, 349, 643, 792, 793, 795, 799, 800, 802, 803, 805, 809, 811,
657 814, 815, 816, 818, 820, 821, 822, 823, 824, 826,
Positivité, 62, 63, 76, 77, 80, 83, 86, 88, 89, 94, 99, 828, 830, 832, 833, 834, 836, 837, 841, 844, 846,
102, 105, 107, 140, 166, 167, 171, 177, 185, 186, 848, 851, 852, 855, 856, 859, 861, 863, 865, 866,
191, 214, 216, 223, 225, 229, 232, 243, 245, 251, 868, 869, 871, 872, 874, 875, 877
257, 263, 269, 278, 279, 283, 285, 289, 290, 292, Pratique de soi, 728, 731, 753, 754, 762, 763, 768,
297, 300, 301, 308, 310, 311, 313, 314, 315, 319, 772, 775, 781, 784, 821, 861
320, 321, 322, 323, 324, 348, 349, 485, 548, 695, Présent, 28, 35, 37, 38, 40, 45, 47, 48, 53, 57, 60,
701, 710, 724, 733 153, 156, 160, 178, 180, 182, 186, 260, 272, 296,
Pouvoir de souveraineté, 365, 367, 368, 369, 370, 303, 315, 333, 336, 337, 339, 356, 403, 413, 424,
371, 372, 373, 374, 375, 376, 400, 402, 408, 472, 430, 432, 434, 435, 436, 437, 439, 443, 453, 457,
476, 522, 533, 536, 572, 577, 580, 584, 598 458, 461, 462, 463, 464, 468, 494, 532, 541, 549,
Pouvoir disciplinaire, 50, 335, 337, 355, 362, 365, 554, 559, 560, 591, 593, 632, 652, 658, 663, 686,
367, 368, 369, 370, 371, 372, 373, 374, 376, 379, 689, 694, 696, 702, 783, 788, 790, 828, 836, 852,
382, 388, 390, 395, 400, 402, 405, 408, 419, 434, 857, 859, 860, 861, 862, 863, 866, 867, 871, 873,
448, 451, 476, 481, 482, 483, 485, 488, 489, 492, 875, 876, 882
493, 494, 498, 536, 539, 543, 546, 566, 568, 572, Prince, 419, 422, 520, 523, 578, 587, 588, 603, 730,
576, 577, 578, 583, 608, 644, 646, 647, 666, 745 773, 790, 791, 803, 805, 806, 808, 814, 826, 855,
Pragma, 771, 809 860
Pratique, 17, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 51, 57, 64, 78, Prison, 46, 280, 337, 372, 374, 437, 454, 455, 465,
80, 81, 83, 84, 85, 86, 88, 92, 96, 97, 98, 100, 466, 467, 468, 469, 471, 474, 475, 482, 483, 485,
101, 102, 105, 106, 109, 115, 116, 117, 118, 120, 486, 487, 488, 490, 491, 493, 494, 496, 533, 537,
121, 127, 142, 145, 153, 173, 184, 202, 206, 247, 538, 544, 545, 549, 564, 569, 576, 660, 668
255, 260, 264, 281, 282, 286, 288, 297, 299, 300, Problématisation, 52, 54, 56, 57, 58, 60, 64, 305,
301, 305, 307, 313, 315, 317, 319, 320, 321, 322, 338, 462, 501, 506, 528, 549, 581, 653, 655, 656,
323, 326, 330, 332, 336, 337, 338, 343, 347, 348, 659, 661, 675, 680, 684, 685, 688, 689, 690, 692,
358, 361, 362, 363, 365, 366, 371, 376, 377, 378, 693, 694, 695, 697, 699, 700, 701, 702, 703, 711,
379, 380, 386, 388, 394, 402, 403, 421, 425, 430, 716, 718, 719, 720, 723, 724, 727, 729, 730, 733,
431, 433, 435, 437, 441, 453, 454, 455, 456, 457, 735, 736, 737, 741, 742, 748, 750, 757, 763, 769,
458, 459, 462, 463, 464, 487, 490, 495, 497, 503, 780, 785, 787, 803, 855, 856, 857, 859, 861, 876,
515, 523, 525, 527, 530, 534, 542, 544, 546, 569, 881, 882
583, 584, 586, 588, 589, 592, 595, 596, 597, 598, Procédé, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157,
599, 600, 601, 604, 605, 607, 609, 610, 612, 613, 159, 788, 809
614, 615, 616, 620, 625, 632, 643, 650, 651, 652, Prolétariat, 455, 457
653, 656, 658, 659, 660, 661, 662, 663, 664, 666, Psukhê, 826, 827, 829, 834, 850
677, 683, 686, 687, 688, 691, 693, 694, 695, 697, Psychagogie, 816, 818, 821

907
Index des notions

Psychanalyse, 177, 247, 253, 254, 255, 256, 257, 820, 848, 861, 862
262, 273, 326, 386, 479, 499, 526, 527, 529, 530, Rationalité, 34, 62, 63, 64, 77, 79, 110, 198, 213,
537, 657, 725, 772 272, 338, 411, 454, 469, 471, 476, 487, 506, 513,
Psychiatrie, 62, 65, 67, 77, 80, 84, 87, 92, 96, 99, 516, 542, 544, 598, 600, 604, 608, 609, 612, 613,
101, 102, 106, 108, 130, 137, 139, 140, 141, 160, 615, 623, 630, 639, 650, 651, 674, 730, 751, 769,
264, 288, 311, 318, 335, 340, 361, 362, 363, 366, 814, 815, 864
368, 374, 377, 378, 382, 387, 388, 389, 391, 392, Réalité, 22, 23, 27, 35, 36, 42, 48, 72, 88, 95, 103,
394, 399, 401, 432, 467, 492, 495, 500, 501, 503, 122, 134, 152, 270, 282, 342, 352, 354, 357, 361,
507, 508, 510, 514, 519, 565, 676 363, 371, 378, 380, 385, 389, 391, 394, 400, 416,
Psychologie, 75, 102, 105, 106, 136, 160, 246, 402, 442, 443, 463, 471, 536, 539, 541, 542, 543, 545,
504, 647 551, 552, 562, 574, 575, 582, 588, 604, 605, 626,
Pythagorisme, 679 639, 647, 664, 665, 679, 725, 766, 768, 779, 781,
809, 812, 813, 814, 821, 827, 833, 840, 844, 852,
Q 863, 877
Récit, 117, 118, 119, 151, 156, 168, 199, 270, 275,
Quadrillage, 133, 398, 483 366, 387, 399, 417, 418, 420, 436, 442, 443, 448,
464, 561, 564, 873
R Regard, 17, 47, 92, 96, 99, 104, 108, 109, 112, 113,
116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 124, 125, 126,
Race, 428, 528 128, 130, 132, 135, 137, 154, 159, 169, 182, 184,
Racisme, 410, 429, 510, 529, 537 185, 186, 199, 270, 329, 365, 376, 381, 394, 462,
Raison, 20, 24, 25, 26, 27, 28, 36, 51, 59, 62, 63, 479, 505, 691, 745, 761, 762, 766, 767, 768, 782,
64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 809, 839, 881
77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 86, 88, 89, 91, 92, Regard clinique, 64, 123, 125, 126, 128, 881
95, 98, 99, 100, 106, 107, 108, 111, 120, 130, Regard médical, 108, 115, 116, 117, 121, 123, 127,
134, 135, 136, 137, 138, 139, 141, 144, 145, 148, 128, 130, 135, 199, 280, 329, 365
150, 153, 169, 173, 183, 185, 187, 190, 198, 201, Régime de vérité, 613, 615, 654, 848, 872, 873,
210, 212, 214, 227, 236, 239, 241, 243, 249, 255, 875
262, 275, 282, 288, 303, 320, 324, 326, 327, 329, Renonciation, 622, 665, 667, 714, 723, 728, 748,
333, 335, 336, 344, 348, 364, 370, 385, 390, 399, 755, 761
400, 401, 404, 411, 415, 420, 423, 432, 435, 443, Représentation, 24, 112, 119, 121, 123, 164, 165,
447, 452, 453, 462, 464, 467, 477, 482, 485, 499, 178, 179, 186, 188, 190, 191, 193, 195, 196, 198,
503, 508, 513, 520, 521, 523, 541, 542, 553, 569, 202, 203, 204, 206, 207, 208, 209, 210, 213, 214,
570, 597, 598, 604, 605, 606, 612, 613, 617, 619, 223, 224, 228, 229, 230, 237, 243, 245, 247, 248,
620, 624, 628, 631, 648, 651, 653, 659, 679, 690, 254, 255, 257, 259, 261, 415, 425, 474, 475, 483,
695, 699, 710, 718, 730, 741, 759, 766, 768, 781, 521, 532, 550, 578, 582, 584, 585, 603, 673, 678,
787, 798, 806, 829, 832, 853, 859, 860, 862, 864, 766, 767, 843
865, 867, 877 Répression, 85, 95, 406, 503, 504, 512, 519, 527,
Raison d’État, 599, 600, 601, 602, 604, 608, 609, 528, 529, 530, 572
610, 611, 612, 615, 616, 617, 618, 650, 651, 790 Résistance, 337, 390, 403, 432, 435, 451, 463, 464,
Rapport à soi, 40, 656, 682, 684, 702, 704, 705, 470, 489, 491, 523, 531, 533, 570, 717, 840
723, 727, 729, 733, 741, 748, 751, 764, 773, 791, Reste, 52, 66, 69, 76, 79, 107, 108, 109, 111, 135,

908
Index des notions

137, 141, 143, 173, 176, 180, 186, 197, 198, 207, 507, 508, 510, 511, 512, 513, 514, 515, 516, 519,
252, 253, 255, 262, 263, 269, 291, 322, 328, 330, 520, 523, 524, 526, 528, 529, 530, 531, 533, 536,
331, 370, 435, 436, 452, 453, 463, 464, 467, 566, 537, 546, 547, 564, 568, 569, 573, 582, 614, 621,
687, 689, 788, 881, 883 626, 653, 655, 656, 657, 659, 660, 661, 662, 668,
Rêve, 104, 393, 442, 474, 725, 726 669, 677, 678, 679, 685, 690, 691, 692, 693, 695,
Révolte, 414, 417, 421, 427, 449, 484, 498, 577, 698, 699, 701, 702, 705, 706, 711, 722, 723, 724,
610 726, 727, 741, 742, 743, 748, 752, 757, 772, 828,
Révolution, 60, 410, 414, 428, 460, 461, 462, 489, 848, 856, 875
498, 501, 585, 597, 610, 695, 853, 859, 860, 865, Signe, 88, 121, 122, 132, 134, 164, 196, 202, 203,
866, 867, 868, 869, 871, 873, 876 224, 395, 468, 475, 649, 727, 741, 774, 830
Rhétorique, 664, 670, 681, 772, 773, 774, 792, 804, Signifiant, 110, 122, 164, 192, 257, 296, 342, 346,
815, 816, 817, 820, 821, 822 457, 532, 657, 726
Roi, 189, 368, 412, 418, 419, 420, 425, 441, 482, Signifié, 110, 122, 164, 192, 195, 257, 296, 532,
522, 592, 842, 843 726
Rupture, 30, 34, 53, 54, 76, 131, 138, 149, 185, Simulation, 164, 378, 382, 389, 398, 401
186, 190, 206, 219, 263, 267, 276, 316, 333, 345, Singularité, 110, 114, 147, 208, 276, 277, 282, 283,
350, 359, 360, 362, 368, 369, 383, 422, 469, 491, 294, 295, 334, 354, 369, 370, 462, 481, 530, 547,
492, 512, 547, 548, 576, 598, 602, 615, 651, 653, 548, 552, 685, 709, 739, 755, 758, 761, 767, 780,
661, 665, 686, 727, 745, 761, 839, 848, 866, 870 809, 814, 823, 824, 836, 844, 846, 852, 861, 867,
877
S Société, 44, 70, 72, 74, 79, 84, 85, 86, 94, 98, 99,
108, 113, 114, 115, 116, 120, 146, 175, 218, 244,
Sadisme, 93 246, 256, 257, 271, 281, 303, 305, 319, 322, 337,
Salut, 35, 136, 304, 592, 593, 594, 596, 602, 755, 340, 342, 345, 353, 367, 370, 371, 372, 373, 374,
780, 786, 817, 848, 850 382, 387, 401, 406, 408, 410, 417, 420, 422, 426,
Science, 21, 23, 34, 42, 47, 67, 69, 75, 90, 91, 99, 428, 434, 439, 442, 447, 448, 449, 454, 460, 468,
100, 102, 109, 111, 115, 121, 123, 125, 127, 130, 469, 471, 472, 476, 480, 482, 483, 484, 485, 486,
131, 133, 155, 191, 192, 198, 200, 201, 212, 225, 491, 493, 494, 496, 497, 500, 505, 510, 512, 514,
234, 235, 254, 255, 258, 259, 270, 274, 278, 306, 515, 517, 519, 520, 522, 524, 525, 528, 532, 533,
312, 318, 320, 348, 377, 404, 439, 481, 502, 509, 536, 539, 540, 542, 543, 544, 546, 547, 550, 551,
551, 588, 589, 590, 594, 604, 605, 607, 611, 624, 552, 555, 562, 564, 571, 582, 588, 591, 596, 610,
671, 706, 746, 772, 808, 810, 821, 824, 844 611, 616, 625, 626, 627, 628, 630, 633, 634, 635,
Sciences humaines, 47, 140, 177, 178, 180, 241, 636, 642, 646, 648, 658, 660, 670, 675, 680, 688,
242, 244, 245, 246, 247, 248, 249, 250, 251, 252, 824, 854, 863, 869
253, 254, 255, 256, 257, 258, 262, 263, 275, 277, Sôphrosunê, 706, 709, 710, 717
365, 371, 401, 408, 424, 428, 493, 499, 675, 682, Souci de soi, 37, 60, 683, 694, 696, 701, 727, 741,
866 742, 743, 744, 745, 747, 748, 749, 750, 751, 752,
Sécurité, 569, 571, 572, 573, 574, 575, 576, 577, 753, 754, 755, 756, 757, 758, 759, 760, 763, 764,
581, 582, 586, 590, 606, 611, 620, 621, 628, 638, 768, 781, 782, 783, 784, 786, 791, 817, 821, 828,
646, 650, 802 829, 833, 845, 850, 859, 861, 862, 865, 868, 869,
Sexualité, 36, 56, 60, 86, 162, 169, 323, 348, 350, 871, 872, 874, 876, 877, 882
399, 400, 408, 465, 466, 467, 495, 503, 504, 506, Soulèvement, 461, 462, 865

909
Index des notions

Souverain, 35, 44, 100, 174, 367, 368, 369, 370, 676, 677, 678, 681, 683, 685, 726, 744, 759, 786,
372, 373, 374, 407, 409, 412, 413, 415, 419, 422, 789, 834, 856, 859, 868, 869, 871, 874
425, 471, 473, 481, 498, 523, 533, 537, 572, 579, Sujet de droit, 91, 476, 582, 622, 623, 625, 635
580, 586, 589, 594, 598, 603, 604, 616, 623, 625, Supplice, 469, 470, 471, 472, 476, 537, 745
651, 796, 805, 812, 813, 814, 842, 846, 860 Surveillance, 116, 365, 367, 369, 372, 373, 375,
Souveraineté, 35, 44, 93, 121, 169, 220, 256, 259, 398, 479, 480, 483, 490, 505, 568, 571, 593, 595,
273, 283, 288, 304, 326, 335, 338, 346, 368, 371, 607, 631, 647
372, 374, 402, 403, 405, 407, 408, 409, 413, 414,
415, 416, 417, 423, 426, 431, 440, 459, 472, 484, T
537, 572, 578, 581, 585, 586, 588, 589, 590, 594,
598, 599, 600, 613, 616, 625, 626, 629, 647, 653, Taxinomia, 191, 192, 206, 209, 220, 243
842, 843, 846 Technique, 130, 221, 281, 298, 319, 369, 391, 392,
Speech act, 291, 292, 645 393, 397, 404, 405, 422, 472, 477, 478, 485, 489,
Spiritualité, 37, 461, 666, 695, 710, 745, 747, 751, 492, 496, 519, 529, 573, 590, 591, 638, 666, 683,
758, 767, 768, 777, 778, 788, 792, 851, 856, 857 700, 713, 725, 733, 772, 794, 817, 822, 827, 832
Stoïcien, 663, 666, 679, 683, 744, 753, 763, 764, Technique de soi, 856
765, 767, 768, 777, 782, 784, 785, 834, 840, 842 Technologie, 115, 365, 371, 441, 468, 470, 474,
Stoïcisme, 663, 752, 834 477, 495, 503, 505, 510, 512, 513, 515, 526, 527,
Stratégie, 33, 50, 56, 63, 144, 161, 170, 179, 210, 530, 536, 626, 660, 665, 668, 680, 683, 685, 691,
233, 269, 285, 288, 290, 292, 300, 304, 315, 336, 868
358, 362, 462, 472, 479, 523, 524, 526, 532, 548, Technologie de soi, 660, 683, 685, 785
587, 617, 659, 688, 707, 715, 881 Téléologie, 29, 177, 272, 305, 326, 565, 706, 867,
Structuralisme, 226, 267, 272, 283, 290, 657 871
Structure, 33, 45, 53, 59, 63, 64, 67, 68, 69, 70, 78, Telos, 28, 29, 30, 77, 460
80, 83, 84, 92, 99, 100, 101, 103, 104, 105, 106, Tempérance, 706, 707, 709, 710, 714, 717, 721,
107, 108, 110, 111, 114, 116, 118, 120, 121, 122, 723, 813
123, 124, 125, 128, 131, 132, 134, 136, 139, 142, Territoire, 420, 556, 572, 578, 587, 588, 589, 590,
143, 144, 155, 156, 158, 163, 177, 180, 181, 183, 592, 599, 608, 624, 796, 814
184, 185, 191, 198, 199, 205, 211, 220, 225, 229, Théâtre, 74, 154, 425, 443, 603
236, 237, 239, 247, 252, 253, 255, 257, 258, 260, Théorie, 39, 47, 119, 121, 145, 193, 195, 196, 198,
261, 272, 288, 297, 310, 319, 330, 331, 333, 336, 199, 200, 202, 203, 204, 217, 223, 224, 225, 232,
345, 390, 435, 446, 449, 467, 495, 511, 518, 522, 239, 240, 255, 256, 258, 264, 273, 278, 285, 290,
526, 551, 561, 589, 626, 633, 637, 657, 671, 683, 310, 311, 323, 326, 330, 335, 380, 393, 402, 403,
699, 708, 710, 716, 719, 723, 724, 732, 738, 746, 405, 407, 408, 409, 416, 417, 430, 435, 440, 455,
761, 770, 789, 795, 802, 806, 820, 840, 879, 881 457, 491, 493, 507, 510, 520, 527, 529, 530, 532,
Subjectivation, 52, 56, 227, 264, 323, 338, 380, 543, 570, 586, 599, 600, 602, 604, 608, 609, 612,
462, 511, 552, 596, 652, 653, 659, 675, 677, 682, 622, 623, 627, 628, 633, 636, 638, 644, 647, 651,
688, 692, 693, 694, 697, 698, 700, 701, 705, 723, 657, 676, 748, 775, 785, 789
727, 733, 743, 744, 761, 765, 770, 776, 789, 800, Totalisation, 25, 34, 38, 43, 176, 305, 306, 625,
822, 827, 855, 873, 876, 882 874, 883
Subjectivité, 166, 167, 168, 171, 215, 216, 304, Totalité, 19, 22, 24, 30, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 40,
326, 361, 391, 462, 656, 658, 668, 669, 674, 675, 43, 49, 50, 51, 59, 60, 63, 65, 77, 82, 122, 177,

910
Index des notions

182, 215, 223, 263, 270, 271, 272, 274, 296, 297, V
300, 303, 305, 306, 317, 322, 327, 329, 334, 351,
430, 431, 432, 433, 434, 436, 450, 454, 458, 459, Véridiction, 545, 614, 615, 619, 677, 762, 772, 789,
466, 477, 497, 500, 533, 540, 542, 544, 565, 578, 790, 794, 798, 808, 820, 823, 824, 827, 828, 829,
593, 610, 623, 651, 653, 689, 715, 729, 766, 851, 847, 857, 860, 874, 876
857, 863, 865, 867, 877, 879, 880, 883 Vérité, 22, 23, 25, 26, 37, 44, 58, 62, 63, 66, 68, 71,
Transcendantal, 18, 34, 45, 47, 57, 68, 114, 163, 72, 73, 75, 79, 80, 81, 87, 88, 89, 90, 94, 95, 97,
182, 183, 214, 229, 230, 232, 233, 261, 297, 300, 98, 99, 100, 101, 103, 104, 105, 106, 115, 116,
305, 309, 317, 675, 864 118, 119, 120, 122, 123, 124, 125, 126, 130, 131,
Transformation, 97, 107, 133, 180, 196, 205, 271, 132, 139, 144, 145, 150, 164, 168, 169, 188, 192,
284, 295, 302, 308, 316, 326, 341, 348, 349, 375, 193, 194, 218, 232, 233, 234, 235, 236, 238, 249,
388, 429, 461, 469, 486, 527, 534, 535, 548, 553, 255, 258, 264, 270, 287, 293, 301, 306, 335, 342,
571, 579, 581, 591, 595, 597, 599, 602, 612, 627, 343, 344, 345, 347, 348, 349, 350, 351, 352, 353,
633, 682, 683, 684, 692, 716, 727, 745, 747, 758, 354, 355, 357, 358, 360, 361, 362, 363, 366, 374,
766, 770, 776, 787, 794, 803, 805, 820, 827, 872, 376, 377, 378, 380, 382, 383, 388, 389, 390, 393,
873, 876 401, 403, 404, 406, 410, 411, 412, 422, 423, 424,
Transgression, 50, 148, 161, 162, 163, 164, 165, 430, 442, 443, 448, 451, 455, 460, 463, 469, 472,
166, 167, 169, 170, 436, 449, 551 480, 495, 502, 510, 512, 516, 517, 518, 520, 545,
Travail, 48, 75, 77, 94, 177, 208, 210, 211, 213, 558, 559, 594, 595, 596, 601, 602, 604, 610, 613,
214, 216, 217, 223, 228, 229, 230, 231, 237, 238, 614, 615, 616, 617, 621, 631, 651, 654, 656, 657,
243, 248, 250, 251, 253, 254, 256, 257, 261, 276, 658, 661, 662, 663, 664, 665, 666, 667, 668, 669,
350, 376, 379, 380, 428, 453, 475, 484, 486, 535, 674, 675, 676, 677, 678, 681, 682, 683, 685, 695,
543, 639, 641, 644, 683, 728, 767, 810, 813, 847, 696, 700, 702, 706, 710, 720, 722, 723, 738, 739,
850, 863, 874 743, 744, 745, 747, 751, 756, 758, 760, 763, 765,
Tribê, 770, 810, 811 768, 769, 770, 771, 772, 773, 774, 776, 778, 782,
784, 786, 789, 790, 792, 793, 795, 796, 797, 798,
U 801, 803, 806, 807, 815, 816, 818, 819, 821, 822,
823, 826, 827, 828, 829, 830, 833, 835, 836, 838,
Universalité, 20, 43, 44, 49, 80, 85, 201, 215, 251, 839, 843, 846, 849, 850, 856, 859, 869, 870, 871,
262, 277, 290, 336, 337, 338, 354, 363, 410, 423, 872, 873, 875, 876, 877, 879
429, 430, 432, 436, 439, 454, 458, 464, 473, 529, Violence, 49, 89, 90, 97, 138, 162, 170, 347, 356,
547, 585, 605, 649, 650, 701, 755, 837 360, 366, 368, 369, 411, 423, 442, 472, 521, 553,
603, 648, 712, 732

911
INDEX DES NOMS DE PERSONNES

A Beccaria, Cesare, 643


Becker, Gary, 644, 646
Abeille, Louis-Paul, 573, 574 Bentham, Jeremy, 372, 482, 542, 643
Adenauer, Konrad, 629 Bernard, Claude, 540
Adorno, Francesco-Paulo, 790 Bertani, Mauro, 335
Agamemnon, 800 Bichat, Xavier, 127, 128, 129, 130, 133, 136, 160,
Albert le Grand, 670 212
Alcibiade, 748, 749 Blanchot, Maurice, 40, 143, 161, 162, 165, 166,
Aldrovandi, 198, 670, 678 174, 259, 450
Alexandre le Grand, 27, 814, 842, 843 Blasius, Mark, 655
Alexina B (Herculine Barbin), 445 Bleuler, Eugen, 105
Alquié, Ferdinand, 853 Bodin, Jean, 585, 586
Althusser, Louis, 219 Bopp, Franz, 216, 223, 224
Andler, Pierre, 617 Borges, Jorge Luis, 179, 181, 182, 186, 190, 207,
Apollon, 795, 797, 798, 828, 839 263, 559
Aristote, 29, 39, 673, 704, 708, 746, 774, 825 Bosch, Jérôme, 138
Aron, Raymond, 42 Botero, Giovanni, 598, 599, 605
Artaud, Antonin, 40, 75, 139, 147, 148, 166, 187, Boulainvilliers, Henri de, 335, 403, 417, 419, 420,
190, 236, 259, 346 421, 422, 423, 424, 426, 433, 440, 459
Artémidore, 656, 724, 725, 726 Bourgeois, Bernard, 23, 30
Artières, Philippe, 168, 184, 454 Bouton, Christophe, 28
Athéna, 798 Brisset, Jean-Pierre, 157
Augustin, saint. 656, 712, 785 Broussais, François Joseph Victor, 105, 133, 134,
Azakolczai, Arpad, 287 135
Brown, Peter, 679
B Brueghel, Pieter, 138
Brugère, Fabienne, 70, 861
Bachelard, Gaston, 21, 34, 47, 270, 321, 658 Buffon, Georges-Louis Leclerc de, 300, 310, 670
Backes, Jean-Louis, 359 Butler, Judith, 34
Bacon, Francis, 603
Baillard, Joseph, 663 C
Bataille, Georges, 40, 143, 161, 162, 163, 164, 165,
166, 169, 174, 236, 259, 346, 450 Cabanis, Pierre Jean Georges, 98
Baudelaire, Charles Pierre, 491, 861, 865, 867, 870, Canguilhem, Georges, 20, 21, 22, 34, 39, 40, 47,
871, 872 219, 221, 270, 307, 321, 343, 382, 387, 497, 657,
Index des noms de personnes

658, 787, 879 Diderot, Denis, 70, 74, 75, 186, 301, 520
Cantillon, Richard, 210 Diogène Laërce, 837, 839, 842, 843, 845, 849
Cassien, 661, 666, 667, 767, 777 Diomède, 801
Cassous-Noguès, Pierre, 657 Dion, 803, 807
Cavaillès, Jean, 34 Dionysos, 165
Cervantès, Miguel de, 179, 186, 188, 189, 190 Don Quichotte, 186, 188, 189, 190, 191, 367
César, 27, 594 Dover, Kenneth James, 699
Charcot, Jean-Martien, 394, 396, 397, 399, 517, Dreyfus, Hubert L. 238, 268, 291, 699
525 Droit, Roger-Pol, 449
Chartier, Roger, 275, 866 Dumézil, Georges, 246, 412
Chatelain, Philippe, 79 Durand-Bogaert, Fabienne, 238
Chaunu Pierre et Huguette, 271
Chrysippe, 683 E
Chrysostome, 666
Clausewitz, Carl von, 406, 423 Élien, 672, 678, 845
Clemençon, Gérard, 659 Épictète, 683, 734, 778, 779, 781, 784, 839, 847
Clément d’Alexandrie, 752 Erhard, Ludwig, 629
Clytemnestre, 800 Ernout, Alfred, 673
Colli, Giorgio, 359 Esquirol, Jean-Étienne Dominique, 105, 366, 383
Comte, Auguste, 232, 246 Eucken, Walter, 630, 633
Condillac, Étienne Bonnot de, 192, 204 Euripide, 795, 796, 798, 800, 820
Corbin, Alain, 337, 554, 555, 556, 557 Ewald, François, 231, 363
Corneille, Pierre, 603
Courapied, Jean, 556 F
Créuse, 795, 796, 797, 798
Cuvier, Georges, 216, 219, 220, 221, 222 Farge, Arlette, 51, 440, 451, 452, 549, 557
Faust, 768
D Ferguson, Adam, 626
Flacelière, Robert, 738
Darwin, Charles, 301, 310, 581 Flaubert, Gustave, 172, 275, 302, 870
Daudin, Henri, 219 Fodéré, François Emmanuel, 366
Defert, Daniel, 231, 440 Fontana, Alessandro, 335
Delamare, Nicolas, 85, 607 Franche, Dominique 41
Deleuze, Gilles, 34, 35, 304, 455, 457 François de Sales, saint, 656, 669, 670, 672, 678,
Démétrius, 836 704
Denys le Jeune, 803, 810, 812, 813 Frédéric II le Grand, 854, 860
Derrida, Jacques, 34, 553, 558, 811 Freud, Sigmund, 31, 34, 36, 94, 105, 136, 146, 148,
Descamps, Christian, 48 162, 226, 236, 246, 406, 725, 785
Descartes, René, 37, 39, 75, 360, 766, 768, 771, Fronton, 757
785 Furet, François, 585
Descombes, Vincent, 33, 34
Destutt de Tracy, Antoine, 204, 214

913
Index des noms de personnes

G Hiéroclès, 734
Hippocrate, 117, 363
Galien, 663, 731, 774, 775, 791, 795 Hirschman, Albert O. 617
Genet, Jean-Philippe, 368 Hobbes, Thomas, 192, 356, 402, 414, 415, 416,
Georges III, 367, 381, 400 422, 432, 586, 628
Gesner, Conrad, 670 Hölderlin, Friedrich, 36, 74, 76, 136, 148, 187, 238
Gigante, Marcello, 774 Hollier, Denis,155
Gilles de Rais, 447 Hume, David,192
Gillot, Pascal, 657 Husserl, Edmund, 235, 746, 785
Ginzburg, Carlo, 337, 451, 550, 551, 552, 553, 554, Hyppolite, Jean, 52, 70, 71, 73, 330
555, 556, 557
Gogh, Vincent van, 76, 147 I
Goldstein, Jean, 886
Goldstein, Kurt, 246 Ion, 795, 796, 797, 798, 799, 803
Goya, 138, 144, 147
Grégoire, Henri, 795 J
Grégoire de Nazianze, 594, 596
Gripay, Emmanuel, 479 Jackson, John Hughlings, 136
Gros, Frédéric, 37, 67, 68, 144, 184, 231, 244, 694, Jan, Ludwig von, 673, 866
787, 789 Jarczyk, Gwendoline,19
Guéroult, Martial, 270 Jonston, Jan, 198
Gutting, Gary, 321 Jouy, Charles, 508, 514

H K

Haar, Michel, 359 Kaan, Heinrich, 504, 507, 508


Habermas, Jürgen, 659 Kafka, Franz, 259, 275
Han, Béatrice, 181, 183, 184, 231 Kant, Emmanuel, 39, 62, 110, 114, 163, 166, 183,
Havelock Ellis, Henry, 504 214, 241, 547, 558, 618, 619, 622, 674, 746, 790,
Hayek, 629, 638, 649 851, 852, 853, 854, 857, 859, 860, 861, 865, 867
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, 18, 19, 20, 22, 23, Kantorowicz, Ernst Hartwig, 368
24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, Keynes, John Maynard, 628, 639
37, 38, 39, 40, 41, 43, 51, 70, 71, 74, 76, 77, 106, Klee, Paul, 190
109, 138, 139, 141, 142, 143, 160, 166, 176, 209, Klossowski, Pierre, 40, 143, 161, 162, 163, 164,
235, 236, 238, 240, 250, 269, 272, 290, 304, 317, 165, 166, 167, 174, 450
329, 333, 338, 340, 350, 361, 401, 406, 411, 423, Kojève, Alexandre, 34
428, 431, 450, 466, 558, 565, 570, 620, 628, 680, Koyré, Alexandre, 34, 658
695, 746, 787, 851, 857, 880
Heidegger, Martin, 238, 746, 785 L
Héraclès, 837, 843
Hercher, Rudolf, 672 La Perrière, Guillaume de, 588, 589
Hésiode, 345 Labarrière, Pierre-Jean,19

914
Index des noms de personnes

Lacan, Jacques, 559 Marchetti, Valerio, 386


Lacenaire, Pierre François, 447 Marx, Karl, 31, 34, 218, 219, 226, 232, 235, 236,
Lachès, 830, 831, 832 238, 246, 272, 273, 457, 558, 581, 600, 630, 639
Lacoste, Jean, 35 Mauss, Marcel, 246
Ladmiral, Jean-René, 659 Mayhoff, Karl Friedrich Theodor673
Lagrange, Jacques, 335 Mélèsias, 832
Lamarck, Jean-Baptiste de, 219, 222 Mendel, Gregor, 343
Launay, Marc B. de, 359 Menocchio (Scandella, Domenico), 551, 554, 555
Le Blanc, Guillaume, 188, 189, 190, 233, 252, 253, Merleau-Ponty, Maurice, 34, 233
334, 435, 651 Mises, Ludwig von, 629
Le Rider, Jacques, 35, 725 Moheau, Jean-Baptiste, 535
Le Roy Ladurie, Emmanuel, 535 Montaigne, Michel de, 596, 845
Le Vaux, Louis, 482 Montesquieu, Charles-Louis de Secondat, baron de
Lear, le roi, 367 La Brède et de, 628
Lebrun, Gérard, 24, 25, 26, 27, 29, 30, 177 Montinari, Mazzino, 359
Legrand, Stéphane, 219 Moreau, Pierre-François, 142, 861
Leibniz, Gottfried Wilhelm, 39, 304, 605, 845 Moreau de Tours, 392, 393
Léonard, Jacques, 48, 538, 539, 540, 541, 542, 543, Morgagni, Jean-Baptiste, 127
544 Musonius Rufus, 734, 735, 752, 778
Lètô, 797
Leuret, François, 378, 380 N
Lévi-Strauss, Claude, 184, 283
Linné, Carl von, 300, 310, 474 Napoléon, 27
Locke, John, 622, 626 Nerval, Gérard de, 76
Lombroso, Cesare, 501 Nicias, 830, 831, 832
Loraux, Nicole, 795 Nietzsche, Friedrich, 24, 31, 35, 36, 40, 49, 68, 76,
Louis, Pierre, 359, 673 110, 139, 147, 165, 166, 209, 226, 227, 234, 236,
Louis XIV, 419, 600 238, 240, 258, 287, 333, 335, 340, 346, 350, 352,
Lyotard, Jean-François, 34 353, 358, 359, 360, 363, 401, 450, 460, 558, 591,
Lysimaque, 832 680, 689, 746, 793
Nigro, Roberto, 168
M
O
Macherey, Pierre, 39, 141, 145
Machiavel, Nicolas, 422, 523, 578, 587, 588, 600, Olympiodore, 759
603, 812 Oreste, 801
Mallarmé, Stéphane, 40, 147, 149, 166, 172, 173, Owen, David, 287
187, 190, 227, 258, 302
Malthus, Thomas, 581 P
Manet, Édouard, 323, 870
Marc Aurèle, 752, 757, 764, 765, 766, 767, 782, Pacien de Barcelone, 665
815 Palazzo, Giovanni Antonio, 601, 605

915
Index des noms de personnes

Pasteur, Louis, 540 Rilke, Rainer Maria,136


Peck, Arthur Leslie, 673 Rivière, Pierre, 49, 336, 445, 446, 450, 451, 457,
Pérégrunus, 836 492, 514, 545, 553, 555, 642, 643
Périclès, 802, 820 Robbe-Grillet, Alain, 152
Perrot, Michelle, 48 Röpke, Wilhelm, 649
Philodème, 756, 774, 775, 791, 795 Rougier, Louis, 635
Pinagot, Louis-François, 549, 555, 556 Rousseau, Jean-Jacques,138, 148, 149, 168, 324,
Pinel, Philippe, 100, 101, 103, 105, 106, 123, 362, 588, 628
365, 366, 367 Roussel, Raymond, 40, 75, 142, 143, 144, 145, 148,
Platon, 39, 345, 450, 558, 674, 683, 708, 721, 722, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158,
737, 744, 749, 751, 752, 757, 759, 773, 778, 781, 159, 161, 167, 171, 174, 181, 190, 259, 450
785, 803, 804, 805, 806, 807, 810, 811, 812, 813, Ruby, Christian, 34
814, 815, 816, 817, 818, 825, 826, 839, 842 Rüstow, Alexander, 642
Pline l'Ancien, 672, 673, 678
Plutarque, 663, 737, 738, 762, 763, 778, 792, 803 S
Polybe, 800
Poni, Carlo, 550, 552 Sabot, Philippe, 141, 155, 179, 184, 216, 219, 238,
Potte-Bonneville, Mathieu, 52, 65, 66, 67, 70, 77, 263, 447
78, 107, 137, 179, 700 Sade, Donatien Alphonse François de, 40, 93, 138,
Price, Simon, 725 144, 147, 159, 162, 163, 166, 189, 191, 206, 207,
Prochaska, Georg, 307 209, 214, 222, 236, 336, 447, 499, 513, 536
Proclus, 759 Saison, Maryvonne, 323
Proust, Marcel, 275 Sakurai, Kohei, 725
Pseudo-Eustache, 671 Salomoni, Antonella, 386
Pseudo-Lucien, 737, 739 Sartre, Jean-Paul, 34, 35, 36, 267, 272, 454
Schelling, Friedrich Wilhelm Joseph von, 746
Q Schopenhauer, Arthur, 235, 746
Scott, Joan W. 337, 557, 558, 559, 560, 561, 563,
Quéro, Laurent, 454 566
Quesnay, François, 535, 588 Searle, John, 291, 358
Quincey, Thomas de, 491 Senellart, Michel, 44, 568, 589
Sénèque, 662, 663, 666, 728, 753, 764, 765, 767,
R 774, 775, 777, 779, 784, 839
Sérénus, 663
Rabinow, Paul, 238, 268, 291, 699 Sérieux, Paul, 79
Racine, Jean, 603 Serres, Michel, 270
Reich, Wilhelm, 36, 406, 530 Shakespeare, William, 425, 603
Renault, Alain, 853 Smith, Adam, 210, 211, 217, 618, 619, 622, 623,
Ricardo, David, 216, 217, 218, 219, 639 633
Richard, Jean-Pierre, 172, 173 Socrate, 721, 727, 744, 745, 748, 749, 751, 807,
Richard III, 367 816, 818, 820, 828, 829, 830, 831, 832, 833, 839,
Richelieu, Armand-Jean du Plessis de, 812 849

916
Index des noms de personnes

Solinus, 672 557, 566, 570, 571, 583, 679, 880


Spengler, Oswald, 238 Vincent de Beauvais, 670
Spinoza, Baruch, 360, 746, 768, 845
Süssmilch, Johann Peter, 535 W

T Weber, Max, 287, 545, 630, 680


Willis, Thomas, 307
Talthybios, 801 Wittgenstein, Ludwig, 358
Terrel, Jean, 334, 461, 586, 651, 758, 789, 792,
795, 796 X
Tertullien, 752
Thomas d’Aquin, saint, 598 Xouthos, 795, 796
Thucydide, 802
Toews, John Edward, 562 Y
Tricot, Jules, 673
Tuke, Samuel, 100, 101, 103, 105, 106, 362 Yates, Frances Amelia, 681
Turgot, Anne Robert Jacques, 210
Turquet de Mayenne, Théodore, 607 Z

V Zancarini-Fournel, Michelle, 454


Zarathoustra, 591
Valjean, Jean, 555 Zénon, 683
Vélasquez, Diego, 190 Zeus, 842
Verne, Jules,157, 168 Zucker, Arnaud, 671, 672
Veyne, Paul, 24, 42, 43, 44, 48, 466, 541, 546, 549,

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