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la direction de
Dominique Kerouedan
Santé internationale
Les enjeux de santé au Sud
2011
Copyright
© Presses de Sciences Po, Paris, 2014
ISBN numérique : 9782724687521
ISBN papier : 9782724611724
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Présentation
La santé est désormais un sujet éminemment politique, abordé au plus haut niveau des instances
nationales, européennes et internationales, publiques, parlementaires et privées. Qu'ils oeuvrent à
l'échelle mondiale dans le domaine de la politique économique, du droit, de la sécurité, du
développement, de l’environnement, ou du secteur privé industriel et commercial, les dirigeants de
demain seront confrontés à des défis majeurs en lien avec la santé. Sensibiliser tous ces acteurs,
partager les connaissances dont ils auront besoin pour travailler de manière légitime et crédible avec
les professionnels de santé sur le terrain quels que soient leurs métiers, tel est l’objectif de ce premier
opus de santé internationale. Santé internationale dresse un panorama des enjeux de santé au Sud en
quatre volets : les considérables enjeux contemporains de la santé dans les pays en développement ;
l’évolution historique des systèmes de santé tels qu’ils se sont construits ces trente dernières années,
en Afrique notamment ; l’état des connaissances sur l’efficacité des politiques, des stratégies et des
instruments de financement de l’aide au développement ; les contributions de la recherche en sciences
sociales au service de décisions solidement fondées, adaptées et pertinentes.
Ta bl e d e s m a t i è re s
Préambule. La santé sera mondiale ou ne sera pas (Marc Gentilini)
6. L'émergence du diabète de type 2 en tant que problème de santé publique au Mali (Jessica
Martini et Audrey Fligg)
1. - Une politique nationale sur le diabète en cours de construction
2. - L’enseignement du diabète dans les formations initiales et continues
3. - Politique nationale, priorités internationales et données épidémiologiques
4. - L’impulsion de la société civile et la pérennisation par le politique
5. - La production des savoirs sur le diabète
6. - Recommandations
8. La crise alimentaire 2007-2008 : opportunité pour une révision des politiques de sécurité
alimentaire (Caroline Boussion, Carlo Crudeli et Anna Piccinni)
1. - La crise alimentaire mondiale : une crise conjoncturelle dans un contexte d’insécurité
alimentaire
2. - Les réponses à la crise : vers une politique de développement sur le long terme ?
10. La santé mentale en Afrique : un défi oublié ou une réponse institutionnelle inadaptée ?
(Florian Kastler)
1. - Un constat alarmant : l’importance de l’impact des maladies mentales
2. - Une politique de santé mentale inadaptée
3. - Les perspectives d’avenir
Partie 2 | Organisation des systèmes de santé et offre de soins dans les pays en développement
Personnels de santé
12. Performance des systèmes de santé et ressources humaines : le chaînon manquant (Gwenaël
Dhaene)
1. - La santé, une priorité ?
2. - Des ressources humaines, pour quoi faire ?
3. - Crise ? Quelle crise ?
4. - Des enchères féroces…
5. - Facteurs de crise
6. - Éléments de réponse
7. - Quelles recommandations ?
8. - Dynamiser l’investissement : la logique partenariale
13. La crise des ressources humaines dans les pays du Sud, un obstacle majeur à la lutte contre le
VIH (Karoline Höfle)
1. - Crise des ressources humaines et épidémie du sida, l’analyse du CNS
2. - Une mobilisation internationale croissante mais insuffisante
3. - La fidélisation du personnel, mesure primordiale
14. La migration des médecins africains vers les pays développés (Sarah Sauneron)
1. - De la nécessité d’évaluer l’ampleur du phénomène et ses conséquences
2. - De la nécessité de comprendre les raisons de cette « émigration médicale »
3. - De la nécessité d’agir vite et de façon coordonnée
4. - Discussion
Financement de la santé
18. La gratuité des soins : une solution nationale pour la santé des plus pauvres ? (Estelle
Cholet)
1. - Pourquoi la gratuité des soins ?
2. - L’instauration de la gratuité est-elle une initiative nationale ?
3. - La gratuité des soins est-elle la solution ?
4. - Perspective 2015…
19. Quelles alternatives au financement direct de la santé dans les pays à faible revenu ? Le cas
des mutuelles de santé au Sénégal (Mathilde Dupré)
1. - Rôle de la micro-assurance de santé
2. - Proximité des méthodologies dans les domaines de la micro-assurance santé et de la
microfinance
3. - Faiblesse du développement du secteur
4. - Couplage entre micro-assurance de santé et microfinance
20. Politiques globales de l'accès aux médicaments : entre tradithérapeutes et OMC (Marc
Dixneuf)
1. - L’épidémie d’infection à VIH comme révélateur
2. - Régulation du pouvoir et accès aux médicaments
3. - Interactions Nord-Sud
22. Les politiques d'accès aux soins de l'industrie pharmaceutique dans les pays du Sud : outil de
communication ou véritable engagement ? (Margaux Dupont)
1. - Les actions de promotion de l’accès aux médicaments au Sud par les industries
pharmaceutiques
2. - Que penser de cet engagement de l’industrie pharmaceutique ?
24. L'industrie pharmaceutique, partenaire obligatoire pour assurer l'accès au médicament dans
les pays du Sud (Robert Sebbag)
1. - Tout d’abord le sida
2. - Politique de partenariat
25. Face aux défis des systèmes publics de santé, quel rôle pour la médecine traditionnelle dans les
pays en développement ? (Lowri Angharad Rees)
1. - La promotion de la médecine traditionnelle dans les pays en développement face à un manque
de soins
2. - Formation des praticiens de la médecine traditionnelle
3. - L’encadrement de la médecine traditionnelle par son intégration au sein des systèmes de santé
nationaux
26. Accès aux médicaments dans les pays du Sud et développement durable (Mathieu Gervais)
1. - Accès aux médicaments et développement durable
2. - L’enjeu de santé, un enjeu multiple
3. - La pollution des eaux par les résidus médicamenteux
4. - La santé et le développement durable, deux concepts concomitants
27. Évolutions de l'architecture internationale de l'aide en faveur de la santé dans les pays en
développement (Dominique Kerouedan)
1. - La santé est-elle une priorité nationale et internationale ?
2. - Évolutions des modalités de l’aide en appui à la santé
3. - Efficacité et performance de l’aide internationale en faveur de la santé
28. La malnutrition dans les pays africains ou les limites structurelles des politiques de santé
(Étienne Faubert)
1. - La malnutrition : un sujet complexe aux enjeux majeurs
2. - Des politiques nutritionnelles qui se limitent au discours
3. - L’impérieuse nécessité de mettre en place des réformes structurelles
30. Allaitement et VIH en Afrique subsaharienne : la difficile mise en oeuvre d'une politique de
santé viable (Perrine Bonvalet)
1. - L’impossible renoncement à l’allaitement maternel ?
2. - Un relatif échec des politiques d’allaitement dans le cadre du VIH en Afrique ?
31. La mise à l'échelle des programmes d'accès aux antirétroviraux : de l'impossible au réel
(Sarah Dalglish)
1. - Historique
2. - Les recherches en sciences sociales portent leurs fruits
3. - Nouvelles politiques, nouvelles problématiques
32. Le rôle ambivalent des médias dans le système d'alerte épidémique : information ou véhicule
de panique ? (Laetitia Messner)
1. - Contexte
2. - La contribution des médias dans les réseaux de veille sanitaire internationale : un rôle « passif
»
3. - Le positionnement des médias lors de l’épisode du chikungunya : un rôle « actif »
4. - La difficile relation entre les médias et les autorités sanitaires : entre indépendance et
collaboration
33. La coopération sanitaire française dans les pays en développement (Morgane Goblé)
1. - Présentation du rapport Gentilini
2. - Quelques pistes de réflexion à partir du rapport Gentilini
36. Les entreprises privées industrielles et commerciales, actrices de la lutte contre le sida
(Caroline Mairesse)
1. - Pourquoi les entreprises s’engagent
2. - Les programmes VIH/sida sur le lieu de travail (WPP)
3. - L’extension de leur engagement à la communauté
4. - Défis à relever et conditions du succès du co-investissement
5. - Conclusion et perspectives
38. Un droit international public de la santé contraignant pour les États ? (Solenne Delga)
1. - De 1851 à nos jours : l’encadrement progressif de la lutte contre les maladies infectieuses par
le droit international
2. - Le RSI révisé : un cadre juridique contraignant promouvant le droit à la santé ?
Partie 4 | Enjeux de la recherche pour le développement et contributions des sciences sociales
40. Le déficit de la R&D dans le domaine des maladies négligées (Hélène Fournols)
1. - Les limites du système de protection de la propriété intellectuelle
2. - Les PPP et développement de projets de recherche pour les maladies négligées
3. - Nécessité de la réforme de l’accord Adpic qui entrave les transferts de technologie
41. Field Actions Science (FACTS) : une nouvelle initiative destinée aux acteurs de terrain
(Philippe Kourilsky, Georges Valentis et Nadia Caïd)
1. - Le principe de l’initiative
2. - FACTS Reports : son concept, son domaine d’action et ses comités éditoriaux
3. - Problèmes et solutions
4. - L’état d’avancement (mi-2010)
42. Entre savoirs et pouvoirs : contribution des sciences sociales à la pertinence des politiques de
santé publique (Annabel Desgrées du Loû)
1. - Des sciences sociales qui permettent de « changer notre regard »
2. - L’influence sur les politiques de santé publique : des sciences sociales qui permettent d’«
intervenir » ?
3. - Comment mieux prendre en compte les travaux en sciences sociales dans la santé publique ?
43. La démographie, une discipline passerelle en santé publique (Annabel Desgrées du Loû)
1. - Qu’est-ce que la démographie ?
2. - Les apports de la démographie à la santé publique dans l’histoire de la discipline
3. - Une discipline passerelle entre le biologique et le social
4. - Replacer le questionnement démographique au cœur de la réflexion sur le développement
44. L'importance de l'intégration des hommes dans les programmes de lutte contre le sida en
Afrique (Shadia El Dardiry)
1. - Les rites de passage en Afrique : devenir homme
2. - Une fois adulte : contraint par sa masculinité
3. - Les programmes genrés
4. - Comprendre la sexualité en Afrique
5. - Le danger des suppositions simplistes
6. - La recherche et les programmes sur le genre : un manque d’harmonisation
45. Prise en charge des personnes qui vivent avec le VIH au Niger (Julie Baron)
1. - Prise en charge des PVVIH, un défi
2. - « Vous avez dit rente ? » Le système de santé
3. - « Vous avez dit gratuité ? » Le sida dans le système de santé nigérien
4. - Qui sont les PVVIH ? Les malades
5. - L’observance des PVVIH : quand l’offre et la demande se défient
6. - « Vous avez dit éducation thérapeutique ? » Essai de suivi des PVVIH pour une meilleure
observance
7. - Perspectives : les réactions de Solthis à l’étude
Préambule. La santé sera mondiale ou ne sera pas
Marc Gentilini [*]
Marc Gentilini a créé le service des maladies infectieuses et tropicales de l’hôpital de
la Pitié-Salpêtrière à Paris, qu’il a dirigé pendant trente ans et l’a amené à un niveau
international. Il est président honoraire et membre de l’Académie nationale de médecine,
président de l’Académie de l’eau, président honoraire de la Croix-Rouge française,
président de l’Organisation panafricaine de lutte contre le sida. Il est en outre l’auteur de
rapports importants sur Les Problèmes sanitaires dans les prisons (1997), sur La
Coopération sanitaire française dans les pays en développement (2006), sur les
Propositions pour le Plan national santé environnement 2 (2009-2013). Il est l’auteur du
livre Médecine tropicale, très largement diffusé, et de Tempérer la douleur du monde.
Toute sa carrière témoigne de son engagement en faveur de l’amélioration de l’état de
santé de tous les peuples, d’une détermination sans concession vis-à-vis du respect des
droits humains et de sa fidélité à l’égard de l’Afrique dont il connaît l’histoire et les enjeux
contemporains mieux que beaucoup.
La maladie est sans frontières et toutes les barrières élevées pour tenter de la contrôler se sont
révélées inefficaces.
En octroyant, à tous, les soins de santé primaires, les pays riches allaient pouvoir « tempérer la
douleur du monde » et freiner l’installation au-dessus du tropique du Cancer, des maladies telles la
dengue, le chikungunya, l’ébola, voire la malaria. C’était sans compter sur la revendication légitime
des masses insuffisamment protégées et de mieux en mieux informées par internet des progrès de la
science ; des gens n’acceptant plus d’être, dans le silence et l’indifférence, flambée démographique
aidant, les plus malades et les moins soignés.
À partir de 2000, les États du monde entier, pour la première fois, se sont fixé des objectifs
communs, les Objectifs du Millénaire pour le développement, les OMD. Même si trois seulement de
ces huit objectifs concernent directement la santé, tous à dire vrai s’en approchent. Lutter contre la
pauvreté, éduquer, promouvoir l’autonomisation des femmes ne constituent-elles pas des mesures
phares contre la première des maladies ?
La création du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, trois des
maladies les plus meurtrières, est le fruit de multiples pressions… L’Alliance mondiale pour la
vaccination et l’immunisation (GAVI) et l’objectif prioritaire des vaccinations constituent également
une avancée conséquente pour la santé.
Mais afin d’atteindre ces objectifs l’argent est indispensable, autant que le sont les règles pour
s’en servir et celles pour évaluer les résultats des opérations entreprises.
Les financements innovants, les taxations des billets d’avion, les taxations espérées sur les
mouvements bancaires, la coopération décentralisée constituent des engagements nouveaux dont
l’intérêt n’a pas échappé aux décideurs des G8 et G20 et aux bailleurs de fonds de toutes provenances.
C’est un progrès considérable que les responsables politiques du monde aient compris, même
tardivement, comme au demeurant la Banque mondiale, que le développement humain était aussi
important, davantage sans doute, que le développement économique, et que le second ne se justifie
que pour renforcer le premier.
Cette prise de conscience a déjà produit des effets bénéfiques mais insuffisants.
La santé des populations, la santé maternelle et infantile en particulier, l’accès à l’eau en qualité
et en quantité, la maîtrise de la faim, l’accès aux soins, l’éducation des populations constituent des
objectifs majeurs pour tous les responsables politiques.
Trois milliards d’humains, environ la moitié de la planète, vivent dans des conditions sanitaires
précaires lourdement aggravées, pour près de la moitié d’entre eux, par une situation de pauvreté
extrême. Cela n’est pas neuf. En 1900, le monde était quatre fois moins peuplé, et la misère y était à
peine plus répandue. La croissance économique mondiale et les progrès spectaculaires de l’hygiène et
de la médecine ont produit des effets considérables, mais principalement dans les pays riches, et, dans
certains d’entre eux, sur les seules tranches les plus favorisées de la population. De nombreux
indicateurs en témoignent : les pauvres sont toujours aussi pauvres, aussi frappés par les maladies,
sans doute moins nombreux en proportion qu’il y a un siècle, mais plus nombreux en valeur absolue.
Nous ne pouvons pas l’ignorer : nous n’avons jamais été aussi bien informés, les chiffres sont
régulièrement publiés, les images nous parviennent en temps réel. Beaucoup les voient mais les
occultent, tant nous sommes fermés à certaines réalités. Pour n’en fournir qu’un exemple, un des
paramètres les plus simples, les plus évidents de l’évaluation des politiques de santé publique, est le
coût de la mort et de sa prévention. Le terme a quasiment disparu des médias et du langage commun.
Il faut donc nous méfier de nous-mêmes, et nous forcer à voir les réalités en face [Kourilsky, 2009].
Donc, tout irait bien. Par conséquent pourquoi s’inquiéter ? L’affaire est, enfin, sur les rails ! Les
Objectifs du Millénaire pour le développement, dont trois concernent la santé, seront finalement
remplis, certains avec retard, peut-être. Certes, il manque encore de l’argent. Mais on en trouvera
bien ! Un peu de générosité en plus, et le compte sera bon. Pour le reste, les dispositifs appropriés ont
été mis en place. Il ne reste plus qu’à poursuivre et à persévérer.
Bien sûr, il faut persévérer. Mais ne sommes-nous pas victimes d’un discours lénifiant dont nous
pouvons prendre l’exact contre-pied ? Réfutons certains arguments de ces bons, de ces excellents
apôtres. Comment ne voient-ils pas l’amoncellement de nuages et les risques d’orage qui ont envahi
l’horizon ? Il ne s’agit pas de sombrer dans le catastrophisme, mais d’être tout simplement analytique
et réaliste. Le mouvement positif que nous avons évoqué est-il stable ? Va-t-il s’amplifier comme il le
devrait ? Est-il convenablement orienté ? On ne peut sans naïveté répondre aveuglément oui à ces
questions. Voici pourquoi.
Les financements publics, tout d’abord. Avant même la crise financière qui a ébranlé le monde à
partir de l’automne 2008, le montant de l’aide publique au développement – l’expression bien
qu’ordinairement utilisée est plutôt mal venue, le terme de coopération étant plus approprié – a baissé
dans de nombreux pays, y compris en France. Beaucoup d’États qui s’y étaient engagés sont fort
éloignés de la cible de 0,7 % du produit national brut qui avait été recommandée, en Europe
notamment, et qu’ils avaient acceptée. Avec la crise financière globale, les énormes problèmes
sociaux qui l’accompagnent et les restrictions financières qui s’imposent aux finances publiques, il
faudra beaucoup de volonté politique et un soutien sans faille des citoyens pour que les États
continuent à vouloir tenir l’objectif, et même à ne pas diminuer les allocations existantes. C’est peu de
supposer qu’ici ou là, le courage pourrait faire défaut. En principe, quelques mécanismes pérennes
(comme la taxe sur les billets d’avion) ont été installés pour pallier d’éventuelles défaillances de
financement. Encore faudra-t-il qu’ils résistent à la crise, mais de toute façon leurs montants sont très
insuffisants.
Qu’en est-il des financements privés ? Certaines grandes fondations, dont la Fondation Bill et
Melinda Gates, accomplissent un travail remarquable, néanmoins beaucoup ont perdu une fraction
significative de leur capital. Elles le retrouveront peut-être à l’avenir, mais plusieurs sont affaiblies.
Quant aux fonds caritatifs des entreprises, généralement liés aux performances de ces dernières, ils
sont nettement moins abondants et fluides qu’ils ne l’ont été par le passé. De même pour les dons
effectués par les particuliers, dont l’abondance résiste mieux qu’on ne pourrait le craindre, mais dont
on voit mal comment ils pourraient beaucoup s’accroître.
Au problème de la solidarité sociale face à la crise qui, dans les pays riches, joue globalement
contre l’aide au développement des pays défavorisés se pose un autre problème de taille. Il s’agit du
réchauffement climatique. D’une manière ou d’une autre, il va bien falloir payer, et d’au moins deux
manières. Financer, État par État, les efforts consentis nationalement ; mais aussi faire preuve de
l’indispensable solidarité associée à la gestion du problème climatique global pour permettre aux
pays pauvres de s’équiper « proprement » pour diminuer leurs émissions de gaz à effet de serre. D’où
la question, posée de façon provocante, mais qui mérite réflexion : la lutte contre le réchauffement
climatique pourrait-elle devenir prédatrice ? Les pauvres et les déshérités pourraient-ils en être les
premières victimes, par manque de ressources avant même les causes habituellement avancées liées
au déplacement des zones humides et chaudes ou à l’élévation du niveau des mers ? Bien sûr, on peut
arguer du fait que les mécanismes de financement et d’action sont et seront radicalement différents.
Mais enfin, les poches ne sont pas si profondes, ni nombreuses, ni indépendantes les unes des autres –
surtout lorsqu’il s’agit du budget des États. Il va décidément falloir beaucoup d’altruisme [Kourilsky,
2009].
Enfin, les systèmes en place sont-ils vraiment opérationnels ? Sont-ils optimaux ? Leur
architecture est-elle correcte ? Les performances sont-elles systématiquement et bien évaluées ? Ces
interrogations sont justifiées et méritent réflexion. Concernant l’architecture globale des systèmes
tout d’abord, on peut formuler plusieurs remarques. Non sans raisons, on a beaucoup insisté sur le
multilatéral. N’a-t-on pas, de ce fait, affaibli à l’excès les relations et les programmes bilatéraux
[Kourilsky, 2006] ? Plus important, peut-être, bien qu’elle ait évolué, l’architecture des systèmes reste
largement dirigée du haut vers le bas, « top-down », avec les avantages et les inconvénients que
procure ce type d’approche : planification, centralisation, mais difficulté de suivi précis sur le terrain,
problèmes d’évaluation, et même interrogations sur la conception des projets. Les décisions prises
dans des bureaux occidentaux aux moquettes moelleuses sont censées être instruites de façon
suffisamment approfondie et pragmatique pour être réalistes sur des sols beaucoup moins luxueux.
Est-ce toujours le cas ? Quid de l’alternative qui consiste à mener, de façon « bottom-up » [Duflo,
2009], du bas vers le haut, des actions plus nombreuses, plus locales, d’ambition moins élevée que les
grands programmes mondiaux ? Je pense que ces dernières qui, au demeurant, ne sont pas exclusives
des projets globaux, devraient recevoir une priorité plus élevée et un surcroît d’attention [Kourilsky,
2006]. Pour que ces actions soient efficaces, il est indispensable qu’elles s’organisent en concertation
(d’où l’initiative Facts).
Dans l’ensemble, le manque d’évaluation des actions entreprises est criant, et il est difficile
d’être assuré que l’argent, déjà trop rare, est dépensé au mieux. Sans évoquer la corruption, à propos
de laquelle ont circulé des estimations inquiétantes, l’efficacité des actions est rarement mesurée
correctement. Certes, les grandes institutions disposent de contrôles de gestion très élaborés, mais
elles peinent à évaluer et à contrôler les réalités du terrain. Quant aux organisations de taille modeste,
elles sont en général sous-équipées de ce point de vue, et c’est trop souvent l’intention généreuse qui
est seule censée assurer la légitimité de l’action locale et en garantir l’efficacité.
Je l’ai déjà écrit et insiste à nouveau. L’action de terrain – et ce n’est pas la seule activité humaine
à laquelle on pourrait appliquer cette appréciation [Kourilsky et Giri, 2008] – devrait être étudiée de
manière plus scientifique, ce qui n’est pas le cas. L’examen qui lui est apporté relève davantage de la «
proto-science », d’une science à l’état embryonnaire, une forme primitive de science, qu’il faudrait
développer. Pour ce faire, elle devrait (sans copier tel quel) s’inspirer de ce que, au cours des
décennies et dans différents domaines, les scientifiques ont inventé de façon tout aussi coopérative
que compétitive pour mener au mieux leurs actions, les évaluer, et, ce qui n’est pas négligeable,
assurer une reconnaissance légitime à leurs auteurs [1] . Mais cela requiert effectivement une
modification de l’architecture des systèmes.
Ce livre est important. Il faut le lire et même s’obliger à le lire pour ne pas risquer de se
soustraire inconsciemment à ce que nous avons trop de difficultés à assimiler. Il faut le lire, parce
qu’il est à la fois remarquablement documenté et critique. Il a été écrit par des personnes d’origines,
d’âges et d’horizons divers, et ceci garantit la pluralité des opinions. Parce qu’il a été dirigé et
supervisé par une grande professionnelle, d’une expérience, d’une compétence et d’une rigueur sans
faille, il constitue un ouvrage de référence. Enfin, c’est l’un des rares livres rédigés dans l’esprit
scientifique que je viens d’appeler de mes vœux, et l’un des premiers de ce genre à être publié dans ce
domaine spécifique.
Il y a urgence : nous avons deux actes à poser et à réussir de façon quasi simultanée. Réparer une
partie des dommages que nous avons infligés à la planète. Mais aussi, avec toute l’antériorité et la
priorité que cela impose, éviter et réparer des dommages que, en matière de santé, d’autres hommes
subissent en toute iniquité, alors que nous avons les moyens d’y remédier.
Bibliographie
Duflo (Esther), Leçon Inaugurale Chaire Savoirs contre Pauvreté, Paris, Collège de France/Fayard,
2009.
Kourilsky (Philippe), Rapport Optimiser l’action de la France pour l’amélioration de la santé
mondiale : Le cas de la surveillance et de la recherche sur les maladies infectieuses, 2006.
Kourilsky (Philippe) et Giri (Isabelle), « Safety Standards: an Urgent Need for Evidence-Based
Regulation. Surveys and Perspectives Integrating Environment and Society », Sapiens, 2008, p. 105-
115, www.institut.veolia.org/fr/sapiens.aspx
Kourilsky (Philippe), Le Temps de l’altruisme, Paris, Odile Jacob, 2009.
Kourilsky (Philippe), texte fondateur, Initiative Facts, www.institut.veolia.org/fr/facts-initiative.aspx
Notes du chapitre
[*] ↑ Professeur au Collège de France, membre de l’Académie des sciences, directeur général honoraire de l’Institut Pasteur
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit la santé comme un état de complet bien-être
physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité.
Ses quatre priorités actuelles sont vastes : assurer la sécurité sanitaire, lutter contre les maladies
chroniques, atteindre les Objectifs du Millénaire pour le développement et l’accès aux soins de santé
pour tous de façon équitable.
Cette approche holistique et ambitieuse nous appelle, à juste titre, à sortir des cloisonnements
entre institutions et disciplines, à surmonter les incompréhensions entre pays du Nord et du Sud, et à
définir et mettre en œuvre sur le terrain des stratégies globales et concertées prenant en compte des
thématiques très différentes : changements de comportement (la lutte contre le tabagisme et les
toxicomanies), renforcement des systèmes de santé, accès aux traitements et lutte contre les
médicaments falsifiés, pour n’en citer que quelques-unes. Les enjeux de santé publique sont dans le
même temps de plus en plus interconnectés avec les questions d’environnement, de nutrition et
d’accès à l’eau, de développement économique et social, de sécurité intérieure des États et de stabilité
globale.
Ces défis sont d’autant plus redoutables à relever que la mondialisation complique une
gouvernance de la santé, qui, pour être efficace, suppose désormais une collaboration étroite entre
nombre d’acteurs, étatiques et de la société civile. En augmentant les risques sanitaires
transfrontaliers, en contribuant à la diffusion des maladies, ou encore en modifiant la répartition
géographique des facteurs déterminants de la santé, la mondialisation accentue, dans ces domaines
aussi, des interdépendances, que les opinions publiques perçoivent d’ailleurs plus spontanément que
dans d’autres secteurs de la coopération au développement. Les défis sanitaires globaux s’imposent
ainsi en haut de l’agenda international, et contribuent à faire bouger les lignes de la gouvernance
mondiale. Facteur de consensus et de solidarité, la santé est le domaine pour lequel les financements
innovants du développement ont réussi à s’imposer en premier.
La France s’est de longue date fortement engagée dans la coopération internationale en matière
de santé, notamment sous l’impulsion de Bernard Kouchner. Elle a été à l’avant-garde du combat
pour l’accès des malades des pays pauvres aux traitements contre le VIH/sida. En 2008, elle a
consacré plus de 360 millions d’euros à la lutte contre le sida. Elle est le deuxième contributeur
mondial au Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Le ministère des
Affaires étrangères et européennes poursuit cet engagement précurseur à travers la Direction
générale de la mondialisation, du développement et des partenariats (DGM), qui définit les
orientations de la politique publique d’aide au développement et assure la coordination des
instruments d’intervention ainsi que la convergence et la cohérence avec nos partenaires européens,
communautaires et multilatéraux. Les cinq secteurs d’intervention prioritaires de la coopération
française sont la santé, l’éducation et la formation professionnelle, l’agriculture et la sécurité
alimentaire, le développement durable, ainsi que le soutien à la croissance. Il s’agit d’intégrer la
réalité des interdépendances mondiales et d’inscrire la préservation des biens publics mondiaux, dont
la santé et l’éducation, comme un objectif majeur de la diplomatie française.
Il y a encore très peu d’ouvrages et de publications francophones sur le thème de la santé dans le
contexte de la coopération au développement bien que ce thème soit maintenant inscrit à l’ordre du
jour de toutes les réunions politiques et économiques au niveau mondial : G8, ONU, Forum de
Davos, conférences sur le développement, forum de haut niveau sur l’efficacité de l’aide, etc. Pendant
longtemps, la santé est demeurée le domaine réservé des politiques nationales. Ce n’est que
récemment qu’elle a suscité l’intérêt des enceintes multilatérales. Je salue donc avec plaisir cet
ouvrage collectif, une première en langue française, qui relate la complexité et l’ampleur des enjeux
mondiaux de santé, analyse les stratégies de la coopération sanitaire internationale, et témoigne de la
qualité de l’expertise française à l’international dans ce domaine.
Notes du chapitre
[*] ↑ Directeur général, Direction générale de la mondialisation, du développement et des partenariats, ministère français des
Affaires étrangères et européennes
Présentation de l’ouvrage
Dominique Kerouedan [*]
Dominique Kerouedan est docteur en médecine et docteur en épidémiologie et santé
publique, licenciée en droit, ancien interne de recherche médicale (Concours d’internat de
médecine 1984), titulaire d’un Master en « Public Health » de l’Université de Californie à
Berkeley, et de plusieurs diplômes universitaires (Santé dans le monde, Politiques
européennes de santé, Nutrition). Elle a travaillé sur le terrain conjuguant des
problématiques humanitaires (réfugiés ou enfants détenus et des rues, avec ACF, MDM et
MSF) et de développement (structuration de systèmes intégrés de santé et de lutte contre la
pandémie de sida), notamment en Asie, en Afrique subsaharienne et dans les États
Caraïbes). Depuis une dizaine d’années, elle a développé une expertise dans le domaine de
l’analyse institutionnelle de l’aide au développement et de l’évaluation des politiques de
coopération sanitaire de la France (MAEE, AFD, GIP Esther), de l’Allemagne (GTZ), de la
Commission européenne, de la Banque mondiale, des États-Unis, des programmes de
l’Onusida et du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme.
Maître de conférences, elle coordonne les enseignements de la mineure « Global Health »
de la Paris School of International Affairs de Sciences Po.
En septembre 2004, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin a confié au député le docteur Pierre
Morange, vice-président de la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale,
l’évaluation de la contribution de la France à la réalisation des Objectifs du Millénaire pour le
développement en matière de santé, et une analyse de l’articulation des aides bilatérale et multilatérale
de la France durant la période 2000-2005 ; j’ai eu l’honneur d’accompagner le député Pierre
Morange tout au long de sa mission.
Des initiatives mondiales
À cette époque, du côté de l’État, l’heure est déjà à la diminution drastique des budgets et à la
réforme de notre dispositif de coopération. Les politiques sont désormais discutées au sein du Comité
interministériel de coopération internationale au développement, qui confie à l’Agence française de
développement (AFD) la mise en œuvre opérationnelle des financements d’aide publique au
développement en appui à plusieurs secteurs, dont celui de la santé. Au cours de la période
d’observation, la programmation des interventions à partir du terrain, dirigée par les ambassadeurs
de France qui coordonnent les acteurs du ministère des Affaires étrangères et de l’AFD, révèle que le
secteur de la santé, fleuron de la coopération française dans le champ francophone pendant quatre
décennies, n’est désormais plus considéré comme une priorité, et n’apparaît pas comme secteur de
concentration dans les documents cadres de partenariat signés entre la France et les pays d’Afrique de
l’Ouest et centrale, à l’exception du Niger, du Tchad et du Togo.
La tendance est la même du côté des délégations de la Commission européenne basées dans les
États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, dont la coopération sur le terrain sous l’Accord de
Cotonou est loin de privilégier le secteur de la santé. La Commission européenne a pourtant été très
présente sous la Convention de Lomé IV, en appui à la lutte contre le sida et aux réformes des
systèmes de santé en Afrique, notamment en faveur des politiques d’accès aux médicaments essentiels
et du développement de centrales d’achats et de distribution des médicaments. Mais au cours de la
décennie 2000, on observe une diminution de la part du Fonds européen de développement allouée au
secteur de la santé des États ACP (Afrique, Caraïbes et Pacifique) – ce que la Cour européenne des
comptes commente au sujet de l’Afrique dans un rapport publié en 2009.
Ce peu d’intérêt pour la santé dans le cadre des instruments européens bilatéraux des politiques
de développement semble d’autant plus paradoxal que les politiques internationales, relayées par
l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et la Banque mondiale, mettent en exergue tant le
retentissement économique d’un mauvais état de santé que les déterminants sanitaires de la pauvreté
censée être ardemment combattue. À l’occasion de plusieurs conférences au cours de la période
2002-2007, l’OMS alerte en effet la communauté internationale sur le fait que le paiement des soins,
institué depuis les années 1980 dans le cadre de l’Initiative de Bamako, et les dépenses «
catastrophiques » liées à des accidents de santé font basculer des millions de personnes dans la
pauvreté chaque année ; populations qui de surcroît ne bénéficient pas de protection sociale ni de
couverture du risque maladie. En pleine mondialisation, les financements en faveur de la santé sont
désormais alloués à des initiatives mondiales et des partenariats publics-privés mondiaux, instruments
dont l’impact sur l’état de santé et les effets sur les systèmes méritent toute notre attention. Les appels
à l’universalité de l’accès aux soins, de la couverture du risque maladie et de la protection sociale se
multiplient sous l’égide de l’Organisation internationale du travail (OIT). Le thème de la protection
sociale et de son impact sur la réduction des inégalités devient une priorité des organisations
internationales qui lancent au printemps 2009 l’initiative « un socle de protection sociale », ou «
Social Floor », qui promeut un accès universel aux transferts sociaux et services essentiels.
Mais l’abandon des coopérations directes
Dans ce contexte de profonde transformation de l’architecture et de la gouvernance mondiale de
l’aide en faveur de la santé des pays en développement au cours de la décennie 2000, le président de la
République Jacques Chirac confie à l’Inspecteur général Jean-Pierre Landau une mission qui consiste
à réfléchir à la création de nouveaux mécanismes de mobilisation de financements en faveur de l’aide
au développement, présentés dans le rapport Landau de 2004.
Lors de la mission, abandonnant tout protocole, j’en discute très directement avec le conseiller
de Xavier Darcos, à l’époque ministre délégué à la Coopération et la Francophonie, destinataire du
rapport provisoire du député Morange. Après une vingtaine d’années passées sur le terrain, j’ai eu
l’occasion de découvrir de plus près la pensée des hommes politiques chargés en France du dossier
de la coopération, et les missions de notre administration dans ce domaine. Percutants de spontanéité
et d’honnêteté, les propos du conseiller me font alors réaliser à quel point la santé est un secteur
opaque et peu motivant pour les responsables politiques. Le poids considérable de la médecine
curative hospitalière française imprègne les représentations des personnes en charge de la
coopération sanitaire internationale de la France. La santé est vue au travers des blouses blanches de
professeurs de médecine, mandarins hospitaliers réputés de caractère indépendant et de collaboration
difficile. Médecine et santé sont confondues. Aux yeux de l’homme politique et de l’administrateur,
les hôpitaux et la santé coûtent très cher pour des résultats peu perceptibles et peu visibles à l’échelle
d’un pays, à l’exception de l’infrastructure elle-même ou des équipements. Comment montrer des
résultats sur l’état de santé ? C’est complexe.
La santé est un secteur ingrat, dont les soignants ne veulent pas être dépossédés et que les
administrateurs ont bien du mal à s’approprier et à valoriser. Certains auteurs attribuent aux services
de soins stricto sensu un impact de 20 % seulement sur l’état de santé de la population, qui dépend de
beaucoup d’autres facteurs que de la stricte offre médicale. Sachant cela, il n’est pas étonnant que
d’autres secteurs, plus faciles à gérer, passent en priorité lors du processus de concentration
sectorielle de la coopération au développement de la France et de la Commission européenne. Je sors
de cet entretien en me disant : donnons des armes aux non-professionnels de santé qui leur permettent
de s’emparer de ce domaine. Formons de futurs politiques et administrateurs français, européens et
internationaux capables d’assumer un leadership sur ce secteur.
Deux ans plus tard, en 2006, le professeur au Collège de France Philippe Kourilsky est à son
tour sollicité par trois ministres du gouvernement français pour réfléchir à l’optimisation de l’action
de la France pour la santé mondiale dans le domaine de la surveillance et de la recherche sur les
maladies infectieuses. Peu avant, il a mis en garde les hommes politiques sur l’insuffisance des
expertises et des financements français et européens en matière de recherche médicale, et sur les
risques sanitaires mondiaux de ces choix. La même année, le professeur Marc Gentilini, dans un
rapport du Conseil économique et social, déplore les évolutions de notre coopération bilatérale, la
disparition de notre assistance technique en Afrique, et alerte à son tour le gouvernement sur le rôle
que la France doit tenir dans le domaine de la coopération sanitaire technique, du fait de son histoire,
de son implantation, de sa légitimité, de son expertise, en cohérence avec sa politique de coopération
au développement. Propos engagés dans le sens de la préservation du rayonnement reconnu de la
France dans le domaine de la coopération sanitaire internationale, au travers de ses Instituts Pasteur
d’outre-mer, de ses dispositifs de coopération, de ses médecins humanitaires, de ses médecins
militaires, que le député Morange tient lui aussi tout au long de sa mission auprès du Premier
ministre, du ministre des Affaires étrangères, puis du ministre de la Santé et du secrétaire d’État à la
Coopération et la Francophonie.
Former aux enjeux de santé internationale
Ma conviction de l’urgence d’associer d’autres compétences que celles des professionnels de
santé, et d’aller parler de santé mondiale et de politiques internationales aux étudiants, futurs
administrateurs de l’État et des organisations internationales, ambassadeurs, hommes d’affaires,
journalistes, hommes politiques, etc., n’a donc pas cessé de se renforcer.
La santé est désormais une question d’intérêt mondial discutée au sein des instances du G8, du
G20, de l’Assemblée générale des Nations unies, en France, aux États-Unis, au sein de l’Union
européenne, et des organisations régionales africaines, asiatiques, caribéennes et latino-américaines,
à très haut niveau politique. Sensibiliser les étudiants aux problématiques sanitaires mondiales,
susciter leur intérêt pour la santé, leur inculquer les connaissances dont ils auront besoin pour
travailler de manière légitime et crédible avec les professionnels sur le terrain quels que soient leurs
métiers, voilà l’objectif.
L’idée d’écrire un ouvrage est intrinsèquement liée à la création de ce cours. Elle est venue assez
naturellement du souhait de valoriser les travaux écrits que les étudiants remettent en fin de semestre,
et qui portent sur des sujets de leur choix dans le domaine de la santé mondiale. Il ne s’agit pas de
décrire ni de répéter ce que d’autres ont déjà pensé ou vécu. Je les invite à réfléchir à des
problématiques d’actualité internationale, à être créatifs, à partager des idées nouvelles, et à
contribuer véritablement à la réflexion. Ils jouent le jeu. À la lecture de cet ouvrage, gardons bien à
l’esprit qu’ils ne sont pas des (futurs) soignants. Ils contribuent ici au débat du point de vue de la
science politique, du management public international, de l’environnement et du développement
durable, de la sécurité internationale.
L’ouvrage part de problématiques identifiées, choisies et traitées par eux, aussi son ambition n’a
pas été de traiter de manière exhaustive tous les sujets de la santé mondiale, et les chapitres ont
vocation à être lus à la carte, séparément. L’essentiel des sujets touche à l’Afrique : c’est à la fois un
avantage comparatif et une limite. Nous ne prétendons pas couvrir les enjeux de l’ensemble des pays
en développement dans ce premier opus sur la santé internationale.
Pour traiter au mieux des questions internationales de très grande importance eu égard à
l’actualité relative aux Objectifs du Millénaire pour le développement, nous avons cherché à couvrir
assez largement le domaine, en associant à l’ouvrage les experts invités au cours et des auteurs de
référence. Des thématiques importantes manquent, comme celles qui concernent les évolutions de la
politique hospitalière en Afrique, la santé sexuelle et reproductive ou la santé maternelle et infantile.
Ce n’est pas faute d’y avoir pensé. Cette absence reflète aussi la très grande charge de travail des
rares professionnels francophones, très compétents dans ces domaines, qui ne leur a pas permis de
contribuer à ce livre. C’est dire le manque de ressources, humaines et financières, affectées à ces
sujets. Mais le pari initial est tenu : nous avons amené un nombre significatif d’étudiants en Master «
Affaires internationales » à s’intéresser de manière approfondie à la santé. Leur contribution à cet
ouvrage est d’autant plus remarquable que nombre d’entre eux ne sont pas francophones.
L’ensemble du livre est original et reste harmonieux, même si certaines approches diffèrent
selon les auteurs. Nous n’avons pas cherché à uniformiser la pensée. En santé publique, contrairement
à ce que propose la thérapeutique médicale, il n’y a pas de prescription ni de protocole à suivre. La
complexité et la multiplicité des facteurs influençant l’état de santé sont telles que les approches et les
interprétations sont diverses, qui imprègnent l’analyse des expériences et les décisions politiques. Ce
qui est vrai ici ne l’est pas nécessairement ailleurs. C’est toute la difficulté de travailler dans le champ
de la santé et de la protection sociale. Mais nous partageons les mêmes valeurs : la quête d’équité est
au cœur de la santé publique mondiale. Les auteurs ont été invités à fonder leurs arguments, à
chercher la rigueur scientifique et à se référer à de nombreuses publications de renommée
internationale. Ainsi les positions peuvent-elles être nuancées et différentes sur l’accès aux
médicaments, sur la gratuité des soins ou sur l’appréciation de l’efficacité des stratégies
internationales. Cette pluralité de positions reflète la teneur des débats à l’échelle mondiale.
Quatre grands axes structurent le livre : 1) la situation sanitaire et les priorités de santé dans les
pays en développement ; 2) l’organisation des systèmes de santé et de l’offre de soins, autour des
questions cruciales relatives à la pénurie des personnels soignants, au financement de la santé, à la
protection sociale, à l’accès au médicament ; 3) les réponses stratégiques nationales et internationales,
publiques et privées ; 4) la recherche pour le développement, volet plus modeste, mais qui a
néanmoins toute sa place, avec une attention particulière accordée à la contribution de la recherche en
sciences sociales à la pertinence des politiques de santé publique.
Cet ouvrage est unique en son genre parce que la singularité du cours à partir duquel il est
élaboré est de former les jeunes politologues à un domaine peu abordé dans les enseignements des
instituts d’études politiques (IEP) ou des écoles de santé publique en France : les politiques publiques
internationales de santé et de développement, leur histoire, leur articulation avec les stratégies et
systèmes de santé à l’échelle des pays en développement tout au long de ces trente dernières années,
ainsi que l’étude très approfondie de la véritable métamorphose de l’évolution architecturale de l’aide
qui s’est opérée à l’échelle globale au cours de la décennie écoulée. Nous analysons de très près les
dispositions qui pourraient améliorer l’efficacité de l’aide publique et privée mondiale en appui au
développement sanitaire et social, compte tenu de l’émergence de nouveaux instruments de
financement de l’aide, au travers de partenariats publics privés mondiaux et de financements
innovants. Il n’y a pas à notre connaissance de livre francophone traitant de ces sujets en Europe, au
Canada ou en Afrique.
Son utilité sera démultipliée s’il devient à la fois : 1) un support pédagogique en appui aux
enseignements de la santé mondiale dans les universités du monde francophone, notamment en
Afrique, et plus tard anglophone, si le livre est traduit en anglais ; 2) un outil de connaissance sur les
grands enjeux de la santé mondiale, utile aux milieux universitaires autant que professionnels,
administratifs et politiques. Peuvent s’en emparer les IEP, les écoles de médecine, les écoles de santé
publique, les universités de sciences humaines et sociales, les grandes écoles, les facultés de gestion
et de management, etc.
Son édition vient à point nommé : depuis septembre 2010, nous proposons à Sciences Po un
enseignement en anglais et en français de plusieurs cours constituant un « Minor in Global Health » à
l’attention des étudiants de la Paris School of International Affairs (PSIA) tout juste fondée en mai
2010. Cette année, ce sont une soixantaine d’étudiants de seize nationalités différentes qui ont choisi la
mineure « Global Health ». Je remercie très sincèrement le professeur Ghassan Salamé, doyen de la
PSIA, et Melissa Mundell, d’avoir soutenu dès 2009 notre initiative d’étendre à Sciences Po les
enseignements sur les problématiques et les politiques de santé et développement, de santé mondiale,
de santé humanitaire, avec toute une équipe d’enseignants et professionnels très compétents.
L’expertise, l’expérience et le réseau professionnel européen et international de nous tous,
enseignants de la « Minor in Global Health », sont à la disposition des étudiants et de la PSIA pour
développer des collaborations avec les autres Masters de Sciences Po, avec d’autres universités et
grandes écoles en France, en Europe, et mondialement.
Cet ouvrage est une première. Nous restons à l’écoute de ceux qui souhaiteront partager des
idées pour améliorer et donner une suite à cet outil de connaissance et d’échange des savoirs sur les
grands enjeux de la santé au Sud, afin de sensibiliser de nouvelles générations à ce domaine, de voir
ces enseignements se généraliser et d’amener les futurs hommes et femmes à placer ces sujets au
cœur de leurs politiques et de leurs interventions sur le terrain, tant nous souhaitons voir accéder le
plus grand nombre de personnes sur la planète à une vie moins insoutenable, au droit le plus
élémentaire, reconnu par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, celui d’être en
bonne santé [1] , d’accéder à la protection sociale [2] , point de départ à chacun pour s’épanouir
intellectuellement et contribuer à la marche du monde.
Que cet ouvrage soit utile au plus grand nombre de nos interlocuteurs à l’université ou dans les
milieux professionnels, aux hommes politiques et aux administrateurs, aux gens de terrain partout
dans le monde. Pour servir le plus grand nombre, le monde aura besoin de tous dans les années et les
décennies qui viennent. Cet ouvrage est collectif, et ce qui nous reste à accomplir l’est plus encore !
Notes du chapitre
[*] ↑ Docteur en médecine et en épidémiologie et santé publique, expert indépendant en santé internationale, est maître de
conférences et coordonne les enseignements de la mineure « Global Health » de la Paris School of International Affairs de Sciences Po
[1] ↑ Article 25. Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille,
notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a
droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens
de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. 2. La maternité et l’enfance ont droit à une aide et à une
assistance spéciales. Tous les enfants, qu’ils soient nés dans le mariage ou hors mariage, jouissent de la même protection sociale.
[2] ↑ Article 22. Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la
satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à
l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays.
Partie 1 | Situation sanitaire des pays en
développement
1. Le défi de la santé en Afrique subsaharienne et ses
perspectives
Hubert Balique [*]
Hubert Balique, docteur en médecine, économiste et socio-anthropologue, maître de
conférences à la Faculté de médecine de Marseille et conseiller technique au ministère de
la Santé du Mali.
Cinquante ans après leur accès à la souveraineté nationale, les pays d’Afrique
subsaharienne subissent encore, de façon très discordante, une situation sanitaire
inacceptable en ce début du XXIe siècle. Mais contrairement à une idée largement
répandue, les principaux indicateurs de santé s’améliorent grâce aux effets du
développement, à l’engagement des États et au soutien de leurs partenaires.
Les interventions des « French Doctors » et autres membres d’ONG qui résument pour beaucoup
les actions conduites dans cette contrée du monde ne témoignent que d’une des dimensions de l’action
sanitaire, contrairement à ce que pensent beaucoup. La mobilisation de l’Unicef pour la Survie de
l’enfant, du Fonds des Nations unies pour la population (Fnuap) pour la réduction de la mortalité
maternelle ou du Fonds mondial pour la lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose est un autre
aspect de l’engagement de la communauté internationale, qui est fortement investie dans
l’amélioration de l’état de santé de ces populations.
Grâce à tout cela, mais aussi grâce à leur développement socio-économique, les pays d’Afrique
subsaharienne sont en train de construire des systèmes de santé de plus en plus efficaces et dont les
effets sont de plus en plus visibles. Contrairement aux visions désespérantes, qui proviennent pourtant
de personnes en contact direct avec la réalité, l’analyse des dynamiques en cours montre que l’espoir
a toute sa place et invite à intensifier les efforts accomplis jusqu’à ce jour. Mais cet espoir nécessite
pour agir un changement de paradigme dans la résolution des problèmes de santé, une nouvelle façon
d’assurer le financement des actions à entreprendre et une augmentation significative de la
contribution de la communauté internationale, en attendant que des ressources nouvelles issues de la
croissance économique des pays leur permettent de supporter eux-mêmes la prise en charge de leurs
dépenses de santé.
Il faut pour cela admettre que l’action sanitaire dans les pays au Sud du Sahara est arrivée à un
tournant de son histoire. Trente ans après la première grande conférence internationale sur la santé
organisée en 1978 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à Alma-Ata, le monde scientifique
dispose d’une expérience suffisamment riche pour en tirer des enseignements et concevoir les
nouvelles stratégies qui permettront « d’amener tous les peuples au niveau de santé le plus élevé
possible », en particulier dans les pays à faible revenu auxquels appartiennent la plupart des pays
d’Afrique subsaharienne.
2. - Une situation sanitaire encore dramatique, mais
en plein changement
Selon l’OMS, dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne, près d’1 enfant sur 10 décède
encore avant l’âge de 1 an et 1 enfant sur 5 avant l’âge de 5 ans [1] . Alors qu’en France, l’espérance de
vie à la naissance est de 81 ans, elle n’est que de 57 ans au Ghana, 51 ans au Burundi et 47 ans en
Angola [2] . Les causes de cette situation sont parfaitement connues depuis de nombreuses décennies.
Le paludisme, les infections respiratoires aiguës et les diarrhées sont globalement responsables de
plus d’1 décès sur 2 avant 5 ans. La malnutrition, qui touche selon les pays entre 10 % (Swaziland) et
45 % (Burundi) des enfants [Unicef, 2006], crée un terrain favorable à la maladie qui va faciliter son
évolution vers la mort. Cette situation est aggravée dans les pays du Sahel par la survenue récurrente
de crises alimentaires qui conduisent au dépassement du seuil de 15 % de malnutrition sévère aiguë
comme au Niger en 2005.
À cette forte mortalité dans l’enfance s’ajoute cet immense scandale que constitue la mortalité
maternelle en ce début du XXIe siècle, dont le taux dépasse 400 décès pour 100 000 naissances
vivantes dans de nombreux pays pour atteindre 648 pour 100 000 au Niger [Institut national de la
statistique, 2006]. Si elle reste liée à des conditions environnementales défavorables, elle résulte
principalement de la non-prise en charge des complications obstétricales dont le risque accompagne
tout accouchement, mais dont la fréquence et la gravité sont accentuées par la persistance
d’inadéquations sociales et culturelles que sont notamment la précocité de l’âge au mariage, ainsi que
la multiplicité et la proximité des grossesses [3] . 32 % des décès maternels sont ainsi liés à des
hémorragies, 12 % à des infections, 12 % à des éclampsies et 12 % à des dystocies [Inserm, 1998]. La
quasi-totalité d’entre eux aurait pu être évitée si la grossesse avait bénéficié d’un suivi régulier et si
l’accouchement avait eu lieu en milieu médicalisé [OMS, 2005].
Si les maladies tropicales, dont les images ont marqué la vision française de la vie coloniale par
des clichés comme ceux de la maladie du sommeil, des filarioses ou des bilharzioses, sont encore
présentes et combattues avec plus ou moins de succès, elles sont masquées par l’explosion du
VIH/sida. Depuis que son existence a été constatée en Afrique il y a vingt-cinq ans, le VIH/sida n’a
épargné aucun pays, son taux de prévalence variant cependant entre moins de 1 % dans certains
(Sénégal, Niger...) et plus de 10 % dans d’autres (13 % en Centrafrique), atteignant jusqu’à 21 % en
Afrique du Sud et même 38 % au Swaziland. En 2007, sur les 33,2 millions de personnes contaminées
par le VIH/sida dans le monde, 22,5 millions vivaient en Afrique, dont 61 % de femmes et 9 %
d’enfants de moins de 15 ans. Cette même année, 1,7 million de personnes avaient été nouvellement
infectées par le virus [Onusida, 2008]. Le sida a non seulement freiné l’augmentation de l’espérance
de vie, mais l’a également réduite dans certains pays. C’est ainsi qu’au Swaziland elle est passée de 59
à 40 ans entre 1990 et 2007 [4] .
Fort heureusement, les programmes de lutte ont dans certains pays montré leur efficacité grâce à
la très large diffusion du préservatif : au Zimbabwe, le taux national de prévalence du VIH/sida chez
les femmes enceintes est ainsi passé de 32 % en 2000 à 24 % en 2004. Dynamisée par l’effondrement
de l’immunité chez les personnes atteintes du sida, la tuberculose a repris une place majeure parmi
l’ensemble des pathologies. On considère en effet que près d’un tiers des personnes touchées par le
VIH/sida dans le monde sont également infectées par la tuberculose (TB). Or, le taux de mortalité de
l’association VIH/TB est cinq fois supérieur à celui de la tuberculose seule.
À tout cela, s’ajoute l’émergence des maladies cosmopolites qui n’épargnent aucun pays. Le
développement de la demande, notamment dans les catégories les plus favorisées de la population,
conduit au dépistage d’affections chroniques qui échappaient autrefois aux diagnostics des formations
sanitaires, telles que l’hypertension artérielle, le diabète ou les cancers. Par ailleurs, l’évolution de la
société est à l’origine d’une augmentation de la fréquence de certaines affections, comme les
accidents de la circulation, les affections cardio-vasculaires ou les avortements clandestins. De plus,
les structures de santé se trouvent confrontées à de nouvelles pathologies, dont la prise en charge est
extrêmement coûteuse et entraîne des arbitrages difficiles pour ne pas déséquilibrer les comptes
nationaux de la santé. C’est ainsi qu’au Niger le traitement en dialyse d’un seul malade souffrant
d’une insuffisance rénale chronique revient à plus de 15 000 euros par an et ne doit jamais être
interrompu, alors que les dépenses de santé de ce pays s’élèvent à 17 euros par personne et par an.
Cette réalité résume à elle seule les problèmes auxquels sont déjà et seront de plus en plus
confrontés des pays où le développement socio-économique passe par l’émergence des classes
moyennes, dont la demande de soins n’a plus rien à voir avec celle de la grande majorité de la
population. Or la présence de ces catégories sociales est nécessaire au développement socio-
économique et donc à l’amélioration de l’état de santé de l’ensemble de la population, et plus
particulièrement des personnes les plus démunies.
3. - Une situation sanitaire qui s’améliore lentement,
mais de façon continue
Contrairement à l’idée largement répandue que la situation sanitaire s’aggrave en Afrique, on
assiste depuis cinquante ans à une amélioration lente mais constante de l’état de santé de la population,
qu’attestent les principaux indicateurs de santé.
C’est ainsi qu’au Mali, entre 1960 et 2008, le taux de mortalité avant 1 an est passé de 233 ‰ à
103 ‰ et le taux de mortalité avant 5 ans de 400 ‰ à 194 ‰. Pendant la même période, le taux de
mortalité infantile est passé de 229 ‰ à 57 ‰ au Gabon [Ceped, 1991] et de 181 ‰ à 104 ‰ au
Burkina Faso [5] [Ceped, 1992].
Même si une proportion majeure de la population est encore exclue de tout accès aux soins
essentiels [6] , la seule élévation de la couverture vaccinale a quasiment fait disparaître une des
principales causes de mortalité qu’était la rougeole. L’extension de l’approvisionnement en eau
potable a réduit l’incidence des maladies diarrhéiques ; l’accès aux soins pour les cas de paludisme
ou d’infection respiratoire a permis d’éviter de nombreux décès ; la diffusion du préservatif a freiné
l’expansion du VIH/sida. Le retard de l’âge au mariage, l’espacement des naissances et la réduction
du nombre d’enfants par femme ont diminué les mortalités maternelle et périnatale dans certains pays.
Par ailleurs, l’élévation des taux de scolarisation, l’augmentation du pouvoir d’achat et le
désenclavement des zones isolées ont été également des facteurs déterminants de ces changements.
4. - Des systèmes de santé en plein développement
À l’arrivée des premiers Européens en Afrique subsaharienne, les populations affrontaient les
maladies et les souffrances grâce à l’expérience accumulée au cours de l’histoire et intégrée dans
leurs cultures respectives. Tirant partie d’une flore riche en plantes médicinales, elles avaient
développé au fil du temps des médecines traditionnelles à la fois empiriques et sous-tendues par des
visions cosmogoniques multiples. L’espérance de vie à la naissance était alors très basse (35 ans en
1960 au Mali) et les villages concentrés dans les zones les plus favorables à la vie.
Les premiers hôpitaux virent le jour sous forme « d’ambulances » militaires, qui ont
progressivement développé leur plateau technique pour devenir de véritables structures sanitaires de
référence (Dakar en 1880, Kayes en 1890, Bamako en 1906). Au Soudan français, la nécessité de
conduire une lutte contre la mortalité des enfants fut affirmée dès 1926, mais il fallut attendre la fin de
la seconde guerre mondiale pour qu’elle soit retenue comme une priorité afin d’assurer le
peuplement de la colonie [Nedélec, 1988]. Le financement des soins, dont les coûts étaient peu élevés
à cette époque, était supporté par l’État colonial. Dépistages et traitements étaient alors totalement
gratuits.
Des résultats probants ont été obtenus par la création en 1945 du Service général d’hygiène
mobile et de prophylaxie (SGHMP), qui, pendant un quart de siècle, a parcouru la plupart des villages
de l’Afrique occidentale française, afin de dépister les cas de maladie du sommeil dans un premier
temps, puis de lèpre et d’onchocercose dans un deuxième, avant d’effectuer des campagnes de
vaccination pour combattre la variole et la fièvre jaune.
Un temps fort dans l’histoire des systèmes de santé a été la création en 1946 du Fonds
d’investissement pour le développement économique et social des territoires d’outre-mer (Fides),
puis l’adoption de la Loi-cadre (Gaston Deferre, 1956) : désireuse de consolider son assise dans la
perspective de la création de la Communauté française (1958), la France coloniale s’efforça de
conduire une politique volontariste d’aménagement du territoire, et notamment d’étendre la
couverture sanitaire par la construction accélérée de dispensaires et d’hôpitaux. Pendant le premier
Plan (1949-1952), la part des investissements consacrés à la santé [Nedélec, 1988] s’est élevée à 3,2 %
pour atteindre 6 % pendant le second Plan (1953-1957).
C’est ainsi qu’à la fin des années 1950, l’offre de soins commençait à être significative, mais elle
restait encore limitée aux centres urbains et aux localités de résidence des agents de l’administration.
Dès lors, des milliers d’équipes de santé de village virent le jour. Des dizaines de milliers
d’agents de santé communautaires bénévoles, comprenant des hygiénistes secouristes, des
accoucheuses traditionnelles recyclées et des animatrices de village, furent formés. Dès 1980, tous les
villages de certaines circonscriptions étaient dotés d’une équipe de santé et d’une pharmacie de
village et participaient activement à la lutte contre les mortalités maternelle et infanto-juvénile. Les
actions étaient centrées sur le traitement des cas simples, la prévention du paludisme par la chimio-
prophylaxie, la promotion de l’hygiène, les vaccinations, l’identification des grossesses à risque,
l’accouchement protégé à domicile, le référencement auprès des structures sanitaires des cas
nécessitant les compétences de professionnels de santé qualifiés, le dépistage des cas suspects de
tuberculose et de lèpre…
Mis à part les expériences ponctuelles de recouvrement des coûts conduites au Sénégal et au
Mali, la gratuité des soins était toujours la règle dans la gestion de l’offre publique de soins en
Afrique subsaharienne.
L’approche « verticale » de l’action sanitaire se justifie également pour faire face aux urgences,
afin de rompre une chaîne épidémiologique ou de sauver le maximum de vies dans le minimum de
temps. C’est à ce titre que les organismes spécialisés et les ONG humanitaires ont un rôle essentiel à
jouer, car ils disposent de la souplesse d’intervention nécessaire pour mobiliser dans les délais les
plus courts les compétences requises pour agir avec le seul souci d’efficacité.
Quelques années après l’apparition des premiers cas de VIH/sida, on assista dans les années 1990
à la multiplication de grands programmes de santé publique conduits par des organismes spécialisés
ou des ONG focalisées sur des problèmes de santé précis, renforçant les tendances à la verticalité.
C’est ainsi qu’ont été créés en 1987 le Programme mondial contre le sida (OMS), en 1996 le
Programme conjoint des Nations unies pour la lutte contre le sida (Onusida), en 1998 le Programme
Roll Back Malaria destiné à lutter contre le paludisme, en 2001 le programme Stop TB Partnership de
l’OMS, et en 2002 le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. C’est
également ainsi que le Fonds des Nations unies pour la population (Fnuap) a initié les « feuilles de
route pour la réduction de la mortalité maternelle » et que l’Unicef a lancé le premier grand
programme « Survie de l’enfant ».
Toutefois, cette approche « verticale » ne répond pas aux exigences du développement dans le
domaine de la santé, qui demande une approche systémique et s’inscrit dans la durée. Les résultats
recherchés sont en effet le fruit de l’action cohérente d’un ensemble d’acteurs appartenant aux
différents secteurs que sont entre autres l’économie, la culture, l’aménagement du territoire,
l’urbanisme, les professions de santé…
Au Mali, la conduite des actions de santé au niveau le plus périphérique fut renforcée dans la
région de Sikasso, puis de Koulikoro, par le regroupement de plusieurs villages en « secteurs de base
» destinés à accueillir une école et un centre de santé. Constitués d’un dispensaire, d’une maternité et
d’un dépôt pharmaceutique, ces centres de santé de secteur de base étaient construits en matériaux
locaux par la population avec l’appui financier des organismes coopératifs. Ils bénéficiaient de la
présence d’aides soignants et de matrones rurales, recrutés parmi les anciens élèves formés en six
mois.
En 1979, le Mali s’inspira de l’expérience de Pikine pour introduire la cession de tickets d’accès
aux soins. Compte tenu du statut public des centres de santé de secteur de base, un mécanisme de
cogestion entre le personnel soignant et un comité de santé fut mis en place. Cette approche fut
consolidée par le projet de développement sanitaire (PDS), soutenu par les financements de la Banque
mondiale dans la région de Kayes [Konaté, 1993] et étendue progressivement à l’ensemble du pays.
Dans les zones d’émigration des rives du fleuve Sénégal et de la région de Kayes, les
travailleurs émigrés mobilisèrent leur épargne pour construire, équiper et soutenir financièrement un
centre de santé associatif dans leur village d’origine, en dehors de toute intervention publique.
Au Bénin, l’analyse des effets sur la promotion des soins de santé primaires du recouvrement
des coûts, initié dans les années 1980 dans la zone de Pahou, conduisit à la formulation des principes
d’une nouvelle approche qui, dix ans après Alma-Ata, devait apporter une réponse concrète aux
problèmes posés par la pérennisation des actions de santé de première ligne. C’est ainsi qu’en 1987,
la Conférence internationale organisée à Bamako par l’Unicef ouvrit une deuxième porte dans le
changement des systèmes de santé. Elle aboutit à l’adoption par les pays participant à cette rencontre
de l’Initiative de Bamako (IB), qui préconisa la relance des soins de santé primaires par l’introduction
de mécanismes de recouvrement des coûts dans les formations sanitaires et l’utilisation exclusive de
médicaments essentiels présentés sous leur dénomination commune internationale [Monékosso,
1989].
Cette prise de position officielle mit alors un terme au dogme de la gratuité des soins, qui
prévalait jusqu’alors.
Fort de cette reconnaissance et en réponse aux problèmes posés par le blocage de l’accès à la
fonction publique des jeunes diplômés par l’application des mesures d’ajustement structurel, la
Faculté de médecine et pharmacie du Mali et l’Institut national de recherche en santé publique de
Bamako accompagnèrent en 1989 la création du premier centre de santé communautaire (CSCOM).
Formations sanitaires privées gérées par une association sans but lucratif d’usagers dénommée
Association de santé communautaire ou ASACO, les CSCOM assurent actuellement la réalisation du
service public de santé de premier niveau dans le millier d’aires de santé que compte le pays dans le
respect des principes de l’Initiative de Bamako.
L’une des dispositions les plus remarquables a été la reconnaissance du rôle essentiel des
systèmes de santé dans la conduite des programmes d’action sanitaire qu’atteste l’ouverture d’un
guichet « Renforcement des systèmes de santé » (RSS) aussi bien par le Fonds mondial que par GAVI
(Global Alliance for Vaccines and Immunization).
En mars 2005, 91 pays ont signé, dans cette mouvance, la Déclaration de Paris pour l’efficacité
de l’aide et l’harmonisation [OCDE, 2005]. Ce nouvel engagement de la communauté internationale
préconisa le respect de cinq grands principes que sont : « (i) l’appropriation (les pays partenaires
exercent une réelle maîtrise sur leurs politiques et stratégies de développement et assurent la
coordination de l’action à l’appui du développement), (ii) l’alignement (les donneurs font reposer
l’ensemble de leur soutien sur les stratégies nationales de développement, les institutions et les
procédures des pays partenaires), (iii) l’harmonisation (les actions des donneurs sont mieux
harmonisées et plus transparentes, et permettent une plus grande efficacité collective), (iv) la gestion
axée sur les résultats (gérer les ressources et améliorer le processus de décision en vue d’obtenir des
résultats), (v) la responsabilité mutuelle (les donateurs et les pays partenaires sont responsables des
résultats obtenus en matière de développement). »
5. - Comment expliquer la faiblesse des résultats ?
Trente ans après la conférence d’Alma-Ata, qui peut être considérée comme le point de départ de
l’engagement de la communauté internationale dans sa forme actuelle, l’objectif « Santé pour tous »
est loin d’être atteint. Des résultats certains ont été obtenus, mais ils n’ont pas été à la mesure des
efforts considérables qui ont été accomplis par les États et leurs partenaires et ne permettront pas
d’atteindre les OMD d’ici 2015 dans les pays d’Afrique subsaharienne.
Si dans certains d’entre eux, les conflits armés ont bloqué tout développement de leur système de
santé et aggravé l’état de santé de leur population, la majorité des États sont indiscutablement engagés
derrière les recommandations des organisations spécialisées des Nations unies. À la succession de
centaines de grandes conférences présidentielles ou ministérielles et de milliers de missions d’experts
s’ajoute l’octroi de crédits considérables pour lever tout doute sur l’engagement de la communauté
internationale.
C’est ainsi qu’en 2008, le budget de l’Unicef était de 7,7 milliards de dollars, celui de l’OMS de
1,1 milliard et le budget de la Banque mondiale consacré à la santé était de 2,7 milliards. Quant au
Fonds mondial, il a engagé 15,6 milliards de dollars dans 140 pays depuis sa création en 2002. Ces
crédits importants sont amplifiés par des initiatives novatrices comme la création d’Unitaid en 2006,
dont le financement provient d’une taxe sur les billets d’avion et l’engagement du secteur privé,
comme les Fondations Bill et Melinda Gates (2000) ou Clinton (2003).
De façon générale, les chefs d’État, qui jouent un rôle essentiel dans la conduite de ces
politiques, considèrent la santé comme une de leurs priorités et s’investissent avec conviction dans la
mise en œuvre des options à l’ordre du jour. Ainsi, si le manque de volonté politique des États
d’Afrique subsaharienne est souvent évoqué, la faiblesse des résultats relève en fait davantage
d’erreurs stratégiques compte tenu des contextes et des capacités actuelles des systèmes de santé de
ces pays que d’un manque d’engagement de principe des pouvoirs publics.
Les modes d’intervention de l’aide internationale ont également une certaine responsabilité dans
ce manque de résultats. Deux tendances s’opposent en effet à un processus cohérent de développement
sanitaire : la substitution de responsabilité et la verticalité des programmes.
L’analyse des stratégies « politiquement correctes » des trente dernières années conduit à mettre
en évidence des mouvements de balancier entre des approches systémiques (Conférence d’Alma-Ata,
Initiative de Bamako, Déclaration de Paris...) et des approches verticales (Programme élargi de
vaccination, lutte contre le sida, le paludisme...) et à identifier les « effets de mode » qui les
accompagnent. C’est ainsi que les thèmes récents, que sont la lutte contre les fistules obstétricales et la
drépanocytose ont été exclus de toute intervention structurée jusqu’à ces dernières années. Ces
affections étaient pourtant bien présentes, mais n’entraient pas dans les modèles d’analyse de la
plupart des systèmes d’information sanitaire. Si la focalisation dont elles bénéficient actuellement est
heureuse et contribue à l’apport de ressources significatives, il ne faut pas oublier que le succès de la
lutte contre ces fléaux réside particulièrement dans la présence d’une offre de soins adéquate et
l’adoption de comportements appropriés, qui relèvent directement du développement des systèmes de
santé.
Plusieurs autres facteurs expliquent également la faiblesse relative des résultats de l’action
sanitaire obtenus au cours des dernières décennies.
C’est ainsi que la malnutrition qui offre des images bouleversantes d’enfants cachectiques au
gros ventre, de files interminables de femmes attendant leur part de farine, leur seau en plastique à la
main, ou l’engagement sur le terrain de jeunes et dynamiques volontaires européens est plus à même
de mobiliser les dons de l’opinion publique que l’annonce de chiffres devant combler le manque de
financement d’un programme de développement sanitaire conduit par le gouvernement d’un pays
d’Afrique subsaharienne supposé inefficace, voire corrompu.
Cette médiatisation qui permet de mobiliser des sommes significatives contribue à fausser les
choix de priorités et à masquer les exigences du développement sur le long terme par les effets
spectaculaires des actions humanitaires ponctuelles.
Il est hors de question de minimiser l’importance de ce type d’intervention qui est le seul à
pouvoir agir vite et bien dans les situations d’urgence que sont les famines, les conflits armés ou les
catastrophes naturelles. Mais il est essentiel de prendre conscience de l’importance de ce filtre
médiatique dans l’orientation de l’opinion publique et donc des choix des dirigeants. Les médias ne
doivent pas oublier que dans un monde où sont regardées les émissions de France Télévisions à
Tombouctou ou Agadez, l’engagement de jeunes médecins de campagne africains, qui acceptent de
vivre et de travailler avec des moyens dérisoires dans des villages isolés pendant des années, est au
moins aussi important, voire davantage que celui de jeunes bénévoles français, qui, avec abnégation
et courage, consacrent quelques mois de leur vie au mieux-être de populations privées d’accès au
minimum de soins requis.
5.3 - Les exigences professionnelles du développement des
systèmes de santé
Occultées par la vision de l’action humanitaire distillée par les médias, les solutions aux
problèmes de santé sont focalisées sur les questions financières et les interventions visibles, alors
qu’elles résident principalement dans le progrès économique, social et culturel des pays. Or le
développement est difficile : améliorer l’état de santé de la population éthiopienne avec une dépense
nationale de santé de moins de 10 euros par personne et par an et un taux de scolarisation de 45 %
dans un pays grand comme deux fois la France nécessite de grandes compétences, qui sont
malheureusement peu partagées.
La complexité des systèmes de santé dont le champ couvre à la fois les secteurs de
l’épidémiologie, de la médecine, de l’économie, de la socio-anthropologie, de l’éducation, de la
communication, de la gouvernance... exige un grand professionnalisme qui ne cadre pas toujours
avec les compétences très « pointues » des personnels soignants et consultants.
Cette tendance est accentuée par l’engagement des personnes chargées de la conception et du
suivi des projets, qu’il s’agisse des experts qui doivent nécessairement montrer leur savoir-faire à
leurs employeurs dans un contexte très compétitif, ou des bénévoles, dont l’abnégation ou le
militantisme compense le manque fréquent de compétences en matière de développement. Elle est
aggravée par la confusion qui est généralement faite entre les actions humanitaires et l’aide au
développement. C’est ainsi que les membres de Médecins sans frontières (MSF) France, qui est
probablement l’ONG la plus compétente au monde en matière d’action humanitaire d’urgence,
reconnaissent eux-mêmes son manque de savoir-faire en matière d’aide au développement.
Si l’on compare trois pays de la zone soudano-sahélienne aussi proches que le Niger, le Mali et
le Sénégal, comment comprendre qu’ils aient tous trois à mettre en œuvre les mêmes directives et
qu’ils suivent le même rythme de développement alors que leurs capacités financières dans le
domaine de la santé varient de 1 à 3 ? C’est ainsi que les dépenses de santé sont de 17 euros par
personne et par an au Niger, alors qu’elles sont de 28 euros au Mali et de 46 euros au Sénégal [8] .
Le processus humain qui a porté sur la scène internationale la mouvance favorable aux soins de
santé primaires, marquée par le slogan « Santé pour tous en l’an 2000 » (1978), puis la relance des
soins de santé primaires par l’Initiative de Bamako (1987) et de façon plus récente (2000) les Cadres
stratégiques de réduction de la pauvreté et les Objectifs du Millénaire pour le développement, a
traduit des choix peu contestables. Les grandes manifestations, qui rassemblent des milliers de
participants appartenant au monde politique, à la communauté scientifique et à la société civile pour
relancer la lutte contre la mortalité maternelle, le sida ou le paludisme, sont essentielles pour
mobiliser l’opinion publique et la communauté internationale et obtenir ainsi les ressources
financières indispensables à l’action. Mais les conséquences d’un tel processus peuvent entraver la
réflexion, la créativité et les prises de responsabilité indispensables au progrès. Elles sont d’autant
moins efficaces à long terme qu’elles gomment la diversité du monde et les spécificités de chaque
pays. Elles réduisent la place de l’engagement responsable de chaque citoyen qui est pourtant
nécessaire au succès de toute œuvre collective et solidaire. Quant aux ONG, elles ont tout intérêt à
épouser les thèmes et les discours du moment pour obtenir les soutiens institutionnels et financiers
indispensables à leur développement et parfois à leur survie.
6. - Des engagements stratégiques novateurs
Fort de l’expérience acquise avec le temps, le panel d’options stratégiques dont disposent les
pays doit leur permettre de trouver le chemin de leur développement dans le domaine de la santé.
Plusieurs d’entre elles peuvent être mises en exergue.
C’est ainsi qu’il appartient à l’État de garantir la présence d’une maternité adéquate, à la femme
enceinte d’y recourir en temps opportun avec l’aide de son mari pour y accoucher et au village ou à
la commune de s’organiser pour faciliter le déplacement.
Il appartient en effet à l’État, dans le cadre de ses missions de service public, de fixer les tarifs en
fonction des capacités financières des populations, en compensant par des subventions appropriées
les différences entre les coûts de production et les sommes demandées aux usagers, afin de garantir
l’équilibre des comptes, indispensable à la qualité et à la permanence des soins.
Indépendamment de ces subventions, la réalisation du service public de santé peut conduire l’État
à décider l’exemption tarifaire de certaines personnes. Il lui appartient alors de mettre en place un
mécanisme de tiers payant, comme l’a fait la France dans le cadre de la couverture médicale
universelle (CMU).
En décidant l’exemption de toute tarification des soins aux groupes vulnérables que sont les
enfants de moins de 5 ans et les femmes enceintes, le gouvernement du Niger a permis de doubler en
quelques mois leur recours aux formations sanitaires publiques. La création envisagée d’un « Fonds
de paiement du service public » lui permettra de garantir le règlement effectif des tarifs
correspondant aux structures sanitaires ayant produit les soins, en bénéficiant des appuis de la
communauté internationale notamment à travers les mécanismes d’aide budgétaire ciblée. Lorsqu’il
aura atteint sa pleine opérationnalité, un tel Fonds pourra être élargi au paiement aux structures
sanitaires des tarifs liés à la prise en charge d’affections comme le sida, la tuberculose ou la
drépanocytose. Il permettra enfin à l’État de payer la réalisation d’autres services dont il est
comptable, comme les vaccinations ou les visites scolaires [Vinard et al., 2007].
Un tel mécanisme doit se faire dans le cadre de contrats de service public garantissant la
disponibilité de l’offre dans le respect des coûts de production et des exigences de l’accès aux soins.
Une telle évolution dans la réalisation du service public de santé conduira l’État à entrer dans une
logique d’achat de services déjà rendus. Cette approche conduit à retrouver le mécanisme du «
restaurant universitaire » où l’étudiant achète un ticket à 3 euros pour obtenir d’un restaurateur public
ou privé conventionné un repas à 12 euros, la différence de 9 euros étant prise en charge par l’État ou
par une collectivité décentralisée. La signature de tels contrats exigera cependant la création préalable
de structures capables d’évaluer le contexte, la qualité et le coût de production des services rendus.
Cette gestion axée sur les résultats (GAR) traduit le passage d’une logique administrative
dominée par les notions de hiérarchie et de règlement à une logique managériale. Elle exige une
maîtrise parfaite des méthodes de planification et la production de documents compréhensibles et
utilisables par tous les acteurs. Mais l’élaboration d’un plan de qualité est un exercice difficile, qui
nécessite de grandes compétences professionnelles et dont la valeur apparaîtra inévitablement lors
des évaluations de ses résultats.
Cet engagement en faveur de la gestion axée sur les résultats conduira à des changements
profonds dans le mode de gouvernance des systèmes de santé.
Le premier de ces changements conduira à réorganiser l’offre publique de soins par la mise
en place de structures sanitaires autonomes. À l’organisation pyramidale classique des services
administratifs soumis aux exigences de la hiérarchie et au respect des textes réglementaires doit
se substituer la mise en réseau d’établissements de soins responsables, disposant de leur pleine
capacité juridique et de leur autonomie de gestion. Après de longues résistances, il n’y a plus
aujourd’hui de pays d’Afrique subsaharienne qui n’ait accepté d’ériger ses hôpitaux nationaux en
établissements publics [Balique, 2004].
Mais cette évolution statutaire ne saura réduire l’importance majeure que devront accorder
l’ensemble des formations sanitaires à l’amélioration de la qualité des soins, qui reste une des
grandes faiblesses de ces établissements, en particulier dans le secteur public [Olivier de Sardan et
Jaffre, 2003].
En ce qui concerne l’offre de soins de premier niveau, l’expérience malienne des centres de
santé communautaires, initiée il y a vingt ans, montre comment passer de structures publiques de
santé à des centres de santé privés sans but lucratif, liés à l’État par une convention de service public
[Balique, 1993, 2001].
Le développement de la médecine de campagne au Mali [Balique, 1993, 2001 ; OMS, 2008], qui
concerne actuellement plus de 110 formations sanitaires de premier niveau, prouve d’abord que la
médicalisation des zones rurales n’est pas une utopie, ensuite que la présence de médecins au niveau
le plus périphérique permet de réaliser un pas considérable dans la dispensation de soins de qualité,
enfin que le statut de droit privé est parfaitement compatible avec la réalisation du service public de
santé.
Elle doit être abandonnée au profit de l’achat de services rendus, qui permet de dépasser toutes
ces difficultés grâce à la signature de contrats par lesquels un maître d’ouvrage (l’État) paye à un
maître d’œuvre (une région, un district, une commune, un hôpital...) la réalisation de programmes
issus d’un plan qu’il a lui-même élaboré au terme de négociations entre les deux parties [10] .
Une telle évolution nécessite, outre un changement complet de mentalité dans la réalisation du
service public de santé, le recours à de nouvelles méthodes de travail faisant appel à des simulations
réalisées grâce à un simple tableur de type « Excel » et à une programmation informatique ad hoc.
Des échanges devant un projecteur numérique doivent permettre aux différentes parties de se mettre
d’accord sur les objectifs à atteindre, sur les nouvelles ressources à mobiliser et sur les déficits à
combler.
Cette démarche doit grandement faciliter la signature de contrats de qualité, qui pourront être
signés entre le ministre de la Santé d’une part, les hôpitaux et les districts sanitaires d’autre part
[Perrot et Roodenkeke, 2005]. Chaque district pourra, s’il le juge utile, signer à son tour des contrats
avec ses communes, des associations ou des acteurs privés dans le cadre d’une sous-traitance. Les
hôpitaux pourront, quant à eux, externaliser certaines fonctions ou activités auprès d’autres structures
publiques ou privées. Des regroupements d’opérateurs permettront de rationaliser les interventions
de chacun, afin d’obtenir une meilleure performance.
C’est ainsi qu’un organisme d’aide pourra contractualiser avec un gouvernement son soutien à
la réalisation d’un programme de vaccination, de prise en charge des personnes séropositives ou
d’accouchement en maternité en « achetant » à son ministère de la Santé les résultats qu’il aura
obtenus. Le mécanisme ainsi mis en place conduira le ministère de la Santé à « acheter » lui même ses
résultats à ses propres districts sanitaires à travers la signature de contrats de service public. La
présence d’une structure d’évaluation adéquate sera essentielle pour qu’un tel processus de
contractualisation et d’achat de services puisse être couronné de succès.
La valorisation du travail de chacun, quelle que soit sa fonction, la reconnaissance de ses efforts
et l’éviction de tout sentiment de frustration, voire d’injustice, sont en effet des éléments clés de
l’engagement des ressources humaines.
Une des conditions essentielles sera cependant la responsabilisation des chefs d’équipe dans la
gestion de leurs collaborateurs, dans le cadre d’une véritable déconcentration ou décentralisation.
Le quatrième changement devra donner à l’évaluation la place qui lui revient au sein du
système de santé.
Pour cela doit être créée dans chaque pays une institution scientifique indépendante, telle qu’une
agence nationale d’évaluation en santé ou un observatoire national de la santé. Elle aura deux
missions :
une mission d’observation de la santé qui correspondra quant à elle à celle de l’Institut
national de veille sanitaire (INVS) [12] . Elle suivra tout d’abord de manière permanente l’état de
santé de la population (notamment par district sanitaire), afin de mettre à la disposition des
organes de décision et des structures sanitaires les données nécessaires à la régulation du
système de santé. Elle concernera ensuite le suivi de certaines affections cibles (comme les
méningites, le VIH/sida, la malnutrition...) et jouera le rôle de veille sanitaire en donnant l’alerte
lorsque cela s’avérera nécessaire. Elle validera enfin le niveau des indicateurs de santé qui seront
utilisés par la communauté internationale.
Une telle structure dont le caractère scientifique devra être incontestable constituera le troisième
acteur indispensable entre les organes de décision et les structures de santé assurant l’offre de soins.
Institution nationale disposant de la personnalité morale, elle devra faire partie d’un réseau sous-
régional (OOAS). Elle bénéficiera ainsi de la hauteur de vue et des compétences nécessaires à la
réalisation de ses missions, qui pourront être élargies à l’observation des ressources humaines, des
formations professionnelles, des produits pharmaceutiques...
Pour assurer l’accès aux soins des populations, la création de mutuelles de santé est la réponse la
plus appropriée aux spécificités des pays d’Afrique subsaharienne. Plusieurs d’entre eux ont déjà
initié des expériences mutualistes qui montrent leur faisabilité, mais n’ont pas encore pris la place qui
pourrait être la leur. C’est ainsi que dans un pays comme le Niger, la seule mutuelle des agents de
l’État, qui devrait prochainement voir le jour, devrait atteindre un niveau de cotisation de l’ordre de 5
milliards de francs CFA [13] par an, soit l’équivalent d’environ 15 % du budget de fonctionnement du
ministère de la Santé.
Le développement des mutuelles pourra concerner à la fois le secteur formel (agents de l’État,
mutuelles d’entreprises, mutuelles professionnelles, mutuelles des travailleurs à l’étranger…) et le
secteur informel (mutuelles villageoises, mutuelles d’artisans, mutuelles de paysans, d’éleveurs, de
pêcheurs...).
Pour atteindre le volume qui leur permettra de faire face à leurs charges de fonctionnement, ces
mutuelles devront se regrouper en Unions mutualistes, puis en Fédérations.
De plus, le développement des mutuelles sera un atout majeur dans la participation des
populations à l’amélioration de leur état de santé et dans l’apprentissage de la citoyenneté. Enfin,
l’émergence de la mutualité contribuera à la constitution de contre-pouvoirs essentiels aux côtés des
États dans la régulation des systèmes de santé pour répondre aux besoins fondamentaux de l’ensemble
de la population.
Les engagements actuels en faveur de la couverture du risque maladie dans les pays en
développement, auxquels participe la France [14] , doivent accompagner les pays dans leurs choix
respectifs. Quelles que soient leurs références historiques, les systèmes d’assurance maladie et de
protection sociale mis en œuvre dans les différents pays industrialisés offrent aux pays d’Afrique
subsaharienne un panel d’expériences suffisamment large pour leur permettre de concevoir celui qui
leur convient le mieux.
6.5 - Le rôle majeur de la recherche
La recherche doit occuper une place croissante dans le développement des systèmes de santé.
Des résultats de la recherche fondamentale dépendent les solutions attendues pour résoudre
les problèmes prioritaires de l’Afrique subsaharienne : la maîtrise des maladies infectieuses,
parasitaires et même génétiques passe par la conduite en réseau avec les institutions spécialisées
des pays du Nord de travaux de recherche qui nécessitent un engagement humain et financier
considérable. L’absence de retour rapide sur investissement de la plupart de ces programmes –
lorsqu’ils seront opérationnels, les vaccins contre le paludisme auront nécessité près de
cinquante ans d’une recherche coûteuse pour parvenir à leur commercialisation –, impose à la
communauté internationale de ne pas laisser au seul secteur privé ce domaine qui concerne des
biens publics de l’humanité en lui accordant les crédits nécessaires à son aboutissement. La
création ou le renforcement de fonds de recherche publics ou à visée humanitaire par des
organismes inter-étatiques est ainsi nécessaire pour apporter aux instituts publics et privés les
financements qu’exige la conduite des programmes de recherche prioritaires en faveur de la
santé dans les pays en développement.
La recherche opérationnelle doit, quant à elle, occuper la place centrale qui lui revient afin
d’apporter aux États et à leurs partenaires les éclairages qu’exigent leurs engagements.
Si elle doit être réalisée dans chaque pays en pénétrant jusqu’aux localités les plus isolées, il est
impératif qu’elle s’inscrive dans une démarche sous-régionale, voire régionale, afin de créer, une
fois encore, les économies d’échelle nécessaires aux succès.
Le lien avec les universités devra être étroit et la sélection des enseignants chercheurs devra
s’appuyer sur le Conseil africain et malgache de l’enseignement supérieur (Cames), qui doit
continuer à bénéficier de l’appui constant de la communauté scientifique internationale.
L’informatisation, qui occupe dès à présent une place considérable dans tous les pays, doit
poursuivre son extension pour couvrir progressivement non seulement tous les hôpitaux et tous
les districts sanitaires, mais aussi tous les centres de santé disposant d’un docteur en médecine.
L’utilisation d’internet devra être généralisée pour assurer la transmission quotidienne des
informations. La mise en réseau intranet des structures centrales et déconcentrées, comme a
prévu de le faire le ministère de la Santé du Niger, permettra une gestion immédiate des données,
non seulement pour la surveillance des maladies épidémiques et le suivi de l’état de santé des
populations, mais aussi pour la bonne gestion des activités et des ressources humaines,
matérielles et financières, dont dépendent les performances des structures sanitaires. Une telle
approche permettra à tout ministre, à tout cadre, à tout responsable de structure sanitaire, à tout
partenaire, à tout scientifique de disposer à tout moment de toutes les informations nécessaires à
ses prises de décision ou à la conduite de ses études ou travaux de recherche.
De plus, cette mise en réseau rendra possible la réalisation de visioconférences qui renforceront
la gouvernance et réduiront les déplacements professionnels et par là même les temps d’absence des
personnels soignants de leur lieu de travail [15] .
Les cartes à puce et autres techniques nouvelles comme l’identification des personnes par la
lecture des empreintes digitales numérisées faciliteront grandement les modalités de paiement
des soins et la prise en charge des patients dans le cadre de la couverture maladie.
En Afrique de l’Ouest, l’Uemoa doit garder cependant une place essentielle au cours des
décennies à venir par le seul fait de l’histoire. La francophonie et le mode d’organisation
administrative dont ont hérité les huit pays qui la composent constituent un acquis considérable pour
faciliter leur intégration sous-régionale, notamment dans le secteur de la santé.
Si la fusion avec les pays anglophones est incontournable et souhaitable, les exigences du
développement invitent à un pragmatisme que ne doit pas masquer le désir sous-jacent de prouver son
indépendance vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale.
Plusieurs domaines doivent nécessairement être pris en charge dans le cadre d’une approche
sous-régionale :
l’hôpital, qui doit conduire à la création de pôles d’excellence destinés à dispenser les soins
les plus pointus et accueillant les formations les plus spécialisées ;
la pharmacie, afin de mettre en réseau les centrales d’achat des différents pays pour garantir
la qualité des produits et réduire le coût des importations. De plus, l’échelle sous-régionale est la
seule qui permettra le développement d’une production pharmaceutique compétitive face aux
grands pays producteurs de médicaments, vaccins et autres produits, notamment grâce au
développement des biotechnologies ;
le matériel biomédical, dont la gestion exige une rationalisation des choix d’équipement
entre les différents pays pour créer les volumes permettant à la fois une maintenance efficace et
une réduction des prix ;
l’observation de la santé, qui doit permettre aux pays d’Afrique de disposer des
informations requises aux prises de décision et à la recherche, qu’il s’agisse non seulement de la
surveillance épidémiologique ou de la comparaison des performances (impact, productivité,
coûts unitaires...), mais aussi du développement des systèmes de santé qui seront de plus en plus
interdépendants dans les décennies à venir.
7. - Les perspectives
7.1 - La nécessité d’un engagement continu de la
communauté internationale
En lançant les Cadres stratégiques de réduction de la pauvreté [18] et la réalisation des Objectifs du
Millénaire pour le développement [19] , la communauté internationale a initié un changement complet
de paradigme, en polarisant les actions à entreprendre sur les résultats attendus. Il s’agit là d’un
véritable engagement qu’elle doit pleinement assumer en reconnaissant la responsabilité de chaque
État dans la conduite de sa propre politique pour l’atteinte de ses objectifs et en lui apportant les
compléments de ressources financières nécessaires pour qu’il puisse y parvenir.
Bien utilisées, les méthodes de planification et de gestion permettent de déterminer les besoins de
financement devant être comblés pour que les objectifs retenus puissent être atteints, en veillant à
l’optimisation des coûts pour une qualité donnée. De plus, l’introduction de ressources additives dans
les économies des pays que nécessitera une telle démarche contribuera de façon directe au soutien de
leur économie.
Si elles sont conduites à bon escient en contribuant à une redistribution judicieuse des valeurs
ajoutées produites dans le monde pour améliorer de façon durable l’état de santé des populations les
plus pauvres, ces méthodes participeront au retour de la croissance, même si leur place reste
marginale.
Dans une perspective à très long terme, les résultats de cet investissement de la communauté
internationale dans le secteur de la santé contribueront d’abord au développement humain qui
constitue l’objectif premier du développement. Ils contribueront ensuite à la croissance économique
en préservant les capacités de travail de la population active. Ils contribueront enfin au renforcement
du cercle vertueux qui existe entre le développement des pays du Nord et du Sud, l’un s’enrichissant
de l’autre, à condition que soit assuré un pilotage actif des dynamiques qui seront ainsi initiées ou
intensifiées.
Cette initiative, prise en 2007 par Gordon Brown afin de favoriser l’atteinte des trois objectifs de
santé des Objectifs du Millénaire pour le développement et d’améliorer l’efficacité de l’aide dans le
secteur de la santé, invite tous les organismes qui interviennent dans un même pays à se regrouper
pour signer avec le gouvernement un « Country compact ». Par ce document, ils s’engagent à
apporter au pays concerné les ressources nécessaires à la réalisation de son plan d’action sanitaire. Ils
déclarent ainsi s’aligner sur les décisions préalablement définies et harmoniser leurs interventions
respectives, afin de renforcer le système de santé national et d’améliorer l’accès aux soins de la
population. Ils garantissent également la prévisibilité de leurs contributions, et se montrent disposés à
faciliter leur coordination et à assurer la responsabilité mutuelle et le suivi des résultats. Les
signataires d’un « country compact » sont notamment invités à verser leurs financements dans un «
Fonds commun », outil essentiel pour permettre au ministère de la Santé d’assurer pleinement ses
responsabilités d’État.
La dynamique induite par l’initiative IHP+ répond parfaitement aux problèmes posés et doit être
activement soutenue par le maximum d’organisations d’aide au développement dans le secteur de la
santé. Cette démarche constitue une réponse à la « soviétisation » de l’aide internationale en
reconnaissant la responsabilité première des États dans la définition de leur politique, tout en leur
apportant les ressources additives nécessaires à sa mise en œuvre.
En avril 2009, trois pays d’Afrique subsaharienne avaient déjà signé un « Country compact » qui
engageait leur gouvernement et leurs partenaires au respect de quatre principes fondamentaux : (i) un
seul plan national de politique santé, (ii) un seul plan de suivi-évaluation de cette politique, (iii) un
seul plan de coordination entre bailleurs, (iv) un seul budget. Onze autres pays en développement se
préparaient alors à faire de même.
Si l’on fixe à 6 % la part du PIB national pouvant être consacrée aux dépenses de santé [21] et si
l’on considère que le niveau minimum des dépenses de santé doit atteindre 50 dollars américains par
habitant et par an pour initier une politique de santé efficace [22] , les 22 pays d’Afrique subsaharienne
qui n’atteignent pas un tel seuil [23] devraient recevoir un total de 10,7 milliards de dollars
supplémentaires par an (soit 26 dollars par personne et par an [24] ). Un tel montant représenterait 0,03
% du PIB des pays d’Europe et des États-Unis réunis.
Quant aux pays disposant de plus de 50 dollars par habitant et par an, ils devront assumer eux-
mêmes leurs propres responsabilités en orientant leurs richesses produites vers l’achat des biens
publics essentiels que sont notamment la santé [Banque mondiale, 1993] et l’éducation (et qui, de plus,
sont facteurs de développement économique).
Devront alors être distingués deux groupes à l’issue d’études effectuées pays par pays :
ceux qui nécessiteront encore un soutien de la communauté internationale à travers des dons
ou des prêts bonifiés dans des conditions favorables, comme savent le faire la Banque mondiale
ou l’Agence française de développement ;
ceux dont les potentialités économiques leur permettent de financer la santé de l’ensemble
de leur population par des choix politiques appropriés, en recourant à des emprunts bancaires
pour assurer le développement de leur système de santé.
Une telle distinction s’impose en Afrique subsaharienne où les disparités entre les dépenses de
santé des différents pays varient entre 8 et 400 dollars par habitant et par an.
8. - Investir dans la santé des plus pauvres
Le jour où l’humanité disposera de vaccins contre le paludisme ou le sida, elle pourra mettre à la
disposition des pays d’Afrique subsaharienne des outils qui, par leurs effets immédiats, pourront
changer de façon considérable l’état de santé de leurs populations, en particulier des catégories les
plus démunies. Mais à l’heure actuelle, la médecine offre à ces pays suffisamment de connaissances
scientifiques, de moyens et de méthodes d’intervention pour concevoir et mettre en œuvre des
politiques de santé efficaces et pérennes.
Les progrès techniques du XXe siècle que sont les produits pharmaceutiques (notamment les
antibiotiques et les vaccins), les équipements biomédicaux, les nouvelles technologies de
l’information et de la communication... et la présence de cadres africains et de structures scientifiques
de haut niveau créent dès à présent les conditions nécessaires au succès de ces politiques.
Une part importante de l’opinion publique des pays du Nord voit dans les actions de santé qui
sauvent de plus en plus de vie en Afrique subsaharienne une hypothèque sur le développement
socioéconomique du monde et l’avenir de leurs enfants.
Or, s’il est vrai que les projections démographiques actuelles conduisent à estimer entre 1,5 et 2
milliards d’habitants la population de l’Afrique d’ici 2050, les connaissances sur la transition
démographique affirment l’existence d’un lien étroit entre la baisse de la natalité et celle de la
mortalité. Cette transition a duré un siècle et demi en Suède ou en Angleterre, mais la Corée du Sud
l’a réalisée en cinquante ans et celle de l’Afrique, qui est encore devant nous, pourrait aller encore
plus vite que ne le laissent penser les données démographiques actuelles.
C’est en effet en supprimant l’épée de Damoclès qui pend au dessus de la tête de leurs enfants que
la plupart des familles d’Afrique subsaharienne commenceront à limiter le nombre de grossesses :
comment imaginer, que dans les villages où meurent chaque jour des enfants qui la veille encore
jouaient avec leurs camarades, les parents cherchent à réduire le nombre de naissances que « Dieu
leur donne et leur reprend » ?
Ainsi, l’investissement pour l’avenir que constitue la bonne utilisation des dépenses de santé dans
les pays d’Afrique subsaharienne doit être reconnu aussi bien par ceux qui voient en l’homme la
finalité du développement que par ceux qui considèrent les pays du Tiers Monde comme une menace
pour le devenir de l’humanité ou simplement de leurs enfants.
Mots clés : accès au soin – aide publique au développement (APD) – Afrique – Déclaration de
Paris – développement des systèmes de santé – état de santé – financement de la santé – histoire de la
santé dans les pays en développement (PED) – Niger – Objectifs du Millénaire pour le développement
(OMD) – politiques de santé dans les pays en développement (PED) – recouvrement des coûts –
stratégies internationales – système de santé
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Notes du chapitre
[*] ↑ Docteur en médecine, maître de conférences à la Faculté de médecine de Marseille, conseiller technique au ministère de la
Santé du Mali
[1] ↑ Selon l’Unicef (www.unicef.org, statistiques pays 2008), le taux moyen de mortalité infanto-juvénile en Afrique
subsaharienne varie entre 67 ‰ en Afrique du Sud et 194 ‰ au Mali.
[3] ↑ Au Niger, l’âge moyen au mariage des jeunes filles est de 15 ans et chaque femme a en moyenne 7,1 enfants au cours de sa
vie.
[6] ↑ Au Mali, le taux de fréquentation des centres de santé est estimé à 0,33 nouvel épisode maladie par personne et par an
[ministère de la Santé du Mali, 2009].
[7] ↑ D’un coût estimé à 570 millions de dollars américains pour la période 1974-2000 et d’un taux de rendement interne compris
entre 16 et 28 %, le programme de lutte contre l’onchocercose avait déjà libéré de ce fléau en 1993 un territoire d’environ 25 millions
d’hectares [Banque mondiale, 1993].
[8] ↑ Données du Fonds monétaire international en 2008, www.imf.org. À titre de comparaison, on peut préciser que ce chiffre était
alors de 2 600 euros en France.
[9] ↑ Comme pour le Mali, cette action est soutenue par l’ONG marseillaise Santé Sud.
[10] ↑ Bien évidemment, ce changement de mécanisme ne supprimera pas l’obligation de contrôle de la comptabilité, qui s’impose
à toute structure productrice de soins, qu’elle soit publique ou privée, le respect de la transparence et de la sincérité des comptes définis
par la loi restant un principe intangible.
[11] ↑ www.has-sante.fr
[12] ↑ www.invs.sante.fr
[13] ↑ Cette somme représente la cotisation de 42 000 agents de l’État s’acquittant de 10 000 francs CFA (15 euros) par mois,
dont 2 000 versés par l’agent et 8 000 par l’État, son employeur.
[14] ↑ Un chantier, conduit sous présidence française de l’Union européenne au second semestre 2008, a permis la tenue de la
Conférence internationale sur la couverture du risque maladie dans les pays en développement organisée à Paris en mai 2008.
[15] ↑ En attendant la couverture du pays par les fibres optiques qui nécessitera encore quelques années, le ministère de la Santé
du Niger a prévu d’utiliser des liaisons VSAT pour assurer la mise en réseau des structures centrales et régionales, les districts utilisant
internet (ou pour quelques-uns le transfert d’une clé USB pour réactualiser une fois par semaine leurs données).
[16] ↑ La télévision est en effet un outil à double tranchant, dont le développement exige une grande prudence pour éviter les
dérapages possibles en matière culturelle et politique.
[17] ↑ Un tel logiciel a notamment été mis au point par l’ONG Télécommunication sans frontières.
[20] ↑ En 2009, la contribution financière de la France au Fonds mondial était de 300 millions d’euros et à GAVI de 100 millions
d’euros.
[21] ↑ 9,7 % pour la France. Le Niger consacre quant à lui que 5,6 % de son PIB aux dépenses de santé.
[22] ↑ Selon l’OMS, le niveau des dépenses per capita permettant d’assurer un niveau minimum de soins était de 34 dollars en
2001, qui correspondrait en 2009 et en monnaie courante à 50 dollars [OMS, 2001].
[24] ↑ Pour une dépense de santé estimée à 6 % du PIB selon les données du FMI (World Economic Outlook Database, avril
2007).
2. Enfants et sida en Afrique subsaharienne :
répondre en urgence
Céline Aho-Nienne [*] [1]
Céline Aho-Nienne, originaire de la Réunion et diplômée du Master « Affaires
internationales » de Sciences Po en 2008, elle a travaillé à l’ambassade de France au
Bangladesh, au conseil régional de la Réunion dans le domaine du genre, et est
actuellement officier de protection à l’Office français de protection des réfugiés et des
apatrides à l’antenne de Basse-Terre en Guadeloupe.
Avec un chiffre de 390 000 enfants nouvellement infectés par le VIH en Afrique subsaharienne,
contre moins de 500 nouvelles infections chez les enfants vivant en Amérique du Nord et en Europe
occidentale et centrale en 2008 [Onusida, 2009], le sida pédiatrique est une « maladie infantile du Sud
» [Blanche, 2006]. Cette réalité est d’autant plus alarmante qu’aujourd’hui avec les traitements péri-
partum et post-partum [2] dont on dispose, la contamination pédiatrique peut être largement maîtrisée
[Njom Nlend, 2007 ; OMS, 2010]. Or, sans aucun traitement et face à la rapidité de la maladie chez les
enfants, la moitié d’entre eux meurent avant l’âge de deux ans.
Par ailleurs, depuis 1997, la question du début du traitement antirétroviral (ARV) chez les enfants
a fait l’objet d’un consensus tardif de la part des organismes internationaux [Gibb, 2000]. Par la suite,
des études ont permis de montrer qu’un traitement antirétroviral précoce permettait une réduction de
la mortalité de 75 %, une réduction des gastroentérites mortelles et un meilleur développement de
l’enfant [Vuaille, 2008]. Or, gérée sur un mode de plaidoyer par les grandes agences internationales,
la crise pédiatrique n’a pas bénéficié de réel plan d’action concernant les soins médicaux [3] .
1.2 - … et dans les milieux médicaux nationaux
Le VIH pédiatrique a été également considéré comme une « épidémie invisible », car en ne
traitant que les maladies opportunistes liées au VIH, les milieux médicaux nationaux ont maintenu la
fiction d’une médecine hospitalière curative efficace. Par ailleurs, face au manque de formation, à la
difficulté du diagnostic chez le nourrisson et à l’insuffisance de traitements pédiatriques accessibles,
le personnel de santé a développé des mécanismes de déni afin d’éviter des sentiments d’impuissance
et de découragement [Desclaux, 2000].
Interrogé sur ce point, le docteur Bintou Dia, pharmacien à la Division de lutte contre le sida et
les infections sexuellement transmissibles à Dakar au Sénégal, affirme : « Ma courte expérience de
quatre ans comme pharmacien ayant servi dans un centre hospitalier universitaire prenant en charge
les enfants séropositifs […] reste jusqu’à présent les moments les plus douloureux de ma vie, avec un
sentiment d’impuissance ou d’incapacité malgré tous les progrès réalisés dans le cadre du VIH. Si
l’enfant vient accompagné de sa maman, l’amour qu’on lit dans les yeux de celle-ci est grand et
énorme. C’est un regard qui demande à la science sa survie et celle de son enfant, malgré le doute et
le désespoir qui plane sur elle […]. Rien qu’à regarder ces enfants la tristesse vous envahit […]. » [4]
2. - Deuxième urgence : prendre en charge les
enfants affectés par le VIH/sida
Dans un contexte où les mécanismes traditionnels de solidarités sont remis en cause, la deuxième
urgence est la prise en charge des enfants affectés par le VIH qui, privés de structure adéquate,
encourent un plus grand risque de vulnérabilité. Actuellement, les solutions s’improvisent entre le
placement familial et le placement en institution.
Dans le cas des orphelins de père et de mère, l’accueil traditionnel par la famille élargie est
remise en cause par le nombre grandissant d’adultes séropositifs, par la stigmatisation du VIH, par la
pression socio-économique ou encore par l’urbanisation. Toutefois, lorsque cette prise en charge est
effective, plus de la moitié des orphelins sont confiés à leurs grands-parents. Or, ces derniers déjà
âgés et/ou veufs ne peuvent assurer pleinement la survie économique des enfants. Une étude effectuée
par les Nations unies montre, qu’à moyen terme, les ménages ayant accueilli des enfants affectés par
le VIH ont un revenu inférieur de 31 % à celui des autres ménages [ONU, 2004].
À l’enrayement de la solidarité familiale s’ajoute celui des groupes sociaux. Ainsi au Sénégal,
les personnes séropositives et/ou parents d’un enfant séropositif disposent d’un cercle d’amis plus
restreint que les personnes ne vivant pas avec le virus [Université Cheikh Anta Diop de Dakar, 2004].
Cette remise en cause des groupes de solidarité traditionnels est causée par la stigmatisation de la
maladie et par sa longue durée, qui tend à éroder les liens sociaux.
Ces trois situations constituent donc un véritable « rétrécissement des mailles de la solidarité »
situé à « l’opposé de l’héritage culturel d’assistance et de partage des sociétés africaines » [Mboussou
et al., 2003].
À ce sujet, il faut noter que les petites filles sont plus exposées que les garçons à ces risques, en
raison de la discrimination qu’elles subissent. Pour le docteur Dominique Kerouedan, la prise de
conscience de cette réalité est indispensable : « Nous devons regarder droit dans les yeux l’expansion
de la prostitution des enfants, des filles qui ont entre dix et quinze ans, et la banalisation des violences
sexuelles. Parlons de viols, cessons d’utiliser les euphémismes […] Les petites et jeunes filles
prostituées et violées n’ont aucun recours ni aucun suivi médical, psychologique, social. Pour la
plupart, livrées à elles-mêmes dans les rues, droguées de force, orphelines de guerre ou de sida, et
contaminées à leur tour, elles sont aussi enceintes, bien sûr… ». [6]
La détresse psychosociale des enfants constitue également une problématique majeure. La faillite
familiale, la maladie ou les décès consécutifs des parents et des proches constituent des sources
importantes d’angoisse, pouvant entraîner des perturbations psychoaffectives telles qu’un manque de
confiance et un repli sur soi-même.
On remarque également que, dans la prise en charge des enfants affectés, l’aîné de la fratrie se
substitue au chef de famille. Si cette solution permet aux enfants de ne pas être séparés, toutefois le
manque d’expérience et de revenus suffisants constituent de réels risques. L’Unicef insiste donc sur la
nécessité d’apporter un soutien à ces foyers, sans considérer cette pratique comme une option de
prise en charge.
La troisième piste de prise en charge réside dans le placement en institution, notamment dans les
pays où la prévalence du VIH est élevée. Cependant, de nombreuses inquiétudes se sont élevées quant
aux conditions de vie des enfants dans ces institutions, et il convient de formuler des réserves
concernant cette solution. Il est, d’autre part, important de noter que la création d’institutions
spécialisées, encouragée le plus souvent par les donateurs extérieurs, perpétue l’exclusion des enfants
séropositifs de leurs pairs locaux. L’Unicef note que ce recours « est rarement la mesure la plus
souhaitable et qu’elle devrait être utilisée […] pour combler une lacune temporaire, pendant que l’on
s’efforce d’assurer la réunification familiale ou le placement dans une famille d’accueil » [Unicef,
2008].
3. - Troisième urgence : la mise en place de
traitements médicaux adaptés
3.1 - Des soins et une recherche médicale insuffisants pour
les enfants…
S’il est à noter que des progrès considérables ont été effectués dans l’accès aux traitements
antirétroviraux en Afrique subsaharienne, en revanche l’accès aux thérapies pour les enfants reste
encore particulièrement difficile, notamment en Afrique de l’Ouest et centrale. Dans ces régions, on
estime que 32 % des adultes ayant besoin d’un traitement en reçoivent un, tandis que seuls 15 % des
enfants malades sont soignés [Mngadi et al., 2009]. On constate également que l’accès aux traitements
des enfants vivant dans les zones rurales est plus faible que ceux vivant dans les villes [Unicef, 2009].
Par ailleurs, la méconnaissance de la disponibilité des services de prévention dans les consultations
prénatales constitue souvent une entrave à la prise d’un traitement. En Tanzanie, selon la Tanzania
Commission for Aids (2008), seuls 53 % des femmes et 44 % des hommes indiquaient être informés
de la disponibilité de médicaments et autres services permettant de réduire les risques de la
transmission du VIH de la mère à l’enfant.
Le docteur Bintou Dia soulève également la question de la lourdeur des traitements, sachant que
la quantité de sirop nécessaire pour couvrir un traitement d’un mois peut aller jusqu’à dix flacons,
s’il y a des combinaisons fixes comme dans beaucoup de pays en développement. Ainsi, les formes
galéniques peu adaptées, la non-information de l’entourage, qui a pour conséquence la difficulté de
l’administration des médicaments devant une tierce personne ou la non-administration en cas
d’indisponibilité de la personne en charge de l’enfant, et la lassitude de la prise des médicaments chez
des enfants qui se portent beaucoup mieux, sont autant d’obstacles à l’observance des enfants, c’est-à-
dire à leur capacité à prendre un traitement selon la prescription donnée. Enfin, si les prix des
traitements de première intention ont considérablement chuté, le coût du traitement de seconde ligne
est toujours nettement plus élevé que ceux destinés aux adultes, ce que l’organisation Unitaid [7] a pour
mission de changer.
Pour le docteur Bintou Dia, « ces facteurs et beaucoup d’autres expliquent que souvent ces
enfants infectés sont laissés en rade sans prise en charge médicale et beaucoup de parents infectés
refusent de faire le dépistage de ces enfants compte tenu de tous les obstacles gravitant autour de
l’enfant, préférant abandonner leurs enfants à la mort certaine. C’est pourquoi dans beaucoup de pays
africains, bien qu’il y ait beaucoup d’enfants infectés, peu d’entre eux sont pris en charge [8] . »
Le sida de l’enfant ou le retentissement sur l’enfant du sida des parents a trop longtemps été une
question négligée. Aussi, l’objectif d’éradiquer la transmission mère-enfant du VIH avant 2015,
comme l’affirment l’Onusida, le Fonds mondial et la campagne « Born HIV free » [10] passe par la
prise de conscience de ces trois urgences et surtout par l’apport de réponses concrètes financées au
niveau national et par l’aide internationale. Sans l’intensification d’efforts supplémentaires, l’effet de
ricochet de l’épidémie compromettra les avancées déjà acquises. De la pertinence des stratégies de
prévention de la transmission du VIH vont dépendre les succès de la prise en charge médicale et
sociale du sida pédiatrique et familial. Le chantier est immense, et concernant les enfants il n’est pas
commencé, ni sur le plan médical ni sur le plan social.
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français pour la population et le développement (Ceped), ministère français des Affaires étrangères,
2003.
Notes du chapitre
[*] ↑ Officier de protection à l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides à Basse-Terre (Guadeloupe)
[1] ↑ L’auteur remercie le professeur François Dabis et le docteur Philippe Msellati pour leurs conseils.
[2] ↑ La prévention de la transmission maternelle réduit le risque de la transmission du virus VIH de 25 % à 6 % voire 2,5 % dans
le cas de la trithérapie.
[4] ↑ Bintou Dia, « La douleur de l’enfant, le sida pédiatrique », témoignage sur E-MED, forum francophone sur les médicaments
essentiels, www.essentialdrugs.org, juillet 2010.
[6] ↑ Dominique Kerouedan soutient le témoignage de Bintou Dia, « La douleur de l’enfant, le sida pédiatrique », témoignage sur
E-MED, forum francophone sur les médicaments essentiels, www.essentialdrugs.org, juillet 2010.
[7] ↑ www.unitaid.eu
[10] ↑ www.bornhivfree.org/f/#/fr/home
3. La tuberculose dans le monde aujourd’hui :
enjeux, recherche et perspectives
Christian Lienhardt [*]
Christian Lienhardt est médecin épidémiologiste, spécialiste de maladies tropicales
et infectieuses. Directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement
(IRD), il est depuis janvier 2009 conseiller scientifique senior au Département de lutte
contre la tuberculose de l’OMS et au Partenariat « Halte à la tuberculose ». Il a passé de
nombreuses années en Afrique où il a mené de multiples projets de recherche de 1998 à
2008, en particulier des études observationnelles sur les facteurs de la transmission de la
tuberculose et des essais cliniques multicentriques de nouveaux traitements de la
tuberculose.
La tuberculose (TB) est une des principales causes de mortalité par maladie infectieuse curable
dans le monde aujourd’hui, qui frappe principalement les pays à faible et moyen revenus, en
particulier en Afrique subsaharienne. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime qu’il y avait
environ 9,4 millions de nouveaux cas de tuberculose dans le monde en 2008, dont moins de la moitié
ont été notifiés aux autorités de santé publique. Environ 4 millions étaient des cas de tuberculose
pulmonaire, la forme la plus infectieuse de la maladie [WHO, 2009].
Provoquant des ravages en Europe occidentale peu avant l’ère de l’industrialisation, la
tuberculose a commencé à y décliner à partir du milieu du XIX e siècle en raison principalement de
l’amélioration des conditions de vie et d’hygiène des populations. Le développement d’un traitement
antibactérien efficace dans les années 1950-1960 a accéléré ce déclin dans les pays développés. Ce
déclin s’est malheureusement accompagné d’un recul de l’intérêt porté par les pays riches à la lutte
antituberculeuse, ce qui a entraîné une diminution des financements publics pour le développement de
nouveaux outils de contrôle. De plus, en raison d’un marché considéré comme trop limité pour
pouvoir dégager des marges de profit substantielles, cette maladie présentait un attrait mineur pour
les investissements de l’industrie pharmaceutique.
L’incidence de cette maladie n’a cependant pas décliné dans le monde, et a même augmenté dans
certains pays depuis le milieu des années 1980, en relation avec l’émergence et l’extension de la
pandémie de l’infection par le VIH. Ainsi, la tuberculose demeure aujourd’hui une maladie négligée,
frappant principalement les populations des pays à faibles ressources, où elle a un impact négatif à la
fois sur les familles, l’éducation, la productivité et, de manière plus large, sur nombre de
déterminants sociaux [Harper, 2007]. La possibilité d’éliminer cette maladie d’ici 2050, telle que fixée
dans les Objectifs du Partenariat « Halte à la tuberculose » [1] [Stop TB Partnership et WHO, 2006],
dépend de la mise en place des moyens aujourd’hui disponibles, mais doit également s’accompagner
d’un sursaut drastique dans le domaine de la recherche scientifique, afin de revitaliser et moderniser
les outils de la lutte antituberculeuse [Garwood, 2007], ainsi qu’en matière de politiques de santé, afin
de garantir un accès aux meilleurs soins possibles à tous les patients. Des éléments de ce sursaut sont
déjà en place mais exigent un effort accru et une attention soutenue pour obtenir des résultats concrets
permettant d’espérer une lutte efficace contre cette maladie en vue de son élimination d’ici à 2050.
1. - Situation épidémiologique générale
La tuberculose est une maladie infectieuse qui se transmet d’un patient contagieux à un sujet sain
qui va lui-même devenir infecté. La particularité de la tuberculose est que tous les individus infectés
ne vont pas forcément développer la maladie, et que celle-ci peut se développer dans un temps très
variable, de quelques mois à de nombreuses années [Styblo, 1991]. On estime qu’un tiers de la
population mondiale est infecté par le mycobacterium tuberculosis (ou bacille de Koch), le germe
responsable de la tuberculose et que 10 % environ des porteurs d’une infection latente développeront
une tuberculose active au cours de leur vie.
Dans les pays en développement, la tuberculose est une des causes majeures de mortalité,
frappant principalement les individus âgés de 15 à 54 ans, ce qui constitue un coût estimé de 12
milliards de dollars par an en raison d’une réduction du PIB estimée à 4-7 % [Harper, 2007]. De plus,
la tuberculose est devenue l’infection opportuniste la plus fréquente et la cause principale de mortalité
parmi les patients porteurs du sida [Corbett, 2003]. Environ 9 % des nouveaux cas de tuberculose dans
le monde peuvent être attribués au VIH, mais ce taux s’élève à 31 % en Afrique subsaharienne, où
presque 40 % des décès de tuberculose sont attribuables au VIH/sida. Pour ces raisons, la tuberculose
contribue de manière significative aux niveaux élevés de morbidité et de mortalité, perpétuant la
pauvreté et limitant le développement humain, qui s’ajoute au lourd fardeau imposé par la pandémie
de VIH. On estime ainsi que plus de 80 % du fardeau de la tuberculose, mesuré en termes « d’années
de vie ajustées sur l’incapacité », sont dus à une mort prématurée plutôt qu’à la maladie [Dye, 2006].
En Afrique subsaharienne le taux d’incidence estimé est le plus élevé (356 cas pour 100 000
habitants par an), mais la majorité des patients atteints de la tuberculose vit dans les pays les plus
peuplés d’Asie. Ainsi, le Bangladesh, la Chine, l’Inde, l’Indonésie et le Pakistan représentent la moitié
(48 %) des nouveaux cas qui apparaissent chaque année dans le monde. Environ 80 % des cas
nouvellement diagnostiqués chaque année vivent dans les 22 pays les plus peuplés de la planète.
Bien que le taux estimé d’incidence de la tuberculose par personne semble décroître lentement
dans l’ensemble du monde après un pic en 2004, le nombre absolu de nouveaux cas continue
d’augmenter, en raison de l’accroissement démographique mondial. Les taux de notification de
nouveaux cas ont été stables ou en baisse pendant au moins deux décennies dans les régions du Sud-
Est asiatique, du Pacifique occidental, dans les pays de l’OCDE, ainsi qu’en Amérique latine et en
Méditerranée orientale, mais ils continuent d’augmenter en Afrique subsaharienne, principalement à
cause de l’épidémie du VIH/sida [Dye, 2006 ; WHO, 2009].
Les deux facteurs de gravité principaux qui concourent de manière significative à la mortalité et
à la morbidité de la tuberculose et constituent deux défis majeurs sur le plan de la santé publique sont
la co-infection par le VIH et la tuberculose à germes multirésistants.
Pour toutes ces raisons, la tuberculose a été déclarée « urgence mondiale » par l’OMS en 1993 et
son contrôle a été inclus dans les Objectifs du Millénaire pour le développement [Dye, 2006]. Des
progrès notables ont été faits dans la mise en place de la Stratégie « DOTS » de l’OMS [WHO, 1994],
qui ont permis d’atteindre l’objectif d’un taux de détection moyen de 61 % sur le plan mondial et d’un
taux de succès de traitement de 87 % en 2008 [WHO, 2009]. Cependant, les problèmes croissants liés
à la co-infection tuberculose/VIH et à la tuberculose multirésistante risquent de compromettre
sérieusement la possibilité d’atteindre les Objectifs du Millénaire, particulièrement en Afrique
subsaharienne et en Europe de l’Est, ce qui souligne l’urgente nécessité de développer de nouveaux
outils pour lutter contre la tuberculose.
2. - Les outils de la lutte antituberculeuse
La tuberculose étant une maladie infectieuse, la lutte contre cette maladie repose principalement
sur le diagnostic le plus précoce possible des patients contagieux, afin de mettre rapidement en route
un traitement qui coupera la chaîne de transmission de la maladie aux sujets sains. Pour compléter
cette lutte, il faut pouvoir prévenir de manière efficace le développement de la maladie chez
l’individu infecté ou même prévenir l’infection initiale, par l’utilisation de vaccins efficaces. La lutte
contre la tuberculose repose ainsi sur trois outils principaux : (1) le diagnostic précoce de la maladie,
(2) la mise en route rapide d’un traitement hautement efficace, et (3) la prévention de la maladie dans
la population générale par un vaccin efficace.
La culture des mycobactéries sur des milieux de culture solides fournit le diagnostic définitif de
la maladie. La sensibilité de cette technique de détection est excellente, de 80 à 93 % selon les études,
avec une grande spécificité (98 %), mais elle est très longue (6 à 8 semaines) et requiert une
infrastructure de laboratoire appropriée relativement lourde [Perkins et al., 2006]. Ceci peut causer
un retard important dans le traitement, en raison de l’absence d’un diagnostic confirmé,
particulièrement chez les patients pour qui la microscopie des crachats a des limites, tels que les
personnes co-infectées par le VIH, les enfants et les cas de tuberculose extrapulmonaire. La culture
permet également l’identification des mycobactéries et l’évaluation de la susceptibilité des germes
aux médicaments, ce qui est indispensable pour le diagnostic des formes résistantes aux médicaments,
mais les procédures sont très lentes et difficiles à exécuter dans les laboratoires des centres de santé
périphériques non équipés. Les notifications récentes de formes mortelles de tuberculose ultra-
résistante en Afrique du Sud ont accentué la nécessité de disposer de méthodes rapides et facilement
utilisables pour identifier les souches de mycobacterium tuberculosis hautement résistantes et orienter
le traitement de ces patients.
Une des conséquences de cette avancée dans le développement des médicaments contre la
tuberculose est que de nombreux essais cliniques vont être conduits dans les pays ayant une incidence
élevée de tuberculose, et qu’un très grand nombre de patients tuberculeux sont ou seront sollicités
pour contribuer à ces essais. Ceci nécessite l’accès à des sites réunissant les conditions de bonnes
pratiques cliniques et de bonnes pratiques de laboratoire exigées par les agences de régulation des
médicaments des pays où ceux-ci doivent être enregistrés [Schluger et al., 2007], ce qui demande un
fort investissement dans la formation du personnel et l’amélioration des infrastructures des sites
potentiels.
Le traitement de la tuberculose multirésistante est également un problème majeur, car celui-ci est
d’une durée très longue (environ deux ans) et fait appel à des médicaments très onéreux dont la
toxicité est importante et l’utilisation grevée par de nombreux effets secondaires pénibles amenant le
patient à interrompre le traitement avant complétion, ce qui entretient la transmission de ces formes
graves. La recherche de nouveaux médicaments ou de nouvelles combinaisons de médicaments pour
le traitement de la tuberculose multirésistante est donc une priorité [Cobelens et al., 2008 ; Lienhardt
et al., 2010].
Durant les dix dernières années, on a constaté un effort croissant pour identifier de nouveaux
candidats-vaccins contre la tuberculose, qui ont montré une efficacité égale ou supérieure au BCG
dans les essais chez les animaux. En 2009, 12 prototypes de vaccin étaient à l’étude, avec des essais
cliniques en phase I et II, et il est probable qu’au moins deux vaccins seront testés dans des essais en
phase III dans les prochaines années [4] .
3. - Le défi de la lutte contre la tuberculose au niveau
mondial
3.1 - La stratégie mondiale de lutte antituberculeuse
La thérapie directement observée formait la pierre angulaire de la stratégie mondiale de lutte
contre la tuberculose lancée par l’OMS en 1994, intitulée « DOTS » [5] . Elle reposait sur un
engagement à utiliser le diagnostic par l’examen microscopique et les traitements courts standardisés
donnés sous supervision directe, et à assurer l’approvisionnement continu des médicaments et la
surveillance régulière des données recueillies dans les programmes nationaux [WHO, 1994]. Cette
stratégie a permis de réaliser des progrès remarquables dans le contrôle mondial de la maladie
durant la décennie passée : en 2005, la stratégie DOTS avait été mise en application dans 182 pays,
couvrant 77 % de la population mondiale, et le taux de détection des patients sous stratégie DOTS
s’est accru de 11 % en 1995 à plus de 60 % à la fin de 2006 [WHO, 2009]. Cependant, devant des
estimations statistiques suggérant que cette stratégie seule ne suffirait pas pour atteindre les Objectifs
du Millénaire pour le développement (OMD) relatifs à la tuberculose, l’OMS a jugé nécessaire de
réviser et d’amplifier l’approche conceptuelle du contrôle de la tuberculose dans le monde. Ceci est
la base de la stratégie « Halte à la tuberculose » (« Stop TB Strategy ») lancée en 2006. Elle repose sur
les mêmes éléments, mais liste de plus des objectifs spécifiques dans le domaine de l’interaction
tuberculose/VIH, de la tuberculose multirésistante, de l’amélioration et du renforcement des systèmes
de santé. Par ailleurs, cette stratégie encourage l’implication croissante des patients tuberculeux et de
la communauté dans les activités de contrôle, et intègre la recherche comme une composante
essentielle de la lutte antituberculeuse [WHO, 2006].
En 2000, afin de promouvoir la lutte globale contre la tuberculose, il a été décidé de créer le
Partenariat Halte à la tuberculose (« Stop TB Partnership »), dont le but est « d’éliminer la
tuberculose comme problème de santé publique d’ici 2050 » [Kumaresan et al., 2005]. Sur la base des
Objectifs du Millénaire, ce Partenariat a publié un « Plan mondial pour stopper la tuberculose 2006-
2015 » qui liste les activités clés à mener pour atteindre des objectifs chiffrés à l’horizon 2015, et fixe
le cadre de développement de nouveaux outils pour la lutte antituberculeuse [Stop TB Partnership et
WHO, 2006] [6] .
Chacun de ces groupes de travail représente un lieu d’échanges entre les différents partenaires
qui mettent en commun leurs idées et proposent des actions afin de promouvoir et amplifier la lutte
contre la tuberculose, telles que la mise au point d’un agenda commun pour la recherche, le
financement de réunions et forums, ou la mise en place de groupes de conseil. Ainsi, le groupe de
travail sur la tuberculose multirésistante a établi le « Green Light Committee », dont le but est de
revoir et sélectionner des projets de mise en place d’un programme spécifique de lutte contre la
tuberculose multirésistante au niveau d’un pays, et propose aux pays dont les projets sont acceptés un
accès à des médicaments dits « de seconde ligne » (les médicaments utilisés dans le traitement de la
MDR-TB) aux normes de qualité confirmées et garanties par l’OMS, à des prix inférieurs à ceux du
marché [Gupta et al., 2002].
Le Partenariat a estimé que la mise en place de ce plan pourrait sauver la vie de 14 millions de
personnes d’ici 2015 et que 50 millions de patients seraient traités, pour un coût global de 59
milliards de dollars sur dix ans. Chaque groupe de travail mis en place au sein du partenariat doit
concourir à ces objectifs. En particulier, l’objectif des trois groupes sur les nouveaux outils de lutte
(diagnostic, traitement et vaccin) est de faire en sorte que les efforts déployés dans ces domaines
soient cohérents et harmonieux, et que les fonds requis soient effectivement disponibles. Ils ont donc
un rôle essentiel à jouer dans le cadre de la recherche et du développement.
3.2 - La recherche de nouveaux outils de lutte
antituberculeuse
« The immediate responses of the public health community must not focus solely on
strengthening control programmes. It is also urgent to mobilize all necessary resources for the
rapid delivery of new drugs and diagnostic tools. »
Le paradoxe de la tuberculose est que nous sommes confrontés à une maladie parfaitement
connue, dont le germe a été identifié depuis plus de cent ans et dont le traitement est parfaitement
codifié, mais les trois outils principaux de la lutte contre cette maladie apparaissent insuffisants pour
en venir à bout et arrêter la transmission de l’infection. La tuberculose associée au VIH et la
tuberculose multirésistance ont révélé de manière aiguë les insuffisances du diagnostic et du
traitement. Il est donc indispensable d’améliorer ces outils et de faire en sorte qu’ils aient un effet
synergique pour lutter contre les différentes formes de la maladie et atteindre les objectifs
d’élimination d’ici 2050.
Il y a eu ces dix dernières années une nette accélération de la RD, qui a vu augmenter le nombre
de molécules en développement pour le traitement et de candidats-vaccins. On est ainsi passé de 2 à 25
médicaments dans le réservoir de RD depuis 2000, et il existe à présent 18 candidats-vaccins aux
stades de développement pré-clinique et clinique. Il est cependant essentiel que ces nouveaux outils
puissent être utilisés dans les mêmes conditions que celles du terrain, ce qui implique qu’ils soient
disponibles à des coûts accessibles aux pays à faibles revenus, et que les techniques requises soient
compatibles avec une utilisation large dans ces pays, des hôpitaux centraux jusqu’aux centres de santé
périphériques. Pour cela, une coordination entre les diverses initiatives est nécessaire, afin de
s’assurer que les produits de la recherche puissent être utilisés dans les conditions de programme. En
effet, la réponse à l’épidémie est souvent handicapée par des systèmes de santé non adaptés,
insuffisamment structurés ou insuffisamment financés, des réseaux de laboratoires limités ou sous-
équipés, des systèmes de distribution des médicaments inefficaces ou dominés par le secteur informel
ou non contrôlé… Le développement de la recherche et du développement pour de nouveaux outils de
lutte contre la tuberculose doit donc impérativement s’accompagner d’une réflexion sur
l’amélioration et le renforcement des systèmes de santé. C’est une des spécificités des « maladies liées
à la pauvreté », qui doit impérativement être prise en compte.
3.3 - Le financement de la RD
En 2006, le Treatment Action Group, une ONG américaine travaillant au nom de la société civile
dans le domaine du VIH, a publié le premier rapport faisant l’inventaire du financement de la
recherche et du développement dans le cadre de la tuberculose [Feuer, 2006]. Selon ce rapport, 368
millions de dollars ont été investis dans la recherche sur la tuberculose en 2005, répartis entre 40
donateurs environ, 69 % provenant du secteur public, 20 % de fondations et 11 % de l’industrie. Les
donateurs principaux étaient en 2005 : le National Institute of Health (États-Unis, public, 158 millions
de dollars), Bill and Melinda Gates Foundation (États-Unis, privé, 57 millions), le Centers for Disease
Control and Prevention (États-Unis, public, 20 millions de dollars), Wellcome Trust (Royaume-Uni,
privé, 18 millions de dollars), l’Union européenne (13 millions de dollars) et Otsuka Pharmaceutical
Company (Japon, privé, 12 millions de dollars). La répartition se faisait entre la recherche
fondamentale (86 millions de dollars, soit 23 % du total), la recherche « appliquée » ou « non
spécifique » (40 millions de dollars, 11 %) et la recherche dite « opérationnelle » (31 millions de
dollars, 8,4 %). Un total de 206 millions de dollars était investi dans le domaine des nouveaux outils :
120 millions (32 %) pour les médicaments, 70 millions (19 %) pour les vaccins et 19 millions (5 %)
pour le diagnostic. La part la plus importante du financement venait du gouvernement des États-Unis
(environ 47 %), mais les 158 millions investis dans la recherche sur la tuberculose par le NIH
représentaient un peu plus de 5 % de la somme globale investie par le NIH dans le VIH/sida. Il faut
aussi noter que cet inventaire s’est fait sur la base d’informations volontaires, et n’est donc pas
exhaustif.
Ce premier rapport a été suivi d’évaluations annuelles du panorama du financement donnant une
image relativement précise de l’évolution. En 2007, 482 millions de dollars ont été ainsi investis dans
la recherche sur la tuberculose, une augmentation de 30 % par rapport à 2005. La part du secteur
public a diminué en proportion (56,5 %), les fondations philanthropiques investissant 29,2 % et
l’industrie privée 14,4 %. Les dix donateurs principaux étaient en 2007 : le National Institute of Health
(131 millions de dollars), Bill and Melinda Gates Foundation (124 millions de dollars, soit un
accroissement de 116 % par rapport à 2005), l’Union européenne (23 millions de dollars), Otsuka
Pharmaceutical Company (21 millions), Centers for Disease Control and Prevention (18 millions),
Wellcome Trust (15 millions), le Medical Research Council (Royaume-Uni, public, 15 millions de
dollars), le gouvernement néerlandais (13 millions) et Novartis (11 millions) [8] . La répartition se
faisait entre la recherche fondamentale (121 millions), la recherche « non spécifique » (40 millions),
la recherche « opérationnelle » (36 millions), les médicaments (170 millions), les vaccins (71
millions) et le diagnostic (42 millions).
Malgré une augmentation ces dernières années, on est loin de l’estimation faite par le Plan
mondial pour stopper la tuberculose 2006-2015, qui estimait à 11 milliards de dollars le montant
nécessaire sur la décennie pour améliorer la RD sur la tuberculose et atteindre les OMD. Or, si l’on
admet, par exemple, le ratio classique d’1 médicament nouveau mis sur le marché pour 20 produits
entrés dans le processus de développement clinique, avec seulement 40 produits actuellement en phase
de développement clinique, les chances de trouver un traitement nouveau sont relativement faibles, et
un investissement majeur est nécessaire [MSF, 2006 ; Lienhardt et al., 2010].
Les conditions de la RD ont bien changé depuis vingt ans, avec une réorientation de l’industrie
pharmaceutique qui investit moins dans la RD et des actionnaires qui demandent de plus amples
bénéfices. Le coût actuel de développement d’un médicament peut être estimé à 800 millions de
dollars environ, ce qui rend les compagnies pharmaceutiques de plus en plus dépendantes de la
découverte d’un produit « blockbuster » qui permette un retour large et prolongé sur investissements.
La compétition est donc intense ; elle est aggravée par l’arrivée sur le marché des produits
génériques, qui représentent actuellement 47 % du marché des médicaments aux États-Unis. De plus,
en raison d’un accroissement sévère des procédures de régulation du développement clinique pour
autoriser la mise en place d’un produit sur le marché, le temps d’exploitation du brevet exclusif par
les compagnies pharmaceutiques est réduit. Dans ces conditions, la RD pour le traitement d’une
maladie répandue préférentiellement dans les pays en développement, où les marges seront faibles, a
un attrait limité. Ainsi, seulement 1 % des médicaments mis sur le marché de 1975 à 1997 l’étaient
pour des maladies des pays en développement – où seulement 5 % des patients qui souffrent de
tuberculose ont les moyens de payer le traitement dans sa totalité [Velasquez et Boulet, 1999]. Un
nouveau traitement ne pourra donc pas bénéficier d’un marché générateur de profits substantiels, ce
qui limite les possibles investissements des compagnies pharmaceutiques dans la RD pour la
tuberculose. Cette situation est encore plus dramatique pour les vaccins antituberculose, qui
représentent un investissement à haut-risque, les pays espérant que la mise au point d’un nouveau
vaccin efficace s’accompagne d’une mise à disposition de ce vaccin à des prix très faibles afin d’en
permettre l’accès et l’utilisation pour le plus grand nombre. Or il y a actuellement peu de mécanismes
incitatifs pour les laboratoires pharmaceutiques en charge de la RD pour les nouveaux outils de la
lutte antituberculose, qui compensent de manière durable l’incapacité à réaliser des profits
substantiels pour recouvrer les coûts de la RD. À ce niveau, le plaidoyer humanitaire ne saurait
suffire et des mesures incitatives innovantes doivent être imaginées pour amener l’industrie
pharmaceutique à investir dans la RD pour la tuberculose.
Carl Nathan
Les campagnes de plaidoyer auprès des gouvernements et des institutions publiques et privées de
financement doivent évoquer les besoins essentiels en santé des pays en développement, tels que
présentés au sein des engagements internationaux pour la concrétisation des OMD dans le cadre de la
lutte contre la pauvreté, et insister sur l’inefficacité relative des outils actuels pour un contrôle
efficace de la tuberculose. Cette démarche doit cependant s’accompagner d’une analyse exhaustive du
marché pour ces outils, qui doit stimuler une réflexion sur les divers mécanismes permettant
d’augmenter l’intérêt de l’industrie dans le RD pour la lutte antituberculose [Harper, 2007]. Parmi
ceux-ci, les mécanismes qui suivent sont autant d’exemples de possibles incitations à la RD.
Les brevets communs ou communautés de brevets (« patent pools»). Il s’agit ici de mettre
en commun plusieurs brevets complémentaires dans une structure juridique unique, permettant
de fabriquer à coût réduit des produits utilisant différents brevets, les détenteurs des brevets étant
rétribués par des royalties ajustées au niveau de richesse du pays où le produit est distribué. [9]
Procédure accélérée d’autorisation de mise sur le marché (« fast track option»). Cette
méthode consiste à garantir à une entreprise pharmaceutique commerciale une procédure
accélérée d’autorisation de mise sur le marché d’un nouveau produit pour la lutte anti-
tuberculose afin de permettre à cette compagnie un gain de temps pour l’exploitation
commerciale du produit [Moran et al., 2005]. Selon cette méthode, le produit (médicament,
vaccin) serait disponible jusqu’à deux ans plus tôt et resterait donc breveté plus longtemps, ce
qui permettrait une augmentation significative des bénéfices pour la compagnie en question.
Selon les auteurs, cette option d’affectation de fonds pourrait réunir de 0,5 à 0,75 milliard de
dollars par procédure accélérée, qui pourraient être utilisés pour la recherche. Si on répète cela
spécifiquement pour la tuberculose pendant sept ans, le déficit de financement serait éliminé sans
autre augmentation du financement provenant d’autres sources.
L’attribution d’un prix. Le but de cette méthode est d’inciter l’industrie à mettre en œuvre la
RD pour un outil de lutte contre la maladie en supprimant l’incertitude liée à l’investissement
pour un produit destiné à un marché inconnu ou estimé insuffisant. Ce peut être, par exemple, un
nouvel outil diagnostique très performant permettant de poser un diagnostic fiable de la
tuberculose qui soit utilisable au niveau le plus périphérique possible, sans recours à une
infrastructure complexe. Ce prix pourrait atteindre des sommes de plusieurs millions de dollars,
et serait attribué à une entreprise ayant développé un produit pour la lutte antituberculose (un test
diagnostique par exemple) dont la validité est confirmée par des études cliniques appropriées et
documentées et dont l’approvisionnement à coût modéré pour les pays à faibles ressources serait
garanti. Ce concept est actuellement développé par la X-Prize Foundation (Los Angeles) [10] .
Une projection récente, basée sur les paramètres de l’épidémie tuberculeuse en Asie du Sud-Est,
a permis de montrer que la combinaison d’une vaccination néo-natale (« pré-exposition »), d’un
traitement de deux mois efficace à la fois contre les germes susceptibles et résistants, et d’un nouveau
test diagnostique basé sur les techniques d’amplification de l’ADN réduira l’incidence estimée de la
tuberculose de 71 % en 2050. Cependant, malgré cette forte réduction du taux d’incidence, l’objectif
d’élimination ne pourra être atteint que si cette combinaison est associée à de nouvelles stratégies de
délivrance (par exemple les vaccinations de masse), et au traitement des personnes infectées de
manière latente [Abu-Raddad et al., 2009].
Une série de priorités doit donc être établie dans divers domaines de la lutte contre la
tuberculose dans les années à venir, afin de réaliser les Objectifs du Millénaire pour le
développement. Au-delà du développement de nouveaux outils diagnostiques, de nouveaux
traitements et de nouveaux vaccins, la recherche doit être également menée en amont, au niveau de la
recherche fondamentale pour stimuler l’identification de nouveaux candidats, et en aval sur le plan
opérationnel et programmatique, afin de faciliter l’accès aux soins que chaque patient tuberculeux
dans le monde est en droit de recevoir.
Un des six éléments de la Stratégie mondiale de l’OMS pour la lutte antituberculeuse est la
promotion de la recherche. Au sein du Partenariat Halte à la tuberculose, un Mouvement pour la
recherche a été créé dans ce but, avec pour tâches spécifiques de mobiliser et augmenter les
ressources et le financement de la recherche, et d’élaborer un agenda international harmonisé pour la
recherche en tuberculose qui fasse l’inventaire des besoins et hiérarchise les priorités [12] .
La lutte contre la tuberculose a fait des progrès remarquables par le passé, mais ceux-ci
s’avèrent insuffisants pour contrôler l’expansion de la maladie. Le développement de technologies
innovantes est une priorité pour améliorer la lutte contre cette maladie, et il est indissociable d’un
effort large et concerté pour accroître les moyens de la recherche. Celle-ci ne pourra cependant être
effective que si l’on s’assure, en parallèle, que les conditions permettant l’utilisation de ces nouveaux
outils soient remplies, et que des efforts soient menés dans le cadre du renforcement des systèmes de
santé et de l’amélioration de l’accès aux soins des populations les plus vulnérables. Le combat contre
ce fléau historique est à ce prix.
Plus de cent ans après la découverte de l’organisme causal et plus de cinquante ans après la
première mise en œuvre du traitement antibiotique pour la tuberculose, la communauté internationale
est à un point crucial concernant la lutte contre la tuberculose. Tandis que le fardeau mondial de la
tuberculose continue à croître, et que des nouvelles formes graves et quasi intraitables de la maladie
émergent, des avancées essentielles sont faites dans le domaine du diagnostic, du traitement et du
vaccin. Celles-ci, cependant, doivent être renforcées et traduites en activités quotidiennes de lutte dans
toutes les régions du monde, afin de rendre le traitement de la tuberculose accessible à tous les
patients qui en ont besoin.
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479-485.
Notes du chapitre
[*] ↑ Médecin épidémiologiste, spécialiste de maladies tropicales et infectieuses, conseiller scientifique senior au Département de
lutte contre la tuberculose (Stop TB) de l’OMS et au Partenariat « Halte à la tuberculose »
[1] ↑ Définie comme ≤ 1 cas de tuberculose par million de personnes par an.
[2] ↑ Définie comme résistante à la rifampicine, à l’isoniazide, à toute quinolone et au moins à une molécule du traitement de
seconde ligne (capreomycine, kanamycine ou amikacine).
[8] ↑ Le premier bailleur français, l’Institut Pasteur, arrive en 16 e position avec 7,5 millions de dollars.
[9] ↑ Ainsi, GlaxoSmithKline a déclaré en février 2009 qu’il contribuerait au patent pool pour les maladies négligées telles que le
paludisme et la tuberculose (Wall Street Journal, 14 février 2009).
On aura ici pour objectif d’identifier les problèmes pratiques qui ont amoindri
l’efficacité des stratégies mises en œuvre, et d’apprécier les améliorations
observées aujourd’hui dans la lutte contre le paludisme.
Le paludisme reste l’une des maladies les plus répandues et mortelles au monde. Selon le
Rapport sur le paludisme dans le monde de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), en 2008 cette
maladie était endémique dans 108 pays, le continent africain étant le plus frappé. En effet, sur les 243
millions d’épisodes de paludisme estimés pour l’année 2008, 85 % des cas se sont produits dans la
région africaine, contre 10 % en Asie du Sud-Est et 4 % en Méditerranée orientale. De même, sur les
863 000 décès de paludisme estimés en 2008, 89 % ont eu lieu en Afrique, 6 % dans la Méditerranée
orientale et 5 % en Asie du Sud-Est [WHO, 2009]. Par ailleurs, les enfants de moins de cinq ans sont
les plus touchés : selon l’Unicef, en Afrique le paludisme est à l’origine d’environ 20 % de tous les
décès d’enfants [Unicef, 2004 ; Unicef, 2009]. Enfin, d’un point de vue économique, et pour la seule
Afrique, on estime que le paludisme cause chaque année une perte de 12 milliards de dollars en
termes de PIB du continent, une réduction de 1,3 % du taux annuel de croissance pour les pays
subsahariens, jusqu’à 60 % en moins de récoltes pour les ménages affectées par rapport à celles des
familles saines [Bastin, 2007].
Pour répondre à cette question, il est important d’analyser d’abord les différentes stratégies
adoptées au niveau international jusqu’à aujourd’hui, puis de comprendre les raisons de leur échec.
En effet, la prolifération tout au long du XXe siècle d’initiatives et de déclarations en faveur du
paludisme a été malheureusement accompagnée de nombreuses difficultés pratiques qui en ont
amoindri l’efficacité. En conséquence, les résultats sont restés à l’heure actuelle peu satisfaisants.
Dans un second temps, nous essayerons d’apprécier l’importance des avancées récemment
introduites. Mais avant cela, il nous paraît utile de donner un bref aperçu de ce qu’est le paludisme.
1. - Le paludisme : pourquoi et comment ?
Pour comprendre la maladie, il faut distinguer l’agent pathogène et le vecteur qui en permet la
diffusion. L’agent pathogène est un parasite unicellulaire, le plasmodium, existant sous quatre formes
différentes : plasmodium falciparum, plasmodium vivax, plasmodium ovale et plasmodium malariae.
Parmi ces quatre formes, la première est la seule meurtrière et la plus répandue en Afrique
subsaharienne. Le vecteur est un moustique femelle du genre anophèle. Cependant, une transmission
interhumaine directe d’une femme enceinte à son enfant est aussi possible [Institut Pasteur, 2008].
Le parasite a un cycle de vie en deux étapes. Dans un premier temps, l’anophèle femelle pique
l’homme et lui transmet le parasite sous forme de sporozoïte, qui migre dans le foie. Dans la cellule
hépatique, il se déclenche une multiplication asexuée qui produit des milliers de mérozoïtes. Quand la
cellule hépatique éclate, les mérozoïtes pénètrent les globules rouges, où ils se multiplient à leur tour,
jusqu’à l’éclatement. Ainsi libérés, les mérozoïtes infectent de nouveaux globules rouges et, pendant
leur réplication, génèrent des parasites sexués mâles et femelles, les gamétocytes. Suite à cette
première piqûre, l’homme devient donc un réservoir, porteur de la forme sexuée du parasite, sans
pour autant manifester les symptômes de la maladie, en sachant que le délai d’incubation est en
moyenne de quinze jours. La deuxième phase du cycle commence quand un moustique pique une
personne ainsi infectée. À ce moment-là, l’anophèle ingère les gamétocytes, qui se transforment en
gamètes : leur fécondation engendre un zygote, qui se différentie dans le tube digestif du moustique
en oocystes. Ces derniers produisent de nouveaux sporozoïtes, prêts à recommencer le cycle [Institut
Pasteur, 2008].
Les conditions de vie des moustiques sont très particulières et cela explique leur présence dans
des régions très précises du monde. Les trois premières phases de vie – œufs, larves et nymphes –
sont aquatiques. L’eau doit être non polluée et la température extérieure ne doit pas descendre en
dessous des 18°C. La quatrième phase, le stade adulte, est aérienne et elle peut durer de quatre à six
semaines. La distance de vol est assez courte (500 m à 1 km), mais ces moustiques peuvent aussi être
transportés par le vent ou l’avion, le bateau, l’automobile, etc. L’anophèle pique la nuit et sa piqûre est
la plupart du temps indolore [Amat-Roze, 2002]. Les changements environnementaux et
l’urbanisation ont provoqué non seulement l’apparition de formes aggravées de la maladie, mais
aussi l’adaptation des moustiques à de nouveaux contextes, les rendant parfois diurnes [Salem et al.,
2000].
Enfin, il faut aussi savoir que des immunités existent : une « immunité naturelle » des hommes
noirs par rapport au plasmodium vivax. En fait, l’homme noir ne porte pas le récepteur globulaire
correspondant à ce plasmodium ; une « immunité acquise passivement », que la mère transmet via ses
anticorps à son enfant, qui s’en trouve ainsi protégé durant les six premiers mois de vie ; une «
immunité de prémunition », qui apparaît suite à des infections successives, chez les populations
autochtones et qui peut disparaître si le sujet ne vit plus en zone impaludée [Institut Pasteur, 2008].
2. - 1930-2010 : une prolifération de stratégies
internationales de lutte contre le paludisme
Le paludisme est une épidémie très ancienne, dont l’agent pathogène a été découvert en 1880 et
qui a été éradiquée en Europe seulement en 1975. Pendant plus de trois siècles et jusqu’aux années
1930, le seul médicament efficace pour le traitement du paludisme était la quinine, aujourd’hui
utilisée contre les formes les plus graves de la maladie. Mais l’éradication de cette épidémie dans les
pays occidentaux s’est faite notamment grâce à l’utilisation du DDT, un insecticide découvert en 1938
par Paul Müller et dont la pulvérisation a constitué la stratégie principale du Programme
d’éradication du paludisme lancé par l’OMS en 1955. Pourtant, l’usage du DDT s’est bientôt révélé
être la cause d’effets secondaires dangereux pour l’environnement et pour l’homme. De plus,
l’anophèle a su développer une certaine résistance à ce produit, le rendant pratiquement inefficace.
Ainsi, dans nombreux pays du Nord son utilisation a été interdite dès les années 1970.
Un vrai engagement international contre le paludisme ne se manifestera qu’en 1998, quand les
ministres africains, l’OMS, la Banque mondiale et plusieurs bailleurs de fonds lancent l’Initiative
africaine pour la lutte contre le paludisme au XXIe siècle, avec pour but d’améliorer et de renforcer
la coordination entre les différents acteurs. Cette même année, l’OMS, en partenariat avec l’Unicef, la
Banque mondiale et le PNUD s’engagent dans le partenariat Faire reculer le paludisme [1] , afin de
faciliter et de mieux coordonner la lutte contre cette maladie. Composé aujourd’hui de plus de 500
membres, parmi les gouvernements, les agences de développement, les ONG et les entreprises
privées, ce partenariat public-privé consiste à fournir aux États les ressources humaines, financières
et matérielles nécessaires à la mise en œuvre des plans nationaux de lutte contre la maladie.
Dès ce moment, de nouveaux engagements apparaissent. Le 25 avril 2000, lors du Sommet
africain pour faire reculer le paludisme à Abuja, 44 chefs d’État et représentants de pays, confortés
par le partenariat promu par l’OMS, s’engagent « à faciliter l’accès aux traitements à 60 % des
malades pour 2005, et l’accès aux traitements préventifs intermittents pour au moins 60 % des
femmes enceintes » [RBM et OMS, 2003]. En septembre de la même année, le Sommet du Millénaire
impose la lutte contre le paludisme parmi les stratégies internationales de réduction de la pauvreté.
Ainsi, sur les huit Objectifs du Millénaire à réaliser pour 2015, le 6e consiste à « combattre le
VIH/sida, le paludisme et d’autres maladies » et il prévoit comme cible : « d’ici à 2015, avoir maîtrisé
le paludisme et d’autres grandes maladies, et avoir commencé à inverser la tendance actuelle »
[www.un.org/millenniumgoals]. Les activités promues visent notamment une meilleure information et
éducation des personnes les plus à risque, une meilleure accessibilité des traitements, une meilleure
qualité des soins, et le soutien aux institutions locales. Pour financer ces initiatives, la communauté
internationale a créé en 2002 le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme
(FMSTP), une organisation indépendante de l’OMS constituée d’un partenariat public-privé mondial,
dont la fonction principale est de mobiliser des fonds et de financer des programmes concernant la
lutte contre ces trois pandémies [www.theglobalfund.org].
En 2005, les objectifs ont été augmentés, avec l’Assemblée mondiale de la santé recommandant
aux États endémiques une couverture d’au moins 80 % déjà en 2010 pour quatre interventions :
moustiquaires imprégnées d’insecticide, pulvérisation intra-domiciliaire à effet rémanent pour les
ménages à risque, traitement préventif intermittent pendant la grossesse, médicaments antipaludiques
appropriés [WHO, 2005]. Cette même année, lors de la Conférence de Yaoundé, où étaient réunis les
chefs de gouvernement africains, les bailleurs de fonds, les ONG, les chercheurs et les laboratoires
pharmaceutiques, les gouvernements nationaux se sont engagés à renforcer leurs politiques de santé,
en améliorant notamment l’évaluation et le suivi des programmes mis en place. De leur côté, les
bailleurs de fonds ont assuré leur soutien pour la réalisation d’un Plan stratégique mondial 2005-
2015, visant à assurer la couverture de 80 % des principales interventions dans les pays endémiques et
à diminuer la morbidité et la mortalité palustre par habitant d’au moins 50 % entre 2000 et 2010 et
d’au moins 75 % à l’horizon 2015 par rapport à 2005 [RBM, 2005].
Lors de la Journée mondiale contre le paludisme en avril 2008, le Secrétaire général de l’ONU
Ban Ki-Moon a demandé une couverture universelle en termes de prévention et de traitement à
l’horizon 2010. En septembre, à l’occasion du Sommet des Nations unies pour les Objectifs du
Millénaire à New York, le partenariat Faire reculer le paludisme a lancé le Plan d’action mondial
contre le paludisme [RBM, 2008]. Si les objectifs confirment ceux déjà fixés par le Plan stratégique
mondial 2005-2015, cette dernière stratégie se veut une approche plus intégrale que les précédentes.
Elle repose en particulier sur trois volets : i) une mise en place des interventions à large échelle et un
suivi régulier des activités ; ii) la recherche pour le développement de nouveaux moyens de
diagnostic et de traitement, et la recherche opérationnelle ; iii) l’élimination du paludisme dans 8 à 10
pays à l’horizon 2015, puis dans d’autres pays. Des stratégies régionales sont également élaborées.
3. - Des résultats de terrain contrastés : engagements
et difficultés pratiques
Malgré la prolifération d’initiatives et d’engagements, les résultats restent aujourd’hui
contrastés, avec des progrès réalisés dans certaines zones et pour certaines activités, mais des lacunes
et des retards pour d’autres aspects. Dans les faits, plusieurs problèmes pratiques, liés tant aux
faiblesses des systèmes de santé des pays en développement qu’aux intérêts économiques des groupes
pharmaceutiques et à la disponibilité de ressources financières, ont entravé la mise en œuvre des
stratégies promues et en ont limité l’efficacité.
Plus généralement, le nombre de moustiquaires imprégnées produites dans le monde est passé de
30 millions en 2004 à 150 millions en 2009, entraînant un approvisionnement accru dans les pays
[Nations unies, 2010]. Cependant, d’après les quantités de moustiquaires imprégnées fournies par les
programmes nationaux de lutte contre le paludisme, seulement six pays d’Afrique avaient en 2006 la
capacité de protéger au moins 50 % des personnes à risque [WHO, 2008]. De même, selon une étude,
la couverture de moustiquaires imprégnées chez les enfants de moins de cinq ans reste encore
extrêmement faible dans des pays à haut risque d’endémie, comme le Nigeria, le Soudan ou la
République démocratique du Congo [Noor et al., 2009]. Ceci peut être expliqué par le manque de
ressources et de moyens dont disposent les ministères de la Santé de ces pays, qui limite leur capacité
à mettre en place des distributions à large échelle, et également par le fait de la guerre qui sévit dans
ces pays. De même, les difficultés logistiques que doit affronter la République démocratique du
Congo expliquent en grande partie la faible couverture nationale des interventions.
La Zambie s’est distinguée en Afrique pour les importants progrès réalisés dans la lutte
contre le paludisme. D’après la dernière enquête MIS (Malaria Indicator Survey), sur la période
2006-2008 :
le nombre de femmes ayant reçu deux doses de traitement intermittent préventif durant
leur grossesse a augmenté de 12 %.
Ces progrès remarquables ont été possibles grâce à une volonté politique affirmée et des
approches innovatrices. Le Plan stratégique national de contrôle du paludisme 2006-2010 a en
effet visé une couverture plus large et plus efficace des quatre interventions promues par
l’OMS :
des mécanismes de gestion vectorielle intégrée ont été introduits, comme la gestion de
l’environnement et l’assainissement, l’implication des communautés, la prise en compte des
savoirs traditionnels, etc.
En outre, à l’intérieur d’un même pays, le niveau de couverture par moustiquaire dépend souvent
de la zone géographique de résidence et du revenu des personnes. En effet, alors que la transmission
du paludisme est plus fréquente en milieu rural et auprès des personnes les plus pauvres, une enquête
menée dans 18 pays montre que la possession de moustiquaires est généralement plus élevée en
milieu urbain et auprès du quintile le plus riche de la population. Cette tendance a été également
confirmée pour la couverture en moustiquaires des enfants de moins de cinq ans et des femmes
enceintes, qui s’avère inégale selon la localisation et la richesse disponible. Néanmoins, là où les
efforts ont ciblé la couverture des populations plus à risque, par exemple au Ghana, en Zambie, au
Cambodge ou au Vietnam, ces différences géographiques et sociales se sont atténuées [TERG, 2009].
Concernant les moustiquaires imprégnées, il faut également considérer les conditions de leur
livraison et utilisation. En effet, l’acquisition et la livraison des moustiquaires sont souvent
organisées par plusieurs acteurs différents, en dehors du circuit national d’approvisionnement en
produits pharmaceutiques et en dehors de tout mécanisme de coordination entre les différentes parties
prenantes. Ainsi, des cas de distribution chaotique et déconnectée des besoins réels des zones ont été
souvent enregistrés dans les pays en développement. De plus, des erreurs pratiques ont aussi été
relevées quand à la bonne imprégnation des moustiquaires : l’effet de l’insecticide étant d’une durée
limitée, généralement six mois, il est important de stocker séparément moustiquaires et insecticides et
d’effectuer les imprégnations à chaque distribution. Or bien souvent, la bonne gestion des
imprégnations fait défaut dans les pays en développement, par manque de personnel formé ou de
matériel adéquat [Bastin, 2007].
Une autre entrave à l’efficacité des interventions a été le coût élevé des traitements et les
difficultés liées à leur approvisionnement. La logique actionnariale qui guide beaucoup de groupes
pharmaceutiques a souvent réduit les efforts en recherche et développement (R&D) en faveur du
paludisme et maintenu élevés les prix des médicaments. Un exemple vient des combinaisons ACT [2] .
Le premier ACT à avoir été préqualifié par l’OMS a été le Coartem®, un médicament produit par le
laboratoire pharmaceutique Novartis, qui associe dans un seul comprimé artéméther et lumefantrine.
En 2001, ce laboratoire et l’OMS ont conclu un accord aux termes duquel Norvartis s’engageait à
fournir le Coartem® pour une période de dix ans au prix de revient aux secteurs public et associatif
des pays en développement. Cet engagement se basait sur un partenariat impliquant à la fois Novartis,
l’OMS, l’Unicef, le FMSTP et les bailleurs internationaux [RBM et OMS, 2005]. Or, malgré cet
accord, ce médicament restait peu accessible à de nombreux patients : le traitement pédiatrique étant
vendu à 0,9 dollar et celui pour adulte à 2,4 dollars, cet ACT coûtait cinq à six fois plus cher que les
monothérapies classiques [MSF, 2004].
Comme pour les moustiquaires, se sont ajoutées aux problèmes de coût les difficultés
d’approvisionnement en ACT. En effet, l’engagement de Novartis n’a pas été accompagné d’une
amélioration parallèle des capacités de prévision des besoins et de production du Coartem®, ni d’un
accroissement des investissements. Ainsi en 2004, l’OMS annonçait son incapacité à fournir les
quantités commandées pour 2005, Novartis n’étant capable de produire que 30 millions de traitements
sur les 60 millions demandés. En outre, l’accord entre Novartis et l’OMS a été fortement critiqué par
plusieurs ONG, notamment Médecins sans frontières (MSF), qui ont dénoncé l’instauration d’un
quasi-monopole et demandé la conclusion d’accords avec d’autres producteurs [MSF, 2004].
Un autre obstacle à l’approvisionnement en ACT vient du fait que l’artemisia annua, la plante
dont est dérivée la molécule artémisinine, n’est cultivée qu’en Chine, avec des premiers champs qui
se sont développés au Vietnam, en Thaïlande et en Tanzanie. Cela réduit évidemment les capacités
d’approvisionnement durable pour tous les pays endémiques, qui devraient au contraire se lancer
davantage dans la culture de cette plante, afin de renforcer leurs propres capacités de production.
Ainsi, même si aujourd’hui 81 pays endémiques ont adopté la stratégie de proposer des ACT
comme traitement de première ou deuxième intention contre le plasmodium falciparum et si les ACT
ont été distribués dans 69 pays [Diap et al., 2010], la disponibilité et l’utilisation réelle de ces
médicaments dans les services publics et par les patients restent encore faibles, comme le souligne le
rapport d’évaluation à cinq ans du Fonds mondial en 2009 [TERG, 2009].
Le coût élevé des médicaments et les problèmes d’approvisionnement nous amènent à un autre
problème majeur de la lutte contre le paludisme dans les pays en développement : l’émergence de
résistances aux traitements due en particulier aux difficultés de bien diagnostiquer la maladie, mais
aussi à la prescription de médicaments non appropriés et à l’usage peu rationnel des médicaments par
les patients. En effet, la fièvre étant un symptôme assez répandu, son apparition est soit sous-estimée,
avec l’administration trop tardive d’antipaludéens efficaces, soit surestimée et donc soignée comme
fièvre palustre même en l’absence de véritable certitude. Cela est dû principalement au manque de
matériel de diagnostic adéquat et de personnel qualifié : l’utilisation de microscopes et de tests de
diagnostic rapide reste encore peu répandue en Afrique. En 2008, sur 18 pays africains, seulement 22
% des cas suspects du paludisme ont été testés [WHO, 2009]. Une enquête portant sur la qualité des
services offerts en Afrique pour la prise en charge du paludisme a relevé que si en Zambie et en
Éthiopie les tests de diagnostic rapide étaient largement utilisés et que les services de soins offraient
donc un diagnostic de bonne qualité, dans d’autres pays, comme par exemple le Burkina Faso, le
diagnostic du paludisme était encore peu basé sur des tests spécifiques [TERG, 2009].
Par ailleurs, une fois le diagnostic fait, la prescription d’antipaludéens appropriés fait souvent
défaut. Ainsi par exemple, des estimations dans 14 pays africains ont montré que, entre 2004 et 2006,
les associations à base d’artémisinine n’ont été prescrites qu’à 6 % des enfants diagnostiqués
fiévreux, avec la seule exception de la Zambie où la couverture avait atteint 13 % [Unicef, 2007].
Encore plus préoccupant, dans la plupart des pays enquêtés, il ne semble pas y avoir eu une
amélioration générale dans le traitement des enfants fiévreux, ni par ACT ni par d’autres
antipaludéens [TERG, 2009].
Enfin, même en cas de prescription correcte, faute de moyens suffisants, les patients des pays en
développement sont souvent contraints à faire une sélection parmi les médicaments qui leur sont
prescrits, en éliminant par exemple les médicaments les plus coûteux, mais qui sont souvent aussi les
plus efficaces, en prenant les médicaments seulement jusqu’à la fin des symptômes, sans compléter le
cycle du traitement, ou en recourant à des vendeurs ambulants de médicaments illicites moins chers,
dont l’efficacité est néanmoins douteuse.
Des questions se posent également quant aux ressources financières disponibles pour la lutte
contre le paludisme. Le financement international pour le contrôle de cette maladie a
considérablement augmenté entre 2003 et 2009, passant de 300 millions de dollars à près de 1,7
milliard [RBM, 2010a]. Cette augmentation a été possible notamment grâce à l’implication du FMSTP
(70 % des engagements durant cette période), mais aussi grâce à d’autres programmes, comme
l’Initiative du président américain contre le paludisme [3] (17 % des engagements) et le Booster
Program for Malaria Control de la Banque mondiale [4] (8 % des engagements) [RBM, 2010b].
Cependant, d’une part, les fonds restent insuffisants pour atteindre les engagements fixés. Par
exemple, selon le Partenariat RBM, 6 milliards de dollars seraient nécessaires pour mettre en place le
Plan d’action mondial contre le paludisme durant la seule année 2010. D’autre part, se posent
aujourd’hui des problèmes quant à la pertinence, la complémentarité et la prévisibilité des
financements accordés par les bailleurs de fonds. L’allocation des financements, rapportée à la
population ou au niveau de l’endémie, n’est pas rationnelle et coordonnée. Il en résulte une certaine
iniquité. Les fonds semblent en effet viser de petits pays, où la population à risque est moindre, par
rapport à d’autres pays relativement plus à risque d’infection ; et la coordination entre les différentes
agences de coopération reste faible. Par exemple, concernant les financements accordés par le
FMSTP entre 2002 et 2007, le Nigeria, avec ses 135 millions de personnes à risque, a reçu 0,12 dollar
par personne à risque ; le Pakistan, avec 31 millions de personnes à risque, a reçu 0,1 dollar ; au
contraire, Surinam, un pays avec une population relativement moins à risque, a reçu 147 dollars par
personne. De plus, dans ce dernier pays, le FMSTP est venu s’ajouter aux financements déjà
importants d’autres bailleurs de fonds (environ 167 dollars par personne financés par ces derniers),
alors qu’au Pakistan, par exemple, où l’appui extérieur et le financement national étaient tout aussi
faibles (environ 0,16 dollar par personne), un appui majeur de la part du FMSTP aurait été plus
justifié [Snow et al., 2008].
En outre, les investissements extérieurs varient souvent d’année en année et les annonces
d’engagement de la part des bailleurs sont souvent tardives par rapport aux cycles de planification des
pays, ce qui pose des difficultés supplémentaires pour développer des interventions à l’échelle
nationale. Par ailleurs, si d’une part ces financements ont été et sont aujourd’hui importants pour
relever les défis posés par la lutte contre le paludisme et pour multiplier les interventions de
prévention dans les pays du Sud, d’autre part la mise en œuvre des interventions et la gestion
financière des fonds s’opèrent parfois en dehors des mécanismes et des procédures des pays en
question, et en dépit des politiques et des priorités sanitaires nationales, limitant ainsi le renforcement
des systèmes de santé et l’amélioration de la qualité des soins en général.
4. - Des résultats de recherche confortés par les
dernières avancées
Les résultats atteints jusqu’à aujourd’hui sont donc loin de satisfaire les objectifs fixés par la
communauté internationale. Ainsi, pour ce qui est des OMD par exemple, il est désormais évident que
la plupart de ces objectifs ne seront pas atteints en 2015, et cela surtout dans les pays africains.
Cependant, ces dernières années plusieurs avancées ont été enregistrées, laissant espérer de meilleurs
résultats dans le futur proche.
Des initiatives apparaissent aussi en faveur d’une meilleure qualité et accessibilité financière des
médicaments antipaludiques. Le coût des bithérapies a en effet baissé ces dernières années. D’une part,
Novartis a décidé en septembre 2006 de fournir le Coartem® à 1 dollar par traitement adulte [5] , et
d’en augmenter la production [Bastin, 2007]. D’autre part, grâce au financement de la R&D par des
partenariats public-privés, de nouveaux ACT moins chers ont été produits. En particulier,
emblématique est l’initiative à but non lucratif DNDI [6] qui a permis la formulation de deux nouveaux
traitements. Tout d’abord, le Coarsucam®, vendu dans le secteur privé, ou ASAQ, vendu dans le
secteur public, réalisé en partenariat avec le groupe pharmaceutique sanofi-aventis et associant
artésunate et amodiaquine. Ce médicament, « Adapté, Simple, Accessible et de Qualité », a été lancé le
1er mars 2007. Il est produit au Maroc sans brevets, il garantit une bonne tolérance et une efficacité
comparable à celle du Coartem®, et il permet un traitement complet pour moins de 1 dollar chez
l’adulte et 0,5 dollar chez l’enfant. Le régime de trois jours a été simplifié pour faciliter l’adhérence
des patients : deux comprimés en une seule prise par jour pour les adultes et un comprimé par jour
pour les enfants, avec une formulation soluble conçue spécifiquement pour ces derniers [DNDI et al.,
2005]. En octobre 2008, l’ASAQ a reçu l’approbation pour le Programme de préqualification de
l’OMS, devenant ainsi la seule association antipaludique à doses fixes à être préqualifiée, avec le
Coartem®. Aujourd’hui, ce médicament est utilisé dans 25 pays africains et en Inde.
En avril 2008, DNDI a lancé son deuxième produit, ASMQ, l’association d’artésunate et
méfloquine produite par le groupe pharmaceutique brésilien Farmanguinhos/Fiocruz pour traiter les
formes non compliquées de paludisme chez les enfants et les adultes en Amérique latine et en Asie [7] .
Comme l’ASAQ, cet ACT est non breveté, présente des posologies adaptées pour l’adulte et l’enfant
et sera vendu à prix coûtant (2,5 dollars pour le traitement complet d’un adulte). Par ailleurs, grâce à
un accord conclu entre Farmanguinhos/Fiocruz et le fabricant de génériques indien Cipla, une
coopération Sud-Sud et un transfert de technologies permettront la production locale de ce
médicament en Asie du Sud-Est [DNDI, 2008].
Outre ces avantages pratiques, cette initiative représente aussi une importante avancée dans la
mesure où elle a introduit de nouveaux acteurs dans la R&D et de nouveaux modes de production de
médicaments pour les pays en développement. Ainsi, grâce au partenariat entre l’organisation à but
non lucratif Medecines for Malaria Venture et le laboratoire pharmaceutique Sigma-Tau, et avec le
soutien financier de la Fondation Bill et Melinda Gates, l’efficacité d’un nouvel ACT contre les
formes non compliquées du paludisme a été démontrée : le Eurartesim®, association de
dihydroartémisinine et de pipéraquinine [8] , permettant une protection contre de nouvelles
réinfections jusqu’à deux mois après le traitement [Sigma Tau, 2008a]. De même, Novartis et
Medecines for Malaria Ventures ont annoncé en février 2009 à Dakar la distribution en Afrique d’une
version du Coartem® adaptée aux enfants : le Coartem® Dispersible [Novartis, 2009]. Depuis, ce
médicament a été intégré dans la liste des médicaments pédiatriques essentiels de l’OMS, il a été
adopté dans 24 pays endémiques, et 16 millions de traitements ont été distribués dans 13 pays
(www.mmv.org).
Pourtant, des solutions efficaces et efficientes existent, comme le montre un usage correct des
moustiquaires imprégnées longue durée. De plus, la coordination entre toutes les parties prenantes et
des interventions conjointes ont déjà montré leurs effets positifs sur l’impact des interventions et
l’optimisation des ressources nécessaires. Dans ce sens, les partenariats public-privés apparaissent
comme une stratégie gagnante, capable de mobiliser un grand nombre d’acteurs et de ressources, et
de coaliser les efforts en faveur de la lutte contre cette maladie. Emblématique est le cas de DNDI,
initiative qui a rendu possible la production de médicaments sans brevets et directement dans les pays
du Sud, favorisant ainsi l’accessibilité des ACT pour les patients et leur approvisionnement dans les
pays en développement. Grâce à ces partenariats, l’offre de médicaments disponibles sur le marché
pharmaceutique des pays en développement s’est élargie et des résultats significatifs dans la R&D ont
été atteints, comme le montrent les progrès réalisés dans le développement d’un vaccin efficace et
bien toléré pour la prévention du paludisme auprès des enfants. Les avancées constatées ces dernières
années dans la recherche sont donc importantes pour assurer des résultats à long terme, développer
de nouvelles modalités d’intervention et permettre des stratégies de lutte contre le paludisme plus
efficientes.
Cependant, il est aujourd’hui évident que sans une amélioration générale et un renforcement du
système de santé des pays en développement, l’impact de ces avancées et des interventions ne pourra
que décevoir les attentes. En effet, pour assurer une couverture adéquate en ACT, ainsi qu’en
moustiquaires imprégnées à efficacité durable, en tests de diagnostic rapide, etc., il faudra non
seulement favoriser une accessibilité importante de ces médicaments, une production accrue, une
distribution plus capillaire des traitements et du matériel, mais il faudra également renforcer les
capacités des professionnels de santé en matière de prescription et de soins, assurer l’adhésion des
patients au traitement et promouvoir des changements de comportement dans la population, mieux
cibler les personnes les plus à risque, etc. Et cela ne pourra être garanti que par l’équipement des
structures de soins, la formation du personnel soignant, l’éducation des patients et, plus généralement,
par le renforcement du système de santé et des circuits d’approvisionnement en médicaments des pays
en développement dans leur ensemble, aussi bien dans les zones urbaines que rurales. On parle par
exemple aujourd’hui de la gratuité des ACT. Certains pays, comme le Sénégal depuis mai 2010, ont
adopté une politique de gratuité de ces médicaments. Or, il est important de considérer les effets
qu’une telle stratégie aura pour l’ensemble du système et sur les services de santé en particulier, en
sachant que pour de nombreux centres de santé le recouvrement des coûts est fondamental pour leur
pérennité et le financement de tout ou partie du personnel soignant. La viabilité des centrales d’achat
et des mécanismes de distribution des médicaments risque aussi d’être menacée. La prescription et la
vente des monothérapies classiques pourraient alors s’avérer plus rentables que celles des ACT,
mettant à mal l’usage exclusif des ACT préconisé pour les patients et favorisant au contraire des
usages peu rationnels et le développement de résistances, qui par ailleurs commencent déjà à
apparaître dans certaines zones frontalières entre le Cambodge et la Thaïlande.
Ainsi, au-delà des cibles, dont les chiffres sont souvent trop ambitieux pour être réellement
atteints et peu adaptés au contexte local propre à chaque pays, et au-delà des promesses
sensationnelles de financement, il est important que les partenariats public-privés, à l’instar de tout
programme de développement et de santé, s’inscrivent dans une vision holistique du secteur de la
santé et contribuent à renforcer l’ensemble du système sanitaire. Des interventions sectorielles donc,
mais aussi multisectorielles. Saluons les annonces par le FMSTP en vue d’améliorer l’alignement des
interventions sur les politiques et les procédures nationales des pays et d’appuyer davantage le
renforcement des systèmes de santé nationaux. Ou encore l’initiative prise en mai 2009, par le PNUE,
l’OMS et le Fonds pour l’environnement mondial dans le cadre de la Conférence des parties et de la
Convention de Stockholm, de créer une Alliance mondiale pour coordonner et renforcer les efforts
menés en faveur de nouveaux produits et méthodes de lutte contre le paludisme alternatifs au pesticide
DDT (http://chm.pops.int). Des méthodes non chimiques ont en effet déjà montré leur efficacité au
Mexique et en Amérique latine, à savoir par exemple l’élimination des sites potentiels de
reproduction des moustiques, le déploiement d’arbres qui repoussent les moustiques, l’implantation
de poissons qui mangent leurs larves. Ceci contribuerait à la lutte contre le paludisme, de manière
moins onéreuse et avec moins d’effets secondaires sur la santé générale des populations.
L’année 2010 représente une année cruciale dans la lutte contre le paludisme. Il ne reste en effet
plus que quelques mois pour atteindre l’objectif fixé par le partenariat RBM de diminuer de moitié la
mortalité due au paludisme. Lors de la Journée mondiale contre le paludisme d’avril 2010, le
partenariat RBM a lancé la campagne « Counting Malaria Out », plaidant pour un renforcement des
efforts contre cette maladie. Cependant, la prévention, le contrôle et in fine l’éradication du paludisme
dépendront non seulement d’une augmentation des engagements, mais aussi d’une complémentarité
entre stratégies cohérentes, financements adéquats et activités de terrain efficientes et à la portée des
populations locales. Ainsi, l’année 2010 devra être l’occasion pour la communauté internationale et
pour les pays endémiques de tirer des leçons du passé et de profiter des avancées plus récentes en les
intégrant dans des approches sectorielles et multisectorielles permettant d’optimiser les ressources,
de pérenniser les résultats et d’obtenir un impact majeur dans la lutte contre le paludisme et dans le
renforcement des systèmes de santé des pays du Sud.
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Notes du chapitre
[*] ↑ Groupe de recherche en appui à la politique sur la mise en œuvre de l’agenda pour l’efficacité de l’aide en santé (GRAP-
PA Santé), Université libre de Bruxelles
[2] ↑ Associations thérapeutiques à base d’artémisinine recommandées depuis 2001 par l’OMS car efficaces contre les résistances
que plasmodium falciparum a développées aux monothérapies traditionnelles, telles que chloroquine, sulfadoxine-pyriméthamine et
amodiaquine. Ces associations éliminent le parasite très rapidement, permettent au malade de récupérer vite et ont peu d’effets
secondaires.
[4] ↑ Programme d’accélération de la lutte contre le paludisme en Afrique [Banque mondiale, 2005].
[5] ↑ Aujourd’hui, le coût moyen d’un traitement pour l’adulte est de 0,8 dollar [Novartis, 2009].
[6] ↑ Drugs for Neglected Deseases Initiative naît en 2003 de la collaboration entre sept organisations : la Fondation Oswaldo
Cruz (Fiocruz) au Brésil, l’Indian Council for Medical Research, le Kenya Medical Research Institute, le ministère de la Santé de
Malaisie, l’Institut Pasteur en France, l’ONG Médecins sans frontières et le Programme spécial de recherche et formation en maladies
tropicales de l’OMS. Le but : développer des traitements pour ces maladies qui, ne constituant pas un marché dans les pays industrialisés,
restent négligées. Les recherches pour la production d’ACT ont été menées dans le cadre du « Projet FACT » : l’Université de
Bordeaux, l’Université Sains Malaysia en Malaisie et la compagnie pharmaceutique brésilienne Farmanguinhos/Fiocruz ont été chargées
de la formulation et production de l’association. Les essais cliniques ont été réalisés par l’Université Mahidol en Thaïlande et par le
Centre de recherche pour le paludisme au Burkina Faso, avec le soutien de l’Université de Oxford.
[7] ↑ La combinaison artésunate + méfloquine est aujourd’hui parmi les quatre ACT recommandés par l’OMS pour le traitement de
première intention des cas de paludisme simple à plasmodium falciparum, avec l’artésunate + amodiaquine, l’artéméther + lumefantrine
et l’artésunate + sulfadoxine - pyriméthamine [WHO, 2010].
[8] ↑ DHQ + PPQ. Aujourd’hui, cette combinaison est recommandée par l’OMS comme traitement optionnel contre les formes
simples de paludisme [WHO, 2010]. L’approvisionnement de cet ACT en Afrique sera assuré par une collaboration entre Sigma Tau et le
laboratoire Pfizer [Sigma Tau, 2008b].
[9] ↑ En tant que première phase pilote, cette initiative a été limitée à onze pays d’Afrique : Bénin, Cambodge, Ghana, Kenya,
Madagascar, Niger, Nigeria, Rwanda, Sénégal, Tanzanie et Ouganda, www.theglobalfund.org
5. Vacciner c’est convaincre [1]
Bernard Seytre [*]
Bernard Seytre, ancien journaliste et actuellement directeur d’une agence de
communication spécialisée dans le domaine de la santé, a écrit de nombreux articles et
plusieurs livres sur des questions de santé, essentiellement sur le sida et la poliomyélite. Il a
travaillé dans divers pays en développement, dont une douzaine de pays africains.
Les premières années, le nombre de cas chuta rapidement. En 1995, 120 pays n’avaient plus
connu de poliomyélite depuis au moins trois ans. Soutenue par le Rotary International qui finançait en
grande partie la campagne, l’OMS mobilisa les gouvernements des pays où la maladie était toujours
endémique. En Asie, en Afrique, en Amérique latine, des journées nationales de vaccination furent
organisées au cours desquelles des millions de volontaires passaient de porte en porte, de concession
en concession, de tente en tente, dans les lieux les plus reculés, pour vacciner les enfants [Seytre et
Shaffer, 2004].
La poliomyélite disparut des Amériques, d’Europe et d’une grande majorité de pays asiatiques et
africains. Et l’OMS annonça qu’en 2000, la maladie serait rayée de la surface du globe.
Mais des cas persistaient dans six pays et on s’aperçut qu’ils étaient plus nombreux qu’on ne le
croyait, notamment en Inde, au Pakistan et au Nigeria [2] . L’OMS repoussa à 2005 l’objectif de
l’éradication et impulsa journées de vaccination sur journées de vaccination. Non seulement les
efforts déployés ne parvinrent pas à éliminer la poliomyélite dans les pays concernés, mais le virus se
répandit à nouveau dans des pays voisins où il avait disparu. En 2005, l’Indonésie, la Somalie,
l’Éthiopie, l’Angola, le Soudan, le Tchad, le Mali, l’Érythrée, le Cameroun, la République
centrafricaine, le Burkina Faso, la Côte-d’Ivoire, le Bénin ont retrouvé un mal qui, croyaient-ils,
appartenait au passé. L’OMS préféra ne plus annoncer de date butoir pour l’éradication mondiale.
Après quinze ans de campagne massive, il est difficile de ne pas parler d’échec, en espérant qu’il ne
soit que provisoire.
D’un point de vue logistique, l’Initiative mondiale d’éradication de la poliomyélite s’est pourtant
déroulée selon les plans établis, même si ce fut à un rythme moins rapide que prévu. Premier temps :
éradication de la poliomyélite dans les pays développés et émergents, grâce à la vaccination de
routine. Second temps : campagnes de vaccination de masse avec le vaccin oral dans les pays en
développement ; mobilisation de volontaires locaux pour quadriller les populations des bidonvilles,
des montagnes, des forêts et des savanes. Mais les populations n’ont pas partout accepté que leurs
enfants soient vaccinés.
Au Nigeria comme en Inde et au Pakistan, sur des continents différents, dans des cultures
différentes, la même peur incite des mères à cacher leurs enfants aux équipes de vaccinateurs. Les
trois gouttes du vaccin oral sont, pensent-elles notamment, un médicament pour stériliser leurs filles
et leurs garçons. « En matière de vaccination, le soupçon tue », souligne Anne-Marie Moulin [Moulin,
2010].
En Inde, les bidonvilles n’ont pas oublié que la dernière fois que des représentants de l’État sont
venus arpenter en grande pompe leurs chemins boueux pour raison médicale, c’était pour des
campagnes de stérilisation. Comme l’écrit The Lancet : « Vous êtes la mère d’un jeune enfant, dans un
village du Nord de l’Inde. Délaissé par le gouvernement central et local, le village n’a pas d’eau
potable, pas de tout-à-l’égout, pas de route bitumée. [...] Un fonctionnaire vient vous voir pour faire
absorber quelques gouttes à votre enfant, en disant que cela le protègera contre une maladie dont vous
n’avez jamais entendu parler, la polio. Le responsable du village vous dit que les gouttes contiennent
un produit stérilisant, c’est un complot du gouvernement pour réduire le nombre de pauvres,
protégez votre enfant. Qui croirez-vous ? » [The Lancet, 2006].
J’ai assisté à une Journée nationale de vaccination, dans l’Uttar Pradesh, l’un des États les plus
pauvres, dans le Nord-Est de l’Inde. Des volontaires, souvent étudiants donc appartenant à des
couches privilégiées, en majorité hindous, arpentaient avec dévouement un bidonville de plusieurs
centaines de milliers d’habitants, tous musulmans. Même avec l’appui des leaders politiques et
religieux locaux, comme c’était le cas, toutes les mères présentaient-elles leurs enfants ? Le virus
vivant atténué du vaccin oral se transmet spontanément d’un enfant vacciné à d’autres enfants de son
environnement proche, les vaccinant discrètement à leur tour, mais était-ce suffisant pour compenser
une couverture limitée ?
Au Nigeria, la campagne pour l’éradication de la polio a tout de suite suscité des craintes dans
les États du Nord, musulmans et en conflit latent avec le pouvoir d’Abuja. La tension montant, les
États de Kano, de Zamfara et de Kaduna ont fini par interdire en 2003 la vaccination contre la polio.
Le porte-parole du gouverneur de Kano expliquait : « Depuis le 11 septembre, le monde islamique se
méfie de tout ce que fait le monde occidental. Les vaccins contre la polio inquiètent beaucoup la
population. » Un médecin de Kano, dirigeant du Conseil suprême de la sharia au Nigeria, a déclaré : «
Des Hitler des temps modernes ont trafiqué les vaccins contre la polio et leur ont ajouté des
médicaments stérilisants et des virus du sida. » [Jegede, 2007]. Coïncidence malheureuse, ici comme
en Inde le gouvernement central avait, dans les années 1980, mené une politique antinataliste destinée
à limiter le nombre d’enfants à quatre par femme. L’OMS et l’Unicef ont obtenu que des représentants
du Conseil se rendent en Afrique du Sud, en Indonésie et en Inde, pour contrôler des tests de
vérification de l’innocuité du vaccin oral contre la polio. Les tests les ont convaincus et la société
Biopharma, située dans l’Indonésie musulmane, a été choisie pour tous les vaccins contre la polio des
États nigérians musulmans [Jegede, 2007].
La vaccination dans le Nord du Nigeria a repris en 2004, mais les réticences des mères de
famille sont visiblement plus difficiles à vaincre que celles des leaders religieux, car le nombre
annuel de cas de polio dans le pays était encore de 1 122 en 2006. Il a cependant baissé à 388 en 2009
et 5 entre le 1er janvier et le 13 juillet 2010. Les efforts pour prendre en compte les craintes de la
population et y répondre semblent donc enfin porter leurs fruits. Heidi Larson et David Heymann
estiment que « cette crise aurait pu être évitée si on avait fait beaucoup plus tôt l’effort de s’adresser
aux communautés et de gagner la confiance dans des régions où on connaissait très bien le niveau
général de méfiance » [Larson et Heymann, 2010].
Au 13 juillet 2010, le nombre mondial de cas de polio recensés était de 1 604 pour l’année 2009
et 545 pour 2010. 413 des cas rapportés en 2010 concernent le Tadjikistan, où la maladie avait disparu
depuis plus de dix ans [WHO, 2010].
2. - Le paradoxe vaccinal
Ces réticences face à la vaccination font toucher du doigt le paradoxe de la vaccination, acte
intrusif, intervention médicale proposée, si ce n’est imposée, à l’individu en bonne santé au nom de la
collectivité.
On admet universellement le droit d’un malade à refuser un traitement. La loi française reconnaît
« l’intangibilité corporelle de chaque personne » à laquelle on ne peut déroger « que par nécessité
thérapeutique pour la personne et avec son consentement préalable [...]. Aucun acte médical ne peut
être pratiqué sans le consentement du patient » [Charte du patient hospitalisé, 1995]. Un malade
diphtérique, tétanique ou poliomyélitique a le droit de refuser un traitement, quitte à perdre la vie.
Mais en France les vaccinations contre le tétanos, la diphtérie et la poliomyélite sont légalement
obligatoires [3] . Le vaccin contre l’hépatite B est obligatoire pour les professions médicales et
paramédicales. La protection de la collectivité passe par l’interdiction de contracter et de transmettre
certaines infections.
La majorité des vaccins sont seulement recommandés, mais la différence entre obligation et
recommandation est généralement plus théorique que réelle dans l’esprit du public qui s’en remet à
l’avis des médecins. Un sondage d’opinion mené dans cinq pays européens a montré que 19 % des
parents demandent d’eux-mêmes que leur enfant soit vacciné, 67 % suivent une recommandation de
leur médecin, tandis que 8 % seulement le font pour respecter le carnet de vaccination [4] .
Un individu vivant au milieu d’une population entièrement vaccinée pourrait en toute sécurité ne
pas être vacciné, du fait de l’immunité de groupe, excepté contre le tétanos. Mais qu’une proportion
significative de la population refuse la vaccination et les épidémies reprennent leur cours. Le droit du
groupe à se protéger s’oppose au droit de l’individu à disposer de son corps. D’où la nécessité d’une
régulation par l’État, agissant au nom de l’intérêt général. L’État qui exerce le bio-pouvoir décrit par
Michel Foucault, dont l’exercice commença avec l’endiguement de la peste en Europe. Un pouvoir «
qui s’exerce positivement sur la vie, qui entreprend de la gérer [...] d’exercer sur elle des contrôles
précis et des régulations d’ensemble » [Foucault, 1976].
Plus le pouvoir est absolu, plus le bio-pouvoir est facile à exercer et efficace. La France imposa
à sa colonie cochinchinoise la vaccination obligatoire contre la variole trente ans avant d’appliquer la
mesure à la métropole et alors que la sécurité vaccinale était encore mal maîtrisée en milieu tropical.
En revanche, la désintégration de l’Union soviétique a entraîné une baisse de la couverture vaccinale
et une résurgence d’épidémies, en particulier de diphtérie. « La vaccination est prête à aider les
humains, mais pour ce faire, elle entend plutôt s’imposer. [...] Elle entend qu’on l’aide et a donc
naturellement tendance à réclamer le concours de la contrainte publique », écrit l’ethnologue Jolanta
Skomska-Godefroy [Skomska-Godefroy, 1996].
La vaccination devient ainsi un enjeu social et politique. Promue par le pouvoir, elle peut être
l’occasion d’exprimer une méfiance, une frustration, une révolte envers les autorités. Lorsque la
Monnaie de Paris frappe en 1804 une médaille à l’effigie de Napoléon représentant, côté pile, une
allégorie de la vaccination contre la variole, elle contribue à l’image de protecteur des Français du
nouvel empereur, au risque de faire de la vaccine une cible des opposants à l’Empire.
3. - Des oppositions parfois violentes
Les résistances à la vaccination ont été précédées par celles à la variolisation, ancêtre de la
vaccination contre la variole. Voltaire s’irritait déjà du refus de certains Français : « De tous ceux qui
sont inoculés en Turquie ou en Angleterre, aucun ne meurt. [...] Personne n’est marqué, personne n’a
la petite vérole. Quoi donc ? Est-ce que les Français n’aiment point la vie ? » [Voltaire, rééd. 1986].
En 1830, la population algérienne se rebiffe contre la vaccination contre la variole mise en place
par l’armée française après la conquête d’Alger, une révolte qu’on ne peut réduire à une réaction
contre le modernisme maladroit du colonisateur. La vaccination est nommée par le même mot que le
tatouage, fréquemment pratiqué, « tat’îm », et les Algériens connaissent déjà une forme de
variolisation, appelée « variole de Dieu » (djidri Allahi) qu’ils opposent à la « variole du
gouvernement » (djidri byelik) [Moulin, 2003].
La réussite de la vaccination, qu’elle soit obligatoire ou recommandée, repose sur une double
confiance : confiance dans l’innocuité du vaccin dont un médecin, l’État ou une organisation se porte
garant, mais confiance aussi dans la nécessité de la vaccination, autrement dit dans l’imminence du
danger de la maladie.
Nous avons vu que les résistances à la vaccination contre la poliomyélite, aussi bien en Inde
qu’au Nigeria, avaient notamment pour fondement des rumeurs selon lesquelles les vaccinateurs
visaient à stériliser les jeunes filles. Ces dernières années au Yémen, la fausse couche d’une jeune
femme après une vaccination par une ONG a failli tourner au drame, les humanitaires occidentaux
étant accusés des pires intentions. Dans le Nord-Est du Cameroun, une campagne de vaccination des
jeunes filles contre le tétanos, afin de les protéger ainsi que leur bébé lors de l’accouchement, a
suscité une véritable panique. Des manifestants se sont violemment affrontés aux forces de l’ordre et
la région fut placée en état de siège [5] .
Alors que les ligues anti-vaccinales sont fréquemment dans le monde l’émanation de sectes
religieuses, en France l’opposition organisée à la vaccination est essentiellement laïque [Skomska-
Godefroy, 1996]. Les promoteurs de la vaccination, qui ne sont pas toujours dénués d’arrière-pensées
politiques, ont peut-être voulu trop bien et trop bruyamment faire. Philippe Kourilsky se demande si
Pasteur n’a pas été trop sacralisé par la République à la recherche de héros : « Peut-être la dimension
civique que l’on a associée à l’acte vaccinal a-t-elle suscité en retour une sorte d’intégrisme
antagoniste ? » [Kourilsky, 1998]. Un propos que Dominique Lecourt élargit à une crainte générale de
la science et de ses fruits, très prégnante en France : « Notre pays a un problème particulier. La
République s’est constituée autour d’une “magnification” de la science. Avec même, parfois, une
tonalité scientiste, positiviste, voire un peu dogmatique et anticléricale. [...] Aujourd’hui, nous vivons
le retour du balancier. » [Lecourt, 2004].
La Ligue nationale pour la liberté des vaccinations a été fondée en 1954, par la fusion
d’associations françaises plus anciennes. Parmi ses animateurs, on trouvait un avocat alsacien qui
avait perdu un enfant dans les années 1930 à la suite d’une vaccination orale par le BCG. Une des
figures de la Ligue était le docteur Arbeltier, député et directeur d’hôpital. Célestin et Élise Freinet,
fondateurs de la pédagogie Freinet la soutiennent, ainsi que de nombreuses personnes de la mouvance
de Charles Geffroy, fondateur des magasins « Vie Claire ».
La Ligue cherche des racines théoriques chez Antoine Béchamp, médecin et pharmacien
contemporain de Pasteur et adversaire de sa théorie des germes. Pour Béchamp, les maladies ne sont
pas dues à des infections microbiennes mais à des modifications du milieu qui transforment en agents
pathogènes des bactéries inoffensives. « Les théorisations diverses ne viennent que légitimer un rejet
intuitif de la vaccination », estime cependant Jolanta Skomska-Godefroy, « elles n’en sont pas
l’origine » [Lecourt, 2004]. Après un déclin dans les années 1960, la Ligue connaît un renouveau dans
les années 1970, en liaison avec la montée du consumérisme, de l’écologie et de la contestation de la
société. Elle est soutenue, par exemple, par un journaliste de Charlie Hebdo, fondateur de La Gueule
ouverte, publication écologiste radicale. Son déclin, la décennie suivante, ne l’empêche pas de garder
une place dans le paysage français. Une scission en 1993 donne naissance à l’association Liberté
information santé, qui reproche à la Ligue un manque de combativité.
Malgré certaines craintes, bien que la vaccination obligatoire contre la tuberculose ait été une
des cibles favorites des groupes anti-vaccinaux français, la fin de cette obligation n’a pas été brandie
par eux comme une victoire. Elle est passée totalement inaperçue.
Vu les milliards de doses de vaccins administrées chaque année à l’échelle mondiale, des
accidents dus à des erreurs dans la reconstitution, le dosage, la voie d’administration, le respect de la
chaîne du froid ou les conditions d’asepsie sont certainement fréquents, surtout dans les pays en
développement, mais difficiles à recenser. Des fraudes ont également été signalées, comme lors d’une
épidémie de méningite au Niger où des centaines de personnes sont décédées après avoir reçu un
pseudo-vaccin qui ne contenait que de l’eau [Béaur, Bonin et Lemercier, 2006].
À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les encéphalites et paralysies après vaccination
contre la rage n’étaient pas rares. Dues au vaccin lui-même, elles ont bénéficié d’une sorte de
conspiration du silence inimaginable aujourd’hui, car elles auraient pu remettre en cause l’ensemble
de la vaccination. Un pastorien finit par établir une première statistique en 1927 et mit en évidence que
les accidents étaient plus nombreux quand on suivait à la lettre la méthode de Pasteur et moins
fréquents avec d’autres procédés [Moulin, 1995]. Les vaccins actuels contre la rage, produits sur
lignées cellulaires, ne provoquent plus ces accidents.
Les accidents dus à des erreurs de fabrication des vaccins sont extrêmement rares. Les historiens
en citent trois, dont le dernier remonte à plus d’un demi-siècle, ce qui n’exclut bien sûr pas que
d’autres soient demeurés inconnus.
En 1942, 25 585 soldats américains ont contracté une hépatite après avoir reçu un vaccin contre
la fièvre jaune stabilisé avec du sérum humain. Celui-ci contenait un virus, identifié plus tard comme
agent de l’hépatite B. Ce sérum a été remplacé la même année par du sérum bovin [Bloom et Lambert,
2003].
En 1955, un autre accident fit l’effet d’une bombe. Le vaccin contre la poliomyélite mis au point
par Jonas Salk venait tout juste de démontrer son efficacité. Le chercheur avait été décoré à la
Maison-Blanche et sa photo ornait la Une des journaux du monde entier, quand on apprit que le
vaccin avait provoqué des cas de poliomyélite. Le bilan s’établit à 204 malades et onze morts [Seytre
et Shaffer, 2004]. L’enquête montra rapidement que toutes les doses provenaient d’un seul fabricant,
les laboratoires Cutter, où le virus n’avait pas été suffisamment inactivé. Le vaccin fut interdit aux
États-Unis pendant plus d’un an et Salk mit longtemps à réhabiliter son invention, entachée par ce
drame.
Des recherches historiques récentes ont montré qu’en fait plusieurs fabricants avaient connu des
problèmes, mais que la société Cutter avait eu la malchance de cumuler plusieurs facteurs d’erreurs.
Thomas Weller, qui reçut en 1954 le prix Nobel de médecine avec John Enders et Frederick Robbins,
reconnut récemment qu’il jugeait à l’époque l’inactivation du virus insuffisante, mais que les
décideurs politiques avaient balayé ses scrupules car ils voulaient commencer sans délai le
gigantesque essai clinique du vaccin Salk, qui enrôla 2 millions d’enfants [Moulin, 2007].
Les mesures de précaution et les multiples contrôles auxquels les vaccins sont aujourd’hui
soumis excluent quasiment que de telles catastrophes se reproduisent.
Les vaccins contiennent souvent des adjuvants, destinés à augmenter la réponse immunitaire de
l’organisme, et des conservateurs. Ces deux types d’ingrédients ont été récemment accusés d’être à
l’origine d’effets indésirables. C’est le cas de l’aluminium utilisé comme adjuvant et qui, revers de la
médaille d’une bonne réaction immune, a été suspecté d’entraîner des lésions musculaires
chroniques, sans qu’aucune étude n’étaye cette suspicion.
Le conservateur thiomersal a été mis en cause pour ses effets toxiques éventuels à forte dose. La
Food and Drug Administration (FDA) américaine avait estimé que le cumul du thiomersal d’un grand
nombre de vaccins chez le même individu pourrait être supérieur au seuil maximum autorisé. Une
étude de l’Institut de médecine américain conclut que rien ne permettait d’affirmer que le thiomersal
des vaccins ait un effet fâcheux, mais les autorités sanitaires américaines et européennes ont
cependant recommandé aux fabricants de le retirer de leurs produits. Le thiomersal ne se trouve
aujourd’hui que dans les vaccins utilisés en flacons multi-doses, pour éviter une éventuelle
contamination lors de l’utilisation des flacons.
Tableau 2 : Fréquence des manifestations indésirables graves associées aux vaccins dans les
pays en développement
Qu’il s’agisse des effets mineurs mais fréquents ou de ceux qui sont graves mais rarissimes, la
décision d’autoriser un vaccin est, principalement, le résultat d’une comparaison entre les risques
encourus et les bénéfices attendus.
Certains pays industrialisés attribuent des indemnisations aux victimes des vaccins, sorte de prix
à payer par la collectivité pour la protection de tous. Aux États-Unis cette indemnisation est
institutionnalisée, sous la forme du National Vaccine Injury Compensation Program financé par le
gouvernement fédéral, qui évalue les demandes et attribue des sommes en fonction d’un barème, pour
une liste de vaccins [7] . Il s’agit, selon le département de la Justice américain, « d’encourager la
vaccination infantile ». Depuis 1988, plus de 1 500 dossiers ont été acceptés, pour un montant total
d’indemnisation de 1,18 milliard de dollars [National Academy of Medicine, 2000]. Un mécanisme
similaire existe en France pour les vaccins légalement obligatoires.
5. - Polémiques et craintes infondées
Les vaccins ont toujours été victimes de leur succès. Plus la crainte des maladies infectieuses est
grande, plus le public est prêt à accepter les contraintes et les risques de la vaccination. Mais plus la
menace s’estompe, moins il les tolère. Les spécialistes de la santé publique s’en plaignaient déjà au
XIXe siècle à propos du seul et unique vaccin largement utilisé à l’époque, celui contre la variole. Un
membre du Comité consultatif d’hygiène publique de France écrivait ainsi en 1891 à propos du
vaccin et des mesures de santé publique en général : « Lorsqu’une épidémie exerce ses ravages, ces
prescriptions sont rarement contestées, on les exécute généralement avec bonne grâce, la peur du
fléau pousse même à des exagérations regrettables ; mais en temps normal [...] on est plus disposé à
refuser à l’administration à la fois crédit et autorité » [Martin, 1891].
Aujourd’hui, les jeunes parents des pays industrialisés n’ont jamais vu un seul cas de la plupart
des maladies contre lesquelles ils font vacciner leurs enfants. La majorité des médecins n’ont qu’une
connaissance livresque de la poliomyélite, du tétanos, de la diphtérie, de la fièvre jaune ou de la rage,
à tel point que le diagnostic de cas importés est souvent difficile.
Il n’est pas rare de rencontrer des parents qui ne font pas vacciner leurs enfants contre les
maladies épidémiques, car ils estiment nul le risque de les contracter. Un parent américain sur huit
refuse au moins un vaccin recommandé par les médecins pour leurs enfants [Shetty, 2010]. La
disparition de la crainte des épidémies fausse l’évaluation du rapport bénéfices/risques de la
vaccination. Qu’une information alarmiste concernant un vaccin vienne au jour, une sorte de principe
de précaution mal compris incite à se dire que puisqu’il y a doute, mieux vaut s’abstenir du vaccin. La
précaution s’applique au vaccin, pas à la maladie. Ce à quoi Paul Offit, responsable des maladies
infectieuses à l’hôpital pédiatrique de Philadelphie répond : « il faut convaincre les gens que le choix
de ne pas se faire vacciner n’est pas un choix sans risque, mais que c’est le choix de courir un risque
différent » [Shetty, 2010].
Ajoutons à cela que l’information en la matière est difficile à communiquer. Le temps joue ici
contre la raison : une information alarmiste occupe les médias en quelques jours, alors que sa
réfutation scientifique demande des mois, voire des années d’enquête épidémiologique, d’analyses de
laboratoire ou d’études statistiques. Pendant ces mois ou ces années les accusations apparaissent
comme non réfutées, autrement dit fondées, aux yeux d’une partie du public. Et lorsque l’heure des
réfutations scientifiques arrive, elles dégonflent un non-événement, ramènent le vaccin concerné à la
situation banale qui était la sienne et n’ont guère de place dans l’actualité.
C’est dans ce contexte que diverses polémiques non fondées se sont développées récemment, en
France et en Grande-Bretagne.
La première est née dans la foulée du scandale du sang contaminé, qui ébranla la confiance du
public français dans le corps médical et les autorités sanitaires. À la suite de l’observation de cas de
sclérose en plaques chez des personnes récemment vaccinées contre l’hépatite B, le vaccin a été
accusé de provoquer cette maladie dégénérative. Aucune étude de pharmacovigilance ni aucun travail
épidémiologique entrepris après cette accusation n’ont montré une augmentation des cas de sclérose
en plaques après vaccination contre l’hépatite B. Des millions de personnes ayant reçu le vaccin, il est
statistiquement prévisible que certaines d’entre elles subiront une poussée de sclérose en plaques dans
les jours suivants, comme d’autres souffriront de maux de tête, de crise cardiaque... ou tomberont
dans leur escalier. Tous les comités nationaux et internationaux de santé publique qui se sont
prononcés sur la question ont recommandé la poursuite de la vaccination. Le Conseil supérieur
d’hygiène publique de France a ainsi renouvelé le 27 mai 2005 la recommandation : « Vaccination
systématique de tous les enfants avant 13 ans, en privilégiant la vaccination du nourrisson, ainsi que la
vaccination des groupes à risque. [...] La vaccination est recommandée à partir de l’âge de 2 mois »
[BEH, 2005].
Le plus remarquable est que le vaccin contre l’hépatite B est utilisé dans le monde entier, mais
que la polémique ne touche que la France. La couverture vaccinale contre l’hépatite B dans notre
pays, qui était la meilleure au monde chez les adolescents, a radicalement chuté et ne remonte que
doucement.
Citons aussi une autre hypothèse avancée par un journaliste anglais qui accusa des essais du
vaccin oral contre la poliomyélite menés dans les années 1960 au Congo d’être à l’origine de
l’épidémie de sida. Cette affaire n’eut aucune incidence sur la couverture vaccinale puisqu’elle
relevait de l’histoire ancienne. Des équipes de recherche démontrèrent ce que l’on soupçonnait déjà, à
savoir que l’épidémie de sida avait débuté plusieurs décennies avant la découverte des vaccins contre
la polio. D’autres équipes ont confirmé les dires des chercheurs qui avaient mené les essais, à savoir
qu’ils n’avaient pas cultivé le virus de la poliomyélite sur des cellules de chimpanzés, comme
l’affirmait le journaliste – le virus du sida provenant de virus qui infectent les chimpanzés –, mais sur
des cellules de macaques d’origine asiatique. Des échantillons de vaccins utilisés dans les essais en
cause ont finalement été retrouvés et testés. Ils ne contenaient aucun virus du sida [Korber et al.,
2000 ; Hillis, 2000 ; Rambaut et al., 2001 ; Berry, 2001 ; Blancou et al., 2001 ; Poinar et al., 2001].
Des contaminations de cultures utilisées pour des vaccins se sont cependant réellement produites.
En 1962, on a ainsi découvert qu’un virus des singes, appelé SV40, était présent dans les cellules de
reins de singes sur lesquelles on cultivait le virus de la poliomyélite pour les vaccins oraux et
injectables. Des chercheurs ont associé ce virus à des tumeurs humaines, ce que d’autres scientifiques
ont contesté. Par ailleurs, le SV40 a été trouvé chez des personnes qui n’avaient jamais été vaccinées
contre la polio. Aucun lien entre le SV40 et une maladie humaine n’a jamais été démontré mais, quoi
qu’il en soit, cette contamination bien réelle des vaccins a été éliminée. De même, en 1966 la présence
d’un virus aviaire (avian leukosis virus) a été détectée dans un vaccin contre la fièvre jaune.
Récemment, la transmission de la maladie de la vache folle à l’homme, chez qui elle provoque la
maladie de Creutzfeld-Jakob, a fait évoquer le risque de contamination par des sérums bovins utilisés
dans la préparation de certains vaccins. Bien que ce risque ait été jugé négligeable, les autorités
sanitaires internationales et nationales exigent désormais que les sérums proviennent de pays
indemnes de la maladie.
Les accidents les plus récents remontent à quarante ans. Les procédures de fabrication et de
contrôle actuelles rendent leur renouvellement hautement improbable. Produits biologiques, les
vaccins subissent des contrôles particulièrement stricts. Non seulement ils sont, comme les
médicaments, soumis à une autorisation de mise sur le marché, mais chaque lot produit doit
également recevoir une autorisation, appelée « libération » ; il est soumis à des tests
d’immunogénicité et de toxicité, in vitro et in vivo, à la suite desquels il est commercialisé.
Les agences réglementaires comme la FDA américaine, l’Agence française de sécurité sanitaire
des produits de santé (Afssaps), l’Agence européenne du médicament ou le Global Advisory
Committee on Vaccine Safety de l’OMS surveillent constamment les conditions de fabrication et
d’utilisation des vaccins et exigent des essais cliniques à plus grande échelle. L’OMS enquête
systématiquement sur tous les effets secondaires inattendus, qui lui sont rapportés du monde entier [8] .
La vaccination est donc aujourd’hui un acte médical dont le rapport bénéfices/risques est
incontestablement élevé. Encore faut-il en convaincre les adultes appelés à se faire vacciner, ou à
faire vacciner leurs enfants.
6. - La vaccination, un acte médical populaire
Des sondages d’opinion récents ont montré que la grande majorité de la population a une
opinion favorable de la vaccination, ce qui suggère que les craintes infondées suscitées contre
certains vaccins demeurent très circonscrites – vaccin contre l’hépatite B en France et ROR en
Grande-Bretagne. Même dans ces deux pays la perception générale des vaccins est positive.
Au Canada, 79,4 % des personnes interrogées en 2002 avaient une opinion favorable de
l’efficacité des vaccins, même si 61,7 % hésitaient à se prononcer contre les positions des opposants à
la vaccination [Ritvo et al., 2003]. Un sondage réalisé en Allemagne, Espagne, France, Italie et
Grande-Bretagne en 2004 fournit des résultats plus positifs : la vaccination était considérée comme
très importante par 87 % des personnes interrogées, 82 % professant une très bonne opinion des
vaccins, chiffre qui montait à 98 % dans le personnel de santé [9] . À une question sur les raisons de se
faire vacciner, 32 % ont répondu la crainte des maladies et 48 % les recommandations.
Dans le sondage européen, parmi les 15 % de personnes qui avaient une mauvaise opinion des
vaccins, seulement 18 % alléguaient les effets indésirables, 9 % estimant que le système immunitaire
était suffisant, 17 % que les vaccins étaient inutiles et 16 % qu’ils n’étaient pas tous nécessaires. Le
manque d’information sur les raisons et sur l’efficacité des vaccins intervient ainsi deux fois plus que
la crainte des effets indésirables. La principale explication avancée pour n’être pas à jour de ses
vaccinations était simplement... la négligence.
Les deux sondages mettent en évidence que la vaccination doit s’appuyer avant tout sur
l’éducation de la population. La compréhension des maladies infectieuses, la connaissance des
vaccins et la conscience des enjeux de santé individuels et sociaux constituent le socle de la réussite
des politiques de vaccination. Sans cela, une bonne opinion générale des vaccins n’est pas une
garantie suffisante du succès d’une campagne de vaccination.
7. - La vaccination n’est jamais acquise
Comme le déplorent nombre de spécialistes de santé publique, les gouvernements sont souvent
plus enclins à lancer des programmes de traitement qu’à soutenir des programmes de vaccination.
Résultat, la couverture vaccinale est parfois largement insuffisante, même dans les pays développés.
L’Institut national de médecine américain soulignait en 2000 qu’« entre 50 000 et 70 000 adultes
et environ 300 enfants meurent chaque année de maladies évitables par la vaccination ou de leurs
complications, aux États-Unis » [National Academy of Medicine, 2000]. Il mettait en cause
l’irrégularité des subventions fédérales aux programmes de vaccination, qui entraîne « une instabilité
et des incertitudes qui empêchent d’établir des prévisions au niveau local et étatique et retardent
l’accès des enfants et des adultes aux avantages que peut leur apporter le développement de nouveaux
vaccins ». L’Institut expliquait : « Les dépenses fédérales, étatiques et privées pour l’achat de vaccins
et les programmes de vaccination sont insuffisantes pour répondre aux nouvelles possibilités de
réduire le risque de maladies évitables par la vaccination. [...] Les subventions [fédérales] ont été
réduites de plus de 50 % au cours des cinq dernières années. [...] Les taux de couverture vaccinale qui
ont atteint en 1998 des niveaux record pour les vaccins les plus utilisés (79 % [10] ) vont probablement
diminuer, ce qui pourrait se traduire par des épidémies de maladies évitables par la vaccination. »
[National Academy of Medicine, 2000].
L’Institut rappelait l’épidémie de rougeole qui avait frappé le pays en 1989-1991 à cause de
l’insuffisance de la couverture vaccinale, avec 43 000 cas et plus de 100 décès, et soulignait que « des
épidémies peuvent surgir rapidement, de façon inattendue, si on relâche les efforts et si les vaccins ne
sont pas accessibles à ceux qui sont le plus exposés aux maladies infectieuses ». « Le système de
vaccination américain est un trésor national trop souvent considéré comme acquis », soulignait
l’Institut en une remarque à laquelle fit écho une déclaration du bureau Europe de l’OMS qui
constatait en octobre 2004 « une certaine démobilisation à l’égard de la vaccination » [11] .
Marc Danzon, directeur régional de l’OMS pour l’Europe déclarait : « Chaque année, des
dizaines de milliers de personnes, dans les pays de la région [12] , continuent d’être frappées par des
maladies potentiellement mortelles et incapacitantes, qui pourraient être prévenues par la vaccination.
» L’organisation internationale soulignait qu’« à cause d’un relâchement dans les activités de
vaccination, au cours des trois dernières années des flambées épidémiques importantes de rougeole
se sont produites en Turquie (44 176 cas), en Italie (29 533), en Ukraine (24 968), en Allemagne (11
460) et en France (13 645) » et ajoutait : « Un effort commun des institutions internationales, des
gouvernements et de la société civile sera nécessaire si l’on veut empêcher une progression de la
rougeole, de la diphtérie, de la rubéole, de la coqueluche et d’autres maladies pouvant être prévenues
par vaccination, et prévenir la réapparition de maladies qui ont été éradiquées dans la région, telles
que la variole et la poliomyélite. »
En ce qui concerne la France, des épidémiologistes de l’Institut de veille sanitaire déplorent que
« la rougeole, la rubéole, les oreillons et l’hépatite B [...] ne semblent pas être perçus comme
représentant un danger, tant dans la population générale que dans une partie de la population
médicale. [...] L’insuffisance pérenne de la couverture [contre la rougeole] permet la persistance de la
circulation des virus, avec pour conséquences non seulement un contrôle insuffisant de la maladie
dans la population infantile, mais aussi un déplacement des cas de l’enfance vers l’adolescence et
l’âge adulte avec un risque accru de complications » [Antona et al., 2003].
La France connaît un gradient de couverture vaccinale du Nord vers le Sud : plus on descend
vers le midi, plus la couverture baisse. Pour la rougeole, la rubéole, les oreillons et l’hépatite B, si la
moyenne nationale se situe aux environs de 80 %, la couverture est inférieure à 70 % dans les
départements du Sud du pays. Nous sommes loin de l’objectif de 95 % fixé par l’OMS, niveau qui
permettrait d’éradiquer ces trois maladies du territoire national.
8. - L’échec de la campagne de vaccination contre la
grippe A
Si la campagne de vaccination contre la grippe A était une occasion de gagner la confiance de la
population [Larson et Heymann, 2010], on peut affirmer sans ambages que sur ce plan ce fut un échec
cinglant en France et dans la majorité des pays industrialisés.
Si en Suède la couverture vaccinale a atteint 64,5 % et aux Pays-Bas 32 %, aux États-Unis elle n’a
atteint que 23,4 %, au Japon 17,9 % et en France 8,5 %, taux comparable à ceux du Royaume-Uni et de
l’Allemagne [Assemblée nationale, 2010].
Nous manquons d’études comparatives sur les campagnes de vaccination dans différents pays.
En France, une Commission d’enquête parlementaire sur cette question a auditionné un grand nombre
d’acteurs ou d’experts témoins du déroulement de cette campagne, dont beaucoup ont apporté des
éclairages intéressants et globalement concordants sur quelques aspects essentiels [Assemblée
nationale, 2010].
D’abord, l’objectif de 75 %, fixé au début de la pandémie, aurait dû être revu quand il s’est avéré
que le virus était moins létal qu’on ne l’avait craint et qu’on comprit mieux son épidémiologie. Mais,
selon Claude Le Pen, « la tentation d’un gouvernement est de rester droit dans ses bottes, de peur de
troubler davantage l’opinion publique en changeant de politique » [Assemblée nationale, 2010, p. 61].
Une « opinion publique » considérée comme incapable de comprendre que, les connaissances
scientifiques évoluant, les mesures de prévention devaient aussi évoluer.
La principale critique porte sur le choix fondamental de tenir les professionnels de santé –
hôpitaux, médecins de ville, pharmaciens, infirmiers – à l’écart de la campagne, qui reposait
uniquement sur des centres de vaccination ad hoc. C’était une organisation « top-down » a estimé le
sociologue Michel Setbon [Assemblée nationale, 2010, p. 304], « militaro-soviétique » a asséné
Michel Chassang, président de la Confédération des syndicats médicaux [Assemblée nationale, 2010,
p. 327], qui a également relaté « l’hilarité dans les cabinets » quand des files d’attente se sont formées
devant les centres de vaccination, alors que les médecins libéraux ne pouvaient pas obtenir auprès de
ces centres les doses pour vacciner leurs patients.
Richard Peters et al., du Centre de communication sur les risques de New York, ont estimé que la
confiance dans les autorités et leur crédibilité en situation de crise environnementale reposaient sur
trois facteurs : la perception des connaissances et de la compétence des autorités, celle de leur
ouverture et de leur honnêteté, celle de leur préoccupation et de leur compassion [Peters et al., 1997].
Sur le premier et le troisième points, les médecins et pharmaciens étaient incontestablement mieux
positionnés que le gouvernement. Quant au second, il est directement lié à la popularité du
gouvernement ou, sous la présidence actuelle, du président, particulièrement basse en 2009.
Outre-Manche, on n’est guère critique non plus. Alors que la couverture vaccinale a atteint 7,4 %
de la population pour un objectif de 70 à 75 % [Assemblée nationale, 2010, p. 157], une « étude
indépendante » a conclu que « la réponse du Royaume-Uni à la pandémie grippale H1N1 de 2009 a été
excellente et que les sommes dépensées ont été très bien utilisées » [BMJ, 2010].
9. - S’adresser à l’intelligence
On ne peut que souscrire à la mise en garde d’Anne-Marie Moulin plaidant pour « qu’on cesse
d’attribuer les résistances, refus, réticences à l’égard de la vaccination à l’invincible arriération des
hommes » [Moulin, 2003]. Parier sur l’intelligence des hommes est-il plus risqué que de tout miser
sur des structures pilotées par un ministère de l’Intérieur ? Certains gouvernants et responsables des
structures sanitaires nationales ou internationales semblent ne pas pouvoir, en toute bonne foi,
concevoir ce que cela pourrait être. Avant que les antirétroviraux soient introduits en Afrique pour
traiter le VIH, combien d’experts ou de responsables politiques n’ont-ils pas, publiquement ou dans
les coulisses, affirmé que des Africains illettrés, et qui de plus n’avaient pas de montre, ne pourraient
jamais observer la prise des traitements ? Aujourd’hui, l’observance n’est pas moins bonne en
Afrique que sur les rives de la Seine, voire peut-être meilleure.
Didier Tabuteau, directeur de la chaire Santé de Sciences Po, a lancé l’idée « de produire un
débat susceptible d’être repris par la société ». « Des auditions publiques menées par les instances de
santé existantes [...] permettraient au public de s’approprier ce débat. » [Assemblée nationale, 2010, p.
289]. En novembre 2005, un rapport de l’Université de Toronto sur les aspects éthiques de la «
préparation » à la pandémie grippale avait déjà noté que le gouvernement et les responsables de la
santé publique devaient « rendre publics les raisons de leurs choix, [...] discuter avec les gens
concernés depuis le personnel de santé [...] jusqu’à l’ensemble de la population » [University of
Toronto, Joint Centre for Bioethics, 2005].
Un sondage réalisé en novembre 2009 a montré qu’en moyenne 17 % des Français étaient prêts à
se faire vacciner contre la grippe A, taux qui se révélera supérieur à la réalité. Mais il est intéressant
de noter que cette acceptation atteignait 37,9 % chez les femmes enceintes et 30,4 % chez les
personnes atteintes de maladies chroniques [Schwarzinger et al., 2010]. Le refus de la vaccination
n’était donc pas une sorte d’opposition obtuse, systématique et irréfléchie. Les gens pesaient le pour
et le contre avec bon sens, autrement dit évaluaient le rapport « bénéfice/risque » à leur niveau, avec
leurs éléments de connaissance. Leur « expérience personnelle ne confirmait pas la menace » que
représentait la grippe, estiment les auteurs. Ils écrivent également que « la priorité de la
communication des autorités de santé publique aurait dû être de rassurer la population sur la sécurité
des vaccins ». Autrement dit, ne pas nier les interrogations ou les balayer d’un revers de la main, mais
y répondre.
Toutes choses étant égales par ailleurs, peut-être les citoyens auraient-ils afflué dans les centres
de vaccination si la grippe A avait été plus grave. Mais on peut alors s’interroger sur les
conséquences d’une autre observation de la Commission d’enquête parlementaire. D’après le ministre
de l’Intérieur, Brice Hortefeux, peu susceptible de sous-estimer les capacités de centres dont il avait la
responsabilité, ceux-ci pouvaient au mieux vacciner 6 à 8 millions de personnes par mois [Assemblée
nationale, 2010, p. 732]. Le rapport de la Commission parlementaire commente avec euphémisme : «
il aurait été très difficile d’atteindre l’objectif de vaccination de 47 millions de personnes »
[Assemblée nationale, 2010, p. 83]. Que se serait-il passé si les 47 millions de personnes-cibles
avaient voulu se faire vacciner ? Leur aurait-on expliqué qu’elles devaient attendre des mois, sept
mois pour les derniers, la protection du vaccin ? L’auraient-elles admis sereinement ?
10. - Les facteurs humains
Les grandes épidémies sont des traites par lesquelles l’humanité paye sa sédentarité, le
développement des villes et les progrès de la civilisation. Les notions de santé publique, l’hygiène, les
médicaments, la vaccine de Jenner, puis les vaccins de Pasteur, Koch et bien d’autres ont peu à peu
réduit le montant de ces traites. Grâce aux progrès de la vaccination, nous avons désormais les
moyens de ramener quasiment à zéro le fardeau de certaines des plus anciennes maladies infectieuses.
À condition que la société prenne conscience des enjeux et des fragilités de la vaccination.
D’une part, de nouvelles maladies apparaissent et se propagent d’autant plus vite que la taille et la
densité des villes augmentent, que les échanges humains se multiplient et s’accélèrent. Le sida ne
serait pas devenu pandémique un siècle plus tôt et le SRAS n’aurait pas atteint Toronto en quelques
semaines.
[1] ↑ Ce chapitre, que l’auteur a très largement actualisé, est en majeure partie extrait de l’ouvrage de J. J. Bertrand, P. Saliou et B.
Seytre, Les Sentinelles de la vie, le monde des vaccins, Paris, Albin Michel, 2006. Remerciements à Anne-Marie Moulin pour son aide.
[2] ↑ Nombre de cas déclarés à l’OMS en 2002 : Pakistan (90), Nigeria (202), Inde (1 600), Niger (3), Afghanistan (10), Égypte
(7). Le nombre de cas réel était sans doute supérieur, notamment au Nigeria (OMS, Global update, 21 septembre 2005). Rappelons qu’il
y a environ 200 porteurs asymptomatiques du virus, pour un malade.
[4] ↑ En France, 30 % des personnes demandent d’elles-mêmes la vaccination, 61 % suivent l’avis d’un médecin et 5 % les
consignes du carnet de santé (cf. European Survey Regarding the Perception of Vaccines and Vaccinations, sondage réalisé par Psyma
à la demande de l’Association européenne des fabricants de vaccins, 2003).
[7] ↑ Cette liste comprenait à l’origine les vaccins contre la diphtérie, le tétanos, la coqueluche, les oreillons, la rougeole, la
rubéole et la poliomyélite. Ceux contre l’hépatite B, la varicelle, l’hemophilus influenzae type b et le rotavirus ont été ajoutés
récemment et celui contre le pneumocoque le sera bientôt.
[9] ↑ « Survey Regarding the Perception of Vaccines and Vaccinations », réalisé pour l’European Vaccine Manufacturers par
Psyma International Medical Marketing Research.
[10] ↑ 4 doses diphtérie-tétanos-coqueluche, 3 doses polio, rougeole, Hib. L’objectif est d’atteindre 90 % de couverture à
l’échelle nationale.
[12] ↑ La région Europe de l’OMS comporte 52 pays très différents puisqu’on y trouve l’Europe occidentale et 11 pays
bénéficiaires de l’aide de GAVI.
6. L’émergence du diabète de type 2 en tant que
problème de santé publique au Mali
Jessica Martini [*]
Audrey Fligg [**] [1]
Audrey Flig g est titulaire d’un Master 2 en « Santé publique internationale » à
l’Institut de santé publique, d’épidémiologie et de développement (Isped), de l’Université
de Bordeaux-II. Auparavant, elle a obtenu un Master 1 en « Anthropologie » de
l’Université de Bordeaux-II et un diplôme d’État en « Soins infirmiers » à l’Institut de
formation en soins infirmiers d’Esquirol à Lyon. Elle a travaillé en tant qu’infirmière dans un
centre de rééducation pour personnes amputées à Lyon et dans un service de chirurgie
vasculaire et générale dans une clinique privée à Bordeaux. Elle a réalisé deux missions
humanitaires avec l’ONG Médecins du monde, la première au Liberia en tant que référent
en santé communautaire et la seconde à Haïti en tant qu’infirmière cadre.
Les maladies chroniques non transmissibles émergent aujourd’hui comme une « épidémie
mondiale ». Selon les dernières estimations de l’OMS, elles sont responsables d’environ 60 % du taux
de mortalité mondiale [OMS, 2006 ; WHO, 2010]. Parmi ces maladies se trouve le diabète de type 2,
qui devrait causer environ 7 % des décès prévus pour 2010 chez des personnes âgées de 20 à 79 ans
dans le monde [2] [IDF, 2009]. Ces maladies non transmissibles, jusqu’ici communément appréhendées
comme « maladies des pays industrialisés », tendent à être considérées – et construites – comme le
nouveau problème de santé publique des pays en développement (PED). Par exemple, en Afrique
subsaharienne, le nombre de personnes touchées par le diabète devrait passer de 12,1 millions en
2010 à 23,9 millions en 2030 [IDF, 2009]. Par ailleurs, cette maladie touche surtout des adultes entre
20 et 64 ans [Wild et al., 2004]. Cette explosion des maladies chroniques implique des pertes
financières pour les patients et leurs familles régulièrement confrontés à la nécessité de soins et non
couverts par des systèmes d’assurance maladie, mais aussi des pertes économiques pour le pays à la
suite d’une réduction de la disponibilité et de la productivité de la main-d’œuvre. En outre, de
nouveaux défis se posent pour les systèmes sanitaires des pays en développement qui doivent
aujourd’hui faire face à un double fardeau, les maladies chroniques non transmissibles venant
s’ajouter aux maladies infectieuses encore très répandues [Boutayeb, 2006].
Basé sur une étude de terrain de trois mois conduite à Bamako en 2008 [5] , ce chapitre cherche à
comprendre les temps et les acteurs principaux de la construction du diabète de type 2 en tant que
problème de santé publique au Mali, à travers en particulier l’analyse de deux aspects spécifiques de
cette émergence : les politiques nationales de santé et les formations universitaires médicales et
paramédicales. Dans un premier temps, sera donc présenté un état des lieux des politiques maliennes
de lutte contre le diabète de type 2. Il s’agira notamment de repérer les stratégies et les activités mises
en place pour améliorer la prise en charge de cette pathologie, ainsi que le rôle joué par les différents
acteurs (nationaux et internationaux) dans la mobilisation contre le diabète. Dans un deuxième temps,
l’attention se portera sur les formations médicales et paramédicales initiales et continues, afin de
comprendre l’organisation de l’apprentissage des connaissances sur le diabète de type 2 au Mali.
1. - Une politique nationale sur le diabète en cours de
construction [6]
1.1 - Un plan stratégique et une meilleure accessibilité des
médicaments
Avant 2002, lorsqu’une Section pour les maladies non transmissibles a été créée au sein de la
Division prévention et lutte contre la maladie de la Direction nationale de la santé (DNS), rien n’était
prévu spécifiquement pour ces maladies. Depuis, elles ont été incluses dans la deuxième phase du Plan
de développement sanitaire couvrant la période 2005-2009. Dans le Prodess II, en effet, il était prévu
l’élaboration de normes et procédures sur le dépistage et la prise en charge des maladies non
transmissibles (volet 7.15), ainsi que le renforcement des capacités humaines et des plateaux
techniques (volet 4.2). Dans le Prodess II prolongé (2009-2011), la mise en place d’un cadre
institutionnel de prévention et de lutte contre les maladies non transmissibles et le renforcement de la
surveillance épidémiologique sont aussi mis en avant.
Concernant le diabète, depuis 2004 plusieurs ateliers ont été organisés à la DNS pour
l’élaboration de ces normes et procédures de prise en charge. À travers une large concertation,
autorités politiques, médecins spécialistes [7] , ONG et associations de patients ont défini en 2007 un
Plan stratégique national de prévention et lutte contre le diabète qui vise à renforcer les ressources
humaines, la surveillance épidémiologique, et le plaidoyer en faveur de ces actions. Des algorithmes
accompagnent le plan pour harmoniser et décentraliser, dans une logique de référence, le diagnostic
et la prise en charge des patients diabétiques dans les différentes structures de soins [8] . De manière
plus générale, en 2009, des ateliers regroupant les différents acteurs concernés ont permis
l’élaboration d’un Plan national de prévention et de lutte contre les maladies non transmissibles 2010-
2014. Cette même année, les directives relatives au diabète ont été discutées par le ministère de la
Santé. En effet, pour devenir opérationnels, ces deux plans et les algorithmes de prise en charge
doivent être maintenant adoptés par le ministère. Selon les médecins spécialistes du diabète, qui
attendent depuis 2007 cette adoption, celle-ci permettra d’encourager l’implication des bailleurs de
fonds et de résoudre certaines des difficultés actuelles, comme le manque de structures,
l’engorgement des services spécialisés, le manque de personnel soignant qualifié et le coût élevé des
médicaments.
En 2004, la Section pour les maladies non transmissibles a adopté l’approche STEPwise promue
par l’OMS. Mais jusqu’à ce jour seulement des interventions ponctuelles ont pu être réalisées. Parmi
elles, une enquête pilote sur les facteurs de risque, réalisée en 2007 dans les villes de Bamako,
Sikasso, Koulikoro, Kati et Ségou [9] . Les responsables de la Direction nationale de la santé (DNS)
déplorent, en effet, l’insuffisance de ressources humaines et financières et soulignent l’importance du
partenariat dans la construction de la lutte contre le diabète. Or, leurs seuls partenaires sont
aujourd’hui l’OMS, l’ONG Santé diabète Mali (SDM) et l’Association malienne de lutte contre le
diabète (AMLD).
Des actions ont été également mises en place pour améliorer l’accessibilité et la disponibilité des
médicaments. En effet, à la suite de la péremption de plusieurs stocks de médicaments antidiabétiques,
la Pharmacie populaire du Mali (PPM) avait cessé de commander les antidiabétiques oraux
(ADO) [10] . Leur commande n’a repris qu’en 2006, après la collaboration avec l’ONG Santé diabète
Mali (SDM), qui d’une part promeut les génériques auprès des prescripteurs et d’autre part informe la
PPM sur les besoins en médicaments des différentes régions. De 2006 à 2008, la commande en
glibenclamide est passée de 800 à 3 000 boîtes, favorisant une baisse importante des prix : la boîte de
1 000 comprimés est passée de 2 600 francs CFA à 2 000 francs CFA. Sollicité par l’ONG SDM, le
Mali a aussi adhéré à l’Initiative LEAD du laboratoire Novo Nordisk [11] , ce qui a permis une baisse
de 50 % du prix du flacon d’insuline. Aujourd’hui, les responsables de la PPM se félicitent des
progrès réalisés, reconnaissant l’importance de la baisse des prix pour les diabétiques, qui au Mali ne
bénéficient d’aucune subvention. Ils soulignent néanmoins la nécessité de mieux maîtriser la
demande, car la prévision des besoins réels en médicaments reste difficile et les ruptures de stocks
sont encore fréquentes.
Des recherches sont aussi menées dans le domaine de la médecine traditionnelle, registre
d’interprétation des maladies et de recours thérapeutiques ordinairement sollicité au Mali, comme
dans nombre de pays africains. En particulier, depuis plusieurs années, des études sur les propriétés
antidiabétiques de la plante sclerocarya birrea sont conduites par le Département de médecine
traditionnelle au sein de l’Institut national de recherche en santé publique du ministère de la Santé, en
partie en collaboration avec l’ONG SDM.
Cette tendance se reflète dans les interventions menées par les bailleurs de fonds. Si on regarde
les projets financés en 2008, on constate que ces derniers ciblent majoritairement le VIH/sida, le
paludisme, les maladies de l’enfant, la construction d’infrastructures et le renforcement des capacités.
Seulement deux donateurs financent l’enseignement supérieur et un seul les activités liées à une
maladie non transmissible, la drépanocytose. Sur les 14 partenaires, six agences font de l’appui
budgétaire, sectoriel ou général [15] , dont l’État décide de l’allocation des fonds. Enfin, les agences de
l’ONU (FAO, PAM, Unicef) spécialisées en sécurité alimentaire, malnutrition, santé de l’enfant et de
la mère concentrent leurs projets d’éducation alimentaire au Mali sur les thèmes du sevrage et de la
nutrition infantile, n’abordant pas la question des maladies chroniques liées à l’alimentation.
Ainsi, l’OMS est le seul partenaire directement impliqué dans la lutte contre le diabète : elle
soutient la Direction nationale de la santé et l’accompagne dans l’élaboration du plan stratégique et
dans la mise en œuvre de l’approche STEPwise. Cependant, trois autres agences de coopération, celle
de la Suisse, de la France et de la Commission européenne, intervenaient en 2008 indirectement sur le
diabète en cofinançant des projets réalisés par l’ONG Santé diabète Mali [16] . Ces projets ont été
choisis pour leur qualité et selon des critères d’éligibilité au financement, mais souvent un intérêt
particulier des chargés de mission pour cette maladie a été aussi constaté.
Depuis 2008, des associations de patients ont été créées dans les cinq autres communes du district
de Bamako, sous l’impulsion des ONG SDM et Handicap international. Avec l’ADC1, ces
associations forment aujourd’hui une coordination. Début 2010, elles se sont adressées au ministre de
la Santé et au ministre du Développement social pour demander un soutien majeur dans les soins et la
gratuité des traitements. Mais leurs activités de sensibilisation et de plaidoyer restent aujourd’hui
limitées par le manque de ressources financières et matérielles, et la difficulté à mobiliser davantage
de patients.
Ainsi, dans cette mobilisation nationale, la contribution de trois organismes étrangers a été très
importante : le Lions Club international, les ONG Santé diabète Mali et Handicap international. Le
Lions Club a été le premier organisme international à appuyer la lutte contre le diabète. Depuis sa
création, en 1993, cette association est intervenue d’abord avec des dons en insuline au CHU de
Gabriel Touré, puis avec un soutien financier et matériel à l’AMLD.
Santé diabète Mali, ONG française installée à Bamako depuis 2003, travaille aujourd’hui dans le
district de Bamako et dans plusieurs régions du Mali. Pour sensibiliser la population, cette ONG a
formé des pairs éducateurs dans les communes, réalisé des ateliers d’éducation dans des écoles
primaires, soutenu la dynamisation des associations de patients diabétiques. Plusieurs recherches ont
aussi été menées, entre autres sur les itinéraires thérapeutiques des patients et les propriétés
antidiabétiques des plantes, souvent en lien avec le Centre de lutte contre le diabète ou le Département
de médecine traditionnelle. Enfin, outre sa collaboration avec la PPM, l’ONG travaille aujourd’hui en
lien étroit avec la DNS pour l’élaboration du plan stratégique et la planification de ses interventions,
et elle promeut des ateliers internationaux [18] .
En outre, entre 2008 et 2010, l’ONG SDM a mené un projet spécifique sur le « pied diabétique »,
financé par l’Union européenne et réalisé en consortium avec l’ONG Handicap international. Cette
dernière a formé dans les hôpitaux de Bamako, Tombouctou et Sikasso des équipes
pluridisciplinaires spécialisées dans l’amputation et la réhabilitation des personnes diabétiques :
chirurgiens, kinésithérapeutes, cordonniers et orthoprothésistes. Elle a aussi suivi 147 patients ayant
besoin d’une amputation et subventionné ceux qui le nécessitaient. Cette ONG a également participé à
la dynamisation des associations de diabétiques et promu la création d’une coordination entre les
associations communales du district de Bamako. Enfin, Handicap international a financé la réalisation
d’activités sportives et culturelles au sein des associations [19] .
2. - L’enseignement du diabète dans les formations
initiales et continues
2.1 - La formation initiale en Faculté de médecine de
Bamako
Sur six années de formation, l’enseignement du diabète à la faculté de médecine de l’Université
de Bamako est réparti sur trois ans. En 3e année dans le module « sémiologie médicale » (90 h), 8 h
sont consacrées à la sémiologie du diabète avec le syndrome d’hyperglycémie et d’hypoglycémie. En
5e année, un cours de 10 h sur la pathologie du diabète est inséré dans le module « endocrinologie »
(20 h). Enfin, le traitement est enseigné en 6e année pendant 8 h dans le module « thérapeutique
médicale » (100 h). Ces trois cours sont enseignés par un seul professeur, agrégé en endocrinologie,
et seul spécialiste au Mali dans cette discipline.
Cet enseignant rencontre plusieurs difficultés pour dispenser l’intégralité de son cours sur le
diabète. D’une part, le nombre d’heures allouées au diabète est insuffisant pour approfondir certaines
notions relatives notamment au « pied diabétique » ou à l’éducation du patient, d’autant plus que,
l’enseignement du diabète étant fragmenté sur plusieurs années, l’enseignant est obligé de reprendre
les notions du module précédent avant de pouvoir poursuivre. D’autre part, depuis plusieurs années,
la Faculté de médecine connaît de nombreuses perturbations, dont des grèves à répétition qui
paralysent l’année universitaire. Par ailleurs, il n’existe pas encore au Mali de spécialité en
endocrinologie du fait de l’absence de deux professeurs agrégés dans cette discipline, condition
nécessaire pour ouvrir une spécialisation [20] . Pour pallier cette absence, des cours sur le diabète sont
dispensés auprès d’étudiants en médecine interne.
Ce cadre étant théorique, le contenu et le nombre d’heures accordés au diabète sont en pratique
laissés à l’initiative des enseignants, lesquels construisent leurs interventions en partie en fonction de
leur intérêt face à cette maladie. Ainsi, dans les deux cycles, le cours sur le diabète a un volume
horaire de 2 à 10 heures, selon l’enseignant. Les contenus des cours varient de même en fonction des
enseignants, qui les préparent à partir des cours qu’ils ont eus eux-mêmes lorsqu’ils étaient étudiants
à la Faculté de médecine, ou de mises à jour trouvées sur internet et dans des livres plus récents. À ce
propos, de nombreux enseignants déplorent n’avoir reçu aucune formation complémentaire sur la
pathologie du diabète depuis leur diplôme et se perçoivent comme les parents pauvres des formations
continues, dont ils sont pourtant demandeurs.
Enfin, faute de moyens, les instituts de formation ont des difficultés pour améliorer la qualité de
l’enseignement et pour assurer une bonne complémentarité entre théorie et pratique. En effet, en
l’absence de matériel pédagogique, les cours restent très magistraux. En outre, depuis 2000, beaucoup
d’écoles de soins infirmiers ont été créées à Bamako et le nombre d’étudiants a fortement augmenté,
ce qui rend aujourd’hui difficile de trouver des lieux de stage pour les étudiants et de garantir une
rotation des stagiaires entre les différents établissements de santé. Enfin, envoyés en brousse, les
étudiants n’y trouvent pas toujours de structures et d’encadrement pour un apprentissage pratique de
ces pathologies.
Les étudiants reconnaissent aussi le peu de complémentarité entre théorie et pratique : les cas
cliniques ne sont pas étudiés en cours et, durant leurs stages, soit ils n’ont jamais vu de patients
diabétiques, soit ils n’ont pas directement assuré leur prise en charge. À ce propos, les étudiants
mentionnent l’écart entre la théorie apprise et la réalité du terrain. Parmi les raisons évoquées : le
manque de personnel et de temps, la difficile rencontre entre savoirs anciens et nouveaux, la difficulté
pour les patients de respecter les traitements et les régimes.
Enfin, on constate qu’avant leurs premiers cours sur le diabète, les étudiants disposaient
d’éléments de connaissance sur cette maladie, provenant notamment de malades dans leur famille ou
leur entourage. Par ailleurs, si nombreux sont les étudiants qui connaissent l’existence d’une
association de patients diabétiques à Bamako, aucun n’a participé à une journée de sensibilisation sur
le diabète ni ne connaît l’existence d’une ONG internationale de lutte contre cette maladie.
Dans le premier cas, il s’agit surtout d’un partage de savoirs parmi les membres d’une même
équipe. Par exemple, au Centre de lutte contre le diabète ou à l’hôpital du Point G, certains chefs de
service organisent des « remises à niveau » auprès de leur personnel soignant. Par ailleurs, des
partenariats sont établis par les professionnels du Centre de lutte contre le diabète avec des structures
hospitalières étrangères, notamment françaises, dans l’objectif de bénéficier des savoirs disponibles
dans d’autres pays.
De son côté, depuis 2004 le laboratoire pharmaceutique sanofi-aventis met en place des
formations continues auprès de médecins généralistes de Bamako. Deux formations de 40 heures ont
été réalisées en 2004 et en 2008 : elles ont permis de former 46 médecins généralistes de la ville. Ces
formations sont intégrées dans la politique marketing du laboratoire, et ont donc un intérêt
commercial. En effet, le laboratoire a reçu l’autorisation de mise sur le marché d’un antidiabétique
oral, l’Amarel®. Les formations ont alors pour fonction latente d’améliorer les dépistages de patients
diabétiques auxquels pourra être prescrit ce médicament [23] .
Une forte impulsion à la formation continue sur le diabète vient des interventions promues par
l’ONG Santé diabète Mali. Depuis 2005, cette ONG a mis en place au Mali un programme de
renforcement des capacités de prise en charge du diabète. Les modules de formation ont été élaborés
au niveau de la Fédération internationale du diabète, section Afrique, puis adaptés au contexte local
grâce à des ateliers réalisés avec la Direction nationale de la santé (DNS) et les médecins spécialistes
maliens. Ce programme de formation a pour objectif de décentraliser la prise en charge de cette
pathologie dans les centres de santé de Bamako et dans les régions d’action de l’ONG, et de
désengorger ainsi les établissements de 3e référence. La décentralisation de cette prise en charge s’est
réalisée en plusieurs étapes. Dès 2005, des ateliers de formation ont été organisés à Bamako pour
former les médecins référents des villes de Bamako, Tombouctou, Sikasso et du cercle de Douenza.
À partir de 2006, l’ONG a mis en place des ateliers dans ces villes pour dispenser des formations
auprès des agents de santé des CSCOM et des CSREF [24] . Ces formations ont été élargies aux
professionnels de santé des chefs-lieux des cercles de région de Tombouctou et Sikasso en 2007, et
aux régions de Kayes, Mopti et Ségou, l’année suivante [25] . L’année 2008 a été très importante.
L’ONG SDM a lancé un nouveau module concernant le « pied diabétique », enseigné auprès des
médecins et agents de santé référents, dans le but de prévenir ce risque de complication et d’éviter
l’amputation. Comme nous l’avons dit, pour approfondir cette intervention sur le « pied diabétique »,
en janvier de cette même année un consortium a été initié avec l’ONG Handicap international. De
plus, en juillet 2008, les modules de formation ont été validés par la DNS, afin de les utiliser comme
base à toutes les formations continues dispensées au niveau national.
On constate que tous les professionnels de santé participant à ces formations continues semblent
satisfaits. Nombreux soulignent l’intérêt de pouvoir se recycler et d’obtenir les dernières mises à jour
concernant les traitements médicamenteux. Plusieurs d’entre eux expriment leur fierté de pouvoir
mettre en pratique les nouvelles connaissances acquises. En effet, comme le montre l’analyse des
différents supports de cours distribués aux participants, les contenus des formations sont très
complets et articulés aux données scientifiques et techniques les plus récentes pour prendre en charge
le diabète, même si parfois, les informations données sont décalées par rapport à l’existant au Mali.
Par exemple, des détails sont donnés sur le traitement chirurgical des artériopathies des membres
inférieurs, notamment par la chirurgie vasculaire, alors qu’elle n’est pas pratiquée dans les hôpitaux
au Mali [26] .
3. - Politique nationale, priorités internationales et
données épidémiologiques
La prise de conscience, au début des années 2000, par les autorités nationales de l’ampleur du
diabète au Mali correspond à un moment où la problématique du diabète dans les pays en
développement est soulevée tant au niveau international, notamment par l’OMS [AFR/RC50/R4],
qu’au niveau national, avec la mobilisation de l’AMLD. Depuis, le manque de moyens humains et
financiers limite visiblement les marges de manœuvre de la Direction nationale de la santé. Ainsi par
exemple, contrairement au Mali, d’autres pays d’Afrique (Algérie, Cameroun, Côte-d’Ivoire, etc.)
publient depuis 2003 les résultats de leurs enquêtes STEPwise.
Ce manque de moyens peut être en partie expliqué par le fait que les partenaires techniques et
financiers (PTF) concentrent davantage leurs interventions sur les maladies infectieuses, notamment
les maladies de la mère et de l’enfant. En effet, dans un pays comme le Mali, fortement dépendant de
l’aide publique au développement, l’État articule ses interventions par rapport aux fonds qui sont mis
à sa disposition, et ses stratégies sont donc souvent liées aux priorités internationales. À titre
d’exemple, aujourd’hui, au Mali, certaines maladies ou interventions sont prises en charge à 100 % :
le VIH, la tuberculose, le paludisme pour les enfants de moins de cinq ans et les femmes enceintes, les
césariennes. Or, ces subventions reposent surtout sur des financements extérieurs, en particulier de
l’Usaid et du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme.
En même temps, certains des plus importants partenaires du secteur de la santé fournissent
aujourd’hui de l’aide budgétaire. De plus, tous les PTF interviennent dans le cadre de la mise en
œuvre du Prodess et, depuis 2009, du Compact, et sont signataires de la Déclaration de Paris dont
l’appropriation des politiques par les pays récipiendaires est un des principes. Dans ce contexte, les
autorités nationales devraient avoir la possibilité de mettre en avant leurs propres priorités et, donc,
d’inclure le diabète dans les plans opérationnels annuels ou dans le renforcement des structures de
soins.
Or, en l’absence d’un Plan national de lutte contre les maladies non transmissibles et d’un
programme de lutte contre le diabète officiellement adoptés, les autorités nationales ont des
difficultés à justifier auprès des bailleurs la priorité de cette pathologie, la nécessité de l’intégrer dans
le paquet minimum d’activités ou de renforcer les formations médicales sur cette maladie. On repère
là une fragilité dont les conséquences se traduisent à différents niveaux, parmi lesquels la capacité de
l’État à équilibrer les investissements financiers entre maladies infectieuses et parasitaires, et
maladies chroniques. De plus, peu de données épidémiologiques existent pour prouver l’ampleur
réelle du diabète au Mali. Ainsi, les partenaires sont sensibles à l’ampleur du diabète, mais ils ne
disposent pas de chiffres leur permettant de mesurer ce problème et de justifier une implication plus
importante en appui à ce programme, malgré les incitations de l’OMS [27] .
En même temps aujourd’hui, les actions de la société civile restent fortement dépendantes de la
disponibilité des personnes ressources et le lien entre les structures de soins, les associations et les
ONG est davantage assuré par l’engagement parallèle de ces personnes dans plusieurs milieux que
par la réalisation d’activités conjointes [29] . Ceci entraîne des répercussions sur l’impact du plaidoyer,
mais aussi sur les diabétiques eux-mêmes : par exemple, en l’absence d’une fédération entre toutes les
associations de patients, en particulier entre les associations communales et l’AMLD, les patients sont
aujourd’hui obligés de cotiser dans plusieurs associations à la fois pour bénéficier de consultations et
réductions de prix dans différents centres de soins.
Dans ce contexte, le rôle du politique est fondamental pour encadrer, coordonner et pérenniser
toutes les actions réalisées dans le domaine de la lutte contre le diabète, et pour les élargir à
l’ensemble du pays. Cette coordination est d’autant plus nécessaire que, souvent, ces actions promues
par la société civile relèvent en théorie de compétences de l’État (prendre en charge les patients,
former le personnel de santé, etc.). En effet, dans le contexte d’un pays à ressources limitées comme
le Mali, les associations de patients et les ONG deviennent des partenaires presque obligés de l’État.
Si la nécessité de cette implication s’avère bénéfique au Nord comme au Sud, elle revêt ici une force
particulière. La difficulté est, pour le politique, de garder des marges de manœuvre sur les actions
conduites. Aujourd’hui, le renforcement de la collaboration entre l’ONG SDM et la Direction
nationale de la santé (DNS) est à saluer, car elle reflète une meilleure coordination des interventions
et une correspondance entre les actions développées, les besoins et les politiques nationaux, mais il
est évident que le rôle du politique pourrait être davantage affirmé en définissant un cadre de
pérennisation des actions, ainsi qu’un cadre stratégique national pour que les interventions soient
réalisées partout dans les mêmes conditions et élargies dans les zones les plus reculées.
5. - La production des savoirs sur le diabète
Les conditions de production des savoirs constituent un registre essentiel de la construction
d’une pathologie en problème de santé publique, et ont de fait une incidence sur les formes de prise
en charge.
Or, on note au Mali des fragilités structurelles et conjoncturelles dans la formation initiale. L’une
d’entre elles est le manque d’enseignants spécialisés en endocrinologie à la Faculté de médecine,
mais aussi dans les instituts de formation paramédicaux, où seuls des médecins généralistes ou
spécialisés dans une autre discipline sont recrutés pour dispenser le cours sur le diabète. Par ailleurs,
dans le cas des formations paramédicales en particulier, faute de révisions régulières, le programme
pédagogique national n’est pas toujours adapté au contexte national ni aux avancées scientifiques.
Ainsi, si depuis plusieurs années le diabète a suscité une certaine mobilisation nationale et
internationale, les cours sur cette pathologie n’ont pas évolué.
La formation continue ne vient pas compenser ces fragilités. En effet, des limites peuvent
également être mises en évidence à ce niveau, tant dans les principaux contenus de savoirs à
dispenser, que dans le cadre à donner aux formations.
Quant au contenu, ces formations souvent très complètes sur le diabète donnent aux médecins
des connaissances approfondies, en les préparant également aux technologies non encore disponibles
au Mali, mais susceptibles d’y arriver. En même temps, une réflexion sur les priorités et la
hiérarchisation des éléments de savoirs à dispenser s’impose. Dans ce sens, les nouveaux modules
proposés par l’ONG Santé diabète Mali (SDM) et la concertation nationale pour une meilleure
adaptation de leurs contenus sont à saluer. Concernant plus spécifiquement les formations continues
dispensées par le laboratoire pharmaceutique sanofi-aventis, elles restent ponctuelles, leur intérêt est
essentiellement commercial et donc pas toujours cohérent avec la politique des médicaments
essentiels génériques promue par le gouvernement malien.
Concernant le cadre à donner aux formations, en 2009 le Mali a adopté une Politique nationale
pour le développement des ressources humaines pour la santé et créé une Direction des ressources
humaines. Cette politique, assortie d’un Plan stratégique 2009-2015, devrait permettre d’harmoniser
les contenus des formations, d’assurer une cohérence majeure entre ces contenus et les politiques
sanitaires nationales, et d’élargir les formations continues à l’ensemble des médecins du Mali et à des
publics autres que les seuls professionnels de santé référents, comme par exemple les enseignants des
instituts paramédicaux. Aussi, par rapport aux difficultés repérées en 2008, cette nouvelle politique
fournira désormais un cadre pour les partenaires extérieurs, comme les ONG ou les laboratoires
pharmaceutiques, qui d’une part appuient aujourd’hui l’État dans le renforcement des capacités, mais
qui d’autre part ne disposent pas toujours de ressources ou d’intérêt suffisants pour s’adresser à des
professionnels de santé présents en dehors de leurs régions d’intervention ou à des publics élargis.
Une pérennisation des formations continues par le politique s’avère donc fondamentale. Or
aujourd’hui, en l’absence d’un Plan stratégique national de prévention et de lutte contre le diabète
validé, il reste tout de même difficile pour l’État malien de soutenir une dynamique de formation plus
globale et d’assurer qu’une majorité de professionnels de santé soit formée et dispose d’éléments de
savoir sur la pathologie. À ce propos, on ne peut que saluer les coordinations qui se sont dessinées
ces dernières années : la validation par la Direction nationale de la santé des modules de formation
utilisés par l’ONG SDM, mais également le partenariat entre cette dernière et d’autres ONG, telles
que Handicap international, qui favorise sur le terrain la promotion d’un circuit global de prise en
charge médicale du patient diabétique. La coordination de ces acteurs avec la nouvelle Direction des
ressources humaines est aujourd’hui à encourager.
6. - Recommandations
Comme indiqué plus haut, ce chapitre cherche à cerner quelques éléments clés du processus de
construction du diabète en tant que problème de santé publique au Mali. Plus particulièrement, ont été
mis en évidence, d’une part le rôle joué par les différents acteurs et les logiques sous-jacentes à leurs
interventions dans l’élaboration des politiques nationales et, d’autre part, les modalités de
construction des savoirs autour du diabète dans les formations initiales et continues. Cette étude
souligne ainsi la complexité sociopolitique qui entoure la définition d’une pathologie en tant que
problème de santé publique, de même que la place que la production des savoirs à l’échelle d’un pays
occupe dans ce processus. Comprendre ce processus, identifier les tensions existantes entre les
différents acteurs mais aussi les formes de leurs articulations et les multiples contraintes sous-
jacentes pourrait faciliter la planification des actions et aider les acteurs dans leurs choix et leurs
actions. Depuis 2008, des avancées ont déjà été réalisées, comme par exemple la discussion au sein du
ministère de la Santé des politiques concernant le diabète et les maladies chroniques non
transmissibles, ou encore l’élargissement des formations continues à l’endroit des médecins référents
diabète de nouvelles régions du Mali. Cependant, des efforts restent encore à faire. D’où la
proposition ici de quelques recommandations [30] qui pourraient permettre, à court et long terme, de
surmonter certaines des difficultés soulevées par les différents acteurs, d’amplifier l’impact de
certaines activités et de contribuer, in fine, à l’amélioration de la prise en charge du diabète au Mali.
Renforcer les actions de la société civile et la collaboration entre les différents acteurs, afin
d’accroître leur visibilité – aux niveaux national et international – et leur rôle. En particulier, la
fédération des associations de patients autour de l’Association malienne de lutte contre le diabète
devrait être encouragée, pour que les patients puissent bénéficier des avantages offerts dans les
différents centres par une cotisation unique. Enfin, une meilleure communication des activités
réalisées auprès de la Direction nationale de la santé (DNS) et des partenaires techniques et
financiers accentuerait le dynamisme de la société civile.
Intégrer le Centre de lutte contre le diabète dans le système public de santé. Prévue par le
Plan stratégique, cette intégration paraît indispensable pour réorganiser le fonctionnement de ce
Centre autour des cas les plus complexes et des complications, et pour articuler son
fonctionnement à la décentralisation de la prise en charge des cas plus simples. L’expérience des
médecins y travaillant devrait être exploitée pour la formation d’autres médecins à la prise en
charge du diabète.
Promouvoir des réformes dans le système universitaire. Une formation initiale sous forme
de modules permettrait de renforcer les apprentissages de base sur le diabète. Par exemple, à la
Faculté de médecine, les trois cours sur cette pathologie (sémiologie, pathologie et traitement)
pourraient être regroupés en un seul cours d’endocrinologie. Aussi, l’apprentissage des savoirs
pourrait être favorisé en améliorant les conditions de vie des étudiants (internat rénové et
agrandi, indemnités de stages), ce qui réduirait par ailleurs la perturbation de l’année
universitaire. Enfin, l’organisation de formations continues au sein de la Faculté de médecine
devrait être proposée, sous forme par exemple de diplôme universitaire validé par le ministère
de l’Éducation nationale. Ceci permettrait à tous les professionnels de santé qui le désirent
d’approfondir leurs connaissances dans un domaine ou de se renouveler dans une autre
spécialité et de renforcer la prise en charge sur le terrain.
Renforcer et développer à plus large échelle les activités de sensibilisation auprès de la
population malienne, dès le plus jeune âge, sur l’importance d’un régime alimentaire équilibré
en limitant l’apport important de lipides et de glucides. Cette sensibilisation pourrait se réaliser
par le biais de campagnes nationales de prévention au niveau des écoles primaires et
secondaires, des lieux de travail, des centres de santé ou dans les médias. Ces aspects
nutritionnels devraient aussi être traités de manière plus approfondie dans les formations
médicales et paramédicales. Enfin des activités d’éducation thérapeutique du patient pourraient
être organisées au niveau des structures de soins par des professionnels de santé et par des
patients pairs éducateurs. Ceci permettrait de prévenir le risque de diabète de type 2 à l’âge
adulte, et de limiter les risques de complications.
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WHA51.18 (1998) : Lutte contre les maladies non transmissibles.
WHA42.36 (1989) : Lutte contre le diabète sucré.
Notes du chapitre
[*] ↑ Diplômée du Master « Affaires internationales et développement » de Sciences Po Paris et d’un Master 2 en « Santé publique
internationale » à l’Institut de santé publique, d’épidémiologie et de développement (Isped), Université Bordeaux-II
[**] ↑ Infirmière, diplômée du Master 2 en « Santé publique internationale » à l’Institut de santé publique, d’épidémiologie et de
développement (Isped), Université Bordeaux-II
[1] ↑ Les auteurs remercient le laboratoire ADES/« Société Santé Développement » de l’Université Bordeaux-II, l’Institut de
recherche pour le développement de Bamako et le Centre de lutte contre le diabète de Bamako pour leur collaboration et leur
disponibilité.
[2] ↑ Calculé à partir des certificats de décès, ce chiffre est probablement sous-estimé : les décès des diabétiques sont plus souvent
enregistrés comme liés à une maladie cardiaque ou à une insuffisance rénale, plutôt qu’à une cause directe du diabète (acidocétose,
hypoglycémie…) [Roglic et al., 2005].
[3] ↑ Trois types d’intervention sont proposés : estimation des besoins, élaboration de politiques, mise en œuvre. Durant la première
intervention, trois catégories d’indicateurs peuvent être mesurées, en fonction des moyens à disposition : indicateurs centraux, élargis ou
souhaités [Epping-Jordan et al., 2005].
[4] ↑ Au Mali, les politiques sanitaires s’organisent autour de la mise en place du Plan décennal de développement sanitaire et
social 1998-2007, exécuté par le Programme de développement sanitaire et social (Prodess) : le Prodess I 1998-2002, terminé dans les
faits en 2004, et le Prodess II 2005-2009, qui a été prolongé jusqu’à 2011.
[5] ↑ Cette étude s’est inscrite dans le projet : « D’un savoir à l’autre. Les connaissances des professionnels, des patients et de leur
famille, autour du diabète à Bamako (Mali) ». Financé par l’Agence nationale de recherche sur la période 2007-2009, ce projet a été
conduit par trois anthropologues (I. Gobatto, responsable scientifique, A. Tijou-Traoré, R. Besson) et une biologiste (M. Bernard) du
laboratoire ADES/« Sociétés Santé Développement » de l’Université Bordeaux-II et Bordeaux-III.
[6] ↑ Sauf précision dans le texte, sont ici présentés les résultats des enquêtes de terrain menées entre avril et juillet 2008 à
Bamako. Pour le recueil de ces données, une méthodologie qualitative a été privilégiée, à travers plusieurs outils, à savoir : revue
documentaire, entretiens avec 52 informateurs clés, 14 groupes de discussions avec un total de 86 étudiants, observations participantes
dans le cadre de deux formations continues.
[7] ↑ Médecins des services de médecine interne au CHU du Point G et de diabétologie au CHU Gabriel Touré, et du Centre de
lutte contre le diabète.
[8] ↑ Le système de santé malien est organisé sous forme pyramidale : 1 e référence au niveau des centres de santé communautaire
(CSCOM), 2 e référence au niveau des hôpitaux régionaux et des centres de santé de référence (CSREF), 3 e référence au niveau des
hôpitaux nationaux et des centres spécialisés, à savoir le Centre national d’odontostomatologie et l’Institut d’ophtalmologie tropicale de
l’Afrique.
[9] ↑ Les résultats de cette enquête étaient toujours en attente de diffusion en juin 2010.
[10] ↑ D’après la liste des médicaments essentiels génériques du Mali, la PPM doit approvisionner les hôpitaux et les CSREF avec
deux ADO : glibenclamide en comprimés de 5 mg et metformine en comprimés de 850 mg ; et trois types d’insuline (intermédiaire, rapide,
retard) avec un dosage de 100 UI/ml en flacons de 10 ml.
[11] ↑ Dans les pays pauvres très endettés, Novo Nordisk propose l’insuline à moitié prix par rapport au prix du Nord.
[12] ↑ Tous les deux mois se réunit un Comité de pilotage, une/deux fois par an un Comité technique et une fois par an un Comité de
suivi. Des missions conjointes MS/PTF d’évaluation sur le terrain sont également organisées.
[13] ↑ Adoptée lors du Forum à haut niveau de Paris (23 février-2 mars 2005) pour améliorer l’efficacité de l’aide à travers
l’appropriation des stratégies par les pays récipiendaires, l’alignement des donneurs sur les stratégies nationales, l’harmonisation de
l’aide, la gestion axée sur les résultats et la responsabilité mutuelle [www.oecd.org].
[14] ↑ Dans ce cadre, le Mali a adopté en 2009 le Compact, qui engage ses signataires à accroître les efforts et à renforcer la
prévisibilité de l’aide dans le domaine de la santé.
[15] ↑ Versés directement au Trésor public, ces prêts ou dons rentrent dans le budget général de l’État : dans le cas de l’ABS, ces
fonds ciblent le secteur de la santé, dans le cas de l’ABG l’État en décide l’allocation. Les versements, fixes et variables, dépendent de
la performance du pays récipiendaire.
[16] ↑ Le projet financé par l’Union européenne s’est terminé en mars 2010. La France et la Suisse (dans le cadre de son appui à la
région de Sikasso) continuent aujourd’hui leur soutien à l’ONG SDM.
[17] ↑ Intellectuels et personnes aux revenus élevés. L’un des fondateurs, qui a donné son nom au bol de mesure des aliments (bol
Sada Diallo) employé dans le régime des diabétiques, était un industriel. Un banquier, un avocat à la Cour, un enseignant ont aussi
participé à la création de l’AMLD.
[18] ↑ Par exemple, l’atelier « Stratégies nationales pour la prévention et la lutte contre le diabète en Afrique », co-organisé avec
la Fédération internationale du diabète et l’OMS en juin 2006 à Bamako.
[19] ↑ Aujourd’hui, l’ONG Handicap international ne met plus en place de projets spécifiques au diabète. Certaines des activités
sportives mises en place par les associations ont dû être arrêtées faute de financements.
[20] ↑ Aujourd’hui ce problème a pu être en partie contourné grâce au partenariat avec d’autres professeurs de la sous-région : ceci
a permis de remplir les conditions pour l’ouverture d’une spécialité en endocrinologie, et une demande en ce sens a été soumise pour
l’année 2010/2011 et est en attente de validation.
[21] ↑ Deux types de formation paramédicale sont proposés au Mali : i) techniciens de santé/infirmiers 1 er cycle : trois ans de
formation après le Diplôme d’étude fondamentale (BEPC en France) et deux filières (infirmier obstétricien, infirmier en santé publique) ;
ii) techniciens supérieurs de santé/infirmiers 2 e cycle : trois ans de formation après le Bac et six filières (infirmier d’État, sage-femme,
technicien supérieur en ORL, stomatologie, kinésithérapie, ophtalmologie).
[22] ↑ De plus, pour la plupart des étudiants, la répartition des cours entre pathologies chroniques et infectieuses est inégale et
davantage focalisée sur les maladies infectieuses.
[23] ↑ Les professionnels formés par le laboratoire y sont diversement encouragés, par exemple par des invitations à des soirées de
promotion de ce médicament.
[24] ↑ D’après les rapports annuels, 280 agents de santé ont été formés en 2006 [SDM, 2007] et 155 en 2007 [SDM, 2008].
[25] ↑ En 2010, des formations ont été organisées pour des médecins référents et des infirmiers des régions de Gao, Koulikoro et
du cercle Kati. Ainsi, aujourd’hui, à l’exception de la région de Kidal, toutes les régions du Mali ont été concernées par les formations de
SDM. Depuis 2009, SDM organise aussi des enseignements post-universitaires : les deux premiers se sont déroulés en août 2009 et
février 2010.
[26] ↑ Depuis 2008, le contenu de ces formations a été retravaillé, mieux adapté au contexte malien, et enrichi des nouvelles
recommandations promues par la FID, l’American Diabetes Association et la European Association for the Study of Diabetes. Une place
majeure est accordée à l’éducation thérapeutique des patients.
[27] ↑ À ce propos, l’Enquête démographique et de santé, référence pour les acteurs de la santé sur la situation sanitaire de la
population malienne, met à jour tous les cinq ans les statistiques épidémiologiques relatives à la planification familiale, la santé de la mère
et de l’enfant, le paludisme, l’IST et VIH/sida, l’excision et les dépenses de santé. Or, le poids des maladies non transmissibles n’est pas
analysé ici.
[28] ↑ Au Sénégal, l’Association sénégalaise de soutien aux diabétiques, créée en 1968, a été reconnue d’utilité publique en 1982
[Diop, 2006]. Dans un autre domaine, la pandémie du VIH/sida a également montré combien les associations de patients ont joué un rôle
capital dans les différentes formes de prise en charge de cette maladie.
[29] ↑ Par exemple, la Journée mondiale de lutte contre le diabète est organisée de manière indépendante au Centre de lutte contre
le diabète par l’AMLD, et dans les CSREF par l’ONG SDM. En 2009, les associations communales ont rejoint la manifestation
organisée par l’AMLD, mais sans une véritable contribution et participation à l’organisation des activités.
[30] ↑ Le contenu de ces recommandations a été formulé soit en interaction avec des interlocuteurs au cours de l’enquête – elles
sont alors déjà, pour certaines, l’objet de plaidoyer – soit à l’issue de l’analyse conduite.
7. Progression des cancers en Afrique :
caractéristiques, altérité, nouvelles approches de
santé publique
Adama Ly [*]
Adama Ly est docteur en immunologie et oncologie de l’Université Paris-Sud-XI
(Institut de cancérologie Gustave-Roussy, Villejuif), diplômé de génie biologique et médical
(Université Pierre-et-Marie-Curie, Paris) et titulaire du Master « Santé, population et
politiques sociales » de l’EHESS. Après des séjours aux États-Unis au Sydney Kimmel
Cancer Center (University of California San Diego) et aux Départements de médecine
interne et d’oncologie/hématologie de l’Université Martin-Luther de Halle-Wittenberg
(Allemagne), il développe des activités de recherche sur l’immunité antitumorale et la
thérapie cellulaire des cancers dans une unité Inserm à Paris. Il est le fondateur et le
rédacteur en chef du Journal Africain du Cancer – African Journal of Cancer et
président-fondateur d’Afrocancer, un réseau international de lutte contre le cancer. Il dirige
également le projet de Centre de prévention et de recherche sur le cancer (Ceprec) de
Touba (Sénégal).
Ainsi, la situation sanitaire africaine a engendré, au-delà de ses aspects épidémiologiques, des
enjeux nouveaux de type sociopolitique. S’y rajoutent des logiques économiques et financières sous-
jacentes et une dimension éthique, voire compassionnelle, de la prise en charge de ces pathologies.
Ces logiques nationales et transnationales ont rendu complexe l’analyse que nous tenterons ici des
interactions et des tensions existant entre maladies transmissibles notamment, connues du grand
public, et les maladies non transmissibles parmi lesquelles le cancer.
La transition épidémiologique prévue par nombre de spécialistes entre ces deux catégories de
pathologies grâce aux progrès de la médecine n’a pas eu lieu. Au contraire, elles coexistent,
interagissent et parfois se nourrissent les unes des autres. Autant de considérations qui font qu’il faut
déconstruire l’idée, moins en cours d’ailleurs, selon laquelle le cancer, en tant qu’enjeu prioritaire de
santé publique, est circonscrit aux seuls pays développés. En effet, la progression fulgurante des
pathologies tumorales au cours des dernières années en termes d’incidence et de mortalité constitue
un nouveau défi épidémiologique et sociétal en Afrique [Parkin et al., 2003 ; Kanavos, 2006 ; Ly et
Khayat, 2006a ; Ly et Khayat, 2006b ; Dangou, 2009 ; de Graft et Unwin, 2010 ; Mc Carthy, 2010 ;
Sankaranarayanan et al., 2010 ; Globocan 2010].
L’objectif de ce chapitre sera, dans une première partie, de procéder à une revue générale des
aspects épidémiologiques et étiologiques du cancer en accentuant sur les spécificités caractéristiques
de sa progression dans les régions subsahariennes.
Il s’agira, ensuite, d’un point de vue prospectif, de suggérer de nouvelles approches de santé
publique qui pourraient contribuer à l’élaboration de stratégies de lutte contre le cancer qui font sens
au regard des réalités socioculturelles, économiques, sanitaires et politiques de l’Afrique.
Les statistiques du cancer sont, à ce titre, d’une pertinence pédagogique flagrante. Selon
l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le cancer est responsable de la mort de 7,6 millions de
personnes en 2008 soit 13 % de la mortalité globale (il y a eu 58,8 millions de morts en 2004 dans le
monde toutes causes confondues). Les pays en développement enregistrent plus de 60 % de ces décès
par cancer. Quant à l’incidence, elle est, de 12,4 millions de nouveaux cas en 2008 dont plus de la
moitié (53 %) vivent dans les pays à faibles ressources [CIRC, 2008 ; Globocan, 2010].
Ainsi, les pathologies tumorales constituent une des principales causes de décès dans le monde et
se situent au deuxième rang du classement mondial derrière les maladies cardiovasculaires dont elles
se rapprochent progressivement. En effet, les données épidémiologiques prévoient une augmentation
régulière de la mortalité par cancer. D’ici à 2030, 13 à 17 millions d’hommes et de femmes mourront
du cancer chaque année. Le nombre estimé de nouveaux cas variera entre 20 et 26,4 millions en 2030
[CIRC, 2008 ; Thun, 2010 ; Globocan, 2010].
Une des caractéristiques de cette dynamique épidémique des cancers est le déplacement de cette
morbi-mortalité des pays développés vers les pays à ressources moyennes et faibles. Environ 72 %
des nouveaux cas de cancer surviendront dans ces pays en développement [WHO, 2004 ; CIRC, 2008 ;
de Graft, 2010 ; Globocan, 2010].
En Afrique, le cancer est devenu une cause importante de morts et de souffrances. Les carences
et les insuffisances en termes de prise en charge préventive et thérapeutique exacerbent les difficultés
autant des soignants que des soignés. Le manque de registres de cancer fonctionnels dans nombre de
pays et de régions est à l’origine de l’absence de données statistiques fiables [Ly et Khayat, 2006a ;
CIRC, 2008 ; Dangou, 2009 ; Abid, 2009]. Par ce fait, une observation quantitativement réaliste de la
progression de la maladie est indisponible et rend compte de la sous-estimation de l’ampleur de la
maladie en Afrique. Les statistiques les plus convaincantes décrivent la réalité de la maladie au sein
d’un service, d’un institut, d’un hôpital ou d’une grande ville [Ly et Khayat, 2006a ; Sawadogo, 2009 ;
Dao, 2009 ; Ouattara, 2009]. La situation générale du cancer en Afrique n’est souvent appréhendée
que d’après des sources partielles, fragmentaires et parfois obsolètes [CIRC, 2008 ;
Sankaranarayanan, 2010]. Cependant, des initiatives individuelles et des associations ont permis de
sonner le tocsin et rendre visibles les signes précurseurs d’une tragédie de santé publique annoncée
[Ly et Khayat, 2006a ; Mellstedt, 2006 ; Ly et al., 2010 ; Zeigler-Johnson, à paraître]. En effet, selon
l’OMS, d’ici à l’horizon 2020, l’incidence estimée des cancers en Afrique sera de 1 million de
nouveaux cas chaque année [OMS, 2005]. En 2008, on mentionne la survenue de 667 000 nouveaux
cas de cancer [CIRC, 2008 ; Globocan, 2010].
Ainsi, on s’achemine vers un doublement au moins des cas de cancer dans plusieurs pays
africains. Quant à la mortalité, elle est, de la même manière, en augmentation : 518 000 décès ont été
attribués aux cancers durant l’année 2008. On prévoit une progression de ces chiffres d’au moins 50
% en fonction des régions africaines [CIRC, 2008 ; Globocan, 2010].
En dépit de quelques disparités géographiques, cet impact croissant n’est pas apprécié à sa juste
gravité pour plusieurs raisons qui tiennent à la pression continue des maladies tropicales endémiques
et à l’avènement de l’épidémie du sida. Ces fléaux confisquent déjà l’essentiel des infrastructures et
des ressources humaines et financières disponibles.
Par ailleurs, le cancer est aussi une maladie non transmissible insidieuse dont les symptômes
sont peu visibles et variables selon les organes atteints. De surcroît, les effets physiopathologiques
sont plus tardifs. Les facteurs de risque et les conditions d’initiation du processus oncogénétique sont
multiples. Ces considérations plus complexes qu’une pathologie dont l’agent causal et les
manifestations cliniques sont clairement identifiables font que la maladie est peu connue de la
population générale.
Pourtant, cette menace objective, d’un genre nouveau, bouleversera les habitudes et nécessitera
un renouvellement des connaissances, des outils d’analyse d’un point de vue médical et scientifique,
et sur le plan sociétal, elle devra susciter des modifications de comportements, de coutumes et de
croyances.
Si le cancer impacte tous les âges et toutes classes sociales, il concerne aussi les tranches de la
population africaine qui sont socialement et économiquement actives. Les morts prématurées par
cancers et les années de vie utiles perdues du fait de la morbidité cancéreuse accroissent la précarité
des familles et lestent les efforts de développement des pays.
2. - Les facteurs étiologiques
2.1 - Infections virales, bactériennes et parasitaires
La survenue de cancer dans les populations africaines est liée, pour une part importante, aux
maladies virales, bactériennes et parasitaires auxquelles elles doivent résister. En effet, 26 % des cas
de cancer ont une origine infectieuse [Parkin et al., 2003 ; CIRC, 2008 ; Globocan, 2010]. Ce qui est
une singularité en comparaison des schémas épidémiologiques rencontrés dans le pays du Nord. Le
cancer du col de l’utérus induit par le virus du papillome humain est la première cause de mortalité
par cancer chez la femme africaine. L’incidence mondiale du cancer du col utérin est de 493 000
nouveaux cas chaque année avec près de 273 000 décès dont 80 % dans les pays en développement
[CIRC, 2008 ; Ouattara et al., 2009 ; Zur, 2009].
De même, le cancer primitif du foie, associé aux infections chroniques par les virus des hépatites
B et C, est, chez les hommes, la deuxième cause de mortalité et la troisième cause chez les femmes
[CIRC, 2005 ; Kew, 2006 ; Dao, 2009 ; Kew, 2010].
Plus récemment, le virus de l’immunodéficience acquise (VIH) qui est particulièrement prévalent
en Afrique avec plus de 25 millions de personnes contaminées, favorise, en affaiblissant le système
immunitaire des malades, l’émergence de nombre de types de cancers. Le sarcome de kaposi, un
sous-type de lymphome non hodgkinien fréquent chez les malades du sida est, ainsi, le néoplasme
dont l’incidence a le plus cru au cours de ces dernières années [Weiss, 2006 ; CIRC, 2008 ; Dangou,
2009 ; Ouattara, 2009]. Il est devenu la première cause de mortalité par cancer chez l’homme africain
[CIRC, 2008 ; Globocan, 2010].
Un autre exemple est la chronicité de l’infection bactérienne à Hlicobacter pylori qui est un
cofacteur essentiel de la genèse des cancers gastriques dont le nombre est en augmentation sur le
continent africain. Cette forme tumorale est un des cancers les plus meurtriers [CIRC, 2005 ; CIRC,
2008 ; Globocan, 2010].
À ces principales causes de cancer en Afrique se sont agrégés des risques additionnels tels le
tabagisme et les pollutions environnementales qui sont directement dépendants des comportements
humains individuels et collectifs.
2.4 - Le tabagisme
Le tabagisme est responsable de la mort par cancer de 1,52 million de personnes par an dans le
monde. Environ 30 % des cancers humains sont liés au tabagisme [CIRC, 2008]. Il est ainsi la
première cause de cancer évitable. Si le tabagisme est un facteur aggravant dans l’émergence de
nombre de tumeurs malignes (pancréas, sein...), il est établi que la hausse de la fréquence des cancers
des voies aérodigestives supérieures, de l’œsophage, des cancers broncho-pulmonaires ainsi que de
celle des tumeurs rénales et vésicales est une conséquence directe de l’usage de tabac. Les victimes du
tabagisme sont en augmentation dans les pays émergents ou en développement. En Afrique, on
redoute particulièrement les contrecoups de cet usage massif du tabac. Compte tenu du déphasage
estimé à quarante ans entre la consommation tabagique et l’apparition des cancers induits, le pic de
l’épidémie est à l’horizon 2020-2030. À cette date, l’augmentation continue de la consommation de
tabac chez les jeunes, plus vulnérables aux effets toxiques et cancérigènes, fait qu’on aura à déplorer
10 millions de décès imputables à ce fléau dont la majorité (70 %) sera issue des pays pauvres [WHO,
2006 ; Saouna, 2006 ; Hamdi Cherif, 2010]. Le tabac est consommé sous différentes formes. Dans
plusieurs régions du continent notamment dans le sud et l’est africains, on consomme du tabac sans
fumée (tabac à chiquer, tabac à priser…) [CIRC, 2005 ; Kaduri et al., 2008 ; Bissessur et Naidoo,
2010 ; Combrink et al., 2010]. La production africaine de tabac est évaluée à 275 000 tonnes par an
[CIRC, 2005]. L’exportation de tabac est une activité économique importante dont dépendent des
milliers de familles. L’essentiel de cette production (187 000 tonnes) est commercialisé sous forme de
tabac brut ou à peine manufacturé [CIRC, 2005]. En revanche, les pays africains importent environ 86
000 tonnes de tabac majoritairement sous forme de cigarettes [CIRC, 2005]. Or, la délocalisation des
industries du tabac des pays du Nord dont les réglementations anti-tabagiques deviennent plus
contraignantes vers le pays du Sud, plus laxistes dans ce domaine, contribuera à augmenter cette
consommation et à ternir, plus que de raison, les sombres prévisions de la mortalité par cancer en
Afrique. La proportion des cancers imputables au tabagisme atteindra 12 % dans les pays en
développement si des actions de prévention efficace ne sont pas prises suffisamment tôt en particulier
chez les enfants et les adolescents [Groenewald et al., 2007 ; CIRC, 2008 ; Combrink et al., 2010].
Cependant, des expérimentations in vitro et vivo permettent, certes dans des conditions
maîtrisées, d’évaluer le pouvoir génotoxique de composés à usage domestique et professionnel. Le
Centre international de la recherche sur le cancer (CIRC) a, ainsi, établi une classification
régulièrement mise à jour de produits en fonction de leur potentiel cancérigène chez l’homme ou
chez l’animal [CIRC, 2005 ; CIRC, 2008]. Par exemple, pour certains produits comme l’amiante,
l’action cancérigène chez l’homme clairement déterminée puisqu’elle est la cause du mésothéliome,
un cancer de la plèvre fatal pour beaucoup d’ouvriers des chantiers miniers et du bâtiment, justifie
son classement en catégorie I [Rees et al., 1999 ; CIRC, 2005 ; Gamble et Gibbs, 2008 ]. L’impact de
ces cancers professionnels en Afrique n’est pas encore très documenté. Pourtant, les professionnels
du bois, de la bijouterie, de la cordonnerie, du bâtiment, des mines, des ponts et chaussées, de la
voirie, des déchetteries et du recyclage sont souvent exposés, sans aucune protection, à des produits
délétères pour leur santé. En Afrique du Sud, une augmentation de l’incidence des cancers de la
plèvre a été observée chez les mineurs travaillant dans l’extraction industrielle de l’amiante [Rees et
al., 1999 ; Ezzati, 2005 ; CIRC, 2005 ; Ly et Khayat, 2006a ; Ly, 2007a ; Honma, 2007]. Une mort
prématurée par cancers du poumon guette, de la même manière, le travailleur des mines de charbon
et de nickel par inhalation excessive de poussières irritantes altérant les bronches [CIRC, 2005 ; Ly,
2007a ; Honma, 2007].
Pollution atmosphérique
Un lien de causalité est établi entre les activités anthropiques génératrices de rejets dans les airs,
les eaux et les sols et le développement de certaines néoplasies [PNUE, 2006 ; Norman et al., 2007a ;
CIRC, 2008]. Le niveau et les constituants de la pollution atmosphérique sont des indicateurs
essentiels de l’état de santé de la population. La rapide croissance démographique, l’urbanisation
intensive et la densification du trafic routier ont eu des conséquences néfastes sur l’environnement de
vie des populations. Les gaz d’échappement libérés par les voitures et les motocyclettes, les rejets
industriels ainsi que les décharges sauvages de déchets ménagers ont dégradé de façon progressive la
qualité de l’air respiré. L’analyse de l’air atmosphérique dans plusieurs mégapoles africaines montre
qu’il est chargé de composants nocifs pour la santé humaine. Leurs concentrations excédent
largement les normes indiquées par l’OMS. Ainsi, le plomb en suspension, le dioxyde d’azote,
l’ozone, les dioxines, l’oxyde de carbone, le dioxyde de soufre sont les substances les plus
fréquemment détectées [PNUE, 2006 ; Norman et al., 2007a].
Les émissions des industries de la chimie et des hydrocarbures sont une des principales sources
de pollutions environnementales et de menaces notamment pour la santé des personnes vivant à
proximité de leurs sites d’installation qui sont imprégnés continûment. Ces risques sanitaires sont
associés à la libération de polluants comme les dioxines-like (PCB, polychlorobiphényles, les PBB,
polybromobiphényles), les métaux lourds (cadmium, plomb, mercure, arsenic, chrome) [PNUE,
2006 ; CIRC 2008]. Le cadmium, les produits benzéniques et l’arsenic sont incriminés dans le
développement de cancers tels celui du poumon et celui des tissus mous. Les propriétés génotoxiques
du mercure ont été aussi établies [CIRC, 2005].
Outre leur dangerosité et leur potentiel cancérigène, certains de ces polluants ont des propriétés
chimiques qui font qu’ils sont faiblement biodégradables et rémanents. Par leur bioaccumulation dans
les graisses animales et les produits halieutiques, ils prolongent leur cycle de vie et se transmettent
par voie alimentaire chez l’homme [Jaga et Dharmani, 2006 ; Ly, 2007a].
Un facteur aggravant de la nocivité des ces polluants est la taille des particules en suspension
dans l’air atmosphérique. En dessous d’un diamètre inférieur à 10 micromètres, les éléments
microscopiques et nanométriques sont capables de se nicher profondément à l’intérieur des poumons
et peuvent, dans certains cas, servir de transporteurs à d’autres particules adsorbées à leur surface. Il
existe de fortes disparités régionales de niveau et de nature des polluants en Afrique. Le niveau et le
type d’industrialisation des pays déterminent l’intensité de la pollution associée. La concentration
moyenne de ces particules varient de 16 à 25 microgrammes/m3 selon les pays en fonction des
caractéristiques climatiques et géophysiques. La mortalité consécutive à ces pollutions
environnementales est estimée à 3 millions de personnes par an d’après le Fonds des Nations unies
pour la population. La plupart de ces victimes vivent dans les pays à faibles ressources [PNUE, 2006].
De même, la consommation régulière d’eau des fleuves et des puits fortement chargée en
nitrates, ingrédients de la fabrication des engrais, peut favoriser l’apparition de cancers gastriques.
L’accès à l’eau potable est, en effet, un problème quotidien dans certaines zones rurales africaines.
Les besoins aquatiques sont comblés par le prélèvement direct, sans aucun traitement, d’eaux
disponibles dans l’environnement immédiat. La seule méthode de purification facilement accessible
est le traitement chimique des eaux de boisson par l’adjonction de chlore. Cela a, certes, permis la
réduction de nombre de maladies infectieuses récurrentes. Cependant, les fortes teneurs en résidus de
sous-produits chlorés comme l’hypochlorite ou la chloramine peuvent engendrer la genèse de
cancers de la vessie [Woo, 2002 ; CIRC, 2005 ; El-Attafia et Soraya, 2010].
Pendant longtemps, la source majeure de pollutions des eaux et de sols a été l’épandage, aérien
et terrestre, de pesticides organophosphorés et organochlorés pour l’agriculture en général et en
particulier pour la lutte antiacridienne (criquets et sauterelles) dans les régions arides et semi arides
en Afrique subsaharienne (Mali, Sénégal, Mauritanie, etc.). On a recouru également à des produits de
ce type dans le domaine sanitaire notamment dans les tentatives d’éradication de moustiques, parasites
aquatiques, mouches, autant de vecteurs de maladies tropicales comme le paludisme, la bilharziose ou
l’onchocercose. Outre les forêts et les savanes africaines, les pulvérisations intra-domiciliaires ont
été préconisées pour assainir les habitations à long terme avec des produits insecticides rémanents. Si
à l’évidence, les désastres écologiques ont été rétrospectivement perçus, on ignore encore l’impact de
nombre de ces substances sur la santé humaine et leurs activités cancérigènes ne sont pas encore
clairement établies mais fortement suspectées [Mouchet et al., 1991 ; CIRC, 2005 ; Clapp et al., 2008].
Par exemple, des phtalates (dimethylphtalate, dibutilphtalate) ont servi de répulsifs contre les
moustiques alors que l’on sait, de nos jours, qu’ils sont des perturbateurs endocriniens qui en
interférant avec le système hormonal pourraient exposer à un risque de cancer du sein, de l’ovaire, de
la prostate ou des testicules [Mouchet et al., 1991 ; Wogan et Hecht, 2004 ; Clapp et al., 2008]. Des
résultats plus probants de leurs effets cancérogènes sont encore attendus. La dieldrine, un
organochloré insecticide d’utilisation fréquente en Afrique est carcinogène dans les expériences
animales chez la souris mais des preuves suffisamment convaincantes de sa carcinogènicité n’ont pas
été obtenues chez l’homme. Elle est classée par le CIRC en catégorie III alors qu’aux États-Unis,
l’agence de protection de l’environnement la répertorie comme une substance à potentiel oncogène
fort probable chez l’homme [Ezzati, 2005 ; PNUE, 2006 ].
La nocivité de nombre de ces produits autant pour l’espèce humaine que pour la faune et la flore
est progressivement établie en fonction de l’accroissement des connaissances scientifiques sur leurs
activités à long terme. Leur production, utilisation et transport sont soumis à des réglementations
dans plusieurs pays. En Europe, la réglementation REACH (Registration, Evaluation, Authorisation
and Restriction of Chemical Substances) de la Commission européenne (EC 1907/2006) est entrée en
vigueur depuis le 1er juin 2007. Elle constitue un cadre réglementaire pour prévenir les risques
sanitaires et environnementaux pouvant provenir des substances chimiques. La charge de la preuve de
leur innocuité incombe aux fabricants eux-mêmes [EC]. En comparaison, en Afrique, en dépit de ces
restrictions, des pesticides obsolètes dont la quantité est estimée à 50 000 tonnes par le Programme
des Nations unies pour l’environnement sont encore stockés [PNUE, 2006 ; Farai et al., 2006]. Ce
sont d’importantes sources de contamination des eaux et des sols dont les conséquences en termes de
santé humaine ne sont pas évaluées.
Hormis ces risques relatifs aux activités anthropiques, il existe, à l’état naturel dans
l’environnement des substances incriminées dans la survenue de pathologies tumorales. Ainsi, les
eaux naturellement surchargées en arsenic font encourir des risques de cancer du poumon, de la peau
et de la vessie comme l’ont montré des observations faites au Bangladesh, aux États-Unis et au
Mexique. Au Nord du Burkina Faso, les eaux des nappes phréatiques et des puits des habitants
contiennent de l’arsenic dont la concentration excède largement celle des normes de l’OMS (1
633mg/l au lieu de 10 mg/l) [Ly, 2007a].
Chez les femmes, l’exposition aux dioxines notamment au TCDD (le 2-3-7-8 tétrachlorodibenzo
dioxine ou dioxine Seveso) et au PCB, qui ont des propriétés œstrogènes-like favoriseraient la
survenue des cancers du sein [Snedecker, 2006]. La susceptibilité à ces produits peut être modulée par
divers facteurs aggravants tels que l’âge (les jeunes filles sont plus vulnérables) et le génotype. Il
existe des variations interindividuelles qui font que certaines personnes sont davantage sensibles à ces
dérivés cancérigènes [Wogan et Hecht, 2004 ; Snedeker, 2006]. Par ailleurs, les effluves et émanations
des ateliers de menuiseries, de bijouteries, teintureries, cordonneries qui sont à l’intérieur des
habitations sont des sources supplémentaires de pollution de l’air ambiant [Ly, 2007a]. L’information
et la sensibilisation des professionnels de la construction sur la nocivité voire la carcinogénicité de
certains matériaux de construction est un préalable pour la réduction de ce type de risque
environnemental [Adebamawo, 2009].
L’Afrique étant un continent ensoleillé la majeure partie de l’année, les populations blanches,
étrangères ou autochtones du sud de l’Afrique ont un risque accru de cancers de la peau en absence de
protection. Or, ces populations ont des comportements qui majorent ces risques comme l’exposition
individuelle délibérée aux radiations solaires afin de brunir leur peau. Les taux d’incidence et de
mortalité des cancers cutanés y sont beaucoup plus élevés que dans les populations noires du sud
africain [Ly et Khayat, 2006a].
Parallèlement, on observe dans les populations noires des comportements similaires qui
consistent en la dépigmentation de la peau pour de raisons esthétiques, sociologiques et
psychologiques. Des crèmes éclaircissantes à base d’hydroquinone ou de cortisone sont utilisées,
sans limite de durée, pour parvenir à un certain teint idéal de la peau. L’hydroquinone procède à la
destruction des mélanocytes, les cellules synthétisant le pigment photoprotecteur qu’est la mélanine
tandis que la cortisone freine la mélanogenèse, le processus physiologique régulé impliquant la
multiplication et la maturation normales de ces cellules. Les effets dépigmentants sont temporaires et
les affections dermatologiques induites peuvent être graves et irréversibles dans certains cas [Morand
et al., 2007]. De plus, l’hydroquinone, produit benzénique utilisé dans la photographie pour ses
propriétés réductrices (développement des photos), est peu biodégradable et particulièrement nocif
pour les animaux aquatiques [INRS, 2006]. La carcinogénicité de l’hydroquinone a été établie dans
des expériences animales mais dans l’espèce humaine ce résultat reste à confirmer [Mc Gregor,
2007].
Ainsi, l’hydroquinone et les produits en contenant sont interdits à la vente dans l’Union
européenne depuis février 2001 [INRS, 2006]. Concernant la cortisone qui a des propriétés anti-
inflammatoires, son emploi de longue durée engendre des complications sévères (ostéoporose,
hypertension, diabètes, vergetures, dystrophies cutanées, etc.). Des substances décapantes plus
toxiques issues du marché de la contrebande peuvent être utilisées sans que leurs actions, de par leur
nature, leur concentration ou leur combinaison, soient explicitées. Ces substances sont susceptibles de
passer dans la circulation sanguine par diffusion [Olumide et al., 2008]. Leurs actions tumorigènes ne
seront connues qu’a posteriori par les observations cliniques et par l’augmentation de l’incidence des
dermatoses. En outre, ces peaux dépourvues de mélanine sont exposées à un ensoleillement intense
sans aucune protection. Les risques de survenue de tumeurs dermatologiques sont ainsi augmentés
[Olumide et al., 2008 ; Ly et al., 2010].
Ces comportements délétères et socialement valorisés concernent plus les femmes que le
hommes. Ils sont adoptés dans toutes les classes sociales et sur toute l’étendue de l’Afrique
subsaharienne. Ce commerce des produits de la dépigmentation de la peau est florissant à l’étranger
grâce aux populations africaines migrantes (France, Belgique, États-Unis, Grande-Bretagne,
Portugal, Espagne…).
Ces aspects de l’étiologie des cancers en Afrique sont emblématiques des exigences de santé
publique et de développement socio-économique auxquelles le continent africain devra faire face.
Certaines causes de cancer sont caractéristiques de l’altérité de la maladie en Afrique et témoignent de
ses fondements culturels, géographiques et environnementaux. Ainsi, l’urgence face à cette ampleur
prévue de l’incidence des pathologies tumorales est l’adoption d’une politique inclusive qui promeut
la lutte contre le cancer et la définition de stratégies de lutte multidimensionnelles adaptées aux
réalités des populations africaines. Le renversement des perspectives africaines du cancer est un
objectif qui devra faire sens pour les professionnels de santé, les acteurs associatifs et les politiques
dont les contributions décisives seront la clef de voûte d’un vaste plan d’ensemble.
En conséquence, une dissymétrie des connaissances et des capacités entre pays du Nord et du Sud
est une des premières causes de l’écart observé dans le contrôle du cancer. En second lieu, les limites
de la lutte anticancéreuse africaine sont consécutives à la grande faiblesse des systèmes de santé des
pays africains, à l’accès difficile ou sporadique aux soins, aux coûts dissuasifs des médicaments et au
déficit en personnel de santé qualifié. Cette précarité sanitaire est reflétée par le fait que la grande
majorité des Africains est dépourvue de couverture du risque maladie [MAE, 2007 ; Miloud, 2009].
De plus, le nombre réduit d’hôpitaux et de centres de santé, généralement concentrés dans la capitale
et dans quelques grandes villes, restreint l’accessibilité géographique aux soins d’une fraction
importante de la population, en particulier, celle qui vit dans les zones rurales.
À ces aspects socio-économiques s’ajoute l’instabilité politique de certains États qui contribue à
affaiblir davantage les unités de santé existantes. Par ailleurs et plus spécifiquement, les besoins de
structuration de la lutte contre le cancer ne sont pas pris en considération par les politiques de santé
ou se situent en arrière-plan de leurs priorités. Les programmes nationaux de lutte contre le cancer,
quand ils existent, ne disposent ni des outils ni des moyens de leurs objectifs. Or pour certains
cancers, le diagnostic, le traitement, le suivi radiologique et les traitements requièrent des
équipements lourds de services spécialisés de médecine nucléaire.
Dans une publication récente, le bureau Afrique de l’OMS a fait un état des lieux des obstacles
majeurs auxquels la lutte contre le cancer sur le continent est confrontée et lance un appel « auprès
des gouvernements et des partenaires pour l’allocation de ressources supplémentaires nationales et
internationales et pour un accès plus équitable à des services performants de prévention, de diagnostic
et de traitement, et à une meilleure gestion des programmes » [Dangou et al., 2009].
En s’appuyant sur ces constats d’indigence et d’impuissance et sur ses aspects épidémiologiques
précédemment décrits, ces lignes directrices d’une approche renouvelée de la lutte contre le cancer
sur le continent peuvent être proposées.
4. - Responsabilisation politique
L’expression d’engagements politiques volontaristes est indispensable pour faire de la lutte
contre le cancer en Afrique une priorité au niveau des différents États du continent. L’appui politique
permettra, en mettant en lumière au niveau africain et international les enjeux épidémiologiques et
socio-économiques de ce combat, d’impliquer des acteurs politiques, financiers, économiques,
institutionnels et associatifs dans un programme objectivé pour abaisser l’incidence et la
morbimortalité des affections malignes dans les populations subsahariennes. Cette masse critique
devra être obtenue et organisée autour de plans d’actions cohérents, complémentaires et audacieux
financièrement pour être le fer de lance de cette lutte africaine contre le cancer qui sera épique et dont
tous les indicateurs de santé montrent qu’elle n’est pas gagnable d’avance et qu’elle revêt un caractère
d’urgence. L’impulsion politique est, à ce point, déterminante pour catalyser une réaction en chaîne.
Un des rôles des acteurs de santé est donc de responsabiliser et d’informer voire d’influencer les
pouvoirs publics afin que ceux-ci se saisissent de cette problématique des cancers dans les régions
tropicales africaines.
5. - Développement d’une culture de la prévention
Le développement d’une approche pédagogique des maladies malignes est d’autant plus
primordial qu’elles sont ignorées du grand public. Les principales causes de cancer en Afrique et les
cancers les plus représentés aussi bien chez les hommes que chez les femmes ont été documentés. Ces
données épidémiologiques montrent outre l’ignorance des facteurs de risque que les patients se
présentent trop tardivement dans les centres de santé réduisant ainsi dramatiquement leur chance de
survie [Parkin et al., 2003 ; Ly et Khayat, 2006a ; Mayi-Tsonga et al., 2009 ; Dao et al., 2009 ;
Sawadogo et al., 2009 ; Israels et al., 2010].
Les raisons de tels comportements ne sont pas uniquement financières ou liées à l’accès difficile
aux thérapeutiques. Elles sont aussi d’ordre émotionnel et psychosocial c’est-à-dire qu’elles ont des
bases culturelles et cultuelles [Gharbi et al., 2009 ; Clegg-Lamptey et al., 2009]. On a coutume de «
faire avec » en attendant que la maladie guérisse d’elle-même ou de considérer qu’une personne n’est
malade que lorsqu’elle est alitée. La question qui « tue » et qui est régulièrement posée est de savoir
pourquoi consulter alors qu’on est apparemment bien portant ? « J’attends au moins de voir les
signes cliniques de ma maladie, ce sont les signes évidents que je suis malade. Et là je peux aller à
l’hôpital » se disent de nombreux patients.
Sur le plan culturel, des guérisseurs ou des tradipraticiens sont d’abord consultés par les
malades avant de recourir à la médecine moderne en cas d’échec ou d’aggravation et d’évolution
visible de la maladie. La littérature scientifique foisonne de témoignages et de résultats d’enquêtes qui
révèlent ces comportements délétères et ce pour divers types de maladies qu’elles soient
transmissibles ou non transmissibles. Dans le cas des cancers où la prise en charge thérapeutique
précoce est un facteur essentiel de guérison ou de meilleur pronostic, ces attitudes sont nocives et
mettent parfois en péril le pronostic vital [Gharbi et al., 2009 ; Clegg-Lamptey et al., 2009 ; Errihani
et al., 2010]. Elles sont cependant modulables. Le défi consiste à expliquer et faciliter l’application du
principe de précaution. Le passage de « je ne crois que ce que je vois » à « mieux vaut prévenir que
guérir » doit être promu, ce qui ne représentera pas une nouveauté conceptuelle puisque ce principe
de précaution a des pendants dans les cultures africaines [Ly et Khayat, 2006a].
Dans le contexte subsaharien, il est capital de jouer ce rôle d’alerte et de mettre en avant des
mesures de prévention primaires. En effet nombre de causes de cancers sont évitables (infections
chroniques, tabagisme, déséquilibres alimentaires, pollutions environnementales, inactivité
physique…). L’autre raison, non moins déterminante, est que la mise en place de mesures de
prévention primaires est plus accessible en termes économique, logistique et éducationnel. De plus,
elle est gage d’efficience des mesures secondaires et tertiaires de prévention plus complexes à mettre
en œuvre.
De même, au niveau tertiaire, les personnes à risques connus par leurs comportements
(tabagisme, infections connues…) ou par leur hérédité (prédispositions et susceptibilités génétiques
aux cancers) peuvent être ciblées de façon préventive. La mise en place de telles stratégies de
prévention ainsi que les infrastructures, les équipements et les ressources humaines permettant leurs
applications doivent être envisagées dans des programmes nationaux de lutte contre le cancer.
L’analyse de la démographie médicale révèle non seulement un déficit quantitatif (en nombre de
médecins, d’infirmiers et de cadres hospitaliers) mais aussi en spécialistes du cancer [WHO, 2006 ;
Kanavos, 2006 ; Dangou et al., 2009 ; Kerouedan, 2009 ; Israels et al., 2010]. En Éthiopie, on ne
comptait en 2005 qu’un cancérologue pour près de 60 millions d’habitants [Lassarat et Jootar, 2006].
En cancérologie, la prise en charge des patients se fait selon une approche multidisciplinaire. Pour
changer la donne en Afrique, l’offre thérapeutique devra se densifier autant dans les thérapies
conventionnelles que sont la chimiothérapie, la chirurgie et la radiothérapie que dans la gestion des
pathologies d’organes (urologie, hépatologie, gastro-entérologie, sénologie, pneumologie...).
La valorisation de ces professions médicales passe par une amélioration des niveaux de salaires
et des conditions de travail. Ce qui permet de fixer le personnel qualifié car un des maux du secteur
biomédical africain est la migration de ses acteurs de santé vers les pays du Nord où ils sont non
seulement mieux rémunérés mais exercent leurs métiers dans des conditions plus satisfaisantes.
L’accès aux médicaments anticancéreux en absence de couverture maladie universelle est une
préoccupation récurrente des populations. L’Afrique est en effet un continent doté de peu de capacité
de production pharmaceutique. L’importation de médicaments par de multiples voies comme seules
réponses à ses besoins croissants est à l’origine des prix exorbitants des produits antitumoraux
lesquels sont déjà élevés dans les pays de production ou d’importation. L’achat systématique de
médicaments génériques et la mutualisation des moyens et des ressources à travers des groupements
d’achats régionaux ou sous-régionaux constituent des réponses adaptées aux pays africains.
D’autres pistes de réflexion concernent les accords sur les aspects de propriété intellectuelle qui
touchent au commerce (Adpic) de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) [Correa, 2006 ; Ly,
2007b]. L’interprétation de certaines clauses de sauvegarde prévues par les accords Adpic sur les
brevets pour protéger la santé publique est un moyen pour relever ces défis de l’accessibilité aux
médicaments. Des pays comme le Brésil et l’Afrique du Sud, en réformant leurs politiques
pharmaceutiques, ont facilité l’accès aux thérapies antirétrovirales à leurs populations dans le cadre
de leur politique de lutte contre le sida [Correa, 2000 ; Correa, 2006 ; Velasquez, 2006 ; Correa,
2010]. Ces flexibilités octroyées par les accords Adpic pourraient être invoquées à des fins de santé
publique pour rendre les prix des produits anticancéreux plus abordables en Afrique.
Enfin, la question cruciale du financement de la lutte contre le cancer se pose autant au niveau
national qu’à l’échelle internationale. Si les programmes nationaux africains ciblant les affections
tumorales manquent de moyens d’actions, il est paradoxal de constater qu’une fraction minimale (5
%) des ressources mondiales allouées à la lutte contre le cancer est octroyée aux pays en
développement [WHO, 2002]. Pourtant, ces pays supportent plus de 60 % de la mortalité globale par
cancer [ACS, 2007 ; CIRC, 2008].
Des partenariats avec le secteur privé et des financements internationaux provenant des industries
biomédicales, d’instituts de santé ou de fondations sont vitaux pour la potentialisation du combat
contre l’impact du cancer en Afrique. Ces échanges doivent cependant s’inscrire dans une politique
d’ensemble définie par les États africains pour en garantir la cohérence et en affaiblir les risques
éthiques. La formulation de la cible 17 de l’OMD 8 [1] pourrait être révisée pour inclure « tous » les
médicaments et pas seulement les médicaments essentiels, compte tenu de la juxtaposition des
maladies non transmissibles et des maladies transmissibles dans les pays en développement. Ainsi un
patient atteint de cancer, de maladie cardiovasculaire, de diabète ou de maladie mentale aurait-il la
même chance d’être traité qu’un patient atteint de sida, de tuberculose ou de paludisme, maladies les
plus financées par l’aide publique au développement.
Au plan international, les collaborations avec les pays de l’Union européenne, les États-Unis, le
Canada restent les plus fréquentes. Elles sont à renforcer notamment pour le soutien à la formation et
les transferts de technologies [Mc Carthy et al., 2010 ; Printz, 2010, Zeigler-Johnson, à paraître].
Mais, un élargissement de la collaboration étendue à d’autres pays comme l’Inde, le Brésil, la Chine
ou le Japon est aussi intéressant.
Dans la même veine, un atout majeur est le vivier que constitue la diaspora internationale
africaine qui compte dans nombre de ces pays des acteurs de santé qui peuvent entretenir des
échanges réciproques et soutenus avec leur continent d’origine. Des structures telles que Afrocancer,
association internationale de lutte contre le cancer basée à Paris (France) ou la branche internationale
de l’Organisation africaine pour la recherche et l’enseignement sur le cancer (Oarec) installée aux
États-Unis sont des exemples de ces possibilités de collaborations fécondes d’un genre nouveau pour
une vision stratégique intégrée de la lutte contre le cancer en Afrique.
L’analyse des changements épidémiologiques en cours indique que l’incidence et la mortalité par
cancers ont cru et continueront de s’accentuer dans les populations africaines. L’ampleur de la
progression des cancers se complique en Afrique de multiples défis que sont l’ignorance,
l’indifférence, le déficit de responsabilisation sociale et politique. Si les avancées biomédicales ont
rendu caduques les sanctions d’inéluctabilité et de fatalité qui accompagnaient la survenue de cancers
dans les pays du Nord, les populations africaines souffrent de plus en plus des affres de ces maladies.
Leurs caractéristiques épidémiologiques exigent des réponses adaptées aux contextes économiques et
socioculturels. En tout état de cause, les stratégies de lutte contre le cancer doivent concerner le
renforcement des structures et infrastructures de santé et l’augmentation qualitative et quantitative de
la démographie biomédicale. L’adoption de mesures préventives pour réduire l’exposition aux causes
individuelles et collectives de cancer est une des conditions premières pour renverser les tendances
épidémiologiques des néoplasies dans les régions subsahariennes. Manifestement, bien que les
facteurs de risque de cancer soient cumulés sur le continent africain, nombre d’entre eux sont
évitables si les mesures de prévention adéquates sont promues.
L’acuité de la crise de l’offre thérapeutique, la faiblesse des systèmes de santé, dont la pénurie
des personnels de santé et le manque de financement, et la paupérisation des populations rendent la
prise en charge de ce nouvel enjeu de santé et de développement à la fois urgente et tragique. Ces
recommandations organisationnelles et financières et l’adoption de nouvelles approches de santé
publique constitutives d’un programme de lutte contre le cancer en Afrique doivent être portées à la
hauteur de la gravité des enjeux.
Par ailleurs, le temps des épidémies doit être celui des politiques. Le sens de l’anticipation doit
prévaloir pour dynamiser les processus qui facilitent la configuration du futur combat contre les
pathologies tumorales sur le continent. La détermination politique pourrait permettre de réaffirmer
ces priorités et d’instituer la lutte contre le cancer comme une véritable préoccupation de santé en
Afrique.
Annexe
Tableau 1 : Épidémiologie des cancers en Afrique et en Europe
Source : Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), Le Cancer dans le monde
en 2008, Lyon, Centre international de recherche sur le cancer.
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Notes du chapitre
[*] ↑ Docteur en immunologie et oncologie de l’Université Paris-Sud-XI, rédacteur en chef du Journal Africain du Cancer –
African Journal of Cancer et président-fondateur d’Afrocancer, réseau international de lutte contre le cancer
[1] ↑ Cible 17 de l’OMD 8 tel que formulé actuellement : « en coopération avec l’industrie pharmaceutique, fournir les
médicaments essentiels à un prix abordable aux pays en développement ».
8. La crise alimentaire 2007-2008 : opportunité pour
une révision des politiques de sécurité alimentaire
Caroline Boussion [*]
Caroline Boussion, étudiante du double Master « Affaires internationales », mention
« Sécurité internationale », à Sciences Po et « Management des administrations publiques et
des organisations internationales » à l’Université Bocconi de Milan. Au travers de ses
recherches et de sa collaboration avec la FAO, elle s’est spécialisée sur les problématiques
de sécurité humaine, notamment dans les situations post-conflit et d’instabilité politique.
Carlo Crudeli [**]
Carlo Crudeli, diplômé de Sciences Po en « Affaires internationales », a travaillé sur
les politiques d’aide dans le secteur de la santé et de la sécurité alimentaire en Amérique
latine et Afrique subsaharienne.
Anna Piccinni [***] [1]
Anna Piccinni, diplômée en relations internationales et diplomatie à l’Université de
Trieste (Italie), est actuellement étudiante du double Master « Affaires internationales »,
mention « Sécurité internationale », à Sciences Po et « Management des administrations
publiques et des organisations internationales » à l’Université Bocconi de Milan. Elle a
orienté sa recherche sur les questions liées au management public, notamment dans le
domaine de la santé, dans les pays en développement.
L’enjeu n’est pourtant pas récent : déjà en 1974, à l’occasion du Sommet mondial de
l’alimentation, les gouvernements présents avaient proclamé que « chaque homme, femme et enfant a
le droit inaliénable d’être libéré de la faim et de la malnutrition afin de développer pleinement ses
facultés physiques et mentales ». Les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD), définis
en 2000 ont de même attiré l’attention internationale sur la sécurité alimentaire, en l’associant
étroitement à la lutte contre la pauvreté : l’objectif premier affirme ainsi la nécessité de « réduire de
moitié, entre 1990 et 2015, la proportion de la population qui souffre de la faim ». En parallèle de la
FAO dont la mission a depuis sa création en 1945 été tournée vers la question alimentaire, de
nombreux acteurs ont tenté d’affronter le problème au cours des dernières décennies. La Banque
mondiale, le FMI et l’Union européenne ont développé des politiques à cet égard, mais ne parler que
de ces organisations serait presque réducteur au regard du panel d’acteurs aujourd’hui impliqués
pour une meilleure sécurité alimentaire. Le seuil récemment dépassé de 900 millions de personnes
malnutries dans le monde et la crise alimentaire actuelle interrogent cependant l’efficacité des
politiques mises en place depuis plus de dix ans pour contrecarrer le problème. Avant même que ne se
fassent ressentir les conséquences de la flambée des prix de 2007-2008, les chiffres démontraient
l’insuffisance des actions et des politiques mises en œuvre : entre 1990-1992, date de référence pour
les OMD, et 2003-2005, ce n’est pas à une réduction, mais à une augmentation de 6 millions de
personnes malnutries à laquelle on a assisté. Un constat bien loin des espoirs nourris lors de la
définition des OMD.
La crise alimentaire de 2007-2008 a déjà été l’objet d’une littérature foisonnante, mais il est
intéressant de dépasser l’analyse de la situation actuelle, en la replaçant dans son contexte plus large
de la lutte contre l’insécurité alimentaire. Il s’agira ici de souligner tout d’abord les enjeux qui ont
sous-tendu la crise, avant de dresser une évaluation des solutions jusqu’à présent proposées pour
lutter contre la « faim dans le monde ».
1. - La crise alimentaire mondiale : une crise
conjoncturelle dans un contexte d’insécurité
alimentaire
1.1 - La sécurité alimentaire : définitions et concepts
La définition de sécurité alimentaire, enjeu majeur pour la compréhension du terrain ainsi que
pour l’élaboration de réponses adéquates, a été l’objet d’intenses débats et a subi des évolutions dans
les dernières décennies. Alors que dans un premier temps l’insécurité alimentaire a été associée à un
simple manque de ressources et à une situation de famine, un travail conceptuel a été réalisé afin
d’intégrer l’ensemble bien plus large des dimensions qui en sont à la base.
La définition actuellement plus répandue a été élaborée en 1996 lors du sommet mondial de
l’alimentation à Rome : « La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout
moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur
permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une
vie saine et active. »
La disponibilité a été le premier aspect pris en compte dans la lutte contre la sous-alimentation.
Les premières opérations menées par la FAO et la création du Programme alimentaire mondial
(PAM) s’inscrivaient dans cette optique et faisaient du transfert de nourriture des pays riches vers les
plus pauvres le paradigme à la base de leurs actions. Aujourd’hui la disponibilité peut être définie
comme l’ensemble des quantités domestiques de denrées alimentaires produites au cours de l’année,
auquel s’ajoutent le volume des stocks disponibles en début d’année et les quantités de denrées
alimentaires qui peuvent être acquises avec les revenus disponibles ou importés [FAO, 2001].
Le concept d’accessibilité a lui été formulé dans les années 1980 sur la base de travaux réalisés
par divers acteurs, parmi lesquels on peut citer la formulation de la théorie sur la famine de Amartya
Sen (Poverty and Famines : An Essay on Entitlement and Deprivation, 1981) et l’étude de la Banque
mondiale en 1986 sur la relation entre pauvreté et faim. Ayant constaté que le bond technologique
réalisé en agriculture (La révolution verte…) n’avait pas été accompagné d’une réduction
proportionnelle de la sous-nutrition, l’on a en effet ressenti le besoin de chercher des réponses au
niveau micro, celui des individus et des ménages. L’accent mis sur le concept d’accessibilité
économique souligne le lien entre pauvreté et sécurité alimentaire. Le revenu devient un indicateur
important, même si d’autres facteurs, tels que l’état des infrastructures, qui influencent les
performances des systèmes de commercialisation et de distribution, sont également pris en compte.
La notion d’utilisation ensuite met davantage l’accent sur la qualité par rapport à la quantité. Elle
souligne l’importance des besoins nutritionnels du consommateur qui varient par rapport à l’âge, au
sexe, à la charge pondérale, à l’activité et à l’état physiologique et dépendent principalement du
niveau d’hygiène et de la différenciation du régime alimentaire. Une des problématiques ici centrales
est l’état nutritionnel des enfants, qui joue un rôle important pour un développement sain et régulier.
À partir de cette définition, l’analyse des facteurs à la base d’une situation d’insécurité
alimentaire permet d’élaborer d’autres distinctions importantes. Parmi celles-ci, la distinction entre
insécurité transitoire et chronique est souvent définie comme primordiale. La première, limitée dans
le temps, peut être due à des chocs et des fluctuations à court terme relatives à la disponibilité et à
l’accès aux aliments, incluant les variations annuelles des productions alimentaires domestiques, du
prix des aliments et du revenu des ménages. L’insécurité chronique s’inscrit au contraire dans la
durée et relève de causes structurelles qui touchent à une ou plusieurs des dimensions citées.
Une troisième catégorie, celle de l’insécurité « saisonnière », est parfois aussi prise en compte.
Elle correspond à un modèle cyclique de disponibilité et d’accès inadéquats aux aliments, résultant
lui-même des fluctuations climatiques saisonnières, des types de récoltes, des opportunités de travail
(demande de main-d’œuvre) et/ou de la prévalence de maladies. Bien que décrite dans des documents
d’orientations (FAO, Commission européenne), le statut de l’insécurité saisonnière demeure peu
défini et elle est au final généralement incluse lors de l’élaboration des stratégies d’action dans une
des deux premières catégories préalablement citées.
La flambée des prix a touché de manière particulièrement aiguë des aliments cruciaux comme le
blé et le maïs. Le prix du blé par exemple a atteint sur les principales plateformes commerciales du
monde des niveaux jamais constatés auparavant. Son cours est passé au cours de l’année 2007 de 200
à 400 dollars, en seulement quelques mois. Le prix du riz également a doublé au cours du premier
trimestre 2008. Il est vrai que les prix des denrées alimentaires ont toujours été très volatiles, et que
leur cours mondial connaît des fluctuations cycliques. Cependant, ils n’avaient jamais connu une
hausse aussi brutale et rapide, de sorte que la FAO et la Banque mondiale estiment aujourd’hui que les
prix, malgré leur diminution sur le marché mondial depuis la fin 2008 et l’amélioration de
l’approvisionnement en denrées alimentaires, resteront relativement élevés au regard des cours d’il y
a quelques années dans les pays en développement. Selon les chiffres récents publiés par la FAO, les
prix intérieurs des biens alimentaires dans 58 pays, dont la plupart en Afrique subsaharienne, sont
supérieurs aux cours de l’année passée dans 78 % des situations étudiées.
Il a fallu peu de temps pour estimer l’impact global de cette explosion du prix des denrées
alimentaires sur l’insécurité alimentaire mondiale. Selon les estimations de la FAO, la hausse des
cours mondiaux aurait participé à une augmentation de 75 millions de nouvelles personnes sous-
nutries entre la période 2003-2005 et la fin 2007 (cf. graphique 2). Toutefois, il demeure encore
difficile d’identifier les conséquences de la crise pour les pays en développement et les pays les
moins avancés de manière plus précise. L’impact de la hausse des prix ne peut être nié en particulier
pour les ménages les plus pauvres, mais toute généralisation serait en effet hasardeuse.
En parallèle de ces deux facteurs entraînant une baisse significative de l’offre s’ajoutent des
causes participant à une augmentation de la demande mondiale. L’explosion démographique des pays
émergents, associée à leur rapide urbanisation et à la hausse des revenus sont à l’origine non
seulement d’une augmentation de la demande de produits agricoles, mais également de leur
réorientation vers des denrées plus riches en calories, notamment la viande, dont la production
absorbe une part importante des réserves céréalières. Cet impact de la croissance démographique, s’il
est important à noter, doit cependant être nuancé : la production agricole a augmenté dans les
dernières années de manière plus que proportionnelle à la croissance démographique, de sorte que la
production agricole par tête a augmenté.
Par ailleurs, le marché des produits agricoles étant étroitement lié aux marchés financiers et à
ceux des autres matières premières, les cours des denrées alimentaires ressentent les fluctuations de
ces derniers. L’augmentation du prix de l’énergie tout d’abord, notamment du pétrole, dans les mois
précédant la crise, s’est répercutée indirectement sur celle des produits agricoles, du fait de la hausse
des coûts de transport et des prix des engrais. D’autre part, sur les marchés financiers, les produits
dérivés liés aux cours des denrées agricoles sont devenus, dans un contexte d’exposition croissante
aux risques financiers, des instruments privilégiés offrant aux spéculateurs l’occasion de diversifier
leurs portefeuilles. Les fonds d’investissement par exemple ont fortement investi le marché des
produits alimentaires, le volume de leurs capitaux dans ce champ ayant été multiplié par 5 dans les
années précédant la crise.
Finalement, se superposant à tous ces facteurs cumulés, les politiques de court terme apportées
par les pays en développement aux premiers signes de la hausse des prix alimentaires n’ont fait
qu’empirer la situation, accentuant la spirale dans laquelle les cours s’étaient déjà engagés. Les
mesures visant à réduire l’impact sur le marché intérieur de l’envolée des prix mondiaux, comme
l’instauration de taxes à l’exportation, ont ainsi accentué la volatilité des prix au niveau mondial.
Cette fragilité du secteur alimentaire est due à plusieurs facteurs, dont la plupart sont liés au
sous-développement des systèmes de production. Le secteur agricole en effet demeure généralement
dans ces régions au stade artisanal, la production et la consommation se faisant essentiellement à
l’échelle familiale. La productivité agricole destinée à l’autoconsommation est restée stagnante
depuis les années 1970, incapable de répondre à une demande croissante du fait de la poussée
démographique. L’Afrique constitue ainsi depuis plusieurs décennies un importateur net de denrées
alimentaires : environ 15 % de sa consommation de base vient de l’extérieur.
En outre, les cultures sont encore extensives et pluviales et n’ont été que marginalement touchées
par les avancées technologiques permettant d’augmenter la productivité des terres. L’irrigation n’a
pas encore pris le relais, les intrants [3] sont généralement insuffisants, les engrais et les semences à
plus haute efficacité sont encore très peu diffusés. Qui plus est, les terres arables se dégradent à cause
d’une exploitation mal gérée.
Ces constats liés au développement agricole ne doivent pas nous faire perdre de vue que d’autres
facteurs entrent également en jeu : le manque de productivité chronique est en effet également
aggravé par des conditions climatiques peu favorables et par l’irruption de conflits.
La Banque mondiale a sur ce point joué un rôle important, notamment par l’élaboration des
plans d’ajustement structurel. De tels programmes, mis en place vers la fin des années 1980,
prévoyaient une libéralisation des marchés des pays endettés, et étaient accompagnés par des
politiques visant la réduction des dépenses publiques et l’entrée de devises étrangères. Afin
d’améliorer la balance commerciale de ces pays, et de permettre en conséquence le remboursement
des sommes dues, les pays étaient de fait incités à se focaliser sur des produits d’exportation (cacao,
café, fruits tropicaux) au détriment des denrées alimentaires de base (blé, maïs, riz). Ces dernières
auraient dû être importées en comptant sur les surplus des pays riches, intéressés à trouver des
débouchés pour leurs produits et capables de les commercialiser au niveau international à des prix
extrêmement compétitifs. C’est dans cette situation, caractérisée par un manque chronique
d’investissements et par une forte concurrence internationale (soutenue en bonne partie par de
considérables subventions), que le secteur agricole n’a pu se développer, et a même vu dans plusieurs
cas sa capacité de production décliner.
D’autre part, la dépendance vis-à-vis du marché est d’autant plus significative pour les
populations urbaines qui consomment essentiellement des produits alimentaires importés, les cultures
nationales ne produisant pas en quantité suffisante ni à des prix compétitifs en comparaison des
produits importés. La crise n’a fait que mettre en avant le paradoxe des « plèbes urbaines » qui
reposaient sur une nourriture importée et qui paient plus cher à Dakar le riz produit dans les vallées
du fleuve Sénégal que celui importé de Thaïlande. Le moindre changement des prix mondiaux peut
faire en sorte que leur revenu habituel ne soit plus suffisant pour assurer les quantités nécessaires à
nourrir leur foyer et explique pourquoi la flambée des prix a pu déclencher des émeutes de la faim.
Le problème de la sous-alimentation dans les milieux urbains est donc associé au manque de moyens
financiers plutôt qu’à l’insuffisance de production, bien que les deux phénomènes soient étroitement
liés. En effet, l’urbanisation de masse trouve généralement son origine dans la faible production
agricole et dans la paupérisation progressive de la population rurale, qui ont contraint les paysans à
se déplacer vers les bidonvilles à la recherche de revenus plus élevés.
2. - Les réponses à la crise : vers une politique de
développement sur le long terme ?
2.1 - Dans l’urgence, des politiques de court terme aux
effets limités
Le caractère global de la crise de 2007-2008, associé à une forte médiatisation, a replacé la
question de la sécurité alimentaire non seulement au cœur des politiques nationales, mais également
au sommet de l’agenda international.
Face aux images dramatiques de la crise et à celles, très largement diffusées, des émeutes s’est
affirmée dans un premier temps la volonté d’apporter une réponse rapide. Comme le souligne
Jacques Diouf, directeur général de la FAO, lors d’une telle crise « aucun être doué de conscience ne
peut nier qu’il y a un impératif moral à venir en aide aux personnes qui sont dans l’incapacité de
subvenir à leurs besoins alimentaires ».
Une crise alimentaire peut être vue comme une période d’insécurité alimentaire extrême, où le
danger principal est un manque répandu d’accès à la nourriture, qui peut mener à une situation de
famine. Une réponse efficace dans le cadre de ces crises doit donc être avant tout rapide pour sauver
des vies humaines.
Premièrement, il faut considérer que le transfert de l’aide des pays « riches » aux pays récepteurs
ne peut pas répondre, si pris isolément, aux exigences de rapidité. L’aide alimentaire achetée en
Amérique du Nord ou en Europe a besoin de temps pour arriver dans le pays destinataire : un
transfert d’aide en nature des États-Unis destiné à l’Afrique subsaharienne, par exemple, prend en
moyenne cinq mois, même si est utilisée la procédure « d’émergence » [4] . Les systèmes d’alertes
jouent, dans ce cas, un rôle clé. Leur mise en place au fil du temps, ainsi que l’amélioration de la
coordination entre les pays et les divers acteurs ont montré leur importance primordiale pour mettre
en place des réponses opportunes. Bien que des efforts dans ce sens aient été réalisés, la nécessité de
travailler sur le timing reste nécessaire.
Il ne s’agit pas seulement de secourir à temps les affamés ; un mauvais timing dans
l’acheminement de l’aide peut avoir des effets pervers sur les marchés locaux qui ne doivent pas être
négligés. Plusieurs études démontrent les effets déstabilisateurs de l’aide alimentaire traditionnelle
sur les marchés locaux, mettant ainsi en danger les moyens d’existence des producteurs et des
commerçants locaux dont dépend la sécurité alimentaire durable [5] .
Bien que l’impact de l’aide soit difficilement mesurable en termes qualitatifs, de telles
considérations doivent être bien prises en compte, sans oublier le coût de ces réponses
considérablement plus onéreuses que n’importe lequel des programmes de développement agricole.
Pour contrer ce phénomène plusieurs outils pourraient être employés, qui auraient, et qui ont
montré leur capacité à avoir un impact positif à la fois sur le timing et sur le problème plus général
des effets potentiellement pervers de l’aide. Ne recourir à l’aide alimentaire en nature qu’en cas de
pénurie, et non en cas de problèmes d’accès, et augmenter l’aide en espèces ou en bons d’alimentation
là où cela est possible seraient un premier outil (les fameux transferts sociaux largement développés
en Éthiopie, au Bangladesh…). Par ailleurs, dans les cas où la crise alimentaire est localisée dans une
région bien définie (ce qui est presque toujours le cas), il serait souhaitable de recourir à des achats
locaux ou régionaux d’aide alimentaire, en substitution des transferts directs des pays « riches ». Cela
peut être bénéfique pour le développement agricole des pays à faible revenu en servant de levier à la
production locale [6] .
Un autre aspect fondamental est celui du ciblage. Encore une fois, au-delà de l’amélioration de
l’impact sur les plus vulnérables, il est question de réduire au minimum les effets négatifs d’une
mauvaise gestion de l’aide.
Une dernière remarque mérite d’être faite sur les aides alimentaires et sur leur capacité à
répondre à une crise telle qu’on l’a connue récemment. Devant les problèmes causés par les
fluctuations des prix, les aides alimentaires se sont montrées avoir une capacité de réponse très
limitée. Alors que les difficultés des populations souffrant d’insécurité alimentaire, augmentent de
manière proportionnelle au niveau de prix, la quantité de l’aide disponible est inversement
proportionnelle aux prix sur le marché mondial (cf. graphiques 3 et 4). Il convient ici de rappeler que
ce constat est surtout valable pour les pays qui, comme les États-Unis, n’ont pas encore dissocié leurs
volumes d’aide alimentaire disponibles chaque année du niveau de leurs excédents.
Graphique 3 : Les aides alimentaires : une véritable réponse aux fluctuations des prix ?
D’autres politiques de protection sociale, telles que des mesures de contrôle des prix, ont aussi
été mises en avant. Selon une enquête récemment réalisée par la FAO sur les mesures prises par les
pouvoirs publics dans 77 pays visant à limiter l’impact de la flambée des prix, la plupart d’entre eux
(61) ont mis en place une ou plusieurs de ces politiques. Alors qu’il reste difficile d’évaluer
l’influence réelle de ces politiques, plusieurs doutes ont néanmoins été soulevés quant aux
répercussions négatives qu’elles pouvaient avoir sur les autres pays (comme par exemple les
restrictions des importations par des grands pays exportateurs tels que la Thaïlande et l’Inde) et à leur
efficacité sur le long terme (effets décourageants sur la production locale). En outre, plusieurs
exemples ont montré comment ces politiques publiques de contrôle des prix ont souvent manqué
leurs buts, en servant surtout les intérêts de certains pouvoirs locaux.
Bien d’autres considérations pourraient être faites sur les systèmes d’aides d’urgence ; ce qu’on
voudrait ici souligner est la nécessité de ne pas avoir une vision centrée sur le court terme, qui, autre
que simpliste, pourrait se révéler dangereuse. En outre, aucun des outils analysés ne peut être érigé en
modèle standard pour toute situation : l’analyse indépendante et approfondie de chaque situation de
crise, des causes qui la sous-tendent reste le premier outil pour apporter une réponse opportune.
Seule une telle démarche permettrait de répondre à l’impératif moral cité par Jacques Diouf et c’est
par là que passe la compréhension des effets potentiellement pervers dont nous avons fait mention.
Les rapports plus récents de la FAO mettent en avant le fait que le nombre des crises nécessitant
une réponse urgente a doublé au cours des deux dernières décennies, passant de 15 à 30 par an, avec
une augmentation encore plus forte en Afrique, où elles ont triplé. Ce constat devrait pousser à se
poser des questions sérieuses sur le rapport entre réponses d’urgence et réponses à plus long terme.
Plusieurs études mettent en effet l’accent sur le fait que non seulement les politiques à long terme (en
particulier dans le domaine agricole) n’occupent pas une place suffisante, mais que celles-ci ont en
outre perdu du terrain dans les dernières années [7] .
Une politique à double volet est aujourd’hui promue, proposée initialement par la FAO, le FIDA
et le PAM [9] , et mise en place en collaboration avec l’ensemble du système des Nations unies et les
institutions de Bretton Woods. D’une part est soulignée la mise en œuvre de politiques ciblées de
court et moyen termes destinées à augmenter le revenu des strates les plus pauvres et les plus
vulnérables de la population et ainsi faciliter leur accès immédiat à la nourriture. D’autre part,
l’accent a été remis sur la nécessité de conduire des politiques durables de lutte contre l’insécurité
alimentaire, incluant le développement agricole et rural. Une prise de conscience semble être
amorcée afin de dépasser la logique « urgentiste », au profit d’une solution plus solide, intégrée et
cohérente. Cependant, l’enjeu est de taille, dans la mesure où urgence et aide au développement ont
des procédures, des contraintes, des logiques et des acteurs différents, qu’il est souvent difficile de
faire cohabiter sur le terrain.
Cette nécessité de mener une action sur deux fronts dans les pays souffrant d’insécurité
alimentaire a été soulignée à plusieurs reprises au cours des mois qui ont suivi la flambée des prix et
les premiers signes de la crise alimentaire. En avril 2008, la mise en place d’une Équipe spéciale de
haut niveau sur la crise mondiale de la sécurité alimentaire par le Secrétariat général de l’ONU,
composée des représentants des institutions et des agences des Nations unies concernées, a permis de
définir un cadre pour les actions locales et internationales face à la crise alimentaire. La nécessité
d’agir sur deux fronts à la fois a sous-tendu les politiques promues. Au cours de la Conférence de
haut niveau réunie à l’initiative de la FAO à Rome en juin 2008, l’idée que l’insécurité alimentaire
actuelle ne peut être efficacement affrontée que par une politique menée sur deux fronts a été
soulignée et a fait l’objet d’une déclaration conjointe des différents chefs d’État et représentants
gouvernementaux présents au Sommet.
Différents instruments sur lesquels jouent les filets de sécurité ont vu le jour au cours des
dernières décennies. On peut néanmoins les classer en quatre catégories principales.
La deuxième catégorie de filets est communément appelée les programmes de « food for work »,
qui ne sont autres que des opportunités d’emploi. Souvent utilisés dans des situations de crise
climatique, de chômage saisonnier ou d’instabilité aiguë du marché des denrées alimentaires, ces
programmes permettent la distribution de rations alimentaires contre la réalisation d’un travail
d’utilité commune, comme la restructuration des infrastructures locales.
En troisième lieu on trouve également dans les filets de sécurité des instruments de transfert
direct de ressources aux ménages, par l’intermédiaire notamment de bons alimentaires ou de
coupons. Ces systèmes assurent à la fois un meilleur accès à la nourriture et une diversification des
biens accessibles.
Les solutions adoptées au lendemain de la crise de 2007-2008 ont accordé aux mesures de
protection sociale et aux filets de sécurité une place importante, au cœur même de la politique
développée. Pour lutter contre la flambée des prix et ses conséquences en termes d’accessibilité aux
denrées alimentaires, des initiatives visant à promouvoir dans les pays les plus fortement touchés de
telles mesures ont été instaurées. On peut citer notamment l’Initiative sur la flambée des prix
alimentaires mise en place par la FAO en décembre 2007 pour répondre rapidement aux
conséquences de la hausse des prix sur le marché mondial jusqu’à fin 2009. D’une hauteur de 1,7
milliard de dollars, le programme est destiné à fournir une aide budgétaire et une assistance aux
gouvernements pour l’adoption de politiques répondant à la crise du marché alimentaire, incluant
notamment des mesures de protection sociale et des filets de sécurité. Soutenue par le système
onusien, par les principales institutions financières mondiales et par d’autres acteurs comme l’Union
européenne – à travers la Facilité alimentaire, nouvel instrument financier spécialement mis en place
pour répondre aux conséquences de la crise actuelle – cette initiative traduit l’effort vers une action
coordonnée et globale visant à la diffusion de ce premier volet d’une politique efficace de lutte contre
l’insécurité alimentaire. De nouvelles propositions ont été avancées dans ce sens pour intégrer les
filets de sécurité à l’échelle régionale afin d’en augmenter l’efficacité.
Néanmoins, l’efficacité de tels programmes dépend en pratique de bien d’autres facteurs que la
bonne volonté nationale et internationale de les mettre en œuvre. Les filets de sécurité nécessitent des
contextes déterminés et un minimum de bonne gouvernance pour exercer un impact majeur sur la
sécurité alimentaire, contexte qui n’est pas toujours réalisé dans les pays en développement,
notamment en Afrique subsaharienne. Redistribution limitée des ressources, difficulté de mettre en
place des systèmes de bons et de coupons alimentaires du fait de l’insuffisance du système bancaire
national, limitation des programmes « food for work » aux ménages disposant d’une personne capable
de travailler, etc., sont présentées comme autant d’obstacles à l’efficacité des mesures de protection
sociale. En outre, il a été affirmé à plusieurs reprises que les filets de sécurité pouvaient avoir des
effets pervers sur le marché local des produits alimentaires. Il ne s’agit pas ici de traiter toutes les
situations possibles ni tous les freins à la bonne réalisation des mesures de protection sociale, mais
plutôt d’analyser leurs conséquences en termes de lutte contre l’insécurité alimentaire.
Deux conclusions doivent être tirées. En premier lieu, la mise en œuvre des filets de sécurité doit
être adaptée aux contextes particuliers dans lesquels ils sont mis en place : c’est en fonction des
objectifs et des priorités définis par eux que les gouvernements préféreront la mise en œuvre de tel
ou tel programme, qui ne sont d’ailleurs pas exclusifs et voient souvent leur efficacité améliorée par
leur combinaison. En second lieu, il faut garder à l’esprit que les mesures de protection sociale
agissent sur le court et le moyen terme, et qu’elles ne constituent pas une fin en soi ; elles ont une
utilité, notamment en atténuant les effets d’une crise majeure, mais ne sont cohérentes que si elles sont
insérées dans une politique plus globale et durable de promotion de la sécurité alimentaire sur le long
terme.
C’est dans cette direction que s’inscrit actuellement la FAO en collaboration avec d’autres
agences onusiennes et d’autres organisations internationales, telles que l’Union européenne, en
soutenant notamment les petits exploitants agricoles dans plus de 90 pays [11] . Les initiatives élaborées
prévoient un « paquet d’assistance technique » facilitant l’accès pour les agriculteurs aux intrants
modernes. L’attention se concentre autour de plusieurs dispositifs. Il s’agit en premier lieu de faciliter
l’accès aux engrais, essentiels pour augmenter la productivité des surfaces agricoles, mais dont
l’accessibilité est menacée par l’augmentation de leur prix sur le marché mondial. Il apparaît
également important de soutenir l’industrie locale des semences, leur distribution et leur
multiplication en les adaptant aux exigences locales. Plusieurs acteurs ont focalisé leurs actions sur
cet aspect, telle que l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA), qui a récemment mis en
place un programme dédié à l’accès aux semences : le Programme pour les systèmes des semences
pour l’Afrique (PASS).
Les politiques qui favorisent l’accès aux intrants requièrent un support des experts et des fonds.
Leur usage doit être prévu sur le long terme, donc les financements sur la longue durée ne peuvent
pas reposer sur les initiatives internationales ni sur les seuls efforts budgétaires nationaux, mais
mettre au contraire en avant l’accès au crédit pour les petits producteurs. De cette façon, les
campagnes pourront compter de façon durable sur ces nouvelles filières d’intrants au-delà des
opérations ponctuelles d’assistance. Des programmes de formation doivent par ailleurs être mis en
place afin de promouvoir une utilisation adéquate de ces intrants. Une conservation et un stockage des
engrais chimiques non adaptés peuvent par exemple entraîner une contamination des terres agricoles
et ainsi avoir des effets négatifs sur la production. Finalement la distribution des intrants ne doit pas
se faire indépendamment du contexte et des spécificités locales (caractéristiques agro-écologiques,
climatiques, etc.), afin d’éviter que ces mesures ne génèrent plus de problèmes qu’ils n’apportent de
réponses.
Il serait aussi important d’améliorer les transports et la transparence des circuits à l’échelle
régionale pour garantir une meilleure stabilité des prix des biens agricoles, des stocks et de l’accès
aux semences. Le fait de pouvoir compter sur un réseau élargi d’échanges permettrait aux pays à la
fois de pouvoir plus efficacement faire face aux chocs et de maintenir des prix compétitifs.
Un dernier champ d’action susceptible de favoriser le développement du secteur rural concerne
les politiques commerciales. Sans vouloir ici traiter de manière exhaustive le débat sur les effets
d’une plus ou moins grande libéralisation des marchés nationaux, il est pour autant nécessaire d’en
citer l’importance. Les politiques visant à soutenir la production nationale doivent s’inscrire dans une
politique commerciale cohérente qui réussisse à trouver un équilibre entre la protection des produits
nationaux, à travers par exemple des barrières aux importations, et les effets néfastes sur les prix que
la réduction des importations risquerait d’entraîner.
Une politique à double volet construite sur le long terme semble en mesure de répondre aux
multiples aspects qui caractérisent la sécurité alimentaire. Reste à voir dans quelle mesure cette
nouvelle prise de conscience par les gouvernements sera effectivement traduite en actions. Il semble
cependant utile de relever que les effets des politiques qui soutiennent les agriculteurs sont
constamment à pondérer avec les effets qu’elles peuvent produire sur les consommateurs.
L’augmentation de la productivité agricole, incitée par l’augmentation des prix, doit être conçue
comme un levier pour le développement économique, en permettant de faire reculer la pauvreté et
d’atténuer le fossé entre gagnants et perdants de cette relance. Le but des politiques agricoles doit être
de nourrir les populations en protégeant le développement des agriculteurs de même que le droit des
consommateurs à se nourrir à leur faim et avec une nourriture de qualité.
Le processus d’amélioration de l’agriculture locale devrait se fonder sur un rôle actif des
pouvoirs locaux, tant au niveau de l’élaboration des stratégies que de leur mise en œuvre. Il devrait
passer par une valorisation des connaissances locales et une prise en compte des véritables besoins.
Certaines études confirment que les initiatives informelles, placées sous le contrôle des autorités
locales, peuvent avoir une efficacité plus importante que les programmes élaborés à l’échelle
mondiale sur la base de modèles standard, manquant de contact avec la réalité du terrain. Bien que le
discours prônant l’empowerment des populations locales dans les modalités de distribution de l’aide
internationale se fasse de plus en plus présent, il peine néanmoins à s’imposer. Il impliquerait une
restructuration trop profonde, d’autant qu’aucun accord local, susceptible d’être valorisé, ne se
dessine encore.
Enfin, il ne faut pas perdre de vue que la réussite de ces politiques se heurte souvent à de
nombreux problèmes de gouvernance et à un manque de volonté politique. L’insécurité alimentaire
n’est pas un enjeu qui puisse être abordé de manière isolée. Une solution efficace doit s’inscrire dans
un cadre plus large et s’efforcer d’intégrer toutes les autres dimensions qui contribuent à la
réalisation d’un véritable développement durable.
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Notes du chapitre
[*] ↑ Étudiante du double Master « Affaires internationales », mention « Sécurité internationale », à Sciences Po et « Management
des administrations publiques et des organisations internationales » à l’Université Bocconi de Milan
[***] ↑ Étudiante du double Master « Affaires internationales », mention « Sécurité internationale », à Sciences Po et «
Management des administrations publiques et des organisations internationales » à l’Université Bocconi de Milan
[1] ↑ Les auteurs remercient très chaleureusement Stéphane Devaux, conseiller à la Délégation de l’Union européenne à Alger,
pour sa relecture attentive du chapitre.
[2] ↑ L’indice FAO des prix alimentaires est, selon la définition donnée par la FAO, établi à partir des prix de six catégories de
produits (viande, produits laitiers, céréales, huiles et matières grasses, sucre), pondérés en fonction de la part moyenne à l’exportation de
chacune des catégories.
[3] ↑ On appelle « intrants » les différents produits apportés aux terres et aux cultures. Ce terme comprend les semences, des
engrais et fertilisants minéraux et organiques, des produits phytosanitaires ou pesticides chimiques et biologiques, des produits
zootechniques et vétérinaires (aliments bétail, vaccins, médicaments vétérinaires, etc.), du petit matériel agricole (matériel aratoire,
pulvérisateurs, moto-pompes, etc.) (Source : FAO).
[5] ↑ Cf. notamment les rapports de la FAO de 2006 et le livre de Barrett et Maxwell, qui se penchent sur la question en
soulignant que des aides mal gérées peuvent avoir des effets collatéraux sur le niveau des prix et sur l’encouragement de la production
locale.
[6] ↑ Il faut ici encore souligner que, bien que potentiellement bénéfique, cette approche ne peut pas être utilisée de manière
systématique : en particulier les achats in loco peuvent contribuer à l’augmentation des prix sur les marchés intéressés. Afin de réduire au
minimum ces risques une étude sérieuse au cas par cas et un timing conséquent sont d’autant plus nécessaires.
[7] ↑ L’étude de Barrett et Maxwell, en s’appuyant sur les chiffres collectés par l’OCDE/DAC, souligne que la partie des aides
globales dédiée aux urgences a augmenté considérablement, en comparaison aux efforts visant le développement structurel
(infrastructures, agriculture, industrie et autres secteurs productifs). Ces deniers ont diminué de 47 % en 1993 à 21 % en 2002.
[9] ↑ Il semble nécessaire de distinguer le rôle de ces trois acteurs : l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et
l’agriculture (FAO), le Fonds international de développement agricole (FIDA) et le Programme alimentaire mondial (PAM). La FAO est
une agence des Nations unies créée en 1945 ayant comme but de fournir une assistance technique, un forum de débat et une
réglementation internationale dans le domaine du développement agricole avec l’objectif suprême de « libérer le monde de la faim ». Le
FIDA, institution spécialisée des Nations unies créée en 1977, constitue l’outil de financement des politiques pour le développement rural.
Le PAM est un organisme mis en place en 1963 par l’ONU qui s’occupe des aides alimentaires : conçu à l’origine pour acheminer l’aide
vers les populations ayant des problèmes de disponibilité de nourriture, il a cherché au fil des années à s’intégrer aux politiques d’autres
organismes visant plus largement le développement économique et social.
[10] ↑ Il serait ici utile de rappeler qu’une grande partie des personnes victimes d’insécurité alimentaire vivent en milieu rural.
[11] ↑ La FAO agit à partir des programmes qui sont proposés par les gouvernements locaux, notamment à partir des requêtes faites
par les 33 pays qui en décembre 2008 ont demandé assistance. Dans dix pays en particulier, elle le fait grâce à un accord avec la
Commission européenne qui a dégagé 106 millions d’euros le 15 mai 2009, sur un million d’euros prévus au total, en confirmant la
centralité du soutien à la relance de l’agriculture dans les pays du Sud dans la « Facilité alimentaire » lancée par l’UE en collaboration
avec le HTLF au lendemain de la crise.
[12] ↑ Jacques Diouf et Jean-Michel Severino « La hausse des prix agricoles, une chance pour l’Afrique », Le Monde, 17 avril
2008.
9. Conséquences sanitaires du commerce des déchets
électriques et électroniques du Nord vers le Sud
Claire Bernard [*]
Claire Bernard est diplômée de Sciences Po en « Affaires internationales ».
Spécialisée sur les questions d’environnement, de développement durable et de gestion des
risques, elle travaille pour une collectivité locale aux États-Unis.
Il existe une relation, certes complexe, mais très étroite entre les résidus des équipements
électriques et électroniques et la santé de milliers de personnes, qui se fait chaque jour un peu plus
évidente, au fur et à mesure que s’accélèrent les échanges entre les continents, entraînés par la
dynamique commerciale de la mondialisation.
En nous appuyant sur les études documentées des réseaux d’ONG et des institutions travaillant
sur la question, nous nous proposons ici de dresser un état des lieux de ces pratiques commerciales,
du contexte international dans lequel ces échanges se déroulent et des effets en termes de santé
publique qu’ils induisent sur les populations. Dans un deuxième temps, il s’agit de décrypter les
logiques qui sous-tendent ces échanges et d’évaluer les solutions adoptées. Il est intéressant de
souligner qu’un nouvel ensemble de stratégies repérables actuellement ébauchent une manière
différente d’appréhender les problèmes de santé publique. La solution semble venir non pas
uniquement des États et des initiatives de coopération internationale comme c’est classiquement le
cas, mais également d’une implication accrue des entreprises dans le cadre de la « responsabilité
sociale ». Les comportements socialement responsables (CSR) des entreprises sont définis ici de
manière externe, par le respect des attentes des parties prenantes, mais aussi de manière interne par
l’adoption de critères objectifs qui ne nuisent pas aux parties prenantes. Nous tenterons alors de
déterminer les conditions nécessaires pour favoriser le développement de comportements
socialement responsables des firmes dans le cadre de la gestion de la fin de vie des DEEE.
1. - Les termes de l’échange du commerce des e-
déchets
1.1 - E-déchets : un marché récent, en croissance
exponentielle, mais difficile à évaluer
Les États-Unis sont en tête des principaux pays responsables de la production croissante de
déchets d’équipements électriques et électroniques. L’Environmental Protection Agency (EPA) aidée
de l’Association of Electronic Recyclers a entrepris un grand travail d’évaluation de l’évolution des
stocks de DEEE. Selon leurs estimations portant sur les dix dernières années, une moyenne de 400
millions d’unités d’équipements électriques et électroniques sont jetés par an, dont 200 millions de
télévisions et un billion d’ordinateurs. En moyenne, les États-Unis génèreraient près de 3 millions de
tonnes d’e-déchets [EPA, 2008 ; PNUE et StEP, 2009]. Mais certains chercheurs estiment que 75 % des
équipements usagés sont encore stockés par les foyers, s’entassent dans les garages et les caves, en
attendant d’être valorisés d’une quelconque manière. L’Europe n’est pas en reste. Selon la
Commission européenne, chaque Européen produisait en moyenne 14 kg de e-déchets par an en 2006,
soit 9,3 millions de tonnes de DEEE, et ce avec une augmentation continue de 8 % sur les quatre
dernières années, particulièrement en Europe de l’Est. Ainsi les capacités existantes des quelques
dispositifs de prise en charge et de recyclage sont dépassées par cette croissance continue de e-
déchets.
Mais qu’en est-il alors des flux d’exportation de ces équipements en fin de vie ? Leur
comptabilité est difficile, puisqu’ils passent entre les mailles du filet. En effet, quelques 8 000
catégories de biens échangeables sont déterminées par l’Harmonized Traffic System (HTS), mais
aucune distinction n’est faite entre les biens électroniques neufs, usagés ou irréparables. Plus encore,
nombreux sont les collecteurs d’équipements électriques et électroniques dans les pays du Sud qui
préfèrent acheter des containers de vieux équipements au poids plutôt que de les déclarer comme
matériel informatique et de payer une taxe pour un ordinateur vieux de plusieurs années indexée sur
le prix neuf. Le Basel Action Network (BAN) estime tout de même que 80 % de ces équipements
usagés sont exportés. À cette exportation régulière, il faut ajouter l’exportation frauduleuse. Ainsi,
l’Impel, le réseau des autorités des pays de l’Union européenne en charge de l’application et du
respect du droit de l’environnement, qui regroupe des pays tels que les Pays-Bas, le Royaume-Uni,
l’Allemagne ou la Pologne ainsi que les six plus grands ports d’Europe, annonce que 22 % des
exportations de déchets contrôlées sont illégales et concernent toute une gamme variée de déchets
d’équipements électriques et électroniques, des tubes cathodiques en passant par les ordinateurs en fin
de vie. Remonter la chaîne commerciale des DEEE permet alors de comprendre plus précisément
comment ces équipements électroniques en fin de vie passent du secteur formel au secteur informel et
participent à une économie souterraine florissante. Les DEEE représentent d’ailleurs la deuxième
source de revenus pour les mafias, après le trafic de drogue.
Qui sont donc les acheteurs et récepteurs de déchets d’équipements électriques et électroniques
dans les pays du Sud ? De l’exportation au démantèlement et au recyclage, en passant par la
manutention et le stockage des composants électriques et électroniques, le chemin est long. Les
processus sont fractionnés en plusieurs opérations sur lesquelles les agents spécialisés réalisent une
marge (récupération et broyage du plastique, du verre, retrait et revente de la carte-mère,
récupération des composants contenant des métaux rares, récupération des fils de cuivre, etc.). Pour
plus de facilité, on peut schématiser les flux de DEEE en trois niveaux. Le premier niveau est
constitué par les marchés organisés du secteur formel. Les manufactures d’équipements électriques et
électroniques récupèrent les DEEE qui proviennent de la consommation des ménages ou des
entreprises. Ils les revendent ensuite aux scrap dealers ou brokers, constituant ainsi un marché semi-
formel. Les scrap dealers sont le maillon le plus important de cette chaîne commerciale. Souvent
basés dans les pays du Sud, ce sont eux qui réalisent la plus grosse marge de profit (10 à 15 %) en
achetant par conteneurs entiers sur des sites internet spécialisés les déchets d’équipements électriques
et électroniques pour les revendre ensuite aux démonteurs, dans le cadre d’un marché alors
complètement informel. Démantelés, les équipements électriques et électroniques sont ensuite traités
par différents agents qui en récupèrent, pour les uns le verre, le plastique, pour les autres les métaux
précieux, etc. afin de les revendre ensuite aux industries locales qui les réinjecteront dans leurs
circuits de production. Ainsi, une étude menée par le GAO (US Governement Accountability Office)
en 2008, a suivi pendant trois mois les transactions de matériel électrique et électronique en fin de vie
sur les sites internet spécialisés de revente des DEEE. Les scrap dealers des pays du Sud représentent
70 % des requêtes, pour 7,5 millions d’unités de DEEE. Près de 75 % des requêtes offraient moins de
10 dollars par unité, et la moitié proposaient un prix inférieur à 5 dollars. Ces prix spécialement bas
indiquent bien que la plupart de ces équipements échangés sur le marché sont destinés à être
démantelés dans des conditions précaires à moindre coût par le secteur informel.
Des circuits commerciaux s’organisent alors selon les zones géographiques, systématisant et
pérennisant les flux. Il n’existe pas de document reflétant l’organisation globale de tels flux, mais en
recoupant les analyses régionales disponibles sur le sujet, on peut définir schématiquement quelques
grandes tendances. Globalement, les prix du transport maritime conditionnent la demande et les
routes des e-déchets, des pays du Nord vers les pays en voie de développement. Le continent africain
reçoit en majorité des produits en provenance d’Europe [BAN, 2005] et les 30 % restants des
exportations d’Amérique du Nord, essentiellement des États-Unis et du Canada. Mais c’est encore
l’Asie, et plus spécifiquement la Chine et l’Inde, qui reçoivent le plus grand nombre de DEEE. Selon
l’Association chinoise des appareils électroménagers, la Chine recevrait 80 % du total des
exportations de DEEE vers l’Asie, mais elle réexporterait elle-même vers l’Inde les résidus de DEEE
dépecés. L’ONG indienne Toxic Link annonce qu’entre juillet 2002 et janvier 2004, 1 620 tonnes
d’ordinateurs sont arrivées illégalement par le port de Madras et les villes de Bombay, Kandla et
Cochin. En ce qui concerne la Chine, le professeur Yoshida, de l’Université d’Hokkaido au Japon, fait
état dans ses recherches, de flux continus en provenance de son pays qui représentaient en 2004 26 %
des ordinateurs usagés, car le coût du recyclage y est nettement moins cher. Le BAN estime également
que la filière chinoise est très rentable surtout pour les activités de la côte ouest des États-Unis où le
transport par bateau est moins onéreux que le recyclage. En effet, le prix d’un conteneur de 20 pieds
en provenance des États-Unis et en direction de l’Afrique de l’Ouest varie entre 4 000 et 7 000
dollars, contre 750 dollars pour un container de 40 pieds en direction de Hong Kong [GAO, 2008].
De plus, les déchets d’équipements électriques et électroniques permettent de remplir les conteneurs
vides en partance pour la Chine et de rééquilibrer ainsi la balance des exportations sino-américaine.
Les 20 % des DEEE restants sont exportés vers l’Inde, le Viêtnam, l’Indonésie, la Malaisie et
Singapour.
Ainsi, les pressions et les incitations à exporter sont plus fortes que jamais ! Le coût important
des activités de recyclage qui incombent aux firmes dans les pays du Nord les incite à externaliser ces
coûts de management environnemental vers les pays du Sud. Le coût de la main-d’œuvre y est
négligeable, les règlementations en matière de protection environnementale et de normes sanitaires
pratiquement inexistantes. Le faible prix du transport maritime est encore un argument en faveur de
ces flux de DEEE.
Ainsi, la fin de vie d’un ordinateur a donc un impact largement négatif sur la santé humaine. Le
plomb, utilisé pour les joints, les soudures et d’autres composants des circuits imprimés, fait partie
des métaux lourds récupérés qui, manipulés sans précaution, ont des effets nocifs bien connus sur le
système nerveux, le sang, la fertilité et s’accumule dans les reins. Le mercure également est présent
dans les capteurs, les téléphones mobiles, les batteries, etc. On estime d’ailleurs que 22 % de la
consommation de mercure par an dans le monde est utilisée pour les équipements électriques et
électroniques. C’est ce même mercure auquel sont exposés les travailleurs et qui attaque également
les reins et le cerveau, sans compter qu’il s’accumule rapidement sur la chaîne alimentaire. Le
charbon noir, contenu dans les cartouches d’imprimantes, classé comme un élément cancérigène de
classe 2B représente aussi un danger, lorsque ces dernières sont brûlées pour être détruites. Plus
encore, les plastiques (dont le PVC), qui composent l’enveloppe de la majorité de ces appareils,
relâchent de nombreuses dioxines lorsqu’ils sont brûlés. De plus les retardateurs de flammes qu’ils
contiennent sont toxiques. Mais d’autres substances toxiques, moins connues, sont également
présentes dans ces DEEE : par exemple le cadmium, utilisé dans les anciennes cathodes, dans les
batteries alcalines, les semi-conducteurs, les cellules photos électriques et les résistances. Les reins,
les poumons et les tissus osseux sont les organes principalement atteints par ce toxique cumulatif,
dont l’élimination très lente explique pourquoi des effets peuvent surgir plusieurs années après
l’exposition. Le chrome hexavalent, utilisé comme anticorrosif sur les plaques d’acier galvanisé et
comme décoratif pour les boîtiers métalliques des ordinateurs, endommage les chaînes ADN. De
récentes études font apparaître que même une courte exposition au barium, métal que l’on retrouve
dans les ordinateurs, pour protéger les utilisateurs des radiations, peut causer des dommages au foie,
à la rate et au cœur [BAN, 2005]. Le beryllium, présent dans les cartes-mères et qui est mélangé au
cuivre pour obtenir des composants plus résistants et plus conducteurs, a de redoutables effets à
retardement et attaque surtout la peau, empêchant la cicatrisation. La liste est encore longue, mais ce
sont là les principales substances nocives en quantité signifiantes qui sont contenues dans les e-
déchets.
À cette exposition directe aux substances toxiques, il faut également ajouter l’exposition
indirecte, par le biais de l’environnement pollué des travailleurs pauvres. Stockées pour la plupart
dans des décharges municipales laissées à l’abandon par les autorités locales, les déchets
d’équipements électriques et électroniques amoncelés à l’air libre polluent l’eau ; leurs métaux lourds
et particules toxiques s’accumulent dans les organismes vivants et s’introduisent dans la chaîne
alimentaire, ils sont également présents dans les sols et la végétation. Le PNUE a réalisé une des
premières enquêtes sur le sujet. Il s’est intéressé à la décharge publique de Dandora, à Nairobi au
Kenya, ville dans laquelle d’ailleurs, il a son siège. L’étude pilote s’appuie sur de nombreuses
analyses environnementales du sol et de la qualité des eaux environnant la décharge, comparés à des
échantillons prélevés sur d’autres sites non pollués, mais également sur une étude de l’état de santé
des habitants vivant aux alentours de la décharge (prises de sang, relevés des pathologies fréquentes
observées). Les conclusions font clairement apparaître un lien de causalité entre la prévalence de
certaines maladies et la teneur inhabituelle du milieu en certains métaux lourds ou substances
toxiques. Ceci explique le nombre élevé d’enfants et d’adolescents affectés dans des proportions
inhabituelles par des maladies liées à une déficience de leur système respiratoire, gastro-intestinal ou
dermatologique.
Des conclusions similaires ont été mises au jour par plusieurs études menées dans des villages
au sud-est de la Chine, qui concentrent les activités informelles du retraitement des DEEE. Ainsi, la
ville de Guiyu est tristement connue pour être le plus grand centre de récupération des e-déchets au
monde, avec près d’un million de tonnes de DEEE par an en provenance des États-Unis, du Canada,
du Japon et de la Corée du Sud. Arrivant par conteneurs entiers dans le port de Hong Kong, les e-
déchets sont acheminés à Guiyu par la route, puis sont démontés, triés, recyclés sur place. On estime
que près de 2 500 petites entreprises de recyclage de DEEE emploieraient près 100 000 ouvriers
travaillant à Guiyu, pour une population totale de 150 000 habitants. Dans le village, l’ambiance est
suffocante, l’air saturé de poussières chargées de métaux lourds ; dans les rues et sur les trottoirs les
ateliers de recyclage à ciel ouvert fonctionnent à plein et diffusent les vapeurs de plastique brûlé.
Les études toxicologiques et épidémiologiques menées sur le terrain font état de taux de
prévalences de pathologies liées à des niveaux de pollution importants plus que préoccupants. Dans
une étude publiée par la revue Environmental Science and Technology (2008) sur l’impact du
retraitement des DEEE sur l’environnement et la santé, le sol, dans le village du Guiyu, est saturé de
métaux lourds, les concentrations de plomb et de cuivre y sont 300 fois plus élevées que le site
contrôlé à 8 km du village. Plus encore, selon une autre étude menée par l’Académie chinoise des
sciences de Guangzhou et de l’Université, les ouvriers de Guiyu travaillant dans le recyclage des
produits électroniques présentent des concentrations sanguines en ignifugeants chimiques jusqu’à 200
fois plus élevées que dans le sang de travailleurs industriels. Brûlés, ces produits ignifugeants se
transforment en dioxines, et les niveaux mesurés à Guiyu révèlent un risque d’exposition 64 fois plus
élevé que les seuils définis par l’Organisation mondiale de la santé. Cependant, du fait de la nouveauté
de ces activités, les conséquences sur la santé humaine de ces concentrations hors normes en métaux
lourds et composants chimiques sont encore difficilement démontrables avec précision, même si l’on
constate leurs effets nocifs sur les populations. Ainsi, près de 88 % ouvriers souffrent de problèmes
respiratoires, neurologiques ou digestifs. Les études et les protocoles d’études se sont multipliés ces
dernières années, afin de pouvoir rendre compte de manière précise et scientifique des conséquences
en termes de santé publique de ces activités de recyclage. Cependant, même s’ils sont conscients des
dangers du retraitement des DEEE sur leur santé, ces ouvriers tiennent à leur métier qui leur permet
de gagner 4 euros par jour et de faire vivre leur famille. Les autorités, quant à elles, commencent à
légèrement réguler ces activités, mais ne voudraient en aucun cas nuire à un commerce qui fait vivre
des centaines de milliers personnes dans la région.
Mais il n’y a pas d’initiatives qui concernent directement la prise en charge du danger sanitaire et
environnemental que représente la présence des DEEE sur leur sol. On remarquera que les travaux de
comptabilité et de démonstration des effets nocifs sont essentiellement conduits par des organisations
non gouvernementales. Greenpeace, Basel Action Network, Toxic Link… tentent, par des études sur
le terrain qui n’ont jamais été entreprises auparavant, d’estimer la quantité de flux échangés mais
également de fonder de manière scientifique le lien entre cette activité et la détérioration de la santé
des travailleurs et des habitants aux abords des lieux de retraitement des DEEE. Cependant, le
gouvernement indien et son ministère de l’Environnement et des Forêts, assisté d’experts d’ONG
suisses et allemandes, ont publié en mars 2008 des Guidelines for environmentally sound management
of E-waste. Ce document permet de classifier les déchets d’équipements électriques et électroniques,
de déterminer précisément les substances dangereuses qu’ils contiennent, afin d’organiser les circuits
de recyclage des DEEE, formels et informels, et d’introduire des pratiques de retraitement
respectueuses de l’environnement et moins dangereuses pour la santé des travailleurs. Cette initiative
nouvelle apporte une réponse nationale au problème des déchets d’équipements électriques et
électroniques sur le sol indien, tout en prenant en compte les aspects techniques, économiques,
environnementaux et sociaux de la question. Reste à savoir si ce plan d’action élaboré par le
gouvernement sera suivi d’effet sur le terrain, et pourra toucher aussi bien les entreprises de
recyclage que les réseaux informels qui se sont saisis de cette activité.
Ainsi, la faiblesse des institutions à réguler et même contrôler l’activité des entreprises sur leur
sol tient en partie à l’existence d’un climat social qui favorise la corruption et le clientélisme. En 2006
un accord entre le Japon et les Philippines met fin à tous les contrôles sanitaires de déchets aux
Philippines. Dans le même esprit, en Chine, le secteur des DEEE n’est que très peu encadré. Sur le
terrain et en dépit des règles, les autorités, prises d’assaut par des préoccupations sanitaires plus
immédiates, ferment les yeux sur l’importation des déchets solides censés être recyclables, dans un
souci de paix sociale.
Mais si les conséquences des DEEE sont peu prises en compte par les autorités de ces pays, c’est
que cette position relève également d’un compromis entre gain économique à court terme et santé. En
effet, nous avons vu que juridiquement les DEEE ne sont pas une marchandise comme une autre mais
bien un déchet, et que la convention de Bâle et autres mesures législatives en interdisent le commerce.
Mais économiquement, la valeur potentielle de retraitement du DEEE conduit à considérer les choses
autrement. En prenant en charge la dernière phase du cycle de vie des équipements électriques et
électroniques, les pays d’accueil peuvent récupérer des matières premières à faible coût, qu’ils
réinjectent ensuite dans leurs circuits de production, notamment dans l’industrie métallurgique. Ceci
est particulièrement vrai pour la Chine et l’Inde qui sont les principales manufactures du monde et
produisent la majeure part de nos ordinateurs, téléphones portables ou téléviseurs. Plus encore, cette
arrivée informelle de DEEE sur leur sol permet de créer des emplois pour toute une part de leur
population, et participe à la croissance économique de petits villages. Ainsi, en Chine, dans le district
de Guiyu, plus de 150 000 personnes sont employées à traiter les millions de tonnes de DEEE reçues
chaque année. Les inconvénients de cette activité concernent donc l’environnement dans lequel sont
implantées les activités de recyclage et les problèmes de santé des populations [Streicher-Porte et
Yang, 2007]. Ce sont là des considérations qui ne pèsent que très peu dans la balance des
gouvernements des pays en voie de développement où la santé n’est pas la priorité des États.
Que dire alors des solutions prises en amont des exportations de ces déchets ? Du côté
américain, c’est l’approche volontaire qui est prédominante, il n’y a que quelques États qui acceptent
de mettre en place une législation. Sur le vieux continent, ce sont plutôt les approches règlementaires
qui administrent le système, avec la directive RoHS et celle sur les déchets recyclables en tête. Mais
ces différentes manières d’envisager les solutions se rejoignent sur les fins, elles visent à contraindre
les raisonnements économiques pour pousser les entreprises à internaliser d’elles-mêmes le
recyclage des DEEE. Les mesures réglementaires concernent essentiellement les normes de
production et restreignent l’utilisation de substances toxiques, mais plus encore, elles tentent
d’organiser la filière du recyclage. Cependant, le recyclage des DEEE dans les pays consommateurs
d’équipements électriques et électroniques peut-il être envisagé comme une stratégie généralisable ?
Certaines études se rangent du coté de l’avis de l’Université des Nations unies, qui estime que le coût
engendré par la gestion et le retraitement des DEEE sera compensé par la valeur des composants des
DEEE ainsi récupérés, comme c’est le cas pour les métaux précieux par exemple. Notons cependant
qu’en Europe, la réglementation sur les DEEE a engendré des coûts de gestion à hauteur de 40
millions d’euros et que d’ici à 2020 les coûts liés au traitement des DEEE s’élèveront à 3 milliards
d’euros, contre 0,76 milliard en 2005. Ainsi, d’autres avis sont plus réservés sur ce point [Willems et
al., 2006], considérant que le coût engendré par la prise en charge puis l’élimination des DEEE est
trop élevé pour faire du recyclage une pratique généralisée. En effet, la capacité de gestion ne s’est
pas développée en suivant l’augmentation des quantités d’équipements électriques et électroniques
alors que la législation se fait de plus en plus sévère. Comment inciter les entreprises à intégrer la
prise en charge de ces coûts supplémentaires alors que les risques encourus en contrevenant à la loi
sont faibles ? Reporter le fardeau du retraitement des déchets sur des pays où la main-d’œuvre peu
qualifiée est aussi très peu chère, où les exigences sanitaires et environnementales sont faibles,
permet de rester compétitif dans un environnement particulièrement concurrentiel en la matière. À
titre d’exemple, le recyclage d’un ordinateur en Chine coûte 2 dollars contre 30 aux États-Unis. Une
fois le calcul fait, l’arbitrage penche malheureusement en faveur de l’exportation. Pourtant, certains
facteurs peuvent changer la donne et inciter les entreprises à adopter des comportements socialement
responsables [Bensebaa et Bourdier, 2008].
Il semblerait qu’il émerge de toutes ces initiatives privées une situation originale et différente de
l’approche traditionnelle des questions de santé publique, qui généralement relèvent de la
responsabilité de l’État. Ces entreprises se montrent enclines à adopter des comportements
socialement responsables, c’est-à-dire des comportements qui ne nuisent pas à leurs parties prenantes,
et, si c’est le cas, les entreprises veillent à en réparer les effets. Elles y sont poussées par la
législation, et c’est le levier sur lequel jouent les gouvernements en Europe notamment. Mais il existe
un deuxième levier d’action, qui est beaucoup plus exploité aux États-Unis et qui implique non plus
tellement le législateur mais plutôt les parties prenantes concernées par l’activité de ces entreprises :
consommateurs, ONG organisées en réseaux, etc. Ainsi, remarque-t-on que ces mêmes entreprises
enclines à adopter des comportements socialement responsables sont les premières à figurer sur les
listes des coupables dans les rapports d’ONG sur la question des DEEE ! Ce rapprochement est
révélateur. Il montre bien que ces entreprises prennent le risque de mauvaise réputation très au
sérieux, considérant que l’image fait partie de leur capital informel. Pour en être sûr, il suffit de
comparer la liste des entreprises parties prenantes d’initiatives volontaires et celle publiée dans le
rapport de la Basel Action Coalition, The digital Dumpm: Re-use and Abuse to Africa. On y retrouve
des marques comme Hewlett-Packard, Sony, Toshiba, Panasonic, Dell… Ainsi, couplée à la
législation nationale, c’est la capacité des ONG et des consommateurs à participer aux actions de
régulation en la matière qui permet de faire émerger ces comportements socialement responsables.
Pour que la force des revendications des parties prenantes soit effective, il faut alors envisager
de manière différente les responsabilités qui découlent du traitement des substances toxiques
contenues dans les DEEE. Bien souvent, le fardeau du recyclage repose sur l’État ou les collectivités
locales ainsi que sur les contribuables qui financent le fonctionnement des décharges publiques.
Pourtant, le contribuable en tant que consommateur n’a que très peu de pouvoir d’influence sur la
composition du produit qu’il achète. Il s’agit donc de transférer cette responsabilité au producteur de
déchets d’équipements électriques et électroniques selon le principe de responsabilité élargie du
producteur (REP). Ainsi, les producteurs responsables de la fin de vie de leurs produits sont incités à
internaliser la gestion des activités de recyclage, mais aussi à en diminuer le coût en s’acheminant
vers une éco-conception. Des entreprises comme Hewlett-Packard, mais aussi Electrolux, Samsung,
Sony, Nokia ou encore Motorola, se manifestent en faveur de cette REP, et l’éco-conception
représente pour ces firmes un atout dans la concurrence et la perspectives de nouveaux marchés
[Jeffries, 2007]. Investir à long terme pour produire des équipements contenant moins de substances
toxiques, mais également les prendre en charge « du berceau à la tombe » est une stratégie qui répond
aux préoccupations de santé publique tout en servant les intérêts de ces firmes, puisqu’elle leur
permet d’asseoir la légitimité sociale de leur activité. Mais pour pousser ces entreprises à faire d’une
pierre deux coups, il faut nécessairement une action déterminée des parties prenantes dans ce sens et
soutenue par la législation.
La santé peut-elle être reconnue comme une valeur supérieure aux intérêts marchands de
l’exportation de DEEE ? Du point de vue du droit du commerce international, la réponse semble être
positive, puisque ce même droit autorise les États à fermer leurs frontières lorsque les produits
s’avèrent dangereux en termes de santé publique. Pourtant, force est de constater les limites de la
convention de Bâle issue du droit international onusien. Ainsi, la solution nous semble se trouver du
côté des entreprises. Incitées par de nouvelles législations à changer le calcul économique actuel qui
tend à leur faire préférer l’exportation au recyclage des DEEE, elles pourraient trouver dans la voie
du recyclage une alternative économique intéressante et un avantage compétitif. Cependant, les
différentes études économiques sur la rentabilité du recyclage des e-déchets ne sont pas unanimes.
La prise en charge des déchets d’équipements électriques et électroniques par les entreprises
productrices d’équipements électriques et électroniques pourrait alors être incitée par la pression des
différentes parties prenantes concernées par l’activité de ces firmes souvent multinationales. ONG,
associations de consommateurs et institutions de santé ont un rôle actif à jouer en obligeant les
producteurs d’équipements électriques et électroniques à adopter des comportements socialement
responsables. Le principe de responsabilité élargie des producteurs à l’ensemble du cycle de vie du
produit commercialisé semble être un principe efficace pour rompre ce circuit de circulation des
DEEE, mais il doit être soutenu par un circuit logistique de récupération des déchets efficaces. Bill
Sheehan, directeur exécutif du Product Policy Institute, une organisation américaine qui travaille sur
la recherche dans le domaine des politiques publiques sur les biens de consommation, en faveur de la
préservation de l’environnement, estime que ce principe ne pourra être totalement efficace tant que
les moyens de recyclage dans les pays du Nord ne s’adapteront pas à la consommation croissante des
équipements électriques et électroniques et que l’extension des compétences des collectivités locales,
en matière de décharge publique notamment, ne seront pas renforcées.
Ajoutons que, pour être complète, la réponse au problème sanitaire posé par ce commerce des e-
déchets doit également envisager une plus grande sensibilisation du consommateur sur les questions
de fin de vie de ses équipements. Mais c’est surtout une réflexion sur les modalités d’un transfert des
technologies de recyclage qui doit être menée, afin de permettre aux pays en développement de
s’approprier des techniques de retraitement des DEEE de qualité, respectant à la fois l’environnement
et la santé des populations. Il ne faudrait pas que la solution permette aux grandes entreprises des pays
du Nord de s’accaparer le marché du retraitement des déchets qui pourrait profiter également aux
pays en voie de développement.
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Notes du chapitre
[*] ↑ Spécialisée sur les questions d’environnement, de développement durable et de gestion des risques, elle travaille pour une
collectivité locale aux États-Unis
10. La santé mentale en Afrique : un défi oublié ou
une réponse institutionnelle inadaptée ?
Florian Kastler [*] [1]
Florian Kastler est étudiant du Master « Affaires internationales » de Sciences Po au
sein du double diplôme (MIA/LLM) avec l’École de droit de Georgetown University
(Washington D. C.). Juriste franco-anglais de formation, il s’intéresse aux questions de santé
et de développement. Il a travaillé à l’OMS dans le département Tobacco Free Initiative
(Initiative pour un monde sans tabac).
La volonté, affichée par la communauté internationale depuis le début des années 2000, de faire
de la santé mentale un des principes majeurs de la santé en l’intégrant aux soins de santé primaire a
été confirmée tout au long de la décennie au travers de nombreux discours, d’organisation de
congrès, et par la mise en place de divers programmes notamment par l’OMS. En effet, encore
récemment, la publication en 2008, puis en 2009, de deux rapports alertait les pouvoirs publics sur les
lacunes en matière de santé mentale et les risques liées aux troubles mentaux en particulier dans les
pays en voie de développement.
Premièrement, un rapport de l’OMS, intitulé mhGAP : Programme d’action Combler les lacunes
en santé mentale et publié en 2008, vise à proposer aux planificateurs sanitaires, aux responsables
politiques et aux donateurs un ensemble d’activités et de programmes clairs et cohérents pour élargir
l’accès aux soins en réponse aux troubles mentaux. L’objectif de ce programme a pour but in fine de
faire de la santé mentale une priorité du programme mondial de santé publique. Deuxièmement, la
publication en 2009 du rapport de la Fédération mondiale de la santé mentale, La santé mentale en
soins primaires : améliorer le traitement et promouvoir la santé mentale, et la création en 2006 de la
World Federation for Mental Health (WFMH) Africa Initiative témoignent de la volonté de la
communauté internationale de faire de la question de la santé mentale dans les pays en voie de
développement un défi prioritaire.
Cependant, malgré cette volonté affichée, le constat actuel montre que cette branche de la santé
continue de représenter le maillon le plus faible de la plupart des politiques étatiques de santé dans les
pays en développement, particulièrement en Afrique, et rappelle qu’il est essentiel aujourd’hui d’agir
et d’intensifier les efforts internationaux pour changer les politiques et les pratiques nationales. En
effet, en Afrique, où la plupart des pays se caractérisent par des revenus faibles, une forte prévalence
des maladies transmissibles et de la malnutrition et une espérance de vie courte, les problèmes de
santé mentale ne sont pas considérés comme prioritaires dans les politiques publiques face à des
enjeux tels que le VIH/sida, la tuberculose et le paludisme. De plus, la particularité liée aux facteurs
socioculturels du continent africain mène à une réflexion sur l’approche à avoir en matière de santé
mentale vis-à-vis des pays africains et de leur population.
Par conséquent, il convient de comprendre pourquoi la santé mentale, qui représente un enjeu
important, est si peu prioritaire dans les politiques publiques des pays africains. En d’autres termes,
s’agit-il d’un défi qui est oublié voir dénié par les pays africains ou d’une réponse institutionnelle
inadaptée et inappropriée ?
En premier lieu, il est nécessaire de constater les conséquences importantes que pose la santé
mentale dans le monde et en Afrique en particulier. En deuxième lieu, il s’agit de comprendre la
perception des maladies mentales par les populations et les pouvoirs publics locaux et d’analyser
pourquoi les services de santé mentale semblent peu développés sur le continent africain. Enfin, il
conviendra d’étudier les perspectives d’avenir en vue d’améliorer les systèmes de santé mentale en
Afrique.
1. - Un constat alarmant : l’importance de l’impact
des maladies mentales
1.1 - Un enjeu global
D’après les chiffres de l’OMS, parmi les dix principales causes d’invalidité à travers le monde
figure la dépression unipolaire, le trouble bipolaire, l’alcoolisme, la schizophrénie et les troubles
obsessionnels et compulsifs [OMS, 2001]. Une personne sur quatre souffre d’un trouble mental ou
neurologique à un moment ou à un autre de sa vie et ces pathologies affectent actuellement 450
millions de personnes. Plus précisément, il y aurait 121 millions de personnes qui souffriraient de
dépression (4e cause d’incapacité au monde [3] , 2e en 2030), 50 millions d’épilepsie et 24 millions de
schizophrénie (1 % de la population est à un moment donné schizophrène). On estime qu’à l’échelle
mondiale, moins de la moitié des quelque 450 millions de personnes qui souffrent d’un trouble
mental reçoivent l’aide dont elles ont besoin [FMSM, 2009]. Ce phénomène touche également les plus
jeunes : un jeune de 15 ans ou moins sur 5 souffre de troubles mentaux plus ou moins graves. On
enregistre en moyenne à travers le monde 400 millions de buveurs pouvant potentiellement
occasionner des accidents avec un coût approximatif d’environ 2 % du PIB selon les États. Enfin, ces
troubles mentaux ont pour corollaire immédiat l’exclusion de la société avec des conséquences
importantes : chaque année 10 à 20 millions de personnes font des tentatives de suicide et 1 million de
personnes meurent de suicide, c’est-à-dire autant que de décès dus au paludisme.
Il est important de rappeler que les troubles mentaux affectent toutes les populations dans tous les
pays surtout en ce qui concerne la schizophrénie qui est indifférente au contexte (à la différence
notamment de la dépression). Cependant, il convient de préciser que les problèmes engendrés par les
troubles mentaux sont certes universels mais la souffrance psychique s’exprime différemment selon
la culture de chacun.
Dans un rapport, l’OMS souligne que les traitements donnent des résultats positifs [OMS, 2001],
après lesquels jusqu’à 60 % des patients guérissent de la dépression, jusqu’à 73 % n’ont plus de crise
d’épilepsie et enfin jusqu’à 77 % n’ont plus de rechutes schizophréniques. À la suite des traitements
on observe une diminution d’environ 60 % de la consommation des drogues.
Cependant, dans son livre Vingt ans de travaux à la clinique psychiatrique de Fann-Dakar, publié
en 1978 et qui rend hommage au professeur Henri Collomb, fondateur d’une école de psychiatrie à
l’hôpital de Fann à Dakar, René Collignon souligne que « le problème des “aliénés” fut soulevé assez
tôt. Les premières observations psychiatriques, isolées, retrouvées en archives remontent au siècle
dernier ; elles sont le fait de médecins et chirurgiens militaires qui soulignent dans leurs rapports
médicaux au médecin-chef du Sénégal l’absence dramatique de structures adaptées pour ces
catégories de malades et les difficultés de leur évacuation sur la France ».
Néanmoins, il est très difficile d’obtenir des données fiables pour plusieurs raisons.
Premièrement, le diagnostic est très souvent difficile à faire car un Africain évoquera plus facilement
un corps douloureux qu’une souffrance mentale : les diagnostics d’autres maladies telles que les
céphalées, lombalgies, gastralgies peuvent ainsi mal orienter le médecin et retarder le diagnostic de
dépression ou d’autres maladies mentales. En effet, un Africain souffrant d’une dépression aura
tendance à décrire une sensation de brûlure dans la tête (et il en va différemment selon les continents).
Deuxièmement, la médecine traditionnelle joue un rôle crucial dans le traitement des troubles
mentaux ce qui rend difficile le recueil de l’ensemble des données. De même, s’ajoute à cela la
réticence du patient à aller consulter et se faire soigner parce qu’il ne veut pas être stigmatisé et rejeté
par la société et par sa communauté. Néanmoins, il est important de noter le rôle, souvent inverse,
joué par la famille proche du malade qui cherche à le soutenir et à l’aider. Enfin, le patient lui-même
ne réalise pas toujours qu’il souffre de troubles mentaux, ce qui rend la détection des maladies
mentales très difficile.
Il ne faut pas non plus oublier le poids de la contamination importante du VIH/sida dans les pays
africains. En effet, selon le rapport de la Fédération mondiale de la santé mentale de 2009, « dans les
pays développés et en voie de développement les personnes ayant le VIH/sida ont plus de risque de
développer une dépression que la population générale. Les conséquences potentielles des deux
conditions réunies sont multiples et peuvent être dévastatrices si elles ne sont pas reconnues ou
traitées comme il le faut » [Initiative africaine de la FMSM, 2009].
La situation africaine démontre qu’il y a un risque réel pour les populations visées même s’il est
difficile de quantifier les impacts des maladies mentales en Afrique. On en arrive au constat qu’on ne
peut pas laisser de côté la question de la santé mentale et qu’il est nécessaire d’agir et de redoubler
d’effort pour combattre ce fléau en même temps que les autres maladies qui touchent les populations
sur le continent africain. Cependant, les approches suivies jusqu’à présent dans les régions africaines
ne semblent pas adaptées aux particularités de ce continent. Il convient donc de se poser la question de
l’adaptation des politiques de santé mentale en Afrique et plus précisément, de comprendre les
différences de perception de cette notion.
2. - Une politique de santé mentale inadaptée
2.1 - La perception africaine de la santé mentale
Dans la quasi-totalité des pays du continent africain, le comportement de la population à l’égard
de la maladie mentale est encore fortement empreint de croyances traditionnelles en des causes et des
remèdes surnaturels. Les malades sont souvent considérés comme « possédés » par l’esprit des
ancêtres ou agressés par la sorcellerie. Cela entraîne des réponses inadaptées et contribue à
stigmatiser ceux qui souffrent de maladies mentales. Ce sont les guérisseurs et les dirigeants religieux
qui sont ainsi amenés à traiter les maladies mentales en raison de l’influence de la tradition et du
manque d’infrastructures adéquates. Malheureusement, l’hôpital n’est souvent que le dernier recours
utilisé par les malades pour des cas restés sans espoir pour les familles. D’ailleurs, la plupart des
patients qui se présentent dans les rares hôpitaux psychiatriques ont reçu des soins traditionnels d’un
ou de plusieurs tradipraticiens. Par exemple, 90 % des troubles mentaux au Sénégal et 85 % en
Éthiopie sont traités par la médecine traditionnelle. Cela a une influence inévitable sur la fourniture
de services de soins de santé mentale et sur les responsables politiques. En effet, ces derniers
considèrent souvent qu’une maladie mentale est incurable ou qu’elle ne répond pas aux pratiques
médicales classiques. Il est vrai que les pratiques traditionnelles sont souvent caractérisées par des
méthodes peu hygiéniques, voire nuisibles, mais les tradipraticiens se défendent en invoquant le statut
dont ils jouissent dans la communauté comme preuve de leur efficacité. Les études et la recherche
viennent bien confirmer ce phénomène : l’examen de l’itinéraire thérapeutique des patients d’un
établissement de soins au Nigeria montre que près de 20 % d’entre eux avaient déjà consulté un
guérisseur traditionnel [Gureje, Acha et Odejide, 1995] et dans une étude analogue au Caire, un
chiffre plus important a été relevé [OMS, 2001].
Cela a pour corollaire un manque criant de psychiatres dans les pays africains. Selon l’OMS, il y
aurait environ un psychiatre pour 5 millions d’habitants, contre un pour 1 000 en Europe [OMS,
2001]. L’Éthiopie illustre parfaitement cette défaillance en ne comptant que dix psychiatres pour toute
sa population (85 millions d’habitants). Au-delà de l’existence d’une médecine traditionnelle, ce
manque traduit la carence en médecins spécialistes de manière générale et s’explique par les faibles
moyens financiers et par la priorité donnée aux autres maladies mortelles qui frappent le continent.
Enfin, le droit des malades mentaux dans les pays africains est symptomatique de la perception
de la santé mentale. En effet, au début des années 1990, « seuls 23,4 % des États membres de
l’AFRO [4] avaient mis en place une législation relative à la santé mentale qui comprenait des mesures
de lutte contre l’alcoolisme et la toxicomanie » [Uznanski et Roos, 1997]. Dans la plus part des cas,
lorsqu’il s’agit de déterminer la culpabilité des malades mentaux dans des délits qu’ils ont pu
commettre, les dispositions juridiques ne prennent pas en compte ni l’état psychologique de l’inculpé
ni la nature de sa maladie si tant est qu’elle soit diagnostiquée.
La perception et donc l’approche vis-à-vis de la santé mentale en Afrique est différente de celle
des pays occidentalisés et pourtant, ces derniers ont développé un système de santé mentale mondiale
qu’ils ont essayé de transposer, notamment du fait de la colonisation, aux pays africains, avec un
succès limité.
Cet exemple illustre qu’il existe deux perceptions de la maladie mentale. D’un coté, une vision
occidentalisée qui prend en compte la santé mentale mais qui est devenue, paradoxalement, presque
déshumanisée, illustrée par les grands groupes pharmaceutiques qui sont à la recherche de profits et
qui par conséquent ont tendance à avoir une approche uniformisante de la santé mentale. De l’autre,
une vision traditionnelle de la santé mentale des pays en voie de développement et notamment
africains, où les pouvoirs publics s’occupent très peu de politique de santé mentale au niveau national
et laissent cela à la médecine traditionnelle avec des résultats pas forcément inintéressants mais plus
difficiles à quantifier. Cependant, il faut réussir à se détacher de ce constat et essayer d’allier la
perception de la santé mentale en Afrique à des politiques publiques efficaces et pertinentes qui
prennent en compte les spécificités locales sans chercher à imposer une vision et un système
inadaptés pour pouvoir renforcer la protection de ceux qui souffrent de maladies mentales.
3. - Les perspectives d’avenir
3.1 - L’intégration de la santé mentale dans les soins
primaires
Depuis plusieurs années, et encore récemment au travers du WHO MIND project avec le rapport
publié en 2008, Integrating Mental Health into Primary Care: a Global Perspective, l’OMS cherche à
promouvoir la décentralisation des soins de santé mentale en les intégrant aux soins de santé
primaires. Cette notion est définie par l’OMS comme des « soins de santé essentiels rendus
universellement accessibles aux individus et aux familles au sein de leur communauté par des moyens
acceptables pour eux et à un coût que les communautés et le pays puissent assumer ». Ils sont donc le
premier contact avec le système de santé et représentent la « cheville ouvrière » des systèmes de santé
nationaux. L’OMS et la World Organization of Family Doctors (Wonca) préconisent, dans ce rapport,
une approche holistique en santé mentale, comme en santé physique.
Plusieurs arguments sont soulevés en faveur de cette intégration, notamment par la Hogg
Foundation for Mental Health [Fédération mondiale de la santé mentale, 2009]. En Afrique, en cas de
problème de santé mentale, la plupart des gens, s’ils font la démarche de s’adresser à quelqu’un,
contactent en premier lieu les établissements de soins primaires. Cette intégration permettrait
d’intervenir à un stade précoce et de prévenir l’apparition de troubles plus invalidants chez les
personnes qui ne peuvent pas ou ne veulent pas accéder à des spécialistes de santé mentale. Cela
impliquerait que la majorité des tâches soit dévolue au personnel de santé de formation générale. De
plus, au vu du rôle joué par la communauté dans les pays africains, il est essentiel que les malades se
fassent soigner à l’intérieur de la communauté ou au plus près possible. De même, la supervision
devrait être confiée à des spécialistes confirmés de la santé mentale en échange de la mise à la
disposition du personnel de ressources convenables telles que des manuels de formation ou un
approvisionnement régulier en médicaments.
Un exemple prometteur est celui de l’Afrique du Sud, même si ce pays n’est pas le plus
représentatif du continent africain [FMSM, 2009]. Dans deux modèles [7] adoptés dans le district
municipal d’Ehlanzeni, il revient au personnel infirmier la responsabilité de détecter les problèmes
de santé mentale, de prendre en charge les troubles mentaux chroniques, d’offrir des prestations de
conseil et de soutien, et d’intervenir en cas de crise. À l’échelon supérieur se trouve un coordinateur
de district – formé en tant qu’infirmier(e) psychiatre – et un médecin pour assister si besoin est.
L’intégration de la santé mentale dans les soins de santé primaires offre une « option » peu
onéreuse pour les pays africains leur permettant de répondre aux besoins de leurs citoyens souffrants.
Cela est d’autant plus intéressant du fait du manque criant de personnels spécialisés et de la facilité
d’accès des malades aux soins. Cette idée permet de par sa flexibilité de s’adapter aux réalités locales.
Cependant, étant donné la place importante jouée par la médecine traditionnelle, cette intégration doit
s’accompagner d’une prise en compte du rôle des tradipraticiens.
Cette idée de « combinaison », tout à fait intéressante et nécessaire, a été évoquée en 2002 lors du
1er congrès panafricain sur la santé mentale [Diaw, 2002]. Il serait absurde d’essayer de passer outre
cette médecine étant donné la place qu’elle occupe dans les sociétés africaines. Les pratiques
thérapeutiques des tradipraticiens ont un rôle à jouer et doivent être considérées comme un
complément à la médecine moderne permettant d’atteindre un but commun : faire retrouver au patient
un bien-être physique, mental, psychique et social. Cela passe par une meilleure compréhension et
acceptation par les médecins « modernes » des pratiques traditionnelles, par la mise en place d’une
véritable politique de formation des personnels en santé mentale et par le développement d’un
partenariat interculturel. Il me paraît donc essentiel de réussir à intégrer les pratiques traditionnelles
dans les politiques de santé mentale des pays africains. Il existe des solutions concrètes qui ont été
mise en place pour tenter d’intégrer les pratiques traditionnelles aux soins classiques. On peut citer
notamment la cérémonie Ndëpp où des guérisseurs associent non seulement le malade mais aussi sa
famille et tout le quartier [Ndoye, 2010]. Il s’agit d’un rituel de possession, d’une durée de 4 à 8 jours,
qui permet de nouer l’alliance ancestrale avec les esprits tutélaires. L’objectif est d’apporter une
réponse positive aux « possédés » en permettant de recréer un lien avec la communauté.
Malgré ces initiatives, les enjeux liés à la santé mentale sont encore peu pris en compte
aujourd’hui dans les politiques de santé des pays africains. Il suffit de discuter avec les responsables
de la santé dans ces pays pour réaliser que la santé mentale est loin d’être une priorité dans les
politiques de santé et ce malgré les efforts de l’OMS.
Parallèlement aux efforts des organisations internationales, les grands groupes pharmaceutiques
commencent également à réaliser l’importance des questions de santé mentale et du manque de
réponses institutionnelles proposées. Un exemple concret de ce qui a été entrepris récemment par le
groupe sanofi-aventis. Dans le cadre du département « Accès au médicament », un programme pilote
a démarré en 2009 au Maroc [8] [sanofiaventis au Maroc, 2009]. Celui-ci comprend à la fois une mise
à disposition à prix coûtant d’un portefeuille médicamenteux pour le système nerveux, une mise à
disposition de kits informatiques afin que les psychiatres locaux (souvent très peu nombreux) forment
les médecins généralistes et les tradipraticiens aux enjeux de la santé mentale. Enfin, une aide
logistique est également apportée pour organiser des réunions collectives avec la population locale.
L’idée est d’étendre à terme ce programme à d’autres pays, les Comores et la Mauritanie notamment.
Aujourd’hui, cette initiative vise environ 150 millions de personnes atteintes d’un trouble mental
sévère vivant dans les pays en développement et les pays émergents, avec la volonté de leur procurer
un accès durable aux traitements. Cette démarche montre bien l’intérêt de partenariats publics-privés à
améliorer l’accès aux soins en santé mentale [9] .
Néanmoins, ces initiatives restent encore trop isolées pour pouvoir parler d’une réponse
institutionnelle adéquate au regard des problèmes posés par les maladies mentales dans les pays
africains.
Pendant longtemps, et malgré les observations des médecins coloniaux, on a pensé, à tort, que
les troubles mentaux et en particulier la dépression étaient réservés aux seuls pays industriels.
Malheureusement, les pays africains sont également très concernés. La société africaine, du fait de la
colonisation puis de l’émigration, et d’une très forte urbanisation, fonctionne selon des « principes »
tels que la performance, la rentabilité, la compétition, avec pour conséquences néfastes davantage de
stress et d’individualisme. Cela mène doucement à la perte de la spécificité de la culture africaine :
une interactivité absolue entre les individus d’un groupe.
Néanmoins, il nous paraît précieux que les pays africains parviennent à garder leur identité, leur
culture et leurs spécificités. C’est autour de ces particularités qu’il faut construire le système de santé
mentale de demain, sans chercher à imposer une vision occidentale qui s’avère inadaptée. Le rôle des
pays occidentaux et des organisations internationales telles que l’OMS a été crucial dans la prise de
conscience de l’existence de troubles mentaux par les autorités sanitaires des pays en développement
et ce combat ne doit pas s’arrêter là. Il est essentiel que les pays africains réussissent à organiser leur
système de santé autour de la combinaison de la médecine traditionnelle, qui a ses bienfaits, et de la
médecine moderne. Cela devrait permettre la préservation de leurs particularités socioculturelles tout
en contribuant à diminuer les exclusions et le sentiment de rejet à l’égard de la santé mentale.
S’il est vrai que la question de la santé mentale n’a pas été considérée comme prioritaire durant
les dernières décennies par les pouvoirs publics africains, il est également important de bien
comprendre que la notion de santé mentale a, en quelque sorte, une identité africaine propre. Il en
découle que les mécanismes pour y remédier ne peuvent pas être entièrement calqués sur les systèmes
occidentaux. La prise de conscience de l’importance de la santé mentale continue aujourd’hui d’être
un enjeu primordial pour l’OMS, mais la santé mentale n’est pas pour autant ignorée par les autorités
sanitaires des pays en développement. L’existence d’une médecine traditionnelle et ses résultats
montrent que des traitements existent. Néanmoins, les pouvoirs publics africains, une fois qu’ils ont
pris conscience du problème et des risques potentiels graves qui en découlent, doivent assumer leur
responsabilité et leur rôle. Pour cela il est essentiel qu’ils aient la volonté de mettre en place des
politiques de santé mentale notamment au travers d’une meilleure information et éducation du public
qui semble ignorer ce défi, et d’une formation accrue des personnels soignants.
Parallèlement à la recherche du système le plus efficace pour prendre en charge les maladies
mentales, il est très important de lutter contre les problèmes de fond à l’origine des troubles mentaux
dans les sociétés africaines. En effet, la pauvreté, le sida, la mortalité périnatale, le chômage,
l’alcoolisme, l’absence de logements, la toxicomanie, les guerres et les conflits internes ont un
impact considérable sur la santé mentale des populations. Malheureusement, au-delà de la volonté, les
pays africains doivent se donner les moyens de développer une politique de santé mentale. Or,
justement, les moyens manquent.
On se trouve donc aujourd’hui dans une situation où l’enjeu et le danger liés aux maladies
mentales semblent être compris par les pays africains. Ils disposent également d’une solution
prometteuse, l’intégration de la santé mentale dans les soins primaires, politique dont le potentiel est
d’être à la fois efficace et appropriée tout en respectant le contexte particulier de l’Afrique.
Bibliographie
« Comment l’Occident exporte ses troubles mentaux », Courrier international, 4 mars 2010.
Diaw (Fara), « 1er congrès panafricain sur la santé mentale : la collaboration avec les tradipraticiens
incontournable », Le Soleil, Sénégal, 2002.
Fédération mondiale de la santé mentale (FMSM), La Santé mentale en soins primaires : améliorer le
traitement et promouvoir la santé mentale, Rapport, 2009.
Gureje (Oye) et Alem (Atalay), « Élaboration des politiques de santé mentale en Afrique », dossier
thématique Santé mentale, Bulletin de l’OMS, 2000.
Gureje (Oye), Acha (R. A.) et Odejede (O. A.), « Pathway to Psychiatric Care in Ibadan, Nigeria »,
Tropical and Geographical Medicine, 47, 1995, p. 125-129.
Initiative africaine de la FMSM, Le VIH/sida et la Dépression en Afrique : pour une prise de
conscience internationale sur la santé mentale et le VIH/sida, 2009.
Ndoye (Omard), « Le Ndep : transe thérapeutique chez les Lébous du Sénégal », Psychanalyse et
traditions, 2010.
Nguimfack Mbodie (Pierre), « Pour une politique de santé mentale adaptée en Afrique noire »,
Médecine d’Afrique noire, 48 (11), 2001, p. 465-471.
OMS, Rapport La santé mentale : nouvelle conception, nouveaux espoirs, 2001.
OMS, mhGAP, Programme d’action Combler les lacunes en santé mentale : élargir l’accès aux soins
pour lutter contre les troubles mentaux, neurologiques et liés à l’utilisation de substances
psychoactives, 2008.
Sanofi-aventis, sanofi-aventis au Maroc, 2009.
Uznanski (A.) et Roos (J. L.), « The Situation of Mental Health Services of the World Health
Organization, African Region, in the Early 1990s », South African Medical Journal, 87, 1997, p.
1743-1749.
www.who.int/mental_health/en , Mental Health, 2010.
www.who.int/features/qa/62/fr/index.html , Qu’est-ce que la santé mentale, 2007.
Notes du chapitre
[*] ↑ Étudiant du Master « Affaires internationales » de Sciences Po, double diplôme (MIA/LLM) avec l’École de droit de
Georgetown University (Washington D. C.)
[1] ↑ Je remercie le docteur Bruno Floury, conseiller du ministre de la Santé au Sénégal pour le ministère français des Affaires
étrangères et européennes, qui m’a été d’une aide précieuse, ainsi que Sarah Sauneron, pour ses conseils.
[2] ↑ Préambule à la Constitution de l’Organisation mondiale de la santé, tel qu’adopté par la Conférence internationale sur la
santé le 22 juin 1946 par les représentants de 61 États (Actes officiels de l’Organisation mondiale de la santé, 2, p. 100) et entré en
vigueur le 7 avril 1948.
[5] ↑ Extraits d’un article « Comment l’Occident exporte ses troubles mentaux », Courrier international, 4 mars 2010.
[6] ↑ L’année qui a suivi le lancement de la paroxétine sur le marché japonais, les ventes ont rapporté 100 millions de dollars. En
2005, elles avoisinaient les 350 millions de dollars.
[7] ↑ Soit une infirmière ne voyant que les patients présentant des troubles mentaux (1 er modèle), soit les personnes souffrant de
troubles mentaux attendant leur tour avec les autres patients (2 e modèle).
[8] ↑ Le ministère de la Santé et le groupe sanofi-aventis ont signé une convention qui vise le renforcement de la prise en charge
des personnes atteintes de psychoses au Maroc (soutien financier d’environ 11 7000 euros et mise à disposition de médicaments
antipsychotiques pendant trois ans).
[9] ↑ www.sanofi-aventis.com/ethique_responsabilites/acces_medicament/sante_mentale/sante_mentale.asp
Partie 2 | Organisation des systèmes de santé et
offre de soins dans les pays en développement
Organisation de l’offre de soins
11. Les districts de santé et l’Initiative de Bamako
Juliette Bigot [*]
Juliette Big ot est diplômée de Sciences Po en « Affaires internationales » («
Management public international »). Coordinatrice terrain au Honduras en 2009, elle gérait
un projet de santé publique (soins de santé primaires en médecines traditionnelles) avec une
coopérative locale.
Notre propos est de mettre en perspective deux textes : celui sur « Les politiques de district de la
santé » écrit par Bruno Dujardin en 1994, et celui de la BIMU (l’Unité de gestion de l’Initiative de
Bamako) de l’Unicef de 1987. Deux textes qui témoignent de l’émergence de « modèles stratégiques »
dans le domaine de la santé publique en Afrique à partir des conférences d’Alma-Ata (1978), de la 37e
session du Comité régional de l’OMS tenue à Bamako et de la conférence Harare en 1987. Ces deux
dernières conférences ont conduit à la mise en place de modèles d’organisation des systèmes de santé
applicables, encore aujourd’hui, à l’ensemble de l’Afrique.
Dans son texte, Bruno Dujardin [1] vient justifier les raisons pour lesquelles l’OMS a choisi à
partir de 1987 d’adopter les politiques de district de la santé, politiques choisies au détriment de
l’hospitalocentrisme et de l’approche sélective de priorités de santé, encore contestée par certains
professionnels de la santé. Il montre, tout en soulignant les difficultés que pose la mise en place de ces
districts, que cette politique semble la plus apte à remplir les conditions préalables à l’établissement
d’un système de santé.
Les districts de la santé reposent sur un concept très globalisant qui exploite différents niveaux
du système de santé. Tandis que, selon Dujardin, la stratégie de l’Initiative de Bamako se limite à
soutenir les seuls centres de soins et ne considère qu’un seul niveau du système de santé, il s’agit
plutôt d’une des modalités de mise en œuvre/fonctionnement des structures parties prenantes des
districts sanitaires. C’est l’Unicef, un fonds des Nations unies plus concerné par les aspects
opérationnels, qui est à l’origine de l’Initiative de Bamako. Elle vient s’ajouter au processus de mise
en place des districts en plaçant le financement sur le devant de la scène, selon une vision
instrumentale de la population (usagers) qui doit participer aux financements des soins de santé,
notamment pour pallier un financement budgétaire public insuffisant. Articulons ces stratégies en les
remettant dans leur contexte historique afin de comprendre les raisons et enjeux de ces choix
politiques de l’OMS et de l’Unicef.
1. - Le développement des systèmes de santé
1.1 - Bref historique
Un historique du développement des systèmes de santé est nécessaire pour comprendre comment
nous en sommes arrivés là.
Après les indépendances (seconde moitié de ce siècle), une efficacité de plus en plus grande va
de pair avec le souci des nouveaux gouvernements d’étendre les services de santé à l’ensemble de
leur population.
Deux objectifs sont à atteindre. Premièrement, il s’agit de mettre en place des programmes
spécifiques destinés à combattre et éradiquer un seul problème de santé, celui qui serait responsable
d’une plus grande morbidité/mortalité, ou encore centrés sur une frange de la population, qui serait la
plus exposée. Cette approche dite sélective ne remporte que des succès limités et de plus elle crée des
inégalités avérées. Deuxièmement, il faut mettre en place un système de santé accessible à tous et
capable de répondre aux besoins de santé de toute la population. Cela conduit à la politique des soins
de santé primaire définie à Alma-Ata (1978). Le premier contact avec la population doit être au cœur
du système de santé ; ceci marque une rupture avec l’hospitalocentrisme prévalant.
Les difficultés rencontrées apparaissent vite : les problèmes de gestion sont très sous-estimés, et
un important quiproquo voit le jour concernant le rôle de l’hôpital.
À ce double problème est apportée une réponse double : en 1987, c’est l’Initiative de Bamako
avec la politique de mise en place des districts de santé telle que définie à Harare, qui se caractérise
comme l’aboutissement d’expériences et de connaissances accumulées.
Ainsi, une mauvaise santé publique se traduit par un cercle vicieux qui s’auto-entretient :
l’efficience : pour être économiquement efficace, il faut effectuer des choix dans les
politiques de santé et privilégier les activités dont le meilleur rapport coût/efficacité permettra de
satisfaire le plus grand nombre de personnes.
la priorité : les aspects curatifs viennent avant les aspects préventifs (principe de l’intensité
de la souffrance qui prime) mais un premier contact doit toujours pouvoir se poursuivre ensuite
par des services préventifs. Il n’y a cependant pas de distinction d’âge ou de sexe à établir.
la qualité : l’amélioration de la qualité technique des soins de santé offerts est une priorité
mais la qualité de la relation entre patients et personnels de santé doit également être améliorée
en assurant un salaire décent, une formation continue du personnel afin de le motiver. (Le
personnel harassé a tendance à s’en prendre aux patients.)
la pérennité : le long terme est primordial dans les pays en développement car le
développement en matière de santé est tout ou partie basé sur l’aide internationale. Pour que les
effets perdurent, il s’agit de tenir compte des potentialités réelles du pays afin de mener des
projets et des interventions, puis d’en assurer le suivi lorsque l’aide internationale sera terminée.
Dans ce dessein, l’Initiative de Bamako utilise deux stratégies. Tout d’abord, la décentralisation
du pouvoir décisionnel de l’échelon national à celui des districts, en réorganisant les systèmes de
santé, en instituant le financement et la cogestion communautaires des services de santé de base, et en
fournissant un « paquet minimum » de services de santé essentiels au niveau des unités de santé de
base. Deux éléments sont essentiels : la revitalisation et l’extension des services de santé au niveau
périphérique pour les populations isolées, et un plaidoyer en faveur des médicaments génériques
pour assurer l’accessibilité à des prix abordables ainsi qu’une meilleure connaissance des
prescriptions et des utilisations.
Selon Dujardin, les districts de santé seraient la stratégie qui répondrait le mieux aux principes
directeurs de l’Initiative de Bamako. Il faut considérer plusieurs arguments.
C’est le système de district qui permet de créer une dynamique de fonctionnement. La qualité des
soins, de la relation, de la gestion conduisent à rendre le système dynamique et permet de rompre
avec la hiérarchisation en rendant le professionnel de santé acteur de cette dynamique.
Ainsi, le district de santé apparaît comme le moteur d’un développement homogène. Dans le
cadre d’une approche intersectorielle, l’équipe du district peut servir d’interface entre la communauté
et les autorités administratives ; que ce soit au sujet de l’amélioration des égouts ou des fontaines
d’eau potable… Ce district « modèle » confronté aux réalités du terrain reste une des meilleures
approches de la pensée stratégique en termes de santé primaire. Pour Bruno Dujardin, il est essentiel
de mettre en place progressivement les systèmes de santé et de prendre en compte la situation donnée.
Le district de santé est un fil conducteur pour un modèle toujours à réinventer, d’autant plus
d’actualité que Margaret Chan, la nouvelle directrice de l’OMS, soucieuse des déséquilibres des
financements extérieurs en faveur des maladies versus les systèmes de santé, relance trente ans après
Alma-Ata une dynamique mondiale en faveur des soins de santé primaires : « Primary Health Care,
now more than ever » [OMS, 2008]. L’efficacité de cette approche en termes d’accès et d’équité va
dépendre des leçons tirées des stratégies sanitaires réalisées sur les trente dernières années.
Bibliographie
Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde. Investir dans la santé, Washington
(D. C.), Banque mondiale, 1993, 339 p.
Brunet-Jailly (Joseph) et Kerouedan (Dominique), « Il est temps d’en finir avec l’exceptionalisme du
sida », soumis à la Revue Esprit, juin 2010b.
Dujardin (Bruno), « Les Politiques de district de santé », Santé publique, 4 (339-355), 1994.
Dujardin (Bruno), Politiques de santé et attentes des patients. Vers un dialogue constructif, Paris,
Editions Karthala, 2003.
Nickson (Patricia), « Bamako Initiative », Essential Drugs Monitor, 9, 1990.
OMS, Rapport de la santé dans le monde. Les soins de santé primaires, plus que jamais, Genève, 2008.
Unicef, Unité de gestion pour l’Initiative de Bamako. L’Initiative de Bamako : reconstruire les
systèmes de santé, New York, Unicef, janvier 1995.
Notes du chapitre
[*] ↑ Diplômée de Sciences Po en « Affaires internationales »
[1] ↑ Bruno Dujardin est docteur ès santé publique, qu’il enseigne à l’Université libre de Bruxelles ainsi qu’à l’Université de
Liège. Il a soutenu sa thèse en 1993 sous la direction du professeur Kornitzer (Épidémiologie et prévention des maladies) : Une approche
globale pour améliorer la santé maternelle. Auteur de nombreux articles de recherche spécialisés, il publie en 2003 le livre Politiques
de santé et attentes des patients. Vers un dialogue constructif, Paris, Karthala.
Personnels de santé
12. Performance des systèmes de santé et ressources
humaines : le chaînon manquant
Gwenaël Dhaene [*]
Gwenaël Dhaene est conseiller au Groupement d’intérêt public (GIP) santé et
protection sociale internationale (SPSI) en charge de l’appui aux stratégies de renforcement
institutionnel des décideurs, dans les champs de la santé et de la protection sociale. Il est
juriste de droit public (PhD en préparation, Paris-I-Panthéon-Sorbonne/Kingston
University), spécialisé dans les instruments de partenariat public-privé et montages juridiques
complexes dans le domaine de la santé. Il est expert auprès de la Commission européenne
en matière de rapprochement, application et exécution de la réglementation européenne
(Taiex). Il a été consultant en stratégie et renforcement institutionnel dans un cabinet de
conseil britannique en appui au secteur public, puis dans un cabinet international spécialisé
dans le secteur de la santé et du développement social.
Le poids du secteur de la santé dans les dépenses publiques (comptes de la Nation) doit
également être souligné. Le groupe des pays de l’OCDE connaît une part des dépenses de santé dans
le PIB de l’ordre de 8,9 % en moyenne, en 2009 (contre 7,6 % en 1990). La France elle-même, selon
les chiffres publiés par l’Insee, a fait progresser la part de ses dépenses de santé dans le PIB de 10,9 %
en 2003 à 11,6 % en 2009. Un grand nombre de pays en développement se sont engagés à porter leurs
investissements en santé à des niveaux permettant une progression significative des indicateurs
sanitaires, qui participent à la construction de l’indice de développement humain (IDH). Le sommet
d’Abuja en 2001 a entériné l’intention des principaux pays d’Afrique subsaharienne de réaliser un
objectif de 15 % de dépenses de santé dans la part des dépenses publiques. Cet objectif, qui n’est pas
tenu, semble insuffisant en soi. En effet, les États-Unis fournissent l’exemple de dépenses de santé
importantes en volume (16 % de part de PIB en 2009, selon l’OCDE), sans pour autant garantir
l’accès de tous à des soins suffisants. Au-delà des volumes financiers mobilisés, l’équité et
l’accessibilité des soins, ainsi que la qualité de l’offre de soins, demeurent des conditionnalités
primordiales. Le débat politique initié à l’occasion de la dernière élection présidentielle américaine
illustre les problématiques propres au secteur de la santé et à la couverture des risques sociaux. La
crise financière globale a également conduit à infléchir certaines positions ; de cette manière, la
Banque mondiale a annoncé le 29 avril 2009 son intention de porter de 4 à 12 milliards de dollars son
investissement dans le secteur de la santé et de la protection sociale, au travers de ses instruments
financiers [Banque mondiale, communiqué de presse, avril 2009]. Il s’agit de prises de position
politiques éminemment significatives. Les institutions financières internationales demeurent souvent
accusées d’avoir longtemps promu auprès de leurs partenaires des modèles de gouvernance ne
favorisant pas l’investissement public, et contribuant à une recherche systématique de réduction des
dépenses publiques. Cette stratégie d’appui aurait de la sorte privilégié le retour aux grands équilibres
macro-économiques, et se serait traduit par un impact négatif sur l’emploi public en général. De
manière plus spécifique, on note une dégradation continue de la disponibilité des personnels dans le
secteur public de la santé, ainsi que de leur environnement de travail.
2. - Des ressources humaines, pour quoi faire ?
La santé se trouve au cœur des stratégies de développement. Ce raccourci signifie
nécessairement de s’intéresser au moteur des systèmes de santé : les ressources humaines,
appréhendées dans leur diversité, et sur lesquelles reposent l’organisation et la fourniture des soins
pour les populations bénéficiaires. La réponse apportée par Jean-Marc Braichet, ainsi que d’autres
parties prenantes du renforcement des systèmes de santé à l’échelle mondiale, surprend moins que la
question sous-jacente. Est-il besoin de souligner l’importance de la disponibilité des personnels de
santé, et de l’accessibilité des soins pour les populations, en réponse à leurs besoins et pathologies ?
Les systèmes de santé permettent traditionnellement d’assurer la couverture du risque maladie au
profit des populations d’un territoire donné. Selon la définition donnée par l’OMS, « un système de
santé englobe l’ensemble des organisations, des institutions et des ressources dont le but est
d’améliorer la santé. La plupart des systèmes de santé nationaux sont composés d’un secteur public,
d’un secteur privé, d’un secteur traditionnel et d’un secteur informel. Les systèmes de santé
remplissent principalement quatre fonctions essentielles : la prestation de services, la création de
ressources, le financement et la gestion administrative ». En pratique, leur architecture repose
fondamentalement sur les éléments suivants (au-delà des piliers traditionnels composant un système
de santé et intégrant notamment les ressources humaines, les systèmes d’information, la fourniture de
médicaments et soins) :
la pyramide des soins (organisée de manière ternaire entre les soins de santé primaires ou
SSP, premier point de contact avec le système de soins, les soins de santé secondaires,
correspondant aux traitements spécialisés auxquels l’usager a accès sur référence du fournisseur
de SSP. Le parcours de soins inclut enfin un troisième niveau, correspondant aux soins
hospitaliers).
Placer la question des ressources humaines en santé comme une priorité dans l’agenda
politique afin de mobiliser davantage de ressources du budget national, des partenaires du
développement et des initiatives mondiales de santé (GAVI, Fonds mondial, etc.).
Identifier les sujets prioritaires des RHS appelant des mesures d’urgence.
Mettre en place ou renforcer les directions des RHS pour leur permettre de jouer leur
rôle de gestion stratégique.
L’Alliance développe de surcroît des activités en faveur des personnels de santé : « knowledge
brokering », afin d’apporter des réponses et un savoir techniques différenciés aux parties prenantes,
lobbying, leadership des États, suivi et évaluation des mesures mises en œuvre, recherche de
partenariats et synergies. Le pragmatisme de l’approche s’appuie sans nul doute sur la clarté de la
feuille de route. Les éléments de diagnostic permettant d’appréhender la crise des ressources
humaines dans la globalité de ses aspects attestent d’un consensus de l’ensemble des parties prenantes.
On retrouve par ailleurs une convergence des solutions envisagées pour répondre à l’attrition des
personnels et l’indisponibilité de certaines compétences. La dynamique de recherche s’oriente vers
une stratégie pluridirectionnelle s’attachant à la fois à des aspects de gestion des compétences et des
formations, et à répondre aux questions de gouvernance. La problématique du financement des
politiques et systèmes de santé demeure à ce titre une priorité transversale, et représente l’assise des
stratégies de renforcement des ressources. De manière plus large, les options de financement des
systèmes de santé font l’objet d’une attention particulière des décideurs publics. Ceux-ci, sensibilisés
par les théories du new public management et leurs contraintes propres, recherchent un investissement
public rationnel et efficient. En matière de partenariat global et de mobilisation de l’ensemble des
parties prenantes, on remarque un engagement progressif des autorités politiques comme des
établissements eux-mêmes à encadrer le recrutement de personnels étrangers. Cette tendance se
vérifie au travers de la multiplication de documents de politiques de recrutements éthiques. Le
National Health Service (NHS) britannique, précurseur, a tenu à se doter d’un outil de référence, afin
de répondre à ses besoins de renforcement d’équipes soignantes tout en préservant les équilibres de
répartition des ressources humaines en santé, à l’échelle mondiale. Conscientes de l’attractivité de ses
conditions de travail et de certaines initiatives agressives visant à stimuler l’intérêt de candidats
étrangers, les autorités britanniques ont opté pour une stratégie ouverte, de partage d’informations et
de promotion de bonnes pratiques en matière de recrutements de ressources issues de migrations.
L’OMS s’est également engagée dans une démarche de codification des recrutements de personnels
de santé étrangers. Procédant par voie de consultation publique en 2008 puis en 2010 pour adoption
en mai 2010, l’OMS a intégré à son projet de code différents commentaires en vue de la finalisation
et de la publication de ce document. Afin d’assurer une meilleure distribution des ressources, de
réaliser les OMD et de poursuivre une stratégie cohérente de « train, retain and sustain », plusieurs
pistes de travail concourantes peuvent être envisagées, et déclinées au niveau des pays ou à une
échelle plus globale. La crise des ressources humaines des systèmes de santé aboutit à la recherche
par les décideurs publics de solutions anticipant l’évolution de la démographie des personnels de
santé et celle du marché du travail dans le secteur sanitaire.
On remarque de la sorte une tendance nette à l’accompagnement des réformes de santé par des
mouvements de déconcentration et/ou de décentralisation forts. La territorialisation de la santé
s’observe dans des zones très différentes : le Brésil, État fédéral, réorganise son offre de soins au
plus près des territoires et des besoins des usagers des services de santé, et mobilise les prestataires
publics comme privés afin d’optimiser la disponibilité des ressources et personnels de santé. Dans
leur ensemble, les BRIC s’intéressent à la crise des personnels de santé à travers la recherche d’une
répartition des ressources de manière équilibrée, en fonction des profils et besoins des territoires.
Depuis juin 2010, l’Inde utilise différents instruments de conventionnement avec l’offre publique et
privée pour concentrer les activités des soignants sur des interventions purement cliniques, et
déléguer – bénéficiant de prêts concessionnels de la Banque mondiale – les services de stérilisation
des établissements de planning familial à des partenaires privés.
Cependant, les régulateurs des systèmes de santé dans les pays du voisinage européen, ou même
les États membres de l’Union européenne conçoivent des réformes qui procèdent des mêmes
principes et méthodes. En France, la loi HPST (Hôpital patients santé territoire) du 21 juillet 2009
vient parachever une inflexion des politiques publiques tendant vers une plus grande régionalisation
de l’organisation sanitaire. Le système de santé place le patient au cœur du parcours de soins, et
apporte une évolution importante de la gouvernance du système de santé, porté par les ARS (agences
régionales de santé), structurant les services déconcentrés de l’État et de l’Assurance maladie autour
d’une réponse commune aux besoins de santé du territoire. Un des objectifs de cette réforme réside
dans le traitement prospectif de la démographie médicale, et l’accompagnement des territoires dans
leur évolution sociodémographique : le système de santé doit pouvoir opérer des gains d’efficience et
attester de sa réactivité face à l’évolution des profils épidémiologiques des bassins de populations
concernés, et s’adapter à la rareté de la ressource humaine en santé. La recherche de synergies entre
établissements publics et privés, de complémentarité des équipes ou les facilités d’établissements de
maisons médicales (regroupant différents personnels médicaux et paramédicaux) répondent à cette
logique. Néanmoins, ces outils opèrent à périmètre constant, et ne prennent pas nécessairement en
compte la dimension globale, mondiale de cette crise.
Si les États membres de l’OMS sont vivement encouragés à mettre en place ce Code et souscrire
à ses dispositions, la migration des personnels de santé demeure un phénomène intangible, difficile à
maîtriser ou juguler. La liberté fondamentale de circulation et d’établissement des travailleurs (au
moins au sens du Traité européen) ferait obstacle à des limitations par trop discriminantes. La
méthode progressive de débat et de renforcement d’un cadre d’action semble donc plus pragmatique,
plus opérative peut-être. On remarquera avec profit la diversité des commentaires formulés par les
États membres à l’occasion de l’élaboration de ce Code, témoignant de la maturité du débat. La
problématique de la raréfaction des ressources, en milieu urbain ou rural, ne manque pas de maîtrise
par les décideurs et parties prenantes des pays industrialisés, émergents ou en développement.
La France, dans ce cadre, a insisté sur la nécessité de documenter davantage cette thématique, et
proposé l’organisation d’un atelier en juin 2010 (en partenariat avec l’OCDE) afin de contribuer à
l’harmonisation et la généralisation des outils de collecte de données. Connaître davantage, de façon
plus certaine : il s’agit sans doute d’une première étape nécessaire afin d’adapter ensuite les stratégies
politiques.
7. - Quelles recommandations ?
Les recommandations formulées par différentes enceintes (GHWA, OMS, groupe de travail de
Michèle Barzach) insistent sur le développement d’une véritable stratégie de renforcement des
ressources humaines, qui s’appuierait sur différentes étapes :
Formation : On mesure l’intérêt de repenser les cursus de formation, leur durée, ainsi que
l’articulation, la complémentarité voire la substitution avec les paramédicaux, afin qu’ils répondent
aux besoins des populations bénéficiaires, sans calquer de modèle inadapté. Une réflexion doit par
ailleurs être menée sur la réhabilitation de la médecine générale, qui a parfois pâti des programmes
de renforcement des soins de santé primaire. Le renfort du rôle du praticien clinique dans des
activités opérationnelles et pas uniquement de supervision, l’attractivité de la médecine générale
doivent être soutenus, afin d’éviter l’orientation massive des étudiants vers des spécialités qui ne
participent que très indirectement à la réalisation des OMD ou peu en phase avec les besoins des
populations. Des partenariats innovants (régionaux, internationaux), des techniques nouvelles (e-
learning, pooling) peuvent être envisagés. La formation doit enfin être entendue comme un
investissement continu, assurant une mise à niveau et une performance du soignant durant toute sa
durée d’exercice. Des outils de partenariat se développent aujourd’hui pour contribuer à un transfert
de savoir-faire efficace et flexible, basé sur des coopérations entre professionnels. Des soignants
peuvent ainsi s’inscrire dans des programmes de tutorat et de transmission de compétences. Le
programme Pfizer Global Health Fellows mobilise des équipes travaillant pour ce laboratoire
pharmaceutique, dans le cadre du volontariat. Des missions courtes d’accompagnement de soignants
dans des pays en développement facilitent l’appui au renforcement des ressources. Ces initiatives
nécessitent sans doute des évaluations plus fines mais constituent une piste innovante, comme
l’incitation à des collaborations avec la diaspora, avec leurs établissements d’affectation.
Gestion et investissement : Les ressources formées, selon les besoins analysés des populations,
doivent connaître une affectation en fonction de leurs compétences, et bénéficier d’un plan de gestion
des carrières rationnel. Les évaluations de terrain montrent l’inadéquation des ressources affectées
dans certaines aires de santé, l’absence de gestion de carrière qui induit des pertes d’expertise, la non-
valorisation des formations qui appauvrit les savoirs et les méthodes (ainsi des personnels bénéficiant
de la formation au logiciel de gestion automatisée des vaccins de l’OMS, le plus souvent mutés dans
d’autres secteurs sans partager leurs compétences avec leurs successeurs, qui reviennent à une gestion
manuelle des stocks de vaccins !).
Standards et bonnes pratiques : Les normes techniques, les standards de formation existent déjà
dans les pays en développement. L’OMS et ses bureaux locaux jouent par ailleurs un rôle
d’homogénéisation normative. Un cadre unifié permettant une amélioration continuelle des
performances impacterait de manière positive en matière de formation, de compétences,
d’organisation des rapports entre soignants et communauté. Un ensemble de directives, de codes de
conduite peut trouver de surcroît d’autres domaines d’applications. Ainsi la collaboration de
médecins étrangers à des systèmes de santé doit faire l’objet d’un encadrement éthique et juridique.
Celui-ci doit prendre en compte les contraintes liées aux flux migratoires importants des ressources
en santé, et contribuant à un rééquilibrage de ces ressources aux profits des populations devant
bénéficier en priorité d’une couverture sanitaire. L’OMS finalise, dans cette optique, un Code de
recrutement éthique des personnels de santé, issu d’une consultation très large. La Commission
européenne s’est approprié ce dossier depuis plusieurs années, et a récemment produit un livre vert
sur le personnel de santé en Europe.
Plaidoyer : Le développement d’une prise de conscience accrue relative à la crise des ressources
humaines, à l’importance fondamentale de l’investissement sur le soignant afin d’améliorer les
systèmes de santé, nécessite un plaidoyer constant. Tous les acteurs de la coopération au
développement en santé, bi et multilatéraux mais surtout nationaux, doivent contribuer à cet éveil des
consciences : la réalisation des OMD, la prise en compte des besoins sanitaires nécessitent en premier
lieu un investissement massif, durable et croissant (proportionnellement au degré de sophistication du
système) sur les agents de santé. La stratégie bilatérale française élaborée en 2007 s’attache à cet
aspect. Les expériences de participation des populations au financement des systèmes de santé (à base
contributive, communautaire ou mutualiste) stigmatisent l’absence de personnel ou de qualifications
suffisantes comme des critères dirimants, qui empêchent d’intéresser les populations aux mécanismes
de financement des risques maladies. Les systèmes doivent offrir une attractivité suffisante pour
stimuler une croissance des mécanismes de solidarité et de pooling/mutualisation des ressources.
En guise de conclusion, on ne peut hasarder qu’un souhait : celui d’une approche plus
pragmatique et opérationnelle. Au-delà des nécessaires déclarations et plaidoyers, ou des créations de
structures de suivi et veille, une meilleure prise en compte des facteurs multidimensionnels de la crise
peut être rendue difficile en raison de l’étroitesse des marges de manœuvre budgétaire, ou des
arbitrages politiques. Opérationnaliser les solutions connues de tous exige bien évidemment
l’adhésion de toutes les parties prenantes. Les décideurs publics, les financeurs, la société civile, le
secteur privé de la santé… et les soignants eux-mêmes, doivent trouver un mode opératoire électif
permettant une résolution équilibrée de la crise. Toutefois sur cette question, comme sur toutes les
autres, un plus petit dénominateur commun est rapidement trouvé : quels volumes financiers sont
nécessaires, et quelle utilisation en assurer ? Ce double aspect de capacités et de disponibilité
financière intéresse à l’évidence la thématique des ressources humaines en santé. Il amène à
reformuler la question initiale : « pourquoi » devient ainsi « combien investir sur les personnels de
santé ? », ce qui semble déjà un peu plus pragmatique. Mais en définitive, cela ne reste qu’une autre
manière de demander : « quel est le prix qu’il convient d’accorder à la santé ? ».
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Notes du chapitre
[*] ↑ Conseiller au GIP SPSI en charge de l’appui aux stratégies de renforcement institutionnel des décideurs, dans les champs de
la santé et de la protection sociale
[1] ↑ Organisation internationale liée au BIT, et en charge d’un soutien au développement des systèmes de protection sociale et de
sécurité sociale. Cette structure regroupe les acteurs institutionnels et les organismes de sécurité sociale à l’échelle internationale.
13. La crise des ressources humaines dans les pays du
Sud, un obstacle majeur à la lutte contre le VIH
Karoline Höfle [*]
Karoline Höfle est titulaire du Master « Affaires internationales », mention « Politique
économique internationale », de Sciences Po depuis 2008 et poursuit aujourd’hui des études
de médecine à l’Université de Munich. Elle s’intéresse particulièrement aux questions
concernant les systèmes de santé des pays en développement.
Un certain nombre de pays dans le monde connaissent une forte pénurie de personnels de santé,
médecins, infirmières, personnels administratifs et d’appui. L’étendue du problème varie selon les
pays. Il touche certains pays du Nord, mais heurte de plein fouet les pays du Sud, surtout en Afrique
subsaharienne et en Asie du Sud. Ce phénomène résulte de la limitation du recrutement de personnels
dans la fonction publique d’administrations nationales sous ajustement structurel, et des mesures de
réduction des budgets d’investissement qui s’en sont suivies.
Une des premières publications à ce sujet a été le rapport Human Resources for Health :
Overcoming the Crisis de la Joint Learning Initiative en 2005. Les auteurs y ont reconnu l’impact
néfaste de la pénurie du personnel sur la situation sanitaire dans les pays pauvres. Ils étaient aussi les
premiers à lier quantitativement le nombre de soignants (médecins, infirmières, sages-femmes) à la
qualité des soins. D’après leurs calculs, 2,5 soignants pour 1 000 habitants étaient nécessaires pour
arriver à une couverture sanitaire de base de 80 %. Ils ont ainsi donné une définition à « pénurie aiguë
», moins de 2,5 soignants pour 1 000 habitants [Joint Learning Initiative, 2005]. Selon une estimation
de l’OMS de 2006, 57 pays dans le monde souffrent d’une pénurie aiguë, dont 36 se trouvent en
Afrique subsaharienne [OMS, 2006]. Ces carences en personnels sont d’autant plus dramatiques que
les soignants sont la base de tout système de santé. Peu importe les sommes investies dans des
médicaments et infrastructures, si manquent les personnes qui donnent des conseils, soignent les
malades et prescrivent les médicaments, ces efforts sont fugaces.
1. - Crise des ressources humaines et épidémie du
sida, l’analyse du CNS
Aujourd’hui, les systèmes de santé se trouvent aussi confrontés à une autre difficulté
d’envergure : l’épidémie de sida. Si un pays présente un taux élevé de VIH et une insuffisance de
personnel de santé en même temps, la situation devient presque immaîtrisable car les deux crises se
renforcent mutuellement [McCoy, 2008]. Le nombre de personnes vivant avec le VIH s’élève
actuellement à 33,4 millions, dont 67 % en Afrique subsaharienne [Onusida, 2009]. Dans les pays
d’Afrique australe, la prévalence du VIH dans la population est de 15 à 28 %, 36 % des décès sont dus
à ce virus, soit 720 000 personnes [Onusida, 2008]. C’est aussi cette région qui est la plus touchée par
la crise des ressources humaines en santé. Au Mozambique il y a moins de 0,5 médecin et 3
infirmières pour 10 000 habitants [OMS, 2010]. En Zambie, seulement 50 des 600 médecins formés
depuis l’indépendance continuent de travailler dans le pays. Il y a davantage de médecins en
provenance du Malawi à Manchester qu’au Malawi. Plus de 80 % des médecins, infirmières et
thérapeutes formés au Zimbabwe depuis 1980 sont partis travailler à l’étranger, en Grande-Bretagne,
en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Canada et aux États-Unis [Kerouedan, 2009]. Malgré une
mobilisation politique et des financements sans précédent en faveur de la lutte contre le sida,
l’épidémie n’a pu être maîtrisée : on assiste à 2,7 millions de nouvelles infections en 2008 [Onusida,
2009] et pour 2 patients sous traitement, 5 nouvelles infections se produisent (www.unaids.org).
La crise des ressources humaines compromet-elle la lutte contre le sida ? En partie oui, et c’est
en même temps le sida qui représente un lourd poids sur le personnel de santé. La maladie représente
une grande charge de travail, un poids psychologique, sans parler du fait que le sida décime
littéralement le personnel de santé dans certaines régions.
Le rapport du Conseil national du sida (CNS) en 2005 La Crise des ressources humaines dans les
pays du Sud, un obstacle majeur à la lutte contre le VIH [Commission internationale du CNS, 2005]
présente une analyse très approfondie de ces problématiques. Soulignons que les constats et les
recommandations restent d’actualité cinq ans après ! Le rapport du CNS identifie la pénurie du
personnel de santé dans les pays en développement, à côté de la pénurie de moyens et de
médicaments, comme un obstacle majeur à la maîtrise de l’épidémie de sida et à la réalisation des
OMD. Ses auteurs constatent un manque de personnels en valeur absolue et une répartition
géographique inéquitable au sein d’un pays. En effet, la majeure partie de l’effectif travaille
généralement dans les villes, tandis que la plupart de la population vit dans des zones rurales. Au
Sénégal, par exemple, plus de la moitié des médecins vit à Dakar, tandis que 80 % de la population
vivent dans les zones rurales [Commission internationale du CNS, 2005]. Les mêmes constats
s’observent au Bénin, à Madagascar, en Côte-d’Ivoire, au Mali, au Niger, etc.
Le rapport identifie trois grands champs de problèmes : les difficultés de formation, les
conditions de travail et l’émigration du personnel de santé.
Les conditions de travail souvent misérables sont à l’origine d’un très fort absentéisme, les bas
salaires démotivent le personnel. En effet, le secteur public dans les pays concernés rémunère très
mal son personnel, il gèle ou diminue fréquemment les salaires (moins 70 % au Cameroun depuis
1994).
Les conditions difficiles et les rémunérations très faibles du travail des professionnels de santé
dans leurs pays d’origine motivent le départ des soignants vers les pays du Nord, ce qui fait qu’au
Ghana, par exemple, 75 % des diplômés en médecine émigrent au bout de neuf ans et demi dans les
pays du Nord [Commission internationale du CNS, 2005].
Les conditions de travail sont aussi fortement dégradées par un manque sérieux de sécurité
sanguine due à une absence de protection élémentaire du personnel. Cela fait que, dans certains pays
africains, plus de la moitié des travailleurs de santé sont séropositifs [Commission internationale du
CNS, 2005].
Un autre problème est lié à la formation du personnel de santé. Parmi les 47 pays de l’Afrique
subsaharienne, il n’y a que 87 écoles de médecine, 11 pays ne disposent d’aucune école, et 24
seulement d’une. Les écoles existantes ne sont pas en mesure de fournir une formation adéquate. Il y a
un manque important de matériels et de moyens ; laboratoires, internet, abonnement à des revues
scientifiques ne sont pas à la disposition des étudiants. De surcroît, les cursus ne sont pas adaptés aux
besoins sanitaires du pays ; ils ont été créés d’après l’exemple de la formation médicale dans les pays
occidentaux, où la théorie a un très grand poids par rapport à la pratique.
Un autre grand problème est la migration des travailleurs de santé, nommée le « carrousel
migratoire » par les auteurs du rapport, c’est-à-dire qu’il y a un flux migratoire continu de régions
plus pauvres vers des régions plus riches, au niveau local, régional et international. En effet, le
personnel dans les zones rurales a tendance à déménager dans les villes, et le personnel dans les villes
à émigrer vers des pays proches plus prospères ou vers les pays industrialisés.
En 2002, plus de la moitié des médecins et infirmières en Grande-Bretagne ont été formés à
l’étranger [Commission internationale du CNS, 2005]. Le Royaume-Uni absorbe à lui seul une très
grande quantité d’infirmières formées en Afrique du Sud, en Afrique australe, ou même au Guyana.
De 2000 à 2007, 16 000 infirmières africaines y ont présenté une demande de travail. Save the
Children Care estime que le Royaume-Uni a économisé 65 millions de livres sterling en faisant venir
des infirmières ghanéennes sur la période 1998-2005 [Kerouedan, 2009].
Les auteurs revendiquent une plus forte implication des autorités françaises et recommandent
une stratégie de substitution qui vise à un transfert des compétences, une amélioration des conditions
d’exercice des soignants, et une adaptation de la formation au domaine du sida. En dehors des sites de
prise en charge des malades, les personnels de santé dans leur ensemble connaissent peu cette
maladie, en particulier chez les enfants. Notons que le ministère des Affaires étrangères à Paris a
constitué en 2009 un groupe de travail sur les ressources humaines, qui se réunit plusieurs fois dans
l’année. Le Code de conduite pour le recrutement des personnels de santé, en préparation avant
l’Assemblée mondiale de l’OMS 2010, a fait l’objet de discussions approfondies.
Les auteurs du rapport du CNS préconisent en outre la délégation de certaines tâches médicales à
du personnel paramédical et l’implication des acteurs locaux à la mobilisation autour du sida et des
malades. Cette recommandation semble particulièrement intéressante car elle peut être décidée et
organisée à toute petite échelle, au niveau des communautés. Le poids administratif pourrait ainsi être
minimisé et l’efficacité maximisée. Il faudrait néanmoins rester vigilant sur la qualité des prestations.
Certains pays comme l’Afrique du Sud s’opposent à ce « task shifting » ; d’autres comme l’Éthiopie
en usent beaucoup.
Une autre mesure cruciale est le changement par les pays du Nord d’une politique qui semble
incohérente, engagés d’un côté en faveur du développement et occupés de l’autre à absorber les
travailleurs en santé des pays pauvres.
2. - Une mobilisation internationale croissante mais
insuffisante
Quelles sont les mesures politiques prises sur le sujet jusqu’à ce jour ?
Les années 2004 et 2005 étaient celles des premières résolutions votées à l’Assemblée mondiale
de la santé en faveur d’un renforcement des ressources humaines dans le monde, la crise a alors été
identifiée par la communauté internationale.
Le rapport annuel 2006 de l’OMS, intitulé Travailler ensemble pour la santé a fourni la première
analyse du problème au niveau des organisations internationales. Ce rapport chiffre à 4,3 millions le
nombre de personnels de santé manquant dans les pays en développement [OMS, 2006]. L’OMS
conçoit un « Atlas mondial des travailleurs en santé » qu’elle actualise régulièrement et qui représente
un outil de travail pour les décideurs politiques.
D’autres initiatives sont l’Alliance mondiale pour les personnels de santé (Global Health
Workforce Alliance), un rassemblement de diverses parties prenantes sous l’égide de l’OMS, et le
programme de l’OMS « Treat, Train and Retain » qui se consacre au double fardeau du VIH et de la
crise des ressources humaines.
En ce qui concerne l’appui théorique, la plateforme Human Resources for Health (HRH)
rassemble une série d’articles de recherche en libre accès sur internet, et vise à orienter les
programmes réalisés. Elle est un outil important dans l’émergence des meilleures pratiques et la
constitution de plans nationaux.
En 2007, les ministres de la Santé de l’Union africaine se sont mis d’accord sur une stratégie
2007-2015 pour renforcer les systèmes de santé nationaux. Le document stratégique de l’Union
africaine (UA) reconnaît que la crise des ressources humaines est un des plus grands obstacles pour
la santé en Afrique, où vit 10 % de la population mondiale, qui subit 25 % des maladies et dispose de
seulement 3 % du personnel [Union africaine, 2007].
Une suggestion intéressante consiste à mettre en place le service à la communauté à effectuer par
les soignants en début de parcours, une pratique déjà de mise en Afrique du Sud depuis quelques
années ou en Colombie par exemple auprès des communautés indiennes reculées.
En mars 2008, les représentants du G8 et les leaders africains se sont rencontrés au Forum de
Kampala pour établir une coopération au sujet de la pénurie des ressources humaines en santé.
Même si les échanges ont été fructueux, la conférence a manqué de résultats concrets. Au cours
de la conférence, les besoins financiers pour dépasser la crise ont été estimés à 70 milliards d’euros
[Act Up Paris, 2008].
Lors de la 63e Assemblée générale de l’OMS qui s’est tenue du 17 au 21 mai 2010, le « Code de
pratique mondial pour le recrutement international des personnels de santé » est adopté. Il préconise
un recrutement éthique et une coopération internationale renforcée pour faire face à la pénurie en
travailleurs en santé.
Le texte reconnaît le grave problème de l’émigration des soignants d’un pays déjà en crise de
ressources humaines. Il détermine que le bilan net des flux migratoires des pays en développement
doit toujours être positif. Par ailleurs, il condamne le recrutement actif de personnels en provenance
des pays en développement, sauf dans le cadre d’accord bilatéraux, régionaux et multilatéraux
équitables. Il essaie ainsi d’atténuer les facteurs « pull » de la migration et responsabilise les pays
destinataires.
Aussi le personnel émigré lui-même est responsabilisé, il devrait être encouragé et aidé à mettre
son expérience acquise à l’étranger au service de son pays d’origine, donc, à terme, d’y retourner.
Le texte aborde aussi les facteurs « push » de la migration en rappelant que l’amélioration de la
situation sociale et économique des personnels de santé, de leurs conditions de vie et de travail,
constitue un remède effectif à la pénurie actuelle.
Les pays en développement devraient recevoir une assistance technique et financière pour
renforcer leurs systèmes de santé et développer les personnels de santé.
L’adoption de cette résolution est sûrement une étape importante car elle fait preuve d’un
consensus international autour du sujet. Or, le Code reste un cadre éthique non contraignant, sa
réalisation dépendra encore une fois de la bonne volonté des pays membres.
Pourquoi cette mobilisation ces dernières années alors que le problème de pénurie existe depuis
longtemps ? La raison est sûrement l’approche de la date cible des Objectifs du Millénaire. En 2015,
effectivement, la communauté internationale voulait avoir atteint les dix OMD, dont quatre ciblent la
santé. L’objectif 6 (cible 7), notamment, est de stopper la propagation du VIH et inverser la tendance
actuelle. L’OMS admet qu’inverser la tendance dépendra, dans une large mesure, du développement
des ressources humaines nécessaires au bon fonctionnement des systèmes de santé [OMS, 2008].
Elle aboutit alors à la même conclusion que le Conseil national du sida. D’après la Joint
Learning Initiative, l’Afrique devrait multiplier le nombre de ses soignants par trois pour atteindre
les OMD [Joint Learning Initiative, 2005].
Néanmoins, dans le discours international, la place des ressources humaines dans l’atteinte des
OMD, est encore largement sous-estimée.
Un domaine où la mobilisation internationale était beaucoup plus importante et a porté ses fruits
était celui de l’accès universel aux médicaments antirétroviraux. Le concept d’« Accès universel à la
prévention, au traitement et aux soins concernant le VIH/sida d’ici 2010 » a vu le jour au Sommet
mondial de l’ONU de 2005 et a été suivi par des initiatives efficaces. Fin 2007, trois millions de
personnes avait accès au traitement antirétroviral (ARV), contre 950 000 en fin 2006 ; une
multiplication par trois en une année. Ce succès reste, toutefois, restreint par la crise des ressources
humaines, puisque ce sont encore seulement 31 % de ceux qui en auraient besoin qui bénéficient du
traitement [OMS, 2008]. Mais il est un exemple qu’une mobilisation internationale soutenue peut
avoir des résultats plutôt surprenants.
3. - La fidélisation du personnel, mesure primordiale
Une approche pour savoir ce qui marche au niveau local vient d’un groupe d’universitaires
américains et kenyans, qui ont analysé trois plans nationaux pour renforcer les ressources humaines.
Un des trois pays est l’Afrique du Sud, un pays intéressant pour nous car il souffre du double fardeau
pénurie de soignants et VIH. En effet, en Afrique du Sud, un adulte sur cinq est séropositif, à savoir
5,7 millions de personnes [Onusida, 2008]. Pour soigner ces malades, seulement 7 645 médecins sont
à disposition pour tout le pays (0,7 pour 1 000 habitants). En 2007, le ministère de la Santé a créé un
plan stratégique national pour améliorer la situation sanitaire du pays. Le ministère a désigné un
médecin et politique expérimenté, Percy Malathi, pour superviser une équipe multisectorielle qui
mettrait en œuvre le plan de RH [Schiffbauer et al., 2008].
Le service à la communauté prévoit que les nouveaux médecins travaillent pendant un an dans
des régions rurales. En 2007-2008, 3 800 nouveaux docteurs ont été déployés partout en Afrique du
Sud. Souvent les étudiants hésitent à y aller, mais apprécient, après, leur expérience, trouvant leur
travail plus sensé, et choisissent même de continuer leur carrière en région rurale [Schiffbauer,
2008]. C’est un exemple de fidélisation du personnel, même si les conditions de travail sont encore
insuffisantes. Il s’agit d’une responsabilisation des médecins pour la santé de leurs concitoyens, sans
pour autant mettre des contraintes. Elle doit, bien sûr, être effectuée parallèlement à une amélioration
des conditions de travail. De la même façon, l’expérience de Santé Sud de soutenir l’installation de
jeunes médecins en zone rurale au Mali et à Madagascar a porté ses fruits, et permet de fidéliser des
médecins satisfaits de leurs conditions d’exercice [Coulibaly, 2007].
Nous avons montré des exemples locaux d’une politique de ressources humaines efficace ; ils
peuvent servir de modèle pour d’autres pays, mais ne vont pas suffire à inverser la tendance d’un
affaiblissement du personnel de santé dans le monde. Pour cela, il faudrait plus d’engagement
international, avec une stratégie cohérente, orientée vers des résultats concrets. Le Code de pratique
pour le recrutement est un bon début, il faut espérer qu’il s’accompagnera de coopérations efficaces.
En attendant, ce sera en l’année 2015, date cible des OMD et du plan africain sur la santé, le moment
de tirer des véritables conclusions qui devraient être suivies d’un engagement national et international
adapté et plus courageux.
Bibliographie
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Has Been Made yet, 3 mars 2008, www.actupparis.org
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pays du Sud, un obstacle majeur à la lutte contre le VIH, 14 juin 2005, www.cns.sante.fr
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proximité : l’expérience de la médecine rural au Mali, Education For Health, 28 août 2007,
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des personnels de santé dans les États ACP », Document préparatoire, octobre 2007.
Union africaine, Stratégie africaine de la santé 2007-2015, avril 2007, www.africa-union.org
Notes du chapitre
[*] ↑ Titulaire du Master « Affaires internationales » de Sciences Po
14. La migration des médecins africains vers les pays
développés
Sarah Sauneron [*]
Sarah Sauneron, diplômée de Science Po en « Affaires internationales », mention «
Environnement, développement durable et risques », et titulaire d’un Master 2 en
neurosciences à l’Université Pierre-et-Marie-Curie. Elle travaille depuis 2008 comme
chargée de mission au Centre d’analyse stratégique avec pour domaine d’expertise principal
les rapports unissant santé, science et société.
La crise des ressources humaines du secteur de la santé dans les pays en voie
de développement est un phénomène multifactoriel. La migration des médecins
africains vers les pays développés constitue ainsi une partie de ce problème et se
retrouve au premier rang des préoccupations des décideurs politiques. En effet, si
aucune mesure d’envergure n’est prise dès maintenant pour renforcer les ressources
en personnel soignant, les futurs investissements en santé de la communauté
internationale n’auront que des effets très limités sur la situation sanitaire des
populations des pays concernés. Il s’agit ici de décrire l’ampleur du phénomène
afin de mieux en expliquer les causes et les conséquences et d’envisager différentes
solutions dans l’espoir de stopper cette fuite des cerveaux. Les institutions
internationales semblent avoir pris la mesure de l’enjeu : il faut désormais que cela
se traduise en actions concrètes.
Que peut un système de santé sans soignants qualifiés et en nombre suffisant ? La crise des
ressources humaines du secteur de la santé dans les pays en voie de développement est un problème
majeur de santé publique. Loin d’être nouvelle, cette problématique n’occupe pourtant que depuis
récemment une importance première sur l’agenda politique international. Cette prise de conscience
peut s’expliquer par plusieurs facteurs, et notamment par l’ampleur prise par le phénomène, une
ampleur encore appelée à continuer à croître d’après les différentes prévisions. De plus, la
communauté internationale a réalisé qu’elle ne parviendrait pas à réaliser les Objectifs du Millénaire
pour le développement d’ici à 2015, en partie en raison de ce manque de ressources humaines [OMS,
2006]. Les financements ne suffisent pas si les agents de santé qualifiés ne peuvent contribuer à la
mise en œuvre de programmes adaptés.
Cette pénurie concerne l’ensemble des professions médicales et s’explique par nombre de
causes. Il peut s’agir d’une mauvaise répartition du personnel sur le territoire entre les zones urbaines
et rurales, ou entre le secteur public et le privé. Mais une démotivation du personnel se fait également
ressentir face au faible niveau des salaires, au peu de reconnaissance dont il bénéficie pour des
métiers souvent difficiles et risqués. Confrontés à cette situation, certains préfèrent alors changer de
profession plutôt que de continuer à exercer dans de telles conditions. D’autres choisissent de quitter
leur pays pour travailler à l’étranger : ce phénomène intéresse massivement les personnels
paramédicaux en Afrique francophone, et également les médecins en Afrique anglophone.
Face à ce phénomène multifactoriel, le présent travail se propose de recentrer son analyse sur la
migration des médecins africains vers les pays développés. Cette question, primordiale pour
répondre à la crise des ressources humaines médicales, illustre bien l’imbrication des enjeux
sanitaires et politiques. À l’heure où le gouvernement français vante les mérites de l’immigration
choisie, la migration des médecins africains est un sujet d’actualité qu’il convient d’étudier en
profondeur. Ainsi, pour aborder une telle problématique, il s’agit de décrire dans un premier temps
l’ampleur du phénomène afin de mieux en expliquer les causes et les conséquences. Dans un second
temps, sera présentée une analyse critique des potentielles solutions mobilisables pour stopper cette
fuite des cerveaux de la santé africaine.
1. - De la nécessité d’évaluer l’ampleur du
phénomène et ses conséquences
Depuis quelques années, le problème de l’émigration des agents de santé originaires de pays
pauvres vers les pays riches est au premier rang des préoccupations des décideurs politiques.
Cependant, si les polémiques à ce sujet ont été nombreuses, les données dont on disposait jusqu’à
présent pour mesurer l’ampleur du phénomène étaient très incomplètes. Ainsi, l’exemple
emblématique de la ville de Manchester comptant plus de médecins malawites que tout le Malawi était
exposé dans la quasi-totalité des études traitant du sujet, prouvant s’il en était besoin le manque de
statistiques précises. Or faute de savoir combien d’agents de santé sont concernés par ces migrations,
quels sont leurs pays d’origine et quel est leur lieu de destination, il est difficile de se faire une idée
de l’ampleur du problème. La revue médicale The Lancet « tirait la sonnette d’alarme » en estimant
dans une étude de novembre 2004, qu’il manquait 4 millions de professionnels médicaux dans les
pays les plus pauvres, en particulier en Afrique [Chen et al., 2004]. Le rapport publié en 2006 par
l’OMS venait confirmer cette situation de grave pénurie des professionnels de santé en révélant que
57 pays souffraient d’un manque aigu, avec en particulier une situation très préoccupante pour
l’Afrique : alors que le continent regroupait 20 % du nombre de personnes malades au niveau
mondial, il ne comptait que 4 % des agents de santé [OMS, 2006]. Cependant, ces données ne
concernaient toujours pas spécifiquement le phénomène migratoire. Le Center for Global
Development a alors produit un travail considérable en 2006 en rassemblant pour l’Afrique une base
de données exhaustive sur la migration des personnels de santé [Clemens et Pettersson, 2006].
Désormais, un document détaille pour chaque pays d’Afrique, la proportion de médecins et
infirmiers nés dans ces pays et n’y résidant plus. Pour chacun des pays occidentaux, le document
recense le nombre de praticiens nés en Afrique et détaille leur répartition par pays d’origine. Ces
travaux permettent d’appréhender l’ampleur des départs des personnels médicaux. On apprend ainsi
qu’en 2000, 19 % des médecins nés en Afrique exerçaient leur activité hors de leur pays de naissance
et ce chiffre montait à 28 % en ne considérant que l’Afrique subsaharienne. De plus, on constate que
la situation est très différente d’un pays à l’autre : alors que les trois quarts des médecins du
Mozambique n’y exercent plus, cette fuite des cerveaux ne concerne que 9 % des Nigérians ou 3 %
des Égyptiens. Si l’on ne s’intéresse qu’aux seuls médecins subsahariens, le Royaume-Uni est la
destination privilégiée avec plus de 13 300 médecins, devant les États-Unis (8 500) et la France (4
200). Les anciennes puissances coloniales exercent encore une forte attraction. Ainsi, près de 90 %
des médecins ayant quitté le Sénégal travaillent en France, et 70 % des Kenyans expatriés résident au
Royaume-Uni.
L’Afrique manque cruellement de médecins pour atteindre le seuil minimal de 5 ‰,
recommandé par l’OMS, si bien qu’un doublement du nombre de travailleurs dans ce secteur serait
nécessaire. Cette pénurie a de graves conséquences sanitaires et humaines car le personnel est
l’élément charnière de tout système de santé. Sans lui, les structures de santé ne peuvent fonctionner
efficacement et les soins de base ne peuvent être dispensés. De plus, de nombreux programmes
internationaux, comme ceux du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme,
se heurtent sur le terrain au manque de personnel pour mener à bien leurs actions et atteindre leurs
objectifs d’étendre et accélérer les interventions de prévention et de prise en charge des trois
maladies.
Mais cette émigration a également un coût financier conséquent. En effet, la formation des
personnels de santé est chère. Lorsque ceux-ci partent exercer dans les pays du Nord, les pays
africains n’ont pas en quelque sorte « le retour sur investissement » espéré. Certains n’hésitent pas à
évoquer une « subvention perverse » des pays du Sud en faveur des pays du Nord. Ainsi, une étude de
l’OCDE évalue à 1 milliard de dollars la perte que représente l’exil des personnels de santé pour la
seule Afrique du Sud [OCDE, 2004].
De plus, l’émigration des médecins africains a des conséquences plus difficiles à identifier car à
plus long terme : le coût institutionnel. En effet, ce ne sont pas seulement des médecins qualifiés qui
partent mais ces hommes sont également ceux capables de construire et de faire prospérer les
institutions clés en assurant par exemple les rôles de gestionnaires d’hôpitaux, de chefs de
départements universitaires, de formateurs. Les systèmes de santé ne cessant de se détériorer, cela
alimente un cercle vicieux en poussant au départ ceux qui sont les plus à même de développer leur
pays.
2. - De la nécessité de comprendre les raisons de cette
« émigration médicale »
Expliquer les flux migratoires des médecins africains vers les pays développés est complexe tant
les situations et les histoires sont différentes. Cependant, on peut identifier deux grands types de
facteurs avec ceux dits de départ et ceux d’attraction, qui se conjuguent dans la recherche « d’une vie
meilleure ». Ainsi, une étude menée en 2004 révélait que ce mouvement était alimenté par le malaise
social ou un mécontentement vis-à-vis des conditions de vie et de travail [Awases et al., 2004]. La
lourdeur de la charge de travail, l’absence de moyens et de possibilités de promotion, la médiocrité
de la gestion, des conditions de vie risquées sont autant de facteurs d’impulsion. Les départs des
médecins sont ainsi particulièrement nombreux dans les pays confrontés à une forte instabilité
politique ou économique, comme l’Angola, la République démocratique du Congo ou le Rwanda. De
plus, l’absence de valorisation et de reconnaissance du travail de qualité ne pousse pas les médecins à
persévérer dans leurs efforts car, au final, ils seront traités de la même manière que leurs collègues
moins sérieux.
À ces facteurs de départ, viennent s’ajouter ceux d’attraction, comme la perspective d’une
rémunération plus élevée, d’un environnement de vie et de travail plus sûr, de niveaux d’éducation
meilleurs pour les enfants, ou la volonté de perfectionnement professionnel et d’une amélioration des
profils de carrière.
Mais on ne peut évoquer les raisons pour lesquelles un praticien est poussé à migrer sans
considérer le rôle joué par les pays hôtes. En effet, il ne faut pas oublier que la crise des ressources
humaines dans la santé affecte aussi bien le Sud que le Nord. L’Europe, les États-Unis et le Canada ont
négligé de former un nombre suffisant de médecins, d’infirmiers et de sages-femmes pour répondre
à la demande grandissante de soins due au vieillissement de leur population. Le recrutement
international semble alors être une solution peu coûteuse et simple pour faire face à cette pénurie. En
effet, les pays hôtes économisent à la fois sur le coût et la durée de la formation des personnels de
santé qualifiés, et bénéficient de professionnels plus « flexibles » au niveau des conditions de travail
et de rémunération. Certains pays n’hésitent alors pas à mener des politiques de recrutement actives
avec des mesures de simplification des procédures de reconnaissance des diplômes et de délivrance
des visas, des systèmes de quotas, ou l’utilisation d’agences de recrutement aux pratiques parfois peu
éthiques [Oxfam, 2007].
De plus, les politiques de recrutement menées par les agences onusiennes contribuent également
au pillage des compétences médicales des pays africains. En effet, on peut regretter l’emploi de
médecins dans des rôles managériaux, pour lesquels ils ne sont pas nécessairement les plus
compétents, alors que ces derniers en tant que soignants manquent cruellement sur le terrain. Il est
certain que l’efficacité de l’aide se verrait accrue si ces personnels restaient en appui des programmes
locaux, et ce à un niveau opérationnel.
Les pays du Nord ont donc leur part de responsabilité dans les pénuries de personnels. Ils
doivent réagir en proposant des solutions adaptées afin que les pays à forte émigration voient enfin le
nombre des départs de travailleurs qualifiés ralentir ou, à tout le moins, puissent en tirer un certain
bénéfice.
3. - De la nécessité d’agir vite et de façon coordonnée
Les causes pouvant expliquer ces flux migratoires étant multiples, les solutions à y apporter se
doivent de l’être également. Il faut agir à la fois au niveau des pays africains mais également au
niveau des pays développés.
Ainsi, au niveau européen, la possibilité d’indemniser les pays africains formateurs est étudiée
afin de compenser le manque à gagner engendré par le départ de leurs médecins. Cette mesure
pourrait effectivement paraître utile pour que les pays africains ne soient pas perdants sur toute la
ligne mais elle peut paraître difficile à mettre en place : comment évaluer l’indemnisation ? À qui la
verser ? Que se passe-t-il quand le médecin change de pays ?
Un autre mode d’action consiste à mettre en place des codes de recrutement éthique. Ainsi, au
niveau international, il existe huit documents pour encourager un recrutement international éthique de
personnel de santé, dont quatre codes de bonnes pratiques, trois guides et une déclaration émanant
d’organismes nationaux ou internationaux. Le Royaume-Uni a pris la tête du mouvement dans ce
domaine. Le ministère de la Santé anglais a ainsi adopté en 2001 un code de conduite destiné aux
salariés du National Health Service chargés du recrutement international de personnels de santé. Ce
code énonce les grands principes destinés à encourager le respect de normes strictes pour le
recrutement et l’emploi de personnels de santé venus de l’étranger et notamment à prévenir le
recrutement ciblé de personnes venant de pays en développement en proie à des pénuries de main-
d’œuvre dans le secteur de la santé. Cependant, ces codes de bonne conduite ont eu, jusqu’à présent,
un impact très limité car ils n’ont pas force d’obligation. Leur application dépend uniquement de la
bonne volonté des gouvernements. Ils n’ont pas empêché les pays développés de continuer à recruter
du personnel soignant d’origine africaine par la voie d’agences privées. On notera tout de même que
la publication du rapport de Lord Crisp en février 2007 portant sur l’évaluation de la contribution du
Royaume-Uni au développement des systèmes de santé, dont les appuis à la question particulière des
personnels de santé, a permis d’élaborer une série de recommandations pertinentes pour soutenir ces
systèmes de santé ainsi que de créer un Challenge Fund, co-financé par le DFID [1] , à l’issue d’une
étude très intéressante sur les facteurs d’efficacité des partenariats Nord (Royaume-Uni) - Sud (pays
bénéficiaires de l’APD britannique) d’appui aux systèmes de santé [2] .
Les pays à forte émigration ont également mis en place des mesures de rétention afin
d’empêcher, ou tout du moins retarder, ces départs. Ainsi, ils peuvent rendre l’émigration plus
difficile en instaurant des services obligatoires avant l’obtention du diplôme. Mais, devant l’échec de
ces politiques, les institutions internationales prônent désormais la migration circulaire pour
favoriser les allers-retours des personnels de la santé. Les médecins africains sont très nombreux à se
former dans les universités occidentales et il serait néfaste de supprimer de telles filières. L’objectif
n’est donc pas d’empêcher la circulation entre le Nord et le Sud mais bien d’inciter les médecins à
revenir dans leur pays. Ces programmes impliquent généralement la signature d’un contrat entre le
pays de départ, le migrant et le pays d’accueil, garantissant le retour des personnels soignants
qualifiés une fois acquise leur expérience professionnelle ou formation de spécialité. Mais ces
programmes se sont révélés peu efficaces : sans investissement conséquent dans les systèmes de santé,
la migration reste à sens unique. En effet, penser pouvoir remédier à la fuite des médecins africains
sans agir en profondeur sur les systèmes de santé en Afrique est illusoire.
Demander aux pays du Nord de revoir leurs politiques de recrutement est nécessaire, mais
restera insuffisant si l’on ne remédie pas au délabrement sur place du système de santé. Il faut
effectivement s’attacher à résoudre ce que l’on avait appelé les facteurs de départ. Ainsi, il faut
rechercher les moyens incitant les personnels qualifiés à rester ou à se réinsérer dans leur pays
d’origine, en garantissant un emploi dans des conditions de travail et de rémunération satisfaisantes.
L’avènement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, notamment, offre
de multiples possibilités, comme la création d’ateliers de formation à distance et la constitution de
réseaux interactifs. On peut également travailler sur la revalorisation culturelle et sociale de la
fonction de soignant : les professionnels de santé doivent pouvoir s’identifier à l’essor de leur pays et
bénéficier de conditions de vie décentes pour eux-mêmes et leurs familles.
De plus, les ministères de la Santé des pays affectés par la migration des médecins ont clairement
exprimé auprès de la communauté internationale leurs attentes d’aide en faveur du recrutement et du
développement des ressources humaines. Cependant, ces appels sont pour l’instant restés vains ou
n’ont été satisfaits que très partiellement, car les points de blocage se situent au niveau des
négociations entre (i) les bailleurs de fonds et les ministères des Finances du fait des contraintes
budgétaires que continue d’imposer le Fonds monétaire international, et (ii) les ministères des
Finances et les ministères de la Santé qui se voient reprocher par les premiers de ne pas savoir
montrer de résultats et mesurer leur performance.
La coopération Nord-Sud constitue donc un élément clé dans la limitation de la fuite des
cerveaux de la santé : le rôle des institutions internationales, à l’image de l’OMS est alors de
coordonner les différentes actions pour s’attaquer à la problématique dans sa globalité et non pas de
manière superficielle. Cette coordination pourrait s’inscrire dans le cadre de la réalisation des
principes de la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide et l’harmonisation et les engagements
pris à Accra en septembre 2008 [3] .
La création de l’Alliance mondiale des personnels de santé en 2006, sous l’égide de l’OMS, vint
s’inscrire dans cet effort. En effet, cette Alliance est un partenariat entre différents acteurs tels que les
gouvernements nationaux, la société civile, les institutions financières et les agences internationales,
dont le but est d’identifier et de mettre en œuvre des solutions pour juguler la crise des personnels de
santé. Ce partenariat cherche des approches pratiques aux problèmes urgents, par exemple en
élaborant des stratégies nationales de développement des ressources humaines bien conçues, en
améliorant les conditions de travail des professionnels de santé et en concluant des accords plus
efficaces pour gérer leur migration. Elle sert également de centrale d’information internationale,
d’observation, d’évaluation, de coordination des actions et d’organe de surveillance. De plus, un
programme ambitieux de formation accélérée va débuter afin d’augmenter rapidement le nombre des
agents de santé qualifiés dans les pays frappés par la pénurie [4] . Cette Alliance a ainsi organisé en
mars 2008 le premier Forum mondial sur les ressources humaines pour la santé à Kampala qui a
permis de mettre en lumière la nécessité d’une intervention immédiate et durable face à cette grave
pénurie de personnel soignant dans le monde aux conséquences multiples.
4. - Discussion
Le « brain drain », traduisant l’idée de pillage des cerveaux, est un sujet d’actualité. En effet,
craignant les conséquences d’une immigration massive, les pays d’accueil ont mis en place des
politiques d’immigration sélective, dont l’objectif serait de limiter l’immigration aux métiers
souffrant d’un déficit de main-d’œuvre avéré. L’aboutissement de cette politique en France est illustré
par la formule « d’immigration choisie » qui fut couplée à un texte de loi en 2007 visant à durcir les
réglementations sur le regroupement familial, le droit d’asile ou le statut de réfugié. On réalise alors
l’incohérence, voire l’hypocrisie des pays qui prétendent augmenter les budgets pour le
développement alors qu’ils drainent les compétences pour leurs propres besoins. Cependant, les
décideurs politiques se défendent de cela en mettant en avant les conséquences positives de cette
migration pour les pays africains [Sarkozy, 2006]. En effet, l’impact de la migration sur les pays
d’origine fait l’objet de débats et d’une importante littérature au sein des institutions internationales.
Ainsi, certains mettent en avant l’ampleur des transferts financiers des migrants vers leurs pays
d’origine, le retour du personnel qualifié et le rôle de la diaspora, afin de démontrer les
conséquences positives de la migration choisie. Le montant des transferts de fonds des migrants a
ainsi été évalué par la Banque mondiale à 160 milliards d’euros en 2006, soit plus de deux fois les
montants officiels d’aide au développement [Banque mondiale, 2005]. À court terme cette source de
revenus est évidemment une condition de survie pour la population de nombreux pays. Mais la lecture
approfondie de ce rapport de la Banque mondiale permet de réaliser que l’impact positif de ces
transferts financiers sur la diminution de la pauvreté est pour l’essentiel le fait de travailleurs non
qualifiés, ceux-là mêmes qui ne sont pas « réellement les bienvenus » dans nos pays développés. Par
contre, le départ des travailleurs qualifiés, soit l’essentiel des personnels de santé migrants, a un
impact désastreux sur le développement économique et social. En effet, les dépenses consacrées à la
formation des migrants, le coût institutionnel que représente leur départ, et le coût sanitaire pour le
pays d’émigration, alourdissent le bilan. Lorsqu’un pays est doté d’un système de santé fragilisé, les
pertes de personnel peuvent conduire le système tout entier au bord de l’effondrement et les
conséquences se mesurent alors en vies humaines perdues. Ceci a été dénoncé par les parlementaires
des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique à l’attention de l’Union européenne [5] .
De plus, l’argument du retour bénéfique des migrants formés et expérimentés dans leur pays de
départ ne paraît pas plus recevable. En effet, si leur contribution au développement du pays est
certaine, l’idée qu’ils reviennent systématiquement est purement utopique, tant les différences de
conditions de travail et de salaire sont importantes.
La migration des médecins dans les pays du Nord ne peut donc être positive que dans le but du
partage des connaissances scientifiques. En ce sens, on ne peut qu’encourager le départ de nos
internes et de nos médecins en Afrique et réciproquement. La mise en place de partenariats de
formation entre les écoles des pays industrialisés et celles des pays en développement, débouchant sur
des échanges de professeurs et d’étudiants, qui est promue par l’Alliance mondiale pour les
personnels de santé est, sans aucun doute, une initiative qui portera ses fruits très rapidement.
Mais ces flux migratoires doivent être accompagnés de mesures adéquates pour favoriser le
retour. En effet, c’est tout le système de santé africain qui se détériore. Comment alors demander à de
jeunes professionnels de revenir exercer dans leur pays lorsqu’ils ont connu « le luxe » des hôpitaux
occidentaux ? Il faut donc améliorer les conditions de travail en augmentant les investissements, en
assurant une bonne gouvernance, en définissant de manière précise les besoins, tant en moyens
matériels, financiers, qu’humains.
La question de l’indemnisation des pays formateurs par les pays hôtes a été soulevée dans ce
travail. Ces indemnisations pourraient se faire de manière à ce qu’elles soient redistribuées à l’hôpital
formateur afin qu’il réinvestisse ces sommes, mais également au médecin ayant accepté de rentrer
exercer dans son pays d’origine afin de lui assurer un salaire équivalent (en fonction du niveau de
vie) à celui qu’il percevait « en exil ». Cette idée, prise parmi d’autres, montre que si le problème de
la migration des personnels de santé est réel, il n’est pas pour autant insoluble.
Pour conclure, il convient de souligner que l’émigration n’est qu’un des facteurs de la crise des
ressources humaines que subissent les systèmes de santé des pays du Sud. En effet, les besoins en
personnel de santé dépassent largement le nombre de travailleurs émigrés. Si aucune mesure
d’envergure n’est prise dès maintenant pour renforcer les ressources en personnel soignant de
l’Afrique subsaharienne, les futurs investissements en santé de la communauté internationale n’auront
que des effets très limités sur la situation sanitaire des populations des pays concernés. On ne peut que
se réjouir du fait que les institutions internationales ont pris la mesure de l’enjeu, comme le prouve la
création de l’Alliance mondiale pour les personnels de santé. Il faut désormais que cela se traduise en
actions concrètes, d’une part au niveau global afin que les pays de l’OCDE forment les soignants dont
ils ont besoin, et d’autre part en concertation avec les professionnels de santé et autorités des pays du
Sud, qui seuls peuvent appréhender le sujet dans son intégralité et proposer des solutions adaptées.
Souhaitons que la tenue du deuxième Forum mondial sur les ressources humaines pour la santé
organisé à Bangkok en janvier 2011 y contribue [6] .
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Sarkozy (Nicolas), « Immigration. Tribune du ministre d’État, ministre de l’Intérieur et de
l’Aménagement du territoire », Le Figaro, 9 février 2006.
Notes du chapitre
[*] ↑ Diplômée de Sciences Po en « Affaires internationales », chargée de mission au Centre d’analyse stratégique
[1] ↑ www.dh.gov.uk/en/Publicationsandstatistics/Publications/PublicationsPolicyAndGuidance/DH_083509
[2] ↑ www.dh.gov.uk/en/Healthcare/International/DH_090009
[4] ↑ www.ghwa.org
[5] ↑ Résolution de l’Assemblée parlementaire paritaire ACP-UE sur les migrations de travailleurs qualifiés et leurs effets sur le
développement national, Wiesbaden (Allemagne), 28 juin 2007, www.acpsec.org/fr/jpa/wiesbaden/100.012_fr.pdf
[6] ↑ www.who.int/workforcealliance/forum/2011/en/index.html
15. Santé et migrations, l’exemple de la France
Camille Acket [*]
Camille Acket est diplômée du Master « Affaires internationales » de Sciences Po en
2008. Elle s’est intéressée aux problématiques de santé publique lors de son stage au Samu
social au Sénégal et en a étudié les applications en termes de droit des étrangers via son
engagement au sein des permanences juridiques de la Cimade. Elle travaille actuellement
dans le domaine du microcrédit, au sein de l’ADIE et est en charge des quartiers sensibles
de Strasbourg.
Afin d’étudier les liens entre santé et politique dans les relations Nord-Sud, il paraît intéressant
de se pencher sur les relations entre santé et migrations. Nous n’aborderons pas ici la question de la
migration des personnels de santé, quand bien même ce thème représente un réel obstacle aux
politiques de santé publique. Nous nous intéresserons à la migration de personnes malades et plus
particulièrement à leur prise en charge en France. En effet, la France a l’une des rares législations
favorables aux étrangers malades présents sur son territoire, prévoyant notamment leur non-
expulsabilité depuis la loi Debré de 1997 et leur régularisation à travers la loi Chevènement de 1998.
Nous étudierons dès lors le traitement des migrants malades dans le cadre du droit français, mais
aussi dans sa mise en œuvre. Quel est leur statut ? Quel accueil leur est réservé ? Quelle possibilité de
prise en charge médicale ? Quelle protection juridique ? Quel accès aux soins ?
Les migrants sont habituellement définis comme des personnes résidant en France nées
étrangères dans un pays étranger. Un immigrant peut avoir la nationalité française ou celle de son
pays d’origine, voire les deux [Comede/Inpes, 2008]. Nous essaierons aussi de prendre en compte
dans ce travail, les personnes souhaitant venir se faire soigner en France mais n’y résidant pas
encore. Nous adopterons donc une définition plus large du terme de migrants et ce, afin d’envisager
aussi les migrations ayant pour motif la santé, ce que certains perçoivent comme du « tourisme
sanitaire ».
Comme l’expliquent les premières pages du Guide de prise en charge médico-psycho-sociale des
migrants/étrangers précaires coédité par le Comede (Comité médical pour les exilés) et l’Inpes
(Institut national de prévention et d’éducation pour la santé), les migrants constituent une population
particulièrement vulnérable, notamment du fait des traumatismes liés à l’exil et de leur précarité
administrative et juridique en France qui se répercute sur leurs conditions de vie. Or dans un contexte
de précarité, voire d’exclusion, et face à la crainte engendrée par la situation d’illégalité, le souci de
prendre soin de soi, que ce soit pour prévenir ou pour se guérir, n’est pas une priorité. Les dépenses
de santé préventive seront vues comme superflues d’où des complications et des pathologies plus
graves à traiter par la suite. Malgré les efforts des autorités sanitaires, il existe encore un déficit
d’informations en ce qui concerne l’accès aux soins et aux différents dispositifs existants ce qui
n’encourage pas non plus les personnes migrantes en situation précaire à se soigner. En termes de
santé publique, cette population cible constitue donc un réel enjeu. Ces personnes ne sont pas
forcément plus malades que des personnes de nationalité française, mais se soignent et se font
dépister plus tard. Bien que certaines de ces maladies soient contractées dans le pays d’origine, le
dépistage ou leur diagnostic est effectué en France dans une très forte majorité de cas. En outre, c’est
parmi les groupes les plus vulnérables que l’exclusion a les plus graves conséquences sur la santé :
enfants (sur-représentation des enfants africains parmi les victimes du saturnisme), femmes
(prévalence plus élevée de grossesses non désirées et de complications obstétricales chez les
étrangères), demandeurs d’asile et mineurs étrangers isolés (forte prévalence de psycho-
traumatismes graves) [Comede/Inpes, 2008].
Ainsi il sera particulièrement intéressant dans ce chapitre de confronter cet enjeu de politique de
santé publique aux priorités des politiques migratoires et au souci d’économies budgétaires d’un
système d’assurance maladie et de sécurité sociale constamment déficitaire.
En outre, ce travail permet d’étudier, à travers la situation particulière des étrangers malades en
France, les enjeux de santé internationale par rapport aux migrations. Une première préoccupation est
le contrôle des épidémies, or comme le souligne Didier Fassin, cette menace pathogène s’ajoute à des
représentations déjà négatives d’une population immigrée présupposée dangereuse ou déjà déclarée
indésirable [Fassin, 2005]. La crainte de la propagation d’épidémies est ancienne et justifie une série
de restrictions à l’accueil d’étrangers malades. Ainsi, l’Onusida listait en mars 2010 encore une
cinquantaine de pays appliquant des restrictions quant à l’entrée et le séjour sur leur territoire de
personnes vivant avec le VIH [Onusida, 2010].
Une fois que ces migrants sont sur le territoire du pays concerné, se pose la question de la prise
en charge de leur maladie. Peut-on les renvoyer dans leurs pays ou doit-on les soigner dans le pays
d’accueil ? En Europe, l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)
prohibant les traitements inhumains est mis en avant pour éviter le renvoi des migrants dans leur pays
d’origine, ce qui constituerait pour certains une « mise à mort » dans la mesure où leur accès aux
soins là-bas n’est pas assuré. Or comment évaluer l’accès aux soins ? Cette question est actuellement
au centre du débat pour l’application de la régularisation des étrangers malades prévue par la loi
Chevènement. Plus globalement, on peut envisager cela sous l’angle d’un rééquilibrage par les
migrations de la morbidité mondiale, avec la revendication par les malades d’un droit à se faire
(mieux) soigner dans leur pays de résidence et à ne pas être renvoyés dans un pays d’origine où tout
manque. Une solidarité internationale forcée en quelque sorte. Le tout mis en balance avec les efforts
de l’aide au développement en faveur de la santé, censés augmenter l’accès aux soins dans les pays du
Sud. Sur ce dernier point, le traitement privilégié du VIH illustre bien les contradictions.
En somme, l’étude des relations migrations/santé en France devrait nous permettre d’étudier en
pratique le thème des liens entre santé et politiques à travers les tensions entre enjeu de santé publique
et politique migratoire (et restrictions budgétaires). Nous nous pencherons plus particulièrement sur
les possibilités de régularisation au titre de la maladie, l’accès aux soins qui est offert en France mais
aussi dans les pays d’origine ainsi que sur le statut privilégié du VIH. Si la tonalité de ce chapitre peut
paraître très juridique, l’intérêt sera de voir, en dehors de ce qui est prévu par la loi française, jugée
très favorable, ce qu’il en est de son application pratique et les conséquences que cela peut avoir en
termes d’accès aux soins et donc de santé publique.
Voyons tout d’abord ce que prévoit le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit
d’asile (Ceseda) [1] en matière de droit au séjour, que ce soit pour l’admission sur le territoire français
ou la régularisation d’une personne malade déjà en France. Nous verrons ainsi que si les textes de
lois semblent favorables à l’étranger malade, leur application est de plus en plus restrictive. Nous
retrouverons ce même constat en matière d’accès aux soins, du fait des restrictions aux dispositifs
existants.
1. - Les dispositifs du Ceseda : une perte de l’esprit
du texte face aux impératifs des politiques
migratoires
Il sera ici question essentiellement de la non-expulsabilité des étrangers malades résidant sur le
sol français et de leur régularisation au titre de l’article L 313.11.11 du Ceseda. Toutefois il est
intéressant de mentionner pour débuter la possibilité d’acquérir un visa pour cause médicale urgente.
Selon les dispositions de l’article R212-4 du Ceseda, la cause médicale urgente est entendue
comme un état de santé nécessitant une prise en charge médicale rapide dont le défaut pourrait
entraîner pour l’étranger des conséquences d’une exceptionnelle gravité, sous réserve qu’il ne puisse
bénéficier d’un traitement approprié dans son pays de résidence. Le concept de traitement approprié
dans le pays de résidence n’étant pas clarifié, on aboutit en pratique aux mêmes problèmes
d’évaluation que pour la régularisation d’un étranger malade présent en France, cas que nous
aborderons par la suite.
La procédure est la suivante : un rapport médical attestant d’une cause médicale urgente est
adressé sous pli confidentiel par le médecin traitant au médecin responsable du centre médico-social
auprès de l’ambassade de France dans le pays où réside l’étranger. Le médecin destinataire du rapport
médical communique sans délai son avis motivé aux autorités diplomatiques ou consulaires qui
décident de la suite à donner à la demande de dispense d’attestation d’accueil pour raisons médicales.
On peut en conclure, comme Christel Cournil, que la santé du candidat migrant malade sera
indubitablement examinée au prisme du contrôle migratoire des autorités consulaires [Cournil, 2007].
L’auteur cite notamment certaines circulaires ayant une vision rigoureuse de l’appréciation des
motifs, afin d’éviter tout tourisme sanitaire que semblent craindre les autorités françaises, eu égard au
système français d’assurance maladie très protecteur. Il est en outre nécessaire à la personne malade
sollicitant ce visa de justifier de ressources suffisantes pour couvrir sa prise en charge en France.
Cette crainte du tourisme sanitaire est très répandue dans l’inconscient collectif, or il faut savoir
que la majorité des migrants découvrent leur maladie en France. Comme le précise le Comede, c’est
essentiellement lors d’opérations de dépistage ou lors des premiers symptômes de la maladie que les
migrants découvrent la pathologie [Comede, 2008], d’où un lobbying par le Comede pour un bilan de
santé adapté plus systématique aux primo-arrivants, dans un souci de santé publique et de mieux-être
de ces populations. La seule visite médicale organisée par les autorités françaises est celle de l’Office
français de l’immigration et de l’intégration (OFII), qui est obligatoire pour les personnes entrant
légalement sur le territoire pour un séjour de plus de trois mois et ne propose pas de sérologie VIH.
Suite à leur expérimentation du dépistage des affections graves les plus fréquentes, dépistage
systématiquement proposé dans leur centre de santé, le Comede publie des chiffres qui illustrent bien
l’intérêt d’un tel dispositif. Si la plupart des maladies graves dont souffrent ces personnes récemment
arrivées en France ont été contractées dans le pays d’origine, la majorité était ignorée des malades
concernés : 77 % de l’ensemble des affections ont été dépistées en France, et 94 % pour les infections
virales chroniques incluant le VIH, et ce n’est qu’une fois la pathologie découverte que les malades
décideront d’entamer la procédure « étranger malade » et de demander une régularisation ; cette
procédure nécessitant de toute façon de pouvoir justifier du fait que l’on réside de manière habituelle
en France. D’où un certain scepticisme de la part des associations d’aide aux migrants quand les
autorités leur opposent l’argument d’un appel d’air pour justifier les restrictions actuelles à la
régularisation au titre d’étranger malade.
Ce dispositif est instauré par la loi Chevènement de 1998 et se retrouve à l’article L313-11-11 de
l’actuel Ceseda. Il fait suite à la non-expulsabilité des étrangers malades instaurée par la loi Debré en
1997. Cette avancée législative fut obtenue suite à un intense lobbying des associations qui se sont
invitées dans le débat parlementaire et ont mis en avant la jurisprudence favorable aux malades au
titre de l’article 3 de la CEDH.
Cette non-expulsabilité est toujours inscrite dans le texte de loi et instaure une protection contre
l’éloignement du territoire (article L 511-4-10 du Ceseda). L’article stipule que « ne peuvent faire
l’objet d’une obligation de quitter le territoire français ou d’une mesure de reconduite à la frontière
[…] : l’étranger résidant habituellement en France dont l’état de santé nécessite une prise en charge
médicale dont le défaut pourrait entraîner pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité
sous réserve qu’il ne puisse bénéficier d’un traitement approprié dans le pays de renvoi ». On
retrouve ici le concept du traitement approprié, qui n’est pas plus clarifié que dans les autres textes de
lois et pose notamment la question d’un accès effectif du patient à ce traitement dans son pays
d’origine.
Suite à cette avancée législative qui protégeait les étrangers malades de l’expulsion sans
toutefois les régulariser, la loi Chevènement introduit la possibilité de régularisation au titre de cette
même maladie. Cette régularisation se présente sous la forme de l’article 311-11-11 pour « l’étranger
résidant habituellement en France dont l’état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le
défaut pourrait entraîner pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité, sous réserve qu’il
ne puisse effectivement bénéficier d’un traitement approprié dans le pays dont il est originaire ».
Outre les critères administratifs à remplir, les critères médicaux sont délicats à évaluer, et l’ensemble
de la procédure requiert une expertise technique assez pointue que ce soit pour les médecins,
l’administration ou la justice, autant d’acteurs entrant en jeu. Au vu de la jurisprudence,
l’interprétation des critères médicaux est la suivante :
nécessité d’une prise en charge médicale : il s’agit d’une prise en charge et non d’un
traitement médical, peu importe si la personne bénéficie déjà d’une prise en charge médicale,
l’important est que son état de santé le requiert ;
pas d’accessibilité au traitement dans le pays d’origine : cela constitue l’enjeu majeur dans
l’application du dispositif puisqu’il n’est pas précisé si cela s’entend comme une accessibilité
géographique, financière, une disponibilité des médicaments, des infrastructures nécessaires, etc.
Sur ce dernier point, qui est la cheville ouvrière du mécanisme, les autorités administratives ont
tenté de mettre à la disposition de leurs agents un recueil de données sur les différents pays. Un projet
de circulaire en novembre 2006 souhaitait établir un document sur l’offre de soins des trente
principales nationalités dont sont issus les étrangers malades, afin d’éviter les fréquents écarts
d’appréciation entre les différents acteurs. Cette circulaire ne fut finalement pas publiée à la suite des
protestations du milieu associatif. Toujours est-il que des « fiches pays » sont disponibles sur
l’intranet des directions ministérielles des libertés publiques et des affaires juridiques et de la
population et des migrations. Les autorités françaises ont tenu à rappeler que ces fiches ont une valeur
purement informative d’aide à la décision [ministères de la Santé et de l’Intérieur, 2007]. Pourtant,
l’ODSE a pointé des manques que ce soit sur la méthode d’élaboration – renseignements pris auprès
des médecins des consulats de France dans les pays d’origine sans que ceux-ci soient forcément
informés de la finalité de ces fiches –, doutes sur la mise à jour (ou le contenu), les fiches ne
recensant que la disponibilité des soins et non leur accessibilité effective notamment géographique et
économique [ODSE, 2007].
Le Conseil d’État a pris position sur cette question de l’accessibilité, considérant qu’il convenait
de vérifier si l’étranger pouvait bénéficier effectivement des possibilités de traitement et non
uniquement de leur existence. Furent ainsi mentionnés les coûts du traitement ou l’absence de modes
de prise en charge adaptés [Conseil d’État, 2010].
Sont en outre régulièrement dénoncés des problèmes de procédures entravant l’accès au titre de
séjour « étranger malade ». Outre le refus d’enregistrement de la demande au guichet ou l’exigence
de pièces non prévues par la réglementation, parmi les dysfonctionnements les plus fréquemment
rencontrés, on trouve le refus de délivrance d’un récépissé (qui permet de justifier d’une démarche
administrative, donc d’ouvrir ses droits à la CMU), le délai de réponse anormalement long de
l’administration, le refus oral de renouvellement au guichet (ce qui empêche tout recours), la
délivrance d’une autorisation provisoire de séjour (APS) au lieu d’une carte de séjour temporaire
alors que seule la carte donne le droit au travail et aux allocations.
Ces restrictions doivent être replacées dans un contexte particulier. Depuis fin 2002, des
circulaires ministérielles mettent en garde contre un appel d’air qui serait créé par le dispositif, la
dénonciation de certificats médicaux complaisants et de nombreuses autres dérives. Telle était aussi la
tonalité du rapport de l’Inspection générale de l’administration sur le réexamen des dossiers des
étrangers en situation irrégulière d’Anne-Marie Escoffier. En outre, la pression du chiffre s’exerce
aussi sur les préfets et les médecins inspecteurs de santé publique chargés de rendre un avis aux
préfets sur la base des dossiers médicaux. Les dossiers refusés passent alors en recours devant le
tribunal administratif avec le risque de divulgation du secret médical, déjà mis à mal par la
collaboration entre préfet et médecins inspecteurs de santé publique [Cournil, 2007]. Enfin, la récente
création d’une autorisation provisoire de séjour (APS) pour parents d’enfants malades (art. L 311-12)
n’est pas si favorable au malade et à son entourage. Auparavant, les accompagnateurs et parents de
malades invoquaient la vie privée et familiale pour obtenir une carte de séjour temporaire, et les
premières décisions favorables en jurisprudence commençaient à porter leurs fruits. Or maintenant,
l’APS est garantie pour seulement l’un des deux parents, d’où une préoccupation croissante que le
malade soit partagé entre le choix de se soigner seul ici ou de se soigner en famille au pays tout en
prenant le risque d’y mourir. Alors même que le Conseil national du sida précisait que le bénéfice du
regroupement familial est important pour les étrangers vivant avec le VIH, car la présence et
l’accompagnement d’un proche jouent un rôle primordial dans l’adhésion au traitement [Conseil
national du sida, 2006].
En somme, alors même que le contenu de la loi n’a pas changé, sa mise en œuvre est de plus en
plus restrictive, butant notamment sur l’absence d’une acceptation commune du concept de l’accès
aux soins dans le pays d’origine. Les obstacles administratifs sont une réalité tout aussi difficile pour
les étrangers malades, notamment ceux qui se voient basculer dans l’illégalité à la suite d’un refus de
renouvellement de carte de séjour. Il faut en effet savoir que la carte est temporaire et doit être
renouvelée annuellement avec le risque réel que la perception de l’accès aux soins dans son pays ait
alors évolué ou que la pression des politiques migratoires se soit intensifiée, or cette carte
comportant une autorisation de travail, cela signifie perdre son emploi, des allocations, etc. Ces
impacts sociaux et médicaux ont fait l’objet d’une attention particulière lors du bilan des dix ans de
l’application de la loi de 1998 [ODSE, 2008]. Par exemple, la difficulté à faire reconnaître son statut
d’étranger malade fragilise celui-ci, alors même qu’il vient souvent de découvrir sa pathologie et de
débuter sa prise en charge médicale, une phase déterminante pour la poursuite du traitement médical.
2. - La situation particulière du VIH
À l’examen de la situation juridique des migrants malades, une pathologie sort du lot : le VIH. Si
les autorités françaises ne publient pas de statistiques pathologie par pathologie au nom du secret
médical, il est communément admis qu’une personne séronégative sera quasi automatiquement
régularisée, que le renouvellement de sa carte se passera sans difficulté. Les chiffres rassemblés par
le Comede, sans pouvoir prétendre à une réelle représentativité, annoncent 100 % d’avis favorables
sur la période 2003-2009, que ce soit en premier accord, renouvellement, recours gracieux ou
contentieux.
La pathologie du VIH n’est pas renseignée dans les fiches pays, et des circulaires traitant
spécifiquement de la question des étrangers atteints par le VIH existent et résolvent notamment la
question de l’accès aux soins dans le pays d’origine. Ainsi, en 2005, une circulaire [2] précise que dans
l’ensemble des pays en développement, il n’est donc pas encore possible de considérer que les
personnes séropositives peuvent avoir accès aux traitements antirétroviraux ou à la prise en charge
médicale nécessaire pour les porteurs d’une infection par le VIH [circulaire DGS/SD6 n° 2005-4,
2005]. Est précisé aussi que même pour les personnes séropositives asymptomatiques dont la charge
virale et le taux de CD4 ne justifient pas une mise sous traitement immédiate, une surveillance
biologique (immuno-virologique en particulier) régulière est nécessaire pour déterminer le moment
où la mise sous traitement sera nécessaire. Or les pays concernés ne disposent pas d’infrastructures
pour ce suivi, l’étranger malade pourra donc rester se faire soigner en France. L’ensemble de ces
observations sera rappelé par les circulaires ultérieures. La dernière en date énonce les faits suivants :
« Les dernières observations recueillies (notamment par Onusida) établissent le constat suivant :
le contexte sanitaire africain se dégrade sur les quinze dernières années, en raison entre
autres du déficit en personnel de santé qui est un problème central ;
Comment expliquer ce statut privilégié du VIH par rapport aux autres pathologies ? Cela tient
essentiellement à l’histoire de la mobilisation pour la reconnaissance du droit au séjour pour
l’étranger malade. Ce lobby associatif actif dans les années 1990 était certes organisé sous forme de
collectif dénonçant les expulsions d’étrangers malades. Cependant, les associations de malades du
sida ont acquis une force de parole, une légitimité et un poids dans l’espace public, donc une visibilité
particulière. Elles ont réussi à marquer les représentations, faisant du VIH une pathologie quasi
intouchable. Le statut actuel au niveau administratif du virus du VIH est réellement le fruit de leurs
efforts. Les prises de positions du Conseil national du sida sur le sujet renforcent de plus leur
discours, consolidant les arguments portant sur la santé publique et les droits des personnes. Parmi
les documents publiés, l’avis sur « le droit du séjour pour soins : outil de lutte contre le VIH » est
particulièrement éloquent [Conseil national du sida, 2006].
Les associations de malades sont toutefois conscientes que, derrière ce statut privilégié du VIH,
les restrictions sont réelles et se durcissent pour les autres pathologies. Comme l’écrit Antonin
Sopena, s’agit-il pour le gouvernement de maintenir un statu quo pour les séropositifs étrangers dans
l’espoir de calmer les bruyantes associations de malades et de lutte contre le sida, et ainsi de
poursuivre son démantèlement des droits des malades et des étrangers dans l’indifférence générale
[Sopena, 2006] ? De même, la menace plane encore parfois sur les personnes séropositives,
déclenchant une mobilisation associative vigoureuse, se soldant rarement par une expulsion.
3. - L’accès aux soins en France
L’accès aux soins en France se différencie selon le statut administratif de la personne malade, et
non selon sa pathologie. Schématiquement, le migrant peut accéder aux dispositifs suivants :
au fonds de prise en charge des soins urgents, c’est-à-dire ceux dont l’absence mettrait en
jeu le pronostic vital, pour les autres (à l’exception des étrangers en simple séjour, avec visa de
court séjour) ;
à une prise en charge ponctuelle de soins pour des motifs humanitaires par décision
individuelle par le ministre chargé de l’Action sociale en vertu de l’article L 251-1 du Code de
l’action sociale et des familles.
à la CMU et CMU-C pour les demandeurs d’asile et les étrangers ayant sollicité la
délivrance d’un titre de séjour.
à l’aide médicale d’État (AME) pour les personnes en situation irrégulière (sous condition
de ressources), qui peut être traitée en instruction prioritaire lorsque des soins médicaux doivent
être délivrés rapidement.
Pour les personnes ne remplissant pas la condition de résidence stable et régulière, l’accès aux
soins se fera par le biais du dispositif de l’AME. Or ce dispositif a connu quelques restrictions quant
aux conditions d’accès. Souvent critiqué comme étant trop généreux, donnant lieu à trop de
détournements et de fraudes, le dispositif est sous étroite surveillance. Une première réforme a
conduit en 2003 à la mise en place du délai de trois mois de résidence habituelle en France, délai qui
doit être justifié par des preuves et non plus déclaré sur l’honneur. En outre, depuis la loi de Finances
de 2002 est prévue la mise en place d’un ticket modérateur, mais le lobby associatif a obtenu la non-
publication du décret d’application jusqu’à présent, estimant que cette mesure conduirait à des
abandons de soins par les plus vulnérables. Le discours ici encore est tout aussi important que les
réformes introduites, l’image de l’étranger fraudeur est construite par les prises de paroles,
notamment à l’occasion de projet de lois ou de rapports [Langlet, 2004]. Ainsi l’argument de lutte
contre la fraude est constamment mis en avant. Enfin, les conditions de ressources excluent du
dispositif une partie des sans-papiers qui doivent alors se tourner vers des dispositifs tels que les
permanences d’accès aux soins ou les centres d’accès aux soins et d’orientation, ou alors prendre en
charge financièrement leurs démarches médicales.
De plus, une fois les droits ouverts, les personnes font face à de fréquentes difficultés d’accès
aux personnels soignants. Un rapport de Médecins du monde a documenté ce phénomène, pointant
notamment le fait que 4 médecins sur 10 refusaient les soins pour un bénéficiaire de l’aide médicale
d’État [MDM, 2006].
Dès lors, on peut conclure que concernant la santé des migrants en France, ce thème est plus vu
sous l’angle des politiques migratoires que celui de santé publique. À cela s’ajoutent les peurs
collectives : la crainte que la régularisation pour cause de maladie crée un appel d’air et que tous les
migrants viennent se faire soigner en France, la crainte que l’AME soit un dispositif de fraudeurs…
Ce climat de suspicion et de méfiance accompagnant le durcissement des politiques migratoires a
pour conséquence finale la difficulté pour les migrants malades de jouir d’un droit à la santé dans son
acceptation large, tel qu’il est défini par l’Organisation mondiale de la santé.
4. - Discussion et perspectives
4.1 - Crainte des maladies ou crainte des migrants ?
Alors qu’on pourrait s’attendre à ce que la crainte de la propagation d’épidémies constitue le
principal motif de la régulation des migrations, l’exemple de la France nous montre que c’est la
crainte de l’afflux de migrants, malades ou pas, qui a le plus d’influence. Cette crainte a conduit à un
durcissement des politiques migratoires, phénomène qui n’est en rien récent. La loi de 1998
prévoyant la régularisation de l’étranger malade fait alors figure d’exception, créant une nouvelle
possibilité de régulation alors que la tendance est à la restriction. Il est important de rappeler que cette
loi est le fruit de dix années de mobilisation du secteur associatif visant à annuler les reconduites à la
frontière d’étrangers malades. La jurisprudence évoluant en leur sens, le thème est entré dans le débat
parlementaire et a abouti aux lois de 1997 et 1998. Ces avancées législatives n’ont pas renversé la
tendance restrictive des politiques migratoires. Au contraire, la régularisation pour maladie tient lieu
de survivant au milieu des dispositifs d’« immigration choisie ». C’est en partie parce que les autres
possibilités de titre de séjour se sont restreintes, que les migrants font jouer leurs maladies pour
obtenir une régularisation et non plus d’autres raisons (travail, vie privée familiale etc.). On est
cependant encore loin d’un afflux massif de malades profitant de cette aubaine pour venir se faire
soigner en France. Le fait qu’ils découvrent massivement leurs maladies en France illustre bien
l’absurdité d’un tel raisonnement.
Or d’un point de vue sanitaire, il paraît important de donner à ces personnes un accès rapide aux
soins et au dépistage. Dans la mesure où celles-ci sont peu au fait de leurs pathologies et que la visite
médicale de l’Office français de l’immigration et de l’intégration ne concerne qu’une faible partie
des migrants, une meilleure inscription dans les dispositifs de soins dès leur arrivée semble
nécessaire. Cela répondrait aussi au souci de contrôle de ces pathologies et de prévention. Certes,
certains programmes de dépistage du VIH sont élaborés spécifiquement à l’intention des migrants en
réponse aux données épidémiologiques de cette pathologie. Sans vouloir alimenter le raccourci entre
sida et population migrante, cette population constitue une population cible car à risque [Lot, 2006].
Cependant, d’autres pathologies transmissibles pourraient bénéficier de la même attention.
De même, il est curieux que ce soit justement pour les maladies transmissibles et considérées
comme très graves (VIH et tuberculose) que la régularisation par la maladie est la plus facilement
obtenue. Si les autorités sanitaires réfléchissaient en termes de propagation d’épidémies, elles
régulariseraient plus facilement les personnes ayant des pathologies non transmissibles. Cela montre
d’un côté la prise de conscience qu’une prise en charge est efficace si le malade est régularisé donc
stabilisé et inscrit dans un système de soins fixe. Cela montre aussi le poids des représentations
collectives de certaines maladies d’où un problème d’équité entre les malades. Un diabète sera
considéré comme une pathologie d’une gravité moindre, donc une personne sera plus facilement
renvoyée dans son pays, alors que le VIH a un statut privilégié de par notamment la mobilisation des
associations de malades.
La vulnérabilité juridique, administrative mais aussi économique de ces personnes devrait leur
garantir un meilleur accès aux soins en France, mais nous l’avons vu les obstacles à l’entrée dans les
dispositifs et les refus de soins sont encore trop nombreux pour considérer que la prise en charge
médicale de la population des migrants précaires soit effective. Pourtant c’est parce que ces
personnes sont exclues qu’elles vont moins se soigner et c’est parce qu’elles sont plus vulnérables
qu’il faudrait mieux les suivre médicalement. Or les impératifs de budget ou la crainte du tourisme
sanitaire rendent l’entrée dans les dispositifs de soins toujours plus difficile pour les migrants,
prenant le pas sur les préoccupations en termes de santé publique. Les conséquences de cette
précarisation d’une population déjà vulnérable (en termes d’abandon de soins, de retard de dépistage
et de mise sous traitement) devraient constituer un enjeu de santé publique, or on entend rarement le
ministère de la Santé s’exprimer sur ce sujet.
Que la carte de séjour soit temporaire, cela peut se justifier dans la mesure où le malade peut
être guéri à terme ou la situation dans son pays s’améliorer réellement. Cependant le statut particulier
du VIH illustre bien toute l’ambiguïté de la situation. Le VIH est la pathologie phare des programmes
d’aide au développement, celle pour laquelle les programmes au Sud reçoivent le plus de
financement ; or c’est en France la seule pathologie où la question de l’accessibilité des soins a été
tranchée et d’une manière assez radicale : la prise en charge du VIH est insuffisante dans l’ensemble
des pays en voie de développement. Si les efforts de l’aide internationale sur le VIH n’ont toujours
pas abouti, comment des pathologies plus négligées le seraient-elles ? L’un des critères les plus
importants pour décider si l’on autorise la personne malade à se soigner en France – l’accès aux
soins dans le pays d’origine – est donc extrêmement problématique. Rien n’a été encore tranché sur
les limites du concept de l’accès aux soins. Certes l’épidémie de VIH est plus récente, donc on peut
estimer que la prise en charge de la pathologie souffre d’un certain retard dans les pays en
développement. Cependant les dysfonctionnements des systèmes de santé, la crise des ressources
humaines qui freinent les efforts des programmes de lutte contre le VIH ont autant de conséquences
sur la prise en charge des autres pathologies dans ces mêmes pays. L’accessibilité doit-elle s’entendre
uniquement géographiquement ? Quelle place pour la dimension financière ? voire culturelle ?
Dès lors, si l’on se base sur l’exemple du VIH, tous les malades devraient pouvoir se faire
soigner en France. La loi française leur reconnaît une certaine protection juridique pour les étrangers
résidant de manière habituelle sur le territoire. Or « la France n’a pas vocation à accueillir toute la
misère du monde » comme le rappelait un ancien ministre, donc n’a pas non plus vocation à
accueillir tous les malades du monde. En outre, si l’on comprend le concept d’accessibilité d’un point
de vue financier, la France se devrait de régulariser une grande partie des malades précaires, et pas
seulement ceux originaires des pays en développement – tous les exclus des régimes d’assurance
maladie moins protecteurs.
L’une des solutions serait dès lors une nette amélioration de la prise en charge médicale et de
l’accès aux soins – au sens le plus large possible – dans les pays en développement, ce qui passerait
notamment par un réel renforcement des systèmes de santé. Les discours de solidarité internationale
et les préoccupations de santé internationale devraient alors se traduire par une réelle stratégie
internationale exhaustive et un engagement financier plus massif. Cela prendra du temps, et en
attendant, la France devra encore supporter une partie de ce rééquilibrage de la morbidité mondiale à
travers les migrations. Si tant est que les évolutions de la politique migratoire ne vident pas
totalement la loi de 1998 de son sens.
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d’exil, 17, décembre 2006.
Entretien avec Marie Henocq, responsable du pôle Santé Droit de la Cimade et du Comede, le 13 mai
2008.
Notes du chapitre
[*] ↑ Diplômée du Master « Affaires internationales » de Sciences Po en 2008 ; travaille actuellement dans le domaine du
microcrédit, au sein de l’ADIE et est en charge des quartiers sensibles de Strasbourg
[1] ↑ Le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile est disponible sur le site Légifrance :
www.legifrance.gouv.fr
[2] ↑ Les circulaires citées dans ce chapitre sont disponibles sur le site du ministère de la Santé : www.sante.gouv.fr
Financement de la santé
16. Le pendule du financement de la santé : de la
gratuité au recouvrement des coûts
Joseph Brunet-Jailly [*]
Joseph Brunet-Jailly, professeur et doyen honoraire de la Faculté des sciences
économiques d’Aix-en-Provence, directeur de recherche émérite à l’Institut de recherches
pour le développement (IRD). Il a travaillé dix-huit ans pour l’IRD en Afrique de l’Ouest
sur le fonctionnement des systèmes de santé de divers pays de cette région, et il continue à
en suivre l’évolution en qualité de consultant indépendant.
Les années récentes ont été marquées par des argumentations de plus en plus
pressantes et de moins en moins honnêtes en faveur de la gratuité des soins. C’est
que les « généreux donateurs » disposaient de moyens anormalement abondants, qui
provenaient des habiles montages proposés par leurs financiers : pour l’essentiel, il
s’agissait de se montrer généreux aujourd’hui et de faire payer la note par les
générations à venir. Il s’agissait aussi d’ignorer les graves inconvénients de l’aide,
et notamment de l’aide massive concentrée sur des programmes conçus au Nord et
servant d’abord ses intérêts. La crise nous a ramenés brutalement à la réalité, et
tout compte fait, la gratuité n’est pas de ce monde.
De nos jours, les experts de santé internationale semblent faire de leur mieux pour embrouiller
les décideurs : malgré les pressions politiques auxquelles ils sont inévitablement soumis, ceux qui
travaillent pour l’Organisation mondiale de la santé (OMS) engagent les pays à « résister à la
tentation de recourir au recouvrement des coûts » [OMS, 2008a] alors que, pour d’autres experts, non
moins éminents bien entendu, « le consensus de la communauté scientifique serait que le
recouvrement des coûts a des effets désastreux sur l’utilisation des soins de santé et sur les budgets
familiaux, spécialement pour les plus pauvres » [James et al., 2006]. Faut-il comprendre que
désormais il n’y aurait plus d’expertise scientifique à Genève ? Ou bien faut-il comprendre que la
communauté scientifique nous annonce une nouveauté extraordinaire lorsqu’elle écrit que payer les
soins affecte les budgets familiaux, surtout lorsque ces soins sont imprévisibles et coûteux ? Comme
ces deux hypothèses sont visiblement erronées, il faut admettre que les experts des grandes
institutions sont désormais mêlés sans retenue aux joutes politiques, et qu’ils adoptent non seulement
le ton pathétique qui est celui sur lequel on s’adresse aux foules pour obtenir leurs suffrages, mais
encore le style d’argumentation démagogique qui sert ces fins.
En effet, au-delà d’une évidence que personne ne contestera, à savoir que la gratuité est
préférable à la cherté, nous observons à la fois le déploiement d’argumentations mensongères ou
naïves pour forcer la décision politique en faveur de la gratuité dans plusieurs domaines de la santé,
mais aussi l’énoncé de théories aussi hardies que surprenantes, alors que peut-être un simple coup
d’œil à la conjoncture financière des années récentes permettrait de comprendre cette soudaine et
fugace animation.
1. - Les arguments courants
La lutte contre le VIH/sida a permis aux associations et ONG de faire la démonstration de leur
professionnalisme en matière de communication, par l’appel incessant à l’opinion publique [Dodier,
2003]. Utilisant à fond les caractéristiques dramatiques de la menace représentée par cette maladie,
elles ont manœuvré l’opinion et pesé sur les autorités politiques jusqu’à obtenir d’elles un statut
d’exception pour cette maladie et ses malades. Ainsi les interventions au Sud des associations de
malades du Nord ont été conçues comme le moyen d’influencer les États du Sud et les institutions
internationales parce que « [ces] États et les institutions internationales dans lesquelles [ces] États
dominent détiennent la clef d’une distribution massive et immédiate des antirétroviraux dans les pays
pauvres, financièrement (en subventionnant leur achat), juridiquement (en cassant la propriété
industrielle exclusive que revendiquent les multinationales pharmaceutiques) » [Grelet et Mangeot,
2002]. Elles ont en particulier provoqué une mobilisation sans précédent de ressources financières
publiques et privées. Elles ont revendiqué et obtenu l’accès universel aux traitements et leur gratuité,
de sorte que chacun a pu penser que cette solution ne pouvait qu’être généralisée de proche en proche
à l’ensemble des services de santé. Pourtant, ces résultats reposent sur des argumentations très
souvent malhonnêtes, qui semblent devenir la règle lorsque l’on fait appel à l’émotion plus qu’à la
raison.
L’objectif d’accès universel a déjà été fixé par les instances internationales. En effet, « en 2005, à
l’issue du Sommet du groupe des pays les plus industrialisés (G8) de Gleneagles et lors de
l’Assemblée générale des Nations unies de 2006, les pays se sont engagés en faveur d’un accès
universel à la prévention de l’infection par le VIH, au traitement, aux soins et aux services d’appui
pour les personnes vivant avec le VIH (PVVIH) à l’horizon de 2010. Cette orientation est soutenue par
l’Union africaine qui rassemble les pays de la région la plus touchée par l’épidémie, avec 24 millions
des personnes vivant avec le VIH sur les 38 millions vivant dans le monde. » [République française,
2007, p. 7]. Et de citer encore la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide et l’harmonisation
[République française, 2007, p. 8 et 28], le Forum de haut niveau sur les Objectifs du Millénaire pour
le développement, etc. Les autorités politiques se sont prononcées, les instances internationales sont
mobilisées, les experts s’en félicitent in petto, et n’ont rien à ajouter ! À vrai dire, pourquoi se sont-ils
donc réunis ?
Pour atteindre cet objectif d’accès universel, il suffirait d’instaurer la gratuité. L’effet de
l’abolition du tout paiement sur le lieu de délivrance des soins aurait pour conséquence, dans le cas
du sida, que « le risque de mortalité des personnes à un an [soit] divisé par quatre par rapport aux
programmes où une participation (financière) est demandée. » [République française, 2007, p. 18].
Malheureusement, la référence donnée ne contient pas une conclusion aussi affirmative : non
seulement on devrait tenir compte de la largeur inhabituelle des intervalles de confiance, mais en
outre les auteurs reconnaissent que d’autres aspects de la délivrance des soins peuvent jouer le rôle de
facteurs confondants [The Antiretroviral Therapy, 2006]. D’ailleurs la suite du rapport est
sensiblement plus nuancée : « L’analyse comparée des résultats de 18 programmes de prise en charge
en Afrique, Asie et en Amérique du Sud montre que la mortalité des personnes mises sous traitement
est moindre quand elles disposent d’un accès gratuit aux médicaments. » [République française, 2007,
p. 23].
L’analyse du recouvrement des coûts dans le cadre de l’Initiative de Bamako (IB) est erronée.
Voici ce qu’on lit : « Pour les États, l’intérêt de l’IB réside dans l’opportunité de désengagement
financier qu’il représente en reportant cette charge sur les gestionnaires des centres de soins. Dans les
années qui suivent sa mise en place, au vu des premiers résultats, le médicament a vu sa fonction de
source de financement amplifiée. D’un moyen de financement partiel des unités de santé, le
recouvrement des coûts sur le médicament est devenu le support des finances des hôpitaux.
L’attachement des gouvernements à l’IB peut donc s’expliquer en partie par ce choix de mode de
financement du secteur hospitalier. Cet attachement résulte également de la promotion de ce
mécanisme par les organisations internationales dans un contexte global d’ajustement structurel »
[République française, 2007, p. 13]. Il y a au moins trois erreurs dans ces quelques lignes : 1) comme
on le montrera plus loin, le désengagement de l’État est antérieur à l’instauration du recouvrement
des coûts ; 2) le médicament ne finance pas les hôpitaux, tout au contraire le financement public s’est
replié sur ce niveau de la pyramide sanitaire, haut-lieu du pouvoir médical, et le médicament ne
finance que le fonctionnement courant des formations sanitaires de premier niveau et parfois le seul
réapprovisionnement en médicaments ; 3) la fréquentation des services publics et communautaires
s’est maintenue, malgré le fait que celle des services privés à but lucratif, encore plus coûteux, a
explosé.
À propos du recouvrement des coûts aussi, le compte rendu des travaux scientifiques cités est
volontiers fallacieux. Ainsi pour expliquer que tous les résultats des travaux économétriques ne
concluent pas à un effet négatif puissant du prix payé : « Les divergences entre les premières études
réalisées dans le temps peuvent s’expliquer par des choix méthodologiques différents. Mais par la
suite, les travaux s’appuient sur un modèle identique » [République française, 2007, p. 13]. Or la
référence citée explique exactement le contraire : « Autant la divergence des résultats des études
pionnières pouvait découler de choix théoriques différents, autant les études suivantes sont restées
contradictoires, alors même qu’elles se réclament toutes de semblables fondements théoriques […]
Dès lors la variabilité des résultats empiriques ne peut être attribuée qu’à une variabilité réelle des
comportements dans des groupes de population divers, ou à des choix méthodologiques dans
l’application, notamment économétrique, du modèle de référence. » [Cisse et al., 2004].
Les évaluations de l’Initiative de Bamako ne sont pas, elles non plus, exemptes d’arguments
reformulés de façon inacceptable. Ainsi peut-on lire : « Dans les quartiers défavorisés de Bamako, 45
% des malades ne sont pas en mesure d’accéder aux services de santé et se retrouvent dans
l’obligation de se soigner à la maison (automédication) [Juillet, 2000]. » [Ridde, 2004, p. 19]. Le ton
pourrait suffire à mettre la puce à l’oreille du lecteur attentif. S’il se reporte alors à la thèse citée, il
apprend d’une part qu’elle ne porte pas sur les quartiers défavorisés de Bamako, mais sur un
échantillon représentatif de la population de la ville entière, et d’autre part que l’auteur ne démontre
pas que l’importance de l’automédication serait liée à une impossibilité économique d’accéder aux
services de santé. En réalité, si la fréquence de l’automédication est considérable, elle ne l’est pas
significativement plus dans les quartiers défavorisés que dans les quartiers favorisés [Juillet, 1998, p.
133]. De nombreux auteurs ont d’ailleurs montré que, dans le contexte du Mali au moins, les malades
recourent systématiquement à l’automédication [Berche, 1998 ; Diakite et al., 1993 ; Diakite et al.,
2007].
Elles ne sont pas exemptes non plus de naïvetés ! Est-ce une grande découverte que de conclure
que « les prestataires de soins semblent être plus motivés par la maximisation de leur revenu que par
la redistribution de ce dernier en vue de l’amélioration de l’accès aux soins » [Ridde, 2004, p. 27] ?
Est-ce une grande découverte ou une pétition de principe que d’affirmer : « Le rôle de l’État demeure
crucial dans la garantie d’un accès universel aux soins » [Ridde, 2004, p. 28], alors que rien ne prouve
qu’il ait jamais joué ce rôle ou même qu’il ait l’intention – non pas de le proclamer, c’est un thème
électoral toujours excellent – de le faire ? Ne pourrait-on pas imaginer tout au contraire que la
revendication d’accès universel aux soins, comme toute revendication de droit à la santé, serve
essentiellement à défendre des intérêts professionnels dans certaines circonstances, lorsque la marche
normale des affaires, qui limite les soins payants à ceux qui peuvent les payer, ne suffit pas à nourrir
les professionnels aussi bien qu’ils le souhaitent ? Qui est cet État ? Quels intérêts représente-t-il et
sert-il ? Un État autoritaire peut-il servir les intérêts du peuple qui n’a pas accès aux soins ? Ne
préférera-t-il pas servir les intérêts des gardes et milices qui le protègent de tout mouvement social ?
Personne non plus ne semble se demander pourquoi une recension soignée de la littérature
publiée sur les deux dernières décennies ne parvient à repérer qu’une vingtaine de publications
répondant à des critères scientifiques minimum, autrement dit pour l’essentiel pratiquant la révision
des articles soumis par des pairs, et ne portant que sur cinq pays (Ouganda, Ghana, Afrique du Sud,
Kenya et Madagascar). N’y a-t-il rien à conclure du fait que, vingt ans après les premières décisions
de gratuité (au Kenya en 1990), on en soit réduit aux seules conclusions suivantes concernant leurs
effets : « Cette recension met au jour la faiblesse de la qualité des données probantes disponibles. Très
peu d’études utilisent des données populationnelles pour évaluer les effets de l’abolition des frais aux
usagers, et celles qui ont analysé les données d’utilisation des services se limitent à des échelles
temporelles courtes. » [Ridde et Morestin, 2009, p. 10] ? Ne faut-il pas comprendre que la question de
savoir si la gratuité est un moyen de favoriser l’accès aux soins n’intéresse pas plus les autorités
politiques que les professionnels de la santé ? Ne faut-il pas comprendre que personne ne veut savoir
aujourd’hui à qui exactement profiterait la décision de gratuité, si facile à prendre ? Serait-ce que les
résultats des études sur l’incidence des dépenses publiques de santé seraient encore dans tous les
esprits [Castro-Leal et al., 1999 ; Castro-Leal et al., 2000] ? On rappelle que ces études montraient
toutes, sans exception, que le financement public bénéficie essentiellement non pas aux plus pauvres
mais bien aux catégories sociales de niveau économique moyen et supérieur : faut-il admettre que ces
préoccupations n’ont plus cours ?
La gratuité est donc redevenue le slogan à la mode dans les ONG et dans les institutions qui
gèrent de grands programmes de santé internationaux, financés grâce aux décisions prises par les
autorités politiques mises sous pression au cours des deux dernières décennies [Ridde, 2009]. Ces
décisions ont été justifiées, suprême ornement, par d’habiles théoriciens.
2. - Les théorisations ad hoc
Il y a tout de même quelque chose d’étrange dans cette vague de fond de la gratuité, et c’est ce
qui a attiré les plus astucieux des experts, les théoriciens. Quelle facilité y a-t-il eu à revendiquer, puis
à obtenir, la gratuité de certaines prestations, au moins à l’égard de certaines catégories de malades ?
Comment se fait-il que les arguments terre à terre des économistes ordinaires – du genre : il faudra
bien trouver quelqu’un pour payer – aient été si facilement balayés ? Comment se fait-il que les
sommes nécessaires aient été rendues disponibles alors que le secteur de la santé souffrait depuis des
décennies d’une cruelle insuffisance des ressources ? Il y fallait certainement plus que l’habileté des
communicateurs, et même que la mobilisation des malades eux-mêmes. C’est pour répondre à ces
interrogations que deux théories ont été formulées ; deux interprétations générales permettant à
chacun d’éprouver la satisfaction de comprendre cette réalité si nouvelle et si surprenante.
Il peut y avoir quelques divergences sur la façon de motiver la stratégie qui traduit cette
inspiration. Certains seront plus explicites, formulant la motivation en termes déontologiques : « Les
malades doivent être traités parce que c’est leur droit, non parce que c’est coût-efficace. » [Boelaert et
al., 2002]. Cette formulation suppose résolue la question de savoir comment se traduit un droit
inapplicable, alors que désormais le principe de la valeur infinie de la vie est inapplicable, étant
donné que les techniques médicales dont nous disposons ont un coût qui dépasse de loin les
ressources disponibles, même dans les pays développés. Ce problème est posé depuis plus de vingt
ans aux États-Unis, non seulement dans les milieux spécialisés mais aussi dans la grande presse
[Berenson et al., 2008 ; Kolata et al., 2008]. D’autres se montreront plus simples et plus touchants : «
Les organisations de secours d’urgence ne sont pas animées par des approches en termes de
développement sanitaire (telles que celles qui défendent la santé comme un droit humain, ou qui
cherchent à atteindre les Objectifs du Millénaire pour le développement, ou qui pensent promouvoir
la croissance économique par l’investissement dans la santé). Au contraire, elles sont mues par une
impulsion humanitaire : il y a des besoins immenses et il y a une obligation à répondre à ces besoins
» [Ooms, 2006, p. 1205].
Que cela tienne à l’impulsion humanitaire ou à l’immensité des besoins, cette perspective
conduit ses tenants à condamner comme irréaliste toute perspective dans laquelle on chercherait à
promouvoir un développement sanitaire durable, c’est-à-dire une évolution favorable du système de
santé dans la durée, c’est-à-dire encore, selon la conception que prônent certains bailleurs, une
évolution favorable en partie financée par des ressources intérieures. « Toutes les approches bien
informées du développement soulignent que des soins de santé durables – définis comme
indépendants de l’aide internationale – sont une illusion dans les pays les plus pauvres de la planète. »
[Ooms, 2006, p. 1202]. Ainsi donc, au lieu de poursuivre une chimère, il faut faire face à l’urgence
qui est devant nous : inondations, malnutrition, pandémie de sida, populations sortant d’un conflit,
etc., tout doit être considéré comme urgence, et doit donc être traité comme telle. Dans ce contexte,
bien évidemment, la gratuité va de soi. Il convient même de tourner en dérision ceux qui prétendraient
que la solution pour obtenir un développement sanitaire durable serait dans l’assurance maladie, et
que la gratuité des soins, serait-elle temporaire, réduirait l’incitation à adhérer à une assurance.
Le principal argument en faveur de cette thèse est tiré des travaux de la fameuse commission
Macro-économie et santé. D’après les travaux de cette Commission, le budget minimum qui serait
nécessaire pour financer des soins de santé convenables dans les pays pauvres serait de 35 dollars par
personne et par an [Commission on Macroeconomics and Health, 2001 ; OMS, 2008b]. Or les
dépenses du gouvernement pour la santé sont très inférieures à ce montant dans de nombreux pays
puisque, par exemple en 2004, 33 pays d’Afrique au Sud du Sahara consacrent moins de 15 dollars
par personne et par an à la santé [OMS, 2008c], et que seuls quatre pays du continent ont atteint
l’objectif d’allouer 15 % de leur budget d’État au secteur de la santé, objectif sur lequel s’étaient
solennellement engagés les chefs d’État africains eux-mêmes, réunis à Abuja en 2001 [OMS, 2007].
Un second argument est tiré de l’importance même des montants d’aide qui sont chiffrés par les
institutions spécialisées [Ooms, 2006, p. 1204]. Les bailleurs qui invoquent unanimement les Objectifs
du Millénaire pour le développement, comme ceux qui soutiennent les positions du Comité pour les
droits économiques, sociaux et culturels [Commission des Nations unies pour les droits humains,
2010], savent parfaitement quels montants d’aide internationale sont nécessaires pour parvenir aux
résultats annoncés, et n’ignorent pas que les pays pauvres sont incapables non seulement de fournir
ces sommes mais même de les gérer : les pays du Nord entretiennent donc consciemment une
illusion, ils jouent un jeu parfaitement hypocrite en évitant de dire que toute idée de développement
sanitaire autofinancé est fallacieuse, car ce sont ces formes diplomatiques qui permettent de masquer
la réalité de l’injustice croissante et scandaleuse qui règne entre les États.
De là à plaider l’ingérence humanitaire, il n’y a évidemment qu’un pas, allègrement franchi par
beaucoup : les French doctors sont là, laissez-les faire, n’entravez surtout pas leur action, eux seuls
vous sauveront et sauront le faire savoir. Remarquons aussi que le déni de tout développement
sanitaire autonome est présenté comme un choix parfaitement assumé : « Les avocats du
développement sanitaire ne devraient pas blâmer les avocats de l’urgence sanitaire en leur reprochant
d’oublier de se préoccuper de viabilité. Les actions des agences d’urgence sanitaire n’ont rien à voir
avec l’ignorance, elles résultent d’un choix délibéré » [Ooms, 2006, p. 1205]. Ce choix est cohérent
avec une certaine forme d’universalisme : celle qui prétend que ce qui est universel est ce qui a été
mis au point en France (ou en Europe, ou dans les pays développés…) au fil des siècles. Il est
incompatible avec toute approche selon laquelle le développement suppose d’abord l’affirmation de
la dignité de celui qui doit se développer, c’est-à-dire de son droit à décider lui-même de toute
question le concernant.
Une première version de cette théorie prend donc en considération une modification des
préférences de chacun, comme effet des campagnes de communication qui ont été menées par les
activistes et soutenues par des artistes tout heureux de combiner une fois encore bonnes affaires et
bons sentiments. Quelles sont exactement les conséquences de cette évolution des préférences ? Les
individus seraient prêts à dépenser 100 pour un programme de traitement du sida lorsqu’ils ne
seraient disposés à dépenser que 30 pour un programme d’eau potable ? Admettons que l’exemple –
et notamment ce rapport de 10 à 3 – ne soit qu’illustratif. Mais la théorie fournit-elle un moyen de
vérifier ces prévisions ? On ne le trouve absolument pas dans cet article, même si de nombreuses
illustrations sont données de la sous-estimation des bénéfices de la lutte contre le sida dans les pays
développés (ou dans les secteurs modernes des économies des pays pauvres, mais pas dans ces
économies d’une façon générale). L’argument, selon lequel le seul fait que de grandes entreprises des
pays pauvres fournissent le traitement à leurs agents suggérerait que l’efficacité de ce traitement pour
son coût serait plus grande qu’on ne le dit généralement, est, à l’évidence, très faible : ces grandes
entreprises peuvent avoir de multiples raisons de s’écarter des décisions qui ne reposeraient que sur
le critère de coût-efficacité.
Cependant il apparaît, dans la conclusion de l’article, une tout autre version de la théorie : là en
effet il est question de « la volonté de la communauté internationale de financer le traitement du sida »
[Kirman et al., 2003, p. 146]. Cette version est encore moins explicite que la précédente, mais on ne
peut pas manquer de relever que l’emploi de « willingness to fund » semble fait pour rappeler «
willingness to pay » (la « disposition à payer » chère aux théoriciens de la micro-économie, et qui
serait ici transposée par simple analogie à la macro-économie). Les économistes savent qu’il n’y a
pas beaucoup de théories capables de raccorder les phénomènes macro-économiques aux
comportements micro-économiques, mais ce n’est certainement pas par l’analogie qu’on y
parviendra.
Le seul fait de portée générale qui semble invoqué dans cet article est donc la différence entre le
coût social du sida et son coût implicite tel qu’il peut être déduit des comportements individuels.
Alors même qu’à l’époque (en 2001) le coût d’un traitement efficace du sida par antirétroviraux dans
les pays pauvres est estimé à 1 100 dollars, soit le coût de dix années de scolarisation primaire, ou le
coût d’autres traitements qui permettraient de sauver 25 fois plus d’années de vie corrigées de
l’invalidité, « il semble exister une large approbation du fait que le traitement [du sida] devrait être
rendu disponible » [Kirman et al., 2003, p. 139]. Voilà ce qu’il aurait fallu expliquer. Mais c’est vers
tout autre chose que se tournent alors les auteurs, en entreprenant une analyse de tous les facteurs
susceptibles de diminuer le coût du traitement. Bref, le seul argument théorique de l’article tient à la
différence entre ce qui paraît justifié par les instruments habituels de l’analyse économique et ce que
les institutions internationales décident d’entreprendre. Or sur ce point, l’article se termine sans avoir
répondu à la curiosité bien légitime du lecteur : « La dernière question qui reste posée est celle de
savoir pourquoi l’épidémie de sida semble avoir tellement attiré l’attention qu’elle occupe une place
spéciale dans la fonction d’utilité globale. Ici, de nombreuses considérations politiques et sociales
entrent en jeu. Étant donné que le sida est près de devenir la première cause de mortalité dans les pays
pauvres, le risque de déstabilisation économique et sociale, résultant de la fragilité de leur réseau
social, est maintenant important. Le coût de passer trop de temps à des évaluations précises des
programmes au lieu de les mettre en pratique est aussi, par conséquent, probablement élevé »
[Kirman et al., 2003, p. 147].
En bref, les économistes peuvent contribuer à l’analyse des coûts de traitements et participer à la
bataille menée pour l’abaissement des prix des médicaments, mais leur interprétation des décisions
publiques tourne visiblement court. Peut-être eut-il été utile de regarder par-dessus la barrière entre
les domaines de spécialisation, et de se demander par exemple dans quelle mesure les décisions des
États, de leurs chefs, et des institutions internationales reflètent les préférences des individus. Or,
enquêtant sur les campagnes publiques organisées dans quelques pays européens à propos des
Objectifs du Millénaire, pour le Centre de développement de l’OCDE, Eurobaromètre constate que la
lutte contre la pauvreté est placée en première priorité par les opinions publiques de ces pays, mais le
sida vient en seconde position et l’environnement en troisième lieu [OCDE, 2008a]. Il est remarquable
que ce classement soit pratiquement le même dans les pays où les campagnes ont été organisées et
dans les pays où il n’y en a pas eu. Cependant, comme la plupart des campagnes insistaient sur la lutte
contre la pauvreté, la sélection du sida (et de l’environnement) « est très probablement due au débat
public de plus en plus insistant sur le climat et à la publicité menée en matière de sida par les
célébrités » [OCDE, 2008a].
Ainsi, le divorce apparent entre les préférences individuelles et les préférences collectives
devrait amener à s’interroger sur la façon dont les décisions des États et des institutions
internationales ont été prises. En matière de sida, le processus commence à être connu [Over, 2008].
La maladie a frappé d’abord des homosexuels, aux États-Unis et dans les pays riches, et ce groupe
social s’est montré extraordinairement habile dans les campagnes qui ont permis de faire connaître
les souffrances liées à ce mal inexorable et de mobiliser les médias pour faire pression sur les
pouvoirs publics. En France, le scandale du sang contaminé a ajouté à l’horreur et exercé une
pression très forte sur le personnel politique. Les institutions internationales ont rapidement pris le
relais (programme spécial, puis programme mondial de l’OMS, puis Onusida), et ont embauché des
spécialistes chargés de faire campagne pour cette seule maladie. Et le corps médical n’a pas été en
reste, capable lui aussi de créer le scandale autour de la découverte du virus ! C’est certainement «
une force politique du sida que d’avoir créé autour de lui un monde d’interdépendances mêlées entre
des acteurs très hétérogènes » [Dodier, 2003, p. 34], mais l’essentiel de l’effort a porté sur les
rapports entre les arènes médiatiques et les arènes plus spécialisées [Dodier, 2003], et les citoyens
n’ont jamais été consultés sur l’effort qu’ils accepteraient de consentir à la lutte contre cette maladie.
Bref, les théories de circonstance ne sont pas d’un grand secours pour comprendre ni la
soudaine abondance de l’aide, ni les formes qu’elle prend au tournant du siècle.
3. - Les faits
Il reste donc évidemment à comprendre pourquoi les décisions relatives à la gratuité sont
visiblement si faciles à prendre. Car les soins de santé, seraient-ils des soins de base, sont coûteux, et
les économistes au cœur de pierre rappelleront à temps et à contretemps que ces coûts devront être
pris en charge. Il convient donc de se demander d’où peu venir l’argent de la gratuité.
Les paiements par capitation et les tickets modérateurs. De nombreux travaux ont étudié leur
effet sur la consommation de médicaments, sur l’utilisation des services de santé, sur les résultats en
termes d’état de santé et sur les coûts. Un effet a été trouvé sur l’utilisation des médicaments et sur le
coût mais les réductions de la consommation de médicaments concernent autant les médicaments
nécessaires à la survie que les médicaments soignant des maladies chroniques. Bien que les travaux
examinant les effets sur l’état de santé soient insuffisants, on peut craindre que la diminution des
médicaments nécessaires ait un effet négatif qui se traduira bientôt par un recours accru aux services
de santé et donc par une dépense totale plus forte. En revanche, une politique de paiement
systématique des médicaments n’aura sans doute pas d’effet négatif si l’approvisionnement se fait
exclusivement en médicaments essentiels ou s’il existe des exemptions qui permettent aux patients de
recevoir des médicaments essentiels.
Les allocations sous condition, qui ont été utilisées notamment dans les programmes préventifs
et de nutrition, mais essentiellement en Amérique latine, dans des pays qui ont des système de santé et
de sécurité sociale qui fonctionnent relativement bien, sont efficaces bien que les résultats des études
qui portent sur les effets en termes de santé soient contradictoires. Ces allocations ont aussi des effets
négatifs (par exemple, laisser un enfant malnutri pour ne pas perdre le bénéfice de l’allocation) ; elles
se développent néanmoins désormais en Afrique de l’Ouest, par exemple à Ouagadougou [Aker,
2009], parfois sous la pression des ONG [IRIN, 2009 ; Werker 2008].
Certaines institutions sont en effet soucieuses de montrer qu’elles apportent chaque jour des
solutions nouvelles et épatantes : ainsi, par exemple, les fonds d’équité [OMS, 2007]. Sous ce nom, on
désigne un regroupement de bailleurs caritatifs pour financer les soins gratuits des indigents. Dans
certains pays, la création des fonds d’équité est devenue une composante du plan de développement
sanitaire ; elle est donc subventionnée par les bailleurs (tel est le cas au Cambodge, par exemple :
Banque mondiale, Banque asiatique de développement, coopérations belge, anglaise, japonaise) ; les
sommes réunies permettent de financer les soins lorsque les bailleurs se substituent aux bénéficiaires
pour payer des cotisations ; le fonds crée donc un système purement fictif d’assurance qu’on
baptisera de communautaire pour faire mode, mais en réalité entièrement alimenté par l’argent de
l’aide, et voilà ce qui est épatant dans ce genre d’innovation ! Laissons de côté d’autres aspects
délicats de cette fiction : qui identifie les indigents ? Sur quels critères ? Quels arrangements sont
passés avec les formations sanitaires ? Comment contrôle-t-on la qualité des soins ? Comment paie-t-
on les soins, à un tarif forfaitaire ou au coût réel ? Quelle est la pérennité des efforts de ce genre ?
etc. Ce qui est sûr, c’est que, en confiant la gestion des fonds d’équité à des ONG locales, on
contourne le service public, et on l’oblige à traiter avec des tiers. C’est parfois le seul but de
l’opération.
Comme on le voit, c’est une nouvelle fois, semble-t-il, des bailleurs que vient l’innovation, car
elle leur sert d’abord à eux dans la concurrence effrénée qui règne entre eux. Soucieux de pouvoir se
prévaloir de résultats, ils adoptent toute idée nouvelle, dès que son expérimentation semble donner
quelques résultats, et la transforment en une politique nationale richement dotée, quitte à la dénaturer.
Il se pourrait que cette généralisation hâtive, déjà observée à propos des centres de santé
communautaires, se répète aujourd’hui en ce qui concerne les systèmes mutualistes et l’assurance
obligatoire, simplement parce que tel est à un moment donné le canal par lequel les bailleurs peuvent
faire passer leur aide. Nous en revenons donc à la question : pourquoi les bailleurs sont-ils si
généreux ?
Il faut se rappeler aussi que, contrairement à ce que les milieux de la santé se plaisent à répéter,
les services publics de santé étaient à l’abandon, au moins en Afrique de l’Ouest, bien avant que ne
débute l’ajustement structurel [Brunet-Jailly, 1996]. Les États nouvellement indépendants ne
disposaient pas encore d’un puissant corps mandarinal de professeurs de médecine, et ils avaient
visiblement d’autres priorités que d’améliorer l’état de santé de leurs populations rurales ou urbaines
par les stratégies de santé publique adaptées, mais ils ont apparemment vite compris que la santé était
un domaine d’élection de l’aide sous toutes ses formes.
Il fut un temps, pas si lointain, où la Banque mondiale n’intervenait pratiquement pas dans le
secteur de la santé. C’est en 1987 seulement que la santé est devenue un de ses secteurs d’intervention
parmi d’autres. À partir de là, le développement des activités financées par la Banque mondiale a été
très rapide : alors que de 1981 à 1987 elle n’avait financé que 26 projets, à partir de 1989 elle en a
financé en moyenne 10 par an. En moins de dix ans, elle est devenue « le prêteur le plus important au
monde dans le domaine de la santé » [Banque mondiale, 1997] après avoir eu, il faut le reconnaître, le
souci d’acquérir patiemment une expérience dans ce domaine nouveau pour elle, et après avoir aussi
montré sa capacité à se défaire de ses premières illusions [Brunet-Jailly, 1999]. En outre, la Banque
mondiale s’est immédiatement imposée comme partie prenante dans les nouvelles institutions créées,
en partie au moins, pour éviter que l’Organisation mondiale de la santé ne soit définitivement
dépouillée de son magistère traditionnel. Alors que le Programme mondial sur le sida avait été créé
dès 1987 au sein de l’OMS, le Programme conjoint des Nations unies contre le VIH/sida (ou Onusida
qui associe 10 agences de l’ONU, dont l’Unicef, l’Unesco, le Fnuap, le PAM, l’OMS, le PNUD, etc. et
la Banque mondiale) l’a remplacé dès janvier 1996, avant que ne soit créé en 2002 le Fonds mondial
de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme sous la forme d’un partenariat public-privé
mondial – même si le privé ne participe qu’à hauteur de 4 à 6 % du total des fonds recueillis –, et
avant que ce dernier ne devienne une organisation internationale dont la gestion est, à partir de
janvier 2009, totalement indépendante de l’OMS. Désormais, la Banque mondiale n’est plus qu’un
bailleur parmi d’autres, ce qui ne signifie pas que son influence soit devenue négligeable. La
multiplication des bailleurs accroît inévitablement la concurrence entre eux, et élargit la marge de
manœuvre des pays aidés. Il est clair désormais que tous les bailleurs sont prêts à financer aussi bien
les activités sanitaires courantes que les investissements de ce secteur.
En second lieu, cette aide si chiche est très variable, volatile et imprévisible. Elle connaît des
cycles dont la nature et les lois n’ont jamais été vraiment analysées. Le graphique 1 [Charnoz et
Sevérino, 2007, p. 34] montre le comportement de la classe, entre son meilleur élève et le cancre. En
tendance, pour les pays du Comité d’aide au développement de l’OCDE, l’effort d’aide (aide publique
en % du revenu national brut, moyenne pondérée par les revenus nationaux bruts) a diminué
sensiblement de 1960 à 1973 (passant d’environ 0,5 % à 0,3 %) pour rester stable ensuite pendant
vingt ans ; après quoi, nouvelle chute de 1994 à 2002, puis rebond à partir de 2003 et surtout 2006.
La vanité des décisions des Nations unies saute aux yeux : malgré le consensus des pays
membres, et quarante ans après, l’aide reste inférieure à la moitié de ce qu’elle devrait être si chacun
avait tenu parole. Et l’on en est toujours à invoquer les restrictions budgétaires ! « L’engagement pris,
d’une part, par le G8 de doubler l’aide annuelle allouée à l’Afrique d’ici 2010 et, d’autre part, par 15
pays de l’UE (UE15) de consacrer au moins 0,51 % de leur revenu national brut (RNB) à l’aide
publique au développement (APD) d’ici 2010 […] requerra […] un effort conséquent pour la plupart
des pays de l’UE15. Ainsi, l’Italie devra tripler son APD entre 2004 et 2010 si elle veut atteindre
l’objectif de 0,51 %. De même, plusieurs autres pays de l’UE15, comme l’Allemagne, l’Autriche,
l’Espagne, la Finlande et la Grèce, devront plus que doubler leur aide au cours de la même période.
Cette forte augmentation de l’aide devra intervenir alors que la plupart de ces pays seront confrontés
à de sévères restrictions budgétaires » lisait-on juste avant la crise financière [OCDE, 2007, p. 26].
Mais il y a plus : cette aide est une arme, elle sert à se protéger, à renforcer ses alliances, à se
créer une clientèle, et d’ailleurs elle se comporte comme les dépenses militaires, le graphique ci-
dessous le montre clairement [Charnoz et Sevérino, 2007, p. 42].
Il est naturel et justifié d’interpréter la diminution constatée après 1991 comme la conséquence
de la disparition de l’URSS, et donc de l’atténuation de la concurrence entre l’Est et l’Ouest auprès
des clients. [Brunel, 2002]. Il est naturel d’interpréter la reprise après 1997 comme la conséquence de
nouvelles menaces, avec des guerres locales susceptibles d’atteindre les intérêts vitaux des généreux
donateurs.
Notons encore que le Comité d’aide au développement (CAD) ne représente plus sans doute
désormais que la moitié de l’aide publique au développement, du fait de l’intervention de nouveaux
donateurs non membres de cette institution. Par exemple i) les pays membres de l’OCDE non
membres du CAD (Corée, Mexique, Turquie et plusieurs pays européens) et les nouveaux membres
de l’Union européenne non membres de l’OCDE ; ii) les pays du Moyen-Orient et les membres de
l’OPEP et leurs fonds ; et iii) les pays non membres de l’OCDE, non membres de l’Union européenne
parmi lesquels figurent les deux « poids lourds » que sont la Chine et l’Inde, le tout formant un
groupe très disparate [OCDE, 2007, p. 42]. Comme on pouvait s’y attendre, ces nouveaux donateurs
ont leurs propres objectifs, et en conséquence sont très discrets sur le volume réel et l’utilisation
effective de leurs dons.
Enfin, il ne faut pas croire que les pays les plus pauvres, et l’Afrique notamment, soient seuls
bénéficiaires de cette aide. Ainsi la part de l’APD à destination de l’Afrique serait d’environ 35 % ces
dernières années (2005-2006), les pays émergents à revenu intermédiaire en recevant près de 45 %
[Madaule, 2008, p. 25 et 62]. Ceci est bien compréhensible : les généreux donateurs ne veulent pas «
perdre » leur aide, ils veulent des résultats, et donc ils préfèrent la réserver à des pays qui doivent être
soutenus pour des raisons stratégiques ou à ceux qui ont montré qu’ils peuvent tirer profit de cette
aide. La liste des principaux bénéficiaires en Afrique au début des années 2000 mérite d’être
rappelée : dix pays ont reçu la moitié de l’aide réservée à l’Afrique et ces pays sont la République
démocratique du Congo, la Tanzanie, l’Éthiopie, le Mozambique, l’Égypte, le Ghana, l’Ouganda, le
Cameroun, la Zambie et Madagascar [OCDE, 2007, p. 27]. Selon quels critères ?
En quoi l’aide publique au développement concerne-t-elle la santé ? Difficile à dire ! Car les
statistiques de l’OCDE, pour abondantes et accessibles qu’elles soient, semblent ne répartir que les
engagements de l’APD bilatérale totale entre les grands secteurs socio-économiques (dont la santé)
[OCDE, 2008b]. À titre indicatif, la part de la santé dans l’APD bilatérale totale de 2007 est de 4,9 % ;
si on y ajoute les activités de maîtrise de la croissance de la population et de lutte contre le sida
(regroupées par l’OCDE), on atteint au total 11 % de l’APD bilatérale. Autant dire que la santé stricto
sensu doit se contenter de la portion congrue. À titre d’illustration, la programmation du dixième
Fonds européen de développement (FED) accorde environ 3 % de son volume total au secteur de la
santé des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. Entre 1993 et 2003, il apparaît que les
dépenses dans le domaine de la santé et de la population ont, à l’exception de celles qui ont porté sur
le sida, vu leur part se réduire dans l’aide (comme d’ailleurs les dépenses considérées comme
susceptibles de lutter contre la pauvreté) [MacKellar, 2005].
Mais il est un point sur lequel les tendances générales dégagées ci-dessus éclairent d’un coup ce
qui s’est passé dans le domaine de la santé : les thèmes liés au recouvrement des coûts et aux soins de
santé primaires sont apparus précisément à la fin d’une décennie au cours de laquelle les ressources
d’aide tant publiques que privées sont au plus bas (les années 1980). Pendant cette période, la dette
essentiellement privée accumulée à la fin des années 1970 et au début des années 1980 était si difficile
à supporter que les banques (notamment les banques multilatérales) ont été amenées à accorder dans
la dernière décennie du siècle passé des prêts « défensifs », uniquement destinés à permettre aux
débiteurs de rembourser les prêteurs.
Et la réapparition du thème de la gratuité se produit dans la fin des années 2000 au moment où
les pays dépendants de l’aide font face à un afflux de ressources extérieures, essentiellement privées,
ou provenant des partenariats public-privé très à la mode. Voilà en fait ce que la bulle financière de la
dernière décennie du XXe siècle a entraîné dans le domaine qui nous intéresse ici.
Au cours des années 1990, une lecture attentive des documents circulant entre les bailleurs et les
États d’Afrique de l’Ouest confirme que ce qui compte pour les premiers, c’est de placer un volume
donné d’aide, justifié par des contraintes macroéconomiques de financement, et que le secteur de la
santé est l’un de ceux qui bénéficient de ces largesses, parce que personne ne viendra contester une
aide allouée à la santé [Brunet-Jailly, 1996], alors même qu’on est en pleine période de « fatigue des
donateurs ». En effet, les années 1990 ont été marquées par une déception assez générale des bailleurs
devant la faiblesse des résultats obtenus grâce à leurs appuis, et par une forme d’hostilité des opinions
publiques à l’égard de l’aide [IMF-Banque mondiale 2000].
Graphique 3 : Les ressources extérieures des pays en voie de développement (PED), 1970-
2004
Le climat est tout différent dans la décennie suivante. L’aide publique au développement atteint
pour la première fois en 2005 le montant de 105 milliards de dollars (dont environ 20 d’allègements
de dettes), mais on estime alors que la réalisation des OMD d’ici 2015 exigerait au minimum 50
milliards de plus [OCDE, 2007, p. 73]. Ce chiffre correspond au total des montants nécessaires pour
la lutte contre les maladies transmissibles (7 à 10 milliards de dollars), pour l’éducation primaire (10
milliards de dollars), pour la réduction de la mortalité infantile et maternelle (12 milliards de dollars)
et pour la réduction de moitié de la pauvreté (20 milliards de dollars). Entre 40 et 60 milliards de
dollars supplémentaires d’aide publique au développement seraient nécessaires pour atteindre ces
objectifs d’ici 2015 [Devarajan et al., 2002]. Visiblement, ce n’est pas vraiment un problème : les flux
annuels de l’aide ne sont « qu’une goutte dans l’océan », admet Robert Zoellick, président de la
Banque mondiale [Mold et al., 2008]. L’ambiance est même telle, dans ces années, que l’institution
spécialisée des Nations unies n’hésite pas à réévaluer considérablement le coût de ses ambitions : dès
2005 les financements qu’elle réclame désormais pour atteindre les Objectifs du Millénaire dans tous
les pays sont estimés à 108 milliards de dollars en 2010 et 189 milliards de dollars en 2015 [UN
Millenium Project, 2008, p. 251]. Face à ce vertige des grands chiffres, la générosité suivra-t-elle ? Le
Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme se prépare à mobiliser à lui seul
entre 13 et 20 milliards de dollars à la prochaine conférence de reconstitution des ressources de
l’institution en octobre 2010. La crise financière, parfaitement évidente fin 2008, n’a pas empêché le
Fonds mondial qui « se considère lui-même comme un instrument financier et non comme une
agence de mise en œuvre » [OCDE, 2007, p. 84], d’entretenir l’espoir que des ressources financières
supplémentaires pourraient être créées en faisant appel à des investisseurs plaçant leur argent selon
des formules innovantes [Fonds mondial, 2008].
Dans ce contexte, la gratuité des soins prend un intérêt nouveau, en offrant la possibilité
d’utiliser de grands montants d’aide. Les États-Unis donnent l’exemple avec un programme
présidentiel finançant la gratuité du traitement du sida dans quinze pays sur la période 2003-2008 ;
sous la présidence de G. W. Bush, il s’agit de montrer qu’un pays résolument conservateur peut faire
preuve de compassion ; le US President’s Emergency Plan for Aids Relief (Pepfar), lancé en 2003,
doté de 15 milliards de dollars, permet aux États-Unis de se présenter comme le premier bailleur de
fonds dans la lutte contre le sida. Tout récemment le Congrès américain a approuvé la poursuite de
cet effort en votant une enveloppe de 48 milliards de dollars en faveur de la lutte contre le sida, la
tuberculose et le paludisme pour les cinq prochaines années.
L’engouement pour la gratuité se manifeste ailleurs. On voit le Niger décider de façon inopinée
la gratuité des soins aux femmes enceintes ainsi qu’aux enfants jusqu’à 5 ans, sans avoir la moindre
idée de ce que cette décision pourrait coûter, ni de la façon de la financer [Brunet-Jailly et al., 2007].
C’est l’Agence française de développement qui, dans l’urgence, y contribuera en partie. On voit le
Bénin faire le même genre de beau geste ; on voit Médecins sans frontières plaider pour la gratuité
des soins aux enfants au Mali, en le justifiant par le but de parvenir à une meilleure prise en charge du
paludisme, etc. Peu importe que le Niger ne dispose que de huit formations sanitaires susceptibles de
réaliser une simple césarienne, dont la moitié dans la capitale, où la population n’est pas la plus
défavorisée du pays ! Peu importent les études qui ont montré à quel point la gratuité bénéficie plus
aux plus riches qu’aux plus pauvres ! [Castro-Leal et al., 1999 ; Castro-Leal et al., 2000]. Peu importe
le caractère temporaire de l’accroissement de fréquentation observé ici et là après l’introduction de la
gratuité !
Si les donateurs ont à placer des montants d’aide bien plus importants que ceux qu’ils sont
habitués à consacrer à cet emploi, c’est que les spécialistes de finance font assaut d’innovations
financières : les uns proposent des taxes (sur les billets d’avion, mécanisme qui finance effectivement
Unitaid, sur les émissions nocives pour l’environnement, sur les opérations de change ou « taxe
Tobin » du nom de son créateur, la plus ancienne car datant de 1972, sur les ventes d’armes…),
d’autres l’émission de droits de tirage spéciaux affectés aux Objectifs du Millénaire pour le
développement. D’autres encore suggèrent une facilité financière internationale, autrement dit une
nouvelle institution financière internationale qui, grâce à des engagements contraignants des États à
lui verser des contributions convenues dans les vingt à trente années futures, empruntera sur le
marché des capitaux (en émettant des obligations) pour recueillir des fonds qui seront employés « de
façon optimale » pour financer les programmes sélectionnés, par exemple GAVI [GAVI, 2008]. Enfin,
certains proposent des engagements liés aux annulations de dette, c’est-à-dire pour les créanciers des
États endettés d’accepter le report du remboursement de leur créance (ou d’une partie de cette
dernière) sous la condition que l’emprunteur investisse une contrepartie déterminée dans un
programme agréé par une institution tiers (le Fonds mondial en l’occurrence) ; cette contrepartie peut
être versée en une fois, ou bien correspondre au service de la dette [Fonds mondial, 2008]. Il s’agit
tout simplement d’« aider les bailleurs à faire face aux restrictions budgétaires tout en augmentant les
recettes d’aide publique au développement » [OCDE, 2007, p. 42] et de favoriser les recettes hors
budget. Évidemment, les taxes se heurtent à une législation américaine déclarant illégale la
participation des États-Unis à tout système de taxation mondiale [OCDE, 2007, p. 78] et à la difficulté
d’entraîner toutes les nations à respecter les dispositions arrêtées d’un commun accord. Quant aux
droits de tirage spéciaux, ils sont une forme d’émission monétaire, et une « alternative
potentiellement lucrative » aux bons du Trésor américain pour les pays asiatiques dont les banques
centrales ont accumulé d’énormes réserves de change [OCDE, 2007, p. 88] ; il en va de même pour la
facilité financière internationale, « produit d’ingénierie financière (pour ne pas dire de création
monétaire) » [OCDE, 2007, p. 74]. Au diable l’avarice, ignorons tous ces inconvénients, en 2007 la
crise n’est pas encore visible ! Ignorons aussi que ces modalités sont coûteuses : dans le cas d’un
recours à des investisseurs, qui ne sont pas des philanthropes, et qui interviennent sur des marchés si
risqués, il leur est possible de revendiquer par exemple 15 % de marge annuelle pour le seul risque
de défaillance [OCDE, 2007, p. 58] : quel est le surcoût sur quinze ans ?
Ignorons encore que ces modalités sont iniques. Au motif qu’il y a urgence à réaliser les
Objectifs du Millénaire à la date fixée, et donc à disposer très rapidement des financements auxquels
les États se sont engagés, des modalités sont proposées par les plus habiles financiers de la planète
pour reporter sur les budgets futurs des sommes qu’on ne veut pas prendre sur les budgets actuels.
Les experts de l’OCDE ne font qu’une allusion timide à ces problèmes, qu’ils nomment
constitutionnels [2] [OCDE, 2007, p. 87 et p. 95], sans mentionner que ce sont aussi des problèmes
d’équité inter-temporelle : nous qui savons que la charge de nos vieillards va s’alourdir
considérablement dans l’avenir, nous décidons aujourd’hui de financer par le crédit l’aide au
développement, et nos enfants la paieront ; c’est insensé !
Désormais, comme la crise est là, on mesure mieux les conséquences tragiques de ces
comportements absurdes. Mais on ne les mesure peut-être pas encore toutes. Ainsi, le débat est
désormais ouvert, au moins aux États-Unis, sur la portée de ces engagements dont les chefs d’État
tirent tant de satisfaction. Qu’y apprend-on ? Aujourd’hui, deux millions de personnes sont sous
traitement grâce au programme Pepfar [Over, communication personnelle] et la question ne peut plus
être éludée de savoir si les engagements qu’ont pris les États-Unis pourront être tenus. Certes, ils
constituent un excellent exemple de transfert de revenu entre pays riches et pays pauvres, comme le
souhaitent les activistes : mais jusqu’où est-on prêt à aller dans ce transfert ? Et si notre générosité est
limitée, était-il légitime d’utiliser les malades comme masse de manœuvre ? Était-il raisonnable de
limiter les dépenses de prévention – comme l’a fait avec détermination le Pepfar – tout en prétendant
assurer l’accès de tous les malades au traitement [Over, 2008] ? Était-il justifié de ne déployer aucun
effort pour évaluer l’efficacité de la stratégie mise en œuvre en analysant ses effets sur les
déterminants de chaque épidémie nationale ? [Institute of Medicine, 2007, p. 133]. Si ces décisions
paraissent aujourd’hui si contestables, quels intérêts servaient-elles ? Et quelles seront leurs
conséquences ? Par ce programme, les États-Unis se sont engagés moralement auprès de millions de
malades, mais le nombre de nouveaux cas continue de croître plus rapidement que le nombre de
malades en traitement : pour deux personnes mises sous traitement antirétroviral, cinq nouvelles
infections à VIH se produisent. À moins d’un accroissement phénoménal de l’aide, ces engagements
déjà pris en matière de traitement rendront inévitablement discrétionnaire (c’est-à-dire menaceront)
toute autre forme d’aide, qu’il s’agisse de financer la prévention du sida ou tout autre Objectif du
Millénaire pour le développement, et cela dans un avenir proche [Over, 2008]. Quant au
dépérissement accéléré du système de santé des pays bénéficiaires, du fait de la concentration de
l’aide sur les seuls programmes de lutte contre le sida [Garrett, 2007], quelle catastrophe faudra-t-il
pour que les États s’en préoccupent ?
La mondialisation signifie aussi que les décisions dépendent d’un nombre toujours plus réduit de
centres de pouvoir, et qu’elles s’inspirent toujours plus étroitement de la façon dont les pays riches
conçoivent l’avenir. Ainsi, au motif qu’aujourd’hui il faut sauver l’économie mondiale d’une ruine
assurée, on risque fort de perpétuer les inégalités colossales qui sont à l’origine de ce risque. Les
dollars gagnés par la Chine, mais obligatoirement placés en bons du Trésor américain, se sont
inexorablement dépréciés, et ce n’est probablement pas terminé : qui sera la prochaine victime de ces
jeux financiers et monétaires [Dessertine, 2009] ? De même l’ingérence, serait-elle humanitaire ou
thérapeutique, consiste à décider à la place de ceux qu’on prétend secourir : elle sert d’abord, quoi
qu’on en dise, les intérêts de ceux qui se présentent comme entièrement désintéressés ; elle méprise la
façon de voir de ceux qui sont dans la misère et leur impose les vues des puissants. La théorie de
l’urgence le dit clairement, et avec cynisme. Quand les bonnes âmes comprendront-elles qu’il n’y a
pas de développement sans que, d’abord et avant tout, les décisions soient prises par ceux qu’elles
concernent et pas par des étrangers, si généreux qu’ils se disent et cherchent à le paraître devant les
caméras ? Cette façon d’imposer les vues du Nord, par exemple en matière de priorité absolue à la
lutte contre le sida, a créé des inégalités monstrueuses au Sud entre les malades qui sont dans un
programme financé par les institutions internationales (et les ONG, clientes des précédentes) d’une
part, et les malades dont le sort est abandonné à des services de santé qui n’intéressent pas le Nord.
Pour ne prendre qu’un exemple, on traite les malades du sida, mais on n’est pas en mesure d’assurer
qu’une femme enceinte qui présente une sérologie positive de toxoplasmose puisse se procurer un
antibiotique simple, ou on ne peut pas assurer une césarienne à toute femme pour qui cette
intervention serait vitale [Brunet-Jailly, 1997]. Les malades du Sud, instrumentalisés par les activistes
du Nord, n’auraient-ils été ces dernières décennies que le bouclier humain d’une stratégie du « tout
traitement » essentiellement favorable au complexe médico-pharmaceutique ?
La politique de l’émotion, qui est la seule que connaissent les ONG et les politiciens, ne peut
conduire qu’à quelques beaux gestes devant les caméras de télévision, sans suite. Elle évite
soigneusement d’affronter le vrai problème, qui est celui de l’introduction d’un minimum de justice
dans un monde où les inégalités ont cru de façon vertigineuse et deviennent socialement intolérables.
La gratuité ne permet pas à l’offre de s’adapter à la demande : elle entraîne soit la réapparition du
prix sous la forme d’honoraires illicites, de cadeaux, de passe-droits ; soit l’affectation de l’offre à
certaines catégories de bénéficiaires (ceux à qui l’offre est géographiquement accessible par
exemple, comme actuellement dans le cas du sida ou de la césarienne) alors que d’autres en sont
exclues ; soit l’effondrement de la qualité des prestations. Telles sont les conséquences inéluctables de
la gratuité, telles sont les réalités inéluctables que masquent les discours démagogiques sur la
gratuité. Or nous avons la possibilité de faire beaucoup mieux avec les moyens disponibles en
matière de santé : les priorités de santé publique ne sont pas celles que revendiquent les institutions
qui vivent de l’aide, ce sont celles que révèle l’analyse menée selon les meilleures techniques dont
nous disposons, fondées sur la comparaison des gains en années de vie corrigées de l’invalidité pour
une dépense de santé donnée [MacKellar, 2005 ; Brunet-Jailly, 2007].
La gratuité n’est pas de ce monde : toute prestation a un coût et aucun donateur n’est démuni
d’arrière-pensées. Pire, la gratuité est dangereuse, car il ne peut y avoir de développement sans que se
répande une attitude réfléchie par rapport au risque et par rapport aux moyens d’y faire face, cette
attitude qui permet de décider par soi-même de tout ce qui vous concerne. Comme les moyens
existent désormais d’éclairer la réflexion sur les priorités en tenant compte non seulement du poids
de chaque affection, mais encore de l’efficacité pour un coût donné des techniques préventives et
thérapeutiques disponibles, c’est à ces moyens, malgré leurs imperfections, qu’il faut recourir pour
éclairer cette réflexion, comme font les médecins qui emploient les traitements aujourd’hui
disponibles même s’ils savent qu’ils ne sont pas parfaits. Ce recours aux meilleurs instruments
disponibles est le seul moyen d’instaurer un peu de justice dans la distribution des soins comme nous
le commentons par ailleurs [Brunet-Jailly et Kerouedan, 2010]. En outre, se dispenser de cet effort et
des discussions qu’il suscitera, comme y incite la gratuité apparente et temporaire autorisée par
l’aide, ne fait que perpétuer la dépendance et l’incapacité à en sortir.
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Notes du chapitre
[*] ↑ Doyen honoraire de la Faculté des sciences économiques d’Aix-en-Provence et directeur de recherche émérite à l’Institut de
recherche pour le développement
[1] ↑ Les huit principes de l’Initiative de Bamako sont : 1. Les gouvernements doivent faire en sorte que toutes les communautés
aient accès aux activités de soins de santé primaires ; 2. Ils doivent décentraliser la prise de décisions des districts de santé, notamment en
ce qui concerne la gestion des soins de santé primaires ; 3. Ils doivent décentraliser la gestion financière afin que les ressources produites
localement soient gérées par les communautés concernées ; 4. Les principes relatifs au financement communautaire des services de santé
doivent être appliqués à tous les niveaux du système de santé ; 5. Les gouvernements doivent apporter une contribution substantielle aux
soins de santé primaires et prévoir suffisamment de fonds à l’intention des services de santé locaux ; 6. Le concept de médicaments
essentiels doit être intégré dans les politiques nationales de santé fondées sur les soins de santé primaires ; 7. Des mesures telles que des
exonérations et des subventions doivent être prises pour garantir l’accès aux couches sociales les plus démunies aux soins de santé ; 8.
Des objectifs intermédiaires doivent être clairement définis ainsi que des indicateurs pour mesurer les progrès accomplis.
[2] ↑ En évitant, au premier endroit, de l’appliquer clairement à la facilité financière internationale, mais de façon explicite au
second endroit ; on parle de problèmes constitutionnels parce que certaines constitutions interdisent le report de charges sur les
générations futures.
17. La protection sociale : un enjeu mondial ?
Agnès Plassart [*]
Ag nès Plassart est ancienne élève de l’École nationale d’administration (ENA)
spécialiste de la protection sociale. Administrateur civil, elle a exercé successivement au
ministère de l’Économie et des Finances (Direction de la prévision), à l’Inspection générale
des affaires sociales (IGAS), puis comme directrice adjointe de la Caisse autonome
nationale de la sécurité sociale dans les mines. Avant de rejoindre comme déléguée le
Groupement d’intérêt public (GIP) santé et protection sociale internationale (SPSI) qui a
pour mission de promouvoir la coopération française dans le champ de la santé et de la
protection sociale, elle était chef du service de l’information et de la communication au
ministère de la Santé et des Solidarités. Agnès Plassart est actuellement maître de
conférences à Sciences Po.
La situation qui prévaut actuellement dans le monde incite à adopter une conception large de la
sécurité sociale afin, d’une part, que celle-ci couvre la satisfaction des besoins essentiels pour mener
une vie digne et accéder à un travail décent, d’autre part, qu’elle s’inscrive dans une perspective active
consistant à renforcer les capacités des personnes et favoriser leur insertion sociale.
la protection des salariés dans l’emploi, garantie par un droit du travail qui impose des
règles en matière de rupture du contrat de travail, de temps de travail, de santé et de sécurité sur
le lieu de travail ;
un haut niveau de protection contre les principaux risques sociaux (maladie, invalidité,
vieillesse, chômage, pauvreté), reposant sur le versement de revenus de remplacement, y
compris pour les personnes en âge de travailler et aptes à le faire ;
la promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes sur le marché du travail et avec
elle des voies de conciliation entre vie professionnelle et vie hors travail.
2.2 - Un idéal-type qui supporte des variations entre pays
européens
Ainsi, la typologie classique des « États providence » distingue en matière de protection sociale
les systèmes bismarckiens et beveridgiens. Les systèmes dits bismarckiens initiés à la fin du XIXe
siècle en Allemagne reposent principalement sur des assurances sociales obligatoires liées au statut
du travailleur, la population étant couverte soit à ce titre, soit au titre d’ayant droit. Les systèmes
beveridgiens – initiés dans les années 1940 au Royaume-Uni – sont dits également universalistes, car
ils ouvrent un droit général aux prestations sociales et à l’accès aux services sanitaires et sociaux sur
la seule base de la résidence sur le territoire national. Ces systèmes sont majoritairement financés par
l’impôt au niveau national ou local, en général sur la base d’un prélèvement progressif. Cette
classification ancienne s’est enrichie récemment à la suite des travaux sur Les Trois Mondes de l’État
providence d’Esping-Andersen (1990) qui distingue le régime libéral dans lequel une place essentielle
est laissée aux mécanismes de marché avec une protection principalement limitée aux pauvres sur la
base d’une appréciation individuelle des besoins et un niveau de prestation réduit (cas des États-Unis
et de l’Australie, mais aussi avec des nuances de l’Irlande et de la Grande-Bretagne) ; le régime
conservateur corporatiste ou continental dans lequel l’État intervient plus fortement pour réguler le
marché et garantir les droits des travailleurs, où l’accès aux droits est avant tout lié aux statuts
professionnels et sociaux, et où en même temps la redistribution est surtout de nature horizontale.
Seraient plus proches de ce régime, les pays d’Europe continentale (l’Allemagne, la Belgique ou la
France, à l’exception notable de sa politique familiale) ; et le régime social-démocrate qui assure par
l’entremise de l’État un haut niveau de protection sociale, une redistribution verticale de grande
ampleur par le biais de prélèvements fortement progressifs et un accès universel et individualisé à des
prestations élevées destinées à l’ensemble de la population. Les pays scandinaves (notamment la
Suède et le Danemark) constituent les principales figures du régime social-démocrate. De fait, il
n’existe pas de modèle unique, juste des options qui ne sont pas incompatibles, qui nécessitent du
pragmatisme, en permettant par la mutualisation et la socialisation des risques d’assurer le droit pour
tous d’une protection sociale. La construction et la mise en place de systèmes de protection sociale
s’enracinent dans les conditions politiques, économiques, sociales, culturelles propres à chaque pays.
Le rythme de mise en œuvre ne peut pas être le même dans un pays à revenu intermédiaire comme le
Maroc, la Tunisie ou l’Algérie et dans un pays moins avancé comme ceux de l’Afrique
subsaharienne.
La pérennisation des régimes d’assurance maladie n’est pas seulement une question technique.
Elle dépend des institutions et des acteurs qui en sont les promoteurs. L’implication de l’État et de la
société civile dans toutes ses composantes est indispensable et doit être constante. L’État pose les «
règles du jeu » comme régulateur.
L’assurance maladie permet grâce à la mutualisation des ressources et du risque qu’elle réalise,
d’abaisser la barrière financière d’accès aux soins au moment où la maladie frappe. Il y a alors une
incidence pour tous, mais particulièrement pour les plus pauvres. La mutualisation large assurée par
le « précompte » est aussi un puissant levier de structuration de l’offre de soins. En effet, cette
solvabilisation de la demande est un facteur d’amélioration du financement des prestataires de soins
que sont notamment les hôpitaux et les soignants.
La détermination du « panier de biens et services » pris en charge est également une étape
centrale et prioritaire qui doit s’opérer à partir d’un diagnostic précis de l’état de la population qui
permettra de fixer des priorités de santé publique. Il s’agit dans un premier temps de couvrir
l’essentiel des besoins sanitaires, pour ensuite évoluer en fonction de la situation épidémiologique et
socio-économique du pays. Il convient par ailleurs d’être très attentif à la prévention et notamment en
matière de conditions de travail. La santé au travail est un élément indispensable de la couverture du
risque maladie.
L’offre de soins peut ainsi être ajustée aux attentes des assurés et aux garanties qui leur sont
promises. Cette structuration de l’offre doit permettre au système de santé de prendre en charge les
traitements des maladies tant au titre des pandémies que des maladies chroniques.
La voie immédiate d’un système d’assurance obligatoire et généralisé ne paraît pas possible
partout. Il faut donc être pragmatique et soutenir toutes les expériences pour initier une dynamique
d’implication de la société civile et de l’économie informelle, les différences entre les situations
urbaine et rurale, en tenant compte du contexte socio-culturel du pays en développant les mutuelles ou
le « social business » et le microcrédit chers à Muhammad Yunus.
3. - La protection sociale comme soutien de la
croissance
Les systèmes nationaux de protection sociale et leurs effets sur la performance économique, tels
qu’ils sont perçus, ont fait l’objet d’intenses discussions politiques dans de nombreux pays ces
dernières décennies. Certains experts font valoir que l’on ne peut plus se permettre, financièrement,
de payer pour des systèmes sociaux qui vont jusqu’à redistribuer parfois 35 % du PIB d’un pays. Les
dépenses de protection sociale qui atteignent ce niveau ou le dépassent, sont considérées comme un
obstacle à la croissance avec des effets négatifs à la fois à court et à long terme. D’aucuns soulignent
que les pays pauvres ne peuvent tout simplement pas se permettre de mettre en place un programme
important de transferts. Ces pays ont besoin de maintenir leurs impôts et leurs dépenses publiques à
des niveaux peu élevés s’ils veulent pouvoir être compétitifs dans une économie mondialisée et
contribuer aussi à maintenir un niveau élevé d’incitation au travail. Les mêmes arguments sont mis en
avant dans les pays développés, dans lesquels il faut en outre tenir compte des conséquences attendues
du vieillissement des populations sur les recettes tirées des impôts et des cotisations. Certains
observateurs considèrent que trop de sécurité, en particulier de sécurité du revenu, porte atteinte à la
motivation des gens à s’engager davantage dans des activités économiques et à se montrer inventifs et
productifs. De fait l’analyse économique montre l’intérêt de la protection sociale comme complément
de la croissance.
Un haut niveau de protection sociale collective ne constitue pas un handicap dans la concurrence
mondiale. Lorsqu’elle calcule, pour chacun de ses pays membres, la dépense totale nette de protection
sociale en pourcentage du PIB [2] , l’OCDE montre pour sa part que ce n’est pas le niveau de l’effort
en faveur de la protection sociale, exprimé en pourcentage du PIB, qui caractérise le modèle social
européen. Ce qui le caractérise en réalité par rapport aux autres pays développés, c’est la forme de cet
effort. Lorsque l’on considère – comme le fait cet organisme – cette dépense totale nette de protection
sociale, on se rend compte que les disparités entre pays membres sont bien moindres qu’on le dit
habituellement et que le contraste entre l’Europe et les États-Unis est beaucoup moins prononcé. Les
pays européens ont choisi en effet de mettre sur pied un système fondé essentiellement sur des
régimes collectifs publics, c’est-à-dire rendus obligatoires par la loi. Aujourd’hui, c’est donc avant
tout à des défis internes que ces systèmes européens doivent faire face : qualification de la main-
d’œuvre, inégalités sociales et vieillissement démographique.
4. - Le consensus mondial en faveur de la mise en
place d’une protection sociale
4.1 - La protection sociale peu présente dans les plans
d’ajustement structurel des années 1980
Dans les pays en développement, la doctrine néoclassique a influencé de manière décisive
l’évolution économique, sociale et politique au début des années 1980. La Banque mondiale et le
Fonds monétaire international l’ont en effet traduite en recommandations politiques et l’ont imposée
aux nombreux pays endettés qui, confrontés à la crise de la dette, ont eu largement recours à leur
assistance pour y faire face. Cette demande a donné lieu à la mise en œuvre de programmes
d’ajustement structurel qui ont systématiquement réduit le rôle de l’État et ont eu des conséquences
importantes pour les systèmes de sécurité sociale et les systèmes de santé dans la plupart des pays. Les
gouvernements n’ont notamment plus été en mesure d’assurer l’accès gratuit aux soins de santé. Le
changement d’approche par rapport à la période précédente et la suprématie de la nouvelle doctrine
dans les politiques de développement ont été bien résumés dans l’idée qu’un nouveau consensus
international s’était établi en la matière, le « Consensus de Washington » (1989). Ce document
énumère dix réformes que, selon la vision consensuelle à Washington de l’époque, devaient engager
les pays en développement latino-américains pour sortir de la crise et rattraper leur retard. Ces
réformes de stabilisation économique, en prônant des économies budgétaires drastiques et la
libéralisation, ont laissé de côté les dépenses sociales. Il était alors estimé que la croissance induite
par ces réformes entraînerait une hausse des revenus et donc une réduction de la pauvreté et la
possibilité de se prémunir contre les aléas de la vie. Il y a eu également un impact spécifique de cette
pensée dans la conception par la Banque mondiale d’un nouveau modèle pour la réforme des
retraites : le modèle à trois piliers. Ce modèle s’est imposé au plan international et la Banque
mondiale a pris un rôle de leader en matière de réforme des retraites. Le modèle assigne un rôle
résiduel à l’État et un champ réduit à la solidarité, limitée au premier pilier, et repose pour l’essentiel
sur des dispositifs privés obligatoires en capitalisation, le deuxième pilier, avec un accent tout
particulier mis sur les comptes épargne individuels et un troisième pilier facultatif. Cette nouvelle
forme de sécurité sociale a été introduite dans plusieurs pays, spécialement en Amérique latine et en
Europe centrale et orientale.
La mise en place d’un régime de retraite répond à deux objectifs principaux : éliminer le risque
d’une dégradation rapide des conditions de vie lors de la retraite, et, de façon plus générale, protéger
les personnes âgées vulnérables lors des crises économiques et sociales.
La version de la Banque mondiale repose désormais sur cinq piliers, ce qu’elle désigne
désormais sous le nom de système à plusieurs « piliers » est une version enrichie du modèle proposé
dans les années 1990. Il repose en effet sur la combinaison de cinq éléments de base :
un pilier non contributif ou « pilier zéro » (sous forme d’une prestation universelle ou
d’une pension sociale) qui offre un niveau de protection minimal à l’ensemble de la population
et qui est financé par le système général d’imposition ;
un élément contributif, le « premier pilier », financé par des prélèvements obligatoires sur
les actifs, qui vise à remplacer une partie du revenu d’activité et établit un lien plus ou moins fort
entre cotisations et prestations ;
un régime de retraite supplémentaire, le « troisième pilier », qui peut revêtir des formes très
diverses (plan individuel, plan proposé par l’employeur), mais dont la caractéristique principale
est d’être, contrairement aux deux autres piliers, à adhésion volontaire ;
des sources informelles de soutien financier et non financier aux personnes âgées qui
proviennent de la famille ou d’autres générations (notamment l’accès aux soins de santé et le
logement).
Pour garantir un revenu adéquat aux retraités, ces différents éléments peuvent être combinés et
mis en œuvre de manière variée selon les préférences de chaque pays et le niveau des coûts de
transition qu’implique la réforme du système préexistant. Le principal défi, d’après la Banque
mondiale, consiste précisément à déterminer comment combiner ces différents éléments en un
système exhaustif et comment imaginer des réformes réalisables compte tenu des contraintes
auxquelles un pays est confronté. La même évolution pragmatique de la Banque mondiale est
perceptible sur le risque maladie lors de la publication du rapport de référence [Gottret et Schieber,
2006]. De fait, la création conceptuelle de la stratégie du secteur du travail et de la protection sociale
par la Banque mondiale a été posée dans un ouvrage qui s’intitule Social Protection Strategy: from
Safety Net to Springboard, publié en 2001. Ces principes ont été appliqués et renforcés dans de récents
rapports sur le développement mondial et d’autres publications. L’approche de la Banque mondiale en
matière de travail et protection sociale est gouvernée par trois larges objectifs :
Des études récentes tendent à démontrer une résurgence de la théorie selon laquelle l’emploi est
au cœur du développement. Les rapports sur le développement publiés par la Banque mondiale (2005
à 2007) mettent en exergue le rôle du marché du travail dans l’accroissement des investissements, la
réduction des inégalités, la protection et le renforcement de l’investissement en capital humain au
profit des jeunes et la réduction de la pauvreté dans les zones rurales. Il faut pour cela plus de
sécurité. La Banque mondiale considère que lorsque des individus sont confrontés à des risques les
mécanismes spontanés qui se mettent en place en vue de les couvrir peuvent être insuffisants ou avoir
des effets négatifs. L’intervention des pouvoirs publics est donc nécessaire pour mettre en place un
système de protection efficace qui aide les individus et les groupes les plus vulnérables. La Banque
mondiale fait la promotion d’une meilleure gestion des risques pour les ménages et les communautés
en facilitant le développement d’une épargne équitable, abordable et soutenable. La Banque mondiale
appuie également les programmes de sécurisation des revenus, les initiatives visant à instaurer des
filets sociaux et les programmes de gestion des risques liés au marché ou à l’économie informelle.
Une autre priorité de la stratégie du secteur du travail et de la protection sociale vise à une plus
grande prise en compte de l’équité dans les programmes de réduction de la pauvreté et de la
vulnérabilité. L’équité doit se comprendre comme égalité des chances et non comme égalité des
résultats. La thèse centrale défendue dans le rapport de 2006 est qu’il existe un rapport de
complémentarité à long terme entre équité et développement économique. En effet, que ce soit dans
un contexte d’absence de marché, de marchés très imparfaits ou de développement institutionnel
déficient, les inégalités sont facteurs de gaspillage des ressources et d’inefficacité de leur allocation.
En ce sens, la réduction des inégalités est donc un facteur du développement économique à long
terme. Par ailleurs, cette dernière comporte un double dividende pour les plus pauvres : un gain direct
par l’élargissement des opportunités profitant aux plus pauvres ; et un gain indirect grâce à un
développement plus efficace qui bénéficie également aux éléments les plus pauvres – l’impact de la
même quantité de croissance sur la réduction de la pauvreté est d’autant plus important que les
inégalités de revenu de départ sont moins marquées.
La lutte contre les inégalités est d’autant plus importante que l’imbrication des inégalités, leur
maintien par les élites et leur intériorisation par les plus pauvres eux-mêmes créent des « trappes à
inégalités » dont il est très difficile de s’extraire. Au total, les débats idéologiques des années 1980 qui
ont opposé d’un côté les tenants d’un libéralisme et de l’autre ceux en faveur d’une sécurité sociale
ont abouti à un plus grand pragmatisme dans la conception et la mise en œuvre. L’analyse
économique s’est aussi enrichie des apports d’Amartya Sen, sur le bien-être et la mesure du
développement social. En effet, la comptabilité nationale ne parvient pas à fournir une bonne mesure
du bien-être ; la variable la plus couramment utilisée, le PIB par tête, méconnaît toute la dimension
sociale du développement. Celle-ci est particulièrement mise en avant par Amartya Sen, qui définit le
bien-être comme l’ensemble des actions dont une société offre la possibilité aux individus (théorie
dite des capabilités) : l’accent est mis sur la santé, l’éducation, mais également l’environnement, les
équipements urbains, etc. En ce qui concerne l’aide au développement, il ne s’agit plus de « plaquer »
une conception du bien-être axée sur la mise à disposition de biens matériels sans s’intéresser à leur
impact effectif sur la vie quotidienne des gens, mais bien de construire avec ces derniers à la fois les
indicateurs de leur bien-être et les instruments de son amélioration.
5. - Des mises en œuvre pragmatiques
5.1 - Les nouveaux défis des systèmes de protection sociale
Les contextes démographiques, économiques et sociaux, dans lesquels fonctionnent les systèmes
nationaux de sécurité sociale, évoluent rapidement et cette mutation pose des défis aux sociétés
concernées et à leurs systèmes de transferts sociaux. Le vieillissement constitue le plus important des
facteurs d’influence. Un consensus s’est fait sur l’ampleur du vieillissement qui ne touche pas
uniquement la France et les pays de l’Union européenne mais également le reste du monde, en
particulier les pays en développement. Le double aspect du vieillissement est d’une part le
vieillissement par le haut avec l’allongement de l’espérance de vie, mais aussi le vieillissement par le
bas avec une transition démographique accélérée dans les pays en développement à l’exception de
l’Afrique subsaharienne. Les taux de fertilité moyens au niveau mondial sont passés ces trente
dernières années de 4,49 enfants par femme à 2,65, soit une diminution d’environ 40 %. Le plus grand
changement est cependant intervenu dans les pays en voie de développement où le taux de fertilité est
passé de 6 enfants par femme à la fin des années 1950 à 2,8 enfants par femme aujourd’hui. En
quarante ans, ces pays ont fait évoluer leur taux de fertilité dans les mêmes proportions que les pays
développés en un siècle [Zlotnik, 2008]. Pour cette raison le problème du vieillissement sera plus aigu
dans les pays en voie de développement où les populations ont vieilli très rapidement et devront s’y
adapter dans un laps de temps plus court que celui dont ont bénéficié les pays développés.
Actuellement, les pays en voie de développement ont 75 % de plus de personnes âgées (de plus de 60
ans) que les pays développés et ils en auront quatre fois plus en 2050. Cette évolution aura un impact
sur les systèmes de protection sociale arrivés à maturité dans les pays développés qui desservent une
majorité de personnes âgées, mais aussi sur les systèmes « jeunes » de protection sociale des pays en
développement avec notamment le lien qui se distend entre les générations et l’affaiblissement des
solidarités familiales. Le second défi concerne les pays industrialisés qui sont sortis de la période du
plein emploi et des emplois stables à temps plein au cours de laquelle se sont construits les systèmes
de protection sociale existants. Leurs économies sont entrées dans une ère post-industrielle, de
nouveaux risques et de nouveaux besoins sont apparus et de sérieux doutes ont été exprimés sur leur
capacité de conserver à terme leurs États providence. Les systèmes de protection sociale ont
cependant montré une grande faculté de résistance à leur remise en cause, tout en s’engageant dès le
début des années 1980 dans de profondes transformations, qui sont encore en cours. Le passage à une
économie post-industrielle a des conséquences importantes pour le fonctionnement des systèmes de
protection sociale et pour les besoins en matière de sécurité sociale. L’économie dominée par les
services qui est en train d’émerger crée de plus grandes inégalités. Elle produit notamment une
insécurité de l’emploi, des emplois peu rémunérés, de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Le
troisième défi est celui du repli sur soi : il faut combattre la tentation de l’individualisme prôné par
certains de ce modèle fondé sur le triptyque « refuser, prendre et garder » pour reprendre les termes
de Jean-Baptiste de Foucauld en introduction d’une séance du Conseil d’orientation des retraites de
mars 2006, sur l’équité et la solidarité entre générations. Il faut sans cesse conforter le contrat entre
les générations et le système de valeur reposant sur la solidarité. Le contrat intergénérationnel qui
s’exprime dans la protection sociale, à travers la politique familiale et celle des retraites, est un
investissement pour les générations futures sur le capital humain avec le triptyque donner, recevoir,
rendre : « Je reçois une éducation grâce à des prestations de l’État, je rends à ceux qui sont
aujourd’hui en retraite et enfin je recevrai un jour une pension qui sera payée par les générations
futures. » La politique familiale est un axe à part entière de la protection sociale. Elle permet aux
familles qui ont des enfants de ne pas être socialement pénalisées, elle concourt aussi à la conciliation
entre vie familiale et professionnelle. Le dernier défi est celui de l’absence de protection sociale qui a
pris une dimension dramatique avec la part croissante de la main-d’œuvre urbaine qui travaille dans
l’économie informelle dans les pays en développement. Aujourd’hui, l’emploi informel représente de
la moitié aux trois quarts de l’emploi total non agricole dans les pays en développement. L’économie
informelle ne peut pas être considérée comme un « secteur » en soi ; elle s’étend à tous les secteurs.
En outre l’économie informelle est généralement une source d’emploi plus importante pour les
femmes que pour les hommes. Paradoxalement, l’absence de couverture se concentre là où la
protection sociale serait la plus nécessaire et où les besoins sont les plus criants. Aujourd’hui, dans
les pays en développement, les formes traditionnelles de protection procurées par la famille élargie et
la communauté ont été largement remises en cause par le processus d’urbanisation et
d’industrialisation. Face à cette situation, il existe un besoin urgent de nouveaux systèmes collectifs
capables d’assurer la protection d’individus qui ne peuvent plus compter sur les réseaux traditionnels
de solidarité.
Les grands bailleurs soutiennent ces programmes qui ont connu un succès important et
constituent un élément des politiques de protection sociale avec notamment des expériences au
Mexique (Opportunidades) ou au Brésil (la Bolsa Familia). La conditionnalité porte le plus souvent
sur l’assiduité scolaire, la fréquentation des centres de santé en liaison avec la grossesse et l’enfance.
Elle peut également porter sur la qualité de l’alimentation. L’étendue des besoins et la faiblesse des
moyens mettent les pays en développement devant des situations et des choix souvent difficiles. Dans
les pays pauvres, par exemple, dans un contexte où les capacités financières et institutionnelles de
l’État sont réduites, on constate une deuxième tendance avec le développement d’initiatives à base
communautaire (micro-crédit, Grameen Bank de Muhammad Yunus) qui est apparu au cours des
dernières années comme une solution prometteuse pour l’extension de la couverture sociale.
Cependant, les systèmes de micro-assurance mis en place sont fragiles et, même là où ils ont connu la
plus forte expansion, ils ne couvrent actuellement qu’une population relativement restreinte. La
pérennité et la croissance future de ces systèmes nécessitent qu’ils s’articulent avec d’autres
organisations (coopératives, caisses de sécurité sociale, hôpitaux…), et qu’ils disposent d’un cadre
législatif et réglementaire adapté, comme l’expérience de l’Union économique et monétaire ouest-
africaine, ainsi que d’une mutualisation la plus large possible. Face à l’étendue des besoins et à la
généralisation de la pauvreté dans de nombreux pays, il se manifeste également un intérêt croissant et
renouvelé pour les programmes d’assistance sociale par le biais notamment de fondations privées,
souvent confessionnelles. De tels programmes permettent de s’attaquer aux situations d’urgence et de
combler immédiatement des lacunes flagrantes en matière de besoins essentiels. Dans le domaine de
la retraite le pragmatisme doit aussi être de mise. Il ne faut pas opposer capitalisation et répartition
pour la retraite tant les expériences unilatérales de fonds de pension ont montré leurs limites dans les
pays où le marché des capitaux est trop étroit et la mutualisation pas assez large. Au-delà des débats
d’experts, il n’y a pas de pierre philosophale, il s’agit avant tout d’un choix politique, comme pour la
maladie, qui doit garantir la solidarité entre les générations. Dans le même ordre d’idées, les
situations dramatiques dans lesquelles se trouvent les personnes âgées, en particulier dans le monde
rural, du fait de l’exode massif vers les villes et du démantèlement consécutif des réseaux de soutien
familiaux, ont conduit dans de nombreux pays à l’étude ou à la mise en place de minimums vieillesse
non contributifs. D’une manière générale, dans les pays en développement, l’accès aux soins de santé
est maintenant considéré comme prioritaire en matière de protection sociale et un intérêt croissant se
manifeste pour une couverture universelle de la population par un système d’assurance maladie. Il y a
de plus en plus une prise de conscience que le financement de l’offre de soins doit aller de pair avec
le soutien de la demande pour en assurer la solvabilité et que le paiement direct par les usagers, très
largement majoritaire dans les pays en développement, appelle l’introduction de mécanismes de
mutualisation des risques, comme en témoignent les conclusions de la Conférence de Paris et la mise
en place de l’initiative P4H (Providing for Health). L’objectif de cette plateforme, qui regroupe la
France, l’Allemagne, l’Organisation internationale du travail, la Banque mondiale et l’Organisation
mondiale de la santé, est de renforcer les systèmes de santé par la mise en place de systèmes
appropriés de couverture du risque maladie pour l’ensemble de la population et en particulier pour
les pauvres. Mais le vieillissement mondial de la population, l’échec d’un certain nombre de réformes
en matière de retraite basées uniquement sur la capitalisation vont conduire à remettre ce sujet de la
solidarité intergénérationnelle à l’ordre du jour. Pour toutes ces dimensions de la protection sociale,
quelles qu’en soient les formes, se pose dans les pays développés et dans les pays en développement
la question de la soutenabilité. La protection sociale va changer avec sans doute de nouveaux
paradigmes d’actions pour savoir jusqu’où la collectivité peut supporter des coûts socialisés tout en
maintenant l’objectif d’une réduction des inégalités. Quel sera le coût de telles mesures et quels
arbitrages faudra-t-il opérer par rapport à d’autres dépenses publiques ?
Le contexte international est aujourd’hui favorable à une telle démarche. Le rôle potentiel de la
protection sociale dans les politiques de développement a longtemps été sous-estimé, mais la situation
change et la protection sociale suscite depuis quelque temps un intérêt croissant dans le cadre des
stratégies de réduction de la pauvreté. L’Organisation internationale du travail propose ainsi de doter
chaque pays d’une protection sociale de base pour fournir aux pauvres du monde entier un ensemble
minimum de prestations et de services sociaux dont le coût est chiffré à 2 % du PIB mondial [Cichon
et Hagemejer, 2006]. En avril 2009, reconnaissant l’importance et la nécessité de systèmes de
protection sociale adéquats le Conseil des chefs de secrétariat des organismes des Nations unies ont
adopté « l’initiative pour un socle de protection sociale ». Cette dernière correspond à un ensemble de
transferts essentiels, de facilités et de services fondamentaux auxquels tous les citoyens devraient
avoir accès. En portant à la fois sur l’offre et la demande, le socle de protection sociale adopte une
vision holistique de la protection sociale qui constitue un instrument opérationnel rapide pour sortir
de la pauvreté.
Jamais le besoin de sécurité sociale n’a été aussi fort au plan international. La mondialisation
croissante oblige en effet à agir en faveur de la nécessaire mise en place de systèmes de solidarité
face aux risques de l’existence dans un nombre croissant de pays. Face à des défis d’une ampleur sans
précédent, seules des politiques volontaristes fondées sur la solidarité pourront apporter une solution
aux drames collectifs et individuels. Il reste à adapter les systèmes de protection sociale à ces
données. Pour cela, les choix doivent être transparents et associer la société civile. La question
centrale est de déterminer quel est le niveau de redistribution sociale que chaque pays souhaite
politiquement, socialement et économiquement accepter ?
Bibliographie
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Zlotnik (Anna), « Le vieillissement, un phénomène mondial », colloque du GIP Santé protection
sociale internationale, Paris, 2008.
Notes du chapitre
[*] ↑ Déléguée du GIP SPSI et maître de conférences à Sciences Po
[1] ↑ Réduire l’extrême pauvreté et la faim ; 2. Assurer l’éducation primaire pour tous ; 3. Promouvoir l’égalité des sexes et
l’autonomisation des femmes ; 4. Réduire la mortalité infantile des moins de 5 ans ; 5. Améliorer la santé maternelle ; 6. Lutter contre le
VIH/sida, le paludisme et d’autres maladies ; 7. Assurer un environnement durable ; 8. Mettre en place un partenariat mondial pour le
développement.
[2] ↑ La dépense sociale publique nette est obtenue en retranchant à la dépense sociale publique brute les impôts et taxes prélevés
sur les prestations. La dépense sociale totale nette est calculée en ajoutant à cette dernière les dépenses privées obligatoires et les
dépenses des régimes établis par la négociation collective de branche ou d’entreprise.
18. La gratuité des soins : une solution nationale
pour la santé des plus pauvres ?
Estelle Cholet [*]
Estelle Cholet est diplômée du Master « Affaires internationales » de Sciences Po.
Elle a réalisé en 2008 pour l’ONG Médecins du monde une étude sur L’Accès aux soins
dans les pays les plus pauvres : analyse politique comparée de la mise en place de la
gratuité en Haïti, Ouganda, Zambie, au Niger et à Madagascar avec Max Morel, Hélène
Rogé et Ekaterina Stadnichuk, alors étudiants à Sciences Po (travail encadré par Dominique
Kerouedan). Elle poursuit aujourd’hui des études en économie internationale et
développement à l’Université Paris-Dauphine.
Mais ce modèle montre aujourd’hui ses limites. La qualité des soins qu’on lui faisait promettre a,
de fait, rarement été au rendez-vous. Nombreuses sont les études qui aboutissent à cette même
constatation : le paiement direct des services de santé par les usagers constitue un obstacle
fondamental à l’accès aux soins des plus pauvres, qui représentent souvent dans ces pays la majorité
des habitants, notamment en milieu rural [Ridde, 2004 ; Hutton, 2004 ; Ridde et Morestin, 2009 ;
Yates, 2009 ; Yates, 2010 ; Ridde, 2010]. L’instauration des user fees n’a souvent fait que déplacer le
problème : on a voulu autonomiser les centres de santé par rapport à des budgets nationaux instables
et imprévisibles pour mieux éviter de s’attaquer à la question essentielle de la perte de prérogative de
ces États en matière de santé publique. Le défi aujourd’hui consiste à rationaliser le financement de
l’offre de santé tout en responsabilisant les gouvernements des pays les plus pauvres : un cocktail
susceptible de faire augmenter la fréquentation des centres et d’améliorer l’accès des plus vulnérables
à des soins préventifs et curatifs de qualité.
D’aucuns préconisent, dans ce but, la mise en place de systèmes d’assurance maladie sur le
modèle de l’assurance française ou bismarckienne. C’est la position que soutiennent des institutions
internationales telles que l’Organisation internationale du travail, l’Organisation mondiale de la
santé, l’Union européenne ou l’Agence française de développement face aux détracteurs des user fees.
Mais ces propositions résistent difficilement à une mise en contexte. Dans les pays à très faible
revenu, ces systèmes dits « alternatifs » souffrent d’insuffisances budgétaires et administratives
cruciales : manque de fonds nécessaires à leur fonctionnement ; faiblesse des capacités
administratives et managériales des institutions, qu’elles soient publiques, privées ou
communautaires ; manque de clarté des structures administratives et des finances publiques, etc. Que
penser de l’instauration de tels systèmes à Haïti, par exemple, où les impôts ne représentent que 8 %
du PIB avant le séisme de janvier 2010 ? De fait, même lorsque de tels systèmes ont effectivement pu
être mis en place, ils ne bénéficient la plupart du temps qu’à une infime proportion de la population,
principalement les classes les plus aisées. La raison en est la limitation de la réflexion au champ du
salariat, auquel la réalité des pays les moins avancés ne correspond pas : lorsque recevoir un salaire
régulier est une exception, les systèmes d’assurance perdent instantanément tout leur sens, même si un
système de mutuelle peut fonctionner théoriquement dans l’informel. Ce n’est pas un hasard si la mise
en œuvre de mécanismes de couverture du risque maladie et de protection sociale se construit plus
facilement dans les pays aux économies émergentes comme nous l’observons au cours de ces
dernières années.
Au niveau international, les grandes institutions prennent aussi leurs distances par rapport au
système de recouvrement des coûts : ce mouvement, s’il est récent, n’en est pas moins clair. Un
tournant a été initié en 2004 par la Banque mondiale avec la publication du rapport Making Services
Work for Poor People dans lequel l’institution décrit les user fees comme une modalité de
financement de la santé parmi d’autres [Banque mondiale, 2004]. D’autres institutions ont entrepris
une révision de leur positionnement sur ce sujet. Même le Sommet du G8, lors de la réunion de
Gleneagles de 2005, a affirmé sa volonté de venir en appui aux pays qui initieront une abolition des
paiements directs des soins par les usagers. L’Union européenne, dans le document EU and Africa :
Towards a Strategic Partnership de 2005, est allée jusqu’à préconiser l’élimination des user fees pour
les soins de santé primaires afin d’atteindre plus rapidement les Objectifs du Millénaire pour le
développement, ce qu’elle réaffirme lors de la Conférence internationale « Global Health: Together
we Can Make it Happen », organisée par les directions générales Santé communautaire,
Développement et l’Office de coopération EuropeAid (AIDCO) de la Commission européenne à
Bruxelles en juin 2010 [Commission européenne, 2010]. La communication de la Commission au
Conseil et au Parlement européen intitulée « EU Role in Global Health » stipule clairement : « In
Developing Countries, replacing of user fees with fair financing mechanisms and compliance with
commitments on national budgets’ allocation to health should be considered » [Commission
européenne, 2010]. D’une manière générale, les grandes institutions internationales telles que l’OMS
ou l’Unicef sont conscientes du problème majeur d’accessibilité aux soins pour les populations les
plus pauvres que pose le système de recouvrement des coûts. Cependant, rares sont les organisations
ou les pays développés à avoir adopté une position claire contre les user fees en tant que tels : on
préfère toujours rappeler les apports positifs de l’Initiative de Bamako ou défendre la faisabilité des
systèmes d’assurances. Le Department for International Development (DFID) au Royaume-Uni
semble être la seule institution internationale de coopération au développement à avoir développé une
ligne politique ouvertement favorable à la gratuité des soins et à encourager sa mise en place dans les
pays qui ont la volonté et les moyens financiers de s’engager dans cette voie [Yates, 2009]. La raison
en est certainement à trouver dans la forme même du système de financement de la santé britannique,
le National Health Service : fonctionnant lui-même sur un principe de non-paiement des soins au
point de l’offre des services, il place « culturellement » les acteurs britanniques a priori en faveur de
l’instauration de la gratuité dans les pays pauvres. L’implication de l’ancien Premier ministre
britannique Gordon Brown en faveur de l’universalité de l’accès aux soins et les pressions d’ONG
britanniques telles qu’Oxfam ou Save The Children ont fait le reste.
2. - L’instauration de la gratuité est-elle une initiative
nationale ?
2.1 - Moteurs et acteurs nationaux dans l’émergence des
politiques de gratuité
Nationale, l’instauration de la gratuité des soins l’est nécessairement. D’abord parce que l’idée
même ne peut émerger dans les consciences que si le contexte local s’y prête. Sans aucun doute, l’état
de pauvreté dans lequel ces pays se trouvent, et plus particulièrement l’existence de classes de
population démunies et hautement vulnérables sur le plan sanitaire, est en soi déterminant. Pourtant, il
faut garder à l’esprit que la pauvreté, si elle favorise l’émergence d’un discours en faveur de la
gratuité, constitue autant un frein qu’un moteur à sa mise en œuvre : dans la plupart des pays les
moins avancés, l’État, incapable d’assurer la collecte des revenus à son budget, reste très faible, dans
un contexte de croissance démographique galopante et de besoins en infrastructures de plus en plus
pressants. La solution consiste dès lors à rechercher les faveurs des bailleurs de fonds. Dans ce cas,
un certain dynamisme économique et l’affichage d’efforts en termes de gouvernance, même limités,
peuvent attirer l’attention au niveau international.
La dimension nationale des politiques de gratuité est encore plus visible à la veille de la prise de
décision : un certain nombre d’événements touchant directement à la situation politique et
économique locale jouent souvent un rôle de catalyseurs en sa faveur. C’est le cas notamment des
annulations de dette qui libèrent soudainement, théoriquement du moins, des fonds transférables au
financement du secteur de la santé : 572 millions de dollars de dettes annulés pour la Zambie en 2005,
187 millions pour Madagascar, 86 millions pour le Niger et 19 millions pour l’Ouganda, au total 13
pays africains obtiennent une annulation de 100 % de leur dette [1] . Mais compte tenu des implications
politiques fortes de toute décision de santé publique, c’est certainement au niveau sociopolitique que
l’essentiel se joue. Au Niger et à Madagascar, par exemple, la gratuité des soins a été instaurée à la
suite de graves crises politiques et/ou sanitaires qui constituent malgré elles des occasions pour
l’opinion publique de se manifester, parfois de façon violente, et de déstabiliser pour un temps un
gouvernement jugé incompétent. L’annonce du passage à la gratuité des soins peut dès lors constituer
l’une des réponses de l’État à l’agitation sociale. Il n’est pas non plus anodin de remarquer la
concomitance, dans certains cas, de la décision d’instauration de la gratuité avec les échéances
électorales locales. En Ouganda, pour ne citer que l’exemple le plus frappant, les user fees ont été
abolis par le président Yoweri Museveni moins de dix jours avant le second tour d’une élection
présidentielle où il n’était pas donné favori. Il a été réélu.
Mais si l’émergence des politiques de gratuité est ancrée dans le contexte national, leur mise en
œuvre en tant que telle laisse beaucoup moins de place et de prérogatives aux acteurs locaux. Dans la
plupart des cas, la décision revient d’ailleurs exclusivement au Président et la gratuité des soins, de
fait, relève principalement de son bon vouloir. Les premiers concernés, à savoir les bénéficiaires, les
personnels de santé et le ministère de la Santé, ne sont que très rarement consultés. Cette situation
limite considérablement l’appropriation de la problématique de la gratuité au niveau local : à
Madagascar par exemple, le ministère de la Santé n’a été prévenu de ce changement de fond que par
une simple circulaire, bien après une prise de décision dont il n’avait pas été tenu informé et la veille
de sa mise en œuvre effective. Car c’est le même ministère en revanche, qui possède les moyens et
l’autorité technique nécessaires à ce changement d’orientation, et à la mise en place concrète des
dispositifs réglementaires garantissant la gratuité. S’il met souvent du temps à réagir à l’annonce
présidentielle et à mobiliser ses agents, c’est principalement parce qu’il n’a, la plupart du temps, pas
été associé auparavant à la réflexion.
Les acteurs extérieurs jouent dans la plupart des cas un rôle encore plus important, et de façon
plus ouverte, au moment de la mise en place effective de la gratuité des soins. Si le ministère de la
Santé garde la prérogative en matière de mise en œuvre technique pour l’exécution, au niveau
opérationnel, des directives présidentielles, c’est souvent financièrement que le bât blesse. De fait, les
bailleurs internationaux deviennent indispensables dès lors que le gouvernement n’est pas en mesure
de fournir aux structures de santé une contrepartie financière aux user fees, et même avant : dans
certains pays, comme le Niger, les partenaires financiers (l’AFD en l’occurrence au début) vont
jusqu’à se substituer aux adhérents pour payer leurs cotisations à un système de financement présenté
comme communautaire. Souvent, une aide d’urgence de dernière minute est nécessaire, même dans
les cas, relativement peu nombreux, où le passage à un système de gratuité des soins pour les usagers
à été dûment planifié. Même si la gratuité est une politique au potentiel mobilisateur des acteurs
nationaux, elle n’en met pas moins en lumière les faiblesses institutionnelles et budgétaires des États
concernés. Finalement, force est de constater que la gratuité, bien souvent, ne doit son existence qu’à
des financements extérieurs, qui augmentent d’autant plus la dépendance des États bénéficiaires.
Dans la mise en place de la gratuité des soins, chacun a un rôle à jouer. Les ONG ne sont pas en
reste. Leur valeur ajoutée, à la fois au moment de l’émergence de cette politique et de sa mise en
place, réside dans leur position d’intermédiaires entre les autorités locales et les bailleurs
internationaux : souvent, elles facilitent le dialogue, font pression d’un côté ou de l’autre, tout en ne
manquant pas de faire comprendre leur propre vision de la démarche à suivre. Elles constituent
également un véritable laboratoire du changement de financement de la santé : lorsque la gratuité est
effective, elles sont les premières, avec les structures de santé nationales, à observer dans leurs
propres centres les premiers effets de cette politique ; on peut citer à ce titre l’expérience de Médecins
du monde à Haïti pour les effets à court terme. À ce niveau, elles jouent donc un rôle clef de
fourniture et d’analyse des informations émanant des districts qu’elles soutiennent.
3. - La gratuité des soins est-elle la solution ?
3.1 - Une amélioration indéniable de l’accès aux soins
mais une qualité des services à surveiller
Si la gratuité des soins a un mérite indéniable, c’est d’augmenter de manière significative et
quasi immédiatement la fréquentation des centres de santé dans les pays où elle a été instaurée. Le
phénomène a été observé unanimement : un peu plus de 50 % d’augmentation de l’utilisation des
services de santé dans les deux premières années de gratuité en Ouganda [Nabyonga et al., 2005] et en
Zambie [Nabyonga et al., 2005] ; selon Médecins du monde, hausse de 150 à 200 % des consultations
dans le district de Keita au Niger, hausse de 70 % dans celui de Tera [Ridde, Diarra et Moha, 2007] ;
jusqu’à 72 % d’utilisation des centres de santé en 2003 à Madagascar alors qu’elle était inférieure à
50 % avant l’instauration de la gratuité en 2001 [2] . Dans ce sens, cette politique atteint effectivement
son but d’améliorer l’accès aux soins, même si les dépenses liées aux transports vers les centres de
soins ou le coût d’opportunité pour les patients à laisser de côté leur activité habituelle pour aller
consulter restent les mêmes. Il apparaît également que ce sont bien les populations les plus pauvres
qui, dans certains cas, bénéficient proportionnellement le plus de ce changement : elles constituent la
part la plus importante des patients nouveaux [Nabyonga et al., 2005 ; Tashobya, 2006]. La gratuité,
potentiellement, peut ainsi modifier la perception et le comportement des populations vis-à-vis de
tous les services de santé, qu’ils soient ou non directement concernés par elle, en rapprochant les
patients des soignants et en banalisant l’action de venir consulter un médecin. Ainsi, elle est porteuse
d’une capacité promotionnelle pour la santé en général, d’une possibilité de changement culturel vis-
à-vis des institutions sanitaires. La gratuité des soins en devient dès lors, plus qu’une réforme
politico-économique, un instrument de transformation sociale.
Cependant les défenseurs de la gratuité des soins doivent savoir rester vigilants : non seulement
elle ne règle pas tous les problèmes, mais elle crée de nouveaux risques, particulièrement en matière
d’approvisionnement en médicaments et de motivation des personnels de santé. Les médicaments
n’étant par définition plus payés directement par les patients qui les utilisent, leur achat et leur
acheminement vers les centres de santé doivent être exclusivement financés par l’État, dont les
capacités budgétaires et logistiques sont souvent limitées dans les pays pauvres. Quant aux personnels
de santé, confrontés à un afflux soudain de nouveaux patients et à la disparition des bonus sur salaire
que pouvait leur procurer le système de recouvrement des coûts (à titre d’exemple de 50 à 150 % du
salaire d’un employé moyen en Ouganda), ils se retrouvent souvent sous pression, voire démotivés,
dans un contexte d’insuffisance chronique de ressources humaines dans le secteur. À terme, c’est un
véritable problème de qualité des soins prodigués dans les centres de santé qui peut se poser. La
gratuité des soins est donc une politique efficace, mais seulement lorsque des mesures
d’accompagnement du personnel de santé et l’approvisionnement en médicaments sont planifiés et
qu’elle n’oblige pas à choisir entre accès aux soins et qualité des soins [Beks, 2007].
Ces risques peuvent aussi potentiellement aggraver certains phénomènes profondément ancrés
dans le quotidien des populations et contraires à une amélioration de l’accès aux soins publics de
santé. C’est le cas pour le secteur informel de vente de médicaments, qui retrouve un nouveau souffle
dès lors qu’un passage non anticipé à la gratuité des soins provoque des ruptures de stocks au sein des
structures sanitaires. Ce même problème peut en outre annuler l’effet bénéfique de l’instauration de la
gratuité des soins sur les « dépenses catastrophiques » auxquelles doivent faire face les populations
les plus pauvres dans leur recherche d’un accès aux soins : parfois contraintes à se fournir auprès de
pharmacies privées en médicaments qui manquent dans les structures publiques, elles continuent,
même après l’instauration de la gratuité, à devoir emprunter des sommes importantes ou vendre une
partie de leurs biens, voire limiter leurs dépenses pour des secteurs aussi indispensables que la
nourriture, le logement ou l’habillement [Xu et al., 2006].
Au niveau local, les bouleversements provoqués par le passage à la gratuité des soins sont peut-
être encore plus profonds. L’une des grandes forces du système des user fees dans certains pays,
comme envisagé par l’Initiative de Bamako, résidait dans la gestion locale des fonds par les
communautés qui les avaient collectés : ils constituaient un fondement financier pour la
décentralisation du pouvoir en matière de santé. Ils favorisaient également le dialogue entre
personnalités politiques locales, usagers, et praticiens de la santé dans le cadre des petits comités
chargés de la gestion des fonds. Certains auteurs ont qualifié ces dynamiques locales de « démocratie
sanitaire » d’autant plus percutantes qu’elles précédaient parfois l’instauration d’un État de droit dans
les nations observées [Kerouedan et Dauby, 2004]. L’instauration de la gratuité des soins a trop
souvent, comme en Ouganda ou en Zambie, fait disparaître ce type de pratiques pourtant favorables à
l’émergence d’une démocratie locale et à l’appropriation de la réflexion et de la décision de santé au
plus près des intéressés : les patients eux-mêmes. Les responsables locaux doivent prendre conscience
que gestion et tarification des soins sont séparées et que la gratuité, elle aussi, doit s’organiser.
L’instauration de cette politique peut dès lors forcer une évolution vers une certaine démocratie
locale avec des comités locaux pleinement responsables de la gestion financière de la gratuité et
s’attaquant éventuellement à des problèmes plus larges que la gestion budgétaire des ressources.
La gratuité, en remettant complètement en cause un système hérité des années 1980 insatisfaisant
pour les plus pauvres, bouleverse tout, tant au niveau sanitaire que politique, national que local.
Comme tout changement de cette ampleur, elle peut aussi bien être tout à fait bénéfique que
profondément déstabilisatrice pour les pays qui choisissent de la mettre en place. Dans tous les cas,
elle peut permettre une mise à plat des problèmes institutionnels, logistiques, financiers et surtout
humains inhérents au secteur de la santé publique dans bon nombre des pays les plus pauvres du
globe. Déstabilisatrice ou restructurante, elle offre au moins le luxe d’un temps pour la réflexion.
4. - Perspective 2015…
À mi-parcours de la Déclaration du Millénaire et des engagements pris en faveur de la
réalisation des Objectifs du Millénaire pour le développement par la communauté internationale et les
pays du Sud, le sous-financement public et privé chronique du secteur pose un défi majeur à l’atteinte
des Objectifs du Millénaire pour le développement de la santé en 2015, tant pour les pays que pour la
communauté internationale (agences techniques et bailleurs de fonds). Dans un contexte sanitaire et
social qui ne s’est pas véritablement amélioré en Afrique depuis les années 1980, malgré des taux de
croissance de 3 à 5 % (selon l’OCDE), le financement de la santé et l’accès aux soins sont plus que
jamais au cœur de tous les débats sur l’aide publique au développement à l’échelle mondiale.
L’accès aux soins, fût-il facilité par la gratuité, doit donc être discuté en faveur des malades et
sans aucun doute défendu (les réalités nous donnent-elles le choix ?). Dans le même temps, des
financeurs autres que les ménages doivent être sollicités et s’engager à financer les soins dans la
durée et de manière prévisible, afin de continuer d’assurer au moins ce que les recettes de l’Initiative
de Bamako permettaient de couvrir, et même accroître encore la couverture sanitaire et améliorer la
qualité des soins.
Les discussions, qui ont jusqu’ici évoqué la gratuité des seuls soins de santé primaire, devront
sans doute être plus courageuses et aborder les questions relatives au financement des urgences, des
références, des transports médicalisés, des actes chirurgicaux, obstétricaux, des soins hospitaliers,
etc., dont les dysfonctionnements et les coûts sont à l’origine de taux de mortalité élevés dans les pays
en développement. Dans un futur immédiat, et compte tenu de l’expansion de maladies chroniques
coûteuses (cancers, diabète, pathologies cardiovasculaires, santé mentale), se posera la question de la
prise en charge financière des explorations, suivis et traitements de ces pathologies et de leurs
complications sur le long terme, comme nous invite à l’anticiper Adama Ly (cancer) et Jessica
Martini et Audrey Fligg (diabète) dans le présent ouvrage. Les pays et la communauté internationale
devront relever ce défi majeur à l’équilibre financier des systèmes de santé des pays du Sud, pendant
que le sida continue de se propager avec tout son cortège de maladies associées dont la tuberculose et
les cancers.
Les bailleurs de fonds, soucieux d’accélérer les décaissements en faveur de la réalisation des
Objectifs du Millénaire pour le développement, privilégient de nouveaux instruments de financement
de l’aide publique au développement, tels que les fonds de remise de dette, l’aide budgétaire globale
et les initiatives mondiales publiques et privées, à propos desquels ils ont bien du mal à montrer la
performance et l’efficacité en termes d’impact sur l’état de santé des populations, comme le discute
Dominique Kerouedan dans le présent ouvrage. Les bailleurs de fonds, au travers de ces nouveaux
instruments, doivent réellement et concrètement s’engager à respecter les principes d’alignement et
d’harmonisation selon la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide et l’harmonisation signée en
mars 2005, et à suivre les résultats (en termes d’impact sur l’état de santé) des interventions selon le
principe « gestion axée sur les résultats » discuté par Hubert Balique (cf. chapitre 1).
Du côté des pays, les ministères de la Santé, privés de leadership et politiquement faibles, ne se
révèlent pas suffisamment convaincants face à des ministères des Finances réticents à accroître les
budgets en faveur de la santé, malgré l’engagement pris par les chefs d’État à Abuja en 2001 de
consacrer 15 % des dépenses publiques à ce secteur. Ici, la communauté internationale a un rôle tout
particulier à jouer de facilitateur du dialogue politique entre les ministères concernés par le secteur
de la santé, qui inciterait les ministères des Finances à consacrer une part significative de l’aide
budgétaire en faveur du secteur de la santé.
La question de l’accès aux soins, et de la santé publique plus globalement, interpelle directement
la responsabilité de l’État, qui doit se porter garant de l’égalité et de l’équité de l’accès aux soins de la
population qui lui accorde sa légitimité. Le jeu de certains bailleurs de fonds a consisté depuis deux
décennies à essayer de contourner l’État dans les pays en développement, voire même le ministère de
la Santé, sur les questions de santé ou de lutte contre les grandes endémies. L’enjeu désormais est sans
doute de diversifier les sources de financement du secteur de la santé tout en restituant à l’État sa
légitimité, sa place et ses prérogatives en matière de santé publique. La question de l’accès aux soins
dans les pays pauvres est intimement liée à celle de la solidarité, nationale mais aussi internationale.
Un nouveau paradigme est à inventer peut-être, qui consisterait à mondialiser les principes de
solidarité fondateurs de l’assurance maladie et de la protection sociale, en même temps qu’améliorer
le fonctionnement des finances publiques et faciliter l’administration et la gestion des mécanismes de
subvention des soins. Plus globalement, Philippe Kourilsky nous invite à l’altruisme [Kourilsky,
2009] et au « devoir de regarder vers les autres » [Kourilsky, 2010]. Rendez-vous en 2015.
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Notes du chapitre
[*] ↑ Étudiante en économie internationale et développement à l’Université Paris-Dauphine
[2] ↑ Données du ministère de la Santé à Madagascar communiquées lors de l’étude réalisée avec Médecins du monde par
l’équipe dans le cadre de l’Atelier international de Sciences Po.
19. Quelles alternatives au financement direct de la
santé dans les pays à faible revenu ? Le cas des
mutuelles de santé au Sénégal
Mathilde Dupré [*] [1]
Mathilde Dupré, diplômée de Sciences Po et d’un Master en « Économie du
développement international ». Elle est chargée de mission plaidoyer pour le Financement
du développement au Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD)-
Terre solidaire.
Les études d’impact s’accordent à montrer que l’accès aux services financiers ou à une
protection contre le risque maladie permet essentiellement de réduire la vulnérabilité des populations
concernées. Cette diminution de leur exposition aux conséquences des risques liés à la pauvreté crée
les conditions favorables au développement d’activités génératrices de richesses et permet
éventuellement à terme de réduire la pauvreté.
Ce chapitre analyse les résultats d’un travail de terrain de quatre mois au Sénégal, mené entre
août et décembre 2006. Les données ont été collectées au travers de questionnaires adressés à 19
mutuelles de santé dans les villes de Dakar, Thiès, Ziguinchor et leurs banlieues, de nombreuses
séances d’observation et d’entretiens auprès des programmes d’appui et des professionnels du
secteur. Les données nationales proviennent de l’inventaire des systèmes d’assurance maladie réalisé
par « la Concertation », en 2003, dans 11 pays. Cet organisme regroupe les différents programmes
d’appui en Afrique de l’Ouest, sa base de données comptant au total 586 organisations, dont 137 pour
le Sénégal.
Nous verrons pourquoi le développement de mutuelles de santé constitue, dans le contexte actuel,
l’unique solution de court terme pour permettre aux populations pauvres d’accéder aux soins au
Sénégal. Nous analyserons ensuite les modalités de distribution de services de micro-assurance de
santé. Nous recenserons également les contraintes sociales, économiques et politiques qui limitent le
développement de ces initiatives. Et nous terminerons par l’étude de cas de couplage entre les
activités de micro-assurance de santé et de microfinance.
1. - Rôle de la micro-assurance de santé
1.1 - La micro-assurance de santé, une réponse adaptée
Dans les pays à faible revenu, les obstacles économiques qui limitent l’accès aux soins de santé
sont la conséquence de deux contraintes fortes : un système de financement direct de la santé et
l’absence d’une politique nationale de protection sociale. Le choix d’un système de financement direct
de la santé a été effectué en 1987 lors de la Conférence de Bamako, 37e Comité régional de
l’Organisation mondiale de la santé, qui avait réuni les acteurs de la santé publique dans les pays du
Sud. Pour faire face à la situation de crise des systèmes publics gratuits de santé, financés sur le
budget de l’État, les recommandations de la Conférence préconisaient la décentralisation de la gestion
des soins de santé primaires avec une implication accrue des communautés dans le processus. La mise
en œuvre de ces recommandations a conduit au désengagement des États dans le financement des
soins de santé (ou à l’accélération de ce phénomène) et à la mise en place d’une politique de
recouvrement des coûts. En effet la gratuité et la qualité médiocre des soins des systèmes publics de
santé en vigueur, constituaient une impasse pour l’amélioration de la situation sanitaire des pays.
L’existence de dérives telles que le clientélisme et la corruption laissait penser que les populations
étaient disposées à engager une contribution financière directe pour l’amélioration de l’offre de
soins. Sur la base de ce constat, la solution envisagée a été de s’appuyer sur cette capacité contributive
des populations et d’instaurer un système payant de l’accès aux soins. Le Sénégal, comme les autres
pays participant à cette conférence, a suivi ces recommandations et a réformé son offre de soins de
santé, instaurant un système de tickets d’entrée dans les structures sanitaires et de tarification à l’acte.
Parallèlement, des segments de couverture du risque maladie ont été développés, sans faire
toutefois l’objet d’une politique nationale de protection sociale. Ainsi, les employés du secteur public
et du secteur privé ont aujourd’hui accès à des mécanismes de protection contre le risque maladie,
mais cela ne concerne qu’un très faible pourcentage de la population totale. Le taux d’activité chez les
personnes en âge de travailler dans l’agglomération de Dakar est de 51,1 %. Et au sein de la
population active occupée, l’emploi public représente seulement 7,5 % (dont 94 % avec un contrat de
travail), l’emploi en entreprises privées formelles 15 % (dont 64 % avec un contrat de travail), et
l’emploi informel 76,4 % [5] . Ainsi seulement 16,5 % de la population active serait susceptible d’être
concernée par ces mécanismes formels de protection.
Au Sénégal, comme dans les autres pays à faible revenu, la mise en place d’un système payant de
soins de santé et l’absence d’un système national de couverture maladie ont eu pour conséquence la
complexification de l’accès des travailleurs du secteur informel au système de santé. Des études
montrent en effet aujourd’hui, que les dépenses de santé par habitant et par an s’élèvent en moyenne à
30 dollars en Afrique subsaharienne (pour 3 000 dollars dans les pays de l’OCDE) et qu’elles sont
surtout supportées à plus de 50 % directement par les ménages [6] .
Les mutuelles de santé de notre étude sont essentiellement à base communautaire, par opposition
avec les organisations dont la base est socioprofessionnelle. Cela signifie que les adhérents de ces
organisations sont des individus, en majorité du secteur informel, le critère d’adhésion étant le plus
souvent le quartier d’appartenance. Les mutuelles de notre échantillon qui ont été créées par des
groupes organisés de femmes ou de travailleurs du secteur informel ont d’ailleurs toutes étendu leurs
critères d’adhésion aux habitants de la même zone géographique, afin d’accroître le nombre de
membres. Ces mutuelles de santé constituent une forme spécifique de micro-assurance qui réunit
quatre caractéristiques fondamentales : adhésion volontaire, gouvernance participative, non-
lucrativité et organisation collective [Letourmy et Pavy-Letourmy, 2005]. Gérées par les membres,
elles appartiennent à trois des six catégories décrites dans la typologie développée par Walkens et
Criel à partir des critères d’adhésion [Walkens et Criel, 2004] : mutuelles communautaires sur la base
géographique, mutuelles pour le secteur informel et mutuelles qui visent une adhésion de
groupements existants (groupements de femmes, de crédit, etc.).
Dans notre échantillon, la mutuelle est donc une assurance à laquelle on souscrit volontairement.
Le système d’adhésion est collectif, à savoir qu’une personne qui s’acquitte de l’adhésion peut
inscrire une dizaine de proches comme bénéficiaires à condition de cotiser régulièrement pour
chaque inscrit. La gouvernance est participative et elle est assurée par tous les membres au sein de
l’Assemblée générale et des instances de décision qui en découlent. Le statut mutualiste exclut la
lucrativité puisqu’il oblige à réinvestir les bénéfices générés au sein de la structure (réserves et
augmentation des fonds propres). Enfin, la vocation des mutuelles à se rassembler au sein d’unions
ou de fédérations, structurées selon le même modèle que les entités de base, les font entrer dans une
logique de mouvement social. Elles cherchent par ce biais à améliorer leur fonctionnement technique
et surtout à remplir leur mission de représentation politique [Letourmy et Pavy-Letourmy, 2005].
2. - Proximité des méthodologies dans les domaines
de la micro-assurance santé et de la microfinance
2.1 - Le secteur des mutuelles de santé au Sénégal
Au Sénégal, les mutuelles de santé communautaires ont commencé à émerger de façon
relativement précoce en comparaison avec les autres pays d’Afrique de l’Ouest, puisque les
premières ont été créées à la fin des années 1980. Mais leur multiplication date de la fin des années
1990 et du début des années 2000. Le secteur des mutuelles de santé a d’ailleurs connu un
développement relativement parallèle à celui de la microfinance qui se caractérise aussi, au Sénégal,
par un très fort dynamisme. Actuellement, les liens entre les deux secteurs ne cessent de se renforcer.
Dans notre échantillon, 13 mutuelles de santé sur 19 ont réalisé un couplage avec des activités de
microcrédit et de nombreuses institutions de microfinance sont en train d’élaborer une offre de
micro-assurance de santé. Les deux activités semblent donc être perçues comme deux volets
complémentaires d’appui aux populations pauvres par les organisations professionnelles ou par les
ONG qui les soutiennent.
On comptait en 2003, lors d’un inventaire complet sur l’Afrique de l’Ouest, 87 mutuelles de
santé pour le Sénégal, sur un total de 324 dans la sous-région. En effet, le Sénégal est, avec le Mali, le
pays le plus avancé dans le développement des mutuelles de santé. Parmi ces 87 mutuelles de santé, 57
sont des mutuelles de santé communautaires dites au premier franc (en opposition avec les mutuelles
dites « complémentaires » ou « mixtes »), soit la catégorie qui nous intéresse.
Les caractéristiques de base des différentes mutuelles de santé sont souvent très proches car en
réalité le choix du modèle de fonctionnement relève plus souvent d’une opération de « copier/coller »
des pratiques des structures voisines que d’une réelle élaboration collective au sein de l’assemblée
générale. C’est la raison pour laquelle nous trouvons des résultats comparables dans nos deux bases
de données [8] . Ce constat explique d’ailleurs certains des problèmes rencontrés ensuite par les
mutuelles de santé. En effet, les guides méthodologiques recommandent aux nouvelles mutuelles de
réaliser au moment de leur création des études précises sur la capacité contributive de leurs membres
et sur les données épidémiologiques disponibles dans les centres de soins correspondants. En
pratique, elles s’en dispensent.
En moyenne, les mutuelles de notre échantillon ont quatre années d’existence et elles comptent
chacune 552 adhérents et 1 797 bénéficiaires, soit environ 3 bénéficiaires par adhérents. En effet,
l’inscription est collective, c’est-à-dire qu’une adhésion permet de recevoir un carnet sur lequel il est
possible d’inscrire jusqu’à 10 ou 15 proches. Le montant de l’adhésion est de 1 400 FCFA [9] en
moyenne (et 1 000 FCFA pour la médiane). Ensuite, les cotisations sont mensuelles et pour chaque
bénéficiaire. Elles s’élèvent en moyenne à 177 FCFA (200 FCFA pour la médiane).
Il convient de souligner que ces montants d’adhésion et de cotisation sont extrêmement faibles,
car ils s’adressent en général à des populations (urbaines ou rurales) du secteur informel et aux
revenus très limités. Pour indication, l’enquête 1-2-3 précédemment citée sur le secteur informel dans
les grandes villes d’Afrique de l’Ouest, estime le revenu mensuel moyen d’un travailleur du secteur
privé informel à 38 400 FCFA, soit 58,5 euros.
En ce qui concerne les paquets de prestations, ils varient entre les mutuelles de notre échantillon.
Les soins qui feront l’objet de remboursement vont des soins de santé primaires, autrement dit des
soins dispensés au poste de santé, à l’échelon le plus bas du système sanitaire (31,5 % des mutuelles
les prennent en charge) aux soins de santé secondaires (68,5 %) qui, eux, font appel à une structure
avec un plateau technique plus équipé (chirurgie légère, petites hospitalisations et examens
laboratoires de base). Les mutuelles de santé passent des accords avec les prestataires de soins (postes
de santé, centre de santé, hôpitaux et pharmacies). La signature d’une convention écrite permet de
fixer les relations entre les parties : le mode de tarification (forfaits ou à l’acte) ; les modalités de
paiement (dans certains cas, les prestataires de soins acceptent de ne recevoir de la part du patient que
le montant du ticket modérateur et de se faire régler le reste de la facture en fin de mois, par la
mutuelle) ; la qualité des services (disponibilités des médicaments, accueil, disponibilité du
personnel, etc.) ; et le montant de la caution éventuellement versée par la mutuelle de santé à la
structure de soins.
La signature de ces conventions est une étape très importante dans la mise en place d’une
mutuelle. Plus celle-ci représente une population nombreuse, plus elle devrait être en mesure
d’obtenir des conditions favorables. Mais pour cette opération également, les mutuelles ont trop
souvent tendance à recopier les pratiques de leurs voisines sans chercher à identifier les conditions
qui leur conviendraient le mieux.
3. - Faiblesse du développement du secteur
3.1 - État des lieux actuel
En termes de bénéficiaires, les mutuelles de notre échantillon comptabilisent environ 47 % du
nombre de bénéficiaires total du secteur au Sénégal, chiffre que nous estimons à plus de 70 000
individus pour environ 11,8 millions d’habitants en 2005 [10] . Le secteur est peu structuré. Il est
fragmenté et encore fortement marqué par les programmes internationaux et nationaux qui ont pour
rôle de promouvoir les mutuelles de santé. On ne trouve pas, par exemple, de mutuelles ayant atteint
la maturité des plus grands réseaux de microfinance.
Sur le plan réglementaire, une loi a été votée en 2003 pour établir le statut des mutuelles de santé,
mais la signature tardive du décret d’application (en 2009) a généré pendant longtemps un flou
juridique pour les structures concernées. Cette loi pourrait d’ailleurs être rendue caduque par
l’application au Sénégal d’un projet de règlement communautaire Uemoa sur ce secteur. Par
conséquent, en 2006, le statut des mutuelles de santé n’existait officiellement pas encore et les
structures ne faisaient pas l’objet d’un processus de délivrance d’agrément, comparable à celui qui
s’impose aux institutions de microfinance. Cette absence de réglementation a induit un défaut
d’encadrement formel de l’activité des mutuelles de santé. Il n’y avait aucune norme de gestion et très
peu de suivi extérieur. Seuls les programmes d’appui aux mutuelles de santé et les unions régionales
de mutuelles essayaient d’intervenir pour homogénéiser l’activité de leurs partenaires et les inciter à
adopter des procédures de gestion similaires. La qualité de la gestion de chaque mutuelle dépendait
essentiellement du niveau professionnel du gérant et de la qualité de l’intervention d’un éventuel
appui technique extérieur.
Figure 1 : Le secteur des mutuelles de santé au Sénégal
Par ailleurs, cette absence de statut juridique formel, privait les mutuelles de santé d’une partie
de leur reconnaissance en tant que mouvement social organisé. En comparaison aux mutuelles de
crédit qui bénéficiaient d’un véritable statut et qui étaient mieux organisées collectivement, elles
pesaient donc un poids politique et social bien inférieur.
La figure ci-dessus présente les acteurs du secteur des mutuelles de santé au Sénégal, et permet
de comprendre la multiplicité des intervenants dans la promotion de celui-ci : les programmes de
promotion des mutuelles de santé (des ONG nationales et des associations locales, des programmes
de la coopération étrangère, tels que la mutualité belge, ou bien un programme international de
l’Organisation internationale du travail), les unions et coordinations régionales des mutuelles de
santé, à Thiès, à Dakar, etc. ; et les mutuelles elles-mêmes.
Vingt ans après l’apparition des premières mutuelles, le poids de ces structures reste insignifiant
dans l’économie nationale et peu d’entre elles ont acquis une véritable solidité qui assure leur
pérennité. C’est la raison pour laquelle nous n’avons pas pu utiliser directement le recensement des
mutuelles de santé effectué par la Concertation en 2003 pour constituer un échantillon, étant donné
que de nombreuses mutuelles ont cessé leur activité et que de nouvelles sont apparues entre temps.
La petite taille des organisations rend donc impossible les économies d’échelle et provoque une
mutualisation trop faible du risque. En effet, une mutuelle de santé qui compte moins de 1 000
bénéficiaires (et c’est le cas pour 7 mutuelles de notre échantillon sur 19) est, selon le modèle de la
loi des grands nombres, particulièrement vulnérable face à des phénomènes de sélection adverse et
d’aléa moral qui sont difficiles à contrôler.
Pour se protéger, elles ont mis en place un système qui consiste à rendre temporairement
inéligible au remboursement tout bénéficiaire en retard de cotisation. Toutefois étant donné que le
versement des cotisations constitue la première source de financement de l’activité des mutuelles,
l’incertitude quant au recouvrement constitue un risque permanent de déséquilibre financier. Les
responsables des mutuelles en sont conscients et mènent en général une gestion prudente grâce à la
constitution de réserves et au développement de mécanismes de co-paiement. Toutes les mutuelles
étudiées pratiquent le système du ticket modérateur (entre 20 et 60 % de la facture, selon la nature des
soins ou des médicaments) et parfois elles ont même instauré un plafonnement annuel des
remboursements pour chaque bénéficiaire.
Par ailleurs, les taux de recouvrement des cotisations suivent une variation cyclique au cours de
l’année. Les premiers mois connaissent en général des taux satisfaisants de recouvrement, puis ceux-
ci se dégradent à partir de juillet et août et jusqu’à la fin de l’année. Ce cycle correspond à
l’alternance des saisons et au calendrier annuel des dépenses des ménages [14] . En effet, malgré la
reconnaissance par de nombreux bénéficiaires de l’utilité de la couverture du risque santé, le
versement de la cotisation apparaît souvent comme la dernière des priorités dans les postes
budgétaires du ménage et c’est par conséquent la première dépense à être interrompue en période de
crise.
Le problème pour les mutuelles de santé est que le cycle de remboursement des sinistres est
opposé à celui du recouvrement des cotisations. La saison des pluies (de juillet à novembre) est celle
durant laquelle le taux de cotisations baisse mais elle correspond aussi à une hausse des épisodes de
maladie chez les bénéficiaires et donc au pic des remboursements des sinistres pour la mutuelle. Il est
donc impératif pour les mutuelles de constituer un certain niveau de réserves afin de pouvoir lisser
leurs dépenses sur leurs revenus annuels.
Graphique 1 : Cycles des cotisations et des remboursements d’une des mutuelles de l’étude
Face aux quatre limites principales que nous venons d’évoquer : faible croissance du nombre de
mutuelles, faible taux de pénétration, manque de capacité contributive des bénéficiaires et faible
niveau de professionnalisation, les mutuelles de santé sont à la recherche de solutions nouvelles. C’est
la raison pour laquelle elles sont tentées par le couplage entre la microfinance et la micro-assurance.
4. - Couplage entre micro-assurance de santé et
microfinance
Le couplage entre la micro-assurance et la microfinance consiste à associer ces deux services
selon différentes modalités de montage institutionnel afin de profiter de synergies qu’il peut générer
(tant pour le bénéficiaire que pour la structure d’origine) [Labie et al., 2006 ; Letourmy et Pavy-
Letourmy, 2005]. Le couplage entre des activités de micro-assurance et de microfinance est une
pratique qui a tendance à se multiplier. Dans notre échantillon, 13 mutuelles de santé sur 19 ont
développé des liens avec une mutuelle d’épargne et de crédit, et dans l’inventaire des mutuelles de
santé au Sénégal de 2003, sur 57 organisations, 4 avaient été créées par des institutions de
microfinance (IMF) et 18 proposaient en même temps des services de microfinance.
Dans les institutions de microfinance, l’intérêt pour les activités de micro-assurance de santé
connaît également une forte progression en raison de leur besoin croissant de diversification.
Historiquement, les premières organisations de microcrédit ont connu une évolution de leurs
activités. Elles sont passées de l’octroi de prêts de petits montants uniquement destinés à des activités
rémunératrices, à d’autres types de prêts (prêts à la consommation, prêts d’urgence et prêts sociaux)
ainsi qu’à des activités de collecte d’épargne ou de transfert d’argent, de domiciliation de salaire, etc.
Cette évolution a été qualifiée de passage du microcrédit à la microfinance, en raison de la
diversification des services financiers proposés. Elle répond à différentes préoccupations des
institutions de microfinance : trouver de nouvelles sources de financement autoproduites, diversifier
le portefeuille de crédits pour contrôler les risques internes et améliorer les services aux membres…
En effet, les crédits octroyés sont souvent détournés de l’activité productive vers laquelle ils sont
censés être dirigés et employés à combler d’autres besoins. Les IMF ont donc analysé les causes de
cette fongibilité des prêts afin de trouver des réponses mieux adaptées aux besoins des bénéficiaires.
Parmi les explications avancées par les responsables des IMF, apparaissent des besoins concernant
l’habitat, l’éducation, des dépenses sociales et les problèmes de santé.
La question de l’assurance est par conséquent apparue progressivement : assurance décès pour
protéger les membres de la famille de l’emprunteur et pour diminuer les risques portés par l’IMF ; et
assurance maladie pour limiter le risque lié à un épisode de maladie pour l’emprunteur et améliorer
le remboursement des prêts. Dans la majorité des cas, cette évolution répond à une demande sociale
exprimée par les mutualistes. Par ailleurs, l’augmentation de la concurrence dans le secteur de la
microfinance a aussi pu jouer un rôle dans la recherche de diversification des activités des IMF.
Dans une certaine mesure, il est possible de faire une distinction entre l’activité de crédit d’un
côté et les activités d’épargne et d’assurance de l’autre. Pour le microcrédit, l’institution place sa
confiance dans le bénéficiaire, alors que pour l’épargne et la micro-assurance, la relation est
inversée : c’est le bénéficiaire qui doit avoir confiance dans l’organisation [Labie et al., 2006].
Enfin, l’épargne et la micro-assurance peuvent être considérées comme des activités qui
permettent de lisser la consommation des ménages pauvres en instaurant une faible dépense régulière,
en vue d’une dépense importante et soudaine. Pour les deux types d’organisations, la gestion de la
liquidité est donc fondamentale [Labie et al., 2006]. Toutefois, en micro-assurance, la question de la
liquidité se pose avec acuité puisque la survenance des sinistres n’est pas aussi prévisible que l’octroi
de prêts et le cycle de leurs remboursements.
Hypothèses en faveur du couplage
Les défenseurs du couplage entre les activités de micro-assurance et les activités de
microfinance font l’hypothèse de co-bénéfices pour les deux types d’institutions.
Le couplage de ces deux activités présenterait un double intérêt pour la mutuelle de santé pour
améliorer son résultat et éventuellement accroître son influence. Tout d’abord l’octroi de
microcrédits pour financer la mise en place et/ou le développement d’activités génératrices de
revenus permettrait d’améliorer le versement mensuel des primes d’assurances. Ensuite la
microfinance pourrait être également utilisée comme un instrument pédagogique pour convaincre les
bénéficiaires des avantages de la micro-assurance. En effet, en obligeant les bénéficiaires des crédits
à souscrire une assurance maladie pendant la durée du remboursement d’un prêt, les responsables de
l’assurance santé comptent sur une démonstration de l’intérêt de la couverture santé.
Pour l’IMF il est supposé que l’instauration d’une activité de micro-assurance permettrait de
réduire les risques de non-recouvrement des crédits générés par des problèmes de santé chez
l’emprunteur. Cette réduction du risque de non-remboursement aurait deux explications. La mise en
place d’une assurance santé mettrait fin au phénomène de fongibilité du crédit (détournement d’un
prêt octroyé pour un investissement productif afin de couvrir des dépenses de santé), et diminuerait
les effets d’un épisode de maladie sur l’activité du micro-entrepreneur. La productivité de son activité
économique serait meilleure ainsi que la rentabilité de son prêt, ayant pour conséquence une
probabilité supérieure de bon remboursement.
Sur le plan organisationnel, le couplage entre les deux activités présenterait des avantages en
mutualisant certaines ressources et en créant des incitations positives.
1.$Effets d’échelle sur les coûts administratifs. Les charges de fonctionnement pourront être
réparties entre les deux branches d’activité. Par ailleurs, les mutuelles de santé sont très intéressées
par la possibilité d’effectuer des prélèvements à la source. En leur permettant de prélever les
cotisations directement sur le compte des bénéficiaires au sein de l’IMF ou de les facturer au moment
du versement d’un crédit, elles réduisent considérablement les coûts de transaction générés par un
recouvrement mensuel des cotisations auprès de chaque bénéficiaire.
2.$Partage de l’information. Le croisement des bases de données relatives aux deux activités
permet à chacune de disposer, à moindre coût, d’un grand nombre d’informations sur leurs
bénéficiaires. Ainsi pour l’IMF, l’adhésion à la mutuelle de santé peut devenir une condition pour
l’octroi d’un prêt. Le versement régulier des primes d’assurance à la mutuelle de santé permet de
mesurer préalablement la capacité de remboursement de l’individu et de réduire les risques de non-
recouvrement des crédits.
3.$Renforcement de la mission sociale des organisations. Par une association de ces deux
activités, les institutions qui ont pour objectif principal d’aider les populations les plus défavorisées
peuvent mettre au service de leurs bénéficiaires les avantages des deux types de services et les
synergies que le couplage apporte.
Un fonds est mis à disposition des mutuelles pour être attribué de façon rotative soit à des
individus, soit à des groupements. Ce fonds ne bénéficie qu’aux membres qui sont à jour de leurs
cotisations et il est destiné uniquement au développement d’activités créatrices de revenus. Dans 5 des
mutuelles, une condition préalable obligatoire a été posée. Les groupes de femmes qui veulent
accéder au crédit doivent mettre en place une caisse de solidarité entre les membres.
L’approvisionnement de cette caisse constitue une épargne collective en prévision d’éventuelles
difficultés futures de versement des cotisations ou autres dépenses urgentes.
Dans ce montage, les crédits rotatifs sont de montants très faibles (de 5 000 à 150 000 FCFA
individuellement et de 75 000 à 300 000 FCFA pour les groupements). Et ils sont distribués à des taux
inférieurs à ceux du marché de la microfinance puisqu’ils se situent entre 5 et 12 % (contre une
fourchette de 12,5 et 16 % en 2005, dans les IMF étudiées).
Le taux de remboursement de ces crédits rotatifs est proche de 100 % pour toutes les mutuelles.
Pour les mutuelles qui ont récemment commencé à fonctionner avec des groupements de
femmes, les résultats sont très positifs, puisque les taux de recouvrement des cotisations se sont
nettement améliorés, passant de moins de 35 % à plus de 58 %. Pour les autres, l’amélioration n’est
pas aussi clairement chiffrée.
Dans ce cas précis, il semble que le couplage entre les deux activités permette de donner des
incitations positives aux bénéficiaires pour qu’ils honorent leurs engagements. En effet, les crédits
sont accordés aux individus et aux groupes qui sont le plus à jour de leurs cotisations et un non-
remboursement signifierait la stigmatisation des bénéficiaires concernés au sein de la mutuelle.
Toutefois, ce montage signifie que le microcrédit au sein des mutuelles de santé s’adresse en réalité
aux bénéficiaires qui cotisent le mieux et non pas, comme il est annoncé, à ceux qui ont des difficultés
pour cotiser régulièrement.
Dans notre échantillon, nous avons rencontré un exemple de création de mutuelle de santé
parallèle à une IMF qui présentait des résultats intéressants. Dans ce cas, l’adhésion à la mutuelle de
santé est conditionnée par l’adhésion préalable à l’IMF, élevant considérablement le coût d’entrée
(jusqu’à six fois plus élevé que pour les autres mutuelles de santé). Les primes d’assurance sont
prélevées sur le compte des bénéficiaires dans l’IMF, ce qui lui permet d’atteindre un taux de
recouvrement de cotisation de 98 %.
Grâce à la taille du réseau de l’IMF, la mutuelle de santé a pu croître rapidement et elle compte
après trois années d’exercice, plus de bénéficiaires (soit 5 349) que les autres mutuelles de notre
échantillon, exceptée la plus ancienne, créée en 1997, qui compte 6 420 membres.
Néanmoins, ce système ne concerne pas non plus les plus défavorisés, en raison du coût d’entrée
qu’il instaure.
Par ailleurs, le montage qui suppose une double adhésion pour pouvoir bénéficier de la
couverture santé augmente considérablement les frais d’entrée à la mutuelle de santé. Cette situation
peut générer un effet d’éviction dans la mesure où certains bénéficiaires qui auraient eu accès au
microcrédit ou à l’assurance de santé sans le couplage, se retrouvent dans l’incapacité d’adhérer au
double système.
Encore une fois, dans la pratique, le supposé cercle vertueux entre le financement privé de la
santé et la qualité de l’offre de soins ne semble pas être la règle. Certains responsables de mutuelles
ont témoigné des améliorations des soins fournis par les centres de prestation, suite à la mise en place
de la mutuelle et grâce aux relations contractuelles liant les deux parties. Il s’agit pourtant de cas de
succès relativement isolés, car la majorité des mutualistes regrette les difficultés rencontrées dans la
relation entre les mutuelles et les centres de soins.
En outre, le niveau de ressources effectives des ménages et le degré d’aversion pour le risque
des populations concernées restent le problème le plus important. En d’autres termes, les populations
ne sont pas également sensibles au concept de prévoyance et d’assurance selon leur niveau de revenu.
Quand le budget d’un ménage se gagne et se dépense au jour le jour, il est impensable de vouloir
dégager des ressources suffisantes pour lisser les dépenses de santé dans le long terme, et ce malgré
toute la sensibilisation et la compréhension des populations sur les mutuelles de santé. C’est la raison
pour laquelle, les mutuelles ont souhaité travailler sur des mécanismes de crédit pour augmenter les
ressources de leurs bénéficiaires et les aider à lisser leurs dépenses. Mais les premiers résultats de ces
couplages entre les deux activités montrent qu’ils ne permettent pas de lever toutes les difficultés et
qu’ils présentent des risques supplémentaires dans l’activité des mutuelles. Principalement, on
observe que les effets positifs du couplage bénéficient aux bénéficiaires qui profitaient déjà
pleinement de la première activité et que le problème des bénéficiaires les plus défavorisés reste
entier. Ces premières tendances seront à affiner avec des études et des analyses plus approfondies.
De toute évidence, les mutuelles de santé ne pourront résoudre sur le long terme le problème de
l’accès aux soins et du financement de la santé si elles ne sont pas accompagnées de politiques
publiques dans le domaine de la santé, de l’éducation et de la formation et du développement
économique.
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Notes du chapitre
[*] ↑ Chargée de mission plaidoyer pour le Financement du développement au Comité catholique contre la faim et pour le
développement (CCFD)-Terre solidaire
[1] ↑ L’auteur remercie le professeur Joseph Brunet-Jailly et le docteur Bruno Floury pour leurs précieux conseils.
[2] ↑ Les taux d’intérêt des organismes de microcrédit sont souvent relativement élevés. Cette situation s’explique par le degré de
risque pris par ces organismes, le montant moyen très faible des prêts, la quantité de travail d’accompagnement nécessaire et par
conséquent, la difficulté de réaliser des économies d’échelle. Néanmoins, les taux étaient, dès le départ, plus faibles que les taux
usuraires pratiqués dans le secteur informel et ils ont eu tendance à baisser un peu, en raison des bons résultats obtenus par les institutions
de microfinance.
[3] ↑ Estimation de l’enquête 1-2-3, menée par DIAL en 2001 et 2002. Cf. www.dial.prd.fr
[4] ↑ Enquête sénégalaise auprès des ménages (ESAM II), réalisée entre 2001 et 2002, menée par la Direction nationale de la
statistique, Dakar.
[6] ↑ Chiffres donnés au cours de la conférence « Couverture du risque maladie dans les pays en développement : Rompre le
cercle vicieux de la maladie et de la pauvreté », qui s’est tenue à l’Élysée, les 15 et 16 mars 2007.
[7] ↑ Ibid.
[8] ↑ La première base regroupe les données collectées lors de notre travail de terrain et la seconde correspond à l’inventaire des
systèmes d’assurance maladie de 2003 par la « Concertation ». Cf. www.concertation.org
[9] ↑ Le taux de conversion entre l’euro et le franc CFA est fixé à 1 euro = 655,957 FCFA. Cf. Banque de France.
[10] ↑ Estimation réalisée à partir de la base de données de la Concertation, pour environ 11,8 millions d’habitants en 2005. Cf.
rapport annuel du PNUD 2007-2008, www.undp.org
[11] ↑ Entretien à Dakar le 4 décembre 2006, Bureau international du travail, stratégies et techniques contre l’exclusion sociale et
la pauvreté.
[13] ↑ Ibid.
[14] ↑ « Mais compte tenu des réalités culturelles, les cotisations étaient insuffisantes et irrégulières. Elles dépendaient du cycle
des fêtes de famille et religieuses », entretien avec le président du Conseil d’administration d’une des mutuelles de l’étude au Sénégal.
[16] ↑ Entretien avec une gestionnaire de mutuelle de santé, Thiès, le 14 décembre 2006.
Accès aux médicaments
20. Politiques globales de l’accès aux médicaments :
entre tradithérapeutes et OMC
Marc Dixneuf [*]
Marc Dixneuf, docteur en science politique, a travaillé sur l’économie politique
internationale et la gouvernance globale de la santé. À partir de 2002, il a enseigné les
politiques internationales de santé à l’Université de Lille-II et à l’IEP de Lille
parallèlement à ses fonctions de rapporteur du Conseil national du sida. Depuis 2009, il
occupe le poste de directeur des programmes associatifs France de Sidaction.
Le pouvoir est bien sûr au cœur de chacun des chapitres : pouvoir des ONG, pouvoir des
entreprises, pouvoir politique local et global. Diverses stratégies devant permettre d’améliorer
l’accès aux médicaments dans les pays en développement sont promues par ces différents acteurs des
politiques mondiales. Les gouvernements, ceux des pays pauvres qui doivent faire face à des défis
protéiformes (agriculture, santé, éducation, infrastructures) et des pays riches soutenant les transferts
financiers de l’aide au développement, tentent eux aussi de conserver un peu de contrôle via les
politiques de l’accès aux médicaments. Ces multiples formes du pouvoir qui traversent les politiques
de santé [Dozon et Fassin, 1989 ; Fassin, 1996 et 2006] apparaissent dans ces articles. Lowri Angharad
Rees traite du rôle social des guérisseurs traditionnels face à la nécessité de la régulation de leur
pratique par les autorités sanitaires nationales. Les tensions internes aux entreprises pharmaceutiques
à la fois acteurs de santé et devant répondre aux attentes de profits des actionnaires traversent l’article
de Margaux Dupont [Ndour et Hommel, 2007]. Enfin, la place de l’autorité privée dans la
gouvernance globale est bien sûr particulièrement présente dans le travail de Margaret Galbraith
[Graz et Nökle, 2008].
Comme le montrent ces chapitres, la question de l’accès aux médicaments permet d’observer les
formes de la régulation de ces pouvoirs, en soulignant les risques d’une vision manichéenne des
politiques en œuvre qui voudrait opposer les acteurs qui y participent. La définition des choix, sans
être le sujet de ces articles, est toujours éclairée. Comment offrir un accès équitable à la santé et
s’assurer de la bonne gouvernance pharmaceutique chère à Carinne Bruneton ? Comment ne pas
rejeter un acteur indispensable comme l’industrie, voire « un partenaire obligatoire » comme le
présente Robert Sebbag ? Comment dépasser les apparences séduisantes de solutions qui semblent
rapides à mettre en œuvre ? Comment concilier les impératifs d’accès au médicament sans négliger
les effets sur l’environnement, comme le discute Mathieu Gervais ?
3. - Interactions Nord-Sud
L’intérêt de ces chapitres réside aussi dans l’évocation des processus de transnationalisation à
l’œuvre dans les politiques de l’accès aux médicaments. Il ne s’agit pas de processus à sens unique du
Nord vers le Sud. Ce sont bien plutôt des échanges au cours desquels les compétences des partenaires
se renforcent mutuellement ou bien qui contribuent à façonner sur le long terme les pratiques des
pays. Les organisations non gouvernementales du Nord ont longtemps défendu les intérêts des
populations du Sud, mais aujourd’hui les ONG du Sud sont très largement majoritaires dans les
mobilisations internationales. Cela a été notamment le cas à la veille de l’ouverture de la Conférence
internationale sur le sida de Vienne en juillet 2010, comme en témoigne la liste des signataires de la
mobilisation « Broken Promises Kill » [1] . Au début des années 2000, il apparaissait évident que les
entreprises des pays développés et les organisations internationales perturbaient les politiques de
santé des pays en développement, notamment avec la mise en œuvre du cadre de l’OMC. Les cadres
commerciaux multilatéraux mis en œuvre à l’échelon global sont aujourd’hui profondément intégrés
aux politiques industrielles des pays émergents. Un accord de libre-échange en négociation entre
l’Inde et l’Europe suscite aujourd’hui de nombreuses craintes quant aux perspectives d’accès aux
traitements dans les pays pauvres [Krikorian, 2010].
La lecture successive de ces chapitres ouvre une réflexion sur les systèmes de santé et l’accès
aux médicaments que l’on aurait tort de considérer circonscrite aux pays du Sud. En conclusion, il ne
s’agit bien sûr pas de comparer l’accès aux médicaments au Nord et au Sud, mais de souligner la
proximité des processus politiques en jeu. Les cadres du commerce mondial comme les normes
globales de la « bonne gouvernance » s’imposent au niveau global. On retrouve en Europe les
contraintes financières qui pèsent sur les politiques publiques de santé qui se traduisent par des
formes de recouvrement des coûts et de restriction du personnel [Pierru, 2007]. La place des
entreprises du médicament dans les réflexions sur les dépenses de santé est centrale dans nos sociétés
développées. De même, la localisation du pouvoir de décision et la légitimité des acteurs privés à
participer à la définition des orientations de santé sont constamment discutées. En France, les
discussions sur les lois visant à réformer l’administration de la santé ont conduit à des affrontements
entre représentants de la société civile sur la possibilité pour des associations de malades de recevoir
des financements des entreprises du médicament. Ainsi, pour peu que l’on accepte que la
globalisation de la santé ne soit pas une formule creuse qui nous servirait seulement à parler de
l’accès aux médicaments dans les pays en développement, mais un processus bien réel, alors il faut
aussi lire ces chapitres en pensant aux politiques de santé des pays développés.
Bibliographie
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2137-2169.
Notes du chapitre
[*] ↑ Directeur des programmes associatifs France de Sidaction
[1] ↑ www.worldcarecouncil.org/content/broken-promises-kill-activists-open-aids-conference
21. Politique des médicaments et bonne gouvernance
pharmaceutique
Carinne Bruneton [*] [1]
Carinne Bruneton est docteur en pharmacie et diplômée en économie de la santé
(Paris-I-Panthéon-Sorbonne). Après avoir exercé pendant plus de quatre ans comme
pharmacien hospitalier en Côte-d’Ivoire, elle a suivi des projets pharmaceutiques pour
plusieurs associations. Elle est, depuis une dizaine d’années, déléguée générale du Réseau
médicaments et développement, rédactrice de la revue ReMeD et co-modératrice depuis dix
ans du forum électronique E-MED sur les médicaments essentiels.
Diverses études ont prouvé qu’il n’existe aucun lien entre des revenus par pays et le nombre de
médicaments qui sont disponibles sur le marché pharmaceutique. Certains pays à ressources limitées
ont dix-sept fois plus de médicaments sur leur marché national comparativement à d’autres
relativement plus riches (graphique 1).
Graphique 1 : Nombre total de médicaments vendus toutes formes et dosages confondus
dans 6 pays
Dans d’autres études, l’inégalité d’accès aux médicaments essentiels par les populations a été
calculée en nombre d’heures de travail qui ont été nécessaires pour payer l’intégralité du traitement
d’infections fréquentes (graphique 2).
L’étude montre que pour un travailleur tanzanien, il faudrait l’équivalent de 500 heures de travail
pour payer un traitement antituberculeux, 460 heures pour payer un traitement de dysenterie
bacillaire, 120 heures de travail pour payer un traitement pour une gonorrhée, comparativement au
travailleur suisse qui ne sacrifie aucune heure de son salaire pour payer l’intégralité de son
traitement.
Les malades des pays en développement (PED) et ceux des pays développés n’ont pas les mêmes
chances devant la maladie. En revanche, les PED gaspillent des ressources financières relativement
importantes pour l’achat des produits pharmaceutiques qui ne correspondent pas toujours à leurs
besoins. Afin d’assurer l’accès aux médicaments essentiels et leur disponibilité tout en assurant leur
efficacité et leur innocuité, l’Organisation mondiale de la santé a créé le double concept de politique
pharmaceutique et de liste nationale de médicaments essentiels [OMS, 1977] suite à la résolution
WHA28.66 lors de la 28e Assemblée mondiale de la santé en 1975 [OMS, 1975].
1. - Les composantes d’une politique
pharmaceutique nationale
1.1 - Qu’est-ce qu’une politique pharmaceutique
nationale ?
Elle permet d’établir des priorités nationales acceptées par tous (professionnels de santé,
industries pharmaceutiques, associations de malades, ministère de la Santé et gouvernement), afin
d’orienter le système pharmaceutique national et répondre aux priorités de la santé publique. Les
composantes d’une politique pharmaceutique nationale (PPN) sont décrites au tableau 1.
La mise en œuvre des composantes de la PPN va avoir un impact plus ou moins important sur
l’accès, la qualité et le bon usage des médicaments essentiels.
La PPN se présente sous forme de document officiel qui est l’expression des valeurs, des
aspirations, des objectifs à atteindre dans le cadre d’une stratégie globale faite de décisions et
d’engagements de l’État à moyen et à long terme.
identifier les médicaments essentiels sur la base de preuves scientifiques sur l’efficacité la
sécurité et le coût rapportées par des experts indépendants et sans conflit d’intérêts ;
Tous ces facteurs compromettent l’accessibilité aux médicaments essentiels pour les couches les
plus défavorisées, et celles-ci n’ont d’autres recours que le secteur public ou le marché illicite des
médicaments qui comporte des risques pour la sécurité des usagers (qualité et conservation non
assurées, aucune traçabilité, principe actif différent de celui annoncé sur la boîte, conseils inadaptés,
etc.). En outre, les financements des médicaments par les gouvernements ne suivent pas la tendance à
la hausse des prix (le gouvernement du Yémen dépense seulement 0,34 dollar par capita par an en
2006 [HAI et OMS, 2009]).
son suivi et son évaluation : identifier les points pertinents pour la prise des décisions par
les gestionnaires, définir les données à collecter, créer un système fiable de collecte de données.
Toutes ces étapes doivent faire l’objet d’études afin d’améliorer en permanence l’intervention à
chaque niveau du développement du processus [OMS/AFRO, 2001].
L’OMS vient de publier les résultats d’une étude sur les indicateurs de mise en place de la
politique pharmaceutique de 156 pays en 2007 [OMS, 2010]. Ont été relevés les indicateurs portant
sur le système d’enregistrement des médicaments, sur le système d’approvisionnement en
médicaments, sur le financement des médicaments, sur la production et le marché et sur l’usage
rationnel des médicaments. On relèvera ainsi que les 42 pays de la zone AFRO ayant répondu au
questionnaire ont tous une liste de médicaments essentiels en 2007.
L’application du concept de liste de médicaments essentiels dans ces pays durant une période de
quinze ans, montre que la progression des besoins qualitatifs en médicaments d’un pays comme le
Mali ne se sont élevés que de 21,32 % et que durant la même période, dans un pays proche comme le
Togo, ils ont été de 210 %, ce qui soulève le problème de la sélection en termes de priorité de santé
publique et de choix de médicaments essentiels en utilisant des bases scientifiques prenant en compte
leur efficacité, leur innocuité et le rapport comparé coût/efficacité. En revanche, un pays comme la
Guinée-Bissau a maintenu à 10 % près sa liste nationale de médicaments essentiels. De telles
variations mettent en évidence le problème de la prise en charge de la santé des populations et de la
volonté politique de ses dirigeants dans la satisfaction des besoins fondamentaux en fonction des
ressources financières disponibles.
Pour les antipaludiques, 2 pays sur 8 disposent de l’artesunate seul, contrairement aux
recommandations de l’OMS qui demandent de les associer à d’autres antipaludiques pour éviter les
résistances aux traitements. En revanche, 7 pays sur 8 disposent sur leur liste de l’association
arthémeter + luméfantrine selon les recommandations de l’OMS, montrant que la majorité des pays
ont suivi effectivement les orientations de l’Organisation.
Il a été aussi observé que la doxycycline est recommandée dans les huit pays comme traitement
prophylactique du paludisme malgré le fait que ce médicament a disparu des prescriptions pour le
traitement d’infection bactérienne dans les pays européens à cause des troubles œsophagiens
(œsophagite). Cependant, une constatation est à faire à propos de son utilisation en Afrique, la
doxycycline est souvent utilisée dans le cadre d’une infection parasitaire potentiellement mortelle (et
non bactérienne), et la notion du risque bénéfique prend alors une autre dimension différente de celle
que l’on connaît en Europe.
Certains pays ont introduit les médicaments traditionnels améliorés (MTA) dans leur liste
nationale de médicaments essentiels pour répondre à des indications de traitement de troubles
mineurs (la toux, la constipation, les coliques intestinales, etc.). D’autres pays ont accepté une
indication des MTA dans des affections plus graves pouvant avoir des complications (diabète,
hypertension, hépatite B, drépanocytose) sans que l’on dispose à ce jour de preuves scientifiques par
des essais cliniques sur leur action pharmacologique. Si le premier cas où les MTA sont utilisés dans
des indications mineures sans séquelles est compréhensible car cela peut permettre de réduire la
facture d’importation des médicaments, par contre dans le second cas où il s’agit d’affections
gravissimes, voire mortelles et souvent sources de complications nécessitant des prises en charge
longues et coûteuses, cette attitude de recommandation des MTA dans une liste des médicaments
essentielle semble désavouer les objectifs de santé publique et d’économie attendus de l’application
d’une politique pharmaceutique nationale.
une rationalité sociale : favorisant l’accès aux médicaments en conseillant les moins chers.
Le consommateur (ou usager) est l’acteur principal, car c’est lui qui décide en fin de compte de
prendre ou non le médicament, et l’automédication est un phénomène général qui perturbe trop
souvent la prescription rationnelle. Le consommateur sait que le médicament n’est pas un produit
comme les autres : il a le pouvoir « magique » de guérir et il est aussi un poison potentiel. Il évalue le
médicament sur son aspect extérieur et sur son image (publicité, emballage). Il est important pour le
patient de croire au médicament qu’il prend, d’où l’importance de la communication avec le médecin
et le pharmacien.
Figure 1 : Les acteurs influant l’usage des médicaments
Le prescripteur prescrit ce qu’il croit bon pour le malade, en fonction de sa formation, de son
expérience, et de l’image qu’il a du médicament. Il a une forte influence sur le patient. Le prescripteur
ne peut ignorer la demande du patient, et ne peut tout refuser. Le prescripteur a besoin de se sécuriser,
particulièrement quand le diagnostic est incertain, donc quand ses moyens d’investigations sont
incomplets ou son niveau de formation insuffisant. Le prescripteur a également des contraintes
économiques, et il peut rechercher plus de ressources en temps ou en argent (consultations rapides,
sous-traitance de ses tâches à du personnel moins compétent, entente avec un laboratoire contre des
avantages, pratiques parallèles telles que le supplément de prix pour des activités médicales
particulières). Ces pratiques sont souvent connues mais cachées car anti-éthiques.
Cinq facteurs peuvent avoir une influence sur l’usage rationnel des médicaments :
l’industrie pharmaceutique qui délivre une information pharmaceutique qui peut être biaisée
car elle a une logique commerciale qui peut primer sur la logique scientifique [Rossigneux,
2009] ;
l’information pharmaceutique indépendante vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique qui
permet de présenter les effets réels d’un médicament à travers l’analyse des études cliniques
[Prescrire, 2006] ;
Dans son étude sur les indicateurs de suivi de la politique pharmaceutique nationale des pays,
l’OMS met en évidence le peu de centres d’information et de documentation médico-pharmaceutiques
mis à disposition des professionnels de santé dans les pays africains, ce qui montre les difficultés
rencontrées par les professionnels de santé pour avoir accès à une information actualisée et
indépendante de l’industrie pharmaceutique [OMS/EMP/MPC, 2010].
Graphique 4 : Pays avec des centres d’information pour les prescripteurs en 2007 dans les
différentes régions de l’OMS
2. - Politique pharmaceutique et politique générale
En 2008, trente pays de la région Afrique de l’OMS avaient formulé et révisé leur politique
pharmaceutique nationale en vue d’élargir l’accès aux médicaments essentiels à leur population
[OMS/AFRO, 2007]. Certains pays comme le Brésil, l’Inde et la Chine avaient formulé et mis en place
une PPN depuis plus de quinze ans, il n’est pas étonnant que ces pays soient devenus autosatisfaisants
dans leurs besoins, voire des exportateurs de médicaments. En revanche, cette dynamique de
développement en vue de satisfaire les objectifs en médicaments essentiels efficaces et sûrs dans ces
pays émergents, est contrariée par les nouvelles contraintes en matière de protection de la propriété
intellectuelle et par conséquent des brevets liés à la production des médicaments, sans engagement des
pays industrialisés pour satisfaire les demandes des pays à ressources limitées en matière de solution
thérapeutique de leur maladie négligées du fait de leur faible solvabilité.
D’autres pays importateurs à ressources limitées ont pris des initiatives pour améliorer la
gestion des achats des médicaments et les processus opérationnels nécessaires, afin d’améliorer leurs
achats par la création de centrales d’approvisionnement en médicaments essentiels (CAME) [Acame
et al., 1998]. Une vingtaine de ces centrales nationales se sont regroupées dans le cadre d’une
association des centrales d’approvisionnement en médicaments essentiels (Acame) [2] .
Bien entendu tous les cas exposés sont tributaires de volontés politiques de gouvernements pour
mettre en place des objectifs et des systèmes de financement, tout en prenant des précautions
nécessaires en vue d’une bonne gouvernance pour prévenir, voire éviter le développement de la
corruption.
En effet l’impact de la corruption, notamment sur le secteur pharmaceutique, est d’autant plus
grave que ces pratiques, contraires à l’éthique, affectent directement le domaine de la santé publique.
Au niveau pharmaceutique, la lutte contre la corruption est d’autant plus difficile qu’elle peut surgir à
tous les niveaux de la chaîne du médicament, de la production à la promotion et à la mise sur le
marché du médicament [Hogerzeil, 2009]. Le plus souvent, la corruption revêt l’aspect de pratiques
illicites, telles que les vols, la falsification des données sur l’innocuité ou l’efficacité du médicament,
la promotion contraire à l’éthique, etc. Ces pratiques illicites ont des conséquences sanitaires (risque
d’augmentation de la morbidité, mortalité) et économiques, et affectent la crédibilité des pouvoirs
publics. La sensibilisation des autorités concernées sur les conséquences graves qu’engendre la
corruption sur le fonctionnement du système de santé et l’augmentation de transparence des activités
au niveau de la réglementation pharmaceutique et de la gestion des approvisionnements sont
prioritaires.
Le marché pharmaceutique a connu une croissance rapide du nombre de médicaments
disponibles mais de plus en plus chers. Cependant, il paraît évident que les médicaments destinés aux
traitements des maladies les plus fréquentes dans les pays à ressources limitées deviennent de plus en
plus indisponibles par leur coût élevé. Devant un tel dilemme, la mise en œuvre de la politique
pharmaceutique nationale devrait apporter quelques solutions à court terme, en permettant à ces pays
de faire bénéficier leur population des progrès de la médecine. Néanmoins, beaucoup de
contingences existent et interfèrent avec cette voie, tant à une échelle politique que socio-économique,
voire démographique. La prise de conscience des décideurs politiques, des professionnels de santé et,
de plus en plus, des associations caritatives et de malades, de la possibilité d’une voie nouvelle pour
la satisfaction des besoins en médicaments permet le passage à des étapes plus élaborées en matière
de satisfaction des besoins de santé des populations. Des solutions nouvelles ont émergé et d’autres
sont en cours, grâce au dévouement et à une croyance dans le droit à la protection et à la sauvegarde
de la santé de toutes les catégories sociales, et plus particulièrement celles qui sont les plus
vulnérables.
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Notes du chapitre
[*] ↑ Déléguée générale du Réseau médicaments et développement, rédactrice de la revue ReMeD
[1] ↑ L’auteur remercie le professeur Abdelkader Helali, directeur du Centre national de pharmacovigilance et de matériovigilance
à Alger et expert à l’OMS, membre permanent au Comité de la liste modèle des médicaments essentiels, pour avoir accepté d’apporter
sa contribution à l’enrichissement de cet article.
L’accès aux médicaments essentiels, définis par l’Organisation mondiale de la santé (OMS)
comme les médicaments « qui satisfont aux besoins de la majorité de la population en matière de
soins de santé », constitue un droit fondamental. Ce principe est affirmé par la Constitution de l’OMS
de 1946, signée par les représentants de 61 États, et entrée en vigueur le 7 avril 1948, et par la
Convention internationale sur les droits économiques, sociaux et culturels adoptée par l’Organisation
des Nations unies (ONU) en 1976. À l’échelle individuelle, il représente le droit à la vie, et à l’échelle
globale, un enjeu de santé publique majeur. En effet, comment garantir un bon état de santé d’une
population, si celle-ci n’a pas la possibilité de se soigner avec des médicaments correspondant à ses
pathologies ?
Or, l’OMS estime que près d’un tiers des habitants de la planète n’a pas accès aux médicaments
essentiels dont ils ont besoin [2] . Le pourcentage de la population « sans médicaments » dans le monde
a certes diminué – il représentait près de la moitié en 1975 et environ 39 % en 1985 – mais ce nombre
reste stable en valeur absolue. L’Inde et l’Afrique, où pour un habitant sur deux le droit aux
médicaments essentiels reste un rêve, sont les continents les plus affectés. Dans ce domaine comme
dans beaucoup d’autres, les inégalités entre pays selon leur niveau de développement, entre le Nord et
le Sud pour schématiser, sont criantes. Alors que 99 % de la population des pays riches peuvent se
soigner avec des médicaments adaptés à leurs pathologies, ce chiffre descend à 76 % dans les pays à
revenu intermédiaire, et à 61 % dans les pays les plus pauvres [OMS, 2004]. Ainsi, près de 87 % des
prescriptions de médicaments ont lieu dans les pays industrialisés, où vivent moins de 20 % de la
population mondiale [Gateau et Heitz, 2008], les quatre cinquièmes restants devant se partager 13 %
du total.
Cette inégalité d’accès, inacceptable dans l’absolu, l’est davantage encore si l’on prend en
compte le fait que les besoins sont bien plus importants dans les pays à revenu faible et intermédiaire,
la prévalence de maladies à forte morbidité, autrement dit le pourcentage des individus malades dans
une population, y étant largement supérieure. Il ne s’agit donc pas seulement d’un problème d’égalité,
c’est-à-dire d’accès aux soins, mais également d’équité, autrement dit de l’accès par rapport aux
besoins sanitaires.
Toujours selon l’OMS, l’accès aux médicaments essentiels dépend de quatre facteurs centraux :
(1) un processus rationnel de sélection des médicaments, (2) des prix raisonnables, (3) un
financement adéquat et durable, et (4) des systèmes d’approvisionnement fiables [OMS, 2004].
Dans de nombreux endroits du monde, on en est loin. Les obstacles auxquels sont confrontées les
populations des pays en voie de développement (PED) concernent principalement la disponibilité des
médicaments (l’existence d’une offre adaptée à leurs besoins), leur accessibilité, et leur disponibilité
à un prix abordable [Gateau et Heitz, 2008]. Dans ces pays, le niveau élevé des prix se fait d’autant
plus sentir qu’il n’existe pas, dans la plupart des cas, de système d’assurance maladie. En outre, les
inégalités d’accès géographique aux soins sont considérables à l’intérieur même des pays concernés.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce secteur se porte plutôt bien : les ventes globales des
produits pharmaceutiques ont été multipliées par deux entre 1999 et 2006, période au terme de
laquelle elles ont atteint 643 milliards de dollars de chiffre d’affaires selon IMS Health. Avec une
rentabilité annuelle d’environ 20 % sur l’ensemble du secteur [Morange, 2005], et qu’on estime
atteindre le double pour les « big pharma », il constitue sans aucun doute l’un des secteurs les plus
rentables. Il faut dire que les moyens sont mis en œuvre pour assurer la bonne vente de ses produits,
avec un effort de marketing qui constitue son premier poste de dépenses, et près du double des
sommes allouées à l’activité de recherche et développement. Même dans un contexte de crise, le
secteur pharmaceutique n’a donc pas à s’inquiéter de son avenir.
Comme toute industrie privée, l’industrie pharmaceutique suit les logiques du marché et
l’objectif de maximisation de son profit, avec pour finalité l’augmentation de la rémunération de ses
actionnaires. Il est intéressant de noter qu’une grande partie du capital de ces entreprises est détenue
par la catégorie des « investisseurs institutionnels », dans laquelle on retrouve des banques, mais
également les compagnies d’assurance, les organismes de placement collectif et les fonds de pension.
Elle représente environ deux tiers des capitaux du leader mondial Pfizer, et 80 % du numéro 1
français sanofi-aventis Groupe, même si ce dernier ne donne aucune précision sur la catégorie dite «
public ». Ironiquement, la maximisation des gains pharmaceutiques a donc, parmi ses finalités, celle
du financement de certaines retraites.
Cette industrie est souvent tenue pour être, au moins en partie, à l’origine de la situation
désastreuse en matière d’accès aux médicaments des populations pauvres, non sans raison si l’on
considère la structure de son offre, l’orientation de sa recherche et ses politiques de prix. Le secteur
pharmaceutique est au centre de nombreuses tensions, inhérentes au fait qu’une industrie privée
intervient dans un domaine qui relève de la sphère publique : la santé des populations.
Ceci étant, depuis quelques années, le secteur pharmaceutique affiche une volonté d’agir en
faveur de l’amélioration de l’accès aux soins dans les pays en voie de développement, et met en avant
une reconnaissance de sa responsabilité dans ce domaine, après l’avoir longtemps niée. Parmi les
nombreux facteurs expliquant cette évolution, deux événements ont été particulièrement déterminants.
Le premier est la dévaluation du franc CFA en Afrique francophone en janvier 1994, qui a poussé
l’industrie pharmaceutique à se réunir avec les autorités sanitaires des pays touchés et leurs différents
partenaires, afin de réagir conjointement et permettre à ces pays de continuer d’importer des
médicaments malgré leur situation économique et financière défavorable. Ces négociations,
premières du genre, ont été suivies par la Conférence internationale sur le VIH/sida à Abidjan en
1997, au cours de laquelle le président Jacques Chirac et le ministre Bernard Kouchner défendront
l’idée de rendre accessibles à tous les malades atteints de sida les thérapeutiques antirétrovirales. Le
Programme conjoint des Nations unies sur le VIH/sida (Onusida) lance l’Initiative d’accès aux
antirétroviraux et obtient de l’industrie pharmaceutique une réduction du prix des trithérapies et des
tests de dépistages de l’infection au VIH/sida. L’autre événement décisif a été l’affaire du procès de
Pretoria en 2001 : le procès est intenté par une alliance de 39 laboratoires pharmaceutiques contre
l’Afrique du Sud, pour avoir tenté de rendre possible l’importation de médicaments génériques à bas
prix, en contournant le système des brevets, dans le cadre d’un programme national de lutte contre le
VIH/sida. Affaire qui a fortement mobilisé l’opinion publique mondiale, les Organisations non
gouvernementales et les agences des Nations unies, et s’est soldée par la décision des laboratoires de
retirer leur plainte.
Que penser de cette nouvelle attitude volontariste de l’industrie du médicament ? S’agit-il d’une
véritable volonté d’améliorer l’état de santé des populations les plus pauvres, ou d’un simple outil de
communication visant à corriger le déficit d’image dont elle souffre ? Cette question englobe celle
des motivations, plus ou moins explicites, qui se trouvent derrière ces actions, mais également celles
de leur forme et de leur impact. Il est nécessaire d’en évaluer les conséquences en termes d’accès aux
soins et de santé publique dans les pays en développement, afin de déterminer quelles réactions
adopter. En effet, l’industrie pharmaceutique apparaissant comme un nouvel acteur de la santé au Sud,
ou, en tout cas comme un acteur dont l’intervention a évolué, elle devra être prise en compte par les
acteurs déjà impliqués. Cette question concerne donc à la fois les organisations non
gouvernementales (ONG), les organisations internationales impliquées dans le secteur de la santé, les
États du Nord et du Sud, leur société civile, ou encore les patients, le personnel de santé et les
producteurs de génériques.
Cet article tente de faire le point sur les actions menées par les géants pharmaceutiques en faveur
de l’accès aux soins au Sud, en s’intéressant en particulier à leurs modalités, aux motivations qui les
inspirent et aux critiques qui leur sont le plus fréquemment adressées, pour se demander ensuite quel
jugement y apporter, et quelles réaction adopter. Prenant en compte la forte croissance que
connaissent depuis quelques années les fabricants de médicaments génériques aux quatre coins du
monde, l’analyse sera néanmoins centrée sur les grandes entreprises des pays industrialisés vendant
des soins « de marque » protégés par des brevets, car c’est pour elles que la question des politiques
d’accès aux soins se pose en ces termes. La distinction courante entre « Nord » et « Sud » est reprise
ici dans un but de schématisation, mais ne doit pas occulter le fait qu’il s’agit de catégories
hétérogènes. Les pays dits du « Sud », qui regroupent les pays « en développement » et les «
émergents », pour utiliser une autre catégorisation, connaissent en effet des réalités bien différentes
dans de nombreux domaines, dont évidemment l’accès aux soins et les capacités de production de
médicaments génériques.
1. - Les actions de promotion de l’accès aux
médicaments au Sud par les industries
pharmaceutiques
Au-delà de son engagement théorique en faveur de l’accès aux soins dans les pays en
développement qui passe notamment par des déclarations de bonnes intentions et l’affirmation de la
reconnaissance de sa responsabilité en la matière (tous les grands groupes pharmaceutiques mettant
aujourd’hui en avant sur leur site internet leur volonté d’améliorer l’accès aux soins à travers le
monde), l’industrie pharmaceutique met en place des projets concrets dans ce domaine.
La tendance est clairement à la hausse : selon la même IFPMA, le nombre de projets de ce type
aurait été multiplié par six entre 2003 et 2010. C’est également la conclusion du Access to Medicine
Index, qui évalue les efforts faits par les vingt plus grandes compagnies pharmaceutiques du monde
pour améliorer l’accès aux médicaments essentiels dans les pays en développement et élabore un
classement de ces firmes. L’augmentation des initiatives dans ce domaine, depuis sa création en 2008,
est l’une des principales conclusions de l’édition 2010 de cette étude indépendante. Le rapport
souligne le progrès des firmes japonaises, jusqu’alors en retrait [Access to Medicine Foundation,
2010].
Les entreprises de ce secteur désireuses d’agir de façon « citoyenne » ont recours à plusieurs
types de programmes, parmi lesquels on peut en distinguer cinq principaux.
Le premier d’entre eux consiste en des dons de médicaments. Il s’agit du plan d’action le
plus ancien pour une entreprise désireuse d’être « sociale », plus connu sous le nom de mécénat,
vieux de plusieurs siècles. C’est aujourd’hui encore l’une des méthodes d’action les plus
courantes.
Les entreprises peuvent aussi appliquer des prix différenciés, aussi appelés prix
préférentiels, indexés sur le pouvoir d’achat de la population en question. Cette politique,
nommée « equity pricing » car elle est censée se fonder sur le principe d’équité, a pour but
d’adapter les prix des médicaments aux moyens des patients lorsqu’aucun système de sécurité
sociale ne remplit ce rôle. Le prix résultant de cette politique, censé être raisonnable pour la
population, est situé entre le coût appliqué habituellement et le prix coûtant, « sans profit ni perte
» selon l’expression du groupe sanofi-aventis. En pratique les prix des médicaments disponibles
dans les pays du Sud ne sont pas toujours inférieurs à ceux vendus au Nord.
Les producteurs de médicaments effectuent également des ristournes sur leurs ventes auprès
de certains clients considérés comme spéciaux, en particulier les ONG et les institutions
internationales. De cette façon, ils participent à des projets de coopération sanitaire en tant que
fournisseurs socialement responsables.
De plus, des programmes de recherche sont mis en place pour découvrir et développer des
traitements thérapeutiques contre les maladies touchant spécifiquement les pays en voie de
développement. Les priorités de santé étant sensiblement différentes dans ces pays par rapport
aux pays industrialisés – même si l’on reconnaît de plus en plus l’importance qu’y ont également
les maladies non transmissibles – il est nécessaire que des soins répondant à ces besoins
spécifiques soient développés pour améliorer la situation. En plus du sida, qui les touche de plein
fouet, il s’agit en particulier des maladies tropicales, comme le paludisme, ou de maladies
fortement liées à la pauvreté, comme la tuberculose. Cette dernière, qui subsiste en Europe au
sein des classes les plus défavorisées, les sans-domicile fixe en particulier, est d’ailleurs
surnommée « maladie du pauvre ». Les populations de ces pays sont en outre victimes de
maladies dites « négligées » telles que la trypanosomiase, la leishmaniose, ou la maladie de
Chagas par exemple. Ces maladies, qui touchent environ un sixième de la population mondiale,
ne suscitent pas l’intérêt commercial des firmes pharmaceutique, car elles ne se traduisent pas
par une demande solvable de médicaments. Les efforts de recherches et développement fournis
dans ce domaine par les « big pharma » relèvent donc de cette politique d’amélioration de
l’accès aux soins dans les régions défavorisées. Par exemple, le groupe sanofi-aventis a signé en
mai 2009 un accord de collaboration avec la fondation Drugs for Neglected Diseases Initiative
(DNDI, créée par Médecins sans frontières) pour le développement d’un nouveau médicament
contre la maladie du sommeil, maladie qui faisait déjà l’objet d’une coopération entre la firme et
l’OMS. Ce futur médicament sera le bienvenu pour les patients de « deuxième période », qui ont
actuellement le choix entre un traitement vieux de soixante ans aux nombreux effets secondaires
indésirables du fait de sa contenance en arsenic, et un autre d’une quarantaine d’années, moins
toxique mais très contraignant.
Les entreprises ne mènent pas ces projets seules. Au contraire, les alliances et accords y occupent
une place centrale. Les partenariats publics-privés (PPP), forme d’action qui s’impose de plus en plus
dans le domaine de la coopération au développement, sont aussi privilégiés dans ce domaine.
L’idée à l’origine de ces PPP est celle du partage de compétences, chaque partenaire faisant
profiter le projet de ses atouts spécifiques. Ainsi, l’industrie pharmaceutique apporte son savoir-faire,
ses capacités en matière de développement et production de médicaments, ainsi que des ressources
financières mais aussi humaines, et les organisations internationales et non gouvernementales, leur
connaissance des pays et de leurs populations souvent due à leur implantation locale, et leur
expérience en matière d’aide au développement et de coopération sanitaire, dans un objectif de
complémentarité. En ce qui concerne la recherche, elle peut être partagée entre recherche
fondamentale par des entités publiques, et recherche appliquée et clinique par l’industrie pour
convertir les découvertes de nouvelles molécules en médicaments.
Ce type de partenariat est aujourd’hui jugé indispensable, « on ne peut pas travailler seuls »
affirme le docteur Robert Sebbag vice-président du département « Accès au médicament » chez
sanofi-aventis. Ceci est particulièrement vrai pour des projets nécessitant des moyens importants et un
savoir-faire spécifique, mais qui n’ont pas de viabilité financière. À titre d’exemple, le groupe sanofi-
aventis travaille en partenariat avec des organisations telles que l’OMS, Santé Sud, Care, DNDI,
Planet Finance et plus récemment la Fondation Bill et Melinda Gates.
Autre élément important, les efforts faits pour favoriser l’accès aux soins ont pour effet une
amélioration de l’image des laboratoires en interne, c’est-à-dire de la perception qu’ont les salariés
de leur employeur. Celle-ci a une influence directe sur leur motivation, qui à son tour joue sur leur
performance et donc la rentabilité de l’entreprise.
Les politiques d’accès aux soins des groupes pharmaceutiques s’inscrivent donc parfaitement
dans cette évolution des marchés financiers, même s’il ne faut pas en surestimer la portée.
Les intérêts en termes d’image pour l’industrie pharmaceutique à mener ce type de politique sont
donc fortement liés à des pressions extérieures exercées par les investisseurs, le marché et la société
en général. Elle répond ainsi à des exigences imposées par son environnement.
À côté de l’amélioration de son image et de l’effet direct en termes de ventes et de fiscalité, les
politiques d’accès aux soins sont motivées par la volonté de conserver ou de gagner des marchés
dans les pays du Sud.
Il s’agit en premier lieu pour les firmes des pays riches de contrer la concurrence de plus en plus
menaçante des pays à revenu intermédiaire, le Brésil, l’Inde et la Chine en tête. La production de
médicaments génériques s’est largement développée dans ces pays au cours des dernières années, de
sorte qu’ils disposent aujourd’hui d’une grande capacité d’exportation qui fait frémir l’industrie
pharmaceutique du Nord. Les industriels du générique sont devenus peu à peu les principaux
fournisseurs de médicaments essentiels dans les pays en développement, aussi bien en termes de
gamme de produits qu’en volume mis sur ces marchés. L’Inde, la « pharmacie des pays en
développement » comme l’appelle Médecins sans frontières, y exporte ainsi 67 % des médicaments
qu’elle produit [Access to Medicine Foundation, 2010]. Ceci est d’autant plus vrai que, la quasitotalité
des médicaments essentiels registrés par l’OMS ayant vu leur brevet expirer, il n’existe pas de
barrière légale à l’implantation de ces producteurs sur les marchés du Sud. Pour faire face à cette
nouvelle concurrence bien meilleur marché, les entreprises « de marque » n’ont d’autre choix que de
baisser leurs prix. L’exemple le plus parlant est celui des antirétroviraux, qui sont passés de 15 000
dollars par patient et par an en 2001 à moins de 99 dollars en 2007, ce coût fait référence au prix des
médicaments. Celui de la prise en charge globale du patient, qui comporte les tests laboratoires, le
suivi médical, le traitement des infections opportunistes… se situe autour de 400 à 500 dollars par an
[Orbinski, Harland-Logan et Marandi, 2009]. En parallèle, les firmes de médicaments de marque se
sont elles aussi lancées dans la production de génériques, soit en l’initiant elles-mêmes, soit en
croissance externe par le rachat de sociétés dont c’était l’activité. À l’heure actuelle, elles proposent
quasiment toutes une version générique de leurs médicaments, qu’elles vendent sous un autre nom, ce
qui leur permet d’être présentes sur les deux fronts et de concurrencer les sociétés exclusivement
productrices de génériques.
Dans certains cas, les laboratoires peuvent avoir intérêt à réduire leur prix de vente pour éviter
que les pays en voie de développement n’aient recours aux « licences obligatoires ». Cette modalité,
prévue par les Aspects sur les droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Adpic) et
les dispositions de la Déclaration de Doha de 2001, permet à un pays, si sa situation sanitaire le
justifie, de passer outre le brevet d’un médicament sans l’accord du détenteur de ce brevet, et de faire
produire la version générique sans verser de redevance. Cette clause a été élargie par la décision de
l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2003, autorisant l’exportation de produits fabriqués
sous licence obligatoire vers des pays dont les capacités de production sont insuffisantes. Même si
dans les faits, la possibilité pour les pays du Sud d’avoir recours à des licences obligatoires est
limitée, elle relativise néanmoins la position de force de l’industrie pharmaceutique face aux pays en
voie de développement. De cette façon, la menace du recours aux licences obligatoires par un pays
peut pousser un « big pharma » à réduire « volontairement » ses prix, afin de ne pas perdre un
marché. C’est le cas du laboratoire Abbott par exemple, qui a baissé le prix du médicament
antirétroviral Kaletra dans certains pays de 2 200 à 1 000 dollars par patient et par an, juste après une
décision de la Thaïlande d’utiliser cette flexibilité et pour en faire baisser le prix à… 1 000 dollars
justement [Oxfam]. Même si l’industrie pharmaceutique s’efforce de la présenter comme telle, la
baisse des prix des médicaments brevetés est donc loin d’être toujours volontaire.
Un intérêt supplémentaire présenté par ces programmes d’accès aux médicaments pour les
firmes pharmaceutiques est qu’ils leur permettent de s’implanter sur de nouveaux marchés. Les
entreprises, dans cette branche comme dans d’autres, ont pris conscience de l’opportunité de
s’intéresser aux populations pauvres pour le potentiel de croissance de leurs marchés, comme le
préconise la théorie du « bas de la pyramide » (« bottom of the Pyramid »), développée par C. K.
Prahalad. Selon cette dernière, les populations pauvres doivent être considérées comme des
consommateurs potentiels, et non limitées au rôle de receveurs de l’aide. Le docteur Robert Sebbag
du groupe sanofi-aventis considère ainsi les pays du Sud comme les « gros marchés » du futur, là où
se trouvent les « relais de croissance ».
Le fait d’agir dans ces pays, via des projets d’accès aux soins dans un premier temps, permet
donc d’acquérir une connaissance de ces marchés, ce qui permettra de s’y implanter plus facilement
dans le futur. Et, de cette façon, rend l’accès aux producteurs indiens, brésiliens et chinois plus
difficile.
Les politiques d’accès aux soins des entreprises pharmaceutiques, loin d’être un simple geste
désintéressé, sont le fruit d’un calcul stratégique et économique dont les retombées sont indéniables.
La recherche dans le champ des maladies « négligées » touchant ces pays, et le développement de
médicaments correspondants est également considérée comme particulièrement faible, alors qu’il
s’agit justement du cœur de métier des laboratoires pharmaceutiques. Actuellement, le paludisme, la
pneumonie, la diarrhée et la tuberculose, qui au total représentent 21 % du « fléau sanitaire mondial »
et se concentrent dans les pays en développement, reçoivent 0,31 % seulement des fonds publics et
privés de la recherche en santé [Orbinski, Harland-Logan et Marandi, 2009]. Sur 163 nouveaux
médicaments commercialisés entre 1999 et 2003, trois seulement ciblaient des maladies
prédominantes dans les pays en développement. Autre exemple, le médicament le plus récent pour
traiter la tuberculose est vieux de trente ans, et les patients de la maladie du sommeil ne bénéficient
pas d’un traitement satisfaisant, même si celui-ci devrait voir le jour.
La pratique de prix différenciés n’est, pas plus que les autres pratiques, jugée à la hauteur des
besoins. Selon le rapport Investing for Life publié en 2007 par Oxfam International, il n’existe pas de
réelle politique de fixation des prix des médicaments essentiels de façon systématique et transparente
en fonction du pouvoir d’achat des populations. L’application de telles mesures reste limitée, et n’a
souvent lieu que lorsque les firmes pharmaceutiques bénéficient d’une grande visibilité, c’est-à-dire
pour des pays ou des maladies attirant l’attention des médias et de l’opinion publique. De plus, une
baisse des prix ne se traduit pas toujours par l’accessibilité du médicament, qui reste souvent trop
cher pour la population concernée. Ainsi, on estime qu’une réduction de 80 % du prix des
médicaments antirétroviraux par rapport à 2003 ne résoudrait pas le problème de l’accès à ces soins
pour la population vivant sous le seuil d’extrême pauvreté, c’est-à-dire avec moins d’un dollar par
jour [Durand, 2003].
Le deuxième grand travers de ces politiques est qu’elles sont, bien trop souvent, déterminées par
l’offre des entreprises, et non par les besoins des populations.
D’abord, une des principales modalités reste le don. Or, on observe que ce ne sont pas n’importe
quels médicaments qui en font l’objet. Dans de nombreux cas, les dons portent sur des médicaments
qui, de toute façon, seraient invendables car ils se trouvent en surplus dans les pays riches, ne
correspondent pas ou plus à leurs besoins de santé, ou pire, ne répondent pas aux exigences
sanitaires, voire réglementaires, qui y sont en vigueur. « Le monde en développement comme
poubelle du monde développé », une critique qui n’est pas propre au secteur de la santé.
Dans d’autres cas, il s’agit de produits que le laboratoire fabrique et parvient à vendre dans
d’autres régions du monde, mais qui sont beaucoup trop chers pour les pays du Sud. C’est par
exemple le cas de l’introduction du vaccin contre le papillomavirus humain, via des ONG, dans des
pays comme la Bolivie, le Ghana ou le Népal. Bien sûr, cette maladie sexuellement transmissible y est
présente, mais elle ne se trouve pas parmi les priorités de santé de ces pays, qui sont touchés par bien
d’autres maux. En commençant par donner ces produits très coûteux, les entreprises pharmaceutiques
créent un besoin, une habitude d’administration de la part du personnel médical. Une fois le produit
dans le circuit sanitaire, il n’est pas facile de l’en sortir, même si celui-ci devient payant.
Les programmes de dons, comme moyen d’écouler des stocks ou d’introduire un produit, sont
donc largement déterminés par l’offre des entreprises pharmaceutiques, et non par les besoins des
populations du Sud. Les deux peuvent correspondre, mais c’est loin d’être toujours le cas.
Un autre problème posé par le don, est qu’il a certes une efficacité immédiate, car des soins sont
fournis gratuitement à des malades, mais il n’est pas pérenne et n’apporte pas de réelle solution au
problème. Les dons sont par nature limités dans le temps et s’adressent à une population ciblée de
bénéficiaires, mais surtout ils ont lieu en marge des logiques économiques. Au contraire, « c’est sur
les mécanismes du marché, la manière dont il est réglé, les éléments qu’il prend en compte qu’il faut
intervenir » [Pignarre, 2002].
Même lorsqu’il ne s’agit pas de dons, les initiatives des entreprises pharmaceutiques sont très
souvent liées aux produits qu’elles fabriquent. L’exemple d’un programme de recherche mis en place
par Pfizer en Bolivie en 2006, avec la condition d’utiliser uniquement les produits Pfizer, en est un
exemple frappant et qui est loin de constituer une exception.
La troisième grande série de critiques concerne la défense parfois agressive de ses intérêts par
l’industrie pharmaceutique, même lorsque ceux-ci sont contraires à la santé publique mondiale.
Le lobby pharmaceutique exerce également des pressions au sein des instances multilatérales.
Les développements récents au sein de l’OMS, avec pour point culminant son Assemblée générale de
2010, l’ont bien démontré. À côté de la controverse sur l’alerte déclenchée pour le virus H1N1, deux
autres affaires impliquant l’industrie pharmaceutique ont été au cœur de la polémique : d’une part,
l’utilisation de la lutte contre les contrefaçons de médicaments comme moyen de défendre de façon
rigide les droits de la propriété intellectuelle, et d’autre part l’interférence créée – avec succès – par
les « big pharma » dans l’élaboration d’un rapport sur les modes de financement de la recherche et
développement sur les maladies négligées, afin d’en diluer le contenu.
De plus, les politiques des laboratoires pharmaceutiques tendent à maintenir les pays auxquels
elles s’adressent dans une position de faiblesse. D’abord, les dons de médicaments n’incitent pas leurs
pouvoirs publics à développer des services de soins et systèmes d’assurance, et peuvent mener à une
situation de dépendance vis-à-vis de la firme. Ensuite, les prix différenciés n’aident pas à l’émergence
d’une solidarité entre les pays du Sud, en ce qu’ils se fondent sur une relation bilatérale avec chacun
d’eux, l’entreprise qui les pratique pouvant ainsi générer une compétition entre ces pays. Cela va plus
loin : le secteur pharmaceutique s’attache, lorsqu’il le peut, à segmenter ces pays. C’est ce qu’on a pu
observer lors des « négociations compétitives » de 2003 entre les pays d’Amérique latine et les
entreprises du secteur, dans le but de faciliter l’accès aux antirétroviraux et aux réactifs dans la
région. Ces dernières ont posé la sortie du Chili, de l’Argentine et du Mexique du processus comme
condition pour initier celui-ci. Outre le fait que ces trois pays, représentent un marché potentiel bien
supérieur aux autres, le Brésil ne faisant pas partie du groupe de négociation, cette attitude peut aussi
être vue comme la volonté d’empêcher l’émergence d’un bloc ayant un réel poids dans les
négociations : « diviser pour mieux négocier ».
L’attitude des laboratoires vis-à-vis de l’accès aux soins des populations pauvres est donc pour le
moins ambiguë.
2. - Que penser de cet engagement de l’industrie
pharmaceutique ?
Quel jugement porter sur les politiques d’accès aux soins de l’industrie pharmaceutique du Nord
à destination des pays du Sud ? S’agit-il d’une véritable prise de conscience de sa responsabilité, qui
se traduit par la mise en place de programmes adaptés aux exigences de santé des populations
pauvres ? Ou au contraire de pures techniques de communication, favorisant les coups médiatiques et
répondant mal aux besoins ?
« Le temps de la polémique est révolu » affirme le docteur Sebbag. Rien n’est moins sûr, et il
suffit pour s’en convaincre de regarder la façon dont l’attitude des grandes firmes pharmaceutiques
est qualifiée : « prise de conscience », « réel engagement », « volonté de combler le fossé » par les
uns, « piège », « poudre aux yeux », « gadget » par les autres. La question qui se pose est celle de
savoir si l’accès aux soins révèle une volonté sincère de l’industrie pharmaceutique ou s’il ne
représente, pour elle, qu’un outil de communication.
Comme nous l’avons déjà exprimé, les entreprises du secteur n’ont pas réellement le choix
d’agir ou de ne pas agir de façon « citoyenne ». Il s’agit de la réaction la plus intelligente de leur part
pour tenter de combler un déficit d’image qui nuisait à leurs profits, et aux exigences nouvelles
venant de leur environnement, les consommateurs et actionnaires en tête. Un des enjeux directs restant
la valeur de la capitalisation boursière, elles ciblent ainsi les fonds éthiques avec la promotion de la
santé des populations pauvres comme instrument de communication financière.
Les nombreux partenariats mis en place résultent certes d’une volonté d’efficacité, répondant à
une nécessité, mais ont également pour but de montrer qu’on peut s’allier avec l’industrie
pharmaceutique, et que ces alliances sont bénéfiques pour l’ensemble des acteurs. Dans leur effort de
communication, les entreprises pharmaceutiques insistent sur ces partenariats, soulignant qu’elles y
apportent moyens et compétences, mais aussi qu’elles ont besoin de ceux des autres. C’est une façon
pour elles de casser cette image d’entités avides de gains et immorales avec qui il n’est ni possible ni
souhaitable de s’associer. Il est vrai que les partenariats public-privé sont certainement la voie la plus
prometteuse pour améliorer l’accès aux médicaments des populations du Sud, et doivent donc être
développés.
La France en particulier souffre d’un retard en la matière, comme l’attestent le docteur et député
Pierre Morange dans son Rapport au Premier ministre [2005] et le professeur Philippe Kourilsky qui
analyse la contribution de la France à la recherche pour le développement [2006]. En effet, aucune
plateforme de concertation n’a jusqu’alors réuni à Paris l’industrie pharmaceutique, le ministère des
Affaires étrangères, le ministère de l’Industrie, l’Agence française de développement, ou d’autres
acteurs publics, privés et associatifs s’engageant à rendre plus accessibles aux populations des pays
du Sud les médicaments produits au Nord. Le député Pierre Morange recommande la création de
toute urgence d’une « Task force accès aux médicaments » rassemblant les acteurs aux intérêts
divergents a priori, visant à mettre en cohérence les logiques respectives des institutions de
coopération au développement et les industriels. Son rôle aurait été de structurer le débat, coordonner
les actions des uns et des autres en mettant en place des partenariats viables et efficaces, ainsi que de
faciliter l’utilisation par les pays en voie de développement des flexibilités applicables aux Adpic
[Morange, 2005]. Malheureusement, cinq ans après la recommandation, cette « Task force » n’a pas vu
le jour et les partenaires publics et privés français continuent d’opérer en rang dispersé sur la
question des politiques d’accès aux médicaments essentiels et génériques dans les pays en
développement. Un groupement d’intérêt public (GIP), « Alliance pour le développement », a été créé
en novembre 2006, rassemblant les entreprises sanofi-aventis et Veolia Environnement d’une part, et
de l’autre le ministère des Affaires étrangères et européennes, l’Agence française de développement
et l’Institut Pasteur, dont les missions n’ont pas été opérationnalisées. La disposition des entreprises
pharmaceutiques à prendre part à des partenariats publics-privés, quelle qu’en soit la motivation
profonde, est une évolution positive et sans doute une opportunité à saisir. La création en 2006 de la
Facilité internationale d’achat des médicaments Unitaid, fondée sur une taxe de solidarité sur les
billets d’avion et créée à l’initiative de la France et du Brésil, rejoints par d’autres pays, s’inscrit dans
le prolongement des recommandations des rapports cités, mais ne contribue pas de manière
significative au dialogue public-privé en France, tel que l’auraient souhaité les auteurs. La création
d’une plateforme de concertation sur la production, l’approvisionnement et distribution des
médicaments, impliquant les ONG, est à l’étude en 2010 à l’initiative du ministère des Affaires
étrangères et européennes et devrait se mettre en place très prochainement.
La sincérité des industriels peut être sérieusement mise en cause si l’on considère la défense
parfois agressive de leurs intérêts, aux dépens des objectifs de santé publique. Leurs actions de
promotion d’accès aux soins apparaissent alors davantage comme un arbre cachant la forêt de leur
ambition. Les firmes pharmaceutiques sont donc prêtes à améliorer l’accès aux soins dans les pays
pauvres ou émergents, mais dans les cas où elles l’ont décidé et suivant les modalités qu’elles
déterminent. Et elles ne sont en aucune façon disposées à abandonner leur position dominante.
Le fait que les projets en faveur de l’accès aux soins dans les pays en voie de développement
aient pour but premier l’amélioration de l’état de santé des populations ou plutôt celle de l’image des
firmes, a des conséquences sur ces dernières. En effet, si l’objectif est l’amélioration de l’image, on
conçoit aisément que les actions qui en résulteront seront celles ayant la meilleure visibilité, celles
qui seront le mieux relayées par les médias et susciteront le plus d’émotions positives de l’opinion
publique, et pas nécessairement celles qui répondront le mieux aux besoins. Les deux peuvent se
confondre, mais cela n’est pas toujours le cas. De plus, une concentration sur l’image favorise
souvent les grandes interventions ponctuelles sans réel suivi plutôt que celles orientées vers le long
terme et celles induisant une intervention sur les systèmes.
Il est donc difficile de porter un jugement sur ces politiques d’accès aux soins, le plus
problématique étant le choix des critères et de leur mesure. Les intentions des laboratoires sont
particulièrement difficiles à mesurer, parce que certaines d’entre elles sont dissimulées, et surtout de
par leur caractère subjectif. D’ailleurs, ce critère est-il si déterminant ? Le plus important pour la
santé publique est-il que les entreprises pharmaceutiques soient de bonne foi quand elles promeuvent
l’accès aux soins, ou que l’amélioration en la matière soit réelle et mesurable ? Autrement dit, si les
motivations sont à prendre en compte, il semble plus pertinent de raisonner en termes de moyens, de
réalisations et d’impacts. Ces indicateurs ont pour avantage d’être plus facilement mesurables, mais
amènent d’autres difficultés.
Un des aspects centraux concerne les moyens engagés par l’industrie pharmaceutique pour
mettre en œuvre ses politiques d’accès aux soins. Ces moyens sont-ils suffisants ? Là encore, il est
difficile de fixer un critère, de savoir par rapport à quoi on juge cela : par rapport aux besoins, à
l’évolution vis-à-vis de ce qu’elle faisait avant, aux contributions des autres acteurs, à ses capacités ?
Le premier critère est difficile à quantifier eu égard à l’étendue du problème d’accès aux soins au
Sud. L’industrie pharmaceutique n’a probablement pas les capacités de le résoudre, et ce n’est pas son
rôle. Le deuxième est plus satisfaisant, mais pose la difficulté d’en situer la limite. L’évolution des
moyens est positive, mais les chiffres cités précédemment ne nous disent pas si son augmentation est
suffisante. En 2003, les dépenses dans le secteur de la santé publique mondiale par ces firmes
représentaient 1,4 milliard de dollars selon ces dernières, dépassant légèrement celles de l’OMS (1,37
milliard de dollars) dont c’est l’activité principale, et bien d’avantage celles de l’Union européenne
(450 millions de dollars la même année). L’engagement quantitatif paraîtrait satisfaisant au regard de
ce critère, mais encore faudrait-il savoir comment cette somme a été mesurée : prix de vente ou prix
de revient ? Le fait que ce chiffre provienne du secteur pharmaceutique lui-même nous amène à
penser qu’il s’agit plus probablement du prix de vente, plus avantageux pour ce dernier. Étant donné
les bénéfices que réalise l’industrie pharmaceutique, et ce malgré la crise, ne serait-elle pas censée
faire davantage ? L’importance de ses dépenses de marketing montre en tout cas qu’elle en aurait les
capacités.
La réelle question serait donc davantage celle des priorités que se fixe le secteur
pharmaceutique, plus que celle de sa capacité de financement. Et la réponse a le mérite d’être claire :
la promotion de l’accès aux soins dans le monde en développement n’en fait pas partie.
Une autre dimension à prendre en compte concerne la façon dont les projets sont mis en œuvre,
l’aspect qualitatif de ces politiques. Pour pouvoir porter un œil positif sur ces projets, ces derniers
doivent répondre à plusieurs exigences, et en premier lieu celles de s’adresser directement aux
besoins des populations et d’être menés de façon irréprochable. En plus d’une gestion efficace des
ressources, d’une bonne organisation et de ressources humaines appropriées, il est indispensable que
le projet soit mené dans le respect de la population locale et de sa culture. Cette dimension est difficile
à juger vu le manque d’informations. D’un côté, l’importance que les firmes donnent aux opérations
visibles peut nuire au respect des cultures des pays bénéficiaires et à l’alignement sur leurs priorités,
principe de bonne conduite officiellement reconnu par la coopération internationale depuis la
déclaration de Paris. De l’autre, la place occupée par les partenariats avec des acteurs habitués à
travailler sur le terrain constitue sans doute une sorte de « garde-fou ».
Il faut évidemment s’intéresser aussi aux résultats des politiques d’accès aux soins. Le nombre de
bénéficiaires est un indicateur pertinent, même s’il est, lui aussi, loin d’être suffisant. Il a l’avantage
d’être facilement disponible, les entreprises affichant fièrement le « nombre de vies sauvées » par
telle ou telle action. Le vocabulaire utilisé est emphatique et les chiffres sans doute surévalués, mais
donnent néanmoins un ordre de grandeur. Ici encore, on retrouve la même difficulté de fixer la limite
entre le « satisfaisant » et le « non-satisfaisant ».
En définitive, il faudrait mettre en place des méthodes d’évaluation de ces politiques, à l’instar de
ce qui se fait dans le domaine de l’évaluation des stratégies et interventions de l’aide publique et
privée internationale. Mais la question se pose différemment ici. En effet, l’évaluation fait référence à
la théorie du « principal-agent », où une entité (l’agent) agit pour une autre (le principal), d’après le
mandat qu’il reçoit de lui. L’agent est ainsi responsable devant le principal, il doit lui rendre des
comptes, car c’est en général de lui que viennent les fonds. Or, quel est le principal pour lequel œuvre
l’agent « entreprise pharmaceutique » ? Malheureusement pour les pays du Sud, il s’agit de des
actionnaires de ces entreprises, pour qui le critère majeur reste la rentabilité. Il faudrait donc trouver
un moyen de donner plus de poids à la responsabilité sociale des entreprises sur les marchés
financiers, ou de rendre les entreprises responsables devant la population de ces pays.
Les politiques d’accès aux soins du secteur pharmaceutique, malgré certaines qualités
indiscutables, sont donc loin de résoudre le problème de l’accès aux soins des populations du Sud, du
fait de leur caractère insuffisant et de leurs effets pervers. Mais surtout, elles ne s’attaquent pas aux
problèmes structurels empêchant cet accès, qui relève d’une politique plus vaste. En effet, les
problèmes d’infrastructure et de ressources humaines dans les pays en développement, pour ne citer
qu’eux, restent la plupart du temps hors du champ de l’action des firmes pharmaceutiques, et en
limitent même l’efficacité. Mais reconnaissons qu’il ne s’agit pas de leur compétence directe.
Malgré quelques initiatives sociales, les laboratoires pharmaceutiques occidentaux restent des
entreprises privées, dont le but est, et restera, le profit. La question n’est pas de savoir si cela est bien
ou mal, d’autant plus qu’il y a très peu de chances que cela change, mais de réfléchir aux moyens de
rendre leur impact sur la santé des populations le meilleur possible, ou autrement dit, de minimiser
leur nuisibilité et maximiser leur contribution dans ce domaine.
La difficulté est de savoir comment inciter les entreprises à faire plus et mieux en matière
d’accès aux soins. Ce qui est certain, c’est que la voie la plus efficace est celle dictée par le marché,
qui régit leurs comportements, en développant les fonds éthiques et en inventant de nouvelles
incitations financières à mener des actions bénéfiques aux populations. L’aspect sociétal s’introduit
certes peu à peu sur les marchés, mais la notion de RSE reste accessoire dans bon nombre de cas.
L’introduction d’une notion chiffrée de la rentabilité sociale des entreprises dans leur bilan comptable
pourrait être une piste d’amélioration.
Mais ce qu’il faut également, c’est encourager la concurrence par les producteurs de génériques.
L’accès aux soins dans les pays en développement ne peut pas être uniquement le résultat des bonnes
œuvres d’une industrie qui par ailleurs pratique des prix excessifs. Le développement d’une réelle
offre de soins disponibles et accessibles, est au contraire nécessaire. Les grandes entreprises
pharmaceutiques sont certes en position dominante et défendent bec et ongles la protection de leurs
brevets, non sans abus, mais elles ne sont pas toutes-puissantes. Certains pays, comme le Brésil, l’Inde
ou l’Afrique du Sud, ont réussi à imposer leurs politiques.
Les pouvoirs publics des pays développés ont une responsabilité évidente en la matière. Même si
cela est loin d’être simple à l’heure de la mondialisation, c’est à eux que revient la tâche de
développer des incitations et régulations, et de négocier des accords internationaux allant dans le sens
d’un meilleur accès aux soins. Obliger les entreprises pharmaceutiques à plus de transparence, sur les
coûts liés au développement d’un nouveau produit notamment, est l’une des pistes de réflexion. La
faisabilité et le bien-fondé d’un contrôle accru de son activité, voire même d’un encadrement de ses
profits, sont également évoqués, comme c’est le cas pour le secteur bancaire. Mais surtout, il semble
indispensable de réformer le système actuel des droits de propriété intellectuelle, qui a montré ses
limites, et trouver les moyens d’inciter la recherche tout en favorisant l’accès aux soins des
populations. Plusieurs alternatives allant de la création d’organismes de gestion de portefeuilles de
brevets ou « patents pools », détenus par plusieurs entités, à la mise en place d’un système de prix
récompensant les découvertes impactant le secteur de la santé, en passant par la mise en place de
licences d’exploitation non exclusives et gratuites ouvrant les résultats de la recherche pour ces
applications dans le domaine sanitaire, ont déjà été proposées par la société civile.
Le rôle de cette dernière dans la promotion d’un accès mondial aux soins est fondamental. Les
ONG, les fondations de recherche, les universitaires, tout comme l’ensemble des citoyens ont le
pouvoir et le devoir de surveiller et d’influencer les développements dans ce domaine. Si la critique
systématique est mauvaise, le « silence déraisonnable » comme l’appelle Albert Camus [Durand,
2003] est pire encore. Il ne faut pas fermer les yeux sur les abus de l’industrie pharmaceutique, mais
au contraire les mettre en lumière, l’empêcher de faire pression sur les pays pauvres par d’autres
pressions, et réagir à son intense lobbying par un autre lobbying. C’est sans doute l’une des façons les
plus efficaces de faire évoluer ses pratiques et de la responsabiliser en tant qu’acteur de promotion de
la santé dans les pays en développement.
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Pignarre (Philippe), Le Grand Secret de l’industrie pharmaceutique, Paris, La Découverte, octobre
2002, 192 p. [2e éd.].
Sanofi-aventis : www.sanofi-aventis.com
Notes du chapitre
[*] ↑ Attachée aux Affaires politiques et de coopération à l’ambassade de France en Bolivie
[1] ↑ L’auteur remercie très sincèrement les personnes suivantes pour les entretiens qu’ils ont bien voulu lui accorder sur ces sujets :
le docteur Robert Sebbag, vice-président du département « Accès au médicament » du groupe sanofi-aventis ; le docteur Christian
Darras, représentant en Bolivie de l’Organisation panaméricaine de la santé/Organisation mondiale de la santé (OPS/OMS) ; le docteur
Victoria De Urioste, directrice médicaments pour la région andine au sein de l’OPS/OMS ; et le docteur Oscar Lanza, coordinateur
général d’Action internationale pour la santé Bolivie.
[2] ↑ L’accès aux soins est déterminé par l’Organisation comme le pourcentage de la population ayant accès à une liste d’au moins
vingt médicaments essentiels, disponibles en continu et à un prix abordable dans un établissement de santé ou un point de vente de
médicaments, à une heure de marche maximum du domicile du patient.
23. L’Organisation mondiale du commerce et
l’Organisation mondiale de la santé : le
rapprochement du commerce et de la santé
Margaret Galbraith [*]
Marg aret Galbraith est chargée de mission au service relations internationales de la
Haute Autorité de santé (HAS) à Paris. Elle gère le projet EUNetPaS (Réseau européen de
sécurité des soins) coordonné par la HAS et cofinancé par l’Union européenne. Auparavant,
elle a travaillé comme consultante en informatique dans le domaine de la santé et pour les
entreprises « Fortune 500 ». D’origine américaine, elle est diplômée du Master of Public
Affairs (MPA) de Sciences Po et possède une licence en russe et science politique d’Indiana
University.
Nous analyserons ici les rôles respectifs de l’OMC et de l’OMS dans l’élaboration de politiques
de santé dans des pays en développement. Ensuite, le rapprochement de ces deux organisations sera
commenté en termes d’implication dans le domaine de la mise en œuvre de l’accord sur les Aspects
des droits de propriété intellectuelle qui touchent au Commerce (Adpic) et de l’Accord général sur le
commerce des services (AGCS) pour des actions relevant tant de l’OMC que de l’OMS. Ensuite, le
procès de Novartis contre l’Inde sera présenté comme une illustration de la problématique.
Finalement, les possibilités d’avenir seront discutées.
1. - L’Organisation mondiale du commerce
L’Organisation mondiale du commerce (OMC) est établie le 1er janvier 1995. L’Organisation
succède à l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), qui existait déjà à la fin
de la seconde guerre mondiale. L’OMC constitue « la fondation légale et institutionnelle du système
du commerce multilatéral… il est la plate-forme sur laquelle des relations commerciales parmi des
pays se développent par le débat collectif, la négociation et le jugement » [Rowson et Koivusalo,
2000]. Le principe essentiel de l’Organisation est basé sur la promotion de libre-échange. Parmi les
193 États souverains généralement reconnus dans le monde, 153 États sont membres de l’OMC au 23
juillet 2008. Environ 90 % du commerce mondial est effectué sous sa structure [Betcher et al., 2000].
Comme de plus en plus de pays acceptent de faire partie de l’OMC et comme de plus en plus de
domaines relèvent de son influence, l’impact de l’Organisation sur la santé publique devient
significatif. Deux accords significatifs régissent le secteur de santé à l’OMC. Ce sont l’Accord sur les
aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce ou l’Accord sur les Adpic, et
l’Accord général sur le commerce des services (AGCS).
L’accord sur les Adpic est élaboré en 1994, résultant du cercle de négociation de l’Uruguay de
l’OMC. « L’accord reconnaît que les standards évoluant de façon significative dans les domaines de la
protection du renforcement des droits à la propriété intellectuelle ainsi que l’absence d’une structure
multilatérale regroupant les principes, règles et disciplines qui concernent l’échange international par
rapport à la contrefaçon de biens a été un facteur croissant source de tension dans les relations
économiques internationales. » Cet accord avait pour objectif d’établir des standards internationaux
minimums pour la protection de la propriété intellectuelle. Il y a cinq sources de tension couvertes
par cet accord :
L’AGCS existe depuis plus de dix ans et « est devenu un des éléments les plus controversés du
système de commerce international ». Une partie importante de la controverse semble venir de la
méconnaissance des engagements liés à l’acceptation de cet accord, et en conséquence, de l’ouverture
de leurs secteurs de services à la compétition, particulièrement les services médicaux. Il y a quatre
modes principaux de commerce international selon l’AGCS :
Alors que la ratification de l’AGCS est considérée comme facultative, il semble qu’une pression
croissante est ressentie par les pays en développement concernant cette signature. Il semble aussi
probable qu’au moment du développement de l’AGCS, les implications à long terme n’étaient pas
évidentes. En termes d’ouverture du secteur de santé, il apparaît que très peu de pays signataires aient
consulté au préalable leurs ministères de Santé [Deacon, 2007].
2. - L’Organisation mondiale de la santé
À la différence de l’OMC, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) fait partie du système des
Nations unies. L’Organisation, basée à Genève, a été officiellement fondée en 1946, avec pour
objectif d’empêcher la diffusion de maladies transmissibles. Cet objectif s’est transformé au cours
des décennies [Deacon, 2007]. La constitution de l’Organisation définit sa mission actuelle de la façon
suivante : « L’accomplissement par tous les peuples du plus haut niveau de santé possible. »
La mission principale de l’OMS est « de lutter contre la maladie, spécialement contre les
principales maladies infectieuses, et de promouvoir la santé générale des populations du monde ». À
cette fin, l’OMS cible les trois maladies telles que le sida, la tuberculose et le paludisme, ainsi que les
trajectoires de maladies émergentes telles que la grippe aviaire ou la grippe porcine H1N1. En outre,
l’Organisation travaille de manière consultative pour conseiller les pays dans divers domaines liés à
la santé, et qui inclut les règles sanitaires, les prix pharmaceutiques, la qualité des soins, l’accès aux
médicaments et aux soins, et l’appui au développement des systèmes de santé dans leur ensemble. En
travaillant aux niveaux local, régional, national et mondial, l’OMS vise à définir et aider à remporter
les défis rencontrés, aussi bien pour les pays développés que pour les pays en développement. La
majeure partie du travail est dispensée au travers des initiatives telles que les programmes sanitaires
communautaires et nationaux, les campagnes sanitaires auprès des écoles et de la jeunesse en général.
L’OMS possède quelques craintes spécifiques liées aux accords de l’OMC. Par exemple, l’accord
sur les Adpic encouragera les sociétés pharmaceutiques à axer le développement de produits pour
lesquels il existe un marché profitable, tels que les solutions contre l’impuissance ou l’obésité mais
aussi celles concernant les maladies orphelines. Les inquiétudes de l’OMS ne sont pas sans
fondement. En effet, « un détournement de l’industrie pharmaceutique de la recherche sur des
maladies tropicales » [Rowson et Koivusalo, 2000] s’est déjà produit ; cela inclut la recherche pour
des maladies comme le paludisme ou la tuberculose, maladies dont on se soucie peu dans les pays
développés (excepté les personnes qui voyagent dans les régions infectées), mais qui sont parmi les
premières causes de mortalité dans les pays en développement. L’expansion commerciale entraîne un
risque accru de diffusion des maladies, ce qui ne concerne pas uniquement les pays les plus pauvres,
mais aussi les pays développés. Un autre problème pour l’OMS est le potentiel d’érosion des services
publics, lesquels sont fortement dépendants de ceux qui sont le plus dans le besoin. Malheureusement,
de nombreux pays en développement ont également expérimenté l’exode du personnel médical
compétent vers des entités privées et dans certains cas vers d’autres pays en mesure d’offrir une
meilleure compensation financière et de meilleures conditions de travail.
3. - Les implications
« Le commerce global et les accords sur le commerce international ont transformé la capacité
des gouvernements à surveiller et protéger la santé publique, à réguler les conditions de santé
professionnelles et environnementales, les produits de consommation alimentaire, et à assurer
l’accessibilité aux soins pour tous » [Shaffer et al., 2005]. De nombreux sujets concernent
l’interaction de l’OMC, de l’OMS et de la politique nationale de santé dans les pays en
développement. Le premier point est la protection des produits pharmaceutiques brevetés et l’accès à
une médecine abordable pour les pays en développement. Le fait que ces pays représentent le premier
champ de bataille dans la lutte contre de nombreuses maladies (telles que le sida, la tuberculose, le
paludisme qui à elles seules, tuent plus de six millions de personnes par an dans le monde) ne fait que
souligner l’importance de ce sujet. Alors que de nombreux pays développés bénéficient d’une
couverture du risque maladie et une protection sociale effectives qui incluent le coût du traitement
contre le VIH (en France, par exemple, cette couverture est de 100 %), les pays en développement ne
disposent pas de tels mécanismes, ni n’ont les capacités financières ou politiques de les mettre en
place. Il s’en suit une très grande dépendance des pays vis-à-vis de l’aide extérieure. En Côte-d’Ivoire
et au Cambodge, 87 % du financement des programmes sida sont financés par l’aide extérieure.
Le deuxième point est l’implication de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS)
dans les systèmes de santé publique. Les services fournis au-delà des frontières sont monnaie
courante dans de nombreux hôpitaux aujourd’hui, par exemple quand une radiographie est prise
selon les méthodes classiques, puis numériquement transférée à l’étranger pour un diagnostic. C’est
un système bénéfique en ce sens qu’il fournit un mécanisme pour apporter les technologies nouvelles
aux régions les moins bien équipées. La consommation à l’étranger a lieu lorsque ces personnes qui
en ont les moyens voyagent dans un autre pays pour obtenir des services médicaux. Ces déplacements
sont motivés en vue d’espérer de réduire les coûts et les temps d’attente. Par exemple, les opérations
non vitales aux États-Unis sont extrêmement coûteuses ; il en découle que de nombreux citoyens
choisissent d’aller à l’étranger pour des « vacances médicales ». À Cuba on évoque facilement le «
tourisme médical ». Le déplacement de personnel médical est une question importante pour les pays
en développement. Afin de constituer une communauté médicale compétente, un personnel
expérimenté est nécessaire. Cependant, lorsque des professionnels expérimentés du domaine médical
sont à même de trouver des postes mieux rémunérés dans d’autres pays, les gouvernements sont
confrontés à un nouveau défi : trouver de quoi motiver ce personnel à rester.
Finalement, la présence commerciale est un moyen par lequel les compagnies sanitaires
étrangères sont capables de s’installer dans d’autres pays. Le principal problème concernant la
présence commerciale est sa propension à peser de façon démesurée et insoutenable sur les systèmes
de santé publique dans les pays développés. Alors que la concurrence étrangère entre dans l’arène du
milieu sanitaire, les usagers qui se portent le mieux financièrement se tourneront vraisemblablement
vers les services d’un complexe privé et certainement mieux équipé, laissant ainsi l’État avec les
moins avantagés et ceux qui, statistiquement, semblent le plus avoir besoin de soins. Le problème ne
se résume toutefois pas aux patients, il concerne également le personnel de santé. Naturellement, en
fonction des situations, le résultat est positif ou négatif. Pour ceux qui sont les « meilleurs et les plus
brillants » et qui ont l’opportunité de travailler dans des structures étrangères qui offrent de meilleurs
salaires ainsi qu’une meilleure expérience technique, le résultat est extrêmement positif. Pour ceux
qui n’ont pour seule option que d’utiliser le système public, et c’est le cas de l’État, qui doit rivaliser
avec les structures à fort financement, le résultat est assez négatif. Dans un pays en développement, il
y a souvent à peine une infrastructure en place ou le financement nécessaire pour être compétitif face
à un tel système.
4. - Étude de cas : Novartis contre l’Inde
Le cas de Novartis contre l’Inde offre non seulement un défi pour la loi indienne sur les brevets,
mais aussi un défi pour la validité de la loi sous l’accord Adpic.
4.1 - Arrière-plan
En dépit des profits considérables, la pression exercée par les actionnaires sur les compagnies
pharmaceutiques majeures aujourd’hui est importante. En 2007, certains analystes de l’industrie
prédisaient que pour atteindre les attentes des actionnaires et prendre le pas sur l’escalade dans les
coûts de recherche et développement, chaque compagnie devait produire 45 nouveaux médicaments
par an. Or, jusque là, elles en produisent autant à plusieurs. Avec de telles pressions, combinées au
coût phénoménal que représente l’investissement requis pour développer de nouveaux médicaments,
inutile de se demander pourquoi nombre d’entreprises décident de s’orienter vers des améliorations
de produits existants, ou de l’« evergreening » (ou « rafraîchissement perpétuel ») dans le but
d’atteindre ces objectifs. L’evergreening est un procédé utilisé par les compagnies pharmaceutiques
pour breveter de légères modifications dans un médicament (par exemple son conditionnement, ou un
changement mineur de molécule), ce qui leur permet d’étendre la durée de vie du brevet au-delà de ce
que la Loi permet à l’origine.
Une des principales raisons invoquées pour justifier le brevetage des produits médicaux est le
retour sur investissement par rapport à la recherche et au développement. Il semblerait toutefois que
les rapports annuels et les impôts des acteurs majeurs du secteur pharmaceutique racontent une toute
autre histoire. Selon une étude américaine, ces compagnies « dépensent davantage en marketing,
publicité et administration qu’en recherche et développement » [Families USA, 2005]. Les
compagnies pharmaceutiques sont des « publicly traded companies » cotées en bourse, avec des
actionnaires qui demandent de gros gains financiers ; malheureusement, ces gains sont directement
liés avec les marchés des pays développés. Au sein du secteur de la santé, la majorité de la recherche
et du développement est financée par les fonds publics. Cependant cette recherche reflète les besoins
du public qui fournit cet appui financier [Commission on Intellectual Property Rights, 2006].
4.2 - Novartis
Novartis est une grande société pharmaceutique basée à Bâle, en Suisse. Selon le rapport annuel
2007, cette entreprise a quasiment généré 40 milliards de dollars en ventes [Novartis, 2008]. Glivec
(connu sous le nom de Gleevec aux États-Unis), produit par Novartis, est un médicament leader
utilisé à travers le monde pour traiter la leucémie. En 2005, la société a demandé un nouveau brevet
en Inde sur Glivec. Le gouvernement indien a refusé l’application en 2006, en se référant à la section
3(d) de l’Acte indien sur les brevets, qui stipule « que ce médicament était une nouvelle forme d’un
médicament existant, et qu’il n’était par conséquent pas brevetable sous la Loi indienne » [MSF, 2006].
« En citant ses droits de recouvrer les énormes dépenses engendrées par la recherche et le
développement » [Mueller, 2007], Novartis a fait appel à la Haute Cour de Chennai, « réclamant
l’abrogation de cette section parce qu’incohérente avec l’accord de l’OMC sur les Adpic » [Mueller,
2007].
En Inde, les lois sur la propriété intellectuelle stipulent explicitement qu’aucun brevet ne sera
attribué suite à la pratique de l’evergreening. C’est pourquoi, en dépit du fait que Novartis détient déjà
un brevet sur Glivec dans quarante autres pays, l’Inde a rejeté sa demande en expliquant que les
modifications apportées au produit n’étaient pas assez significatives pour justifier la délivrance d’un
nouveau brevet. Il y a une évidente motivation financière pour Novartis à poursuivre cette affaire,
dans la mesure où, dans ces quarante autres pays, Glivec « est vendu au prix de 2 600 dollars par
patient et par mois » [MSF, 2006]. « Cependant, en Inde (où seulement 5 % de la population ont une
assurance santé privée), les fabricants de médicaments génériques proposent le médicament à moins
du dixième de ce prix » [Mueller, 2007]. Pour contrer ce point, Novartis annonce que plus de 90 %
des patients en Inde qui prennent leur médicament le recevront gratuitement sous certaines conditions
[Novartis, 2007].
4.3 - L’Inde
« L’idée d’un monde mieux organisé est celle dans laquelle les découvertes médicales ne
pourraient être brevetées et où il n’existerait pas de profit à partir de la vie et de la mort. »
L’industrie pharmaceutique indienne est expansive, avec plus de 20 000 fabricants employant 500
000 personnes [Gerster, 2000]. En termes de finances, McKinsey & Company estime que la valeur de
cette industrie pourrait atteindre 25 milliards de dollars d’ici à 2010 [Bate, 2007]. Si cette industrie a
pu émerger et se hisser à un tel rang, c’est le résultat d’une succession de lois et de décisions prises
par le passé par les entreprises qui ont investi en Inde. En 1970, l’Acte de brevetage indien a
effectivement apporté une innovation sur les produits pharmaceutiques ne pouvant être brevetés.
L’évolution de cet Acte en 1972, conjuguée au passage de la loi, la même année, qui a établi des
mécanismes de contrôle de prix sur les produits pharmaceutiques, a eu pour effet de rendre vaine
pour les entreprises toute tentative de brevetage de leur produit en Inde. Pour aller plus loin encore, il
semble que cette loi ait autorisé, sinon encouragé, une marche arrière sur les produits précédemment
brevetés dans d’autres pays – provoquant ainsi l’essor d’une grande industrie pharmaceutique en Inde.
En 1995, durant la mise en place de l’OMC, l’Inde a dû adhérer à l’idée d’instituer une loi sur la
propriété intellectuelle plus stricte. Ces changements ont pris effet en 2005 et depuis lors, l’Inde a
accordé des brevets (cependant, assez peu) sur les médicaments.
La croissance de l’industrie pharmaceutique en Inde est non seulement due à l’important marché
domestique, lequel se compose d’un grand nombre de citoyens aux revenus modestes réclamant un
accès aux soins plus abordable, mais également à un important volume d’exportations. L’industrie
pharmaceutique indienne fournit « plus de la moitié des médicaments actuellement utilisés dans les
programmes de traitement du sida dans les pays en développement […] et ces médicaments sont
utilisés pour traiter plus de 80 % des 80 000 patients du projet Médecins sans frontières aujourd’hui »
[MSF, 2006]. L’industrie fournit également les pays développés et les pays en développement, l’Inde
ayant « le plus grand nombre d’usines de production approuvées par l’Administration alimentaire et
pharmaceutique américaine (US FDA) (61 usines), arrivant ainsi deuxième juste après les États-Unis »
[Kumar, 2004].
Financièrement, une décision du tribunal pour Novartis créerait un précédent pour d’autres
fabricants et pourrait être un coup financier significatif porté à l’industrie pharmaceutique de l’Inde.
En même temps, l’industrie pharmaceutique indienne a gagné ces bénéfices non seulement par sa
capacité de fabriquer des versions génériques des médicaments importants, mais aussi par sa capacité
à agir ainsi à coûts inférieurs, devant en partie diminuer la fabrication et les frais financiers liés aux
affaires en Inde.
Certains ont avancé que l’Article 27, la provision la plus importante de l’accord sur les Adpic
concernant les médicaments, requiert que « les brevets soient disponibles pour toutes les inventions,
qu’il s’agisse de produits ou de savoir-faire dans tous types de technologie. Clairement, l’intention
était d’interdire l’exclusion de médicaments telle qu’elle existe dans la loi indienne » [Barton, 2004].
La décision rendue par la Haute Cour de Chennai laisse la résolution de cette question à l’OMC.
En effet, des mesures ont été prises pour créer un effort commun de l’OMC et de l’OMS. « Au
point politique, les deux organisations ont corrigé des dysfonctionnements liés au commerce et à la
santé. Sur un plan technique, les organisations ont tenu une assemblée sur les différents prix pratiqués
pour la vente des médicaments et le rôle des droits à la propriété intellectuelle » [OMC, 2002]. En
2001, l’OMS a lancé un rapport intitulé Commerce en santé publique : un guide relatif à l’accord sur
le commerce multilatéral. Ce rapport était critique sur l’impact sanitaire à la fois des Adpic et de la
croissance des investissements étrangers sur la provision du service sanitaire dans les pays en
développement [Deacon, 2007]. Ce document, réalisé par l’effort commun de l’OMS et de l’OMC, est
le résultat de cette collaboration ; de nombreuses questions soulevées par l’OMS sont passées en
arrière-plan des bénéfices commerciaux escomptés par l’OMC. À l’avenir, avec le soutien des ONG,
peut-être la voix de l’OMS aura-t-elle plus de poids dans ce débat.
Il est difficile d’affronter un gros marché. Cependant, si un progrès doit avoir lieu, cela ne sera
probablement possible que par une coopération de l’OMC et de l’OMS. Les deux organisations sont
dominées par la présence et le pouvoir des pays développés et ont toutes deux intérêt à trouver un
terrain d’entente lorsque le commerce et la santé publique se rencontrent. De plus, ce sont les pays
adhérents des deux organisations qui semblent détenir la clé de la réussite de cette collaboration
future à propos de l’accès aux soins, des Adpic et de l’AGCS en ce qui concerne les systèmes de santé
publique des pays en développement. Enfin, il est important que tous les acteurs majeurs politiques de
tous les pays dans le domaine de la santé fassent l’apprentissage des impacts que peut avoir le
commerce dans leur secteur dans la mesure où cette connaissance supplémentaire pourrait largement
apporter à la mise en forme d’une politique sanitaire (et peut-être commerciale) dans le monde. Au
moment où nous terminons ce chapitre, l’OMS, l’OMC et l’Office mondial de la propriété
intellectuelle (OMPI) se préparent à organiser conjointement un symposium technique sur l’accès aux
médicaments essentiels, en juillet 2010 [OMC, OMPI et OMS, 2010]. Le rapprochement des
institutions internationales et de leurs partenaires ne peut être que bénéfique pour relever les enjeux
auxquels tous les acteurs de la santé internationale sont confrontés, à l’échelle globale et sur le
terrain.
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Notes du chapitre
[*] ↑ Chargée de mission au service relations internationales de la Haute Autorité de santé (HAS) à Paris
24. L’industrie pharmaceutique, partenaire
obligatoire pour assurer l’accès au médicament dans
les pays du Sud
Robert Sebbag [*]
Robert Sebbag , docteur en médecine, vice-président du département « Accès au
médicament » du groupe sanofi-aventis. Ce département travaille dans un certain nombre de
domaines touchant les maladies transmissibles dans les pays du Sud. Robert Sebbag est
attaché des hôpitaux de Paris (maladies tropicales, parasitaires et sida). Il a été dans le passé
directeur des opérations internationales de la Croix-Rouge française et membre fondateur
d’Action contre la faim (ACF).
Pourquoi une telle situation dans les pays du Sud quand on sait que les solutions techniques
existent au Nord, pourquoi un tel décalage, enfin question ultime : qui sont les responsables ?
Et le plus souvent comme un leitmotiv, c’est l’industrie pharmaceutique qui est montrée du doigt
avec sa politique des brevets et ses profits énormes. Dans beaucoup d’enquêtes d’opinion, l’industrie
pharmaceutique pâtit d’une image déplorable qui se situe au niveau de l’industrie pétrolière, des
fabricants d’armes et de tabac. Pourquoi une telle image pour une industrie qui concourt au progrès
thérapeutique et à l’amélioration de la santé ? Une explication parmi d’autres : alors que le profit en
général est réhabilité pour la plupart des entreprises, ce profit n’est pas accepté pour une industrie qui
touche à la vie, à la souffrance. C’est le « péché originel » de l’industrie pharmaceutique même si la
santé comme tout bien a un coût, et il est important. L’image donnée par l’industrie pharmaceutique
est trop souvent financière. Quand la presse fait écho de ces entreprises il s’agit le plus souvent
d’actualités sur des fusions et acquisitions à coup de milliards d’euros, rarement sur les avancées
thérapeutiques qu’elles initient. La communication des industries du médicament doit endosser une
certaine responsabilité, l’accent ayant été mis sur des paramètres purement économiques. Qu’en est-il
aujourd’hui ? La situation change et à cela plusieurs explications.
1. - Tout d’abord le sida
Pendant la décennie 1980 on découvre cette nouvelle maladie qui touche les pays du Nord avec
une mortalité importante et des moyens thérapeutiques quasi inexistants. On parle peu de l’atteinte du
continent africain par le virus VIH. C’est dans les années 1990 qu’un espoir naît avec l’apparition des
antirétroviraux qui sortent cette maladie d’une létalité à 100 %. Cette trithérapie coûte alors 10 000
euros par an, elle est utilisée dans tous les pays du Nord, et pour le Sud point de thérapeutique,
seulement de la prévention : « des médicaments au Nord, des préservatifs et des bandes dessinées au
Sud ». Beaucoup de pseudo-spécialistes expliquent que la prise en charge thérapeutique des malades
au Sud est irréaliste. Ils étouffent les quelques autorités qui dénoncent cet état de fait comme le
professeur Marc Gentilini qui dénonce « la non-assistance à continent en danger », en l’occurrence
l’Afrique.
À la fin des années 1990 et au début du XXIe siècle, la situation n’est plus tenable et la révolte
gronde. Tout d’abord en Afrique du Sud, pays fortement touché (6 millions de personnes
séropositives), la décision du gouvernement est prise de passer outre la propriété intellectuelle et de
fabriquer des génériques d’antirétroviraux. 39 « big pharma » parmi les plus importantes à
l’exception de sanofiSynthélabo décidèrent d’intenter à Pretoria un procès aux autorités sud-
africaines pour violation de cette propriété intellectuelle. Nous sommes alors dans une situation où
d’un point de vue légal, ces entreprises sont dans leur droit (respect des lois du commerce
international) mais ont socialement, moralement et éthiquement tort. Comment intenter un procès à un
pays qui compte 6 millions de ses habitants séropositifs ? C’est également en 2000 lors du congrès
mondial du sida tenu à Durban dans ce même pays que les dénonciations et la situation inacceptable
du sida sur le continent africain éclate au grand jour.
Une campagne de presse mondiale pointe du doigt l’attitude des grandes entreprises
pharmaceutiques qui freinent l’accès aux médicaments antirétroviraux pour les pays pauvres.
La seule retombée positive de ces événements, si l’on peut dire, a été la prise de conscience par
les industriels du médicament de leur faute. On ne peut faire fi de l’opinion publique mondiale,
l’industrie va rapidement changer d’attitude, nous le verrons.
C’est ensuite les politiques, ceux du Sommet du G8 (les huit pays les plus riches du monde), qui
vont aussi prendre conscience de la situation sanitaire des pays du Sud et c’est ainsi qu’au G8
d’Okinawa et de Gênes (2001-2002) la décision va être prise de créer un Fonds mondial de lutte
contre le sida, le paludisme et la tuberculose. Pour la première fois les huit pays les plus riches de la
planète prennent en compte les problèmes de santé publique au Sud. Depuis il n’y a pas une seule
réunion du G8 ou de grandes institutions internationales sans que ne figure à leur ordre du jour la
situation sanitaire de ces pays.
Mais l’évolution ne s’arrête pas là. La législation mondiale, par l’entremise de l’Organisation
mondiale du commerce, va permettre par l’accord Adpic (Aspects des droits de propriété
intellectuelle qui touchent au commerce) de passer outre la propriété intellectuelle quand urgence
sanitaire il y a. C’est la possibilité de contracter des licences volontaires et des licences obligatoires
permises à des sociétés de fabricants de médicaments génériques.
C’est toujours à cette époque que de puissantes fondations privées se créent pour fournir
davantage de moyens de lutte contre ces maladies trop longtemps négligées : c’est par exemple la
Fondation Bill et Melinda Gates avec un capital initial de 30 milliards de dollars auxquels vont se
rajouter 37 milliards donnés par Warren Buffet. Cette Fondation mobilise un budget annuel moyen de
3 milliards de dollars quand le budget de l’Organisation mondiale de la santé est de 1 milliard de
dollars.
Voici donc réunis à partir du sida quatre acteurs : l’industrie pharmaceutique, les États, la
législation internationale, les fondations privées ; ils vont profondément modifier le paysage
sanitaire de la planète dans les années 2000 et faire souffler un peu d’optimisme sur le futur de
centaines de millions de personnes à travers le monde.
Après ce rappel historique intéressons-nous à l’un de ces quatre acteurs : les industriels du
médicament. Quel rôle peut jouer l’industrie pharmaceutique et comment peut-elle, avec d’autres,
relever ce défi du décalage sanitaire entre Nord et Sud ? Le médicament est un élément majeur de la
santé publique et il n’y a pas de politique de santé publique sans politique du médicament. C’est par
son savoir-faire que l’industrie pharmaceutique est un acteur indispensable et incontournable d’une
politique de santé publique. Cette légitimité des industriels se manifeste en recherche et
développement, en capacité industrielle, en respectant les contraintes réglementaires en
pharmacovigilance, en information sur la prise médicamenteuse.
1.1 - Recherche
L’innovation, la découverte de nouvelles molécules est indispensable. Si l’on prend l’exemple du
sida au début des trithérapies, 20 comprimés et plus par jour étaient indispensables pour stopper
l’évolution de la maladie. Aujourd’hui grâce à de nouvelles molécules, 3 à 4 comprimés par jour
suffisent à inhiber la multiplication du virus. Pour le paludisme, dont on connaît la capacité du
parasite responsable de la maladie à résister aux entités chimiques qui le combattent, il faudra de
nouvelles molécules pour contrer cette résistance. Les médicaments actifs aujourd’hui (les dérivés de
l’artémisinine associés à d’autres molécules antipaludiques) risquent de ne plus être efficaces demain.
C’est bien là une des missions de l’industrie pharmaceutique de trouver ces nouvelles molécules,
c’est une partie de sa raison d’être.
1.2 - Développement
Chaque entité chimique, pour devenir un médicament, doit faire l’objet d’études précliniques et
cliniques qui doivent montrer à la fois son efficacité mais aussi son absence d’effets indésirables
sérieux. Ces études cliniques doivent se faire dans le respect des règles éthiques les plus strictes. En
particulier quand ces études sont menées dans les pays du Sud, elles doivent répondre aux mêmes
normes que celles conduites dans les pays du Nord. Pas de double standard : le consentement éclairé
du patient doit être respecté à la lettre.
1.3 - Enregistrement
Les médicaments doivent être enregistrés dans différents pays grâce à la constitution d’un
dossier complet qui répond aux exigences des autorités sanitaires des différents pays et des
organisations internationales.
1.4 - Fabrication
Les molécules, une fois devenues médicaments, doivent être produites à large échelle en
respectant des contraintes de qualité fondamentales. On sait que la contrefaçon des médicaments est
devenue un nouveau risque majeur de santé publique dans les pays du Sud. Cette contrefaçon des
médicaments est responsable de nombreuses résistances des agents infectieux aux antibiotiques et aux
antiparasitaires sans compter sa responsabilité sur de nombreuses morts liées à une non-efficacité et à
la toxicité de ces faux médicaments.
1.5 - Pharmacovigilance
Une fois le médicament distribué et utilisé il faut pouvoir noter l’apparition d’effets indésirables
qui n’étaient pas apparus dans les essais cliniques pré-commercialisation. Cette pharmacovigilance
active est réelle au Nord et quasi inexistante au Sud.
1.6 - Information et communication sur le médicament
Les acteurs de santé et les patients doivent savoir et comprendre comment prendre un
médicament, et être informés sur les effets tant bénéfiques que risqués des produits qu’ils prescrivent
ou consomment.
Tous ces points font partie du savoir-faire et de l’activité des industriels du médicament.
On voit bien le rôle clé de cette industrie mais à elle seule elle ne peut combler ce fossé sanitaire
Nord-Sud. On voit bien alors l’importance des partenariats entre différents acteurs de santé publique.
Le temps des polémiques s’estompe peu à peu et il y a urgence pour que tous ces acteurs
travaillent ensemble. Il n’y a pas de bons élèves d’un côté et de mauvais de l’autre, et si l’on en revient
à l’industrie pharmaceutique rien ne pourra se faire sans elle. Le partenariat avec les industriels du
médicament est obligatoire, il est devenu une réalité grâce aux prises de conscience des différents
acteurs et à l’analyse des erreurs commises par le passé.
a. Recherche et développement
Comme nous l’avons dit, il faut de nouvelles molécules pour lutter contre les risques de
résistance mais aussi pour obtenir une meilleure observance pour le patient et avoir des
médicaments avec moins d’effets secondaires. Sanofi-aventis a repris une recherche en amont
dans le domaine du paludisme, de la tuberculose et de nouvelles pistes pour les leishmanioses et
la maladie du sommeil. De même, au niveau de l’entité vaccins, la recherche sur un nouveau
vaccin contre la tuberculose est en cours et le développement d’un vaccin contre la dengue arrive
en phase clinique de masse (phase III).
b. Se mettre en phase avec les recommandations des autorités sanitaires
Respecter les consensus thérapeutiques édictés par l’OMS, par exemple traiter le paludisme
avec une combinaison à base d’artémisinine ou la tuberculose avec 4 médicaments pendant les
deux premiers mois et 2 médicaments pendant quatre mois…
On sait que le médicament seul ne suffit pas à juguler une maladie. On peut traiter une crise
de paludisme mais il faut informer les populations du lien entre le moustique et la maladie pour
pouvoir, entre autres, détruire les gîtes larvaires où se multiplient les anophèles vecteurs de la
maladie et convaincre les populations d’utiliser des moustiquaires imprégnées.
Il faut, pour les patients atteints de tuberculose, être certains que pendant six mois le
traitement sera pris tous les jours. En effet une mauvaise observance est responsable de
phénomènes de résistance et du maintien de la contagiosité du patient.
d. Aspects économiques
Cette politique d’accès a pour but de modifier le modèle économique du médicament pour
ces maladies dans les pays du Sud. Derrière cette politique d’accès, il y a une démarche
industrielle qui vise à spécialiser certaines usines situées au Sud pour la production des
médicaments du périmètre « Accès au médicament ». C’est ainsi que tous les médicaments
antipaludiques sont produits au Maroc et exportés vers les pays d’endémie, que les
antituberculeux seront produits à terme en Afrique du Sud, et ceux actifs contre les
leishmanioses au Brésil. Cette politique permet des gains de productivité, de maintenir l’emploi,
de favoriser le transfert de technologie dans les pays du Sud, mais aussi de financer les frais
fixes de ces implantations industrielles.
2. - Politique de partenariat
Le département « Accès au médicament » chez sanofi-aventis a établi un certain nombre de
partenariats.
Aujourd’hui l’AsAq est une réalité, il est préqualifié par l’OMS et vendu dans de nombreux pays.
25 millions de traitements ont été vendus en 2009, plus de 50 millions devraient l’être en 2010.
Voici l’exemple d’un partenariat assez inhabituel qui a tenu ses promesses et qui, au-delà du
respect de la convention, a permis à deux « mondes » d’apprendre à se connaître. DNDI, aiguillon
critique de l’industrie pharmaceutique, a découvert par ce partenariat le monde de l’entreprise, et le
monde de l’industrie a appris à connaître le monde d’une fondation. Devant la réussite de ce
partenariat, une nouvelle convention avec DNDI devrait être établie pour développer un médicament
nouveau contre la maladie du sommeil.
Pandémie grippale
La coopération entre sanofi-aventis et l’OMS sur la préparation d’un vaccin pré-pandémique
(H5N1) est très importante. Une remise de 80 millions de doses de ce vaccin a été faite à l’OMS qui
constitue un stock de vaccins en cas de pandémie. Le groupe a développé deux vaccins contre la
grippe H1N1, un adjuvanté et l’autre sans adjuvant, 10 % de cette production est promise aux pays les
plus défavorisés à travers l’OMS.
Maladies négligées
En particulier sur la maladie du sommeil (trypanosomiase africaine), cette collaboration a
commencé en 2001. Cette maladie parasitaire qui touche le continent africain est mortelle dans 100 %
des cas si elle n’est pas traitée. Les seuls médicaments actifs sont produits par sanofiaventis. Il s’agit
de la Pentamidine, de l’Arsobal et de l’Eflornithine, trois produits injectables avec un coût de
production élevé.
Entre 2001 et 2006, 14 millions de tests de dépistage de la maladie du sommeil ont été réalisés et
110 000 personnes ont été traitées, c’est-à-dire 110 000 vies sauvées.
En 2006 et pour une nouvelle période de cinq ans, une nouvelle convention a été signée avec
l’OMS (25 millions de dollars) avec une extension d’activités vers les leishmanioses, la maladie de
Chagas et l’ulcère de Buruli.
Ce partenariat entre sanofi-aventis et l’OMS sur les maladies négligées montre le rôle clé que
joue l’industrie du médicament et qui fait dire que la trypanosomiase africaine pourrait à terme être
éliminée. Un nouveau partenariat a été signé avec DNDI pour le développement d’une nouvelle
molécule potentiellement active par voie orale sur la maladie du sommeil : le Fexinidazole.
Paludisme
La Fondation Gates est le principal partenaire de MMV (Medicines for Malaria Venture). Sanofi-
aventis a signé un partenariat avec MMV en 2008 sur une collaboration double :
Tuberculose
La Fondation Gates finance la « TB Alliance », elle en est le principal partenaire. Sanofi-aventis
a signé en 2008 une convention avec TB Alliance à deux volets :
L’Institute of One World Health (IOWH), laboratoire pharmaceutique à but non lucratif, financé
par la Fondation Bill et Melinda Gates, a ainsi soutenu un projet issu de l’Université de Berkeley et
géré par une start up de biotechnologies, Amyris, visant à la production d’une artémisinine hémi-
synthétique par fermentation. L’objectif de ce projet est de mettre à la disposition des fabricants
d’ACT (artemisinin-based combination therapies) une seconde source d’artémisinine disponible très
rapidement, et de stabiliser le niveau de prix du marché. Sanofi-aventis a été retenu pour être le
partenaire industriel d’IOWH parmi d’autres candidats afin d’assurer la phase finale de
développement. Si le projet aboutit, l’industrialisation et la commercialisation de cette artémisinine et
de ses dérivés sera effective à partir de 2012.
À travers les actions d’une entreprise comme sanofi-aventis nous avons donné un exemple de
l’apport d’un grand groupe industriel. Cette société n’est pas la seule à agir dans ce domaine, elle a
choisi un modèle spécifique, celui de créer un département dédié à la problématique « Accès au
médicament ». D’autres entreprises également actives ont choisi d’autres types de structures.
La santé publique dans les pays du Sud nous concerne tous. L’apparition du sida au Nord comme
au Sud a modifié les comportements des gouvernements, des organisations internationales et des
industriels. La mondialisation n’est plus seulement un mot ; elle existe pour l’information et d’autres
domaines, elle doit devenir une réalité pour l’accès à la santé. Quand des solutions techniques
existent, elles doivent profiter à tous. L’industrie pharmaceutique est un partenaire obligatoire qui doit
jouer un rôle important et décisif, la polémique doit s’éteindre, il n’y a pas d’autre alternative.
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Notes du chapitre
[*] ↑ Vice-président du département « Accès au médicament » du groupe sanofi-aventis
25. Face aux défis des systèmes publics de santé, quel
rôle pour la médecine traditionnelle dans les pays en
développement ?
Lowri Angharad Rees [*]
Lowri Ang harad Rees, juriste spécialisée en droit international, s’intéresse surtout
aux questions liées à l’environnement et au développement. Elle a effectué des études de
droit et de science politique en France ainsi qu’au Royaume-Uni. Diplômée à la fois du
Master « Affaires internationales » de Sciences Po, mention « Environnement,
développement durable et risques », et du Master « Droit international et organisations
internationales » de l’Université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, elle travaille dans les
domaines de la politique climatique et réduction des émissions des gaz à effet de serre, et la
consommation et production durable.
Le rôle important de la médecine traditionnelle dans le domaine de la santé est reconnu par
l’OMS. Par exemple, la médecine traditionnelle peut agir sur les maladies infectieuses et les
symptômes du sida. En Chine, la plante médicinale artemisia annua, utilisée depuis près de 2 000 ans,
s’est avérée efficace contre le paludisme résistant et pourrait représenter une percée qui permettrait
d’éviter près d’un million de décès par an, pour l’essentiel chez des enfants, des suites du paludisme
grave. De plus, selon l’OMS, 25 % des médicaments modernes sont préparés à base de plantes qui ont
au départ été utilisées traditionnellement.
La culture et la tradition expliquent en partie cette dépendance. Cependant, dans la plupart des
pays les plus pauvres la médecine traditionnelle est le seul soin auquel la majorité de la population a
accès. Grâce à sa disponibilité et à son coût souvent favorable par rapport à la médecine «
conventionnelle » ou allopathique, la médecine traditionnelle joue un rôle clé dans les systèmes de
soins de santé pour les pauvres. En revanche, si la médecine traditionnelle présente des opportunités,
elle présente également des risques, faute de donnés, d’encadrement et d’évaluation de la qualité. Il
serait donc souhaitable que les gouvernements investissent plus dans ce domaine afin d’assurer
l’innocuité et la qualité de la médecine an augmentant la recherche dans le domaine et en fournissant
de la formation aux praticiens traditionnels. L’intégration de la médecine traditionnelle dans les
systèmes de santé nationaux, avec l’élaboration de la régulation afin de l’encadrer et la collaboration
entre la médecine traditionnelle et moderne, permettront d’autant plus de réduire les risques et
d’augmenter son efficacité.
1. - La promotion de la médecine traditionnelle dans
les pays en développement face à un manque de
soins
1.1 - Le besoin de praticiens traditionnels face à une
pénurie de professionnels de santé
En plus d’influences culturelles ou historiques, l’utilisation répandue de la médecine
traditionnelle dans les pays en développement s’explique par son accessibilité et son prix plus
favorable par rapport à la médecine allopathique, surtout dans les pays les plus défavorisés. À
l’occasion de la 60e Assemblée mondiale de la santé en mai 2008, le directeur général de l’OMS,
Margaret Chan, a déclaré qu’il faudrait prendre en compte la réalité des systèmes et services qui
existent, et qu’on ne pourrait pas ignorer le rôle que la médecine traditionnelle occupe, en tant que
ressource importante pour la santé, dans des grandes parties du monde. La réalité est que plus d’un
tiers des habitants des pays en développement n’ont pas accès aux médicaments essentiels, et donc
l’accès à des thérapies traditionnelles sûres et efficaces pourrait être déterminant pour l’amélioration
de la santé.
La situation s’aggrave avec la forte croissance démographique actuelle dans la grande majorité
des pays en développement, ainsi qu’avec l’insécurité liée aux situations de conflits armés dans
plusieurs pays. En outre, la migration des professionnels de santé vers les pays de l’OCDE est un
problème majeur. En Zambie, par exemple, seulement 50 des 600 médecins formés depuis
l’indépendance continuent de travailler dans le pays, et certains pays perdent 60 % de leurs médecins
deux ans après la fin de leur formation [Kerouedan, 2007]. Par ailleurs, les praticiens traditionnels
présentent souvent des avantages par rapport aux praticiens de médecine conventionnelle. Comme ils
font normalement partie de la communauté qu’ils servent, ils ont une parfaite connaissance des
normes culturelles, de la langue locale et des traditions. La confiance et le respect que leur
témoignent leurs communautés sont particulièrement importants s’agissant de questions sensibles
telles que les infections sexuellement transmissibles, notamment le sida. Ils peuvent ainsi avoir un
rôle important à jouer dans la lutte contre l’épidémie, pour apporter un soutien psychosocial aux
personnes vivant avec le VIH/sida ainsi qu’à leurs familles. Ils sont les mieux placés pour transmettre
des messages de santé et influencer les comportements. Comme le souligne Éric Gbodossou,
président de l’association Prometra international, qui promeut l’utilisation de la médecine
traditionnelle, de praticiens formés scientifiquement et soutenus, les guérisseurs traditionnels sont
d’excellents agents en information, éducation et de communication. Organisés et bien formés, ils
constituent une puissante main-d’œuvre sanitaire et source de consultation (www.prometra.org). La
stigmatisation de certaines maladies, comme le sida, baisse considérablement lorsque les guérisseurs,
qui ont une grande influence en tant que responsables communautaires, se font les défenseurs de cette
cause. Ainsi, au sein de la société, les guérisseurs peuvent contribuer de façon importante aux
changements d’attitudes, de comportements et de pratiques à l’égard du sida, des personnes vivant
avec le VIH et de la médecine traditionnelle. Par exemple, l’évaluation d’un projet effectué par
l’association ougandaise, Traditional and Modern Health Practitioners together against AIDS (Theta),
en 1998, a montré que dans les communautés où il y avait des guérisseurs traditionnels formés, les
membres de la communauté étaient plus sensibilisés aux préservatifs, et que davantage de gens
voyaient les préservatifs comme un moyen efficace de prévenir le VIH que dans les communautés où
il n’y avait pas de guérisseurs formés [Onusida, 2002].
Les individus pourraient se sentir plus à l’aise et plus disposés à aller voir un praticien
traditionnel. C’est un système qui leur est familier, et ils peuvent y recourir sans se sentir intimidés,
en contraste avec la médecine moderne. Cela est important dans le traitement d’une maladie, sans
doute parce que la relation au médecin traditionnel invite à davantage de dialogue. Comme le rappelle
l’OMS dans sa définition de la santé, la santé est un état de bien-être total physique, social et mental de
la personne. Ce n’est pas la simple absence de maladie ou d’infirmité. Le dialogue et la confiance sont
essentiels.
En outre, les guérisseurs traditionnels sont vénérés dans leurs villages et constituent les sages
qui fournissent non seulement les soins de santé primaire mais servent aussi de modérateurs dans des
questions liées à la gouvernance, l’éthique, la fondation des familles et le règlement des conflits
[Prometra]. Leur participation dans la politique de la santé est alors souhaitable. Les guérisseurs
traditionnels ont longtemps inspiré le scepticisme, mais comme le montre un rapport d’Onusida,
l’intégration des guérisseurs traditionnels à la lutte contre le sida accroît l’accès aux soins et à la
prévention en Afrique subsaharienne [Onusida, 2002], ils jouent un rôle essentiel pour ce qui est de
prodiguer des soins aux personnes vivant avec le VIH/sida et dans les activités de prévention.
Cependant, selon un sondage de l’OMS sur les politiques et régulations nationales des
médicaments à base de plantes, il existe souvent plusieurs obstacles à la mise en place d’une politique
cohérente. Parmi ceux-ci, les plus importants sont le manque de recherche et de données ; le manque
de mécanismes de contrôle appropriés ; le manque d’éducation et de formation des praticiens ; et le
manque d’expertise. Faute de données et de ressources, en 2002 seulement 24 % des États d’Afrique,
des Caraïbes et du Pacifique avaient pu construire des recueils de médicaments, et 33 % ont pu mettre
en place des monographies nationales sur les plantes médicinales [OMS, 2005].
Selon les recommandations d’Adélaïde de l’OMS (1988) la santé est un droit fondamental de
l’homme et un investissement social. Les gouvernements doivent ainsi investir dans les politiques
pour la santé et dans la promotion de la santé afin d’améliorer l’état de santé de tous leurs citoyens.
Leurs buts principaux devraient être d’instaurer un environnement physique et social propice, de
faciliter les choix des citoyens en faveur de la santé, de combler l’écart de santé entre les personnes
défavorisées et les autres.
L’un des défis demeure de savoir comment intégrer la médecine traditionnelle dans les systèmes
de soins courants. Il est nécessaire d’orienter les tradipraticiens afin qu’ils puissent comprendre la
méthode de conduite des activités de soins de santé dans le cadre du système de soins de santé
conventionnel. C’est pour cette raison que le Bureau régional de l’OMS pour l’Afrique a élaboré un
outil de formation pour l’initiation des tradipraticiens aux soins de santé primaires. Des événements
comme la Semaine internationale de la médecine traditionnelle africaine (Simta) présentent une
opportunité pour diffuser des connaissances et pour tenir des séances de formation animées par des
experts. Selon l’ONG malienne, Aide au développement de la médecine traditionnelle, la Simta est
devenue une importante rencontre internationale d’échanges d’idées, de connaissances et
d’expériences entre les acteurs de la médecine traditionnelle, et entre les praticiens de la médecine
traditionnelle et de la médecine moderne [Aidemet].
La 6e Simta en juin 2007 a permis des échanges sur des questions telles que les suivantes :
comment valoriser et moderniser la médecine traditionnelle sans en perdre l’essence et les racines
sociales et culturelles, ainsi que l’accessibilité économique pour les populations locales ; comment
instaurer une collaboration réciproque avec la médecine moderne, tout en valorisant l’apport et les
résultats positifs de la médecine traditionnelle ; comment évaluer l’efficacité des médicaments
traditionnels, tout en sauvegardant les droits de propriété intellectuelle et les retombées économiques
pour les détenteurs des savoirs traditionnels ; et comment faire en sorte que les médicaments
traditionnels efficaces et sûrs puissent atteindre les malades qui en ont besoin ?
Au-delà des problèmes d’innocuité, on s’inquiète du fait que le développement du marché des
plantes médicinales risque de menacer la biodiversité en raison du pillage des matières premières
nécessaires à la fabrication des médicaments ou d’autres produits de santé naturels. Ces pratiques, si
elles ne sont pas encadrées, pourraient entraîner l’extinction d’espèces en danger ainsi que la
destruction de ressources et d’habitats naturels. Leur utilisation durable doit être assurée.
L’OMS a résolu, depuis un certain nombre d’années, d’encourager les États membres,
notamment les pays en développement, à intégrer la médecine traditionnelle dans leurs systèmes de
santé. Entre 2002 et 2005 l’Organisation a mis en place sa première stratégie globale en matière de
médecine traditionnelle pour faciliter l’intégration des médecines traditionnelles dans le système de
santé des pays, pour renforcer la fiabilité et l’usage correct des médecines traditionnelles. Cette
stratégie a pour but d’aider les pays à élaborer des politiques nationales d’évaluation et de
réglementation des pratiques de la médecine traditionnelle ; de développer la base factuelle sur
l’innocuité, l’efficacité et la qualité des produits et des pratiques ; de veiller à ce que la médecine
traditionnelle soit disponible et abordable ; de promouvoir un usage thérapeutique judicieux de la
médecine traditionnelle par les prestataires et les consommateurs ; et de rassembler de la
documentation sur les médicaments et remèdes traditionnels.
En 2003 l’OMS a organisé différents ateliers régionaux sur la réglementation des médicaments
traditionnels à l’intention des autorités nationales de plusieurs pays des régions de l’Afrique, de
l’Amérique latine et de la Méditerranée orientale. Ses actions constituaient aussi de l’appui technique ;
par exemple, en Tanzanie, elle a prêté un appui technique aux autorités en collaboration avec la Chine
pour la production d’antipaludiques extraits de la plante chinoise artemisia annua. La production
locale de ce médicament permettant de réduire le prix de la dose de 6 ou 7 dollars à 2 dollars. Des
ateliers de formation à l’usage des médicaments traditionnels contre certains troubles et maladies ont
d’autre part été organisés.
Ainsi un certain nombre de gouvernements de pays en développement ont fait des efforts afin
d’intégrer les guérisseurs traditionnels dans les réseaux de santé publique. Selon le docteur Mihaela
Serbulea, les ministères de Santé dans de nombreux pays africains se sont consacrés à miser sur ces
ressources qui existent déjà dans les communautés. En 2001 la 50e session du Comité régional de
l’OMS pour l’Afrique, composée de 46 ministres africains de la Santé, au cours de leurs travaux, a
adopté une Résolution sur la promotion du rôle de la médecine traditionnelle dans les systèmes de
santé [OMS, 2001]. Le but est de favoriser l’instauration de la santé pour tous dans la région en
optimisant l’utilisation de la médecine traditionnelle, en mettant en place un cadre permettant
d’intégrer les aspects positifs de la médecine traditionnelle dans les systèmes et services de santé,
d’établir des mécanismes de protection des droits de propriété culturelle et intellectuelle, de
développer des industries locales viables pour améliorer l’accès aux remèdes traditionnels, de
renforcer la capacité des pays à mobiliser les parties prenantes, à formuler et à mettre en œuvre des
politiques pertinentes, et d’encourager la culture et la conservation des plantes médicinales. Dans
plusieurs pays, comme au Mali, au Congo et au Burkina Faso, la médecine traditionnelle a été
valorisée, selon les recommandations de l’OMS, et en Zambie et en Afrique du Sud des accoucheuses
et guérisseurs traditionnels ont été intégrés dans des programmes de lutte contre le VIH/sida. De plus,
des associations professionnelles de praticiens traditionnels ont été établies dans plusieurs pays. De
telles initiatives devraient être efficaces afin de distinguer les guérisseurs authentiques des charlatans.
La situation actuelle au niveau de la régulation ou des lois sur la médecine traditionnelle varie
énormément selon le pays. Certains États, comme la Chine, la République populaire démocratique de
Corée, la République de Corée et le Viêtnam ont entièrement intégré la médecine traditionnelle dans
leurs systèmes respectifs de soins, alors que dans d’autres pays aucune politique n’est mise en place.
Les médicaments à base de plantes font l’objet d’une réglementation dans 70 pays, mais très peu des
pays les plus pauvres, comme les pays de l’Afrique et des Caraïbes, ont établi des lois ou de la
régulation dans le domaine. Du 14 au 16 mai 2007 s’est tenu un Atelier sous-régional sur le niveau de
développement de la médecine traditionnelle dans les pays de la Communauté économique des États
de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) sur le thème de l’analyse situationnelle de la médecine traditionnelle
dans la sous-région. Les observations ont montré que les pays de la sous-région se trouvent à des
étapes différentes de l’institutionnalisation de la médecine traditionnelle dans leurs systèmes de santé.
Certains pays ont élaboré des politiques nationales et des cadres juridiques pour la pratique de la
médecine traditionnelle, des codes d’éthique pour les praticiens et des plans stratégiques en vue de
l’application des politiques nationales, pendant que d’autres mènent la recherche et le développement,
ou d’autres encore sont engagés dans l’enseignement et la formation sur certains aspects de la
médecine traditionnelle aux étudiants en sciences de la santé et les soins de santé primaires aux
tradipraticiens. Cependant, de l’action dans tous ces domaines est nécessaire. De plus, des initiatives
en termes de régulation doivent être accompagnées par des mécanismes efficaces d’implémentation.
L’accord, signé avec le ministère de la Santé, a mis l’accent sur le respect mutuel depuis le début.
L’intégration de professionnels de la biomédecine dans le programme de formation a permis
d’établir des relations entre les guérisseurs traditionnels et les professionnels de la biomédecine en
vue de la collaboration à venir. Le fait que les deux avaient les mêmes intérêts a été reconnu, et une
relation de confiance a permis de maintenir un dialogue sur des questions médicales. Par exemple,
des études cliniques ont montré que les personnes souffrant de zona et de diarrhée chronique, deux
maladies qui affaiblissent les personnes vivant avec le sida, pouvaient être soulagées par des
préparations locales aux plantes. C’est ainsi que de nombreux centres reconnus traitant le sida
conseillent désormais à leurs patients de prendre des plantes médicinales plutôt que de prescrire
l’Acyclovir, un médicament occidental importé et donc difficile à obtenir et financièrement
inabordable pour la plupart des Ougandais. Des dispensaires ont été établis où l’on peut consulter à la
fois des guérisseurs traditionnels et des professionnels de la biomédecine. De plus, les guérisseurs
traditionnels doivent identifier un professionnel de la biomédecine dans leur région vers qui ils
pourront diriger les patients et qui leur communiquera des informations sur l’évolution de l’état des
patients. Un système d’aiguillage des patients entre guérisseurs et professionnels de la biomédecine
existe et fonctionne sur la base de formulaires, selon lesquels un certain nombre de clients est dirigé
vers les services de santé par des guérisseurs tous les trimestres dans chaque district.
Selon l’évaluation du projet, ce type de collaboration pourrait être étendu à l’échelle du pays si
des liens étroits s’établissaient entre les responsables communautaires locaux, les principaux acteurs
gouvernementaux et non gouvernementaux et les autorités sanitaires. Les pays en développement
peuvent s’inspirer des cas de succès comme ceux-ci, où la collaboration entre plusieurs acteurs,
institutions publiques et associations, nationaux et internationaux, a pu diminuer l’écart entre la
médecine traditionnelle et la médecine allopathique, afin de garder les avantages des deux en
augmentant leur efficacité.
Ainsi, face à une pénurie de ressources, le problème de l’accès aux soins demeure un défi
majeur dans les pays les plus pauvres. Il est évident que la médecine traditionnelle présente une
opportunité pour les États, cependant cela exige énormément de travail, et malgré les efforts observés
jusqu’ici, qui ont donné lieu à des résultats encourageants, le potentiel de la médecine traditionnelle
est loin d’être exploité. Des efforts continuent d’être faits dans ce domaine, avec une reconnaissance
grandissante des bienfaits d’une utilisation réglementée de la médecine traditionnelle. La Déclaration
de Beijing sur la médecine traditionnelle, adoptée par le Congrès de l’OMS sur la médecine
traditionnelle le 8 novembre 2008, reconnaît que la médecine traditionnelle est l’un des moyens de
rendre les services de soins de santé primaires plus disponibles et plus abordables et de contribuer à
améliorer les résultats sanitaires, y compris les Objectifs du Millénaire pour le développement. Le
Congrès a noté que plusieurs États membres ont réalisé des progrès dans le domaine de la médecine
traditionnelle en mettant en œuvre la Stratégie de l’OMS pour la médecine traditionnelle 2002-2005,
et en intégrant la médecine traditionnelle dans leurs systèmes de santé nationaux. Les ministres ont
exprimé la nécessité d’une action et d’une coopération de la communauté internationale, des
gouvernements et des agents et professionnels de santé pour garantir l’utilisation rationnelle de la
médecine traditionnelle comme un élément important contribuant à la santé de tous les peuples,
conformément aux capacités, aux priorités et aux législations nationales. Ainsi, les gouvernements
devraient élaborer des politiques, des réglementations et des normes nationales dans le cadre d’un
système de santé national complet et devraient également établir des systèmes de qualification,
d’accréditation ou d’autorisation d’exercer pour les praticiens de médecine traditionnelle afin de
garantir l’usage approprié, sûr et efficace de la médecine traditionnelle.
C’est à ce stade qu’il nous semble pertinent d’introduire le concept de développement durable. La
définition de ce terme pourrait être à elle seule le sujet d’une vaste analyse, cependant contentons-
nous ici de définitions simples. D’un point de vue structurel d’abord, le développement durable tend
de plus en plus à s’imposer comme le nouveau paradigme de l’action collective, donc de l’action
politique. La crise écologique, la persistance d’inégalités et de conflits dans le monde enjoignent la
communauté humaine à définir de nouveaux cadres à son action.
Relevons ici trois points importants. Premièrement, l’idée de durabilité, c’est-à-dire la prise en
cause du temps long. Deuxièmement, le concept de besoins, besoins des générations présentes et des
générations futures. Enfin, l’idée que les activités anthropiques puissent limiter les ressources
environnementales.
En ce qui concerne la santé internationale, les besoins de la génération actuelle sont identifiables,
quantifiables. Et parmi ces besoins, il y a celui central de l’accès aux médicaments. Cependant, l’idée
de développement durable nous invite à prendre garde à ce que la réponse aux besoins actuels ne se
fasse pas au détriment des besoins futurs. Aussi, quand on parle d’accès aux médicaments, il nous
paraît intéressant de questionner les modalités de cet accès sous l’angle du développement durable. En
particulier, il nous faudra regarder quels sont les écueils environnementaux à éviter afin d’assurer les
soins de santé (via les médicaments) sans accentuer les facteurs de dégradation de cette santé (via la
pollution de l’environnement).
2. - L’enjeu de santé, un enjeu multiple
Les enjeux d’un tel sujet sont multiples et complémentaires puisqu’ils s’inscrivent tous dans une
perspective de bonne santé. Premièrement, il s’agira d’identifier les risques environnementaux liés à
l’accès aux médicaments. À ce propos, nous aborderons trois grands points : (1) les résidus
médicamenteux issus des systèmes d’assainissement, présents dans l’eau ; (2) ceux issus de
l’implantation d’usines pharmaceutiques dans les pays du Sud ; et (3) la gestion de la fin de vie des
médicaments.
Au-delà de ces recherches, nous voulons faire émerger une critique systémique en soulignant
l’importance d’un développement durable qui prenne en compte les problèmes dans leur ensemble. Il
ne s’agit en aucun cas de remettre en cause la nécessité d’un accès aux médicaments pour tous mais,
au contraire, de souligner que cet accès ne peut s’inscrire dans un développement durable qu’à la
condition de s’accompagner d’actions visant la préservation d’un environnement sain. Comme le
professeur Gentilini [1] le souligne « tous les Objectifs du Millénaire sont des objectifs de santé
publique », notre travail tâchera donc d’illustrer cet avis. En effet, il s’agira aussi de voir en quoi
l’accès aux médicaments concerne aussi l’Objectif du Millénaire pour le développement n°7 d’«
assurer un environnement durable ».
3. - La pollution des eaux par les résidus
médicamenteux
La pollution des eaux par les résidus médicamenteux est un sujet de préoccupation émergent.
Effectivement, bien que les pays industrialisés aient depuis longtemps identifié la plupart des causes
industrielles et agricoles de la pollution de l’eau, la pollution de l’eau par les substances issues de la
consommation de médicaments a été pendant longtemps ignorée ou du moins délaissée.
Plusieurs évolutions expliquent que l’attention se porte maintenant sur ce sujet. D’abord, on peut
avancer que notre société connaît depuis quelques années un accroissement de son exigence envers la
qualité de l’eau. L’eau devient peu à peu une ressource rare, qu’il convient de préserver. Ensuite, des
progrès techniques ont permis aux scientifiques de mesurer et d’identifier avec plus de précision les
substances chimiques présentes dans l’eau en très petite quantité.
Le problème est donc le suivant : une énorme quantité de médicaments (13 300 tonnes
d’antibiotiques par an dans l’Union européenne) est consommée chaque année ; que deviennent les
principes actifs de ces médicaments ?
Commençons par souligner que l’organisme humain élimine de fait de nombreux médicaments
en les ingérant. Toutefois, on estime que plus de 50 % du médicament peut ne pas être assimilé par le
corps et se retrouve donc dans les effluents. Les effluents des pays développés sont en général traités
dans des stations d’épuration. Cependant, avant d’en arriver aux cas des pays en développement, il
faut déjà souligner que les stations d’épuration, même au Nord, ne sont pas conçues pour filtrer ce
type de déchets.
En effet, les stations d’épuration sont conçues pour dépolluer les eaux usées. Ce processus se
compose de deux étapes principales : une première qui vise à filtrer une première fois les eaux usées
afin d’éliminer les déchets solides, une seconde qui consiste à faire subir aux eaux usées des
traitements bactériens en vue d’éliminer les polluants qui persistent. Cependant, ces étapes n’ont pas
été mises en place pour éliminer certains polluants émergents tels que les résidus médicamenteux, et
27 % des polluants se retrouveraient dans les rivières après leur passage dans les stations d’épuration
françaises [Becquart, 2003]. Une troisième, voire une quatrième étape, peuvent venir se surajouter
mais cela est encore rare. Ainsi, de par les boues d’épuration épandues en agriculture ou le rejet des
eaux traitées dans les cours d’eau naturels, ces résidus se retrouvent souvent dans l’eau de surface et
l’eau souterraine utilisée pour l’alimentation en eau potable. Tout ceci s’ajoute bien sûr aux
médicaments non consommés et non recyclés qui sont jetés à la poubelle (nous reviendrons plus loin
sur le problème du recyclage des médicaments).
D’après les diverses études menées sur le sujet, 3 000 composés utilisés en médecine sont
susceptibles d’être retrouvés dans l’eau. Les concentrations sont bien sûr en général très faibles, de
l’ordre du nanogramme par litre d’eau ou du microgramme. Pourtant des éléments viennent préciser
l’existence d’un risque sanitaire : longue vie de certaines molécules (par exemple la demi-vie de la
carbamazépine est de 1 712 jours [Commission européenne, 2004]), l’inconnue des effets des faibles
doses (pouvons-nous croire à l’efficacité des traitements homéopathiques et en même temps nier le
risque que représentent les faibles doses présentes dans l’eau ?), la possibilité des effets de
combinaison de ces polluants avec d’autres polluants. Parmi les questions qui se posent, nous
pouvons citer : l’effet des antibiotiques sur les traitements de la pollution dans les stations d’épuration
et sur la flore bactérienne environnementale ; l’effet des hormones sur la fécondité et sur la
détermination du sexe – le Cemagref (Institut de recherche pour l’ingénierie de l’agriculture et de
l’environnement) a par exemple relevé la féminisation de poissons vivant dans la Seine, alors que
d’autres études ont constaté la chute de fécondité de certaines espèces exposées de façon prolongée à
certains résidus d’antibiotiques (éthinylestradiol) – ; l’effet des anticancéreux sur une éventuelle
prolifération ou mutation des bactéries aquatiques ou encore sur l’induction d’effets immunitaires ou
cancérigènes.
Ainsi, si pour l’instant toutes les études d’extrapolation de risques pour l’humain nient
d’éventuels effets négatifs, il semble indéniable que le caractère « pseudo-persistant » de ces polluants
entraîne une exposition chronique des organismes aquatiques et donc un risque majeur pour les
écosystèmes. De plus, il nous faut toujours garder à l’esprit que le médicament n’est en aucun cas un
déchet comme les autres.
Au-delà, un élément plus générique est bien évidemment le problème crucial de l’assainissement
des eaux usées. L’ONU ne s’y est d’ailleurs pas trompée en inscrivant cette question dans la cible 10
de l’Objectif du Millénaire n°7 : « Réduire de moitié, d’ici à 2015, le pourcentage de la population qui
n’a pas accès de façon durable à un approvisionnement en eau potable ni à un assainissement
rudimentaire. » Les pays les plus démunis sont caractérisés par une forte démographie, une forte
urbanisation et donc une forte promiscuité rendue malsaine par le manque d’accès à l’eau et par le
manque de traitements des eaux usées. Ainsi, dans 16 des 54 pays africains, moins de 25 % de la
population sont raccordés à un système d’assainissement. Seulement 52 % de la population urbaine
africaine ont accès à un système d’assainissement performant [OMS et Unicef, 2008]. Il y a moins de
30 % des ménages raccordés à un système d’assainissement à Abidjan et à Dakar, 5 % à Kumasi, 2 %
à Yaoundé et Douala et que 0,5 % à Niamey [Centre d’enseignement et de recherche eau ville
environnement, 2003]. Soulignons aussi l’inégalité sociale face à cette situation. Plus de la moitié de
la population n’ayant pas accès à l’assainissement fait partie des 40 % les plus pauvres, un tiers vit
avec moins de 1 dollar par jour [PNUD, 2006].
Ces faits ont des conséquences redoutables sur l’état de santé des populations puisque l’on estime
que 94 % des maladies diarrhéiques sont liées au manque d’assainissement des eaux et à la mauvaise
qualité de l’eau potable. Ces maladies tuent chaque année 1,8 million de personnes [OMS, 2008]. Elles
sont à l’origine de 17 % des morts d’enfants de moins de 5 ans et causent une morbidité de 4
milliards de cas par an [PNUD, 2006]. La mauvaise qualité des réseaux d’assainissement et des eaux
potables vient donc aggraver les risques liés aux rejets des substances médicamenteuses dans
l’environnement. Quand 25 % de la population font leurs besoins directement dans la nature, on peut
imaginer que la prévalence de substances médicamenteuses dans l’environnement par quantité
ingérée sera supérieure à celles mesurées dans les pays industrialisés.
Les résultats de cette étude particulière ne sont certes pas extrapolables à l’ensemble des unités
de production des pays du Sud. Toutefois, la faiblesse des infrastructures d’assainissement, de l’État
de droit et de l’administration peuvent dans certains cas faire peser de sérieux doutes quant à la
qualité environnementale des procédés de fabrication des médicaments, a fortiori pour la production
destinée au marché local ou aux marchés du Sud en général. En effet, les agences sanitaires et les
standards occidentaux entraînent (en théorie) une certaine exigence qualitative liée à des contrôles (en
nombre très limités) concernant leur importation. À l’inverse, des doutes pèsent sur le sérieux des
agences sanitaires des pays du Sud producteurs et importateurs. Ainsi, un ancien président de l’agence
de sécurité sanitaire chinoise a été condamné à mort en 2007 après avoir été convaincu de corruption
[Kaufman, 2007]. Certes des normes internationales existent mais leur respect ne va pas de soi. Nous
constatons donc qu’il existe un risque environnemental lié à la production de médicaments.
Certains scandales du type de celui de Cyclamed en France ont mis en lumière certaines
modalités abusives de recyclage. Ainsi, « l’Enquête sur le dispositif de recyclage des médicaments
»Cyclamed» » [Grass et Lalande, 2005] menée par l’Inspection générale des affaires sociales a
clairement dénoncé les trafics et les manquements de l’utilisation à des fins humanitaires des
médicaments non utilisés (MNU). Aujourd’hui et depuis 2007 l’usage humanitaire des MNU est
interdit en France comme dans la quasi-totalité des pays du Nord. Toutefois, le problème du
recyclage continue à se poser avec des pratiques persistantes de rejets des médicaments dans les
décharges traditionnelles. Le principe « pollueur-payeur » qui fait supporter les coûts de traitements
des médicaments et de leurs emballages aux industries pharmaceutiques, un élément clef du système
européen avec la mise en place d’un circuit de retour des MNU aux pharmaciens, semble être une des
mesures nécessaires et pertinentes qui se développent.
Mais encore une fois, ce qui est récent au Nord est inexistant au Sud. La gestion des déchets dans
les pays du Sud se fait en général de façon indifférenciée et largement incontrôlée, la majorité des
déchets se retrouvant dans des décharges « sauvages ». La gestion des déchets biomédicaux au sein
même des hôpitaux est souvent catastrophique, comme le montre cette étude effectuée dans un centre
hospitalier au Sénégal [Ndiaye et al., 2003] : « Pendant la phase de collecte, il n’y a pas
d’identification ni de tri. Les poubelles sont exposées un peu partout. Les manœuvres, à défaut de
porter les poubelles sur le dos ou la tête, utilisent une table roulante. Les déchets aboutissent dans une
crevasse peu profonde à ciel ouvert où ils sont périodiquement brûlés. La collecte, le stockage et le
transport se font sans aucun moyen de protection (gants, bottes, masques, tabliers, etc.). Les
déterminants essentiels de cette mauvaise gestion seraient l’insuffisance de moyens financiers et de
formation des agents chargés du nettoiement, l’inconscience du personnel, et l’utilisation de pratiques
non standardisées, par manque de programme. »
De plus, les décharges représentent une activité économique pour certaines familles qui
s’emploient à les fouiller et à revendre certains déchets. Ces réalités humaines et écologiques font que
les MNU et les déchets médicaux sont exposés à toute sorte de trafics en même temps qu’ils exposent
les populations à de graves risques sanitaires.
4. - La santé et le développement durable, deux
concepts concomitants
Notre travail s’est attaché à caractériser un risque diffus et très peu abordé. Ainsi, nous avons
montré que l’accès aux médicaments des pays du Sud induisait un certain nombre de risques
environnementaux liés aux rejets de principes médicamenteux dans l’environnement naturel. Cette
conclusion ne doit pas pour autant amener à sous-estimer l’enjeu sanitaire prioritaire, à savoir l’accès
aux médicaments.
À travers le constat d’un risque environnemental lié à l’accès aux médicaments, nous voulons
souligner l’étendue du concept de Santé et le rapprocher de l’idée de développement durable.
La santé telle que définie par l’OMS, à savoir « un état de bien être total physique, social et
mental de la personne » et non pas « la simple absence de maladie ou d’infirmité », implique plus que
l’accès aux médicaments. D’ailleurs, les politiques pour la santé sont définies par l’OMS comme suit :
« La santé est un droit fondamental de l’homme et un investissement social. Les gouvernements
doivent investir dans les politiques pour la santé et dans la promotion de la santé afin d’améliorer
l’état de santé de tous ses citoyens. Leurs buts principaux sont d’instaurer un environnement physique
et social propice, de faciliter les choix des citoyens en faveur de santé, de combler l’écart de santé
entre les personnes défavorisées et les autres [...] » [OMS, 1988].
Les signataires des Objectifs du Millénaire pour le développement semblent aussi faire leurs ces
idées de multidimensionnalités. Cependant, ils sont loin d’être satisfaits, notamment concernant les
problèmes d’assainissement que nous avons évoqués.
Pour ce qui est de la fabrication, les normes internationales doivent être strictement appliquées
par tous, sans aucune complaisance, et les organismes internationaux de contrôle doivent s’employer
à faire respecter les engagements des industries au Nord comme au Sud (ici la lutte contre la
corruption doit être encore et toujours une priorité). De plus, les critères de toxicité pour
l’environnement doivent être mieux pris en compte par les organismes qui autorisent la mise sur le
marché des médicaments.
Surtout, il semble prioritaire d’améliorer de façon substantielle les conditions sanitaires des
pays en développement, en commençant par les pôles urbains. Il faut mettre en place de réelles
stratégies urbaines qui prennent en compte les besoins d’assainissement et de gestion des déchets. La
situation déplorable que nous avons décrite plus haut n’est pas compatible avec des objectifs de
développement durable. Les procédés de traitements des eaux usées doivent être optimisés pour
prendre en compte les résidus médicamenteux mais ils doivent aussi être améliorés pour mieux
s’adapter aux contextes des pays en développement. Par exemple, certains procédés s’appuyant sur le
climat et la végétation pour proposer une épuration à moindre coût représentent autant de pistes à
creuser. Pour la gestion des déchets, les lois et règlement doivent être mieux appliqués et les sources
de financement sécurisées. Ces problèmes doivent devenir des priorités dans la conscience des
autorités publiques qui trop souvent les négligent.
Pour terminer, nous voudrions présenter ce travail comme un plaidoyer pour une prise en
compte systémique et holistique de l’accès aux médicaments et au-delà du développement qui
deviendrait durable. Les bailleurs de fonds, les bénéficiaires de l’aide au développement, tous les
acteurs du développement doivent développer des outils de prise en compte de la dimension
systémique des problèmes. Ainsi, les stratégies et autres plans nationaux doivent-ils se saisir du
problème de l’accès aux médicaments en le replaçant dans le cycle de vie complet du médicament
ainsi que dans un objectif large de santé et non dans celui de soin seul.
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1996.
Notes du chapitre
[*] ↑ Doctorant à l’École pratique des hautes études (EPHE) sur les rapports entre l’écologie et la religion
[1] ↑ Intervention du professeur Gentilini dans un cours de Dominique Kerouedan « Santé et Politiques dans les relations Nord-Sud
», Master « Affaires internationales », Sciences Po Paris, avril 2008.
Partie 3 | Réponses stratégiques nationales et
internationales publiques et privées
27. Évolutions de l’architecture internationale de
l’aide en faveur de la santé dans les pays en
développement
Dominique Kerouedan [*] [1]
Dominique Kerouedan est docteur en médecine et docteur en épidémiologie et santé
publique, licenciée en droit, ancien interne de recherche médicale (Concours d’internat de
médecine 1984), titulaire d’un Master en « Public Health » de l’Université de Californie à
Berkeley, et de plusieurs diplômes universitaires (Santé dans le monde, Politiques
européennes de santé, Nutrition). Elle a travaillé sur le terrain conjuguant des
problématiques humanitaires (réfugiés ou enfants détenus et des rues, avec ACF, MDM et
MSF) et de développement (structuration de systèmes intégrés de santé et de lutte contre la
pandémie de sida), notamment en Asie, en Afrique subsaharienne et dans les États
Caraïbes). Depuis une dizaine d’années, elle a développé une expertise dans le domaine de
l’analyse institutionnelle de l’aide au développement et de l’évaluation des politiques de
coopération sanitaire de la France (MAEE, AFD, GIP Esther), de l’Allemagne (GTZ), de la
Commission européenne, de la Banque mondiale, des États-Unis, des programmes de
l’Onusida et du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme.
Maître de conférences, elle coordonne les enseignements de la mineure « Global Health »
de la Paris School of International Affairs de Sciences Po.
À partir des rapports d’évaluation des interventions des plus gros contributeurs à la santé des
pays en développement, il s’agit ici : (i) de rappeler les perspectives historiques sur le financement de
la santé des pays en développement, (ii) de commenter les évolutions de l’architecture de l’aide
internationale en réponse à la situation au cours de la décennie écoulée, les partenaires au
développement ayant choisi de créer de nouveaux instruments de financement public et privé de l’aide
au développement, et (iii) d’analyser l’impact des initiatives globales, désormais privilégiées, sur
l’état de santé des populations, le renforcement des capacités des systèmes de santé et de l’offre de
soins localement.
1. - La santé est-elle une priorité nationale et
internationale ?
Ne nous y trompons pas. Malgré tout le tapage politique, le secteur de la santé n’est pas, le plus
souvent, un secteur prioritaire des politiques de développement économique, nationales ou
internationales (même si la pandémie de sida a toujours bénéficié d’une attention particulière). Les
dépenses publiques et privées de santé sont inférieures à 40 à 50 dollars par habitant et par an dans 36
pays d’Afrique, valeur estimée par la Commission macroéconomie et santé de l’OMS [OMS, 2001]
comme étant le seuil minimum de dépenses de santé per capita nécessaire à structurer une offre de
soins basiques de qualité. En l’absence de mécanismes de couverture du risque maladie et de systèmes
de protection sociale, les dépenses de santé sont, pour la très grande part, jusqu’à 75 % en Afrique,
assumées par les ménages. Dans la plupart des pays du continent, les États consacrent moins de 8 %
du budget public au secteur de la santé. Ces ressources bénéficient en majorité aux structures tertiaires
de la capitale, pendant que 80 à 85 % de la population continuent de résider en zone rurale dans de
nombreux pays. À Abuja en 2001, les chefs d’États du continent, réunis sous l’égide de l’Union
africaine, se sont engagés à attribuer 15 % du budget de l’État à la santé [OUA, 2001]. En 2007, seuls
4 pays avaient atteint cet objectif, 24 pays allouaient moins de 10 % des budgets publics à ce secteur
[OMS, 2007b]. En 2010, 6 pays ont atteint l’objectif d’Abuja. Pour quelques pays, ce taux est inférieur
à 5 % ! Les études de la Banque mondiale montrent que les dépenses publiques bénéficient en fait aux
couches de la population plus aisées, ce que confirme le rapport d’évaluation des interventions de la
Banque mondiale en appui au secteur de la santé des pays en développement sur la période 1997-2007
[IEG Banque mondiale, 2009].
La réforme des systèmes de santé, soutenue par l’aide extérieure pendant une quinzaine d’années
au travers de l’Initiative de Bamako, n’a pas tenu les promesses de disponibilité, de qualité et d’équité
de l’offre de services en échange de la participation financière des usagers [Ridde, 2004], à laquelle
s’ajoutent des pratiques dites « parallèles » (exiger de la part des patients le versement d’honoraires
illicites) qui parfois vont jusqu’à doubler le montant des « user fees » rendant totalement inaccessible
la prestation attendue par le patient. Les modalités d’exemption des indigents n’ont pas été
concrètement mises en place, excluant des soins une partie de la population, la plus pauvre,
probablement la plus exposée [Banque mondiale, 2004]. Face à l’urgence de réaliser les Objectifs du
Millénaire (OMD) pour le développement de la santé, de réduire la mortalité dans des délais très
courts, la question de l’accès aux soins se pose de manière aiguë. Sous la pression de tendre plus
rapidement vers la réalisation des OMD de la santé, on assiste dans les années 2000 à l’annonce, par
certains chefs d’États africains, de politiques de « gratuité » dont on voit bien que l’émergence est très
politique et la décision émane du sommet [chapitre 18], à propos de laquelle la position
internationale, en faveur ou contre, oscille au cours du temps tel un pendule [chapitre 16], laissant les
pays dans un vide stratégique et technique face à la complexité des méthodes et des mécanismes de
couverture du risque maladie et de protection sociale à mettre en place concrètement [Schweitzer,
2007].
2. - Évolutions des modalités de l’aide en appui à la
santé
2.1 - Les Objectifs du Millénaire pour le développement
Plus de 180 représentants de pays et d’institutions se sont réunis en 2000 pour signer la
Déclaration du Millénaire qui fixe huit objectifs à atteindre d’ici à 2015, dits les Objectifs du
Millénaire pour le développement [ONU]. L’accès universel des populations à la prévention et à la
prise en charge du sida et de la tuberculose figure en tête des objectifs de la communauté
internationale lors de la conférence mondiale sur le sida de Toronto en août 2006 intitulée « Time to
Deliver » [AIDS, 2006].
Lors de la revue en 2005 de la réalisation des Objectifs du Millénaire pour le développement sur
les cinq premières années, de nouveaux indicateurs de suivi apparaissent dans le champ de la santé
reproductive. Aucune disposition particulière cependant n’attire l’attention des politiques et des
bailleurs de fonds sur les maladies chroniques, qui préoccupent de plus en plus les autorités sanitaires
africaines, tant elles nécessitent des investissements humains et financiers coûteux, comme le
montrent clairement dans cet ouvrage Jessica Martini et Audrey Fligg (cf. chapitre 6), ainsi que
Adama Ly (cf. chapitre 7). En outre, la planète n’est pas à l’abri de nouvelles menaces. Alors que la
pandémie du sida sévit depuis près de trente ans, et continue de se propager à grande vitesse, d’autres
menaces pèsent sur les économies vulnérables et précaires du continent africain, telles l’épidémie
Ebola ou la grippe aviaire animale. Le Nigeria, le Ghana, le Niger et d’autres pays ont dû prendre
toutes les dispositions pour éradiquer la virose des élevages de poulets qui sont pour certaines
populations les seules sources de revenus. En 2009 et 2010, la grippe H1N1 se propage, et même si
elle s’avère peu sévère dans un premier temps, l’OMS craint dans un avenir indéterminé la mutation
du virus sous une forme plus agressive. L’enjeu pour l’ensemble des pays signataires est d’appliquer
le nouveau Règlement sanitaire international entré en vigueur en juin 2007, fondé sur une démarche
de détection et d’alerte épidémiologique proactive. Solenne Delga (cf. chapitre 38) commente son
positionnement en droit international pendant que Laetitia Messner (cf. chapitre 32) discute des enjeux
médiatiques des nouvelles menaces pandémiques. L’objectif de notre chapitre est d’analyser les
stratégies que la communauté internationale a privilégiées dans les années 2000 puis de se poser un
certain nombre de questions sur leur efficacité en vue d’améliorer la performance des systèmes de
santé et l’état de santé des populations.
2.2 - Multilatéralisme, initiatives publiques privées
mondiales et financements innovants au cours de la
période 2000-2010
La nécessité d’accélérer les procédures de mobilisation et de décaissement de financements de
plus en plus volumineux incite la communauté internationale au cours de la période 2000-2010 : (i) à
augmenter de manière considérable l’aide au développement en faveur de la santé, passée de 5,6
milliards de dollars en 1990 à 21,8 milliards de dollars en 2007, plutôt en faveur du sida et de
l’Afrique [Institute for Health Metrics and Evaluation, 2009 ; OCDE, 2009], (ii) à privilégier le choix
de modalités de financement du secteur au travers de canaux bilatéraux moins spécifiques que le
projet (type aide budgétaire globale et sectorielle) ainsi que le canal multilatéral (ONU et partenariats
publics-privés mondiaux), puis financements dits innovants. Ainsi dès la fin des années 1990, (i) la
Commission européenne et la Banque mondiale vont-elles financer le développement d’approches
sectorielles ou Sector-Wide Approach Programme (SWAP), (ii) la coopération britannique et la
Commission européenne opter pour financer le développement au travers de l’aide budgétaire
globale (General Budget Support), ce que veulent et demandent les États et les organisations
régionales africaines. L’aide européenne a ceci d’original que des tranches variables additionnelles
d’aide budgétaire seront décaissées selon la progression de certains indicateurs de mesure de la
performance des secteurs sociaux. L’augmentation des budgets nationaux de la santé fait partie des
critères de décaissement de tranches additionnelles d’aide budgétaire générale dans certains pays.
La mobilisation de la communauté internationale en faveur du sida est d’autant plus forte que dès
le début des années 2000 le sida est considéré par les Nations unies comme une question de sécurité
internationale. L’Assemblée générale y consacre une session spéciale en 2001 en préparation du
Sommet du G8 de Gênes où le Secrétaire général des Nations unies, à l’époque Kofi Annan, appelle à
la création d’un fonds spécial, qui deviendra en 2002 à Genève le Fonds mondial de lutte contre le
sida, la tuberculose et le paludisme [Fonds mondial]. Il s’agit d’un partenariat public-privé mondial
dont le mandat est d’abord et avant tout financier : mobiliser de l’argent et le mettre à disposition des
États et de la société civile des pays en développement. Le mandat présume que les stratégies de lutte
contre les trois pandémies sont pertinentes et qu’il ne « manquait plus que l’argent » comme le redit
le premier directeur de l’Onusida lors de sa conférence inaugurale au Collège de France en janvier
2010 à propos des étapes historiques de la lutte contre le sida dans le monde [Collège de France].
L’élaboration des stratégies relève des pays avec l’appui technique de partenaires de référence
(l’Onusida [VIH/sida], l’OMS [le programme Stop TB/Tuberculose] et le programme Roll Back
Malaria [paludisme]). De l’efficacité du partenariat avec les pays de toutes ces institutions va dépendre
la performance, la pertinence et l’efficience à l’échelle nationale et régionale de la contribution
financière du Fonds mondial, non représenté dans les pays. C’est tout l’enjeu… apprécié par la
seconde étude de l’évaluation du Fonds mondial, sur laquelle nous reviendrons [Macro International,
2008].
Sur la période 2000-2005, les agences de l’ONU de leur côté développent les stratégies (i) «
Three by five » (ou « 3 x 5 ») de l’OMS visant à traiter trois millions de malades atteints de sida avant
la fin de l’année 2005 (objectif qui ne fut atteint que mi-2008) et, jouant avec les mots sinon avec la
concurrence, (ii) « Three ones » de l’Onusida consistant pour les pays et les partenaires à adopter une
stratégie nationale de lutte contre le sida, un plan de suivi-évaluation et une instance de coordination
des interventions à l’échelle nationale. Pendant ce temps, la France, au travers du Groupement
d’intérêt public Esther fondé en 2002 [Esther], contribue de manière significative à rendre les
médicaments antirétroviraux plus accessibles en développant des opérations de jumelage hospitalier
Nord-Sud et en facilitant l’implication des milieux universitaires, associatifs et communautaires en
appui à la prévention, au soutien psychologique et à la prise en charge des malades. Bernard
Kouchner, alors ministre de la Santé, sollicite ses pairs à l’échelle de l’Europe pour développer à leur
tour ces jumelages hospitaliers. En 2008, dix pays font partie de l’Alliance européenne Esther
[Esther].
Les États membres de l’OCDE ont peine à respecter leurs engagements de consacrer 0,7 % du
PIB à la solidarité internationale. La situation économique et sociale n’est pas très brillante dans un
contexte de terrorisme international au lendemain des attentats de New York en 2001, qui va sans
doute non seulement influer sur la répartition des budgets publics, mais aussi détourner l’attention
politique des pays de l’OCDE vers d’autres priorités, d’autant plus que Londres est secouée à son tour
par des attentats terroristes en plein sommet de Gleneagles en juillet 2005. En outre, la crise
financière qui sévit en 2008 et 2009 risque d’être à l’origine d’une réduction des dépenses publiques
de santé dans les pays en développement, tel que précédemment observé comme le prévient la Banque
mondiale dès 2009 [Banque mondiale, 2009b]. La crise n’est pas sans risque sur le maintien des
contributions des bailleurs de fonds, malgré les appels à l’engagement, à plus d’efficience, et à la
responsabilité, formulés par l’OMS [2009] et la Banque mondiale [2009a]. Pour maintenir le rythme
et accroître l’aide, il s’agit d’innover, de mobiliser des financements en quelque sorte ailleurs que
dans la caisse des États. Aux décours du Rapport Landau, publié en 2004 en France, commandité par
le président de la République Jacques Chirac, la France est appelée à contribuer à plusieurs initiatives
de création de financements innovants pour la santé et le développement. Le réseau Coordination Sud
des ONG de solidarité internationale en France émet des réserves sur la tendance à recourir à ces
instruments [Coordination Sud]. Le groupe pilote sur les financements innovants, créé en 2006, s’est
réuni les 28 et 29 mai 2009 à Paris sous la présidence du ministre français des Affaires étrangères et
européennes Bernard Kouchner qui a annoncé la création de nouveaux mécanismes de financement
du développement, message confirmé par le président de la République Nicolas Sarkozy lors de
l’Assemblée générale de l’ONU de septembre 2010 consacrée au suivi de la réalisation des OMD.
Sur le premier point, les parlementaires nationaux et européens sont-ils intéressés par la
pertinence, l’efficience et l’impact des interventions financées par les fonds publics de la France, de la
Commission européenne ou de l’Union européenne en faveur des pays en développement ? En France
la Loi organique pour les lois de finance (LOLF) prévoit que chaque année le chef de file pour la
coopération, le ministre des Affaires étrangères, présente à l’Assemblée nationale les résultats de la
mise en œuvre de l’APD française. Il semble que les contributions de la France aux initiatives
mondiales ne fassent pas partie de cet examen. Qu’en sait-on ? Souvent, les médias transmettent
l’information quantitative qu’ils reçoivent : nombre de malades sous traitement ARV, nombre de
moustiquaires distribuées, nombre de personnes formées, etc., sans demander si in fine tous ces
services ont un effet sur la mortalité et sur l’état de santé des populations et à quel coût pour le
contribuable. L’analyse de la Cour des comptes française relative à Unitaid et à l’Alliance GAVI est
très attendue de tous les acteurs qui regrettent que la contribution de la France au financement du
Fonds mondial ne fasse pas partie du champ de l’étude.
Le Parlement européen semble davantage présent sur ce dossier en publiant des résolutions
toniques sur la question de l’accès aux médicaments [Parlement européen, 2007], en soutenant les
analyses et recommandations du rapport de la Cour des comptes européenne [Parlement européen,
2009], en exigeant que 20 % des financements de la Commission européenne soient consacrés aux
secteurs de l’éducation et de la santé. Or, non seulement ce montant n’est pas près d’être alloué,
comme le reconnaît la réponse de la Commission européenne à la Cour des comptes [2009], mais la
part du Fonds européen de développement (FED) consacré à la santé des États d’Afrique, Caraïbes et
Pacifique, continue de décroître tout au long des années 2000, passant de 5,1 % au titre du 8e FED à
3,6 % dans le 9e FED, et à 3,3 % du 10e FED.
Sur le deuxième point, les rapports d’évaluation sont-ils utilisés, les recommandations sont-elles
mises en œuvre ? Parfois nous nous demandons si ces rapports sont même lus par ceux-là mêmes qui
les commanditent ! Mesure-t-on les progrès accomplis entre deux évaluations tant du point de vue du
management que de l’efficacité et de l’impact ? Ce n’est pas ce que nous observons : le rapport de la
deuxième étude d’évaluation du Fonds mondial en 2008 [Macro International Inc.] répète les constats
analysés sur le terrain dès 2003 et 2004 [Credes et al., 2004 ; Fonds mondial], soit moins de deux ans
après le premier appel à projets. Du côté de la France, quelles suites ont été données aux quatre
rapports ci-dessus mentionnés et à celui de Nicolas Tenzer [2008] sur l’influence de la France dans le
monde ? Le rapport d’évaluation des interventions de la Banque mondiale sur la période 1997-2007
déplore que les problèmes soulevés par la mise en œuvre des financements de la Banque, liés
notamment à la complexité de la conception et du design des projets eu égard à la capacité
institutionnelle locale, soient les mêmes que ceux relevés lors de l’évaluation des interventions du
secteur « Health Nutrition and Population » en 1999 sur la période précédente [IEG Banque mondiale,
2009]. Il semble néanmoins que les recommandations qui portent sur les stratégies elles-mêmes ou
sur les priorités d’intervention soient mieux suivies par la Banque mondiale. En matière de gestion,
nombre de constats et recommandations formulés par l’audit de la Cour des comptes européenne
renvoient à ceux déjà établis lors d’évaluations indépendantes antérieures des appuis de la
Commission européenne en faveur de la santé des États ACP, qu’il s’agisse de l’évaluation sectorielle
[Aedes, 2002] ou de l’évaluation de projets sur le terrain [Credes et al., 2004 ; AGEG, 2005]. Pour ne
citer qu’un exemple, le désintérêt de la plupart des ambassades de France et des délégations
européennes à l’égard des programmes du Fonds mondial sur le terrain des États ACP, où la
pandémie de sida est pourtant la plus dévastatrice, perdure dans toute son incohérence étant donné
l’ampleur des montants alloués par la France et par la Commission européenne en faveur du Fonds
mondial à l’échelle globale. Les constats se répètent entre 2004 et 2010, car le contenu des évaluations
n’est pas utilisé par les décideurs politiques. Les principales idées de ces rapports leur parviennent-
elles ?
Si les évaluations sont restées sans effet, nous avions bon espoir que l’audit de la Cour
européenne des comptes influence les décisions politiques et les priorités de la Commission
européenne en appui au secteur de la santé dans le cadre du FED d’ici à 2015. Il n’en a rien été. Quelle
position les États membres européens ont-ils adoptée dans ce domaine ? La France qui finance à elle
seule 20 % du FED a-t-elle fait part de ses attentes en faveur de la santé lors de la revue à mi-parcours
du dixième Fonds européen de développement, processus interne qui se déroule en 2010 ? En
pratique, la Commission européenne va-t-elle augmenter la part du FED allouée à la santé, recruter
davantage de personnel compétent à Bruxelles et d’expertise en appui au secteur de la santé dans ses
délégations sur le terrain, développer des approches sectorielles plus ciblées, travailler en synergie
avec les programmes du Fonds mondial localement, contribuer à redonner de la vigueur aux
systèmes de santé ? L’Union européenne n’en prend pas le chemin, « critiquée pour ne pas respecter
sa promesse » en appui à la santé [Euractiv, avril 2010]. Pourtant la Commission européenne avait
prouvé, dans les années 1990, qu’elle disposait d’un certain savoir-faire dans ce domaine et d’une
volonté politique. Cette prérogative est désormais laissée de fait à l’aide bilatérale des États membres.
L’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Espagne s’engagent plus avant.
Nous voyons qu’en mai 2009 la discussion du Conseil d’administration du Fonds mondial sur
les observations et les recommandations de l’évaluation du Fonds mondial et sur la réponse du
Secrétariat, est restée limitée, même dans le cadre d’un groupe de travail créé expressément au sein
du conseil d’administration pour y réfléchir. Un an après, ce groupe de travail, malgré le contexte
international de crise invitant à plus d’efficience, a privilégié le travail sur l’organisation
institutionnelle du groupe technique de référence pour l’évaluation [Kerouedan, 2010]. Selon
l’hebdomadaire britannique The Economist, il semble que de son côté la Banque mondiale ait été
réceptive aux recommandations de son évaluateur, comme l’indique l’intitulé du journaliste «
Promising to Try Harder » [The Economist, 2009].
Or, contrairement aux politiques et priorités affichées par les organisations internationales, cette
aide en santé n’atteint pas les populations les plus pauvres. La Commission européenne ne démontre
pas que les montants des tranches variables de l’aide budgétaire octroyées selon les résultats obtenus
dans les secteurs sociaux bénéficient aux pauvres. Il ne semble pas que dans les États ACP la
Commission européenne ait réalisé l’objectif de contribuer au développement de mécanismes de
financement de la santé des pays, en particulier en faveur des plus démunis, objectif pourtant
prioritaire de sa stratégie sectorielle dès 2002 [Commission européenne, 2002]. Le rapport
d’évaluation des interventions de la Banque mondiale au cours de la période 1997-2007 est très clair :
« Only 6 % of all HNP projects committed to deliver better health or nutrition among the poor in their
statement of objectives, for which they were ultimately accountable. A third of projects with objectives
to improve HNP status (such as maternal and child health) had no targeting mechanism for reaching
the poor » [IEG Banque mondiale, 2009]. Et le journal The Economist d’ajouter : « Even where
poverty reduction was a stated objective, little had been done to find out whether poverty had, in fact,
been reduced. If there had been any investigation, it often failed to find any reduction. » La période
d’observation de l’évaluation correspond pourtant à celle de la conception et de la mise en œuvre des
stratégies de lutte contre la pauvreté adoptées comme paradigme des politiques de développement à la
fin des années 1990 et tout au long des années 2000 : on ne développe pas pour (plus de bien-être,
d’autonomie, de productivité, de croissance économique, etc.) ; mais on lutte contre la pauvreté,
comme si le développement ne pouvait plus qu’être en soi une mesure palliative. Et The Economist de
poursuivre : « There was criticism too, of the fact that many projects were of a kind more likely to
benefit the middle and upper classes which, in poor countries as in rich ones, are often better able to
take advantage of infrastructure, such as new hospitals, which the bank helps to create. Yet another
ground for self-reproach was that the failure was concentrated in Africa, the poorest part of the world.
In Africa three quarters of projects were deemed not to be up to snuff. » Toujours d’après l’évaluation
des programmes de la Banque mondiale, il semble que la performance de sa contribution dans les
pays à revenu intermédiaire soit plutôt satisfaisante. Les mêmes observations valent probablement
pour les programmes financés par la Commission européenne dans la zone de voisinage et les pays
émergents où l’institution participe à la mise en place de mécanismes de couverture médicale de base.
Les études d’évaluation du Fonds mondial n’ont pas permis de démontrer que les financements
extérieurs de la lutte contre le sida ont réduit la participation financière des usagers, et pu contribuer
dans une certaine mesure à réduire la pauvreté. Globalement entre 55 et 60 % des financements du
Fonds mondial bénéficient aux États ACP, les plus pauvres du monde, où le continent africain réunit à
lui seul 70 % des nouvelles infections au virus, près de 70 % des cas de sida, 75 à 80 % des décès, le
plus fort taux de femmes infectées au monde, et plus de 90 % des orphelins de sida de la planète. C’est
aussi sur ce continent que 75 % des jeunes séropositifs âgés de 15 à 24 ans sont des filles. Les
financements sont-ils répartis de façon appropriée à travers la planète s’il s’agit de s’attaquer
massivement et précisément aux endroits où se produisent les nouvelles infections ? Du côté du
secteur privé, on observe qu’en finançant en priorité les organisations internationales, ou celles
basées aux États-Unis et au Royaume-Uni, à charge pour celles-ci d’œuvrer en faveur des pays du
Sud, la Fondation Bill et Melinda Gates ne privilégie pas directement le renforcement des capacités
des institutions publiques ou privées des pays les moins avancés ou même à revenu intermédiaire
[McCoy et al., 2009].
Les évaluateurs du Fonds mondial observent qu’il y a de fortes disparités dans la distribution des
financements par personne atteinte de VIH, ou par tête d’habitant, entre les pays de profils
épidémiques similaires. Ainsi au cours de la période 2003-2006, la Zambie aurait reçu 11 dollars par
personne par an. La République démocratique du Congo a reçu peu de financement dans l’ensemble,
pendant que le Rwanda, Haïti et le Cambodge ont reçu les montants les plus élevés d’aide par
personne séropositive. Certains pays avec des épidémies concentrées, tels que le Kirghizstan et la
Moldavie, ont reçu des montants disproportionnés avec leur situation : 500 dollars par personne
séropositive [Macro International Inc, 2009a]. Globalement le financement en faveur de la lutte contre
le sida a été multiplié par douze au cours de la période 1992-2005, passant de 213 millions de dollars
à 2,6 milliards de dollars, pendant que dans la même période le nombre d’adultes vivant avec le VIH a
été multiplié par quatre, passant de 10 à 38,6 millions [Shiffman, 2008]. Notons qu’en 2006, 80 % de
l’aide extérieure américaine est allouée en faveur de la lutte contre le sida [Global Health Council
2007, cité par Shiffman, 2008]. L’ensemble de la communauté internationale est responsable de ces
dérives, chacune des institutions ayant privilégié la lutte contre les trois maladies, aux dépens de la
santé maternelle, que la France, par exemple, n’a financée qu’à la hauteur de 9 % de son APD en
faveur de la santé au cours de la période 2000-2005 [Morange, 2005]. Nous sommes heureux de voir
le sommet du G8 au Canada et le MAEE en France en 2010 accorder davantage d’attention politique à
la santé maternelle, ce qui montre bien que sur tous ces choix, qui relèvent de la responsabilité des
institutions du Nord, d’une volonté politique, il est possible d’agir. Ceci est d’autant plus important
que les choix de priorités de santé mondiale au cours de la décennie écoulée soulèvent des questions
éthiques autour de l’exceptionnalisme du sida [Brunet-Jailly et Kerouedan, 2010] et autour de l’équité
de la répartition de l’expertise entre les pays [Kerouedan, 2010].
L’équipe d’évaluation se devait d’analyser en quoi les financements du Fonds mondial avaient eu
des effets positifs ou négatifs sur les systèmes de santé des pays récipiendaires. Aucun des rapports
d’évaluation ne répond vraiment à la question. D’une part, les évaluateurs ne témoignent pas des
effets positifs et structurants que ces financements ont eus en faveur du renforcement des capacités
nationales dans le domaine de la sécurité sanguine, du diagnostic et des laboratoires [Kerouedan et
Appaix, 2006], dimensions cruciales des systèmes de santé en lien avec la lutte contre les maladies
infectieuses ! Les évaluateurs reconnaissent une contribution du Fonds à l’émergence d’un regain
d’intérêt national pour l’information sanitaire et la mesure de performance des programmes, en
somme pour le suivi-évaluation. Par ailleurs, les appuis institutionnels et systèmes au travers de ces
financements se sont étendus positivement aux secteurs communautaires et associatifs, même si le
renforcement de leurs capacités doit être largement poursuivi. D’autre part, l’évaluation du Fonds
mondial s’est intéressée à regarder si les interventions en faveur de la lutte contre les trois maladies
dans les pays s’étaient effectuées aux dépens des autres prestations de santé. Ainsi la troisième étude
analyse-t-elle l’offre de services de santé maternelle et infantile dans plusieurs pays. Le rapport
conclut que dans les pays observés, la performance des services de santé maternels est restée la même
au cours du temps et que ce domaine n’a pas souffert de « trop d’argent sur le sida » [Macro
International Inc., 2009a]. Notons que dans les pays analysés, pour l’essentiel en Afrique anglophone,
le financement de la santé maternelle a augmenté au cours de la période de mise en œuvre des
programmes du Fonds mondial, permettant que l’offre de services maternels soit maintenue (bien que
restée insuffisante si l’on en juge par les résultats et les indicateurs de santé maternelle qui ont peu
progressé). Les données de retentissement des financements du Fonds mondial sur les autres
programmes de santé manquent dans les pays où les budgets de la santé maternelle sont restés
modestes. Il est raisonnable de penser que dans ces contextes-là, les maigres ressources, humaines et
financières, ont pu être détournées en faveur de la lutte contre les trois maladies aux dépens de la
santé maternelle et infantile, et être à l’origine de déséquilibres systémiques. Relevons que le rapport
d’évaluation de l’impact collectif des interventions en faveur de la lutte contre le sida déplore les
dysfonctionnements des services de santé périphériques : il manque de tout dans les formations
sanitaires de base : d’eau, de personnels, de médicaments, de réactifs… et de malades. Les taux
d’utilisation des services de santé restent bas. Nous y lisons que l’on trouve des tests VIH et des
médicaments ARV là où ne peuvent être dosée l’hémoglobine ou effectué un test urinaire [Macro
International Inc., 2009a]. Si le plus exceptionnel et le plus coûteux est disponible là où le plus
élémentaire et routinier ne l’est pas, cela témoigne bien d’une distorsion des systèmes de santé.
Il est vrai que la mise en œuvre des programmes du Fonds mondial dans les pays s’est
accompagnée de la création de structures et d’outils parallèles pour (i) la passation des marchés et la
gestion des approvisionnements en médicaments, (ii) la définition des indicateurs de mesure de la
performance, (iii) l’élaboration de dispositifs de suivi et de gestion des financements, (iv) le
recrutement du staff, à l’instar de ce qu’a fait la Banque mondiale avec les projets MAP (Multisectoral
AIDS programme) en installant les « Project management unit » (PMU) ; au Sénégal et en Érythrée,
ce sont les mêmes PMU qui gèrent les programmes du Fonds mondial et de la Banque mondiale.
Les pays et les acteurs du Fonds mondial avaient-ils le choix ? Comment accélérer et étendre les
interventions en utilisant les systèmes de gestion technique et financière faibles existants ? De fait, le
Fonds mondial se met en place tel un projet bilatéral, contractualisé entre le Secrétariat exécutif à
Genève et le bénéficiaire principal du pays partenaire. La singularité de ces projets vient du rôle de
pilotage dévolu à l’instance de coordination nationale (CCM) réunissant les acteurs publics et privés
localement avec les partenaires internationaux. Le Fonds mondial en soi n’est pas une entité tangible,
c’est un partenariat mondial. C’est le partenariat du Fonds mondial qui n’a pas fonctionné : la France,
la Commission européenne, les États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni, les fondations privées,
tous partenaires au sein du Fonds mondial, ne travaillent pas en synergie, ni avec les pays, ni entre
eux. Dans ces conditions, les capacités nationales des systèmes de santé n’ont pas été renforcées en
même temps que les financements ont permis d’étendre des interventions de prévention et de prise en
charge des maladies. Le partenariat n’a pas fonctionné au sens où la contribution respective et la
valeur ajoutée de ses membres, pays inclus, n’ont pas été définies alors que le FM n’est pas représenté
dans les pays. La mobilisation d’une expertise technique n’a concerné la plupart du temps que la phase
d’élaboration de la proposition de projet soumise à financement. Il en résulte que les pays font face à
des défis de gestion majeurs de financements très importants aux procédures complexes sur de
courtes durées, contraints par la pénurie de personnel et la faible capacité institutionnelle et
managériale de structures sous-bénéficiaires des financements répartis à travers le pays.
Il nous semble qu’il n’appartient pas au Fonds mondial d’endosser la mission de renforcer les
systèmes de santé. Cela incombe aux pays eux-mêmes avec le soutien des institutions multilatérales,
telles que l’OMS pour ce qui relève des aspect techniques, et la Commission européenne et la Banque
mondiale, dont les instruments de financement du développement et le dialogue politique qui
l’accompagne sont plus adaptés à des appuis-systèmes, ce qu’approuvent la Cour des comptes
européenne [2009] et Sridhar et Barniji : « Multilateral institutions, because of their inclusion of low-
income and middle-income countries in their governance structures and their interaction with
government, might be better placed than bilateral donors to lead efforts to support a country in
developing a health system » [2008]. C’est exactement ce qui manque au Fonds mondial non
représenté localement, et c’est pour cela que la Commission européenne et la Banque mondiale,
membres du partenariat du Fonds mondial, doivent intervenir aux côtés de l’OMS en appui
institutionnel et en renforcement des systèmes de santé dans les pays.
Il s’agit de trouver un équilibre entre les appuis aux maladies chéries (diseases darlings), le sida,
la tuberculose et le paludisme, et les appuis systèmes, les deux dimensions ayant leur place [Atun et
al., 2008 ; Yu et al., 2008], les actions spécifiques de prévention et de prise en charge d’une maladie
ne pouvant avoir toute leur envergure que si les services de santé sont performants. Ce serait ce
travail en synergie qui donnerait tout son sens sur le terrain à la Déclaration de Paris sur l’efficacité
de l’aide et l’harmonisation, et au Code de conduite de l’Union européenne sur la complémentarité et
la division du travail [OCDE ; Conseil de l’Union européenne, 2007]. Le maintien d’un certain
équilibre porte à la fois sur les ressources financières et sur les ressources humaines, d’autant plus
dans un contexte où l’Afrique porte 25 % du fardeau mondial des maladies et ne dispose que de 3 %
des professionnels de santé du monde et de 1 % des ressources économiques du monde pour parer à
ce défi. Les États membres du G8 se sont engagés à Toyako en 2008 à prendre des mesures
collectives pour renforcer les systèmes de santé dans les pays en développement. Cela implique que la
capacité des pays, leur appropriation des décisions en santé publique et de leur mise en œuvre soient
effectives [Reich, 2009].
Le rapport d’impact du Fonds mondial témoigne par ailleurs de gros efforts faits en faveur du
dépistage volontaire et de la prévention de la transmission du virus de la mère à l’enfant, autant
d’activités incluses dans le champ de la prévention, qui ont pu être démultipliées grâce aux
financements du Fonds mondial et ceux de Pepfar. Mais les pays reviennent de loin et au final, la
couverture reste faible : seulement 10 % de femmes enceintes séropositives bénéficient de cette
prévention en 2007, selon le rapport d’évaluation des programmes de Pepfar [2007], et 45 % des
femmes enceintes testées séropositives auraient accès au traitement préventif antirétroviral en 2009.
Aucun des documents n’insiste sur le fait que l’amélioration de la couverture de ces interventions
passe par une utilisation accrue des services de santé maternelle, de consultation prénatale, et du taux
d’accouchements en maternité avec du personnel compétent. Céline Aho-Nienne décrit bien les
conséquences de ces lacunes sur la situation des enfants (cf. chapitre 2).
Les global health leaders tiennent à communiquer sur les succès de la lutte contre le sida [Piot et
al., 2009], surtout en pleine période de crise financière et économique quelques jours avant la réunion
préparatoire, au printemps 2009, de la conférence mondiale de « replenishment » en faveur des
financements du Fonds mondial d’octobre 2010. Il s’agit de garder de son côté les politiques et
l’opinion publique. Pour maintenir l’engagement des bailleurs de fonds, n’est-il pas impératif d’être
plus convaincant et moins anecdotique, pendant que pour deux personnes mises sous traitement ARV,
cinq nouvelles infections à VIH se produisent, et que le principal facteur de risque d’exposition au
virus du sida des femmes est devenu le mariage en Ouganda par exemple [Garrett, 2005], ce que nous
observons dans d’autres pays ? Certains auteurs n’hésitent pas à parler d’échec ou de défis de la
prévention du sida, notamment des stratégies internationales en Afrique, et à proposer des approches
alternatives [Kerouedan, 2007 ; Pepfar, 2007 ; Merson, 2007 ; Bertozzi, 2008 ; Kerouedan et Brunet-
Jailly, 2010b].
Entre ces positions, se situe l’ex-directeur du département VIH de l’OMS, Kevin De Cock [De
Cock et al., 2002] qui montre comment les activistes des droits de l’Homme sont à l’origine de
l’exceptionnalisme du sida : au motif de respecter les droits des groupes marginaux les plus
concernés au début de la pandémie, et qui continuent de l’être dans certaines régions du monde, les
mesures de prévention prises classiquement en santé publique ne seraient plus applicables. Une
personne atteinte de syphilis est traitée avec des antibiotiques, qu’elle y consente ou non. Si une
épidémie de choléra se déclare, des mesures seront prises sans que la population soit consultée pour
avis : elle n’aura qu’à s’exécuter. L’armée est intervenue à Tuléar à Madagascar dans cet esprit en
pleine épidémie de choléra afin d’empêcher le transport des cadavres sur les routes ou par la mer,
autant de voies de propagation rapide de l’épidémie dans le sud de l’île en 1998. Nous avons vu en
avril 2009 que les pouvoirs publics de Mexico ont décidé la fermeture des bars, des lieux touristiques,
etc. le temps d’explorer plus avant les caractéristiques épidémiologiques de la grippe H1N1. Le fait
qu’il n’y ait pas de traitement spécifique du sida jusqu’en 1996 au Nord, et avant 1998 en Afrique, et
que le traitement disponible ne permette pas d’éliminer le virus, ni d’éviter la transmission, a
contribué à une attitude de « laisser faire » en quelque sorte : si l’on a rien à proposer, peut-on être
coercitif ? Ce n’est pas une raison pour ne pas massivement inciter au dépistage volontaire et faire de
la prévention au cas par cas. Il n’est pas inintéressant de se demander les droits de qui cet
exceptionnalisme a protégés et pourquoi les droits des personnes exposées autour de la personne
atteinte n’ont pas retenu la même attention. Aujourd’hui Granich et al. préconisent le dépistage
volontaire universel avec administration immédiate d’antirétroviraux comme une mesure
d’éradication de la transmission du VIH [Granich et al., 2008]. Les pays et la communauté
internationale pourront-ils se permettre d’assumer le coût financier de cette stratégie qui promet
d’être plus économique que la pandémie à venir ?
En augmentant chaque fois plus le volume des financements, n’oublions pas de nous demander
quelles stratégies sont ainsi facilitées, et pour quels résultats. Interrogeons, avec les responsables sur
place, leur pertinence, leur efficacité, leur efficience, leur viabilité et leur impact. Comme le montrent
Jean-Michel Severino et Olivier Ray, l’univers de l’assistance au développement vit trois révolutions
liées à la diversification : (i) des objectifs en vue de protéger les biens publics mondiaux, (ii) des
acteurs, de plus en plus nombreux aussi, et (iii) des instruments dits innovants, au point d’aller puiser
dans les ressources des marchés financiers internationaux. Les auteurs nous invitent à prendre la
mesure de ces changements et de ce qu’ils impliquent en termes d’élaboration de nouveaux systèmes
de mesure et d’analyse de leur impact [Severino et Ray, 2009 et 2010]. Le discours dominant à
l’échelle globale est de mobiliser davantage d’argent, mais pour quelle efficacité et comment
désormais la mesurer sur le terrain ? Ce discours tient-il compte des résultats obtenus dans la
décennie d’argent facile et du nouvel état des finances nationales et multilatérales ? La crise mondiale
des ressources humaines et financières va-t-elle inciter les institutions internationales à davantage
d’efficience et de rationalité opérationnelle aux effets concrets ? C’est ce que nous souhaitons aux
populations du Sud.
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Notes du chapitre
[*] ↑ Docteur en médecine et docteur en épidémiologie et santé publique, maître de conférences et coordinatrice des enseignements
de la mineure « Global Health » de la Paris School of International Affairs de Sciences Po
[1] ↑ L’auteur remercie le profeseur Joseph Brunet-Jailly, le docteur François Decaillet et le docteur Michel Pletschette pour leurs
précieux conseils.
[2] ↑ OMD 4 de réduire de deux tiers la mortalité infantile, OMD 5 de réduire des trois quarts la mortalité maternelle et OMD 6
de combattre le sida, le paludisme et les autres maladies.
Bien que reconnue comme l’une des principales causes de mortalité infantile et
comme un frein incontestable au développement, la malnutrition est encore en
marge des politiques de santé des pays africains. Un tel paradoxe est d’autant plus
étonnant que les discours internationaux soulignant les enjeux de cette
problématique se multiplient depuis une quinzaine d’années. En définitive, la
malnutrition est un problème plus complexe qu’il n’y paraît, lié évidemment à la
santé, mais aussi plus largement à la sécurité alimentaire, à l’assainissement et à
des comportements sociaux inadéquats. Face aux questions que pose la
malnutrition, les réponses sont pour l’instant beaucoup trop diffuses et
désorganisées. Les multiples intervenants, tant internationaux que nationaux, se
focalisent sur une approche opérationnelle. Cette méthode est ponctuellement
efficace, notamment dans le cadre d’urgences, mais ne peut être durable et
applicable à grande échelle. Il s’agit donc d’entamer une nouvelle réflexion autour
de cette problématique, une réflexion à même de proposer une réponse structurelle,
hors de toute logique d’acteurs intéressés, et ramenant la malnutrition au cœur de
la définition des politiques de santé.
Plus récemment, le lien entre développement (ou plus précisément économie) et malnutrition a
été redéfini dans une causalité inverse. Ce nouveau rapport s’inscrit dans l’acceptation relativement
récente que la santé peut être « un moteur de croissance » et que les « investissements dans la santé ont
des retombées économiques positives » [OMS, 2007]. La Banque mondiale préfère adopter une
logique en creux en affirmant que la malnutrition, parce qu’elle diminue les capacités physiques et
mentales de la population, « réduit la productivité, ralentit la croissance économique et perpétue la
pauvreté » [Banque mondiale, 2006]. L’Institut de recherche pour le développement (IRD) ajoute une
dimension plus sociale, puisque selon cette institution « les personnes mal nourries ont moins de
chance d’acquérir une éducation de base, d’avoir des compétences sociales satisfaisantes et de
contribuer au bien-être de leurs familles et au développement de leurs communautés et de leurs pays »
[Le Bihan, Delpeuch et Maire, 2002]. Mais les conclusions des conférences internationales sur le sujet
semblent unanimes : d’une part la malnutrition engendre la pauvreté et nuit au développement, d’autre
part « le fait que les problèmes nutritionnels soient intergénérationnels souligne bien les
conséquences à long terme d’une mauvaise nutrition » [Le Bihan, Delpeuch et Maire, 2002].
Au regard des enjeux politiques et économiques qu’elle représente, tant pour les populations et
pour les États qui les gouvernent que pour la communauté internationale, la malnutrition devrait être
une priorité des politiques de santé. Mais la complexité intrinsèque d’un tel problème de santé qui
déborde aussi sur des problématiques agricoles et de développement laisse présager de la difficulté à
définir de réelles politiques mondiales et nationales susceptibles de parvenir à un résultat. Faut-il
traiter la malnutrition de manière spécifique ou l’intégrer aux plans de santé ? Dans le cas d’un
traitement intégré, quelles limites poser ? Une approche globale incluant, entre autres, la politique
agricole serait-elle plus appropriée ? Quels acteurs doivent être impliqués et avec quelles
responsabilités ? A priori l’ambiguïté des OMD énoncés dans la Déclaration du millénaire à propos
de la malnutrition suggère que de nombreuses questions restent ouvertes.
2. - Des politiques nutritionnelles qui se limitent au
discours
2.1 - Le cadre structurant de la Conférence internationale
sur la nutrition
En 1992, une centaine de pays avaient signé à Rome la Déclaration mondiale sur la nutrition et le
Plan d’action pour la nutrition lors de la Conférence internationale sur la nutrition (CIN). Ce plan
d’action soulignait la nécessité de considérer la politique nutritionnelle comme part intégrante et
importante des plans de développement nationaux et définissait les responsabilités des acteurs comme
suit.
1) Au niveau national :
des fonds dédiés, publics et privés, devaient être prévus dans le cadre de la mise en place et
du fonctionnement pérenne de tels programmes ;
à ces initiatives publiques devaient être associées toutes les composantes sociétales privées :
ménages, communautés, ONG, entreprises privées, associations sociales et culturelles, médias ;
une des priorités devait être accordée à la valorisation des ressources humaines et à la
formation du personnel nécessaire dans tous les secteurs pour appuyer les activités relatives à la
nutrition.
2) Au niveau international :
la FAO et l’OMS considérées comme chefs de file dans les domaines de l’alimentation, de
la nutrition et de la santé, étaient priées de renforcer leurs programmes d’amélioration
nutritionnelle et de faciliter la mise en œuvre et le suivi du plan d’action à tous les niveaux
hiérarchiques ;
Les solutions sont identifiées mais ne sont pas mises en œuvre dans de nombreux pays, en
particulier en Afrique subsaharienne. L’IRD rappelle une fois de plus que de « nombreux facteurs
influencent le processus d’amélioration de la nutrition ». Des facteurs à la fois d’ordre essentiel
imbriquant l’alimentation, la santé, l’eau et l’assainissement, les pratiques de soin, le statut des
femmes dans la société, la relation psychologique entre la mère et l’enfant, et les croyances
alimentaires, et d’ordre plus existentiel comme la teneur de « l’engagement gouvernemental au
niveau local et national » et la structure du système de santé. C’est l’ensemble de ces questions qui
doivent être abordées à différents niveaux dans le cadre d’une approche globale de la malnutrition
telle que comprise par tous.
La Banque mondiale propose deux voies d’accès : une à court terme se focalisant sur une
approche pragmatique, directe et concrète du problème de la malnutrition, et une autre à long terme
combinant politique de naissance, politique alimentaire et éducation des femmes. Sans nier l’efficacité
de la deuxième voie, la Banque mondiale se focalise néanmoins sur une perspective de court terme
(entre 2 et 5 ans) fondée sur des programmes communautaires d’éducation à la nutrition et de
sensibilisation à l’allaitement maternel, sur la santé maternelle et sur l’apport en micronutriments.
Elle insiste sur la rentabilité économique de tels programmes en particulier des initiatives sur les
micronutriments [6] et souligne parallèlement l’efficacité des mesures mises en œuvre en Asie avec
une tendance à la baisse des taux de malnutrition, en dépit de fortes disparités selon les pays [7] .
3. - L’impérieuse nécessité de mettre en place des
réformes structurelles
Si les actions mises en œuvre dans certains pays d’Asie semblent avoir des effets positifs, ce
n’est toujours pas le cas en Afrique [8] . Ces disparités mettent en lumière non seulement le décalage
entre les discours et les pratiques, mais aussi les lacunes des réponses internationales et nationales.
Regardons, par exemple, l’implication de l’ONU. Il existe en fait pas moins de cinq agences qui
se targuent de vouloir traiter le problème, l’OMS, l’Unicef, le PAM, la FAO et le Fnuap. Ce
déploiement d’acteurs onusiens autour de la question peut être vu comme une prise de conscience
positive des enjeux qu’elle représente, notamment au regard des OMD qui définissent la feuille de
route stratégique de ces organisations. Il est certes aussi explicable par la nature complexe de la
problématique de la malnutrition tant dans sa détermination causale que dans sa temporalité et chacun
a le droit de revendiquer une certaine légitimité. Mais désormais, la démultiplication de cet effort
onusien répond avant tout à une logique classique d’acteurs face à une problématisation qui les crée,
les définit et les finance. Chacune de ces institutions a mis en œuvre des programmes qui lui sont
propres, avec des structures, des moyens et des personnels dédiés, le traitement de la malnutrition est
un des symboles de leur action, une part de leur image et de leurs ressources. À cet égard il est
naturel qu’en dépit des bonnes volontés affichées lors des conférences internationales, chacun, au
siège comme sur le terrain, cherche à préserver son champ d’action et à en exclure toute autre
organisation.
Au niveau national, le principe est identique, chaque ministère s’approprie une partie du
problème et le traite selon ses moyens et son propre plan. En Afrique subsaharienne, où les moyens
financiers et humains de l’État sont limités et où les régimes sont fortement présidentiels, une
approche cohérente et convergente de la malnutrition n’est envisageable que si la plus haute instance
la déclare comme priorité. La malnutrition doit être fortement intégrée à la politique du ministère de
la Santé, sans phagocyter les autres programmes de santé et sans exclure des initiatives qui relèvent
de l’agriculture ou de l’éducation. Toute la complexité d’une coordination transversale des activités
liées à la nutrition peut être résolue si une stratégie a été préalablement établie, si le coordinateur a un
réel pouvoir décisionnel et opérationnel, et si la volonté politique affiche une certaine continuité
accompagnée de financements garantis.
Mais ce double cloisonnement structurel, national et international, se renforce dans le lien entre
chaque niveau. Ainsi, le ministère de l’Agriculture traite-t-il quasiment exclusivement avec la FAO
alors que le ministère de la Santé travaille en coopération avec l’OMS. La malnutrition est, pour le
cas, un peu à part, car l’importance d’Unicef et du PAM dans ce domaine permet d’éviter ces
discussions bilatérales entre un ministère et son pendant onusien. En fait le poids matériel et financier
de ces deux agences sur le terrain est tel que l’OMS n’a plus l’initiative sur la malnutrition face à ces
acteurs de « l’urgence nutritionnelle », ce qui soulève d’autres questions.
Les ONG possédant des moyens limités en volume et dans le temps, ce mode de fonctionnement
est évidemment un frein à la définition d’une politique nutritionnelle homogène et cohérente
applicable sur l’ensemble du territoire. Rares sont les ONG capables de gérer des programmes à
l’échelle d’un pays et de travailler sur la totalité des multiples causes structurelles de la malnutrition,
la plupart d’entre elles préférant se concentrer sur des domaines techniques précis. L’objectif des
humanitaires est donc de passer la main aux instances nationales, mais les tentatives d’intégration
progressive et d’autonomisation de ces programmes au sein du système de santé se soldent
généralement par un échec, faute de moyens, de temps, de réelle volonté gouvernementale et de
support d’une agence internationale. Les deux principaux problèmes rencontrés par les structures
nationales de santé sont l’incapacité, principalement par manque de personnel compétent dans ce
domaine, à sensibiliser les populations à la malnutrition et à en assurer un suivi régulier, ainsi que
l’impossibilité à financer les programmes sur du moyen terme, puisque les populations concernées,
très vulnérables, ne peuvent y contribuer. In fine, le coût d’une prise en charge efficace des enfants
malnutris par les ONG, très élevé, est à l’heure actuel non reproductible à l’échelle nationale au
regard des financements dont disposent les services des ministères de la Santé. [13] Au Burundi, dont la
population souffre fortement de malnutrition aiguë, l’ONG Action contre la faim (ACF) et d’autres
ONG reprenaient ainsi régulièrement la main sur des programmes nutritionnels qui avaient été
intégrés deux ans auparavant, au point que, à la longue, le Service d’aide humanitaire de la
Commission européenne (ECHO), l’un des premiers donateurs d’aide humanitaire au niveau
mondial, souhaitât retirer ses financements.
En dépit des bons résultats opérationnels de l’Unicef et du PAM, il faut que l’OMS redevienne
l’acteur international principal (et soit dotée des moyens ad hoc) en matière de lutte contre la
malnutrition, pour asseoir sa crédibilité vis-à-vis des acteurs nationaux et influer ainsi sur la mise en
place de politiques nutritionnelles efficaces. L’OMS pourrait alors assurer le lien entre les ONG et les
instances nationales et superviser, en collaboration avec le ministère de la Santé, la redéfinition des
programmes et leur insertion dans un cadre sanitaire plus large. Les ONG pourraient ainsi contribuer
véritablement à l’élaboration et la mise en œuvre d’une politique de sécurité alimentaire et
nutritionnelle dans le pays.
Enfin, hormis les difficultés financières, la principale entrave au fonctionnement d’un service de
santé demeure l’accès physique à ce service par la population. En dépit des efforts de décentralisation
et de la multiplication de centres de santé primaire, aucune prévention ne sera réellement possible
dans de nombreux pays si le personnel de santé ne va pas plus au devant d’une population qui a
tendance à attendre l’ultime moment avant de se rendre au centre de santé. La réussite des campagnes
vaccinatrices, notamment contre la rougeole, [15] le montre parfaitement. Compte tenu de la multitude
de sujets à aborder, de l’hygiène au planning familial, il est envisageable de mutualiser ces services,
en y intégrant bien entendu un suivi nutritionnel [16] , et d’aller consulter les populations dans les
villages. Une telle stratégie d’intégration de la surveillance nutritionnelle aux activités mobiles des
services de santé aurait aussi un coût réduit, à l’inverse des lourds programmes de traitement
d’urgence mis en place par les ONG.
Nous pouvons avancer deux raisons principales expliquant ce désintérêt. En premier lieu, le fait
que la thérapeutique, quoique primordiale, s’avère assez répétitive pour des médecins et surtout ne
peut être découplée de pratiques nettement moins techniques comme l’hygiène, la relation
psychologique mère-enfant ou la sensibilisation à la nutrition sur lesquelles ils ont peu d’emprise. Par
ailleurs, certains voient trop peu d’avantages professionnels à devenir experts dans ce domaine car,
hors les ONG, rares sont les structures qui emploient des médecins nutritionnistes [17] . La
malnutrition est déconsidérée au regard d’autres pratiques perçues comme plus nobles comme
l’obstétrique ou la chirurgie, et en dehors d’un cadre de santé publique, ne peut être une source de
revenus. Mais ce champ de compétences est aussi absent parmi les médecins occidentaux. Au sein des
ONG ou des agences onusiennes les plus impliquées comme l’Unicef ou le PAM, les projets ne sont
pas mis en place par des médecins mais plutôt par des nutritionnistes ou des infirmiers qui ont acquis
leur expertise dans le travail humanitaire. À la différence de certains postes urgentistes, le traitement
de la malnutrition fait surtout appel à des compétences de management d’équipe ou à la capacité à
résoudre des problèmes d’organisation. L’expertise technique est souvent moins utile que la
sensibilité à des situations sociales aux déterminants complexes et que la capacité à travailler en lien
avec les acteurs de plusieurs secteurs. L’absence de médecins occidentaux dans les programmes
nutritionnels envoie de fait un signal négatif assez peu incitatif pour des médecins locaux qui se
retrouvent à être formés par des infirmiers. Les programmes nutritionnels nationaux sont par
conséquent décidés et élaborés par des personnes qui ont rarement été confrontés à la problématique
de la malnutrition.
En dépit des enjeux présentés par la malnutrition et des discours internationaux rappelant qu’elle
doit être considérée comme une priorité en matière de santé et une des conditions du développement,
les politiques mises en place jusqu’à présent manquent d’ambition réformatrice. La volonté affichée
des experts de ne pas passer à côté de l’ensemble des éléments qui entrent dans le champ de la
nutrition tend à diluer son caractère sanitaire. L’idée de « politique nutritionnelle » confère en effet un
caractère spécifique à la malnutrition qui, puisqu’elle ne peut se résumer au seul axe de la santé, en
vient parfois à ne pas être pleinement intégrée aux systèmes de santé. Les systèmes d’alerte de la FAO
s’appuient sur une surveillance de la sécurité alimentaire, sur des données d’une production agricole
soumise à un certain nombre d’aléas. Ces systèmes sont évidemment utiles pour prévenir une crise
conjoncturelle, mais ne répondent pas aux besoins continuels de la population. Une approche
sanitaire, fondée sur une surveillance et une thérapeutique nutritionnelle, est indispensable pour
prévenir et traiter la malnutrition chronique. À des causes structurelles une réponse ponctuelle est
insuffisante.
Face à ces difficultés, il est logique que certaines initiatives se soient développées à l’image du
GAIN (Global Alliance for Improved Nutrition) qui, en s’appuyant sur des partenariats avec des
multinationales de l’agro-alimentaire, visent à distribuer des micronutriments aux populations à
risque. Cette action est louable, car permettrait effectivement de réduire les déficiences
nutritionnelles, mais elle doit être pleinement associée aux systèmes de santé actuels et éventuellement
favoriser le développement de ces derniers. Elle n’est cependant pas suffisante, car, comme le
rappellent les différentes études, les données sociales, comportementales, culturelles et économiques
sont tout aussi importantes. Le temps court évoqué par la Banque mondiale semble particulièrement
optimiste étant donné que les solutions qu’elle préconise (l’amélioration de la santé maternelle, les
pratiques d’allaitement et la distribution de fortifiants) sont déjà appliquées depuis… une vingtaine
d’années par les acteurs de la nutrition. La prévention et le traitement de la malnutrition nécessitent
des réformes organisationnelles en profondeur, tant sur le plan international que sur le plan national,
que les politiques connaissent et reconnaissent mais n’appliquent toujours pas.
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PAM : www.wfp.org
Notes du chapitre
[*] ↑ Attaché à la délégation de l’Union européenne en Afghanistan sur les problématiques de sécurité alimentaire
[1] ↑ Selon l’Unicef, il faudrait en toute rigueur parler de dénutrition, car la malnutrition englobe à la fois les individus en sous-
poids et les individus en surpoids. Mais nous garderons ici la tendance générale pour les pays en voie de développement à évoquer la
malnutrition dans le sens exclusif de dénutrition.Il faut aussi distinguer deux types de malnutrition :
la malnutrition aiguë, liée à des crises ponctuelles à l’échelle d’un pays ou d’une famille, mortelle si traitée tardivement ;
la malnutrition chronique, à long terme, qui génère des handicaps durables irrémédiables (retards de croissance, rachitisme,
handicaps physiques et mentaux).
[2] ↑ Il faut entendre par insécurité alimentaire le fait, pour un être humain, de ne pas avoir « à tout moment, un accès physique et
économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive [lui] permettant de satisfaire [ses] besoins énergétiques et [ses] préférences
alimentaires pour mener une vie saine et active » (Sommet mondial de l’alimentation de 1996).
[3] ↑ Sur les 11 millions d’enfants qui meurent chaque année, plus de la moitié des décès seraient dus à la malnutrition, source :
http://www.un.org/fr/mdg/summit2010Il faut toutefois relativiser la précision de ces chiffres étant donné d’une part le manque de fiabilité
de ces informations dans plusieurs pays (naissances et décès ne sont pas répertoriés de manière exhaustive), et d’autre part la difficulté à
distinguer la causalité exacte des décès entre malnutrition et pathologie.
[4] ↑ L’objectif n°4 est de réduire de 2/3 le taux de mortalité des enfants âgés de moins de 5 ans entre 1990 et 2015. Cet objectif
est notamment mesuré en regardant le taux de mortalité des moins de 5 ans ainsi que le taux de mortalité infantile (âge < 1 an).
[5] ↑ Prévalence des enfants de moins de 5 ans malnutris au regard de l’objectif visant à diviser par deux, entre 1990 et 2015, la
proportion de la population mondiale souffrant de faim.
[6] ↑ L’exemple de l’Inde est fréquemment cité : selon la Banque mondiale certaines études estiment que la déficience en
micronutriments (fer, iode, vitamine A, etc.) serait responsable d’une perte de 2,95 % du PIB [Banque mondiale, 2006].
[7] ↑ Sur cette tendance, l’Unicef souligne que l’Asie de l’Est et du Pacifique a déjà presque atteint la cible fixée par l’OMD n°1
avec un taux annuel moyen de régression de l’ordre de 3,6 %. Toutefois, elle précise que la Chine représente l’essentiel de ces progrès
[Unicef, 2006].
[8] ↑ Selon une estimation réalisée en 2004, le nombre d’enfants (âgés de moins de 5 ans) malnutris en Afrique passerait de 30
millions en 1995 à 45 millions en 2015. Pour l’Asie ce nombre diminuerait de 120 millions à 70 millions d’enfants [Banque mondiale,
2006].
[9] ↑ La FAO cite entre autres la Zambie, la Tanzanie et l’Indonésie et parle de l’existence de points focaux nutrition dans plus de
159 pays en vue de la préparation de la CIN [Latham, FAO, 1997].
[10] ↑ Le traitement de la malnutrition aiguë modérée peut être vu comme prévention de la malnutrition aiguë sévère.
[11] ↑ Ces données sont d’ailleurs issues des rapports que fournissent les ONG à l’Unicef, au PAM et, le cas échéant, aux
ministères de la Santé.
[12] ↑ Noter que la dernière mise à jour de ce protocole date de 2000, et que la précédente remonte à 1981. En outre ce protocole
n’est pas systématiquement accepté ni appliqué par les ministères nationaux de la Santé.
[13] ↑ Le contre exemple du programme nutritionnel de la République démocratique du Congo, basé sur une prise en charge
communautaire, un partenariat contractuel entre intervenants extérieurs et structures de santé institutionnelles et une surveillance
permanente, mérite d’être cité. Si de nombreuses questions demeurent encore non résolues (notamment la pérennisation des démarches
participatives) ce triptyque pourrait être une voie à suivre par d’autres pays africains.
[14] ↑ À ce sujet, il faut cependant remarquer que la place de l’homme dans la vie familiale, non en tant qu’acteur mais en tant que
décideur, est beaucoup trop rapidement évacuée par la majorité des études. Une plus grande association des hommes aux politiques de
sensibilisation aux problèmes de santé, en particulier sur le caractère essentiel de la prévention et du suivi, faciliterait l’accès des femmes
à la santé.
[15] ↑ Entre 2000 et 2007, le nombre de décès dus à la rougeole dans le monde a été ramené de 750 000 à 197 000, soit une
baisse de 74 % [OMS, 2008].
[16] ↑ La distribution de micronutriments et de compléments alimentaires peut être réalisée dans ce cadre.
[17] ↑ À entendre dans le sens de traitement de la dénutrition, car les perspectives sont évidemment plus nombreuses pour le
problème de l’obésité mais l’approche est totalement différente.
29. Caractéristiques de l’épidémie de VIH/sida au
Cambodge et stratégies de réponse nationale
Harika Ronse [*]
Harika Ronse est diplômée du Master « Affaires internationales », mention «
Management public international », de Sciences Po. Elle a travaillé pour le département
Asie du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) et pour
l’Association marocaine de lutte contre le sida (ALCS). Dans la continuité de sa formation,
elle souhaite continuer de s’investir dans des missions de coopération internationale au
développement.
Le Cambodge s’est vu frappé à la fin des années 1990, par une épidémie de
VIH/sida généralisée, touchant 3,5 % de sa population (soit 179 000 personnes en
1998), atteignant une prévalence de l’infection à VIH sans précédent en Asie. Les
populations dites vulnérables étant nombreuses et sujettes à se recouper, le risque
de propagation de l’épidémie était également à craindre. Ceci sans compter les
inégalités socioéconomiques auxquelles s’exposent les personnes touchées par le
virus. Mais grâce à la prise de conscience du danger encouru par sa population, le
gouvernement cambodgien, fortement encouragé et soutenu par la société civile et
les bailleurs de fonds internationaux, a réussi à développer un plan efficace de lutte
contre le VIH/sida. Les différentes politiques en matière de prévention et de
traitement semblent avoir permis une amélioration notable, la prévalence ayant été
ramenée en 2006 à 0,9 % de la population adulte, même si seule l’incidence
(nouvelles infections) informe véritablement sur l’efficacité. Par ailleurs, des
études plus ciblées révèlent que la prévalence de l’infection au VIH est de plus de
14 % chez les professionnel(le)s du sexe, de 5 % chez les hommes ayant des
relations sexuelles avec les hommes et de plus de 25 % chez les usagers de drogue
intraveineuse, appelant à un suivi très rapproché des interventions menées en
direction de ces groupes hautement vulnérables.
La Déclaration du Millénaire a été adoptée en septembre 2000 par l’ensemble des États membres
de l’ONU : ceux-ci se sont ainsi engagés à atteindre les huit Objectifs du Millénaire pour le
développement d’ici 2015. Ces derniers comprennent des buts allant de la réduction de l’extrême
pauvreté et de la faim, à la mise en place d’un partenariat mondial, tout en passant par la promotion
de l’égalité des sexes et l’accès à l’éducation pour tous. Parmi ces priorités de développement à
l’échelle globale, les objectifs 4, 5 et 6 concernent directement la santé, notamment la lutte contre le
VIH/sida, le paludisme et les autres maladies (dont la tuberculose). Comme le rappelle la Banque
mondiale, « selon les estimations, 99 % des personnes qui décèdent du sida, de la tuberculose et du
paludisme vivent dans des pays en développement. En 2007, 33 millions d’individus étaient infectés
par le VIH, on comptait 2,5 millions de nouveaux cas et 2,1 millions de personnes sont décédées du
sida. Étant donné que le nombre des victimes du VIH s’accroît chaque année, l’épidémie de sida est
devenue l’un des plus grands défis de santé publique » [Banque mondiale, 2008]. Le défi que
représente le VIH/sida dans les pays en voie de développement est, en effet, colossal. L’évolution de
l’épidémie en Asie est à suivre particulièrement de près, ce continent concentrant près de la moitié de
la population mondiale. Ainsi, sur un nombre de près de 2 milliards d’individus, on estime à 2,3
millions les adultes et les enfants vivant avec le VIH/sida dans les pays d’Asie de l’Est et du Pacifique
[Banque mondiale, 2008]. Ce nombre, malheureusement en augmentation, affecte profondément la vie
des individus, ainsi que les systèmes de santé, l’état de l’économie et le tissu social des pays de la
région. Trois niveaux distinguent la phase épidémiologique des pays de cette zone [1] : niveau bas
(Mongolie, Laos, Philippines, Timor-Oriental), épidémie concentrée (Papouasie-Nouvelle-Guinée,
Chine, Indonésie, Vietnam et Malaisie) et épidémie généralisée. Dans cette dernière catégorie, où les
taux d’infection dépassent 1 % de la population générale, nous trouvons, aux côtés de la Thaïlande et
de la Birmanie, le Cambodge. Alors que ce pays connaît en 1997 la plus grande prévalence de
contamination du VIH en Asie, avec un taux d’infection alarmant de 3,5 % de la population, les
dernières statistiques de la surveillance sentinelle (2006) portent ce taux de prévalence à 0,9 % de la
population adulte. Les projections futures se montrent optimistes, espérant réussir à stabiliser ce taux
à 0,6 % d’ici 2011 [2] [Onusida, 2007].
Comment un tel rétablissement de la situation sanitaire du pays a-t-il été possible ? Quel rôle ont
joué les différents acteurs (État, organisations internationales, ONG, etc.) dans l’évolution de
l’épidémie ? Quels sont les premiers résultats tangibles des politiques de lutte contre le VIH/sida
observés par les bailleurs internationaux et quelles sont les perspectives à prévoir dans leur
développement futur ? C’est à ces questions que nous tenterons de répondre dans l’analyse qui suit.
1. - Contexte de l’épidémie de VIH/sida sévissant
dans le pays
1.1 - Rappel historique
Le premier cas de séropositivité est détecté à la Banque nationale de sang à Phnom Penh, en
1991, et le premier cas de sida est diagnostiqué à l’hôpital Calmette en 1993. Très vite, l’épidémie se
propage dans l’ensemble du pays. Lors de son apogée, en 1998, 179 000 personnes vivant avec le
VIH/sida sont recensées. Cette prévalence n’a, certes, pas cessé de chuter depuis ; mais 160 000
personnes vivent aujourd’hui avec le VIH au Cambodge (sur une population totale de 13 956 000
habitants). Sur ces personnes infectées, 10 % d’entre elles sont des enfants de moins de 15 ans
[Direction du Centre national du VIH/sida, de dermatologie et des IST, 2005]. Le nombre de décès dus
au sida est de 16 000 et seuls 20 000 patients se trouvent actuellement sous traitement antirétroviral
(ARV). En 2003, moins de 5 % des personnes vivant avec le VIH (PVVIH) avaient accès à un
traitement antirétroviral. Ceci s’explique notamment par le fait que la stratégie de réponse nationale
au VIH s’était concentrée dans un premier temps sur la prévention et sur l’éducation sexuelle, ne
prenant conscience de l’attention à porter à la prise en charge et au suivi médical des personnes
infectées qu’à partir de 2005.
Les terribles années du génocide (1975-1979), perpétré par Pol Pot et son armée de Khmers
rouges, la guerre civile suivant la chute de ce « Kampuchéa démocratique » et la famine qui s’ensuivit
ont exterminé 20 % de la population totale. Les principales victimes ont été les élites intellectuelles et
les citoyens hautement qualifiés (ingénieurs, médecins [3] , instituteurs, etc.), créant un manque de
personnel qualifié qui continue de perdurer dans tous les secteurs de la société [Kober et Van Damme,
2003]. Le pays compte, en tout et pour tout, 2 047 médecins [4] et 8 085 infirmier(e)s.
Le personnel militaire est une autre frange très mobile de la population, souvent coupée de sa
famille et sensible à la pression de ses pairs. Les maisons closes se trouvant souvent situées près des
camps militaires, ce personnel est une autre cible potentielle à la transmission du VIH/sida, de même
que les policiers. Les pêcheurs, quant à eux, fréquentent régulièrement les maisons closes situées dans
les villes portuaires. La trajectoire de l’expansion de l’épidémie dépendant de la taille des populations
à risque et de leur taux de recoupement, nous voyons les risques potentiels encourus au niveau
cambodgien.
Alors que le modèle économique dominant au Cambodge est celui d’une agriculture de
subsistance, dans laquelle 79 % de la population travaille, on assiste dernièrement à l’essor croissant
de l’industrie textile. Ce secteur emploie, souvent de manière informelle, une majorité de femmes qui
ont généralement moins de 30 ans et qui sont issues de l’exode rural. Souvent séparées de leur milieu
familial et soumises à de fortes pressions financières, certaines femmes complètent leur maigre
salaire en travaillant de temps en temps comme prostituées. De nombreux enfants des rues se voient
également réduits à faire commerce de leurs corps, afin de pourvoir à leurs besoins et à ceux de leurs
familles. Ils n’ont souvent pas les moyens de négocier avec leurs partenaires l’usage du préservatif.
Dans une société déjà fortement traumatisée par son histoire récente, la discrimination dont peuvent
être victimes les personnes vivant avec le VIH doit également être prise en compte.
2. - Mise en place d’un programme de lutte contre le
VIH/sida
2.1 - Le système de santé cambodgien
Comme nous l’avons précédemment indiqué, les indicateurs de santé reproductive sont très bas.
La mortalité maternelle très élevée est due à des soins prénataux rares, des grossesses fréquentes et
peu espacées et un manque de personnel soignant qualifié lors des accouchements. L’ensemble du
secteur de la santé a été miné par le régime khmer rouge ; les infrastructures de soins de santé
primaires restent faibles, et l’utilisation et la qualité des services sont basses. Le personnel soignant,
mal rémunéré, se concentre dans les zones urbaines. Dans ces conditions, les personnes cherchant à
être soignées doivent faire appel au secteur non médical : moines, leaders religieux et guérisseurs
traditionnels sont populaires auprès des malades. Les pharmacies illégales pullulent et sont souvent
responsables de surprescriptions dangereuses pour la santé des consommateurs.
Les dépenses de santé sont prises en charge à 82 % par les foyers, les donateurs et ONG y
contribuant à hauteur de 14 %, et le ministère de la Santé versant les 4 % restants. 9 hôpitaux
nationaux et 965 centres de soins regroupent plus de 7 000 lits à travers le pays. Les consultations,
payantes depuis 1996, coûtent environ 1 dollar. Des programmes d’exemption des frais médicaux («
fonds d’équité » financés principalement par les bailleurs et ONG internationaux [6] ) ont été mis en
place afin d’aider les populations les plus démunies à bénéficier des soins de santé. Mais c’est le
secteur privé qui croît le plus, avec la mise en place de plus de 2 300 prestataires privés (cliniques
médicales et dentaires, laboratoires, chirurgiens esthétiques, etc.), dont 66 % opèrent pourtant sans
licence [GIP SPSI, 2006] . Le secteur de la santé repose donc sur des dépenses privées de soins (80 %
des dépenses de santé). L’initiative de recouvrement des coûts de 1997, dotée d’un système
d’exemption des coûts, n’a jamais été très efficiente. Un plan stratégique d’assurance sociale, qui
encourage la mise en place de projets pilotes d’assurance maladie et le développement des fonds
d’équité, a été défini par le ministère de la Santé cambodgien en 2003. Ce système d’assurance permet
aux familles de cotiser afin d’avoir droit aux soins de base auprès des centres de santé partenaires et
hôpitaux de district, avec un taux de remboursement de près de 80 %. Entre 2003 et 2004, la
progression du nombre d’assurés était de 60 % (atteignant à cette date une couverture de 339
familles) et la taille moyenne des familles couvertes est également en augmentation. Le projet
d’assurance-maladie fixé sur la période 1998-2006 (financé par des bailleurs tels que l’UE, l’AFD, la
GTZ) a marqué un progrès considérable dans le système de protection sociale du pays, auparavant
inexistant.
Le budget public de la santé est passé de 1,15 % du PIB en 2002 (bien moins que les dépenses
publiques liées à la défense) à 1,26 % en 2005. Près de 79 millions de dollars ont été alloués au
ministère de la Santé en 2006, permettant de faire passer le taux à 10 % du budget national [Missions
économiques MINEFI-DGTPE, 2006].
Concernant l’accès aux soins qui répond à l’augmentation de PVVIH, un cadre a été établi,
regroupant le traitement des infections opportunistes, le traitement antirétroviral, les soins à domicile
et les centres d’information et de dépistage mentionnés précédemment. En 2008, 49 centres de santé
dans 20 provinces répondent aux infections opportunistes et au suivi des patients en traitement ARV,
tandis que 22 sites offrent des soins pédiatriques [9] .
Le rôle des activités de prévention est également crucial, en ce qu’il vise à réduire l’impact de
l’épidémie sur l’ensemble de la population. Le Fonds mondial note ainsi que 45 % du budget total
dont dispose le Cambodge dans sa stratégie de lutte contre le VIH/sida est alloué aux activités de
prévention [10] . Les données d’enquêtes sanitaires de 2000 signalent que plus de 70 % des femmes
vivant en milieu rural ont entendu parler du VIH/sida, démontrant une prise de conscience de la
population en augmentation. Les programmes de sensibilisation reposent sur les médias de masse,
ainsi que des campagnes ciblées, ayant recours à l’éducation par les pairs et aux approches
communautaires.
Les ONG, nationales et internationales, occupent une position d’influence dans le pays de par
leur participation au développement du pays et leur implication dans la reconstruction de la société
civile cambodgienne. Dans les premières années de l’épidémie, ces ONG ont assumé des activités de
prévention et de prise en charge sur l’ensemble du territoire. Beaucoup de leurs activités étaient
financées par des aides bilatérales ou multilatérales. La Khmer HIV/AIDS Alliance (Khana) a ainsi
pour fonctions de servir d’interface de liaison entre les différentes ONG cambodgiennes, de faciliter
l’expansion de leurs finances et de renforcer leurs activités. Des ONG telles que Mith Samlan-Friends
prennent également en charge les besoins des enfants orphelins touchés par le VIH/sida.
Lors du premier appel à projets lancé par le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose
et le paludisme (FMSTP), le CCM (Country Coordinating Mechanism) cambodgien a été sélectionné
pour recevoir la somme de 15 945 803 dollars. Les objectifs de la proposition du CCM étaient de
réduire la vulnérabilité des populations les plus vulnérables, d’étendre la couverture des soins en
matière de traitement des IST, d’assurer la prise en charge des PVVIH et de rendre les préservatifs
accessibles à grande échelle. Les activités comprennent, entre autres, l’extension des programmes
d’éducation par les pairs aux militaires, aux policiers, aux travailleuses du secteur textile et aux
jeunes, ainsi que l’extension de la disponibilité des ARV. Parmi les partenaires du CCM se trouvent,
outre les partenaires étatiques et ministériels cités antérieurement, la Croix-Rouge cambodgienne,
l’hôpital Sihanouk, Médecins du monde, Douleur sans frontières et Pharmaciens sans frontières. En
2003, 95 919 dollars avaient déjà été déboursés. Le second appel à projets a été annoncé en janvier
2003, à l’issue duquel le Cambodge a reçu un soutien financier d’un montant de 14 877 295 dollars.
L’objectif principal du programme est d’insister sur le soutien des PVVIH par l’extension de la
couverture d’ARV. Ainsi le Fonds mondial a contribué pour l’essentiel à financer la prise en charge
médicale et le traitement antirétroviral des malades.
En 2006, un budget record de 46 300 000 dollars a été consacré aux activités liées au VIH/sida au
Cambodge. Il existe ainsi trois sources principales de financement dans la lutte contre le VIH/sida :
les partenaires internationaux (Nations unies, Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et
le paludisme), les ONG, les agents privés et le gouvernement. Le budget national ne contribue qu’à
hauteur de 13 % au budget total [11] [Évaluation à cinq ans du Fonds mondial de lutte contre le sida, la
tuberculose et le paludisme (FMSTP), 2009].
Les groupes particulièrement vulnérables que nous avons pointés ne sont pourtant pas les seuls
concernés par l’épidémie. On observe en effet qu’un modèle épidémique asiatique d’un type nouveau
voit le jour. Les routes de transmission du virus sont en train de passer du circuit du sexe commercial
à celui de la famille. Sur 24 nouvelles infections se produisant tous les jours en 2002, 11 étaient
transmises des maris à leurs femmes, 7 des mères à leurs enfants et 6 des professionnel(le)s du sexe
vers leurs partenaires masculins. Le travail de prévention doit donc se recentrer sur la cellule
familiale (sujet délicat lorsqu’il s’agit notamment d’évoquer d’éventuelles infidélités de la part d’un
conjoint) et sur la prévention de la transmission mère-enfant (PTME). Le taux de couverture de la
PTME reste autour de 30 % en 2009 ce qui est faible.
On dispose de peu d’études empiriques permettant d’évaluer avec précision l’importance du sida
pédiatrique au Cambodge. Néanmoins, il est clairement perçu que la demande en ARV pour les
enfants est en d’augmentation. Le NCHADS estime qu’environ 3 900 enfants entre 0 et 14 ans vivent
avec le VIH/sida en 2006. Avec seulement 5 % de son budget alloué aux orphelins et enfants
vulnérables (OEV), de nombreux efforts doivent encore être consentis afin d’établir et d’étendre des
programmes réduisant l’impact de l’épidémie dans cette tranche de la population [Évaluation à cinq
ans du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme (FMSTP), 2009].
D’autre part, bien que le secteur de la santé soit vaste, les moyens continuent à lui manquer. Le
système de sécurité sociale public est, comme nous l’avons évoqué, très peu développé, voire même
absent. Le soin et le soutien prodigué aux PVVIH nécessitent des efforts accrus. D’autant plus que les
taux de mortalité et de morbidité liés à la tuberculose n’ont cessés d’augmenter au cours des
dernières années (de 2,54 % en 1995 à 5,2 % en 1997 et à 8,4 % en ce qui concerne le taux de
séroprévalence chez les patients atteints de tuberculose en 2002). L’offre de traitement des maladies
opportunistes continue d’être insuffisante, le nombre de cas de sida pesant lourdement sur les
hôpitaux et les centres de soins. Malgré les efforts considérables accomplis, notamment en matière de
prévention, la protection sociale des PVVIH est plus que faible [14] . Ces services sociaux doivent
pourtant contribuer à l’octroi aux patients concernés de pensions médicales, de retraites anticipées, de
sécurité alimentaire, de frais funéraires, de transports, etc.
De plus, la réponse du pays à l’épidémie est largement conditionnée par l’aide extérieure qui
apporte 87 % des fonds de lutte contre le sida au Cambodge. Au-delà du simple cadre de la santé,
rappelons que l’aide internationale représente 70 % du PIB. Les donateurs et investisseurs étrangers
peuvent parfois faire pression afin de voir des résultats extrêmement rapides (et souvent irréalisables)
en matière de contrôle de la propagation du VIH/sida.
Dans un contexte futur marqué par de nouveaux besoins et de nouveaux types de programme en
matière de lutte contre le VIH/sida (notamment dus à l’essor potentiel de nouveaux modes de
propagation de l’épidémie et à l’apparition de nouveaux groupes à risque), l’implication de la
communauté internationale en matière de financement est plus que jamais nécessaire. Le maigre
budget que peut investir le gouvernement cambodgien dans la lutte contre le VIH/sida ne pourra pas
soutenir et renforcer à lui seul les incroyables progrès opérés dans ce domaine au cours des deux
dernières décennies.
Le cas du Cambodge est ainsi révélateur des possibilités de progrès qu’une stratégie de lutte
contre le sida peut apporter quand elle est multisectorielle et qu’elle inclut le plus grand nombre
d’acteurs possible. L’implication accrue du gouvernement national combinée à un financement
international judicieusement investi et à l’activisme de la société civile sont en mesure d’apporter des
réponses adéquates au fléau de l’épidémie du VIH/sida en Asie, et dans le reste du monde, pouvons-
nous espérer.
Annexe
Annexes
Graphique 1 : Phase de l’épidémie de VIH/SIDA dans la région de l’Asie de l’Est et
Pacifique*
Graphique 2 : Projection du taux de prévalence estimé chez les adultes pour la période 2006-
2012
Graphique 3 : Taux de prévalence chez les professionnel(le)s du sexe, 2000
Graphique 4 : Dépenses en catégories du budget de lutte contre le VIH/sida
Graphique 5 : Origine des fonds de lutte contre le VIH/sida au Cambodge en 2006
Bibliographie
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GIP SPSI - expertise internationale : www.gipspsi.org
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Khmer HIV/AIDS Alliance (KHANA) : www.khana.org.kh
Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme : www.theglobalfund.org
Projet entre agences des Nations unies sur le trafic humain (UNIAP - United Nations Inter-Agency
Project on Human Trafficking) : www.no-trafficking.org/ANNEXES
Notes du chapitre
[*] ↑ Diplômée du Master « Affaires internationales », mention « Management public international », de Sciences Po
[3] ↑ Parmi les 1 000 médecins que comptait le pays, seuls 50 ont survécu au régime selon Katharina Kober and Wim Van Damme.
[4] ↑ La France n’en compterait, en 2006, « que » (aux dires de la presse française) 207 277 pour une population de 62,9 millions
habitants. Les statistiques avancent ainsi un nombre de 3,4 médecins pour 1 000 habitants en France, contre 0,3 médecin pour 1 000
habitants au Cambodge.
[5] ↑ L’annexe n°3 démontre la prévalence du VIH/sida chez les PS le long des frontières du pays, dans les zones de forte
concentration touristique et autour des ports.
[7] ↑ Ce centre compte sept unités : l’unité BCC, l’unité de soins pour le sida, l’unité IST (infections sexuellement transmissibles),
l’unité surveillance et recherche, l’unité planification, suivi et évaluation, l’unité coordination du programme et assistance technique, et
enfin, la clinique nationale des MST pour la vénéréologie et la dermatologie.
[8] ↑ Force est de constater la contradiction entre la prise de conscience de l’épidémie de la part du gouvernement, jugée comme
ayant été très rapide par Mean Chhi Vun, et la date de mise en place de ce programme.
[9] ↑ Si 65 000 adultes entre 15 et 49 ans vivent avec le VIH/sida en 2006, on dénombre aussi 3 900 enfants touchés.
[12] ↑ www.esther.fr
[13] ↑ L’initiative a permis la prise en charge en 2007 de 3 000 personnes suivies, dont 1 300 sous ARV.
[14] ↑ Voire inexistante comme tend à le confirmer l’annexe n°5 (la catégorie Social Protection and Social Service ne représente
aucune part dans l’ensemble du budget destiné à la lutte contre le VIH/sida).
30. Allaitement et VIH en Afrique subsaharienne : la
difficile mise en oeuvre d’une politique de santé
viable
Perrine Bonvalet [*]
Perrine Bonvalet est diplômée de l’IEP d’Aix-enProvence et du Master « Économie
du développement international » de Sciences Po. Elle a effectué en 2006 quatre mois de
recherches de terrain dans le domaine du VIH/sida dans le Nord du Bénin, en collaboration
avec l’ONG française Solthis (appui à la prise en charge du VIH dans des pays du Sud).
Doctorante en science politique, elle travaille sur « l’action publique et la lutte contre le
VIH/sida au Bénin : le cas de l’accès aux traitements antirétroviraux » au Centre d’étude
d’Afrique noire de l’IEP de Bordeaux.
La transmission de la mère à l’enfant est, avec la voie sexuelle et la voie sanguine, l’un des trois
modes de la transmission du virus VIH/sida. La transmission à l’enfant peut avoir lieu à trois
moments différents : lors des deuxième et troisième trimestres de la grossesse, lors de
l’accouchement et pendant toute la durée de l’allaitement du nourrisson au lait maternel. En l’absence
de toute intervention, le risque de transmission maternelle du VIH/sida atteint 30 à 45 % : 15 à 25 %
durant la grossesse et l’accouchement, auxquels s’ajoute un risque de 5 à 20 % en cas d’allaitement
maternel de l’enfant [WHO, 2008].
En Europe et en Amérique du Nord, grâce à une prise en charge adaptée des femmes enceintes
séropositives et de leurs enfants, le risque d’une transmission du virus VIH/sida de la mère à l’enfant
est aujourd’hui inférieur à 2 % (www.womenchildrenhiv.org). Le dépistage précoce des femmes
enceintes séropositives, leur mise sous traitement antirétroviral prophylactique pendant la grossesse,
les précautions prises pendant l’accouchement puis l’allaitement artificiel de l’enfant sont autant de
moyens de réduire efficacement ce taux de transmission.
Si le problème semble en passe d’être résolu dans les pays développés, ce n’est pas le cas des
pays en développement, et plus particulièrement de l’Afrique subsaharienne où se trouvent pourtant
80 % des femmes séropositives au monde et plus de 90 % des enfants infectés par le VIH/sida
(www.womenchildrenhiv.org). Notons que 90 % de ces 2,1 millions d’enfants infectés dans le monde
en 2008 l’ont été par transmission maternelle (www.childinfo.org). La nécessité d’élaborer des
interventions de santé publique afin de réduire ce taux de transmission est donc prégnante. Des efforts
ont été entrepris en direction des trois moments possibles de la transmission mère-enfant. Une
sensibilisation et une promotion du dépistage précoce chez les femmes enceintes ont été encouragées
(surtout dans le cadre des consultations prénatales des centres de soins). L’arrivée des traitements
antirétroviraux sur le continent africain depuis quelques années et les efforts en faveur d’un accès
universel au traitement offrent de nouvelles possibilités de réduction du taux de transmission
maternelle. L’accès des femmes enceintes à des traitements antirétroviraux prophylactiques en
Afrique subsaharienne est cependant toujours très limité. La prévention de la transmission mère-
enfant (PTME) demeure l’un des domaines prioritaires de l’action des organisations internationales
et des États afin de combler le retard quant à la réalisation des Objectifs du Millénaire pour le
développement (OMD), et notamment l’objectif 6 visant à inverser le cours des grandes pandémies
d’ici 2015. Les progrès accomplis en matière de distribution des traitements antirétroviraux aux
femmes enceintes et à leurs enfants ne sont pourtant pas à négliger : si seulement 10 % des femmes
enceintes séropositives dans les pays à moyen et bas revenus ont reçu un traitement antirétroviral
pour réduire la transmission mère-enfant en 2004, c’est 35 % qui l’ont reçu en 2007 [WHO, 2009].
Ces progrès lents mais encourageants des programmes de PTME pourraient cependant être
réduits à néant par les problèmes suscités par la question de l’allaitement maternel. En effet, cette
question a constitué, dès le début de l’épidémie, un point faible de l’action des organisations
internationales concernées par cette problématique dans les pays en développement, l’Organisation
mondiale de la santé (OMS) et l’Unicef (le Fonds des Nations unies pour l’enfance). L’évolution
timide de la position de ces organisations vis-à-vis de la question de l’allaitement en situation de VIH
ne peut cependant être analysée de manière satisfaisante comme une réponse à de possibles évolutions
des connaissances scientifiques sur le sujet, même si ces organisations tentent généralement de
justifier leurs recommandations par des arguments issus de la communauté scientifique et médicale
internationale (evidence-based policy). En effet, la présence du virus dans le lait maternel est connue
depuis 1985 [WHO, 2008] et la pratique de l’allaitement artificiel a eu d’excellents résultats dans les
pays développés. Pourtant, on observe un retard important dans l’élaboration de stratégies de
promotion d’un allaitement adapté en Afrique subsaharienne et la PTME demeure l’un des points
faibles de la lutte contre le VIH/sida sur ce continent.
Ce qui se joue ici, à travers la question de l’allaitement, c’est toute la relation entre les acteurs
internationaux et locaux dans la construction de « politiques de développement » et leur mise en
œuvre dans des contextes nationaux africains. Les recommandations de l’OMS et de l’Unicef
possèdent en effet un poids particulier pour les pays africains, puisque les bailleurs de fonds
internationaux demandent qu’elles soient suivies dans les programmes qu’ils financent. Les
organisations internationales ont également développé un rôle d’expertise auprès des autorités
nationales dans l’élaboration de leurs documents de politique dans les domaines concernés, ce qui
favorise la transposition directe de ces recommandations internationales dans les politiques
nationales des pays africains. Elles sont, bien évidemment, dans une certaine mesure adaptées aux
besoins et aux choix politiques du pays, mais cette adaptation reste limitée [Bonvalet, 2010].
Ces observations nous conduisent à interroger les raisons de ce retard et de la timidité des
organisations internationales dans ce domaine. Il convient alors d’étudier les rapports entre
l’élaboration centralisée de directives internationales à visée universelle et leur mise en œuvre dans
un contexte particulier. Les problématiques particulières de ces deux domaines posent la question de
savoir s’il est possible d’envisager un « renoncement » à l’allaitement maternel en Afrique
subsaharienne (1). Mais la difficile mise en œuvre d’une politique d’allaitement viable soulève aussi
le problème des limites de la mise en œuvre, dans le contexte africain, d’une PTME pensée au niveau
international (2).
1. - L’impossible renoncement à l’allaitement
maternel ?
1.1 - La difficile émergence de ce problème au niveau
international
Le fait que les premières manifestations de l’épidémie de sida dans les années 1980 se soient
produites dans le milieu homosexuel et que le mode de transmission le plus connu soit la voie
sexuelle a rapidement catégorisé cette maladie comme un mal sexuellement transmissible, en plus de
la transmission chez les usagers de drogues par intraveineuses. Le VIH/sida a donc été longtemps
considéré comme touchant uniquement des adultes classés dans des groupes dits « à risque ». Les
enfants n’ont, pendant longtemps, suscité qu’un « intérêt marginal », aussi bien en termes de prise en
charge qu’en ce qui concerne les recherches (médicales ou en sciences sociales). Ils ont été les «
sujets invisibles » d’une épidémie qui ne semblait devoir toucher que des groupes adultes particuliers
[Hejoaka, 2004]. De plus, la transmission mère-enfant étant chronologiquement une deuxième étape
dans l’histoire de la transmission, le résultat d’une première transmission, les problématiques
concernant les autres modes de transmission sont logiquement apparues plus rapidement comme des
problématiques sur la scène internationale. L’arrivée des premiers traitements, l’allongement de la
durée de vie des personnes séropositives et le désir d’enfant qui en résulte ont cependant accéléré
l’émergence de la PTME comme problème politique et enjeu central de la lutte contre le VIH/sida au
niveau international. La récente féminisation de l’épidémie de sida [Unaids, 2004] joue également un
rôle dans cette émergence, ramenant la question de la grossesse chez des femmes séropositives au
cœur du débat.
Si la preuve de la présence du virus dans le lait maternel date de 1985, les connaissances
scientifiques dans ce domaine, notamment sur les mécanismes de transmission par l’allaitement, ont
connu un développement plus lent. D’une part, ce problème n’est pas l’une des priorités des
laboratoires de recherche occidentaux car la prévention de la transmission mère-enfant est un
problème qui concerne surtout l’Afrique, continent où les femmes sont les plus fortement touchées.
D’autre part, les mécanismes de transmission sont plus complexes à identifier. L’hypothèse dominante
aujourd’hui suppose que des cellules infectées mais non reproductrices sont la cause de la
transmission et qu’il existe des facteurs aggravants, tels qu’une immunodépression sévère de la mère,
une charge virale maternelle élevée ou des carences en vitamine A [Méda, 2000]. Aucune
confirmation définitive de cette hypothèse n’a cependant été apportée. Ce retard dans les
connaissances prive les recommandations internationales de la base scientifique qu’elles prétendent
habituellement mobiliser. Par ricochet, cela influence également les pays africains qui les utilisent
comme guides pour l’élaboration de leurs propres politiques. Ainsi, en 1992, l’OMS incluait dans ses
recommandations que « dans toutes les populations, quel que soit le taux de séroprévalence,
l’allaitement maternel devrait continuer à être protégé, promu et soutenu » [WHO, 1992].
Pourtant, comme nous l’avons précédemment évoqué, la moitié des transmissions du VIH de la
mère à l’enfant ont lieu durant la phase d’allaitement maternel. Agir sur cette variable pourrait alors
avoir un impact sensible sur le nombre d’infections constatées chez les nouveau-nés. À partir de ce
constat, il semblerait alors logique que la question de l’allaitement émerge comme un axe central des
programmes de PTME et des recommandations internationales, d’autant plus que ce n’est pas une
problématique nécessitant un matériel technologiquement très avancé, obstacle habituel à la mise en
œuvre de politiques de lutte contre le VIH/sida au Sud. Pourquoi alors, les organisations
internationales ont-elles eu tant de mal à réagir et à mettre en place une politique qui puisse prévenir
ce mécanisme de transmission ?
La complexité de ce domaine scientifique n’explique pas à elle seule ce retard. Il est nécessaire
de resituer cette problématique dans son contexte. En effet, au moment de l’apparition de l’épidémie
de VIH/sida, l’OMS et l’Unicef avaient fait depuis plusieurs décennies de la promotion de
l’allaitement maternel le fer de lance de leurs politiques de santé maternelle et infantile dans les pays
en développement. Cette stratégie était particulièrement bien représentative des principes directeurs
des politiques de santé internationale dans les années 1980. En effet, à la suite de la déclaration
d’Alma-Ata en faveur des soins de santé primaires en 1978, les organisations internationales
resserrèrent leurs interventions sur des activités peu coûteuses mais à l’efficacité prouvée, afin de
promouvoir l’accès de toutes les populations aux soins. L’allaitement maternel était l’une de ces
interventions. L’inconvénient de la simplification de ces activités était la difficulté, même avant
l’épidémie de VIH, de prendre en compte les situations pathologiques requérant un allaitement
alternatif du fait du développement d’un message unique en faveur de l’allaitement maternel
[Desclaux, 2000a].
C’est en 1991, alors que la problématique de la transmission du VIH par l’allaitement appelle
déjà à une action, que l’OMS et l’Unicef mettent en place l’initiative Hôpitaux amis des bébés, dont le
but est de promouvoir l’allaitement maternel dans les meilleures conditions possibles [WHO, 1999].
L’arrivée de l’infection au VIH et la nécessité de promouvoir, dans ce cas, un allaitement de
préférence artificiel a été difficile à prendre en compte par des institutions qui craignaient ainsi de
détruire les politiques qu’elles s’efforçaient de mettre en place depuis de longues années. C’est ce que
Laura Gray appelle le « dilemme ultime » [Heard, 2000]. Dès 1992, Dominique Kerouedan
s’interroge sur le manque d’intérêt dont fait preuve l’Unicef en Côte-d’Ivoire, agence pourtant
mandatée pour promouvoir la santé de la mère et de l’enfant, alors que 16 % des femmes enceintes à
Abidjan sont séropositives (2007). Et c’est seulement à partir de 1996-1997 que l’Onusida puis
l’Unicef reconnaissent finalement, et non sans mal, l’importance de l’allaitement artificiel dans un
contexte de risque de la transmission du VIH [Desclaux, 2000b]. La prise en compte de cette
transmission est donc écartelée entre des programmes verticaux de lutte contre le sida et des
programmes très larges de promotion de l’allaitement maternel. En bref, « la pandémie du VIH et le
risque de transmission mère-enfant du VIH à travers l’allaitement maternel posent un défi unique à la
promotion de l’allaitement maternel, même pour les familles non infectées » [WHO, 2003].
Le passage au lait artificiel pose également problème à des femmes qui vivent dans des pays à
bas revenus et des contextes de pauvreté. Il est alors délicat de promouvoir du lait artificiel
commercialisé à des prix souvent inaccessibles pour des femmes qui n’ont que peu d’argent à répartir
entre tous leurs enfants. L’évaluation du projet Ditrame mis en place par l’Agence nationale de
recherche sur le sida et les hépatites virales (ANRS) montre toute l’importance d’une aide financière
pour les femmes qui veulent donner du lait artificiel à leur enfant, car ni la famille élargie ni les
réseaux de solidarité ne les aideront à le payer [Leroy et al., 2007]. Il ne faut cependant pas exagérer
l’impact de l’argument économique dans le choix des mères d’allaiter leur enfant au sein. Comme le
montrent différentes études, les influences socioculturelles représentent un argument plus fort que le
problème du prix du lait [Thairu, 2005]. Si le prix peut être un argument, c’est en partie parce que
cette dépense sera jugée illégitime par la famille et la communauté et donc critiquée et difficile à
maintenir sur le long terme.
Le lait maternel est protecteur pour l’enfant. Cette réalité scientifique se retrouve également dans
les représentations populaires de nombreux groupes ethniques en Afrique subsaharienne. Par
conséquent, cette valorisation de l’allaitement maternel conduit à une situation où une femme qui a un
enfant ne peut pas ne pas l’allaiter. « L’allaitement est valorisé au point que plusieurs femmes de
Bobo-Dioulasso déclarent simplement que l’enfant “doit” être allaité par sa mère quelles que soient
les conditions, sans fournir d’informations, qu’elles jugent superflues » [Coulibaly-Traoré, 2000].
Cette pression en faveur de l’allaitement maternel est d’autant plus forte que l’allaitement est un acte
public et le mode d’alimentation du nourrisson n’est pas décidé par la mère seule. Le père de l’enfant
et sa famille jouent un rôle. « La “pression sociale” s’exerce sur les femmes essentiellement sur deux
plans : en imposant la pratique de l’allaitement maternel prolongé et en culpabilisant les femmes qui
n’ont pas respecté cet usage surtout si leur enfant est tombé malade » [Coulibaly-Traoré, 2000]. Il est
donc extrêmement problématique pour une femme de donner autre chose à son enfant que le lait
maternel. Et ces pressions culturelles peuvent conduire à la stigmatisation des femmes qui n’allaitent
pas leurs bébés.
Le père de l’enfant ayant son mot à dire sur le mode d’alimentation de l’enfant, si la mère décide
de passer à des produits de substitution, elle va devoir expliquer les raisons de son choix au père de
l’enfant aussi bien qu’à sa famille. Or, la stigmatisation à l’encontre des personnes vivant avec le VIH
est toujours très forte, particulièrement en Afrique. La femme préfère donc souvent taire son statut et
pratiquer l’allaitement maternel afin d’éviter le rejet qui pourrait résulter de la révélation de son statut
séropositif. La stigmatisation est d’autant plus forte en cas d’allaitement artificiel que la diffusion de
savoirs populaires attachés à la pandémie du VIH/sida tend à identifier toute femme non allaitante
comme une personne séropositive. La mère peut alors développer des stratégies lui permettant de
déjouer la pression à laquelle elle devrait faire face pour allaiter artificiellement son enfant. Elle peut
notamment médicaliser son choix en expliquant que ce sont les médecins qui lui ont demandé de ne
pas allaiter son bébé car elle a un lait qui est « mauvais ». Cette possibilité reste cependant très limitée
et sa mise en pratique n’est pas forcément simple puisque cette méthode relève également de l’ordre
de la justification [Desclaux, 2000b].
Les difficultés à faire émerger une politique de l’allaitement artificiel au niveau des
organisations internationales, et ce dans un contexte où celle-ci serait à la fois mal perçue et difficile,
voire contre-productive, à mettre en œuvre, ont conduit ces institutions à tenter d’adapter leurs
recommandations pour en faire les éléments d’une politique viable, mais ce relatif échec d’adaptation
et la restructuration de tout le système de prévention de la transmission mère-enfant qui devrait en
être le corollaire continuent de poser problème.
2. - Un relatif échec des politiques d’allaitement dans
le cadre du VIH en Afrique ?
2.1 - De la difficulté de proposer une solution adaptée au
contexte africain
Les organisations internationales se sont bien sûr aisément rendues compte du problème que
posait la recommandation d’éviter l’allaitement maternel pour les mères séropositives dans le
contexte africain. D’autres recommandations, en plus du lait artificiel, ont été faites mais il est
difficile d’élaborer des solutions alternatives qui soient plus viables que la précédente. On peut ainsi
énumérer le réchauffement du lait maternel pour en faire disparaître le virus, le recours à du lait
animal mêlé d’eau et de sucre, à une nourrice ou à une centrale de distribution de lait (lactarium).
Mais aucune de ces solutions n’est véritablement satisfaisante : la première n’est pas facile à mettre en
œuvre et ne réduit pas le problème de stigmatisation, la seconde n’apporte pas à l’enfant toutes les
qualités nutritionnelles du lait maternel et les deux dernières sont difficiles à pratiquer et posent
également le problème de la connaissance du statut sérologique de la nourrice.
Affinant leurs recommandations précédentes, la position adoptée par l’OMS et l’Unicef est donc
devenue la suivante : « l’allaitement maternel exclusif est recommandé pour les femmes séropositives
pour les six premiers mois de vie sauf si un allaitement de substitution est acceptable, faisable,
économiquement abordable, soutenable et sûr pour elles et leurs enfants » [WHO, 2007a]. L’accent est
alors mis sur la nécessité de pratiquer un allaitement exclusif, qu’il soit artificiel ou maternel. Cette
recommandation internationale peut sembler un pis-aller par comparaison avec ce qui est jugé
comme la meilleure solution du point de vue médical. Elle ne permet pas non plus de contourner les
difficultés liées aux pratiques « normales » de l’allaitement : l’alimentation du nourrisson n’est
jamais exclusive mais repose sur une alternance entre lait maternel et autres liquides (bouillies,
tisanes, eau…). Elle ne résout pas non plus les questions de la difficulté sociale du non-allaitement et
du manque de substituts de lait au sein de l’hôpital.
La mise en œuvre des programmes de PTME a donc lieu au sein des services de santé. L’état
catastrophique des systèmes de santé africains a déjà été évoqué. Les « difficiles relations entre
soignants et soignés » renforcent encore la complexité du contexte de mise en œuvre de ces
programmes [Jaffré et Olivier de Sardan, 2003]. Les organisations internationales ont mis la notion
de « choix informé » de la mère au cœur de leurs recommandations sur l’allaitement [OMS, 2000].
Cette notion doit cependant être interrogée. En effet, elle permet aux organisations internationales de
promouvoir des stratégiques à visée universelle, valorisant les droits des femmes et permettant leur
adhésion au programme en leur offrant le « choix » [Desclaux, 2006]. Il serait pourtant naïf de croire
que la femme est réellement maîtresse de son choix. Au vu des éléments précédemment évoqués
s’opposant à la pratique d’un allaitement artificiel, « la notion de “choix” d’un mode d’alimentation
du nourrisson utilisée dans les recommandations d’Onusida paraît inappropriée. Les décisions sont
prises dans une situation de contraintes multiples » dans laquelle famille et soignants jouent un rôle
primordial [Coulibaly-Traoré, 2000]. Peut-on encore alors parler de choix maîtrisé lorsque tant de
pression pèse sur la décision de la mère ?
Enfin, les relations fortes et de long terme qui se développent entre soignants des services de
prise en charge du VIH et patients séropositifs peuvent amener ces soignants à considérer ces
grossesses de femmes séropositives comme une atteinte à leurs messages de prévention et de
protection des rapports sexuels. Ce faisant, il peut se créer, avec la patiente, un fossé qui nuit à la
confiance nécessaire au choix d’un allaitement artificiel ou maternel exclusif et à son suivi, ce qui
reste tout de même l’objectif de ces programmes.
Les problèmes et obstacles auxquels doivent faire face les politiques d’allaitement dans le
contexte de la prévention de la transmission du VIH de la mère à l’enfant en Afrique sont donc encore
nombreux. La question primordiale qui se pose alors dans ce domaine est celle de l’avenir de ces
mesures et du caractère durable des programmes de PTME.
La question de l’allaitement et du VIH est donc loin d’être définitivement réglée. Elle montre
effectivement toute la difficulté de l’élaboration de recommandations internationales normatives
cohérentes à la fois avec l’avis de la communauté scientifique, base rationnelle sur laquelle les
organisations internationales prétendent s’appuyer, et avec le contexte des sociétés dans lesquelles
elles doivent être mises en œuvre.
Les difficultés des politiques d’allaitement ont d’ailleurs bien été comprises par les
organisations internationales qui ont elles-mêmes commencé à en documenter les pratiques [WHO,
2008]. Cette prise de conscience et de nouvelles avancées scientifiques ont permis à l’OMS de
repenser ses recommandations de prise en charge pour la PTME afin d’en améliorer la pertinence,
particulièrement en ce qui concerne la question de l’allaitement maternel. L’introduction de l’idée de
« l’allaitement protégé » dans les recommandations de l’OMS a pour vocation de dépasser les
problèmes auxquels doit faire face l’allaitement maternel dans le cadre du VIH/sida pour n’en garder
que les bénéfices. En effet, basées sur des données scientifiques nouvelles (telles que l’essai Kesho
Bora), ces recommandations prônent un renforcement du recours au traitement antirétroviral
prophylactique durant la grossesse (pour la mère) et la période d’allaitement maternel (pour la mère
ou l’enfant) afin de protéger l’enfant de la transmission tout en lui offrant les bienfaits du lait
maternel [WHO, 2009]. Ce changement d’orientation correspond à la nouvelle politique
internationale de renforcement de l’accès aux traitements antirétroviraux dans les pays en
développement par l’élargissement des critères d’éligibilité et par la diffusion de nouvelles politiques
« traiter pour prévenir ».
Les économistes ont aussi contribué au débat sur la mise à l’échelle des programmes d’accès aux
traitements. Dans l’un des premiers ouvrages sur les aspects économiques de l’épidémie du VIH/sida,
Philipson et Posner (1993) tenaient pour acquis que le modèle anglo-saxon de l’État providence ne
permettait pas une intervention des gouvernements face aux risques encourus de façon volontaire par
leurs citoyens (relations sexuelles non protégées, partage de seringues non stérilisées…). Ce
raisonnement peut toutefois être critiqué dans le sens où il ne prend pas en compte les défaillances du
« marché sexuel », qui justifieraient l’intervention de l’État [Kremer, 1997]. Les relations sexuelles
peuvent, par exemple, être consensuelles au sens économique du terme sans être « volontaires » dans
la réalité. L’autonomie sexuelle des femmes, entre autres facteurs, est souvent limitée par leur
dépendance économique à leur(s) partenaire(s). Ce constat a été confirmé par une synthèse des
résultats des Études démographiques et de santé (EDS) portant sur 59 pays du Sud, publiée dans The
Lancet [Wellings et al., 2006]. Selon cet article, « la [très grande] variété dans le comportement
sexuel humain met en évidence l’influence de l’encadrement [social, économique et culturel] sur les
comportements sexuels et leurs conséquences sur la santé sexuelle ». Ainsi, les inégalités entre
partenaires sexuels se traduisent par le fait que les personnes exposées au VIH n’ont pas accepté à
l’unanimité de prendre le risque de contracter l’infection.
Par ailleurs, une autre imperfection du marché sexuel concernerait les « asymétries
d’information ». En d’autres termes, la connaissance du passé sexuel du partenaire – et donc les
chances qu’il soit ou non porteur du VIH – est presque toujours imparfaite. L’étude économique
classique d’Akerlof [1970] sur les asymétries d’information traite du marché des voitures d’occasion,
mais les acteurs du marché sexuel seraient sans doute encore plus rusés, cyniques et menteurs.
Comme Akerlof l’a démontré, un marché fondé sur une telle asymétrie d’information n’est pas «
efficient » en termes d’économie. Les externalités négatives sont importantes : dans ce cas, il s’agit de
l’infection de personnes exposées au VIH contre leur gré.
Un dernier argument en faveur de l’implication des gouvernements est fondé sur la non-
rentabilité pour les compagnies pharmaceutiques de mener des recherches sur les grandes maladies
infectieuses des pays pauvres. Or, le marché pharmaceutique mondial n’a su produire que 13
médicaments [5] pour les maladies tropicales entre 1975 et 1997, parmi les 1 233 nouveaux
médicaments agréés [Kremer, 2002]. Par ailleurs, les vaccins sont par nature moins rentables que les
médicaments, bien que préférables du point de vue de la santé publique [Kremer et Snyder, 2003]. De
tels « défauts » dans le marché, selon la théorie économique, justifieraient l’intervention de l’État, par
exemple dans la subvention de recherches biomédicales sur les maladies tropicales.
3. - Nouvelles politiques, nouvelles problématiques
Aujourd’hui, on ne se demande plus s’il est possible ou souhaitable de traiter les patients du Sud,
mais plutôt comment réussir la mise à l’échelle de l’accès du point de vue qualitatif aussi. Persistent
des doutes sur la pertinence de se lancer à toute allure vers le but ultime de l’accès universel. La levée
de fonds massive de ces dernières années répond difficilement au rythme de l’expansion des
programmes d’accès, d’autant que bien d’autres problèmes demeurent, notamment la pénurie des
personnels de santé, la faiblesse des systèmes de santé et les insuffisances des infrastructures
sanitaires des pays du Sud, qui ne seront manifestement pas résolues à court terme. Par ailleurs, la
mobilisation attendue par le Fonds mondial à la Conférence de reconstitution des ressources
d’octobre 2010 se prépare en pleine crise financière des pays donateurs. Le Secrétariat estime entre
13 et 20 milliards de dollars la mobilisation nécessaire pour mettre en œuvre les programmes du
Fonds mondial sur les trois années qui viennent. Le montant des engagements des donateurs s’élève à
11 milliards.
Les questions d’éthique et de justice restent ouvertes, par exemple en ce qui concerne
l’importance accordée au traitement par rapport à la prévention. Aussi, certains médecins, chercheurs
et responsables politiques impliqués dans la lutte contre le sida continuent-ils de remettre en question
les politiques actuelles de mise à l’échelle rapide : en 2005, le chercheur Jens Kovsted a publié une
synthèse des principaux arguments contre une mise à l’échelle précoce des programmes d’accès
[Kovsted, 2005]. Il a identifié six thèmes :
les traitements sont trop coûteux pour les pays du Sud, dans l’absolu et en comparaison avec
la prise en charge d’autres pathologies ;
les infrastructures sanitaires des pays du Sud ne sont pas équipées pour procéder à une mise
à l’échelle ;
la mise à l’échelle épuise des fonds autrement disponibles pour financer les politiques de
prévention ;
les patients du Sud ne sont pas capables d’avoir une bonne observance au traitement.
Dans son article, Kovsted retrace l’évolution de ces arguments et conclut qu’ils restent valables,
à part le dernier qui a été récusé par de nombreuses études cliniques et épidémiologiques. Il en est de
même aujourd’hui ; des préoccupations demeurent vis-à-vis des infrastructures sanitaires, et
notamment de l’extrême pénurie de ressources humaines dans un grand nombre de pays concernés,
surtout en Afrique subsaharienne. Par ailleurs, il semblerait que les programmes d’accès excluent
parfois les patients les plus pauvres et qu’ils puissent susciter une recrudescence de « comportements
à risque », du moins dans les pays du Nord [Chen et al., 2002].
La stratégie d’accès universel et le financement nécessaire sont débattus au sein des conseils
d’administration des institutions internationales, dont les membres souhaitent disposer de données
économiques plus approfondies pour fonder leurs choix. Notons que l’Onusida et l’OMS appellent à
remettre la prévention de la propagation du VIH sur le haut des agendas politiques et institutionnels,
car pour deux patients mis sous traitement, cinq nouvelles infections se produisent. C’est dans cet
esprit que la prévention de la transmission du VIH de la mère à l’enfant est affichée en 2009 comme
une priorité mondiale concertée de l’Onusida et du Fonds mondial. L’Onusida communique
largement sur la nécessité de valoriser la prévention, et a commandité en 2009-2010 une étude
d’analyse de la pertinence et de l’efficience des financements du Fonds mondial, en appui à la
prévention du sida dans plusieurs pays d’Afrique, des Caraïbes et d’Asie [Kerouedan et Brunet-Jailly,
2010].
De plus, l’obstacle pécuniaire est toujours en vigueur, car les trithérapies restent coûteuses
malgré une baisse des prix considérable du traitement des ARV. Un programme d’accès basique, s’il
coûte environ 400 dollars par patient et par an, équivaut à presque quinze fois la dépense moyenne en
soins de santé par personne dans les pays à faible revenu [OMS]. En comparaison, le coût d’une année
de trithérapie aux États-Unis coûte moins du double des frais annuels moyens des soins de santé d’une
personne (environ 12 000 sur 7 285 dollars en 2007). Or, le problème du coût des traitements serait
beaucoup plus flagrant dans les pays en développement, d’autant plus face au grand nombre de
pathologies infectieuses qui sévissent dans le Sud. Mead Over du Center for Global Development à
Washington se demande comment le gouvernement américain va continuer de financer la prise en
charge d’un nombre croissant de malades, sans menacer la pérennité des interventions et l’équilibre
de son aide extérieure [Over, 2008].
En outre, la question du coût des ARV par rapport aux autres interventions sanitaires est encore
plus gênante selon les « pragmatistes économiques », dont les idées reviennent en vogue [Creese et
al., 2002 ; Marseille et al., 2002]. De nombreux acteurs et chercheurs insistent sur le fait que les
programmes d’accès comportent un « coût d’opportunité », en ce qu’ils peuvent entraîner des
millions de nouvelles infections qui auraient pu être empêchées en renforçant les politiques de
prévention. Par ailleurs, la prévention de la transmission du virus a un rapport coût/efficacité
supérieur à celui de la prise en charge des patients déjà infectés. Selon une étude publiée dans The
Lancet en 2002, la prévention de nouvelles infections est vingt-huit fois plus coût-efficace que la prise
en charge de malades, selon la méthode « années de vie corrigées par l’incapacité » (DALY en
anglais), un déséquilibre sans doute toujours en vigueur en 2010. Ceci est dû au très faible coût des
activités de prévention, telles que la distribution de préservatifs, la réduction de l’incidence des IST
chez les travailleurs du sexe et la promotion du dépistage volontaire, l’acte de circoncision étant plus
onéreux que ces pratiques mais bien moins coûteux qu’un traitement ARV à vie. Bien que le prix des
ARV diminue encore, l’avantage de la prévention en termes de coût/efficacité n’est pas prêt de
s’effacer puisque les ARV ne représentent classiquement qu’un tiers des budgets des programmes
d’accès, dont les autres éléments tels le laboratoire, le transport, le traitement des pathologies
opportunistes restent chers [Kovsted, 2005], ce que confirme une étude récente en Côte-d’Ivoire qui
recommande de prévoir une couverture maladie pour permettre aux patients atteints du sida de faire
face aux dépenses hors tests et médicaments [Beaulière et al., 2010].
S’y ajoutent d’autres interrogations d’un ordre éthique mais tout à fait liées aux questions
d’argent. L’allocation des financements révèle en fin de compte notre réflexion éthique et ses défauts,
car dans un monde aux ressources limitées, chaque malade ne reçoit un soin qu’aux dépens d’un
autre. Cette vérité difficile nous force à appréhender l’épidémie du sida dans son contexte global et
par rapport aux autres priorités sanitaires. Selon le professeur Joseph Brunet-Jailly, « le critère que
l’éthique propose pour guider ces choix est naturellement celui de la justice. […] Or la justice ne
considère pas chaque individu isolément » mais tous dans leur ensemble [Brunet-Jailly, 1998]. Un
malade du sida ne mérite ni plus ni moins de considération que n’importe quel autre malade ; ne
serait-il donc pas injuste de concentrer les ressources financières et humaines au profit de certains
malades, tandis que d’autres n’en reçoivent qu’une partie mineure ? Poursuivant et approfondissant sa
réflexion, le professeur Brunet-Jailly continue de soulever ces questions en 2010 [Bunet-Jailly et
Kerouedan, 2010a et 2010b]. L’outil proposé pour appliquer ce raisonnement est celui des DALY, des
années de vie humaine corrigées par l’incapacité, ou bien celui des QALY, un indicateur concurrent.
Des calculs certes imparfaits mais pourtant très parlants démontrent que le VIH/sida reste une des
pathologies les plus chères à prendre en charge. Nous avons déjà montré que les stratégies de
prévention coûtent sensiblement moins cher que les programmes de traitement, tout en ralentissant
l’avancée de l’épidémie. Si notre objectif est de maximiser la santé des populations, il existe
beaucoup d’autres interventions « bon marché » en termes de coût par DALY, telles que le paludisme,
les maladies diarrhéiques et les soins pour les femmes enceintes. Par ailleurs, c’est sans doute en
suivant cette logique et concernées par la réalisation de l’ensemble des Objectifs du Millénaire pour
le développement, que des structures aussi influentes que l’OMS, The Lancet ou encore la Global
Health Initiative de Barack Obama et le Sommet du G8 du Canada mettent dorénavant un accent sur
ces priorités.
Le VIH/sida s’est avéré être une des pathologies les plus compliquées en termes de prise en
charge du patient individuel, malgré de nombreuses avancées médicales et techniques. De même, dans
le domaine de la santé publique, la complexité des politiques de lutte contre le sida ressemble parfois
à un casse-tête sans solution. Quelle est la bonne attribution des fonds entre les activités de prévention
et l’élargissement des programmes d’accès aux traitements ? D’autres priorités sanitaires, telles que
la prise en charge des mères et des enfants, seraient-elles plus urgentes ? Les patients devraient-ils
contribuer au coût de leur prise en charge ? Quelles seraient les interventions les plus efficaces pour
prévenir la transmission sexuelle du VIH ? L’approche « traiter pour prévenir » promue actuellement
est-elle prometteuse ?
Les principaux décideurs engagés dans la lutte contre le sida se sont positionnés en faveur de
l’accès généralisé. L’Onusida continue à prôner l’accès universel et ce, malgré l’impossibilité
d’atteindre cet objectif en 2010, comme prévu initialement. Il paraît difficile de changer de voie, bien
que des objections persistent contre cette mise à l’échelle massive. De plus, selon un essai de Laurie
Garrett dans Foreign Affairs [2007], « quasiment aucun dispositif n’existe qui permet aux habitants
des pays pauvres de s’exprimer, de se prononcer sur les projets qui les concernent, ou d’adapter les
politiques au contexte local. Par ailleurs, quasiment toutes les politiques d’accès manquent de
“stratégies de repli” ainsi que de garanties contre la dépendance des gouvernements locaux ».
Nous constatons aujourd’hui un consensus en faveur de l’accès universel, même s’il existe des
doutes vis-à-vis de la faisabilité financière et pratique de cet objectif. Aujourd’hui, les questions sans
doute mieux posées de justice et d’efficacité s’ajoutent à cette problématique, complexifiant davantage
notre réflexion, partagée entre d’une part le souci de faire bénéficier tous les patients des découvertes
scientifiques, et de l’autre la nécessité de faire des choix stratégiques de santé dans des contextes à
ressources limitées, où coexistent les complications de l’accouchement, les maladies chroniques, les
maladies infectieuses, les accidents de la voie publique et les problématiques de santé mentale. Il
semble donc nécessaire, à présent, de repenser nos politiques et les effets qu’elles auront, au lieu de
persister dans nos bonnes intentions, et de s’interroger sur la meilleure utilisation des fonds dédiés à
la réalisation des Objectifs du Millénaire, en développant des travaux de recherche dans ce sens.
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11 novembre 2006, p. 1706-1728.
Notes du chapitre
[*] ↑ Doctorante en santé publique à la Johns Hopkins University
[1] ↑ www.esther.fr
[2] ↑ www.esther.en
[3] ↑ Le premier programme national d’accès aux ARV en Afrique a été lancé au Botswana en 2002. Le programme était financé à
parts égales par la Fondation Gates, la compagnie pharmaceutique Merck et le gouvernement botswanais.
[4] ↑ www.pepfar.gov
[5] ↑ Parmi ces 13 médicaments, 5 sont issus de recherches vétérinaires, 2 étaient des formes modifiées de médicaments existants et
2 ont été découverts par les militaires américains.
32. Le rôle ambivalent des médias dans le système
d’alerte épidémique : information ou véhicule de
panique ?
Laetitia Messner [*]
Laetitia Messner, diplômée de l’École polytechnique et de Sciences Po, est
fonctionnaire du Corps interministériel des mines. Elle a assisté la Représentation permanente
de la France auprès des institutions européennes à Bruxelles, dans le cadre de la présidence
française de l’Union européenne entre juillet et décembre 2008, et travaille depuis 2010 au
ministère de la Santé.
Néanmoins, c’est sans doute le phénomène inverse auquel nous assistons. La mondialisation des
rapports (commerce, tourisme) ne fait que faciliter le transport des virus et des bactéries, qui,
découvrant parfois une nouvelle niche écologique, mutent, deviennent plus virulents et peuvent
devenir la source de nouvelles épidémies.
D’autres facteurs, comme le réchauffement climatique ou la proximité accrue des gens vivant
dans les villes, peuvent eux aussi favoriser l’apparition de nouvelles épidémies.
Ainsi, le XXIe siècle ne fut pas exempt d’épidémies et encore moins de nouvelles formes
d’épidémies. Le SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) et le chikungunya firent leur apparition en
début de siècle, alors que certaines maladies infectieuses telles la peste ou le choléra émergeaient de
nouveau dans certaines parties du globe.
Traversant les frontières, les épidémies ont des conséquences désastreuses, non seulement sur le
plan sanitaire mais aussi sur le plan socio-économique.
La réponse aux épidémies, maladies infectieuses dont la capacité de propagation atteint une
rapidité impressionnante, devient donc de nos jours un enjeu stratégique international et un sujet
central en matière de santé publique.
2. - La contribution des médias dans les réseaux de
veille sanitaire internationale : un rôle « passif »
C’est par la prise de conscience de l’importance de la veille sanitaire internationale concernant
les épidémies que l’OMS crée en 2000 le réseau Goarn (Global Outbreak Alert and Response
Network), connu sous le nom français Réseau mondial d’alerte et d’action en cas d’épidémie. Le rôle
du Goarn est de rassembler les réseaux locaux préexistants ou de créer des réseaux afin de pouvoir, à
l’échelle mondiale, surveiller l’émergence de nouvelles vagues épidémiques.
Les institutions telles l’Institut de veille sanitaire (InVS), l’Institut Pasteur ou le Réseau
sentinelles (créé en 1984, qui regroupait en 2008 environ 1 200 docteurs généralistes métropolitains
font partie de ce réseau par exemple [Réseau Sentinelles, 2008].
Le réseau Goarn utilise comme mode de renseignement d’une part les sources officielles
(rapport des ministères de la Santé entre autres) mais aussi le réseau GPHIN (Global Public Health
Intelligence Network) connu sous le nom français Réseau mondial de renseignement de santé
publique. Ce dernier, créé depuis 1996, utilise des sources informelles comme mode de
renseignement en scannant les médias, les reportages de la presse et internet.
Depuis 2003 et l’épisode du SRAS, l’OMS a été officiellement autorisée à se servir d’autres
sources d’informations que les rapports des gouvernements, dont celles du GPHIN par exemple. En
2005, environ 65 % des informations sanitaires concernant les épidémies proviennent de ces sources
informelles [Formenty, Roth, Gonzalez-Martin et al., 2006].
Le rôle des médias dans l’alerte épidémique devient de plus en plus conséquent en ce qui
concerne la veille sanitaire internationale, car, avec le développement d’internet, ils sont la source
majeure d’information pour le GPHIN. Il faut préciser néanmoins que leur rôle à ce stade reste un
rôle « passif » car les informations issues des médias et récoltées par le GPHIN le sont sans leur
consultation. Se pose alors la question du deuxième volet du rôle des médias lors d’alerte
épidémique, c’est-à-dire leur « rôle actif » en temps que véhicule d’information et parfois véhicule de
panique.
3. - Le positionnement des médias lors de l’épisode
du chikungunya : un rôle « actif »
Le choix d’étudier le rôle des médias lors de l’épidémie du chikungunya dans cette note n’est pas
anodin. En effet, lors de cet épisode, entre le premier cas confirmé en avril 2005 à la Réunion et la
diminution progressive des cas à partir de juin 2006, les médias, tels que Le Journal de la Réunion, Le
Quotidien, Témoignages ou Le Monde, ont relayé avec force et conviction l’état des lieux à la
Réunion, à un tel point que le 8 mars 2006, Lee Jong-Wook, directeur général de l’OMS, se trouvant à
Maurice, estime que les médias exagèrent face à l’épidémie de chikungunya de la Réunion : « Je
pense que c’est exagéré. La situation est moins alarmante que celle qui est dépeinte dans les médias »
[Le Monde, 8 mars 2006, avec Reuters].
Cet épisode pose le problème du rôle des médias dans l’alerte épidémique. Utilisée par les
systèmes de veille sanitaire, l’information transmise par les médias est ensuite vérifiée, puis publiée
sur le site de l’OMS. Néanmoins, ce système est très souvent court-circuité par les médias qui peuvent
alors être à l’origine d’un climat de panique, faisant écran aux réelles priorités sanitaires du moment.
Les médias, dans leur rôle « actif » de vecteurs d’informations, peuvent alors aller à l’encontre des
intérêts des systèmes de veille sanitaire.
Comment, tout en préservant la liberté de la presse, peut-on, lors de tels événements, éviter toute
panique non nécessaire ? Comment prévenir une hystérie souvent préjudiciable à la réponse effective
des systèmes de veille sanitaire ? Comment permettre toutefois aux médias de mettre en lumière les
négligences éventuelles des services de veille sanitaire ou des autorités par exemple ? Telles sont les
questions posées par le sujet proposé : comment appréhender le rôle ambivalent des médias dans
l’alerte épidémique ? Les systèmes de veille sanitaire et les médias doivent-ils et peuvent-ils
collaborer, afin de permettre le bon fonctionnement de l’un et la liberté de l’autre ? Tentons de
réfléchir à cette problématique en étudiant l’attitude de la presse écrite pendant l’épisode du
chikungunya.
Avant d’étudier la question proposée, voici une chronologie succincte des événements
concernant l’épidémie de chikungunya [Idelson, 2007] :
à partir du 19 décembre 2005, accélération brutale de l’épidémie (on passe de moins de 400
cas en semaine 50 à plus de 2 000 en semaine 51) ;
le 13 janvier 2006, un enfant de 10 ans ayant contracté la maladie décède 24 heures après
avoir sombré dans le coma. Il s’agit du premier cas mortel recensé à la Réunion ;
le 19 janvier 2006, le bilan s’élève à 10 383 cas officiels pour 50 000 officieux ;
au 19 février 2006, les derniers chiffres de l’InVS font état de 130 000 cas de personnes
contaminées ;
au 3 mars 2006, selon le ministre de la Santé, Xavier Bertrand, on recense 186 000 cas de la
maladie et 93 décès directs ou indirects ;
le 20 mars 2006, une cellule nationale diligentée par le Premier ministre mène une étude
approfondie sur le terrain ;
à partir du 12 juin 2006, baisse spectaculaire du nombre de nouveaux cas avec l’arrivée de
l’hiver austral.
Dans un même temps dans les médias locaux tels le Journal de l’île de la Réunion, quotidien
réunionnais, l’information concernant l’épidémie du chikungunya est amplement relayée. On peut
noter environ 2 250 articles publiés sur ce sujet entre mai 2005 et janvier 2006. Parmi les titres qui
font la une du journal, on peut retrouver quelques types parlants et « provocateurs », tels que : « La
peine de mort, pour ou contre » [Journal de l’île de la Réunion, 30 décembre 2005].
De même, dans le quotidien réunionnais Témoignages, on peut recenser environ 3 900 articles
publiés sur le chikungunya pendant la période mai 2005 à janvier 2006.
En ce qui concerne la presse métropolitaine, le quotidien Le Monde, par exemple, publie son
premier article relatif à l’épidémie de chikungunya seulement le 16 décembre 2005 « Le chikungunya
s’installe à la Réunion » (soit huit mois après le premier cas déclaré). Il faut attendre février 2006,
c’est-à-dire le pic épidémique, pour voir les articles se multiplier, pour atteindre 63 articles publiés
entre janvier 2006 et janvier 2007. Pour ce qui est du journal Libération, seuls 13 articles ont couvert
l’épidémie du chikungunya, avec le premier article publié en juin 2006. Le Figaro, quant à lui, affiche
23 articles sur le sujet.
Il faut donc distinguer, nous semble-t-il, l’attitude de la presse réunionnaise qui couvre
abondamment l’événement, visant à satisfaire l’attente des lecteurs et à « réveiller » les autorités, de
l’attitude de la presse métropolitaine qui apparaît moins encline à traiter l’événement. Les médias
réunionnais, face aux autorités de la métropole qui ne commenceront à prendre de véritables mesures
concernant l’épidémie qu’à partir de décembre 2005 et même février 2006 (lors du pic épidémique),
relaient, il nous semble, le climat politique et social des relations entre la métropole et les DOM-
TOM, et plus particulièrement le sentiment de la population réunionnaise d’être « oubliée » par la
métropole. De plus, c’est sans doute animés par une peur sourde et une réelle angoisse face à
l’absence de véritable réaction de la part de la métropole, que les journalistes réunionnais utilisent
des titres provocateurs qui, visant le sensationnel, sont prompts à générer indirectement des réactions
de panique.
Le climat de panique instauré à la Réunion par les médias locaux a rendu plus difficile le travail
des équipes auprès des populations concernées et cette crise a instauré une communication difficile
entre les autorités sanitaires et les médias.
La crise sanitaire s’est donc doublée courant janvier 2006 d’une crise médiatico-politique
[Idelson, 2007] affirme l’InVS de la Réunion.
Se pose alors la question de la relation et du dialogue entre la presse écrite et les autorités
sanitaires lors de tels événements.
4. - La difficile relation entre les médias et les
autorités sanitaires : entre indépendance et
collaboration
Étudions succinctement le premier volet, c’est-à-dire le rôle des médias (et donc de la presse
écrite) en temps que fournisseurs d’information pour les systèmes de veille sanitaire internationale.
Comme précisé par Christophe Paquet, épidémiologiste, de la division santé de l’Agence française de
développement : « S’agissant du premier volet de “fournisseur d’information”, il ne faut pas oublier
que les médias sont alors dans un rôle passif et que c’est “malgré eux” qu’ils sont utilisés par les
épidémiologistes. Ceux-ci ne demandent donc rien aux médias et ne vont pas leur reprocher de passer
à côté de tel ou tel événement. » Il apparaît que dans ce volet, un dialogue soutenu et une meilleure
collaboration entre les médias et les autorités sanitaires ne soient pas nécessaires.
Paul Benkimoun, médecin, journaliste au Monde, a précisé lors de son entretien téléphonique
puis dans son cours du 3 juin 2008 au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) qu’il
considère que les médias ont un rôle à jouer en santé publique. Un dialogue avec les autorités
sanitaires lui semble évidemment nécessaire concernant le second volet des médias, « véhicules de
panique ». Néanmoins, ce dialogue doit être instauré au même titre que le dialogue avec les
scientifiques ou les acteurs politiques, c’est-à-dire afin d’avoir des informations de première main et
non afin de se « mettre d’accord » sur la nature et le contenu de l’information à relater dans la presse.
Cette indépendance des médias vis-à-vis des autorités est la condition sine qua non de son
objectivité et de sa liberté. C’est par ailleurs une condition essentielle afin de pouvoir critiquer et
mettre en lumière les insuffisances des autorités.
Le professeur Antoine Flahault, qui a dirigé la cellule nationale diligentée par le Premier
ministre le 20 mars 2006 et le rapport au gouvernement relatif à la situation chikungunya à l’époque
de la crise, a souligné, dans son entretien téléphonique du 17 octobre 2008, que la mise en place de la
mission a été très bien accueillie par les Réunionnais. Il précise que la communication était dense à
cette époque et qu’en temps que responsable de la communication relative aux résultats des études
menées par la cellule nationale, il avait une liberté totale, c’est-à-dire que les informations n’étaient ni
filtrées ni entravées par les autorités locales ou nationales. La bonne perception des informations par
la population locale et la fiabilité jugée de celles-ci dépendant en effet de l’indépendance affichée
entre les pouvoirs publics et la cellule nationale.
Toutefois, l’avis du docteur Christophe Paquet, qui a travaillé à l’Institut de veille sanitaire, met
le doigt sur la nécessité de consolider le dialogue entre la presse écrite (dans leur rôle « actif ») et les
autorités sanitaires lors d’événements d’une telle ampleur, insistant sur l’impact que peut avoir un
article faisant état d’une épidémie dans le monde. Néanmoins, cette volonté ne semble pas être une
politique officielle et acceptée de la part des autorités sanitaires, comme en témoigne Paul
Benkimoun en relatant la réticence de certains ministères de collaborer avec la presse.
À la lumière de ces différents témoignages, il est peu aisé de répondre à la question présentée
précédemment : les systèmes de veille sanitaire et les médias doivent-ils et peuvent-ils collaborer afin
de permettre le bon fonctionnement de l’un et la liberté de l’autre ? D’une part parce qu’il est
périlleux de tirer des généralités de simples témoignages, d’autre part parce que nous ne disposons
pas de nombreux avis sur la question, multiplicité qui nous permettrait de fonder sans doute plus
précisément notre propre opinion sur la question.
Néanmoins, en considérant les informations dont nous disposons, il semble qu’une collaboration
plus étroite devrait être établie entre les médias et les autorités sanitaires, non pas dans la phase «
passive » des médias mais dans leur rôle « actif ».
Dans leur rôle « passif », les autorités sanitaires ne demandant rien aux médias, ceux-ci
n’attendent rien non plus en retour. Ceci est évidemment différent lorsque les médias sont dans leur
rôle « actif » car on ne peut ignorer l’impact qu’une couverture médiatique intensive peut avoir sur le
bon déroulement de la veille sanitaire (difficulté de communication, oubli des enjeux réels devant les
enjeux médiatisés).
La difficulté vient quant à la forme que devrait prendre cette collaboration. Les médias
devraient-ils être intégrés dans le système de veille sanitaire et se faire les porte-parole des autorités ?
Nous ne le croyons pas. La liberté de la presse empêche de formuler une telle réponse. Par contre,
accroître la transparence en ce qui concerne le rapport entre la presse et les autorités sanitaires et
multiplier les dialogues entre les deux acteurs semble concevable et même recommandable.
En ce qui concerne les interrogations : comment prévenir une panique souvent préjudiciable à la
réponse effective des systèmes de veille sanitaire ? Comment permettre toutefois aux médias de
mettre en lumière les négligences éventuelles des services de veille sanitaire ou des autorités par
exemple ? Il semble que l’établissement d’un dialogue renforcé entre les deux acteurs apparaisse
comme une « solution » raisonnable.
Il ne faut toutefois pas oublier la rapidité de réaction des médias vis-à-vis de la relative lenteur
du système de veille sanitaire qui doit prendre le temps de vérifier les informations qu’il collecte.
Même en instaurant un dialogue privilégié entre les médias et les autorités sanitaires, il est illusoire
de croire que les médias attendront les résultats des autorités sanitaires avant de rendre compte de la
situation sanitaire « réelle » et ainsi prévenir le développement d’un climat de panique si celui-ci n’est
pas justifié. Ce n’est pas le rôle des médias. Ce serait même dénaturer le rôle des médias, dont la
responsabilité est d’informer le plus rapidement possible, de la manière la plus objective et la plus
intègre, leurs lecteurs ou téléspectateurs.
La question du rôle ambivalent des médias lors d’alertes épidémiques, en temps que «
fournisseurs » d’information mais aussi en temps que « véhicules de panique » se pose toujours,
comme on peut l’observer en ce qui concerne le dossier de la grippe aviaire. Le scannage des
journaux a permis de détecter quelques cas de transmissions du poulet à l’homme et quelques cas de
transmission d’homme à homme mais il n’y a toujours pas (et espérons qu’il n’y aura pas)
d’épidémie humaine déclarée par le système de veille sanitaire. Du côté média, la couverture
importante de ces quelques cas humains a créé un climat d’hystérie qui a poussé les pays européens,
par exemple, à prendre des mesures de prévention sanitaire « au cas où ». On peut alors se poser la
question suivante : est-ce la « priorité » du moment ? En d’autres termes, la pression médiatique n’a-t-
elle pas influencé les décisions politiques au-delà de ce qui était nécessaire ? N’a-t-elle pas occulté
d’autre enjeux sanitaires plus « actuels » ou « importants », mettant en péril, certes d’une manière
relative, le travail des autorités sanitaires. À la lumière de ces événements récents, il apparaît qu’un
meilleur dialogue entre les médias et les autorités sanitaires n’a pas été instauré et que l’on reste au
statu quo. Le rôle ambivalent des médias dans le système de veille sanitaire, en temps que «
fournisseur d’information » et « aide » des systèmes sanitaires puis en temps que « véhicule de
panique » reste une problématique à l’ordre du jour.
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« Chikungunya : un scandale sanitaire », Témoignages, 9 février 2006, p. 2, www.temoignages.re
« En plein cauchemar », Le Quotidien, 22 février 2006.
« 76 millions d’euros, c’est chik », Journal de l’île de la Réunion, 26 février 2006.
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Benkimoun (Paul), « L’OMS pointe des insuffisances dans la gestion de la crise du chikungunya », Le
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« Chikungunya : “La situation est moins alarmante que celle dépeinte dans les médias”, selon l’OMS
», Le Monde avec Reuters, 8 mars 2006.
Prieur (Cécile), « À quoi sert la veille sanitaire ? », Le Monde, 7 avril 2006.
Schulz (Hervé), « Le chikungunya s’installe à la Réunion » , Le Monde, 16 décembre 2005.
Notes du chapitre
[*] ↑ Diplômée de l’École polytechnique et de Sciences Po, elle travaille au ministère de la Santé
33. La coopération sanitaire française dans les pays
en développement
Morgane Goblé [*]
Morg ane Goblé est diplômée du Master « Affaires internationales », mention «
Développement », de Sciences Po. Elle a étudié aux États-Unis à l’Université de Californie
à San Diego (UCSD) et a effectué un stage au Service culturel et de communication de
l’Alliance française de Montevideo, en Uruguay. Elle s’intéresse tout particulièrement à
l’Amérique latine.
Le projet d’avis sur La Coopération sanitaire française dans les pays en développement [1] a été
adopté dans son ensemble le 17 mai 2006 par le Conseil économique et social. Il avait été confié
l’année précédente au professeur Marc Gentilini, président de la Croix-Rouge française de 1997 à
2004, spécialiste des maladies infectieuses et tropicales, ayant effectué plusieurs missions en Afrique,
et directeur de recherche d’une équipe ayant participé à la découverte du sida.
Il montre que même si, auparavant, elle a remporté des succès, aujourd’hui, elle est en passe de
perdre son caractère de pionnière et ne se donne plus les moyens de parvenir aux objectifs qu’elle
s’est fixés. Ce déclin intervient alors que les défis sanitaires sont croissants dans les PED et en
particulier en Afrique, continent le plus touché par l’épidémie de sida. Une idée récurrente de ce
rapport est que les ressources humaines – pourtant disponibles dans notre pays pour délivrer une
assistance technique, en matière de santé, dans les PED – ne sont pas exploitées, du fait d’un manque
de moyens budgétaires et du glissement opéré de l’aide bilatérale vers le canal multilatéral.
Dans cette perspective, cet article rappellera les principaux constats présentés dans ce rapport sur
« la coopération sanitaire [française] hier » (partie I de l’avis), puis « la coopération sanitaire
aujourd’hui » (partie II de l’avis), ainsi que « les moyens du redressement » proposés (partie III de
l’avis). Il fournira ensuite quelques éléments de débat supplémentaires sur le sujet, en lien avec les
réflexions sur la réforme de la politique étrangère et européenne française.
1. - Présentation du rapport Gentilini
Par souci de clarté et d’exactitude, on conservera l’architecture d’origine du rapport. On
commencera donc par étudier « la coopération sanitaire d’hier » (les grands traits de la coopération
sanitaire française de la période coloniale à nos jours), puis on poursuivra avec « la coopération
sanitaire aujourd’hui », un état des lieux qui met en évidence un déclin, face auquel le rapport expose,
pour terminer, « les moyens du redressement ».
Tout d’abord, durant la période coloniale, la présence française a permis des progrès
considérables dans le domaine sanitaire.
En effet, elle a engendré des avancées dans la lutte contre les grandes pandémies (découverte de
l’hématozoaire du paludisme, du bacille de la peste, mise au point du vaccin de la fièvre jaune,
lancement de campagnes de dépistage, traitement et vaccination), la mise en place d’un réseau
sanitaire structuré et la formation d’un personnel médical et paramédical local qualifié (création
d’écoles de médecine et de centres de recherche comme les Instituts Pasteur d’Alger, de Tunis et de
Dakar). Le système de soins avait l’avantage d’offrir une bonne couverture géographique et des soins
de qualité, à tous (aux Français comme aux populations locales).
Par la suite, si, après l’Indépendance, la France a poursuivi son assistance sanitaire aux anciennes
colonies, celle-ci a perdu en efficacité depuis les années 1980.
De 1960 à 1980, les efforts sont restés satisfaisants. La France était alors le premier bailleur
d’aide publique au développement (APD) pour l’Afrique subsaharienne. Elle agissait essentiellement
de manière bilatérale. Elle se concentrait surtout sur les hôpitaux, l’assistance technique, la lutte
contre les grandes endémies (fièvre jaune, paludisme, maladie du sommeil…) et la formation des
médecins francophones dans les facultés créées sous la colonisation ou depuis l’Indépendance.
Cependant, la coopération française dans le domaine de la santé commençait à se laisser dépasser en
raison de la croissance démographique, de l’émergence de maladies nouvelles comme le sida, des
problèmes de pauvreté, d’instabilité politique et de désintérêt des gouvernements locaux pour la santé
de la population.
De 1980 à 2000, la coopération sanitaire française a changé de visage et a semblé perdre ses
spécificités par rapport aux autres pays développés. La poursuite de la coopération hospitalière n’a
pas permis de pallier les dysfonctionnements dans les PED. La France a donc décidé de remplacer son
assistance technique de substitution par une assistance technique d’accompagnement adaptée aux
réalités locales. S’en est suivie une réduction brutale et maladroite du nombre de coopérants
d’assistance technique, ce qui a été mal perçu par les pays concernés. La qualité des soins ne s’est pas
améliorée malgré les partenariats entre hôpitaux français et africains, et le soutien à la formation
dans les PED. De nouveaux acteurs sont apparus dans le domaine de la santé : la Banque mondiale et
la Commission européenne (pour les États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique). La France perd
alors sa place de premier pays contributeur, même dans les pays francophones. En revanche, elle
s’affiche comme précurseur dans le domaine du sida et l’accès aux médicaments pour les malades,
dès décembre 1997 (déclaration de Jacques Chirac à Abidjan).
Les années 2000 apportent deux grands changements, l’un au niveau international, l’autre au
niveau national – aucun des deux ne garantissant l’établissement de la santé comme secteur
prioritaire. Au niveau international, les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD)
proposent un nouveau cadre pour l’aide au développement. Or, seulement trois d’entre eux
s’intéressent à la santé : l’OMD 4 (réduire la mortalité infantile), l’OMD 5 (améliorer la santé
maternelle), l’OMD 6 (combattre le VIH/sida, le paludisme et d’autres maladies), auxquels on peut
ajouter l’OMD 8 (mettre en place un partenariat mondial pour le développement), car il englobe
l’accès aux médicaments. Au niveau national, la France adopte une « stratégie dans le secteur de la
santé » en 2003 et met en place une réforme de la politique de coopération entre 1998 et 2004. La
première centre les efforts sur la lutte contre le sida et les maladies transmissibles, le renforcement
des systèmes de santé et le financement de la santé. La seconde définit sept secteurs d’intervention de
l’APD en fonction des OMD, sachant que trois seront retenus dans chaque pays par l’ambassadeur de
France (dans les « Documents cadres de partenariat »), et que, dans la pratique, la santé s’avère
rarement en faire partie. Autres évolutions qui modifient le portrait de la coopération sanitaire de la
France : c’est l’époque où la part du multilatéral dans l’APD française devient majoritaire et où les
collectivités territoriales s’engagent dans la coopération.
Le constat est sans appel : l’état de santé dans les PED n’a cessé de se dégrader malgré les
progrès accomplis par la médecine au niveau mondial.
Les systèmes de santé sont délabrés à cause d’un manque d’intérêt des gouvernements locaux et
d’un manque de ressources humaines inquiétant, qui concerne les médecins (fuite des cerveaux) mais
aussi les sages-femmes et les infirmiers, ce qui ne permet pas de répondre à des besoins de soins
croissants, accrus par le sida, mais également aussi basiques que la santé maternelle et infantile.
Comme le rapport le précise, les plans d’ajustements structurels préconisés dans les années 1980 par
la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) ont entraîné des restrictions
budgétaires globalement défavorables au secteur de la santé. Or, face à ces besoins sanitaires
augmentés, les efforts français ont reculé.
Alors que, comme nous venons de le voir, les moyens nécessaires augmentent dans le domaine
de la santé, la France, elle, a diminué la part de son APD qui est consacrée à ce secteur, action
multilatérale comprise – seulement 4 %, contre 11 % en moyenne pour les pays de l’OCDE, selon les
chiffres du rapport Gentilini, qu’on retrouve aussi dans le Livre blanc sur la politique étrangère et
européenne de la France de 2008 [Juppé et Schweitzer (dir.), 2008].
La France contribue certes pour une part importante dans le financement de programmes
internationaux, comme le Fonds mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose, mais
le choix du multilatéral a des conséquences désastreuses en termes de présence technique et humaine
sur le terrain, ce qui est regrettable, compte tenu de l’expertise française mondialement reconnue dans
ce domaine. Il en résulte en outre un manque de visibilité de l’action française aux yeux des PED, qui
voient cela comme un désengagement de notre pays, ainsi qu’un manque de traçabilité (il n’est pas
suffisamment prouvé que les moyens financiers engagés dans le multilatéral aient permis de mener
des actions utiles sur le terrain). Enfin, le choix du multilatéral rend les procédures plus lentes et plus
complexes.
Par ailleurs, la réforme institutionnelle de la coopération française de 1998 à 2004 ne s’est pas
révélée efficiente, car elle a débouché sur un éclatement des tâches : en matière de santé, les
compétences ont été transférées à l’Agence française de développement (AFD), à l’exception de
l’enseignement et de la formation, qui sont toujours pilotés par le ministère des Affaires étrangères.
Cela complique la gestion sur le terrain et retarde la prise de décision.
Alors qu’on a observé une prise de conscience réelle, de la part des gouvernants étrangers, de la
nécessité de s’engager dans le domaine de la santé pour encourager le développement, la France, elle,
semble délaisser ce secteur dans lequel elle a, pourtant, longtemps été reconnue comme un acteur
essentiel. Le nombre de coopérants techniques, réellement utiles sur le terrain, est en déclin (même si
le personnel administratif augmente).
Par conséquent, la coopération française ne se donne plus les moyens d’aboutir aux objectifs
visés et n’est plus à la hauteur de sa réputation.
Premièrement, les objectifs de la coopération sanitaire française doivent être revus, de manière à
faire de la santé un secteur prioritaire.
La santé devrait être l’un des secteurs choisis prioritairement par l’APD française, dans le cadre
des Documents cadres de partenariat (DCP) présentés par nos ambassadeurs aux autorités locales, et
non être reléguée au second plan. L’augmentation actuelle de l’APD devrait être l’occasion de
consacrer davantage de moyens à la santé.
Au niveau européen, il serait souhaitable que la France encourage la réorientation de l’aide vers
la santé. En outre, il serait nécessaire d’améliorer la traçabilité des versements de la France aux
organisations ou programmes internationaux, en réalisant des évaluations de leurs méthodes et de
leurs résultats. Il est dommage que l’engagement de la France au niveau multilatéral se soit traduit par
un désengagement au niveau bilatéral, alors qu’il aurait dû s’y ajouter sans réduire la part du second
dans l’APD française.
Il est nécessaire d’allouer à nouveau plus de moyens au canal bilatéral afin d’intervenir sur des
domaines où l’expertise française est reconnue (la lutte contre les maladies infectieuses dont le sida,
la politique hospitalière, la formation et la recherche médicales), afin de fournir une assistance
technique de terrain et d’accueillir des conseillers en santé dans les ambassades, dont le rôle serait de
suivre les politiques sanitaires des pays et de coordonner les financements multilatéraux. Ceci est
nécessaire pour mieux répondre aux besoins sanitaires, mais aussi pour des raisons politiques (à la
visibilité mondiale de son engagement, privilégiée par la France, les PED préfèrent une visibilité à
l’échelle nationale).
D’autres acteurs pourraient renforcer leur participation, comme les écoles du Nord, par
solidarité avec les écoles du Sud (comme cela a été le cas pour le tsunami par exemple), en orientant
l’aide vers la santé, sur le long terme, au lieu de la réserver aux situations d’urgence. L’Organisation
internationale de la francophonie (OIF) pourrait développer davantage ses programmes sanitaires,
étant donné l’évidence du lien entre santé et éducation (« pas de santé sans éducation, pas d’éducation
utile sans santé durable » [Gentilini, 2006]).
Deuxièmement, pour atteindre ces objectifs, une refonte des moyens est nécessaire. On peut
regrouper les recommandations du rapport Gentilini relatives aux moyens en trois catégories, selon
qu’elles visent à mettre davantage à contribution les capacités de certains acteurs, ou bien à augmenter
les moyens soit humains, soit financiers.
Enfin, concernant l’augmentation des moyens financiers, tous les pays donateurs sont d’accord
pour dire qu’il faut accroître l’APD, pourtant, ils sont peu enclins à augmenter la part de leur budget
qui y est consacrée. Le rapport se prononce donc en faveur des sources innovantes de financement du
développement, tels que les engagements évoqués lors de la Conférence de Paris (la contribution de
la France au financement d’un fonds de vaccination et la participation britannique aux initiatives
françaises de mise en place d’une taxe sur les billets d’avion pour acheter des médicaments – ce qui
est devenu Unitaid). En outre, le rapport propose d’explorer d’autres voies : incitation des entreprises
installées dans les PED à fournir une contribution, meilleure mobilisation de l’industrie
pharmaceutique, lutte contre les paradis fiscaux…
Avant tout, une meilleure coordination et évaluation des actions des différents acteurs de la
coopération sanitaire (État, ONG, collectivités territoriales, universités, centres de recherche) est
souhaitable pour des questions d’efficacité et de visibilité de l’aide sanitaire française. Il faudrait
définir un plan concerté annuel pour fixer les priorités. En outre, le rapport rappelle, encore une fois,
que la séparation des domaines de l’enseignement et de la recherche (confiés au ministère des
Affaires étrangères) du reste de la coopération sanitaire (attribué à l’AFD) compromet l’efficacité des
actions, induit des dysfonctionnements et crée des rivalités néfastes pour l’image de la coopération
française. Il cite, par ailleurs, d’autres sujets sur lesquels une action coordonnée des différents acteurs
serait bénéfique : la recherche (existence de doublons au sein du réseau international des Instituts
Pasteur, de l’IRD, de l’Inserm, du CNRS, du CIRAD, de l’INED) ou le combat pour la baisse des prix
des médicaments pour les populations des PED (devant mobiliser les laboratoires pharmaceutiques,
les organismes financeurs et les PED).
Enfin, cette refonte de la politique de coopération sanitaire de la France ne doit pas se faire sans
concertation avec la société civile. À cet égard, les campagnes de sensibilisation doivent être
encouragées.
Quel que soit le secteur concerné, le recours au canal multilatéral entraîne un déficit de visibilité
de l’aide française pour les PED et de traçabilité. Plus précisément, le multilatéral favorise le captage
des fonds engagés par de multiples intermédiaires, et, parfois, leur détournement par les élites
locales, comme l’a dénoncé le professeur Gentilini lors de sa venue à Sciences Po. Il appelle donc à
se réinvestir davantage dans le bilatéral. Il est intéressant de signaler cela, car on a coutume de vanter
les mérites du multilatéral, dans la mesure où il semble offrir une valeur ajoutée en termes de
dépolitisation de l’APD par rapport aux relations bilatérales, soupçonnées d’être empreintes de
néocolonialisme ou d’avoir des visées politiques. On découvre donc là ses inconvénients moins
connus.
Mais, en ce qui concerne la coopération sanitaire, le rapport indique qu’il en présente un autre de
taille : il prive les PED de la présence de nombreux coopérants techniques français sur le terrain,
alors que l’expertise française est reconnue dans ce domaine. À cet égard, on peut se féliciter de ce
que cette préoccupation figure également dans le Livre blanc sur la politique étrangère et européenne
de la France, puisque deux de ses quatre propositions de réforme à propos du secteur de la santé vont
en ce sens, incitant à « rehausser la part dans l’APD de l’aide bilatérale dédiée au secteur de la santé »
et à « repenser l’articulation entre efforts bilatéraux et multilatéraux, en intégrant l’assistance
technique susceptible d’optimiser l’usage des crédits multilatéraux » [Juppé et Schweitzer, 2008].
Reste à savoir si ces préconisations seront mises en œuvre.
Lors de son intervention, le professeur Gentilini a précisé que cette idée avait été inspirée par
l’exemple de la Croix-Rouge espagnole qui sert d’appui à l’État pour déployer son aide au
développement sur le terrain. On sait qu’en France, c’est surtout le cas pour l’aide d’urgence, quand
les structures étatiques manquent dans les pays concernés. Le recours plus systématique aux capacités
des ONG est recommandé par le rapport, même s’il signale qu’une meilleure coordination serait
nécessaire, afin de les intégrer dans une stratégie nationale.
Ceci pourrait cependant se heurter à des obstacles. En effet, certaines ONG refusent les
subventions étatiques pour des raisons d’indépendance : quel serait donc l’équilibre entre ce but
affiché par les ONG et la cohérence de leurs intérêts avec la stratégie définie par l’État ?
Par ailleurs, on peut se demander sur quels critères seraient sélectionnées les ONG auxquelles
on confierait des fonds publics. Le rapport Gentilini mentionne à plusieurs reprises la nécessité
d’améliorer l’évaluation des projets. Cela s’imposerait dans ce cas. L’affaire de l’Arche de Zoé,
révélée en octobre 2007, ne vient que renforcer les appréhensions de l’opinion publique : dans quelle
mesure l’État peut-il accorder sa confiance aux méthodes de travail des ONG ? Un cadre clair devrait
par conséquent être défini avant de systématiser l’appui de l’État sur les moyens des ONG.
Unitaid a déjà remporté plusieurs succès, parmi lesquels, dans le cadre de la lutte contre le
VIH/sida, en partenariat avec l’initiative VIH/sida de la Fondation Clinton, la baisse de 40 % en
moyenne des prix des médicaments antirétroviraux pédiatriques, par rapport aux prix du marché les
plus avantageux, grâce à des commandes massives et régulières auprès des laboratoires médicaux.
Unitaid finance également des programmes destinés à lutter contre la tuberculose et le paludisme,
ayant déjà permis, par exemple, de fournir plus de 1,4 million de traitements au Burundi et au Liberia,
en 2007, en partenariat avec l’Unicef et l’OMS [Unitaid, 2008].
Unitaid semble donc s’inscrire dans l’esprit du rapport Gentilini à plusieurs égards. En effet,
cette initiative française répond à la fois à l’exigence de coordination de l’action des différents
acteurs (partenariat avec la Fondation Clinton, avec l’OMS et l’Unicef entre autres), à celle d’une
augmentation des moyens (dont l’avantage est qu’il s’agisse d’une ressource non soumise aux
arbitrages budgétaires des États, pour plusieurs pays, ce qui rend le montant de cette ressource plus
prévisible), et à celle d’une plus grande sensibilisation de la population française au besoin de
solidarité sanitaire envers les PED.
Le rapport Gentilini attire donc notre attention sur la nécessité de redéfinir les objectifs, les
moyens et le mode de fonctionnement de la coopération sanitaire française avec les pays en
développement. Le déclin de la France dans ce domaine est grave, à la fois pour les populations qui
auraient besoin de cette assistance et pour l’image de notre pays. Les préconisations les plus
pressantes concernent l’augmentation de la part de notre APD dédiée à la santé, la mise à profit de
moyens humains plus nombreux, la mise en place d’une coordination plus efficace des efforts des
différents acteurs de la coopération sanitaire française, la fin de la dichotomie entre le ministère des
Affaires étrangères et l’Agence française de développement, et une plus grande mobilisation de
l’Union européenne en faveur de l’aide sanitaire aux PED.
Outre ces propositions, le rapport Gentilini se distingue par une analyse originale des rapports
entre les voies multilatérale et bilatérale, par des propositions audacieuses sur le rôle à donner aux
ONG dans la coopération sanitaire française et par son intérêt pour les dernières innovations en
matière de financement du développement.
Comme le reconnaît le Livre blanc sur la politique étrangère et européenne de la France, il
existe, à l’heure actuelle, un « décalage croissant entre les discours politiques très engagés et les
moyens affectés à la santé mondiale » [Juppé et Schweitzer, 2008]. La coopération sanitaire est donc
un domaine où les efforts nécessaires sont à la fois nombreux, urgents, et les réformes souhaitables
pour être plus efficace.
Bibliographie
Rapports officiels
Gentilini (Marc), Avis du Conseil économique et social sur la coopération sanitaire française dans les
pays en développement, Paris, Conseil économique et social, 2006, p. 92.
Juppé (Alain) et Schweitzer (Louis) (dir.), La France et l’Europe dans le monde. Livre blanc sur la
politique étrangère et européenne de la France 2008-2020, Paris, présidence de la République,
Premier ministre, ministère des Affaires étrangères et européennes, juillet 2008, p. 52.
Secretariat de Unitaid, OMS, Rapport annuel de Unitaid 2007, juin 2008, p. 48.
Sites internet
Ministère des Affaires étrangères et européennes : www.diplomatie.gouv.fr
Unitaid : www.unitaid.eu
Notes du chapitre
[*] ↑ Diplômée du Master « Affaires internationales », mention « Développement », de Sciences Po
[1] ↑ Le rapport est disponible sur le site du Conseil économique et social : www.conseil-economique-et-social.fr
34. L’aide publique au développement de la
Commission européenne en appui au secteur de la
santé
Laure Sonnier [*]
Laure Sonnier a soutenu sa thèse en recherche biomédicale à l’École normale
supérieure (ENS-Ulm) en 2006 et s’est ensuite spécialisée en santé publique internationale
lors de son Master « Public Health » à l’École de santé publique de l’Université de
Harvard. Depuis mars 2009, elle a rejoint l’organisation European AIDS Treatment Group
(EATG) à Bruxelles en tant que scientific adviser. Elle s’intéresse spécialement aux
questions d’accès aux médicaments, au développement de nouveaux médicaments pour les
maladies négligées et aux politiques sanitaires européennes et internationales en matière de
lutte contre le sida.
La Commission européenne et les États membres de l’UE réunis ont contribué à environ 60 % de
l’aide publique au développement mondiale en 2007. La même année, les États-Unis ont fourni 22 %
de l’APD mondiale. L’aide publique au développement de la seule Commission européenne s’élève à
quelque 11,771 milliards d’euros de nouveaux engagements [CAD-OCDE, 2009]. La Commission
européenne avec 11 % de l’APD mondiale est le troisième donateur après les États-Unis et
l’Allemagne [Europeaid/DG AIDCO, 2009]. Plus de 160 pays bénéficient de l’aide extérieure de la
Commission européenne, avec pour objectifs : la lutte contre la pauvreté, la promotion du
développement économique, des droits de l’homme et de la démocratie, selon les termes du
Consensus européen pour le développement signé par les États membres en décembre 2005
[Commission européenne, 2005a]. Le Consensus européen définit, pour la première fois en cinquante
ans de coopération, le cadre de principes communs dans lequel la Commission et les États membres
de l’UE mettent en œuvre leurs politiques de développement. L’objectif premier du Consensus
européen est de réduire la pauvreté dans le monde et de contribuer à la réalisation d’ici 2015 des
Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) [1] [UN Millenium Project, 2005]. Dans ce
contexte, le Consensus promeut activement les principes de bonne gouvernance et de respect des
droits de l’homme, et insiste sur la nécessité d’établir un équilibre entre les activités liées au
développement humain, à la protection des ressources naturelles, à la croissance économique et à la
création de richesses en faveur des populations pauvres.
l’eau ;
l’énergie ;
le développement humain ;
Les politiques intègrent également les questions transversales suivantes : la démocratie, la bonne
gouvernance, les droits de l’homme et les droits des enfants et des populations indigènes ; l’égalité
des sexes; la préservation de l’environnement à long terme et la lutte contre le VIH/sida. Les
politiques d’aide au développement en santé de l’UE font partie du secteur d’interventions lié au «
développement humain ».
Ses objectifs généraux recensés dans la Communication Santé et Pauvreté sont les suivants : «
améliorer, au niveau national, les résultats dans le domaine de la santé, du sida et de la démographie,
en axant les efforts sur les plus pauvres ; maximiser les avantages sur le plan de la santé et minimiser
les éventuels effets négatifs sur celle-ci du soutien communautaire accordé dans d’autres secteurs ;
assurer aux plus vulnérables une protection contre la pauvreté en soutenant des mécanismes
équitables de financement de la santé ; investir dans le développement de certains biens publics
mondiaux (comme la recherche et le développement) » [Commission européenne, 2002]. Dans la
Communication de 2002, la Commission indique clairement que le renforcement des systèmes de
santé est une de ses priorités majeures. En termes d’amélioration de la santé publique dans les PED,
l’action de l’UE s’axe principalement sur les maladies transmissibles (VIH/sida, tuberculose et
paludisme), la santé et les droits en matière de sexualité et de procréation ; les maladies non
transmissibles et les risques associés au style de vie (tabac et alcool) [6] .
D’une manière générale, La Commission défend fortement l’accès à la santé et droits en matière
de sexualité et de procréation, et prend position très clairement sur ces thèmes, par exemple en
affirmant que l’utilisation des préservatifs est une approche plus réaliste en matière de prévention du
VIH que les seules composantes abstinence et fidélité prônées par l’approche ABC [8] du programme
financé par les États-Unis depuis 2003 (Pepfar).
2. - Sources et instruments budgétaires de
financement de l’APD en santé
2.1 - Le Fonds européen de développement
Le Fonds européen de développement (FED) est l’instrument principal de la Commission pour la
coopération au développement tous secteurs confondus, des États ACP ainsi que des pays et territoires
d’outre-mer (PTOM). Historiquement, le traité de Rome de 1957 avait prévu la création de cet
instrument afin d’octroyer une aide technique et financière initialement aux pays africains à l’époque
colonisés.
Bien que depuis 1993 le Parlement européen incite à l’intégration du FED dans le budget
communautaire, le Conseil européen de décembre 2005 a décidé que l’aide aux pays ACP et aux
PTOM continuera d’être financée par le biais du FED pour la période 2008-2013. Le FED est financé
par les États membres, et instruit par le Comité du FED. Chaque FED est conclu pour une période
d’environ cinq ans. La période en cours est celle du 10e FED. Le FED est composé de plusieurs
instruments, notamment l’aide non remboursable gérée par la Commission, et les capitaux à risque et
prêts au secteur privé, gérés par la Banque d’investissement européenne (BIE). L’accord de Cotonou
signé en 2000 a permis de rationaliser les instruments du FED en introduisant un système de
programmation flexible accordant une responsabilité plus importante aux États ACP. Une des
composantes de coopération avec les pays ACP est celle des « fonds tous ACP » (Intra ACP
Development Cooperation Fund). Il est coprogrammé et cogéré par la DG DEV et le Secrétariat des
États ACP [9] dont le siège est à Bruxelles.
Le 9e FED était doté d’une somme de 13,9 milliards d’euros pour la période de 2000 à 2007,
outre 9,9 milliards d’euros qui correspondaient aux restes non dépensés des précédents FED [10] . Le
10e FED, couvrant la période allant de 2008 à 2013, prévoit une enveloppe budgétaire de 22 682
millions d’euros. De ce montant, 21 966 millions d’euros sont alloués aux États ACP, 286 millions
d’euros aux PTOM et 430 millions d’euros à la Commission au titre des dépenses d’appui liées à la
programmation et à la mise en œuvre du FED.
En particulier, le montant alloué aux pays ACP est réparti de la façon suivante : 17 766 millions
d’euros au financement des programmes indicatifs nationaux et régionaux [11] , 2 700 millions d’euros
au financement de la coopération intra-ACP et interrégionale, et 1 500 millions d’euros au
financement de la Facilité d’investissement gérée par la BEI.
Il est très difficile d’estimer précisément le pourcentage du FED spécifiquement alloué en appui
au secteur de la santé des États ACP. Pour les périodes du 6e et 7e FED, on estime à environ 6,5 % et
7-7,5 % respectivement, les parts du FED allouées au secteur de la santé [Morange, 2005]. Pour les
périodes du 8e et 9e FED, le dernier rapport de la Cour des comptes européenne sur l’aide au
développement en appui au secteur de la santé en Afrique subsaharienne évalue à 4,4 % et 5,5 %
respectivement les parts du 8e et 9e FED allouées au secteur de la santé [Cour des comptes
européenne, 2009]. Le tableau 1 ci-dessus, adapté du rapport de la Cour des comptes, résume les
données récentes quant aux engagements de la Commission en faveur du secteur de la santé au titre du
8e et 9e FED.
L’aide directement engagée au titre du neuvième FED en faveur du secteur de la santé en Afrique
subsaharienne a atteint 5,5 % du total des engagements de ce FED, ce qui représente une augmentation
par rapport aux 4,4 % engagés dans le cadre du 8e FED, qui tient au fait que des ressources
financières importantes ont nouvellement été affectées aux interventions intra-ACP dans le domaine
de la santé, principalement sous la forme de contributions au Fonds mondial de lutte contre le sida, la
tuberculose et le paludisme. D’une manière générale, le budget global alloué au FED a augmenté
régulièrement depuis les années 1990, et la valeur absolue en euros allouée au secteur de la santé a
elle aussi augmentée. Cependant, pour en évaluer l’impact potentiel, il faudrait analyser la valeur de
ces augmentations, eu égard à la croissance démographique dans les États ACP notamment, et nous
n’avons pas connaissance à ce jour d’une telle étude. Par ailleurs, il est important de noter qu’une part
importante du FED est en réalité non utilisée (lenteur des délais de décaissement), et les fonds
effectivement utilisés sont donc dans les faits très largement inférieurs à ceux programmés.
2.2 - Autres instruments financiers
Depuis décembre 2006, la coopération géographique pour les pays non ACP et non PTOM,
dépend du budget général de la Commission et est financée par l’intermédiaire de l’instrument de
financement de la coopération au développement (ICD) [Commission européenne, 2006]. L’ICD inclut
notamment le financement de programmes géographiques et thématiques. L’enveloppe financière de
l’ICD pour la période 2007-2013 est de 16,897 milliards d’euros, dont 10,057 milliards en faveur des
programmes géographiques et 5,596 milliards en faveur des programmes thématiques (dont 141
millions d’euros pour le programme thématique « Investir dans les ressources humaines », cf. ci-
après) [Commission européenne, 2006]. Nous n’avons pas cependant connaissance à ce jour de la part
de l’ICD spécifiquement allouée à la santé pour les années 2007-2010.
Les programmes géographiques englobent la coopération avec des pays et régions partenaires
déterminés sur une base géographique. Ils couvrent cinq régions : l’Amérique latine, l’Asie, l’Asie
centrale, le Moyen-Orient et l’Afrique du Sud. Les programmes thématiques complètent les
programmes géographiques. Ils couvrent un domaine d’activité spécifique présentant un intérêt pour
un groupe de pays partenaires non déterminé par la géographie, ou des activités de coopération visant
des régions ou des groupes de pays partenaires divers, ou encore une coopération internationale sans
spécificité géographique. Leur champ d’application est plus grand que celui de la coopération
géographique, parce qu’il ne couvre pas seulement les pays éligibles pour la coopération
géographique au titre de l’ICD, mais aussi les pays et régions qui sont éligibles au FED. Par exemple,
en 2007, la Commission a lancé le programme thématique intitulé « Les acteurs non étatiques et les
autorités locales dans le développement », qui remplace les anciens programmes « Cofinancement
ONG » et « Coopération décentralisée ». L’objectif général de ce programme est de contribuer à
réduire la pauvreté et à atteindre les OMD d’ici 2015. Son document de stratégie pour 2007-2010
définit trois objectifs spécifiques :
promouvoir, dans les pays en développement, une société civile ouverte à tous et autonome,
où les acteurs non étatiques et les autorités locales sont à même de contribuer à la réduction de la
pauvreté et à un développement durable ;
l’appui budgétaire général consistant au transfert de fonds vers le Trésor public du pays
concerné pour soutenir ses stratégies nationales de développement, à charge pour le ministère
des Finances d’allouer une part de ces financements d’APD au secteur de la santé. L’appui
budgétaire de la Commission à tranches variables permet d’allouer une part de l’aide budgétaire
aux secteurs sociaux selon la progression de certains indicateurs sectoriels. Cet instrument se
veut incitatif en faveur de la santé et de l’éducation, mais en pratique, le secteur de la santé
continue de n’être pas une priorité nationale et les ministères de la santé restent sur leur faim.
Le choix des méthodes utilisées pour l’octroi de l’APD se fait au cours de la phase de
programmation. Il dépend à la fois de la demande des États, de leurs capacités institutionnelles en
administration financière, des besoins du pays partenaire sur le plan social, économique et politique
et des priorités des partenaires de développement. Le montage finalement choisi est présenté dans les
documents de stratégie par pays et dans les Programmes indicatifs nationaux.
Dans les années 1990, la Commission finançait majoritairement des projets spécifiques ; de nos
jours elle tend à fournir un appui budgétaire à un nombre croissant de pays en développement et cette
modalité d’octroi de l’aide domine dorénavant. Dans le cadre du 9e FED, 28 % des fonds (2,5
milliards d’euros) étaient affectés à l’appui budgétaire. Dans le cadre du 10e FED, la Commission
envisage au début d’y affecter environ 44 % de ses ressources (environ 3,3 milliards d’euros) [12] . En
réalité, autour de 50 % du 10e FED est administré au travers de ce canal.
L’objectif de l’appui budgétaire est de contribuer au budget national d’un pays afin de l’aider à
tendre vers les OMD. Selon la Commission, il permettrait de mettre en place un cadre macro-
économique de développement plus stable, afin que les pays puissent devenir les propres acteurs de
leur développement. Il permettrait également de faciliter l’harmonisation des actions entre donneurs,
et offre une meilleure garantie de responsabilisation des États. Dans la majorité des cas (sauf États
dits « fragiles »), les programmes d’appui budgétaire portent sur une période de trois ans et sont
basés sur un système de tranches fixes et variables, la partie variable étant liée à des indicateurs de
performance en santé, éducation, et de bonne gestion financière. Ils incluent par exemple les taux de
couverture vaccinale, les niveaux de fréquentation des centres de santé, la fréquence des soins pré et
post-natals, le taux d’accouchements réalisés par du personnel qualifié, ou les taux de scolarisation.
Un nouvel instrument d’appui budgétaire, le contrat OMD (MDG Contract), est mis à la
disposition des pays sur une période de six ans, pour lesquels un appui budgétaire substantiel est
prévu et qui, au cours des dernières années, ont démontré leur capacité à gérer cette aide. L’accent est
mis sur le suivi des efforts consentis par les pays pour atteindre les objectifs OMD, particulièrement
dans les secteurs sociaux.
2/ Alignement : les bailleurs font reposer l’ensemble de leur soutien sur les stratégies
nationales de développement, les institutions et les procédures des pays partenaires.
3/ Harmonisation : les actions des pays donateurs sont mieux harmonisées et plus
transparentes, et permettent une plus grande efficacité collective.
4/ Gestion axée sur les résultats : il convient de gérer et de mettre en œuvre l’aide en se
concentrant sur les résultats souhaités et en utilisant les données disponibles en vue d’améliorer
le processus de décision.
De son côté, la Cour des comptes européenne, dans son rapport publié en janvier 2009 utilise un
vaste éventail de critères pour analyser le cas particulier de « l’aide au développement fournie par la
Commission européenne aux services de santé en Afrique subsaharienne » [Cour des comptes
européenne, 2009]. Ceci sera discuté dans la partie suivante.
Ressources financières
En 2003, dans son rapport sur l’état d’avancement du Programme d’action – Accélération de la
lutte contre le VIH/sida et la tuberculose dans le cadre de la réduction de la pauvreté, la Commission
énonçait l’objectif d’attribuer 15 % de l’aide programmée au titre du 9e FED au secteur de la santé
[Commission européenne, 2003]. Or, le rapport d’audit de la Cour des comptes européenne montre
qu’en réalité, seulement 5,5 % des fonds du 9e FED ont été affectés en faveur de la santé en Afrique
subsaharienne. Cela reste donc bien en dessous de l’objectif annoncé de 15 %. En outre, au titre du 10e
FED, la santé n’a été choisie comme secteur de concentration que dans un nombre restreint des pays
d’Afrique subsaharienne. D’après les choix politiques énoncés par la Commission dans la
Communication de 2002 Santé et Pauvreté [Commission européenne, 2002], les programmes
nationaux sont le cadre principal dans lequel doivent s’effectuer les investissements en matière de
santé. Or, les engagements directement en faveur de la santé dans le programmes nationaux en
Afrique subsaharienne sont passés de 4,4 % pour le 8e FED à 5,5 % pour le 9e FED (et sont estimés
autour de 3 % du 10e FED) [Cour des comptes européenne, 2009]. Dans ce contexte, on peut se
demander si la santé est réellement une priorité pour la Commission dans cette région.
Cependant, il convient d’ajouter, comme nous l’avons vu précédemment, que depuis 2000, la
Commission a adopté un ensemble de politiques globales et concertées visant à lutter contre la
pauvreté, par l’intermédiaire de différentes modalités d’octroi de l’aide, parmi lesquelles l’appui
budgétaire au Trésor public des pays récipiendaires est devenu prédominant. Dans ce contexte,
conduire une évaluation précise des volumes de financements alloués spécifiquement à la santé est
une tâche délicate et très difficilement quantifiable dans la pratique. Comme cela est mentionné dans
le rapport d’audit de la Cour, une approche exclusivement basée sur les intrants comporte donc des
limites.
Cela étant, la Cour a pu globalement évaluer qu’un montant total de 1,1 à 1,2 milliard d’euros a
été alloué au secteur de la santé en Afrique subsaharienne pour la durée d’exécution du 9e FED (tous
instruments confondus) [Cour des comptes européenne, 2009]. Les dotations financières du 10e FED,
quant à elles, sont environ 60 % plus élevées que celle du 9e FED, et pourtant les estimations indiquent
que les montants consacrés au secteur de la santé dans cette région sont demeurés plus ou moins
identiques à ceux du 9e FED. Là encore, le niveau des ressources financières affectées au secteur de la
santé ne reflète pas de manière satisfaisante les engagements politiques pris par la Commission.
Ressources humaines
Une conclusion importante du rapport d’audit est que la Commission ne dispose pas d’une
expertise suffisante dans le domaine de la santé, et doit conduire un effort important afin de renforcer
ses capacités dans ce domaine [Cour des comptes européenne, 2009]. Au niveau des délégations dans
les pays, sur les 37 d’Afrique subsaharienne qui ont répondu à l’enquête de la Cour, seulement 13
emploient en tout 18 agents possédant un diplôme universitaire en santé, et seulement 4 d’entre eux
sont des fonctionnaires permanents. Au niveau des services centraux de la Commission, on compte à
la DG DEV, 3 fonctionnaires et 3 experts détachés, exerçant des tâches en lien avec les politiques de
santé concernant tous les pays en développement, et avec les questions de programmation en santé
pour les pays ACP [Cour des comptes européenne, 2009]. Finalement, la DG Europaid, responsable
de la mise en œuvre de l’APD dans les pays, ne compte quant à elle que deux professionnels
responsables de l’appui technique aux 41 délégations de l’Afrique subsaharienne. En 2010 il n’y en a
plus qu’un, l’autre étant parti en délégation.
Déjà en 2004, dans son deuxième rapport sur l’état d’avancement du programme d’action, la
Commission reconnaissait son manque d’expertise dans le domaine de la santé. Pourtant, ce problème
persiste encore aujourd’hui, et selon le rapport de la Cour, aucune stratégie à long terme n’a été
développée par la Commission en matière de ressources humaines.
Il convient cependant de déplorer le fait qu’une partie importante des fonds FED ne sont, en
réalité, pas dépensés. Il existe une différence nette entre les pourcentages de fonds promis et ceux
réellement décaissés.
Une autre limite de l’appui budgétaire général vient du fait que depuis 2007 une fois les
financements transférés au Trésor public des pays, la Commission n’effectue plus aucun suivi, et le
peu d’enquêtes ou d’audits de suivi des dépenses publiques dans les pays mettent à jour des pertes
significatives de ressources publiques (liées surtout aux dépenses de santé hors salaires) qui sont très
inquiétantes pour la mise en place de services de santé efficaces dans les pays d’Afrique
subsaharienne où la crise sanitaire est extrêmement alarmante d’une manière générale. De plus,
commente la Cour, dans le cadre du 10e FED, la Commission aurait pu veiller à ce que des approches
sectorielles globales soient mises en place afin que l’appui budgétaire général puisse favoriser
l’amélioration des services de santé, notamment en fournissant une assistance technique auprès des
ministères de la Santé des pays dont les moyens sont souvent très faibles. Mais, d’une manière
générale, la Commission n’a pas tiré pleinement profit des possibilités de dialogue avec les
gouvernements offertes par l’appui budgétaire général afin de rendre ce dernier plus efficace en
matière de santé [Cour des comptes européenne, 2009].
Projet
L’aide aux projets ne fait pas partie des priorités stratégiques majeures de la Commission pour la
santé. Cependant, les projets FED et ceux financés au titre des lignes budgétaires thématiques de la
Commission qui ont été examinés par la Cour ont pour l’essentiel été efficaces, mais leur durabilité
est souvent fragile. En revanche les projets intra-ACP sont moins efficaces en raison de la complexité
des modalités relatives à leur conception et à leur mise en œuvre dans une région de 79 pays
bénéficiaires, nécessitant la prestation d’organisations à compétences régionales. Ces projets sont
gérés de manière centralisée par les services de la Commission, et les délégations y participent peu ;
ils sont en outre pour la plupart mis en œuvre par les agences des Nations unies, et d’après la Cour, la
Commission éprouve des difficultés à s’accorder sur les modalités de programmation et de rapport
avec ces dernières. Il serait plus pertinent de financer des organisations régionales des États ACP eux-
mêmes, mais l’expertise technique de celles-ci dans le domaine de la santé est limitée.
Fonds mondial
La Commission a été un acteur clé de la création du Fonds mondial de lutte contre le sida, la
tuberculose et le paludisme. Au cours de la période 2001-2007, la contribution de la Commission
représente 8,1 % des contributions totales du Fonds, ce qui place la Commission à la 4e place pour les
financements au Fonds. Cependant, la Cour des comptes européenne regrette une participation limitée
des délégations de la Commission européenne à la mise en œuvre concrète de ces financements dans
les pays destinataires. Seules 35 % des délégations participent activement aux instances de
coordination nationales du Fonds mondial malgré les recommandations de la DG Développement de
la Commission européenne à l’attention des équipes des délégations ces dernières années. De plus,
seulement 8 % des délégations adressent régulièrement des rapports sur le fonctionnement du Fonds
dans les pays concernés [Cour des comptes européenne, 2009]. Les mêmes observations valent pour
la France qui finance le Fonds mondial à hauteur de 300 millions d’euros par an, ne met à la
disposition du continent africain qu’une poignée d’assistants techniques en appui à ces programmes et
s’intéresse peu aux enjeux politiques de l’évaluation à cinq ans du Fonds mondial [Kerouedan, 2010].
Les délégations de la Commission européenne n’ont, à ce jour, pas pu fournir d’assistance technique
pour élaborer les propositions de subventions et faciliter leur mise en œuvre au niveau des pays. Plus
généralement, si le Fonds mondial a contribué de façon significative à la lutte contre les trois
pandémies, en ayant permis de multiplier les services de prévention, de dépistage et de prise en
charge, ses mécanismes de gestion ont parfois dû contourner les systèmes de santé existants, qui
devraient donc être renforcés par ailleurs, notamment par l’aide bilatérale européenne, en vue de
garantir la cohérence de l’appui européen au secteur et l’efficacité de l’initiative mondiale.
Gestion cohérente des différentes modalités d’attribution de
l’aide
Dans ses stratégies politiques de programmation, la Commission donne à l’appui budgétaire un
rôle moteur pour l’amélioration de la santé, tout en soulignant que les autres modalités (soutien
sectoriel et projets) continuent d’être pertinents, comme stipulé dans sa communication de 2002 sur la
santé et la lutte contre la pauvreté dans les pays en développement [Commission européenne, 2002] : «
L’appui budgétaire, le soutien au secteur social ainsi que le soutien aux projets et programmes
peuvent être complémentaires pour autant qu’ils soutiennent un cadre d’action défini au niveau
national. Lorsque l’appui budgétaire n’est pas adéquat, le financement communautaire soutiendra des
programmes et projets s’inscrivant dans un cadre national et sera axé sur le renforcement des
capacités. En l’absence de cadre national, la Communauté facilitera le passage à une approche
sectorielle. Dans la plupart des pays en développement, la Communauté continuera, pendant une
période transitoire de renforcement des capacités et de la confiance, à accorder une enveloppe
diversifiée. »
Cependant, le rapport de la Cour met en évidence que la Commission n’a malheureusement pas
élaboré d’orientations pratiques en vue d’une gestion cohérente des différents instruments dans le
secteur de la santé, et qu’elle n’a pas suffisamment soutenu la mise en place d’approches sectorielles
globales au niveau des pays bien qu’elle reconnaisse que l’intégration de ses actions dans le cadre
d’approches sectorielles globales pour les pays est un facteur essentiel afin d’améliorer, voire de
garantir, leur efficacité.
Chacune de ces recommandations est un défi de plus pour la Commission. De leur suivi
dépendra le succès de la Commission à participer de manière efficace au renforcement des systèmes
de santé et à la lutte contre les pandémies qui affaiblissent terriblement les pays en voie de
développement aujourd’hui.
Comme nous venons de le voir, la Commission européenne est, depuis les indépendances, un
acteur important de l’aide publique au développement. En 2008, elle a fourni 60 % de l’ensemble de
l’APD communiquée à l’OCDE. Dans les années 1990, la Commission européenne se distingue en
appui aux réformes des systèmes de santé des États ACP. Depuis les années 2000, elle a pris des
engagements politiques importants et des mesures concrètes afin de renforcer l’efficacité de l’aide
dans ce secteur. Le rythme d’utilisation des ressources consacrées à la santé s’est accéléré, et la
création du Fonds mondial a permis notamment de débourser des montants importants. En mars 2010,
l’UE a renforcé plus avant encore ses engagements politiques dans ce domaine en adoptant une
nouvelle Communication sur le rôle de l’UE en matière de santé à l’échelle mondiale, présentée à la
face du monde lors d’une conférence à Bruxelles en juin 2010, qui constitue dorénavant le cadre
politique pour la mise en œuvre de l’APD en santé de l’UE. Ceci étant, l’efficacité de l’aide en santé
de l’UE reste aujourd’hui confrontée à un certain nombre de limites. Il existe un décalage entre les
intentions politiques de la Commission et le niveau des ressources affectées au secteur, dont la
prévisibilité reste un défi majeur, et ce, quels que soient les instruments de financement utilisés (ICD,
FED, ligne thématique, Fonds mondial) et leurs canaux de distribution associés (appui budgétaire
général, sectoriel, projets). La Commission n’a fourni aucune orientation pour utiliser de manière
cohérente les différents instruments d’aide au secteur de la santé, ni pour intégrer ses interventions
dans les approches sectorielles globales. En outre, il est tout à fait regrettable de constater que
l’expertise technique de la Commission dans le domaine de la santé reste quantitativement
insignifiante.
de veiller à ce que chaque délégation dispose d’une expertise suffisante dans le secteur
de la santé, soit au sein de la délégation elle-même, soit en faisant appel aux ressources
d’autres partenaires ;
de recourir plus souvent à l’appui budgétaire sectoriel dans le secteur de la santé et de
centrer davantage l’appui budgétaire général sur l’amélioration des services de santé ;
de continuer à faire appel aux projets, notamment pour favoriser l’élaboration des
politiques et le renforcement des capacités, les interventions pilotes et l’aide aux régions les
plus défavorisées ;
de collaborer plus étroitement avec le Fonds mondial dans les pays bénéficiaires ;
Dans le contexte actuel de récession économique, il convient de rester vigilant afin que le secteur
de la santé demeure une priorité de l’APD de la CE. Il est notamment crucial de veiller à ce que la
nouvelle Communication sur le rôle de l’UE en matière de santé à l’échelle mondiale soit mise en
œuvre rapidement et efficacement afin de limiter le plus possible l’impact de la crise sur l’état
sanitaire des populations les plus défavorisées du monde. L’Union européenne et ses partenaires
doivent assumer leurs responsabilités dans le cadre de l’accord de Cotonou et au-delà.
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Notes du chapitre
[*] ↑ Docteur en biologie et diplômée de la Harvard School of Public Health, elle travaille pour l’organisation European AIDS
Treatment Group (EATG) à Bruxelles en tant que scientific adviser
[1] ↑ Trois des huit OMD concernent directement la santé : l’OMD 4 (réduction de la mortalité infantile), l’OMD 5 (améliorer la
santé maternelle) et l’OMD 6 (lutte contre le VIH/sida, le paludisme et autres pathologies).
[3] ↑ Les vingt et un pays et territoires d’outre-mer (PTOM) relèvent constitutionnellement de quatre des États membres de
l’Union européenne : le Danemark, la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni. Leurs ressortissants sont des citoyens de l’Union.
Toutefois, ces pays ne font pas partie du territoire communautaire. En conséquence, le droit communautaire ne s’applique pas directement
à eux, mais ils bénéficient d’un statut d’associés aux États membres, conféré par le traité de Rome, qui est à l’origine de l’actuelle
politique de développement.
[5] ↑ À partir de 2000, la CE a affirmé que sa principale réponse pour améliorer la santé était d’intensifier l’aide afin de « renforcer
les systèmes de santé et d’assurer un meilleur accès des populations les plus pauvres […] à la prévention et au soin » (COM (2000) 585
final du 20 septembre 2000), et en 2005, la CE a élaboré une initiative majeure pour le renforcement des systèmes de santé : une stratégie
pour résoudre la crise des ressources humaines que connaît le secteur de la santé dans les pays en voie de développement (COM (2005)
642 final du 12 décembre 2005).
[7] ↑ www.oecd.org
[8] ↑ Abstinence, Be Faithful, Condom Use de US President Emergency Plan for AIDS Relief (Pepfar).
[9] ↑ Secrétariat du groupe des États ACP, www.acp.int. Le Secrétariat assure la gestion administrative du Groupe des États d
´Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP). L’ACP est une organisation instituée par l’accord de Georgetown en 1975 dont les
membres sont les États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique signataires de cet accord ou des accords de partenariat ACP-CE (accord
de Cotonou). Le Groupe des États ACP gère, entre autres, la coordination des activités du Groupe ACP dans le cadre de la mise en
œuvre des accords de partenariat ACP-CE (Cotonou). Le Groupe ACP compte 79 États membres. Tous, à l´exception de l’Afrique du
Sud qui a signé un accord spécifique, sont signataires de l’accord de Cotonou. En matière d’appui au secteur de la santé, le Secrétariat
ACP a notamment organisé le premier congrès des ministres de la Santé des pays ACP en octobre 2007 (1 st Meeting of ACP Ministers of
Health) lesquels ont identifiés un certain nombre de priorités d’action dans le domaine de la santé rassemblées dans le document : «
Framework for action and recommendations on health for sustainable develoment » (http://www.acpsec.org).
[14] ↑ http://www.oecd.org/document/55/0,3343,en_2649_3236398_42070263_1_1_1_1,00.html
35. Les financements innovants de la santé mondiale
Xavier Muller [*]
Xavier Muller a une formation bilingue en droit français et droit anglo-américain à
l’Université Paris-Nanterre et est diplômé du Master « Affaires internationales » de
Sciences Po. Il est étudiant à l’Elliott School of International Affairs (ESIA) de l’Université
George Washington (Washington D. C.).
Le défi paraît bien audacieux : si les fonds publics versés pour la santé au titre de l’APD
s’avèrent insuffisants, c’est a priori parce que les pays du Nord refusent de s’engager sur des sommes
plus importantes, et doivent faire face à leurs propres contraintes budgétaires. Les architectes des
modes de « financement innovants » de la santé mondiale ont dû faire preuve d’une certaine créativité
pour élaborer des systèmes « indolores » qui permettent d’accroître le montant des aides disponibles
en faveur de la santé, sans pour autant alourdir la pression budgétaire imposée aux pays donateurs.
Dans la décennie écoulée, trois institutions chargées de lever des fonds selon des procédés «
innovants » ont ainsi vu le jour, tandis que d’autres sont en gestation. À chacune d’entre elles
correspond un objectif précis et une technique de prélèvement bien particulière, qui repose sur des
montages financiers parfois assez complexes ou novateurs. Malgré leur diversité, toutes ont pour
vocation ultime de contribuer à la réalisation des OMD en matière de santé : réduction de la mortalité
infantile de deux tiers (objectif n° 4) et de la mortalité maternelle de trois quarts (objectif n° 5), et
lutte contre le VIH/sida, la malaria ainsi que d’autres maladies transmissibles (objectif n° 6).
L’initiative Unitaid a été officiellement lancée en septembre 2006. Elle peut être décrite comme
une Facilité internationale d’achat de médicaments, et utilise son pouvoir de marché pour négocier et
faire baisser les prix des traitements contre les principales pandémies qui touchent les pays à faible
revenu. Près de la moitié des fonds gérés par Unitaid proviennent d’une taxe sur les billets d’avion
créée spécialement à cet effet.
Enfin, les garanties d’achat futur ou AMC (Advance Market Commitments) prennent la forme de
partenariats contractuels entre les donateurs et les entreprises pharmaceutiques, par lesquels les
industriels acceptent de développer leurs activités de recherche en faveur des maladies négligées qui
affectent principalement les populations des PED, puis, une fois la recherche aboutie, de distribuer les
traitements à des prix abordables ; en contrepartie, les donateurs s’engagent à acheter auprès de
l’entreprise partenaire des quantités de médicaments suffisantes pour assurer la rentabilité et la
viabilité économique de la recherche.
Afin de mieux comprendre comment ces nouvelles structures de financement peuvent intervenir
sur le développement de la santé mondiale, il est tout d’abord indispensable de présenter en détail
leurs objectifs et leur mode de fonctionnement. Nous serons alors plus à même d’analyser leur
pertinence et leur efficacité face aux grands enjeux sanitaires actuels.
1. - Présentation des mécanismes de financement
innovants
1.1 - La Facilité financière d’achat de médicaments :
Unitaid
Objectif
Unitaid s’est fixé pour mission principale l’achat à prix négociés de médicaments et moyens de
diagnostic pour le VIH/sida, la tuberculose et le paludisme, essentiellement à destination des pays les
plus pauvres. Les responsables justifient ce choix en rappelant le bilan particulièrement lourd de ces
trois infections : 5 millions de nouvelles contaminations par le VIH/sida sont recensées chaque année,
et 3 millions de décès ; le paludisme est quant à lui responsable de 1 à 3 millions de morts par an, et
touche aujourd’hui 350 millions de personnes ; enfin, tous les ans, la tuberculose tue 2 millions de
personnes et en affecte 9 millions supplémentaires [2] .Mais si les données fournies par Unitaid
concernent l’ensemble de la planète, on sait bien que ces trois maladies affectent les PED de façon
disproportionnée : à titre d’exemple, l’Afrique subsaharienne concentre à elle seule 67 % des cas
d’infection par le VIH dans le monde. Or la plupart des traitements qui existent aujourd’hui sont
protégés par des brevets, si bien que leur coût reste extrêmement dissuasif pour les populations du
Sud. De surcroît, la fragilité économique des PED et leur faible pouvoir d’achat en font un marché
secondaire délaissé par les laboratoires pharmaceutiques, qui rechignent à développer de nouveaux
traitements adaptés aux spécificités de ces pays, faute de garanties suffisantes quant aux débouchés
commerciaux et à la rentabilisation des investissements consentis pour la recherche. Afin de combler
ces défaillances de marché, Unitaid cherche donc à lever des sommes suffisamment conséquentes
pour jouir d’un véritable pouvoir de négociation face à l’industrie pharmaceutique, et faire ainsi
baisser le prix des médicaments existants tout en stimulant la recherche pour de nouveaux traitements
mieux adaptés aux besoins sanitaires spécifiques des PED.
Mécanisme de financement
Unitaid bénéficie de deux sources de financement complémentaires. D’une part, les États
donateurs ainsi que la Fondation Bill et Melinda Gates participent au financement par le versement de
contributions « traditionnelles ». En 2006, la part des aides classiques représentait un peu plus de la
moitié des ressources totales gérées par cette structure. Le reste – et c’est ce qui nous intéresse ici –
provient d’une nouvelle taxe sur les billets d’avion, défendue conjointement par les présidents
français et brésilien Jacques Chirac et Luiz Inácio Lula. Les fonds levés grâce à la taxe sur les billets
d’avion représentaient, fin 2008, 72 % du montant global des fonds gérés par Unitaid, contre «
seulement » 50 % en 2006 ; cette nouvelle contribution s’est rapidement imposée comme la principale
ressource financière d’Unitaid. La taxe est appliquée sur le prix des billets délivrés aux passagers des
États participant à l’initiative, et vient s’ajouter aux autres taxes applicables dans le domaine du
transport aérien (taxes d’aéroport, sur le carburant, etc.) ; comme pour les autres taxes, ce sont donc
les compagnies aériennes qui sont chargées du prélèvement de la contribution de solidarité auprès
des passagers, au moment de l’achat du billet. Les fonds levés sur le territoire de chaque État font
ensuite l’objet d’une coordination au niveau international, et sont pour la plupart affectés aux
programmes d’achat de médicaments d’Unitaid. Il faut souligner que ce procédé de financement
respecte pleinement la souveraineté des États en matière fiscale, puisque chaque pays membre
d’Unitaid applique la contribution de solidarité sur la base du volontariat, et fixe le montant de la taxe
selon ses propres modalités. Certains pays choisissent par exemple d’appliquer un forfait sur tous les
billets d’avion, tandis que d’autres optent pour une taxe proportionnelle selon la distance parcourue,
ou selon le type de vol (vol intérieur ou international).
À l’heure actuelle, 7 des 29 États membres d’Unitaid appliquent d’ores et déjà la taxe sur les
billets d’avion : le Chili, la Côte-d’Ivoire, la France, la Corée du Sud, Madagascar, Maurice et le
Niger. La Norvège reverse quant à elle une partie de sa taxe aérienne sur les émissions de CO2 au
bénéfice d’Unitaid. De nombreux autres États ont exprimé leur intérêt à l’égard de ce système, et
projettent à terme d’appliquer eux aussi la taxe sur les billets d’avion ; on citera notamment le Brésil,
le Burkina Faso, le Cameroun, la République centrafricaine, le Congo, le Gabon, le Liberia, le Mali,
le Maroc ou encore le Sénégal.
Méthode de négociation
L’instauration de la contribution de solidarité sur les billets d’avion doit permettre à Unitaid de
disposer de moyens financiers importants, regroupés au sein d’une seule et même enveloppe
budgétaire. C’est cette logique de mutualisation des ressources qui fait tout son intérêt : alors que, du
fait de leurs moyens limités, les pays du Sud ne sont pas en position de négocier face aux laboratoires
pharmaceutiques, Unitaid vise à réunir des fonds à l’échelle internationale pour peser aussi lourd que
possible face aux industriels, et obtenir ainsi des baisses de prix substantiels. Il s’agit donc bel et bien
d’une véritable « centrale d’achats mondiale », qui achète à son nom les médicaments et systèmes de
diagnostic avant de les redistribuer aux États bénéficiaires, essentiellement les pays les plus pauvres
(85 % des 300 millions de dollars réunis par Unitaid lors de sa première année d’existence ont été
dépensés dans des pays à faible revenu).
Tableau 1 : Taxe sur les billets d’avion selon les pays
Source : www.unitaid.eu
Mécanisme de financement
L’IFFIm fonctionne grâce aux engagements contraignants des États donateurs, qui conviennent
au moment de la signature du partenariat de verser une certaine somme en respectant un calendrier
précis, étalé sur une période de vingt ans. Les engagements des donateurs sont alors utilisés comme
garanties pour émettre des obligations sur les marchés financiers internationaux. L’IFFIm peut donc
être assimilé à un système de préfinancement qui permet de mettre à disposition de l’Alliance GAVI
des fonds stables, réguliers, prévisibles, et qui seront utilisables immédiatement pour le financement
des programmes de vaccination. L’IFFIm compte parmi ses donateurs l’Afrique du Sud, l’Espagne, la
France, l’Italie, la Norvège, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suède. Des négociations sont
actuellement en cours pour accueillir de nouveaux partenaires, en particulier l’Australie et le Brésil.
La solidité financière des pays impliqués, ainsi que la politique d’investissement prudente et
raisonnée de l’IFFIm – qui privilégie les obligations à revenu fixe de haut niveau – lui ont permis de
recevoir un « triple A » de la part des agences de notation FitchRatings, Moody’s Investor Service et
Standard & Poor ’s.
Faute de débouchés commerciaux stables et certains, l’immense majorité des laboratoires tend à
négliger la recherche en faveur des maladies qui affectent le plus les pays en développement, pour se
concentrer quasi exclusivement sur la demande des pays les plus riches. Les chiffres sont sans
équivoque : 80 % de la recherche pharmaceutique porte sur des maladies qui concernent moins de 20
% de la population mondiale. Le système des garanties d’achat futur (Advance Market Commitments
ou AMC) entend pallier ces dysfonctionnements du marché et encourager la recherche dans des
secteurs jusque-là délaissés. Le premier projet pilote mettant en œuvre les AMC vise au
développement de vaccins contre les maladies liées aux pneumocoques et adaptés aux besoins des
pays du Sud, où se concentre l’immense majorité des 1,8 million d’enfants de moins de 5 ans qui
meurent chaque année de pneumonie (20 % de tous les décès d’enfants de moins de 5 ans dans le
monde).
Mécanisme de financement
Aux termes d’un AMC, les industriels consentent à mettre en œuvre les moyens nécessaires pour
développer ou accélérer la recherche dans un domaine précis, comme par exemple le vaccin contre
les pneumocoques. En contrepartie, les donateurs s’engagent à l’avance sur une certaine somme, qui
une fois la recherche aboutie sera entièrement consacrée à l’achat des vaccins. Le prix d’achat du
vaccin en question fait également partie des modalités négociées dans l’accord : il doit être
suffisamment modeste pour couvrir amplement les besoins des pays bénéficiaires, mais doit rester
suffisamment élevé pour garantir la rentabilité des investissements de recherche consentis au départ
par les laboratoires. Une fois que les fonds versés par les donateurs au titre de leur engagement initial
seront totalement épuisés, les laboratoires devront continuer à commercialiser le vaccin à un prix
jugé abordable pour les pays à faible revenu. D’un point de vue juridique, ce mécanisme n’est rien
d’autre qu’un contrat, sous sa forme la plus traditionnelle, à savoir un accord de volonté entre deux
parties ayant des intérêts réciproques. Ce n’est donc pas tant le mécanisme mis en œuvre mais bien
l’objet du contrat en lui-même qui confère aux AMC leur caractère véritablement « innovant ». Mis en
place en févier 2007 à l’initiative du gouvernement italien, le projet pilote sur les pneumocoques
réunit 5 pays (Canada, Chine, Norvège, Royaume-Uni et Russie) ainsi que la Fondation Bill et
Melinda Gates, qui, ensemble, se sont engagés à hauteur de 1,5 milliard de dollars.
2. - Vers une première analyse des mécanismes de
financement innovants
Les mécanismes de financement décrits ci-dessus ne sont opérationnels que depuis peu, si bien
que l’on ne dispose pas du recul nécessaire pour évaluer rigoureusement leur impact, leur efficacité
et leur pertinence. Néanmoins, les premiers résultats semblent très positifs, et la création de ces
structures suscite un enthousiasme certain de la part des professionnels de la santé publique. Leur
efficacité en tant que mécanisme de levée de fonds se traduit directement par le montant des sommes
récoltées, tandis que leur impact sur la santé mondiale peut être évalué en fonction du nombre de vies
humaines sauvées (impact) ou des quantités de traitements distribuées (résultats). Dans les deux cas,
ces indicateurs s’avèrent très encourageants. En à peine deux ans d’existence, Unitaid a ainsi levé 730
millions de dollars qui seront affectés directement à l’achat de traitements contre le VIH, la
tuberculose et le paludisme. Les achats de médicaments seront gérés au travers de 16 projets
différents, qui au total concernent 93 pays bénéficiaires parmi les plus pauvres de la planète.
L’importance des sommes levées a permis à Unitaid de peser de tout son poids face à l’industrie
pharmaceutique, pour obtenir des baisses de prix substantielles sur plusieurs types de traitements,
notamment les traitements VIH pour les enfants (diminution de 40 % par rapport au prix initial) et les
antirétroviraux de 2e ligne (diminution de 25 % pour les pays à faible revenu et de 50 % pour les pays
à revenu intermédiaire).
L’IFFIm, quant à elle, a obtenu de la part de ses donateurs des engagements portant sur un total
de 5,3 milliards de dollars, répartis sur vingt ans. Le montant des décaissements atteignait déjà
quelque 1,2 milliard de dollars au 30 septembre 2009. Grâce à ces sommes considérables investies en
faveur des programmes de vaccination de l’Alliance GAVI, l’IFFIm espère sauver à terme plus de 500
millions d’enfants.
Enfin, l’engagement de 1,5 milliard de dollars sur lesquels se sont accordés les participants au
projet pilote d’AMC sur les pneumocoques devrait permettre de développer un vaccin
commercialisable au prix d’environ 3,5 dollars. Ce premier essai pourrait rapidement ouvrir la voie
à d’autres initiatives du même genre, qui ensemble sauveraient la vie de 900 000 enfants d’ici 2015 et
près de 7 millions d’ici 2030.
Qu’il s’agisse de l’IFFIm ou des AMC, les projections concernant le nombre de vies sauvées
sont à prendre avec une certaine prudence, dans la mesure où ces chiffres proviennent des
organisations elles-mêmes et non d’autorités indépendantes, et reposent sur des méthodes de calcul
assez variables. Même si ces données relèvent davantage d’une opération de communication plutôt
que d’une évaluation scientifique rigoureuse, les résultats remarquables obtenus en matière de
collecte de fonds laissent à penser que les retombées liées à la mise en place des « mécanismes de
financement innovants » seront probablement considérables.
L’impact de ces nouveaux systèmes sera d’autant plus important et durable qu’ils visent tous à
assurer des financements stables et prévisibles ; et c’est là, à n’en pas douter, leur grande force. Pour
Unitaid, la contribution de solidarité porte sur un secteur, le transport aérien, qui croît de 5 % par an,
si bien que les revenus tirés de la taxe sur les billets d’avion assureront en principe aux projets
Unitaid des financements de plus en plus généreux. Concernant l’IFFIm, le mécanisme de
préfinancement basé sur l’émission d’obligations a permis d’emblée de déterminer de façon précise
le montant des ressources qui seront versées à l’Alliance GAVI sur les vingt prochaines années. Quant
aux AMC, ils mettent eux aussi en place des partenariats contractuels qui s’inscrivent sur le long
terme.
En outre, on constate que les mécanismes de financement innovants de la santé mondiale tendent
à se concentrer sur la seule levée des fonds, dont l’utilisation est ensuite confiée à des structures
préexistantes : Alliance GAVI pour l’IFFIm, Fonds mondial ou prestataires de distribution pour
Unitaid. Une telle « spécialisation des tâches » permet d’accroître et de diversifier le montant des
fonds disponibles, tout en évitant les écueils liés à la complexification d’un système d’aide déjà peu
intelligible pour les pays donateurs.
Enfin, chacun des trois mécanismes décrits a pour objectif ultime de favoriser une plus grande
autonomie des pays partenaires dans leur approvisionnement en médicaments. L’IFFIm et les AMC,
notamment, s’inscrivent sur des durées longues mais néanmoins circonscrites dans le temps, et ont été
conçus avec l’idée de permettre à l’issue de leur mandat une « prise de relais » effective par les pays
bénéficiaires.
D’autres modalités de financement proposés par la Task force sur les financements innovants en
faveur des systèmes de santé sont en cours de discussion après que les recommandations de cette task
force ont été présentées au Sommet du G8 d’Alquila [3] en juillet 2009 et discutées à Londres quelques
mois plus tard [4] . Les perspectives dans ce domaine ne font que commencer [Fryatt et al., 2010 ;
Sandor et al., 2009] [5] .
Malgré leur apparition récente, le bilan des mécanismes de financement innovants s’avère très
prometteur ; aurait-on, alors, réussi l’impossible et mis au point la structure de financement idéale ?
l’outil magique qui prend état des défaillances du modèle économique actuel pour ensuite détourner à
sa faveur les lois du marché ? Cette conclusion paraît évidemment séduisante, mais serait bien trop
hâtive pour être prise au sérieux. La pertinence et l’efficacité des mécanismes de financement
innovants ne seront réellement évaluables qu’à l’épreuve du temps et des faits. Le développement de
ces structures soulève d’ores et déjà quelques interrogations. En particulier, on peut se demander
jusqu’à quel point ces systèmes peuvent être étendus, et jusqu’où ira l’ingéniosité des gestionnaires de
la santé mondiale pour développer de nouveaux mécanismes innovants. En outre, l’expansion de ces
différents modèles pose du même coup la question de leur cohérence et de leur coordination :
comment, en effet, garantir une gestion intelligente et intégrée des différents systèmes de
financement ?
On remarque également que les trois grandes structures de financement actuelles ont d’abord
pour objectif d’améliorer l’accès aux médicaments pour les populations des PED, plutôt que le
renforcement capacitaire des systèmes de santé locaux. Face à l’ampleur des besoins en médicaments
et systèmes de diagnostics, ce choix semble être celui du pragmatisme, et vise avant tout à apporter
une réponse concrète et immédiate aux besoins sanitaires les plus urgents des pays du Sud. Si l’on ne
peut remettre en cause le bien-fondé d’une telle stratégie, elle n’a de sens que si elle s’articule
efficacement avec les systèmes de santé nationaux, dont les piliers « ressources humaines » et
mécanismes existants de distribution des médicaments.
Enfin, il faut bien rappeler que les mécanismes de financement innovants se conçoivent
clairement comme des moyens « additionnels » qui peuvent apporter une contribution substantielle à
l’amélioration de la santé mondiale, mais ne sauraient en aucun cas se substituer à des réformes
structurelles beaucoup plus lourdes au sein des pays du Sud.
Pourtant, même s’ils ne parviennent pas à effacer toutes les inquiétudes ou les points
d’interrogation qui planent au-dessus de la santé mondiale, les mécanismes de financement innovants
n’en représentent pas moins une formidable avancée, et ont permis de donner un nouvel élan à une
cause que beaucoup croyaient désespérée… c’est déjà là, sans nul doute, une réussite majeure !
Bibliographie
Act Up Paris, Unitaid un an après : succès, lenteurs et dangers, Act Up Paris, 20 septembre 2007,
www.actupparis.org/spip.php?article3148
AMC, www.vaccineamc.org/resources.html, voir notamment Fact Sheet 2009 : « Les AMC, un moyen
novateur de mettre les vaccins à disposition des enfants »
(www.vaccineamc.org/files/AMC_FactSheet2009FR.pdf).
Fryatt (Robert), Mils (Ann) et Nordstrom (Anders), « Financing of Health Systems to Achieve the
Health Millennium Development Goals in Low-income Countries », The Lancet, 375 (9912), 30
janvier 2010, p. 419-426, www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(09)61833-
X/fulltext
GAVI : www.gavialliance.org
Groupe de travail de l’OCDE sur les financements innovants, compte rendu de la rencontre du 7
octobre 2008 à Paris,
www.oecd.org/document/12/0,3343,en_21571361_37824719_41467532_1_1_1_1,00.html
Groupe pilote sur les financements innovants pour le developpement,
www.leadinggroup.org/rubrique125.html
IFFIM : www.iff-immunisation.org
Landau (Jean-Pierre), Les Nouvelles Contributions financières internationales, Paris, La
Documentation française, 2004, http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/04400
0440/0000.pdf
Sandor (Elisabeth), Scott (Simon) et Benn (Julia), « Innovative Financing: Progress and Prospects »,
DCD Issues Brief, novembre 2009.
Task force sur les financements innovants des systèmes de santé, rapport 2009,
www.internationalhealthpartnership.net//CMS_files/documents/taskforce_report_-_french_FR.pdf
Unicef/OMS, « La pneumonie de l’enfant, un fléau oublié », 2006,
http://whqlibdoc.who.int/publications/2006/9789280640496_fre.pdf
Unitaid : www.unitaid.eu
Notes du chapitre
[*] ↑ Étudiant à l’Elliott School of International Affairs (ESIA) de l’Université George Washington (Washington D. C.)
[1] ↑ Extrait de la lettre de mission du président de la République française adressée à l’inspecteur général Jean-Pierre Landau le
21 octobre 2003, lue en introduction du Rapport Landau, Paris, La Documentation française, 2004.
[3] ↑ www.internationalpartnership.net
[4] ↑ www.internationalhealthpartnership.net/en/taskforce/working_groups
L’accès aux médicaments contre le sida reste encore trop souvent difficile pour les malades des
pays en développement. Cette situation apparaît de plus en plus insoutenable, et amène la communauté
internationale à encourager certaines initiatives nouvelles pour faire face au défi de l’accès aux
médicaments antirétroviraux (ARV). Celui-ci a pu notamment être favorisé par l’engagement de
certaines entreprises industrielles et commerciales, qui ont mis en place des programmes afin de
traiter les employés et leurs familles. Les pouvoirs publics, les acteurs internationaux ainsi que les
entreprises ont pris conscience de l’importance du lieu de travail et du rôle clé que peut jouer le
secteur privé dans la lutte contre le VIH/sida. C’est ainsi qu’est apparu et s’est popularisé le concept
de Workplace Programmes (WPP).
Les impacts macro et micro-économiques de l’épidémie sont importants, surtout dans des zones
très fortement touchées comme l’Afrique subsaharienne. Différentes études estiment entre 0,5 % et
2,6 % [Rosen et al., 2003] par an ou 0,5 et 1,5 % sur 10-20 ans [Unaids/WHO, 2008] la diminution du
PIB du fait du sida, dans les pays les plus touchés. L’impact se fait également ressentir au niveau des
acteurs économiques. En effet, la particularité du sida est de toucher la population la plus productive :
la majorité des 33 millions de personnes vivant avec le VIH dans le monde en 2008 appartiennent au
groupe des 15-49 ans, et 45 % des personnes nouvellement affectées ont entre 15 et 24 ans
[Unaids/WHO, 2009]. Ainsi, certaines entreprises implantées en Afrique ont pris l’initiative de mettre
en place des programmes de prévention et/ou de traitement sur le lieu de travail. Ces programmes ont
souvent montré leur efficacité, surtout dans des pays où les infrastructures de santé sont insuffisantes
ou inadéquates.
Cependant, cette prise en charge pose certaines questions d’éthique, de justice et de solidarité, en
conditionnant l’accès aux soins au statut de salarié de certaines entreprises. Ces questions, ajoutées à
la volonté d’atteindre les Objectifs du Millénaire en matière de santé, ont mené à une réflexion au sein
des instances bilatérales et multilatérales sur la manière d’étendre cette prise en charge à la
communauté dans son ensemble.
Partant de l’initiative connue des partenariats public-privé (PPP) est apparu depuis quelques
années le concept de co-investissement. Les PPP sont des projets menés conjointement entre des
acteurs publics et privés qui, en combinant leurs contributions, permettent d’atteindre les objectifs de
chacun de manière rapide, efficace et rentable [Barzach, 2004]. Le co-investissement apparaît alors
comme une nouvelle forme de PPP adaptée à la lutte contre le sida en cherchant à renforcer et à
étendre l’action des entreprises.
L’agence allemande de développement GTZ, dans son document stratégique, propose comme
définition du co-investissement « un investissement conjoint, harmonisé et coordonné entre des
ressources publiques et privées, ayant comme objectif commun d’améliorer l’accès équitable à la
provision de services en réponse au VIH/sida [1] ». Chaque partie contribue à une part de l’effort, de
telle sorte que la somme des contributions de chaque partie soit supérieure à une simple addition.
Dans le cas du sida, il s’agit surtout de tenter de contrer l’impact que représente la maladie pour
les entreprises. Certaines, implantées dans des pays comme l’Afrique du Sud peuvent être face à une
main-d’œuvre séropositive représentant entre 10 % et 40 % des employés [ILO/Global Fund, 2003].
Les coûts engendrés par l’épidémie sont à la fois directs et indirects. L’absentéisme augmente, ainsi
que le turn-over, ce qui réduit la productivité de l’entreprise et augmente ses coûts de soins, de
recrutement et de formation de la main-d’œuvre de remplacement. Ainsi, en Afrique, les coûts
associés au VIH dans les entreprises peuvent représenter de 0,5 % à 10 % du coût total du travail
[Unaids/WHO, 2008] (cf. tableau 1), ce qui peut considérablement impacter leur résultat.
De plus, avec la maladie, les dépenses de santé des populations augmentent, ce qui tend à réduire
leur pouvoir d’achat et donc la demande de biens et de services.
Selon Rosen et al., la seule solution rentable pour faire face aux coûts engendrés par l’épidémie
est de lutter contre l’épidémie elle-même. Leur article conclut : « not only is AIDS your business ;
fighting it also makes good business sense. »
Ainsi, l’action en faveur de la lutte contre l’épidémie apparaît comme un moyen de réduire les
risques pour l’entreprise, risque de réputation et surtout risque financier.
Tableau 1 : Charges salariales liées au VIH/sida
Source : Peter Piot, Robert Greener et Sarah Russell, « Squaring the Circle : AIDS, Poverty,
and Human Development », PLoS Medicine, octobre 2007.
2. - Les programmes VIH/sida sur le lieu de travail
(WPP)
Des exemples de prise en charge de la maladie par les entreprises existent depuis une dizaine
d’années, notamment en Afrique du Sud et en Côte-d’Ivoire. De telles initiatives ont été largement
encouragées par l’Organisation internationale du travail (OIT/ILO), qui a mis en place, en 2001, son
« Recueil de directives pratiques du BIT sur le VIH/sida et le monde du travail », qui représente
aujourd’hui la base de nombreux programmes sur le lieu de travail (Workplace Programmes, WPP).
Ces programmes de préservation du capital humain, destinés aux salariés et également souvent à
leurs familles, peuvent prendre deux formes. Il peut s’agir de programmes de prévention, destinés à
abaisser le nombre d’employés qui vont être infectés, ou de programmes de traitement, de soin,
d’accès aux médicaments, destinés à augmenter la durée et la qualité de vie des malades. Ce sont les
deux faces d’une même stratégie antisida, qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Ces programmes
donnent également lieu parfois à la construction d’infrastructures de santé, cliniques, centres de soin
et de dépistage.
Ainsi, Coca-Cola, présent dans la quasi-totalité des pays africains, a lancé en 2001 son
programme VIH/sida à travers la Coca-Cola Africa Foundation en partenariat avec Usaid, fondé sur
le code de pratiques de l’OIT, et touchant 1 200 employés africains et leurs familles. Le programme a
essentiellement pour but l’éducation et l’information sur ces questions. Il inclut un service de
dépistage et de conseil confidentiel, la distribution de préservatifs, la constitution et la formation de
comités sida, ainsi que l’accès aux médicaments antirétroviraux.
La limite de ces programmes tient essentiellement à une question d’équité ou equity gap. Ces
programmes créent en effet une disparité dans l’accès à la prévention et au traitement : des disparities
in survival [ILO/GFATM/GTZ/African Centre for Management, 2005], pouvant mener à terme à des
conflits sociaux du fait de l’exclusion de toute une frange de la population. C’est surtout le cas dans
les pays en développement où, étant donné l’état du système de santé, le statut de travailleur salarié est
souvent la seule possibilité d’accès à une assurance et à des soins. Or, la population salariée dans le
secteur formel ne représente qu’une petite partie de la population totale. Par ailleurs, les PME locales
sont généralement impactées de manière disproportionnée par la maladie ou l’absence de leurs
salariés mais sans toutefois disposer des moyens de leur faire bénéficier de tels programmes.
De plus, même pour les grandes compagnies, une politique au sein de l’entreprise n’est parfois
pas suffisante. En effet, celle-ci exclut une partie importante des acteurs de sa chaîne
d’approvisionnement et de production, ses sous-traitants, clients, partenaires, susceptibles d’être
infectés et d’handicaper en retour son activité et ses résultats. De plus, les travailleurs potentiels de
l’entreprise ne sont eux non plus pas intégrés au programme de prévention, ce qui représente un
risque à l’embauche.
3. - L’extension de leur engagement à la
communauté
Une fois l’efficacité du secteur privé dans la lutte contre le VIH/sida sur le lieu de travail
démontrée, et face aux questions éthiques, de nombreux acteurs ont prôné l’extension des WPP à la
communauté. La promotion du co-investissement s’est développée à la suite d’un article commun
entre l’OIT et le Fonds mondial en 2003, aidés par le GTZ dont l’expérience en matière de PPP et de
WPP est très riche [ILO/GFATM/GTZ/African Centre for Management, 2005]. L’initiative a ensuite
été relayée par la Coalition mondiale des entreprises (Global Business Coalition on HIV/AIDS,
Tuberculosis and Malaria, GBC) [3] , une alliance de plus de 200 entreprises internationales dédiée
depuis dix ans à la promotion de partenariats public-privé dans le domaine de la lutte contre le sida, la
tuberculose et la malaria. La GBC s’est engagée dans la voie du co-investissement, en y voyant un
nouveau moyen d’attirer le secteur privé dans la lutte contre le VIH/sida. Depuis, les études,
publications et rencontres se sont multipliées afin de définir le « business case » du co-investissement
et de rallier de nouveaux participants.
Le co-investissement rassemble des acteurs très différents. D’un côté les entreprises, qui doivent
recueillir le soutien des employés et syndicats. De l’autre, le gouvernement hôte et la société civile,
notamment les ONG et les coalitions nationales d’entreprises qui peuvent, de même que la GBC, être
des coordinateurs entre le public et le privé, et fournir une assistance technique ainsi que le partage de
bonnes pratiques.
L’accès aux ressources financières peut être réalisé à travers le Country Coordinating
Mechanism (CCM) du Fonds mondial qui regroupe des représentants du secteur public et privé. La
Banque mondiale ainsi que les agences bilatérales de développement sont d’autres moyens possibles
pour mettre en œuvre ces PPP.
L’OIT et le Fonds mondial identifient 6 formes que peuvent prendre les partenariats
[GTZ/GBC/GFATM/ILO/GHI/WB, 2005] :
la formation et le capacity-building ;
Ainsi, Unilever Tea Kenya, qui conduit déjà un WPP bien implanté et réussi pour ses 18 000
employés et leurs familles (prévention, dépistage, conseil et traitement), a signé en 2005 un
partenariat avec le GTZ, afin d’étendre cette activité à la communauté, une communauté très
dépendante de l’entreprise. Unilever Tea Kenya, the Kenya Tea Growers Association et GTZ ont ainsi
signé un accord de coopération de deux ans (renouvelé ensuite jusqu’en 2009) ayant pour but
d’étendre les activités VIH/sida de l’entreprise à la communauté de Kericho, avec en plus la
promotion des WPP au sein du secteur du thé kenyan. Ainsi, cette initiative bénéficie désormais à 500
000 personnes, à travers 50 producteurs de thé locaux. Dans ce partenariat, l’implication financière
respective de GTZ et du secteur privé se fait sur la base du 50-50. Grâce à un système en cascade de
formation et de capacity building des membres de la communauté, plus de 500 « éducateurs » jouent
un rôle d’information et de prévention auprès de la communauté. Par ailleurs, le traitement ARV est
rendu disponible grâce au partenariat avec le US President’s Emergency Plan for AIDS Relief
(Pepfar). La force de cette initiative repose sur la très forte collaboration avec les acteurs locaux de la
chaîne d’approvisionnement d’Unilever Tea Kenya et la capacité de l’entreprise à capitaliser sur
l’expérience et le succès des Workplace Programmes précédents.
Il est nécessaire au départ que l’autorité politique du pays s’engage pleinement dans le projet, et
montre sa volonté de le poursuivre une fois les fonds du co-financement épuisés. L’engagement
maximum des acteurs qui seront en charge de la poursuite du projet est de ce fait important aux
phases de conception et de mise en œuvre.
L’implication de la communauté est indispensable également pour que les actions répondent aux
besoins réels de celle-ci. L’hétérogénéité des situations dans chaque pays et région nécessite des
diagnostics préalables afin d’assurer l’adaptation du projet aux besoins et d’éviter le risque de
duplication avec d’autres projets ou actions. De plus, dans ce même objectif de durabilité et
d’adaptation aux besoins locaux, il peut être nécessaire d’intégrer les activités du PPP au sein du
système de santé du district, pour ce qui est du partage d’information, de la planification, du
management et du contrôle de la qualité.
4.3 - Efficacité du partenariat
L’objectif des PPP et du mécanisme de coinvestissement est avant tout d’apporter réellement un
plus dans la lutte contre le VIH/sida. Avant même d’être durable, le partenariat se doit donc d’être
efficace, et de constituer une plus-value par rapport aux initiatives existantes.
L’efficacité d’un partenariat dépend tout d’abord d’une méthodologie et d’une répartition des
rôles clairement établies, chaque partie étant encouragée à se spécialiser dans le domaine dans lequel
elle dispose d’un avantage comparatif. On l’a vu, le projet doit également répondre aux besoins réels
de la communauté et être intégré au maximum au système de santé local.
5. - Conclusion et perspectives
L’engagement des entreprises dans la lutte contre le sida au travers du co-investissement est un
phénomène récent qui nécessite d’être encore exploré et surtout évalué. Il apparaît néanmoins déjà
comme une forme de partenariat public-privé innovante, permettant de rassembler les différents
acteurs pour fournir des services de qualité, de manière équitable, dans la lutte contre le VIH/sida. On
ignore cependant encore si ce mécanisme sera en mesure d’instaurer une confiance et une durabilité
suffisantes au sein de la communauté, et les enjeux pour les années à venir sont multiples.
Il est donc indispensable de développer l’évaluation sur l’impact et l’efficacité de ces PPP et sur
le mécanisme de co-investissement. Les impacts de ces partenariats sont encore récents donc peu
mesurés. Or, ces évaluations sont indispensables pour convaincre d’autres entreprises et acteurs
publics d’y participer.
Les grandes entreprises doivent pouvoir aider les plus petites, soit en les intégrant dans leur
programme, soit à travers un échange de bonnes pratiques, de méthodologies, ce que peuvent
également favoriser les coalitions nationales contre le VIH/sida.
Se donner les moyens de répondre à ces enjeux et de déployer pleinement le potentiel du
coinvestissement serait non seulement une étape importante dans la lutte contre le VIH/sida, mais
également dans la lutte contre d’autres maladies, telles que la tuberculose et la malaria.
De plus, face à la crise financière mondiale, le risque de réduction de l’aide internationale est
réel. Dans ce contexte, ce type de partenariat apparaît encore plus pertinent et urgent.
Bibliographie
Aventin (Laurent) et Huard (Pierre), VIH/sida et entreprise en Afrique : une réponse socio-médicale à
l’impact économique ? L’exemple de la Côte-d’Ivoire, UNESCO, document de travail 19, 1998.
Barzach (Michèle), Les Partenariats public-privé dans la lutte contre le VIH/sida dans les pays en
développement, Rapport à la Direction du développement et de la coopération technique du ministère
des Affaires étrangères, 2004.
GTZ/GBC/GFATM/ILO/GHI/WB, Making co-investment a Reality, 2005.
ILO/GFATM/GTZ/African Centre for Management, HIV/AIDS Workplace Programmes and Public-
Private Partnerships (PPP) through Co-investment. Extension of Treatment Care into the Community,
paper delivered at the 3rd IAS conference on HIV Pathogenesis and Treatment, Rio de Janeiro, 2005.
ILO/Global Fund, Co-investment: a central mechanism for establishing PPP at country level, 2003.
ORSE, CIAN et Care France, Entreprises et Sida : un enjeu mondial, 2003.
Rosen et al., « AIDS Is Your Business », Harvard Business Review, 2003.
Unaids/WHO, Report on the Global AIDS Epidemics, 2008.
Unaids/WHO, Aids Epidemic Update: December 2009, 2009.
World Economic Forum Global Health Initiative, The State of Business Coalitions in Sub-Saharan
Africa, The World Bank, septembre 2006.
Sites internet
Global Business Coalition for HIV/AIDS : www.gbcimpact.org
GTZ sur les programmes en milieu du travail : www.gtz.de/en/themen/uebergreifende-themen/hiv-
aids-bekaempfung/2980.htm
Family Health International : www.fhi.org
Notes du chapitre
[*] ↑ Coordinatrice développement durable chez Degrémont, filiale de Suez Environnement
[1] ↑ « The harmonised and coordinated joint investment of public and private resources with the common objective to improve
equitable access to and provision of HIV/AIDS services ».
[2] ↑ Définition du Livret vert de la Commission européenne [Commission Green Paper, 2001].
[3] ↑ www.gbcimpact.org
37. Financements privés de la santé en Afrique
Lucie Chabat [*]
Lucie Chabat est diplômée de Sciences Po en « Économie du développement » et
spécialisée en santé publique. Après deux années d’expérience en République démocratique
du Congo, elle travaille pour l’Agence française de développement (AFD) en Mauritanie
en tant que chargée de projets secteurs sociaux (santé, éducation, développement local).
Ollivia Sexton [**]
Ollivia Sexton, avocate aux États-Unis et au Canada, a fait des études en « Public
Affairs » à l’Université de Harvard. Elle est également diplômée de Queen’s University en
sociologie et philosophie, et du Master « Affaires internationales » de Sciences Po depuis
2009.
Depuis les années 1990, les fonds privés mobilisés par les fondations
philanthropiques et les firmes en faveur de la santé publique ont augmenté de
manière considérable. Leur importance invite aujourd’hui à s’intéresser aux
raisons qui poussent ces acteurs à s’investir dans le domaine de la coopération
sanitaire et aux principales initiatives mises en place, en particulier dans le cadre
des partenariats public-privé. Nous verrons que la logique « privée » qui sous-tend
l’intervention de ces nouveaux acteurs peut entrer en contradiction avec leurs
objectifs. Pour autant, leur capacité à innover et leur expertise peuvent être
mobilisées dans l’intérêt des populations bénéficiaires, à condition de respecter
certains principes comme l’alignement sur les priorités nationales. Ainsi, les défis
que soulèvent ces acteurs privés, en termes de transparence, de légitimité et
d’efficacité, invitent à réfléchir aux modes de régulation nécessaires pour canaliser
ces fonds en faveur d’un véritable développement sanitaire des pays les plus
pauvres.
Les fonds privés, issus des fondations philanthropiques et des firmes multinationales (FMN)
contribuent de manière significative au financement des programmes de santé publique internationale.
Résultat d’une évolution initiée dans les années 1990, les volumes croissants qu’ils représentent en
font aujourd’hui un phénomène incontournable de l’aide au développement. Ainsi, la Fondation Bill
and Melinda Gates investit près de 2 milliards de dollars par an dans des projets visant à améliorer la
santé des plus pauvres, soit l’équivalent du budget annuel de l’OMS [1] . D’où la nécessité de
s’intéresser aux raisons qui poussent ces acteurs à s’investir dans la coopération sanitaire, à leurs
modalités de financement et leurs priorités stratégiques, ainsi qu’aux résultats de leurs actions et aux
nouveaux enjeux qu’ils soulèvent.
1. - Champ d’analyse
La contribution du secteur privé à la santé publique internationale peut prendre des formes très
diverses. On peut ainsi considérer que les compagnies d’assurance ou les cliniques privées participent
à l’amélioration de l’état de santé des populations. De même, certains investissements directs
étrangers (IDE) peuvent améliorer, de manière directe ou indirecte, la santé publique. Ils peuvent par
exemple désenclaver des zones isolées ou faciliter l’acheminement des médicaments par la
construction d’infrastructures de transport. Cependant, afin de mener une étude plus précise, nous
limiterons notre champ d’analyse aux fonds privés destinés à financer des projets ou des programmes
de santé publique sans but lucratif. Par ailleurs, le caractère « privé » ne fera référence qu’à la nature
des fonds mobilisés, les programmes pouvant ensuite être exécutés par des acteurs publics ou privés,
ou encore par des partenariats public-privé. Enfin, le cas des organisations fondées sur des
mécanismes de financement innovants, qui peuvent mobiliser des fonds privés, ne seront pas traités
ici, notamment parce qu’elles sont parfois difficiles à catégoriser. Ainsi, par exemple, les
contributions des personnes privées versées à Unitaid – organisation chargée de gérer les fonds
provenant de la taxe sur les billets d’avion – sont comptabilisés au titre de l’aide publique au
développement des pays participants [2] .
Source : Brookings Institution, « Overview of Innovative Financing for Global Health: Tools
for Analyzing the Options », Global Health Financing Initiative, Snapshot series, 2008, p. 3.
www.internationalhealthpartnership.net
Nous concentrerons donc notre analyse sur les fonds issus, d’une part, des fondations
philanthropiques et, d’autre part, des firmes multinationales, les deux pouvant être mobilisés dans le
cadre de partenariats public-privé.
1.2 - Typologie
Le tableau 1 propose une classification des fonds mobilisés en matière de santé publique
internationale et de leur utilisation. Les fonds privés apparaissent dans les cases suivantes : dons
destinés à financer (i) des services de santé, (ii) des produits et (iii) de la recherche et développement
(R&D). Ils sont également mobilisés dans le cadre de nombreux partenariats public-privé, classés ici
dans la colonne « combinations ».
Cette dimension fondatrice de leur action soulève pourtant des interrogations. Dans quelle
mesure est-il possible de concilier une logique « privée » avec la défense d’intérêts généraux ?
Comment la santé publique internationale a-t-elle jusqu’à présent bénéficié de ces financements
privés ? Et quels défis ces nouveaux acteurs devront relever à l’avenir pour pouvoir espérer avoir un
réel impact ? Voici quelques-unes des questions sur lesquelles cet article tentera d’apporter un
éclairage.
Pour ce faire, nous commencerons par décrire le contexte dans lequel les financements privés
ont crû jusqu’à représenter des volumes considérables pour le secteur de la santé. Nous étudierons
ensuite les principales initiatives mises en place par les fondations et les firmes pour améliorer l’état
de santé des plus démunis. Nous verrons que l’essentiel des fonds privés est acheminé au travers de
partenariats public-privé, reconnus comme la forme d’organisation permettant de concilier au mieux
les intérêts des différents acteurs en faveur d’objectifs communs. Finalement, nous tâcherons
d’analyser la logique qui sous-tend l’implication des acteurs privés en matière de santé publique
internationale et nous étudierons les enjeux qu’ils soulèvent en termes de transparence, de légitimité
et d’efficacité.
2. - Financements privés de la santé : un phénomène
récent et multiforme
2.1 - Historique des paradigmes dominants en matière de
financement de la santé
Même s’il est resté généralement admis, tout au long de l’histoire, que la santé devait continuer
d’être financée principalement par le secteur public, de par ses caractéristiques intrinsèques (droit
humain fondamental, présence d’externalités positives, nécessité d’équité, etc.), différents paradigmes
ont marqué la réflexion sur le financement de la santé. Dans les années 1980, les conséquences des
coupes budgétaires opérées au détriment des secteurs « sociaux » (santé, éducation, etc.) dans le cadre
des ajustements structurels, ainsi que les dysfonctionnements internes des systèmes de santé, ont
conduit les partenaires internationaux à envisager, avec les pays bénéficiaires, des alternatives au
financement public de la santé.
En 1987, l’Initiative de Bamako, faisant suite à la conférence d’Alma-Ata (1978) sur les soins de
santé primaire, définit huit objectifs destinés à orienter la mise en œuvre d’une nouvelle politique
basée sur les districts de santé, alors privilégiée par les institutions internationales. En termes de
financement de la santé, cette initiative a ceci de novateur qu’elle instaure le recouvrement des coûts,
marquant ainsi une rupture avec la gratuité (théorique plus qu’effective dans la plupart des cas) des
soins, qui avait primée jusqu’alors. Celui-ci devait permettre d’assurer à la fois l’efficacité et l’équité
des systèmes de santé. Malheureusement, quelques années plus tard, force est de constater que le
second aspect est loin d’avoir été atteint, de sorte qu’un retour à l’investissement public fut opéré.
Dans les années 1990, des mécanismes d’allègement de la dette furent instaurés afin d’inciter les pays
à augmenter leurs dépenses publiques en faveur de la santé.
Ainsi, il est aisément compréhensible que les nouvelles ressources mobilisées par les acteurs
privés, censées venir s’ajouter (et non pas se substituer) aux ressources existantes, soient
chaleureusement accueillies par les acteurs de la coopération sanitaire internationale.
Entre 1998 et 2000, la part dévolue chaque année par les fondations américaines à des
programmes internationaux a doublé, pour atteindre un volume record de 3,3 milliards en 2001. Cette
part reste cependant minoritaire par rapport aux dépenses destinées aux programmes nationaux
américains. Le graphique 1 illustre l’évolution des contributions internationales des fondations
américaines, dont une large majorité est affectée au secteur de la santé (34 % contre 18 % pour le
deuxième poste de dépense, la protection de l’environnement).
Les plus grandes fondations européennes sont, pour leur part, regroupées au sein du Centre
européen des fondations, créé en 1989. Ce réseau – qui rassemble également certaines firmes
européennes – vise à créer un environnement favorable au développement des fondations, à produire
des documents utiles pour l’action des fondations et à promouvoir la collaboration entre fondations
et avec d’autres acteurs, notamment du secteur privé. Il comprend un groupe d’échange sur l’Afrique
subsaharienne, un autre sur le VIH/sida. Le graphique 2 présente la contribution à la lutte contre le
VIH/sida des différents philanthropes européens, rassemblés par pays.
Graphique 1 : Contributions des fondations américaines pour des projets internationaux
Quant aux contributions des firmes multinationales (FMN), elles sont beaucoup plus difficiles à
évaluer car, au-delà des campagnes de communication destinées à promouvoir leur image, les
entreprises restent assez peu transparentes sur les montants investis. Néanmoins, il apparaît clairement
que les FMN ont été incitées à participer au financement de programmes de santé publique par la
demande croissante des consommateurs et de la société civile pour une plus grande responsabilité
sociale des entreprises (RSE). Cette forte demande pour plus d’équité dans la répartition des bénéfices
de la mondialisation, a conduit les firmes – au premier rang desquelles les firmes pharmaceutiques –
à s’engager en faveur de la santé publique internationale. Leur participation peut prendre des formes
très diverses, allant du simple don à des fondations ou des œuvres caritatives, à la création de leur
propre fondation. C’est le cas notamment de L’Oréal, dont la fondation finance l’Opération sourire de
Médecins du monde, visant à opérer des enfants défigurés ou souffrant de fentes labiales (« becs-de-
lièvre ») avec l’aide de chirurgiens bénévoles. Il existe actuellement 235 fondations d’entreprises en
France, dont le tiers œuvre pour la santé publique.
Ainsi, les financements privés mobilisés en faveur de la santé ont crû de manière exponentielle
depuis les années 1990. Il s’agit maintenant de comprendre à quelles initiatives ont été alloués ces
fonds et quelles formes ont prises les organisations chargées de les gérer.
Rockefeller Foundation
Créée en 1913, la Fondation Rockefeller apparaît comme un pionnier de l’action philanthropique
en faveur de la santé. Dans les années 1920, John D. Rockefeller remportait déjà un important succès
dans le sud des États-Unis avec sa Rockefeller Sanitary Commission qui parvint à éradiquer
l’ankylostome. Bientôt, l’International Health Board se proposa d’exporter ce modèle dans d’autres
pays du monde. L’orientation internationale de la fondation fut donc précoce. Aujourd’hui, la
Fondation Rockefeller se concentre sur cinq secteurs d’activités, au premier rang desquels la santé.
En particulier, son action en matière de lutte contre la malaria a été très importante, jusqu’à ce que
l’usage du DTT (insecticide) soit interdit en 1972, à cause de ses conséquences jugées néfastes sur
l’environnement. Enfin, la fondation présente la particularité de financer également des programmes
destinés à renforcer les systèmes de surveillance épidémiologique des pays en développement.
Clinton Foundation
Parmi les sept initiatives principales de la Fondation William J. Clinton, celle qui touche à la
santé publique internationale est la Clinton HIV/AIDS Initiative, lancée en 2002. Elle vise notamment à
négocier des prix préférentiels avec les industries pharmaceutiques pour les antirétroviraux
(ARV) [7] et à renforcer les systèmes de santé des pays en développement [8] , notamment en matière de
ressources humaines, afin qu’ils puissent bénéficier pleinement de l’aide apportée par la fondation.
Une des particularités de la Fondation Clinton est qu’elle n’octroie pas des subventions à des tiers,
mais exécute ses programmes elle-même. L’ancien président américain met ainsi non seulement sa
fortune mais aussi son expertise et sa capacité à mobiliser d’importantes personnalités, au service du
développement humain.
Soros Foundation
L’Open Society Institute, intégré au Soros Foundation Network, a pour principale mission de
favoriser la liberté d’expression et les systèmes démocratiques des sociétés du monde. En matière de
santé, cette vision se traduit par des programmes destinés à améliorer la gouvernance sanitaire,
notamment en renforçant l’implication des groupes marginalisés dans les Country Coordinating
Mechanisms (CCM) du Fonds mondial, ou en encourageant la société civile à prendre part au pilotage
des budgets et aux débats publics sur la santé (Health Budget Monitoring and Advocacy Project et
Public Health Watch).
Enfin, il faudrait citer les « nouveaux philanthropes » que sont les fondateurs d’Ebay (Pierre
Omydiar) et de Google (Larry Page et Sergey Brin), qui constituent une génération encore
d’avantage tournée vers des approches « business » du développement, axées sur l’innovation et
l’efficacité.
Firmes pharmaceutiques
L’action des firmes pharmaceutiques en faveur de la santé publique internationale se traduit
essentiellement par des dons en cash ou en nature (médicaments, matériel, etc.) et par la concession de
prix différenciés et d’exceptions à leurs droits de propriété intellectuelle. Le graphique 3 présente les
30 premières firmes pharmaceutiques en chiffre d’affaires. Le numéro deux mondial,
GlaxoSmithKline (GSK), a été la première compagnie à offrir des ARV à prix préférentiels aux pays
en développement, avec son programme Positive Action, aujourd’hui actif dans 49 pays. Le site
internet de la Global Business Coalition (voir ci-après pour un descriptif détaillé de cette initiative)
présente les actions menées par toutes les firmes pharmaceutiques partenaires.
Graphique 3 : Principales firmes pharmaceutiques, classées par chiffre d’affaires (2002)
Partager des informations entre ses membres, afin d’améliorer la contribution du secteur
privé à la lutte contre les trois maladies.
Pour ce faire, des tables rondes sont organisées, réunissant soit plusieurs entreprises d’un
même secteur, soit des acteurs divers autour d’un même thème. Ainsi par exemple, le groupe de
travail « pétrole et gaz », « industrie du tourisme » ou encore la Corporate Alliance on Malaria
in Africa (CAMA), facilitent l’échange d’information et de bonnes pratiques. Par ailleurs, la
GBC met à disposition de ses membres, via son site internet, des outils – études de cas ou
documents de synthèse sur la contribution du secteur privé à la lutte contre le VIH/sida par
exemple – visant à orienter et faciliter la mise en œuvre de leurs programmes par les entreprises.
Aider les entreprises partenaires à définir leur agenda et leur rôle en tant qu’acteur de la
lutte contre les trois maladies.
Ces partenariats peuvent rassembler par exemple une entreprise et une ONG locale (one-to-
one partnership) dans une relation de bailleur-exécutant classique, ou prendre la forme d’actions
collaboratives plus complexes, avec des partages de coûts et de tâches, selon les compétences de
chacun.
La GBC est ainsi le point focal du Fonds mondial pour le secteur privé. À ce titre, son rôle
est de « défendre la participation du secteur privé à la santé publique internationale »
(www.gbcimpact.org). La GBC organise également des rencontres ou des téléconférences entre
les dirigeants des firmes partenaires et d’importants décideurs politiques internationaux (comme
le Secrétaire général des Nations unies) ou nationaux.
Au travers de son site internet et de sa lettre d’information, mais aussi par l’organisation de
grands événements médiatiques, la GBC s’engage à assurer une importante visibilité à l’action
de ses membres.
La Global Business Coalition est donc fondamentale pour encourager le secteur privé à
s’engager en faveur de la santé publique, que ce soit au travers de programmes destinés aux employés
ou de contributions à des partenariats public-privé (PPP).
Au milieu des années 2000, il existait près d’une centaine de PPP liés à la santé dans le monde.
Pour certaines initiatives, les acteurs privés participent uniquement comme « bailleurs de fonds »,
alors que pour d’autres, ils sont d’avantage impliqués, au niveau opérationnel par exemple, comme
avec la Children’s Vaccine Initiative. La plupart des PPP vise à développer ou mettre à disposition des
plus pauvres des médicaments ou des vaccins, beaucoup plus rarement à fournir des services de santé
ou à renforcer les systèmes en place. Enfin, l’essentiel des PPP se concentre sur les trois grandes
pandémies que sont le VIH/sida, la tuberculose et la malaria.
Nous détaillons ci-dessous les deux principaux PPP de santé publique que sont le Fonds mondial
et GAVI, en nous concentrant essentiellement sur le rôle du secteur privé dans ces initiatives.
Nombreuses sont les autres initiatives qui pourraient être citées. Mais au-delà de la description
des fonds privés mobilisés en faveur de la santé par les fondations philanthropiques et les FMN, des
entités recevant ces fonds (PPP) et de l’utilisation qui en est faite (R&D, achat de médicaments, de
vaccins, etc.) il est nécessaire d’analyser les logiques qui sous-tendent et expliquent ces phénomènes.
Ainsi, dans une troisième partie, nous proposerons une lecture des causes qui ont conduit les
acteurs privés à s’investir sur la scène internationale en matière de santé et à choisir le PPP comme
forme privilégiée d’engagement. Puis, nous tâcherons d’évaluer la contribution – d’avantage
potentielle qu’actuelle, compte tenu du caractère récent du phénomène – des fonds privés à la santé
publique internationale, et d’analyser les défis que ces nouveaux acteurs auront à relever s’ils
souhaitent effectivement œuvrer pour l’amélioration de l’état de santé des plus démunis.
3. - Financements privés de la santé : logique et défis
3.1 - L’implication du secteur privé répond à une logique
particulière...
Trois éléments principaux peuvent être mobilisés pour expliquer l’implication croissante des
acteurs privés en matière de coopération sanitaire internationale : l’évolution idéologique des années
1970 à nos jours ; l’apparition d’un nouveau virus et sa maladie associée, le VIH/sida ; et le
désenchantement vis-à-vis des Nations unies.
Le premier facteur explicatif de l’implication croissante du secteur privé est donc l’évolution
idéologique qui s’est opérée depuis la fin du XXe siècle. Dans les années 1970 et 1980, l’idéologie
néolibérale dominait largement la pensée économique mondiale. Les mécanismes de marché étaient
perçus comme le meilleur moyen d’atteindre l’optimum, dans tous les domaines. Les analyses
mettaient en avant les limites de l’intervention étatique et louaient les vertus du secteur privé, capable
d’allouer efficacement les ressources rares et de générer des résultats tangibles et mesurables. Cette
pensée fut en partie appliquée au secteur de la santé, avec pour conséquence la multiplication des
opérateurs privés, à la fois pour la fourniture de biens et services de santé et pour la mise en place de
mécanismes d’assurance. À la fin des années 1980, la récession économique mondiale eut pour effet
de mettre en lumière les limites du modèle néolibéral. L’impérieuse nécessité de « libérer » le marché
fut progressivement délaissée au profit d’un discours axé sur la volonté de « l’encadrer », afin d’en
limiter les effets négatifs, notamment en termes d’inégalités. Un retour à l’importance de l’action
publique fut donc opéré. Puis, dans les années 1990, les déséquilibres criants nés de la mondialisation
invitèrent à s’interroger sur les moyens de favoriser une croissante profitable à tous de manière plus
équitable. C’est ainsi qu’apparut le concept de responsabilité sociale des entreprises (RSE) : les firmes
ne peuvent plus se permettre de générer des profits sans supporter les coûts sociaux et
environnementaux de leurs actions. Elles doivent désormais considérer les intérêts de toutes les
parties prenantes [12] – actionnaires, fournisseurs, employés, consommateurs, médias, communautés
influencées par ou ayant une influence sur l’entreprise, etc. – et non plus seulement leurs intérêts
strictement économiques ou financiers. Pour autant, dans le cas des firmes instaurant des programmes
de prévention ou de prise en charge du VIH/sida sur les lieux de travail, d’importants gains en termes
de productivité sont attendus, de sorte que l’intérêt économique reste malgré tout à la base de la
logique d’intervention.
Le second facteur important est l’apparition du VIH et de sa maladie associée. En 1981, le virus
du sida fut identifié par des laboratoires américains. Cette nouvelle maladie, pour laquelle aucun
traitement curatif n’est encore disponible, a déjà touchée 60 millions de personnes, dont 20 millions
sont décédées. Face à cette pandémie, les États tentent de réagir : toutes les énergies sont mobilisées.
Au-delà de la R&D publique, la nécessité de travailler avec les firmes pharmaceutiques pour
développer des traitements efficaces apparaît vite comme un impératif. « They own the ball. If you
want to play, you must play with them [13] . » Le secteur privé se voit ainsi intégré à la lutte contre le
VIH/sida. Par ailleurs, l’existence d’un risque sanitaire important pour les populations du Nord
encourage les gouvernements et donateurs privés de ces pays, ainsi que les organisations
internationales dont les instances de décision sont encore largement dominées par les pays de
l’OCDE, à s’engager plus activement contre ce fléau, qui touche très majoritairement le continent
africain mais pas uniquement, contrairement à d’autres fléaux comme la malnutrition par exemple.
Enfin, le troisième facteur important est le désenchantement qui s’est opéré vis-à-vis des Nations
unies. Après une période d’optimisme, durant laquelle de grands espoirs furent placés en l’ONU en
tant que système multilatéral garant de valeurs universelles, vint le temps des déceptions. Dès les
années 1980, le système des Nations unies apparut aux yeux de certains comme inefficace,
bureaucratique, composé d’institutions aux mandats mal définis, générant gaspillages et
recoupements. La Task Force on Child Survival and Development, partenariat public-privé réunissant
l’OMS, l’Unicef, le PNUD, la Banque mondiale et la Rockefeller Foundation, émergea ainsi du
mécontentement face aux rivalités entre l’OMS et l’Unicef sur les soins de santé primaire. Pour ces
mêmes raisons, ou en les utilisant comme prétexte, certains États décidèrent d’appliquer une politique
de croissance zéro des fonds versés aux Nations unies. Ainsi, en 1985, les États-Unis, alors principal
contributeur au financement de l’OMS, décidèrent de suspendre le versement de leur participation au
budget régulier. Toutes les contributions seraient désormais « extrabudgétaires » et devraient donc
être justifiées. Dès lors, la nécessité de trouver d’autres sources de financement que les fonds publics
des États membres se fit dramatiquement sentir. Pour l’OMS, sa capacité à remplir son mandat en
dépendait.
Face aux défaillances du marché et des organisations internationales publiques, une troisième
voie sembla s’imposer : celle du partenariat entre acteurs publics et privés. Pour la Global Business
Coalition (GBC), qu’on peut considérer comme la voix des firmes investies en matière de santé
publique, « l’approche du PPP est, dans la plupart des cas, la meilleure méthode d’intervention pour
les leaders des firmes car elle produit les meilleurs résultats ». Pourtant, il semblerait que, plus
qu’une forme d’organisation optimale en termes de résultats pour les pays ou populations
bénéficiaires, le PPP soit avant tout un moyen de concilier les intérêts des participants. Il est ainsi
intéressant de constater que le site internet de la GBC présente une section « About us » différente
pour les compagnies privées et pour les autres partenaires. Comme si un même discours ne saurait
séduire ces différents acteurs. Il est donc important de souligner l’intérêt du PPP pour chacune des
parties impliquées.
Comme nous l’avons vu, pour certaines organisations internationales comme l’OMS, les fonds
privés peuvent constituer une ressource salutaire en l’absence de contributions des États membres au
budget régulier. De plus, cette participation du secteur privé permet de conférer, aux yeux de certains,
une légitimité renouvelée à l’ONU. L’implication du secteur privé serait synonyme d’efficacité,
d’allocation optimale des fonds et d’amélioration de l’organisation interne de l’organisation, en
termes de ressources humaines par exemple. Enfin, les institutions publiques peuvent bénéficier de
l’expertise des firmes, dans différents domaines. Le PPP entre la société de conseil en management
Accenture et l’Onusida, conclu en 2006, a ainsi permis aux gouvernements et aux organisations de la
société civile de l’Ouganda, du Swaziland et de Zambie, de bénéficier gratuitement des services de la
firme pendant six mois, afin d’améliorer l’organisation de leurs programmes de lutte contre le
VIH/sida.
Pour les partenaires privés, la participation à des programmes de coopération sanitaire est un
moyen d’améliorer leur image et d’associer leur nom au prestige des Nations unies (qui reste malgré
tout important). Par ailleurs, les PPP peuvent être un moyen pour les firmes et les fondations
d’influencer l’agenda des organismes publics auxquels ils s’associent, ou du moins de dialoguer avec
des décideurs politiques clefs, que ce soit au niveau international ou dans les pays où ils opèrent.
Enfin, le versement de fonds à des PPP permet aux acteurs privés de bénéficier d’avantages fiscaux,
puisque ces sommes sont déductibles d’impôts. On estime ainsi que les coûts « réels » pour les FMN
sont environ deux fois inférieurs aux montants annoncés.
Ainsi, les partenariats public-privé (PPP) apparaissent comme une forme d’organisation
privilégiée pour canaliser les fonds privés probablement en partie parce qu’ils présentent des
avantages importants pour toutes les parties prenantes. Pour autant, ces PPP ont des vertus qu’il
s’agirait d’exploiter dans l’intérêt des populations. Pour ce faire, il sera nécessaire de surmonter les
défis que soulève la participation de ces nouveaux acteurs privés à la coopération sanitaire
internationale.
3.2 - ... qui n’est pas aisément conciliable avec les enjeux
de santé publique
Les schémas traditionnels étaient clairs : les organisations de coopération publique étaient
responsables devant des instances politiques, elles-mêmes responsables devant les citoyens dans un
système démocratique ; les FMN étaient responsables devant leurs actionnaires ; et les fondations
estimaient n’avoir de comptes à rendre à personne [14] . Aujourd’hui, avec l’implication croissante des
acteurs privés sur la scène publique, en particulier en matière de santé, de nouveaux défis se posent en
termes de transparence et de légitimité. Devant qui les PPP, financés par le secteur privé mais
accomplissant des missions de service public, sont-ils responsables ?
On a vu que les dons des fondations étaient déductibles d’impôts. Les citoyens des pays dont sont
originaires les philantropes acceptent donc de concéder des avantages fiscaux sur les fonds destinés à
des actions caritatives. Aux États-Unis, l’implication croissante des fondations sur la scène
internationale ne risque-t-elle pas de mettre cet accord en péril ? Les contribuables ne risquent-ils pas
de se prononcer en défaveur de ces avantages s’ils estiment que l’action des firmes et des fondations
n’est pas justifiée ou inefficace ?
Pour témoigner de l’efficacité de leurs actions, une certaine transparence est donc nécessaire.
Certains PPP, comme le Fonds mondial, l’ont compris et mettent en avant leur capacité à rendre des
comptes sur les actions menées et les résultats obtenus. D’autres, au sein desquels les rôles et les
responsabilités de chacun sont moins clairement définis, ont du mal à instaurer ces mécanismes de
reporting. Pourtant, la transparence est une condition sine qua non de l’efficacité des programmes de
coopération, puisqu’elle fonde la capacité d’évaluation et de gestion en fonction des résultats.
Les acteurs de la coopération internationale se sont engagés à rendre l’aide plus prévisible et à
conduire leurs projets en fonction d’indicateurs permettant d’en mesurer les résultats. L’intervention
des acteurs privés semble compatible avec ces critères, puisque les fonds qu’ils mobilisent ne
dépendent pas de décisions politiques – si l’on exclut le cas mentionné ci-dessus d’un renoncement
des contribuables aux avantages fiscaux accordés aux dons privés – mais de décisions internes. En
l’absence de changements fondamentaux affectant les raisons qui poussent ces acteurs à s’impliquer,
leurs contributions devraient se maintenir. Par ailleurs, la logique « privée » fondée sur la capacité à
mesurer des retours sur investissement, fussent-ils sociaux ou sanitaires, semble s’intégrer
parfaitement au nouveau paradigme de results-based management (RBM) ou gestion axée sur les
résultats. On peut même supposer que ces deux logiques – implication croissante du secteur privé
dans l’aide au développement et RBM – sont le fruit d’une même évolution de la pensée mondiale en
matière de développement.
Le second défi est celui de la coordination. Certaines initiatives, comme la Corporate Alliance
on Malaria in Africa (CAMA), visent à coordonner l’action des différents acteurs privés. Orchestrée
par la Global Business Coalition, la CAMA cherche ainsi à cartographier les différentes actions des
firmes en matière de lutte contre la malaria sur les lieux de travail. En revanche, il n’existe pas
d’instance chargée d’harmoniser les procédures ou de partager des informations entre les fondations
et les firmes, ou entre les différents PPP. Il serait donc d’autant plus important que ceux-ci s’alignent
sur des priorités définies au niveau mondial et sur lesquelles une majorité d’acteurs s’accordent,
comme les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD), ou sur les priorités nationales des
pays.
La critique la plus fréquemment adressée à la Fondation Bill et Melinda Gates concerne son
mode d’allocation des subventions, qui semble fondé largement sur des réseaux informels, et non sur
un processus d’appel d’offre international suivi d’une sélection des projets par un comité d’experts
indépendants en fonction de critères techniques et financiers objectifs, selon la capacité du projet à
répondre aux besoins du pays récipiendaire. Au sein de la Global Business Coalition (GBC), les
choix des initiatives individuelles menées par les firmes répondent à des considérations internes à
l’entreprise, comme ses compétences spécifiques, son implantation géographique ou les besoins de
ses employés. Quant aux initiatives collectives, comme celle actuellement menée au Kenya [15] , elles
résultent de la volonté d’un ou de plusieurs membres de la GBC, qui se positionnent en leader et
rassemblent autour d’eux des volontés. Ici encore, l’implication des pays bénéficiaires lors de la
conception du projet reste donc minime et conditionnelle. Certains PPP ont même été dénoncés par
les gouvernements des pays dans lesquels les initiatives étaient mises en œuvre, qui regrettaient de ne
pas avoir été consultés. Ce fut par exemple le cas de l’initiative Secure the Future, lancée par
l’Onusida en 1999 pour favoriser la recherche sur le VIH/sida, grâce à une donation de 100 millions
de dollars sur cinq ans de la firme pharmaceutique Bristol-Myers Squidd. Les gouvernements
namibien et sud-africain avaient initialement rejeté le projet – associant également les gouvernements
du Botswana, du Lesotho et du Swaziland, ainsi que le Harvard AIDS Institute – au motif qu’ils
n’avaient pas participé à sa conception. De manière générale, l’implication et le pouvoir
décisionnaire des partenaires du Sud dans les PPP tendent à être inférieurs à ceux des organisations de
l’ONU ou des gouvernements du Nord.
Plus encore, il semble y avoir une certaine incompatibilité entre la nécessité impérieuse
d’aligner ses actions de coopération sur les priorités nationales des pays, et les rigidités
programmatiques de certaines fondations, issues de la volonté de leurs créateurs. Enfin, la logique
privée de rentabilité, impliquant que chaque dollar soit investit là où il permettra d’obtenir les
meilleurs résultats, tend à conduire les acteurs privés à choisir leurs pays d’intervention non pas en
fonction des besoins, mais en fonction des résultats attendus. Ainsi, l’International Trachoma
Initiative (ITI) concerne seulement cinq des seize pays déclarés prioritaires par l’OMS pour cette
pathologie, les autres étant trop pauvres pour offrir des conditions favorables à la réussite du projet.
De même que pour les priorités géographiques, le choix des secteurs d’intervention ne semble
pas répondre à une logique fondée sur l’évaluation des besoins. Il est frappant de constater à quel
point les fonds privés sont concentrés sur la lutte contre les trois pandémies que sont le VIH/sida, la
malaria et la tuberculose, au détriment d’autres pathologies tout aussi préoccupantes en termes de
morbidité et sur lesquelles il est plus facile d’agir, comme la santé maternelle et infantile. Cette
préférence peut s’expliquer par l’existence d’une menace sanitaire pour les populations du Nord dans
le cas des trois maladies, inexistante dans le cas de la santé maternelle par exemple.
Pourtant, l’alignement sur les priorités nationales est un objectif d’autant plus fondamental que la
mise en œuvre des programmes financés par des dons privés peut nécessiter la mobilisation de
ressources rares – qu’elles soient humaines, matérielles ou financières – dans les pays récipiendaires.
Dans le cas des dons de médicaments par des firmes pharmaceutiques par exemple, les coûts de
stockage, d’acheminement et de distribution des produits sont généralement supportés par les pays
bénéficiaires, de sorte qu’il existe un risque non négligeable que ces coûts soient prohibitifs si les
gouvernements de ces pays n’ont pas été suffisamment impliqués dans la conception du projet, au
point parfois de dépasser les avantages du programme. Enfin, ces médicaments peuvent ne pas être
adaptés aux pathologies locales, comme dans le cas de la Malarone® donnée par Glaxo Wellcome au
Kenya, qui présentait le risque d’encourager le développement de résistances.
Enfin, le dernier aspect de l’intervention des acteurs privés pouvant menacer l’efficacité de leurs
programmes est la présence éventuelle de conflits d’intérêts. Un article de Sciences Magazine (2008)
accuse ainsi la Fondation Bill et Melinda Gates de détenir 9 milliards de dollars de parts dans des
entreprises jugées irrespectueuses de l’environnement et des conditions sociales. Au Nigeria par
exemple, des groupes comme Shell, Exxon ou Chevron sont responsables d’une importante pollution
des eaux et des sols, qui peuvent, en définitive, menacer la santé des populations locales. Est-il
cohérent d’être lié par des intérêts financiers à des acteurs qui contribuent à la dégradation de l’état de
santé des populations d’un côté, et de financer des programmes destinés à l’améliorer de l’autre ?
Probablement pas. Et pourtant, dans la mesure où ces investissements (compagnies pétrolières,
énergie, etc.) sont parmi les plus rentables du monde, seuls capables de générer de tels intérêts, et que
les coûts sociaux et environnementaux engendrés par les firmes ne seront probablement pas limités
tant que les gouvernements locaux n’auront pas instaurés des mécanismes de régulation efficaces,
peut-on vraiment regretter que ces profits soient réinvestis dans des programmes de santé publique ?
Malgré la possibilité de défendre cette position, Bill Gates annonçait récemment sa décision de
liquider les participations financières de sa fondation dans la compagnie pétrolière polluante Shell.
Au-delà de cet exemple particulier, l’incompatibilité potentielle entre des logiques privées de
rentabilité et la volonté d’œuvrer en faveur de la santé publique internationale, apparaît comme
relativement évidente mais pas insurmontable.
Des conflits d’intérêt et l’absence d’alignement sur les priorités nationales des pays
récipiendaires peuvent mettre en péril l’efficacité des programmes financés par des dons privés. Mais
certains principes sur lesquels les acteurs publics de la coopération sanitaire se sont accordés, s’ils
étaient endossés par les firmes et les fondations, sous la pression d’une demande croissante de
légitimité et de transparence, permettraient sans doute de limiter ces risques. Un enjeu important en ce
sens – qui pourra aussi tenir lieu d’indicateur de réussite – sera la définition de l’agenda des
politiques de développement.
Nous avons insisté plus haut sur l’intérêt des PPP pour les acteurs privés, en tant que moyen de
dialoguer avec d’importants décideurs politiques nationaux ou internationaux et de prévenir
l’adoption de mesures qui leur seraient défavorables. Bien qu’une telle communication entre acteurs
publics et privés puisse être favorable en contribuant à l’harmonisation des actions de chacun, il
convient de s’interroger sur le risque de voir l’agenda du développement international influencé de
manière excessive par ces nouveaux acteurs privés. Si ceux-ci poursuivent leur propre logique au
mépris des priorités définies par les pays du Sud, comment s’assurer que leurs intérêts particuliers ne
compromettent pas l’intérêt général ou les intérêts des plus démunis ? Bien que cette éventualité reste
aujourd’hui relativement hypothétique, il n’en demeure pas moins important de la considérer dès
maintenant, afin d’instaurer demain les mécanismes préventifs destinés à l’écarter.
En participant à certains PPP, l’OMS court le risque d’être compromise par ce lien avec des
partenaires privés, jouissant d’une influence croissante, et de ne plus être perçue comme une instance
indépendante, garante de valeurs universelles. Pour éviter cet écueil, un groupe de travail a été mis en
place pour élaborer des directives sur la sélection des partenaires privés (critères de respect de
l’environnement et des droits sociaux notamment, exclusion des entreprises liées au commerce des
armes, etc.). Il est néanmoins permis de s’interroger sur la capacité de l’OMS à respecter strictement
ces règles éthiques, dans un contexte de ressources financières limitées. Le Global Compact, initiative
hébergée par les Nations unies, vise, quant à lui, à encadrer l’action des firmes en matière de RSE. Si
aucun mécanisme contraignant n’existe pour favoriser le respect de ses directives par les firmes,
l’initiative n’en demeure pas moins positive, en tant qu’elle constitue une tentative de régulation et
d’harmonisation des pratiques du secteur privé en matière de coopération au développement, qui
tendra probablement à s’approfondir dans les prochaines années.
Sites internet
Bill and Melinda Gates Foundation : www.gatesfoundation.org
Rapport financier annuel, 2007 :
www.gatesfoundation.org/nr/public/media/annualreports/annualreport07/AR2007Financials.html
Centre européen des fondations : www.efc.be
Clinton Foundation (The) : www.clintonfoundation.org
Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme : www.theglobalfund.org/FR
Global Alliance for Vaccines and Immunization (GAVI) :
www.gavialliance.org/media_centre/faqs/index.php
Global Business Coalition on HIV/Aids, Tuberculosis and Malaria : www.gbcimpact.org
Descriptif des firmes partenaires et de leurs actions : www.gbcimpact.org/
www.gbcimpact.org/biotech
Rockefeller Foundation (The): www.rockfound.org/
Soros Foundation (The) : www.soros.org/
Ungass : www.ungass.org
WHO : www.who.int
Programme budget 2008-2009 : http://apps.who.int/gb/ebwha/pdf_files/AMTSP-PPB/a-mtsp_4en.pdf
Notes du chapitre
[*] ↑ Diplômée de Sciences Po
[**] ↑ Avocate
[1] ↑ Le budget bi-annuel de l’OMS pour 2008-2009 est de 4,227 milliards de dollars.
[2] ↑ En juillet 2010, Unitaid compte 29 pays participants, parmi lesquels les membres fondateurs : France, Chili, Brésil, Norvège,
Royaume-Uni.
[3] ↑ Les pays à faible revenu investiraient en moyenne 9 % de leur budget total à la santé.
[4] ↑ Selon le Foundation Center, parmi les subventions versées par les fondations américaines à des organismes africains, 80 %
sont destinés aux universités.
[7] ↑ Dans un premier temps, l’initiative s’est concentrée sur les ARV. Par la suite, elle a été étendue aux médicaments contre la
malaria et aux produits nécessaires pour le diagnostic.
[8] ↑ Au Liberia par exemple, la fondation soutient le développement du National Laboratory System Plan.
[9] ↑ La Global Business Coalition a par exemple mis en place des campagnes de dépistage au sein d’entreprises partenaires au
Kenya et en Russie au cours desquelles les chefs d’entreprise se faisaient dépister publiquement, pour démontrer l’acceptabilité sociale
de ce test.
[10] ↑ Plusieurs typologies ont été proposées, notamment par C. Mitchell-Weaver et B. Manning [1990], par I. Kickbusch et J.
Quick [1998], ou encore K. Buse et G. Walt [2000].
[11] ↑ Cette campagne, lancée par neuf FMN partenaires (American Express, Apple, Converse, Dell, Emporio Armani, Gap,
Hallmark, Starbucks Coffee et Windows), visait à vendre des produits « rouges » conçus spécialement pour l’initiative, et à reverser tous
les bénéfices au Fonds mondial.
[12] ↑ La théorie fondée sur l’analyse des parties prenantes pour expliquer l’engagement des firmes en matière de RSE a été
développée par M. Freeman en 1984. Les stakeholders se substituent aux stockholders, ou actionnaires, qui guidaient traditionnellement
les décisions de la firme.
[13] ↑ P. Harrison et J. Lederberg, Orphans and Incentives: Developing Technologies to Address Emerging Infections,
Washington (D. C.), Institute of Medicine, National Academy Press, 1997.
[14] ↑ « Until quite recently philanthropic foundations were shielded from public oversight. They operated behind a veil of
privacy long defended by founders, their families, and the fiduciaries appointed to oversee them. Foundations trustees regarded the
endowments as their private domain for which they were accountable to no one. Over the past forty years, however, that veil has
been gradually lifted, an inch or so at a time, sometimes voluntarily and occasionally under threat of government regulation.
Foundations are now so close to being considered public institutions that many of them advertise their existence and promote their
work in the mass media. », Mark Dowie, American Foundations, an Investigative History, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2001, p.
XVIII.
[15] ↑ L’initiative Health at Home vise à proposer des tests de dépistage du VIH à plus de 2 millions de personnes au Kenya. Ce
PPP se fonde sur les ressources et les compétences du Pepfar (US President’s Emergency Plan for AIDS Relief), le gouvernement
kenyan et AMPATH, une ONG locale de lutte contre le VIH/sida.
38. Un droit international public de la santé
contraignant pour les États ?
Solenne Delga [*] [1]
Solenne Delg a, diplômée de Sciences Po en « Affaires internationales », est
actuellement en charge du développement des programmes au sein de la mission de l’ONG
française ACTED au Kenya et en Somalie.
L’enjeu de leur endiguement a pris une envergure de plus en plus préoccupante à mesure que les
échanges transnationaux se sont accrus. Dans le monde d’aujourd’hui, où l’interdépendance entre
États se manifeste à tous les niveaux, la coopération est le mot d’ordre. Les relations internationales
sont de plus en plus complexes et requièrent souvent un cadre formel. Le droit international public a
permis au cours des siècles de réguler les relations entre États et entre tous les différents acteurs de la
scène internationale. Il pose les normes que les États élaborent ensemble dans une optique de
coopération.
Or le droit est, par définition, obligatoire. Pourtant, certains textes internationaux, qui relèvent
du droit international sont qualifiés de « droit mou » ou soft law. En cela, ils encadrent les relations
transnationales sans pour autant réellement contraindre les États, qui choisissent ainsi de préserver
leur pleine souveraineté nationale. Pourtant, dans le cas des maladies infectieuses, la dimension
territoriale est mise à mal. Les prérogatives étatiques entrent nécessairement en concurrence avec la
promotion de la lutte contre la propagation internationale de ces maladies.
Le Règlement sanitaire international (RSI) adopté en 1951 [OMS, 2008] est une illustration
significative de cette dynamique d’oppositions et de convergences entre protection de la santé et
souveraineté nationale. Au regard de la menace que les maladies infectieuses font peser sur la
communauté internationale, les États ont décidé de formaliser leur coopération en élaborant un texte
juridique universel dans le cadre de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Cette initiative révèle
la volonté des États de s’allier pour préserver la santé mondiale. Le RSI fait formellement peser des
obligations sur eux, mais est-ce que cela signifie que ce texte est réellement contraignant ? Il s’avère
que cette question est cruciale au regard du non-respect récurrent par les États, au cours de la seconde
partie du XXe siècle, des dispositions du texte de 1951.
Dans un secteur aussi sensible que la santé mondiale, le caractère contraignant des normes
adoptées est une question fondamentale. Mais l’encadrement de la santé publique internationale par le
droit international n’est pas non plus une évidence. Il s’agit donc, à la lumière de l’histoire de la lutte
contre la propagation mondiale des maladies infectieuses, de mettre en évidence les liens qui peuvent
exister entre droit international et santé mondiale : comment le recours au droit se justifie-t-il dans le
domaine de la santé ? Est-il utile dans le cadre de la lutte contre la propagation internationale des
maladies infectieuses ? Par suite, le droit international peut-il encadrer la santé mondiale de manière
contraignante pour les États ? Quel rôle joue l’OMS ?
Analyser, en premier lieu, l’encadrement progressif de la lutte contre les maladies infectieuses
par le droit international depuis le XIXe siècle, permettra dans un second temps d’évaluer les
avancées du nouveau RSI adopté par l’OMS en 2005 à la lumière de la dialectique entre souveraineté
nationale des États et droit à la santé.
1. - De 1851 à nos jours : l’encadrement progressif de
la lutte contre les maladies infectieuses par le droit
international
Les grandes épidémies de choléra, de peste, de variole des XVIe, XVIIe et XIXe siècles ont
traversé les frontières. Les États européens se sont les premiers réunis au milieu du XIXe siècle pour
envisager d’affronter ensemble ces maladies transmissibles. Les conférences se sont succédé, la
coopération internationale s’est accentuée, jusqu’à ce qu’en 1951 soit adoptée une vraie
réglementation dans le cadre de l’OMS. Pourquoi les États ont-ils finalement opté pour le droit
international pour formaliser leur coopération ?
Le droit international est défini par Jean Combacau et Serge Sur comme « le droit produit par le
concours de deux ou plusieurs États » [Combacau et Sur, 2008]. Le droit international est donc
également un concept moderne : il est inhérent à la naissance de l’État. L’Antiquité a vu l’émergence
du droit des gens ou jus gentium. Bien qu’à vocation universelle, ce droit régulait uniquement le
traitement des étrangers sur un territoire national. Ce n’est qu’à partir des traités de Westphalie, qui
reconnaissent l’égalité juridique souveraine des États, que l’on peut réellement parler de droit
international. Les États sont les producteurs primaires de droit international. L’émergence et
l’affirmation de ce droit ne dépendent donc que de leur souveraineté et de leur volonté de
coopération.
Ces conférences sanitaires, bien que révolutionnaires à l’époque, ne représentent qu’un embryon
de coopération internationale. Elles permettent notamment de mettre en place un système de
surveillance des maladies infectieuses, et elles engagent les États européens à s’échanger les
informations pertinentes qu’ils peuvent recueillir. Des essais d’encadrement de cette coopération
sanitaire par le droit émergent – des conventions sont élaborées lors de ces conférences – mais aucun
État n’est alors prêt à se charger d’obligations dans ce domaine. Les conventions ne sont pas ratifiées.
La soft law prédomine. Peut-on dès lors réellement parler de droit dans la mesure où aucune
contrainte ne conditionne le comportement des États ?
Le caractère juridique des décisions prises au cours du XIXe siècle en matière de coopération
sanitaire est contestable. Cependant, l’organisation de ces conférences internationales témoigne de
l’engagement des États en la matière. La santé des populations, notamment dans le cadre des maladies
infectieuses, acquiert pour la première fois une dimension internationale dans la conception étatique.
Ce n’est plus uniquement une prérogative souveraine. En outre, si le droit international en matière de
santé est plutôt balbutiant au niveau européen et mondial, il faut noter que les initiatives du continent
américain sont beaucoup plus avancées. En 1902, la deuxième conférence internationale américaine
crée l’Organisation panaméricaine de la santé dont la mission est de « développer une collaboration
stratégique entre ses États membres et partenaires afin de promouvoir l’équité en matière de santé,
lutter contre la maladie, et améliorer la qualité et la durée de la vie des peuples des Amériques [3] ».
Cette organisation adopte le Code panaméricain de la santé en 1924, dont l’objet est de prévenir la
propagation des maladies infectieuses au niveau international. Le code fait peser de véritables
obligations sur les États en matière de surveillance sanitaire. Ces derniers ont notamment le devoir de
notifier toute émergence de maladies infectieuses (peste, choléra, fièvre jaune, variole, typhus, etc.)
sur leur territoire. La date d’adoption de ce code particulièrement novateur n’est pas anodine. Le
continent américain vient d’être très touché par l’épidémie de grippe espagnole (en 1918-1919).
Certains chercheurs considèrent que l’épidémie aurait tué un demi-million de citoyens américains. Or
les États-Unis sont, juste après la guerre, une terre d’intenses immigrations. L’épidémie hautement
létale de grippe met justement en cause ces flux migratoires. Or le code sanitaire est précisément
adopté l’année où le gouvernement américain signe la Immigration Bill, limitant drastiquement
l’immigration de nationaux d’autres pays sur le territoire américain [Maurois, 1962]. L’épidémie de
grippe espagnole a sans doute fortement encouragé les États-Unis, et plus généralement les États
américains, à coopérer pour qu’une telle tragédie ne se reproduise pas à l’avenir. Après la première
guerre mondiale, le droit international encadre donc plus strictement les décisions des États
américains que celles des États européens. Mais l’efficacité de telles normes est discutable, surtout
dans un contexte où le droit international, de manière générale, n’est pas réellement contraignant
pour les États. Il donne alors seulement un cadre formel à un début de coopération, sans que les États
ne se sentent vraiment liés par les règles qu’il édicte. En outre, notons que l’engagement des États-
Unis dans l’élaboration de ce code s’assimile à ce moment-là plus à un réflexe protectionniste, voire
isolationniste, qu’à une volonté authentique de coopération internationale dans le but de protéger la
santé mondiale.
Ce n’est donc qu’en 1945, alors que les États optent de nouveau pour la coopération
internationale, que la santé fait l’objet d’une codification d’une dimension véritablement
internationale. En premier lieu, la communauté internationale crée le 7 avril 1948 l’OMS, l’institution
des Nations unies spécialisée dans le secteur de la santé. Cette organisation compte aujourd’hui pour
membres 193 États. Elle est « chargée de diriger l’action sanitaire mondiale, de définir les
programmes de recherche en santé, de fixer des normes et des critères, de présenter des options
politiques fondées sur des données probantes, de fournir un soutien technique aux pays et de suivre et
d’apprécier les tendances en matière de santé publique [4] ».
Adopté cent ans après la première conférence sanitaire internationale, ce texte représente-t-il une
avancée ? Son but est d’éviter la propagation de trois maladies infectieuses tout en protégeant le
commerce international. Il apparaît que les normes élaborées cherchent en premier lieu à éviter que
les États non contaminés ne prennent des mesures économiques disproportionnées contre l’État qui a
notifié des cas infectieux sur son territoire. Il s’agit de privilégier la coopération plutôt que
l’isolationnisme. Cependant, jusqu’en 1997, le RSI n’est pas obligatoire pour les États : seuls les États
qui le souhaitent déclarent les cas infectieux émergents sur leur territoire. Jusqu’à la fin du XXe
siècle, le texte reste donc très respectueux de la souveraineté nationale, principe directeur des
relations internationales depuis les traités de Westphalie de 1648. Les États, non contraints
juridiquement par ces règles, ont donc été enclins à ne pas respecter les normes du RSI. Ils
craignaient en effet les mesures économiques des autres États à leur envers s’ils notifiaient à l’OMS
des cas infectieux, ce que précisément le RSI cherchait à éviter. Cette peur semblait justifiée au regard
des exemples du Pérou et de l’Inde dans les années 1990. En effet, en 1991, le Pérou signale à l’OMS
une épidémie de choléra. La perte en commerce qui en découle est évaluée à 700 millions de dollars.
De la même façon, en 1994, l’Inde notifie des cas de peste. Le pays aurait perdu environ 1,7 milliard
de dollars à cause d’un ralentissement du commerce et du tourisme dû aux embargos excessifs
imposés par les autres États [Aginam, 2002].
On voit donc que la toute nouvelle OMS ne jouit que de peu d’expériences en matière de mise en
œuvre de normes internationales contraignantes en 1951. Elle opte pour un système passif
(publication des informations dans un journal hebdomadaire) [Pellerin, 2008] qui pose un problème
fondamental de délais : la nature même des maladies infectieuses transmissibles nécessite une
intervention rapide au niveau international. Sans norme contraignante, les États font le minimum là
où une véritable coopération internationale rapide et efficace serait indispensable. Le RSI de 1951 est
ratifié, mais il relève toujours de la soft law, du moins jusqu’en 1997. En comparaison avec les
initiatives du XIXe siècle, celle de l’OMS profite de la dimension complètement internationale de
l’organisation. Cependant, l’encadrement par le droit international, même dans le cadre d’une
organisation aussi légitime et reconnue que l’OMS, est-il utile au regard du non-respect des normes
par les États membres ? On a vu que le recours au droit international a, à l’origine, été justifié par un
besoin de coopérer au niveau international. Ce besoin existe encore en 1951. Mais il faut le remettre
dans son contexte : une fois encore, la coopération est mise à mal par un climat politique international
tendu dans le cadre de la guerre froide.
Cependant, à l’aube du XXIe siècle, la santé est devenue une préoccupation majeure de la
communauté internationale. On reconnaît son importance en termes de bien-être mondial et son
influence sur la stabilité économique et sociale des États et du monde en général. Ainsi, consciente du
succès limité du premier RSI, l’Assemblée mondiale de la santé adopte en 1995 la résolution WHA
48.7 qui préconise la révision du RSI. Un groupe de travail intergouvernemental (IGWG) est mis sur
pied à cet effet. Cette révision est également l’objet du Bulletin de l’OMS de décembre 2002 qui
comprend une réflexion plus large sur le rôle que peut jouer le droit international dans le domaine de
la santé et sur les capacités de l’OMS à être le législateur privilégié en la matière.
2. - Le RSI révisé : un cadre juridique contraignant
promouvant le droit à la santé ?
Dans un monde toujours plus interdépendant, de nombreux débats posent la question des biens
publics mondiaux. Ces derniers seraient les domaines à protéger et à promouvoir en priorité pour
pallier les lacunes qui existent encore en termes de coopération au niveau international. Si la paix et la
sécurité, par exemple, sont communément considérées comme des biens publics mondiaux, le débat
est encore vif en ce qui concerne la santé publique internationale. La révision du RSI en 2005 et son
entrée en vigueur en 2007 ouvrent pourtant la voie à une promotion croissante de la protection de la
santé internationale par le biais de la coopération en matière de maladies infectieuses. La question de
l’efficacité reste cependant prégnante dans un système qui ne dispose pas, a priori, de mécanismes de
sanctions. Il s’agit d’évaluer les contributions du nouveau RSI à la prévention des pandémies et à la
promotion du droit à la santé, dont il faudra envisager la définition et les modalités.
Le nouveau RSI est également beaucoup plus contraignant que le texte de 1951 pour les États
membres de l’OMS. Il définit en effet : « b) l’obligation pour les États parties de développer des
capacités essentielles minimales en santé publique ; c) l’obligation pour les États parties de notifier à
l’OMS les événements susceptibles de constituer une urgence de santé publique de portée
internationale conformément aux critères définis » [OMS, 2008]. Au regard du droit international, les
États ont donc l’obligation de notifier à l’organisation toute menace à la santé pouvant constituer une
urgence de santé publique de portée internationale [OMS, 2007] sur leur territoire, après vérification
de la véracité de l’information. Ils ne jouissent plus du choix qui leur était accordé auparavant. Ne pas
porter à l’attention de l’OMS des informations pertinentes en la matière constitue désormais la
violation d’une obligation internationale. Autre innovation : l’ancien texte comprenait des
recommandations à l’attention des États en ce qui concernait les mesures à prendre en cas de
pandémie. Les États ont désormais l’obligation de renforcer au préalable leurs capacités nationales en
matière de surveillance et de riposte (mise en place de services sanitaires et santé essentiels dans les
aéroports internationaux, les ports et les postes frontières ciblés) [OMS, 2007].
Les rédacteurs du nouveau RSI tentent également de contourner la souveraineté nationale en ce
qui concerne l’échange d’informations. En effet, le RSI contient : « d) des dispositions autorisant
l’OMS à prendre en considération les rapports officieux sur des événements de santé publique et à
obtenir vérification de ceux-ci par les États parties ; e) des procédures pour que le directeur général
détermine l’existence d’une “urgence de santé publique de portée internationale” et formule des
recommandations temporaires correspondantes après avoir tenu compte de l’avis d’un comité
d’urgence » [OMS, 2008]. L’OMS est consciente que la peur des États d’être sanctionnés
économiquement par les autres États en cas de notification de cas infectieux ou de périls nucléaires,
radiologiques ou chimiques reste active encore aujourd’hui. Si dans le RSI de 1951, seuls les États
membres étaient habilités à effectuer ces notifications, l’organisation a décidé dans le nouveau texte
de donner un poids aux sources non officielles (telles que, par exemple, le Global Public Health
Intelligence Network canadien ou le Global Public Health Infectious Network) et aux investigations
du directeur général de l’organisation. Cette disposition permettra éventuellement à l’organisation
d’accéder à des informations dissimulées par les États. Le professeur Gilles Brücker en vient à parler
d’une « sorte d’ingérence épidémiologique et de veille sanitaire » [Brücker, 2009]. Le but est de
rendre la lutte contre toutes les menaces à la santé globale la plus efficace possible. Cet objectif est
suivi au détriment de la souveraineté traditionnelle des États : dans le nouveau texte, la santé mondiale
prime sur les prérogatives étatiques.
Cette nouvelle dimension, extrêmement novatrice, est doublée par l’introduction des particuliers
dans le texte du RSI : « f) la protection des droits de l’homme pour les voyageurs et autres personnes
» [OMS, 2008]. Les États ne sont plus les seuls acteurs du droit international. Ils en restent les sujets
primaires, mais le droit international implique de plus en plus les personnes privées. Ces dernières,
en tant que titulaires de droits fondamentaux, bénéficient aujourd’hui d’une importante protection sur
la scène internationale. Introduire la protection des droits de l’homme dans le RSI, c’est prendre la
mesure des évolutions récentes du droit international, mais c’est également faire peser des
obligations encore plus lourdes sur les États : l’obligation de santé publique et la lutte contre la
propagation mondiale des maladies infectieuses ne peuvent pas aller à l’encontre des droits
fondamentaux de tout individu.
Enfin, le RSI révisé vise à mettre en place un système actif de veille en temps réel, mobilisé
vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept [Bertrand, 2007]. Il ne s’agit plus, comme
auparavant, d’inscrire les notifications dans un bulletin épidémiologique hebdomadaire. Par « g) la
création de points focaux nationaux RSI et de points de contact RSI à l’OMS pour les communications
urgentes entre les États parties et l’OMS » [OMS, 2008], l’OMS s’assure que chaque État dispose d’un
« centre national […] qui doit être à tout moment à même de communiquer avec les points de contact
RSI à l’OMS […] » [OMS, 2005]. Le nouveau texte promeut donc la réactivité face à une notification
inquiétante et la responsabilisation des États face aux risques d’atteinte à la santé publique mondiale.
Ce système très actif a fait ses preuves lors de la notification en avril 2009 par le Mexique de la
présence sur son territoire d’une nouvelle forme grippale (« grippe porcine » ou « grippe A »), ce
qui a conduit Margaret Chan, directrice générale de l’OMS, à affirmer le 11 juin 2009 : « aucune
pandémie antérieure n’a été décelée aussi tôt ni surveillée d’aussi près, en temps réel, dès le tout
début. Le monde peut maintenant recueillir le fruit des investissements consentis depuis cinq ans pour
la préparation en cas de pandémie » [OMS, 2009].
Ce nouveau texte est d’autant plus contraignant pour les États que l’OMS s’y engage à donner
des délais supplémentaires aux États qui éprouveraient des difficultés à atteindre les objectifs fixés en
termes de développement des capacités nationales essentielles. Les États ont en effet deux ans pour
adapter leur système sanitaire national, et trois ans pour une mise en œuvre complète des nouvelles
obligations. Dans des circonstances exceptionnelles, le pays aura néanmoins le droit à une extension
de cette période d’adaptation de deux ans. En outre, même si l’organisation considère que le budget
national doit être en premier lieu le moyen de mettre en œuvre les obligations contenues dans le RSI,
elle s’engage à apporter une aide technique aux États pour qu’ils puissent remplir les conditions
requises.
Le nouveau texte du RSI a été signé en 2005. Sauf avis contraire d’un État particulier, tous les
membres de l’OMS, en vertu de la constitution de l’organisation, sont automatiquement parties au RSI
et soumis à ses obligations. Les États avaient jusqu’au 15 décembre 2006 pour indiquer leur position.
Aucun État n’a refusé le texte dans son ensemble. L’Inde [Bhawan, 2006] et les États-Unis [6] ont
néanmoins émis des réserves. Le règlement est entré en vigueur le 15 juin 2007 pour les 191 États qui
n’avaient pas formulé de réserves ; et le 8 août 2007 pour les États-Unis et l’Inde. L’ensemble des
États de la planète est donc lié juridiquement à des obligations en matière de prévention de la
propagation internationale des maladies infectieuses, ce qui prouve encore une fois le caractère
véritablement universel du nouveau RSI.
Ainsi, il est légitime de se demander si les États seront véritablement enclins à respecter les
normes du RSI. L’entrée en vigueur du RSI révisé est encore trop récente pour que l’on puisse juger
concrètement de son efficacité et de son observance par les États. La question de l’application d’un
texte juridique international est fréquemment posée. Mais il faut également se demander pourquoi
ledit texte a été adopté en premier lieu. Les États étant globalement souverains au regard du droit
international, rien ne les oblige à s’investir dans la rédaction d’un texte contraignant. Alors, pourquoi
le font-ils ? Le droit international est précisément l’expression de la volonté de deux ou plusieurs
États de coopérer. Il exprime donc un consensus. Il peut alors être argué que la menace de sanctions
éventuelles n’est probablement pas la seule raison pour laquelle les États respectent un texte qu’ils ont
eux-mêmes négocié. Dans le cas du RSI, les États y ont certainement trouvé leur intérêt. La protection
de la santé au niveau international bénéficie à tous, en particulier dans un contexte international
instable caractérisé par l’accroissement des échanges, la disparition des frontières et l’affirmation de
menaces telles que le bioterrorisme. Dans cette perspective, la santé peut être considérée comme un
bien public mondial. Les États consentent à respecter le RSI parce qu’ils visent le bien-être de leur
population nationale tout en servant le bien-être mondial. Comme dans le cas plus ancien des textes
juridiquement contraignants en matière de droits de l’homme, les États acceptent de limiter leur
souveraineté pour servir un bien plus global.
Cette perspective est néanmoins très régulièrement bravée par la structure même de la scène
internationale, et particulièrement dans le domaine de la santé. En effet, la santé publique
internationale ne se limite pas à la seule OMS. Bien que structure centralisatrice, l’organisation est de
plus en plus concurrencée par un très grand nombre d’acteurs. Cette situation est inhérente à la nature
même de la santé. De très nombreux domaines des relations internationales sont plus ou moins reliés
à la question sanitaire : l’environnement, le commerce (notamment les firmes pharmaceutiques), le
contrôle des armes ou les normes internationales du travail pour n’en citer que quelques-uns. On
comprend dès lors que les acteurs dans le domaine de la santé sont très multiples. D’autres
organisations internationales (Organisation mondiale du commerce [OMC], Organisation
internationale du travail [OIT]…), de très nombreuses agences non gouvernementales, des agences
privées à but lucratif, des fondations philanthropiques, des réseaux de chercheurs, des partenariats
public-privé interfèrent régulièrement dans le secteur dont l’OMS est censée être la pierre angulaire.
La santé met dès lors en évidence un des problèmes centraux du multilatéralisme : la prolifération des
acteurs qui conduit à la multiplication et à la confusion des normes internationales. Le risque bien
réel aujourd’hui est la concurrence des normes. Par exemple, en matière de santé, faut-il privilégier
l’accord Adpic (Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) de l’OMC
ou le RSI s’ils entrent en contradiction ? On se posait plus haut la question du respect du RSI par les
États. Tout semble finalement être une question d’arbitrage : quels sont les avantages et les
inconvénients à observer telle ou telle règle ?
Cette concurrence des normes peut néanmoins se transformer en complémentarité dans certains
cas. Prenons encore une fois l’exemple des relations entre OMS et OMC. En matière de sécurité
alimentaire, l’OMC a adopté les Mesures sanitaires et phytosanitaires. Ces dernières sont soumises au
régime juridique régulier de l’organisation. En cela, tout différend en rapport avec ces mesures peut
être soumis à l’Organe de règlement des différends (ORD), juridiction interne au système de l’OMC,
dont les décisions sont obligatoires pour les États membres. Ainsi, concernant le volet particulier de
la sécurité alimentaire, le RSI peut éventuellement bénéficier du caractère obligatoire des décisions
de l’ORD. Par conséquent, les Mesures sanitaires et phytosanitaires de l’OMC pourraient
vraisemblablement aider à l’application de certaines dispositions du RSI [Murray, 2009].
Or, les textes juridiques internationaux ont élaboré depuis le milieu du XXe siècle un droit à la
santé (regroupant les prestations de santé, l’accès à l’eau salubre, l’hygiène du travail, le droit à
l’information relative à la santé, et plus globalement le droit à la vie, etc.), qui entre dans le champ
des droits de l’homme [Bothe, 1979]. La Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) de
1948 a en premier introduit un droit à la santé en son article 25, paragraphe 1. Or la DUDH, bien
qu’originellement symbolique, promeut en réalité des principes coutumiers : elle est donc
juridiquement contraignante pour les États qui l’ont signée. Cette première base a permis d’affirmer
le droit à la santé par la suite dans de nombreux autres textes juridiques internationaux. Le Pacte
international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966 protège dans son article 12,
de manière contraignante également pour les 146 États qui ont ratifié le texte, le droit à la santé. Bien
que longtemps mis de côté dans les contentieux internationaux au profit des droits civils et politiques,
les droits économiques, sociaux et culturels occupent aujourd’hui une place de choix au sein des
juridictions internationales chargées de l’application des droits de l’homme (notamment au sein de la
Cour interaméricaine des droits de l’homme) [Hunt, 2003]. De nombreux autres textes internationaux
plus spécifiques (Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination
raciale, Convention sur l’élimination des discriminations à l’égard des femmes, Convention relative
aux droits de l’enfant…) s’attachent également à protéger le droit à la santé, comme n’importe quel
autre droit de l’homme [ONU, 2003]. Malgré cela, les violations de nombre de ces conventions ne
sont pas soumises à des mécanismes de règlement des différends pouvant donner lieu à des sanctions
envers des États. Cependant, notons par exemple que la violation de l’article 2 de la Convention
européenne des droits de l’homme protégeant le droit à la vie (qui est étroitement lié au droit à la
santé en matière de veille sanitaire) est sanctionnée par la Cour européenne des droits de l’homme. Il
en est de même dans le système interaméricain des droits de l’homme.
Ainsi, le RSI de 2005, en affirmant la protection nécessaire des droits de l’homme, s’est doté
d’une arme puissante pour inciter les États à respecter ses dispositions : une violation du RSI peut en
effet éventuellement entraîner une procédure devant une juridiction internationale, l’intervention de la
communauté internationale au nom de la responsabilité de protéger et la discréditation de l’État
violateur au niveau international.
Le recours au droit en matière de santé n’était pas une évidence de prime abord. Mais la santé
publique internationale a bénéficié du mouvement coopératif qui s’est fortement développé après la
seconde guerre mondiale. En effet, la communauté internationale a décidé de se doter d’instruments
juridiquement contraignants afin de ne plus avoir à affronter les mêmes horreurs que dans le passé.
Cette coopération encadrée par le droit a touché tous les domaines, à commencer par la paix
internationale. La santé globale a rapidement fait elle-même l’objet de régulations internationales
grâce à l’héritage des conférences sanitaires internationales du XIXe siècle et à l’impulsion de l’OMS.
Les États restent encore aujourd’hui souverains au regard du droit international. Ils demeurent
les principaux producteurs de normes internationales. Cependant, le développement des organisations
internationales dans la seconde moitié du XXe siècle, et la capacité de ces dernières de produire du
droit remettent petit à petit en cause la souveraineté longtemps inconditionnelle des États. Or, en
matière de santé, l’individu est le premier concerné. L’évolution du droit international vers une prise
en compte de la personne privée, dont le RSI révisé est une des manifestations, pourra certainement à
court ou moyen terme améliorer la santé globale. La promotion d’un droit à la santé, ainsi que
l’ensemble des mécanismes juridictionnels qui s’attache à le protéger, indique que le droit
international peut avoir un rôle à jouer dans le domaine de la santé.
L’adoption du RSI dans le cadre de l’OMS pose néanmoins une question inhérente au droit
international : les États respecteront-ils ce texte, sachant que l’organisation elle-même n’a aucun
moyen de les y forcer ? Dans un contexte de mondialisation et de prolifération d’acteurs de très
différentes natures sur la scène internationale, l’OMS, dans son Bulletin de décembre 2002, a posé la
question de la gouvernance en matière de santé et se propose comme pierre angulaire du système.
Pour que cette prétention à la gouvernance globale soit réaliste, il faudrait que l’OMS soit dotée, à
l’instar de l’OMC par le biais de l’ORD, d’une juridiction interne qui serait à même de statuer sur les
litiges qui émergeraient à la suite des violations éventuelles du RSI.
Bibliographie
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Société française pour le droit international, La Responsabilité de protéger, Paris, Pedone, 2008, p.
61-86.
Notes du chapitre
[*] ↑ Diplômée de Sciences Po en « Affaires internationales », actuellement en charge du développement des programmes au sein
de la mission de l’ONG française ACTED au Kenya et en Somalie
[1] ↑ L’auteur remercie le docteur Dominique Kerouedan, pour la qualité de son enseignement et l’opportunité qu’elle lui a offerte
de participer à cet ouvrage, le docteur Marc Gastellu-Etchegorry (Institut de veille sanitaire à Paris) et Mathias Forteau (maître de
conférences à l’Université Paris-X) pour leurs conseils.
[2] ↑ Ces facteurs ont été présentés par le docteur Marc Gastellu, directeur du Département international et tropical de l’Institut de
veille sanitaire de Paris, lors d’un cours à Sciences Po le 10 mars 2009.
[5] ↑ Ibid.
[6] ↑ Mission permanente des États-Unis d’Amérique au siège des Nations unies à Genève, Notification à l’OMS des réserves du
gouvernement américain au Règlement sanitaire international, Genève, 13 décembre 2006, sur le site de l’OMS :
http://www.who.int/about/fr/
[7] ↑ Ce concept a formellement été adopté sous le nom de « devoir de protéger des populations contre le génocide, les crimes de
guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité » par l’Assemblée générale lors du 60 e sommet mondial des Nations unies,
en 2005.
Partie 4 | Enjeux de la recherche pour le
développement et contributions des sciences
sociales
39. La santé et la recherche : traditions, modèles,
courants et perspectives
Michel Pletschette [*]
Michel Pletschette, médecin, spécialisé en maladies infectieuses et en épidémiologie,
a travaillé comme chef de l’unité scientifique de l’Agence exécutive santé publique de
l’Union européenne à Luxembourg jusqu’en 2009. Il est actuellement à la Direction
générale de la santé et des consommateurs de la Commission européenne. Il s’exprime dans
cet ouvrage à titre personnel.
En ce début du XXIe siècle, les pays en développement restent caractérisés par une grande
prévalence de multiples pathologies infectieuses ainsi que par des systèmes de santé faibles et peu
performants. La finalité de la recherche en santé globale est donc de développer de nouvelles
interventions accessibles (assainissement, médicaments, vaccins) sur la base de connaissances
régulièrement mises à jour de l’état de santé des populations, et développer les moyens permettant
d’améliorer durablement les systèmes de santé dans leur ensemble.
La vaste majorité des recherches publiées restent basées sur un modèle de santé biomédical,
voire bioclinique, plutôt que sur un modèle de déterminants de santé multiples, ceci nonobstant
l’échec réitéré de l’utilisation exclusive d’un modèle utilisé assez mécaniquement dans la lutte contre
des problèmes d’émergence plus récente comme la pandémie VIH/sida.
Il est clair que ce modèle, dont l’essor se développe depuis la moitié du XIXe siècle, doit une
grande partie de sa prédominance, mais aussi de son incontestable valeur, au fait que les méthodes de
travail qui le soutiennent sont partagées à travers le monde et relativement facilement accessibles
pour une communauté de chercheurs en expansion véhiculant une culture fortement normative.
L’intérêt de ces constats n’est pas de dévaloriser l’origine des avancées parmi les plus
importantes au niveau, par exemple, du développement des molécules antipaludiques, mais de mettre
en évidence que des systèmes de savoirs performants se sont développés en marge des systèmes de
santé et très largement à l’extérieur des populations. Les administrations coloniales et militaires
intronisent un système pyramidal à la tête duquel se trouvent des écoles d’enseignement, devenues
aujourd’hui de prestigieux centres de recherche, comme l’Institut Pasteur, la London School of
Hygiene and Tropical Medicine, l’Institut de médecine tropicale d’Anvers ou l’Institut Bernard Nocht
de Hambourg. Leur finalité est d’abord de prodiguer à des cadres sanitaires avant leur affectation
outre-mer, un enseignement complémentaire d’hygiène et de médecine tropicale, fortement basé sur
des techniques de laboratoire. Par ailleurs, ces centres servent de niveau de référence technique,
animant des missions de faisabilité ou d’interventions à caractère de démonstration et développant sur
cette base d’importantes recherches monographiques.
Sur le terrain, le praticien se trouve armé d’un bagage scientifique robuste mais aussi sur un îlot
de savoir à l’intérieur d’un référentiel peu évolutif. En effet, le développement d’écoles de formation
et la nationalisation progressive des centres de recherche dans les pays en développement ne changent
rien au fait que celui qui est appelé à gérer les problèmes de santé sur le terrain reste
fondamentalement isolé, et que les systèmes locaux de savoirs scientifiques sont durablement affaiblis
dans la plupart des pays, dès lors que le référentiel politique a été amené à changer. À cela s’ajoute un
handicap linguistique bien connu limitant la portée des échanges sur un même continent. La plupart
des bailleurs de fonds en matière de recherche en santé et leurs opérateurs, ont tendance à reproduire
cet hégémonisme, y ajoutant un académisme caractérisé notamment par une taxonomie
majoritairement biologique ou technique des problèmes de santé et des finalités plus orientées vers
l’essor des capacités de recherche des pays du Nord que vers celles du Sud. Très peu, trop peu de
programmes de recherche réussissent à associer systématiquement le développement des systèmes de
soins ou à prendre en charge la pérennisation des interventions préconisées par leurs recherches.
Une preuve a contrario de ces éléments peut être trouvée dans la comparaison favorable des
systèmes scientifiques de pays comme Cuba ou la Thaïlande qui n’ont jamais été significativement
influencés ou en dépendance des bailleurs de fonds externes pour assurer la qualité et la pertinence de
leurs programmes nationaux.
Curieusement, c’est en se penchant sur le pays qui depuis cinquante ans dispose du système de
recherche médicale le mieux financé et le plus développé, à savoir les États-Unis, que l’on
approchera un modèle de gestion probablement à l’origine de l’essor de la recherche nord-
américaine depuis les années 1940 jusqu’à son statut actuel de référence prédominante, et ceci en
dépit de ses conditions de départ peu favorables au début du XXe siècle. Il s’agit du modèle intégratif
dit de Flexner, du nom de ce bactériologiste connu pour ses travaux importants de pathologie
expérimentale, à qui les autorités avaient demandé un rapport d’envergure sur la meilleure façon
d’améliorer la pratique médicale aux États-Unis, considérée alors en déliquescence [Flexner, 1920].
Après avoir inspecté plus d’une centaine de facultés de médecine, Abraham Flexner préconisa une
réforme fondamentale du système d’enseignement et de pratique professionnelle intégrant
obligatoirement le devoir de recherche, d’enseignement et de pratique clinique ainsi que la
systématisation de la revue collégiale par les pairs à différents niveaux. Même si cette notion
d’intégration est à la base de la réforme dite Debré des centres hospitalouniversitaires en France, elle
est encore loin d’être réalisée à sa juste valeur dans de nombreux pays européens. L’intégration des
tâches au sein des centres fait qu’ils se retrouvent vite au cœur d’un système de savoir local
important. Leur compétitivité en matière de recherche fait qu’une très grande partie des travaux
commissionnés au National Institute of Health, certes à la tête d’une pyramide notionnelle de savoir, y
sont effectués extra-muros. Ce modèle à la base d’une performance extraordinaire rejoint, à moindre
échelle certes, celui du praticien de terrain, considéré dans une stature idéale, collectant et analysant
des données dans sa pratique et les mettant en relation avec les demandes des programmes de lutte,
encadrant les autres agents de santé et dispensant soins et éducation sanitaire.
2. - La période de l’après Alma-Ata : une occasion
manquée
Peu de doutes subsistent quant au rôle fondamental de la déclaration dite d’Alma-Ata dans la
conception moderne de la santé publique des pays en développement [OMS, 1978]. À côté de la
promotion d’un modèle de pratique sanitaire fondée sur les soins de santé primaires, elle requiert
aussi le développement et l’utilisation d’interventions simples et robustes mais scientifiquement
validées. Sa mise en œuvre aurait donc tendu à créer un appel structurel vers le développement de
systèmes de recherche organisés d’abord sur le plan national. La responsabilité de l’OMS dans
l’organisation de tels systèmes à la mesure de ses ambitions de politiques de santé est patente.
Néanmoins, l’organisation verticale des principaux programmes de santé (nutrition, vaccinations,
etc.) entraîne forcément une organisation verticale des recherches qui se délitent vite de leurs
programmes-mères, afin de mieux attirer des fonds et augmenter la visibilité globale des efforts de
recherche. Il est également clair que le développement de systèmes locaux doit se baser sur de fortes
structures de gestion nationales ou régionales qui n’ont jamais vu le jour dans le domaine de la santé,
ceci en contraste avec le maillage serré des structures du système international de recherche
agronomique. S’y ajoute le handicap de l’académisme prévalant dans les principales universités des
pays en développement, le portefeuille des enseignements et des recherches étant souvent calqué sur
les activités des centres du Nord.
Cependant, on ne pourrait passer sous silence que l’émergence de la doctrine de soins de santé
primaires s’accompagne en pratique d’une rhétorique réductionniste par rapport à la nécessiter
d’innover : la recherche coûterait trop cher et entrerait en compétition avec les fonds destinés au
financement des infrastructures de base et des interventions. Rappelons que les programmes
d’intervention à grande échelle qui ne sont pas accompagnés de recherche échouent. Dans ce contexte,
on confronte souvent l’éradication globale du paludisme, rapidement mise en échec, avec le succès de
la lutte contre la cécité des rivières. En effet, les programmes de lutte qui intègrent des composantes
substantielles de recherche d’accompagnement réussissent fort bien.
Force est de constater cependant que, en près de dix ans, à une ou deux exceptions près, aucun de
ces partenariats de développement de produits n’a livré le produit promis [2] . Il semblerait bien que ce
modèle de gestion de la recherche et développement, dont on reconnaîtra aussi une certaine tendance
réductionniste et simplificatrice par rapport aux agendas de recherche et d’efforts de partage de
savoirs, ne soit finalement guère supérieur aux modèles antérieurs de programmes de recherche
publics, ou de programmes gérés exclusivement par l’industrie pharmaceutique dont il émule le
modèle de base.
Aucune des initiatives n’aura vu le jour sans l’apport croissant de capitaux de la Fondation Bill et
Melinda Gates. Ce type de mécénat ne trouve pas d’équivalent en Europe. Il a entraîné sans aucun
doute une poussée d’innovation importante dans le monde de la recherche sur les problèmes de santé
globaux, bien que des effets non recherchés de cette magnanimité peuvent aussi être mesurés : les
processus décisionnels ne semblent guère, pour le meilleur et pour le pire, suivre ceux tracés par les
programmes publics les plus respectés, notamment au niveau des pratiques de revue par les pairs, et
la gestion, même celle de haut niveau, consiste en des actions qui entraînent l’habituelle escalade des
procédures et structures administratives consommant des ressources de plus en plus importantes.
L’impact sur la fuite des cerveaux est patent, et les conditions globales de santé des populations vivant
autour des projets de recherche implantés de l’extérieur tardent à s’améliorer. Pour toutes ces
initiatives basées sur des thématiques de maladies, la définition des priorités suit une culture propre et
éphémère, très à distance des mesures prises sur les problèmes de terrain [McCoy et al., 2009].
La tension entre recherche et provision de services en serait finalement augmentée. Ceci devrait
être une cause de soucis au moment où les moyens financiers pour les interventions à grande échelle
se concentrent de plus en plus au niveau d’un nombre réduit d’opérateurs, tel le Fonds mondial de
lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, dont le rôle intrinsèquement « normatif par le fait »
apparaît de grande valeur dans la perspective de mettre massivement en œuvre les résultats de
recherche.
Les prochaines années constitueront l’aune pour mesurer les retards et les déficits accumulés
globalement dans la poursuite des Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) en matière
de santé. D’importants éléments ont déjà été caractérisés dans ce contexte et la fragmentation actuelle
des efforts de recherche en fait partie. L’alternative résiderait dans le développement des modèles
intégratifs de recherche appliqués à l’échelle locale, constituant la base de systèmes scientifiques
nationaux et régionaux, à la fois dynamiques et robustes. La santé devra se réapproprier la recherche.
Bibliographie
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Notes du chapitre
[*] ↑ Médecin spécialisé en maladies infectieuses et en épidémiologie, actuellement à la Direction générale de la santé et des
consommateurs de la Commission européenne.
[1] ↑ http://www.cohred.org
[2] ↑ Cf. différents sites sur la toile : MMV, IAVI, TB Alliance, etc.
40. Le déficit de la R&D dans le domaine des
maladies négligées
Hélène Fournols [*]
Hélène Fournols est en double Master « Affaires internationales » à Sciences Po et à
la London School of Economics and Political Science, mention « Environnement,
développement durable et risques ».
Les maladies négligées sont ainsi nommées car elles n’intéressent quasiment
personne. Pourquoi ? Certainement pas du fait de leur faible occurrence. On
considère en effet qu’elles provoquent la mort de millions de personnes par an.
Elles ne sont pas non plus inconnues. Leur nom est en effet familier pour la plupart
d’entre nous. La malaria, la tuberculose, la maladie du sommeil (trypanosomiase
africaine) en font en effet partie.
Non, si ces maladies sont dites négligées, c’est parce qu’elles touchent des
populations vivant dans des pays en développement, bien loin de nous, et bien loin
des laboratoires pharmaceutiques des pays développés. Et, de fait, ces maladies
sont caractérisées par l’absence de traitement efficace et de recherche et
développement (R&D). La raison est bien simple : les gens atteints par ces
maladies étant pauvres, les médicaments pouvant potentiellement être développés
pour les traiter ne pourront pas être achetés. La R&D dans ce domaine est donc
trop peu profitable pour être menée à bien. C’est un fait accablant, mais vite oublié.
L’innovation dans le secteur des maladies négligées est donc bien peu active.
Pourtant l’industrie pharmaceutique est l’une des industries pour lesquelles les
règles destinées à stimuler l’innovation sont parmi les plus développées. La
protection de la propriété intellectuelle – qui se traduit par l’émission de brevets et
qui a été promue à l’échelle internationale au travers de l’accord Adpic (Aspects
des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) – est censée, en
assurant aux laboratoires des perspectives de profit, garantir par la même occasion
la prise de risque et le développement de nouveaux médicaments. Or, ces
mécanismes se révèlent inefficaces lorsque la perspective de profit est faible du fait
de l’absence de demande solvable.
Aussi, pour les maladies négligées, d’autres mécanismes ont été inventés : les
partenariats public-privé (PPP), qui regroupent des ONG, des laboratoires publics,
des laboratoires privés et des sources de financement publiques et privées. Leur
objectif est de mutualiser la R&D, afin d’inciter les laboratoires pharmaceutiques à
se lancer dans le développement de ces médicaments.
Le problème de l’accès aux médicaments dans les pays du Sud, et plus généralement de l’accès à
la santé, est un problème récurrent. Le vœu formulé par l’OMS en 1978 à l’occasion de la déclaration
d’Alma-Ata, de « donner à tous les peuples du monde, d’ici l’an 2000, un niveau de santé qui leur
permette de mener une vie socialement et économiquement productive », fait aujourd’hui figure
d’utopie. L’an 2000 est bel et bien révolu, mais l’accès à la santé pour tous reste un problème majeur
aujourd’hui.
Or, l’accès aux médicaments constitue un volet essentiel des politiques de santé. Il n’est
cependant pas le seul. L’accès à la santé implique le développement de programmes de prévention, la
mise en place d’infrastructures, la formation de personnel de santé permettant le diagnostic, etc. Ce
sont autant d’enjeux primordiaux. Cependant, une fois l’infection déclarée, la nécessité pour les
malades est de pouvoir se procurer un traitement. Cela implique que le médicament soit disponible à
un prix abordable pour les populations des PED, mais avant tout, que ce médicament existe. Et si pour
certaines pandémies telles que le sida, la question de l’accès aux médicaments porte surtout sur le
problème de leur prix, pour d’autres maladies, l’enjeu principal est de développer des médicaments à
même de les soigner. C’est tout le problème qui se pose dans le cas des maladies dites négligées, pour
lesquelles la R&D est bien trop insuffisante, car bien peu profitable pour l’industrie pharmaceutique.
Du fait de ce dysfonctionnement de l’incitation par les brevets, d’autres mécanismes ont été
développés, dont les partenariats public-privé (PPP) particulièrement en vogue depuis le début des
années 2000. Ils visent à associer les compétences du secteur public en matière de recherche, les
capacités industrielles pour le développement, et à supporter une grande part du financement de tels
projets.
La question qui se pose est donc de savoir si cette solution est efficace et viable dans le cadre
actuel de la protection de la propriété intellectuelle. Est-elle adaptée aux causes du dysfonctionnement
du système ?
Pour répondre à cette question, il est tout d’abord nécessaire de voir plus en détail pourquoi le
système de protection de la propriété intellectuelle ne permet pas nécessairement de stimuler
l’innovation dans le domaine pharmaceutique, et en particulier en ce qui concerne les maladies
négligées.
Nous verrons, dans un second temps, le type de réponse que les PPP apportent aux
dysfonctionnements du modèle de stimulation de l’innovation par protection de la propriété
intellectuelle, et quelles sont ses limites. Cela nous amènera à considérer qu’une solution durable à
cette question implique de repenser les fondements mêmes du système de protection de la propriété
intellectuelle à l’échelle mondiale.
1. - Les limites du système de protection de la
propriété intellectuelle
1.1 - Perspective de profits assurés et innovation
Selon la théorie néoclassique, les entrepreneurs sont incités à prendre des risques et à innover
dès lors que la perspective de profit est suffisante. Si l’innovation est difficilement copiable, alors
cette dernière peut permettre à l’entrepreneur de se démarquer de ses concurrents et de se créer ainsi
une rente de monopole. Cependant, si l’innovation est facilement reproductible, d’autres
entrepreneurs sont alors incités à adopter un comportement de passager clandestin, c’est-à-dire de
tirer bénéfice des investissements effectués par un investisseur en attendant que l’innovation soit mise
sur le marché pour la copier. Dès lors, seule l’introduction d’un brevet peut permettre de rétablir la
rente de monopole, et inciter les entrepreneurs à prendre des risques et à investir dans la R&D.
Or, le secteur pharmaceutique semble rentrer tout à fait dans ce schéma de pensée. En effet, le
développement de nouveaux médicaments est particulièrement risqué et coûteux. Les médicaments
doivent en effet passer par 4 phases d’essais cliniques avant de recevoir une autorisation de mise sur
le marché, et il est possible que cette autorisation leur soit refusée en bout de chaîne, alors que
d’importantes dépenses ont été effectuées. Par ailleurs, les médicaments sont généralement aisément
copiables, grâce aux méthodes de reverse engineering.
Dès lors, le lobbying des industries pharmaceutiques pour la mise en place de l’accord Adpic
semble tout à fait justifiable et souhaitable. Ces dernières ont en effet mis en avant la concurrence
déloyale faite par les génériqueurs des PED, ainsi que l’augmentation de leurs coûts de R&D pour
insister sur la nécessité des accords de protection de la propriété intellectuelle. Une étude
controversée a ainsi été publiée par le Tufts Center for the Study of the Drug Development en 2002,
démontrant que le coût de développement d’un médicament était passé en moyenne de 1 million de
dollars dans les années 1950 à 500 à 800 millions de dollars au début des années 2000. Malgré les
nombreuses remises en cause de ces résultats [Angell et Relman, 2002], cette démarche a porté ses
fruits. L’accord Adpic prévoit ainsi que tout pays désirant entrer à l’Organisation mondiale du
commerce (OMC) doit accorder un brevet de vingt ans à tout inventeur ayant déposé un brevet dans
un pays membre de l’OMC. Des dérogations ont cependant été introduites peu à peu, pour des raisons
de santé publique dans les PED, mais elles restent marginales et difficiles à mettre en œuvre.
La question qui se pose face au renforcement des droits de propriété intellectuelle est de savoir
dans quelle mesure les arguments de l’industrie pharmaceutique sont fondés : les Adpic stimulent-ils
réellement l’innovation ?
Par ailleurs, la solution des brevets semble totalement inappropriée dans tous les cas où les
perspectives de profit sont faibles car la demande est insolvable, c’est-à-dire pour les maladies
négligées qui concernent la population pauvre des PED.
Ces maladies négligées ont peu tendance à intéresser les grands groupes pharmaceutiques, étant
donné qu’elles sévissent dans les pays en développement où la demande n’est pas solvable. Dès lors
les perspectives de profits ne sont pas jugées assez élevées pour prendre le risque de rechercher et de
développer une nouvelle molécule. D’autant plus que les laboratoires pharmaceutiques possèdent en
général très peu d’information quant à ces dernières.
En ce qui concerne la solvabilité de la demande, il faut savoir qu’alors que les dépenses
publiques représentaient en moyen 240 dollars par personne et par an dans un pays de l’OCDE pour
l’achat de médicaments au début des années 2000, la plupart des PED dépensent moins de 20 dollars
par personne et par an en moyenne pour tous les programmes de santé, et seulement 6 dollars en
Afrique subsaharienne.
Aussi, ce n’est pas l’accord Adpic qui risque de changer la situation dans ce domaine. Face à
cette contradiction entre la logique de marché et le bien public que constitue la santé, des initiatives
ont été lancées. L’instauration de partenariats public-privé semble être la plus prometteuse, et surtout
la plus conséquente en termes d’investissements.
2. - Les PPP et développement de projets de
recherche pour les maladies négligées
2.1 - PPP, synergies de recherche et réduction du risque
porté par les industries pharmaceutiques
Comme nous l’avons vu, les industries pharmaceutiques sont réticentes à s’investir dans la
recherche sur des maladies dont la demande est essentiellement non solvable. Les entreprises ne sont
en effet pas des œuvres caritatives, et même si leur image auprès du public les concerne, ce ne peut
pas être une motivation suffisante pour les amener à risquer des millions de dollars sur des projets
très incertains.
La solution des PPP est en ce sens intéressante, car elle permet, en théorie, de répartir les risques
et les coûts sur les différents acteurs, tout en favorisant la circulation d’informations et créant ainsi
des synergies de recherche. Mais comment fonctionnent-ils exactement ?
Tout d’abord, l’objectif des PPP est de mettre en œuvre des « relations de coopérations entre
différentes entités afin de travailler à la réalisation d’objectifs communs grâce à une division du
travail concertés entre les partenaires » [Buse et Walt, 2000]. Une autre définition, donnée par les
auteurs d’un rapport de la London School of Economics à ce sujet [Moran et al., 2005], est la
suivante : « PPP are defined as public-health driven not-for-profit organisations that drive neglected
disease drug development in conjunction with industry groups. » Dans le domaine des maladies
négligées, l’objectif est le développement de médicaments facilement administrables et peu chers. Les
participants varient en fonction des partenariats, mais sont en général des donateurs privés, des ONG,
des industries pharmaceutiques, des centres de recherche publics et des organisations de l’ONU.
d’allouer les fonds réunis aux projets les plus prometteurs et essentiels du point de vue de la
santé publique ;
le DNDI (Drugs for Neglected Disease Initiative), créé en 2003 à l’initiative de Médecins
sans frontières ;
Ces partenariats comprennent des industries pharmaceutiques telles que Pfizer ou Merck’s. Le
nombre des partenaires industriels est par ailleurs en augmentation [OMS, 2007].
Depuis leur développement dans les années 2000, ces différentes initiatives ont engendré
beaucoup d’espoir. Sur 63 projets de développement de médicaments pour les maladies négligées, 47
étaient menés par ces PPP en 2005, et 6 médicaments sont attendus sur le marché d’ici 3 ans. Il faut
comparer ces chiffres avec la période 1975-1999, où seulement 13 projets ont été entrepris
concernant les maladies négligées. Rien qu’entre 2003 et 2004, les investissements dans la R&D ont
doublé [Moran et Guzman, 2006, p. 18] [2] .
Comment expliquer cet apparent succès des PPP pour le développement de projets considérés
jusque-là comme non viables ?
Un des atouts essentiels des PPP est d’optimiser la recherche aux tous premiers stades, c’est-à-
dire avant même les phases de développement et de pré-développement [Pécoul, 2004]. Cette
optimisation est rendue possible en particulier par l’échange d’information entre différentes
structures (instituts de recherche, industrie, etc.). C’est un véritable networking qui est mis en place
afin de recenser les cibles possibles pour les médicaments, de créer des bibliothèques de cibles
potentielles, de sélectionner les projets les plus viables pour être développés par l’industrie [OMS,
2007]. Cette structure très flexible, qui gère des « portefeuilles » de projets venant d’une multitude
d’instituts, constitue ainsi une plateforme de « tri » permettant d’éviter des développements coûteux.
Ces PPP regroupent donc l’information, la mutualise entre les différents projets qu’ils gèrent, et
cela leur permet d’être plus efficaces que l’industrie pharmaceutique seule, tout en bénéficiant des
capacités de production de cette dernière. Mais comment expliquer la participation de l’industrie
pharmaceutique ?
Outre l’effet d’image, l’industrie peut être incitée à s’investir à un stade assez avancé des projets
de développement, afin de se départir d’une partie des risques associés aux phases de développement
plus précoces des médicaments. En effet, la démarche des PPP, une démarche associable à la gestion
de portefeuilles (de projets en l’occurrence), permet de mieux répartir le risque entre les différents
acteurs, mais surtout de le limiter, puisqu’il y a sélection des projets [3] . Aussi, les industries
pharmaceutiques s’investissent-elles dans des projets plus ou moins avancés, ce qui leur permet de
diversifier leur risque. La perspective de profits limités par l’absence de brevets d’exploitation est
contrebalancée par l’amoindrissement des risques. C’est une démarche no profit-no loss, qui peut
séduire les industriels alors que beaucoup d’analystes considèrent que la recherche pharmaceutique se
trouve aujourd’hui dans une phase de rendements décroissants, et risque, à terme, d’être de plus en
plus coûteuse et de moins en moins fructueuse (pour l’industrie chimique). Ainsi, en 2005, quatre
grands laboratoires pharmaceutiques possédaient une division de recherche consacrée aux maladies
négligées : sanofi-aventis, GlaxoSmithKline, Novartis et AstraZeneca, alors que de nombreux autres
laboratoires étaient investis dans quelques projets.
L’avantage principal des PPP, en théorie, est donc de transférer et de répartir le risque de R&D
de médicaments dans le domaine des maladies négligées. Cependant, si les résultats sont
encourageants, de nombreuses incertitudes pèsent sur l’avenir des PPP. Leur efficacité semble par
ailleurs être entravée par certaines limites.
En effet, les fonds publics investis ne représentaient qu’un cinquième de la totalité des fonds
investis en 2005, alors que les trois quarts provenaient d’organisations philanthropiques [Frantz,
2005] [4] . Comme l’a noté le professeur Gentilini [5] , cela pose un problème de dépendance à l’égard
d’organisations privées qui n’ont a priori aucune responsabilité de service public et qui ne sont pas
liées par leurs engagements.
Par ailleurs, il faut noter que les besoins de financement vont fortement augmenter dans les
années à venir car de nombreux projets gérés par les PPP se trouvent dans une phase de
développement précoce relativement peu coûteuse [6] . Et le fait est qu’en 2005, 40 % des perspectives
de dépenses de long terme des PPP n’étaient pas couvertes par les différentes promesses
d’investissement. Les chiffres concernant l’état actuel des financements des PPP ne sont pas
disponibles. Il est donc particulièrement difficile d’évaluer si les craintes formulées en 2005 quant au
risque de sous-financement étaient justifiées. Cependant, le rapport The New Landscape of Neglected
Disease and Drug Development effectué par une équipe de recherche de la London School of
Economics (LSE) et récemment publié relaie cet avertissement au sujet des risques de manque de
financement, et en particulier du manque d’investissement des gouvernements des pays de l’OCDE.
Le problème principal est que les gouvernements de ces pays sont restés dans une logique de
stimulation de la recherche pharmaceutique fondée sur la protection de la propriété intellectuelle.
Comme l’explique l’auteur principal du rapport de la LSE : « Governments still seem to be wedded to
the belief that large companies favour policies such as transferable intellectual property rights or
advanced purchase commitments that commercialize neglected disease markets. The reality is much
different from the perceptions that drive public policy » [Frantz, 2005]. D’autres rapports soulignent
également l’insuffisance du financement public de la R&D dans le domaine de la santé, comme le
rapport Kourilsky de 2006 [Kourilsky, 2006]. Ceci révèle les contradictions entre la nécessité
d’augmenter le financement public des PPP et l’actuelle absence de prise de conscience par les
gouvernements de la nécessité d’augmenter l’investissement public en R&D dans le domaine de la
santé.
Ce manque de financement est particulièrement préjudiciable pour l’avenir des PPP, car ces
derniers nouent des partenariats avec les petites et grandes industries du médicament sur la base d’une
assurance de subvention de leur participation. Aussi, l’absence de plans de financement à long terme
peut-il contrarier le ralliement des industries pharmaceutiques aux projets. Si le nombre de
partenaires industriels a augmenté jusqu’en 2005, rien ne garantit que la tendance se poursuive. Par
ailleurs, le manque de financement peut limiter le nombre de projets acceptés par les PPP. Ceci
entrave les synergies rendues possibles par la gestion conjointe de nombreux projets de recherche
sur la même maladie. Mais plus fondamentalement, cela peut éliminer des projets de recherche
pourtant indispensables.
Par ailleurs, outre ces problèmes de financement, les PPP ne constituent pas des solutions
miracles, au sens où ils restent dépendants d’une logique économique et effectuent ainsi des choix de
projets qui peuvent sembler arbitraires en termes de santé publique. La maladie de Chagas est à ce
titre révélatrice [Temri et Kreimer, 2007].
Mais cette recherche reste trop fondamentale pour les industries pharmaceutiques qui sont
quasiment absentes des projets concernant la maladie de Chagas. Les laboratoires attendent de voir se
préciser des perspectives de développement industriel. Aussi, si de nombreuses industries s’engagent
de plus en plus tôt dans des projets de développement, c’est bien souvent car les perspectives de
réussite sont assez grandes. Si ce n’est pas le cas, il reste très difficile de motiver les industriels.
Intégrant cette logique, les PPP sélectionnent les projets de recherche en fonction des possibilités
réelles d’innovation, c’est-à-dire en fonction de l’intérêt qu’ils pourraient susciter chez les
industriels. Si le profit n’est pas la motivation des PPP, la logique reste celle de la rentabilité, en
particulier quand les financements manquent, ce qui limite la prise de risques, et peut contribuer à
rétrécir le champ du possible de l’innovation.
Le problème de l’évaluation des projets aptes à être développés pose par ailleurs la question de
l’implication des PED dans les choix qui peuvent être faits. Il semble que leur représentation laisse à
désirer. Ce point est important car la prise en main par les gouvernements des PED des politiques de
santé et de leur orientation est un facteur d’efficacité et un gage du maintien des PPP dans des
objectifs de santé publique.
Cela pose une question fondamentale, qui n’est pas réellement abordée par les PPP : la question
des transferts de technologie, à même de permettre le développement d’une industrie pharmaceutique
dans les pays du Sud et pour les pays du Sud. Cette question est étroitement liée à celle de la
protection de la propriété intellectuelle et aux structures du commerce international. Car, dans une
perspective de long terme, est-il logique et surtout économiquement et socialement rentable d’exiger
des subventions publiques des pays développés pour financer des projets de recherche, et ainsi de
financer l’industrie pharmaceutique [Moran et al., 2005] [7] , qui par ailleurs constitue un lobby
extrêmement puissant s’opposant à la réalisation de transferts technologiques à destination des pays
du Sud ?
3. - Nécessité de la réforme de l’accord Adpic qui
entrave les transferts de technologie
3.1 - Les Adpic : un frein au développement de
laboratoires pharmaceutiques dans les pays en
développement
L’intérêt des PPP et les contributions des industries pharmaceutiques ne peuvent laisser perdre de
vue la question essentielle du droit de la propriété intellectuelle et des entraves à l’innovation qu’il
constitue, en particulier lorsqu’il s’oppose au développement d’une industrie pharmaceutique dans
certains pays émergents. Cette problématique concerne celle de la recherche dans le domaine des
maladies négligées, à moyen ou long terme tout du moins, car une des meilleures assurances de prise
en compte des maladies négligées reste le contrôle par les gouvernements des PED de leurs
politiques de santé et de l’industrie pharmaceutique (contrôle actuellement quasi impossible puisque
les gouvernements du Sud n’ont aucun levier d’action sur des industries situées au Nord).
L’exemple du Brésil – même s’il concerne le problème de l’accès aux antirétroviraux, et ne pose
pas fondamentalement la question d’un déficit de recherche dans une maladie négligée – est
néanmoins intéressant, car il montre qu’un gouvernement directement confronté à un problème de
santé publique peut tenter de stimuler son industrie pharmaceutique et ses structures de recherche et
favoriser l’émergence d’une production de plus en plus efficace économiquement. Le gouvernement
des populations frappées par un problème de santé publique (dans un pays démocratique) est en
général incité à prendre des mesures efficaces là où les industries pharmaceutiques peuvent rester
passives. Le gouvernement brésilien a ainsi mis en place une licence obligatoire, octroyant le
monopole de production de génériques d’ARV à des laboratoires publics nationaux. Ceci a permis
une baisse des prix de 75 % entre 1996 et 2001, alors que les ARV brevetés importés ont vu leurs prix
baisser dans une ampleur bien moindre sur cette période [Coriat et Orsi, 2003] [8] . Le gouvernement
brésilien n’avait aucun moyen de pression sur les grands groupes industriels des pays du Nord. On
voit donc l’importance du développement de laboratoires pharmaceutiques nationaux dans les PED,
dans un objectif de santé publique. Cette nécessité a d’ailleurs été reconnue par le Parlement européen
qui a voté en juillet 2007 une résolution qui incite la Commission européenne à financer le
développement d’une industrie pharmaceutique locale dans les pays du Sud. Ceci reste cependant
incantatoire.
Le manque de volonté des pays développés à financer les PPP révèle le caractère secondaire du
déficit de recherche dans les maladies négligées pour des gouvernements qui ne sont pas directement
confrontés à des désastres humains, et dont la popularité ne dépend pas de leur intérêt pour ces
questions. C’est pourquoi, pour les pays en développement, tout l’enjeu se situe dans la mise en place
et le renforcement de laboratoires nationaux.
Dans le cas de retards technologiques, ce sont souvent des dérogations au droit de propriété
intellectuelle qui ont permis de développer des industries pharmaceutiques puissantes, sur la base de
copies de molécules. C’est le cas notamment pour la Suisse qui n’a introduit les brevets
pharmaceutiques qu’en 1977, permettant ainsi à son industrie de se développer en utilisant des
méthodes de reverse ingineering. Le Japon a également posé des dérogations au droit des brevets dans
le but de développer son industrie pharmaceutique. Les industries de ses pays sont désormais dotées
de puissants centres de R&D.
Ceci montre en quoi l’activité de génériqueur peut constituer un tremplin vers le développement
de laboratoires de R&D efficaces. Or, la logique des Adpic est justement de limiter cette activité dans
les pays émergents, au motif de la protection de la propriété intellectuelle. Dans l’impossibilité de
copier des médicaments existants, et concurrencés par des firmes bénéficiant d’énormes économies
d’échelle, la chance pour les laboratoires pharmaceutiques des PED de se développer est mince. Face
à la libéralisation de son économie et à l’ouverture de ses frontières dans les années 1990, le Brésil a
ainsi perdu une grande partie de sa capacité industrielle, notamment dans la production de principes
actifs et d’intermédiaires de synthèse [Coriat et Orsi, 2003]. Cette régression constitue une entrave au
développement de la recherche pharmaceutique dans le pays.
L’assouplissement de l’accord Adpic représente donc une avancée timide, qui ne remet cependant
pas foncièrement en cause la logique d’instrumentalisation du droit de la propriété intellectuelle par
des intérêts économiques.
En ce qui concerne la question des transferts de technologies, les négociations ont abouti à « la
reconnaissance par les membres du souhait de promouvoir le transfert technologique et le
renforcement des capacités dans le secteur pharmaceutique afin de surmonter le problème auquel se
heurtent les membres ayant des capacités de fabrication insuffisantes ou n’en disposant pas dans le
secteur pharmaceutique » [Bassilekin, 2007]. C’est une reconnaissance de principe importante, mais
elle n’engage à aucun résultat.
Des avancées ont donc été effectuées, mais les résistances aux transferts de technologies
perdurent dans les faits.
En effet, dans le cadre des relations multilatérales ou bilatérales ayant trait au commerce, les
pays développés soutiennent souvent les revendications de leur industrie pharmaceutique qui
s’oppose généralement à l’assouplissement du droit des brevets, au motif de l’argument habituel
invoquant le risque de frein à l’innovation. Et de fait, les pays développés adoptent souvent des
positions duales, comme le révèlent les négociations dans le cadre des accords de partenariat
économique (APE). L’Union européenne envisageait en effet d’imposer aux États d’Afrique,
Caraïbes, Pacifique (ACP) de nouvelles obligations de propriété intellectuelle « OMC + », plus
contraignantes et restrictives. Finalement, face à l’opposition du Parlement européen et à la lenteur
des négociations portant sur l’intégralité des volets des APE, ces accords ne porteront que sur les
biens. Le volet « propriété intellectuelle » est donc mis de côté (pour le moment). Cet exemple illustre
le caractère souvent purement discursif de la reconnaissance de la nécessité d’organiser des transferts
de technologie vers les PED dans le cadre de partenariats. La crainte des industriels du médicament de
perdre leur position dominante contrarie ainsi les impératifs de santé publique. L’attitude de
nombreux laboratoires, par ailleurs investis dans des PPP, qui consiste à prolonger au maximum la
durée de leur brevet en attentant des procès aux laboratoires génériques ayant commencé à
développer leur générique (et non à le commercialiser !) avant la date d’expiration du brevet, reflète
toute l’ambiguïté des motivations des industriels en ce qui concerne les objectifs de promotion de la
recherche et de la santé dans les PED.
Ainsi, il semble que le droit de la propriété intellectuelle, tel qu’il a été conçu par les pays
développés, ne garantisse pas la stimulation de l’innovation pharmaceutique, voire la restreigne, tout
en limitant dans les faits les transferts de technologie vers les PED. Ce modèle de stimulation de
l’innovation est par ailleurs inefficace en ce qui concerne les maladies négligées, puisque les
perspectives de profit sont faibles.
Dans ce cadre, les partenariats public-privé peuvent constituer une solution à court terme, en
réduisant le risque pesant sur les industriels lors du développement de médicaments, et en optimisant
la circulation des connaissances et l’utilisation des ressources des partenaires publics et privés. Ce
modèle no profit-no loss suppose cependant d’importants investissements publics qui sont difficiles à
récolter pour le moment. Par ailleurs, il semble que ce modèle existe dans des domaines assez
restreints parce que, en contrepartie, les laboratoires pharmaceutiques ont l’opportunité de protéger
leurs profits en limitant l’activité des génériqueurs des PED. On voit dès lors toute la contradiction
des PPP qui répondent à une urgence, mais dont l’existence semble dépendre d’un système qui
fondamentalement entrave le développement de la recherche et de la production pharmaceutique dans
les PED. Ils sont néanmoins la solution la plus pragmatique en l’absence de véritable volontarisme
des pays développés en matière de promotion de la santé à l’échelle mondiale. L’explosion des
systèmes d’assurance maladie dans les pays du Nord, en partie due à l’augmentation conséquente du
prix des médicaments, conduira peut-être ces gouvernements à revoir les termes du droit de la
propriété intellectuelle, si elle ne les amène pas tout bonnement à élargir les franchises médicales et à
affaiblir le système de protection sociale. L’avenir du Sud et du Nord en matière de santé est
indéniablement lié par les mêmes enjeux.
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[1] ↑ Les sites de ces différents partenariats sont disponibles à l’adresse : http://medicine.plosjournals.org/perlserv/?request= get-
document&doi=10.1371/journal.pmed.0010006.
[2] ↑ L’article est disponible sur http://whqlibdoc.who.int/publications/2006/2940286396_eng.pdf ; voir notamment les graphiques
1 et 2 en page 18.
[3] ↑ L’organisation du pipeline de la DNDI, pour illustration, est disponible à la page 20 du business plan 2007-2014, à l’adresse
suivante : www.dndi.org/images/stories/pdf_aboutDNDi/dndi-business-plan.pdf
[4] ↑ Pour illustration, l’article produit un diagramme des sources de financement des PPPs en 2005. Il est disponible à l’adresse
suivante : www.nature.com/drugdisc/news/articles/nrd1868.html
[5] ↑ Professeur Gentilini, communication orale, cours santé et politiques dans les relations Nord-Sud, Paris, Sciences Po, le 21
mai 2008.
[6] ↑ Voir, pour illustration, le portefeuille de la DNDI : de nombreux projets sont encore à un stade précoce de développement,
http://www.dndi.org/portfolio.html
[7] ↑ Ce rapport indique notamment que deux tiers des fonds des PPP sont alloués à l’industrie pharmaceutique.
[8] ↑ L’étude présente une comparaison de l’évolution des prix des ARV non brevetés et des ARV brevetés.
41. Field Actions Science (FACTS) : une nouvelle
initiative destinée aux acteurs de terrain
Philippe Kourilsky [*]
Georges Valentis [**]
Georg es Valentis, ingénieur diplômé de l’École polytechnique d’Athènes, est
docteur en environnement de l’École nationale des ponts et chaussées de Paris. Il a créé en
1992 le Centre de recherche pour l’environnement, l’énergie et les déchets (Creed) de
Veolia Environnement, qu’il a dirigé pendant dix ans. Depuis 2001, il est délégué général de
l’Institut Veolia Environnement. En parallèle, il assure depuis 1993 l’enseignement du cours
de traitement et de recyclage des déchets à l’École nationale supérieure des mines de
Douai.
Nadia Caïd [***]
Nadia Caïd, économiste spécialiste de la gestion de l’environnement et des ressources
naturelles, a été économiste et administrateur à l’Organisation de coopération et de
développement économiques (OCDE) de 1999 à 2007. Elle a été auteur et co-auteur de
plusieurs publications de l’OCDE. En 2007, elle a rejoint l’Institut Veolia Environnement en
tant que directrice de développement.
De nombreux acteurs interviennent, dans les pays en développement et dans les zones les plus
pauvres des pays émergents et développés, pour faire face à des problèmes liés à la pauvreté, à la
santé, à l’éducation, à l’environnement, ainsi qu’aux questions de développement au sens large. Les
organisations gouvernementales et non gouvernementales, les institutions publiques et privées,
nationales et internationales sont engagées dans de multiples actions sur le terrain. Trop souvent, ces
actions sont insuffisamment évaluées, tandis que la communication, la coopération et/ou la
coordination entre les acteurs manquent d’efficacité et de synergie.
La capitalisation des savoirs et des savoir-faire, acquis au cours des actions sur le terrain, est
insuffisante. Les ressources consacrées à l’accès aux services essentiels et à la préservation de
l’environnement ne sont pas utilisées de manière optimale, voire sont en partie gaspillées alors même
qu’elles sont limitées. Des erreurs sont reproduites, alors que les bonnes pratiques ne le sont pas. Bien
souvent, la promotion de ces bonnes pratiques n’est pas suffisamment valorisée. De nombreux efforts
ont été faits pour remédier à cette situation. Mais malgré des améliorations, ils demeurent
insuffisants.
1. - Le principe de l’initiative
Notre hypothèse de travail [Kourilsky, 2006] est de considérer les actions de terrain, dans leur
ensemble, comme un domaine qui en est au stade pré-scientifique. Dans cette perspective, la
communauté des acteurs qui opèrent sur le terrain gagnerait beaucoup à adopter un certain nombre de
règles qui prévalent au sein des communautés scientifiques, où elles ont fait la preuve de leur
efficacité. D’autres champs d’activité peuvent bénéficier d’une approche semblable [Kourilsky et
Giri, 2008].
En effet, dans de nombreux domaines scientifiques, les chercheurs réalisent des expériences, qui
sont rapportées dans un format agréé par la communauté scientifique et publiées dans des revues
scientifiques, après avoir suivi un processus d’évaluation par les pairs. Ce système fournit un
mécanisme d’évaluation efficace tout en garantissant la communication. Il respecte la liberté des
acteurs et engendre l’émulation tout comme la coopération. Il favorise la reconnaissance des bonnes
pratiques, celle des chercheurs, de leurs équipes et des institutions auxquelles ils appartiennent.
Cela nous a amenés à penser que si les acteurs de terrain mettaient en œuvre des mécanismes
similaires, il en découlerait une meilleure communication, une meilleure capitalisation des savoirs et
des pratiques, ainsi qu’une meilleure reconnaissance. Ni la liberté des acteurs ni leur désir de
coopérer ne seraient entravés. Ce mode d’organisation, internationale et largement autogérée, fait
souvent défaut chez les acteurs de terrain. Cela expliquerait que les approches top-down se soient
avérées insuffisantes, en particulier dans l’évaluation des programmes qui reposent en partie sur les
nombreuses et diverses actions de terrain. Pour illustrer le parallèle, on peut se demander comment
les agences de financement de la recherche – par exemple, le National Institute of Health (NIH) aux
États-Unis ou l’Agence nationale de la recherche (ANR) en France – fonctionneraient et rempliraient
leur mission s’il n’existait ni publications scientifiques, ni revue par les pairs des travaux accomplis
et des programmes à venir. Elles feraient sans aucun doute face à de grosses difficultés. Ce sont
précisément celles que rencontrent les organisations internationales, les institutions nationales et les
ONG qui financent des actions de terrain.
Ainsi, l’initiative FACTS (Field Actions Science) a été développée afin d’aider les acteurs de
terrain à s’approprier des règles opérationnelles qui ont prouvé leur utilité et leur efficacité dans le
domaine de la science. FACTS Reports encourage un processus essentiel de capitalisation des savoirs
liés aux actions de terrain, et ce à un niveau international. La revue représente aussi une plate-forme
neutre et indépendante qui permet la dissémination des bonnes pratiques. Nous pensons qu’il s’agit
d’un facteur clé pour le développement et l’évolution des actions de terrain, en favorisant notamment
des modes d’expression et de communication propices aux échanges.
Si l’action de terrain est assimilée à une science (qui, jusqu’ici, ignore qu’elle en est une), il est
intéressant d’analyser la manière dont émergent les nouveaux champs scientifiques. En général, un
moment vient où un petit nombre d’acteurs reconnus et respectés sur le plan international dans une
discipline entièrement nouvelle s’entendent entre eux pour organiser des rencontres scientifiques et
créer une nouvelle revue spécialisée. Dans le cas présent, ce processus ne peut se mettre en place
spontanément car il requiert cette culture intrinsèque à la communauté scientifique, qui précisément
fait défaut dans la communauté des acteurs de terrain.
Avant de mettre en place l’initiative FACTS, il était essentiel de recueillir les avis du plus grand
nombre d’acteurs de terrain. De nombreux échanges ont donc eu lieu avec des représentants des pays
en développement et d’ONG. Les retours ont été quasi unanimement positifs. Le projet a été jugé
ambitieux, dans la mesure où il requiert – et doit induire – un changement de culture dans des
communautés d’acteurs de terrain aussi vastes qu’hétérogènes. Quelques-uns ont jugé le succès
improbable, mais tous ont considéré que l’utilité du projet était indiscutable et son importance
majeure.
le lancement d’une telle revue satisfait aux principaux objectifs de l’initiative globale ;
il n’est pas exclusif d’autres activités (conférences, formations, colloques, etc.) qui
accompagneront la croissance de la revue ;
Le domaine concerné étant très vaste, nous avons entrepris de procéder par étapes. Nous avons
constitué deux comités éditoriaux spécialisés et commencé par publier des contributions dans les
domaines correspondants. La santé est peut-être le domaine le plus imprégné de culture scientifique.
C’est donc la première thématique que nous avons développée. Notre approche a été pragmatique.
Des thématiques supplémentaires peuvent être lancées lorsque des groupes éditoriaux motivés les
prennent en charge. Les divers champs opérationnels seront ainsi progressivement couverts par un
nombre croissant de comités éditoriaux. À terme, ils seront interconnectés. Une structure destinée à
coordonner et à superviser les différents comités sera mise en place.
La constitution des comités éditoriaux est donc cruciale pour le succès de la revue et de
l’initiative elle-même. Comme dans n’importe quel domaine scientifique, les membres des comités
éditoriaux doivent être des acteurs de terrain expérimentés et reconnus pour leur expertise. Leur rôle
est soit d’évaluer eux-mêmes la qualité des articles qui leur sont soumis, soit de les répartir entre
d’autres pairs et de vérifier la pertinence éditoriale des observations formulées par ces derniers. C’est
la condition pour disposer de jugements équitables et pour bâtir une revue de qualité reconnue dans
son ensemble. À titre expérimental, nous envisageons, mais cela n’a pas été mis en place à ce jour, de
publier, avec leur consentement, des rapports de référents et des commentaires de lecteurs, afin
d’accumuler un corpus de connaissances autour de l’article initial.
Un cadre global d’instructions aux auteurs a été élaboré. Il peut, dans une certaine mesure, être
adapté par chaque comité éditorial, afin de prendre en compte les spécificités de chaque domaine. Au
demeurant, une certaine liberté d’expérimentation peut être enrichissante pour la revue FACTS
Reports, pour autant qu’aucune des procédures testées ne remette en cause la qualité et la réputation
d’ensemble de la revue.
il n’y a rien de véritablement nouveau dans l’initiative ; elle risque de connaître l’échec
comme les précédentes ;
les acteurs de terrain n’ont pas l’expérience de la rédaction selon les normes scientifiques et
ne sont pas familiers du système de revue par les pairs ;
même s’ils en sont capables, les acteurs de terrain qui opèrent dans l’urgence, n’ont pas la
motivation nécessaire pour écrire.
Très peu de revues recourent à des pairs pour évaluer les articles. Leur champ est limité et les
pairs appartiennent plus souvent à la communauté scientifique qu’à celle des acteurs de terrain
proprement dits.
L’originalité de FACTS Reports résulte de la combinaison de plusieurs facteurs :
la revue s’appuie formellement sur les acteurs de terrain et n’est pas organisée top-down
comme le sont beaucoup d’outils d’évaluation ;
d’autres instruments pourront être mis en place dans le futur en fonction des besoins
exprimés par les auteurs et acteurs de terrain.
Pour surmonter cette difficulté, une solution consiste à mobiliser des bénévoles au sein de la
communauté scientifique, pour aider les auteurs à rédiger, s’ils en expriment le souhait. Les
communications électroniques rendent possible ce qui serait autrement un objectif difficile à
atteindre. Ainsi, un scientifique peut consacrer quelques heures de son temps à aider un auteur à
structurer le compte rendu de son travail. Sur cet aspect également, il ne doit pas y avoir de
malentendu. Le rôle du scientifique est de guider la rédaction, et non d’intervenir sur le contenu, de
sorte qu’il n’est pas nécessaire qu’il soit compétent sur le sujet précis.
Des contacts positifs ont été établis avec des représentants du monde académique. Cela n’est pas
surprenant. Les chercheurs sont habitués à consacrer une proportion non négligeable de leur temps à
l’intérêt commun, en participant notamment à la revue par les pairs. Ils sont eux-mêmes enclins à
participer à des initiatives généreuses. En conséquence, l’élaboration d’un bureau d’aide à la
rédaction paraît réaliste et figure dans les objectifs de développement de FACTS Reports.
Nous avons interrogé un certain nombre d’acteurs de terrain sur les motivations qu’ils auraient à
publier, et recueilli des réponses assez similaires. Nous avons, en particulier, noté une forte
motivation pour faire valoir leurs actions à l’échelle internationale mais également pour promouvoir
l’organisation à laquelle ils appartiennent. Un objectif clairement exprimé est de multiplier les
opportunités de dialogue avec les organisations internationales, les agences d’aides multilatérales
tout autant qu’avec leurs pairs. La dissémination des bonnes pratiques et le fait de voir celles-ci
reproduites dans d’autres régions du monde même si elles offrent des caractéristiques totalement
différentes sont des facteurs d’incitation forts.
Il existe donc plusieurs pistes pour motiver les acteurs de terrain à publier.
Plusieurs types d’incitations spécifiques peuvent être considérés. Une publicité positive peut
être donnée à des actions et/ou des acteurs de terrain sélectionnés par divers mécanismes. Par
exemple, des prix internationaux pourraient être décernés. Ces mesures de promotion
concordent avec l’un des objectifs de l’initiative, à savoir l’amélioration de la reconnaissance
des acteurs et des actions de terrain.
4. - L’état d’avancement (mi-2010)
Au printemps 2010, environ 80 articles ont été reçus, environ 40 ont passé avec succès l’étape
critique de la revue par les pairs. Le site de la revue est ouvert, l’adresse est :
http://factsreports.revues.org/
De nombreuses collaborations prometteuses de long terme ont été développées avec, entre
autres, Médecins sans frontières (MSF), the Global Development Network (GDN), l’Agence française
de développement (AFD), les Universités de Californie (San Francisco et Berkeley), Helen Keller
International, the Children Global Health Initiative, CARE, Save the Children.
Pour développer ces coopérations, nous avons, à ce jour, organisé deux événements
internationaux. Une session parallèle spéciale a été consacrée à FACTS Reports lors de la conférence
annuelle du Global Development Network du 3 au 5 février 2009, qui a réuni à Koweït 700
participants, acteurs majeurs du développement. De même, un atelier international sur FACTS Reports
a été organisé au cours de la conférence de BioVision, World Life Sciences Forum, qui a eu lieu du 8
au 11 mars 2009 à Lyon. Cette conférence se tient tous les deux ans. Elle réunit plusieurs milliers de
participants du monde entier, y compris des ONG, des acteurs du développement, des organisations
internationales. Dans cet atelier, une vingtaine d’acteurs de terrain de différentes ONG à travers le
monde (Helen Keller International, CARE, Save the Children, Solthis, MSF, Solidarité, Ashoka,
Center for Environment Education, GDN, etc.) ont eu la possibilité de présenter un exposé sur les
résultats de leur projet réalisé dans un pays en développement. Les articles correspondants ont été
soumis pour publication dans FACTS Reports. Les titres des dix premiers articles acceptés, afin
d’illustrer concrètement les sujets abordés, sont donnés en annexe. Les articles sont, bien entendu,
consultables en ligne.
Des discussions ont été engagées avec des ONG et plusieurs organisations internationales afin de
les encourager à participer à l’initiative FACTS. D’autres actions sont à l’étude : conférences, prix,
stages de formation, colloques, etc. Plusieurs mécanismes d’incitations sont proches d’être mis en
œuvre, principalement grâce à la promotion et à la reconnaissance des projets des acteurs de
développement. Enfin, de nouveaux comités éditoriaux seront prochainement constitués pour couvrir
d’autres domaines, tels que les pratiques agricoles, l’environnement, etc.
L’initiative FACTS a pris corps. Elle est saluée par de multiples membres d’ONG,
d’organisations internationales, d’agences de développement et de la société civile, comme une
initiative unique, importante, essentielle même, parce qu’elle fournit un dispositif de communication,
d’échanges, de capitalisation et de promotion des bonnes pratiques des acteurs de terrain et des
organisations qui les soutiennent. La revue FACTS Reports offre une plate-forme indépendante qui
s’appuie sur le processus de révision par les pairs. Nous considérons que la preuve du concept est
largement faite. Reste, bien évidemment, à développer plus avant l’initiative, et au premier chef, la
revue FACTS Reports. Cela demandera travail et persévérance, mais il existe quelques indicateurs
simples qui permettent d’en suivre les progrès (nombre d’articles soumis et acceptés, consultation du
site). Fort heureusement, les bonnes volontés pour soutenir ce projet ne semblent pas manquer, bien
au contraire. Mais, seule une mobilisation d’une certaine ampleur permettra une réussite significative.
Bibliographie
Kourilsky (Philippe) (avec la participation de Christophe Perrey, Dominique Kerouedan et Marion
Brossard), Optimiser l’action de la France pour l’amélioration de la santé mondiale : le cas de la
surveillance et de la recherche sur les maladies infectieuses, Rapport aux ministres des Affaires
étrangères, de la Recherche, et de la Santé et des Solidarités, mars 2006, Paris, La Documentation
française, 24 janvier 2007, 313 p.
Kourilsky (Philippe) et Giri (Isabelle), « Safety Standards: An Urgent Need for Evidence-Based
Regulation », S.A.P.I.EN.S, 1 (2), 2008.
Les dix premiers articles publiés dans FACTS Reports
Simon (D.) et Benhamou (J. F.), « Rice-fish Farming in Guinée Forestière – Outcome of a Rural
Development Project », vol. 2, 2009.
Sagaris (L.), « Living City: Community Mobilization to Build Active Transport Policies and
Programs in Santiago, Chile », vol. 2, 2009.
Girard (H.), « WÉGOUBRI, the Sahelian Bocage: an Integrate Approach for Environment
Preservation and Social Development in Sahelian Agriculture (Burkina Faso) », vol. 1, 2008.
Almoustapha (O.), Kenfack (S.) et Millogo-Rasolodimby (J.), « Biogas Production Using Water
Hyacinths to Meet Collective Energy Needs in a Sahelian Country », vol. 1, 2008.
Silve (B.), « Health Logistics is a Profession: Improving the Performance of Health in Developing
Countries », vol. 1, 2008.
Teisseire (P.), Akonde (A.), Pizzocolo (C.), Calmettes (S.), Bodo (N.) et Pizarro (L.), « Technical
Support by Solthis for Health-care Workers in Order to Decentralise Medical Treatment for People
Living with HIV in the Ségou Region of Mali », vol. 1, 2008.
Duchemin (E.), Wegmuller (F.) et Legault (A.-M.), « Urban Agriculture: Multi-dimensional Tools for
Social Development in Poor Neighbourhoods », vol. 1, 2008.
Akhter (N.), Witten (C.), Stallkamp (G.), Anderson (V.), De Pee (S.) et Haselow (N.), « Children Aged
12–59 Months Missed through the National Vitamin A Capsule Distribution Program in Bangladesh:
Findings of the Nutritional Surveillance Project », vol. 1, 2008.
Hecht (Joy E.), « When Will Community Management Conserve Biodiversity? Evidence from Malawi
», vol. 1, 2008.
Ouedraogo (R. T.), Njanpop-Lafourcade (B.-M.), Jaillard (P.), Traore (Y.), Mueller (J. E.), Aguilera
(J.-F.), Dabal (M.), Tiendrebeogo (S. R.), Goehde (W.), Da Silva (A.), Gessner (B. D.) et Stoecke (P.), «
Mobile Laboratory to Improve Response to Meningitis Epidemics, Burkina Faso Epidemic Season
2004 », vol. 1, 2008.
Notes du chapitre
[*] ↑ Professeur au Collège de France, spécialiste en biologie, génétique et immunologie moléculaire
[***] ↑ Économiste spécialiste de la gestion de l’environnement et des ressources naturelles Destinée aux acteurs de terrain la
revue FACTS Reports est une plate-forme qui leur permet de publier leurs actions. La revue couvre plusieurs domaines liés au
développement : santé, économie, environnement, agriculture, etc. De nature électronique, elle est également disponible en version
imprimée et est accessible gratuitement aux lecteurs et aux auteurs. Des comités éditoriaux thématiques (santé, économie, etc.),
comprenant des experts reconnus, ont été constitués pour juger de la qualité des articles soumis. Une originalité de la revue réside
dans le fait que les articles font l’objet d’une évaluation par les pairs. Celle-ci est principalement fondée sur le caractère utile et
reproductible des actions décrites. FACTS Reports doit permettre aux acteurs de terrain de communiquer, d’échanger et de coopérer
avec d’autres acteurs de terrain à travers le monde et de disséminer les bonnes pratiques. FACTS Reports encourage un processus
essentiel de capitalisation des savoirs liés aux actions de terrain, et ce, à un niveau international.
42. Entre savoirs et pouvoirs : contribution des
sciences sociales à la pertinence des politiques de
santé publique
Annabel Desgrées du Loû [*]
Annabel Desgrées du Loû, directrice de recherche en démographie à l’Institut de
recherche pour le développement (IRD), dirige actuellement l’équipe « Genre et santé » au
Centre population et développement (Ceped) à Paris. Depuis une quinzaine d’années, elle a
travaillé sur divers programmes de santé en Afrique de l’Ouest : les vaccinations, la
planification familiale, la prévention de la transmission mère-enfant du VIH, la prévention
du VIH dans les populations vulnérables. Formée initialement à la biologie et venue aux
sciences sociales par un doctorat de démographie, elle privilégie une approche
multidisciplinaire des questions de santé.
La santé est un fait social autant qu’un fait biologique et doit donc être
analysée et pilotée avec un souci de connaissance des populations et des sociétés.
Les diverses disciplines du champ des sciences sociales (anthropologie, sociologie,
géographie, histoire, démographie, économie, etc.) sont ainsi nécessaires pour une
meilleure connaissance des besoins de santé et des comportements de santé des
populations.
« L’enfant ne naît pas orphelin et l’homme ne vit pas isolé sur une île déserte, ce qui signifie que
toute action sanitaire doit se situer dans le contexte de la vie quotidienne et avoir pour base une bonne
connaissance des milieux et des conditions de vie, des besoins et des aspirations des familles et des
communautés » [Monnier, Deschamps et al., 1980].
Cette phrase tirée de l’introduction d’un ouvrage français de référence sur la santé publique
rappelle l’évidence : les « sciences de l’homme et de la société », encore appelées « sciences
sociales [1] », doivent être convoquées dans tout effort de santé publique. La santé est en effet un fait
social autant qu’un fait biologique et doit donc être analysée et pilotée avec un souci de connaissance
des populations et des sociétés.
Les diverses disciplines du champ des sciences sociales (anthropologie, sociologie, géographie,
histoire, démographie, économie, etc.) sont ainsi nécessaires pour une meilleure connaissance des
besoins de santé et des comportements de santé des populations. Pour exemple, à l’Institut de
recherche pour le développement (IRD), un même département « sociétés et santé » abrite
conjointement les recherches dans les différentes sciences sociales et les recherches en
épidémiologie, en virologie et dans les autres disciplines biomédicales.
Dans ce chapitre, nous montrons à partir de quelques exemples comment les sciences sociales
participent étroitement à l’amélioration de la connaissance en santé publique. Nous nous posons aussi
la question de leur impact : si les résultats d’essais cliniques ou les nouvelles découvertes biologiques
sont généralement répercutés assez rapidement en termes de nouveaux programmes ou nouvelles
politiques de santé, peut-on en dire autant des résultats apportés par ces travaux de sciences sociales ?
Parlant de santé publique, Didier Fassin, médecin et anthropologue, a pu dire : « faire de la santé
publique, c’est ainsi – pour le meilleur et pour le pire – changer à la fois notre regard et notre
intervention sur le monde » [Fassin, 2008]. Les chercheurs en sciences sociales, qui s’attellent à
changer le regard porté sur les sociétés et leurs défauts de santé, ont-ils effectivement un pouvoir
d’intervention ou sont-il consultés à la marge, sans que cela n’ait de conséquences sur les politiques
mises en œuvre ? Nous proposons en deuxième partie de ce chapitre des éléments de réponse à partir
de quelques exemples.
1. - Des sciences sociales qui permettent de « changer
notre regard »
Si la maladie est un phénomène biologique, elle est aussi un événement social, et un événement
lié aux structures sociales. Quelques exemples : la tuberculose est due à un agent infectieux, le bacille
de Koch, et a une cause biologique. Mais cette maladie est plus fréquente dans les groupes socio-
économiquement défavorisés [Fassin, 1989], et a donc des déterminants sociaux évidents. S’y attaquer
va demander de comprendre tant sa cause biologique que ses déterminants sociaux.
Autre exemple : Durkheim, père de la sociologie, a montré avec son analyse du suicide que ce
qui apparaissait à première vue comme un acte individuel par excellence (porter atteinte à sa vie) était
en fait très lié aux conditions sociales dans lesquelles vit l’individu : les suicides sont plus fréquents
lorsque le réseau social est plus lâche, et à l’inverse ils sont plus rares en tant de crise, où les
solidarités se renforcent [Durkheim, 1930].
Au début du XXe siècle, un démographe anglais, George Newman [Newman, 1906] révèle par
ailleurs que la mortalité des enfants est un problème qui n’est pas seulement environnemental et
hygiéniste (insalubrité des logements et des quartiers) mais aussi largement social. En Angleterre, il
observe des taux de mortalité très hétérogènes dans les milieux pauvres : les enfants en bas âge
meurent moins dans les communautés issues de l’immigration italienne, irlandaise ou écossaise,
pourtant pauvres, que dans des communautés d’anglais natifs. Il en déduit que la mortalité infantile
n’est pas un problème seulement lié à la pauvreté mais qui dépend aussi des habitudes sociales et en
particulier du type de maternage : à niveau économique équivalent, les mères immigrées nourrissent
au sein leurs enfants en bas âge, plus systématiquement et plus longtemps que les mères anglaises, et
les enfants se portent mieux. Ses travaux conduisent en Angleterre à un retour en grâce de
l’allaitement maternel, plus sain et plus sûr, en particulier dans les populations pauvres.
Le rôle de la structure des sociétés sur la dynamique des épidémies a aussi été largement établi.
Les travaux sur les épidémies de rougeole en Afrique ont par exemple montré que la gravité de
l’épidémie était liée à la concentration des populations : dans les maisons où vivaient beaucoup
d’enfants, les cas de rougeole étaient plus graves et la mortalité plus importante [Aaby, Bukh et al.,
1984].
Au-delà de ces quelques exemples qui rappellent le rôle des structures sociales dans la diffusion
des maladies ou l’accès à une « bonne santé », les sciences humaines ont rappelé à la communauté «
biomédicale » que la maladie et la mort étaient aussi des phénomènes culturels, dont l’interprétation
varie selon les sociétés ; que la relation des sociétés à la maladie, à la santé, à la médecine évolue
dans l’histoire ; que la maladie et la mort ne sont pas seulement des « défauts de santé », mais des «
faits totaux » qui mettent en branle la société et les institutions tout entières, comme l’épidémie de
VIH/sida l’a montré de façon magistrale [Fassin, 1989].
L’épidémie de sida marque d’ailleurs un tournant dans la reconnaissance du rôle des sciences
sociales dans le domaine de la santé publique. Pendant tout le XXe siècle, la discipline « reine » pour
étudier les causes et conséquences des maladies et l’évaluation de leur prévention et de leurs
traitements est l’épidémiologie. Cette discipline, issue de la statistique et ayant des fondateurs
communs avec la démographie [Susser et Bresnahan, 2001] prend son ampleur au début du XXe
siècle avec la découverte des micro-organismes responsables des maladies infectieuses, et s’oriente
tout d’abord vers l’étude de la circulation des agents infectieux et de ses facteurs. Dans la deuxième
moitié du XXe siècle, les maladies dites chroniques (maladies cardio-vasculaires, cancers…)
supplantent les maladies infectieuses dans les pays du Nord, et l’épidémiologie se tourne alors vers
les « facteurs de risque » de ces maladies (la cigarette, facteur de risque pour le cancer du poumon
par exemple). Dans cette période, toute la réflexion en épidémiologie repose sur l’individu, considéré
comme le centre d’un faisceau de facteurs de risque que l’épidémiologiste s’attache à décrire.
L’appartenance de cet individu à une communauté, l’existence d’influences ou de contraintes
familiales, sociales, populationnelles, n’est pas prise en compte.
Dans ce courant dominant d’une épidémiologie axée sur les agents pathogènes et les facteurs de
risque, plusieurs voix s’élèvent pour contester le « paradigme épidémiologique ». Marcel Goldberg,
médecin, conteste, au début des années 1980, la pertinence du modèle dominant épidémiologique. Il
montre que ce modèle, fondé sur le principe de simplification propre à la démarche scientifique,
considère chaque individu comme une unité statistique indépendante. Dans ce modèle sont analysés
alors la forme et l’intensité de la liaison entre les diverses caractéristiques de l’individu (variables
biologiques, socio-économiques, environnementales) et le comportement ou l’état de santé de cet
individu. Une telle approche a pour inconvénient de « méconnaître complètement l’existence des
rapports sociaux dans lesquels sont produits les représentations, les comportements, les savoirs et les
modes de vie… » [Goldberg, 1982]. Marcel Goldberg rappelle l’importance de comprendre la
structure sociale au sein de laquelle vivent les individus. Il souligne une autre lacune de ce « modèle
dominant épidémiologique » de l’époque : son analyse transversale des phénomènes, qui ignore
l’évolution des comportements au cours de la vie chez un même individu, comme l’évolution des
groupes sociaux dans le temps (changements des modèles de consommation, des modes de vie, de la
circulation des savoirs médicaux...).
C’est alors l’épidémie de VIH, qui arrive au milieu des années 1980, qui va remettre en cause ce
paradigme épidémiologique. En effet, la prévention de l’infection par le VIH repose essentiellement
sur des changements de comportement dans des domaines où les relations interpersonnelles et les
contraintes sociales sont les plus fortes qui soient : les relations sexuelles et la procréation. La
démarche épidémiologique, fondée strictement sur les facteurs de risque et leur élimination, trouve
ici ses limites. Rappelant certains des grands succès de santé publique (la lutte contre le scorbut chez
les marins au XVIIIe siècle, l’arrêt d’une épidémie de choléra à Londres au milieu du XIXe siècle par
la fermeture d’une pompe à eau qui approvisionnait les quartiers touchés et qui se situait près des
égouts), Patrick Peretti-Watel montre qu’on entre avec l’épidémie du sida dans une nouvelle ère,
régie par des lois plus complexes : « Il est plus facile de fermer le robinet d’une pompe ou de donner
des oranges aux militaires que de convaincre les fumeurs, les usagers de drogue par voie
intraveineuse ou les actifs sexuels hostiles au préservatif de changer leurs habitudes. » Parce qu’elle
n’est pas explicative, la démarche épidémiologique fondée sur des facteurs de risque apparaît peu
adaptée à l’étude et à la prévention des risques qui correspondent à des comportements volontaires
[Peretti-Watel, 2004]. Dans la lutte contre le sida, plutôt que de repérer des facteurs de risque, il s’agit
de comprendre les processus qui conduisent des individus à se mettre dans des situations de risque, et,
plus difficile encore, de repérer les éléments qui pourront permettre à ces mêmes individus d’éviter
de telles situations à risque.
Ce qui a été souligné dans le domaine de la lutte contre le sida est vrai dans le domaine de la
santé en général. La complémentarité entre les sciences dites « de la nature » et les sciences dites « de
l’homme et de la société » y apparaît fondamentale. L’approche de la santé par les sciences de la
nature (biomédicales) se fonde sur les notions d’objectivité (sans action extérieure, il n’y a pas de
modification de l’objet d’étude, c’est-à-dire la santé) et d’universalisme (les lois de cause à effet
mises à jour par cette démarche scientifique sont universelles, elles s’appliquent de la même façon,
quel que soit le contexte). L’introduction des sciences humaines et sociales dans l’étude de la santé
part du constat selon lequel « l’action des lois de la nature ne suffit pas à produire un homme » et que,
de façon corollaire, la technicité médicale ne va pas suffire à maintenir ou rétablir un bon état de
santé. L’apport des sciences humaines et sociales est « d’apprendre à comprendre le côté subjectif des
phénomènes de santé et de maladie », et aussi leur aspect contextuel [Tichenko, 1988]. L’existence
d’un protocole thérapeutique efficace à 100 % contre une maladie ne suffit pas à lutter contre cette
maladie. Encore faut-il que les patients aient accès à ce traitement, qu’il soit disponible près de chez
eux et à un coût abordable, qu’ils acceptent de le prendre, qu’ils se conforment à la posologie, que
leur famille ou leur entourage ne soit pas un obstacle au traitement… Les facteurs à prendre en
compte sont très divers : économiques, géographiques, démographiques, sociologiques,
anthropologiques, comportementaux… Ainsi la santé est, par essence, un objet d’étude
multidisciplinaire. Les sciences biomédicales permettent les avancées techniques pour lutter contre la
maladie. Les sciences humaines et sociales guident l’action en expliquant les faits, en révélant les
enjeux, en évaluant les effets [Fassin, 1989]. Pour reprendre les mots de Doris Bonnet, il s’agit de
s’intéresser au « corps social » en collaboration étroite avec les disciplines qui s’occupent du « corps
biologique » [Bonnet, 1988] pour, finalement, améliorer la connaissance générale.
2. - L’influence sur les politiques de santé publique :
des sciences sociales qui permettent d’« intervenir » ?
2.1 - Guider l’action
Nous avons vu que les sciences sociales sont au cœur de la connaissance en santé publique. Ce
qui caractérise sans doute ce champ de la santé publique, par rapport à d’autres champs de recherche
qu’abordent les sciences sociales, est son orientation vers l’action, comme l’affirme cette définition
de la santé publique [Brücker et Fassin, 1989] : « La santé publique est une discipline dont les
contours se sont constamment déplacés au cours des dernières années : succédant à l’hygiène et à la
médecine préventive, elle comprend aujourd’hui l’ensemble des interventions concernant la santé des
personnes et des collectivités, et déborde ainsi le champ de la médecine pour s’intéresser notamment
à l’économique et au social. S’il fallait se hasarder à lui donner une définition actuelle, nous dirions
qu’elle est une démarche pratique ayant les politiques de santé pour objet. »
La santé publique est ici présentée comme « orientée vers l’action ». C’est une démarche qui
emprunte aux diverses disciplines des outils pour analyser les problèmes de santé et les politiques
mises en œuvre pour les traiter. On retiendra ici cette acception de la santé publique, qui éclaire le
rôle que peut y jouer la recherche en sciences sociales : il s’agit, ultimement, de produire de la
connaissance pour guider les actions de santé.
Ce rôle de « guide pour l’intervention » est-il possible pour les sciences sociales ? Est-il
souhaitable ? Pour apporter des éléments de réponse à ces questions, nous proposons ici quelques
exemples de succès d’influence des recherches en sciences sociales dans les politiques de santé, puis
quelques exemples d’échecs.
Tous les programmes qui ont suivi des femmes infectées par le VIH en Afrique ont montré que
le dépistage du VIH et l’information qui l’accompagnait (conseils de protection des rapports sexuels
et de contraception, délivrance gratuite des préservatifs et contraceptifs) n’ont pas été suivis d’une
réduction de la fécondité chez les femmes séropositives par le VIH. Une étude au Rwanda a au
contraire montré que les femmes qui avaient moins de quatre enfants se « dépêchaient » alors de faire
un autre enfant, comme s’il fallait atteindre un nombre idéal d’enfants, malgré (ou à cause de ?) la
découverte de leur infection par le VIH [Allen, Serufilira et al., 1993 ; Keogh, Allen et al., 1994].
Les sciences sociales ont montré, dans le champ du sida, qu’il ne suffit pas qu’un individu
connaisse le risque de l’infection par le VIH pour qu’il adopte des comportements de prévention.
Dans le domaine de la procréation, comme dans celui de la sexualité, les impératifs affectifs,
familiaux, sociaux et économiques paraissent plus importants que la préservation de la santé d’un des
membres du couple, voire même que le risque de donner naissance à un enfant infecté. Dans la
hiérarchie des risques, le risque sanitaire (contracter l’infection par le VIH ou la transmettre au
partenaire) peut être au-dessous des risques sociaux, familiaux et affectifs liés à l’arrêt de la sexualité
et de la procréation, d’où des choix individuels qui vont souvent à l’encontre des choix préconisés
par les programmes de lutte contre le sida.
Face à ce constat, les conseils délivrés aux femmes séropositives ont été modifiés. Les décideurs
ont pris conscience que le conseil de ne plus procréer qui était donné aux femmes infectées par le
VIH dans les années 1990 se posait en contradiction, d’une part, avec l’attitude nataliste en vigueur
dans le pays – avec tout ce que cela implique en termes de reconnaissance sociale et de valeurs – et,
d’autre part, avec des aspirations individuelles, la construction d’un avenir. Dans les programmes
d’accompagnement des femmes séropositives, depuis les années 2000, le conseil donné en matière de
procréation a changé. Au lieu d’intimer à ces femmes d’éviter toute nouvelle grossesse, l’équipe de
prise en charge accompagne ce désir de fécondité, lorsqu’il existe, en limitant le risque d’infection
pour les enfants à naître.
Ces études réalisées par des démographes ont trouvé très peu d’écho au niveau politique, aussi
bien auprès du ministère de la Santé de Côte-d’Ivoire qu’auprès des organisations internationales en
place dans le pays (Banque mondiale, Fnuap). Faut-il y voir le fait que la santé maternelle n’est pas
prioritaire dans les agendas politiques nationaux ou internationaux ? L’enquête MOMA (sur la
mortalité maternelle), réalisée dans les années 1990, qui a montré que l’une des raisons de la forte
mortalité maternelle observée en Afrique de l’Ouest était l’absence d’un système efficace de prise en
charge des urgences obstétricales, n’a pas non plus eu un retentissement très fort. Du côté de la
France, le rapport du député Morange montre que, sur la période 2000-2005, seulement 9 % des
financements de la coopération sanitaire sont alloués en faveur de l’OMD n° 5 de réduire la mortalité
maternelle [Morange, 2005].
À la fin des années 1990, plusieurs programmes pilotes ont essayé de proposer le dépistage au
couple, arguant que cela faciliterait l’échange des informations sur les sérologies respectives, et au-
delà la prévention du VIH ou des IST en cas de sérodifférence dans le couple. Les expériences
réalisées en ce sens ont toutes eu des conséquences positives : amélioration du dialogue dans le
couple sur les risques sexuels, augmentation de la protection des rapports sexuels dans le couple,
amélioration de la prévention de la transmission du VIH à l’enfant à naître le cas échéant.
Parallèlement, ces programmes pilotes n’ont pas observé d’augmentation de la violence à l’intérieur
des couples, consécutive aux échanges d’information sur les sérologies [Grinstead, Gregorich et al.,
2001 ; Farquhar, Kiarie et al., 2004 ; Semrau, Kuhn et al., 2005], ce qu’avaient constaté les équipes en
Côte-d’Ivoire qui encourageaient déjà cette approche et cet accompagnement [Kerouedan, 1995].
S’appuyant sur ces résultats, des chercheurs en sciences sociales, repris bientôt par l’Onusida,
recommandent une meilleure prise en compte de la réalité conjugale dans les programmes de
dépistage et de prévention en Afrique [Painter, 2001 ; Onusida, 2001]. Huit ans plus tard, il n’existe
toujours pas de programmes destinés aux couples et appliqués à une grande échelle [Desgrées du Loû
et Orne-Gliemann, 2008]. Les politiques de santé n’ont pas intégré cette nécessité de considérer le
sida comme une infection qui se produit dans le cadre d’une relation, et qui ne touche pas seulement
des collections d’individus. Cette insuffisante prise en compte des réalités sociales, familiales et
conjugales de l’épidémie du sida est sans doute largement responsable de l’échec des politiques de
prévention engagées depuis vingt ans [Kerouedan, 2007]. Faut-il y voir une absence d’intérêt de la
communauté internationale pour la question de la prévention, notamment au cours des dix dernières
années plutôt centrées sur l’accès aux médicaments antirétroviraux et le dialogue avec l’industrie
pharmaceutique, ou une mauvaise utilisation des résultats de nombreuses recherches produites en
sciences sociales sur la question ?
3. - Comment mieux prendre en compte les travaux
en sciences sociales dans la santé publique ?
La santé est une question sociale. On l’a vu, être en bonne santé dépend de facteurs biologiques,
environnementaux mais aussi largement de facteurs sociaux. Se soigner quand on est malade dépend
de la disponibilité des traitements mais aussi de l’accès à ces traitements, largement conditionné par
la situation sociale et économique de l’individu. Prendre en compte les travaux des sciences sociales
dans la définition des politiques de santé publique est donc une nécessité pour le décideur, qui, si tel
n’est pas le cas, s’expose à des échecs, et pour le chercheur, dont le travail reste inutile s’il n’aide pas
à guider la décision, l’action et la méthode.
Cette interaction entre décideurs et chercheurs en sciences sociales est parfois effective, mais pas
toujours.
Sans avoir la prétention de dresser ici l’inventaire exhaustif de toutes les raisons qui
expliqueraient pourquoi les travaux menés en sciences sociales n’aboutissent pas toujours à
améliorer les programmes et les politiques de santé, tentons d’en proposer quelques-unes.
En premier lieu, le manque de communication entre des mondes aux langages et aux canaux
d’information très différents : les chercheurs présentent leurs travaux dans des conférences de
spécialistes et les publient dans des revues scientifiques, lieux de la reconnaissance académique. Les
langages utilisés dans ces lieux académiques sont peu exportables à d’autres sphères. Le chercheur en
sciences sociales, en particulier, a le souci de restituer la complexité de son objet d’étude, l’Homme.
Il traque donc la simplification outrancière, a besoin de longs développements pour exprimer la
finesse de son analyse. Pour que ses analyses aient des répercussions sur la santé publique, sur les
politiques mises en œuvre, il lui faudra faire un effort de communication sous une forme très
différente de ce à quoi il a été formé dans les milieux académiques. Un bon exemple est le fameux
concept de « genre ». Introduit dans les années 1970 par des sociologues féministes, il a pour objet
d’analyser les rapports sociaux entre les femmes et les hommes, et de mettre à jour comment les
rôles dévolus aux hommes et aux femmes sont socialement construits. Ce mot de gender, qui a fini
tant bien que mal à passer dans le vocabulaire français sous sa traduction littérale « genre », fait donc
référence à toute la complexité des rapports sociaux entre les hommes et les femmes. Lorsqu’il s’est
agi de le décliner en actions politiques, cette complexité a souvent été mal comprise et mal traduite. «
Prendre en compte le genre » s’est bien souvent transformé en « se soucier des femmes », ou « avoir
des indicateurs distincts par sexe ». Ni l’un ni l’autre de ces raccourcis ne correspondent à la notion
de genre. À la décharge des politiques, rappelons que la tâche n’est pas aisée : se soucier des «
questions de genre » consiste à prendre en compte, dans toutes les actions menées, les rapports
sociaux entre les sexes ; comment ces rapports sont organisés dans la société en question, et comment
les programmes menés peuvent influer sur ces rapports en favorisant une plus grande équité entre les
sexes.
Les lieux d’échange entre la politique et la recherche, qui conduisent les chercheurs à faire des
effort de « traduction » de leurs concepts et de leurs résultats, sont assez peu nombreux. La lutte
contre le sida est en ce sens plutôt exemplaire : en rassemblant tous les deux ans les communautés
scientifiques et associatives travaillant dans le domaine du sida ainsi que quelques politiques, elle
permet de tels échanges, relayés au sein d’organisations internationales comme Onusida. Comme
l’ont montré les divers exemples présentés dans ce chapitre, la lutte contre le sida a vu quelques
succès de cette inter-relation sciences sociales et politiques, mais elle témoigne aussi de certains
blocages. Il n’empêche que des leçons peuvent en être tirées pour les autres domaines de la santé :
réunir régulièrement les décideurs, les chercheurs de toutes les disciplines, sciences sociales et
sciences biomédicales, et les associations de patients, est un formidable moteur pour mettre en place
des programmes de santé innovants et répondant aux besoins des populations.
Les blocages peuvent provenir d’« inerties idéologiques ». Une fois qu’un concept est passé dans
le domaine public et politique, il a la vie dure. Le chapitre de Shadia El Dardiry dans cet ouvrage
aborde la question de la place de l’homme dans la prévention du sida en Afrique, très emblématique
des postures qui, une fois installées, sont difficiles à remettre en cause quels que soient les résultats de
la recherche. Assez vite après le début de l’épidémie de sida, la part croissante des femmes dans
l’épidémie africaine a conduit toute la communauté de la lutte contre le sida, à juste raison, à se
soucier de la vulnérabilité des femmes africaines par rapport à cette infection. Un dommage
collatéral de cette tendance a été, à l’inverse, de porter un regard très négatif et très monolithique sur
les hommes africains, accusés d’infecter leurs femmes, et supposés ne pas s’intéresser à la
prévention. La plupart des programmes ont été construits ou pensés pour protéger les femmes contre
le risque venant des hommes, leur donner les moyens de se protéger en cachette de l’homme.
L’homme était considéré comme un partenaire sexuel mais pas comme un partenaire conjugal.
Derrière cela se nichait l’idée que le lien conjugal n’existe pas en Afrique, que les mariages ne sont
que des arrangements entre familles. Les recherches menées en sciences sociales ont bien sûr montré
que la situation était plus complexe : de nombreuses femmes se soucient de la qualité de leur relation
conjugale et cela explique en grande partie l’échec de certains programmes de prévention qui ne
prennent pas en compte les réalités et projets conjugaux [Desgrées du Loû, 2005]. Une meilleure
participation des chercheurs en sciences sociales à l’élaboration des politiques, aux niveaux nationaux
et internationaux, permettrait que les résultats de recherche passent plus vite dans les programmes mis
en œuvre, et d’éviter que des idées erronées et parfois contre-productives s’installent, faute
d’information. En France en particulier, les chercheurs en sciences sociales sont encore peu invités à
participer aux groupes de travail de l’OMS, de l’Onusida. Une participation accrue des chercheurs en
sciences sociales aux délégations françaises envoyées dans les différentes consultations
internationales dans le domaine de la santé serait bénéfique.
Enfin, entre les décideurs de santé et les chercheurs en sciences sociales, le manque de synergie
vient sans doute aussi d’un manque de culture commune : les décideurs en santé publique, que ce soit
au niveau international ou au niveau national, dans les pays du Nord comme du Sud, sont issus
généralement soit des sciences politiques, soit des sciences médicales. Bien souvent ils considèrent
les questions de santé comme des questions médicales, à traiter avec les outils dont dispose la
médecine : traitements, interventions. La dimension sociale de la santé, dont on a parlé dans la
première partie de ce chapitre, est acceptée dans les discours, peu prise en compte dans les faits. Un
des corollaires à cette observation est le fait que bien souvent dans les politiques de santé, le
traitement prend le pas sur la prévention, comme on l’a vu dans les politiques mises en œuvre autour
du sida [Kerouedan, 2007]. Peut-être faudrait-il pour infléchir cette tendance qu’une formation aux
aspects sociaux de la santé soit délivrée dans les filières médicales, politiques, managériales et
juridiques, afin d’aiguiser l’attention des acteurs de la santé, puis des décideurs et des pouvoirs
publics, à cette nécessité de prendre en compte les dimensions humaines et sociales de la santé lors de
l’élaboration des politiques publiques.
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Notes du chapitre
[*] ↑ Directrice de recherche en démographie à l’Institut de recherche pour le développement (IRD)
[1] ↑ Sont désignées sous ce terme toutes les disciplines relatives à l’homme et l’organisation des sociétés humaines. On ne fera
volontairement pas ici de distinction entre sciences humaines et sciences sociales, la césure entre les disciplines qui traitent de l’homme et
celles qui traitent de la façon dont les hommes s’organisent en société étant hasardeuse. Dans le milieu académique français, ces diverses
disciplines sont toujours regroupées dans un département commun « SHS » et on suit donc ici cet usage.
43. La démographie, une discipline passerelle en
santé publique
Annabel Desgrées du Loû [*]
Parmi les sciences sociales, il en est une dont l’apport dans le champ de la
santé publique est assez mal connu en France : la démographie. Pourtant, dans
d’autres pays comme les États-Unis par exemple, le lien entre démographie et santé
publique apparaît si évident que les écoles de santé publique abritent des
départements de démographie. Ce chapitre propose d’aller à la découverte de cette
discipline mal connue, la démographie, et d’interroger son apport dans le champ de
la santé. À quoi s’intéressent les démographes ? Avec quels outils ? En quoi cette
discipline est-elle pertinente pour étudier les questions de santé ? Nous montrerons
en particulier que la démographie, science sociale fondée sur une approche
empirique, qui s’intéresse à la fois aux mécanismes sociaux et aux mécanismes
biologiques, fait le pont entre sciences sociales et sciences biomédicales, et à ce
titre tient une place spécifique en santé publique.
1. - Qu’est-ce que la démographie ?
1.1 - Une définition ?
Achille Guillard, le premier à utiliser ce terme au XIXe siècle, la définit comme « l’étude
statistique des populations humaines » [Guillard, 1855]. L’analyse démographique consiste
traditionnellement à décrire la structure des populations et à analyser sa dynamique en décomposant
les différents éléments qui y participent : natalité, mortalité, nuptialité, migration.
Cette première définition correspond à l’image qu’on se fait du démographe : celui qui « compte
les populations », et qui, grâce à ses calculs savants, est capable de prévoir leurs évolutions.
Aujourd’hui la démographie embrasse des objectifs plus larges. Dans le très complet traité sur la
démographie en huit volumes publié par l’Institut national d’études démographiques en 2001, elle est
définie plus largement comme « l’analyse du mouvement de la population et la compréhension de ses
mécanismes [ayant] donné naissance à un corps de méthodes spécifiques » [Vallin, 2001].
Il ne s’agit donc pas seulement de décrire mais aussi de comprendre les mécanismes à l’œuvre
dans la dynamique des populations. D’autre part, les champs d’intervention de la démographie se sont
considérablement étendus depuis la fin des années 1980. Avant 1980, les objets d’étude essentiels de la
démographie étaient les « phénomènes démographiques » : structure par âge, sexe et état matrimonial
des populations, fécondité, mortalité et migrations internes « dont la combinaison livre la forme de la
croissance ou décroissance des populations » [Courgeau et Franck, 2007]. Après 1990, la
démographie s’ouvre aux grands problèmes de société : développement, pauvreté, genre,
environnement, santé de la reproduction, sexualité, vieillissement, sida. Son objet d’étude s’élargit à
l’ensemble des comportements des populations humaines, du niveau individuel au niveau sociétal
[Tabutin, 2007].
Avec cet élargissement du champ d’étude, une constante demeure : la démographie est une
discipline fondée sur une approche quantitative, à laquelle on demande de produire des indicateurs et
des projections pour guider l’action politique. Une de ses spécificités est en effet son aptitude à
analyser les évolutions des populations au cours du temps, voire à les prévoir. C’est pourquoi de tout
temps elle a été une science sociale convoquée par le politique.
Traditionnellement, les sources de données des démographes sont les registres d’état civil et les
recensements. Dans les pays en développement en particulier où ces sources sont souvent lacunaires,
les démographes vont tirer le meilleur parti possible de ces données imparfaites pour analyser la
mortalité [Brass, 1975]. Mais l’observation par enquête spécifique s’impose dans la deuxième moitié
du XXe siècle, en particulier sur la fécondité et la santé reproductive. De grandes enquêtes mondiales
standardisées [1] permettent de comparer les pays entre eux : les enquêtes mondiales de fécondité puis
les enquêtes démographiques et de santé (EDS) [2] .
Dans certains pays comme les États-Unis, l’appareil statistique central ou fédéral est mis au
service d’une analyse démographique de la santé : le Center for Disease Control (CDC), système de
surveillance des maladies, produit des données utilisées par les démographes américains. Au niveau
fédéral, le National Center for Health Statistics (NCHS) conduit de multiples enquêtes sur la santé des
individus, les hôpitaux, les centres de santé ambulatoires, les soins de santé à domicile, etc., dont les
données sont directement utilisables par les démographes [Pol et Thomas, 2001].
Dans les pays en développement (en Asie et en Afrique essentiellement), face à la mauvaise
qualité des données disponibles au niveau national, se développent à partir des années 1970 des
systèmes de suivis démographiques souvent construits en réponse à des demandes précises de
surveillance sanitaire : surveillance des épidémies de rougeole, de l’impact de campagnes vaccinales,
de la pratique contraceptive, etc. [Das Gupta, Aaby et al., 1997]. Ces suivis démographiques appelés
aussi « enquêtes à passages répétés » ou « observatoires de population » consistent à suivre sur la
durée (plusieurs décennies) la totalité des habitants d’un groupe de villages. Lors d’un premier
passage, la population de ce groupe de villages est recensée. À chaque passage suivant, la liste de la
population de ce groupe de villages est mise à jour en comptabilisant tous les événements
démographiques survenus depuis le passage précédent (naissances, décès, mariages, immigrations,
émigrations). En plus de la collecte des données démographiques habituelles (naissances, décès,
migrations, unions), il est aisé de mener au sein de populations ainsi suivies des enquêtes
transversales ou longitudinales pour approfondir certains sujets. C’est ainsi que les épidémies de
rougeole font l’objet de suivis particuliers dans les observatoires africains [Aaby, 1997]. Ces
systèmes de suivis démographiques de petites populations fournissent des informations qui ne sont
bien sûr pas extrapolables à l’ensemble du pays. Cependant, ils permettent, à l’inverse des grandes
enquêtes nationales transversales, des analyses fines des évolutions en cours et de leurs déterminants.
À ce titre, ces systèmes de collecte sont précieux pour compléter les informations générales données
par les enquêtes nationales, et cela en particulier dans le domaine de la mortalité et de la santé.
Lorsque des programmes de santé spécifiques sont développés dans de tels observatoires, ces
derniers constituent bien évidemment des lieux d’échanges pluridisciplinaires privilégiés entre
sciences de la population et sciences biomédicales.
Après avoir été pendant longtemps une science de la mesure, la démographie se tourne depuis la
fin du XXe siècle vers un souci de compréhension des comportements individuels et collectifs. En
particulier on ne s’intéresse plus seulement aux événements démographiques qui peuvent survenir
dans la vie d’un individu (naissance, mariage, décès, etc.) mais on considère l’individu dans la
complexité de son parcours de vie, fait « d’étapes et de parcours à causalité variables » [Tabutin,
2007]. La famille, les réseaux sociaux dans lesquels évolue l’individu ont désormais toute leur place
dans l’analyse démographique. Cette tendance s’accompagne d’une ouverture de la discipline vers des
méthodes qualitatives. Le démographe ne se contente pas de décrire, mais cherche à expliquer les
phénomènes qu’il décrit.
2. - Les apports de la démographie à la santé
publique dans l’histoire de la discipline
Si l’acception la plus large de la démographie fait explicitement mention des questions de santé,
la définition la plus restrictive les englobe aussi, puisque deux des trois principaux phénomènes
démographiques y renvoient : la fécondité et la mortalité. Les indicateurs sanitaires qu’on donne en
premier lieu pour décrire dans les grandes lignes l’état de santé d’une population sont d’ailleurs le
taux de natalité, le taux de mortalité, la structure par âge de la population, indicateurs
démographiques par excellence. La démographie a donc bien la santé parmi ses objets de recherche.
Mais avec quel degré d’implication ? Le démographe est-il celui qui donne des informations de
cadrage sur la structure et la dynamique de la population, pour informer le professionnel ou le
décideur de santé, ou la démographie est-elle une discipline constitutive de la connaissance fine en
santé publique ?
Un bref panorama des thèmes explorés par les démographes au cours du XXe siècle montre que
ceux-ci ont adapté leurs objets d’étude en fonction de la demande publique, s’intéressant alors de plus
en plus près aux questions de santé.
Ainsi, si au départ les premiers scientifiques qui se sont intéressés à comprendre les évolutions
de la mortalité ne se définissaient pas toujours comme démographes, au XXe siècle l’étude de la
mortalité de façon globale est bien le champ des démographes, même si c’est un débat dans lequel
interviennent bien sûr les professionnels de santé (tels que Thomas McKeown par exemple), les
sociologues ou anthropologues de la santé [Meckel, 1990]. De la diversité des travaux présentés
brièvement ici on peut tirer une première esquisse de l’apport spécifique des démographes au champ
de la santé (dont la mortalité est un indicateur ultime) : les démographes explorent l’ensemble des
facteurs susceptibles de jouer sur la santé, tant biomédicaux, sociaux, culturels que politiques et le
font au niveau de populations générales, avec une approche largement quantitative.
Des travaux sont aussi conduits par des démographes sur la morbidité. Si la mortalité est
l’indicateur ultime du « défaut de santé », c’est en effet un indicateur pour le moins global. L’étude
des causes de la mortalité est nécessaire pour guider les actions de santé. Pendant longtemps, les
démographes se sont cantonnés à l’étude de la mortalité en tant qu’événement affectant directement la
structure des populations, la morbidité et les maladies étant l’objet d’études des épidémiologistes et
des médecins. À partir des années 1980, les démographes se tournent vers la mesure de la morbidité
et l’analyse des causes de décès, en particulier en s’intéressant à l’évolution des causes de décès dans
le temps [Vallin et Nizard, 1978 ; Vallin et Meslé, 1988].
Dans les pays en développement où la couverture médicale est faible, les registres médicaux sont
totalement insuffisants pour analyser les causes de décès, car seule une très faible minorité des décès
fait suite à une consultation dans un centre de santé et les médecins ne font pas systématiquement de
constats à domicile. C’est ainsi dans les pays où la mortalité est la plus forte qu’on a le moins
d’information sur ses causes. Pour pallier ce manque, l’OMS suggère dès 1956 que des non-médecins
recueillent des informations sur les symptômes de la maladie et son évolution, directement auprès des
familles [Biraud, 1956]. Cette méthode de collecte dite « d’autopsie verbale » sera largement
développée par les démographes [Garenne et Fontaine, 1988 ; Zimicki, 1988]. Elle s’avèrera très utile
pour détecter toute une série de causes de décès aux symptômes caractéristiques et donc bien décrits
par l’entourage du malade : la rougeole, la coqueluche, le tétanos néonatal, la malnutrition, les
accidents… [Snow, Armstrong et al., 1992].
L’épidémie du sida, enfin, va définitivement ancrer les travaux des démographes dans la maladie
et non plus seulement dans la mort. Dès le départ cette épidémie interroge fortement les démographes.
Dans les premières années, l’épidémie apparaît, selon les contextes, dans des populations aux profils
sociodémographiques très différents : aux États-Unis elle se concentre dans une population
d’hommes homosexuels appartenant à des couches sociales aisées, alors qu’au Zaïre (à l’époque) ou
en Ouganda elle touche une population hétérosexuelle et pauvre. D’autre part, parce que c’est une
infection qui se transmet par voie sexuelle et de la mère à l’enfant, et qui touche majoritairement les
adultes en âge de procréer, elle a des conséquences non seulement sur la mortalité, mais aussi sur la
fécondité et sur la structure des populations. Enfin, comme c’est une infection asymptomatique
pendant plusieurs années, la mesure de sa prévalence et de son incidence est complexe. La mesure de
la prévalence et de l’incidence du VIH et leurs relations avec la mortalité et la fécondité vont devenir
un champ d’étude privilégié des démographes [Nicoll, Timaeus et al., 1994 ; Zaba et Gregson, 1998 ;
Zaba, Carpenter et al., 2000].
Les interrogations théoriques des démographes sur les déterminants de la fécondité [Davis et
Blake, 1956] trouvent un écho au niveau du monde politique dans l’inquiétude qui cristallise autour de
la question de « l’explosion démographique » dans les années 1970 [Ehrlich, 1968]. Le monde prend
conscience de la formidable transition démographique qui est en train de s’opérer au XXe siècle : la
population humaine, après avoir mis plusieurs dizaines de milliers d’années à atteindre le premier
milliard (vers 1800), atteint le deuxième milliard en 127 ans (en 1927) ; le troisième en 33 ans (en
1960) ; le quatrième en 14 ans (en 1974)… Cette croissance exponentielle inquiète d’autant plus la
communauté internationale qu’elle concerne surtout les pays les plus pauvres, qui ont vu leur
mortalité réduire avec la diffusion des vaccins et des antibiotiques, tandis que leur fécondité est restée
élevée. Les recherches sur la fécondité deviennent alors prioritaires, avec un objectif clair : trouver
les leviers d’une baisse de la fécondité, en particulier dans les pays en développement où celle-ci est
élevée et où la population s’accroît trop rapidement, mettant en danger un développement fragile.
C’est à cette époque que sont développées les enquêtes mondiales de fécondité (1974-1980) puis, à
partir des années 1980, les enquêtes dites « démographiques et de santé » qui s’intéressent surtout aux
questions de santé de la mère et de l’enfant et en particulier aux questions de planification familiale.
Cette inquiétude internationale autour des questions de populations s’exprime aussi lors des
conférences internationales pour la population et le développement. Définitivement formalisé en 1994
à la Conférence du Caire, un nouveau concept voit le jour : la « santé de la reproduction », que l’on
peut définir comme « une condition par laquelle le processus reproductif s’accomplit dans un état de
complet bien-être physique, mental et social. Cela implique que les individus aient la possibilité de se
reproduire, que les femmes puissent mener à bien leur grossesse et accoucher sans risques et que la
reproduction ait une issue heureuse. Cela signifie aussi que les individus soient capables de réguler
leur fécondité et d’avoir une sexualité sans danger » [Fathalla, 1992]. Cette approche déborde
largement le cadre jusque-là attribué aux questions relatives à la reproduction humaine, abordées
alors sous l’angle de la santé maternelle et infantile et de la planification familiale et se focalisant
uniquement sur les femmes en union et leurs enfants. La santé de la reproduction s’intéresse à toutes
les étapes de la vie (naissance, enfance, adolescence, période reproductive, vieillesse), chez les
hommes comme chez les femmes et articule les différentes dimensions de la santé sexuelle et
reproductive. La santé sexuelle, même lorsqu’elle n’est pas directement liée à la procréation, est prise
en compte. Les adolescents, les célibataires et les hommes, jusque là peu ou pas pris en considération
dans ce champ de recherche, en font désormais partie. Cette évolution vient de l’attention croissante
portée aux droits humains et par conséquent aux droits reproductifs, aux besoins de santé des femmes
tout au long de leur vie et enfin, last but not least, à l’épidémie de sida qui oblige à reconsidérer la
santé reproductive et sexuelle dans l’ensemble de ses dimensions.
Pourtant les flux de population ont des conséquences en termes de transmission des maladies et
les phénomènes d’immigration, émigration, légale ou illégale ont des relations étroites avec la santé
des individus, les besoins de santé des populations, le fonctionnement des services de santé.
Or, la démographie apparaît comme une discipline qui fait justement le pont entre sciences
biologiques et sciences humaines et sociales [Preston, 1993 ; Pol et Thomas, 2001 ; Lalou et Piché,
2004 ; Caselli et Egidi, 2007]. Par son approche empirique et quantitative, c’est une discipline «
réaliste » qui s’appuie sur l’observable, et a en cela des méthodes proches de celles des sciences dites
de la vie, donc dialogue facilement avec les sciences biologiques ou médicales. Ainsi, les travaux des
démographes sont fréquemment publiés dans des revues d’épidémiologie ou de médecine.
Parallèlement, par son objet (l’homme, les populations), la démographie doit prendre en compte la
complexité des comportements humains, d’où son dialogue permanent avec les autres sciences
sociales, en particulier la sociologie ou l’anthropologie, dialogue renforcé par l’intégration récente
des méthodes qualitatives. Certains vont même plus loin, fixant à la démographie une mission «
d’alliance », voire de réconciliation entre les approches des sciences de la nature et celles des
sciences humaines et sociales [Hobcraft, 2007].
C’est sans doute là une des spécificités de la démographie qui en fait une discipline précieuse
pour les questions de santé. D’après Durkheim, un des fondements de la méthode sociologique est
d’expliquer l’observation à partir du social, et seulement du social : « [La méthode en sociologie] est
exclusivement sociologique. Si nous considérons les faits sociaux comme des choses, c’est comme
des choses sociales… Un fait social ne peut être expliqué que par un autre fait social » [Durkheim,
1937]. La démarche du démographe est plus souple : la démographie « intègre » une plus grande
variété de disciplines ; elle reste « poreuse » aussi bien aux sciences de la vie qu’aux autres sciences
humaines et sociales. Le risque est l’éparpillement théorique et méthodologique. L’intérêt est le souci
de rendre compte de la réalité des comportements humains, sans être inféodé à une théorie ou à un
arsenal méthodologique. L’ouverture du questionnement démographique aux autres disciplines et
autres cultures scientifiques, de la génétique à la psychologie en passant par la biologie, l’économie,
la sociologie ou l’anthropologie, est un moteur puissant pour avancer dans la compréhension des
phénomènes.
Un bon exemple de cette ouverture du questionnement démographique à la fois au social et au
biologique est la prise en compte des différences entre sexes à la naissance : en matière de natalité, les
démographes ont montré qu’en « régime naturel », c’est-à-dire sans discrimination envers l’un ou
l’autre sexe, 105 garçons naissent pour 100 filles, dans toutes les sociétés. Ce léger déséquilibre entre
les sexes à la naissance est d’origine biologique. Lorsque ce sex-ratio s’éloigne de 1,05, cela dénote
une discrimination par rapport à l’un des sexes, de nature sociale cette fois. C’est ainsi que les
démographes ont récemment montré l’existence de graves discriminations envers les petites filles à
la naissance en Chine et en Inde : dans certaines provinces de ces deux pays, le sex-ratio a augmenté
au cours des deux dernières décennies jusqu’à 1,20. C’est le signe d’avortements sélectifs de fœtus de
sexe féminin : dans des sociétés où élever une fille (et en particulier la marier) coûte cher, où les
familles réduisent leur fécondité et n’ont qu’un ou deux enfants, et où des techniques modernes
comme l’échographie permettent de connaître le sexe de l’enfant avant la naissance, certaines
familles décident d’interrompre les grossesses qui donneraient naissance à des filles. Cette distorsion
du sex-ratio à la naissance, issue d’une combinaison de normes sociales défavorables aux femmes, de
pression économique et d’accès aux techniques médicales modernes, conduit à un déséquilibre grave
entre les sexes au niveau de populations entières. Cela aura des répercussions à moyen terme sur la
nuptialité (les hommes d’une génération ne trouvant pas de femmes « à marier » dans leur groupe
d’âges), et par là sur l’ensemble de la société [Attané et Guilmoto, 2007].
La démographie a aussi beaucoup joué ce rôle de pont entre les disciplines dans les recherches
sur le sida : la sexualité et la procréation sont des modes de transmission du VIH, et par là sont à
interroger comme modes de propagation de l’épidémie. C’est le travail des épidémiologistes.
Cependant, sexualité et procréation prennent place dans un contexte conjugal, familial et social dont
elles ne peuvent être déconnectées. C’est là qu’intervient l’apport spécifique du démographe : c’est
parce que le démographe, en explorant les réponses des individus et des populations en matière de
santé, va prendre en compte les autres questions de population (famille, nuptialité, migration,
pauvreté, relations entre générations…) que son analyse va être originale par rapport à celle de
l’épidémiologiste, bien que les outils statistiques utilisés soient similaires. Et c’est parce que le
démographe part d’une approche quantitative et produit des indicateurs statistiques (souvent
complétés par une analyse plus qualitative) que son apport complète celui de l’anthropologue, qui
observe et décrit les mécanismes à l’œuvre dans les sociétés, mais avec une approche strictement
qualitative. L’anthropologue explique des processus, décrit des représentations et montre leur
retentissement sur les comportements de santé. Le démographe donne des indications chiffrées sur les
tendances qui existent dans la population, permet de mesurer des différences de comportements entre
différents groupes, des évolutions, donne les indicateurs nécessaires à toute mise en place et
évaluation de programmes.
Le questionnement autour du statut marital est un bon exemple d’un apport de la démographie
dans le domaine de la recherche sur le sida. L’influence du statut marital sur les questions de santé est
connue depuis longtemps et celui-ci fait partie des variables recueillies systématiquement dans les
enquêtes épidémiologiques. L’apport de la démographie, en particulier pour les pays africains, a été
de réfléchir à ce que l’on collecte avec cette variable : quelle est la pertinence de collecter une
information sur le mariage dans des sociétés où l’on peut vivre en union sans être marié, où l’on peut
être marié sans habiter avec son conjoint ? Les travaux en démographie sur l’évolution du mariage et
sur les ménages ont montré que ce n’est pas tant le statut marital qui joue que les conditions de vie
familiale. À Abidjan en particulier, nos travaux ont confirmé que la situation par rapport aux
problèmes posés par l’infection VIH est radicalement différente selon que l’on vit avec ou sans son
conjoint, selon qu’il faut compter ou non avec la famille et/ou la belle famille, avec des coépouses ou
non [Desgrées du Loû, Brou et al., 2009]. Les femmes installées dans une relation de couple depuis
plusieurs années, vivant sous le même toit que leur conjoint, dans une relation monogame, parlent en
général à leur conjoint de leur infection VIH. Le plus souvent, elles trouvent auprès de lui soutien et
réconfort. Par contre, les femmes qui doivent compter avec des coépouses ou des « maîtresses
officielles » de leur conjoint, ou les femmes qui ne vivent pas sous le même toit que lui confient plus
difficilement leur infection à ce conjoint. Dans ces derniers couples, les divorces sont fréquents après
les tests de dépistage positifs, même lorsque le conjoint n’a pas été informé de l’infection de sa
femme. Il semble que lorsque le lien conjugal est lâche, les femmes préfèrent rompre une union de
laquelle elles n’espèrent pas de soutien et où la gestion de la sexualité et des grossesses futures sera
compliquée par la menace du VIH. Par contre, lorsque le lien conjugal est solide, les femmes trouvent
dans leur conjoint une véritable aide et le couple réfléchit ensemble aux arbitrages sexualité,
procréation et risque VIH.
Toujours dans le domaine des programmes de lutte contre le sida, l’analyse fine des
comportements en matière de procréation a mis à jour les limites du conseil qui était donné aux
femmes infectées par le VIH de ne plus avoir d’enfants : la procréation reste, en Afrique, constitutive
de l’identité de la femme (et de l’homme…). Les femmes ne sont pas prêtes à remettre en cause de
façon radicale leurs projets de procréation, même avec un diagnostic de séropositivité pour le VIH.
Si une analyse anthropologique et sociologique a pu révéler cette inadéquation entre messages
délivrés par le système de santé et attentes des personnes suivies dans ces services de santé, c’est
l’analyse démographique sur des grands échantillons qui a permis de le confirmer de façon
quantitative et longitudinale, dans la durée, et de donner des indicateurs directement utilisables par les
décideurs et systèmes de santé [Allen, Serufilira et al., 1993 ; Desgrées du Loû, Msellati et al., 2002].
Par rapport aux épidémiologistes, familiers des suivis de cohortes, l’apport méthodologique du
démographe a été de considérer dans les variables explicatives non seulement les variables dites «
sociodémographiques » adoptées classiquement (c’est-à-dire l’âge, le sexe, la profession, la parité…)
mais aussi de réfléchir à des variables permettant de caractériser de façon fine la situation familiale et
conjugale : type d’union, type de communication avec le partenaire, etc. Véritable pont entre
l’épidémiologie et la sociologie/anthropologie, la démographie s’est intéressée ici aux objets des
sociologues et des anthropologues (le couple, la famille, les liens sociaux) avec les outils des
épidémiologistes (l’analyse quantitative, le suivi longitudinal de grandes cohortes…).
4. - Replacer le questionnement démographique au
cœur de la réflexion sur le développement
Si les démographes ont été très sollicités par la communauté internationale dans les années 1970,
lorsque le spectre d’une « explosion démographique » de la planète pointait, on ne peut pas en dire
autant aujourd’hui. Il faut y voir la fin de « l’angoisse démographique ». Sur tous les continents sauf
le continent africain, les pays ont terminé ou sont en passe de terminer leur transition
démographique [4] . Les questions de croissance des populations et de contrôle de la fécondité (pour
lesquelles les démographes étaient les premiers consultés) ne sont plus prioritaires dans les agendas
internationaux, loin de là. Dans les Objectifs du Millénaire pour le développement, la question de la
planification familiale ne bénéficie que d’un strapontin dans l’OMD n° 6 (combattre le VIH/sida, le
paludisme et autres maladies). Un ouvrage récent coédité par l’Agence française de développement et
le Centre population et développement(Ceped) [5] critique fortement cette déshérence de la « question
démographique » dans les politiques internationales, en examinant le cas du continent africain. De
nombreux pays africains ont en effet encore une fécondité élevée et une croissance démographique
forte, ce qui va avoir des répercussions dans tous les domaines du développement, et en particulier
dans celui de la santé, dans les cinquante années à venir. Les populations sont des paquebots aux
lourdes inerties et ce qui s’y passe aujourd’hui influe fortement sur leur structure dans vingt ou trente
ans. Jean-Pierre Guengant montre ainsi que le nombre annuel des naissances en Afrique
subsaharienne devrait passer de 28 millions en 2000 à 37 millions dans les années 2030, d’où des
besoins accrus en suivi des grossesses, prise en charge des accouchements, suivi médical des enfants,
dans des pays où ces services sont déjà loin d’être assurés de façon satisfaisante [Guengant, 2007].
Sur tous les continents, le nombre des personnes âgées va aussi fortement augmenter dans les
cinquante ans à venir, grâce à la hausse de l’espérance de vie et du fait de l’accroissement
démographique de la seconde moitié du XXe siècle. En Afrique, entre 2000 et 2050, la population des
plus de 65 ans sera multipliée par 5. Cela pose la question de la prise en charge sociale mais aussi
médicale de ces aînés.
Ainsi, les questions dites démographiques, liées à la dynamique des populations, méritent encore
de retenir toute l’attention de la communauté internationale et des politiques de santé et de
développement. Un des défis du XXIe siècle sera, en particulier, de comprendre les freins en matière
de planification familiale sur ce continent africain : moins de 20 % des femmes y pratiquent une
contraception et pourtant la demande d’enfant chez les femmes apparaît inférieure à la fécondité
réelle [Vimard et Fassassi, 2007].
Cependant, j’espère avoir montré dans ce chapitre que les démographes ont leur pierre à
apporter dans le domaine du développement et de la santé, pas seulement sur ces questions de
politiques de population et de planification familiale, mais dans tous les domaines qui nécessitent une
connaissance fine des comportements et des dynamiques de populations, et en particulier en ce qui
concerne les comportements de santé. Une des demandes majeures adressées aujourd’hui par les
politiques aux sciences sociales est de proposer et évaluer des « interventions qui marchent » pour
changer les comportements. « Vous savez très bien nous expliquer pourquoi les gens agissent de telle
ou telle façon ; arrêtez de vous contenter de décrire les situations et de les expliquer, proposez nous
des actions qui marchent », ai-je entendu. Pour répondre à cette sollicitation, il faut mettre en place
des essais d’intervention, sur un mode similaire aux essais cliniques des médecins. On ne teste pas un
médicament mais un type de programme. Ces essais d’intervention, autant voire plus complexes à
mettre en œuvre que des essais cliniques (car il est plus difficile de changer les comportements que de
délivrer un médicament), nécessitent à la fois une approche statistique et une connaissance des aspects
comportementaux et populationnels : ils sont typiquement un lieu où l’expertise démographique est
attendue.
Je dirai quelques mots pour finir sur les relations entre démographie et santé publique en
France : on a vu que la démographie devrait être un pilier de la santé publique. Pourtant, un tour
d’horizon des positions respectives de la santé publique et de la démographie aujourd’hui en France
est loin de laisser deviner une telle proximité, à la différence de ce qui existe dans d’autres pays
comme les États-Unis ou l’Angleterre. De façon générale, en France, la santé publique est considérée
comme l’apanage des médecins. C’est une des spécialités que peut choisir un étudiant en médecine et,
par raccourci, elle apparaît comme une des spécialités de la médecine. Les écoles de santé publique en
France s’ouvrent aux non-médecins si ceux-ci font une formation en épidémiologie, discipline
reconnue « de santé publique » par excellence. Lorsque la santé publique fait appel aux sciences
sociales, les disciplines convoquées sont l’économie de la santé, interrogée en particulier sur la
question des rapports entre coût et efficacité des programmes, et la sociologie et l’anthropologie qui
constituent pour bien des médecins « les sciences sociales » [6] . En France, la démographie reste
plutôt en marge de ces interactions. Dans les écoles ou masters de santé publique, quand la
démographie fait partie des programmes de formation, elle ne représente que quelques heures de
cours pour acquérir une « culture générale » sur les objets et outils des démographes. La santé en tant
que telle ne tient pas non plus toujours une grande place dans les formations des démographes ni dans
leurs ouvrages de référence. Les questions de santé sont abordées essentiellement sous l’angle des «
déterminants de la mortalité » [7] . Cet écart persiste au-delà du monde académique. Si des chercheurs
américains ont pu dire que « le système de santé américain s’apprête à entrer dans le XXIe siècle sur
les épaules de la démographie de la santé » [Pol et Thomas, 2001] [8] , en France on est loin d’une telle
évidence de proximité entre démographes et systèmes de santé. L’utilisation par les démographes des
statistiques publiques sanitaires est moins systématique en France qu’aux États-Unis, où les appareils
statistiques central et fédéral sont en prise directe avec les démographes. Une des explications
pourrait être celle donnée par Didier Fassin et collègues : il existe en France un découpage
institutionnel et disciplinaire entre la recherche sur la santé, essentiellement dévolue à l’Inserm, et la
production de données sur la société, essentiellement développée au sein de l’Insee, les chiffres
produits par l’Insee « trouvant mal à s’inscrire dans un espace proprement scientifique » [Fassin,
Grandjean et al., 2000].
Quelles qu’en soient les raisons, cette faible interface entre le monde de la santé publique en
France et celui de la démographie peut et doit changer : plutôt que d’être une discipline pour laquelle
les professionnels de santé publique reçoivent une culture générale, la démographie devrait faire
partie des disciplines intervenant dans le champ général de la santé publique, au même titre que les
épidémiologistes ou les sociologues de la santé.
Ce qui caractérise l’approche démographique est qu’elle prend en compte les différentes
dimensions qui structurent les comportements humains, dans un dialogue permanent tant avec les
sciences médicales qu’avec les autres sciences sociales, et qu’elle s’appuie sur des méthodes
quantitatives, avec une ouverture à l’approche qualitative. Dans le domaine de la santé, la « valeur
ajoutée » de la démographie, par rapport à d’autres disciplines proches comme l’épidémiologie qui
utilisent des méthodologies similaires, vient de ce qu’elle explore les réponses des individus en
matière de santé, en prenant en compte les autres dimensions de la vie de l’individu : le démographe
interroge les comportements individuels à la lumière des questions de population (famille, nuptialité,
migration, pauvreté, relations entre générations, etc.) et à la lumière de la trajectoire de toute la vie. Il
s’intéresse au parcours des individus, de la naissance à la mort. Son unité d’observation dans le temps
est la vie entière. Cela le conduit à aborder les questions de santé toujours en relation avec l’ensemble
des questions individuelles et collectives, au sein desquelles chaque personne avance tout au long de
sa vie. C’est par essence une démarche de santé publique.
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Notes du chapitre
[*] ↑ Directrice de recherche en démographie à l’Institut de recherche pour le développement (IRD)
[1] ↑ Ce programme d’enquêtes, réalisé avec le soutien financier de l’Usaid (United States Agency for International Development)
est mis en place depuis 1984 et géré par un organisme américain, ORC Macro, en collaboration avec l’Institut national de statistiques de
chaque pays enquêté.
[3] ↑ Sauf mention expresse, les travaux sur la fécondité portent toujours sur la fécondité des femmes, et non sur la fécondité des
hommes. Quand on parlera de fécondité ici, il s’agira donc, comme dans la plupart des textes de démographie, de fécondité des femmes.
[4] ↑ Passage d’un régime de forte mortalité et forte natalité à un régime de faible mortalité et faible natalité. Le passage d’un
équilibre à l’autre se fait souvent par un état de forte croissance démographique, lorsque la mortalité a baissé avant la fécondité.
[6] ↑ Didier Fassin lui-même, médecin et anthropologue, lorsqu’il rédige le chapitre sur « les sciences sociales » dans l’ouvrage
de synthèse Santé publique qu’il coédite en 1989 avec Gilles Brücker, choisit de ne traiter que de sociologie et d’anthropologie (Paris,
Ellipses).
[7] ↑ Il est à noter cependant, dans le traité de démographie en huit volumes terminé récemment, qu’une partie entière du 7 e volume
consacré à « L’histoire des idées et des politiques de population » traite de la question des politiques de santé (Caselli, Vallin et al., Paris,
INED, 2006).
[8] ↑ Ma traduction.
44. L’importance de l’intégration des hommes dans
les programmes de lutte contre le sida en Afrique
Shadia El Dardiry [*]
Shadia El Dardiry est diplômée de l’Université McGill en science politique. Elle
s’intéresse au rôle de l’Union européenne et de la France dans les efforts de
développement.
Depuis les années 1990, la lutte contre le sida en Afrique a été associée avec
la lutte contre les inégalités de genre qui rendent les femmes plus vulnérables à
l’épidémie. Inévitablement, cette approche a imposé une image monolithique de
l’homme africain dont les intérêts seraient strictement opposés à ceux de la femme.
Jusqu’à quel point cette image de l’homme africain est-elle correcte ? Le texte
suivant soutient qu’une telle image est non seulement erronée mais aussi nuisible à
la lutte contre le sida. Dix ans après la campagne d’Onusida Men Make a
Difference où en est-on dans la création de programmes qui tentent de réellement
inclure, au lieu d’exclure, l’homme africain dans les efforts de lutte contre le sida ?
L’étude des interrelations genre et sida s’est développée depuis les années 1990,
faisant évoluer les présupposés simplistes et l’image de l’homme africain jusque-là
caricaturé. Le manque de cohérence et de coordination entre les programmes de
recherche, les ONG et les gouvernements nationaux continuent à nuire aux efforts
de lutte contre l’épidémie.
La question qui a été peut-être la plus innovante et aussi la plus importante dans l’histoire de la
lutte contre le sida est aussi l’une des plus simples : pourquoi les personnes ne changent-elles pas
leurs comportements une fois informées des risques et des causes de l’épidémie ? Cette question s’est
posée avec une grande acuité dans le contexte d’urgence dans lequel se trouve l’Afrique, aux prises
avec un niveau de propagation de l’épidémie des plus alarmants. Ce chapitre n’a pas comme but
d’offrir une réponse, mais s’intéresse néanmoins à la question de manière indirecte, parce que c’est
précisément celle-ci qui a mis en évidence l’importance d’une analyse sociale de l’épidémie, nous
permettant de comprendre comment non seulement les conduites individuelles, mais aussi les
rapports sociaux et les relations de pouvoir sont responsables de la création d’un environnement
particulièrement vulnérable au VIH/sida.
L’analyse du contexte social de propagation du sida et des relations entres les individus dans une
société ne peut être complète sans la prise en compte du critère du genre et de son rôle dans la
progression de l’épidémie. La notion de genre met l’accent sur les facteurs sociaux et culturels qui
dictent les rôles et les relations entre les hommes et les femmes [Tallis, 2000], là où celle de sexe
concerne les différences biologiques entre hommes et femmes. C’est donc en vertu de la notion de
genre qu’il est possible d’expliquer, par exemple, pourquoi les femmes africaines sont plus
vulnérables à l’épidémie du sida que les hommes, et comment les inégalités dues au genre affectent la
propagation du sida sur le continent. Ainsi, la notion de genre peut devenir le fondement de
programmes efficaces et sensibles au contexte culturel des sociétés ciblées.
Bien que le concept de genre indique les relations entre hommes et femmes, la plupart des
programmes dits « genrés [1] » mis sur pied dans les années 1990 ciblaient exclusivement les femmes,
tentant de promouvoir l’empowerment de la femme, de lui donner des outils avec lesquels elle puisse
décider elle-même comment gérer sa propre sexualité et prendre en charge sa santé et celle de ses
enfants [Desgrées du Loû, 2007]. Une telle approche est compréhensible si l’on considère que 60 %
des adultes ayant le sida en Afrique sont des femmes [Onusida, 2009], et que les femmes sont non
seulement biologiquement plus vulnérables que les hommes face au sida, mais que ces vulnérabilités,
c’est-à-dire leur exposition au risque de contracter le virus, sont amplifiées par des inégalités de
genre au sein du couple et dans la société en général. Une fois ce lien établi entre inégalités de genre
et vulnérabilités face au sida dans les années 1990, les programmes de lutte encourageaient les
femmes à utiliser les préservatifs féminins et aussi à effectuer un dépistage du sida au début de leur
grossesse. Ils cherchaient à trouver une manière d’affermir la mainmise des femmes sur leur vie et
leur santé face aux exigences de leur mari ou conjoint, quitte à suggérer aux femmes de ne pas
informer leurs conjoints des décisions qu’elles prenaient à l’égard de leur santé.
Ces programmes, malgré leurs bonnes intentions, ont eu des résultats ambigus, précisément
parce qu’ils excluaient les hommes. Premièrement, plusieurs femmes refusaient de faire un dépistage
ou d’utiliser le préservatif féminin sans l’autorisation de leur mari ou de leur conjoint.
Deuxièmement, dans une culture marquée par une inégalité dans les relations hommes/femmes – où
la femme est non seulement défavorisée dans la vie publique en ce qui concerne l’accès à l’éducation
et l’emploi, mais aussi dans sa vie privée où elle est désavantagée par une relation de pouvoir
hiérarchique dans sa relation avec les hommes [Radas, 2006] –, une femme émancipée court toujours
le risque d’être stigmatisée et exclue du groupe. Ainsi, une femme qui utilise des préservatifs est
immédiatement considérée comme une prostituée, de même que le fait qu’une femme mariée suggère
à son mari l’utilisation du préservatif est interprété comme un signe d’infidélité [Bujra, 2000]. Dans
un tel contexte social, les programmes qui ne ciblaient que les femmes ont eu pour conséquence, dans
la plupart des cas, de les stigmatiser et d’augmenter les inégalités genrées existantes, bien plus que de
favoriser leur émancipation [Tallis, 2000]. Troisièmement, le fait que ces programmes aient exclu les
hommes de toute décision en rapport avec la santé de la reproduction ou le planning familial n’a fait
que renforcer l’idée selon laquelle l’homme africain n’avait aucun rôle ou responsabilité en ce qui
concerne les décisions qui pourraient freiner la propagation du sida [Varga, 2001]. Finalement, en
excluant les hommes, ces programmes ont véhiculé une image de l’homme comme responsable de
l’épidémie, et en quelque sorte, donc, ennemi de la femme. Évidemment, cette image ne sert qu’à
discriminer (ou entraver) la participation des hommes aux programmes de lutte contre le sida.
Ces problèmes majeurs dans les premiers programmes genrés de lutte contre le sida ont révélé
l’importance d’intégrer autant les hommes que les femmes dans les projets. En 2000, Onusida a
intitulé sa campagne contre le sida Men Make a Difference. C’est dire qu’il y a eu une prise de
conscience de la nécessité d’intégrer les hommes aux programmes de sensibilisation, et ce, non
seulement dans le but de les rendre plus avertis de leur responsabilité à l’égard de la vulnérabilité des
femmes à la maladie, mais aussi des propres risques qu’ils courent dans leur désir de se conformer
au stéréotype masculin de l’homme africain [Varga, 2001].
Dans un premier temps, une analyse documentaire cherchera ici à comprendre les conclusions
principales des recherches qui ciblent les hommes dans le contexte de l’épidémie du sida en Afrique :
quelles sont les causes de la vulnérabilité des hommes face au sida ? Est-ce que les résultats de ces
recherches confirment ou se mettent en opposition à la vision monolithique de l’homme africain
comme ennemi de la femme dans la lutte contre le sida ? Jusqu’à quel point les programmes de lutte
contre le sida ont-ils incorporé une approche genrée qui inclut les hommes ? Dans un deuxième
temps, une analyse plus critique cherchera à voir dans quelle mesure les programmes genrés ciblant
les hommes peuvent être qualifiés de succés à la fois dans la lutte contre le sida, et dans la
restructuration des relations sociales qui rendent les femmes et les hommes vulnérables au virus.
L’analyse visera aussi à comprendre les faiblesses et défauts d’une telle approche.
Même si les hommes en Afrique subsaharienne ont un rôle privilégié dans leur société, ce rôle
de dominance les rend aussi très vulnérables. Plusieurs recherches ont démontré que les croyances
sur la masculinité sont directement liées à un comportement risqué – en matière de drogue, de
violence et de pratiques sexuelles dangereuses [Barker et Ricardo, 2005]. Les normes liées à la
masculinité et la sexualité concernent particulièrement l’image de performance liée au nombre de
partenaires et à la dominance sexuelle sur les femmes [Barker et Ricardo, 2005].
1. - Les rites de passage en Afrique : devenir homme
Avant de discuter plus en profondeur des vulnérabilités des hommes face au sida, il est important
de considérer brièvement la littérature sur les adolescents en Afrique. Dans les sociétés
subsahariennes, il est attendu que les jeunes hommes initient leur vie sexuelle avant les filles et qu’ils
deviennent des experts en matière de sexualité, là où les filles sont considérées comme des
partenaires plutôt passives [Varga, 2001]. De plus, les relations sexuelles sont perçues comme
nécessaires dans le processus menant le garçon au statut d’homme. Il est important de noter que «
devenir homme [3] est en effet évalué ou jugé par les autres hommes et femmes ; les jeunes hommes
dans divers cadres sociaux rapportent fréquemment le sentiment d’être observés et regardés pour
juger s’ils sont à la hauteur des versions culturellement saillantes d’être un homme » [Barker et
Ricardo, 2005].
Il faut souligner le fait que les rôles attribués aux hommes sont aussi soutenus par les femmes,
qui ont des attentes très spécifiques à leur égard. Au Zimbabwe, par exemple, les jeunes femmes
associent elles aussi la masculinité au nombre de partenaires sexuelles qu’un homme a eues [Varga,
2001].
La pression sociale exercée sur les pratiques sexuelles des jeunes hommes a pour conséquence
de les exposer fortement au sida et de décourager l’utilisation du préservatif. Ainsi, une recherche sur
les jeunes Zulus en Afrique du Sud a montré que plusieurs jeunes hommes ne veulent pas être
sexuellement actifs avant le mariage, mais se sentent obligés de l’être [Varga, 2001]. Une autre
recherche sur le rite de circoncision mâle en Ouganda parmi les Gisus indique qu’il est attendu des
jeunes hommes qu’ils aient des rapports sexuels avec une fille sans utiliser de préservatif pour
conclure leur transformation de garçon en homme viril, et que la possibilité que leur partenaire soit
infectée et qu’eux soient infectés en conséquence ne peut constituer une objection valable [Barker et
Ricardo, 2005].
Malgré le fait que depuis les années 1980 plusieurs programmes de lutte contre le sida ciblent les
adolescents, la plupart n’adoptent pas une approche genrée, négligeant le fait que les filles et les
garçons ont des besoins très différents qui doivent nécessairement être considérés séparément pour
lutter avec succès contre la maladie [Erulkar et Mekbib, 2007]. Par exemple, pour comprendre la
vulnérabilité des adolescentes face au sida, il est essentiel de comprendre que cette vulnérabilité est en
part causée par leur besoin de sécurité matérielle, qui les force souvent à avoir plusieurs partenaires
sexuels simultanément sans avoir le pouvoir d’exiger l’utilisation du préservatif [Varga, 2003].
D’autre part, les recherches ayant adopté une perspective genrée envers les adolescents en Afrique ont
démontré que les garçons reçoivent souvent des messages contradictoires au sujet des inégalités
sociales et des droits respectifs des hommes et des femmes dans la vie privée provenant de leurs
parents, des institutions religieuses, de l’école et des médias ; cela indique le besoin d’une
harmonisation de ces messages pour lutter contre les inégalités de genre qui propagent la maladie
parmi les adolescents [Dahlbäck et al., 2003].
Si on considère que le taux d’infection par le VIH est considérable parmi les adolescents dans
plusieurs pays africains [4] , que 75 % des jeunes séropositifs de la tranche d’âge 15-24 ans en Afrique
sont des filles [Onusida, 2008], et que dans certains pays les taux d’infection pour les jeunes femmes
est cinq ou six fois supérieur à celui des garçons [Smith et Cohen, 2000], il est évident qu’il devient
très pertinent que les campagnes d’information et de prévention ciblent les adolescents – et
particulièrement ceux entre l’âge de 10 et 14 ans – en employant une approche genrée afin de les
prévenir et de les éduquer avant qu’ils ne s’engagent dans leurs premières relations sexuelles. Cela est
impératif dans un contexte où il y a souvent un intervalle de 5 ans entre les premières expériences
sexuelles et le mariage d’un jeune homme, intervalle durant lequel il risque d’avoir des relations
sexuelles non protégées [Barker et Ricardo, 2005]. Malgré la reconnaissance de l’importance du
genre, il n’existe encore que très peu de programmes qui visent les adolescents à travers une telle
approche et lorsque ces programmes existent, ils n’ont pas toujours fait l’objet de vérifications
permettant d’attester leur efficacité [Varga, 2001].
2. - Une fois adulte : contraint par sa masculinité
Ce qui rend les hommes adultes particulièrement vulnérables n’est pas la pression sociale
concernant le nombre de partenaires, mais le fait que leur rôle en tant que mâles ne leur permet pas
facilement d’exprimer leurs peurs, leurs incertitudes ou un manque de connaissance sur la sexualité.
Ayant un rôle sociétal de dominance et de pouvoir, ils ne peuvent admettre ces peurs sans crainte
d’être jugés moins puissants qu’ils ne devraient l’être, d’autant plus dans l’époque contemporaine, où
les hommes perdent peu à peu leurs autres rôles masculins, telle la capacité de nourrir toute la famille
et de cultiver la terre. Dans un tel contexte, la dominance sexuelle et une attitude virile confèrent à
l’homme un rôle plus considérable [Agadjanian, 2002]. L’importance de ces rôles ne fait que
renforcer la précarité des hommes en ce qui concerne le dépistage du sida. Des entretiens avec des
hommes en Afrique du Sud indiquent que la plupart d’entre eux ne veulent pas découvrir qu’ils sont
infectés par le VIH parce qu’une telle découverte les rendrait moins capables de maintenir une image
masculine, en les empêchant de travailler et de subvenir aux besoins de leur famille [Barker et
Ricardo, 2005].
L’insuffisante prise en compte des hommes dans la prévention du sida se retrouve en général
dans le domaine de la santé sexuelle. Plusieurs recherches ont démontré que les hommes ne sont
souvent pas suffisamment informés au sujet non seulement du VIH mais aussi du préservatif en
général. Par exemple, une recherche à Kwazulu Natal en Afrique du Sud a conclu que même si 90 %
des hommes interrogés avaient déjà entendu parler du préservatif et savaient que celui-ci protégeait
contre les maladies sexuellement transmises et le sida, seuls 10 % d’entre eux savaient comment
l’utiliser correctement [Maharaj, 2001]. De plus, dans une recherche menée au Botswana, plusieurs
hommes pensaient que le préservatif était dangereux pour la santé et qu’il pouvait rendre un homme
stérile – ce qui menacerait fortement leur masculinité.
Une autre peur chez les hommes est que le préservatif pourrait se coincer dans la femme, la
rendant malade et peut-être même susciter sa mort. Dans des études en Côte-d’Ivoire et au Togo,
respectivement 60 % et 45 % des hommes étaient préoccupés par cette possibilité [Maharaj, 2001].
Ainsi, les hommes ne refusent pas toujours d’utiliser le préservatif pour des raisons égoïstes ou par
négligence, mais parce que leurs peurs ne sont pas toujours prises en considération par ceux qui les
incitent à l’utiliser.
Contrairement à des idées erronées qui circulent dans certaines organisations ou programmes,
selon lesquelles les hommes africains ne seraient pas intéressés par le planning familial et la santé
reproductive, plusieurs recherches ont démontré que les hommes s’intéressent beaucoup à ces sujets.
Par exemple, une étude au Kwazulu Natal en Afrique du Sud indique que la plupart des hommes
interrogés avaient une attitude favorable envers le planning familial pour limiter la taille de leur
famille [Maharaj, 2001].
Dans la même étude, et plusieurs autres le confirment, des hommes admettent que la décision
d’utiliser le préservatif est directement liée au type de relation qu’ils ont avec leurs partenaires. Les
préservatifs sont considérés nécessaires pour les relations extra-maritales et les relations peu stables
où il n’y a pas beaucoup de confiance entre les partenaires. Les hommes réalisent qu’il est important
au début d’une relation d’utiliser le préservatif pour éviter d’être infecté et d’infecter la femme, au
cas où l’un ou l’autre aurait le VIH. Une fois une relation stable établie, l’usage du préservatif
diminue car l’homme se considère rassuré sur la loyauté de la femme et ne se sent plus à risque de
contracter l’infection (à tort) [Maharaj, 2001].
On voit alors aussi une dimension sociale du préservatif – le préservatif signe de méfiance
[Maharaj, 2001]. Cela est vrai dans les deux sens dans les couples, et certains hommes se sentent
obligés de ne pas utiliser le préservatif avec leur femme ou partenaire pour ne pas donner
l’impression qu’ils ne lui font pas confiance [Maharaj, 2001]. Pourtant, en Afrique, les hommes
comme les femmes sont conscients du risque de sida et comprennent que le préservatif est un outil
efficace pour se protéger. Mais c’est parfois la nature de la relation dans laquelle ils sont engagés
(relation conjugale, impliquant la confiance, le respect) qui les empêche d’utiliser des préservatifs.
C’est ainsi le type même de relation entre hommes et femmes qui doit changer pour qu’hommes et
femmes puissent se protéger du risque d’infection VIH : même dans la relation conjugale installée, le
dialogue sur les risques sexuels et le préservatif est nécessaire. Ainsi la peur du sida peut contribuer à
modifier les relations entre hommes et femmes. C’est précisément cette peur qui a conduit les
hommes à considérer avec prudence le multi-partenariat (entretien avec Annabel Desgrées du Loû).
Dès 1996, Claude Raynaut écrivait : « On a dit et redit que l’épidémie de sida était à la fois le
révélateur de transformations sociales, culturelles, et économiques et un puissant facteur de
changement pour les sociétés contemporaines. » Il est ainsi important de noter que les hommes, autant
que les femmes, savent qu’ils sont vulnérables au sida et qu’ils doivent agir de façon différente que
les générations précédentes. Cela passe en particulier par le fait de se rendre compte de l’importance
de discuter avec la femme de l’usage du préservatif et d’autres aspects des relations sexuelles,
auparavant tabous [Bujra, 2000].
3. - Les programmes genrés
Les programmes ciblant les hommes adultes dans la lutte contre le sida ont augmenté
significativement durant les quinze dernières années en réaction à la recherche mentionnée ci-dessus,
et surtout depuis l’an 2000 avec la campagne d’Onusida Men Make a Difference. On peut diviser les
programmes en deux catégories : ceux qui ciblent les hommes et les femmes, en prenant en compte
les relations de genre de manière générale, et ceux qui ciblent l’homme au sein du couple. Les deux
sont importants aussi pour encourager une transformation des relations hommes-femmes dans les
sociétés africaines.
Les programmes ciblant les hommes et le genre en général peuvent aussi se catégoriser selon
leurs approches neutres, sensibles et transformatives vis-à-vis du genre [5] comme le fait une
publication de l’OMS en 2007 [Barker, Ricardo et Nascimento, 2007]. Les programmes dits neutres
n’examinent pas les différences de genre et considèrent que les intérêts des femmes et des hommes
sont semblables ; ceux sensibles au genre s’adressent aux intérêts des hommes comme étant parfois
différents de ceux des femmes mais offrent peu de suggestions pour changer les normes basées sur le
genre ; et finalement, ceux dits transformatifs face au genre cherchent à modifier les normes liées au
genre et discutent clairement de la construction sociale de la masculinité.
Ce que nous intéresse est le succès des vingt-sept programmes de nature transformative qui ont
été observés et évalués. Le taux de succès de ceux-ci est de 41 % tandis que le taux de succès pour le
total des cinquante-huit programmes évalués (incluant les programmes sensibles et neutres) est de 29
% [Barker, Ricardo et Nascimento, 2007]. [6] Deux critères sont utilisés pour évaluer l’efficacité de ces
programmes : 1) le design du programme – le nombre de participants, les données quantitatives, la
présence d’un groupe de contrôle, et l’évaluation de comportements avant et après l’intervention ; et
2) son niveau d’impact – un changement de comportement auto-déclaré (avec ou sans changement de
connaissances ou d’attitudes) et confirmé par les professionnels de santé, partenaires et chefs de la
communauté. Un programme ayant un design rigoureux et un impact important ou moyen ou ayant un
design moyen mais un impact important est jugé comme étant un succès.
Après une analyse rigoureuse des programmes qui ciblent les hommes dans les pays
sousdéveloppés, la même publication de l’OMS a conclu que les programmes multisectoriels et
intégrés sont souvent plus efficaces que les programmes qui ciblent seulement une intervention
particulière (vasectomie, usage de préservatif, etc.), mais que néanmoins ceux-ci ont connu du succès
dans la promotion d’un changement de comportement. Les défauts de ces programmes tiennent à leur
portée assez limitée et au fait qu’ils n’atteignent pas la majorité de la population. De plus, ils sont
plutôt à court terme (de seize semaines à un an) et ne cherchent pas à mesurer les changements à long
terme des populations ciblées une fois l’intervention finie [7] . Finalement, il y a peu de discussion sur
les possibilités d’agrandir ces programmes pour qu’ils soient appliqués et viables à l’échelle
nationale. Néanmoins, on voit qu’ils sont efficaces par rapport aux objectifs circonscrits.
Une étude de cas à Abidjan en Côte-d’Ivoire a confirmé que l’acceptation de la part des femmes
enceintes de se faire dépister dépendait largement de l’attitude du partenaire masculin. Celles qui ne se
sont pas fait dépister lors de la fin du suivi ont admis vouloir le faire mais « préféraient attendre que
leur conjoint soit d’accord, et que lui-même se fasse également dépister » [Desgrées du Loû, 2007].
Cela indique encore une fois l’importance du rôle du partenaire masculin dans la prévention du sida
dans le couple. De plus, les résultats de cette recherche indiquent que le rôle masculin n’est pas
nécessairement négatif. Malgré le fait que les femmes aient peur des réactions de leur partenaire une
fois ce dernier informé qu’elles sont infectées par le VIH, peu de réactions négatives de la part des
partenaires ont été observées, ce qui indique que la stigmatisation des femmes avec le VIH par leur
mari est « souvent plus ressentie qu’effective » [Radas, 2006]. Cela ne veut pas dire que la
stigmatisation, le rejet ou la violence conjugale à l’égard des femmes séropositives, quelle que soit la
forme physique ou morale que celle-ci prend, n’existe pas [8] . Cela renforce les conclusions de
travaux sur le conseil et le dépistage volontaire, selon lesquelles lorsque le dépistage est proposé au
couple et non seulement à l’individu, on observe une meilleure acceptabilité du dépistage et plus
d’engagement à prévenir le sida [Desgrées du Loû et Orne-Gliemann, 2008].
Demeure préoccupant le fait que, malgré les effets positifs de l’approche de couple dans la
prévention du sida, celle-ci n’a pas été appliquée à grande échelle. À part des programmes
principalement trouvés en Ouganda, en Zambie et au Kenya, on a constaté dans les dernières années
peu de mentions de cette approche dans la littérature scientifique ou dans les programmes prescrits
par les organisations telle Onusida [Desgrées du Loû et Orne-Gliemann, 2008]. Cela est
particulièrement grave dans un contexte où les traitements ne sont pas encore accessibles à tous et où
la prévention de l’épidémie reste un souci majeur sur le continent africain.
Une approche genrée dans la recherche et dans les programmes de lutte contre le sida représente
un progrès considérable dans les efforts pour mieux comprendre les sociétés africaines et les
relations sociales qui les forment. En contraste avec les premières recherches culturalistes sur le sida
en Afrique, qui affirmaient une promiscuité spécifiquement africaine comme étant la raison pour
laquelle le continent était si touché par l’épidémie [Bibeau, 1996], les approches genrées sont
beaucoup moins racistes dans leurs tentatives de comprendre les différentes vulnérabilités qui existent
dans les sociétés subsahariennes. Néanmoins, en voulant s’éloigner de l’image d’une Afrique de
promiscuité, on risque d’attribuer à l’Afrique une autre identité sexuelle : l’Afrique comme un
continent où la sexualité n’est qu’une composante du genre et où les relations sexuelles ne
symbolisent que les inégalités sociales actuelles. Cette approche considère que dans un contexte de
sida et d’inégalités sociales, le sexe comme objet de désir, de plaisir et de choix personnel n’existe
pas.
Mais la situation actuelle est très différente. Le sexe en Afrique, comme dans plusieurs sociétés
occidentales, a aussi à voir avec le plaisir. Les adolescents dans les sociétés subsahariennes ressentent
les mêmes désirs que les adolescents des autres pays. Les hommes qui s’opposent à l’usage du
préservatif se plaignent du fait que le préservatif n’est pas confortable, qu’il diminue le plaisir sexuel
et que la taille est souvent incorrecte – les mêmes plaintes pourraient être exprimées par un homme
en Europe ou en Amérique. Une recherche au Mozambique sur les conversations des hommes sur des
matières « féminines » indique que la plupart des hommes ne sont pas contre le préservatif féminin
ou le planning familial en soi, mais sont très préoccupés par le fait que certains contraceptifs
féminins peuvent diminuer leurs plaisirs sexuels [Agadjanian, 2002]. Ces préoccupations pourraient
sembler ridicules dans le contexte marqué par la mort et le sida, mais il est important de reconnaître
que même si le sida est un risque grave et réel, il ne monopolise pas nécessairement toutes les
pensées des hommes et des femmes africaines.
Au contraire, il est essentiel de comprendre que la vie continue malgré le sida, et que le plaisir
sexuel reste un élément important dans la vie des hommes et femmes en Afrique comme ailleurs. Les
programmes devraient donc concentrer l’attention sur l’importance de la sexualité en Afrique.
De plus, une approche qui cible les inégalités hommes-femmes exclue automatiquement toute
considération sur les relations homosexuelles ou bisexuelles. Des recherches au Sénégal ont montré
que la prévalence du VIH parmi les hommes ayant des relations homosexuelles était 40 fois plus
élevée que celle de la population générale du pays (entretien avec Annabel Desgrées du Loû).
Comment peut-on expliquer cette grande différence à travers une approche de l’épidémie du sida qui
ne considère que les relations hommes-femmes ?
Plusieurs recherches sur les hommes et le sida citent ces relations homosexuelles, mais elles ne
les citent souvent que pour démontrer l’existence de plusieurs masculinités sans analyser ces relations
à travers le paradigme du genre, même si ce denier prend aussi en compte les relations hommes-
hommes (et tous les rapports sociaux entre identités sexuées). Cette question est importante dans le
contexte africain où l’épidémie du sida est principalement interprétée comme étant de nature
hétérosexuelle. Une considération de la sexualité et de ses formes variées est alors nécessaire.
5. - Le danger des suppositions simplistes
La recherche résumée dans la section précédente démontre aussi le danger de fonder des
programmes de lutte contre le sida sur des simples suppositions qui ne sont pas nécessairement
soutenues ou confirmées par la situation sur le terrain. C’est important de noter que les actions des
hommes africains qui les exposent à l’infection à VIH, en même temps que les femmes avec
lesquelles ils ont des relations sexuelles, ne peuvent pas être expliquées par la seule supposition que
l’homme africain ne privilègiait pas l’émancipation de la femme. C’est vrai qu’il existe de graves
inégalités en Afrique liées au genre, et que les femmes se trouvent plus vulnérables que les hommes
face au sida – non seulement parce qu’elles ont moins de pouvoir de décision, moins de droits et
davantage d’insécurités économiques, mais aussi parce que le viol des femme (et alors la
transmission du VIH) est souvent utilisé comme outil stratégique dans les guerres civiles dans
plusieurs pays africains. Mais la présence de ces inégalités ne justifie pas l’image de l’homme
africain comme ennemi de la femme, irrationnel, égoïste et exclu des programmes de santé publique.
Par exemple, la publication de l’OMS de 2007 sur les programmes qui intègrent les hommes cite
qu’il continue d’y avoir une controverse au sujet de l’empowerment de la femme : l’augmentation du
pouvoir féminin bénéficie-elle seulement aux femmes ou aux deux sexes ?
L’effet des suppositions simplistes se voit dans le fait que les programmes ciblant les couples en
Afrique sont encore très peu nombreux, bien que leurs impacts positifs en ce qui concerne la lutte
contre le sida (et probablement l’espacement des naissances) soient clairs. Cela s’explique par le fait
que l’on comprend encore mal le couple et sur les interactions homme-femme au sein du couple, et
que l’on a interprété la relation de couple en Afrique « seulement sous l’angle de la domination
[tandis que les femmes en Afrique] la voient aussi sous l’angle de la relation, de la confiance, de
l’affection » (entretien avec Annabel Desgrées du Loû). La relation de couple inclut un dialogue entre
la femme et son mari, et c’est essentiel de comprendre cela pour comprendre pourquoi les femmes ne
veulent pas souvent utiliser des méthodes de contraception ou préfèrent se faire dépister sans le dire à
leur mari. Il est indispensable, pour les tentatives de lutte contre le sida, et pour celles qui s’efforcent
d’éliminer les inégalités structurelles rendant les femmes plus vulnérables au sida en Afrique
subsaharienne, de ne pas simplement agir sur des suppositions préconçues de la société africaine. Au
contraire, elles devraient essayer de comprendre réellement comment fonctionnent les relations
entres les hommes et les femmes avant d’imposer une image monolithique de l’homme africain à
travers les programmes de lutte contre le sida.
De plus, l’imposition d’une image simpliste de l’homme africain pour expliquer son
comportement risqué face au sida n’est pas justifiée si l’on considère que nous n’avons pas encore su
expliquer les raisons de ce type de comportement dans nos propres sociétés. La quantité de
recherches sur le comportement sexuel risqué en Amérique du Nord et en Europe indique que les
raisons pour lesquelles les personnes – homosexuelles et hétérosexuelles, hommes et femmes –
continuent à s’engager dans des relations sexuelles risquées malgré le fait qu’elles se rendent compte
du risque de contracter le VIH [9] restent mal connues. La vérité est qu’en Afrique comme ailleurs,
nous avons une liste de facteurs qui sert à expliquer pourquoi les gens continuent à agir de manière
risquée face au sida, mais cette liste n’est pas encore complète, ni encore capable de nous dire
comment changer les comportements pour éliminer toute conduite risquée. C’est injuste et
irresponsable de négliger la complexité du comportement humain pour imposer à l’Afrique une
solution rapide et simple à l’une des épidémies les plus graves du monde.
6. - La recherche et les programmes sur le genre : un
manque d’harmonisation
La recherche mentionnée dans la section précédente indique clairement que les programmes
genrés ont des effets positifs sur les hommes, sur leurs attitudes envers les femmes et sur leurs
comportements sexuels [Barker, Ricardo et Nascimento, 2007]. Ils ont réussi à démontrer que leur
masculinité est construite et fluide. Mais nous ne pouvons pas encore en conclure que ces
programmes ont réussi à restructurer les relations sociales sur le continent pour réellement diminuer
certaines des inégalités, et cela, pour deux raisons.
Premièrement, puisque la plupart des programmes étant à court terme, il n’y a aucune façon de
savoir si les changements d’attitudes et de comportements observés sont permanents. Des
programmes à plus long terme devraient être incorporés dans les efforts d’intégration des hommes
dans la lutte contre le sida, particulièrement en ce qui concerne les adolescents provenant des
environnements défavorables qui risquent de rechuter dans la violence ou la drogue après la fin du
programme.
Deuxièmement, ces programmes sont encore très peu nombreux, et donc leur impact social est
nécessairement limité. Dans la publication de l’OMS sur les programmes qui ciblent les hommes, on
note que seulement neuf des cinquante-huit programmes mentionnés se trouvent en Afrique
subsaharienne [Barker, Ricardo et Nascimento, 2007] alors que le continent est le plus affecté au
monde par l’épidémie du sida. Encore plus frappant, la majorité des programmes sur le continent se
trouve en Afrique du Sud et dans les environs. Cela indique que les programmes qui intègrent les
hommes sont encore relativement rares malgré la grande quantité de recherches sur le sujet.
Il serait utile aussi de discuter brièvement des divergences qui existent en ce qui concerne la
recherche et les programmes existant sur les hommes et le sida. On constate encore une grande
divergence entre la recherche anglo-saxonne et francophone sur le sujet. Cela tient au fait que dans le
contexte africain, la plupart de la recherche relative à la problématique genre (hommes ou femmes)
en relation avec le sida se développe dès le début des années 1990 dans le milieu anglosaxon, pendant
que le Ceped considère la notion de genre comme synonyme des droits de la femme au moins
jusqu’en 2001. C’est en train de changer, avec une augmentation de la recherche francophone sur les
vulnérabilités des hommes face au sida et l’importance de les intégrer dans les projets de prévention,
comme en témoigne la recherche d’Annabel Desgrées du Loû. Cependant, il est clair qu’une
convergence plus profonde est nécessaire, particulièrement pour s’assurer que les pays africains
francophones – plus souvent ciblés par les chercheurs français – puissent bénéficier des mêmes
programmes que ceux des pays africains anglophones.
De plus, il subsiste d’importantes différences entre les recherches qui ciblent les hommes dans le
contexte du sida et les programmes créés par Onusida, l’OMS, et d’autres grandes organisations.
Plusieurs recherches portent sur les résultats positifs des programmes qui ciblent les couples, mais
Onusida n’y fait pas référence, et l’OMS les mentionnent brièvement dans un paragraphe d’une
publication de soixante-douze pages. En ce qui concerne les adolescents, il existe une grande
différence entre le nombre de recherches sur les adolescents et le nombre de programmes en Afrique
qui les ciblent avec une approche genrée ; et le Fnuap n’en mentionne que trois en Afrique
subsaharienne [Fnuap, 2005].
En outre, il ne semble pas y avoir de coordination entre les politiques nationales des pays
subsahariens et les programmes de lutte contre le sida. Dans le cas des adolescents, une convergence
entre les deux serait extrêmement souhaitable. Comme il a été mentionné dans plusieurs recherches
sur l’Afrique du Sud, les jeunes qui sont incorporés dans les programmes genrés risquent souvent de
rechuter dans la violence et la drogue et dans un environnement qui favorise la dominance sur les
femmes [Barker et Ricardo, 2005 ; Walsh et Mitchell, 2006]. Pour éviter cela, une coordination entre
le gouvernement et les programmes serait utile, avec le gouvernement cherchant à intégrer ces jeunes
dans un environnement moins violent et leur offrant des opportunités de travail ou d’éducation. C’est
aussi vrai en ce qui concerne les hommes plus âgés. Pour réellement changer les perceptions du
genre et pour que ces changements soient permanents, il est nécessaire que ces attitudes existent à
l’échelle nationale, au sein du gouvernement et du système scolaire, et non seulement dans les
communautés où ces programmes sont mis en œuvre.
Finalement, il est important de mentionner brièvement le lien privilégié qui existe entre la
recherche et l’élaboration de politiques nationales, ce qui n’a pas encore été suffisamment exploité.
La recherche a le privilège de pouvoir se dédier à une analyse multidisciplinaire de l’épidémie par le
biais de la sociologie, de l’anthropologie, de la médecine, de la politique et de l’économie. Cela peut
être extrêmement utile non seulement pour la création de programmes, mais aussi pour la
formulation de nouvelles politiques nationales par des gouvernements qui ont intérêt à préserver
leurs cultures et certaines coutumes, tout en luttant contre l’épidémie. De plus, la recherche a la
possibilité non seulement d’analyser les faits sur le terrain et de les expliquer, mais aussi de faire des
prédictions ; une connaissance de ces prédictions est essentielle si les gouvernements des pays
africains veulent minimiser la propagation de l’épidémie en s’adaptant à ses développements.
Par exemple, les niveaux de VIH dans le monde arabe – incluant l’Afrique du Nord – sont
actuellement bas, représentant 1 % de la population mondiale vivant avec la maladie ou le virus
[Obermeyer, 2006]. Néanmoins, plusieurs recherches soutiennent que la région reste très vulnérable
au sida, puisque les groupes les plus à risques (prostitués, drogués, etc.) ne sont pas suivis de manière
régulière, les femmes enceintes ne sont pas dépistées, et les données sur la prévalence du VIH sont
collectées de manière irrégulière, augmentant ainsi les chances de sous-estimer la réalité
[Obermeyer, 2006]. La recherche dans le cas du monde arabe prévoit une augmentation du VIH/sida
dans la région si des politiques nationales préventives ne sont pas adoptées à l’échelle nationale. Dans
ce cas, une coordination entre recherche et gouvernement est essentielle pour inciter le gouvernement
à agir. De plus, cela souligne non seulement l’importance de la recherche pour la création des
politiques nationales, mais aussi le rôle décisif du gouvernement pour faciliter la recherche,
particulièrement quand celle-ci cible un sujet culturellement sensible, comme le sida dans les pays
musulmans du Moyen-Orient.
Ce travail a tenté de souligner l’importance de l’intégration des hommes dans les programmes
de lutte contre le sida. Elle est importante non seulement pour redresser les inégalités entre hommes
et femmes dans les sociétés africaines, mais aussi pour comprendre comment les hommes eux-
mêmes sont rendus vulnérables par leur identité sexuée. Une analyse documentaire des recherches et
des programmes qui ciblent les hommes indique qu’une telle inclusion a des conséquences positives
pour l’adoption d’un comportement plus prudent face au sida. Néanmoins, il est clair qu’on est
encore loin d’atteindre une restructuration considérable des relations sociales en Afrique, qui
bénéficierait tant aux hommes qu’aux femmes. Davantage de programmes genrés ciblant les
adolescents, les hommes et les couples doivent être mis en place. La valorisation de ces programmes
est impérative dans un contexte de ressources limitées et d’absence d’un vaccin contre le VIH/sida.
L’aspect à la fois culturel, social, médical et économique du sida exige plus de mise en
cohérence et de coordination entre la recherche, les ONG et les politiques nationales. La recherche
doit manifester un esprit critique afin de comprendre la société dans laquelle le VIH/sida existe et
comment elle est continuellement affectée par l’épidémie. Davantage de dialogue et d’échanges
pourraient être encouragés entre l’école de pensée anglo-saxonne et francophone, en tout cas
davantage d’échanges entre ces acteurs au bénéfice des uns et des autres, et en faveur d’une plus
grande équité d’accès à la connaissance et à la santé publique des populations de diverses parties du
monde.
Les ONG, pour leur part, doivent démontrer un esprit novateur dans la création de leurs
programmes tout en restant sensibles à la culture des personnes qu’ils ciblent. Finalement, les
politiques nationales doivent être à l’avant-garde de la lutte contre le sida et les inégalités genrées,
non seulement pour assurer une continuité dans les programmes qui ont démontré de bons résultats
mais aussi parce que la lutte contre le sida est inévitablement aussi une lutte contre la pauvreté. Cette
lutte ne peut être menée sans la coopération et la détermination des gouvernements nationaux, et reste
à voir si le succès initial des programmes genrés peut durer à long terme dans un contexte de
pauvreté et d’instabilité politique, où les hommes sont poussés à réaffirmer leur masculinité de
nouvelles manières, souvent sexuelles et violentes, et toujours au détriment des femmes.
La recommandation d’une approche genrée qui intègre les hommes dans les programmes de
lutte contre le sida n’induit pas la substitution de ces programmes à ceux qui ciblent les femmes,
puisque ces derniers demeurent impératifs pour redresser les inégalités de genre qui rendent les
femmes plus vulnérables que les hommes face au sida. En fait, les deux approches sont
complémentaires et essentielles dans la lutte contre l’épidémie. Mais nous devons être prudents pour
ne pas reproduire les relations genrées contre lesquelles nous luttons dans nos programmes de santé
– en ciblant seulement les jeunes adolescentes dans le dépistage du VIH, par exemple, nous affirmons
une vision genrée de la santé reproductive tout en négligeant la majorité des jeunes adolescents qui
dans plusieurs pays africains expriment eux aussi le désir d’être dépistés [Bankole et al., 2004].
Que ce soit dans les programmes qui intègrent les hommes ou ceux qui ciblent seulement les
femmes, le plus important est peut-être d’éviter de se coincer dans une vision étroite de l’Afrique, que
ce soit une vision simpliste, genrée ou sexualisée. Il est important de comprendre que les sociétés
africaines sont extrêmement complexes et fluides, à la fois traditionnelles et modernes, et que pour
lutter de façon plus efficace contre l’épidémie, il est indispensable de reconnaître cette diversité pour
mieux comprendre pourquoi le continent demeure si vulnérable. Car si la lutte contre le sida est une
lutte contre la pauvreté, elle est toutefois aussi une lutte contre les idées fausses. Il reste à voir si nous
sommes prêts à faire ce que nous exigeons des hommes africains : à nous autocritiquer, assumer nos
responsabilités dans la propagation de certaines idées fausses et nuisibles, et à changer les manières
avec lesquelles nous agissons et voyons le monde et les gens qui nous entourent.
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Notes du chapitre
[*] ↑ Diplômée de l’Université McGill en science politique
[1] ↑ Il n’y a pas d’équivalent pour le mot gendered en français, aussi ce terme a été adopté, puisque le mot qui rapproche le plus
en français est « sexualisé » qui ne veut pas dire exactement la même chose.
[2] ↑ En 2000, des études ont démontré que 70 % de la propagation du sida dans le monde se produisait dans les relations
hétérosexuelles [Onusida, 2000].
[3] ↑ Le mot en anglais est manhood qui n’a pas de traduction exacte en français.
[4] ↑ En Afrique du Sud, par exemple, 15 % des jeunes ayant moins de 20 ans et 28 % de ceux ayant entre 20 et 24 ans sont
infectés [Varga, 2003]. De plus, les jeunes entre 15 et 24 ans constituent 40 % des nouvelles infections de VIH en 2008, avec 80 % de
celles-ci se trouvant en Afrique subsaharienne [Onusida, 2010].
[6] ↑ « Succès » est ici défini en termes de changement de comportement, d’attitude, et d’une augmentation de connaissance au
sujet de la violence genrée, du rôle de l’homme dans la famille, de l’utilisation du préservatif et d’autres aspects qui servent à redresser
les inégalités du genre liées à la violence, la sexualité et la santé reproductive [Barker, Ricardo et Nascimento, 2007].
[7] ↑ Seulement 10 des 58 programmes analysés dans le rapport tentent d’engager les communautés ciblées à long terme [Barker,
Ricardo et Nascimento, 2007].
[8] ↑ Cela n’est pas pour dire que les femmes avec le VIH ne sont jamais stigmatisées dans leurs sociétés respectives, mais plutôt
que le rejet par leur partenaire, une fois que ce dernier est informé de l’infection de leur femme, n’est pas systématique. Néanmoins,
même une stigmatisation ressentie a des conséquences importantes dans la vie des femmes puisque la moitié des femmes choisissent de ne
pas prévenir leur partenaire de leur infection, craignant le rejet social et lui faisant courir un risque en conséquence [Radas, 2006].
[9] ↑ Pour des exemples, cf. Grémy et Beltzer [2004] sur l’usage du préservatif en France, Boily et al. [2005] sur l’effet des
antirétroviraux sur le comportement risqué d’homosexuels dans les pays développés et Noar [2007] pour une analyse documentaire des
théories du comportement liées au sida.
45. Prise en charge des personnes qui vivent avec le
VIH au Niger
Julie Baron [*]
Julie Baron est diplômée du Master « Économie du développement international » de
Sciences Po en 2007, au sein duquel elle s’est concentrée sur les sujets de santé publique et
de développement urbain. Elle s’intéresse notamment aux thématiques de transmission
d’informations ; elle a ainsi participé à des campagnes de sensibilisation à la toxicomanie au
Mexique (six mois, en 2005) et mené un travail de recherche sur l’éducation à la santé en
Inde (six mois, en 2006), qui a constitué le sujet de son mémoire de Master.
L’étude a été menée par une équipe dirigée par le professeur Jean-Pierre Olivier de Sardan,
directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France et
actuellement mis à disposition du Lasdel à Niamey en tant que chercheur. Il a notamment travaillé sur
les dynamiques contemporaines de l’État et des espaces publics africains pour se concentrer ensuite
sur la construction d’une « anthropologie des processus de développement ». Il a encadré pour l’étude
deux chercheurs :
Le travail de Solthis ainsi que sa sollicitation de l’étude du Lasdel s’inscrivent dans une
démarche différente d’appui technique et de proximité avec les structures qui reçoivent les PVVIH,
dans une volonté d’améliorer l’efficacité des traitements dispensés.
Deux éléments de l’étude pourront retenir en particulier l’intérêt des lecteurs. Tout d’abord, elle
est centrée sur l’analyse simultanée des dispositifs de soin et des populations cibles, afin d’identifier
les interactions de ces deux groupes d’acteurs. Pour le professeur Sardan, cette approche est une
rupture par rapport à la tradition des études anthropologistes qui se concentrent sur les populations
bénéficiaires, souvent décriées pour leur mauvaise volonté ou leur mauvaise discipline. Au contraire,
la présente étude observe à la fois le coté des bénéficiaires (PVVIH) et celui des fournisseurs de la
prise en charge (système de santé) : elle s’intéresse à la fois à l’offre et à la demande de prise en
charge des PVVIH ; elle permet ainsi d’appréhender les interactions entre les deux.
Ensuite, l’étude adopte une approche socioanthropologique qualitative, fondée sur des
observations et des entretiens menés sans questionnaire et sur de longues périodes. Elle s’intéresse
ainsi aux discours des différents individus. Il ne s’agit pas d’une évaluation basée sur des données
statistiques ou des chiffres, mais de l’application d’un regard extérieur critique à une certaine réalité,
pour en décrypter les problèmes, les détails, les représentations.
Il a ici été choisi de développer certains thèmes traités dans le rapport, particulièrement
intéressants et susceptibles d’être problématisés pour participer à un modèle plus général de
réflexions utiles à un travail de terrain. Ce qui nous intéresse à travers cet exercice, c’est de relever
certains éléments du rapport qui peuvent servir de leçons, de pistes de réflexion et de cadres de
pensée pour des interventions à venir. Par ailleurs, nos éléments personnels de réflexion sont mêlés à
la partie plus descriptive des phénomènes dont rend compte le rapport. Enfin, les observations de
l’équipe du Lasdel sont mises en résonnance avec nos expériences en Inde en 2006 et au Niger en
2009.
2. - « Vous avez dit rente ? » Le système de santé
L’aide publique au développement représente pour les pays bénéficiaires de très gros volumes de
fonds, notamment pour les programmes de lutte contre le sida, sur lequel se concentrent au Niger des
institutions internationales à fortes capacités financières (dont le Fonds mondial et la Banque
mondiale). Ces fonds provoquent des convoitises ; des stratégies se construisent parfois pour les
dévier de leur destination initiale. Le rapport désigne ces fonds extérieurs, à « drainer ou à distribuer
», sous l’expression de « rente du développement », perçue comme telle par les acteurs qui essaient
d’en tirer profit :
« Enfin, les institutions de développement sont largement perçues par les acteurs locaux comme
donnant accès à des rentes externes (l’aide au développement), qu’il convient de drainer et de
distribuer (selon des canaux généralement structurés sur un modèle clientéliste). Le sida échappe
d’autant moins à cette règle que le Fonds mondial et la Banque mondiale distribuent des ressources
considérables, avec peu de critères d’efficience quant à leur impact. »
Le terme de « rente » est rapidement utilisé dans le rapport. Au sens propre, une « rente » définit
le revenu d’un capital par opposition au revenu d’un travail : elle rémunère de l’argent passif (le
capital), par opposition à la rémunération d’une force de travail, quelle qu’elle soit. C’est pourquoi
elle est souvent ressentie comme un revenu « injuste ». Comme le sont les revenus perçus par les
acteurs impliqués dans la prise en charge des PVVIH, à partir de fonds destinés à un autre usage par
ceux qui les donnent, dans le cadre de politiques de santé publique. Ces revenus rémunèrent les
stratégies employées à détourner les fonds en question des personnes ou activités auxquelles ils
étaient destinés originellement.
Concrètement, dans le cadre de la prise en charge de PVVIH, cette rente peut se traduire par la
distribution de per diems – dédommagements perçus par tout fonctionnaire amené à travailler hors de
son lieu de travail quotidien. La définition des conditions d’accès à ces per diems peut être restrictive,
ou large au contraire, comme c’est le cas au Niger : à Niamey, dès lors qu’un agent de santé ou un
membre du ministère de la Santé quitte sa structure (de santé ou administrative) pour assister à une
formation dans la même ville, il reçoit des per diems, en plus de ses frais de transports et du déjeuner
fourni. C’est pourquoi, dans les programmations et les requêtes de financement des structures
sanitaires et de l’administration, les formations se multiplient, sans forcément répondre à des besoins
identifiés et prioritaires des structures en question. C’est un moyen facile d’obtenir des revenus
supplémentaires et les institutions internationales financent beaucoup de formations. Un jeune
volontaire belge impliqué dans la programmation d’un centre de santé à Niamey expliquait d’un air
las : « Moi, j’essaie toujours dans la programmation de baisser les per diems, de mettre 2 000 au lieu
de 3 000 (francs CFA par jour [4] ), mais ça ne marche jamais. On me dit toujours : “non mais, qu’est-
ce que tu fais, tu crois qu’on va partir en formation avec ça ?” »
De façon générale, les passations de marchés de tout type (achat de médicaments, constructions
et réhabilitations d’infrastructures, prestations de consultations) sont peu encadrées au Niger (malgré
une amélioration notable dans le domaine ces dernières années) et sont l’occasion de nombreuses
tractations : les marchés publics finissent souvent par être attribués à de grands commerçants qui
n’ont pas les capacités techniques de fournir des prestations de qualité mais qui en sous-traitent la
réalisation, pour un coût moindre, à de petites entreprises qui réalisent un travail approximatif. Au
passage, les poches des commerçants gonflent et les fonds de l’aide qui financent beaucoup
d’investissements – qui sont l’objet de passations de marchés – diminuent.
Ensuite, il y a aussi les stratégies directes de détournement de fonds à petite comme à grande
échelle. Citons le rapport : « Un responsable d’une association de PVVIH dénonce devant nous les
détournements opérés par ses camarades du bureau. Ceux-ci, dans un autre entretien, dénoncent en
retour le dénonciateur… Les deux parties s’accusent mutuellement de »bouffer» l’argent versé à
l’association pour tel ou tel objet… »
Derrière un tel système de rente, se pose la question de la motivation des agents de santé et de
leur rémunération. Les agents de santé qui reçoivent 60 000 francs CFA (cf. note 3) par mois
accueillent en effet avec plaisir les apports des per diems ou des marchés passés avec les laboratoires
chinois. Et Martin de constater à nouveau : « Tu as un comptable, il ne touche rien, peut être 30 000
francs CFA par mois, et tu lui mets des millions dans les mains et il voit tous les fonds des grandes
organisations. Il est tenté, c’est normal. »
La rente, donc, c’est l’argent extérieur massif qui se perd dans les circuits sans rémunérer un
travail clairement identifié, honnête et de qualité. Suivre des formations dans la ville de leur lieu de
travail ou commander des médicaments est partie prenante de la tâche des personnels de structures
sanitaires ; ces activités ne devraient donc pas donner lieu à des revenus supplémentaires disponibles
grâce à l’aide extérieure. Ce sont autant de ressources qui échappent au traitement direct des malades
ou à la prévention de l’épidémie. La chef de mission de Solthis au Niger constate ainsi que certains
patients se plaignent de ne pas « voir » l’argent de toutes les institutions internationales qui annoncent
des montants très élevés confiés au pays : « C’est grâce à nous que vous [ONG] avez de l’argent et on
n’en voit pas la couleur pour notre traitement », reprochent-ils. Il y a en effet des besoins de base non
satisfaits (du fait des ruptures fréquentes en ARV, du coût élevé de la prise en charge des infections
opportunistes, de la surcharge des services de santé, etc.), en parallèle de la multiplication des
phénomènes décrits plus haut et des formations d’agents de santé qui sont rendus moins disponibles
pour les activités de soins.
Plus largement, cette expression de « rente » semble renvoyer à un système composé de deux «
sphères » distinctes, de deux mondes qui évoluent « en parallèle » : la sphère nationale et la sphère de
l’aide extérieure, avec ses propres règles et standards. Ce qui surprend très vite à Niamey, c’est la
multitude de panneaux qui indiquent des ONG internationales, des agences de coopération bilatérales
ou multilatérales, des programmes d’aide. Il y a aussi les casquettes, les chaises roulantes,
l’accumulation de 4x4 estampillées des mêmes noms, les grands et beaux bureaux. La première leçon
à en tirer est sans doute qu’il y a beaucoup de liquidités dans ces institutions. La deuxième, que le
Niger est un pays très dépendant de l’aide extérieure. La troisième leçon est peut-être moins
immédiate : on a intérêt, d’un point de vue financier, à travailler avec ces institutions. On est mieux
payé en tant que chauffeur dans une organisation internationale qu’en tant que professeur à
l’Université de Niamey. Nous voici revenus à la rente.
Pour finir, au-delà de la captation de ressources financières, la rente peut aussi désigner les
phénomènes de « course à la réputation/à l’image ». Les dirigeants ou autorités locales qui savent
démontrer leur capacité à mobiliser des fonds, qu’ils soient utilisés avec pertinence ou non,
renforcent en effet leur crédibilité politique auprès des populations. Ainsi, les fonds de l’annulation
de la dette dégagés par la communauté internationale ont été en partie investis par le président du
Niger dans la construction de cases de santé à travers tout le territoire nigérien, sous l’appellation «
Programme spécial du président de la République ». Il s’agit d’une opération très visible par
l’ensemble de la population mais qui est ponctuelle et a été décidée sans réflexion approfondie quant
à la pertinence de ces constructions et à leur articulation avec le Plan de développement sanitaire du
pays, sans réflexion quant à la disponibilité du personnel une fois les cases construites. Aujourd’hui,
beaucoup de cases de santé sont sur pied, mais vides…
3. - « Vous avez dit gratuité ? » Le sida dans le
système de santé nigérien
Depuis 2004, les traitements antirétroviraux (ARV) sont gratuits au Niger. Le financement de
l’achat de ces traitements est pris en charge principalement par le Fonds mondial, dont dépend le
Niger pour assurer la continuité de la gratuité des ARV. Certains défendent cette gratuité, d’autres la
décrient. En particulier, certains en questionnent la légitimité dans un pays où la séroprévalence est
seulement de 0,7 % (2008, chiffres officiels). Pourquoi privilégier les PVVIH plutôt que les malades
de diarrhée, de paludisme ou de tuberculose, parmi les maladies les plus meurtrières du Niger ?
Concrètement, la gratuité des ARV est ressenti par beaucoup de Nigériens et de malades autre que
PVVIH comme une injustice.
Le rapport ne prend pas position mais expose les avantages et les inconvénients de ce choix de la
gratuité, ainsi que les questions à poser, dont celles de l’extension de la gratuité au sein même de la
prise en charge des PVVIH (coûts de transport jusqu’aux structures de soins, de nourriture, de
médicaments pour les maladies opportunistes) ainsi que son extension à d’autres maladies et la façon
d’assurer la pérennité de son financement.
Un médecin spécialiste du sida résume : « La gratuité ne résout rien. Maintenant les PVVIH
viennent demander l’argent du taxi, la nourriture… Certes Solthis défend la gratuité. Mais vous
mettez les gens en position d’éternels assistés. Tout ce qui est gratuit n’a pas de valeur pour les
Nigériens. Les gens nous disent : »nos enfants meurent de palu et vous mettez l’argent pour soigner
gratuitement des vagabonds sexuels», alors qu’ailleurs il y a le recouvrement des coûts. »
Le débat sur la gratuité pose ainsi la question plus générale de la place à donner au sida dans le
système de santé nigérien, comme dans celui des autres pays : normaliser ou traiter à part ? Retenons
de ce débat la question sous-jacente des choix de priorité de santé publique : ils peuvent être
politiques, sans véritable fondement technique (pertinence de la décision en termes de santé publique
et de possibilité de financement), ils peuvent être fortement influencés par certains bailleurs
extérieurs qui disposent de volumes considérables de fonds disponibles mais très ciblés, sans respect
des priorités propres du pays.
4. - Qui sont les PVVIH ? Les malades
Comme dans tout système, les acteurs et leurs stratégies sont divers dans un contexte donné
commun. Sans prétention à une représentativité statistique, le rapport s’essaie à la définition d’une
typologie des PVVIH.
Certains fuient la maladie : ils refusent de passer le test de dépistage du VIH/sida, refusent
d’accepter qu’ils sont malades une fois le test réalisé, ou reconnaissent leur maladie mais refusent la
mise sous ARV pour se tourner vers des traitements alternatifs.
D’autres l’acceptent mais se cachent : ils prennent le traitement, mais se dissimulent à tout regard
extérieur, de peur de la stigmatisation sociale, de leur rejet par leur famille, leur entourage de travail,
etc.
Enfin, le militant de base des associations est le patient « entre-deux » qui s’investit dans sa
maladie mais veut aussi garder son anonymat et se dissimule à son entourage et/ou à son
environnement de travail.
Cette typologie, sans prétention à l’exhaustivité ou au statut de modèle, est dressée de façon
sobre, très descriptive. Il nous a semblé particulièrement intéressant que le rapport pose à la base de
cette typologie que les PVVIH renégocient leur vie, leurs relations et leur identité à partir du moment
où ils prennent connaissance de leur maladie. La prise de conscience de la maladie est un nouveau
départ, un changement de rôle social et de centres d’intérêts pour les malades.
Toute maladie tend en effet à provoquer des changements d’identité et de comportement. Mais,
notre interprétation est que cet « effet » est particulièrement marqué dans le cas du sida, en raison de
plusieurs éléments conjugués :
il s’agit d’une maladie dont on ne guérit pas et qui nécessite la prise régulière de traitements
lourds, à vie : ce n’est donc pas une parenthèse dans l’existence d’un individu, mais une nouvelle
composante de son existence ;
les autres maladies sont moins chargées de tabous sociaux que le sida, souvent interprété
comme la conséquence de comportements déviants : le sida est une maladie fortement
stigmatisée dans de nombreux contextes, dont celui de la société africaine ;
La démarche de définition d’une typologie des PVVIH dans le rapport traduit ainsi, de façon
implicite et subtile, la complexité de l’épidémie.
5. - L’observance des PVVIH : quand l’offre et la
demande se défient
Le rapport est organisé en trois grandes parties :
autour de l’observance [5] .
Cette structure est intéressante parce qu’elle présente tout d’abord séparément les deux systèmes
d’acteurs en jeu – les acteurs de la prise en charge et ceux pris en charge – pour aboutir, dans la
dernière partie, à l’étude des interactions entre ces deux systèmes, autour du thème de l’observance
des patients : une situation donnée est le résultat de comportements d’acteurs aux motivations
diverses, qui agissent et réagissent en fonction des autres. C’est ainsi que le rapport souligne la
responsabilité partagée des malades et des personnels de santé dans la mauvaise observance des
malades. Cette approche et cette partie du rapport en sont pour nous l’intérêt principal,
l’aboutissement d’un raisonnement en termes de système d’acteurs et de leurs motivations. Elles font
écho à l’approche que nous avions choisie pour étudier des groupes d’éducation à la santé dans la
banlieue de Kolkata, en Inde (2006) : les interactions mises en avant par le rapport vont dans le même
sens que celles identifiées en Inde.
Les caractéristiques de l’offre de santé par les personnels de santé découragent les patients de
prendre leur traitement ou ne favorisent pas une prise régulière et responsable du traitement par ceux-
ci : les relations patients-médecins sont très verticales et hiérarchiques, sans dialogue, ce qui génère
chez le patient une certaine appréhension ou une peur du médecin. En conséquence, le patient, perçu
comme un ignorant, ne pose pas de questions, prétend comprendre, n’avoue pas avoir sauté des
prises, n’exprime ni ses doutes ni ses angoisses et interprète de façon personnelle la prise. De même,
les patients se déplacent souvent inutilement en raison de l’absence non annoncée des médecins
(départs incessants en formations et séminaires, obligations familiales), ce qui les décourage
également. Aussi, le manque de confidentialité des centres de santé désincite fortement les patients à
s’y rendre.
Mais il existe aussi, du côté des patients, des facteurs désincitatifs de prise du traitement
indépendants de la qualité de l’offre des soins. Par exemple, la quête de traitements alternatifs
(guérisseurs, marabouts) est parmi les principales causes de l’arrêt de prise d’ARV, et la
stigmatisation sociale très forte de la maladie complique une bonne prise du traitement. De même, les
frais occasionnés par celui-ci sont un obstacle pour les patients pauvres : les transports jusqu’aux
structures sanitaires et/ou aux pharmacies représentent un coût non négligeable et les ARV donnent de
l’appétit, parfois impossible à satisfaire. Enfin, la lourdeur du traitement et le suivi médical régulier
que l’observance implique lassent rapidement les patients qui n’ont pas toujours l’énergie morale ou
physique de s’y engager.
C’est un cercle vicieux, entretenu par le manque de communication entre les deux « groupes »
intéressés (les femmes des villages et celles qui dispensent l’éducation dans un cas, les personnels de
santé et les PVVIH dans un autre). Dans ce genre de situation, il est important qu’un regard extérieur
se pose sur la situation et identifie le système de relations entre les acteurs, comme l’a fait l’équipe du
professeur Sardan pour les PVVIH à Niamey. Une fois la situation décryptée depuis l’extérieur et
rendue officielle par la publication du rapport, les personnes concernées peuvent s’attacher à la
modifier.
Comme l’explique souvent le professeur Sardan, le rôle du Lasdel est d’identifier des éléments
dont les principaux concernés n’ont pas conscience ou qu’ils ne peuvent ou ne veulent pas dire et qui
ne sont donc pas reconnus officiellement. Le laboratoire décrit les phénomènes, interactions,
représentations, faits quotidiens et problèmes observés. Il revient ensuite aux acteurs concernés de
réfléchir aux moyens d’améliorer la situation.
Enfin, cette analyse du Lasdel va à l’encontre des argumentations culturalistes selon lesquelles
les Africains ne seraient pas capables de prendre des médicaments, de suivre correctement des
traitements. Le travail du Lasdel suggère au contraire qu’ils en sont capables, mais qu’ils ne sont pas
encouragés par le système de santé en place. Le débat se déplace ainsi de la question « à qui donner
les ARV » à celle de « comment bien les donner à tous, en fonction des spécificités de chacun ».
6. - « Vous avez dit éducation thérapeutique ? » Essai
de suivi des PVVIH pour une meilleure observance
L’éducation thérapeutique est une technologie de communication destinée à informer le patient
sur la prise des ARV et les problèmes liés à l’observance. Pour remédier aux problèmes
d’observance, Solthis avait mis en place à partir d’avril 2005 un système « d’éducateurs
thérapeutiques » chargés d’expliquer le traitement aux patients et de les suivre dans leur traitement :
chaque service prescripteur avait son (ou ses) éducateur(s) thérapeutique(s), qui devai(en)t prendre en
charge, en collaboration avec le médecin et les autres personnels de santé, l’éducation thérapeutique
du malade, l’information relative à sa maladie et son traitement. Pour ne pas surcharger le personnel
de santé déjà très occupé, Solthis a choisi les éducateurs thérapeutiques parmi des non-professionnels
de santé, des membres d’association de PVVIH ou de lutte contre le VIH/sida. L’éducation
thérapeutique a ainsi introduit des nouveaux acteurs dans le système de santé nigérien, pour décharger
les médecins de leur tâche d’éducation thérapeutique.
Ce système aussi est passé sous le regard de l’équipe du professeur Sardan, qui a souligné des
problèmes similaires à ceux identifiés entre les patients et les personnels de santé. Les éducateurs
thérapeutiques ont en effet beaucoup repris les schémas de relations verticales hiérarchiques entre
soignants et soignés, empêchant la réelle expression par les patients de leurs doutes et questions : «
Partir des questions du malade, aider le malade à formuler ses inquiétudes ou ses doutes, cela n’est
pas pour eux au centre de leur démarche, ils se considèrent comme des “éducateurs” devant faire
passer des messages à des ignorants. » Par manque d’habitude, les éducateurs thérapeutiques se sont
de plus montrés « prisonniers de leurs outils », à savoir la fiche de suivi du patient, lue comme un
questionnaire de façon très scolaire.
A contrario, les conclusions de l’étude menée par le Lasdel ont pu sembler évidentes au sein du
milieu de la santé nigérien : les constats de l’étude étaient déjà connus de ceux qui évoluent dans le
milieu en question, personnels de santé comme patients. Mais ils ne les mettaient pas en discours, ils
ne les objectivaient pas. La force du regard extérieur porté par le Lasdel, c’est notamment d’être une
parole, de « dire » les choses et de leur donner ainsi une réalité : c’est une première étape nécessaire
(quoique non suffisante) dans la recherche de solutions. Les politiques et les décideurs, par ailleurs,
ne sont pas forcément au fait du fonctionnement quotidien des systèmes de santé et peuvent être
interpelés par des études de ce type qui mettent en mot ce que patients comme personnels de santé
savent individuellement mais ignorent collectivement.
7. - Perspectives : les réactions de Solthis à l’étude
L’enquête menée par le Lasdel a permis à Solthis d’identifier que beaucoup de médecins
considéraient que l’éducation thérapeutique (ET) était partie prenante de leur travail, et ne
souhaitaient donc pas recourir à des éducateurs thérapeutiques (EdT) dans la plupart des cas. En
questionnant le recours à des acteurs nouveaux (membres d’associations) plutôt qu’à des personnels
de santé pour la mise en œuvre de l’ET, l’enquête a de plus permis à Solthis de réaliser que beaucoup
de personnels de santé étaient disponibles et intéressés par le rôle d’éducateurs thérapeutiques.
Parallèlement, les EdT semblaient rencontrer des difficultés à s’intégrer au système de soins, nouveau
pour eux.
En conséquence, depuis l’étude, Solthis recourt de plus en plus à des personnels de santé pour
l’ET plutôt qu’à des membres d’associations, dans tous les services prescripteurs où le personnel peut
se rendre disponible. De plus, il est maintenant systématiquement demandé aux médecins s’ils veulent
fonctionner en binôme avec un EdT, exercer la fonction d’EdT eux-mêmes ou encore recourir aux
EdT occasionnellement lorsqu’ils sont surchargés. Le système est donc plus flexible et la répartition
des rôles entre médecins et EdT est variable selon la demande du médecin et le contexte de travail
(charge de travail, nombre de patients). En 2005, Solthis avait demandé aux médecins leur avis sur la
mise en place d’EdT, avant d’initier celle-ci. Les médecins s’étaient alors montrés enthousiastes, mais
certains se sont rendus compte dans la pratique qu’ils préféraient endosser eux-mêmes la fonction «
d’information-observance ».
Devant le constat de la rigidité de la relation patient/EdT, Solthis a de plus formé à nouveau les
EdT, en insistant par exemple sur les questionnaires, à utiliser comme pense-bête et non pas comme
des cadres à suivre à la lettre. « On s’est rendu compte que les EdT étaient complètement accrochés à
leurs questionnaires, qu’ils lisaient très scolairement, ligne par ligne, parce que c’était un outil
nouveau pour eux, ils n’étaient pas habitués », commente la chef de mission de Solthis au Niger.
Enfin, pour garantir que tout patient reçoive de l’ET à un moment donné au sein de ce système
de recours non systématique à des EdT par les médecins, Solthis a prêté une attention particulière à la
formation des pharmaciens, passage obligé de tout PVVIH pour le retrait de son traitement ARV : le
pharmacien doit délivrer le minimum d’ET nécessaire à une bonne observance.
En conclusion, les points suivants du rapport ont particulièrement retenu notre attention :
une attention singulière portée à l’analyse des interactions entre le personnel de santé et ses
patients, c’est-à-dire entre l’offre de services de santé et la demande de services, et à l’analyse
des motivations des acteurs en présence ;
un questionnement sur le système de gratuité des ARV. Cette interrogation renvoie plus
généralement à la gratuité de certains services/soins de santé, dans un contexte de changement de
paradigme où plusieurs pays en développement se tournent vers la gratuité de certains soins de
santé, après avoir mis en œuvre pendant de nombreuses années l’Initiative de Bamako de
tarification des services de santé aux usagers (lancée en 1987) [6] . Il s’agit d’un sujet en grande
discussion à l’heure actuelle. La gratuité de certains soins de santé pose en particulier les
questions du choix des services couverts par la gratuité (priorités de santé publique), de sa
pérennité (possibilité de financement à long terme) et de la qualité des services à préserver
quand l’utilisation des services augmente considérablement en réaction à l’instauration de la
gratuité de certains services ;
un questionnement sur l’aide extérieure aux pays en développement et sur son intégration
dans la réalité de chaque pays. Ceci pose la question des modalités de mise en œuvre de l’aide au
développement et de l’équilibre à trouver pour les systèmes de santé très dépendants de l’aide
extérieure ;
plus concrètement, le rapport pose la situation d’un système de prise en charge d’une
certaine pathologie à un moment donné, de ses réussites et dysfonctionnements, grâce à des
observations de terrain. On découvre ainsi un exemple très pratique de terrain, au service de
l’expérience de tous et de la mise en valeur de notions clés à mobiliser dans tout type
d’expérience de terrain.
Bibliographie
Olivier de Sardan (Jean-Pierre), Diarra (Aissa) et Moumouni (Adamou), La Prise en charge des
PVVIH et l’observance des ARV à Niamey (approche socio-anthropologique), février 2006, disponible
en ligne sur le site du Lasdel.
Baron (Julie), Quelle pertinence à l’intégration de l’éducation à la santé au sein des Self Help Groups
dans un district du West Bengal (Inde) ? Étude de cas sur l’organisation Southern Health Improvment
Samity, juin 2006.
Diarra (Aissa) et Moumouni (Adamou), Les Personnels de santé face au sida et à la prise en charge
des PVVIH à Niamey – Transformation ou reproduction des représentations et pratiques habituelles ?,
février 2008, disponible en ligne sur le site du Lasdel.
Médecins du monde, L’Accès gratuit aux soins de santé primaire : une stratégie payante – Appel au
G8 –, avril 2008, disponible en ligne sur le site de Médecins du monde.
Plan de développement sanitaire de la République du Niger – 2005–2010.
Sites internet
Lasdel : www.lasdel.net
Médecins du monde : www.medecinsdumonde.org
Notes du chapitre
[*] ↑ Diplômée du Master «�Économie du développement international�» de Sciences Po
[1] ↑ Solthis est une association médicale internationale entièrement dédiée aux patients vivant avec le VIH/sida dans les pays en
développement. Elle a pour objectif d’aider au renforcement des systèmes de santé des pays où elle intervient pour leur permettre
d’offrir une prise en charge médicale de qualité, accessible et pérenne pour toutes les personnes touchées par le VIH/sida.
[2] ↑ Pour mieux situer la démarche du Lasdel, voici un extrait de sa présentation officielle : « Le Lasdel se donne pour objectif de
produire des connaissances non seulement sur l’État, son fonctionnement réel et ses “appareils”, mais aussi sur l’ensemble des
organismes et structures qui assument des fonctions “collectives” et sur leurs interactions avec les usagers.On ne peut analyser les
institutions délivrant des “biens publics” sans prendre en compte les logiques, représentations et stratégies des acteurs individuels et
collectifs qui interviennent à divers niveaux dans les espaces publics. »
[4] ↑ 1 euro = 656 FCFA. 2 000 et 60 000 FCFA représentent donc respectivement environ 3 euros et 91 euros.
[5] ↑ L’observance désigne le respect par un patient donné de la posologie de ses médicaments, ou le fait de savoir si un patient
prend bel et bien ses médicaments.
[6] ↑ Le Niger, le Burkina Faso, le Kenya, le Burundi et Haïti, parmi d’autres pays, ont instauré depuis le début des années 2000
des politiques publiques qui visent à garantir l’accès gratuit à un paquet minimum de soins de santé primaire pour les enfants de moins de 5
ans et/ou les femmes enceintes.