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LES ENJEUX DE LA

RECHERCHE-CRÉATION
EN MUSIQUE
Institution, définition, formation

SOPHIE STÉVANCE et SERGE LACASSE


Préface de FRANCIS DUBÉ
Des mêmes auteurs :
– Sophie Stévance, Tessier... L’Itinéraire du timbre, Lillebonne, Mille-
naire III, 2006.
Prix de l’Académie Charles-Cros, catégorie « Coup de cœur ».
– Sophie Stévance, Duchamp, compositeur, Paris, L’Harmattan, coll.
« Sémiotique et philosophie de la musique », 2009.
Prix de l’Académie Charles-Cros, Catégorie « Coup de cœur ».
– Sophie Stévance (dir.), Composer au XXIe siècle, Paris, Librairie phi-
losophique Vrin, 2010.
– Sophie Stévance, Musique actuelle, Presses de l’Université de Mon-
tréal, 2011.
– Serge Lacasse et Patrick Roy (dir.), Groove : enquête sur les phénomè-
nes musicaux contemporains, Les Presses de l’Université Laval, 2006.
– Sophie Stévance, Serge Lacasse et Monique Desroches (dir.), Quand
la musique prend corps, Presses de l’Université de Montréal, à paraî-
tre en 2014.
Les enjeux
de la recherche-création
en musique
Sophie Stévance
et
Serge Lacasse

Les enjeux
de la recherche-création
en musique
Institution, définition, formation
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Maquette de couverture : Laurie Patry

Mise en pages : Mariette Montambault

ISBN 978-2-7637-1950-4
ISBN-PDF 9782763719511
ISBN-ePUB 9782763719528

© Les Presses de l’Université Laval 2013


Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 4e trimestre 2013
Les Presses de l’Université Laval
www.pulaval.com

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Table des matières

Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IX
Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XI
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1

Chapitre I
Art, culture et création musicale à l’université :
des enjeux de société . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
Quatre constats . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
Constat 1 : la création musicale n’est pas de la recherche
scientifique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
Constat 2 : un concert de musique n’est pas une publication
scientifique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37
Constat 3 : la recherche-création n’est pas une contemplation
de soi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
Constat 4 : la recherche-création, c’est le projet, pas l’individu . . . 47
Université et conservatoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
Créer à l’université . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
Conservatoire de musique et université : différences et
complémentarité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
Entre culture de conservatoire et culture universitaire . . . . . . . . . 61
Les valeurs de l’université d’aujourd’hui . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
VIII Les enjeux de la recherche-création en musique

Chapitre II
Définition de la recherche-création en musique . . . . . . . . . . . . . . . 77
La composition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88
L’interprétation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
Quelques projets de recherche-création en musique . . . . . . . . . . . . . . 91
« Conception et réalisation de pièces populaires conçues
pour voix d’opéra féminine » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
« Une critique génétique du processus créateur en musique :
le cas de Phénix du trio actualiste Les Poules » . . . . . . . . . . . . . . . 99
« L’ethno-pop selon Tanya Tagaq : une démarche artistique
comme manifestation d’un équilibre social chez les Inuits » . . . . . 108
« Remixer la chanson québécoise » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118
Définition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122

Chapitre III
Enseigner la recherche-création en musique à l’université . . . . . . . 125
La formation de recherche-création en musique . . . . . . . . . . . . . . . . . 128
Le profil des étudiants en musique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128
Le séminaire « Introduction à la recherche-création » . . . . . . . . . . 129
Le contenu de la formation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131
Le développeur culturel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
Enseigner la recherche-création en musique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139
Quand faire, c’est connaître pour re-présenter . . . . . . . . . . . . . . . 141
S’engager dans son apprentissage et son enseignement . . . . . . . . . 146
La collaboration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
Ce que l’on attend des organismes subventionnaires . . . . . . . . . . . . . . 172
Interdiscipline . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183

Médiagraphie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187

Index des noms propres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201


Remerciements

L
es auteurs tiennent à remercier le Conseil de recherches en sciences
humaines du Canada (CRSH), le Fonds de recherche du Québec
– Société et culture (FRQ-SC), ainsi que l’Observatoire interdisci-
plinaire de création et de recherche en musique (OICRM) pour leur soutien
financier. Merci également à Yannick Lapointe, étudiant au doctorat à la
Faculté de musique de l’Université Laval sous la direction de Serge Lacasse,
pour le travail de compilation d’ouvrages qu’il a effectué dans le cadre de nos
programmes de recherche subventionnés. Nous remercions aussi tous les
techniciens et artistes qui collaborent à nos projets de recherche-création.
Préface

S
ophie Stévance et Serge Lacasse, tous deux professeurs de musicolo-
gie à la Faculté de musique de l’Université Laval et spécialistes de
renommée internationale, entre autres dans le domaine de la
recherche-­création en musique, proposent un essai scientifique hautement
pertinent autour de cette discipline encore mal comprise ou mal interprétée,
autant par le milieu universitaire que par les organismes subventionnaires de
recherche. Reposant sur une réflexion rigoureuse et une analyse approfondie
du sujet, leur ouvrage, Les enjeux de la recherche-création en musique. Institu-
tion, définition, formation, plonge le lecteur au cœur de questions fonda-
mentales touchant cette discipline qui s’est intégrée au discours universitaire
depuis une quarantaine d’années. Qu’est-ce que la recherche-création en
musique ? Qu’est-ce qui la caractérise ? Qu’est-ce qu’un chercheur-créateur ?
Pourquoi la recherche et la création, deux disciplines qui se sont si long-
temps ignorées, ont-elles décidé de mettre un trait d’union entre elles ? Quel
est le rôle du créateur ou celui du chercheur mobilisé au sein d’un projet de
recherche-création ? Le créateur est-il un chercheur ? Quelles sont les fonc-
tions de la création et de la recherche dans la réalisation d’un projet de
recherche-­création ? Comment peut-on enseigner la recherche-création en
musique à l’université ? Voilà autant de questions auxquelles Stévance et
Lacasse apportent des réponses concrètes et fondées pour mettre de l’ordre
dans le fouillis intellectuel qui caractérise trop souvent cette discipline, peut-
être même la création en tant que discipline universitaire et le rôle de la
recherche au sein d’une faculté de musique. Pour ce faire, les auteurs expli-
quent, point par point, les mythes, les incompréhensions, les duperies, les
incohérences et les incongruités que l’on retrouve, encore en 2013, dans le
discours universitaire ou gouvernemental au sujet de la recherche-création
XII Les enjeux de la recherche-création en musique

en musique. ­Solidement documentée, leur argumentation remet les pendu-


les à l’heure et (re)centre le discours entourant cette discipline sur des bases
plus cohérentes. Ils proposent également des solutions concrètes pour remé-
dier aux problèmes explicités dans l’ouvrage et pour faire évoluer la
recherche-­création en musique, mais aussi la recherche en musique et la
création en contexte universitaire, sur des fondements plus rigoureux, impé-
ratifs et porteurs d’avenir.
Étant donné la place grandissante de la recherche-création en musi-
que, tant ici qu’à l’étranger parfois sous diverses appellations, ce livre arrive
à point nommé et s’avère essentiel pour mieux comprendre les divers enjeux
liés à cette discipline universitaire relativement récente. De plus, sa qualité
exceptionnelle l’imposera, à coup sûr, comme étant « la » référence théori-
que en recherche-création musicale – et même « pratique » vu la qualité et la
pertinence des projets ici présentés. En effet, les auteurs exposent de façon
limpide les assises épistémologiques de la discipline tout en proposant des
avenues pertinentes pour que la pratique musicale du créateur puisse être
mieux documentée. En outre, la publication d’un tel ouvrage est salutaire,
car le concept de recherche-création navigue souvent dans des eaux incertai-
nes et fugaces qui desservent la discipline1 et qui affaiblissent sa crédibilité à
maints égards. Malheureusement, les universités et les organismes subven-
tionnaires ont une part de responsabilité quant à ce problème. Le discours
qu’ils véhiculent donne souvent l’impression qu’un créateur enseignant ou
étudiant dans une institution vouée traditionnellement au développement
des connaissances scientifiques est de facto un chercheur-créateur, même s’il
est peu ou pas formé à la recherche. Or, comme l’expliquent brillamment
Sophie Stévance et Serge Lacasse, ce raccourci intellectuel est très réducteur
pour la discipline et mine sa crédibilité. Le travail théorique qui accompagne
celui de création lors d’un projet de recherche-création ne doit pas se limiter
à une description informelle du processus créatif du musicien ou à une
approche autopoïétique de sa démarche créatrice : il doit reposer sur un
cadre théorique documenté scientifiquement et être argumenté à partir d’un
savoir partagé par la communauté savante. Plus encore, la portion « recher-
che » effectuée doit prendre appui sur une méthode scientifique rigoureuse
afin que les résultats qui en émanent puissent être diffusés dans des revues
savantes et, ainsi, contribuer au développement des connaissances dans le

1. Autant, du reste, que celle de la recherche en musicologie ou celle de la création. En


effet, si l’on considère que faire une création, c’est faire de la recherche, dans ce cas, la
recherche n’est plus de la recherche et on ne sait plus, ainsi, à quoi elle sert dans une
faculté.
Préface XIII

domaine de la création musicale. Par conséquent, un projet de recherche-


création engendre deux types de résultats. Il y a, d’une part, la création elle-
même et, d’autre part, la réflexion théorique scientifique qui accompagne la
création et qui vise à communiquer rigoureusement le processus de création
lié à l’œuvre musicale créée. C’est d’ailleurs tout le défi et la complexité de
la recherche-création, car elle doit marier, au sein d’un même projet, deux
disciplines diamétralement opposées sur la manière d’obtenir des résultats.
En revanche, c’est justement cette singularité qui rend cette discipline à la
fois unique, novatrice et porteuse sur le plan du développement des connais-
sances en création musicale. Ainsi, l’approche bicéphale propre à la
recherche-­création exige forcément que le chercheur-créateur, lorsqu’il est
porteur unique d’un projet, possède une double expertise de créateur et de
chercheur, comme c’est du reste le cas des deux auteurs de cet ouvrage. Or,
les musiciens créateurs qui détiennent une compétence scientifique pour
mener rigoureusement la portion recherche d’un projet de type « recherche-­
création » ne sont pas légion dans le milieu universitaire. Il faut être honnête
et le reconnaître. Dans ce cas, afin de respecter cette logique de double
expertise indispensable au domaine, l’approche à privilégier serait de regrou-
per un créateur et un chercheur – ou même plusieurs créateurs, chercheurs
et chercheurs-créateurs – au sein d’un même projet dans lequel ils met-
traient en commun, dans une démarche de collaboration, leur expertise res-
pective2. De cette manière, l’approche utilisée ne serait plus polarisée sur
l’individu (le chercheur-créateur, le créateur), mais plutôt sur le projet lui-
même, c’est-à-dire sur la création produite qui, elle, est étudiée scientifique-
ment. Le livre de Sophie Stévance et Serge Lacasse propose, à ce titre, une
argumentation convaincante justifiant la pertinence de favoriser dorénavant
des projets en recherche-création réalisés en collaboration, et pour que les
organismes subventionnaires l’autorisent dans les programmes dédiés à ce
domaine, ce qui n’est toujours pas possible actuellement. De cette manière,
les résultats qui émaneraient des projets réalisés en recherche-création valo-
riseraient davantage les connaissances implicites et la richesse de l’expertise
pratique des créateurs. Du coup, le travail du créateur serait alors mieux
connu, mieux compris et reconnu par la communauté scientifique.
Par ailleurs, dans le cas où un projet de recherche-création est mené
par un seul individu, la double expertise requise pour le réaliser non
seulement ne s’improvise pas, mais en plus elle ne s’acquière pas simplement
parce que le créateur – qu’il soit enseignant ou étudiant – évolue dans un

2. À ce sujet, voir Hazel Smith et Roger T. Dean (ed.), Practice-led Research, Research-led
Practice in the Creative Arts, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2009, p. 8.
XIV Les enjeux de la recherche-création en musique

milieu universitaire. Il doit forcément détenir une formation approfondie


sur le plan de la recherche pour être en mesure de réaliser adéquatement des
travaux de ce type. Malheureusement, les exemples illustrant ce raccourci
intellectuel sont nombreux. Pour n’en relever qu’un, le Fonds de recherche
québécois – Société et culture (FRQ-SC) annonçait, le 18 avril 2013, les
résultats issus du concours 2012 des bourses de doctorat en recherche pour la
musique. D’après l’information que l’on retrouve sur le site Web de l’orga-
nisme, les demandes soumises à ce programme sont évaluées principalement
à partir de critères propres à la « recherche scientifique » (14 points sur 20)3,
ce qui est logique dans le cadre d’un programme de bourses en recherche. Or,
cette année, plus de la moitié des candidats ayant reçu une offre de bourses
en recherche du FRQ-SC sont des doctorants-créateurs rattachés à un pro-
gramme de 3e cycle de type D.MUS4. Dans le cadre de ce doctorat profes-
sionnel, la formation dispensée à l’étudiant tourne essentiellement autour de
la création, soit l’interprétation musicale5 ou la composition, et non autour
de la recherche. De plus, le travail théorique que l’étudiant est tenu de faire
durant ses études doctorales en interprétation ou en composition n’a pas
toujours l’obligation de reposer sur une approche scientifique d’élabora-
tion6. En clair, ces doctorants ne réalisent pas, le plus souvent, un réel projet
de recherche-création qui repose sur un équilibre entre les portions création
et recherche. Pourtant, ce sont néanmoins les doctorants-créateurs qui ont
reçu, cette année, le plus grand nombre d’offres de bourses en recherche du
FRQ-SC7. Par conséquent, si l’on se réfère aux critères d’évaluation déjà

3. http://www.fqrsc.gouv.qc.ca/fr/bourses/programme.php?id_programme= 16#evalua-
tion (consulté le 16 mai 2013) : Excellence du dossier universitaire (6 pts) ; Aptitude
et expérience en recherche (6 pts) ; Qualité et intérêt scientifique du projet de recher-
che (8 pts).
4. Pour l’instant, seules l’Université de Montréal et l’Université McGill offrent un docto-
rat professionnel de type D.MUS. Il est également prévu que l’Université Laval l’offre
bientôt.
5. À titre d’exemple, le D.MUS offert à la Faculté de musique de l’Université de Montréal
accorde 60 crédits sur 90 au total pour la réalisation des récitals de l’étudiant, c’est-à-
dire pour son travail de création. La situation est relativement similaire à l’École de
musique Schulich de l’Université McGill.
6. À l’Université de Montréal, l’étudiant effectue une réflexion informelle sur son travail
de création qui ne repose pas sur des normes scientifiques. En revanche, le travail de
rédaction du doctorant inscrit au D.MUS de l’Université McGill doit répondre à des
normes plus rigoureuses sur le plan scientifique. Cependant, la portion recherche,
incluant les crédits de cours, ne représente que le tiers de sa formation doctorale.
7. Cet exemple ne vise nullement à diminuer l’importance et la pertinence du travail
remarquable effectué par les doctorants-créateurs. Il cherche simplement à illustrer la
difficulté éprouvée par l’organisme subventionnaire à délimiter des frontières claires
Préface XV

mentionnés, le FRQ-SC considère forcément que les doctorants-créateurs


sont plus compétents et expérimentés, sur le plan scientifique, que les doc-
torants-chercheurs8 qui ont soumis une demande, puisqu’ils ont été plus
nombreux à recevoir une offre du gouvernement québécois. De plus, compte
tenu du fait que les doctorants-créateurs ont été mieux notés que les docto-
rants-chercheurs pour leur aptitude et leur expérience en recherche, de
même que pour la qualité et l’intérêt scientifique de leur projet, ce résultat
nous force à conclure que le FRQ-SC ne fait pas une nette distinction entre
un créateur et un chercheur du point de vue scientifique, et que la réalisa-
tion de récitals ou d’une composition musicale s’avère de même nature
qu’une production scientifique9. Ainsi, par esprit de logique, je présume que
l’organisme doit également considérer que les travaux scientifiques des
chercheurs sont, en quelque sorte, de la création musicale. C’est peut-être
d’ailleurs ce qui explique qu’un des lauréats d’une bourse de maîtrise en
recherche du FRQ-SC cette année soit un étudiant rattaché à un conserva-
toire de musique de la province où l’on n’offre aucune formation en recher-
che. Cela étant dit, je ne doute nullement que les doctorants-créateurs qui
ont reçu une offre de bourses du FRQ-SC soient d’excellents musiciens qui
méritent largement d’être financés pour poursuivre leurs études doctorales.
Je remets simplement en question que l’offre qu’ils ont reçue provienne d’un
programme de bourses dédié à la recherche, et non à la création ou à la
recherche-création. Chose certaine, cet exemple témoigne de la confusion
qui existe, encore en 2013, autour du concept de recherche-création en
musique, de la difficulté qu’éprouvent les organismes subventionnaires à
déterminer ce qui distingue la création de la recherche, et de leur facilité à
étiqueter les créateurs comme étant des chercheurs.

entre la recherche et la création en milieu universitaire et à concevoir ce qu’est exacte-


ment la recherche-création.
8. Pourtant, les doctorants-chercheurs ont effectué, le plus souvent, des études scientifi-
ques de maîtrise et ils reçoivent une formation rigoureuse sur le plan de la recherche
durant leurs études de 2e et de 3e cycle, alors que les doctorants-créateurs ne reçoivent
aucune formation scientifique durant leurs études de maîtrise en interprétation et celle
qu’ils reçoivent au 3e cycle est souvent très rudimentaire par rapport à celle qui est
offerte aux doctorants-chercheurs.
9. J’ai acheminé un courriel à la responsable des programmes de bourses ainsi qu’à la
directrice des programmes du FRQ-SC le 19 avril 2013, pour avoir des précisions à ce
sujet et pour mieux saisir leur conception du terme « recherche ». Les auteurs de ce
livre ont également contacté les mêmes personnes, au même moment, pour appuyer
mon interrogation, et pour solliciter une rencontre afin de discuter avec elles de cer-
tains enjeux liés à la recherche-création. Nous attendons toujours une réponse de leur
part.
XVI Les enjeux de la recherche-création en musique

Pour éviter que ce type d’imbroglio perdure et pour le bien de la com-


munauté universitaire, il faut espérer que le livre de Sophie Stévance et Serge
Lacasse trouve un écho auprès des personnes gravitant autour et au sein de
la recherche-création en musique. Ils y trouveront, en effet, les assises théo-
riques requises pour mettre à l’avant-plan le travail de création afin que la
pratique musicale soit mieux diffusée et pleinement reconnue par la com-
munauté savante. Ils y trouveront également des arguments forts, justifiant
qu’un chercheur en musicologie devrait pouvoir développer des projets dans
le cadre de programmes de subvention dédiés à la recherche-création en
musique, sans avoir « à adopter une stratégie d’adaptation », comme l’expli-
quent les auteurs. Bref, ce livre est passionnant et instructif à maints égards.
Il trace des orientations lucides, clairvoyantes et ambitieuses pour faire évo-
luer autant ce domaine relativement jeune que la recherche en musique vers
des avenues au fort potentiel de développement.
Francis Dubé
Professeur agrégé de didactique instrumentale
Faculté de musique, Université Laval
Introduction

L
a recherche-création en musique n’est pas une discipline foncière-
ment nouvelle si l’on tient compte du fait que, depuis les années
1970, au Québec, des musiciens exercent en qualité d’artistes au
sein des facultés de musique et que les projets de recherche-création, avec
pour dominante disciplinaire la création musicale ou la création de connais-
sances en musique, y sont de plus en plus nombreux. Toutefois, cette disci-
pline mérite une réflexion attentive – réflexion qui se développe au fil des
pages de cet ouvrage – car la musique, en tant que discipline universitaire,
ne bénéficie pas d’une aussi longue tradition de théorisation que les autres
formes d’art. Pour quelles raisons ?
La première explication pourrait être celle de la responsabilité de son
médium – le son, objet invisible, impalpable et éphémère. La musique, en
tant qu’art d’exécution au sens où l’entendait la philosophe Hannah Arendt,
est un art qui ne se voit pas, qui ne se sculpte pas dans la pierre. La musique,
comme phénomène sonore, n’existe réellement que dans l’instant même où
des artistes se produisent sur scène, ou lorsque l’auditeur écoute un enregis-
trement : dans les deux cas, le phénomène sonore se déroule dans le temps
de sa réalisation. Toujours dans la perspective d’Arendt, le processus de pro-
duction sonore et musicale est essentiel : il est visible, il s’expose, ou du
moins il exige qu’on en prenne connaissance dans son déroulement même,
contrairement aux arts de fabrication, dans la mesure où le processus de
production s’efface derrière l’œuvre une fois qu’elle est accomplie ; c’est
l’œuvre en tant que produit fini qui est exposé, non le geste de celui qui l’a
engendré, actualisé.
Comment alors objectiver ce qui est évanescent et n’existe que dans
l’instant de sa perception ? À l’époque de la Grèce antique, la musique était
2 Les enjeux de la recherche-création en musique

un savoir « objectif », déterminé selon l’harmonie des sphères des pythago-


riciens1, ce qui facilitait a priori son discours, sa transmission, sa compréhen-
sion. Or, au fil du temps, depuis que les philosophes ont reconnu à la
musique son pouvoir de fascination, sa capacité à agir sur les émotions de
l’être humain, on reconnaît aussi à la musique son état ambivalent, lié à sa
nature intrinsèque ou, plus précisément, à son mode complexe d’existence.
On pourrait donc voir un lien entre les questions que soulèvent le fait de
consacrer un livre entier à une discipline à la fois existante mais toujours
émergente depuis une quarantaine d’années, et la dimension subjective
reliée à la nature de la musique. Jusqu’ici, le problème a été en quelque sorte
évité en limitant le plus souvent l’approche de la musique à des études his-
toriques ou analytiques d’œuvres du passé, autrement dit, en abordant la
musique comme art allographique, au sens de Nelson Goodman et Gérard
Genette. Pour Goodman, dont les conceptions ont été reprises et élargies
par Genette (et à qui nous empruntons ici les définitions), le terme « allogra-
phique » désigne les pratiques pour lesquelles les œuvres d’art sont « idéa-
les », c’est-à-dire dont les intentions peuvent être notées à l’aide d’un code
ou un autre (par exemple, la notation musicale), intentions qui seront par la
suite réalisées, concrétisées (plus ou moins fidèlement) lors d’une manifesta-
tion (par exemple, un récital). Cette façon d’envisager l’œuvre musicale
donne préséance à la composition (donc au compositeur) au détriment de
l’interprétation (donc de l’interprète), laquelle, selon ce modèle, ne sert plus
qu’à donner corps à la « véritable » œuvre2. Force est de constater que ce
« malentendu ontologique » a fait en sorte que, concrètement, la recherche
en art a trop souvent été réduite au commentaire académique en se coupant
de la production artistique, réservant cette dernière aux conservatoires de
musique qui mettent l’accent sur la pratique, alors que l’université se préoc-
cupe de la réflexion théorique.
À la suite du musicologue Jean-Pierre Pinson, dans son article intitulé
« La recherche-création dans le milieu universitaire : le cas des interprètes et
de l’interprétation3 », il faut reconnaître que, trop souvent, les professeurs

1. Voir Aristote, La Métaphysique, tome I, traduit et annoté par Jules Tricot, Paris, Vrin,
2000 ; tome II, introduction, notes et index par Jules Tricot, Paris, Vrin, 2000.
2. Voir Serge Lacasse, « Composition, performance, phonographie : un malentendu
ontologique en analyse musicale ? », dans Patrick Roy et Serge Lacasse (dir.), Groove :
enquête sur les phénomènes musicaux contemporains, Québec, Les Presses de l’Université
Laval, p. 65-78.
3. Jean-Pierre Pinson, « La recherche-création dans le milieu universitaire : le cas des
interprètes et de l’interprétation », Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en
musique, vol. 10, no 2, septembre 2009, p. 9-14.
Introduction 3

d’interprétation qui exercent au sein des universités postulent qu’il ne sert à


rien de parler d’art puisque la création n’a pas besoin de concepts extérieurs
à ce qu’elle est pour être comprise, ressentie : la création est le point de
départ de tout et ne devrait, par conséquent, pas être corrompue par les
théories de ceux qui n’en font pas. Cette attitude témoigne somme toute de
la relation extrêmement passionnelle qui lie le créateur à son art. Ce constat,
qui est celui de nombreux scientifiques et chercheurs en art et en pédagogie
musicale, nous l’avons fait nous aussi tout au long de notre formation dans
plusieurs conservatoires de musique et universités françaises, britanniques et
canadiennes, et même aujourd’hui en tant que professeurs-chercheurs en
musicologie. Il faut regretter cette forme de mutisme, de soupçon, de
méfiance, voire de mépris quant à ce qui touche à l’indicible de la musique,
à son expression, à son sens, donc, pour quelqu’un comme Arendt, à son
existence même. En tentant d’objectiver la musique, donc en tentant de
parler de la création musicale (et cela vaut pour l’art en général), on risque-
rait de profaner son mystère, de lui ôter sa raison d’être ? Ce doute se mani-
feste même dans le milieu de la musique populaire, comme le suggère le titre
d’un article journalistique : « “Roll over Beethoven” : le rock serait-il bel et
bien mort ? On enseigne maintenant son histoire à la Faculté de musique4. »
C’est là une vision tout à fait réductrice des nombreux principes qui unis-
sent l’être humain à la musique ; mais, surtout, certains professeurs d’instru-
ments ou de composition, en balayant du revers de la main le discours sur la
musique, et en refusant de concevoir un moment de verbalisation au sein de
leurs leçons, ont considérablement nui au développement de la discipline
recherche-création, en limitant par exemple les collaborations entre cher-
cheurs et les créateurs au sein des facultés de musique ou en ne sensibilisant
pas leurs étudiants musiciens à l’importance de la communication de leur
savoir implicite dans un cadre universitaire.
[Les musiciens] ont une profonde aversion pour l’analyse scientifique de la
musique [et pour les pratiques musicales]. Il semble que si les [scientifiques]
pouvaient réduire la musique à un ensemble de catégories et de formules
explicites, s’ils pouvaient en dériver une théorie générale, alors la musique
pourrait perdre son mystère et son pouvoir5.

4. Alexandre Vigneault, « “Roll over Beethoven” : le rock serait-il bel et bien mort ? On
enseigne maintenant son histoire à la Faculté de musique », Au fil des événements, 29
octobre 1998.
5. John Sloboda, Exploring the Musical Mind, New York, Oxford University Press, 2005,
p. 175 : « [Musicians] have a deep aversion to the scientific analysis of music [and
music practices]. It seems that if [scientists] could reduce music to a set of explicit
4 Les enjeux de la recherche-création en musique

Ce phénomène ne semble d’ailleurs pas exclusif à la musique, comme


l’ont rapporté certains de nos confrères et consœurs, notamment dans le
domaine de la création littéraire. Mais, pour des raisons qui seront expli-
quées plus loin, la situation semble beaucoup plus vive en musique, dû entre
autres à la frontière entre la pratique et la théorie musicales, laquelle
­s’exprime institutionnellement par la division entre conservatoire et univer-
sité (alors que, dans le cas de la littérature, par exemple, la division existe bel
et bien sur le plan administratif, mais au sein d’une seule et même institu-
tion).
Peut-être est-ce un problème de culture, si l’on tient compte du fait
que les professeurs d’instruments et de composition sont généralement issus
du conservatoire de musique et n’ont pas, du coup, acquis ce bagage, et par
ricochet cette culture universitaire ? Cette attitude de rejet face à l’utilité de
connaissances théoriques se répercute sur la formation des étudiants en
musique à l’université : non seulement les prive-t-on de cet espace de discus-
sion avec des praticiens expérimentés ou des musicologues qui se situent à
bonne distance et en bonne position par rapport au travail artistique, mais
on en vient également à nier leur faculté à verbaliser la pratique. Il faut dire
que, trop souvent, les étudiants fraîchement certifiés par un diplôme
d’« artiste » des conservatoires de musique d’ici ou d’ailleurs6 rejoignent les
bancs des facultés de musique en pensant pouvoir y prolonger leur appren-
tissage technique exclusivement. Cette tendance se retrouve dans d’autres
formes d’art, comme en théâtre par exemple :
En arrivant à l’université, parfois [les étudiants] se considèrent déjà comme
des artistes et déduisent de cette conviction qu’ils n’ont pas besoin de théorie :
ils veulent jouer et qu’on les regarde, et ils n’ont de cesse de parvenir à cette
place enviée sur laquelle convergent les regards et de laquelle il semble possi-
ble y compris le rejet du savoir, ce qui les arrange bien7.
Or, plutôt que de leur proposer un regard différent, certains profes-
seurs d’instrument ou de composition, avec qui les étudiants entretiennent

categories or formula, if [they] could derive an all embracing theory, then music could
lose its mystery and power. » Nous traduisons.
6. http://learning.rcmusic.ca/lécole-glenn-gould/les-programmes-pour-les-jeunes-
artistes/programme-menant-au-diplôme-d’artiste ; http://mediatheque.cite-musique.
fr/mediacomposite/cim/_Pdf/30_20_10_00_CNSMDP_Diplomeartiste.pdf ;
http://www.conservatoire.gouv.qc.ca/la-formation/musique/interpretation/article/
profil-interpretation-4e-cycle-271.
7. Christiane Page, « Dans un monde sans dieu, le théâtre est-il une religion ? », dans
Maria S. Horne et Claude Schumacher (dir.), Enseigner / Étudier le théâtre à l’université :
pour quoi ?, Presses collégiales du Québec, 2006, p. 17.
Introduction 5

les rapports les plus fréquents, les confortent dans cette idée de rejet du
savoir théorique. Ce problème de culture entre conservatoire et université se
répercute jusqu’aux méthodes d’enseignement. Malgré les avantages d’une
méthode pédagogique où le « rôle de l’enseignant consiste essentiellement à
aider celui qui apprend à découvrir les solutions par lui-même plutôt qu’à
fournir les réponses a priori8 », et malgré l’importance du dialogue et de la
participation de l’élève dans ses leçons de pratique instrumentale, on privi-
légie aujourd’hui encore, dans les cours de pratique des facultés de musique
(et les conservatoires), une pédagogie centrée sur le professeur9 influençant
l’élève à apprendre par imitation et à reproduire passivement le savoir-faire
de l’enseignant10. Une autre conséquence que l’on peut relever, et non des
moindres, concerne la perception que la société peut avoir de ces jeunes
artistes : un changement des pratiques et des mentalités permettrait d’éviter
les désagréables – mais non moins exacts – propos d’un Claude Gingras ou
d’un François Tousignant, critiquant la prise de parole des musiciens pour
parler de leurs œuvres au moment du concert :
[Les compositeurs] sont venus, l’un après l’autre, « expliquer » leurs travaux.
Une très bonne idée au départ. Hélas ! Ces pauvres enfants ont bien du mal à
mettre deux idées bout à bout et à parler convenablement dans le micro.
Seule exception, l’unique femme du groupe, Danielle Palardy Roger, s’est
exprimée avec une certaine clarté d’idées et d’articulation. Quant à ces mes-
sieurs qui la précédaient, la belle et souriante Véronique [Lacroix, directrice
de l’ECM+] dut lire dans leur « pensée » et finalement parler à leur place11.
Les interventions « explicatives » des compositeurs ont détonné dans cette
soirée. Ils étaient pour la plupart gênés, sinon maladroits. Véronique Lacroix
devrait se charger elle-même de ce genre de discours, habile qu’elle est dans
l’art de la communication orale12.

  8. Renald Legendre, Dictionnaire actuel de l’éducation, Chamonix, Guérin, 2005, p. 878.


  9. Harald Jorgensen, « Student Learning in Higher Instrumental Education : Who is
Responsible ? », British Journal of Music Education, 17, 2000, p. 67-77.
10. Cecilia Hultberg, « Approches to Music Notation : The Printed Score As A Mediator
of Meaning in Western Tonal Tradition », Music Education Research, vol. 4, no 2, 2002,
p. 185-197. Mais fort heureusement, comme nous le verrons dans le chapitre III, il
existe une tendance dans le domaine de l’éducation musicale vers une réforme
importante, comme celle qui a été proposée par Francis Dubé dans son projet en cours
de réalisation (CRSH, Développement savoir) où il vise à travailler à la conceptualisation
et à l’élaboration de matériel éducatif en musique, afin que des enfants de 6 à 8 ans
puissent amorcer l’apprentissage du piano, de la guitare et du violon de manière plus
créative et interactive.
11. Claude Gingras, « Place aux femmes ! », La Presse, 7 mai 1995, p. B8.
12. François Tousignant, « ECM : Concert final », Le Devoir, 8 mai 1995, p. B8.
6 Les enjeux de la recherche-création en musique

L’université a toujours été un haut lieu de savoir où l’on recherche et


enseigne l’objectivité à travers diverses approches scientifiques, tandis que le
conservatoire de musique ou les écoles d’art en général sont, traditionnelle-
ment, des lieux où l’on forme par la transmission d’une pratique. Seule-
ment, la situation a bien changé : la pratique musicale, telle qu’elle a été
conçue dans les conservatoires, ne peut plus aujourd’hui s’enseigner sans
recourir à des outils de réflexion critique. L’art, dans ses formes, ses prati-
ques, son enseignement (et donc ses fonctions sociales), a subi des transfor-
mations profondes depuis le XIXe siècle où l’art était assez bien défini,
reconnu et admis, pour que l’on puisse l’enseigner dans un cadre universi-
taire (et de façon académique) structuré et homologué.
Vouloir être artiste implique quelque chose de plus : que l’on sache s’orienter
parmi les possibilités offertes. D’où la nécessité de la connaissance et de la
réflexion. Les écoles d’art ont ainsi dû s’ouvrir par la force des choses aux
choses de l’esprit. Ce ne fut pas sans mal. [...] [L]es académies et les écoles
d’art ont découvert, bon gré mal gré, le besoin d’une bonne formation théo-
rique dans une situation où l’art mêle indissociablement pratiques, techni-
ques, réflexions, savoirs et pensée13.
Dans une université, les étudiants représentent notre lien à tous, musi-
cologues et musiciens, et, si nous nous concentrons sur leurs besoins, on
devrait pouvoir tirer avantage de cette cohabitation pour mieux vivre ensem-
ble et profiter des forces de chacun en vue de faire avancer les connaissances
et d’offrir aux étudiants un environnement approprié et épanouissant. C’est
un besoin d’autant plus pressant lorsque l’on apprend que le gouvernement
réduira, encore, de 5,2 % le budget alloué aux universités québécoises, et de
quelque 15 % les fonds alloués à la recherche dans les arts et les sciences
humaines14.
Cette volonté de rassemblement qui est la nôtre nous oblige tout
d’abord à regarder les choses en face, en allongeant et en commentant, sans
langue de bois, la liste des « confusions et analogies » entre création et

13. Yves Michaud, Enseigner l’art ? Analyses et réflexions sur les écoles d’art, Nîmes, Jacqueline
Chambon, 1993, p. 43. Comme nous le verrons dans le chapitre II, les écoles d’art
n’ont pas découvert toutes seules l’importance de la théorisation pour l’apprentissage
de la pratique musicale : l’État joue un rôle considérable.
14. http://communiques.gouv.qc.ca/gouvqc/communiques/GPQF/Decembre2012/05/
c6658.html (page consultée le 27 février 2013) ou http://www.lapresse.ca/le-soleil/
opinions/points-de-vue/201212/14/01-4604046-coupures-en-enseignement-
superieur-et-en-recherche-quel-impact-pour-le-quebec.php (page consultée le 5
janvier 2012). Voir également http://www.ledevoir.com/politique/quebec/370905/
marois-avoue-etre-allee-un-peu-trop-loin (page consultée le 7 mars 2013).
Introduction 7

recherche relevées par Jean-Pierre Pinson. Ce sera le point de départ de notre


réflexion. Notre objectif sera de mieux comprendre les équivoques pour les
lever définitivement et de déterminer ce qu’est la recherche-création en
musique en tant que discipline universitaire15. Le chapitre I aura donc avant
tout pour objectif de déconstruire quelques idées reçues à propos de ce
qu’est la recherche-création et de ceux qui la font, en décrivant, entre autres
et plus avant, la nature de chacune des disciplines : musicologie et création
musicale (cette dernière intégrant composition et interprétation). Nous
espérons que ces éléments permettront de combler ce fossé existant entre des
disciplines universitaires où les arts côtoient la recherche scientifique. Nous
souhaitons justifier leur réunion autour d’activités de recherche-création, et
également mesurer les répercussions sociales et la valeur culturelle de la
recherche-création. Il s’agit aussi de faire place à de nouveaux questionne-
ments dans le domaine de l’enseignement et de la formation musicale offerte
dans les conservatoires et les universités, en nous interrogeant précisément
sur le rôle, complémentaire, de chacune de ces institutions. L’étudiant uni-
versitaire est un artiste qui est – ou doit être – amené à faire de la recherche
scientifique ; sa pensée critique ne saurait être laissée de côté. En effet, la
société d’aujourd’hui compte plus que sur une « belle » performance : elle
attend du musicien qu’il soit un transmetteur et un développeur culturel.
Ces attentes nous forcent alors à réfléchir à la vie artistique contemporaine
et à ce que les professeurs de musicologie, de pédagogie, de composition et
d’interprétation doivent offrir comme encadrement à leurs étudiants en
musique. La recherche-création, devenue une discipline à part entière à la
Faculté de musique de l’Université Laval, offre cet espace de dialogue et
d’échange en vue d’un trait d’union entre savoir et savoir-faire qui respecte
les exigences respectives de la recherche en musique et de la pratique musi-
cale16.
Une faculté de musique accueille des étudiants dont le niveau de créa-
tion et de pratique, acquis dès leur plus jeune âge au conservatoire ou dans
des écoles de musique, est très élevé. Ces étudiants doivent, s’ils veulent
poursuivre leurs études universitaires, avoir une vision claire du projet
auquel ils vont participer au cours de leur formation. Notre rôle, en tant que

15. Dans ce contexte, nous nous reconnaissons en très grande partie dans les observations
et propositions émises dans les collectifs dirigés par Hazel Smith et Roger T. Dean
(ed.), Practice-led Research..., op. cit., et par Michael Biggs et Henrik Karlsson, The
Routledge Companion to Research in the Arts, New York, Routledge, 2010.
16. Alis Oancea et John Furlong, « Expressions of Excellence and the Assessment of
Applied and Practice-Based Research », Research Papers in Education, vol. 22, no 2,
2007, p. 119-137.
8 Les enjeux de la recherche-création en musique

professeur-chercheur responsable de la supervision de leur projet de recher-


che-création en musique, est de les amener à entreprendre une recherche du
point vue de l’artiste – et non du point de vue du théoricien – dans le cadre
de travaux de type universitaire. Il ne s’agit pas de soumettre l’étudiant qui
se spécialise en interprétation ou en composition musicale aux règles abso-
lues de rigueur scientifique, au même titre que l’étudiant en musicologie ou
l’étudiant en recherche-création. Il s’agit plutôt de lui faire comprendre la
valeur de ses idées musicales à la lumière de celles qui le précèdent et de le
sensibiliser à la méthode scientifique pour les articuler et les verbaliser. Car,
« si nous voulons faire reconnaître la valeur de la création artistique comme
mode d’investigation fondamental et comme processus de recherche appli-
quée, à l’égalité de la recherche scientifique, il faudra peut-être songer à
étayer cette activité d’une certaine élaboration théorique concomitante17 ».
Dans nos cours, on propose ainsi des pistes de réflexion à partir des
théories des sciences humaines, parce qu’elles sont communes à tous, et,
ainsi que le rappelait très justement Jean-Pierre Pinson, des « fondements
[...] basés sur les principes de la musicologie18 ». Par ailleurs, cet essai scien-
tifique devrait profiter aux étudiants en musique qui ne peuvent, dans leurs
cours, bénéficier d’aucun ouvrage consacré à la recherche-création en musi-
que. Le développement de la discipline « recherche-création en musique »
s’avère donc aujourd’hui si indispensable, sur le plan pédagogique, que le
resserrement des liens entre recherche et création ne pourra qu’être utile à
toute la communauté scientifique. Comment définir la recherche artistique
et comment l’articuler à la recherche fondamentale en milieu universitaire ?
Quelle place occupe l’interprétation individuelle et la composition dans la
compréhension globale de la pratique musicale ? Comment intégrer d’autres
formes de pratiques musicales et sonores qui, souvent, ne peuvent trouver
leur place dans le système actuel ?
Dans le cadre de cet ouvrage, nous considérons la musique non comme
une œuvre fixe, mais plutôt comme un processus dynamique de réalisation en
constante mutation, dimension qui procure à chaque prestation, à chaque
composition, à chaque réalisation sonore, une singularité, une signature par-
ticulière. C’est en ce sens que la création musicale doit être considérée en

17. André Théberge, « Création artistique et recherche scientifique », dans Pierre Hamelin
(dir.), La Création en milieu universitaire : actes de colloque, Québec, CEFAN, 1991,
p. 5.
18. Jean-Pierre Pinson, « La recherche-création dans le milieu universitaire... », op. cit.,
p. 9.
Introduction 9

tant que « pratique discursive19 », « qui prend corps dans des techniques et
des effets20 », afin de cerner, grâce à des études de cas, par exemple, ou des
activités pratiques, comme nous le verrons dans cet essai, des processus de
création, des manières, des techniques de jeu, des styles, voire de nouveaux
genres et des méthodes d’approches de processus créateurs. Nous souhaitons
également élargir considérablement le champ de la création musicale,
notamment en intégrant toute pratique en lien avec la réalisation d’une pro-
duction musicale ou sonore. Par exemple, nous considérons les techniques
d’enregistrement comme une pratique artistique dont les fruits méritent
tout autant notre attention21. S’il s’agit de baliser les pratiques en recherche-
création musicale, nous cherchons également à définir un certain nombre de
concepts et de méthodologies qui serviront à son développement. Nous
sommes préoccupés par le développement de nos liens avec le milieu musi-
cal professionnel en créant des zones de rencontre pour observer et décrire
leur pratique et partager ce savoir avec les étudiants en musique. Les rela-
tions avec les musiciens professionnels sont précieuses : à nous de nous
donner les moyens d’attirer des artistes de haut niveau à collaborer avec nous
dans nos projets de recherche.
C’est dans le chapitre II que nous explorerons plusieurs « traits
d’union » constitutifs de la recherche-création en musique. Depuis quelques
décennies déjà, on parle au Québec de la recherche-création en utilisant
diverses orthographes qui ne sont jamais expliquées. À notre avis, les ortho-
graphes se multiplient parce que l’on ne s’est pas questionné adéquatement
et de manière systématique sur ce que recouvre l’idée de la recherche-­
création. Le chapitre II fait précisément l’objet de ce questionnement, en
tentant d’apporter des réponses précises sur ce qui relève ou non de la
recherche-création, et de justifier l’orthographe avec trait d’union. En y
recourant, nous souhaitons appuyer ce lien aussi nécessaire que vital entre
chercheurs, chercheurs-créateurs et créateurs pour soutenir un projet
commun. Car c’est leur rencontre, leur union qui générera la réalisation
d’une production artistique, qu’il s’agisse d’une recherche découlant d’une
création ou d’une création qui suscite simultanément la recherche. Ce sera

19. Michel Foucault, « Préface à l’édition anglaise », Dits et écrits, 1954-1988, Paris,
Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1994, p. 13.
20. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir [1969], Paris, Gallimard, 2008, p. 262-263.
21. Comme en témoignent, par exemple, l’Association for the Study of the Art of Record
Production (ASARP), qui regroupe des chercheurs du monde entier intéressés par les
enjeux esthétiques de la pratique phonographique (www.artofrecordproduction.com),
de même que le nombre croissant de publications portant sur ce sujet.
10 Les enjeux de la recherche-création en musique

alors l’occasion de proposer une définition de la recherche-création en musi-


que.
Par-là même, il s’agit de montrer que, nonobstant les informations
incomplètes diffusées par les organismes subventionnaires, la recherche-
création ne relève pas du seul fait des chercheurs-créateurs – ces créateurs
qui exercent au sein des universités. La recherche-création est une discipline
qui concerne autant les chercheurs que les créateurs, ces derniers pouvant ne
pas être des chercheurs, et réciproquement ; quant aux chercheurs-créateurs,
ils feraient a priori de la recherche sur leur création, ou de la création sur la
base de leur recherche, selon des degrés différents d’un chercheur-créateur à
un autre. Cet essai scientifique est aussi l’occasion de pointer certaines réali-
tés : au sein des facultés de musique, soit celles où nous avons enseigné ou
celles avec lesquelles nous entretenons des liens étroits de collaboration, ce
sont en grande majorité les chercheurs qui lancent et mènent des projets de
recherche-création. Les créateurs, en particulier les interprètes, n’ont pour la
plupart jamais élaboré de projet subventionné. Du côté des compositeurs, la
majorité se concentrent sur la création essentiellement, ce qui laisse, au bout
du compte, très peu de place à la dimension « recherche » de la recherche-
création.
Notre intention est la suivante : dans un premier temps, nous considé-
rons crucial le travail des créateurs, tant compositeurs qu’interprètes. Il faut
justement reconnaître leurs particularités, les assumer, sans tenter de les inté-
grer malhabilement au système universitaire en leur demandant d’agir en
tant que chercheurs alors qu’ils n’en ont le plus souvent ni la compétence ni
même, et surtout, le désir. Plutôt, il faut pouvoir leur offrir un cadre dans
lequel ils pourront à la fois pleinement s’exprimer en tant que créateurs et
contribuer, à leur manière, à la mission universitaire. À cette fin, nous sou-
haitons, dans un second temps, partir des faits pour recentrer le débat non
pas sur le chercheur-créateur (comme c’est le cas dans les schémas présentés
par le CRSH par exemple, et malgré ce que le CRSH affiche22), mais sur le

22. Voir les schémas p. 43-45 du rapport http://www.sshrc-crsh.gc.ca/about-au_sujet/


publications/RC_fine_artsFinalF.pdf : le chercheur-créateur est au centre du projet.
Cependant, dans son programme de subvention de recherche-création en arts et en
lettres, le CRSH mentionne que, en plus des chercheurs-créateurs, « les chercheurs en
sciences humaines affiliés à un établissement postsecondaire canadien et menant des
travaux de recherche-création sont également admissibles ». Cependant, plus loin
dans les « critères d’évaluation », le CRSH mentionne : « Dans son évaluation, le
comité tiendra compte du stade auquel le candidat et les membres de son équipe sont
rendus dans leur carrière. Les chercheurs en début de carrière seront évalués selon leur
potentiel en tant que chercheurs-créateurs et leurs réalisations en recherche-création
Introduction 11

projet de recherche-création. Nous espérons montrer qu’en matière de


recherche-création en musique tout dépend du projet, non des individus –
c’est, du reste, le projet qui détermine la réunion et l’engagement, en pour-
centage, de chacun des participants au projet en fonction de leur profil et de
leurs compétences. On l’aura compris, ce simple passage de l’individu au
projet se traduit par un important changement des mentalités qui devra
prendre effet au sein des organismes subventionnaires et des universités,
mais qui permettra en même temps un espace de reconnaissance et de colla-
boration pour les créateurs en milieu universitaire.
En résumé, nous aborderons tout d’abord, sur la base des constats que
nous aurons relevés, l’épineuse question de la place des arts, de la musique
en particulier, à l’université. Nous montrerons que, même si les facultés de
musique au Québec, relayant les conservatoires de musique qui accueillent
les plus jeunes, se sont donné la mission de former des musiciens profession-
nels, il n’en demeure pas moins que le rôle fondamental et premier de l’uni-
versité est d’offrir et de transmettre, à tous, une culture générale et surtout
de développer leur esprit critique. Ainsi, formation professionnelle va de
pair avec ouverture d’esprit, expression orale et écrite, connaissances généra-
les, même si l’étudiant en musique se destine exclusivement à une carrière
d’instrumentiste. La verbalisation du musicien, sa capacité à situer sa prati-
que et à expliciter ses goûts et ses choix musicaux constituent des compéten-
ces essentielles pour le métier, au même titre que les acquisitions techniques.
Le musicien doit ainsi « s’engager », « s’investir » pour et par son métier.
Cela nous ramène à cet éternel débat (pour ne pas dire « conflit ») entre
formation générale et formation spécialisée, entre formation fondamentale
et formation appliquée que nous espérons réconcilier en signifiant les rôles
structurants de chacune.
Je crois qu’il s’agit de notre rôle, si crucial et si fragile (parce que la sagesse, ce
n’est jamais gagné d’avance ; parce que notre désir se trouve toujours menacé
par une chosification de l’enseignement sous l’égide de l’uniformisation des
savoirs et par la potentielle pesanteur de nos charges de travail), écrivains et
professeurs, que de faire entendre les voix d’œuvres d’art qui ébranlent les
« configurations par défaut » et ces fictions simples, et parfois si dangereuses,

jusqu’à ce jour. Le comité tiendra également compte des circonstances qui ont
manifestement retardé l’évolution des réalisations en recherche-création du candidat. »
Ainsi, le CRSH reste concentré sur l’individu – le chercheur-créateur – et non sur le
projet en tant que tel dans ses évaluations. Ce qui pose problème, comme nous le
verrons, notamment sur le plan de la définition de la recherche-création et de la
reconnaissance des projets de recherche-création soumis par un chercheur en sciences
humaines.
12 Les enjeux de la recherche-création en musique

qui reposent sur notre fermeture sur notre centre-moi plutôt que sur son
décloisonnement23.
Or l’un de nos objectifs sera précisément de réfléchir concrètement à
la particularité de la recherche-création d’un point de vue épistémologique
(ce sera l’objet du chapitre II), puis du point de vue de la formation de l’étu-
diant en musique, qu’il soit musicologue ou praticien (l’objet du chapitre
III). À la Faculté de musique de l’Université Laval, nous offrons à présent un
programme d’étude de recherche-création en musique connexe au pro-
gramme de musicologie. Cette concentration tient compte de la nécessité à
la fois de perfectionner les compétences intellectuelles de tous les étudiants
en musique et de leur présenter un large éventail de possibilités d’applica-
tion de ces compétences afin d’optimiser leur insertion professionnelle.
Nous cherchons à répondre aux besoins de tous les étudiants en musique en
tenant compte des profils de chacun. Mais, qu’ils soient interprètes, musico-
logues, chercheurs-créateurs dont la recherche aboutira à une création ou
compositeurs réfléchissant dans le cadre d’un travail de type universitaire à
sa création, leur formation universitaire implique inévitablement l’appren-
tissage de la construction d’un discours sur la musique et une prise de
conscience de leur rôle de développeurs et de médiateurs culturels. Nous
avons donc réfléchi à de nouvelles structures et de nouveaux contenus et
intitulés des diplômes. Le chapitre III présentera ainsi nos approches péda-
gogiques et la structure des nouveaux programmes de musicologie axés sur
la recherche-création en musique que les auteurs de ce livre ont mis sur pied.
Le musicien doit pouvoir se positionner, situer sa pratique, sa concep-
tion de la musique pour lui-même avant tout, mais aussi pour son public :
pour lui-même, car la réflexion permet de devenir un être libre et critique
qui ne se laisse pas entraîner ou contaminer par le goût des autres, des
modes, du relativisme ou des extrémismes ; pour le public aussi, car com-
ment reprocher à l’auditeur de ne pas aimer, de ne pas « comprendre » une
œuvre ou une interprétation si le musicien n’est pas lui-même capable d’ex-
pliquer pourquoi elle est « belle » ou « valable », pourquoi elle touche ? Nous
demandons alors à l’étudiant, dans le cadre de sa formation en musique à
l’université, de rendre explicites (de comprendre, de nommer, de figurer, de
noter, de verbaliser) ses perceptions et ses représentations mentales, grâce à

23. Kateri Lemmens, « Création et méthode : quel sens et quelle “méthode” pour la
recherche-création en milieu universitaire ? », résumé de la Journée d’étude « Créer à
l’université : pourquoi, comment ? Enjeux et devenirs de la recherche-création à
l’Université Laval », 16 avril 2010 : http://www.crilcq.org/colloques/2010/recherche_
creation.asp (page consultée le 18 février 2013).
Introduction 13

la connaissance des données fondamentales de la musique : durée, rythmes


et tempo, hauteurs, intervalles et notion de leur « justesse », mais aussi
timbre, techniques de jeu, caractéristiques de la prestation, effets issus du
recours à la technologie, etc. Bref, tout ce que le musicien sait implicite-
ment, il va être invité à le rendre explicite, et rendre explicite c’est savoir
reconnaître, nommer, pour ensuite comparer, classer, critiquer, évaluer ;
c’est être en mesure de prendre une certaine distance par rapport à sa prati-
que et de la mettre en situation par rapport aux œuvres et aux courants
passés et contemporains et d’effectuer des choix techniques, historiques, sty-
listiques et esthétiques conscientisés.
Finalement, nous souhaitons que cet essai ait un rôle structurant. Il
propose, particulièrement dans le chapitre II, des définitions disciplinaires et
méthodologiques loin des conceptions normatives, en analysant les objets et
les savoirs que la recherche-création en musique sait développer. Comme
nous le verrons, il s’agit d’une conception ouverte de la recherche-création,
fondée, comme nous l’avons déjà annoncé, sur le projet plutôt que sur les
individus. Ce sera entre autres par l’examen d’un large éventail de projets
que nous en arriverons à proposer une définition opératoire de la recherche-
création et, en conclusion, à esquisser un cadre épistémologique de la disci-
pline. En fin de compte, cet ouvrage s’efforce de rendre accessible la
connaissance pratique et scientifique de la discipline pour en saisir les enjeux
et en révéler les logiques grâce à une compréhension des pratiques par l’ana-
lyse des discours et des approches, et la rencontre de méthodes, de concep-
tions et de modèles d’apprentissage de connaissances.
Chapitre I
Art, culture et création musicale
à l’université :
des enjeux de société

A
u début des années 1970, Michel de Certeau envisageait l’« hété-
rogénéité culturelle1 » comme un défi pour l’université dont l’ac-
cès restait ouvert à une population d’étudiants relativement
restreinte. Après la Seconde Guerre mondiale, les politiques de plusieurs
pays, dont le Québec et la France, ont soutenu l’idée d’une démocratisation
culturelle pour sortir l’art et la pratique artistique de leur torpeur après les
effets néfastes des différentes formes de dictatures idéologiques ; ces politi-
ques cherchaient également à rendre l’art à une population qui n’en bénéfi-
ciait que peu ou pas du tout.
Que ce soit aux États-Unis – l’un des premiers pays à avoir senti la
nécessité d’intégrer la création artistique en milieu universitaire2 –, au

1. Michel de Certeau, « Les universités devant la culture de masse », La Culture plurielle,


Paris, Seuil, 1/ 1974, 2/ 1993.
2. Maude Deschênes-Pradet, « La création littéraire à l’université : émergence et
légitimité », Wascana Review, The University of Regina’s Literary Journal, vol. 43, no 1,
2011, p. 172-184.
16 Les enjeux de la recherche-création en musique

Canada, dès la fin du XIXe siècle3, ou en France, plus particulièrement en


20094, les universités se sont saisies de la culture pour devenir des lieux
incontournables de production, de diffusion et de transmission de savoirs et
de savoir-faire. Leur objectif était de renouveler et d’attirer de nouvelles res-
sources étudiantes venues de tous les horizons (culturels, sociaux, géographi-
ques) afin de pouvoir se doter d’une identité universitaire forte. Politiquement,
les enjeux étaient, et sont encore, très importants puisque les universités sont
encouragées par les gouvernements à jouer un rôle d’ambassadrices de la
culture de leur pays tout en contribuant à son rayonnement à l’échelle natio-
nale et internationale. Le système universitaire contribue ainsi à la visibilité
du pays à l’étranger. La culture est aujourd’hui devenue décisive pour répon-
dre à des objectifs non seulement politiques, mais également pour la vie
universitaire elle-même, la reconnaissance et la pérennité des institutions
d’enseignement supérieur. En plus de son apport essentiel pour la formation
de l’humain, l’intégration de la culture à l’université est donc tout à fait
stratégique : elle est affaire de production-consommation selon les responsa-
bles politiques, et est motivée par une question de rentabilité et de rayonne-
ment du pays sur la scène internationale.
Mais, au-delà de ces intérêts économiques et politiques, quels sont les
avantages de cette présence de l’art et de la culture dans des institutions
d’enseignement supérieur, notamment lorsqu’on constate que les artistes
exerçant leur activité au sein de l’université rencontrent certaines difficultés
pour trouver, et faire, leur place, et qu’en retour les universitaires ne com-
prennent pas le rôle que les artistes doivent y remplir ? En effet, la fonction
des artistes à l’université n’est, aujourd’hui encore, pas si évidente quant à ce
que l’on attend d’eux en matière de recherche. Des zones d’ombre demeu-
rent, rendant la cohabitation entre professeurs-chercheurs et professeurs-
créateurs souvent difficile. À partir de constats, nous chercherons à lever les
ambiguïtés et les confusions entre deux disciplines qui n’ont pas d’autre
choix que de cohabiter, pour des raisons dépassant, comme nous le verrons,
de loin le seul cadre de la recherche en art ou de la pratique artistique. Par
ailleurs, cette promiscuité permet à la recherche-création en musique, disci-
pline universitaire à part entière, de se déployer, mais à la seule et unique

3. Au Québec, les universités Bishop’s et McGill (1904) ont les premières offert des
programmes de musique, suivies par l’Université Laval (1922), puis l’Université de
Montréal (1950). Dans les années 1990, on comptait huit universités enseignant la
musique au Québec (les universités Concordia, de Sherbrooke, du Québec à Montréal
et du Québec à Trois-Rivières).
4. Emmanuel Ethis, De la culture à l’université. 128 propositions, rapport remis au
ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Armand Colin, 2010.
Chapitre I — Art, culture et création musicale à l’université 17

condition de définir ce que sont la recherche scientifique et la création musi-


cale, et leur fonction respective à l’université.

Quatre constats
Quatre constats sont ainsi dressés : 1) la création musicale n’est pas de
la recherche scientifique, 2) un concert de musique n’est pas une publication
scientifique, 3) la recherche-création n’est pas une contemplation du moi
créateur, 4) la recherche-création, c’est le projet, pas l’individu. Comment
alors définir plus précisément le rôle des artistes en contexte universitaire ?
Une solution serait de montrer que le savoir scientifique permet d’éclairer la
création artistique et, en retour, que la création artistique permet d’éclairer
les disciplines scientifiques. Mais comment ? Plus largement, c’est somme
toute la question de la fonction de l’université qui doit être remise en ques-
tion, sinon élargie. Quel est alors le rôle de l’université aujourd’hui où les
échanges culturels semblent être plus que jamais devenus des enjeux consi-
dérables ? Or, à trop vouloir insérer la création dans des normes universitai-
res, le risque n’est-il pas grand de voir se standardiser la création ou
d’uniformiser un savoir(-faire) qui se constitue avant tout, et surtout, par la
pratique ? N’y a-t-il pas ainsi un danger (qui s’observe déjà d’ailleurs) de
favoriser le cloisonnement et la ghettoïsation ?
L’exemple du processus de Bologne en Europe5, qui a réglementé non
seulement l’enseignement et le fonctionnement de l’université mais égale-
ment l’enseignement musical supérieur, invite à un questionnement en ce
sens. Car, si l’université doit désormais se concevoir non plus comme une
institution de haut savoir mais comme une institution culturelle, ne devrions-
nous pas craindre que cette normalisation des formations en art, calquée sur
le modèle traditionnel universitaire qui tend vers une uniformisation des
diplômes, ne soit plus représentative de la diversité propre à la création artis-
tique qui, elle, suppose cheminement, imprévisibilité, liberté ? Ou, au
contraire, cette conception élargie de l’université qui semble s’imposer ne
donne-t-elle pas la possibilité d’un projet où se rencontrent des visions et des
réflexions différentes et complémentaires sur des principes de société et de
formation de l’humain ? La culture et l’art à l’université (termes dont il
faudra alors adopter des définitions) permettent-ils, aux côtés de la culture
universitaire, cette « construction collective dans l’action des individus qui

5. Emmanuel Davidenkoff et Sylvain Kahn, Les universités sont-elles solubles dans la


mondialisation ?, Paris, Hachette-Littératures, 2006.

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