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DANIELLE THIBAULT

LA MYSTIQUE CHRÉTIENNE :
du désir d’unité au désir de l’Autre, une conversion
épistémologique

Thèse présentée
à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval
dans le cadre du programme de doctorat en théologie
pour l’obtention du grade de Philosophiæ Doctor (Ph.D.)

FACULTÉ DE THÉOLOGIE ET DE SCIENCES RELIGIEUSES


UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC

NOVEMBRE 2004

© Danielle Thibault, 2004


RÉSUMÉ COURT

En la considérant en tant que dynamique de désir, la thèse déplace la


problématique de la mystique du registre de l’expérience où elle ne donne lieu qu’à des
apories, pour donner sa pleine valeur au symbolique. Dans l’intérêt du lecteur pour la
mystique, c’est la fascination du désir d’unité (être un et faire un) qui se manifeste, au
point que, dans l’épistémè moderne, la mystique est le plus souvent confondue avec la
dynamique du désir d’unité. Toutefois, les mystiques chrétiens, en cohérence avec la
structure trinitaire de l’anthropologie chrétienne, ne valorisent pas le désir d’unité. Leur
désir, de structure trinitaire parce que tourné vers l’Autre, leur interdit de s’y arrêter.
L’enjeu de la lecture de la littérature mystique est donc de l’ordre d’une conversion du
désir analogue à celle que réalisent les mystiques eux-mêmes : du désir d’unité au désir de
l’Autre. Cependant, dans la mystique chrétienne, s’il est dépassé, le désir d’unité n’est pas
interdit ; il est source de jouissance permise et inspirée par le Dieu du christianisme.
RÉSUMÉ LONG

La thèse questionne les conditions de possibilité de l’étude de «la mystique»


ainsi que les enjeux de la lecture de la littérature mystique. Le postulat de base de la
thèse est que sans l’instance symbolique, pas d’expérience «humaine» et a fortiori pas
d’expérience «mystique». À partir d’une théorisation des logiques du désir et d’une
lecture sémiotique, la thèse déplace la problématique de la mystique du registre de
l’«expérience», où elle ne donne lieu qu’à des apories, pour donner sa pleine valeur au
symbolique. La revue de la littérature épistémique (littérature de référence) sur la
mystique montre que, dans l’intérêt du lecteur pour la mystique, c’est la fascination du
désir d’unité (être un et faire un) qui se manifeste d’abord et en général, et à tel point que
la mystique est le plus souvent confondue avec la dynamique du désir d’unité.
Cependant, les mystiques chrétiens, en cohérence en cela avec la structure trinitaire de la
pensée chrétienne, ne valorisent pas le désir d’unité. Leur désir, de structure trinitaire
parce que tourné vers l’Autre, interdit de se perdre dans le désir d’unité, du moins sans
en revenir. C’est ce qui ressort de l’analyse de l’énonciation du discours mystique de
Marie Guyart de l’Incarnation. S’il n’est pas possible d’étudier la mystique en dehors de
l’écriture, paradoxalement, la production de la littérature mystique dépend de sa
réception ou de la lecture. L’activité d’écriture du mystique aussi bien que le caractère
«mystique» attribué à un certain genre d’oeuvres littéraires, semblent bien être la
résultante du désir de l’énonciataire, du sujet-lecteur, plus que du désir de l’énonciateur,
du sujet-mystique lui-même. Par le dépassement du désir d’unité, source de la jouissance
extatique, au désir de l’Autre, à l’ordre du symbolique, les mystiques chrétiens réalisent
une sorte de «conversion» épistémologique, mais ils sont lus le plus souvent dans la
perspective du désir d’unité de l’énonciataire. Par son inscription dans le paradigme du
langage, la thèse invite à la démystification du désir du sujet-lecteur et à une conversion
analogue à celle que les énonciateurs mystiques réalisent eux-mêmes. Cependant, s’il est
démystifié et dépassé, le désir d’unité n’est pas interdit ni même dévalorisé : il demeure
source de jouissance nécessaire, permise et inspirée par le Dieu des mystiques chrétiens.
AVANT-PROPOS

Mener une thèse de doctorat à terme est une entreprise qui nécessite de
nombreux adjuvants. La solitude du doctorant est en fait un mythe plus qu’une réalité.
Et c’est d’ailleurs la prise de conscience de ce fait qui peut soutenir le doctorant
lorsqu’il est aux prises avec les inévitables sentiments de solitude et d’inutilité. Si
l’écriture elle-même nécessite une concentration plus confortable dans l’isolement, tout
ce qui entoure l’écriture, la motivation, les fins, le dialogue constant avec les autres,
voix textuelles et vives voix, se trouve être une situation éminemment intersubjective.
La lecture est une activité intersubjective et l’écriture tout autant.

Vu sous cet angle, le doctorat est un travail d’équipe. C’est maintenant mon
équipe que je voudrais remercier du fond du cœur pour m’avoir rendu possible la
réalisation de ce travail vital pour la personne qui en porte le projet. Je remercie donc
d’abord chaleureusement ma directrice de thèse, la professeure Anne Fortin, qui m’a
encouragé et soutenu de toutes les manières possibles. Anne Fortin m’a appris à lire.
Anne Fortin m’a fait changer. Elle a suscité, par son talent et son exigence
intellectuelle, la «conversion» intellectuelle qui est finalement le sujet de cette thèse.
En même temps, je remercie le professeur Raymond Lemieux dont les enseignements,
pour moi complémentaires à ceux de Anne Fortin, ont été formateurs de ma vision du
monde. Si le doctorat ne peut se concrétiser sans direction, ou sans «sens», il ne peut
pas non plus se réaliser sans support matériel. Je désire remercier ici les organismes et
les personnes qui ont subventionné mon travail : le fonds FCAR, la Fondation de
l’Université Laval, la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université
Laval ; Jean Chrétien et France Thibault qui ont cru dans mon travail assez pour le
supporter financièrement. Enfin, merci à Charles Martin qui a sauvé in extremis mon
travail de la catastrophe technique.

Enfin, je désire souligner l’immense reconnaissance que je ressens pour ces


voix humaines qui, comme celle de Marie Guyart de l’Incarnation, par leur inscription
dans des textes, traversent le temps pour témoigner de leur humanité et nous inspirer.
TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉS..........................................................................................................................2

AVANT-PROPOS..............................................................................................................4

TABLE DES MATIÈRES..................................................................................................5

INTRODUCTION GÉNÉRALE ..................................................................................... 12


La question de «la mystique» ...................................................................................... 12
Le sujet en question ..................................................................................................... 18
Une anthropologie négative pour une théologie négative ....................................... 21
Le sujet n’est pas... une substance ....................................................................... 21
Le sujet n'est pas… tout ....................................................................................... 24
Le sujet n'est pas… le moi ................................................................................... 28
Le sujet mystique ......................................................................................................... 32
Le désir (est) mystique............................................................................................. 32
Le désir de l’Autre ................................................................................................... 34
Le désir d’unité ........................................................................................................ 35
Marie de l’Incarnation ............................................................................................. 37
La lecture sémiotique................................................................................................... 38
Cadre théorique : la sémiotique de l’énonciation .................................................... 39
L’analyse sémiotique ............................................................................................... 41
La structure d’énonciation ................................................................................... 42
La modalisation.................................................................................................... 42
Le rapport du sujet à l’objet................................................................................. 44
La lecture de la mystique ou le sujet énonciataire ....................................................... 47
Position de l’énonciataire......................................................................................... 47
Position et logique générale de la thèse ................................................................... 49
CHAPITRE 1 ÉTAT DE LA QUESTION: LE DISCOURS SUR LA MYSTIQUE,
DISCOURS DES ÉNONCIATAIRES ............................................................................ 52
1.01 Hypothèses........................................................................................................... 53
6

1.02 Le corpus.............................................................................................................. 55
1.03 La méthode .......................................................................................................... 57
1.04 Le découpage des textes ...................................................................................... 62
1.05 Les textes ............................................................................................................. 64
Les ouvrages de référence........................................................................................ 64
La théologie ......................................................................................................... 64
La philosophie...................................................................................................... 65
Les sciences des religions .................................................................................... 65
Référence générale............................................................................................... 66
Les études spécialisées............................................................................................. 66
1.1 Les ouvrages de référence...................................................................................... 71
1.11 Huot De Longchamp, Max. «Mystique». Dictionnaire critique de théologie.
Paris : Presses universitaires de France, 1998. P. 774-779.......................................... 71
1.111 Structure de l’énonciation.............................................................................. 71
1.112 Rapport à l’objet ............................................................................................ 73
1.1121 Littérature contre théologie ..................................................................... 73
1.1122 Fait contre langage................................................................................... 75
1.1123 Des définitions contradictoires ................................................................ 76
1.113 Modalisation du sujet de l’énonciation et traitement de l’espace-temps : le
désir d’unité, un retour à l’origine ........................................................................... 81
1.114 Conclusion : la construction d’une aporie ..................................................... 86
1.12 Moioli, G. «Mystique chrétienne». De Fiores, Stefano et Tullo Goffi (dir.)
Dictionnaire de la vie spirituelle. Paris : Cerf, 1983. P. 742-752 ............................... 87
1.121 Structure d’énonciation du DVS .................................................................... 87
1.122 Le DVS sur la mystique (chrétienne) ............................................................. 96
1.221 Le programme............................................................................................ 98
1.222 La mise en scène de l’énonciation ............................................................. 99
1.223 La modalisation du sujet de l’énonciation ............................................... 101
1.224 Une phénoménologie sans phénomènes .................................................. 103
1.225 Mystique et christianisme ........................................................................ 105
1.123 Conclusion : un faux problème.................................................................... 115
1.13 «Mystique». Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique / sous la direction
de Marcel Viller. Paris : Beauchesne, 1932-1995. Vol. 10 (1980). Col. 1889-1984. 118
7

1.131 Structure de l’énonciation............................................................................ 118


1.132 L’attitude épistémique : un programme scientifique et ses apories............. 119
1.133 Conclusion : une méprise............................................................................. 124
1.14 Lalande, André. «Mysticisme», «Mystique». Vocabulaire technique et critique
de la philosophie. Paris : Presses universitaires de France, 1985. P. 662-664 .......... 125
1.141 Structure de l’énonciation............................................................................ 126
1.142 Les figures de la mystique ........................................................................... 130
1.143 Conclusion : l’étrangeté de la mystique....................................................... 134
1.15 Davy, Marie-Madeleine, dir. «Préface». Encyclopédie des mystiques. Paris :
Payot & Rivages, 1996. 3 vol. Vol. 1, p. VI-XXIX (Petite bibliothèque Payot)....... 135
1.151 Structure de l’énonciation : quel énonciateur pour quel énonciataire?........ 136
1.1511 Position de l’énonciateur ....................................................................... 136
1.1512 Rapport à l’objet .................................................................................... 138
1.1513 Quel énonciataire pour quel énonciateur? ............................................. 138
1.152 Modalisation de l’énonciation ..................................................................... 139
1.153 Les figures.................................................................................................... 142
1.154 Le désir d’unité ............................................................................................ 144
1.1541 Devoir désirer l’unité ............................................................................. 145
1.1542 Une énonciation dualiste........................................................................ 146
1.155 Conclusion : une attitude épistémique unitaire............................................ 146
1.16 Meslin, Michel. «L’expérience mystique : approches et définitions».
Encyclopédie des religions. Paris : Bayard Éditions, 1997. Vol. 2, p. 2307-2313 .... 148
1.161 Structure de l’énonciation............................................................................ 149
1.162 Modalisation du sujet et rapport à l’objet .................................................... 152
1.1621 Un objet épistémique insaisissable ........................................................ 153
1.1622 L’objet : un acteur changeant................................................................. 154
1.163 Pouvoir être mystique .................................................................................. 158
1.164 Conclusion : une attitude épistémique ambiguë .......................................... 160
1.17 Certeau, Michel de. «Mystique». Encyclopædia Universalis. Vol. 11 (1971). P.
1031-1036 .................................................................................................................. 162
1.171 Structure d’énonciation................................................................................ 164
1.1711 Attitudes de l’énonciateur et de l’énonciataire ...................................... 166
1.1712 Attitude de l’énonciateur en tant qu’énonciataire.................................. 167
8

1.172 Modalisation de l’énonciation ..................................................................... 170


1.173 Rapport à l’objet .......................................................................................... 171
1.1731 Attitude de l’énonciateur envers l’objet................................................. 171
1.1732 La modalisation temporelle (toujours / jamais /désormais)................... 175
1.1733 La modalisation spatiale (tout) .............................................................. 179
1.174 Les figures de l’élément mystique................................................................ 182
1.175 Conclusion : ne pas réduire l’irréductible.................................................... 184
1.2 Les études spécialisées......................................................................................... 186
1.21 Bergamo, Mino. L’anatomie de l’âme : de François de Sales à Fénelon.
Grenoble : Jérôme Millon, 1994.199 p. (édition italienne 1991) .............................. 186
1.211 La structure d’énonciation ........................................................................... 190
1.212 Le programme.............................................................................................. 193
1.213 La modalisation............................................................................................ 199
1.214 Les figures épistémiques et le rapport à l’objet ........................................... 200
1.215 Conclusion : l’effet thymique du symbolique.............................................. 203
1.22 Turner, Denys. The Darkness of God : Negativity in Christian Mysticism.
Cambridge : Cambridge University Press, 1998. 278 p. (1ère éd. 1995) .................. 205
1.221 La structure d’énonciation ........................................................................... 205
1.221 L’attitude épistémique ................................................................................. 207
1.223 Le programme.............................................................................................. 210
1.2231 L’apophatisme est l’élément mystique................................................... 212
1.2232 L’apophatisme n’est pas une expérience du moi ................................... 219
1.224 Le rapport à l’objet ...................................................................................... 226
1.225 Conclusion : une critique de l’expérience spirituelle................................... 229
1.23 Certeau, Michel de. La fable mystique : XVIe-XVIIe siècle. Paris : Gallimard,
1982. 414 p. (Tel) ...................................................................................................... 231
1.231 L’attitude épistémique et la structure d’énonciation.................................... 231
1.232 Le programme et le rapport à l’objet ........................................................... 235
1.234 L’énonciation mystique ............................................................................... 237
1.2341 Je veux.................................................................................................... 239
1.2342 Je veux... ................................................................................................ 242
1.2343 ... mais ne peux pas ................................................................................ 244
1.235 Conclusion : une problématique de l’énonciation ....................................... 244
9

1.3 Conclusion sur le discours des énonciataires....................................................... 245


CHAPITRE 2 LE DISCOURS MYSTIQUE, DISCOURS DE L’ÉNONCIATEUR .. 250
2.1 L’énonciataire dans le discours de l’énonciateur mystique : la lettre CLIII de
Marie de l’Incarnation à son fils ................................................................................ 250
2.10 Extrait de la lettre CLIII................................................................................. 251
2.11 Structure de l’énonciation.............................................................................. 254
2.12 Modalisation de l’énonciataire....................................................................... 256
L’énonciataire mystique : qui fait écrire Marie de l’Incarnation ? .................... 256
2.121 Le rôle de l’énonciataire dans la littérature mystique.............................. 258
2.122 Le désir de l’énonciataire mystique ......................................................... 262
2.2 Le discours de l’énonciateur mystique ................................................................ 265
2.20 Introduction.................................................................................................... 265
2.21 Le sujet mystique énonciateur : la lettre CLIII de Marie de l’Incarnation à son
fils .......................................................................................................................... 266
2.211 Modalisation de l’énonciateur ................................................................. 268
2.212 L’énonciateur mystique ........................................................................... 271
2.213 Séduction et déception ............................................................................. 273
2.214 Une énonciation trinitaire ........................................................................ 276
2.22 Le sujet mystique énonciataire : analyse sémiotique de récits de visions de
Marie de l’Incarnation ........................................................................................... 278
2.221 Structure d’énonciation d’ensemble – architecture du texte.................... 278
2.2211 Les récits de vision ............................................................................ 278
2.2212 L’autobiographie................................................................................ 281
2.2213 La modalisation du sujet mystique .................................................... 286
2.23 La vision de sept ans...................................................................................... 287
2.231 Exemplarité sémio-narrative.................................................................... 288
2.232 Structure de l’énonciation........................................................................ 291
2.233 Parcours de la modalisation ..................................................................... 293
/Pouvoir vouloir/ ............................................................................................ 293
/Vouloir/......................................................................................................... 294
/Ne pas pouvoir ne pas vouloir/ ..................................................................... 296
2.234 Le désir en sémiotique ............................................................................. 299
Le sujet «sémiotique» du désir ...................................................................... 299
10

Le sujet «éthique» du désir ............................................................................ 301


2.235 Conclusion : une attitude épistémologique non ambiguë ........................ 303
2.24 La vision du sang ........................................................................................... 306
2.241 La modalisation........................................................................................ 310
2.242 Voir, figure du /savoir/............................................................................. 313
2.243 Dire, du symbolique au pragmatique....................................................... 319
2.244 L’ignorance, figure d’identité mystique .................................................. 322
2.25 Conclusion sur le discours de l’énonciateur mystique................................... 324
CHAPITRE 3 INTERPRÉTATION DES RÉSULTATS............................................. 326
3.1 Le problème mystique : une confusion épistémique ........................................... 326
3.11 Le problème de la définition de la mystique.................................................. 327
3.12 Le désir (est) mystique : désir d’unité et désir de l’Autre ............................ 332
3.2 Métaphysiques et conceptions de la mystique..................................................... 335
3.21 Métaphysique de la représentation ............................................................... 336
3.22 Deux méthodes, deux métaphysiques........................................................... 338
3.23 La politique de l’énonciation mystique ......................................................... 345
3.24 Métaphysique et axiologisation de la mystique............................................. 349
3.3 La mystique chrétienne, une conversion épistémologique : du désir d’unité au
désir de l’Autre .......................................................................................................... 355
3.31 Les attitudes épistémiques et leur logique .................................................... 355
3.311 Attitude unitaire ....................................................................................... 355
3.312 Attitude binaire ........................................................................................ 356
3.313 Attitude trinitaire...................................................................................... 358
3.32 Du désir unitaire au désir trinitaire ............................................................... 359
3.321 Une conversion ........................................................................................ 359
3.322 Anthropologie et théologie du désir......................................................... 363
CONCLUSION GÉNÉRALE........................................................................................ 370
Épistémologie et spiritualité ...................................................................................... 371
Sémiotique de l’énonciation et démystification......................................................... 375
Du désir d’unité ................................................................................................. 376
De l’ineffable ..................................................................................................... 379
De l’expérience .................................................................................................. 380
Prospective littéraire .................................................................................................. 381
11

Prospective anthropologique...................................................................................... 383


Prospective théologique............................................................................................. 386
BIBLIOGRAPHIE......................................................................................................... 390

TABLE DES SCHÉMAS

Figure 1 Position de la thèse dans la structure d’énonciation du champ épistémique..51


Figure 2 Structure d’énonciation des textes épistémiques.............................................60
Figure 3 Opposition de la théologie et de la littérature.................................................73
Figure 4 Les acteurs dans la structure d’énonciation du DVS.......................................93
Figure 5 La structure d’énonciation du DVS...................................................................94
Figure 6 Isotopie expérience-réalité dans le DCT ........................................................107
Figure 7 Structure d’énonciation du Lalande................................................................129
Figure 8 Parcours de l’objet «mystique» dans l’Encyclopédie des religions...............155
Figure 9 Le terme des parcours dans l’Encyclopédie des religions..............................155
Figure 10 Homologie des structures narratives et énonciatives dans l’autobiographie....
............................................................................................................................292
Figure 11 Structure de méconnaissance........................................................................322
Figure 12 «La distance donnée» ..................................................................................342
Figure 13 «La distance construite» ..............................................................................343
Figure 14 Structure d’énonciation des textes mystiques ..............................................347
INTRODUCTION GÉNÉRALE

La question de «la mystique»

Dans l’épistémè1 contemporaine, l’intérêt pour «la mystique» ne va pas de soi.


En effet, d’un côté, la littérature mystique semble appréciée dans toutes sortes de
domaines dont elle n’est pas l’objet spécifique, de la littérature populaire à la
philosophie. Mais d’un autre côté, dans les disciplines où la littérature mystique est un
objet spécifique, —la théologie et les sciences des religions— il semble que ce soit un
lieu commun de considérer la question de la mystique comme étant chargée d’ambiguïté,
comme faisant «problème».

La littérature mystique a trouvé des lecteurs avertis, intéressés, voire même


concernés, chez les psychanalystes et les littéraires. L’intérêt de la psychanalyse pour la
mystique est vaste, soutenu et reconnu2. La même remarque s’applique aux études
littéraires qui ont trouvé dans la littérature mystique, dans une littérature explicitement
religieuse et spirituelle, un champ très proche du leur et fertile pour la recherche
littéraire. Les rapports entre spiritualité et littérature présentent une réciprocité :
l’écrivain mystique est un poète; l’écriture mystique a une teneur et une qualité littéraire
certaine3 ; le littéraire reconnaît souvent une valeur spirituelle à l’écriture4 et il arrive

1
L’épistémè désigne «l’ensemble des connaissances réglées (conceptions du monde, sciences,
philosophie...) propres à un groupe social, à une époque» (Petit Robert d’après Foucault) et
sémiotiquement, «un état sémioculturel donné» (Greimas et Courtés, article «Lecture», p. 207).
2
Nous renvoyons le lecteur qui ne serait pas au courant de ce fait épistémique à notre mémoire de
maîtrise, p. 11-12, 25 et chapitre 2.3 Mystique et psychanalyse, p. 40-48. Nous reprendrons pour le
bénéfice immédiat de notre lecteur, deux déclarations de chercheurs impliqués dans cette problématique :
«il existe de nombreux liens découverts récemment entre l’anthropologie sous-jacente aux textes des
grands mystiques des XVIe et XVIIe siècles et celle qu’ont développée en notre temps les théoriciens de
la psychanalyse : Freud, Lacan, Didier Anzieu, Guy Rosolato, Michel de Certeau» (Geneviève James,
Colloque des Treilles, Femmes et mysticisme, 22-28 juillet 1997, p. 107) ; «la tradition mystique [...] est
devenue un des terrains favoris de la recherche théorique en psychanalyse» (Jacques Maître, «Entre
femmes : notes sur une filière du mysticisme catholique», 1983, p. 131).
3
Ce fut l’entreprise d’Henri Brémond (Histoire littéraire du sentiment religieux en France, 1916-1936)
que de démontrer que les grands spirituels ont été aussi de grands écrivains.
4
Anger, Béatrice. Littérature et expérience spirituelle. Angers : Université catholique de l’Ouest, 1995
(Cahiers du Centre interdisciplinaire de recherches en histoire, lettres et langues ; no 17)
13

que le théologien fasse de même5. «Une longue tradition rapproche l’expérience


poétique de l’expérience du sacré, voire de l’extase mystique d’une rencontre unitive
entre le poète et le monde»6 déclare Paule Plouvier dans l’avant-propos à Poésie et
mystique (1995, p. 7) qu’elle dirige, près de cinquante ans après L’amour des lettres et le
désir de Dieu (1957) de dom Jean Leclercq et près d’un siècle après l’étude
inauguratrice de Brémond sur la littérature mystique, L’histoire littéraire du sentiment
religieux en France (1916-1936). Par contre, si les théoriciens du texte et notamment les
sémioticiens se sont beaucoup intéressés au discours religieux, leur travail a porté
principalement sur les Écritures saintes et moins sur ce genre de discours religieux
qu’est le discours mystique, ce qui laisse à la présente thèse un espace pour contribuer à
l’analyse sémiotique du discours mystique. Depuis l’ouvrage magistral de Michel de
Certeau sur la mystique, quelques sémioticiens ont cependant adopté le discours
mystique comme champ de recherche7.

D’un autre côté, et particulièrement dans le domaine qui devrait être plus
spécifiquement le sien, la théologie et les sciences des religions, il semble que ce soit un
lieu commun de reconnaître la difficulté de donner une définition unique, générale, voire
«authentique»8, de «la mystique». Selon Michel Meslin (Encyclopédie des religions, p.
2307), «Le mot mystique, [est] bien souvent employé à tort …». Selon M.-M. Davy
(Encyclopédie des mystiques, p. VI) «Le mot mystique, souvent utilisé d’une façon
arbitraire, peut sembler chargé d’ambiguïté et prêter à confusion». Le Dictionnaire de la
vie spirituelle (Moioli et Fiore, Rome, 1983, p. 742) fait le constat (exemplaire) suivant :
«Dans les récentes publications sur le problème mystique, c’est pratiquement devenu un
lieu commun de souligner l’absence de contours précis du terme mystique et d’autres

5
À l’inverse mais non au contraire de Brémond, ce fut l’entreprise de Jean-Pierre Jossua, dans Pour une
histoire religieuse de l’expérience littéraire (1985), que de démontrer la valeur spirituelle et même
théologique de certaines œuvres littéraires.
6
Dans une citation, l’italique indique que c’est nous qui soulignons ; s’il arrivait qu’il y ait déjà présence
d’italiques dans une citation, nous le mentionnerons.
7
Michel de Certeau, dans La Fable mystique, a produit une analyse de l’énonciation du discours mystique
qui a fait étape. Mino Bergamo (Université de Udine, Italie et École des Hautes Études en sciences
sociales, Paris) a produit deux ouvrages importants de sémiotique textuelle sur le discours mystique au
XVIIe siècle. Dans L’écriture de soi, Louis Marin s’est intéressé à Ignace de Loyola. Anne Fortin s’est
penchée ces dernières années sur le discours mystique de Marie de l’Incarnation (voir la bibliographie).
8
Nous le verrons plus loin, on assiste effectivement à une axiologisation de la mystique (3.24
Métaphysique et axiologisation).
14

semblables …». «L’usage de ce terme aujourd’hui peut faire question, tant l’équivocité
de sa valeur et de sa fonction est grande» (Encyclopédie philosophique universelle II, p.
1712). Michel de Certeau ouvre l’article «Mystique» de l’Encyclopœdia Universalis sur
le débat qui opposa les conceptions de Romain Rolland et de Freud sur la mystique (p.
1031-3). Denys Turner, dans une étude approfondie de métaphores mystiques, après
avoir constaté cette situation, — «we may note the vast body of contemporary literature
which is preoccupied with the question of definition : ‘what is mysticism’» (p. 260),—
remarque sans ménagement «I do not know of any discussions which shed less light on
the subject of ‘mysticism’ than those many which attempt definitional answers to the
question ‘what is mysticism’?» (The Darkness of God, p. 2). Nous sommes donc devant
un objet très sollicité dont le statut est ambigu. Si la mystique fait ainsi problème, il
conviendra d’élaborer la question en problématique : de tenter de cerner, dans le
discours sur la mystique, ce qui fait problème pour les énonciataires9 (c’est la question
de l’épistémologie10 de la lecture) et de voir si le problème se retrouve chez les
énonciateurs ou provient bien effectivement de leur discours. Nous abordons donc la
problématique socio-littéraire de la réception par la théorie de l’énonciation.

Ce qu’on entend par «mystique» a varié selon les époques et les systèmes d’idées
dans lesquels elle s’est inscrite. C’est ce qu’énonce Michel de Certeau dans l’article
qu’il signe pour l’Encyclopœdia Universalis : «on ne saurait entériner la fiction d’un
discours universel sur la mystique»11. On doit d’ailleurs à Michel de Certeau d’avoir
bien mis en évidence le changement de sens qui s’opère dans le mot «mystique» au
moment de sa substantivation12. D’autres études récentes ont montré une coupure

9
«l’énonciataire correspondra au destinataire implicite de l’énonciation, à la différence du narrataire (Le
lecteur comprend que…) qui est reconnaissable comme tel à l’intérieur de l’énoncé. [… ] l’énonciataire
n’est pas seulement le destinataire de la communication, mais aussi le sujet producteur du discours, la
lecture étant un acte de langage au même titre que la production du discours proprement dite. (Greimas et
Courtés, p. 125)
10
Dans cette thèse, le terme épistémologie est entendu comme éthique de la connaissance en général ou
comme l’attitude épistémique éthique du sujet (de l’énonciation) — et non dans sons sens plus strict
d’épistémologie scientifique qui vise à juger de la valeur de la connaissance d’une science ou d’une
discipline particulière.
11
De Certeau, «Mystique», EU, p. 1032.
12
Cette idée est élaborée surtout dans «“Mystique” au XVIIe siècle : la problème du langage mystique» et
résumée notamment dans l’article «Mystique» de l’EU : «au XVIIe siècle seulement on se met à parler de
“la mystique”, le recours à ce substantif correspondant à l’établissement d’un domaine spécifique.
15

importante, à la modernité, dans la conception de la mystique en Occident13. Denys


Turner14 observe une discontinuité entre les écrits mystiques de la tradition chrétienne
antique et médiévale et les écrits mystiques de la modernité (XVIe – XVIIe siècles). La
tradition antique et la tradition médiévale qui se réfère à la première sont essentiellement
apophatiques, c’est-à-dire dans une stratégie discursive qui produit l’effet Dieu comme
transcendant, inatteignable par les facultés humaines. Dans la tradition apophatique, il
n’est pas possible pour l’homme de faire l’expérience de Dieu, comme la mystique
moderne prétend (ou semble prétendre) le faire. Cette mutation, ce clivage entre deux
conceptions, avait été remarquée par Michel de Certeau :

depuis que la culture européenne ne se définit plus comme chrétienne,


c’est-à-dire depuis le XVIe ou le XVIIe siècle, on ne désigne plus comme
mystique le mode d’une sagesse élevée à la pleine reconnaissance du
mystère déjà vécu et annoncé en des croyances communes, mais une
connaissance expérimentale qui s’est lentement détachée de la théologie
traditionnelle ou des institutions ecclésiales, et qui se caractérise par la
conscience … d’une passivité comblante où le moi se perd en Dieu 15.

Avec la modernité, se développe une nouvelle conception anthropologique qui place le


lieu de Dieu dans les facultés humaines, en l’occurrence dites «supérieures». Dans un
ouvrage essentiel, Mino Bergamo s’est donné pour tâche de saisir le passage d’une
tradition mystique chrétienne ontologique à une mystique moderne psychologique.

Nous nous étions demandés quelle grande rupture, dans l’histoire de la


pensée mystique, quel grandiose tournant avait pu rendre non seulement
inacceptables, mais incompréhensibles, pour les mystiques du XVIIe
siècle, les doctrines des mystiques de l’essence. Très simplement, [c’est]
la réécriture psychologique [...]16.

Auparavant “mystique” n’était qu’un adjectif qui qualifiait autre chose et pouvait affecter toutes les
connaissances ou tous les objets, dans un monde religieux».
13
En plus de La fable mystique de De Certeau, deux études des années 1990, provenant de milieux
académiques différents, convergent dans leurs résultats, celles de Mino Bergamo (Université de Udine,
Italie et École des Hautes Études en sciences sociales, Paris) et de Denys Turner (Université de
Birmingham, Grande-Bretagne). Ce point sera élaboré dans l’état de question.
14
Denys Turner, The Darkness of God : Negativity in Christian Mysticism, Cambridge University Press,
1998.
15
Michel de Certeau, «Mystique», EU, p. 1032.
16
Mino Bergamo, L’anatomie de l’âme, p. 180.
16

Alors que pour les anciens l’apophatisme est l’élément mystique lui-même en
tant que non-expérience (Turner), l’épistémè moderne17 semble avoir interprété la
mystique en termes d’expériences spéciales, réputées extraordinaires (sortant de
l’ordinaire), expériences aussi bien de la présence que de la transcendance de Dieu.
Cette idée d’avoir quelque conscience des «visites» de Dieu était autant étrangère à
Bernard de Clairvaux18 qu’à toute la mystique rhéno-flamande. Alors que l’apophatisme
semble bien être l’élément mystique dans la pensée théologique de la patristique au
Moyen Age, la notion psychologique d’expérience a pris le relais dans la définition
moderne de la mystique. Ce qui mène à deux conceptions ou modèles de la mystique
tout à fait différents, voire même à l’opposé l’un de l’autre : l’apophatisme niant la
possibilité de l’expérience mystique, c’est-à-dire de l’expérience du transcendant par le
sujet (du transcendant on ne peut faire aucune expérience, seulement la non-
expérience) ; le psychologisme admettant l’expérience du transcendant par le sujet. Pour
comprendre ce glissement dans les définitions de la notion de mystique, il faut donc
poser des questions préalables : Qu’est-ce qu’on entend par expérience? Et qu’est-ce que
le sujet réputé faire l’expérience?

La position épistémique moderne naissante a fait de l’expérience un mode


d’appréhension indépendant des présuppositions symboliques, immédiat et précédent, en
même temps que le lieu de vérification de la théorie. L’écart entre les épistémès des
anciens et des modernes se situe dans leur conception du langage (et de la rationalité
correspondante). Alors que l’apophatisme était une stratégie discursive, une stratégie de
langage qui avait des effets d’expérience (l’apophatisme est extatique), l’expérience
mystique moderne se présente comme une expérience immédiate et indépendante du
discours, que le langage ne sert qu’à rapporter, qu’à traduire tant bien que mal. Les deux
conceptions sont l’inverse l’une de l’autre. Les XVIe et XVIIe siècles ont été la
charnière entre ces deux conceptions.

17
Nous disons à dessein «l’épistémè moderne» et non «les mystiques modernes», parce que, comme on le
verra, l’interprétation moderne de la mystique est plus le fait des énonciataires que des énonciateurs qui,
eux, semblent conserver l’élément mystique qu’est l’apophatisme.
18
«Je confesse que j’ai eu, moi aussi, la visite du Verbe — je parle en insensé — et cela plusieurs fois. Et
bien qu’il soit entré souvent en moi, plusieurs fois je n’ai pas senti qu’il entrait. J’ai senti qu’il était venu,
je me rappelle qu’il était là ; parfois même j’ai pu pressentir son entrée, mais la sentir, jamais, et sa sortie
non plus» (Bernard de Clairvaux, Sermon 74 sur le Cantique).
17

Reste qu’on a pu trouver un élément commun aux deux formes de mystique,


apophatique et expérientielle. Comme l’a observé notamment Michel de Certeau19, une
caractéristique constante des discours mystiques modernes est une attitude critique (une
forme d’attitude épistémologique20) du sujet énonciateur, qui relativise l’aspect
expérientiel lui-même. D’un commun accord, les mystiques, même modernes,
s’entendent pour ne pas investir d’une signification ou d’une valeur spirituelle les états
théopathiques21 qu’ils vivent à leur corps défendant. Il aura fallu beaucoup de temps
pour qu’on les prenne au sérieux…

Avec la naissance de la modernité, le je s’affirme comme lieu théologique, mais


ce faisant, il risque d’occulter simultanément sa consistance langagière. Nous pensons
que le paradigme langagier, non ontologique, offre une anthropologie pour comprendre
l’élément mystique22.

19
«Est “spirituelle” la démarche qui ne s’arrête pas à un moment [...] qui ne s’égare pas dans la fixation
imaginaire [...] Elle est critique [...] Elle relativise l’extase [...] comme un signe qui devient un mirage si
on s’y fixe» (EU, p. 1034-3)
20
Par attitude épistémologique, nous entendons à peu de chose près ce que Raymond Lemieux entend par
sujet épistémique (L’intelligence et le risque de croire, Fides, 1999 p. 48), soit l’attitude critique du sujet
envers sa propre activité épistémique, ce qui constitue l’attitude épistémique éthique du sujet.
21
À la lettre : pâtir Dieu, souffrir Dieu, passion de Dieu. Le terme est usité dans la littérature sur la
mystique. Par exemple, le DSAM traite de «L’union théopathique» (article «Mystique», col. 1965-1978).
Le littéraire Jean-Noël Vuarnet a traité de ce sujet avec un rare bonheur («Remarques sur les états
théopathiques», L'infini, no 5 (1984) et dans Extases féminines, Paris, Hatier, 1991).
22
Par l’expression «l’élément mystique», nous faisons écho à L. Wittgenstein : «Il y a assurément de
l’inexprimable. Celui-ci se montre, il est l’élément mystique» (Tractatus, § 6.522 souligné dans le texte).
18

Le sujet en question

Le XXe siècle a vu s'élaborer un nouveau paradigme anthropologique non


substantialiste, résultat d'une préoccupation constante du sujet humain. Élaborée dans
des cadres disciplinaires différents, mais non obligatoirement divergents23, cette
préoccupation du sujet a produit non seulement des parallélismes, mais des
convergences inattendues et paradoxales. Que ce paradigme anthropologique, construit
essentiellement dans un cadre «athée», puisse maintenant servir la théologie, est
certainement l'un de ces paradoxes que l'histoire n'a pas fini de voir surgir et dont elle n'a
pas fini de s'étonner. Nous verrons notamment, au fil du déroulement de cette thèse,
comment les concepts psychanalytiques et sémiotiques, qui s'inscrivent dans ce
paradigme, sont susceptibles d'investissement théologique. En effet, comment des
sciences qui s'occupent du sujet, de la parole et du sens ne présenteraient-elles pas
d'intérêt pour la théologie, qui se fonde d'un discours sur le sujet, et la parole, et le sens ?
Et corollairement, pourquoi des disciplines qui s’intéressent au sujet, à la parole et au
sens ne seraient-elles pas intéressées par un discours fondateur de la subjectivité
occidentale ?

La contribution de Sigmund Freud à cette nouvelle façon de penser l'humain a


fait charnière. La modernité avait élaboré une conception du sujet de conscience, en
bonne partie en réaction contre la conception ancienne d'un sujet dont la part
irrationnelle24 était demeurée inconsciente et par là, susceptible d'être substantialisée

23
La sémiotique s'est inspirée, dans l'articulation de son cadre conceptuel, de la psychanalyse (surtout
lacanienne), de la linguistique (Saussure, Hjelmslev, Benveniste) de l'anthropologie sociale (Lévi-Strauss,
Dumézil), de la phénoménologie (Merleau-Ponty, Husserl) et même des mathématiques (théorie des
catastrophes de René Thom). À son tour, «elle s'est révélée très puissante en tant que méthodologie
générale des sciences humaines et en tant que modèle de description du phénomène humain et de ses
productions discursives et culturelles». (Parret, EPU, 1990,p. 1361-1362). La psychanalyse lacanienne est
elle-même redevable à la pensée de Lévi-Strauss ; son développement a été «entièrement dépendant de sa
réflexion sur le langage (Chemama, Dictionnaire de la psychanalyse, p. 225) ; elle a, dans son élaboration
théorique, construit une anthropologie à laquelle se réfère nombre de théoriciens des sciences humaines,
dont des sémioticiens.
24
Ce qui relève de l'irrationnel dans le paradigme de la rationalité scientifique peut être considéré, d'un
autre point de vue, comme une forme de rationalité différente. Il ne faut pas confondre le concept de
«rationalité» avec «la pratique exclusive d’une forme de rationalité, la raison raisonnante» (comme
l’exprime bien Geninasca, La parole littéraire, p. 5) de la rationalité techno-scientifique.
19

voire hypostasiée. La rationalité moderne (et scientifique), préoccupée de la valorisation


du sujet de conscience, s'est construite en rejetant la part irrationnelle du sujet dans un
non-lieu (telles la pathologie, l'enfermement) ou, au mieux, à la périphérie de la raison et
de la socialité. À la périphérie, ou en marge de la raison et de la socialité se retrouvent
en effet et en masse les phénomènes que constituent les formations de l'inconscient25
(rêves, délires, visions, hallucinations, symptômes, lapsus, actes manqués). Les
formations inconscientes font l'objet d'une valorisation ou au contraire d'une
dévalorisation dépendamment des socialités et de leur rationalité dominante. C'est ainsi
que les formations inconscientes apparaissent à la rationalité scientifique comme des
fantômes ; ce sont des phénomènes au sens d'excentricité, d'anormalité, marqués par ce
que Freud a appelé «l'inquiétante étrangeté» des manifestations résurgentes de
l'inconscient. Pour le rationalisme, ces phénomènes se sont insérés dans la catégorie
médicale du pathologique sans égard à leur valeur positive ; les grands créateurs dans
l'histoire de l'art ou de la spiritualité moderne ne comptent-ils pas beaucoup de
marginaux dans leurs rangs? Les formations de l'inconscient apparaissent tout autant à
la rationalité mythique, mais comme des êtres, des hypostases. L'interprétation
surnaturaliste des phénomènes mystiques par la théologie catholique d'une certaine
époque26 témoigne d'une telle valorisation, les phénomènes sortant de l'ordinaire étant
considérés comme la preuve (par la manifestation) de l'extraordinaire de Dieu.

L'un et l'autre paradigmes pèchent par leur prise de position axiologique (l'un
mélioratif l'autre péjoratif) non thématisée, avant même de poser et d'observer l'objet ;

25
«[...] irruptions involontaires dans le discours, selon des processus logiques internes au langage,
permettant de repérer le désir» (Chemama et Vandermersch, p. 139).
26
Michel de Certeau dénonce cette attitude qui a eu cours, du XIXe à la première moitié du XXe s. :
«Finalement, l’observation médicale ou ethnologique s’égare moins que ne le fait le théologien patenté de
l’époque, le père Auguste Poulain, lorsque, pour rendre compte du sens de la mystique, il déploie sans fin
une collection de stigmates, de lévitations, de «miracles» psychologiques et de curiosités somatiques»
(EU, col. 1033-2). Le signataire de l’article «Phénomènes mystiques» du DSAM, Jacques Gagey, est
conscient que «sa manière de faire», essentiellement épistémologique, «décevra l’attente des “croyants”
qui voudraient que leur soit tenu un discours psychologique explicitant rationnellement le rapport des
phénomènes mystiques à un noyau de positivité essentielle» (DSAM, vol. 12 (1), 1984, col. 1260 ;
(«croyants» est mis entre guillemets par Gagey). Au-delà des erreurs d’une certaine théologie, De Certeau
reconnaît l’enjeu de cette épistémè pour la foi, pour les «croyants» : «Les croyants n’en viennent-ils pas à
confondre la mystique avec le miracle et l’extraordinaire?» (EU, col. 1033-2).
20

autrement dit, ces paradigmes n'explicitent pas l’attitude épistémologique27 du sujet, ce


qui revient à ne pas tenir compte du désir. Nous pensons, avec Raymond Lemieux, que
le désir du sujet est responsable de son attitude épistémologique :

L’intelligence se constitue de représentations en vue de l’action,


représentations qui se donnent à travers un langage. Ce dernier leur
permet non seulement de se dire pour exister, mais aussi de se
transmettre, de se faire connaître, de se déployer comme des valeurs
désirables. Les connaissances renvoient dès lors leurs producteurs et
leurs utilisateurs aux aspirations qui les motivent, à ce qu’ils vivent
comme un manque à combler, bref au désir plus ou moins obscur qui les
habite28.

Or, ce que le nouveau paradigme anthropologique élaboré au XXe siècle permet


de faire, — et c'est là que la théorisation de l'inconscient par Freud est charnière—, c'est
de réintégrer l'instance irrationnelle sans retourner à une irrationalité non conscientisée
ou non critiquée29 — autrement dit, pré-moderne. La conscience sans la connaissance et
la reconnaissance de l'inconscient est une totalisation illusoire (la conscience est alors
prise pour le tout du sujet), mais l'irrationnel sans la conscience critique peut aussi bien
être une illusion totalitaire30. La reconnaissance de l'instance inconsciente donne une
explication de l'instance irrationnelle dans l'ordre même de la rationalité scientifique,
mais ce faisant, elle ne peut pas être sans effet sur la conscience que la rationalité
scientifique a d'elle-même, qui s'en trouve désormais habitée par le fantôme qu'elle avait

27
Voir supra note 19.
28
Raymond Lemieux, L’intelligence et le risque de croire, p. 41-42 (souligné dans le texte).
29
Par instance, nous entendons indiquer que l'«inconscient» n'est pas une substance et que la psychanalyse
n'en fait pas une hypostase. «L'inconscient n'est pas un être mystérieux caché en chacun de nous»
(Chemama, Dictionnaire de la psychanalyse, p. 225). Par instance irrationnelle, nous entendons indiquer
que l'irrationalité, (considérée comme le contraire de la rationalité, mais qui peut tout aussi bien être
considérée comme une autre forme de rationalité), est une structure dynamique du sujet humain, c'est-à-
dire qu'elle entre en interaction avec les autres instances de la structure humaine : «la science laisse hors
d’elle-même tout le champ de l’irrationnel d’où l’humanité se constitue comme son propre principe à elle-
même» (Saint-Girons, «Sujet», EU, col. 806-1). Réintégrer l'instance irrationnelle sans retourner à une
irrationalité non consciente ou non critiquée nous paraît remplir le programme proposé par M. de Certeau
d'une «réintégration qui liquide le passé sans en perdre le sens» («Mystique», EU, col. 1036-3).
30
À moins de mauvaise foi, la connaissance de l'instance inconsciente entraîne sa reconnaissance,
l'assomption du sujet de l'inconscient, et l'obligation d'en assumer les conséquences. Non reconnue,
l'instance irrationnelle est aisément exploitable par les idéologies.
21

tenté d'évacuer de son champ et forcée de l'assumer, donc de le connaître et de le


reconnaître, et d'en rendre compte.

Une anthropologie négative pour une théologie négative

Le sujet n’est pas... une substance

Cette nouvelle façon de penser l'humain, cette anthropologie, peut être dite non
substantialiste. Elle se base sur la fonction symbolique de l'humain ou sur le langage, et
c'est pourquoi ce paradigme est dénommé «langagier». Dans cette anthropologie, le sujet
n'est pas une substance, (aussi subtile qu’on puisse l’imaginer), il n'est même pas
substantiel31. Dans cette anthropologie, la subjectivité est le produit du langage qui,
dans ses multiples formes symboliques (l'Autre32), toujours précède et englobe
l'individu. Plusieurs chercheurs jalonnent le parcours de l'assomption du sujet dans la
pensée occidentale. Émile Benveniste, linguiste dont les travaux sur les langues
naturelles et l'énonciation ont eu un retentissement important dans les sciences
humaines, est des plus explicites :

c'est dans et par le langage que l'homme se constitue comme sujet ; parce
que le langage seul fonde en réalité ... le concept d'ego. [...] nous tenons
que cette subjectivité, qu'on la pose en phénoménologie ou en
psychologie comme on voudra, n'est que l'émergence dans l'être d'une
propriété fondamentale du langage. Est ego qui dit ego 33.

31
C'est d'ailleurs l'un des aspects tragiques de la condition humaine que cette conscience de sa propre
inconsistance.
32
L'Autre, «lieu où la psychanalyse situe [...] ce qui, antérieur et extérieur au sujet, le détermine
néanmoins» ; «l’Autre, à la limite, se confond avec l’ordre du langage» (Chemama et Vandermersch,
article «Autre», Dictionnaire de la psychanalyse, p 39, 40). Raymond Lemieux indique l’articulation de
l’Autre au sujet : l’Autre désigne «l’instance de l’altérité comme telle, l’instance qui actualise dans le
langage la possibilité du sujet» (Lemieux, «La fable du corps...», p. 289 note 7), «l’instance d’où peut
s’établir, pour le sujet, une “antériorité fondatrice” à partir de laquelle un ordre temporel et une
communauté humaine sont rendus possibles» (Lemieux, «Théologie de l’écriture ...», p. 225 ; Lemieux
cite ici Dany-Robert Dufour).
33
Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, p. 259-260. Le titre général de cet ouvrage de
Benveniste, qui est une collection d'études déjà publiées indépendamment, ne rend pas compte du point de
22

Pour Benveniste, non seulement le langage est la condition de possibilité de la


subjectivité, mais le sujet (n')est (qu')une propriété émergente du langage. Le sujet n’est
pas une substance, il est un fait de langage ou plus précisément un effet du langage. Il en
va de même en psychanalyse lacanienne34 :

Du point de vue de la psychanalyse, le langage peut être défini comme la


condition de l'inconscient ;

le sujet est ce qui est supposé par la psychanalyse dès lors qu'il y a désir
inconscient [...] Ce sujet du désir est un effet de l'immersion du petit
d'homme dans le langage35.

L’aspect de négativité ainsi que le caractère hypothétique du sujet ressortent


constamment dans les définitions formulées36. S'il paraît plus naturel de définir le sujet
par la négative, de dire ce qu'il n'est pas plutôt que ce qu'il est (le sujet n'est pas une
substance, il n'est pas l'individu, il n'est pas tout, il n'est pas le moi), c'est justement
parce que la négativité est une structure constitutive du sujet. Pour Benveniste, on a vu
que la subjectivité n'est qu'une émergence du langage. Dans l’anthropologie
psychanalytique lacanienne, le sujet est supposé37, il a donc un caractère hypothétique,
comme effet du langage. Dans le cheminement de la pensée de Jacques Lacan, cet aspect
de négativité du sujet s'est imposé à un moment donné et en est venu à occuper une place
centrale dans sa théorisation anthropologique. Cet aspect est bien expliqué par Bertrand
Ogilvie qui a retracé l'élaboration du concept de sujet chez Lacan :

Dès l'article sur «Les complexes familiaux», une idée nouvelle, absente de la
Thèse [de Lacan, 1932], est introduite : l'être humain n'est pas seulement, par
essence, un être social, mais il est un être social dans la mesure où il n'est pas

vue anthropologique de son travail. L'étude à laquelle nous nous reférons ici était intitulée : «De la
subjectivité dans le langage» et a été publiée dans le Journal de psychologie (PUF) en 1958.
34
Nous avons choisi de nous référer à la psychanalyse lacanienne plutôt que de nous en tenir à une
psychanalyse plus strictement freudienne parce que l’élaboration de Lacan, qui est d’ailleurs une lecture
de Freud, permet une visée anthropologique. Et c’est pourquoi nous nous référons au dictionnaire de
Chemama et Vandermersch, parce qu'il présente une orientation lacanienne explicite.
35
Chemama, «Langage et inconscient», Dictionnaire de la psychanalyse, p. 225 et «Sujet», p. 415.
36
Par exemple et encore, «le sujet est par essence ce qui échappe à la définition» (Saint-Girons, article
«Sujet», EU, col. 806-1).
37
On l’a vu dans la définition du Dictionnaire de la psychanalyse de Chemama et Vandermersch.
Remarquons tout de suite qu’il en est de même pour le sujet de l’énonciation (qui nous occupera plus
loin), sujet supposé par le discours.
23

autre chose. En d'autres termes, le caractère social de l'être humain ne vient


pas se surajouter [...] à un ensemble de déterminations propres au règne du
vivant en général, mais il vient occuper la place d'une carence, d'une absence
caractérisée et spécifique. [...] Cette idée [de la déficience humaine] était déjà
dans l'air depuis longtemps et elle ne fait, au cours de cette moitié du XXe
siècle, que devenir véritablement opératoire dans des secteurs de recherche
d'ailleurs indépendants. Le début des Structures élémentaires de la parenté
(1947) de Lévi-Strauss est consacré à l'exposé de cette idée que c'est dans un
manque, une absence de détermination naturelle chez l'homme que vient se
loger l'ensemble des systèmes réglés de la culture [...] On connaît la dette
constante que Lacan reconnaît à l'anthropologue, et l'on ne peut que
remarquer cette convergence38.

La psychanalyse (lacanienne) n'est donc pas tant l'analyse de la genèse objective


de l'individu humain dans sa dimension psychique, mais plutôt la reconnaissance de la
discordance entre ce développement et la constitution du sujet, en tant qu'il entretient un
rapport intrinsèquement négatif avec sa propre réalité.

Ce que Lacan a découvert dans la confrontation de la biologie et de la


clinique psychiatrique, c’est, d’un point de vue très kantien, par-delà la
discontinuité très relative qui sépare la nature de la culture, la
discontinuité radicale qui sépare la culture de la fonction subjective.
Cette séparation irréductible constitue le trait caractéristique du sujet et
lui confère le statut d'une structure de méconnaissance, notamment à
l'égard de ses propres conditions de possibilité39.

Enfin, autre aspect et non le moindre de la négativité du sujet, «la


méconnaissance de ses propres conditions de possibilité». Le sujet occidental
contemporain montre une propension à se considérer autosuffisant, à affirmer son
autonomie, à s’affranchir de l'Autre. L'idée chrétienne de se recevoir de l'Autre n’est
plus recevable pour le sujet moderne, sujet de conscience dont le désir est la parfaite
autonomie, la maîtrise complète de soi-même, des objets... et des sujets. Cependant, avec
l’anthropologie langagière, l'évidence de la conscience et du sentiment de soi est secouée
sinon sapée puisque conscience et sentiment de soi ne sont plus qu’effet du langage.
«L'installation de la subjectivité dans le langage crée, dans le langage et croyons-nous,

38
Bertrand Ogilvie, Lacan : la formation du concept de sujet (1932-1949), p. 88-89.
39
Ogilvie, p. 92.
24

hors du langage aussi bien, la catégorie de la personne», observe Benveniste (op. cit. p.
263). La conscience et le sentiment de soi prennent dès lors toute la charge connotative
de produit, mais aussi d’impression factice, voire d’illusion (ou méconnaissance). Ainsi,
l'une des contributions importantes, pour ne pas dire essentielles des sciences humaines
qui se situent dans ce paradigme, peut être vue comme une leçon d'humilité à un moment
de l’histoire où la vanité humaine atteint des proportions inhumaines.

Dans le paradigme langagier, le sujet n'a pas d’autre substance que langagière,
que ce qu’il peut dire (penser) de lui; il n’existe pas par soi-même, mais dans et par
l'Autre et les autres, autrement dit dans l'intersubjectivité40. Dans ce paradigme, la
subjectivité est donc construite dans et par l'intersubjectivité, puisque le langage se
déploie dans le rapport des subjectivités entre elles et avec l'Autre. C'est d'un
renversement complet qu'il s'agit en regard d'une anthropologie expressionniste et
substantialiste du sujet de conscience qui considère le langage comme l'expression d'une
subjectivité qui serait quelque chose de pré-existant au langage. Dans le paradigme
langagier, la subjectivité elle-même est intersubjective, l'intersubjectivité est la nature du
sujet. Cette idée n'a pas échappé à Benveniste, qui reconnaît que «la condition
d'intersubjectivité» est la condition qui «seule rend possible la communication
linguistique» (op. cit. p. 266), ni à Lacan pour qui «la nature de l'homme c'est sa relation
à l'homme»41.

Le sujet n'est pas… tout

Le sujet d'une anthropologie fondée sur le langage, «c'est précisément ce en quoi


quelque chose de l'homme échappe à l’institution»42 dira Raymond Lemieux, et nous

40
Penser l'humain comme sujet, c'est le penser en dépendance. «Il n'est point de sujet sans dépendance
affirmée...» («Sujet», EU, col. 805-2).
41
Lacan, Les Écrits, 1966, p. 88 cité par Ogilvie, op. cit. p. 51. Voilà un énoncé très lévi-straussien.
42
Conformément à la conception lacanienne que nous venons de voir selon laquelle «par-delà la
discontinuité très relative qui sépare la nature de la culture» c’est une «discontinuité radicale qui sépare la
culture de la fonction subjective» (supra p. 21). Lemieux rend compte d’ailleurs du rapport dialectique qui
s’instaure en conséquence entre culture et subjectivité : «Le sujet, c'est précisément ce en quoi quelque
25

ajouterons, sur la base de la structure de méconnaissance que nous venons de repérer :


«c'est ce en quoi quelque chose de l'homme échappe» d'abord à sa propre conscience. Le
sujet de conscience ne peut prétendre à totaliser le sujet (en fait, il y prétend, et
beaucoup, mais ne peut le réaliser). Le sujet n'est pas un «individu». Le terme
d’«individu» maintient l’illusion que l’être humain est «indivis», alors que justement,
comme nous le verrons bientôt, une de ses caractéristiques est d’être «divisé». De plus,
l’idée d’«individu» met l’accent sur ce qui sépare la personne humaine, en tant que
structure autonome, de toutes les autres, alors que, comme nous le verrons également, la
personne humaine est construite par l’intersubjectivité. Disons-le tout de suite, il faut au
moins trois personnes pour faire un être humain : «Pour être un (sujet), il faut être deux,
mais quand on est deux, on est déjà trois43».

Ce «ce qui échappe» au sujet et constitue le «manque», la psychanalyse l'a


thématisé sous le terme de «désir». Le désir est la structure de manque identifiée par la
psychanalyse comme responsable de la symbolisation. La capacité de symbolisation est
le caractère spécifique de l’humanité, ce qui fait l’humain. Car «l’homme pourtant né de
la chair n’est pas encore né de la vie qui lui a été donnée44». Ce qui fait l’homme, le
langage, produit en même temps le désir humain comme son moteur et sa souffrance. Le
désir comme structure de manque est la conséquence du langage pour l’être parlant. Le
travail de symbolisation qu’opère le langage divise à tout jamais le sujet. L’entrée dans
le langage nécessite une opération de symbolisation qui sépare le sujet qui va parler de
l’origine fusionnelle (où il n’a pas à parler) et interdit à jamais le retour à l’origine pré-
langagière. Mais le désir de retrouver une totalité maintenant perdue demeure : c’est ce
que nous théoriserons comme désir d’unité45. Du manque à être tout qui le constitue
désormais, le sujet souffre — il est en souffrance mais cette souffrance ouvre au monde
et aux autres. Sans ce manque, il n’y aurait simplement pas de sujet, pas de place (vide)

chose de l'homme échappe à l’institution et travaille cette dernière de son désir» (Folie, mystique et
poésie, p. 30).
43
Dany-Robert Dufour (citant Lacan informellement), Les mystères de la trinité, p. 97.
44
F. Martin, Pour une théologie de la lettre, p. 359.
45
Désir du sujet thymique en quête de sentiment d’identité et de jouissance dans une dynamique
d’autoréférentialité.
26

pour l’élaboration symbolique dont, au premier chef, l’identité même du sujet. Il n’y
aurait que le vide de l’émotion non parlée, non signifiante. Le travail de symbolisation
opère une autre coupure que la division intime du sujet : le langage, médiatise désormais
le rapport du sujet parlant à la réalité du monde et des autres. Le mode de relation
d’identification, voire d’incorporation qui était celui de l’infans produisait une
impression de prise directe ou immédiate sur la réalité. L’entrée dans le langage sépare à
tout jamais celui qui parle de la chose, produisant une seconde perte, celle du rapport
immédiat à la réalité.

C’est le langage qui produit le désir et le désir qui produit le sujet (le sujet est
toujours sujet de désir). Le désir est structurel, structure constituante de l'architecture
humaine, et non expression d'un sujet qui se constituerait sans lui ou avant lui (le sujet
n’existe pas avant ou sans le désir). Pour tenter de décrire la structure qu’est le désir, la
psychanalyse lacanienne a eu recours à des métaphores topologiques : la faille, la fente,
le trou, le vide. La faille (étymologiquement le «manque») ou le défaut (le défaut est le
fait que quelque chose manque) qui fait l’humain rend bien cette idée que nous venons
de voir thématisée comme «question de la déficience humaine». L’image de la faille
entraîne une autre conséquence : l’humain est divisé par la faille, fissure ou cassure. Le
désir structurel ou structurant l'humain peut donc être imaginé comme une faille, un
abîme creusé au coeur de l'humain, qui divise le sujet humain et par là lui interdit l’accès
à la totalité et à la jouissance46 pleine. Le sujet se ressent comme incomplet, comme une
partie qui cherche l'(autre/Autre) partie — qui cherche à vivre malgré sa condition
tragique de désunion. Le sujet, construit autour d'une faille, abritant une faille, est aussi
par conséquent faillible47. La cohérence totale lui est inaccessible, non seulement dans le
sentiment qu'il a de lui-même mais aussi dans ses actions, ses productions, aussi intimes
soient-elles. Séparé de la totalité sous toutes ses figures: le bonheur (parfait), l'identité
(sûre), l'autonomie (entière), la vie (éternelle, au sens d’immortalité), il aspire à toutes

46
Par jouissance, il faut entendre les «différents rapports à la satisfaction qu’un sujet désirant et parlant
peut attendre et éprouver de l’usage d’un objet de désir [...] Ce terme se distingue donc de son emploi
commun, qui confond la jouissance avec les aléas du plaisir.» (Chemama et Vandermersch, Dictionnaire
de la psychanalyse, article «Jouissance», p. 204-205.
47
«Car le bien que je veux, je ne le fais pas, mais le mal que je ne veux pas, je le pratique» (Romains 7,
19).
27

ces figures de la perfection, de la totalité, mais il ne peut pas les réaliser... à moins de ne
plus être humain, de quitter la condition humaine. Le défaut fait l'humain48 ; on peut
l'accepter ou ne pas l'accepter — comme on peut accepter ou ne pas accepter Dieu. La
réalisation du désir de parfaite autonomie, l'homme occidental se l'est figurée notamment
dans les mythes lucifériens et faustiens et maintenant dans les «mythes» techno-
scientifiques (manipulations génétiques, clonage, etc.). En même temps que la
technologie rend possible la destruction (totale) du monde, la rationalité qui la supporte
rend possible aussi la destruction de l'humanité, du défaut qui fait l'humain. C'est au
moment où on s’approche, dans les sciences humaines, de la connaissance de ce qui fait
l'humain, de la condition de sujet, que la culture scientifique oppose une résistance
viscérale à cette condition, qu’on n’accepte pas d’être sujet, et par conséquent humain,
— et qu'on en a le pouvoir49. Jamais le désir d'être Dieu n'aura été plus fort.

Par contre, «ce qui échappe» du sujet constitue un «plus», un surplus qui le
rattache à une totalité. Le sujet peut être considéré comme une totalité (inchoative) dans
la mesure où il se constitue de la quête de ce qui lui manque, de ce qui lui est extérieur.
C’est une partie de l’apport lacanien à l’anthropologie :

La révolution, le renversement de l’anthropologie individualiste,


apparaissent clairement dans ces formules : l’appartenance ne va plus de
l’individu au milieu (sur le mode la composition, voire du contrat), mais
c’est au contraire, «en quelque sorte» (car on n’est plus du tout dans une
logique de la composition) le milieu qui rentre dans l’individu, devenant
la forme en extériorité de sa structure interne et inscrivant au cœur même
de son être la nécessité de sa présence. Un individu est donc toujours

48
Dans une lecture sémiotique de textes de la tradition traitant du péché originel, Le péché originel :
naissance de l’homme sauvé, Louis Panier repère exactement cette idée d’un «défaut» qui fait l’humain,
d’un «péché» qui rend possible «l’homme sauvé». Pour le concile de Trente, le péché originel «n’est pas
une maladie héréditaire, il est le “défaut” relatif à l’établissement, au placement, dans la chair, d’un sujet
appelé et nommé par la parole. La génération achoppe à pouvoir établir ce sujet, elle en porte la blessure,
elle répète le refus de cet établissement par la parole d’un Autre et reproduit la tentative indéfinie de s’en
passer [...]» (p. 75). Avec l’analyse de Romains 5, Louis Panier attire l’attention sur l’idéologie d’une
mythique perfection de l’humain, d’une condition originelle paradisiaque : «La loi [...] laisse entendre
qu’il pourrait y avoir un humain sans péché et sans mort ; elle fomente ainsi toutes les images d’un état
“paradisiaque”, et d’un salut imaginaire.» (p. 126).
49
De toutes sortes de manière : physiquement par les manipulations génétiques, dont le clonage qui permet
d’espérer une sorte d’immortalité ; culturellement, c'est aussi au moment où on commence à comprendre
ce qu’est le langage et le discours humain que le sujet s’aliène dans la consommation qui fait
paradoxalement du texte, d’un objet qui relève par excellence du champ de l’Autre, un objet de
renforcement narcissique.
28

beaucoup plus que lui-même : c’est avant tout une activité qui à la fois
suppose et reproduit en se déployant un milieu, c’est-à-dire un système
de relations, de significations et d’éléments intégrés formant une
totalité50.

Benveniste contribue à cette anthropologie non individualiste par la mise en évidence du


caractère intrinsèquement intersubjectif de la subjectivité : «La conscience de soi n’est
possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à
quelqu’un qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est
constitutive de la personne» (Benveniste, p. 260). Le sujet du langage est donc un être
paradoxal qui n’est pas tout en lui-même mais forme une totalité avec ce qui n’est pas
lui (son milieu) et ce faisant, il est aussi plus que lui-même. Pas tout mais plus, n’est-ce
pas une formulation qu’on pourrait trouver sous une plume mystique?

Le sujet n'est pas… le moi

«je ne me connaissais plus moi-même»


Marie de l’Incarnation51

Le Dictionnaire de la psychanalyse de Chemama et Vandermersch insiste sur les


distinctions qui s'imposent pour établir la notion de sujet : «Il faut donc le distinguer tant
de l'individu biologique que du sujet de la compréhension. Ce n'est pas non plus le moi
freudien52». Sans entrer dans les détails de la définition psychanalytique du moi (et
notamment dans la composante imaginaire du moi), nous prendrons le moi et le sujet de
conscience comme des équivalents. L’important ici est d’indiquer que la notion de sujet
nous renvoie à autre chose qu’à ce nous appelons ordinairement le moi, de la même
manière que, comme nous l’avons vu, il ne renvoie pas à une notion substantielle

50
Ogilvie, p. 62.
51
La Relation de 1654, p. 26.
52
Article «Sujet», p. 415.
29

(comme l’être, considéré comme état et non comme faire, fut-il matériel ou spirituel, ou
à quelque notion substantialiste comme l’âme) ni à une structure autonome. Nous
pensons que la plupart des malentendus concernant la spiritualité dans notre épistémè
proviennent de la confusion entre le moi et le sujet. Dans la conception moderne qui est
encore la nôtre, le sujet est un sujet de conscience qui revendique l’autonomie et
l’individualité ; il refuse l’assomption de l’«as-sujet-tissement» qui fait le sujet. Il n’est
pas question de dénier ici le progrès pour la personne humaine que représente la fin de
l’assujettissement pour des raisons ontologiques (qui permettent de penser que des sujets
sont supérieurs aux autres de par leur nature). Mais la perspective moderne a si bien
intégré la psychologisation du sujet humain, qu’elle ne peut imaginer, comprendre ou
admettre que le sujet puisse être autre chose et plus qu’un «moi». Ce que nous appelons
la psychologie est, pour l’essentiel, une psychologie du «moi», visant à renforcer le moi
pour le rendre plus autonome et individuel et augmenter ses capacités d’adaptation53 aux
conditions de son milieu de vie.

S’il est plus facile de donner une définition négative qu’une définition positive
du sujet, c’est qu’il n’est pas possible d’arrêter l’identité du sujet qui est inchoative, en
perpétuelle construction, en transformation. «Le travail d’une psychanalyse, selon Freud,
est bien d’ouvrir la porte à ce sujet toujours appelé à advenir» (Dictionnaire de la
psychanalyse, p. 417). Le modèle anthropologique proposé par la psychanalyse se
présente ainsi en compatibilité avec la spiritualité, qui est aussi travail du sujet. Le sujet,
comme nous l’avons vu également, et en raison même de son inchoativité, est un
surplus ; il ne peut être restreint au moi dont il dépasse les limites. S’il ne se loge pas
dans le moi, le sujet appartient à un ailleurs, le lieu de l’Autre. D’une certaine manière,
le sujet, à l’image de l’Autre, transcende le moi et c’est en quoi il est capable de Dieu.

53
Le lecteur pourra se surprendre que nous accordions une valeur négative à la sacro-sainte «adaptation».
Le milieu de vie du sujet humain étant constitué en grande partie d’élaborations humaines, et donc sujettes
à des conditions d’origine humaines (politiques, idéologiques, économiques), nous pensons effectivement
que l’adaptation n’est pas une valeur à tout prix. La notion d’adaptation ne peut être transférée directement
du champ biologique au champ sociologique. Si l’humain peut atteindre, en vertu de sa fonction
symbolique, une liberté et une responsabilité, il peut arriver que l’adaptation ne soit pas la solution aux
problèmes humains et qu’elle entrave au contraire la transformation qui s’imposerait.
30

La question du moi est critique en spiritualité, cruciale autant que malaisée. Les
mystiques malmènent le moi, une attitude viscéralement refusée par l’épistémè
contemporaine toute centrée sur le moi. Si on est de culture catholique, on traitera de
jansénisante une attitude négative envers le moi ; sinon, on y verra une aberration
moralisatrice, une «preuve» de la propension culpabilisante de la tradition judéo-
chrétienne. C’est l’une des contradictions que rencontre la spiritualité dans notre
épistémè : beaucoup de principes spirituels provenant soit de nouvelles spiritualités, soit
de spiritualités traditionnelles réinterprétées, demeurent centrés sur le moi, alors que les
sources desquelles ils s’inspirent professent unanimement un anti-égotisme radical. La
notion de sujet ouvre un tout autre espace et permet d’articuler anthropologiquement des
notions théologiques et spirituelles sans buter sur l’aporie du moi. L’anthropologie du
sujet s’avère opératoire en théologie, parce qu’elle laisse de la place pour Dieu sans
normalisation ou moralisation. En effet, si le sujet humain peut se créer lui-même et se
suffire à lui-même, s’il est une totalité autosuffisante, il n’y a pas de place pour Dieu.
Mais s’il admet une transcendance dans sa propre structure, il y a alors place pour les
figures de l’Autre.

C’est pourquoi la conception psychanalytique du sujet, explication rationnelle


tenant compte de l’irrationnel du sujet humain, offre un modèle anthropologique qui
permette de supporter le théologique. Lorsque Freud définit le sujet comme ce qui est
«appelé à advenir» ou que Lacan déclare : «L’intuition du moi garde en tant qu’elle est
centrée sur une expérience de conscience un caractère captivant dont il faut se déprendre
pour accéder à notre conception du sujet»54, il n’est pas possible de ne pas voir dans
cette attitude envers le moi une attitude compatible avec le sujet théologique et très
proche de l’attitude spirituelle. Que ce paradigme anthropologique, construit
essentiellement dans un cadre athée, puisse servir la théologie, s’explique par le fait que
l’anthropologie psychanalytique a été élaborée dans le paradigme scientifique mais en
contradiction avec l’idéal (ou l’illusion ou le désir) scientifique de la possibilité
d’explication totale du réel. D’ailleurs, les résistances que suscite la psychanalyse
semblent bien être du même ordre que celles que provoque le religieux, un refus du

54
Le Séminaire, livre II, cité dans le Dictionnaire de la psychanalyse, article «Moi», p. 256.
31

mystère. Et par résistance au mystère nous n’entendons pas le refus légitime du défaut
d’explication. Les résistances au mystère proviennent plus fondamentalement du refus
(et donc du désir inverse) de cette situation de partialité et d’assujettissement du sujet
humain à un ordre qui le dépasse (l’Autre). La psychanalyse et la théologie, selon leur
point de vue respectif, s’intéressent justement au problème qui reste après l’explication
scientifique ; Ludwig Wittgenstein n’avait-il pas lucidement reconnu que «même si
toutes les possibles questions scientifiques ont trouvé leur réponse, nos problèmes de vie
n’ont pas même été effleurés55»?

Il est remarquable qu’avec la naissance du moi psychologique à la modernité, on


se mette à interpréter la littérature mystique en termes d’«expériences» et en même
temps à élaborer une réflexion sur le moi. Dans cette littérature, le moi est en effet un
thème important, surtout en termes de «perte». Mino Bergamo a consacré une étude
sémiotique à ce thème central de la littérature spirituelle du XVIIe siècle :

«qu’on l’atteigne par la pratique de l’humiliation continuelle, qu’on le


présente en tant qu’adhérence au sacrifice de l’Homme-Dieu, qu’on
l’entende comme quiétude contemplative et parfaite passivité de l’âme,
l’anéantissement représente toujours la perte du moi, le point de
catastrophe de l’identité56».

Lorsque Michel de Certeau laisse échapper une définition (une seule) de la mystique
dans son article de l’Encyclopœdia Universalis, c’est à cette notion de perte du moi qu’il
fait référence : «la conscience, acquise ou reçue, d’une passivité comblante où le moi se
perd en Dieu» (col. 1032-3). Tout se passe comme si il y avait une relation conflictuelle
entre le moi et la spiritualité moderne. Nous verrons, au cours de cette thèse, comment
ce thème se déploie dans le discours de Marie de l’Incarnation (mystique du XVIIe
siècle) et comment il est possible d’interpréter en termes épistémiques la confusion que
provoque le moi moderne dans la mystique chrétienne.

55
Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, 1961, § 6.521 (souligné dans le texte).
56
Bergamo, La science des saints, p. 18.
32

Le sujet mystique

Le désir (est) mystique

C'est donc à partir de ce paradigme anthropologique langagier que nous allons


relire le discours mystique, un discours qui a la réputation d'être exemplaire de
l'irrationnel, au point que le terme mystique a pris un sens péjoratif57. Le terme conserve
en effet une aura d'irrationalité qui soit le déprécie, soit fascine le lecteur58. Le discours
mystique retrace le parcours fondamental du devenir humain : c’est probablement
pourquoi il fascine et s’impose à l’épistémè contemporaine avec un caractère d’actualité.
Les études sur l’énonciation du discours religieux, et particulièrement celle de Michel de
Certeau sur le discours mystique, ont démontré que ce type de discours révèle une mise
en scène de l’énonciation (l’acte de discours), le discours énoncé figurant l’énonciation
elle-même et son surgissement, «l’entrée première du sujet d’énonciation sous et dans la
parole59» ; «le langage énoncé devient le récit des conditions et modalités de sa propre
énonciation60». Le discours mystique est donc récit de l’énonciation et du parcours de
son sujet. Or, «un récit prend sens dans la mesure où un désir l’anime61». La spécificité
du discours mystique, ou ce qui produit l’effet mystique, résiderait dans «une manière
d’utiliser le langage qui consiste à y jeter tout son désir62». Le sujet dit de l'énonciation
est donc aussi nécessairement sujet de désir. Parmi les définitions de la mystique que
nous verrons dans l’état de la question, la seule récurrence stable semble bien être le
57
«On applique ce terme [mystique], presque toujours avec une nuance péjorative, aux croyances ou
doctrines qui reposent plus sur le sentiment et l’intuition que sur l’observation et le raisonnement»
(Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande).
58
La fascination pour la mystique est du même ordre que la fascination pour le sacré étudiée par Rudolf
Otto, qui fait lui-même le rapport : «dans l’élément du fascinant se trouve aussi la possibilité du passage
au mysticisme» (Le sacré, p. 78). Nous donnerons cependant une autre interprétation à la fascination
exercée par le discours mystique.
59
François Martin, Pour une théologie de la lettre, p. 169. Nous reviendrons sur l’énonciation dans la
section consacrée à la méthodologie
60
M. de Certeau, La fable mystique, p. 223.
61
Lemieux, «La fable du corps...» dans Femme, mystique et missionnaire, p. 286.
62
De Certeau, La fable mystique, p. 228
33

désir d’unité, unité du sujet et union à Dieu. La mystique rendrait donc compte d’une
problématique anthropologique fondamentale, celle du désir, opérateur d’humanisation
ou du devenir humain, l'opérateur majeur de la dynamique humaine. Il semble que dans
le passé de l'Occident ce soit les spirituels et les mystiques qui en aient rendu compte au
point qu’on puisse les en considérer comme les théoriciens dans l’épistémè pré-
analytique. C'est sans doute aussi pourquoi les psychanalystes ont été et sont encore des
lecteurs avertis de la littérature mystique.
34

Le désir de l’Autre

Pour pouvoir théoriser le concept de désir de Dieu en théologie, il faut une


anthropologie qui puisse supporter le théologique, et nous oserions dire dans les deux
sens du mot : qui puisse accepter et accueillir le théologique et qui puisse lui offrir un
support conceptuel. Nous pensons que l’anthropologie sémiotique, développée dans le
paradigme langagier post-freudien63, permet une relecture du discours mystique chrétien
qui fasse sens pour l’épistémè contemporaine tout en résolvant des apories auxquelles la
théologie se trouve confrontée avec la mystique, telles les questions de la «rencontre de
Dieu», de «l’immédiateté» de l’«expérience mystique» et des «phénomènes» associés à
la mystique. Par cette thèse nous espérons donc contribuer à un changement de
paradigme en théologie, par la lecture des textes de la tradition dans un paradigme non
substantialiste, le paradigme du langage64. Nous désirons surtout faire profiter la
théologie des acquis des sciences humaines : les théorisations récentes des sciences
humaines s’inscrivent en effet en continuité (plus qu’en rupture, et malgré la «mort de
Dieu») avec la tradition judéo-chrétienne, formatrice de la civilisation occidentale, étant
entendu qu’il s’agit plus de comprendre une tradition que de la justifier. Nous
chercherons donc à rendre compte, tout au long de cette thèse, de la contribution que les
recherches sur le désir humain apportent à la compréhension du désir de Dieu. Mais
nous tenons que toute contribution disciplinaire à la connaissance se valide d’être
réciproque. C’est pourquoi nous tâcherons aussi et réciproquement, c’est l’esprit de cette
thèse, d’indiquer comment le désir de Dieu, tel qu’il s’énonce dans la littérature
mystique, contribue à la compréhension du désir humain.

En tant que désir de Dieu, le désir mystique a une spécificité : il est désir de
l’Autre. L'instance symbolique, dénommée le grand Autre (l'Autre) est tierce dans

63
Dans cette thèse, nous tenons pour acquis l’intégration des postulats psychanalytiques à de nombreux
secteurs des sciences humaines et littéraires françaises. La relation réciproque des sciences humaines et de
la psychanalyse ne fera donc pas l’objet d’une discussion mais sera posée comme postulat
méthodologique. Nous dirions, plus simplement, comme Philippe Lejeune en avant-propos du Pacte
autobiographique : «j’étais guidé par ce que chacun a pu aujourd’hui assimiler de la psychanalyse» (p. 9).
64
Un énorme travail en ce sens a été accompli en ce qui concerne les Écritures saintes, notamment par le
Centre d’analyse du discours religieux (CADIR) de Lyon, mais moins sur les textes de la tradition.
35

l'intersubjectivité occidentale qui se construit dans le rapport du sujet à l'autre (sujets et


objets) et à l'Autre. Il semble que le sujet mystique se rapporte à l'Autre dans tous ses
rapports, avec lui-même et avec l'autre, sujets et objets (c’est ce que nous verrons dans
l’analyse de l’énonciation mystique, chapitre 2). C'est pourquoi la mystique chrétienne
peut être dite de structure trinitaire. La mystique rendrait compte, donc, non seulement
de la problématique du désir, mais aussi et surtout de la problématique du désir de
l'Autre. Le sujet n’a pas un accès direct au désir de l’Autre, désir qui doit être soumis à
un travail d’interprétation. Il arrive que l’Autre fasse irruption pour le sujet dans ce
qu’on appelle les formations de l’inconscient. Le discours mystique est mise en scène et
mise en acte du désir de l’Autre. Comme mise en scène, le discours mystique raconte les
pérégrinations du sujet aux prises avec son désir — dont les formations de l’inconscient
qui, en raison de leur manifestation spectaculaire, ont pris une place prépondérante
jusqu’à avoir défini la mystique à une certaine époque (et même encore maintenant)65.
Comme mise en acte, le discours mystique est une lutte avec l’ange, un combat incessant
avec les limites du langage.

Le désir d’unité

Le désir de l’Autre n’est cependant pas la première forme sous laquelle se


présente le désir mystique. Il en va du désir de Dieu comme du désir humain, le désir de
Dieu étant l’une des formes que peut prendre le désir humain. Poser que la spécificité de
la mystique chrétienne réside dans le passage d’une mystique de l’unité à une mystique
trinitaire, c’est présupposer que la mystique est d’abord désir d’unité. Le désir d’unité
est l’une des formes, sans doute la première, que prend le désir mystique. Nous poserons
que le désir d’unité se présente lui-même sous deux formes : le désir unaire (vouloir être
un) et le désir unitaire ou désir d’union (vouloir faire un). Nous devons l’élaboration du
concept de logique unaire à Dany-Robert Dufour (Le Bégaiement des maîtres, Les

65
Ces manifestations extraordinaires qui accompagnent la mystique ne doivent pas être pour autant
déconsidérées. Dans une épistémè qui fait place à une catégorie «surnaturelle», ces manifestations ont
entraîné dans une impasse la spiritualité chrétienne. Cependant, dans le paradigme que nous adoptons,
elles prennent une toute autre dimension comme manifestations du désir dans le corps.
36

mystères de la trinité). Nous y reviendrons plus en profondeur après l’analyse des textes,
lors de l’interprétation des résultats. Disons dès maintenant que le désir unaire
représenterait la première dynamique du sujet du désir dans le langage, la jouissance de
l’autoréférentialité. Le sujet jouit de pouvoir (penser)-être je — ou — un je. Le désir
unaire est le désir du sujet thymique en quête de sentiment d’existence et d’identité,
existence et identité étant concomitantes (être un), — en quête de jouissance dans une
dynamique d’autoréférentialité. Les faits de langage tautologiques en portent la trace. Le
désir unitaire représenterait la seconde dynamique du sujet du désir dans le langage,
conséquente à la division du sujet et à la séparation du sujet et de l’objet. Le désir
unitaire est celui du sujet thymique en quête de sentiment d’union (faire un) et de
jouissance dans une dynamique de fusion.

Le désir d’unité (unaire et unitaire) est un leurre constitutif de la condition


humaine. Le désir d’unité est régressif ; c’est le désir d’un retour à la situation originelle
fusionnelle et pré-langagière perdue. Le désir d’unité est un leurre parce qu’il est
impossible à réaliser. Mais, en raison justement du fait qu’il soit impossible à réaliser
(ou à satisfaire), il n’en demeure pas moins le moteur de la dynamique humaine en tant
que désir de jouissance... et jouissance effective.

Il y a effectivement, — et d’abord —, du désir d’unité dans la mystique


chrétienne. La compréhension actuelle de la question de la mystique, telle que nous
aurons pu la saisir dans les textes épistémiques66 (chapitre 1), s’arrête le plus souvent à
ce niveau logique et nous pensons que c’est la raison pour laquelle la mystique fait
problème. En reconnaissant, et même dans certains cas en identifiant la mystique au
désir d’unité, les énonciataires investissent et projettent leur propre désir d’unité dans le
discours mystique. L’ancien débat autour de la place à donner à la contemplation et à
l’action dans la vie spirituelle chrétienne semble relever de la saisie intuitive de cette
logique. La contemplation est une activité d’ordre unaire : cessation du discours, donc
du sens, silence, mouvement centripète et abyssal d’entraînement en soi, vers un fond

66
Nous utiliserons le terme «textes épistémiques» pour rendre compte des textes qui se donnent et sont
reconnus comme références, c’est-à-dire comme représentatifs de notre épistémè. Ce point sera explicité
dans l’état de la question.
37

sans fond. Le caractère statique et fermé de la jouissance unaire posait problème à


l’éthique chrétienne mais en même temps on ne pouvait nier la puissance d’inspiration
du désir d’unité ni imputer l’inaction aux grands mystiques. Contradiction difficile à
expliquer. L’attention portée à l’énonciation révèle une autre logique dans le parcours
mystique, une logique d’ordre trinitaire associée au désir de l’Autre et inscriptible dans
les médiations symboliques. La mystique trinitaire est une mystique unaire réorientée
vers et par du sens, orientée par le sens que confère l’Autre vers les autres et le monde.
La logique trinitaire complète en quelque sorte la logique unaire en lui donnant
signification et orientation et donc possibilité d’inscrire la jouissance du sujet dans la
socialité et son action dans le monde. C’est cette logique que nous pourrons observer
dans le discours mystique de Marie de l’Incarnation (chapitre 2).

Marie de l’Incarnation

Le sujet mystique qui retiendra notre attention et dont nous ferons la lecture —
(si le sujet peut s’écrire, il peut aussi se lire) —est l’ursuline Marie de l’Incarnation
(1599-1672). Plusieurs raisons ont motivé notre choix. Sur le plan méthodologique, nous
avions deux options : ou bien nous arrêter sur un cas et l’observer plus à fond, ou bien
sélectionner un échantillon assez large de discours mystiques. La seconde option posait
un problème de sélection des textes et des fragments à soumettre à l’analyse. Ce genre
d’enquête d’envergure nous paraîtrait réalisable soit dans le cadre d’une recherche
exploratoire, soit au contraire dans le cadre d’une recherche de longue haleine. Mais
tenter de vérifier notre thèse de cette manière aurait représenté un travail trop lourd dans
le cadre de ce travail de doctorat. Par contre et ultérieurement, une enquête transversale
à partir des résultats de cette thèse nous paraîtrait présenter intérêt et faisabilité. De plus,
en concentrant notre étude sur un cas particulier, nous respecterons une continuité dans
notre travail, notre mémoire de maîtrise ayant été consacré à une analyse sémiotique
38

d’un récit de vision de Marie de l’Incarnation67. Nous espérons faire avancer notre
travail avec un cadre théorique plus élaboré et une méthode davantage précisée. En
outre, Marie de l’Incarnation est une figure mystique reconnue dans la littérature sur la
mystique. Nous soulignions dans le mémoire la séduction qu’opère les «beaux textes» de
Marie de l’Incarnation68. Elle est amplement citée dans la littérature à titre d’exemple et
on le verra, dans certains des textes épistémiques que nous avons analysés, qui n’ont
pourtant pas été choisis sur cette base. Enfin, la focalisation sur un auteur mystique du
XVIIe siècle français, et qui plus est, une fondatrice de ce nouveau pays qui fut la
Nouvelle-France et qui est le Québec, nous a semblé pouvoir contribuer, bien
qu’indirectement, à l’histoire des mentalités puisque, c’est pour le moment une intuition,
et c’est une hypothèse que nous aimerions pouvoir vérifier éventuellement, la spiritualité
chrétienne au Québec nous semble être restée marquée par le XVIIe siècle français
jusqu’aux années soixante (1960)69.

La lecture sémiotique

Nous situant dans un paradigme de connaissance existant, nous désirons


continuer les travaux qui ont précédé et guident notre démarche. Nous travaillerons donc
en lien avec Michel de Certeau sur l’énonciation mystique70 car, à notre connaissance,

67
Danielle Thibault, Une incursion sémiotique dans l’intimité de la relation mystique : analyse du récit de
la vision du mariage mystique de Marie de l’Incarnation, Mémoire de maîtrise, Université Laval, 2000.
68
Dans la littérature scientifique, lorsqu’il est question de l’ursuline, on a presque toujours un éloge à lui
faire. Par exemple, dans un inventaire étendu des autobiographies spirituelles chrétiennes à travers les
siècles, Marie de l’Incarnation est le seul auteur à propos duquel F. Vernet (DSAM, «Autobiographies
spirituelles», col. 1142) parle de «beaux textes».
69
La cause principale en serait la femeture du Québec sur son identité linguistique et religieuse, pour des
raisons de survie culturelle. Mais ce qui a bien servi une bonne cause s’est avéré plus tard nuire à
l’évolution de la spiritualité chrétienne en milieu québécois. Nous pensons que le rejet massif et viscéral
dont est l’objet la spiritualité chrétienne à l’heure actuelle au Québec est en fait le rejet d’une épistémè qui
date de plusieurs siècles.
70
Principalement dans La fable mystique (dorénavant notée FM), surtout la troisième partie : «La scène de
l’énonciation», p. 211-273.
39

l’investigation de la modalisation du sujet mystique n’a pas été reprise depuis ce travail
capital dont l’heuristique est loin d’avoir été épuisée. Nous travaillerons également en
continuité avec Jacques Geninasca (La parole littéraire), un théoricien important de la
sémiotique, sur la modalisation de l’identité du sujet du discours poétique en
l’appliquant au discours mystique et à son sujet. Et enfin, nous désirons nous situer dans
le prolongement du travail d’épistémologie de Raymond Lemieux sur les rapports entre
sciences humaines et théologie et, dans le champ de la mystique, faire suite à ses
réflexions sur les transactions entre écriture et lecture de la mystique71.

Cadre théorique : la sémiotique de l’énonciation

Le désir, comme tout phénomène manifestant de l'inconscient, ne peut être


appréhendé que dans les traces qu'il laisse. En l'occurrence, ces traces sont constituées
des phénomènes renvoyés à la périphérie de la rationalité : les formations inconscientes
que sont les rêves et les symptômes, mais aussi les activités poétiques et artistiques, tous
actes de langage. Parce qu’elle est une élaboration théorique qui appartient au paradigme
langagier post-freudien, la sémiotique de l'énonciation se révèle une approche
heuristique pour appréhender ce domaine de l’activité humaine qui échappe en partie à
la rationalité.

La méthodologie générale de cette thèse relève donc de l’anthropologie


sémiotique et plus précisément de la sémiotique de l’énonciation telle qu’élaborée par
Jacques Geninasca dans La Parole littéraire et A. J. Greimas et J. Courtés dans leur
dictionnaire de la sémiotique (Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du
langage). Dans cette sémiotique, l’énonciation72 est le fait d'un sujet produit par le

71
Principalement dans «Les mendiants de l’existence», Folie, mystique, poésie, 1988 et dans «Théologie
de l’écriture et écriture théologique», Laval théologique et philosophique, vol. 58, no 2 (2002).
72
L’énonciation est «le lieu d’exercice de la compétence sémiotique [et] en même temps l’instance
d’instauration du sujet (de l’énonciation)» (Greimas et Courtés, Sémiotique, article «Énonciation», p. 127);
«une instance linguistique, logiquement présupposée par l’existence même de l’énoncé (qui en comporte
des traces ou des marques» (ibidem, p. 126).
40

langage et plus précisément, par le discours, langage en acte, et en même temps le


produit de l’acte de langage73.

Il sera question dans cette thèse du discours dans sa forme écrite, de l’écriture
des mystiques. Il convient de préciser d’entrée de jeu que, par mystique(s), nous
entendons simplement le corpus dit mystique, les écrits reconnus comme tels par la
tradition et, par extension, les auteurs d’écrits mystiques. L’approche textuelle que nous
adoptons renverse le postulat habituel qui considère «mystique» l’écrit d’«un mystique».
Pour des raisons strictement méthodologiques, nous verrons ce point plus en détails dans
l’état de la question, cette conception n’aboutit qu’à des apories. Si, comme on le verra,
les auteurs mystiques ont un rapport ambigu avec l’écriture, il semble qu’il n’en va pas
de même pour le discours oral, particulièrement valorisé par les mystiques : «si j’avais
votre oreille», dit Marie de l’Incarnation à son fils, «il n’y a point de secret en mon cœur
que je ne vous voulusse confier74». C’est ce qui porte à penser que les mystiques se
contenteraient probablement de jouir sous l’effet du «sens vécu» (selon l’expression
chère à Michel de Certeau75), si ce n’était du désir de l’énonciataire.

Le concept interdisciplinaire de sujet de l’énonciation76 permettra d’articuler


processus psychiques, opérations énonciatives et système symbolique. Le sujet de
l'énonciation, au même titre que le sujet du désir, n'est jamais atteignable directement ou
entièrement. Le sujet de l’énonciation sémiotique partage avec le sujet de l’énonciation
psychanalytique la caractéristique d’être divisé. Le clivage du sujet de l’énonciation
manifeste qu’il est sujet de désir (sujet désirant parce que divisé). Il est un sujet en
perpétuelle construction dans l'intersubjectivité, entre sujet énonciateur et sujet
énonciataire, les deux pôles solidaires constitutifs du sujet de l'énonciation. Et c’est cette
théorisation du sujet de l’énonciation comme sujet divisé, comme sujet essentiellement
relationnel, donc dépendant du désir, qui nous permet d’avancer l’hypothèse que

73
«On peut identifier le concept de discours avec celui de procès sémiotique» et aussi «le discours peut
être identifié avec l’énoncé» (Greimas et Courtés, Sémiotique, article «Discours», p. 102).
74
Lettre CLIII, Correspondance, p. 517.
75
Article «Mystique», Encyclopœdia Universalis.
76
«Le sujet de l’énonciation [...] est un actant implicite logiquement présupposé par l’énoncé» (Greimas et
Courtés, p. 8). Le sujet de l’énonciation est «l’instance énonciative, la compétence discursive ou le sujet
que [le discours] présuppose nécessairement» (Geninasca, La parole littéraire, p. 83).
41

l’écriture mystique serait la résultante du désir de l’énonciataire (et par conséquent du


lecteur) plus que de celui de l’énonciateur77 (et par conséquent de l’écrivain lui-même)
qui, comme nous venons de le suggérer, ne serait pas motivé, ou en tout cas pas
principalement, par un désir d’écrire.

L’analyse sémiotique

Nous proposons que le problème mystique soit un problème d’épistémologie de


la lecture au poste de l’énonciataire (voir supra p. 8). L’attention à l’énonciation devrait
permettre de faire ressortir l’attitude épistémologique implicite du sujet de l’énonciation,
versant énonciateur et versant énonciataire. L’attention à l’énonciation s’appuie sur
divers procédés textuels qui rendent compte de la subjectivité dans le discours et par là,
de la position et de l’attitude du sujet de l’énonciation78. Parmi ces procédés, nous avons
retenu la mise en scène de l’énonciation, la modalisation du sujet d’énonciation et la
mise en discours. La mise en scène de l’énonciation donnera accès à la structure
d’énonciation sous deux angles : sous l’angle de la relation intersubjective énonciateur-
énonciataire et sous l’angle du rapport du sujet à l’objet. La modalisation permettra de
rendre compte de l’identité du sujet de l’énonciation et de son attitude épistémologique.

77
Le terme technique /énonciateur/ sera toujours employé au genre masculin pour signifier sa neutralité,
sans tenir compte de la variable sexuelle, puisque l’énonciateur ne correspond pas uniquement à l’/auteur/
ou à un sujet humain empirique et n’a par conséquent pas de genre. (Ou encore il peut représenter un sexe
dans le discours, il peut être énonciateur féminin ou masculin, peu importe le sexe empirique de l’auteur).
Le problème ne se pose pas avec le terme /énonciataire/ qui est bivalent.
78
Nous sommes redevables pour l’aspect technique de l’analyse au travail de Catherine Kerbrat-
Orecchioni, L’énonciation, chap. 2 «De la subjectivité dans le langage : quelques-uns des ses lieux
d’inscription», p. 39-134.
42

La structure d’énonciation

Nous avons vu que dans le paradigme langagier le sujet est pensé comme une
instance intersubjective. Il semble que l'intersubjectivité occidentale se construise dans
le rapport du sujet, à lui-même, à l'autre (sujets et objets) et à l'Autre. Le discours porte
la mise en scène de la structure intersubjective de l’énonciation. C’est pourquoi l’analyse
de la mise en scène de l’énonciation devrait permettre de saisir quelle est la structure
d’énonciation particulière au sujet mystique. Il apparaîtra notamment que le sujet
énonciateur mystique se rapporte à l'Autre dans toutes ses relations, avec lui-même et
avec l'autre, sujets et objets, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour le sujet
énonciataire mystique.

La modalisation

L’un des postulats méthodologiques de cette thèse est que la modalisation79, la


configuration des modalités du sujet, rend compte de l’identité du sujet de l’énonciation
et de son attitude épistémique, préalable à l’établissement de sa position
épistémologique. En effet, un sujet épistémique a nécessairement un comportement
motivé par une modalité ; par exemple, le /vouloir savoir/ n’implique pas le même
comportement que le /devoir croire/, et n’implique pas non plus le /pouvoir savoir/.

Le sujet de l’énonciation en sémiotique est «l’instance énonciative, la


compétence discursive ou le sujet que [le discours] présuppose nécessairement»
(Geninasca, p. 83). Pour que ce sujet de l’énonciation puisse avoir une existence et une
identité, ainsi que des caractéristiques, il faut qu’il soit modalisé. La modalisation est
«logiquement antérieure» au sujet, dont elle détermine l’existence même avant l’identité
et les caractéristiques (Geninasca, p. 30-31). Sans une structure modale, il ne saurait y

79
L’existence modale est «instauratrice du sentiment d’identité du Sujet et de réalité du monde»
(Geninasca, La Parole littéraire, p. 253).
43

avoir d’existence modale et par conséquent pas d’identité du sujet (Geninasca, p. 253).
«Sans structure modale intersubjective, il n’est pas de communication contractuelle»
(Geninasca, p. 43). En effet, pour le dire simplement, le sujet ne peut exister sans être et
sans faire, et sans un mode quelconque d’être ou de faire (sans vouloir, pouvoir, devoir
ou savoir). Greimas et Courtés pensent que la modalisation est préalable («en amont»)
ou un préalable (une condition) à l’énonciation : «Si l’on veut inscrire la compétence
[qui est une structure modale] dans le processus général de la signification, on doit la
concevoir comme une instance située en amont de l’énonciation» (Greimas et Courtés,
p. 54). La modalisation est non seulement un facteur important de la construction du
sujet sémiotique, mais, c’est ce qu’avance Jacques Geninasca (que nous suivrons jusque
là), «l’existence modale fonde le sens80» même. Selon Jacques Geninasca, la
modalisation est non seulement préalable à l’acte lui-même, et alors a fortiori à l’énoncé
comme résultat de l’acte de discours, mais «préalable à l’expérience même» (Geninasca,
p. 254), ce qui est lourd de conséquences pour la notion d’expérience dans la question
mystique.

Pour Michel de Certeau, «la modalité maximalise l’instance du sujet» (FM, p.


231). La modalité est située «à l’articulation du locuteur et de son énoncé» (ibidem) :
c’est la modalisation qui attribue au sujet la compétence discursive qui permet la
réalisation du discours lui-même. Plus spécifiquement, dans le champ qui nous intéresse,
Michel de Certeau, dans son étude inauguratrice du discours mystique dans le paradigme
du langage, la Fable mystique, a identifié que le volo, le vouloir, est le modalisateur
régulateur du discours mystique, c’est-à-dire qu’il initie et régit les autres modalités
(comme le pouvoir ou le devoir) (p. 230-231). C’est ainsi que la modalisation par le
vouloir constitue, selon l’analyse de Certeau, la principale caractéristique du sujet
(d’énonciation) mystique. Si le vouloir est posé en préalable par le discours mystique, il
reflète en cela le processus d’énonciation lui-même puisque le vouloir, modalité dite

80
«Désignons par “existence modale” l’ensemble des relations de nature thymique ou pathémique, qu’un
Sujet est susceptible d’entretenir avec une chose [...] Instauratrice du sentiment d’identité du sujet et de
réalité du monde [...] » (Geninasca, La parole littéraire, p. 254). «L’assomption en tant qu’acte
instaurateur du croire, a pour effet ... de poser au double sens d’instaurer et de reconnaître, les valeurs,
mais elle n’est elle-même pensable que par rapport à l’existence de modalisations qui lui sont logiquement
antérieures» (p. 31). C’est ainsi que Geninasca propose de reconnaître dans la modalité du croire «le mode
d’inscription d’un sujet (ou d’une configuration de sujets) sur la dimension du vouloir» (p. 94).
44

virtualisante, «est un préalable virtuel à la production (énonciation) de tout énoncé de


faire ou d’état» (Greimas et Courtés, p. 421). En ce faisant, le discours mystique
n’occulte pas son origine dans le sujet mais la reconnaît explicitement.

C’est notamment par les procédés énonciatifs appelés modalisateurs que le sujet
s’inscrit dans son énoncé — ce qui permet de repérer son identité — et qu’il se situe par
rapport à son énoncé81 — ce qui permet de repérer son attitude épistémique. Par attitude
épistémique, rappelons que nous entendons la disposition qui motive consciemment ou
inconsciemment l’activité et le comportement épistémique du sujet — la disposition,
dans son sens de tendance, étant elle-même sous-tendue par le désir du sujet. L’attitude
épistémique est nécessairement celle d’un sujet modalisé dans son activité épistémique :
par exemple, un sujet du désir de savoir (qui veut savoir) ou un sujet du savoir (qui peut
savoir ou veut pouvoir savoir).

Le rapport du sujet à l’objet


L’histoire du langage est déjà l’histoire de la
pensée.82

La question du rapport du sujet à l’objet est une question épistémologique par


excellence. Observer quel est le rapport à l’objet conduit à l’épistémologie sous-jacente
du sujet de l’énonciation. L’attitude épistémologique du sujet sera dépendante de sa
modalisation épistémique (/vouloir savoir/, /devoir croire/, /pouvoir savoir/, etc.) dans la
relation qu’il établit avec l’objet. Un autre moyen de repérer le rapport que le sujet
établit avec l’objet est de porter attention à la mise en discours des figures. L’objet, en
effet, est nécessairement actorialisé : il joue un rôle, il est ce qui est cherché ou ce qui est
rejeté, ce qui est aimé ou ce qui est craint, etc. L’objet appartient à l’énonciation
énoncée : il est acteur alors que le sujet de l’énonciation est actant de l’énonciation83.

81
«La modalité [...] repère l’investissement du locuteur dans son énoncé» (De Certeau, FM, p. 231).
82
De Certeau, «Mystique au XVIIe siècle : le problème du langage mystique», p. 267.
83
«l’acteur est une unité lexicale, de type nominale qui, inscrite dans le discours, est susceptible de
recevoir, au moment de sa manifestation, des investissements de syntaxe narrative [tels les rôles de
45

Comme le dit si bien Geninasca, «le discours n’est tout entier ni dans l’objet ni
dans le sujet» (Geninasca, p. 94 note 1). Et si, comme Certeau le théorise, la modalité est
située «à l’articulation du locuteur et de son énoncé» (FM, p. 231), on peut considérer
que la figure est à l’articulation du sujet de l’énonciation et de son énoncé, du sujet de
l’énonciation et de l’objet de son discours. La sémiotique considère la figure comme un
lieu «vide»84 pour signifier qu’elle est une place ou un espace que le sujet de
l’énonciation peut investir, où le sujet peut articuler et manifester son rapport à l’objet.

L’articulation, la mise en rapport du sujet et de l’objet, s’opère par la mise en


discours, soit par l’actorialisation, la spatialisation et la temporalisation. Comme nous
venons de le mentionner, l’objet est forcément actorialisé ; l’articulation de l’acteur de
l’énoncé (l’objet) à l’actant de l’énonciation (le sujet) se réalise alors plus précisément
par la spatialisation et la temporalisation. En linguistique de l’énonciation, la
spatialisation et la temporalisation sont d’ailleurs considérées comme des modalisateurs
(Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation, p. 50-55s). À ce titre, spatialisation et
temporalisation remplissent une fonction de modalisation du rapport entre le sujet de
l’énonciation et la figure actorielle, notamment en ce qui concerne «le degré d’adhésion
du sujet d’énonciation aux contenus énoncés» (Kerbrat-Orecchioni, p. 133). Comme
nous le verrons dans l’analyse des textes, les figures de temps (telles /toujours/ et
/jamais/) ou d’espace (telles /intérieur/ et /extérieur/) caractérisent le rapport du sujet à
l’objet.

De plus, l’objet est la plupart du temps objet de valeur, donc le lieu d’une
axiologisation85, et ce, nous le verrons dans l’état de la question, même dans les textes

Destinateur, de Sujet opérateur, etc.]... et de sémantique discursive. Son contenu sémantique propre
semble consister essentiellement dans la présence du sème d’individuation qui le fait apparaître comme
une figure autonome de l’univers sémiotique. [...] Du point de vue de l’énonciation, on pourra distinguer
le sujet de l’énonciation, qui est un actant implicite logiquement présupposé par l’énoncé, de l’acteur de
l’énonciation : en ce dernier cas, l’acteur sera, par exemple, Baudelaire en tant qu’il se définit par la
totalité de ses discours» (Greimas et Courtés, p. 7-8, souligné dans le texte)
84
«le lieu vide où s’investissent et les formes syntaxiques et les formes sémantiques» (Greimas et Courtés,
p. 3). «On voit donc apparaître [...] une structure actorielle [...] les différents acteurs du discours étant
constitués en un réseau de lieux qui, vides de par leur nature, sont des lieux de manifestation des structures
narratives et discursives» (p. 8).
85
C’est ce que remarque également Kerbrat-Orecchioni : «la modalisation débouche souvent sur
l’axiologique» (L’énonciation, p. 145).
46

épistémiques abstraits et réputés «objectifs». L’axiologisation (l’attribution de valeurs


morales) est une dimension évidemment importante pour saisir l’attitude
épistémologique du sujet. L’axiologisation est une manifestation du désir du sujet, mais
pas toujours explicitement ou directement. Le sujet de l’énonciation étant un lieu
d’articulation entre désirs conscient et inconscient, et surtout entre le désir et le système
symbolique, l’axiologisation peut manifester un écart, une discordance entre les deux.
C’est précisément dans la discordance et l’ambivalence dans le discours, manifestation
du sujet de l’énonciation, que Lacan repère le sujet du désir86. Laurent Danon-Boileau,
un théoricien et praticien qui articule linguistique et psychanalyse, précise encore :

le sujet de l’énonciation ne désigne pas tant le support du désir


inconscient que ce qui deviendra support commun au désir conscient, au
désir inconscient et à l’acceptation de l’écart entre les deux. Le sujet de
l’énonciation est le lieu d’une articulation entre des désirs conscients et
des désirs inconscients. Il n’est pas réductible au support du désir
inconscient87.

C’est, comme nous le verrons, l’une des caractéristiques du discours mystique que de
présenter discordance et ambivalence. Ce qui reflète donc bien le rapport du sujet
mystique à son objet : par exemple, le mystique dira qu’il ne peut pas dire ou que cela
(l’objet) ne peut être dit.

Notre postulat est que l’attitude épistémologique n’est pas exempte de désir.
Nous formulons l’hypothèse qu’il y aurait donc deux objets de désir différents dans
chacune des deux attitudes épistémologiques envers la mystique : le sujet lui-même
constitue l’objet dans le désir d’unité et l’Autre, bien entendu, dans le désir de l’Autre.
Le désir d’unité serait celui d’un sujet thymique en quête de sentiment d’identité et de
jouissance dans une dynamique d’autoréférentialité ; le désir de l’Autre serait celui d’un
sujet ayant assumé l’aspect thymique de son désir et l’ayant sublimé dans un univers
symbolique, dans une dynamique ternaire d’intersubjectivité.

86
Chemana et Vandermersch, Dictionnaire de la psychanalyse, p. 120.
87
Laurent Danon-Boileau, Le sujet de l’énonciation : psychanalyse et linguistique, p. 15.
47

Quant à nous, nous considérerons l’objet en tant qu’objet sémiotique et non dans
une perspective référentielle. L’énonciateur représente le poste où s’élabore le discours
comme objet sémiotique (textuel, oral, iconique, etc.). L’énonciataire représente le poste
de l’interprétation et de l’évaluation du discours, où s’actualise l’objet sémiotique dans
et par la lecture (qu’est-ce qu’un texte, en effet, s’il n’est pas lu? Rien de plus qu’un
objet qui comporte des virtualités sémiotiques).

La lecture de la mystique ou le sujet énonciataire

Position de l’énonciataire

L’analyse du discours des énonciataires de la littérature mystique (chapitre 1)


permettra de constater que la lecture de la littérature mystique est encore massivement
intuitive, c’est-à-dire que le désir d’unité n’y étant que rarement conscientisé et
thématisé, il reste a fortiori non critiqué. Cette situation épistémologique découlerait en
grande partie du fait que la préoccupation portée à la position du lecteur dans les
analyses de discours est encore récente. Antérieurement à la reconnaissance de la
conjonction des deux positions d'énonciateur88 et d'énonciataire dans un seul et même
acte de langage, l'énonciation, et dans un même actant, le sujet de l’énonciation89, la
lecture était considérée comme un décodage de la production de l'auteur — et la
littérature mystique a par conséquent fait l'objet d'enquête surtout au poste de
l'énonciateur, sans conscientiser la position de l’énonciataire. De plus, la recherche du
message ou de l'intention de l'auteur s'effectuait dans le cadre épistémique du sujet de

88
«On appellera énonciateur le destinateur implicite de l’énonciation, en le distinguant ainsi du narrateur
(tel «je» par exemple qui est un actant obtenu par la procédure de débrayage et installé explicitement dans
le discours)» (Greimas et Courtés, p. 125). Pour la définition de l’énonciataire voir la note 9 supra.
89
Le sujet de l’énonciation est «un actant implicite logiquement présupposé par l’énoncé» (Greimas et
Courtés, p. 8) ; «Le terme “sujet de l’énonciation” employé souvent comme synonyme d’énonciateur,
recouvre en fait les deux positions actantielles d’énonciateur et d’énonciataire» (Idem, p. 125).
48

conscience, dans l’ignorance ou l’évitement d’un large pan de l’activité humaine et donc
sans essai de théorisation de ce continent caché, ce à quoi vise de contribuer une
théorisation du désir. La plupart des études théologiques qui se sont intéressées au
«langage des mystiques» se sont rattachées à une conception expressionniste du langage,
sans visée anthropologique90. L'approche sémiotique de l'énonciation, qui partage la
perspective de l'anthropologie psychanalytique, permet d'atteindre ce niveau
anthropologique du sujet dit de l'énonciation, qui est nécessairement, comme on l’a vu
(supra p. 27), sujet de désir. La littérature mystique ayant fait l'objet d'enquête surtout au
poste de l'énonciateur, nous nous intéresserons donc particulièrement dans cette thèse au
poste de l'énonciataire, dans l'hypothèse que le rôle de l'énonciataire est tout aussi
important que celui de l'énonciateur dans l’écriture mystique. Nous proposons de
considérer que si «problème» mystique il y a, c’est d’un problème d’épistémologie de la
lecture qu’il s’agit, au poste de l’énonciataire donc, plutôt qu’au poste de l’énonciateur.

Nous avons proposé l’hypothèse qu’il y ait une disparité entre les désirs du
lecteur de la mystique et de l’écrivain mystique (supra p. 34), que les désirs ne
coïncident pas nécessairement. Plus précisément, si l’énonciateur mystique fait montre
d’un désir de structure trinitaire et d’une épistémologie assumée, ce ne serait pas
nécessairement le cas de l’énonciataire, qui peut en rester au désir d’unité. Si
l’énonciateur mystique traque l’illusion, l’énonciataire, lui, en est peut-être plein. Le
«problème mystique», que nous situons dans la lecture, dépendrait alors en grande partie
du désir d’unité de l’énonciataire, non conscientisé ni thématisé. En effet, lorsque le
désir d’unité n’est pas conscientisé dans une démarche scientifique, le sujet se retrouve
dans la difficulté de concilier un cadre épistémique rationnel avec l’effet de fascination
du désir d’unité. Nous pensons que dans la fascination pour la mystique comme pour le
sacré, c’est la fascination du désir d’unité qui se manifeste d’abord et surtout. Si comme
le soutient Pier Césarée Bori91, «c’est l’interprétation qui fait le caractère sacré ou

90
On en trouvera un bon exemple dans l’article «Mystique» du Dictionnaire critique de théologie que
nous analyserons dans l’état de la question.
91
L’interprétation infinie : l’herméneutique chrétienne ancienne et ses transformations, 1991, p. 132. Pier
Césarée Bori est professeur de philosophie morale à la faculté des sciences politiques de Bologne.
L’interprétation infinie est un ouvrage essentiel sur l’herméneutique chrétienne ancienne (de la patristique
au Moyen Age) : ses transformations, la rupture lors du développement d’une herméneutique moderne,
49

profane d’un texte», le caractère sacré ou mystique est attribué par l’énonciataire. C’est
pourquoi nous espérons contribuer, avec cette thèse, à une démythification de la
mystique : la conversion épistémologique réalisée par les énonciateurs mystiques
(chrétiens), du désir d’unité au désir de l’Autre, va dans le sens d’une démythification de
la mystique en tant que désir d’unité.

Position et logique générale de la thèse

Pour rendre compte du désir de l’énonciataire au poste de la réception, nous


procéderons à une lecture sémiotique du discours qui sert de base à tout état de la
question, le discours épistémique, ici sur la mystique (chapitre 1 L’état de la question : le
discours sur la mystique, discours des énonciataires). Les textes épistémiques sont
certainement parmi les textes les plus tenus pour acquis, les moins critiqués de
l’ensemble des textes qui construisent l’épistémè et la culture. L’idée de fond de notre
état de la question est de questionner les contenus livrés par les textes épistémiques, en
tentant de voir, comme on peut le faire pour tout autre genre de texte, quelle en est la
structure d’énonciation. En appliquant l’analyse sémiotique de l’énonciation aux textes
faisant partie de l’état de la question, nous verrons l’attitude épistémique de
l’énonciataire prendre forme sous nos yeux, dans un effet de «work in progress»
caractéristique de ce genre d’analyse.

Comme nous l’aurons fait pour le poste de la réception, nous tenterons également
de cerner l’attitude épistémique de l’énonciataire au poste de la production de l’écriture
cette fois, à travers un texte de la littérature mystique, une lettre de Marie de
l’Incarnation. Cette partie de l’analyse fera l’objet de la première section du deuxième
chapitre consacré au discours de l’énonciateur (chapitre 2, 2.1 L’énonciataire dans le
discours de l’énonciateur mystique : la lettre CLIII de Marie de l’Incarnation à son fils).

mais aussi les persistances du modèle ancien, notamment dans le romantisme, où la sécularisation de
l’herméneutique coïncide avec la sacralisation du texte (le sacré n’est plus réservé à l’Écriture (sainte),
tout texte peut prendre une aura sacrée) — mais aussi dans la théorie du texte contemporaine.
50

L’objectif principal de cette section est de prêter attention à l’attitude et au rôle de


l’énonciataire dans le discours de l’énonciateur mystique. L’hypothèse sous-jacente à
cette section est que, dans la littérature mystique, l’énonciataire joue un rôle important
dans la production de l’écriture, au point qu’il semble que, sans le désir de
l’énonciataire, l’énonciateur ne passerait pas à l’acte d’écriture.

Nous suivrons ensuite le parcours du désir de l’énonciateur dans une analyse


d’un fragment de La Relation de 1654 de l’ursuline Marie de l’Incarnation (chapitre. 2,
2.2 Le discours de l’énonciateur mystique), dans l’hypothèse que ce parcours nous
mènera d’une attitude mystique unitaire (désir d’unité) vers une attitude trinitaire (désir
de l’Autre), ce qui constituerait un caractère spécifique de la mystique chrétienne. C’est
la thèse proprement dite : la mystique chrétienne est le lieu d’une conversion
épistémologique, du passage d’un désir de logique ou de structure unitaire à un désir de
logique ou de structure trinitaire. Nous entendons «conversion» dans le sens de
transformation et de changement sans l’axiologiser immédiatement comme le fait la
définition religieuse : «Le fait de passer d’une croyance considérée comme fausse à la
vérité présumée» (Petit Robert). Nous relions d’ailleurs le concept de «conversion» à
celui de «désir» plutôt qu’à celui de «croyance», la croyance sous-entendant
nécessairement un désir92. Or, c’est un postulat de notre thèse, nous pensons que le désir
a lui-même un ordre, une logique93. Ce sont les logiques du désir que nous tenterons
donc de repérer et de montrer dans cette thèse. Si dans tout changement de paradigme, il
y a une part d’irrationnel94, dans tout changement d’épistémologie, il y a nécessairement
un changement dans l’ordre du désir.

92
Geninasca propose de reconnaître dans la modalité du croire «le mode d’inscription d’un sujet (ou d’une
configuration de sujets) sur la dimension du vouloir» (La Parole littéraire, p. 94). Autrement dit, il n’y a
pas de croire sans vouloir croire.
93
Pour l’élaboration de cette idée de «logiques» ou de «structurances» (structures structurantes) du désir,
nous sommes pleinement redevables à Dany-Robert Dufour (Les mystères de la Trinité, Le bégaiement
des maîtres).
94
Le fait est reconnu en science : «Le remplacement d’un paradigme par un autre ne s’effectue pas sur une
base entièrement rationnelle mais requiert un élément de conversion» (Dictionnaire d’histoire et de
philosophie des sciences, article «Paradigme», p. 720) ; «En autorisant à concevoir la part irrationnelle qui
concourt au développement scientifique, Khun a ouvert la porte à une analyse sociologique du
développement scientifique» (Whithley, DHPS, p. 721).
51

Sujet de l’énonciation

Énonciataire Énonciateur
lecture écriture
discours épistémique discours mystique

Énonciataire Énonciateur Énonciataire Énonciateur


la thèse chap. 1 chap. 2.1 chap. 2.2

Figure 1 Position de la thèse dans la structure d’énonciation du champ épistémique


CHAPITRE 1 ÉTAT DE LA QUESTION: LE
DISCOURS SUR LA MYSTIQUE, DISCOURS DES
ÉNONCIATAIRES

L’objectif classique d’un état de la question est, rappelons-le, de dresser le bilan


des connaissances sur une question particulière. Un état de la question peut se situer
entièrement et exclusivement sur le plan du contenu, sans visée épistémologique, c’est-
à-dire sans critiquer la modalisation des connaissances. Les états de la question entendus
au sens de l’analyse documentaire95 consistent à faire ressortir les contenus sur le plan
de l’énoncé, sans prendre en compte l’énonciation. Cette définition appartient à
l’épistémè scientifique et technique et la question de l’énonciation ne se pose pas dans
ce contexte lorsque l’épistémologie n’est pas questionnée, lorsque le chercheur, qui
s’insère explicitement ou implicitement dans un champ épistémique, ne s’intéresse
qu’aux contenus énoncés. Lorsqu’on veut atteindre l’épistémologie implicite, cette
méthode n’est pas suffisante.

L’attitude épistémique sous-jacente à la recherche du contenu correspond à une


prétention à savoir ce que c’est (ce qu’est quelque chose), prétention elle-même sous-
tendue par un désir (le désir de savoir ce que c’est). L’attitude sous-jacente à la
recherche épistémologique correspond à savoir comment on sait96, comment est construit
le contenu par la connaissance, ce qui implique une série de questions telles à partir de
quoi, avec quoi, sous quelles conditions, pour quoi, etc. Dans notre approche, les
connaissances sont considérées comme les résultats, non seulement d’une méthode, mais
aussi d’une attitude (le choix de la méthode étant lui-même conséquent à l’attitude).
Nous ne nous en tiendrons donc pas au niveau du contenu dans l’état de la question, et
nous ne tenterons donc pas tant de savoir ce qu’est la mystique. Nous tenterons plutôt de

95
«We can define the information review as a document created by analyzing and synthesising the context
of an aggregate of primary sources so as to obtain the state, development, and possible ways of resolving a
particular problem» (Zdorov et Grechikhin, «Characteristics of the production of information reviews»,
Scientific and technical information processings, no 3, 1977, p. 45).
96
Ou, comme le dit Raymond Lemieux, à «rendre compte du mode de production de son langage»
(L’intelligence et le risque de croire, p. 48).
53

voir quelle construction s’élabore dans les textes sur la question de la mystique, quelle
attitude sous-tend cette construction — et surtout, quel est le rapport d’interdépendance
entre les résultats (l’état des connaissances, les concepts et les définitions) et l’attitude
épistémologique.

1.01 Hypothèses

C’est pourquoi, comme nous l’avons dit d’une manière qui aura pu sembler
provocatrice, nous ne tenterons pas tellement de savoir ce qu’est la mystique, c’est-à-
dire que ce n’est pas uniquement ni tant le contenu qui nous intéresse, ni de fixer un
contenu définitif à la notion de mystique. Notre discours se veut un discours de la
recherche plus qu’un discours du savoir. Notre programme dans l’état de la question ne
consiste pas dans la recherche de définitions, dans le but de fixer un objet de savoir ou
un savoir objectif. Notre programme consiste dans la recherche de l’attitude
épistémologique du sujet de l’énonciation des textes sur la mystique afin de pouvoir la
comparer avec celle du sujet de l’énonciation de la littérature mystique, dans le but de
vérifier une hypothèse centrale de notre thèse, que les désirs de l’énonciateur et de
l’énonciataire mystiques ne coïncident pas nécessairement — et qu’il y a peut-être bien
un malentendu dans la lecture de la littérature mystique. Nous nous demanderons donc
comment la question est traitée sur le plan du discours dans les textes de référence et de
synthèse. Nous pensons que l’attention à l’énonciation dans l’analyse des sources
secondaires devrait permettre de faire ressortir l’attitude épistémologique implicite, les
présuppositions, les rouages à l’œuvre dans les conceptions établies de la mystique97.
L’idée sous-jacente à cette approche est que, si on définit l’état par la manière d’être, ce
qu’on pense (le contenu) est déterminé par comment on le pense (l’énonciation du

97
Par exemple, une certaine littérature sur la mystique semble ne pas pouvoir échapper à
l’autoréférentialité et explique la mystique par la mystique. L’Encyclopédie des mystiques, que nous
analyserons dans l’état de la question, offre un bon exemple de cette position mystique unitaire, fondée sur
le désir d’unité du sujet.
54

discours), — ou autrement dit, l’attitude du sujet de l’énonciation influence l’état de la


connaissance, la conception et la définition de l’objet.

Dans la logique de notre cadre théorique, l’état de la question se situe à la


position de la réception. Le sujet de l’énonciation des documents secondaires que sont
les textes de référence est en effet à la fois énonciataire des sources primaires (ici les
œuvres littéraires mystiques) et énonciateur ou producteur d’un texte secondaire à partir
de la matière des textes lus. Et puisque nous nous intéressons particulièrement dans cette
thèse au poste de l'énonciataire, nous proposons de considérer que si la mystique pose
problème, le problème en serait un d’épistémologie de la lecture, au poste de
l’énonciataire, ou de l’interprète des textes mystiques, beaucoup plus qu’un problème
d’épistémologie de l’écriture, au poste de l’énonciateur, des auteurs mystiques (du moins
de ceux reconnus par la tradition chrétienne). Dans cet esprit, nous considérons les textes
de l’état de la question comme une partie du corpus de la thèse, puisque le travail de
l’état de la question correspond théoriquement à l’analyse du discours des énonciataires.
Il ne nous semblerait pas cohérent méthodologiquement de procéder à une lecture
«ordinaire» des textes de l’état de la question et de réserver la lecture sémiotique aux
textes du corpus mystique. Cet effet ou cette conséquence méthodologique de l’analyse
sémiotique démontre la cohérence qui existe entre théorie et méthode (ou pratique) dans
la théorie de l’énonciation, de même que la portée englobante de cette théorie. En effet,
la «méthode» sémiotique n’est pas applicable à une portion du savoir qui pourrait être
isolée de l’ensemble de l’épistémè. Ce qui, il faut bien le voir, est la pratique courante en
sciences. La pratique même de la sémiotique interdit cette situation parce qu’elle en
dégage les contradictions et l’incohérence. Un texte n’est pas détaché ni détachable de
l’ensemble anthropologique auquel il appartient. Ainsi, un texte étant une production
humaine, il doit être considéré en tant que tel, quelque soit par ailleurs son sujet ou son
objet (scientifique, ou poétique, ou théologique). Et c’est pourquoi l’état de la question
que nous élaborons dans cette thèse s’intègre à la thèse proprement dite, en rendant
compte de l’état actuel de la réception de la littérature mystique, du discours des
énonciataires.
55

1.02 Le corpus

Dans sa forme et son acception classique, l’état de la question a deux fonctions :


d’abord passer en revue la documentation, pour connaître ce qui a été fait jusqu’à
maintenant sur la question ; ensuite, par le bilan qu’elle permet de dresser, l’état de la
question permet de valider les hypothèses afférentes à la thèse. Dans une telle approche,
l’un des critères de validité d’un état de la question repose sur l’exhaustivité de la revue
de la documentation : il fut un temps où la masse textuelle et le temps dévolu à la
rédaction d’une thèse permettait de penser que l’état de la question consistait à avoir tout
lu sur un sujet. Plutôt que de viser une exhaustivité dorénavant illusoire, du moins dans
notre champ, il nous a paru somme toute plus profitable de faire l’état de la question
d’un échantillon de textes représentatifs sur le plan épistémologique plutôt que sur le
plan du contenu. En effet, les textes appartenant à un même paradigme participent
généralement d’une même épistémologie et l’accumulation de textes n’apportent rien de
plus ou de plus probant. Travailler sur le plan épistémologique et avec la méthode
sémiotique n’exige pas l’exhaustivité, obligatoire quand le travail se situe sur le plan du
contenu.

En ce qui concerne les ouvrages de référence, nous avons limité la sélection des
textes à l’épistémè française. La sélection, effectuée sur une base de logique
documentaire (c’est ce que nous expliquerons tout de suite), a permis de constater une
percée du paradigme du langage dans l’épistémè générale (non spécialisée) française :
l’Encylopædia Universalis, un ouvrage de référence incontournable, a orienté son article
sur la mystique dans ce paradigme en le confiant à Michel de Certeau.

Nous avons donc procédé d’abord à l’investigation des textes qui se donnent et
sont reconnus comme références, c’est-à-dire comme représentatifs de notre épistémè, et
c’est pourquoi nous les dénommons «textes épistémiques». Ce genre de textes, appelés
en langage courant «ouvrages de référence», est thématisé en sémiotique comme
«discours référentiel» :
56

«La recherche scientifique s’exprime sous la forme du discours


scientifique [...] On remarquera alors que si, en tant que faire cognitif, il
se définit comme un procès producteur de savoir, en tant que faire-savoir
il sera soumis à un éventuel énonciataire et changera de ce fait de statut
pour se présenter comme discours référentiel (qui, après évaluation
épistémique, pourra servir de support à un nouveau discours cognitif et
ainsi de suite)» (Greimas et Courtés, article «Scientificité», p. 322-323)

Nous pensons donc à des textes qui font déjà un état de la question et qui revendiquent
un statut d’autorité : des encyclopédies et dictionnaires, des introductions ou préfaces98 à
des ouvrages de référence spécialisés sur le sujet. La démarche de recherche de notions
ou de définitions commence par la consultation de tels ouvrages. Cette démarche, qui est
celle de tout lecteur averti sans être spécialiste, permet d’atteindre l’épistémè générale
d’une époque. Les connaissances plus avancées sur le plan scientifique, livrées par les
études spécialisées, devront être prises en compte, mais dans un deuxième temps,
puisqu’elles se situent à la marge de l’épistémè contemporaine, qu’elles ne sont pas
encore intégrées à l’épistémè commune. Il y a effectivement coexistence d’épistémès
différentes dans un même temps et un même espace socio-historique. La situation est
facilement constatable dans le domaine des sciences physiques mais elle existe tout
autant dans le champ des sciences humaines et religieuses. Nous pourrons d’autant
mieux évaluer par la suite quelles données ces connaissances plus avancées ajoutent,
quelles perspectives nouvelles elles ouvrent en regard de la problématique qui nous
occupe.

Dans un ouvrage de référence, aussi objectif prétende-t-il être, les matières sont
traitées selon un angle d’approche ou à partir d’un point de vue déterminé, qui peut être
scientifique, dogmatique, critique, de vulgarisation ou grand public, etc. Les textes à
soumettre à l’état de la question ont été sélectionnés dans l’objectif de présenter un
échantillon représentatif des orientations des publications de référence. Nous
consulterons donc une encyclopédie générale réputée, des dictionnaires ou
encyclopédies spécialisées dans des domaines où la mystique représente un champ
d’intérêt disciplinaire (philosophie, théologie, spiritualité, sciences humaines et sciences

98
Voir la justification de cette sélection plus loin, à la section «Le découpage des textes».
57

des religions). En général, les critères de sélection des ouvrages sont : la réception
(ouvrage encore en circulation ou réédité), la réputation (orthodoxie, expertise),
l’intertextualité (importance de l’ouvrage dans le réseau des citations). À ce niveau, soit
à celui des ouvrages de référence, seule l’épistémè de langue française a été retenue99.

Le deuxième temps de l’état de la question sera consacré à des études


spécialisées dont la sélection a été cette fois dictée par notre cadre théorique et
méthodologique. En effet, ces études ont été choisies pour leur caractère
épistémologique ou méthodologique qui permet de sortir de l’aporie de l’opposition
expérience/langage et d’ouvrir de nouvelles perspectives sur la question de la mystique.
Les études sélectionnées appartiennent au paradigme du langage : nous analyserons une
étude française (Michel de Certeau), une étude italienne (Mino Bergamo) et une étude
anglaise (Denys Turner).

1.03 La méthode

Dans un premier temps et dans la définition classique, l’état de la question sert à


faire le bilan des contenus sur une question donnée. Cette pratique correspond, du point
de vue d’une théorie de l’énonciation, à faire le bilan des énoncés. Lorsqu’on veut
atteindre l’épistémologie implicite, cette méthode n’est pas suffisante. S’il est soumis à
l’analyse de l’énonciation, l’état de la question devrait permettre de faire le bilan des
attitudes des énonciateurs envers les énoncés de connaissance et donc d’atteindre le
niveau épistémologique. À ce moment, l’état de la question ne servira plus seulement à
faire le bilan des contenus sur une question donnée et à valider les hypothèses afférentes

99
Nous travaillons dans l’épistémè française. C’est l’une des limites de notre étude. Il serait bien entendu
intéressant d’étudier d’autres épistémès. Mais, au niveau des ouvrages de référence ou du «discours
référentiel», l’épistémè représentée est globalement l’épistémè occidentale, les différences culturelles
occidentales ne jouant pas beaucoup à ce niveau de généralité. (Les ouvrages de référence de langue et de
culture italienne, espagnole, allemande ou anglaise, par exemple, appartiennent globalement à un même
paradigme).
58

à la thèse, ce qui correspond aux deux fonctions classiques de l’état de la question, mais
il contribuera également à valider et à construire le cadre théorique.

En effet, la sémiotique étant notre méthodologie générale, il ne serait pas


cohérent de procéder à l’analyse sémiotique des sources primaires (le corpus mystique)
et d’en dispenser les sources secondaires (les textes sur la mystique ou le corpus
épistémique). Au nom de quel critère pourrions-nous opérer une telle discrimination
méthodologique? Que vaut un énoncé isolé de son énonciation? Cette obligation à la
cohérence est un effet ou une conséquence de l’analyse sémiotique elle-même, ce qui
démontre la cohérence qui existe entre théorie et méthode (ou pratique) dans la théorie
de l’énonciation, de même que la portée englobante de cette théorie. En effet, la
«méthode» sémiotique n’est pas applicable à une portion du savoir qui pourrait être
prélevée et isolée de l’ensemble de l’épistémè. Ce qui, il faut bien le voir, est la pratique
courante en sciences. La pratique même de la sémiotique interdit cette situation parce
qu’elle en dégage les contradictions et l’incohérence. Un texte n’est pas détaché ni
détachable de l’ensemble anthropologique auquel il appartient. Ainsi, un texte étant une
production humaine, il doit être considéré en tant que tel, quel que soit par ailleurs son
sujet ou son objet (scientifique, ou poétique, ou théologique).

L’attention à l’énonciation dans l’analyse des sources secondaires devrait donc


permettre de faire ressortir l’attitude épistémologique implicite, ce qui est l’objectif
principal de notre état de la question. L’attention à l’énonciation s’appuie sur divers
procédés textuels qui rendent compte de la subjectivité dans le discours et par là, de la
position et de l’attitude du sujet de l’énonciation. Le postulat méthodologique ici est que
l’attitude épistémologique laisse des traces dans la structure intersubjective de
l’énonciation, dans la modalisation du sujet et dans le rapport du sujet à l’objet. Nous
avons donc retenu, aux fins de l’analyse, les procédés de la mise en scène de
l’énonciation, de la modalisation et de la mise en discours (actorialisation,
temporalisation, spatialisation).

Les procédés de la mise en scène de l’énonciation nous permettront d’atteindre la


structure d’énonciation intersubjective (énonciateur-énonciataire). Les marques
59

énonciatives, marqueurs de la subjectivité, sont repérables à partir d’indices


linguistiques dont les principaux sont les déictiques (pronoms personnels, démonstratifs,
la temporalisation, la spatialisation), les formes verbales, la modalisation et
l’axiologisation100. Nous porterons plus spécialement attention aux marqueurs subjectifs
que sont les pronoms personnels, qui mettent en place les positions respectivement
dévolues aux deux instances du sujet de l’énonciation, l’énonciateur et l’énonciataire,
ainsi que les rapports qui s’établissent entre elles. On verra, par exemple, que dans
certains textes l’énonciateur se place en position hiérarchique et unilatérale vis à vis de
l’énonciataire alors que dans d’autres textes, le rapport peut être plus égalitaire ou même
réciproque. Le contrat énonciatif canonique des ouvrages de référence a la structure
suivante : un énonciateur (spécialiste) s’adresse à un énonciataire (spécialiste ou non)
dans un but didactique.

Nous avons affaire, dans cet état de la question, à des discours à dominante
cognitive. Greimas et Courtés indiquent quelques types de discours cognitifs : les
discours interprétatifs (critique littéraire, histoire, exégèse, etc.), les discours persuasifs
(pédagogiques, politiques, publicitaires, etc.) et les discours scientifiques. Les discours
que nous traitons dans notre état de la question appartiennent à l’épistémè scientifique.
Les discours scientifiques combinent les fonctions persuasive et interprétative : ils sont
persuasifs en tant que leur programme est démonstratif et argumentatif et ils sont
interprétatifs en tant qu’ils «[exploitent] les discours antérieurs considérés alors comme
discours référentiels»101.

Sur le plan de l’énonciation, le discours scientifique présente certaines régularités


particulières. Le discours scientifique se présente comme objectif et débrayé, c’est-à-dire
qu’il a tendance à occulter la subjectivité de l’énonciateur102. La position actantielle de

100
Nous sommes redevables pour l’aspect technique de l’analyse au travail de Catherine Kerbrat-
Orecchioni, L’énonciation, chap. 2 «De la subjectivité dans le langage : quelques-uns des ses lieux
d’inscription», p. 39-134.
101
Greimas et Courtés, article «Cognitif», p. 42.
102
«Le discours objectif est produit par l’exploitation maximale des procédures de débrayage : celles du
débrayage actantiel, qui consiste dans l’effacement de toute marque de présence du sujet énonciateur dans
l’énoncé (tel qu’il est obtenu par l’emploi des sujets apparents du type “il est évident...” et de concepts
abstraits en position de sujets phrastiques), celles aussi du débrayage temporel qui permet à la prédication
d’opérer dans un présent atemporel.» (Greimas et Courtés, article «Objectif», p. 258)
60

l’énonciateur sera, par conséquent, soit occultée derrière une instance impersonnelle ou
collective (il, on, nous), soit déléguée à un concept en position d’acteur (la théologie
insiste sur... comprend que...). En tant que discours interprétatif, le discours scientifique
est discours de l’énonciataire : il produit un travail d’interprétation sur des textes
produits par d’autres énonciateurs. Le schéma général de la structure d’énonciation des
textes de référence sur la mystique comporte une double structure : un premier
énonciateur que nous appellerons primaire, l’énonciateur mystique et un second
énonciateur que nous appellerons secondaire, l’énonciateur scientifique du texte de
référence ; un premier énonciataire qui correspond à l’énonciateur secondaire et un
second énonciataire, le lecteur des textes de référence.

Énonciateur1(mystique) → Énonciataire1 (lecteur)

Énonciateur2(scientifique) → Énonciataire2 (lecteur)

Figure 2 Structure d’énonciation des textes épistémiques

La modalisation de l’instance d’énonciation et donc des instances qui la composent,


énonciateur et énonciataire, doit aussi être prise en compte puisque, sémiotiquement, la
modalisation est un préalable à l’instauration du sujet (sémiotique)103. Ce que Certeau a
constaté pour les énonciateurs primaires, «les mystiques», nous tenterons de le cerner
pour les énonciateurs secondaires, c’est-à-dire quelle est la modalisation du sujet
énonciataire du discours mystique (par exemple, est-il régi lui aussi par le /vouloir/ ou
par une autre modalité?).

Les procédés de la modalisation nous donneront accès à la structure modale du


sujet de l’énonciation. Parmi les opérateurs de modalisation, les verbes modaux (vouloir,

103
Voir supra p. la théorisation de Jacques Geninasca à ce sujet.
61

savoir, devoir, pouvoir) sont les plus connus et les plus importants. Mais de nombreuses
figures spatiales et temporelles de la mise en discours remplissent également la fonction
de modalisateurs : les quantificateurs (tout, aucun, peu, etc.), les adverbes de temps
(jamais, toujours, etc.), les adverbes de lieux (partout, nulle part, etc.).

Les discours cognitifs se caractérisent par leur abstraction et donc a contrario par
leur faible figurativité, mais seulement si on entend «figurativité» dans son sens strict de
«correspondance au monde naturel»104. C’est pourquoi nous relevons l’alternative que la
théorie sémiotique ménage en regard de la figurativisation du discours cognitif : le
discours cognitif est un discours non figuratif si «on s’avise de classer l’ensemble des
discours en deux grandes classes : discours figuratifs et non figuratifs (ou abstraits)»105,
mais il peut être considéré aussi comme étant «caractérisé par un autre type de
figurativité»106. C’est pourquoi, comme la théorie sémiotique l’a relevé, il s’agit moins
de l’absence de figures que d’un autre type de figurativité. Greimas a remarqué deux
choses à propos des discours classés selon leur figurativité ou leur non-figurativité.
D’abord, «la presque totalité des textes dits littéraires et historiques appartiennent à la
classe des discours figuratifs»107. Ensuite, «on a reconnu l’impossibilité de construire
une grammaire discursive sans qu’elle rende compte des discours non figuratifs — ou
paraissant tels — que sont les discours dans le vaste domaine des “humanités”»108. Dans
un discours cognitif, les figures appartiennent à un univers cognitif. Si nous admettons
que tout discours contient des figures, nous proposons que, dans les textes scientifiques,
les figures de la mise en discours — acteurs, temps et espaces — sont mises au service
de la description, de la démonstration ou de l’argumentation qui tiennent lieu du narratif
dans d’autres types de textes. Les figures actorielles ont à voir avec les actants de la
communication et avec l’objet ; les figures temporelles et spatiales fournissent des
indices de l’attitude du sujet de l’énonciation. Nous proposons également de considérer
ce que nous appelons des «concepts» comme les figures de l’univers cognitif

104
Greimas et Courtés, article «Figuratif», p. 146.
105
Greimas et Courtés, article «Figurativisation», p. 147.
106
Greimas et Courtés, article «Cognitif», p. 40.
107
Greimas et Courtés, article «Figurativisation», p. 147.
108
Greimas, Du sens II, p. 173.
62

scientifique. L’attention à la mise en discours des figures conceptuelles devrait permettre


de saisir le rapport du sujet d’énonciation à l’objet.

1.04 Le découpage des textes

La lecture sémiotique constituant un travail qu’on pourrait qualifier de


microscopique109, la dimension des textes prend de l’importance sur le plan technique. Il
n’a pas été toujours possible d’analyser les textes retenus pour l’état de la question dans
leur intégralité, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’ont pas été traités dans leur ensemble. La
plupart des textes retenus pour l’état de la question, étant des articles, comme par
exemple l’article du Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande, sont
d’une dimension manipulable pour l’analyse sémiotique. D’autres, comme la préface de
l’Encyclopédie des mystiques, sont simplement trop étendus, ou, comme l’article du
Dictionnaire de la vie spirituelle, présentent une trop forte densité conceptuelle pour être
analysés en entier. Aux fins de l’analyse des textes à forte densité ou grande
expansion110, nous ne retiendrons donc que les parties liminaires, ce qui ne nous aura pas
dispensé d’une lecture du texte entier qui nous permettra de nous référer au besoin, pour
plus de compréhension, à l’expansion que le texte en donne. Ce découpage ou cette
sélection sont justifiés par l’organisation textuelle des parties liminaires et leur finalité.
Michel de Certeau, dans sa propre analyse de l’énonciation mystique, justifie sa
sélection de la préface de La science expérimentale des choses de l’autre vie de J.-J.
Surin de cette manière : «La préface doit prendre en charge l’oeuvre comme un tout [...]
elle révèle donc les opérations textuelles qui mettent en place une topique mystique»111.
A. J. Greimas, dans son analyse d’un discours en sciences humaines, légitime sa
sélection de la préface de Naissance d’archanges de Georges Dumézil, un discours
scientifique comparable à ceux que nous analysons, par son statut de «réflexion

109
Le terme de «micro-analyse» est employé par Greimas lorsqu’il justifie le découpage qu’il a effectué
pour son analyse d’un discours en sciences humaines, «Des accidents dans les sciences dites humaines :
analyse d’un texte de Georges Dumézil» (Du sens II, p. 173).
110
Dont les études spécialisées.
111
La Fable mystique, p. 248.
63

métadiscursive» qui donne le «droit d’espérer retrouver, lors de l’examen du discours-


préface, certaines régularités de tout discours à vocation scientifique».112 Nous pensons
que ce que MM. Certeau et Greimas remarquent à propos des préfaces est aussi valable
pour les introductions, lorsqu’elles remplissent cet office. Les textes d’ordre discursif et
cognitif qui nous intéressent ici ont le plus souvent la configuration suivante :
l’expansion argumentative et descriptive prend l’espace du corps du texte, alors que le
projet d’ensemble, ou le programme virtuel (à réaliser) est annoncé dans la partie
introductive du texte, et que la conclusion rend compte de la réalisation du programme,
des résultats du parcours cognitif mis en oeuvre dans le texte et le plus souvent aussi de
la sanction, du jugement porté sur les résultats. Le «programme» du discours
scientifique se situe sur le plan épistémique : il a pour destinataires des activités
cognitives et épistémiques (recherche et réflexion) et il a pour objectif une activité
épistémique (définir, démontrer, interroger, etc.).

Les articles des ouvrages de référence, comme tous les textes d’un même genre,
présentent des variations sur le plan du niveau discursif. Notre logique générale du
découpage des textes a dû s’adapter à l’organisation empirique des textes, variable et pas
toujours canonique. Ainsi, certains textes ne présentent pas d’introduction ou de
conclusion en bonne et due forme. Dans d’autres, le texte introductif ne remplit pas sa
fonction canonique de présentation synthétique. Nous nous sommes adaptés à chacun
des textes particuliers, sur la base de l’organisation formelle : il y a toujours au moins un
incipit et une clôture, et le corps du texte peut être abordé par la configuration des
figures. Ce point de méthode sera explicité lorsque nécessaire pour chacun des textes
analysés. Autant que possible, nous citons directement dans le corps du texte les
fragments les plus importants afin que le lecteur puisse suivre commodément l’analyse.
Cependant, le lecteur pourra toujours se référer à la version intégrale des textes que nous
fournissons en annexe.

112
Du sens II, p. 174.
64

1.05 Les textes

Les ouvrages de référence

La théologie

Dictionnaire critique de théologie / publié sous la direction de Jean-Yves Lacoste ;


comité de rédaction sous la direction de Paul Beauchamp. Paris : Presses universitaires
de France, 1998.

Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique / sous la direction de Marcel Viller,


s.j.; assisté de F. Cavarella et J. de Guibert, s.j. Paris : Beauchesne, 1932-1995.

Dictionnaire de la vie spirituelle / sous la direction de Stefano de Fiores et Tullo Goffi ;


adaptation française par François Vidal. Paris : Cerf, 1983.

Nous avons retenu trois ouvrages de référence dans le champ de la théologie. Il


nous a semblé pertinent d’analyser un ouvrage théologique récent et qui plus est, qui
s’annonce «critique». Le Dictionnaire critique de théologie (DCT), publié en 1998 et
édité par une équipe de théologiens chevronnés113, nous a semblé, en principe,
complémentaire aux deux autres ouvrages sélectionnés. Le Dictionnaire de spiritualité
ascétique et mystique (DSAM) est une entreprise impressionnante, commencée vers le
début du XXe siècle, et une référence incontournable dans le domaine de la spiritualité
catholique. Le Dictionnaire de la vie spirituelle (DVS), se présente lui-même comme un
complément, plus actualisé, au DSAM. Il représente l’institution catholique et
l’orthodoxie en la matière.

113
Sous la direction de Jean-Yves Lacoste, le comité de rédaction est composé des Beauchamp,
Bedouelle, Geffré, Sesboüé, pour ne nommer que les plus connus.
65

La philosophie

Lalande, André. «Mysticisme ».Vocabulaire technique et critique de la philosophie.


Paris : PUF, 1985. P. 662-664

Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande a été retenu en


raison de sa réputation et de son caractère scientifique et didactique114. L’ouvrage a été
réédité jusqu’en 1992 ; il a encore une audience importante et il représente toujours une
référence valable.

Les sciences des religions

Encyclopédie des mystiques / Marie-Madeleine Davy. Paris : Payot & Rivages, 1996
(1ère éd. 1977). 3 vol. 607 p. (Petite bibliothèque Payot ; P273)

Encyclopédie des religions / sous la direction de Frédéric Lenoir et Ysé Tardan-


Masquelier ; conseiller scientifique Michel Meslin ; éditeur Jean-Pierre Rosa. Paris :
Bayard Éditions, 1997. 2 vol.

Dans le domaine des sciences des religions, deux ouvrages ont été retenus.
L’Encyclopédie des mystiques dirigée par Marie-Madeleine Davy est un ouvrage qui
s’adresse au grand public sans être de niveau populaire115. Très documenté, même
érudit, l’ouvrage a été réédité en 1996, ce qui démontre un intérêt certain du public
lecteur. L’ouvrage a été considéré assez important pour être cité en référence dans le
Dictionnaire de la vie spirituelle. Rédigé sous la direction de chercheurs affiliés à des
institutions reconnues (Centre d’Études interdisciplinaires du fait religieux, Institut de
recherches pour l’étude des religions, etc.), l’Encyclopédie des religions se présente

114
Nous comprenons le discours scientifique dans son acception sémiotique : discours cognitif qui joue à
la fois sur le persuasif (la démonstration) et l’interprétatif (exploitant les discours antérieurs considérés
comme discours référentiels) (Greimas et Courtés, article «Cognitif», p. 42).
115
Il ne faut pas oublier que le «grand public» pour un tel ouvrage est un public lettré mais non
nécessairement spécialiste dans le domaine religieux.
66

comme un ouvrage de référence représentatif dans son domaine. En effet, il «a pour


objectif de répondre à la demande croissante de culture religieuse [...] en offrant un
repérage rigoureux, à la fois savant et accessible» dans «une approche non
confessionnelle et non réductrice, qui permet d’aborder le religieux de façon distanciée
et respectueuse» («Avant-propos», p. XI). L’Encyclopédie des religions cible le milieu
de l’éducation, mais il s’adresse, comme c’est le cas pour l’Encyclopédie des mystiques,
à une audience plus large, «le large public à la recherche d’une culture religieuse
moderne» («Avant-propos», p. XIII).

Référence générale

Encyclopædia Universalis
Certeau, Michel de. «Mystique». Encyclopœdia Universalis. Vol. 11 (1971). P. 1031-
1036

L’Encyclopædia Universalis n’a guère besoin de présentation. Mais peut-être est-


il pertinent de rappeler que cet ouvrage se situe explicitement dans la modernité héritée
des Lumières (Tome 1, p. 16 «Au lecteur»). En choisissant Michel de Certeau pour
rédiger l’article sur la mystique, l’Universalis fait preuve d’audace mais rencontre les
objectifs ultimes qu’elle s’est fixés : être «un moteur qui permet de faire se mouvoir les
connaissances», s’adresser à «l’entendement, au talent d’interrogation, au jugement bien
plutôt qu’à la puissance de consommation de son lecteur», enfin d’«ouvrir des
perspectives» dans «un champ infini de problématiques» (Tome 1, «Au lecteur», p. 15-
16).

Les études spécialisées


67

Bergamo, Mino L’anatomie de l’âme : de François de Sales à Fénelon. Grenoble :


Jérôme Millon, 1994 (éd. ital. 1991)

Certeau, Michel de. «La scène de l’énonciation» dans La fable mystique : XVIe – XVIIe
siècles. Paris : Gallimard, 1982. P. 209-273 (Tel)

Turner, Denys. «From mystical theology to mysticism» dans The Darkness of God :
negativity in Christian Mysticism. Cambridge : Cambridge University Press, 1998. P.
252-273

Le deuxième temps de l’état de la question sera consacré à des études


spécialisées, sélectionnées cette fois en fonction du paradigme auquel elles
appartiennent. Les textes épistémiques ont été choisis sur la base de la valeur de
référence des ouvrages et des disciplines qu’ils représentent et non sur la base du
paradigme auquel ils appartiennent. Les études spécialisées, au contraire, ont été
retenues sur la base du paradigme auquel elles appartiennent, dans le but de pouvoir
évaluer l’apport du paradigme en cause, et notamment de discerner quelles perspectives
les études relevant de ce paradigme ajoutent et ouvrent en regard de la problématique
qui nous occupe. Nous pensons que le paradigme langagier offre une anthropologie
susceptible d'investissement théologique, qui permette une relecture du discours
mystique chrétien qui fasse sens pour l’épistémè contemporaine tout en résolvant les
apories auxquelles la théologie se trouve confrontée avec le problème mystique. Les
études spécialisées que nous avons retenues appartiennent donc explicitement à ce
paradigme (Certeau, Bergamo) ou lui sont compatibles (Turner).

En raison de notre option théorique et méthodologique, l’analyse sémiotique, il


ne nous était pas possible d’analyser entièrement la production des auteurs d’études
spécialisées. Mais en même temps, l’analyse sémiotique fait gagner en précision et en
profondeur (au sens sémiotique d’investigation des structures profondes) ce qu’elle
semble faire perdre en exhaustivité. En effet, les textes appartenant à un même
paradigme participent généralement d’une même épistémologie et l’accumulation de
textes n’apporte rien de plus ou de plus probant sur ce plan. Travailler sur le plan
68

épistémologique et avec la méthode sémiotique n’exige pas l’exhaustivité, obligatoire


lorsque le travail se situe sur le plan du contenu. L’option méthodologique de privilégier
le plan épistémologique plutôt que le plan du contenu rend possible de prélever un
échantillon de textes représentatifs. Comme nous l’avons expliqué à la section «Le
découpage des textes» (supra p. 55), la sélection des fragments de textes a été basée sur
la logique de l’organisation textuelle elle-même. Dans les textes à grande expansion que
sont les études spécialisées, — les articles des ouvrages de référence sont en effet d’une
dimension plus aisément manipulable — l’échantillon a été prélevé dans les parties qui
ont une fonction métadiscursive dans l’ensemble de l’organisation du texte. Les parties
liminaires, introductives et conclusives, qui ressaisissent le texte comme un tout,
constituent des objets textuels suffisants pour l’analyse sémiotique.

L’étude du discours mystique par Michel de Certeau, La fable mystique : XVIe-


XVIIe siècle (Paris, Gallimard, 1982) fut inauguratrice dans le paradigme du langage116.
Sans entrer dans les détails du travail de Michel de Certeau, en grande partie historique,
il faut mentionner qu’il fait appel à plusieurs approches du paradigme langagier, dont la
psychanalyse lacanienne et la sémiotique. La fable mystique est incontournable pour
l’étude générale de la mystique en raison des avancées importantes qu’elle a amenées,
notamment sur le plan des sciences historiques. Michel de Certeau a en effet
suffisamment démontré le lien entre le fait mystique au XVIe et XVIIe et la modernité,
ainsi que la coupure qui s’opère à la modernité dans la définition de la mystique, pour
que l’on puisse maintenant penser une tradition continue et homogène dans la mystique
chrétienne.

Mino Bergamo, qui a été professeur à l’Université d’Udine (Italie) et à l’École


des Hautes Études en sciences sociales de Paris, a produit deux ouvrages importants de
sémiotique textuelle sur le discours mystique au XVIIe siècle français : L’anatomie de
l’âme : de François de Sales à Fénelon (Grenoble : Jérôme Millon, 1994, édition
italienne : 1991) et La science des saints : le discours mystique au XVIIe siècle en

116
Nous reconnaissons toutefois en Jean Baruzi un précurseur des études sur la mystique dans le
paradigme langagier («Introduction à des recherches sur le langage mystique», Recherches
philosophiques. 1931-1932, p. 66-82)
69

France (Grenoble : Jérôme Millon, 1992)117. Le choix entre ces deux ouvrages fut
arbitraire.

Denys Turner est professeur de théologie à l’Université de Birmingham (Grande-


Bretagne). Spécialiste d’exégèse médiévale, il a publié respectivement aux presses de
l’Université de Cambridge (Cambridge University Press) et aux Sistercian Publications,
deux études sur la mystique : The Darkness of God : negativity in Christian Mysticism
(1998) et Eros and Allegory : Medieval Exegesis of the Song of Songs (1995). Turner se
situe lui-même dans le domaine de l’histoire philosophique ou de l’histoire des idées.
Toutefois, sa méthode est structurale et d’esprit sémiotique. Turner se tient toujours au
plus près des textes qu’il analyse ; il est très attentif aux oppositions sémantiques, à la
dimension spatiale et même à l’énonciation quoique de manière informelle. Dans la
même ligne d’idées que Michel de Certeau, Turner découvre et démontre une disparité
entre la tradition mystique chrétienne médiévale et la mystique moderne. Ce qui est
particulièrement intéressant avec Turner, c’est qu’il adopte un point de vue
explicitement théologique. Turner donne de cette disparité une interprétation d’ordre
théologique et spirituelle. Comme il le pense, et comme nous le verrons plus loin, cette
disparité a des conséquences importantes sur la spiritualité contemporaine. L’apport de
Turner à la question mystique est considérable. Car si la théologie ne fait pas sa propre
épistémologie — sa propre observation et sa propre critique — ce seront les autres
disciplines qui s’en chargeront, avec comme résultat le risque de la perte de la
perspective théologique.

Dans un bel ensemble, les études spécialisées que nous présentons ont démontré
que le sens du terme «mystique» a changé complètement du XIIIe au XVIIe siècle.
Aujourd’hui, on a tendance à adopter la dernière définition en date (celle du XVIIe
siècle), la définition moderne, celle qui correspond le plus à notre propre épistémè. Dans
le cas de la mystique, l’épistémè commune est donc encore très proche de celle du
XVIIe siècle (d’après les textes des DCT, Lalande, DVS, DSAM, Davy, Meslin). Seul
Michel de Certeau s’écarte, dans les textes de référence, de l’épistémè commune (c’est

117
Ne sont mentionnés ici que ses ouvrages traduits en français. Mino Bergamo est réputé être un
spécialiste de la littérature mystique française du XVIIe siècle.
70

probablement pourquoi il est réputé difficile à lire) et cet écart est dû à la différence de
paradigmes dans lesquels ces auteurs insèrent leur travail.
1.1 Les ouvrages de référence

1.11 Huot De Longchamp, Max. «Mystique». Dictionnaire


critique de théologie. Paris : Presses universitaires de France,
1998. P. 774-779

Le Dictionnaire critique de théologie (DCT) se donne pour objectif d’«offrir à


ses lecteurs un premier accès aux principaux objets théologiques» et de faire «le point
sur [leurs] question[s]» (p. VII). La rédaction insiste sur le fait que le dictionnaire est
d’abord et avant tout «théologique», la théologie y étant définie en tant qu’elle
«s’occupe centralement de phénomènes qui ne sollicitent jamais l’intellection sans
solliciter aussi l’adhésion» (p. VIII). Et la théologie dont il est question est celle
constituée par le «massif de discours et de doctrines que le christianisme a organisé sur
Dieu et sur son expérience de Dieu» (p. VII). Par «critique», la rédaction entend insérer
son travail dans le «genre scientifique» et dans une «éthique universitaire» de la
connaissance (p. VII). L’attitude critique est associée à une axiologisation de la
connaissance de l’énonciataire : «le Dictionnaire ne privera personne de la nécessité de
se faire soi-même une opinion [...] Et si l’on veut se former une opinion droite, autant
savoir critiquement que pré-critiquement» (p. VIII, nous soulignons).

1.111 Structure de l’énonciation

La structure du texte de l’article «Mystique» présente une partie liminaire en


guise d’introduction mais pas de conclusion en bonne et due forme. Nous retiendrons
donc aux fins de l’analyse, la partie liminaire et nous considérerons la chute du texte en
guise de conclusion.
72

[introduction]

118
[1] Durant des siècles, il est impossible de dégager le concept et le champ de la
mystique (m.) de l’ensemble de la théologie (th.).

[2] À partir de Bernard de Clairvaux (1091-1153), une littérature m. s’affirme cependant


pour elle-même.

[3] Elle s’inscrit volontiers en continuité avec l’héritage patristique, et en réaction contre
une th. scolaire qui s’écarte de plus en plus de ses fondements contemplatifs.

[4] On peut considérer que cet écart devient rupture en Occident au XIVe s., moment
auquel la m. comme science prend définitivement son autonomie, comme l’attestent p.
ex. les considérations méthodologiques de Gerson dans sa double théologie mystique
(1402-1408).

[5] Elle prendra son essor d’abord dans les pays du Nord (m. conventionnellement
repérée comme surtout «spéculative», c.-à-d. du «miroir» de Dieu en l’âme, par allusion
à 1 Co 13, 12), avant de fleurir en Espagne au XVIe s., puis en France au XVIIe (m. plus
«affective», c.-à-d. en fait plus attentive aux données psychologiques de l’expérience
qu’elle décrit).

[6] C’est dans ce cadre qu’elle se laisse saisir en elle-même, et que nous l’étudierons ici.
(p. 774-2)

La structure d’énonciation de ce texte correspond au contrat type des ouvrages de


référence : un énonciateur spécialiste s’adresse à des énonciataires dans un but
didactique. Dans l’ensemble du texte de l’article, comme ici dans la partie liminaire, le
poste de l’énonciateur est occupé par les pronoms équivalents on et nous qui incluent
aussi bien l’énonciateur que l’énonciataire, aucune place n’étant ménagée à l’initiative

118
La numérotation des énoncés sert uniquement à la référence aux fins de l’analyse et n’indique pas
nécessairement une continuité dans l’ensemble des fragments de texte cités. Dans une citation suivie, les
omissions sont cependant indiquées selon la convention ([...]).
73

de ce dernier. La structure d’énonciation (didactique) en est une d’autorité. Les multiples


voix (citations) exemplaires et d’autorité convoquées à l’appui de l’argumentation
servent par conséquent le propos de l’énonciateur de l’article, plus qu’elles ne
représentent le poste de l’énonciateur primaire, les énonciateurs mystiques.
Probablement inspiré par la position augustinienne qui est, de l’avis de l’énonciateur
celle «qu’il faut suivre» (p. 777-2), le texte présente un court épisode embrayé (énoncé
au «je»), épisode surprenant par la rupture énonciative avec le reste du texte mais aussi
par sa situation dans l’ensemble du texte : le «je» entre en scène au moment où le texte
titre : «l’âme humaine se découvre trinitaire» (point V. La structure de l’âme et
l’expérience mystique — nous y reviendrons).

1.112 Rapport à l’objet

1.1121 Littérature contre théologie

Au départ, en guise d’introduction, un récit, celui de la mystique et de ses


rapports avec la théologie. D’abord en conjonction : «Durant des siècles, il est
impossible de dégager le concept et le champ de la mystique de l’ensemble de la
théologie» [1], une littérature mystique se spécifie et se distancie lorsque la théologie
délaisse la contemplation pour prendre une orientation «scolaire» [3], jusqu’à la rupture,
lorsque la mystique «comme science prend définitivement son autonomie» [4].

théologie (=) mystique => théologie — contemplation

théologie / contemplation => théologie / littérature mystique


____________

Figure 3 Opposition de la théologie et de la littérature


74

À partir de ce moment, la mystique «prendra son essor» dans les pays du Nord,
«fleurira» en Espagne, puis en France [5]. Voilà le cadre (historique) dans lequel, selon
l’énonciateur de l’article, la mystique «se laisse saisir en elle-même» [6] et qui, par
conséquent, sera celui dans lequel énonciateur et énonciataire l’étudieront.

Présenté ainsi abruptement, ce schéma laisse apparaître des difficultés. Est-ce


que la littérature mystique est le même objet que la mystique, puisqu’il semble que la
formation d’une littérature mystique soit mise en opposition à la conjonction théologie-
mystique? Lorsque la théologie est mise en conjonction avec la contemplation, elle
occupe le même lieu que la mystique, mais lorsque la théologie se disjoint de la
contemplation, la mystique quitte la théologie et se réfugie dans la littérature. La
situation ainsi élaborée produit une confusion dans la manière de présenter l’objet
«mystique», comme s’il pouvait exister sans la littérature, sans le support littéraire. Le
plus grand écart, qui représente une opposition de fond, se trouve établi dans le texte
entre littérature et théologie, ce qui a des conséquences importantes sur la position
épistémique prise par l’énonciateur. Avant la formation d’une littérature spécifiquement
mystique (située à l’époque de Bernard de Clairvaux), la mystique se «laissait-elle
saisir» par un autre medium que la littérature? Il serait toujours possible de se demander
si la Théologie mystique du Pseudo-Denys est autre chose en plus d’être de la littérature,
mais est-il pensable qu’elle n’appartienne pas de quelque manière à la chose littéraire?

La principale difficulté de ce texte épistémique sur la mystique surgit donc


d’entrée de jeu comme problème épistémologique et méthodologique : y a-t-il un objet
qui puisse être «saisi en lui-même» [6], sans médiation ? Il y aura effectivement une
mise en opposition, tout au long du texte, entre les figures du «fait» et du «langage»,
opposition dans laquelle il semble que la figure du fait, non explicitement définie, fasse
référence à une réalité, en tant que «ce qui existe» (Petit Robert), et plus précisément à
une réalité empirique par défaut pourrait-on dire, puisque aucun statut n’est spécifié
pour la figure du fait. Nous entrons donc de plain-pied avec ce texte dans la
problématique épistémologique du rapport différentiel à l’objet dépendamment des
paradigmes de référence.
75

1.1122 Fait contre langage

Afin de montrer cette opposition entre les figures du «fait» et du «langage», nous
suivrons leurs parcours et les rapports établis entre les deux figures. Rappelons que le
parcours d’une figure, le parcours figuratif, est «un enchaînement isotope119 de figures,
[...] fondé sur l’association des figures» (Greimas et Courtés, «Figuratif», p. 146),
enchaînement générateur de thèmes ou de configurations figuratives. Le parcours
figuratif peut également impliquer «une perspective dynamique, suggérant une
progression d’un point à un autre» (Greimas et Courtés, «Parcours», p. 269).

Le parcours de la figure du «fait» se déploie, selon le programme de l’article120,


du «fait mystique à l’état brut» à la problématique de «dire le fait mystique» pour se
terminer par «l’authentification des faits mystiques» et «l’évaluation des phénomènes
périphériques». Quant à la figure du «langage», elle représente une «question
lancinante» (p. 775-2), celle du «statut des textes», qu’on résoudra en considérant le
langage comme une «dévaluation» et une «dégradation» en regard de l’expérience,
située dans un hors langage, que ce soit «en deçà du langage» (p. 775-2), «au-dessus de
toute raison et de tout discours» (p. 776-1) ou «au-dessus du corps de langage» (p. 776-
2). La figure du fait se trouve rapprochée de celle d’expérience au point de l’équivaloir.

Or, ce qui est offert au lecteur comme «fait mystique à l’état brut»… c’est un
témoignage, un discours, un acte de langage, ici donné dans un texte121, en l’occurrence
un texte de Marie de l’Incarnation. Que ce texte soit perçu par l’énonciateur comme un
«témoignage […] net d’expérience mystique» ne change rien au fait que le seul matériau
offert et dont nous puissions disposer soit un texte, un fait textuel. Nous sommes obligés
de constater que dans ce texte, l’énonciateur ne fait pas ce qu’il dit, qu’il présente autre

119
Isotope signifie de même champ sémantique. Par exemple, les termes «recette», «bouillon»,
«condensé» appartiennent au champ culinaire ; les termes «lueur», «obscur»,«éclairé» appartiennent au
champ de la lumière.
120
Le plan de l’article représente le programme : I. Mystère et mystique ; II. Le fait mystique à
l’état brut ; III. Dire le fait mystique ; IV. La restauration de l’âme dans l’expérience mystique ;
V. La structure de l’âme et l’expérience mystique ; VI. L’authentification des faits mystiques ;
VII. Évaluation des phénomènes périphériques.
121
Le témoignage peut aussi évidemment être donné dans un discours oral.
76

chose que ce qu’il croit ou désire présenter : il veut et pense offrir l’expérience à lire
mais il ne peut que donner un texte à lire. Le rapprochement performatif entre «fait brut»
et «texte» est ici très évident, mais dans l’ensemble de l’article l’argumentation ne
s’appuie que sur des textes. Et encore plus, l’argumentation étant théologique, elle
repose sur le postulat de la primauté d’un texte, de l’Écriture, ce dernier argument étant
d’ailleurs versé au compte de l’orthodoxie des mystiques : «ceux-ci [les mystiques] se
défendront de jamais dire autre chose que ce qui est substantiellement attesté dans
l’Écriture et transmis par l’Église» (p. 775-1).

De cette position épistémique ambiguë découle le parcours dynamique de la


figure du fait : le besoin de problématiser le dire (III. Dire le fait mystique),
d’authentifier et d’évaluer le fait (VI. L’authentification des faits mystiques ; VII.
L’évaluation des phénomènes périphériques). Dans cette position épistémique, le dire ne
peut qu’apparaître comme une dévaluation du fait (de l’expérience) et le fait, placé sur
l’isotopie de la réalité empirique, requiert par conséquent d’être authentifié.
L’énonciateur se place dans la position d’énonciataire non d’un texte ou d’un discours,
mais d’une réalité empirique : «est mystique la connaissance du mystère, c’est-à-dire
celle qui porte […] jusqu’à la réalité même» (p. 775-1). La mystique est donc placée sur
l’isotopie de la réalité empirique, et plus précisément d’une réalité qui se laisse
percevoir, d’une présence. L’épistémè de référence est ici une métaphysique de la
représentation et le sujet, un sujet de conscience.

1.1123 Des définitions contradictoires

L’article propose quatre définitions de la mystique :

1- une perception de Dieu» [...] «une expérience de la présence de Dieu dans l’esprit»
(Tauler) (p. 774-2) ;
77

2- une prise de conscience toute particulière du mystère du Christ, c’est-à-dire «vécu par
le mystique dans la clarté d’une évidence, ce que chacun de nous sait par sa foi et dont il
vit» (Garonne) (p. 774-2) ;

3- la connaissance du mystère […] qui porte […] jusqu’à la réalité même (Bouyer) (p.
775-1)

4- «une certaine conscience de Dieu en nous, dès que nous expérimentons, en quelque
sorte, sa présence» (Henri Brémond) (p. 775-1).

Dans la perspective sémiotique, ces définitions manifestent une confusion de


registres de la part de l’énonciateur. Le premier sens que l’énonciateur retient pour la
mystique est celui qu’en donne Tauler : «une expérience de la présence de Dieu dans
l’esprit, par la jouissance intérieure que nous en donne un sentiment tout intime» (p.
774-2). Dans cette définition, très peu cognitive somme toute, le registre cognitif est
représenté par «l’esprit», qui est ici figure du lieu (ontologique) de la présence de Dieu,
— et l’expérience étant associée à la jouissance et au sentiment appartient au registre
thymique-somatique. La quatrième définition, très proche de la première, participe
également d’une métaphysique de la présence122, à cette différence (radicale) que, dans
la définition de Tauler (XIVe siècle, Moyen Age), le sujet relève d’une anthropologie
ontologique alors que dans la définition de Brémond (XXe siècle, modernité) le sujet est
un sujet de conscience. Dans la troisième définition, l’énonciateur se place dans la
position d’énonciataire non d’un texte ou d’un discours, mais d’une réalité : «est
mystique la connaissance du mystère, c’est-à-dire celle qui porte […] jusqu’à la réalité
même» (p. 775-1). La mystique est donc placée sur l’isotopie de la réalité, et plus
précisément d’une réalité qui se laisse percevoir, ce qui nous semble définir la présence.
L’épistémè de référence est ici aussi une métaphysique de la présence.

Par contre, la seconde définition, qui vient préciser la première selon


l’énonciateur, établit un rapport entre l’expérience (le «vécu») et le savoir qui explique

122
C’est la première caractéristique que Michel De Certeau discerne du discours mystique : les «discours
mystiques de (ou sur) la présence (de Dieu)» (La fable mystique, p. 9).
78

la mystique par l’intensité de l’expérience d’un savoir. La définition est empruntée à un


moderne (Garonne, XVIIe siècle) : «On y découvre, vécu par le mystique, dans la clarté
d’une évidence, ce que chacun de nous sait par sa foi et dont il vit)» (p. 774-2). Définie
de cette façon, la spécificité mystique ne résiderait donc pas tant dans un savoir que dans
l’intensité de l’expérience de ce savoir. Le savoir mystique serait le même savoir que
celui de tout croyant, seule l’intensité de la prise de conscience, ou plus exactement de la
prise du savoir dans le corps, démarquerait la foi commune de l’expérience mystique.

Cette conception est intéressante à plus d’un égard. Elle postule en effet, et en
cela elle contredit la première définition plutôt qu’elle ne la précise, que le savoir est
antérieur à l’expérience : dans la première et les autres définitions, l’expérience est celle
d’une présence, donc d’un «fait» d’ordre expérientiel ; dans la deuxième, il s’agit d’une
d’une expérience initiée par un savoir, d’une expérience d’un savoir, donc d’un «fait»
d’ordre cognitif. L’intérêt de cette conception est qu’elle rejoint celle élaborée par les
chercheurs travaillant dans le paradigme du langage, notamment la définition que
Michel de Certeau donne dans l’Encyclopædia Universalis123 et les conclusions
auxquelles Denys Turner arrive dans son étude The Darkness of God124.

Cependant, ce texte est aussi éloigné du paradigme du langage que de la pensée


foucaldienne (qui, comme nous venons de le voir, y a été pourtant associée), puisque le
langage n’est considéré que dans sa fonction expressive d’une expérience qui lui serait
originaire. S’agit-il bien, alors, de la même conception d’une antériorité du registre
cognitif sur l’expérience ? Nous pensons que oui, — parce que cette conception
appartient et même caractérise la formation discursive du corpus chrétien — mais dont
l’article analysé ne peut rendre compte autrement que sur le mode de l’intuition. Comme
si l’énonciateur se trouvait dans la position d’expliquer quelque chose sans avoir les
outils pour le faire. C’est cette situation épistémique qui entraînerait les contradictions
de l’argumentation, elles-mêmes indice d’une aporie sur l’ordre des statuts accordés
respectivement au savoir et à l’expérience.

123
«depuis que la culture européenne ne se définit plus comme chrétienne [...] on ne désigne plus comme
mystique le mode d’une “sagesse” élevée à la pleine reconnaissance du mystère déjà vécu et annoncé en
des croyances communes» (EU, p. 1032).
124
Voir l’analyse de l’ouvrage de Turner à ce propos.
79

Les parcours de deux figures épistémiques de l’«évidence» et de la «lucidité»


nous permettront de déplier cette situation épistémique inconfortable. La figure de
l’«évidence» a une position clé dans l’énoncé de la deuxième définition : «On y
découvre, vécu par le mystique, dans la clarté d’une évidence, ce que chacun de nous
sait par sa foi et dont il vit (Garonne)» (p. 774-2). L’évidence est définie sémiotiquement
comme une surdétermination de la certitude, une modalité épistémique positive du
savoir125. La particularité de l’évidence consiste à court-circuiter la phase sémiotique du
faire interprétatif, c’est-à-dire de poser le /savoir/ avant le faire interprétatif et d’y rester,
ce qui revient à poser le /savoir/ sans passer à l’acte interprétatif, — ce qui produit
l’effet d’immédiateté, de non-médiatisation, propre à l’évidence. L’évidence tire son
effet de la suppression de la conscience de la distance entre le discours référentiel, le
savoir établi, et le discours cognitif, le savoir en action. L’évidence est un /croire être/
immédiat, non réfléchi, calqué sur la perception. L’évidence d’un contenu cognitif est
empruntée en quelque sorte à l’évidence du ressenti. Dans l’évidence, il y a coexistence
du savoir et du sentiment dans un même espace ou un même temps. C’est
l’investissement thymique du savoir qui, par l’effet d’adhésion (cognitif + sentiment),
produit l’effet d’immédiateté de l’expérience. L’évidence implique donc la précédence
d’un savoir, d’un élément ressortissant au registre cognitif ou à l’univers symbolique,
sur l’expérience. Or, dans l’article que nous analysons, l’expérience est posée comme
originaire, comme précédente à l’ordre du symbolique ou du langage. Il faut alors
constater que l’énonciateur se contredit en énonçant que l’expérience mystique est un
savoir vécu intensément (proposition valide : le savoir est précédent) mais que
l’expérience est précédente au savoir (puisqu’il attribue au langage la fonction de
traduire et d’exprimer l’expérience).

L’attitude épistémique des mystiques est qualifiée de «lucidité». La lucidité est


considérée comme l’un des «éléments caractéristiques de toute vie mystique» (p. 775-2)
et «la lucidité de la foi» comme seul élément «qualifiant» l’expérience mystique
chrétienne (p. 779-1). Il est cependant difficile de comprendre exactement le sens de
lucidité dans le contexte. Le terme est associé à la certitude, et ces deux termes sont

125
Greimas et Courtés, Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du langage, p. 137.
80

présentés comme étant des éléments caractéristiques de la vie mystique. Les deux termes
sont illustrés par une citation de Marie de l’Incarnation : «Les yeux de mon esprit furent
ouverts […], avec une distinction et clarté plus certaine […]» (p. 775-2). Nous pensons
que ce contexte explicatif fait problème. La citation est tirée d’un récit de vision de
Marie de l’Incarnation et il convient de lui rendre son propre contexte :

en cheminant, je fus arrêtée subitement, intérieurement et extérieurement,


comme j’étais dans ces pensées qui me furent ôtées de la mémoire par cet
arrêt si subit. Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts
et toutes les fautes, péchés et imperfections que j’avais commises […]
me furent représentées en gros et en détail, avec une distinction et clarté
plus certaine que toute certitude que l’industrie humaine pouvait
exprimer. Au même moment, je me vis toute plongée en du sang […] (La
Relation de 1654, p. 68)

Il ne va pas de soi (dans notre épistémè qui est supposée être celle de l’article du
Dictionnaire critique de théologie) de pouvoir associer l’idée de lucidité avec celle de
vision imaginaire (se voir «toute plongée en du sang»). Que «les yeux de l’esprit
s’ouvrent» serait une métaphore acceptable pour signifier «lucidité» s’il n’était
nécessaire que l’esprit soit «arrêté» dans ses fonctions pour obtenir cette performance.
On peut aussi se demander légitimement de quelle nature peut être une «clarté plus
certaine que toute certitude». La formulation excessive qui rend compte de la certitude
s’ajuste mal, dans ce contexte, avec l’idée beaucoup plus tempérée de lucidité. Nous
pensons qu’un des éléments importants de l’attitude épistémique des mystiques
(chrétiens du moins) est en effet ce qu’on pourrait appeler une forme de lucidité (c’est
même l’un des objectifs de cette thèse de le démontrer) ; mais force est de constater que
cela ne peut s’expliquer pour les raisons suggérées par la citation convoquée à l’appui.
81

1.113 Modalisation du sujet de l’énonciation et traitement de l’espace-


temps : le désir d’unité, un retour à l’origine

[7] On vient de voir posée une question lancinante depuis le XIIIe s., celle du statut des
textes proprement m. : ils prétendent [PARAÎTRE] dire des choses indicibles […] car, à la
racine de son expérience, l’âme «a été unie à l’intelligence pure qui n’est pas dans le
temps» [Jean de la Croix, Montée du Carmel, 14, 10-11].

[8] Aussi le langage est-il soumis ici à des contraintes extrêmes, car «le signifiant [dans
une langue] étant de nature auditive, il se déroule dans le temps seul» (F. de Saussure,
Cours de linguistique générale).

[9] D’où l’irrécupérable dévaluation entre l’expérience mystique et son compte rendu
[…] c’est justement cette dégradation que le mystique veut [VOULOIR] rattrapper [sic],
car son privilège aura été de goûter les choses en leur éternité, de les contempler dans le
Verbe […] en deçà du langage. (p. 775-2)

Un /vouloir/ est attribué au mystique par l’énonciateur de l’article, un désir de


«rattraper» [9] la dégradation de l’expérience passée à travers le filtre du langage, un
désir d’exprimer un «en deçà du langage» [9] qui serait en somme l’expérience elle-
même. C’est une manière de résoudre la question du «statut des textes proprement
mystiques», celle de la «prétention» (le /vouloir pouvoir/ ou le /sembler pouvoir/) de ces
textes à «dire des choses indicibles» [7]. Ce faisant, l’énonciateur situe l’expérience
spatialement en deçà et au-dessus du langage. Le langage est doublement dévalué, au
statut de compte rendu d’une expérience (le langage a un statut descriptif pour
l’énonciateur : «les mystiques décrivent leur expérience»), avec laquelle, de toute façon,
il ne fait pas le poids. Ce qui fait problème ici, ce n’est pas de soulever la question de
l’indicibilité de l’expérience mystique, mais c’est de valoriser (mettre au-dessus) la
notion d’expérience parce qu’elle est en deçà du langage. Il faut donc se demander sur
quoi s’appuie cette valorisation d’un en deçà du langage, mais non sans avoir remarqué
au passage la contradiction (théologique?) à dire que la «contemplation du Verbe» est
«en deçà du langage». Dans le parcours figuratif, c’est sur sa situation d’éternité, de hors
82

temps [5], que s’appuie la valorisation de l’en deçà du langage : le langage est dans le
temps, l’expérience mystique est dans l’éternité [9], et c’est la valeur de l’éternité qui
donne à l’expérience sa valeur au-dessus du langage. Nous sommes ici devant une
conception substantialiste qui fait de l’éternité une «réalité», réalité opposée aux mots
pour le dire, et non un effet de langage. La figure temporelle de l’éternité est complétée
d’une figure spatiale, celle de la «racine» : «car, à la racine de son expérience, l’âme a
été unie à l’intelligence pure qui n’est pas dans le temps» [7]. Or, /en deçà/ est une
locution adverbiale qui désigne justement une position extérieure vers l’amont (en
opposition à /au-delà/, qui désigne une position extérieure vers l’aval). La situation en
deçà du langage est donc rapportée à une position originaire, en amont du langage, donc
pré-langagière. La figure spatio-temporelle de l’origine (et du mouvement vers l’origine)
est significativement mise en scène aussi ailleurs dans le texte :

le mystique reconduit la langue à son origine … nous montrant que tout


langage s’enracine dans ce type d’expérience (p. 776-1)

Si la négation reporte sans cesse le théologien à l’origine lumineuse de


sa connaissance (p. 776-1)

le contact divin […] le [Adam] restaure en son innocence première (p.


776-2)

L’union mystique achève donc la réharmonisation de l’âme : rétablie


dans sa normalité paradisiaque … (p. 777-1)

une personne que je n’identifierai peut-être jamais, mais qui m’attire en


amont de ma pensée (p. 777-2)

celui que je perçois comme source de la vérité […] Cette source sans
source (p. 777-2)

L’écriture mystique est donc bien associée à un état pré-langagier, par la figure d’une
origine (paradisiaque, première et innocente) et par le mouvement de retour, puisqu’il
faut retourner pour «restaurer» (p. 776-2), «rectifier» (p. 776-2), «reconduire la langue à
son origine» (p. 776-1), «rétablir» l’âme humaine (p. 777-1)» qui veut «rattraper» la
dégradation de l’expérience (p. 775-2).
83

[10] Devenu auteur, il vit une contradiction fondamentale, et il ne la résout tant bien que
mal qu’en dénonçant continuellement l’inconsistance des mots, les combinant en des
enchaînements inhabituels et propres à retenir la présence fuyante dont ils témoignent.

[11] En cela, [...] (p. 775-2) l’auteur mystique est fondamentalement un poète, quel que
soit le littéraire de son texte, «celui qui retrouve les parentés enfouies des choses, leurs
similitudes dispersées» (M. Foucault).

[12] Quel que soit le motif de sa prise de parole (lié le plus souvent à la direction
spirituelle [...]), le mystique se fait malgré tout théologien. (p. 776-1)

La question de l’écriture mystique, sous l’angle de l’énonciateur, est ici posée


(«Devenu auteur» [10]), mais non problématisée. Qu’était le mystique avant d’être
auteur ? Lecteur ? Énonciataire de la parole ou de l’écriture d’un autre ? Ou seulement
sujet d’expérience ? Parce qu’il veut «rattraper» [9] la dégradation que le langage
impose à l’expérience, le mystique «devenu auteur (énonciateur)» [10], «est
fondamentalement un poète» [11]. Il semblerait que seule la poésie permettrait
l’expression mystique. Mais la poésie n’est pas considérée ici dans son acception de
genre littéraire mais plutôt comme une logique du désir et de la pensée : le poète est vu
comme «celui qui retrouve les parentés enfouies des choses...» [11]. La situation
problématique de l’énonciateur mystique ne dépendrait donc pas du langage en raison de
son inadéquation ou de ses limites, mais en raison du caractère fuyant de l’objet, de la
présence qui ne se laisse pas saisir. La problématique de l’indicible est donc
substantialisée : ce n’est pas tant le langage qui est en défaut, c’est l’objet qui excède les
capacités du langage.

Le motif (/vouloir/) de la prise de parole du mystique est mentionné pour être


aussitôt réduit, comme étant sans grande pertinence : «Quel que soit le motif de sa prise
de parole (lié le plus souvent à la direction spirituelle) [...]» [12]. Nous pensons que les
motivations à écrire méritent plus d’attention ; nous y consacrerons d’ailleurs un
chapitre de la thèse (chapitre 2).
84

[13] Qu’est-ce que penser, en effet, sinon vouloir connaître ?

[14] En effet, ma quête n’est pas simple curiosité … «Où t’ai-je trouvé pour t’apprendre,
sinon en toi au-dessus de moi ?» (Confessions X, 26).

[15] Cet amont de ma pensée où j’existe en Dieu, c’est ma mémoire, arrière-fond de ma


conscience (p. 777-2)

L’énonciateur de l’article s’attribue ensuite un /vouloir connaître/, reconnu


comme une modalité «mystique» à la suite de saint Augustin. Dans une belle formule
que la sémiotique ne renierait pas, l’énonciateur propose une équivalence entre penser et
/vouloir connaître/ : «Qu’est-ce que penser, en effet, sinon vouloir connaître ?» [13].
Puisque «penser» et «connaître» constituent assurément l’activité principale de
l’énonciateur de ce texte, c’est un désir que l’énonciateur se reconnaît implicitement en
précisant la modalité à la source de la pensée. Or, nous entrons précisément dans
l’épisode du texte où l’énonciateur se met à parler au «je» et où est exposée
l’anthropologie augustinienne — anthropologie du «je», anthropologie du sujet par
excellence — que l’énonciateur fait sienne comme éclairante de sa propre question de
sujet. Cette rupture de l’isotopie énonciative, dont la subjectivité ailleurs plus mitigée
(par l’emploi des pronoms «nous» et «on»), associée avec la convocation de
l’anthropologie augustinienne et la modalité volitive manifeste une attitude énonciative
fortement subjective de la part de l’énonciateur, mais qui demeure implicite. Ce court
épisode au «je» montre de belles intuitions pour un observateur situé dans le paradigme
du langage. Le «je» entre en scène au moment où le texte titre «l’âme humaine se
découvre trinitaire», en association avec l’anthropologie augustinienne. De plus, si on
considère l’objectif général théologique du DCT, qui définit la perspective théologique
en tant qu’elle «s’occupe centralement de phénomènes qui ne sollicitent jamais
l’intellection sans solliciter aussi l’adhésion» (p. VIII), nous pouvons légitimement
associer l’adhésion à la question (trinitaire) du sujet. Toutefois, la forme trinitaire du
désir mystique ne sera ni reconnu ni a fortiori thématisée puisque l’énonciateur fait
montre d’un désir unitaire.
85

[16] sachant [SAVOIR] que les traditions auxquelles ils [les mystiques] se réfèrent ne
cessent de se croiser, et qu’il n’y aurait que peu de bénéfices à vouloir [VOULOIR]
démêler les filiations (p. 778-1)

Enfin, une dernière modalité volitive, s’appuyant sur un savoir, manifeste


explicitement cette fois l’attitude épistémique de l’énonciateur. Cette prise de position,
c’est-à-dire qu’il n’est pas pertinent de vouloir distinguer les différences entre les divers
courants mystiques, est conséquente à une attitude épistémique unitive, l’attitude du
poète, dont l’énonciateur a donné précédemment une description par la plume de Michel
Foucault, l’attitude de «celui qui retrouve les parentés enfouies des choses, leurs
similitudes dispersées» (p. 776-1)126. La convocation de Michel Foucault, dans ce texte
très éloigné par ailleurs de la pensée foucaldienne, a une fonction non pas tant
argumentative que valorisatrice, que nous croyons en contradiction avec le propos de
Foucault. Ce dernier définit cette attitude unitive ou unitaire127 qui décrit d’après lui
l’épistémè pré-moderne, sans pour sa part la valoriser, sans lui accorder une valeur
spéciale. Son argumentation porte plutôt sur la pertinence d’être conscient des
différences pratiquement insurmontables qui existent entre les épistémès moderne et pré-
moderne128. Ce que Foucault décrit dans cette citation, c’est l’attitude épistémique
unitive ou unitaire qui caractérise cette «épistémè du Même», cette «histoire de la
ressemblance»129, qui a régné avant que la pensée ne prenne le tournant binaire, qui
dominera la modernité. Le texte convoque cette citation de Foucault pour relier cette
attitude épistémique à celle du poète et du mystique, sans prendre en compte le fait
qu’en contexte, la citation se rapporte à une épistémè pré-moderne. Ce faisant, le texte

126
Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 63.
127
«À l’autre extrémité de l’espace culturel [occupée par le fou], mais tout proche par sa symétrie, le poète
est celui qui, au-dessous des différences nommées […] retrouve les parentés enfouies des choses, leurs
similitudes dispersées. […] il entend un autre discours […] qui rappelle le temps où les mots scintillaient
dans la ressemblance universelle des choses : la souveraineté du Même » (Foucault, Les mots et les
choses, , p. 63). «Le monde à la fois indéfini et fermé, plein et tautologique, de la ressemblance» (p. 72).
128
«s’est ouvert l’espace d’un savoir où, par une rupture essentielle dans le monde occidental, il ne sera
plus question des similitudes, mais des identités et des différences» (Foucault, Les mots et les choses, p.
64). «C’est ce système unitaire et triple qui disparaît en même temps que la “pensée par ressemblance” et
qui est remplacé par une organisation strictement binaire» (p. 78).
129
«Jusqu’à la fin du XVIe siècle, la ressemblance a joué un rôle bâtisseur dans le savoir de la culture
occidentale» (op. cit. p. 32). L’épistémè pré-moderne reposerait, selon M. Foucault, sur une «histoire de la
ressemblance» ou une «histoire du Même» (p. 15).
86

crée et valide une relation d’équivalence entre la mystique et le désir unitaire en


valorisant ce dernier, ce qui n’était pas dans l’intention de Foucault. Cette attitude
épistémique de l’énonciateur est exemplaire d’un type de discours sur la mystique dans
lequel le désir d’unité de l’énonciateur, consciemment ou inconsciemment, motive le
discours.

1.114 Conclusion : la construction d’une aporie

Le principal problème de cet article sur la mystique, problème que nous


considérons d’ailleurs comme exemplaire, est qu’on y traite d’un objet textuel sans
l’admettre et sans en tirer les conséquences. L’énonciateur y est aux prises avec la
situation suivante : il doit expliquer une ou des propositions dont il intuitionne qu’elles
sont valides avec des instruments conceptuels qui en définitive posent le contraire de la
proposition à expliquer. On a pu constater cette situation avec l’aporie entraînée par
l’ordre des statuts accordés respectivement au savoir et à l’expérience dans l’essai de
définition de la mystique (voir Des définitions contradictoires p. 68). L’énonciateur
tentait d’expliquer une proposition qui place le registre cognitif en position d’antériorité
sur l’expérience («On y découvre, vécu par le mystique, dans la clarté d’une évidence,
ce que chacun de nous sait par sa foi et dont il vit»), avec un cadre conceptuel qui,
faisant du cognitif, du langage, une traduction de l’expérience, place l’expérience en
position d’antériorité sur le discours.

Nous assistons ici au choc de deux univers épistémiques : l’univers épistémique


du corpus chrétien et l’univers de la pensée moderne aux prises avec un désir d’unité
refoulé. Ce qui entraîne une valorisation du désir d’unité qui n’a pas la possibilité de se
développer en structure trinitaire, du fait de la non-reconnaissance de la précédence du
symbolique sur l’expérience. La valorisation de la réalité empirique, de l’expérience, sur
le symbolique, empêche de tirer toutes les conséquences de ce que l’énonciateur voit par
ailleurs : que le mystique vit, investit, intensément, le symbolique.
87

1.12 Moioli, G. «Mystique chrétienne». De Fiores, Stefano et


Tullo Goffi (dir.) Dictionnaire de la vie spirituelle. Paris : Cerf,
1983. P. 742-752

Le Dictionnaire de la vie spirituelle (DVS) se présente comme le complément


actualisé du Dictionnaire de spiritualité (auparavant Dictionnaire de spiritualité
ascétique et mystique). Le DVS représente le point de vue orthodoxe de l’institution
catholique et plus précisément l’épistémè romaine, puisqu’un nombre important de ses
collaborateurs provient de l’Université pontificale grégorienne. L’auteur de l’article sur
la mystique, Giovanni Moioli, est professeur de théologie spirituelle et de théologie
dogmatique à la Faculté de théologie de l’Italie septentrionale à Milan. Le Dictionnaire
de la vie spirituelle (DVS) comporte un projet d’ensemble dans lequel s’insèrent les
divers articles, le programme ou la ligne éditoriale que se donne le dictionnaire et que
les divers auteurs devront respecter. C’est pourquoi, avant de considérer l’article sur la
mystique, il sera utile d’examiner la structure d’énonciation mise en place par le DVS,
représentant de l’institution catholique, dans la «Présentation» de l’ouvrage (p. VII-X), à
laquelle devrait en principe correspondre la structure d’énonciation de l’article qui nous
intéresse.

1.121 Structure d’énonciation du DVS

[1] Notre époque ressent le besoin urgent130 de rapprocher la spiritualité et les raisons
quotidiennes de vivre. L’homme d’aujourd’hui refuse une vie renfermée dans le temps,
sans horizon et sans espérance. (p. VII)

130
Nous retrouverons plus loin ce sentiment d’urgence chez l’énonciataire mystique (chapitre 2.21, p. 249,
254).
88

L’énonciataire auquel s’adresse le DVS est «l’homme d’aujourd’hui», celui de


«notre époque». Le voeu exprimé explicitement par le DVS est également de s’adresser à
«tous les hommes» :

[2] Le Dictionnaire n’est pas réservé à une élite spirituelle, il s’adresse à tous les
hommes désireux de dépasser la banalité de l’existence (p. X, souligné dans le texte).

Si l’énonciataire est amplement situé historiquement131, il l’est moins dans l’espace géo-
culturel qui est le complément anthropologique de la situation historique. C’est une
universalité qui est souhaitée ici, mais la spatialité de cette universalité n’est pas
spécifiée sur le plan géo-culturel : l’«homme» est une entité déterminée historiquement
mais non géo-culturellement. Cependant, la description de la situation spirituelle de
«l’homme contemporain» correspond d’une manière autant évidente qu’implicite, à la
situation de l’Occidental :

[3] Il [l’homme d’aujourd’hui] se sent poussé à la spiritualité parce qu’il ne peut éviter
ce dilemme crucial : ou bien une vie spirituelle, intérieure, décisive et unifiante, ou bien
la banalité d’une vie réduite à une succession d’actions sans signification ultime ; ou la
spiritualité, écoute religieuse de l’Esprit [...] ou [...] les prouesses d’une technique privée
d’âme ; ou la spiritualité, rencontre vivante avec le Christ [...] ou la condamnation à
l’absurde ou au désespoir (p.VII).

Un glissement s’opère dans la notion sous-jacente d’universalité : l’«homme


d’aujourd’hui» ou encore «tous les hommes» désignent en réalité surtout les
Occidentaux et l’extension à «tous les hommes» est l’extension d’une situation
déterminée historiquement et spatialement, celle de la civilisation occidentale d’origine
chrétienne, à tous les autres132. Il y a donc une spatialité géo-culturelle de l’homme visé
comme énonciataire, mais elle est implicite. Lorsque les autres, les non Occidentaux,
sont considérés explicitement, ils le sont à partir du «point focal de la foi catholique» (p.
131
«Notre époque», «l’homme d’aujourd’hui», «l’homme contemporain», «les exigences les plus
actuelles», «perspective actualisante» (2), «le vécu chrétien actuel» (p. VII) ; «la culture de notre temps»
(2), «l’homme d’aujourd’hui» (2), «spiritualité contemporaine» (2) «actualisation» (p. VIII) ; «spiritualité
contemporaine» (p. IX) ; «un exposé mis à jour» (p. X).
132
M. de Certeau reconnaîtra explicitement (pour lui c’est même un point de méthode) l’attitude
occidentale qui reste implicite, et n’est donc pas thématisée, dans le DVS.
89

VIII), ce qui produit une attitude de confrontation : «on s’est confronté avec les grandes
religions («Bouddhisme», «Hindouisme») et finalement avec l’athéisme» (p. VIII),
l’athéisme représentant un autre de la foi chrétienne à l’intérieur de la culture
occidentale. La même attitude de confrontation est reconduite avec une instance qui
n’est pas extérieure non plus à la culture occidentale mais plutôt à la foi (catholique), les
sciences humaines : «On a donc poursuivi ici la confrontation avec les [...] sciences
humaines» (p. IX).

Lorsque le DVS précise ce qu’il entend par «tous les hommes», il le fait en
opposition à une «élite spirituelle» ; «tous les hommes» sont déclinés à partir des
spécialistes et praticiens («les théologiens, tous ceux qui s’intéressent aux sciences
religieuses, les laïcs engagés, les religieux et les prêtres») jusqu’aux «membres du
peuple de Dieu» et aux «personnes de bonne volonté» (p. X). De ces énonciataires,
certains appartiennent sans ambiguïté à l’institution et certains font partie également de
ce qui peut être considérée comme une élite spirituelle : les théologiens, laïcs engagés,
religieux et prêtres. L’universalité souhaitée serait donc atteinte par les catégories moins
directement reliées à l’institution, «tous ceux qui s’intéressent aux sciences religieuses»,
qu’on a vu constituer une catégorie extérieure et en confrontation avec la foi catholique ;
les «membres du peuple de Dieu», reliés à l’institution mais sans être une élite et «les
frères séparés»; enfin les «personnes de bonne volonté», la catégorie la plus générale à
laquelle peuvent appartenir les athées133 et même, potentiellement, les adhérents d’autres
religions.

Il y a encore une autre forme de spatialité attachée à l’homme contemporain et à


tous les hommes. Il semble que ce soit un espace existentiel et intérieur, l’espace de la
vie dite intérieure. L’énonciataire du DVS est présenté comme un être de besoin et de
désir :

133
Bien que représentant un autre de la foi, l’athéisme est considéré avec une ouverture qui autorise son
inclusion dans les destinataires du Dictionnaire : «l’athéisme, apparemment irreligieux, mais souvent
secrètement prosterné devant quelque autel de Dieu inconnu ou comportant parfois un engagement
humain de valeur réelle». (p. VIII). L’influence de la théologie rahnérienne du «christianisme implicite»
est ici reconnaissable.
90

ce besoin exprimé ou caché dans la situation existentielle de l’homme


contemporain (p. VII)

pour correspondre aux attentes de l’homme d’aujourd’hui (p. VIII)

Notre époque ressent le besoin urgent (p. VII)

il [l’homme d’aujourd’hui] se sent poussé à la spiritualité (p. VII)

les hommes désireux de dépasser la banalité de l’existence (p. X).

Si on superpose les structures des actants de l’énonciation et des acteurs du discours134,


l’énonciataire occupe également la position de Destinataire : le discours lui est dédié par
l’énonciateur, en réponse à ses besoins (p. VII), à ses attentes (p. VIII), à son désir (p.
X). L’énonciateur (le Dictionnaire) remplit donc un rôle d’adjuvant, entre des
énonciataires qui sont appelés à devenir les Destinataires d’un Destinateur apte à
répondre à leurs besoins et désirs :

la rencontre avec l’ambiance vitale de notre temps (p. VIII)

C’est pour répondre à ce besoin exprimé ou caché dans la situation


existentielle de l’homme contemporain que nous avons envisagé un
Dictionnaire de la Vie spirituelle (p. VII)

Dans cet essai, pour correspondre aux attentes de l’homme


d’aujourd’hui (p. VIII)

Le Dictionnaire s’adresse à tous les hommes désireux de [...] (p. X)

Nous souhaitons que de nombreux membres du peuple de Dieu et bien


des personnes de bonne volonté soient attirés par le message de
spiritualité offert dans ce travail (p. X)

134
Dans un texte de type discursif (en opposition au texte de type narratif), l’homologation des structures
entre actants de l’énoncé (acteurs) et actants de l’énonciation permet de rendre compte du texte selon ses
deux axes, un texte discursif ayant quand même nécessairement une structure d’ordre syntagmatique sinon
strictement narratif, un programme à accomplir.
91

Il s’avère que le Destinateur figuré par le texte syncrétise les éléments de l’institution
qu’est l’Église catholique : Dieu, la tradition, le magistère représenté par le pape et la
théologie135 :

C’est pour répondre à ce besoin que nous avons envisagé un Dictionnaire


de la Vie spirituelle qui soit fidèle au contenu de la tradition chrétienne
(p. VII) ;

Notre Dictionnaire [...] [dû] à la participation active de 58 experts (p.


VII) ;

Cet élargissement n’a pas éclipsé le but spécifique de la théologie


spirituelle (p. IX) ;

Nous souhaitons que de nombreux membres du peuple de Dieu et bien


des personnes de bonne volonté soient attirés par le message de
spiritualité offert dans ce travail et fassent une expérience plus intense et
consciente du Dieu qui appelle à la perfection évangélique. (p. X,
«peuple de Dieu» et «personnes de bonne volonté» souligné dans le
texte) ;

Si ce Dictionnaire permettait «une nouvelle découverte de l’amour de


Dieu» (Jean-Paul II) les responsables de cet ouvrage [...] estimeraient
n’avoir pas oeuvré en vain, contribuant pour leur part [...] (p. X).

L’énonciateur adopte également la position d’énonciataire envers les


énonciataires-Destinataires, desquels il se met à l’écoute en vue de répondre à leurs
besoins et désirs. L’énonciataire qu’est le lecteur n’a cependant aucun indice sur la
manière dont l’énonciateur est mis au courant de ses besoins et désirs.

L’homme d’aujourd’hui refuse une vie renfermée dans le temps, sans


horizon et sans espérance (p. VII)

C’est pour répondre à ce besoin exprimé ou caché dans la situation


existentielle de l’homme contemporain (p. VII)

Avant tout, on s’est laissé guider par le vécu chrétien actuel (p. VII)

135
Il est remarquable que l’Écriture ne soit guère citée ni sollicitée en position de Destinateur. Deux
références (indirectes) à l’Écriture tiennent dans «on a suivi le cheminement “de la vie à l’Évangile et de
l’Évangile à la vie”» (p. VII) et «les conflits que l’Église connaît pour des motifs parfois spirituels et
évangéliques» (p. VIII).
92

La rencontre avec l’ambiance vitale de notre temps nous place


nécessairement en face du problème du langage (p. VIII)

Dans cet essai, pour correspondre aux attentes de l’homme d’aujourd’hui


(p. VIII)

Le Dictionnaire [...] s’adresse à tous les hommes désireux de dépasser la


banalité de l’existence (p. X)

D’où peut-on savoir et que signifie que «l’homme d’aujourd’hui refuse une vie
renfermée dans le temps», d’autant que cette proposition contient une offre implicite
d’un horizon qui ne soit pas renfermé dans le temps136. Le vécu chrétien actuel est-il
homogène? Et, sinon, duquel s’agit-il? Si «la rencontre avec l’ambiance vitale de notre
temps nous place nécessairement en face du problème du langage» (p. VIII),
l’énonciataire ne s’identifie pas nécessairement à ce «nous» pour lequel le langage fait
«problème», alors que dans d’autres approches épistémiques, il fait plutôt sens et
explication. Et que savoir d’un besoin caché? L’énonciateur se livre forcément à une
interprétation si les besoins sont «cachés», interprétation du «vécu» et des «attentes» de
l’homme contemporain, la plupart du temps implicitement, sauf pour une interprétation
explicite, celle de l’athéisme, où l’influence de la théologie rahnérienne est
reconnaissable (voir supra p. 81). Comment peut-on connaître ce qui est secret? Pour
cela, il faut que l’énonciateur se place dans une position d’interprète adjuvant : il
interprète pour les énonciataires, il interprète leur propre situation à leur place. En se
plaçant en intermédiaire entre un Destinateur qui syncrétise tous les éléments de
l’institution qu’est l’Église catholique et des énonciataires qui appartiennent de près ou
de loin ou qui sont visés par cette institution, l’énonciateur du DVS adopte une position
institutionnelle, la position d’autorité caractéristique de l’institution. Comment pourrait-
il autrement interpréter les besoins cachés des hommes et répondre à leurs attentes? Ou

136
Nous pensons que l’association de la figure de renfermement dans le temps avec l’absence d’espérance
laisse sous-entendre une offre d’espérance qui ne soit pas dans le temps, associant du même coup
espérance et survie hors du temps. La connotation négative du temps pose problème également en raison
du fait que la figure du temps est, comme on l’a vu, très sollicitée comme détermination principale de
l’homme. Doit-on y voir une contradiction ou considérer que le temps est globalement connoté
négativement? Si c’est le cas, le temps lui-même posant problème, le temps ou l’époque contemporaine
poserait également problème : ce serait un problème, sur le plan chrétien et théologique, que d’être un
homme d’aujourd’hui, (mais ni plus ni moins qu’à toute époque).
93

décider de la normativité pour l’énonciataire : «Le chrétien est mis en garde [...] Il doit
savoir [...]» (p. IX)? Nous proposons donc que l’instance d’énonciation de ce texte soit
l’institution catholique elle-même : Destinateur et Destinataires, énonciateur et
énonciataires s’y rattachent tous ou y sont appelés.

Dieu, le Christ, l’Esprit


Destinateur -tradition
-magistère
-théologie

-l’homme contemporain
-tous les hommes
-théologiens
Adjuvant Destinataires -laïcs engagés
DVS Énonciateur Énonciataires -religieux
- prêtres
-peuple de Dieu
-personnes de bonne volonté

_______
Figure 4 Les acteurs dans la structure d’énonciation du DVS

L’énonciateur, le DVS, se présente, nous l’avons vu, comme recueillant le travail


d’experts et traitant de théologie spirituelle. Si ces deux indices intratextuels n’étaient
pas suffisants, le paratexte dénombre la liste des collaborateurs, en majorité issus de
facultés de théologie, d’universités catholiques, avec un assez fort contingent de
l’université pontificale grégorienne. Nous pouvons donc dire que l’énonciateur de ce
texte est la théologie ou, en l’occurrence, des théologiens mandatés. L’énonciateur se
présente comme détenteur d’un savoir : «nous savons désormais que» (p. VII), «S’il est
désormais acquis que» (p. IX). Ce savoir lui vient du fait qu’il est en même temps l’une
des instances qui composent le Destinateur. Pour lui, l’énonciataire à qui il s’adresse est
en manque : il a des besoins et des désirs qui ne sont pas comblés, des attentes
94

auxquelles on ne répond pas. Le désir de l’énonciateur est de combler les besoins et


désirs des énonciataires, de répondre à leurs questions et attentes, désir fondé sur le rôle
d’adjuvant du Destinateur qu’il endosse et la compétence (un savoir) qu’il croit détenir
du Destinateur. La dynamique de la relation d’énonciation se présente donc comme
ceci :

- l’énonciateur interprète le manque à combler des énonciataires ;

- le Destinateur informe l’énonciateur qui informe les énonciataires ;

- l’énonciateur est en relation directe avec le Destinateur ;

- les énonciataires sont en relation directe avec l’énonciateur mais non avec le
Destinateur.

Dieu
Destinateur tradition
magistère de l’Église
théologie

(destinateur) destinataires
DVS énonciateur énonciataires lecteurs
↓ ↓
savoir manque
__________
Figure 5 La structure d’énonciation du DVS

Cette structure d’énonciation pose le problème suivant : le Destinateur est composé de


deux sortes d’instances : une instance non humaine (Dieu), et une instance humaine elle-
même composée de plusieurs paliers : la tradition, le magistère et la théologie. Or,
sémiotiquement, ou sur le plan de la construction du sens, c’est toute la structure du
Destinateur qui est transcendante. L’énonciateur, ici la théologie, représentant une des
composantes du Destinateur, s’en trouve placée en position, sinon de transcendance, du
moins hiérarchiquement supérieure à l’énonciataire, le rapport de transcendance ayant la
propension à se transformer en structure politique hiérarchique. Sémiotiquement, cette
95

structure politique se traduit par le fait que l’adjuvant peut avoir la propension à
s’octroyer la position du Destinateur. L’Église, si l’Église est ce que compose
l’ensemble du schéma, s’en trouve scindée en deux niveaux hiérarchiques, celui du
Destinateur et celui du Destinataire, deux paliers qui ne se composent pas des mêmes
instances, l’énonciateur appartenant à la sphère du Destinateur mais non l’énonciataire
dont la relation avec le Destinateur doit être régulée par l’énonciateur.
96

1.122 Le DVS sur la mystique (chrétienne)

Conformément à la méthodologie générale de l’état de la question, l’analyse


portera principalement sur l’introduction (p. 742) et la conclusion (p. 752) de l’article,
avec des références au reste du texte au besoin.

Délimitation préalable des orientations

[1] Dans les récentes publications sur le problème mystique, c’est pratiquement devenu
un lieu commun de souligner l’absence de contours précis du terme «mystique» et
d’autres termes semblables («mystiques», «mysticisme»).

[2] D’où la nécessité [DEVOIR] d’en donner au préalable une définition de type
heuristique, destinée à préciser dans quelle direction la recherche et la réflexion doivent
[devoir] s’orienter quand on parle de «la mystique».

[3] En ayant toujours présente à l’esprit cette préoccupation, nous pouvons [POUVOIR]
dire simplement que par ce terme nous entendons nous référer à tel moment ou tel
niveau, à telle expression de l’expérience religieuse au cours de laquelle un monde
religieux déterminé est vécu comme une expérience d’intériorité et d’immédiateté.

[4] On pourrait [POUVOIR] aussi, et mieux encore peut-être, parler d’une expérience
religieuse particulière d’unité-communion-présence.

[5] C’est précisément la réalité, le «donné» de cette unité-communion-présence, qui est


«connue» ; ce n’est pas une réflexion, une conceptualisation, une représentation du
donné religieux vécu.

[6] Il en découle d’une part l’aspect indéterminé et ineffable de l’expérience «mystique»,


et d’autre part le problème du langage et des textes mystiques, où cette expérience
ineffable est dite, communiquée, et par conséquent traduite et exprimée par les
«mystiques» eux-mêmes.
97

[7] On verra facilement, même à partir des indices généraux avancés jusqu’à présent,
qu’en parlant de «mystique», nous n’accordons pas une importance particulière à un
ensemble de phénomènes plus ou moins spectaculaires, qu’on a parfois l’habitude
d’appeler paramystiques (extases, visions, lévitations, stigmates, etc.) et qui, même si on
peut les rattacher de façons diverses à l’expérience mystique, lui sont non moins
substantiellement extérieurs.

[8] Ainsi ils ne seront pas particulièrement pris en considération dans notre étude, qui
s’est plutôt fixé comme perspective le problème du phénomène mystique dans le
christianisme, et qui procédera selon une préoccupation et une méthodologie
exclusivement théologiques. (p. 742)

Conclusion. L’expérience mystique comme problème chrétien

[9] Tout ce que nous avons dit jusqu’ici peut sans aucun doute être considéré comme
une illustration du titre de notre paragraphe de conclusion.

[10] L’expérience mystique dans le christianisme est un problème chrétien soit parce
que le christianisme est plus complexe et ne peut se réduire à un mysticisme vague, soit
parce que l’expérience mystique, reconnue comme chrétienne, ne fournit pas le test par
excellence de l’authenticité de l’expérience chrétienne en général, ou de sa «perfection».

[11] Le discours peut [pouvoir] aussi du reste se développer sur le plan purement
historique et donc illustrer les tensions et les jugements auxquels donnent
périodiquement lieu, soit la rencontre du christianisme avec des phénomènes culturels de
mysticisme, soit l’apparition de courants mystiques à l’intérieur de celui-ci.

[12] Il ne s’agit pas seulement — qu’on y prenne bien garde — de tensions et de


décisions entre l’institution autoritaire qui juge et le mysticisme qui s’affirme.

[13] Le jugement en effet s’opère souvent de façon objective quand apparaissent — dans
un contexte d’explosions polyvalentes de mysticisme — des figures et des projets
98

«mystiques» cohérents avec la réalité chrétienne (qu’on pense à François d’Assise, à


Thérèse d’Avila, à Jean de la Croix, etc.).

[14] Puisque, dans le christianisme, le problème n’est pas d’exclure l’expérience


mystique, mais de reconnaître l’expérience chrétienne, et celle-là seulement.

[15] En effet, un homme ne doit [DEVOIR] pas accéder au christianisme comme à une
école de mysticisme, et il ne doit [DEVOIR] pas faire du mysticisme, compris de manière
plus ou moins générale, l’idéal de son propre itinéraire.

[16] Ce qu’on doit [DEVOIR] lui demander, et ce qu’il doit [DEVOIR] se proposer, c’est
simplement d’être chrétien, et donc de faire l’expérience de cela en vivant dans
l’alliance et selon la logique de l’alliance (ou encore dans le «mystère» et selon la
logique du «mystère»).

[17] S’il lui est donné d’être mystique, il continuera néanmoins à croire que ce qui est
pour lui vraiment fondamental et auquel il ne peut [NON POUVOIR] renoncer, c’est d’être
authentiquement chrétien, «en connaissant» Dieu selon la nouvelle alliance.

1.221 Le programme

C’est l’absence de précision qui motive le discours de l’énonciateur : «Dans les récentes
publications c’est pratiquement devenu un lieu commun de souligner l’absence de
contours précis [...] quand on parle de la mystique» [1], et c’est pourquoi il y a
«nécessité» [2] de donner une définition. Si le fait qu’il y ait imprécision est suffisant
pour fonder l’énonciation de l’énonciateur, il est présupposé que l’imprécision est du
côté de l’énonciataire et qu’elle n’est pas souhaitable pour lui ; ni pour l’énonciateur
bien entendu, mais lui peut préciser («nous pouvons dire» [3]), alors qu’il semble que
d’autres énonciateurs ne le peuvent pas ou ont de la difficulté à le faire («Dans les
récentes publications sur le problème mystique...» [1]). Ces derniers énonciateurs sont
donc eux-mêmes appelés à devenir énonciataires de ce texte, qui s’adresse d’ailleurs à
99

«la recherche et la réflexion» [2]. L’objectif de l’énonciateur est donc de corriger cette
situation d’imprécision. Sur l’axe syntagmatique, la situation d’imprécision constitue
l’anti-programme contre lequel l’énonciateur désire réagir, par la mise en œuvre du
programme contraire, préciser, c’est-à-dire changer la situation d’imprécision en
précision, en «donnant une définition» [2] 137. L’énonciateur veut donc combler la place
laissée par l’imprécision138 et l’indécision qu’elle peut entraîner dans l’esprit de
l’énonciataire. Il comblera ce manque dans l’esprit de l’énonciataire par un savoir qu’il
reçoit du Destinateur, tout comme le DVS auquel il collabore, savoir dont il se pose en
détenteur et qui lui donne le pouvoir de le faire («nous pouvons dire que par ce terme
nous entendons...» [3]). L’article «Mystique chrétienne» s’insère donc dans le
programme et la structure d’énonciation du DVS, où l’énonciateur endosse le rôle
d’adjuvant du Destinateur, pour des énonciataires. Mais il se montre encore plus directif
et moins ouvert à l’énonciataire que le DVS ne souhaite l’être. Pourquoi «la mystique»
suscite-t-elle une telle attitude de réserve? La question se reposera plus tard.

1.222 La mise en scène de l’énonciation

La valeur des pronoms nous et on est variable tout au long du texte,


alternativement disjonctive et conjonctive. La position de l’énonciateur est représentée le
plus souvent par nous mais il arrive que ce nous invite l’énonciataire à s’inclure dans le
discours. Le pronom indéfini on représente parfois l’énonciateur, parfois les deux, mais
souvent l’énonciataire seulement. L’énoncé «quand on parle de la mystique» [2] est un
bon exemple de cette ambiguïté. L’énonciateur est en train de mettre en place la relation
énonciative ; il annonce qu’il le fera en précisant la direction (le /devoir/) selon laquelle
la recherche et la réflexion — nous et vous, énonciateur et énonciataire qui faisons de la
137
Si on suit la logique de l’énonciateur qui accorde au titre de la conclusion une valeur programmatique
(«Tout ce que nous avons dit jusqu’ici peut sans aucun doute être considéré comme une illustration du
titre de notre paragraphe de conclusion» (p. 752)), le titre de l’introduction serait également un indice qui
corrobore ce programme : «Délimitation préalable des orientations». Les figures de la précision, de la
définition sont autant de figures de la délimitation.
138
Si la qualité de «précision» est «ce qui ne laisse place à aucune indécision dans l’esprit» (Petit Robert),
l’imprécision laisse donc une place vacante dans l’esprit.
100

recherche et de la réflexion — doivent s’orienter quand on parle de la mystique. Au


premier abord, nous sommes portés à attribuer au pronom on la valeur d’énonciateur et
d’énonciataire, comme nous l’avons fait lorsque nous avons interprété l’énonciataire
implicite dans «la recherche et la réflexion» en nous y incluant. Cependant, la relation
est asymétrique puisque c’est l’énonciateur qui fournira les normes et les principes :
c’est lui qui définira, qui dirigera, qui orientera. Et d’ailleurs le texte poursuit avec un
nous qui représente sans ambiguïté l’énonciateur qui passe à l’acte de la définition :
«nous pouvons dire simplement que par ce terme nous entendons nous référer à» [3]. Par
contre, dans l’énoncé [4] «On pourrait dire [...] mieux encore que [...]», on a la valeur de
nous. Un peu plus loin, dans l’énoncé «On verra facilement ... qu’en parlant de
mystique, nous n’accordons pas une importance particulière ... » [7], les positions
respectives de l’énonciateur et de l’énonciataire sont bien délimitées : on c’est
l’énonciataire, le lecteur, qui verra facilement que nous, l’énonciateur, dans notre étude,
nous n’accordons par d’importance à tel fait. La structure d’énonciation est donc
marquée par un emploi ambigu des pronoms personnels.

Cette ambiguïté énonciative produit une asymétrie dans les positions de


l’énonciateur et de l’énonciataire. On l’a vu, l’énonciateur répond au besoin causé par un
échec, l’incapacité de «préciser» ce qu’est la mystique de la part de divers énonciateurs,
qu’il convie en conséquence à se faire énonciataires de son discours. L’énonciateur
prend donc une position de supériorité vis à vis d’autres énonciateurs et des
énonciataires, qu’il justifie par sa propre capacité («nous pouvons dire») à préciser et à
définir. Position qui coïncide d’ailleurs avec une attitude normative, puisque son
programme consiste à préciser la direction et l’orientation, c’est-à-dire à indiquer le sens
que recherche et réflexion doivent prendre envers l’objet mystique. L’ambiguïté dans
l’emploi des pronoms personnels a un autre effet, celui d’axiologiser la position de
l’énonciataire : l’énonciataire se demande constamment de quel côté il est, est-ce qu’il se
range du bon côté, du côté du nous qui a des réponses ou du côté du on qui a besoin
d’être guidé?
101

1.223 La modalisation du sujet de l’énonciation

La modalité volitive est très peu sollicitée dans ce texte sur la mystique. On n’en
relève aucune actualisation dans l’introduction et la conclusion. Dans le reste du texte, il
y a tout au plus cinq occurrences, dont une est attribuée à Dieu («le bon vouloir de
Dieu», p. 746) ; dont une autre est une figure de style signifiant une concession à
l’énonciataire («Il est [le mystique], si l’on veut, un homme de foi particulier dans
l’Église de son temps», p. 743); une autre occurrence n’a qu’un intérêt local («Quant au
type de savoir qui viendrait au chrétien [...] il prend une forme différente selon qu’on
cherche à le placer dans une ligne à prédominance intellectuelle ou dans une ligne à
prédominance affective», p.749) ; la modalité volitive ne prend sa pleine valeur qu’en ce
qui concerne l’objectif global de la théologie («la foi qu’elle [la théologie] veut
comprendre», p.748).

Le programme se déploie sur le registre cognitif : il a pour Destinataire des


activités cognitives («recherche et réflexion» [2]) et il a pour objectif une activité
épistémique, définir l’objet mis en question (la mystique) et une activité normative,
«préciser dans quelle direction la recherche et la réflexion doivent s’orienter» [2]. Le
savoir, la modalité épistémique, n’a pas fonction de modalisateur dans ce texte : elle est
la figure de ce qui est en jeu (définir, préciser), elle est elle-même l’objet de la
modalisation. En fait, la modalisation se joue entre les modalités du /pouvoir/ (57
occurrences) et du /devoir/ (32 occurrences), entre ce qu’il est possible de savoir et ce
que l’on doit savoir. Entre les deux, c’est l’attitude normative qui l’emporte. Nous en
donnerons deux illustrations. Dans l’introduction, lors de la mise en place du programme
[2], l’activité de définition est présentée comme une nécessité (/devoir/), dans l’objectif
de préciser la direction et l’orientation de la recherche. Le pouvoir faire découle de cette
nécessité : «En ayant toujours présente à l’esprit cette préoccupation, nous pouvons dire
simplement que [...]» [3]. Dans la conclusion, le poids conclusif est porté par la modalité
du /devoir/ :
102

[15] En effet, un homme ne doit pas accéder au christianisme comme à une école de
mysticisme, et il ne doit pas faire du mysticisme, compris de manière plus ou moins
générale, l’idéal de son propre itinéraire.

[16] Ce qu’on doit lui demander, et ce qu’il doit se proposer, c’est simplement d’être
chrétien, et donc de faire l’expérience de cela en vivant dans l’alliance et selon la
logique de l’alliance (ou encore dans le «mystère» et selon la logique du «mystère»).

[17] S’il lui est donné d’être mystique, il continuera néanmoins à croire que ce qui est
pour lui vraiment fondamental et auquel il ne peut renoncer, c’est d’être
authentiquement chrétien, «en connaissant» Dieu selon la nouvelle alliance.

Dans une cohérence rigoureuse, le rapport entre le /pouvoir/ et le /devoir/ est maintenu
de l’incipit à la conclusion. La première modalité invoquée est celle du /devoir/ sous la
forme de la nécessité :

[2] D’où la nécessité d’en donner au préalable une définition de type heuristique,
destinée à préciser dans quelle direction la recherche et la réflexion doivent s’orienter
quand on parle de «la mystique».

La toute dernière modalité est celle d’un /devoir/ sous la forme de la contrainte, du /non
pouvoir/ :

[17] S’il lui est donné d’être mystique, il continuera néanmoins à croire que ce qui est
pour lui vraiment fondamental et auquel il ne peut renoncer, c’est d’être
authentiquement chrétien, «en connaissant» Dieu selon la nouvelle alliance.

Alors qu’au départ ([2]), c’est la nécessité de l’objectif normatif qui dicte le /pouvoir
faire/, en conclusion ([17]), le /pouvoir/ est nié au nom d’une autre modalité, le /croire/,
103

qui dicte et le /devoir/ et le /pouvoir/, (en l’occurrence sous la forme négative du


/pouvoir/, «il ne peut», qui équivaut à la contrainte). Si on se rappelle que la seule
modalité volitive positive dans ce texte concernait «la foi que la théologie veut
comprendre» (supra p. 96), on ne pourra que reconnaître la cohérence de l’énonciation
dans ce texte. La nécessité initiale d’un objectif normatif n’était pas explicitée dans
l’introduction. Dans la conclusion, la modalité du /croire/ est explicitement posée en
position de régulation des autres modalités de /pouvoir/ et de /devoir/. Ce qui laisse
déduire que la volonté de comprendre le /croire/ est à l’origine de l’objectif normatif
déployé (ce qui ne le justifie pas pour autant). Le /pouvoir/ est la butée du comprendre.
Si le pouvoir n’a pas le dernier mot, il faut bien devoir au nom d’un croire.

1.224 Une phénoménologie sans phénomènes

[7] On verra facilement, même à partir des indices généraux avancés jusqu’à présent,
qu’en parlant de «mystique», nous n’accordons pas une importance particulière à un
ensemble de phénomènes plus ou moins spectaculaires, qu’on a parfois l’habitude
d’appeler paramystiques (extases, visions, lévitations, stigmates, etc.) et qui, même si on
peut les rattacher de façons diverses à l’expérience mystique, lui sont non moins
substantiellement extérieurs.

[8] Ainsi ils ne seront pas particulièrement pris en considération dans notre étude, qui
s’est plutôt fixé comme perspective le problème du phénomène mystique dans le
christianisme, et qui procédera selon une préoccupation et une méthodologie
exclusivement théologiques. (p. 742)

L’énonciateur, la théologie, responsable de l’étude («notre étude [...] procédera


selon une préoccupation et une méthodologie exclusivement théologiques» [8]), se donne
comme objet le «problème du phénomène mystique dans le christianisme»[8], après
104

avoir spécifié ne pas s’occuper des aspects phénoménaux, justement, de la mystique,


qualifiés de «paramystiques» [7]. Il n’y a là contradiction qu’en apparence. La
préoccupation principale de l’énonciateur étant de niveau «exclusivement théologique»
[8], elle concernera en conséquence la détermination du caractère chrétien de
l’expérience mystique : «Puisque dans le christianisme, le problème n’est pas d’exclure
l’expérience mystique, mais de reconnaître l’expérience chrétienne, et celle-là
seulement» [14]. Autrement dit, et cela est fort intéressant, on ne considère pas que
l’aspect phénoménal de la mystique concerne la théologie chrétienne comme telle. Ce
qui préoccupe la théologie chrétienne, c’est de reconnaître si ces expériences
phénoménales mystiques «peuvent être»139 et sont effectivement chrétiennes ou non.
Cette attitude rejoint l’attitude générale du DVS, repérable dans la «Présentation» de
l’ouvrage et que nous n’avons pas encore traitée directement. Il s’agit d’une attitude
polémique qui consiste à déterminer les éléments d’une identité chrétienne, qui se définit
par des différences d’avec les spiritualités non chrétiennes. Dans le DVS, l’identité de la
spiritualité dont on traite est explicite140 et l’attitude polémique présente141. Toutefois,
l’attitude résolue d’ouverture qu’adopte le DVS142 atténue le caractère polémique du
discours. La question des différences devient par contre capitale dans l’article «Mystique
chrétienne». Encore ici, l’article sur la mystique paraît plus directif et restrictif que le
projet du DVS lui-même.

Cette disparité entre l’attitude générale du DVS et l’attitude rencontrée dans


l’article sur la mystique mérite d’être soulignée, car il semble y avoir une contradiction
entre l’intentionnalité exprimée par le DVS et la conception de la mystique développée
dans l’article «Mystique chrétienne». Le DVS avait manifesté le désir que les

139
C’est la possibilité même de l’expérience mystique dans le christianisme qui est questionnée (p. 743).
140
«[être] fidèle au contenu de la tradition chrétienne» (VII) ; «tracer les traits communs à la spiritualité
chrétienne», «depuis le point focal de la foi catholique» (VIII) ; «vivre le rapport gratuit avec Dieu ... Mais
il faut que cette dimension de la vie humaine [spiritualité] soit accompagnée de l’ouverture à cet Esprit
[...] et qu’elle s’harmonise avec ce Jésus [...]» (p. X).
141
On l’a vu dans la «confrontation» avec les autres : «on s’est confronté avec les grandes religions»
(p.VIII) ; «On a donc poursuivi ici la confrontation avec les acquisitions sûres des sciences humaines (p.
IX).
142
«Notre Dictionnaire ... revêt ... une orientation pluraliste» (p. VII) ; «on n’a pas assigné de limites
étroites et rigides aux horizons du Dictionnaire.» (p. VIII) ; «la dilatation des horizons culturels oblige à
sortir du cadre d’une spiritualité repliée sur ses propres problèmes», «on a ... élargi la base du donné vécu
et des évaluations sur lesquels exercer le discernement spirituel» (p. IX), etc.
105

destinataires de leur ouvrage «fassent une expérience plus intense et consciente du Dieu
qui appelle à la perfection évangélique» (p. X). Or, l’intensité est indubitablement une
caractéristique de l’expérience mystique. De plus, le DVS s’adressait aux «hommes
désireux de dépasser la banalité de l’existence» (p. X), selon le principe sotériologique
que «quiconque se contente de la monotonie, de la médiocrité, de l’écoulement des
choses, ne sera pas pardonné»143 (p. VII). On accordera sans peine que l’expérience
mystique est certainement, dans les manifestations de la vie spirituelle, celle qui sort le
plus de l’ordinaire. Mais c’est justement ce caractère d’extraordinaire que la théologie ne
reconnaît pas comme spécifiquement chrétien dans l’article «Mystique chrétienne».
L’instance d’énonciation que nous avons proposée pour le DVS, l’institution catholique,
en tant qu’acteur collectif représentant un sujet collectif, est, nous l’avons vu, animée
par un désir : répondre aux questions des énonciataires et combler leurs attentes ou leur
désir spirituel dans une visée pragmatique (pastorale), améliorer la situation existentielle
de l’homme, appeler à la sainteté et au salut. L’instance d’énonciation de l’article
«Mystique chrétienne» est aussi l’institution, mais dans sa dimension cognitive et
doctrinale, la théologie, et il semble que son désir consiste alors en la fidélité à la
spécificité chrétienne. C’est peut-être pourquoi les concessions que le DVS semble prêt à
consentir aux énonciataires144 ne seront pas, globalement, entérinées par l’article sur la
mystique.

1.225 Mystique et christianisme

Mais alors, pourquoi la mystique provoque-t-elle de telles contradictions et un tel


besoin de normativité? Pourquoi la mystique suscite-t-elle une telle nécessité de
143
Nous ne nous préoccupons pas ici de la valeur de vérité d’un tel énoncé, nous nous limitons à constater
la position logique qu’il tient dans la cohérence globale de l’énonciation.
144
«L’effort d’acculturation mené par les auteurs du dictionnaire est évident, et le lecteur prendra acte des
essais réussis pour interpréter l’expérience spirituelle en termes compréhensibles et consonants à la culture
de notre temps. En particulier, on a éliminé l’abstraction pour préférer ... les concepts concrets et plus
proches de l’homme d’aujourd’hui» (p. VIII).
106

précision doctrinale de la part de l’institution? En quoi la mystique peut-elle être non


chrétienne au point de représenter un danger pour la spécificité chrétienne? Pour trouver
des éléments de réponse, il faut revenir à la définition de la mystique donnée dans
l’introduction, avant d’examiner les éléments de synthèse de la conclusion.

[3] [...] par ce terme [mystique] nous entendons nous référer à tel moment ou tel niveau,
à telle expression de l’expérience religieuse au cours de laquelle un monde religieux
déterminé est vécu comme une expérience d’intériorité et d’immédiateté.

[4] On pourrait aussi, et mieux encore peut-être, parler d’une expérience religieuse
particulière d’unité-communion-présence.

La définition donnée à l’énoncé [3] délimite bien les deux univers en présence : le
système symbolique et l’expérience. L’univers symbolique de la représentation
religieuse, le «monde religieux», est «déterminé», c’est dire qu’il forme un système
spécifique, qu’il a des contenus et des caractéristiques spécifiques. Lorsque ce «monde
religieux», cet univers symbolique, est «vécu comme une expérience d’intériorité et
d’immédiateté», l’expérience religieuse qui en résulte est qualifiée de «mystique». En
précisant «comme une expérience d’intériorité et d’immédiateté», l’énonciateur s’évite
de porter un jugement de réalité sur cette expérience en particulier (d’intériorité et
d’immédiateté). Le critère définitionnel de la mystique, c’est donc qu’un univers
symbolique soit vécu sous la forme d’une expérience intérieure et immédiate.

L’article poursuit en mentionnant une autre détermination de cette expérience,


celle de la logique psychique qui y est manifestée, de l’ordre du désir : [4] «On pourrait
aussi, et mieux encore peut-être, parler d’une expérience religieuse particulière d’unité-
communion-présence». Ce qui caractérise d’abord et surtout la mystique, c’est le désir
d’unité (en soi), de communion (d’unité avec l’autre) et de présence (l’unité est ressentie
comme une présence de l’autre en soi).
107

[5] C’est précisément la réalité, le «donné» de cette unité-communion-présence, qui est


«connue» ; ce n’est pas une réflexion, une conceptualisation, une représentation du
donné religieux vécu.

L’énonciateur pose que l’expérience dite mystique n’est pas d’ordre intellectuel
(une réflexion, une conceptualisation, une représentation) mais il lui reconnaît une
dimension cognitive, puisqu’il est question d’une forme de connaissance («c’est la
réalité ... qui est connue»). C’est le «donné» de l’expérience qui est connu, un terme
marqué par l’énonciateur (mis entre guillemets), sans être cependant plus explicité. Ce
qui permet de lever l’ambiguïté sur ce terme, c’est que le «donné» est placé sur la même
isotopie que la «réalité» (les termes sont mis en apposition comme des synonymes).
L’énoncé est constitué de deux séquences, une séquence affirmative qui dit ce que c’est,
et une séquence négative qui dit ce que ce n’est pas, les deux ayant un point de chute
dans les termes respectifs «connue» et «vécu». Structurellement, une opposition est
établie entre réalité d’une part, et représentation d’autre part.

c’est .......... la réalité - le donné ...... de l’expérience ............... qui est connue

↕ ↕

ce n’est pas ..... la représentation ........... du donné vécu ........ (qui est connue)

Figure 6 Isotopie expérience-réalité dans le DCT

Comme on peut le constater dans la schématisation de l’énoncé, l’«expérience» et le


«donné vécu» sont des figures équivalentes. Le Petit Robert définit le «vécu» comme
«l’expérience vécue», formule plutôt tautologique (le vécu est ce qui est vécu), car
qu’est-ce que l’expérience sinon ce qui est vécu? Une expérience est toujours quelque
événement vécu. Mais si on insiste ainsi pléonastiquement sur le fait que l’expérience
est vécue, l’effet de sens porte l’accent sur le sentiment ou la conscience de vivre ce qui
est vécu. L’insistance quasi-tautologique produit alors le sentiment de la réalité de ce
qui est vécu. Le terme «vécu» prend alors la connotation de sentiment, conformément à
108

la définition d’«expérience» où l’accent est mis sur l’éprouvé : «le fait d’éprouver
quelque chose» (Petit Robert). Sont donc situés sur la même isotopie : la réalité — le
donné — l’expérience — le vécu — le connu. L’aspect cognitif est mis en opposition à
cette isotopie, puisque «ce n’est pas une réflexion, une conceptualisation, une
représentation du donné religieux vécu» qui est connue. Or, si nous revenons à la
définition de la mystique : [3] «par ce terme [mystique] nous entendons nous référer à tel
moment ou tel niveau, à telle expression de l’expérience religieuse au cours de laquelle
un monde religieux déterminé est vécu comme une expérience d’intériorité et
d’immédiateté», il faut constater que c’est un «monde religieux déterminé», le mode
symbolique de la représentation qui est considéré comme étant vécu. Il y a alors
contradiction à dire que c’est le «donné religieux» qui est vécu et non sa représentation,
car sans système symbolique, il ne peut y avoir de «donné religieux», le religieux étant
justement donné à travers un système symbolique.

[6] Il en découle d’une part l’aspect indéterminé et ineffable de l’expérience «mystique»,


et d’autre part le problème du langage et des textes mystiques, où cette expérience
ineffable est dite, communiquée, et par conséquent traduite et exprimée par les
«mystiques» eux-mêmes.

Si donc il est question du sentiment, on ne s’étonnera pas qu’on en fasse découler le


caractère «indéterminé» et «ineffable» de l’expérience mystique. Si l’expérience de
l’unité-communion-présence est de l’ordre du sentiment, elle est ni plus ni moins dicible
que tout autre sentiment. On s’étonnera, par contre, du fait que le langage soit considéré
comme faisant problème... puisque le langage est à la fois le problème et sa solution.
L’ordre du sentiment (du thymique en anthropologie sémiotique) est en relation
dynamique constante avec l’ordre symbolique qui lui donne son sens et ses limites. Sans
le symbolique, l’émotion existerait sans doute, mais non le sentiment de... quelque
chose, comme le sentiment de l’unité de ou de la présence de. Il en va du sentiment
comme de l’identité subjective : s’il n’est pas nommé, s’il ne reçoit pas une valeur
symbolique, il n’est qu’émotion (pulsionnelle) à laquelle ne se rattache pas de sens.
109

[7] On verra facilement, même à partir des indices généraux avancés jusqu’à présent,
qu’en parlant de «mystique», nous n’accordons pas une importance particulière à un
ensemble de phénomènes plus ou moins spectaculaires, qu’on a parfois l’habitude
d’appeler paramystiques (extases, visions, lévitations, stigmates, etc.) et qui, même si on
peut les rattacher de façons diverses à l’expérience mystique, lui sont non moins
substantiellement extérieurs.

De sa définition de la mystique, le DVS exclut d’emblée les «phénomènes plus


ou moins spectaculaires, qu’on a parfois l’habitude d’appeler paramystiques» [7]. Il est
possible que ces phénomènes soient «parfois» appelés «paramystiques» ; mais dans
l’ensemble de la littérature traitant de la mystique, l’expression «phénomènes
mystiques» est largement la plus utilisée145. D’ailleurs, «avoir parfois l’habitude» est une
modalité plutôt mitigée : «avoir l’habitude» mettant l’accent sur l’aspect duratif d’un
phénomène (durée et répétition), que «parfois» vient atténuer sinon contredire. En fait,
l’expression «avoir parfois l’habitude» est plutôt contradictoire, tout autant que
l’exclusion des phénomènes spectaculaires de la définition générale de la mystique.
Nous pensons que l’apparente contradiction vient ici de l’anticipation des résultats : si
les phénomènes spectaculaires sont «rattachés» à l’expérience mystique en général, ils
ne le sont pas à l’expérience mystique chrétienne en particulier. Et c’est pourquoi le DVS
ne les prend pas en considération, parce qu’il «s’est plutôt fixé comme perspective le
problème du phénomène mystique dans le christianisme» [8], et non la mystique en
général. Quant à la figure «substantiellement» pour signifier leur extériorité, il y a
encore là contradiction puisque les phénomènes spectaculaires de la mystique
représentent justement l’aspect substantiel de la mystique, ce qui montre (phénomène)
ce qui est caché (mystique).

[8] Ainsi ils ne seront pas particulièrement pris en considération dans notre étude, qui
s’est plutôt fixé comme perspective le problème du phénomène mystique dans le

145
C’est le cas dans tous les textes que nous avons analysés.
110

christianisme, et qui procédera selon une préoccupation et une méthodologie


exclusivement théologiques.146

Pour le DVS, la problématique de la théologie chrétienne catholique ne consiste


pas à déterminer la valeur en soi d’un sentiment tel le sentiment mystique, qui relèverait
alors uniquement de l’anthropologie, mais à «indiquer les éléments et les aspects qui
qualifient comme chrétienne une expérience mystique vécue en milieu chrétien et par
des chrétiens» (p. 742), puisque le seul fait que ces expériences soient vécues par des
chrétiens en milieu chrétien «ne suffit pas à les faire reconnaître comme chrétiennes» (p.
743). On observe une tendance forte à séparer le théologique de l’anthropologique, une
tendance cependant elle-même questionnée :

En admettant que la manifestation d’expériences proprement


«mystiques» dans le christianisme doive être comprise à sa manière dans
le rapport entre fides quae et fides qua147, ces expériences pourront, et
devront aussi, devenir l’objet d’une attention positive de la part du savoir
théologique. (p. 748)

Nous voyons là un programme pour la théologie, auquel nous désirons contribuer, à une
différence près, viser plus réalistement la «réflexion et la recherche» théologiques plutôt
qu’un «savoir théologique».

Nous porterons maintenant notre lecture sur la conclusion et nous tenterons de


voir en quoi la mystique pose tant problème dans le christianisme.

Conclusion. L’expérience mystique comme problème chrétien

146
Le texte enchaîne sur la phénoménologie comme étant la méthode retenue, ce qui revient à identifier la
phénoménologie à une méthodologie exclusivement théologique. «Nous parlons de phénoménologie dans
le sens d’une individuation des éléments qui caractérisent ou qualifient un phénomène, éléments qui
permettent donc de le classer» (p. 742).
147
Le don de la foi (fides qua) et l’objectivité de la foi (fides quae) (p. 748).
111

[9] «Tout ce que nous avons dit jusqu’ici peut sans aucun doute être considéré comme
une illustration du titre de notre paragraphe de conclusion.

À l’énoncé [10], deux raisons sont invoquées pour rendre compte du problème
que représenterait la mystique en christianisme.

[10] L’expérience mystique dans le christianisme est un problème chrétien soit parce
que le christianisme est plus complexe et ne peut se réduire à un mysticisme vague, soit
parce que l’expérience mystique, reconnue comme chrétienne, ne fournit pas le test par
excellence de l’authenticité de l’expérience chrétienne en général, ou de sa «perfection».

D’abord, le christianisme «ne peut se réduire à un mysticisme vague» [10]. La


définition de la mystique telle que formulée dans l’introduction n’impliquait pourtant
pas un «mysticisme vague», puisqu’elle reliait un «monde religieux déterminé» à «une
expérience d’intériorité et d’immédiateté» [3]. Le défaut de détermination ne peut
s’appliquer en l’occurrence qu’à l’expérience d’intériorité et d’immédiateté qui ne se
rattacherait pas à un univers symbolique déterminé, (ce qui est impossible, disons-le tout
de suite : il n’y a pas d’idiosyncrasie pure, même le délire psychotique se rattache à un
univers symbolique). À partir du moment où cette expérience se rapporte à, ou s’appuie
sur «un monde religieux déterminé», elle ne risque plus un danger de «vague» ou
d’indétermination. Bien sûr, il reste à déterminer à quel univers symbolique ou religieux
elle appartient, donc ici à déterminer son caractère chrétien. Ce qui est assez
raisonnablement repérable. Sans entrer dans le détail de la controverse suscitée par
Maître Eckhart148, il est quand même remarquable qu’aucune déviation de la conception
spirituelle chrétienne ne soit reprochée à son école (Tauler, Suso et Ruysbroek) (p. 745).
De même, il est tout aussi remarquable que le DVS admet que, dans le cas des mystiques
chrétiens reconnus, le problème d’un «mysticisme vague» ne s’est pas vraiment posé :

148
Controverse qui entraîna la condamnation posthume d’Eckhart à propos de quelques points de doctrine.
Le cas Eckhart serait à réexaminer dans la logique que nous proposons dans cette thèse.
112

[13] Le jugement en effet s’opère souvent de façon objective quand apparaissent [...] des
figures et des projets «mystiques» cohérents avec la réalité chrétienne (qu’on pense à
François d’Assise, à Thérèse d’Avila, à Jean de la Croix, etc.).

On peut donc raisonnablement se demander s’il y a vraiment un problème,

[14 Puisque, dans le christianisme, le problème n’est pas d’exclure l’expérience


mystique, mais de reconnaître l’expérience chrétienne, et celle-là seulement.

À propos d’un autre aspect controversé de la mystique, la mystique dite nuptiale,


il est encore remarquable que le DVS reconnaît qu’«il est très difficile de démontrer que
de tels risques [de déviation du christianisme] aient été effectivement courus par des
personnalités authentiquement chrétiennes ; on ne peut certainement pas le démontrer
dans le cas d’une Catherine de Sienne et d’une Thérèse de l’Enfant Jésus, ou d’un Jean
de la Croix, etc.»149 (p. 745-746). Les risques encourus par cette forme de mystique sont
des risques «d’ambiguïté avec la sphère érotique de la personnalité et par conséquent,
[...] de fausses sublimations» (p. 745). Le concept de «sublimation» relève de la théorie
psychanalytique. La question de la sublimation ne s’y pose pas tant en termes de vraies
ou fausses sublimations, mais plutôt simplement en termes de sublimation réalisée ou
non ; il n’y a pas de fausses sublimations, mais il peut ne pas y avoir sublimation. Poser
la question de la détermination chrétienne en termes de risques est peut-être bien autant
un faux problème que le risque de fausse sublimation. La tradition a retenu, pendant
plusieurs siècles et apparemment sans trop de peine, un nombre considérable de
spirituels chrétiens mystiques qui, probablement tous, ont encouru l’un des risques
mentionnés par le DVS, mais n’y sont pas tombés. Pourquoi alors tant s’inquiéter d’un
discernement classificatoire et dogmatique? Peut-être parce que, à trop vouloir repousser
(ou refouler?) la dimension anthropologique, on se prive de critères explicatifs et ne
restent que les critères normatifs :

149
Dans l’«etc.», nous pouvons sans crainte inclure Marie de l’Incarnation, qui a eu la faveur de Bossuet.
113

[15] En effet, un homme ne doit [DEVOIR] pas accéder au christianisme comme à une
école de mysticisme, et il ne doit [DEVOIR] pas faire du mysticisme, compris de manière
plus ou moins générale, l’idéal de son propre itinéraire.

[16] Ce qu’on doit [DEVOIR] lui demander, et ce qu’il doit [DEVOIR] se proposer, c’est
simplement d’être chrétien, et donc de faire l’expérience de cela en vivant dans
l’alliance et selon la logique de l’alliance (ou encore dans le «mystère» et selon la
logique du «mystère»).

Si le sentiment mystique d’«union-communion-présence» [4] est bien le désir


d’unité commun et originel, semble-t-il, au mysticisme150, c’est donc ce désir qui est mis
en cause ici, c’est de ce désir dont on se demande s’il peut correspondre au projet
chrétien151. Les doutes à cet égard proviendraient du fait que le sentiment mystique
unitaire relèverait de l’ordre anthropologique et non de l’ordre théologique, à tel point
qu’on se demande : «une théologie de l’expérience mystique est-elle possible?» (p. 748).
Mais, bien plus, le sentiment mystique unitaire entrerait en contradiction avec le
caractère d’«absolue altérité de la Parole de Dieu» et représenterait le danger que
l’homme s’imagine pouvoir parvenir à sa divinisation (p. 747). La question théologique
adressée à la mystique aboutirait presque, en conséquence, à se demander : peut-on être
chrétien, malgré que l’on soit mystique? La structure du désir d’unité, ce serait bien sûr
à vérifier, est probablement présente chez tous les mystiques chrétiens. La proposition
que nous avançons dans cette thèse est justement que le mystique chrétien n’en reste pas
à cette étape du désir, que son désir d’unité est reconfiguré en un désir de structure
trinitaire, ce qui serait une spécificité de la mystique chrétienne et ce qui ferait la
grandeur des mystiques chrétiens.

La seconde raison imputée à l’existence d’un problème mystique dans le


christianisme, c’est que «l’expérience mystique, reconnue comme chrétienne, ne fournit

150
C’est un trait commun qui ressort de tous les textes que nous avons analysés.
151
«L’interrogation sur la compatibilité entre l’être-mystique et l’être-chrétien» (p. 747) : mais ne s’agit-il
pas plutôt d’un faire que d’un être chrétien ?
114

pas le test par excellence de l’authenticité de l’expérience chrétienne en général, ou de sa


“perfection”» [10]. Cet argument, d’un tout autre ordre, est de première importance. Le
DVS rejoint ici bon nombre de penseurs contemporains sur la question de la mystique
chrétienne et même des chercheurs qui travaillent dans un paradigme épistémique très
différent, le paradigme du langage.

La définition de la mystique que formule le DVS à l’énoncé [4] : «On pourrait


aussi [...] parler d’une expérience religieuse particulière d’unité-communion-présence»,
représente-t-elle «le mysticisme, compris de façon plus ou moins générale» de l’énoncé
[15]?

[15] En effet, un homme ne doit pas accéder au christianisme comme à


une école de mysticisme, et il ne doit pas faire du mysticisme, compris de
manière plus ou moins générale, l’idéal de son propre itinéraire.

[17] S’il lui est donné d’être mystique, il continuera néanmoins à croire
que ce qui est pour lui vraiment fondamental et auquel il ne peut
renoncer, c’est d’être authentiquement chrétien [...]

En christianisme, l’expérience mystique n’est pas du tout un but en soi ; elle


entrerait même en contradiction avec la foi. «La conception d’une foi-obéissance [...]
semble contraster [...] avec le projet de possession, d’intériorisation et d’identification,
typique des itinéraires mystiques» (p. 747). Toutefois, il est remarquable que les
mystiques eux-mêmes sont conscients de la contradiction entre la foi et le sentiment de
présence mystique ; il arrive qu’ils se reprochent eux-mêmes de ne plus avoir la foi.152
Dans le processus de «possession, d’intériorisation et d’identification», on peut
reconnaître la forme du désir mystique unitaire, mais est-ce le «projet» du mystique
chrétien? Pour un mystique chrétien, son «projet» est chrétien. On peut supposer qu’il
est aux prises avec le désir unitaire, mais que cette forme de désir ne représente pas le
tout de son désir, qu’il n’est pas le but en soi. Le DVS met en garde contre les risques
que la mystique peut représenter pour l’intégrité chrétienne. Mais, comme nous l’avons
déjà souligné, les mystiques eux-mêmes ne semblent pas être tombés dans ces dangers.

152
«Je n’ai pas la foi, ô mon grand Dieu, puisque vous me montrez vos biens et la vérité de ce que vous
êtes et de ce que vous m’êtes à découvert....» (Marie de l’Incarnation, La Relation de 1654, p. 76).
115

Ce point est capital. Des chercheurs travaillant dans le paradigme du langage ont
remarqué cette particularité du discours mystique. Les mystiques chrétiens sont chrétiens
avant d’être mystiques et parmi les premiers à relativiser leur expérience mystique.

No mystics (at least before the present century) believed in or practiced


mysticism. They believed and practices Christianity (or Judaism, or
Islam, or Hinduism) [...] (McGinn dans Turner, DG, p. 260-261).

Autre paradoxe : les phénomènes mystiques ont le caractère de


l’exception, voire de l’anormalité. Pourtant, ceux qui présentent ces faits
extraordinaires les vivent comme [des] traces locales et transitoires [...]
(Certeau, EU, p. 1033-3).

Cette exigence interne et cette situation objective de l’expérience


permettent déjà de distinguer de ses formes pathologiques un sens
spirituel de l’expérience. Est “spirituelle” la démarche qui ne s’arrête pas
à un moment, si intense ou exceptionnel soit-il ; qui ne se voue pas à sa
recherche comme à celle d’un paradis à retrouver ou à préserver [...] Elle
est réaliste [...] Elle est critique, donc. Elle relativise l’extase ou les
stigmates comme un signe qui devient un mirage si on s’y fixe. (Certeau,
EU, p. 1034-3)

Le mystique chrétien est le premier critique de ses états mystiques. C’est


pourquoi, si le DVS a raison de critiquer la recherche d’états mystiques : «la recherche
mystique est inconciliable avec la foi, car la foi est à proprement parler la critique et le
jugement de l’expérience mystique» (p. 748), il s’inquiète par ailleurs de dangers peu
imminents, puisque cette recherche ne peut être imputée aux mystiques reconnus par la
tradition chrétienne, qui d’un commun accord, affirment ne pas rechercher ou ne pas
provoquer ce genre d’expériences. De plus, s’il n’y avait eu de discours mystique, la
question de la mystique ne se poserait pas. Aussi, il est en conséquence logique de
considérer l’énonciateur mystique — les textes mystiques — comme étant la source de
la question de la mystique. Pourquoi y aurait-il un problème «chrétien» pour
l’énonciataire des mystiques chrétiens (le DVS en l’occurrence) s’il n’y en pas pour les
énonciateurs mystiques?

1.123 Conclusion : un faux problème


116

Dans l’article précédent tiré du Dictionnaire critique de théologie, nous avons


assisté à la construction d’une aporie. Avec l’article du Dictionnaire de la vie spirituelle,
c’est plutôt la construction d’un faux problème que nous avons pu suivre. Et, par faux
problème, nous entendons simplement : supposer un problème alors qu’il n’y en pas. En
effet, le DVS dispose d’une définition de la mystique suffisante pour soutenir la
réflexion sur ses propres questions, voire de répondre à ses propres questions. Comment
peut-on disposer d’une solution ou de réponses sans en être conscient? Le problème ne
se situe certainement pas au poste de l’énonciateur puisque l’énoncé est valide. Nous
avons vu que c’était le cas pour la définition de la mystique que donne le DVS, mais ce
fut aussi le cas pour nombre d’autres propositions. En fait, cette situation produit, à la
réception (pour l’énonciataire que nous sommes), l’effet ambigu d’une validité, mais pas
pour les raisons invoquées par l’énonciateur. Le problème se situe donc au poste de
l’énonciataire, à la production : le DVS ne lit pas ce qu’il écrit, pourrait-on dire. Le
problème dépend donc du paradigme de lecture. Et effectivement, la définition de la
mystique du DVS, lue dans le paradigme du langage, est opératoire : elle permet de
répondre à la question mystique en général et telle que posée par le DVS. Nous touchons
ici probablement au problème que pose la dogmatique : des énoncés dont la véracité
n’est pas mise en doute au poste de l’énonciateur mais qui doivent être ressaisis, — dans
une exigence de compréhension qui dépasse l’impératif du devoir croire, — par
l’énonciataire, pour demeurer vivants, métaphores vives et non métaphores mortes.

Il semble qu’à trop vouloir garder ses distances vis à vis de l’anthropologie, le
DVS passe à côté de la question de la mystique. Au bout de l’article du DVS, nous
saurons seulement sous quelles conditions la mystique peut être chrétienne, nous
n’aurons finalement rien appris de ce que les mystiques chrétiens nous apportent en
propre, ce qu’ils apportent de spécifique, eux qui ont été, et sont encore, une source
d’inspiration spirituelle non négligeable dans la tradition.

Cet évitement du cadre anthropologique est bien illustré, dans l’article du DVS,
par la mise à l’écart, sans autre forme de procès, d’un aspect important de la mystique,
celui des «phénomènes» dits mystiques. À ce sujet, Michel de Certeau adressera une
critique de fond à la théologie. En réaction contre une considération excessive de ces
117

«phénomènes» par une certaine théologie du début du XXe siècle au point que «les
croyants [en vinrent] à confondre la mystique avec le miracle ou l’extraordinaire»153,
«l’analyse philosophique ou théologique des textes» abandonnerait maintenant «trop vite
à la psychologie ou à l’ethnologie le langage symbolique du corps»154. Cette mise à
l’écart paraît rétrospectivement préférable parce que la considération des phénomènes
d’ordre somatique requiert un cadre théorique dont la théologie du DVS ne dispose pas.
Les catégories du «surnaturel» (p. 751), du «surhumain» (p. 750) ou du «suprahumain»
(p. 749) ne permettent pas d’aborder cette question d’une manière rationnellement
satisfaisante.

153
Représentée exemplairement par «le père Auguste Poulain, lorsque», raconte De Certeau non sans
quelque ironie méritée, pour rendre compte du sens de la mystique , il déploie sans fin une collection de
stigmates, de lévitations, de «miracles» psychologiques et de curiosités psychosomatiques» (EU, p. 1033-
2).
154
EU, «Mystique», p. 1033-3.
118

1.13 «Mystique». Dictionnaire de spiritualité ascétique et


mystique / sous la direction de Marcel Viller. Paris :
Beauchesne, 1932-1995. Vol. 10 (1980). Col. 1889-1984

L’ouvrage est officiellement confessionnel. L’entreprise s’est étalée sur une


longue période de temps (1932-1995), ce qui a pour conséquence que les articles sont
d’une actualité inégale sur le plan méthodologique et sur le plan du contenu. Le
Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique (DSAM), reconnaît ce décalage et est
capable d’un point de vue critique sur son propre travail. Dans cet ordre d’idées et dans
un esprit contemporain, il s’intitule maintenant simplement Dictionnaire de spiritualité.
Aux fins de notre étude, nous lui garderons son titre original sous lequel il a été le plus
connu. L’article sur la mystique a été publié en 1980 et l’état de la question qu’il brosse
se rend jusqu’aux années 1970. Cette limitation prise en compte, nous reprenons à notre
compte l’évaluation du Dictionnaire de la vie spirituelle sur le DSAM : «un point de
référence obligé dans le domaine de la spiritualité pour tous les spécialistes» (p. VII).
L’article du DSAM est un incontournable sur la question mystique. Le DSAM présente
sur la mystique un panorama d’ensemble et une prise de vue historique, en même temps
que des analyses de cas et une abondance de détails qui lui donnent une dimension
heuristique. Il expose également les principaux essais de systématisation de la théologie
spirituelle sur la question de la mystique.

1.131 Structure de l’énonciation

La structure d’énonciation est celle d’un ouvrage de référence spécialisé : des


(énonciateurs) spécialistes s’adressent à des (énonciataires) spécialistes. Par spécialisé,
nous n’entendons pas que l’ouvrage ne puisse pas être lu par des non-spécialistes, mais
plutôt que les énonciataires partagent un même point de vue épistémique avec les
119

énonciateurs. C’est ici le point de vue des ouvrages de référence, des grandes synthèses,
des états de la question : la préoccupation de définir, de synthétiser, de décrire, de faire
le point. Il adopte donc une perspective encyclopédique : pour l’énonciateur, le but est
de donner le plus d’information possible à l’énonciataire qui fait partie de la grande
communauté scientifique et qui continue la tâche par son propre travail.

1.132 L’attitude épistémique : un programme scientifique et ses apories

[1] Il est très difficile d’écrire l’histoire de la mystique médiévale de façon quelque peu
scientifique [...] (col. 1903)

[2] quoi que nous apportent d’intéressant les étymologies et les images primordiales des
éléments linguistiques, leur signification est déterminée uniquement par l’usage, —
règle scientifique fondamentale qu’oublient la plupart du temps les commentateurs des
textes mystiques. (col. 1904, souligné dans le texte)

[3] dans un ouvrage de consultation tel le DS, qui a gardé quelque prétention scientifique
(col. 1908)

[4] Il n’y a pas d’ouvrage d’ensemble qui traite de notre sujet à un niveau scientifique.
(col. 1919)

Le DSAM est animé explicitement par une préoccupation scientifique qui


débouche sur un programme scientifique (philosophique, philologique et théologique),
qui sera rempli sur le plan documentaire. Le DSAM présente une documentation
élaborée et critique, autant sur la littérature mystique que sur la littérature sur les
mystiques. Le caractère de scientificité tient dans la critique des sources, ce qui est un
élément de méthode essentiel. Cependant, et cette perspective a été ouverte par les
120

sciences du langage, la critique des sources ne peut constituer le seul rapport


méthodologique aux textes. Nous avons remarqué le rapport ambigu et difficile que les
deux dictionnaires de théologie précédents (DCT, DVS) entretenaient avec les textes sur
la question mystique. Puisque le DSAM amène ces questions plus explicitement, nous
nous arrêterons, dans son cas, à ces considérations méthodologiques. Se situant dans un
paradigme qui ne relève pas des sciences du langage, le DSAM fait montre d’une
intuition remarquable sur plusieurs questions textuelles sans parvenir à en résoudre les
apories, faute d’un cadre théorique qui le permettrait.

Dans sa critique des traductions, le DSAM pose son objectif de scientificité en


opposition à son manque flagrant (voire choquant) dans la littérature sur les mystiques
(traductions, commentaires, préface, etc.). L’objectif scientifique du DSAM s’oppose
donc à une littérature hagiographique dépourvue de scientificité comme un programme à
l’anti-programme.

[5] c’est le moment opportun de le dire une bonne fois (dans un ouvrage de consultation
tel le DS, qui a gardé quelque prétention scientifique) : [...] la lecture de ces mystiques
est rendue inaccessible par les traducteurs. À quelques rares exceptions près [...] les
traducteurs français semblent surtout soucieux d’aménager les écrits de ces génies aux
dimensions de leur théologie un peu courte [...] Étant ainsi assurés que ces textes
manipulés ne feront plus de tort aux âmes dévotes, ils s’étonnent de voir ces mêmes
âmes se demander pourquoi ces auteurs sont tellement exceptionnels et remarquables.
(col. 1908, souligné dans le texte).

Or, en plus de l’édulcoration consciente qui leur est reprochée, l’un des défauts de ces
commentaires non scientifiques est, selon le DSAM, la confusion terminologique qu’ils
commettent inconsciemment :

[1] Il est très difficile d’écrire l’histoire de la mystique médiévale de façon quelque peu
scientifique. D’abord à cause d’une certaine confusion terminologique; ensuite à cause
des genres littéraires assez différents dont relèvent les sources [...] (col. 1902)
121

En soulignant les problèmes qu’entraîne une «confusion terminologique» dans l’analyse,


le DSAM s’approche de la critique que les études sémiotiques adressent aux lectures de
la mystique qui n’ont pas intégré le paradigme du langage ; si on convient que «l’usage»
de la langue et du langage est dans le discours, est un fait de discours, le DSAM
intuitionne ici que la signification est déterminée par la mise en discours :

[2] quoique nous apportent d’intéressant sur leur origine les étymologies et les images
primordiales des éléments linguistiques, leur signification est déterminée uniquement
par l’usage, — règle scientifique fondamentale qu’oublient la plupart du temps les
commentateurs des textes mystiques (col. 1904). Et le DSAM ne manque pas d’exemples
à l’appui de l’importance qu’il accorde à l’analyse textuelle :

très peu d’auteurs semblent s’apercevoir que Jean de la Croix parle


surtout de noticias amoras dans la description des grâces de l’Époux à
l’Épouse : c’est toujours la noticia, «la connaissance», qui est substantif,
tandis que le sentiment doit se contenter du qualificatif amoroso (col.
1913) ;

[Gerson] avait tout simplement découvert que sa clé de lecture (comme


on dirait aujourd’hui), empruntée à un système scolastique de
classification ontologique par essences, utilisait ces termes selon une
grille conceptuelle aux références de signification bien différentes de la
constellation employée dans le langage des mystiques (col. 1913).

Le DSAM reconnaît également, sans toutefois le thématiser, la précédence du


langage, du système symbolique, sur l’expression de l’expérience :

[6] si la traduction littéraire de son expérience est pour l’homme, non moins qu’en tout
art, «monnaie de l’absolu», cette monnaie en tant que langage lui est fournie comme un
produit collectif (col. 1904),

mais sans en tirer les conséquences. Nous touchons ici au point d’achoppement du cadre
théorique du DSAM. S’il reconnaît la précédence du «produit collectif» qu’est le langage
sur l’expression de l’expérience, il ne va pas jusqu’à placer la précédence du langage en
regard de l’expérience elle-même :
122

[7] La seconde raison pour laquelle il serait hasardeux d’écrire l’histoire de la mystique
à cette époque [médiévale] est qu’on ignore presque tout de l’expérience elle-même. On
ne possède que des textes relatant des souvenirs. Or, ces textes sont déjà le résultat d’une
confrontation (col. 1903, souligné dans le texte).

Comme dans le Dictionnaire critique de théologie (DCT), le statut des textes est dévalué
par rapport à l’expérience qui prend alors un statut disproportionné. Fait curieux, il est
bien spécifié «qu’on ignore presque tout de l’expérience elle-même» «à cette époque»,
c’est-à-dire au Moyen Age, parce qu’«on ne possède que des textes relatant des
souvenirs» qui «sont déjà le résultat d’une confrontation». Si nous lisons bien, ceci
signifierait que la mystique médiévale est inaccessible au lecteur contemporain, en
dernière analyse, parce que l’expérience médiévale lui est inaccessible et non en raison
de la qualité des textes qui nous sont parvenus. La cause est ainsi déplacée de la qualité
des textes à leur authenticité et à leur conformité à l’expérience. En effet, c’est le seul
fait qu’«on ne possède que des textes» (et que pourrait-on avoir d’autre? l’expérience
elle-même?) qui rend difficile d’écrire l’histoire de la mystique pour cette période,
autrement dit de savoir de quoi on parle. Devrait-on en conclure que la mystique
moderne est plus accessible? La mystique moderne ne nous est pourtant accessible que
par des textes, elle aussi.

En outre, il semble exagéré de dire «qu’on ignore presque tout de l’expérience»


parce «qu’on ne possède que des textes» : l’expérience elle-même ne se produit pas dans
un néant, elle est insérée dans un système symbolique, et, en fait, nous amènerions la
perspective contraire : qu’y a-t-il d’autre que les textes ou les discours, pour en rendre
compte? Même si on pouvait se baser sur des témoignages oraux contemporains, le
problème ne serait pas résolu parce que le discours oral étant discours à part entière, il
est aussi bien mise en discours (quoique différemment du texte écrit). La métaphysique
implicite est ici une métaphysique de l’expérience qui accorde la priorité au sentiment,
au vécu, sur le symbolique, qui assimile l’expérience au vécu ou au ressenti et l’oppose
au symbolique en l’opposant aux textes. Nous pensons que l’aporie que représente la
traduction de l’expérience par les textes est un faux problème résultant de l’occultation
du symbolique dans l’expérience. Et ce paradigme métaphysique nous apparaît d’autant
123

plus surprenant et obstructif en théologie chrétienne, censément basée sur une


production symbolique, les Écritures saintes. Nous associons pour notre part cette
métaphysique de l’expérience à un désir de métaphysique : c’est comme s’il fallait qu’il
y ait quelque chose d’extraordinaire dans l’expérience du fait que, du ressenti, demeure
un reste incommunicable, de l’indicible. En fait, c’est l’indicible qu’on se trouve à
valoriser comme si la vérité ou la réalité s’y logeait, là plus qu’ailleurs. C’est dans cette
perspective que la question de l’authenticité des sources devient essentielle :

[8] D’un genre encore plus difficile à déchiffrer et utiliser, sont les notes prises par les
disciples ou amis des mystiques [...] Parfois un heureux hasard fait découvrir une partie
des écrits originaux du mystique, de sorte qu’on peut comparer l’original avec le
remaniement qu’en a fait l’hagiographe dans la Vita (col. 1904)

Il n’est évidemment pas question de contester la valeur de la problématique de


l’authenticité des sources. Mais d’en faire la seule condition de possibilité d’un travail
scientifique, c’est n’accepter que la personne-auteur à titre d’énonciateur, ne considérer
que le sujet de conscience comme sujet ; c’est ne donner de valeur qu’à — et ne
considérer comme réalité que — l’aspect ressenti de l’expérience. Le DSAM reconnaît
pourtant l’importance de l’adoption d’une perspective herméneutique :

[9] Si on lit les écrits du plus ardu de ces soi-disant spéculatifs, Ruusbroec l’admirable,
dans le sens de l’Écriture et non celui d’un néoplatonisme ésotérique, on sera édifié de
leur simplicité (col. 1914)

Ce point de vue contredit celui d’une métaphysique de l’expérience, puisque la lecture


appuyée sur un principe herméneutique ne vise plus l’expérience intime de la personne-
auteur mais la signification inscrite qu’on peut en retenir.
124

1.133 Conclusion : une méprise

Les contradictions, difficultés et apories rencontrées par le DSAM proviennent de


son attitude autant que de son cadre épistémique. Le DSAM est motivé par une
préoccupation scientifique dans une logique binaire : il veut pouvoir statuer sur la
possibilité ou la non possibilité d’une «réalité». Le DSAM traite de «l’expérience
mystique» comme d’une «réalité», mais qu’il ne thématise pas sur le plan
anthropologique. Le désir d’unité, l’attitude unitive, n’y est pas reconnu parce que le
DSAM se situe exclusivement dans une épistémè du sujet de conscience. En fait, le
problème central du DSAM est qu’il a pris pour acquis, sans la thématiser, la notion
moderne de la mystique, c’est-à-dire l’identification de la mystique avec ses aspects
expérientiels et psychologiques. Se cantonnant dans l’étude des textes, mais pour y
chercher quelque chose d’extérieur aux textes, le DSAM se méprend sur son objet. Les
études réalisées dans le paradigme du langage et analysées plus loin (Bergamo et
Turner) répondent pour une grande partie aux préoccupations et aux problèmes que le
DSAM ne peut résoudre dans le cadre théorique qui est le sien. Et en particulier, ces
études appliquant les principes souhaités par le DSAM, mais dans un autre contexte
épistémique, arrivent à expliquer ce que le DSAM désespère de pouvoir atteindre.

Les trois dictionnaires de théologie que nous avons étudiés font montre
d’intuitions remarquables et parfois d’une perspective qui dépasse les lieux communs
dans lesquels les sciences des religions et la philosophie (du moins dans les textes que
nous avons analysés) maintiennent la question mystique. Malheureusement, ils ne
parviennent pas à expliciter leurs intuitions, faute d’un cadre théorique et épistémique
qui le permettrait. La difficulté épistémique qu’ils rencontrent provient du rapport
ambigu qu’ils entretiennent avec les textes.
125

1.14 Lalande, André. «Mysticisme», «Mystique». Vocabulaire


technique et critique de la philosophie. Paris : Presses
universitaires de France, 1985. P. 662-664

Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande appartient à la


catégorie des discours scientifiques et didactiques. En tant que discours de style
scientifique, il occulte au maximum la subjectivité de l’énonciateur. En tant que discours
didactique, il a pour objectif de répondre à la demande de savoir de l’énonciataire, savoir
qu’il dispense au moyen de définitions.

MYSTICISME.155 A. Proprement, croyance à la possibilité d’une union intime et


directe de l’esprit humain au principe fondamental de l’être, union constituant à la fois
un mode d’existence et un mode de connaissance étrangers et supérieurs à l’existence et
à la connaissance normales.

B. Ensemble des dispositions affectives, intellectuelles et morales qui se rattachent à


cette croyance. «Le phénomène essentiel du mysticisme est ce qu’on appelle l’extase, un
état dans lequel toute communication étant rompue avec le monde extérieur, l’âme a le
sentiment qu’elle communique avec un objet interne, qui est l’être parfait, l’être infini,
Dieu. [...] (E. Boutroux).

C. L’un des quatre grands systèmes philosophiques [...] Il résulte d’une réaction contre
le scepticisme, et se caractérise par l’effacement de la raison au profit du sentiment et de
l’imagination.

D. On applique ce terme, presque toujours avec une nuance péjorative : 1º aux croyances
ou doctrines qui reposent plus sur le sentiment et l’intuition que sur l’observation et le
raisonnement : «Prétendre connaître autrement que par l’intelligence, c’est dire qu’il est

155
Les dimensions de l’article le permettant, il a été transcrit presque intégralement (sauf la partie
«discussion de l’article»). L’article ayant sa propre cotation, nous nous référerons, pour cette fois, à cette
cotation (en lettres) au lieu de numéroter les énoncés.
126

légitime d’affirmer ce qu’on ignore ; en un mot c’est être mystique. Certes, il est
possible d’affirmer sans raison valable, parce que l’affirmation est un acte et relève, par
conséquent, du sentiment et de la volonté. Aussi y a-t-il deux sortes de mystiques, ceux
qui aiment et ceux qui veulent ; et l’on peut dire que le mysticisme consiste à franchir,
soit par un élan d’amour, soit par un effort de volonté, les bornes où la raison spéculative
est contrainte de s’enfermer» (Goblot, Classification des sciences) 2º Aux croyances ou
doctrines qui déprécient ou rejettent la réalité sensible au profit d’une réalité inaccessible
aux sens [...]. (Lalande, p. 663-664)

1. MYSTIQUE. A. Synonyme de mysticisme au sens A. [...]

B. Croyance, (particulièrement croyance morale ou sociale) qui s’affirme chez un


individu ou dans un parti sans chercher à se justifier par le raisonnement [...]. (Lalande,
p. 664)

2. MYSTIQUE. [...] s’applique à la représentation de l’univers sous la forme de


correspondances et d’actions «sympathiques» dues à ces correspondances, en tant
qu’elle s’oppose à la représentation de l’univers sous la forme de phénomènes
individuels, causes et effets les uns des autres suivant des lois déterminées [...].
(Lalande, p. 664)

1.141 Structure de l’énonciation

Dans l’article du Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande


sur le mysticisme et la mystique156, les marques explicites de la subjectivité sont
occultées au moyen de plusieurs procédés. Les marqueurs de la subjectivité que sont les

156
Il faut préciser tout de suite que, pour le Lalande, «mysticisme» et «mystique» sont synonymes au sens
des définitions A. et B., et que nous les considérerons comme tels. En cela il reflète bien la position de
l’énonciataire non spécialiste pour qui «mystique» et «mysticisme» sont des termes équivalents. Le
Lalande reconnaît deux extensions au terme «mystique» : l’irrationalisme, l’intuitionisme ou le
sentimentalisme comme dans l’expression «mystique démocratique» ou «mystique de la Vie» (définition
1. MYSTIQUE) ; et un système de pensée basée sur une conception unitaire du monde (définition 2.
MYSTIQUE).
127

pronoms personnels sont éliminés au profit du on indéfini et du démonstratif ce, pronom


et adjectif. La substantivisation contribue à l’effet de réalité objective : à la demande
implicite Qu’est-ce que la mystique on répond : «A. Croyance à» ; «B. Ensemble de
dispositions» ; «B. «l’ensemble des pratiques» ; «C. L’un des quatre systèmes
philosophiques». L’utilisation du verbe être au présent de l’indicatif et l’emploi massif
de verbes d’état, des lexèmes d’/état/, d’/être/ et d’/existence/ renforcent l’effet
d’objectivité ou de réalité157. Les citations produisent un effet d’autorité en même temps
qu’elles renforcent l’aspect objectif du discours de l’énonciateur : «voici ce que les
spécialistes disent», (ce n’est pas moi qui le dit). Les citations viennent à la place de
l’opinion de l’énonciateur, qui se situe en position de rendre compte d’un savoir
collectif. L’énonciateur est lui-même une collectivité, spécifiquement la Société
française de philosophie, et plus largement la collectivité des philosophes. La
présentation de plusieurs niveaux de définitions, ou de divers points de vue, satisfait aux
soucis scientifiques d’objectivité (au sens de neutralité) et de spécialisation. Néanmoins,
les marques de la subjectivité ne sont pas totalement absentes (elles ne le sont jamais).
Elles se manifestent aux deux niveaux de l’énonciation et de l’énoncé, mais avec une
prédominance dans l’énoncé, en raison du style dictionnaire qui ne laisse guère de place
à l’énonciation.

Au niveau de l’énonciation, l’adverbe modalisateur «proprement» («Mysticisme :


A. Proprement, croyance à…»), qui débute l’article, suggère implicitement qu’il y aurait
une acception impropre et qu’on donnera évidemment l’acception propre, la bonne
définition. Ce faisant, il axiologise et subjectivise le point de vue énonciatif. Au niveau
de l’énoncé, la modalisation «croyance à la possibilité» présente implicitement la
mystique comme relevant du désir, d’un /vouloir/158 ; et par la modalisation «croyance à

157
Kerbrat-Orecchioni dénonce «l’imposture que constitue le verbe “être”, qui fait comme si la propriété
qu’il a pour fonction d’attribuer à l’objet lui était intrinsèquement attachée alors qu’elle ne se constitue
que dans le rapport existant entre l’objet perçu et le sujet percepteur» (L’énonciation, p. 81). Le participe
présent est la forme adjectivale du verbe, qui indique l’état ou l’action en procès ; l’infinitif est la forme
substantivée du verbe, qui «exprime simplement l’idée de l’action à la façon d’un nom abstrait et sans
relation nécessaire à un sujet» (Grammaire Grévisse, p. 612).
158
Le désir est nécessairement à l’arrière-plan de la croyance, la croyance étant nécessairement un /vouloir
croire/. «Défini par une relation à l’ordre des valeurs, ou ce qui revient au même, par un mode
d’inscription du sujet sémiotique sur la dimension du vouloir, le croire conditionne à la fois le sentiment
del’identité de soi etla nature des rapports intersubjectifs. L’exercice dela parole et la communicaiton
128

la possibilité», l’énonciateur statue implicitement que l’objet de la croyance n’est pas


nécessairement possible, que son existence est incertaine. C’est là le point de vue
subjectif de l’énonciateur du dictionnaire, qui ne statue pas mais qui laisse en définitive à
l’énonciataire le choix de «croire» ou non à la «possibilité» (/pouvoir être/) du contenu
de cette croyance. L’effet de sens serait très différent si l’énoncé se présentait sans la
modalité de possibilité, par exemple : «mysticisme : croyance à l’union intime et directe
de l’esprit humain au principe fondamental de l’être». Et encore plus si l’énonciateur
avait présenté la notion, non comme une croyance, comme un énoncé modalisé et
soumis à la subjectivité, mais comme un énoncé constatif et objectif : «mysticisme :
union intime et directe de l’esprit humain au principe fondamental de l’être».

Nous assistons ici à l’effet paradoxal de la subjectivation dans un texte à visée


objective. La subjectivation ici introduite par l’énonciateur produit un meilleur effet
d’objectivité (au sens de neutralité ou d’impartialité), en laissant la possibilité
d’interprétation, que s’il s’était contenté d’énoncer un pur constatif, ce qui produirait un
effet de sens dogmatique ou doctrinal. Ainsi, l’occultation maximale de la subjectivité
produit un discours dont l’objectivité est questionnable : plus un discours se fait objectif,
plus son objectivité est douteuse. Une certaine modalité de subjectivation, consistant ici
à laisser un espace d’interprétation à l’énonciataire, produit par contre un effet
d’objectivité critique159. En laissant l’interprétation à l’énonciataire, l’énonciateur ne
statue pas sur sa propre décision interprétative : il laisse de l’initiative à l’énonciataire.
Le Vocabulaire de Lalande est donc exemplaire160 de la définition énonciative du
discours didactique, selon laquelle il «se caractérise par l’inscription massive du
destinataire dans l’énoncé en même temps que par l’effacement du sujet émetteur qui se

présupposant un vouloi-dire et un vouloir-communiquer, tout discours renvoie nécessairement à un corire


;qui en définit la spécificité» (Geninasca, La parole littéraire, p. 10). Nous traiterons de ce point plus en
détail dans l’analyse de la modalisation du sujet mystique (chapitre 2).
159
Le droit à l’interprétation n’est cependant pas la seule marque d’objectivité critique, l’argumentation par
démonstration, par exemple, en est une importante.
160
Sous réserve que, dans ce texte, l’énonciataire demeure implicite alors que dans d’autres textes
didactiques il peut s’inscrire explicitement et «massivement» par l’adresse directe à l’énonciataire
(«l’étudiant, le lecteur, vous»), par l’impératif adressé à l’interlocuteur et autres marques de l’énonciataire.
129

retranche derrière un savoir anonyme, ou incarné dans quelques grandes figures faisant
en matière autorité»161.

L’énonciateur ne se pose pas non plus à l’origine du savoir qu’il dispense, il


laisse la place à d’autres énonciateurs : les mystiques et des spécialistes de la question.
Dans la définition A. : «croyance à la possibilité d’une union intime et directe de l’esprit
humain au principe fondamental de l’être», l’adjectif «fondamental» rend compte d’une
prise de position et d’une appréciation qui doit correspondre à l’attitude des énonciateurs
(implicites) mystiques, puisque l’énonciateur du dictionnaire vient de prendre ses
distances vis à vis de la possibilité de l’objet. En rapportant, en quelque sorte, la
définition des énonciateurs mystiques, l’énonciateur scientifique établit par le fait même
(implicitement) sa position d’énonciataire du discours mystique (sur lequel il se dispense
cependant de statuer). La rédaction du Vocabulaire de Lalande se trouve donc en
position de médiation entre des énonciateurs, les mystiques et les spécialistes de la
question, et des énonciataires, les rédacteurs et les lecteurs du dictionnaire. Pour occuper
cette position, il est nécessaire qu’il occupe les deux positions d’énonciataire et
d’énonciateur (on est toujours l’énonciataire d’un a/Autre).

Énonciateurs → mystiques + spécialistes



Énonciataire- Énonciateur → Vocabulaire de Lalande

Énonciataires → lecteurs du Vocabulaire

Figure 7 Structure d’énonciation du Lalande

Par ailleurs, les énonciateurs mystiques restent passablement dans le vague


puisque seul le Pseudo-Denys est cité significativement (par Blondel, dans la partie
«discussion» de l’article162). Force est de constater que les spécialistes constituent une
voix plus sollicitée que les mystiques eux-mêmes. Bien entendu, les spécialistes sont des

161
Kerbrat-Orecchioni, op. cit., p. 189.
162
Tauler, Jean de la Croix et Thérèse d’Avila sont également cités mais à propos d’un aspect de la
mystique et non pour illustrer ce qu’est la mystique, rôle entièrement dévolu ici au Pseudo-Denys.
130

énonciataires des mystiques, mais leur lecture comportant déjà une interprétation, ici
philosophique, le dictionnaire propose préférentiellement les interprétations des
spécialistes plutôt que celles des mystiques. Cette préférence accordée aux spécialistes
sur les mystiques sous-entend le postulat suivant : les mystiques sont difficilement
abordables directement, ils doivent avoir été déjà interprétés. Ce postulat est exprimé
presque explicitement dans la définition A. de la mystique : «Proprement, croyance à la
possibilité d’une union intime et directe de l’esprit humain au principe fondamental de
l’être, union constituant à la fois un mode d’existence et un mode de connaissance
étrangers et supérieurs à l’existence et à la connaissance normales» (c’est nous qui
soulignons). L’énonciateur mystique est «étranger» (ou «étrange»?) et «supérieur à la
normale», deux caractéristiques qui le situe dans une catégorie à part, éloignée des
énonciataires, en tout cas des énonciataires non mystiques ou non spécialistes. C’est dire
que dans la préférence donnée à la voix des spécialistes, se glisse très discrètement le
postulat qu’il faut bien être un tant soit peu mystique soi-même pour comprendre les
mystiques163.

1.142 Les figures de la mystique

Au niveau de l’énoncé, les marques de la subjectivité sont repérables dans


l’aspect discursif des définitions considérées, dans les figures mises en scène par cette
sorte de récit du savoir qu’est un dictionnaire.

Les figures spatiales du discours construisent un objet : 1) essentiellement unitif


(«A. union intime» ; «B. l’âme communique avec un objet interne») ; 2) essentiellement
intérieur («A. union intime» ; «B. [coupure avec] le monde extérieur ; objet interne») ;
3) d’altérité («A. un mode d’existence et de connaissance étrangers») ; 4) de supériorité
(A. «un mode d’existence et de connaissance étrangers et supérieurs») ; 5) en opposition
au monde ordinaire ou «normal» («A. un mode d’existence et de connaissance étrangers

163
Nous reviendrons plus amplement sur cette question des attitudes épistémologiques envers la mystique,
centrale pour notre thèse, avec l’analyse de l’article de Michel de Certeau.
131

et supérieurs à l’existence et à la connaissance normales») ; 6) qui se situe dans un hors


lieu («B. l’extase, un état dans lequel la communication étant rompue avec le monde
extérieur» ; «D. croyances qui déprécient la réalité sensible au profit d’une réalité
inaccessible»). Des figures spatiales, la première et la plus déterminante est celle de
l’union, mais modalisée : il est question en effet d’un /vouloir/ l’union, que ce soit dans
A. «croyance à la possibilité de l’union» ou dans B. «l’aspiration [/vouloir/] à l’absolu».
Il est alors justifié de voir dans cette modalisation la figure du désir de l’union. La
discussion de l’article par Maurice Blondel corrobore ce sens, puisque la mystique y est
définie selon le Pseudo-Denys, donc dans une approche néoplatonicienne fortement
marquée par le désir de l’union («la doctrine mystique qui pousse vers Dieu et unit à
Lui»). Toujours selon Blondel, la mystique se définit par «le contact direct et
l’immédiation de l’esprit avec la réalité possédée à même» (souligné par Blondel). Dans
le Lalande, c’est donc le désir unitaire et mystique de contact sans distanciation avec la
réalité qui est opposé, en définitive et dans un anti-programme, à un autre désir, binaire
et rationnel de statuer sur la possibilité ou la non possibilité de la réalité (en question). Et
c’est entre ces deux formes de désirs que se joue le débat sur la mystique mis en jeu à
partir de sa définition péjorative, ou de l’anti-programme.

Les figures temporelles construites par l’utilisation du verbe /être/ au présent de


l’indicatif, ainsi que le temps des verbes (le présent de l’indicatif et le participe
présent164), produisent l’effet d’objectivité et de stabilité requis pour le genre définition
de dictionnaire : «le mysticisme est…», «les étapes sont…», «les dispositions qui se
rattachent à cette croyance», «union constituant un mode d’existence», «pratiques
conduisant à cet état». Cependant, une progression axiologique des définitions est
suggérée par le rapport au temps des définitions qui passent d’une conception
anhistorique (les définitions A. et B.) à une conception située historiquement (C.),
charnière qui conduit au sens péjoratif, le dernier sens valorisé, présenté en dernier
comme le sens dernier. L’ordre des définitions reflète les étapes d’une certaine histoire

164
Le participe présent est la forme adjectivale du verbe, qui décrit l’état ou l’action (Grammaire Grévisse,
p. 612).
132

de la pensée, dans laquelle le psychologique succède à l’ontologique, tous deux mis en


question par une raison qui a finalement le dernier mot.

Cette histoire de la mystique que proposent les définitions du Vocabulaire de


Lalande, correspond à l’histoire de l’épistémè occidentale. Les figures actorielles de
l’objet du discours (mysticisme et mystique) sont présentées dans une progression
figurative, d’une première définition abstraite (ontologique) : «A. union […] au principe
fondamental de l’être», à une deuxième définition figurative, dans laquelle l’objet est
décrit et nommé (théologique) : «B. l’âme a le sentiment qu’elle communique avec un
objet interne qui est l’être parfait, l’être infini, Dieu». À partir de la troisième définition
(C.), l’objet du discours n’est plus un programme, il devient un anti-programme, en
«réaction» à un courant de pensée, «le scepticisme». Il est alors défini spatialement par
les lieux qu’il occupe et n’occupe pas : «le mysticisme se caractérise par l’effacement de
la raison au profit du sentiment et de l’imagination». Dans cette définition, l’objet
mystique, bien qu’anti-programme, est encore connoté positivement.

Par le positionnement du côté de l’irrationnel, le terrain se trouve préparé pour la


dernière acception du terme mystique, explicitement péjorative : «D. On applique ce
terme, presque toujours avec une nuance péjorative, aux croyances ou doctrines qui
reposent plus sur le sentiment et l’intuition que sur l’observation et le raisonnement»,
l’observation et le raisonnement étant les opérations typiques de la science. Ce dernier
sens de mystique, d’où dérive la définition 1. MYSTIQUE, et tel que manifesté dans des
expressions comme «mystique démocratique» ou «mystique scientifique», se trouve
associé à l’irrationalisme, à l’intuitionnisme ou au sentimentalisme165, anti-programmes
du rationalisme et de la science.

Cependant, le choix de la citation en argumentation sur ce dernier point contient


une ambiguïté énonciative sur le bien-fondé du statut péjoratif. La citation se termine en
effet de cette manière : «Aussi y a-t-il deux sortes de mystiques, ceux qui aiment et ceux
qui veulent ; et l’on peut dire que le mysticisme consiste à franchir […] les bornes où la

165
C’était d’ailleurs l’acception de Freud, contemporain de Lalande et anti-mystique, quand il qualifie son
ex-collègue, C.G. Jung, de «mystique» (De Certeau, article «Mystique», EU, p. 1032-1).
133

raison spéculative est contrainte de s’enfermer. (Goblot, Classification des sciences)» (p.
663). La mystique se trouve donc définie par l’affectif et le /vouloir/, la raison par la
modalité du /devoir/, par une nécessité. La «raison», en faveur de laquelle on déprécie la
mystique, se trouve modalisée par la «contrainte» (dénomination de la modalité du
/devoir/), la contrainte de s’imposer des limites («les bornes») ; il est remarquable que
l’imposition de limites soit exprimée par la figure de l’«enfermement», un terme assez
fort («les bornes où la raison ... est contrainte de s’enfermer»). Il revient donc à
l’énonciataire de décider si ces limites de la raison sont à axiologiser positivement ou
négativement : est-il convenable et souhaitable que la raison s’enferme ainsi dans des
limites ou au contraire est-il souhaitable de dépasser cette situation? Mais encore faut-il
aussi se demander en quoi consistent ces limites dans lesquelles la raison est contrainte
de s’enfermer ou qu’elle ne peut dépasser. D’après Goblot, «Prétendre connaître
autrement que par l’intelligence, c’est dire qu’il est légitime d’affirmer ce qu’on
ignore» : voilà les limites que la raison ne peut dépasser ; et «affirmer ce qu’on ignore ;
en un mot, c’est être mystique». Or, «affirmer ce qu’on ignore» est de l’ordre de
l’oxymoron et de l’apophatisme, une contradiction inacceptable pour une rationalité
reposant sur une logique binaire, mais, — et Goblot a tout à fait raison là-dessus —,
cette contradiction est l’essence même de la mystique, «cette parfaite connaissance de
Dieu qui s’obtient par ignorance en vertu d’une incompréhensible union» (Pseudo-
Denys, cité par Blondel, p.663).

Finalement, une toute dernière acception du terme mystique (2. MYSTIQUE)


relève de l’anthropologie sociale du début du XXe siècle (Lévy-Bruhl). C’est une
attitude cognitive unitaire, une «représentation de l’univers sous la forme de
correspondances et d’actions “sympathiques” dues à ces correspondances, en tant
qu’elle s’oppose à la représentation de l’univers sous la forme de phénomènes
individuels » (p. 664, souligné dans le texte). Cette acception de /mystique/, que Lévy-
Bruhl emploie «faute d’un meilleur [terme]», n’est pas pour lui à confondre avec le
«mysticisme religieux de nos sociétés, qui est quelque chose d’assez différent». Cette
remarque est intéressante à plus d’un titre. Michel Foucault a bien décrit cette épistémè
de la ressemblance qui caractérisait l’attitude cognitive de notre société à l’époque pré-
134

moderne (Les mots les choses), épistémè que Lévi-Bruhl place, quant à lui, en position
d’extériorité par rapport à nous, à «nos sociétés». Il serait alors fort intéressant de voir ce
que Lévy-Bruhl entendait par «mysticisme religieux de nos sociétés», puisque
l’opposition qu’il fait entre deux types de mysticisme implique qu’il y aurait un
mysticisme qui ne relèverait pas d’une attitude épistémique unitaire.

1.143 Conclusion : l’étrangeté de la mystique

La lecture de cet article laisse une impression étrange. Que s’est-il passé? On a
respecté l’histoire de la pensée occidentale en énumérant les diverses définitions qui ont
formé le concept de mystique, mais en gardant une position distanciée vis à vis de
certaines de ces définitions, qui ne peuvent être acceptées dans l’épistémè de référence
du Lalande. Le désir d’unité y est récusé aussitôt qu’identifié. L’épistémè du Lalande
étant la rationalité philosophique, la mystique y atterrit au bout du parcours dans
l’irrationnel, hors du champ de la pensée occidentale, du côté des sociétés étrangères et
«primitives».
135

1.15 Davy, Marie-Madeleine, dir. «Préface». Encyclopédie des


mystiques. Paris : Payot & Rivages, 1996. 3 vol. Vol. 1, p. VI-
XXIX (Petite bibliothèque Payot)

L’Encyclopédie des mystiques dirigée par Marie-Madeleine Davy comporte une


préface importante qui explique les présupposés de la directrice de la publication sur la
notion de mystique et sur la sélection des textes. C’est cette préface qui retiendra notre
attention aux fins de l’analyse. Nous analyserons l’incipit (le tout premier paragraphe,
début de l’introduction) et la fin de la conclusion (juste avant les remerciements) qui se
sont avérés exemplaires de l’ensemble du texte, auquel nous référerons au besoin (le
texte intégral est disponible en annexe).

[incipit]

[1] Le mot «mystique», souvent utilisé d’une façon arbitraire, peut sembler chargé
d’ambiguïté et prêter à confusion.

[2] Dans son sens authentique il s’apparente au mystère.

[3] La mystique est un «au-delà» comme le mystère lui-même.

[4] En parler exigerait d’en avoir l’expérience. (p. VI)

[conclusion]

[5] Cette Encyclopédie des mystiques s’adresse aux amants de la lumière, aux croyants
et incroyants, à ceux qui éprouvent une nostalgie de l’Unité située au-delà des religions
particulières.
136

[6] Elle concerne aussi ceux qui, avec Robert Aron, peuvent dire : «Je ne sais si je crois
en Dieu. Mais tout au moins suis-je sûr... de croire en ceux qui, de tout temps et partout,
ont cru en Lui».

[7] Dans la préface composée pour l’exposition des oeuvres de Georges Rouault à Albi,
René Huyghe donne ce conseil : «Il faut se jeter au centre, au coeur, au rond-point où
tout prend sa source et son sens.»

[8] Telle doit (p. XXVIII) être la démarche entreprise par le lecteur de ces textes sur la
mystique.

[9] L’oeuvre mystique exige un être passionné, il convient de partager l’élan d’une
passion pour en découvrir la beauté. (p. XXIX)

1.151 Structure de l’énonciation : quel énonciateur pour quel


énonciataire?

1.1511 Position de l’énonciateur

D’entrée de jeu, les quatre premières phrases du texte exposent les principaux
présupposés de l’énonciateur166 : «le mot “mystique” peut sembler chargé d’ambiguïté»
[1] (une modalisation épistémique et véridictoire très mitigée qui s’adresse à
l’énonciataire) ; mais l’énonciateur affirmera certaines choses à son propos, notamment
qu’il est apparenté au mystère dans son sens authentique [2] (un mode énoncif affirmatif
et une modalisation épistémique axiologisée), que la mystique est un «au-delà» comme
le mystère [3] (un mode énoncif affirmatif et une figure spatiale qui s’avérera
axiologisée dans l’ensemble du texte) ; et enfin, qu’«en parler exigerait d’en avoir
l’expérience» [4], ce qui constitue le protocole de l’énonciateur. La condition ainsi

166
Nous rappelons que le terme technique /énonciateur/ sera toujours employé au genre masculin sans
tenir compte de la variable sexuelle, puisque l’énonciateur ne correspond pas uniquement à l’/auteur/ ou à
un sujet humain empirique et n’a par conséquent pas de genre.
137

imposée au discours sur la mystique pose un problème énonciatif : puisque l’énonciateur


semble pouvoir en parler (puisqu’il peut affirmer certaines choses à son sujet), est-ce à
dire qu’il est lui-même mystique? Nous retrouvons ici le postulat que nous avons vu se
profiler plus discrètement derrière les définitions du Lalande : qu’il faut bien être un tant
soit peu mystique soi-même pour comprendre les mystiques (supra p. 125). Dans le texte
de l’Encyclopédie des mystiques, l’énonciateur prend plus directement la position de se
faire porte-parole et interprète des mystiques, en laissant planer le bénéfice du doute
(/exiger/ est au conditionnel) quant à sa propre capacité de parler de la mystique.

Le style énoncif est généralement impersonnel et affirmatif167. Mais le statut


impersonnel de l’énonciation se trouve constamment rompu, (et par là, relativisé), par
les citations où les voix des mystiques sont convoquées et où la subjectivité s’exprime
explicitement. Dans la conclusion, par exemple et d’une manière exemplaire de
l’ensemble du texte, les deux citations font intervenir le /je/ ou le /soi/ : «je ne sais [...]
suis-je sûr» [6], «il faut se jeter au centre» [7]. Si l’énonciateur du texte ne parle pas
explicitement au /je/, les mystiques qu’il cite font jouer les rapports de la subjectivité et
de l’intersubjectivité en mettant en scène /je/ et /tu/, /moi/ et /toi/ et /nous/. Toutefois, la
subjectivité du discours n’est pas limitée aux citations, — ce qui produirait une attitude
de neutralité en délimitant explicitement deux isotopies énonciatives parallèles, l’une
dépourvue des indices explicites de l’énonciation, l’autre permettant à la subjectivité de
s’exprimer par d’autres voix que celle de l’énonciateur — ; quoique indirectement, le
style énonciatif impersonnel est en effet fortement modalisé. L’énonciateur impose sa
subjectivité, mais implicitement.

167
La terminologie dans les sciences du langage étant variable selon les auteurs, nous adopterons autant
que possible la terminologie sémiotique telle que proposée dans le dictionnaire de Greimas et Courtés.
Dans ce cas-ci, le terme /affirmatif/ est retenu pour désigner l’une des quatre catégories d’énoncés selon la
grammaire traditionnelle (énoncés affirmatif, négatif, interrogatif et impératif).
138

1.1512 Rapport à l’objet

Le rapport à l’objet est également situé d’entrée de jeu en incipit. Embrayé sur le
plan du langage avec le sens du «mot» mystique, le discours passe sans explication à un
autre plan de réalité. Un abyme sépare les énoncés [2] et [3] : dans l’énoncé [2] il est
encore question du mot, d’un fait de langage ; dans l’énoncé [3], il n’est plus question du
«mot» mais de «la mystique», une réalité définie par une figure spatiale, un «au-delà».
Alors que dans l’énoncé [2] le sens du mot «mystique» était situé en proximité spatiale
(au sens du mot) «mystère», dans l’énoncé [3] c’est une réalité, «la mystique», qui est
identifiée au mystère. Il n’y a plus de rapport spatial entre deux objets de la pensée, le
rapport spatial est écrasé par la substance de l’objet. À partir de là, la mystique sera
toujours considérée une réalité dans le reste du texte. Il n’est pas possible cependant de
conclure qu’il s’agit de la réalité empirique, puisque l’objet reste constitué d’une
métaphore spatiale, un «au-delà», et que le mystère est une réalité d’ordre cognitif. La
réalité dont on parle est donc une réalité placée sur le même plan que la réalité
empirique, sans en être.

1.1513 Quel énonciataire pour quel énonciateur?

Pour qui le mot mystique peut-il «sembler chargé d’ambiguïté» [1]? Il semble
que ce ne soit pas pour l’énonciateur, puisqu’il se présente comme compétent, comme
nous venons de le voir, puisqu’il pourra discourir sur la mystique «dans son sens
authentique» [2] et que, s’il laisse planer un doute («en parler exigerait d’en avoir
l’expérience» [4]), il en retire le bénéfice quant à sa propre capacité de parler de la
mystique. Sans qu’il soit fait mention explicitement dans l’incipit de l’énonciataire,
celui-ci est posé implicitement comme celui pour qui l’énonciateur discourra et surtout
pour qui il lèvera l’ambiguïté et dissipera la confusion. L’attitude de l’énonciateur est
donc motivée par une action bien précise, un procès de transformation de la situation de
139

l’énonciataire. L’énonciateur se place dans une position de supériorité, de sujet de


savoir, vis à vis de l’énonciataire.

1.152 Modalisation de l’énonciation

L’incipit et la conclusion offrent un bon exemple de la modalisation de ce texte


qui joue autant sur le plan axiologique que véridictoire. La première modalité à entrer en
scène est une modalité aléthique et véridictoire des plus mitigées, /peut sembler/ : «Le
mot mystique souvent utilisé de manière arbitraire peut sembler chargé d’ambiguïté»
[1]. Cette modalité fait occurrence deux autres fois, dans les contextes suivants : «En la
vivant [la religion] à son point ultime, ils [les mystiques] pouvaient sembler la menacer»
(p. VII) et «Apparemment, rien ne peut sembler changé pour un regard inattentif» (p.
XXII)168. Il est donc question du rapport de la vérité aux apparences, sémiotiquement de
la modalité véridictoire du /secret/ (/non paraître/) dans son rapport à la vérité (/être/) : il
est possible que rien ne paraisse changé mais (sous-entendu : en vérité ou en réalité) il y
a changement ; les mystiques peuvent sembler menacer la religion mais (en vérité) il
n’en est rien.

Dans l’énoncé de l’incipit [1-2], la modalisation véridictoire /peut sembler/ se


rapporte à l’attitude énonciative qu’adopte l’énonciateur ; l’implicite de l’énoncé peut
être interprété comme ceci : souvent, le mot mystique peut sembler ambigu et confus,
mais (en vérité) il est possible [pouvoir] à l’énonciateur d’en donner le sens authentique,
non ambigu ni confus. Il est remarquable que cette modalisation soit dans l’isotopie du
terme mystique telle que construite par l’énonciateur dans ce texte : «[la mystique] se
présente comme “un voyage secret” [...] à la recherche du Deus absconditus» (p. VI).
L’attitude de l’énonciateur est celle-là même qu’il reconnaît comme étant la situation

168
Sans compter des expressions équivalentes comme «le centre lui-même peut apparaître errance» (p.
VIII).
140

dans laquelle se trouve les mystiques, la situation véridictoire du /secret/169.


L’énonciateur se positionne donc lui-même au même niveau que les énonciateurs
mystiques.

[1] Le mot «mystique», souvent utilisé d’une façon arbitraire, peut sembler chargé
d’ambiguïté et prêter à confusion.

La modalité véridictoire est dépendante d’une modalité volitive (/vouloir/),


l’«arbitraire», l’une des peu nombreuses manifestations de cette modalité. Elle fait
occurrence quatre fois ailleurs dans le texte, dans les contextes suivants : «son autorité
[de la religion] peut devenir arbitraire» (p. VII), «[les typologies de la mystique] peuvent
favoriser les classements arbitraires» (p. XX) et «[le fait de consacrer un petit nombre de
pages au Nouveau Testament] ne provient pas d’une décision arbitraire» (p. XVIII).
Dans tous ces énoncés, l’«arbitraire» est connoté négativement. Il en va de même du
«désir», autre occurrence de la modalité du /vouloir/, qui a valeur de définition de
l’élément mystique, mais dans sa négation : «la vacuité des désirs apparaît l’expérience
fondamentale du mystique» (p. XII). La tendance de la volonté est associée à l’erreur :
«on croit volontiers qu’il s’agit de procédés de style [...] il n’en est rien» (p. XI). Par
contre, sous le terme d’«aspiration», la modalité volitive est connotée positivement et a
également valeur de définition : «La nostalgie de la lumière est éprouvée par le mystique
comme une aspiration à l’unité» (p. XVI) et «Sa tension [de l’âme] vers l’Un, son
aspiration vers lui, la monopolise et l’absorbe» (p. XII). Il faut noter au passage que la
modalité volitive est dans ce cas associée à la figure de l’unité, placée en position
d’objet de valeur ; l’unité est donc valorisée et fait l’objet du désir. Enfin une dernière
occurrence de la modalité du /vouloir/ est connotée négativement : «rien de plus difficile
que d’accepter l’amour sans le vouloir exclusif ou privilégiant» (p. XXIV) — pour un
bilan global négatif : sur neuf occurrences de la modalité du /vouloir/, sept sont
négatives.

169
Modalité véridictoire constituée par les termes du /non-paraître/ conjoint à l’/être/. (Greimas et Courtés,
article «Secret», p. 324).
141

Dans la mise en place de la situation énonciative, la modalité volitive de


l’«arbitraire» est responsable de ce que le mot mystique peut sembler chargé
d’«ambiguïté» et prêter à «confusion», deux termes évaluatifs négatifs sur le plan
épistémique. Autrement dit, le mot mystique est souvent chargé d’ambiguïté et confus
parce qu’il est utilisé de façon arbitraire. Et donc, implicitement, s’il n’est pas utilisé de
façon arbitraire, il perdra ces défauts d’ambiguïté et de confusion. L’enchaînement de
l’énoncé suivant : «Dans son sens authentique [...]» [2] confirme cette logique, puisque
l’énonciateur livre le sens «authentique», terme évaluatif positif en opposition aux
termes négatifs «ambiguïté» et «confusion». L’énonciateur fait l’équation suivante :
lorsqu’il est utilisé arbitrairement le mot mystique est alors ambigu et confus ;
l’énonciateur donne pour sa part son sens authentique, qui n’est donc pas arbitraire, qui
ne dépend donc pas de la volonté. Mais, comme nous l’avons déjà souligné, si
l’arbitraire produit l’ambiguïté et la confusion, rien n’est dit sur ce qui produit
l’authentique. L’authentique est imposé par l’énonciateur. Le parti pris sur le plan
énonciatif qui associe négativement volonté et confusion en les opposant à l’authenticité,
est comparable sur le plan du contenu au peu de cas manifesté pour la modalité volitive
dans l’isotopie de la mystique, telle que construite par l’énonciateur. La modalité
volitive ne sera en effet acceptée et valorisée que sous un seul aspect : le désir d’unité.

Nous avions remarqué, lors de l’analyse de la modalité volitive dans l’incipit,


que lorsque, sous le terme d’«aspiration», cette modalité était axiologisée positivement,
elle était associée à une figure qui a fonction d’objet de valeur : l’unité. Cette
modalisation se retrouve dans la conclusion où elle se réfère cette fois explicitement à
l’attitude de l’énonciataire : «Cette Encyclopédie des mystiques s’adresse [...] à ceux qui
éprouvent une nostalgie de l’Unité» [5]. Dans la conclusion, l’énonciateur définit
explicitement son énonciataire, l’énonciataire à qui il s’adresse : «Cette Encyclopédie
s’adresse [...] à ceux qui éprouvent une nostalgie de l’Unité [...]» [5]. Il lui adresse
explicitement un protocole de lecture : «Telle doit être la démarche entreprise par le
lecteur» [8]. La modalité déontique est très présente dans la conclusion (quatre
occurrences dans les trois dernières phrases) : «Il faut se jeter au centre [...]» [7] ; «Telle
doit être la démarche [...]» [8] ; «L’oeuvre mystique exige [...] il convient de [...]» [9].
142

Mais ce protocole aura été suggéré implicitement au lecteur tout au long du texte : il y a
un prix à payer pour le dévoilement du mystère de la mystique, qui consiste dans une
série d’exigences à rencontrer, de devoirs à accomplir pour l’énonciataire, — et à partir
du tout début, de l’incipit, où est énoncé le protocole de l’énonciateur : «En parler
exigerait d’en avoir l’expérience» [4]. La modalisation selon le /devoir/ est d’une grande
importance dans ce texte. Dans ses diverses dénominations, elle fait 44 occurrences, ce
qui représente une masse importante si on compare aux neuf (9) occurrences de la
modalité du /vouloir/. Elle est cependant surpassée par la modalité du /pouvoir/ qui fait
55 occurrences, principalement comme modalité aléthique de /possibilité/. La possibilité
de la mystique est ainsi constamment problématisée et la solution trouvée dans le
/devoir/, principalement dans le sens de nécessité et de condition : «C’est uniquement
par [nécessairement, /devoir/] l’activité pneumatique qu’il devient possible [condition de
possibilité] de saisir [/savoir/] l’importance de la contemplation chez les mystiques» (p.
XIX).

1.153 Les figures

Cette préface à l’Encyclopédie des mystiques est un discours cognitif, non


figuratif, pour introduire le public lecteur à la notion de mystique. Non-figuratif, il n’en
est pas pour autant dépourvu de figures, celles-ci se référant alors, comme nous l’avons
expliqué dans l’introduction à l’état de la question (voir supra p. 54), non pas au monde
naturel mais à l’univers cognitif. L’«unité» est l’une des figures théoriques importantes
de ce texte, donnant lieu à une forte isotopie. L’unité est thématisée comme telle sous les
termes : l’Un, unité, union, unir, unifié, unique170 (31 occurrences) auxquelles il faut
ajouter des figures spatiales de l’unité : centre (5 occurrences), coeur, fond, point,
stabilité (repos, paix, sérénité), fixité, immobilité, plénitude/vide, et des figures
psychologiques : adhésion, autonomie, perfection. Il faut considérer que l’isotopie est
réalisée également par ce qui lui est contraire, l’antithèse de l’unité et l’anti-programme

170
Une thématisation d’influence néoplatonicienne.
143

de l’unification, isotopie très dense et conjuguée sous tous ses aspects : dualité,
dialectique, écartèlement, fossé, séparation, dissymétrie, dispersion, errance,
fragmentation, multiplicité, division, discontinuité, instabilité, différences. Cette quantité
impressionnante de dénominations indique un marquage important de l’isotopie de
l’unité, dans ses deux versants, positif et négatif.

À cette thématisation explicite, il faut ajouter un grand nombre de modalisateurs


qui rendent compte dans le discours énoncé de l’adhésion de l’énonciateur à la valeur de
ces figures théoriques. Le quantitatif permet de rendre compte ici de la forte densité des
marques de l’attitude subjective parce que la répétition de faits langagiers est l’une des
traces de manifestation du désir inconscient (qui insiste). De plus, si, sur le plan
littéraire, «de tels faits de récurrence construisent peu à peu, et graduellement, des codes
[...] définissant telle ou telle pratique littéraire concrète»171, nous abordons alors quelque
chose comme le style de l’énonciataire motivé par le désir mystique. En ce sens, la
fréquence de l’occurrence du terme «tout» (41 occurrences) et d’autres termes connotant
l’idée de totalisation en même temps que d’unité, axiologisée positivement ou
négativement, que ce soit dans le temps, dans l’espace ou concernant les acteurs, est très
remarquable. En voici le décompte : tout (41 occurrences), toujours (10), jamais (4),
continu, constamment, perpétuellement, de tout temps (6), éternité, éternel (5),
seulement, uniquement (5), aucun, nul, rien (13), perfection, parfait (4), tout entier,
entièrement (2), chaque, chacun, partout, universel (1). Et afin de donner au lecteur une
idée de la densité signifiante de ces marqueurs, voici une série d’énoncés où on peut
juger des marqueurs dans leur contexte :

L’Un résout toute altérité ; le reconnaître est source de parfaite


autonomie (p. VII)

tout mystique est nécessairement plus ou moins solitaire (p. IX)

un état de recueillement continu qui ... la soustrait [l’âme] à tout ce qui


pourrait la disperser (p. XIV)

Toute discordance rompt l’harmonie (p. XIX)

171
Georges Molinié, La stylistique, p. 19.
144

où tout prend sa source et son sens (p. XXVIII)

ce fond de l’âme où tout est Un (p. XI)

l’esprit possède toujours dans son fond [...] (p. XII)

retrouver l’unité parfaite (p. XIV)

Les mystiques n’apparaissent jamais des personnages rassurants (p. VII)

aucune inquiétude ne le trouble [le mystique] (p. XIX)

C’est uniquement par l’activité pneumatique qu’il devient possible de


saisir l’importance de la contemplation chez les mystiques (p. XIX)

L’énonciateur procède ainsi à un mouvement de généralisation, d’homogénéisation,


voire d’absolutisation des figures de la mystique, toutes ramenées à l’idée d’unité.

1.154 Le désir d’unité

[5] Cette Encyclopédie des mystiques s’adresse aux amants de la lumière, aux croyants
et incroyants, à ceux qui éprouvent une nostalgie de l’Unité située au-delà des religions
particulières.

[7] [...] «Il faut se jeter au centre, au coeur, au rond-point où tout prend sa source et son
sens.»

[9] L’oeuvre mystique exige un être passionné, il convient de partager l’élan d’une
passion pour en découvrir la beauté. (p. XXIX)

Le désir d’unité est associé sur le plan thymique à la «nostalgie». Dans le reste
du texte, les deux autres occurrences du terme «nostalgie» sont également mises en
rapport avec l’unité : «La nostalgie de la lumière est éprouvée par le mystique comme
une aspiration à l’unité» (p. XVI) et associée à la stabilité, une figure de l’unité :
«l’homme intérieur éprouve une nostalgie de stabilité» (p. XI). La passion du mystique
145

réside donc, selon l’énonciateur, dans le sentiment de nostalgie, sentiment de tristesse


mitigée (de joie triste) et de regret qui est désir de retour «où tout prend sa source et son
sens». Dans une grande cohérence, la modalité volitive est connotée positivement, dans
l’ensemble du texte, uniquement quand elle signifie regret de l’unité ou aspiration à
l’unité.

1.1541 Devoir désirer l’unité

L’attention aux modalités aura permis de constater l’importance de la modalité


du /devoir/ dans ce texte, parallèlement à la dépréciation de la modalité du /vouloir/ sauf
dans le cas du désir d’unité où, alors, elle est survalorisée. Le désir d’unité est
effectivement valorisé au point de résumer la mystique et surtout, au point d’être imposé
à l’énonciataire par l’énonciateur. Voilà probablement la principale caractéristique de ce
texte sur le plan épistémologique : le désir d’unité est présenté comme un /devoir/ à
l’énonciataire :

[7] [...] «Il faut se jeter au centre, au coeur, au rond-point où tout prend sa source et son
sens.»

[8] Telle doit (p. XXVIII) être la démarche entreprise par le lecteur de ces textes sur la
mystique.

[9] L’oeuvre mystique exige un être passionné, il convient de partager l’élan d’une
passion pour en découvrir la beauté. (p. XXIX)

Et l’isotopie formée par les figures de la totalisation peut être considérée également
comme une forme de /devoir/, de nécessité, puisque la totalisation, l’absolutisation ou
l’homogénéisation ne laisse aucun (autre) choix.
146

1.1542 Une énonciation dualiste

On ne peut manquer de relever une contradiction énonciative : si l’énonciateur se


fait le champion de l’unité, sa propre énonciation est cependant dualiste, puisqu’elle
oppose constamment l’unité, comme valeur, à tout ce qui n’est pas unitaire. L’énoncé
«L’Un résout toute altérité ; le reconnaître est source de parfaite autonomie» (p. VII)
apparaît paradigmatique du programme d’unification qui est pour l’énonciateur le
programme mystique. Le rejet de l’altérité est remarquable dans ce texte. L’altérité y
tient le rôle d’anti-programme.

Le dualisme s’exprime également sur le plan de l’énoncé (du contenu) par le rôle
attribué à l’ascèse. On a vu que la modalisation du sujet mystique, dans ce texte, passe
aussi par la possibilité (/pouvoir/), modalité constamment problématisée et résolue par le
/devoir/, principalement dans le sens de nécessité et de condition (voir supra p. 137). La
réalisation du programme d’unification apparaît donc possible, mais sous certaines
conditions, les conditions d’une ascèse, donc dans une situation dualiste (ou binaire) :
«Pour arriver à éveiller cette fine pointe [de l’âme] de multiples dépouillements sont
nécessaires [...] l’approche du mystère nécessite l’ascèse» (p. XIII).

1.155 Conclusion : une attitude épistémique unitaire

L’attitude que l’énonciateur à la fois attend des énonciataires et leur prescrit est
celle du désir de l’unité, qui est la figure par excellence de la mystique pour lui. Il
n’admet qu’un sujet de l’énonciation homogène, où énonciateur et énonciataire partagent
la même attitude désirante : le désir d’unité. De plus, l’attitude unitive est explicitement
dissociée, par l’énonciateur, du discours symbolique des religions : «Cette Encyclopédie
des mystiques s’adresse [...] à ceux qui éprouvent une nostalgie de l’Unité située au-delà
des religions particulières» [5]. Dans cette vision épistémique, le symbolique n’a pas une
position de précédence ; c’est plutôt le désir de retour à un état (imaginaire) d’unité
147

originaire (préverbal) qui est valorisé. Dans ce cas, s’il est conscient et thématisé, il est
difficile de décider si le désir d’unité est ici conscientisé : la conscientisation requérant
une mise en rapport ternaire, une médiation (c’est ce que nous verrons plus loin avec
Certeau), qui est ici refusée.
148

1.16 Meslin, Michel. «L’expérience mystique : approches et


définitions». Encyclopédie des religions. Paris : Bayard
Éditions, 1997. Vol. 2, p. 2307-2313

[introduction]

[1] Le mot «mystique», bien souvent employé à tort, a d’abord été en français un adjectif
qualifiant ce qui est caché, relatif à des mystères initiatiques, tels, dans l’Antiquité, les
mystères d’Éleusis, puis ce qui a trait au mystère de l’Être divin.

[2] Ce n’est qu’au début du XIXe siècle qu’il devient un nom commun, désignant un
mode de connaissance expérimentale et concrète d’un Absolu.

[3] Il s’agit, certes, d’une connaissance qui est d’un tout autre ordre que les modes de
connaissance intellectuelle et rationnelle, car elle se réfère à un objet qui dépasse
l’humain et lui demeure en partie inaccessible.

[4] Alors que le langage philosophique définit par des concepts une réalité que la raison
humaine peut appréhender et comprendre, le langage des mystiques entend faire deviner
une réalité qui demeure insaisissable aux seules facultés humaines.

[5] Mais les mots pour décrire l’expérience qui en est faite sont toujours dans le même
registre — contact, présence, fusion : l’expérience mystique est concrète.

[6] L’Absolu, qui en est l’objet, peut être le sujet lui-même, plongeant vers le dedans de
soi afin de retrouver l’identité de son soi à un Tout dont le soi ne se distingue pas ; ou
bien l’altérité transcendante d’un Dieu.

[7] Dans le premier cas, la descente en soi pour parvenir à trouver l’infini dans l’intime,
fonde une mystique intravertie, une mystique d’immanence.

[8] Dans le second cas, on parlera de mystique extravertie, de mystique de l’Autre.


149

[9] Bien qu’opposés dans leurs modalités, ces deux types aboutissent tous deux à la
perception d’une unité à laquelle le sujet s’identifie, quelles que soient les techniques
employées pour y parvenir.

[10] Bien évidemment, ces deux formes de mystique reposent sur des traditions
culturelles et religieuses différentes. [...]

[11] Mais, dans ces deux directions essentielles, la mystique n’est jamais l’apanage
d’une religion ni d’une culture.

[12] Elle est un phénomène humain, d’ordre spirituel, omniprésent quoique avec de
notables variantes. (p. 2307-1-2)

1.161 Structure de l’énonciation

La structure d’énonciation est mise en place par l’emploi exclusif du pronom


indéfini «on», qui représente autant l’énonciateur que l’énonciataire. Le contrat
énonciatif correspond au contrat canonique des ouvrages de référence : l’énonciateur
(spécialiste) s’adresse à un énonciataire (spécialiste ou non) dans un but didactique. La
position de l’énonciateur, comme nous l’avons vu dans d’autres cas (Encyclopédie des
mystiques, DVS), se trouve d’entrée de jeu posée en tant que spécialiste ou expert.
L’énoncé «Le mot mystique, bien souvent employé à tort» [1] sous-entend que
l’énonciateur a une position de surplomb qui lui permet de constater le fait épistémique
qu’on se trompe «bien souvent» sur la signification du mot mystique — et
éventuellement d’y remédier. Sur la base de l’incipit, le programme de l’énonciateur
consisterait donc à remédier à cette situation (anti-programmatique) et donc à informer
l’énonciataire le plus et le mieux possible, (à partir de sa propre approche), sur l’objet en
question.
150

Cependant, l’approche de l’énonciateur n’est pas explicitée (c’est pourquoi nous


l’avons mise entre parenthèses). Le texte est très peu référencé sur le plan de la
documentation ainsi que sur le plan de la méthode. Les seuls indices qu’on ait sont : une
référence intratextuelle au champ de l’«anthropologie religieuse» (p. 2308-2), ce qui
reste encore bien général, — et des indices paratextuels : l’ouvrage dans lequel l’article
s’insère et les références bibliographiques. De plus, l’énonciataire ne saura jamais en
quoi «le mot mystique est employé à tort». Si la production textuelle répond à une
problématique, l’énonciataire est en droit de la connaître pour pouvoir exercer son
propre jugement. Les rapports entre l’énonciateur et l’énonciataire ne sont donc pas
posés de manière égalitaire. Ce qui n’est pas toujours le cas, même dans les ouvrages de
référence : on l’a vu notamment avec le Vocabulaire [...] de la philosophie de Lalande,
où une place est ménagée pour le jugement de l’énonciataire. De plus, en raison du
vague méthodologique et référentiel, le statut d’actant individuel ou collectif de
l’énonciateur n’est pas bien établi. Il semble que ce soit l’approche de l’énonciateur-
auteur qui domine dans ce texte ; le signataire de l’article censé représenter les sciences
des religions semble, en fait, rendre un point de vue en bonne partie individuel (du genre
synthèse personnelle). Ce qui n’est pas toujours le cas non plus : la rédaction du
Lalande, pour garder cet exemple, n’a pas d’autre position que de rendre compte du
savoir philosophique et de diffuser ce savoir collectif. Mais ici, le point de vue est
imposé à l’énonciataire par l’énonciateur, qui semble tenir pour acquis que les deux
partagent la même position ou encore que son propre point de vue est universel.

De style ostensiblement objectif, le texte ne comporte que deux légers écarts à


cette forme énonciative. En effet, alors que dans l’ensemble du texte, le pronom «on» est
employé pour représenter les énonciataires du discours mystique et les énonciateurs du
discours sur la mystique, dans deux cas «on» représente, en plus, la position mystique
elle-même.

On retrouve ainsi les deux types d’expérience mystique : immanence de


la mystique du soi, union à la transcendance où l’on entre dans les
profondeurs d’un Dieu Un et Créateur (p. 2308)
151

Mais on ne peut atteindre le vrai sens de la Parole révélée qu’à travers


l’expérience de l’union la plus totale avec le locuteur divin (p. 2313)

Comme il est possible de le constater dans le premier énoncé où les deux emplois co-
occurrent dans une même phrase, il y a un glissement par lequel le «on» énonciateur et
énonciataire de la mystique («on retrouve ainsi les deux types d’expérience») devient
énonciateur et énonciataire mystique («on entre dans les profondeurs d’un Dieu Un»).
Dans le deuxième cas, il ne fait pas de doute que le pronom «on» représente quiconque
ou toute personne : l’énoncé paraphrasé pourrait se lire comme suit : «pour atteindre le
vrai sens de la Parole révélée toute personne doit passer par l’expérience de l’union la
plus totale...». Nous ne voulons pas accorder trop d’importance à ce détail énonciatif,
mais nous pensons qu’il est tout de même significatif d’un implicite dans la position
(sous-entendue ou désirée) de l’énonciateur et qu’il produit quelque effet sur le sujet de
l’énonciation, qui devient un sujet capable de comprendre la position mystique de
l’intérieur, pourrait-on dire. Nous avons déjà vu cette position épistémique — qu’il faut
bien être un tant soit peu mystique soi-même pour comprendre la mystique —
explicitement thématisée dans l’Encyclopédie des mystiques (quoique non critiquée) ;
nous l’avons vu très discrètement sous-entendue chez Lalande ; nous la verrons
thématisée et critiquée par Certeau sous la forme d’un point de vue épistémique
mystique ; ici, il semble qu’elle échappe à l’énonciateur. Nous observerons également au
passage que ce fait textuel coïncide, dans les deux cas, sur le plan du contenu, avec le
même type d’objet mystique : le Dieu Un mais aussi Créateur, donc transcendant, et qui
est locuteur divin, qui a révélé sa Parole, le Dieu donc du monothéisme judéo-chrétien
(comme si le naturel culturel faisait retour).

La structure d’énonciation intersubjective repose donc sur un faire savoir de


l’énonciateur à l’énonciataire. La relation entre énonciateur et énonciataire présente un
dénivellement dans les positions : la définition est imposée à l’énonciataire par
l’énonciateur (lui-même en réaction contre une définition «imposée» inconsciemment
par sa propre culture?).
152

1.162 Modalisation du sujet et rapport à l’objet

[2] Ce n’est qu’au début du XIXe siècle qu’il devient un nom commun, désignant un
mode de connaissance expérimentale et concrète d’un Absolu.

[3] Il s’agit, certes, d’une connaissance qui est d’un tout autre ordre que les modes de
connaissance intellectuelle et rationnelle, car elle se réfère à un objet qui dépasse
l’humain et lui demeure en partie inaccessible.

[4] Alors que le langage philosophique définit par des concepts une réalité que la raison
humaine peut appréhender et comprendre, le langage des mystiques entend faire deviner
une réalité qui demeure insaisissable aux seules facultés humaines.

La modalité dominante (et également dans l’ensemble du texte) est celle du


/pouvoir/, dans le sens surtout de capacité. La question principale du sujet d’énonciation
tourne autour de la capacité du sujet à atteindre l’objet, mais la question de la capacité
est elle-même déterminée par la définition de l’objet. On le voit ici dans l’introduction,
la mystique est mise en opposition à la philosophie sur la base de l’accessibilité de
l’objet : l’objet de la philosophie peut être appréhendé et compris par la raison humaine,
l’objet de la mystique est insaisissable (ne peut être appréhendé et compris) par la raison
humaine. La modalisation du sujet mystique est située sur le registre cognitif puisqu’il
s’agit d’un mode de «connaissance» [3], mais cette «connaissance» ne correspond pas à
sa définition cognitive usuelle d’ordre «intellectuel et rationnel», parce que, c’est
effectivement la raison qui est donnée dans le texte, l’objet «dépasse l’humain et lui
demeure en partie inaccessible» [3]. Nous saisissons ici la position épistémologique de
l’énonciateur : c’est l’objet qui détermine le mode de connaissance et non le mode de
connaissance qui construit l’objet. La mystique se retrouve toute dans l’objet.
153

1.1621 Un objet épistémique insaisissable

[2] Ce n’est qu’au début du XIXe siècle qu’il devient un nom commun, désignant un
mode de connaissance expérimentale et concrète d’un Absolu.

[3] Il s’agit, certes, d’une connaissance qui est d’un tout autre ordre que les modes de
connaissance intellectuelle et rationnelle, car elle se réfère à un objet qui dépasse
l’humain et lui demeure en partie inaccessible.

[4] Alors que le langage philosophique définit par des concepts une réalité que la raison
humaine peut appréhender et comprendre, le langage des mystiques entend faire deviner
une réalité qui demeure insaisissable aux seules facultés humaines.

L’objet mystique est représenté par la figure de l’Absolu et la mystique est ici
définie comme un «mode connaissance [...] d’un Absolu» [2]. Le mode de connaissance
«mystique» n’est pas intellectuel ni rationnel parce que l’objet de la connaissance n’est
pas accessible [3], alors que le mode de connaissance de la philosophie est intellectuel et
rationnel parce que l’objet de la philosophie est une «réalité que la raison humaine peut
appréhender et comprendre» [4]. Or, nous ne pensons pas nous tromper en disant que
l’Absolu est notoirement une catégorie philosophique (peut-être peut-il être importé
dans d’autres champs, mais il est au départ de la philosophie occidentale). Mais même
sans faire appel à cet élément extratextuel, l’Absolu est, dans le texte, une réalité d’ordre
cognitif, puisqu’on peut la penser et en parler. Il y aurait alors deux Absolus, l’un
accessible à la pensée philosophique intellectuelle et rationnelle, l’autre inaccessible à
cette pensée, ce qui constitue une aporie. De plus et inversement, si l’objet était le
même, puisque c’est l’objet qui détermine le mode de connaissance, il n’y aurait pas de
différence non plus entre le mode de connaissance philosophique et le mode mystique.
La logique de l’argumentation et la position épistémologique de l’énonciateur
apparaissent donc contradictoires, un signe du problème épistémique que représente la
mystique, lorsqu’on l’envisage dans la perspective de l’objet.
154

L’Absolu est mis sur le même plan qu’«une réalité» [4], une réalité qui a comme
caractéristique d’être «inaccessible» [3] ou «insaisissable» [4]. Si, dans la logique du
texte, c’est l’objet qui détermine le mode de connaissance, c’est donc l’Absolu, ou une
réalité inaccessible et insaisissable, qui détermine le mode de connaissance
«expérimental et concret» de la mystique [2]. Logiquement, l’objet «l’Absolu»
favoriserait donc un mode de connaissance expérimental et concret, plutôt que
intellectuel et rationnel. Le rapport à élucider serait alors celui qui s’établit entre un
mode connaissance «expérimental et concret» et une réalité «insaisissable et
inaccessible» : pourquoi une réalité ou un objet inaccessible favoriseraient-ils ou
exigeraient-ils un mode de connaissance «expérimental et concret»?

1.1622 L’objet : un acteur changeant

Nous nous rabattrons sur le parcours actoriel pour tenter de saisir comment se
déploie l’isotopie dans ce texte. Des énoncés [1] à [12], les figures de l’objet changent
constamment dans un mouvement de substitution. Chacune des figures actorielles a son
propre parcours.

[1] ACTEUR 1 Le mot «mystique», PARCOURS bien souvent employé à tort, a d’abord été
en français un adjectif qualifiant ce qui est caché, relatif à des mystères initiatiques, tels,
dans l’Antiquité, les mystères d’Éleusis, puis ce qui a trait au mystère de l’Être divin. [2] Ce
n’est qu’au début du XIXe siècle qu’
ACTEUR 1 il devient un nom commun, PARCOURS désignant
ACTEUR 2 un mode de connaissance expérimentale et concrète d’un Absolu. [3] Il
s’agit, certes, d’
ACTEUR 2 une connaissance PARCOURS qui est d’un tout autre ordre que les modes
de connaissance intellectuelle et rationnelle, car
ACTEUR 2 elle PARCOURS se réfère à
ACTEUR 3 un objet PARCOURS qui dépasse l’humain et lui demeure en partie
inaccessible. [4] Alors que
155

ACTEUR 1 le langage PARCOURS philosophique définit par des concepts


ACTEUR 4 une réalité PARCOURS que la raison humaine peut appréhender et
comprendre,
ACTEUR 1 le langage PARCOURS des mystiques entend faire deviner
ACTEUR 4 une réalité PARCOURS qui demeure insaisissable aux seules facultés
humaines.
__________

Figure 8 Parcours de l’objet «mystique» dans l’Encyclopédie des religions

Ce mouvement étant continu dans l’ensemble de la séquence [1-12], nous abrégerons


l’analyse en suivant simplement le mouvement d’entonnoir, en observant ce qui se
trouve au goulot de l’entonnoir. La séquence [1-12] se compose de trois sous-séquences
introduites par des acteurs (figures actorielles) relevant de l’isotopie du langage : le mot
[1], le langage [4], les mots pour décrire [5]. Les trois parcours déploient les figures
suivantes :

acteur figures terme


parcours 1) le mot (mystique) [1] → la connaissance [2] → l’Absolu [2]→ un objet [3]
(inaccessible)

parcours 2) le langage (philosophique) [4] → → une réalité [4]


(accessible)

parcours 3) les mots pour décrire [5] → l’expérience [5]→ l’Absolu [6]→ l’objet [6]→
→ la perception [9] → l’unité [9]→ l’identification [9]
→ la mystique [11] → un phénomène [12]
(accessible?)
___________

Figure 9 Le terme des parcours de l’objet «mystique» dans l’Encyclopédie des religions
156

L’entonnoir aboutit aux concepts d’«objet», de «réalité» et de «phénomène» qui forment


une isotopie de l’objet. Le parcours de figures relevant de l’isotopie du langage, le
«mot», le «langage» et «les mots» aboutissent dans une isotopie de l’objet formée par les
termes «objet», «réalité» et «phénomène». Les figures relevant de l’isotopie du langage
ont un statut descriptif et n’ont de valeur que par l’objet auquel elles aboutissent.

À l’énoncé [6], l’objet est identifié à l’Absolu :

[6] L’Absolu, qui en est l’objet, peut être le sujet lui-même, plongeant vers le dedans de
soi afin de retrouver l’identité de son soi à un Tout dont le soi ne se distingue pas ; ou
bien l’altérité transcendante d’un Dieu.

À l’énoncé [9], l’aboutissement est thématisé par la figure de l’unité :

[9] Bien qu’opposés dans leurs modalités, ces deux types aboutissent tous deux à la
perception d’une unité à laquelle le sujet s’identifie, quelles que soient les techniques
employées pour y parvenir.

La figure de l’Absolu s’élabore donc dans deux formes ou deux isotopies secondaires
par rapport à la dominante (celle de l’objet) : ou bien le sujet, le Tout, l’infini, ou bien
l’altérité, Dieu, l’Autre [6-8]. Mais puisque ces deux formes ne sont en définitive que
deux variables de la figure de l’unité, l’objet l’Absolu peut être défini autant par les
caractéristiques de l’une que de l’autre forme : l’Absolu peut être défini virtuellement
autant par l’isotopie du sujet-Tout-infini que par celle de l’altérité-Dieu-l’Autre. Ce n’est
donc pas la différence entre ces isotopies qui importe, mais la présupposition qu’elles
représentent la figure de l’unité, qui représente à son tour l’aboutissement du parcours
mystique.

[10] Bien évidemment, ces deux formes de mystique reposent sur des traditions
culturelles et religieuses différentes. [...]
157

[11] Mais, dans ces deux directions essentielles, la mystique n’est jamais l’apanage
d’une religion ni d’une culture.

[12] Elle est un phénomène humain, d’ordre spirituel, omniprésent quoique avec de
notables variantes.

Les différences entre les types de mystique, différences d’ordre culturel et


religieux, si elles sont inévitables («Bien évidemment, [elles sont] différentes» [10]),
apparaissent pratiquement accessoires puisque le critère définitoire est en définitive leur
unité. L’importance accordée à l’unité de la mystique sur ses différences est renforcée
par le fait que la mystique est placée en position d’extériorité à la culture. Si «la
mystique n’est jamais l’apanage d’une religion ni d’une culture» [11], c’est qu’elle ne
leur appartient pas exclusivement. Un espace extérieur apparaît ici, le «phénomène
humain d’ordre spirituel» [12], qui chapeauterait la culture, qui serait présent partout
(«omniprésent» [12]) peu importe les cultures en quelque sorte. L’attitude
épistémologique pose ici que le spirituel est, au moins en partie, extérieur et supérieur à
la culture. En suivant l’argumentation, il faudrait également conclure que l’Absolu
(Tout, Dieu, le sujet, l’altérité), l’objet «qui dépasse l’humain et lui demeure en partie
inaccessible» [3], que «la réalité qui demeure insaisissable aux seules facultés
humaines» [5] «est un phénomène humain» [12] et que c’est ce caractère d’humanité qui
le place au-dessus des variations culturelles, ce qui est un contresens. Ce qui fait le lien
d’équivalence entre les deux formes que peut prendre l’objet, c’est «la perception d’une
unité à laquelle le sujet s’identifie» [9] : l’Absolu, la réalité mystique supposée
«dépasser l’humain» [3] se trouve ramenée à une «perception» et à une «identification»
[9], opérations propres du sujet humain. Il n’y a pas moyen de décider du statut de
l’objet dans ce texte.

L’énonciateur n’est pas sans s’apercevoir qu’il y a problème lorsqu’il se


demande : «Les différences de représentations de cet Absolu qui est l’objet de
l’expérience ne modifient-elles pas foncièrement l’Absolu recherché?» (p. 2308-1). La
problématique restera cependant sans réponse. Nous pensons que la difficulté de ce texte
a sa source dans la modalisation du sujet de l’énonciation et que ce cas est exemplaire de
158

l’influence de la modalisation du sujet d’énonciation sur l’énoncé, sur le contenu. Nous


venons d’observer que la modalité dominante dans ce texte est celle du /pouvoir/ et
qu’elle déterminait l’attitude épistémique en termes de capacité du sujet à atteindre un
objet. La première forme de la modalité du /pouvoir/ est celle de /pouvoir savoir/, qui
n’est jamais mise en question dans l’énonciation, même si elle constitue le thème de
l’énoncé (l’objet insaisissable et inaccessible). La seconde forme est celle de /pouvoir
devenir/ mystique, c’est-à-dire la question du comment. La capacité du sujet humain à
entrer en contact avec l’objet inaccessible est affirmée, sous condition d’une ascèse
(dans une situation binaire), où la volonté humaine «joue un rôle capital» (p. 2309-1) :

On peut donc dire, en un sens, que c’est l’homme ou la femme qui, en


décidant ce dépouillement et cette simplification, peuvent, quand et s’ils
le veulent, parvenir à l’union avec l’Absolu. Celui-ci peut être rencontré,
expérimenté lorsque les obstacles [...] auront été déblayés. (p. 2309-2)

La modalité du /vouloir/ a ici la forme de la volonté, d’un /vouloir pouvoir/ (à la


différence du désir, qui est un /vouloir/ simple ou un /vouloir vouloir/ ou encore un
/pouvoir vouloir/). Le sujet de l’énonciation apparaît donc convaincu du pouvoir ou de la
capacité de l’humain à «parvenir», par ses moyens propres, à l’objet mystique. Mais ces
moyens ou ces conditions ressortissent à l’ordre binaire : l’ascèse a été présentée
longtemps comme la condition nécessaire à l’expérience mystique (d’où le titre du
Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique). En outre, l’attitude épistémique
n’étant pas interrogée, elle n’atteint pas le niveau épistémologique.

1.163 Pouvoir être mystique

Nous remarquerons, pour terminer, une incongruité que nous croyons


significative de la modalisation selon le pouvoir qui domine le sujet de l’énonciation de
ce texte. Il est en effet remarquable que la modalité du /pouvoir/ soit thématisée dans le
texte sous la forme du désir de pouvoir. Le lecteur voudra bien prendre connaissance du
159

fragment de texte qui a été coupé entre les énoncés [10] et [11] de l’introduction, parce
qu’il n’était alors pas nécessaire à notre analyse et qu’il nous faut reprendre maintenant.

[10] Bien évidemment, ces deux formes de mystique reposent sur des traditions
culturelles et religieuses différentes.

Elles répondent aussi à des conditionnements psychologiques variés.


Dans les religions animistes et polythéistes, le but de la mystique est le
plus souvent la recherche d’un pouvoir à partir d’un savoir ésotérique, et
d’un salut réservé aux seuls initiés. Au contraire, dans les religions
monothéistes, l’une des principales exigences de la mystique est de se
dépouiller de tout désir de pouvoir, afin d’atteindre l’union avec l’Un, ou
le Tout, dans une saisie intérieure qui comble le sujet.

[11] Mais, dans ces deux directions essentielles, la mystique n’est jamais l’apanage
d’une religion ni d’une culture.

Le pouvoir modalisé comme désir de pouvoir constitue ici un critère de


différence entre la mystique issue du monothéisme — où le désir de pouvoir est
contradictoire à l’union mystique — et celle issue de polythéismes ou d’animismes, où
le but mystique est un salut fondé sur un savoir et un pouvoir. Il semble, comme nous
venons de le voir («On peut donc dire, en un sens, que c’est l’homme ou la femme qui,
en décidant ce dépouillement et cette simplification, peuvent, quand et s’ils le veulent,
parvenir à l’union avec l’Absolu»), que le sujet de l’énonciation prenne nettement parti
pour la seconde forme où le /vouloir pouvoir/ motive la démarche et où le pouvoir est
possible sous certaines conditions (savoir et ascèse). Nous avons cependant observé
précédemment le glissement, dans l’énonciation, du statut du sujet énonciateur-
énonciataire de la mystique au sujet mystique (supra p. 146) et nous avons alors
remarqué que ce fait textuel impliquait le désir de la capacité à prendre la position
mystique (à être soi-même mystique). Or, cet investissement énonciatif coïncidait, sur le
plan de l’énoncé, avec l’occurrence du Dieu du monothéisme, sous les formes du Dieu
160

Un et créateur et de la Parole172. Il semble bien qu’il y ait contradiction entre


l’énonciation et l’énoncé. Comme si la réminiscence du modèle de sa propre culture
ressortissait (à son insu?) dans l’énonciation de l’énonciateur qui a adopté,
consciemment, une attitude contraire. Nous pensons que l’énonciateur résout la
contradiction de cette manière : en définissant un objet mystique au bout du compte
indifférencié [11], l’énonciateur peut concilier un désir de pouvoir, caractérisant une
attitude incompatible avec le monothéiste, avec l’objet du monothéisme. De cette
manière, ne reste que le désir d’unité mystique du sujet d’énonciation qui se légitime de
ce que l’objet est ramené au même : les deux types de mystique identifiés par les figures
de «soi-Tout-immanence» et de l’«altérité-Dieu-transcendance», «aboutissent tous deux
à la perception d’une unité à laquelle le sujet s’identifie» [6-7]. L’objet mystique du
monothéisme se trouve relativisé et le désir mystique d’unité du sujet d’énonciation s’en
trouve légitimé, mais demeure non conscientisé.

1.164 Conclusion : une attitude épistémique ambiguë

La logique de l’argumentation de ce texte sur la mystique apparaît en plusieurs


points contradictoire, signe du problème épistémique que représente la mystique,
lorsqu’on l’envisage dans la perspective de l’objet. Les deux ouvrages de sciences des
religions se situent dans cette perspective et réduisent tous deux la mystique au désir
d’unité. D’une manière surprenante, — parce que la théologie n’a pas la réputation
d’être une «science» —, les ouvrages théologiques, malgré leurs propres apories,
s’approchent plus de l’enjeu, de ce qui se joue dans le discours mystique et qui est du
côté du sujet. Alors que le Dictionnaire critique de théologie se fait piéger dans
l’identification de la mystique au désir d’unité et demeure dans la perspective de l’objet,
il a du moins l’intuition d’une autre structure à l’œuvre que la structure unitaire. Quant

172
«On retrouve ainsi les deux types d’expérience mystique : immanence de la mystique du soi, union à la
transcendance où l’on entre dans les profondeurs d’un Dieu Un et Créateur» (p. 2308). «Mais on ne peut
atteindre le vrai sens de la Parole révélée qu’à travers l’expérience de l’union la plus totale avec le
locuteur divin» (p. 2313).
161

aux deux autres, le Dictionnaire de la vie spirituelle et le Dictionnaire de spiritualité,


s’ils ne le thématisent pas, ils ont du moins l’intuition de la précédence du symbolique
sur l’expérience. Ce qui n’arrive pas dans les deux textes de sciences des religions, où le
registre symbolique ne possède qu’un statut descriptif, celui de décrire une «réalité», un
«objet» hors du sujet.

Nous terminons avec l’article de l’Encyclopédie des religions l’analyse de textes


qui appartiennent tous à un même paradigme. Nous entrerons avec le prochain article,
celui de l’Encyclopædia Universalis, et avec Michel de Certeau, dans un autre
paradigme, le paradigme dit du langage, qui est celui que nous adoptons en tant
qu’énonciataire dans cette thèse. Ce sera le lieu d’observer si ce paradigme se tient en
dehors des contradictions et des apories qu’on rencontre ailleurs. Nous postulons que
cela même qui fait problème dans une perspective épistémique orientée vers l’objet
devient heuristique dans une perspective épistémique orientée vers le langage.
162

1.17 Certeau, Michel de. «Mystique». Encyclopædia


Universalis. Vol. 11 (1971). P. 1031-1036

Michel de Certeau signe, pour l’Encyclopædia Universalis (EU), un texte très


peu didactique, sans guère de concessions pédagogiques à l’énonciataire. Il propose une
vision de la mystique que l’on sent être l’objet du respect et d’un intérêt certain en même
temps que d’une préoccupation critique de la part de l’énonciateur173. Le texte de Michel
de Certeau entre dans la catégorie du littéraire, un style qui n’est pas nouveau en
sciences humaines174. Ce texte se présente comme un travail, travail critique et travail
d’écriture. Ce style de discours scientifique, conscient de sa position épistémologique et
assumant sa subjectivité, ne se contente pas d’un faire savoir (didactique) ou d’un faire
croire (persuasif), il met en œuvre un faire désirer (et en cela il est questionnement et
laisse de la place à l’énonciataire) et ultimement un faire jouir. La théorie littéraire
définit maintenant la «littérarité», la caractéristique littéraire d’un texte, par la jouissance
ouverte, renouvelable et par là inépuisable qu’elle induit chez l’énonciataire : «Le texte
littéraire se reconnaît et s’identifie à l’acte qu’il produit à réception : s’il émeut, s’il
donne envie de toujours le relire pour en être sans cesse, et par là même, ébranlé et ravi,
c’est qu’il crée un sentiment fort de jouissance»175. S’il est des textes qui répondent à
cette description, les textes de Michel de Certeau sont bien de ceux-là... mais on peut en
dire autant des textes mystiques et peut-être en cela l’intérêt de Certeau pour la mystique
n’est-il pas fortuit.

L’Encyclopædia Universalis débute chacun de ses articles par un texte liminaire


qui offre «une prise de vue» synthétique («données essentielles [...] questions qu’il
soulève») sur le sujet de l’article (Tome 1, p. 16 «Au lecteur»). Ce texte liminaire fait

173
L’intérêt de l’énonciateur pour son sujet est attesté notamment par des évaluations explicites : «les plus
grands des mystiques le répètent» (p. 1035-1) ; «Le plus grand des mystiques musulmans» (p. 1034-3) ;«
les grandes études philosophiques et religieuses sur la mystique» (p. 1033-2) ; la netteté de toute la
tradition mystique» (p. 1034-3) ; «cette “netteté” que Catherine de Sienne tenait pour la marque dernière
de l’esprit» (p. 1036-3).
174
Les sciences humaines ont été le lieu de grands textes scientifiques comportant une forte littérarité.
Pour n’en citer qu’un, le caractère littéraire de Tristes tropiques (1955) de Claude Lévi-Strauss a été
reconnu jusqu’à être mis en nomination pour le Goncourt.
175
Georges Molinié, La stylistique,1993, p. 55.
163

office d’introduction à l’article de Certeau qui se compose de trois parties et ne


comporte pas une conclusion en bonne et due forme. Nous retiendrons donc plus
spécialement le texte liminaire en lieu et place d’une introduction et la clôture du texte
en guise de conclusion, en faisant référence au corps du texte lorsque nécessaire, et ce le
sera notamment pour suivre le parcours des figures.

[introduction]

[1] À l’analyse que Freud avait faite de la religion dans L’avenir d’une illusion, Romain
Rolland opposait une «sensation religieuse» [...](p. 1031-3) «sensation de l’éternel»,
«sentiment océanique» qui peut être décrit comme un «contact» et comme un «fait».176

[2] Débat significatif. Il s’inscrit dans un ensemble particulièrement riche de


publications consacrées à la mystique pendant trente ans : y contribuent
l’ethnosociologie ([Durkheim, Lévy-Bruhl]) ou la phénoménologie ([Otto, Eliade]) ;
l’histoire littéraire ([von Hügel, Henri Brémond]) ; la philosophie ([William James,
Blondel, Baruzi, Bergson]) ; la diffusion en Europe occidentale de l’hindouisme ou du
bouddhisme indien que Romain Rolland, René Guénon, Aldous Huxley contribuent à
faire connaître [...]

[3] Le dissentiment qui se manifeste [...] dans les lettres et les oeuvres des deux
correspondants est caractéristique des perspectives qui opposaient et continuent
d’opposer un point de vue «mystique» à un point de vue «scientifique». Là où Romain
Rolland décrit [...] une donnée de l’expérience — «quelque chose d’illimité, d’infini, en
un mot d’océanique» —, Freud décèle seulement une production psychique [...] (p.
1032-1)

[4] Certes, tous les deux recourent à une origine, mais pour l’un, elle apparaît en la
forme du tout et elle a sa manifestation la plus explicite en Orient ; pour l’autre, c’est
l’expérience primitive d’un arrachement, commencement de l’histoire individuelle ou

176
Lettre à S. Freud, 5 déc. 1927.
164

collective. En somme, pour Romain Rolland, l’origine c’est l’unité qui «affleure» à la
conscience ; pour Freud c’est la division constitutive du moi. Pour les deux, pourtant, le
fait à expliquer est du même type : un dissentiment de l’individu par rapport au groupe;
une irréductibilité du désir dans la société qui le réprime ou le recouvre sans l’éliminer;
«un malaise dans la civilisation». Les relations instables entre la science et la vérité
tournent autour de ce fait. (p. 1032-2).

[conclusion]

[5] Quelque chose d’irréductible reste pourtant, sur quoi la raison même prend appui,
dont elle démystifie les phénomènes en déplaçant les mythes, mais dont elle ne
désinfecte pas une société. Peut-être, entre l’exotisme et l’«essentiel», les rapports ne
seront-ils jamais socialement clarifiés. Et c’est le défi ou le risque du mystique de les
amener à cette «netteté» que Catherine de Sienne tenait pour la marque dernière de
l’esprit.

1.171 Structure d’énonciation

L’article de Michel de Certeau aborde la question de la mystique avec le récit


d’un débat épistémique, (qui de par sa position en liminaire en devient exemplaire) — le
débat désormais célèbre qui opposa amicalement les conceptions de Freud et de Romain
Rolland sur la mystique (1927-1930).

[1] À l’analyse que Freud avait faite de la religion dans L’avenir d’une illusion, Romain
Rolland opposait une «sensation religieuse» [...] «sensation de l’éternel», «sentiment
océanique» qui peut être décrit comme un «contact» et comme un «fait».
165

[3] Le dissentiment qui se manifeste [...] dans les lettres et les oeuvres des deux
correspondants est caractéristique des perspectives qui opposaient et continuent
d’opposer un point de vue «mystique» à un point de vue «scientifique». Là où Romain
Rolland décrit [...] une donnée de l’expérience — «quelque chose d’illimité, d’infini, en
un mot d’océanique» —, Freud décèle seulement une production psychique [...].

C’est ainsi qu’au départ, la question de la mystique est située dans une
problématique qui est celle de la coexistence de deux options épistémiques opposées :
l’une considérant l’objet de l’expérience comme étant un «donné», l’autre considérant
l’objet de l’expérience comme étant une «production» du psychisme humain. Certeau
identifie la première perspective à «un point de vue mystique», la seconde à «un point de
vue scientifique». Les termes mystique/scientifique constitueraient une opposition
épistémologique, en tant que deux perspectives opposées sur la connaissance. Il y aurait
donc, devant un objet de connaissance, une prise de position préalable, l’adoption d’un
point de vue, soit mystique, soit scientifique. Il y aurait donc, dans la logique ici
proposée, la mystique étant elle-même une perspective gnoséologique, un point de vue
«mystique» et un point de vue «scientifique» sur la mystique et, corollairement, un point
de vue «mystique» et un point de vue «scientifique» sur la science. Chez Michel de
Certeau, la question de la mystique est donc d’emblée une question d’ordre
épistémologique.

Dans ce débat épistémique, Romain Rolland représente le pôle mystique. Sa


conception de l’objet de l’expérience, en termes de «fait», de «donnée» et de «contact»,
substantialise et objectivise l’objet de l’expérience, ici mystique (s’il y a un «sentiment
océanique», c’est qu’il y a quelque chose d’océanique). En considérant la mystique
comme une «production psychique», Freud représente le pôle scientifique, peu enclin à
substantialiser l’objet d’un sentiment ou d’une sensation.
166

1.1711 Attitudes de l’énonciateur et de l’énonciataire

En se situant par rapport à une tradition et à un débat épistémiques, l’énonciateur


se reconnaît énonciataire d’autres énonciateurs, les penseurs des sciences humaines qui
s’intéressent à la mystique depuis le début du XXe siècle [2]. L’énonciateur se présente
donc comme un chercheur dans les sciences humaines contemporaines. Au titre de
chercheur, il se situe comme énonciateur et énonciataire. L’énonciateur est représenté
par le pronom «nous», qui inclut aussi bien l’énonciateur lui-même en tant
qu’énonciateur et énonciataire, et les énonciataires éventuels, les lecteurs. La position
que l’énonciateur adopte envers les énonciataires ne semble pas différer de celle qu’il
adopte lui-même comme énonciataire. C’est probablement pourquoi il fait peu de
concessions pédagogiques à l’énonciataire177, placé sur le même pied d’égalité que
l’énonciateur et invité à travailler le texte et les textes avec lui et à son tour. La position
énonciative de l’énonciateur rappelle aux éventuels énonciataires qu’ils sont ensemble
dans la même position sur la question de la mystique, celle d’énonciataires des
énonciateurs mystiques.

Par contre, le «nous» représente la réflexion occidentale sur la question de la


mystique, en opposition à d’autres points de vue culturels, dont au premier chef, le point
de vue oriental. Michel de Certeau situe donc clairement son propre point de vue : tout
point de vue, justement, est localisé dans l’espace et dans le temps. Il entend rappeler à
l’énonciataire, chercheur et lecteur occidental, «cette localisation de “notre” point de
vue» (p. 1032-2), aussi bien de l’énonciateur que de l’énonciataire. Dans la pensée
occidentale, la mystique est l’un des lieux de projection de l’opposition épistémologique
qui la sépare en deux camps : il est coutumier maintenant d’associer le «sentiment
océanique», (et donc la mystique), aux expériences orientales et de réduire l’expérience
occidentale à la rationalité scientifique. À cette première dichotomie posée dans l’espace
géographique s’en ajoute une autre dans l’espace temporel. La substantivisation du mot

177
Michel de Certeau est réputé être difficile à lire, ce que nous ne contesterons pas.
167

«mystique» marque son entrée dans la modernité178. Or la mystique moderne, qui naît
avec le substantif qui la désigne, s’en trouve en même temps spécifiée en regard d’une
mystique qui ne serait pas moderne179. Dans une société (moderne) qui ne se définit plus
par des critères religieux, la mystique occidentale, en tant que phénomène religieux, est
devenu une «curiosité», un «phénomène extraordinaire», un objet exotique donc à
l’intérieur de sa propre culture180 ; c’est peut-être pourquoi elle apparaît autant
semblable à celle des orientaux pour le lecteur occidental moderne (comme pour
Romain Rolland) : en devenant autre ou étrangère (exotique), elle se met à ressembler à
celle des autres.

1.1712 Attitude de l’énonciateur en tant qu’énonciataire

Mais l’énonciateur prend-il position dans le débat (binaire) qui oppose un point
de vue mystique (représenté exemplairement par Romain Rolland) à un point de vue
scientifique (représenté exemplairement par Freud)? La question se pose d’autant plus
que l’on sait, par l’ensemble de la production de Certeau, qu’il est d’allégeance
freudienne. L’énonciateur adopte plutôt une position tierce dans le débat. Il repère
d’abord la différence fondamentale entre les deux conceptions, qui sont, selon lui, deux
conceptions du concept d’«origine» : l’attitude mystique y voyant une expérience de
totalité et d’unité, l’attitude freudienne y voyant une expérience de séparation et de
division [4]. Il propose ensuite sa propre analyse, irréductible à l’un et à l’autre point de

178
C’est l’une des contributions essentielles de Michel de Certeau à la connaissance de la mystique, que
d’avoir montré l’évolution du «mot» mystique et la signification nouvelle, «moderne», qui lui est
attribuée. Cette question a été développée par De Certeau principalement dans «Mystique au XVIIe
siècle : le problème du langage mystique» (L'homme devant Dieu : mélanges de Lubac. Paris, 1964. T.2,
p. 267-291) et dans le chapitre 3 («La science nouvelle») de La fable mystique. La question est reprise
succintement dans l’article de l’EU, p. 1032-3 : «[...] au XVIIe siècle seulement on se met à parler de “la
mystique”, le recours à ce substantif correspondant à l’établissement d’un domaine spécifique. [...] La
substantivation du mot dans la première moitié du XVIIe siècle où prolifère la littérature mystique, est un
signe du découpage qui s’opère dans le savoir et dans les faits».
179
On voit tout de suite les questions que cette observation soulève : qu’est-ce qu’on entend par mystique
avant la modernité? En quoi la mystique moderne est-elle différente de la mystique qui l’a précédé?
180
«Ce qui est nouveau», avec la mystique moderne, «ce n’est pas la vie mystique [...] mais son isolement
et son objectivation devant le regard de ceux qui commencent à ne plus pouvoir participer ni croire aux
principes sur lesquels elle s’établit» (EU, p. 1032-3).
168

vue, parce que mettant en scène «l’irréductibilité», justement, «du désir», qui se présente
comme la notion clé ou le principe herméneutique de l’énonciateur :

[4] Pour les deux, pourtant, le fait à expliquer est du même type : un dissentiment de
l’individu par rapport au groupe; une irréductibilité du désir dans la société qui le
réprime ou le recouvre sans l’éliminer; «un malaise dans la civilisation». Les relations
instables entre la science et la vérité tournent autour de ce fait.

Ces deux derniers énoncés forment la clôture de l’introduction de l’article. On notera la


formule empruntée à Freud («un malaise dans la civilisation»), jugée valide pour décrire
la situation, emprunt qui démontre que Freud n’est pas disqualifié.

Il se passe dans ce texte de Certeau quelque chose de remarquable. Alors qu’on


sait, pour l’avoir lu dans l’ensemble de son oeuvre, combien le concept de «séparation»
(la «coupure», voire la «circoncision») est important chez de Certeau181, il ne prend pas
exclusivement parti pour la position freudienne dans le débat sur la mystique. Certes, il
n’entérine pas non plus le point de vue mystique182, en tant qu’il valorise le désir d’unité
et le discours des similitudes et des ressemblances : la reconnaissance de la fonction de
la séparation dans la structure de l’être humain est, sinon un geste «éthique», du moins
un préalable à une éthique, si dans l’éthique on comprend les rapports à l’«autre». Dans
l’unité, il n’y a pas d’autre. Le désir unitaire et la valorisation d’une unité originaire
(paradisiaque) ne laissent place en effet à aucun rapport à l’autre — ils nient en
définitive le rapport à l’autre en tant que valeur (le rapport à l’autre n’aurait pas de
valeur, seul l’unité en aurait). Certeau n’identifie donc pas le discours mystique au seul
désir d’unité, mais il n’arrête pas non plus la dynamique humaine à la séparation. Il
accepte pour sa part «une irréductibilité» [4] qui prend, entre autres, la figure de la
musique.

181
À propos de la Montée du Carmel de Jean de la Croix : «L’esprit qui l’habite est “circoncision”, un
travail de la coupure» (La fable mystique, p. 186). «Ce qui doit être dit ne peut l’être que par une brisure
du mot. Un clivage interne fait fait avouer ou confesser aux mots le deuil qui les sépare de ce qu’ils
montrent. Telle est la “circoncision” première. [...] Pareille coupure a du sens mais ne le donne pas.»
(idem, p. 200).
182
«On ne saurait donc entériner la fiction d’un discours universel sur la mystique» (EU, p. 1032-2).
169

La figure de la musique nous permettra d’illustrer la position tierce qu’adopte


l’énonciateur. La «musique» est introduite dans le texte par Freud lorsque, voulant
exprimer à Romain Rolland son insensibilité au sentiment mystique, il avoue en même
temps qu’il n’aime pas la musique : «Combien me sont étrangers les mondes dans
lesquels vous évoluez! La mystique m’est aussi fermée que la musique» (p. 1032-1). La
figure de la musique est donc associée intimement à l’attitude de Freud, que Certeau
qualifie de «réaction» à l’attitude mystique unitaire du genre de celle de Romain
Rolland. Cette révélation pourrait passer pour anodine si Certeau ne reprenait plusieurs
fois la figure à son propre compte.

l’extase, la lévitation, les stigmates, l’absence de nourriture,


l’insensibilité, les visions, les touchers, les odeurs, etc. fournissent à une
musique du sens la gamme d’un langage propre. (p. 1033-1)

Une nécessité s’élève en lui, sous le signe d’une musique, d’une parole
ou d’une vision venues d’ailleurs. (p. 1034-2)

Il [le mystique] interprète la musique du sens avec le répertoire corporel.


(p. 1035-3)

Dans la mise en discours, il semble que la figure de la musique permette à l’énonciateur


de prendre ses distances vis à vis de Freud, en utilisant l’exemple même dévalorisé par
Freud comme étant significatif et valable pour rendre compte du sens qui se manifeste à
travers la mystique. L’attitude de Certeau peut donc être qualifiée exemplairement de
post-freudienne : sans disqualifier la conception du maître, mais opérant une
distanciation qui permet une ré-interprétation et par là une avancée épistémique. Le
concept de désir, découlant lui-même de la découverte freudienne, est pris en compte
dans l’analyse du débat épistémologique entre mystique et science mais il est situé dans
une position tierce et de surplomb, par le caractère d’irréductibilité qui lui est reconnu.
Le mystique est désirant, le scientifique aussi est désirant.
170

1.172 Modalisation de l’énonciation

Il est d’abord tout à fait remarquable qu’il y a très peu de modalités volitives
dans l’énonciation de l’observateur du volo mystique. Des trois modalités du /vouloir/
recensées, l’une infirme en fait le pouvoir de la volonté («toute analyse occidentale est
située, qu’elle le veuille ou non, dans le contexte d’une culture marquée par le
christianisme», p. 1036-1) et les deux occurrences positives sont attribuées à Dieu par un
énonciateur mystique : «louange à Dieu qui se manifeste ... à qui il veut et se cache aux
yeux de qui il veut» (Al-Hallādj, p. 1034-3). Aussi bien, en raison de la position tierce
que nous avons vu adoptée par l’énonciateur dans le débat épistémique entre mystique et
science, on ne s’étonnera pas que son attitude ne soit pas une attitude mystique :
l’énonciateur laisse le point de vue mystique aux mystiques — nous le constaterons
nettement plus loin, avec l’analyse des modalisateurs de totalisation (tout, rien, aucun).
Mais, dans la logique d’une position tierce, il ne devrait pas non plus adopter une
attitude simplement ou strictement scientifique.

Et de fait, il n’y a pas de savoir affirmé dans l’énonciation (au sens d’une
prétention à épuiser le tout d’un objet). Il n’y a rien d’étonnant à ce que, dans un article
d’encyclopédie, la modalité épistémique (/savoir/) soit la plus sollicitée. Cependant, la
modalité du savoir est elle-même modalisée, soit par la possibilité («sentiment [...] qui
peut être décrit comme», p. 1032-1), soit par la contrainte ou la nécessité («L’événement
s’impose», p. 1034-2), soit par la modalisation véridictoire («Cette abondante production
comporte des positions très différentes, mais elle semble avoir ceci de commun [...]», p.
1032-1). La modalisation de l’énonciation se joue donc dans une tension entre la
possibilité (/pouvoir/, permettre, autoriser, etc.) et l’impossibilité (/non pouvoir/
inaccessibilité, indicible, irréductibilité, etc.) d’affirmer ou de savoir, mais pas seulement
dans cette structure binaire puisqu’une autre modalisation prend place dans la
structure.183 Au point de départ et au point de chute, le troisième terme, le principe posé

183
Quantitativement, 22 occurrences de la modalité de /pouvoir/, 17 de la modalité de /devoir/, sans
compter le double emploi, lorsque la modalité du /pouvoir/ remplit la fonction de /devoir/ (/ne pas pouvoir
ne pas/).
171

en tiers, l’irréductibilité du désir, entraîne une négation ou une relativisation de la


capacité, du /pouvoir/ du sujet. Il est remarquable qu’au point de chute, le dernier constat
de Certeau soit un constat de /non pouvoir/ : «Peut-être entre l’exotisme et l’“essentiel”,
les rapports ne seront-ils jamais socialement clarifiés» [5]. La modalisation du sujet
d’énonciation réside dans une négation, la négation du pouvoir de totalisation : le sujet
est modalisé par un /ne pas pouvoir/ (tout) pouvoir ou (tout) savoir.

1.173 Rapport à l’objet

1.1731 Attitude de l’énonciateur envers l’objet

Nous analyserons maintenant plus en détails la position de l’énonciateur envers


l’objet la mystique. Dans ce texte, les marques explicites mises à part (par exemple, la
position située dans l’espace géographique des cultures et dans l’histoire par le «nous»),
les marques implicites se repèrent notamment dans les soulignements, dans l’emploi de
quelques évaluateurs et modalisateurs (toujours, tout...) et dans les parcours des figures.
Les soulignements (les mises entre guillemets, l’italique et la majuscule) sont nombreux
dans ce texte et remplissent des fonctions diverses : indiquer un terme savant
(«hénologique») ou au contraire marquer un terme commun («cette localisation de
“notre” point de vue») ; indiquer l’importance d’un terme dans l’argumentation, dans la
mise en opposition par exemple (point de vue «mystique»/«scientifique»,
donnée/production) ; indiquer l’évaluation subjective de l’énonciateur («Il écrivait
d’ailleurs à son “ami”», parlant de Romain Rolland pour Freud). Et du fait que les
principales figures cognitives sont soulignées par l’énonciateur, nous procéderons en
même temps à l’analyse des configurations que forment les figures les plus importantes.
172

Une première configuration s’impose par la fréquence du soulignement et des


occurrences des termes «fait» et «phénomène» dits mystiques. Soit le soulignement
affecte le terme, «fait» ou «phénomène», soit il affecte l’attribut du terme (phénomènes
«extraordinaires» par exemple).

devient mystique ce qui s’écarte des voies normales ou ordinaires [...] ce


qui apparaît [...] dans la forme de faits extraordinaires, voire étranges (p.
1032-3)

Elle [la mystique] circonscrit des faits isolables (des phénomènes


«extraordinaires») (p. 1032-3)

des phénomènes particuliers (classés comme exceptionnels) (p. 1032-3)

des faits étranges (p. 1032-3)

une localisation de la vie mystique dans un certain nombre de


«phénomènes» (p. 1033-1)

Des faits exceptionnels caractérisent [...] l’expérience (p. 1033-1)

tous ces «phénomènes» psychologiques ou physiques (p. 1033-2)

l’extraordinaire psychosomatique (p. 1033-2)

Ces manifestations psychosomatiques [...] ont fourni à un examen [...]


médical [...] ce qu’il pouvait saisir de l’expérience : des «phénomènes»
mystiques (p. 1033-2)

le caractère «extraordinaire» de la perception se traduit de plus en plus,


au XIXe siècle, par l’«anormalité» des phénomènes psychosomatiques
(p. 1033-2)

confondre la mystique avec le miracle ou l’extraordinaire (p. 1033-2)

la rupture entre les «phénomènes» mystiques et la radicalité existentielle


de l’expérience (p. 1033-2)

les phénomènes mystiques ont le caractère de l’exception, voire de


l’anormalité (p. 1033-3)

l’expression «phénomènes mystiques» fait [...] coïncider deux contraires


(p. 1033-3)

ces faits mystiques (p. 1033-3)


173

des phénomènes étranges (p. 1033-3)

son geste est de passer outre à travers des phénomènes qui risquent
toujours d’être pris pour la «Chose» même (p. 1036-1)

Cet inventaire des occurrences soulignées des termes «fait» et «phénomène» et de leurs
corrélats «mystiques» montre l’importance de cette configuration. Mais, pour
l’énonciateur, elle n’est signifiante que dans la mesure où elle est problématisée et en
définitive contestée. La configuration mystique, en tant que «faits» ou «phénomènes»
étranges, se localise massivement dans le premier chapitre de l’article consacré au statut
moderne de la mystique, où il est question de la construction d’une tradition mystique et
de sa psychologisation. Par l’insistance et le soulignement, l’énonciateur problématise le
concept de «phénomènes mystiques» et ce faisant, le concept même de mystique (est-ce
que la mystique se définit ou se caractérise en dernière instance par ces sortes de
phénomènes?). Par la mise entre guillemets, il prend ses distances vis à vis d’une
tradition interprétative (le point de vue des énonciataires des mystiques) qui assimile la
mystique à des phénomènes étranges ou extraordinaires. L’argumentation atteint un
point fort avec l’observation du paradoxe de l’expression «phénomènes mystiques» elle-
même, puisque «est “phénomène” ce qui apparaît, un visible [et] est “mystique” ce qui
demeure secret, un invisible» (p. 1033-3). À partir de là («Des phénomènes
extraordinaires semblent spécifier d’abord la mystique» (p. 1033-3), l’argumentation
problématisera la définition de la mystique par les phénomènes d’ordre
psychosomatique. Ensuite, effectivement, dans le reste du texte, il ne sera plus question
de «phénomènes» (sauf pour revenir sur leur relativisation), mais plutôt de
«l’expérience» (chapitre 2 : L’expérience mystique), et plus précisément d’un autre
registre de l’expérience que celui du psychosomatique, celui du «sens».

[expérience]

la radicalité existentielle de l’expérience (p. 1033-2)


174

La vie mystique comporte des expériences qui l’inaugurent ou la


changent (p. 1033-3)

Ce sont des expériences décisives (p. 1033-3)

Sous le choc d’une expérience analogue (p. 1034-1)

Description de l’expérience plutôt que de Dieu (p. 1034-2)

L’expérience va se déployer en discours et en démarches mystiques (p.


1034-2)

un sens spirituel de l’expérience (p. 1034-3)

Le mystique est amené par chacune de ses expériences à un en-deçà (p.


1035-1)

«l’expérience est définie culturellement», fût-elle mystique (p. 1035-1)

Le mystique reçoit de son corps propre la loi, le lieu et la limite de son


expérience (p. 1035-3)

l’expérience spirituelle (p. 1036-1)

[sens]

une opposition entre des phénomènes particuliers et le sens universel ou


le Dieu unique (p. 1032-3)

le sens vécu de l’Absolu — Dieu universel (p. 1033-1)

une musique du sens (p. 1033-1)

la signification vécue (p. 1033-2)

au sens vécu des faits observables (p. 1033-3)

un sens spirituel de l’expérience (p. 1034-3)

une symbolique du sens (p. 1035-1)

[découvrir] un sens à l’anonymat des faits (p. 1035-1)

le sens qu’y découvre le mystique (p. 1035-1)

l’«excès mystique», la blessure et l’ouverture du sens (p. 1035-2)


175

Le sens a pour écriture la lettre et le symbole du corps (p. 1035-3)

Il interprète la musique du sens (p. 1035-3)

un sens de l’existence à élucider (p. 1036-2)

La configuration mystique dessine un parcours : du phénomène → à l’expérience


→ au sens et au langage → pour se terminer au point d’irréductibilité, au désir : «Sous
diverses formes, les vastes structurations latentes du langage s’articulent toujours
comme leur site et leur détermination, sur le désir et la surprise du mystique» (p. 1035-
3).

Le registre des phénomènes, fortement marqué par l’isotopie de l’anormal, de


l’extraordinaire, voire du surnaturel184, est problématisé mais non pas écarté par Certeau
qui reproche d’ailleurs à «l’analyse philosophique ou théologique des textes»
d’abandonner «trop vite à la psychologie ou à l’ethnologie le langage symbolique du
corps» (p. 1033-3). Le parcours de la configuration mystique chez Michel de Certeau
intègre l’expérience, définie par l’isotopie du vécu et de l’événement, mais sur un autre
registre que celui du psychosomatique, sur le registre du «sens». L’expérience, ici, se
définit plus précisément que ce qui est vécu, par le sens vécu.

1.1732 La modalisation temporelle (toujours / jamais /désormais)

Sur l’isotopie de l’expérience se rencontre donc «le sens» là où, sur l’isotopie du
phénomène, se rencontraient les «curiosités» somatiques. Et avec le sens, se manifeste
un autre concept herméneutique clé de Certeau, le langage.

Dans les quelques évaluatifs présents dans le texte, les modalisateurs temporels
de totalisation /toujours/ et /jamais/ sont sollicités avec mesure. Il n’y a pas d’inflation

184
«le théologien patenté de l’époque [...] déploie sans fin une collection de stigmates, de lévitations, de
miracles “psychologiques” et de curiosités somatiques [...] Les croyants n’en viennent-ils pas à confondre
la mystique avec le miracle ou l’extraordinaire? » (EU, p. 1033-2).
176

ici comme dans l’article de l’Encyclopédie des mystiques, par exemple. L’énonciateur
qu’est Michel de Certeau n’adopte pas le style mystique, caractérisé par une surcharge
des modalisateurs de totalité (toujours/jamais, tout/rien, etc.). Les quelques
modalisateurs /toujours/ et /jamais/ que l’énonciateur utilise à son propre compte, dans
son énonciation, n’en sont pas moins significatifs de sa position épistémique. Les trois
occurrences de l’adverbe de temps et modalisateur /toujours/ sont associées au
langage185 :

Toujours, l’expérience est définie culturellement [...] Elle est soumise à la


loi du langage (p. 1035-1)

les vastes structurations latentes du langage s’articulent toujours [...] sur


le désir et la surprise du mystique (p. 1035-3)

des «phénomènes» qui risquent toujours d’être pris pour la «Chose»


même (p. 1036-1)

L’expérience, sans être niée (on vient de voir plus haut l’importance accordée à
l’expérience), est non seulement indissociablement liée au langage, elle y est «soumise»,
en position de sujétion, la position même du sujet186. La précédence du langage dans
l’expérience humaine est marquée temporellement (/toujours/) et spatialement
(«soumise» = /sous/), ce qui en fait un concept herméneutique central. Les
«structurations latentes» du langage s’articulent sur le «désir», l’autre concept clé
identifié chez Certeau, sur lequel s’appuie la position tierce de l’énonciateur dans le
débat épistémologique discerné entre attitude mystique et attitude scientifique. Avec le
modalisateur /toujours/, voici que les deux principes herméneutiques sont liés
intrinsèquement. Le dernier énoncé fait référence au concept lacanien de la Chose qui,
dans la théorie psychanalytique, est mis en opposition au langage comme les deux
termes de toute problématique gnoséologique : la Chose représentant le désir d’un
rapport immédiat avec un Réel inatteignable (autant que désiré) du fait du système

185
À ce marquage par les modalisateurs temporels, il faudrait ajouter la seule modalisation déontique du
texte : «il faut revenir à ce que le mystique dit de son expérience, au sens vécu des faits observables» (EU,
p. 1033-3). (Il y en a une autre, mais qui n’a qu’un impact local : «Un itinéraire déroutant (il faudrait dire
dérouté) ...» (EU, p. 1036-1) )
186
On pourrait dire : le sujet est sujet d’expérience en tant qu’il est sujet du langage.
177

symbolique (le langage) qui préside à toute appréhension, à toute perception humaine.
Par le modalisateur /toujours/, l’énonciateur insiste ici sur le fait que le sujet humain a
tendance à prendre les «phénomènes» (mis entre guillemets par l’auteur), la
modalisation aléthique ce qui paraît, pour la réalité dernière, pour l’objet capable
d’assouvir le désir.

À /toujours/ s’oppose /jamais/ comme son ombre. Le modalisateur /jamais/


devrait donc rendre compte d’un concept clé, de la même manière que /toujours/.

une présence jamais possédée (p. 1033-3)

une Réalité qui n’est jamais [...] prise dans le filet d’une institution, d’un
savoir ou d’une expérience. (p. 1034-3)

une gamme jamais complètement inventoriée, jamais apprivoisée (p.


1035-3) tout à fait (p. 1036-1)

Peut-être entre l’exotisme et l’«essentiel», les rapports ne seront-ils


jamais socialement clarifiés (p. 1036-3)

Et, en effet, la figure de la «présence», spécialement soulignée ailleurs dans le texte par
la mise en majuscules («La Trace perçue [..] étend la lézarde d’une Absence ou d’une
Présence», p. 1034-2), renvoie à la Chose, au désir de la réalité comme désir de la
présence, de l’immédiateté, du «contact»187. L’énonciateur se positionne ici nettement à
l’extérieur d’une métaphysique de la présence. Le caractère d’irréductibilité du désir,
que nous avons vu placé en position tierce par rapport aux oppositions épistémiques
extrêmes d’unité/séparation, est ici également explicitement suggéré. Quelque chose qui
ne peut être «jamais possédé, inventorié, apprivoisé ou clarifié» relève de l’irréductible.
Une «gamme jamais complètement inventoriée» reste ouverte, non finie — «jamais
apprivoisée tout à fait», elle reste indomptable, incontrôlable, impossible à cerner
complètement. En raison de cet irréductible attribué au désir humain, la modalisation
épistémique de l’énonciateur consiste à poser l’incertitude quant à la possibilité d’arriver
à élucider complètement («clarifier») les rapports entre la subjectivité et le social. Nous

187
On se rappellera la définition de la mystique de Romain Rolland, comme sensation et sentiment
ressentis comme un «contact» (EU, p. 1032-1).
178

avons vu qu’il n’y a pas de savoir affirmé dans l’énonciation (au sens d’une prétention à
épuiser le tout d’un objet) et maintenant nous pouvons observer que poser ou affirmer
l’irréductible188 résume le parcours énoncif de l’énonciateur (son argumentation) — il y
a donc cohérence entre l’énonciation et le rapport à l’objet chez Certeau. Et c’est
probablement pourquoi Michel de Certeau est difficile à lire, parce qu’il n’offre aucune
réponse définitive, aucune prise immédiate, puisqu’il critique la possibilité même de
l’immédiateté. C’est probablement aussi pourquoi on peut dire qu’il ne fait pas de
concessions pédagogiques à l’énonciataire, qu’il déstabilise et oblige à s’interroger sur
son propre désir.

Si l’opposition toujours/jamais met en scène des constantes de l’aspect temporel,


le modalisateur /désormais/ met en scène la discontinuité en indiquant un changement
dans une situation, un changement ou une transformation localisée dans le temps. Nous
venons de remarquer qu’il y a somme toute peu de /toujours/ et de /jamais/ dans
l’énonciation de ce texte. Si on ajoute à cela l’emploi assez important du modalisateur
/désormais/, la conception traditionnelle d’une continuité temporelle189 dans la mystique
occidentale se trouve infirmée par l’énonciateur et sa position clairement établie encore
une fois en position tierce et, en cela, il se distancie de la plupart des énonciataires de la
mystique.

La situation donnée à la mystique depuis trois siècles par les sociétés


occidentales [...] détermine aussi l’optique selon laquelle la mystique
sera désormais envisagée : une organisation propre à la société
occidentale «moderne» [...] (p. 1032-3)

Des constellations de références dessinent désormais l’objet conforme à


un point de vue [...] (p. 1033-1)

la mystique nouvellement isolée se voit, dès le XVIIe siècle, dotée de


toute une généalogie. [...] L’identité de celle-ci [la tradition mystique],
une fois posée, [...] a imposé un reclassement de l’histoire et permis
l’établissement des faits et des textes qui servent désormais de base à
toute étude sur les mystiques. (p. 1033-1)

188
Cette position peut être investie théologiquement : poser le mystère en raison d’un irréductible.
189
Nous pouvons en dire autant d’une continuité spatiale, comme nous l’avons vu. Pour De Certeau, le
point de vue spatio-temporel est forcément local.
179

La ligne des signes psychosomatiques est dès lors la frontière grâce à


laquelle l’expérience s’articule sur la reconnaissance sociale [...] (p.
1033-2)

une vérité qui se serait d’abord énoncée sur le mode d’une marge
indicible par rapport aux textes et aux institutions orthodoxes, et qui
désormais (p. 1036-2) pourrait être exhumée des croyances. (p. 1036-3)

1.1733 La modalisation spatiale (tout)

L’énonciateur, on l’a vu avec la modalisation temporelle, laisse le style mystique,


qui se caractérise spatialement par une inflation du tout et du rien, aux énonciateurs
mystiques :

«comme un roi [...] qui fait tout plier [...] S’il ôte tout, c’est pour se
communiquer [...] sans bornes. S’il sépare, c’est pour unir à lui ce qu’il
sépare de tout le reste. [...] Il demande tout et il donne tout. Rien ne peut
le rassasier et cependant [...] il n’a besoin de rien» (Jean-Joseph Surin,
cité p. 1034-1).

Non seulement il n’y a pas une pléthore de ces modalisateurs de totalisation dans
l’énonciation, mais les notions que recouvrent ces modalisateurs sont elles-mêmes
problématisées par l’énonciateur dans l’énoncé. La notion de /tout/ est thématisée par
l’énonciateur, comme l’une des deux formes que peut prendre la quête de l’origine
(«pour l’un [Romain Rolland], elle [l’origine] apparaît en la forme du tout», p. 1032-2
souligné par Certeau) et associée à l’expérience de l’unité («En somme, pour Romain
Rolland, l’origine c’est l’unité [...]»). L’énonciateur reconnaît ici que totalité et unité
sont des figures mystiques, lorsque la mystique est considérée seulement sous l’angle
unitaire.190

190
On retrouve la même définition de l’attitude mystique dans le DCT : «L’union mystique achève donc la
réharmonisation de l’âme : rétablie dans sa normalité paradisiaque» (p. 777-1).
180

Le modalisateur /tout/ est néanmoins utilisé pour appuyer son propos et


témoigne, dans son énonciation, de sa propre quête de l’élément commun, de la
constante, mais il ne le trouvera pas dans les «repères traditionnels» (p. 1034-3) que sont
les phénomènes psychosomatiques dits extraordinaires191.

la mystique nouvellement isolée se voit, dès le XVIIe siècle, dotée de


toute une généalogie. [...] L’identité de celle-ci [la tradition mystique],
une fois posée, [...] a imposé un reclassement de l’histoire et permis
l’établissement des faits et des textes qui servent désormais de base à
toute étude sur les mystiques. (p. 1033-1).

il [le mystique] est [...] du côté d’un «essentiel» que tout son discours
annonce mais sans parvenir à l’énoncer. (p. 1033-3)

l’expérience se diffuse en une multiplicité de rapports entre la conscience


et l’esprit sur tous les registres du langage, de l’action [...] (p. 1034-2)

De toute façon, pour les mystiques, cela même qu’ils ont reconnu ne peut
être circonscrit [...] (p. 1034-2)

De toutes les manières, le mystique «somatise». (p. 1035-3)

Il [Al-Halladj] y met en question toutes les certitudes sur lesquelles est


bâtie la communauté des croyants [...] (p. 1034-3)

en relativisant les assurances, institutionnelles ou exceptionnelles, elles


ont la netteté de toute la tradition mystique. De toutes parts la même
réaction (p. 1034-3) se fait entendre. (p. 1034-3)

il n’existe aucun lieu d’observation d’où il soit possible d’envisager la


mystique indépendamment des traditions socioculturelles ou religieuses
[...] (p. 1036-1)

Toute analyse occidentale est située [...] dans le contexte d’une culture
marquée par le christianisme. (p. 1036-1)

Le premier énoncé cité témoigne de la conception, centrale chez Michel de Certeau, de


la construction d’une tradition mystique occidentale au XVIIe siècle192. Le mouvement

191
Ce qui correspond à la deuxième définition que donne le Lalande de la mystique : «Le phénomène
essentiel du mysticisme est ce qu’on appelle l’extase» (citation de Boutroux, souligné dans le texte, p.
662)
192
On l’a vu plus précédemment, cette construction a pour signe la substantivation du mot «mystique».
181

de généralisation («toute une généalogie, toute étude») qui construit une tradition est lui-
même thématisé. Le modalisateur /tout/ sert paradoxalement à marquer le point de vue
relativisateur de l’énonciateur : c’est toute la généalogie, c’est-à-dire tous les rapports de
parenté posés entre les discours mystiques, qui est construite, c’est-à-dire lue selon des
critères spécifiques qui orientent l’ensemble des études sur les mystiques. Le point de
vue relativisateur de l’énonciateur s’appuie lui-même sur un point de vue similaire qu’il
discerne chez les énonciateurs mystiques : «en relativisant les assurances,
institutionnelles ou exceptionnelles, elles [les voix mystiques anciennes] ont la netteté de
toute la tradition mystique» (p. 1034-3). Il détecte même «Au XVIIe siècle français», un
auteur (Constantin de Barbanson) qui «relativise [...] l’“extase” et le “ravissement”,
repères traditionnels de la mystique» (p. 1034-3). «Les plus grands des mystiques» (Jean
de la Croix et Thérèse d’Avila) sont cités en exemples de ce point de vue des mystiques
sur la mystique ; ils insistent (ils «le répètent») sur la relativisation de l’extraordinaire de
l’expérience mystique : «l’extraordinaire ne caractérise pas [...] l’expérience mystique»
(p. 1035-1)193. «De toutes les manières, le mystique somatise» : la somatisation mystique
est reconnue comme étant un phénomène général relié à la mystique, mais non comme
étant, nous venons de le voir, l’essentiel de la mystique. «De toute façon, cela même
qu’ils ont reconnu ne peut être circonscrit» (p. 1034-2), c’est-à-dire que de toutes les
façons dont la question puisse être prise, l’élément mystique ne peut être cerné, défini ou
réduit à «l’un ou l’autre des aspects qui composent son paradoxe» (p. 1033-3), qu’il
demeure donc un irréductible.

193
Les mystiques chrétiens ne seraient pas les seuls à relativiser l’expérience mystique. Al-Hallādj, «le
plus grand des mystiques musulmans» (p. 1034-2), «met en question toutes les certitudes sur lesquelles est
bâtie la communauté des croyants». Ici encore, le modalisateur /tout/ est employé pour relativiser, mais ce
n’est plus le caractère exceptionnel des états somatiques mystiques, mais plutôt la Loi sur laquelle est
bâtie l’expérience islamique qui est relativisée.
182

1.174 Les figures de l’élément mystique

Nous avons observé plus haut que la configuration mystique dessine un parcours,
du phénomène → à l’expérience → au sens et au langage → pour buter sur
l’irréductibilité du désir. Au point de chute se retrouvent donc, sur un même niveau,
l’«essentiel» et l’«irréductibilité du désir». Si, selon Certeau «des constellations de
référence dessinent désormais (depuis l’époque moderne) l’objet [la mystique] conforme
à un point de vue», essayons de voir quelle forme il dessine lui-même. Pour ce faire,
nous examinerons le niveau d’isotopie en fin de parcours.

Dans l’introduction :

[4] Pour les deux, pourtant, le fait à expliquer est du même type : un dissentiment de
l’individu par rapport au groupe; une irréductibilité du désir dans la société qui le
réprime ou le recouvre sans l’éliminer; «un malaise dans la civilisation». (p. 1032-2).

Dans la conclusion :

[5] Quelque chose d’irréductible reste pourtant, sur quoi la raison même prend appui
[...] mais dont elle ne désinfecte pas une société. Peut-être entre l’exotisme et
l’«essentiel», les rapports ne seront-ils jamais socialement clarifiés. Et c’est le défi ou le
risque du mystique de les amener à cette «netteté» que Catherine de Sienne tenait pour la
marque dernière de l’esprit. (p. 1036-3, souligné dans le texte)

Les figures du reste sont tissées serrées au point de départ et au point de chute :
l’irréductibilité, — ce qui reste toujours du désir, que la société a tenté de «réprimer»
(d’éliminer) ou de «recouvrir» (d’occulter ou de récupérer), sans y réussir complètement
—, est figurée comme un «malaise» dont la société voudrait mais n’arrive pas à se
183

«désinfecter». La figure est forte et indique ici l’attitude de l’énonciateur envers la


prétention de totalisation du social. Ce que la société est impuissante à «clarifier», il
semble bien que les mystiques y arrivent avec «netteté». L’énonciateur reconnaît ainsi
explicitement la contribution ou l’apport épistémologique qu’il attribue aux mystiques,
apport qui consiste, non seulement dans la reconnaissance d’un irréductible dans la
condition humaine, mais aussi dans son élaboration.

L’irréductibilité est en définitive une figure modale : le caractère d’irréductibilité


peut être défini par l’énoncé modal /ne pas pouvoir réduire/. Cette modalité de /non
pouvoir/, qu’on a vu précédemment caractériser la modalisation du sujet d’énonciation,
est celle qui tout au long du texte dessine la figure de l’élément mystique :

la découverte d’un Autre comme inévitable et essentielle. (p. 1034-1)


(qu’on ne peut éviter, dont on ne peut se passer)

Cet insoupçonné qui a la violence de l’inattendu [...] (p. 1034-1) (ce


qu’on ne peut soupçonner, ce à quoi on ne pouvait s’attendre)

de quelque insondable de l’existence [...] (p. 1034-1) (ce qu’on ne peut


sonder)

L’événement s’impose. (p. 1034-2) (ne peut être évité ou ne pas arriver)

L’événement [...] a pour caractéristique d’ouvrir un espace sans lequel le


mystique ne peut pas vivre désormais. (p. 1034-2)

Une nécessité s’élève en lui [...](p. 1034-2) (/ne pas pouvoir ne pas/...
faire, vivre, etc.)

l’excès mystique (p. 1035-2) (ce qu’on ne peut empêcher de déborder, de


dépasser)

Le principe organisateur est ici une modalité négative ou passive du /pouvoir/ (/ne pas
pouvoir ne pas/) dans le sens de pulsion, d’irrépressible, de nécessité, donc dans la zone
commune aux modalités du /pouvoir/ et du /devoir/ (/ne pas pouvoir ne pas/ = /devoir/).
184

1.175 Conclusion : ne pas réduire l’irréductible

Que s’est-il passé dans ce texte? En quoi l’attitude épistémique y est-elle


différente des autres textes? Quels gains permet-il sur le plan de la connaissance?

Tout d’abord, il faut voir que le parcours énoncif, l’argumentation, est à l’inverse
de celle des autres textes. Dans les textes précédents, le parcours s’enclenche sur le plan
du langage pour le quitter aussitôt vers le plan d’une réalité empirique ou qui est posée
comme lui étant équivalente. Dans le texte de Certeau, le parcours ne quitte pas le plan
du langage. Les faits relevant d’autres ordres que le symbolique, les phénomènes
psychosomatiques par exemple, ne sont pas niés mais intégrés à la problématique
symbolique : ils sont interprétés comme les effets, les conséquences de l’investissement
du symbolique dans le corps. Le symbolique est donc placé en position de précédence
sur l’expérience. L’attitude désirante unitaire n’est pas non plus niée sauf à représenter
la valeur ultime. En effet, Certeau ne réduit pas la dynamique humaine à l’un des deux
pôles que constitue la subjectivité et le social : il ne valorise pas l’un des deux pôles sur
l’autre. Il adopte plutôt une position tierce : ni le subjectif ni le social ne peuvent avoir
prétention à représenter le tout de la dynamique humaine, du désir, qui se joue entre les
deux, dans le rapport entre les deux.

L’énonciateur évite ici deux types d’apories : prendre des faits de langage,
d’ordre symbolique, pour des faits d’ordre pragmatique ou empirique ; prendre le désir
d’unité pour la valeur ultime, répondant en cela à son propre désir, plus ou moins
conscientisé. Lorsqu’un fait de langage est posé en lieu et place d’un fait empirique
(l’exemple le plus frappant est celui du DCT, lorsque prétendant présenter un fait
mystique «brut», il présentait un discours), le discours n’explicite finalement ni l’un ni
l’autre de ces aspects : ni le plan symbolique du langage, qui est réduit au statut de
traduction, ni le plan pragmatique et empirique, qu’on se borne à qualifier d’indicible ou
d’incommunicable. Se situant dans le paradigme du langage et posant comme postulat la
précédence du symbolique sur l’expérience, l’article de Michel de Certeau parvient à
déplier l’une et l’autre problématique et à les relier : l’expérience mystique est
185

expérience de langage, expérience du «sens vécu», sans exclure les faits relevant
d’autres ordres que le symbolique (les phénomènes psychosomatiques par exemple), qui
sont intégrés à la problématique symbolique, comme effets ou résonances du
symbolique dans le corps. Lorsqu’un concept n’est pas problématisé, il n’est pas
possible de porter un jugement sur sa valeur, ni épistémologique ni éthique, autrement
dit sur la valeur de la valeur194. Dans le texte du DCT, le désir d’unité n’était pas
conscientisé, il était alors valorisé à l’insu de l’énonciateur. Dans le DVS le désir d’unité
n’était pas valorisé — on peut même dire que le DVS se situait en opposition à cette
position du désir, — mais il n’était pas problématisé non plus, avec comme résultat que
la position épistémologique restait au niveau de l’intuition, le désir d’unité étant
intuitionné comme une position non chrétienne. Dans le texte de l’Encyclopédie des
mystiques et celui de l’Encyclopédie des religions, le désir d’unité était conscient, mais
non problématisé, et survalorisé. Dans le texte de l’Encyclopædia Universalis, le désir
d’unité est problématisé et n’est pas valorisé. Voilà pourquoi nous pouvons dire que
Certeau et le DVS adoptent la même attitude envers le désir d’unité mais le premier
explicite anthropologiquement sa position, ce que le DVS ne parvient pas à faire.

Nous pensons, à la suite de Certeau, que le désir est «l’élément mystique» qui
peut être investi à la fois anthropologiquement et théologiquement. Irréductible et
mystère rimeraient dans une poétique du sens et dans une anthropologie théologique
comme ils s’accordent dans une «musique du sens».

194
Seul le sujet qui redouble l’acte épistémique, qui pose un acte épistémique sur son /savoir/ peut
accomplir un acte épistémologique. Il en va de même pour l’acte épistémologique que constitue le
jugement de la valeur.
186

1.2 Les études spécialisées

1.21 Bergamo, Mino. L’anatomie de l’âme : de François de


Sales à Fénelon. Grenoble : Jérôme Millon, 1994.199 p.
(édition italienne 1991)

L’anatomie de l’âme (AA) débute par une introduction substantielle. Nous


retiendrons aux fins de l’analyse les parties introductive et conclusive de l’introduction
générale (AA, p. 7-8, 20-21). Nous retiendrons également la chute du texte qui fera
office de conclusion (AA, p. 198-199).

[introduction]

[partie introductive]

[1] On ne peut qu’être frappé, si l’on considère les publications religieuses dans la
France du XVIIe siècle, de la fréquence avec laquelle revient, dans leurs titres, le mot
intérieur.

[2] Pensons, pour ne citer que quelques uns des exemples les plus connus, au Traité de
la réformation intérieure de Jean Pierre Camus [...]

[3] Cette répétition est le témoin de la fascination exercée par le monde de l’intériorité
sur la pensée religieuse du XVIIe siècle.

[4] Je sais bien que l’on pourrait m’objecter que cette fascination constitue une tendance
essentielle et constante de la pensée chrétienne, qui se manifeste et triomphe déjà chez
un auteur comme saint Augustin.
187

[5] Toutefois il est clair que cette tendance, qui est pourtant, en tant que telle, une
tendance millénaire, ne se présente pas toujours avec la même force : elle connaît des
variations d’intensité en fonction des lieux et des époques.

[6] Il y a en somme une histoire de l’intériorité chrétienne, avec ses flux et ses reflux,
ses phases de progression et de régression, ses moments de plus ou moins grande
intensité.

[7] Je dirai dès à présent que l’intérêt pour l’intériorité [...] a atteint dans la culture
française du XVIIe siècle un des sommets de son développement.

[8] Et le succès du mot intérieur — qui utilisé soit comme adjectif, soit comme
substantif, devient un des mots-clés de la langue religieuse de l’époque — permet de
comprendre quelle a été l’ampleur et la portée historique de ce phénomène.

[9] Je ne veux évidemment pas dire que la totalité (p. 7) du savoir religieux s’organise,
dans la France du XVIIe siècle, autour du problème de l’intériorité.

[10] Mais je ne saurais mieux définir la position occupée [...] par le discours
communément désigné comme «spiritualité» ou «littérature spirituelle», que par
l’évocation du rapport électif et constitutif qu’il entretient avec la sphère de l’intériorité.

[11] La littérature spirituelle [...] me semble constituer un des exemples les plus raffinés
et les plus suggestifs de «culture de l’intériorité» de toute l’histoire de la pensée
occidentale. (p. 8, souligné dans le texte)

[partie conclusive]

[12] Il ne fait aucun doute que, dans la France du XVIIe siècle, la littérature spirituelle
entretient avec l’espace intérieur un rapport privilégié et constitutif.

[13] La spiritualité de ce siècle est vraiment, en son essence intime, une science ou une
culture de l’intériorité.
188

[14] Décrire cette culture, dans la totalité de ses composantes, est une tâche qui excède
de beaucoup les limites du présent travail.

[15] Il ne sera question, dans ce petit livre, que d’un unique aspect — aspect, il est vrai,
que je tiens pour fondamental — de la réflexion du XVIIe siècle sur la vie intérieure :
l’élaboration des schèmes ou des modèles épistémiques à travers lesquels les auteurs
spirituels observent à cette époque la planète intérieure.

[16] L’opposition entre l’intérieur et l’extérieur, la délimitation d’un monde intérieur, la


description et l’interprétation de ce monde ainsi délimité, ne sont en fait pas quelque
chose de «naturel» ; ce sont les résultats d’un processus historique — et donc culturel —
qui s’est développé au cours des siècles, et qui constitue une des lignes de force de la
culture européenne.

[17] Il n’y a rien de «naturel», rien de spontané et d’immédiat, dans le rapport que
l’homme établit avec sa propre intériorité : l’accès du sujet à la sphère de l’intériorité est
régulé par toute une série de dispositifs, dont on peut parcourir l’histoire, depuis le
moment de leur apparition jusqu’à celui de leur disparition.

[18] On pourrait imaginer une histoire culturelle des schèmes ou des grilles qui, d’une
époque à l’autre, ont réglé le rapport de l’homme européen avec la dimension de
l’intériorité.

[19] Les topiques freudiennes de l’appareil psychique, le noeud lacanien Réel-


Symbolique-Imaginaire, et tous les modèles de l’esprit que la psychanalyse a produits
jusqu’à nos jours formeraient seulement le dernier chapitre (et certainement pas le plus
exaltant) de cette longue histoire.

[20] Revenant à la France du XVIIe siècle, et à la spiritualité qui s’y est manifestée, je
crois pouvoir dire que de ce contexte culturel, comme d’un immense laboratoire, sont
sortis quelques uns des instruments de modélisation du monde intérieur parmi les plus
raffinés.
189

[21] Les deux études qui composent ce volume représentent une tentative, insistante et
obstinée, pour remettre ces modèles en lumière et les arracher à l’oubli où ils semblaient
être tombés. (AA, p. 20-21)

Avant d’examiner le texte plus avant, nous devons éclaircir un point qui attirera
sûrement tout de suite l’attention du lecteur : avec Bergamo, nous parlons maintenant
d’«intériorité» et non de «mystique»195. Ce fait illustre bien la différence entre une
analyse sémiotique basée sur le texte et une analyse conceptuelle qui lit «mystique» là
où il est question d’«intérieur». Et nous anticiperons tout de suite sur le discours de
Marie de l’Incarnation, notre «mystique» par excellence196, pour remarquer que le terme
«mystique» n’est guère fréquent sous sa plume. En fait, il n’y a pas d’occurrence du
terme dans La Relation de 1654 et la rareté des occurrences dans la Correspondance
laisse supposer que le terme lui est suggéré par son fils. Dans les trois cas que nous
avons relevés dans la Correspondance, le terme est placé sur le même niveau
d’équivalence (par apposition) que «vie intérieure» (CLIII, p. 515), que «vie cachée»
(CLV, p. 527-528) et que «perfection» (CLV, p. 528). Dans La Relation de 1654, il
semble bien que les occurrences du terme «mystique» soient le fait de l’énonciataire et
non de l’énonciateur. Marie de l’Incarnation n’emploie pas le terme, mais son éditeur,
dom Albert Jamet, juge à propos de l’introduire en explication au texte. Par exemple,
l’éditeur précise en note : «La pureté mystique, non la pureté morale» (p. 67 note a) à
propos de ce passage : «Après tous les mouvements intérieurs que la bonté de Dieu
m’avait donnés pour m’attirer à la vraie pureté intérieure» (p. 67) ; ou encore «Touches,
opérations de Dieu dans l’âme. Terme mystique» (p. 51 note a), pour expliquer le terme
«touches» dans : «Voilà comme la Bonté divine me voulait suavement disposer si je lui
eusse été bien fidèle dès le commencement de ses touches» (p. 51) ; et encore «Agir a ici
une valeur mystique» (p. 73 note b) pour expliquer «je m’étonnais de ce que mon coeur

195
Ce qui n’est n’est évidemment pas une erreur de traduction.
196
Marie de l’Incarnation est citée par Bergamo, à titre exemplaire, au départ du chapitre I : «Pour
comprendre l’importance de la réflexion développée par la spiritualité française du XVIIe siècle, de
François de Sales à Séguenot, de Camus à Jean-Joseph Surin, de Marie de l’Incarnation à Joseph de
Poitiers [... ]» (AA, p. 23).
190

parlait ainsi, sans que je le fisse parler par mon action propre, mais poussé par une
puissance qui m’était supérieure, qui l’agissait continuellement» (p. 73).

1.211 La structure d’énonciation

[1] On ne peut qu’être frappé, si l’on considère les publications religieuses dans la
France du XVIIe siècle, de la fréquence avec laquelle revient, dans leurs titres, le mot
intérieur.

[2] Pensons, pour ne citer que quelques uns des exemples les plus connus, au Traité de
la réformation intérieure de Jean Pierre Camus [...]

[4] Je sais bien que l’on pourrait m’objecter que [...]

[7] Je dirai dès à présent [...] Je ne veux évidemment pas dire que [...]

Le texte s’ouvre sur une observation générale prise en charge par un observateur
tout aussi général : le pronom personnel indéfini «on» qui désigne ici à la fois «je» et
«nous». Il s’adresse ensuite à l’énonciataire avec le pronom «nous» (sous-entendu dans
«pensons») qui inclut aussi bien l’énonciateur que l’énonciataire, tous les deux invités à
considérer des exemples, des faits textuels. Et tout de suite, l’énonciateur se positionne
explicitement, avec le «je», comme l’énonciateur du texte, de l’étude, de
l’argumentation. L’énonciateur livre les résultats de son travail à l’évaluation de
l’énonciataire, invité à observer des faits et à suivre le parcours de l’énonciateur. Sans
prétention à une objectivité factice, l’auteur assume sa position d’énonciateur : «Je sais
bien que l’on pourrait m’objecter que [...]» [4]. Le positionnement de l’énonciateur
coïncide avec l’assomption tout aussi explicite de l’énonciataire en tant que partenaire
actif : l’énonciateur reconnaît à l’énonciataire une égalité, celle d’être lui-même
énonciateur et, en cette qualité, il peut adopter une position différente de la pensée de
l’énonciateur.
191

L’énonciateur se trouve en dialogue constant avec l’énonciataire considéré


comme interlocuteur non seulement valable mais essentiel à la mise en discours de la
pensée (à l’élaboration de la pensée) : «Je sais bien que l’on pourrait m’objecter que [...]
Je dirai dès à présent [...] Je ne veux évidemment pas dire que [...]». C’est le rapport à
l’énonciataire qui amène l’énonciateur à mettre au clair son discours, à considérer les
objections qu’il soulève, les malentendus qu’il risque, les limites qu’il contient. Nous
croyons que ce contrat énonciatif est celui que l’on est en droit d’attendre d’un travail
scientifique. Le scientifique n’est jamais seul dans son travail. Il s’adresse à la recherche
antérieure et à la recherche contemporaine. Ce n’est évidemment pas l’escamotage du
«je» qui fait l’objectivité d’un texte ou son caractère scientifique. Trop de «je» se
dissimulent derrière une apparente objectivité pour mieux insinuer leurs simples
opinions ou leurs propres convictions. C’est pourquoi le «je» de Mino Bergamo ne nous
gêne pas ; au contraire, nous le trouvons honnête et nous nous demandons si la tradition
académique ne devrait par se mettre au diapason des acquis des sciences du langage sur
le plan de l’énonciation et reconnaître le «je» dans les exercices tels que les thèses de
doctorat.

Mino Bergamo expose et soumet son travail au jugement de l’énonciataire et


pour ce faire, il rend compte de son analyse. Sans exiger la même attitude de son
énonciataire197, il expose explicitement sa propre attitude subjective envers l’objet de
son travail.

[11] La littérature spirituelle [...] me semble constituer un des exemples les plus raffinés
et les plus suggestifs de «culture de l’intériorité» de toute l’histoire de la pensée
occidentale.

[18] On pourrait imaginer une histoire culturelle des schèmes ou des grilles qui, d’une
époque à l’autre, ont réglé le rapport de l’homme européen avec la dimension de
l’intériorité.

197
Comme c’était le cas pour l’Encyclopédie des mystiques, par exemple.
192

[19] Les topiques freudiennes de l’appareil psychique, le noeud lacanien Réel-


Symbolique-Imaginaire, et tous les modèles de l’esprit que la psychanalyse a produits
jusqu’à nos jours formeraient seulement le dernier chapitre (et certainement pas le plus
exaltant) de cette longue histoire.

[20] Revenant à la France du XVIIe siècle, et à la spiritualité qui s’y est manifestée, je
crois pouvoir dire que de ce contexte culturel, comme d’un immense laboratoire, sont
sortis quelques uns des instruments de modélisation du monde intérieur parmi les plus
raffinés.

[21] Les deux études qui composent ce volume représentent une tentative, insistante et
obstinée, pour remettre ces modèles en lumière et les arracher à l’oubli où ils semblaient
être tombés.

Il est difficile d’être plus explicite sur l’intérêt qu’un auteur peut porter à son objet198.
L’énonciataire sait donc exactement à quoi s’en tenir bien qu’il reste libre de son propre
intérêt. Nous ne pouvons, quant à nous, être insensible à l’aparté de Bergamo sur la
psychanalyse, qui fait partie de notre propre cadre théorique. Même s’il considère que la
littérature psychanalytique ne fait pas le poids avec la littérature spirituelle, ce qui est, il
faut le remarquer, une attitude déjà originale dans notre épistémè contemporaine,
Bergamo appuie indirectement notre propre position puisqu’il reconnaît, ce faisant, la
parenté entre les modélisations élaborées par la spiritualité et celles élaborées par la
psychanalyse, qui sont toutes deux des modélisations de la subjectivité.

198
Mais Mino Bergamo a pourtant réussi à le faire : dans l’introduction à La science des saints (Jérôme
Millon, 1992), un autre ouvrage consacré au discours mystique du XVIIe siècle français, il avoue : «nous
nous sommes efforcés de restreindre autant que possible le corpus des matériaux examinés, de manière à
pouvoir contribuer plus spécialement à la connaissance critique d’un groupe de textes privilégiés — ceux
que nous aimions le plus, ceux qui méritaient le plus d’être aimés» (p. 12).
193

1.212 Le programme

[1] On ne peut qu’être frappé, si l’on considère les publications religieuses dans la
France du XVIIe siècle, de la fréquence avec laquelle revient, dans leurs titres, le mot
intérieur.

[3] Cette répétition est le témoin de la fascination exercée par le monde de l’intériorité
sur la pensée religieuse du XVIIe siècle.

C’est l’observation d’un fait textuel, la fréquence d’un mot, qui fonde le
programme de l’énonciateur. Le fait textuel, la fréquence du mot «intérieur» dans la
littérature spirituelle française du XVIIe siècle, amène la question de «l’intériorité» ([7]),
du «monde de l’intériorité» ([3]) , de l’«intériorité chrétienne» ([6]), d’une «culture de
l’intériorité» ([11]). Et non le contraire, il faut le remarquer : on ne cherche pas les
figures de l’intériorité dans les textes, ce sont les textes qui les mettent à l’avant-scène.
De la fréquence de l’emploi du mot, on déduit la «fascination» de la culture religieuse
du XVIIe siècle français pour l’intériorité. Partant de ce fait textuel comme postulat, le
programme de l’énonciateur est d’ordre épistémique : il s’agit de contribuer à une
histoire de l’intériorité chrétienne ([6]), ce qui constitue en même temps une contribution
à l’histoire plus générale de la pensée occidentale ([11]). Plus précisément, cette
contribution tient dans la reconstitution de l’épistémè de l’époque, «l’élaboration des
schèmes ou des modèles épistémiques à travers lesquels les auteurs spirituels observent
à cette époque la planète intérieure» ([15]). Un présupposé important sous-tend ce
programme : c’est que de tels «modèles» de la vie intérieure sont justement des
«modèles» et non des réalités. Bergamo exprime cette idée aussi simplement
qu’efficacement :

[16] L’opposition entre l’intérieur et l’extérieur, la délimitation d’un monde intérieur, la


description et l’interprétation de ce monde ainsi délimité, ne sont en fait pas quelque
chose de «naturel» ; ce sont les résultats d’un processus historique — et donc culturel,
194

qui s’est développé au cours des siècles, et qui constitue une des lignes de force de la
culture européenne.

[17] Il n’y a rien de «naturel», rien de spontané et d’immédiat, dans le rapport que
l’homme établit avec sa propre intériorité : l’accès du sujet à la sphère de l’intériorité est
régulé par toute une série de dispositifs, dont on peut parcourir l’histoire [...].

Voilà un constat d’un intérêt considérable, dans notre épistémè qui dépend tellement de
celle du XVIIe siècle pour la conception du sujet et qui a si bien assimilé cette
conception moderne du sujet qu’elle nous semble en effet, «naturelle», tout comme la
notion d’expérience qui en découle, d’ailleurs.

[21] Les deux études qui composent ce volume représentent une tentative, insistante et
obstinée, pour remettre ces modèles en lumière et les arracher à l’oubli où ils semblaient
être tombés.

Le programme est directement et explicitement relié à l’attitude épistémique de


l’énonciateur. En plus, ou au-delà de la contribution à une histoire de la pensée
occidentale, l’énonciateur, après avoir avoué son intérêt pour son objet, la littérature
spirituelle du XVIIe siècle français, divulgue également son programme ultime :
«remettre ces modèles en lumière et les arracher à l’oubli où ils semblaient être tombés»
[21]. Ce programme est qualifié par l’énonciateur de «tentative, insistante et obstinée»,
aveu, on ne peut plus clair, de sa position subjective. La tentative de l’énonciateur insiste
et s’obstine, de la manière que le fait textuel qu’il étudie se répète, insiste et s’obstine lui
aussi. Comme si l’énonciateur était pris (ou épris) de la même fascination pour la
littérature spirituelle du XVIIe que les spirituels du XVIIe pour l’intériorité. Comme si
l’analyse textuelle se nourrissait et se trouvait renforcée de l’admiration que suscite le
195

texte lui-même199. Mais l’énonciateur va encore plus loin dans la compréhension de


l’articulation du subjectif au social dans le texte.

[conclusion ou chute du texte]

[22] Séguenot, nous l’avons dit, vit et écrit dans un contexte culturel — celui de la
spiritualité française du XVIIe siècle — dans lequel la topologie mystique de François
de Sales, en s’imposant sur une vaste échelle, avait rendu non seulement inacceptable,
mais presque incompréhensible la mystique de l’essence et la doctrine de l’union
essentielle.

[23] Séguenot reformule cette doctrine au moment même où elle est en train de se glisser
hors du champ de la culture.

[24] On pourrait dire qu’il s’en saisit ou s’en empare pour la réintroduire dans l’ordre du
discours, quand cet ordre était déjà en train de se restructurer en fonction même de son
exclusion.

[25] Or n’est-il pas curieux que l’union essentielle glisse hors du champ de la
conscience, précisément à l’époque où elle est en train de glisser hors du champ de la
culture?

[26] On dirait presque que le mouvement par lequel, dans le texte de Séguenot, l’union
essentielle sort du champ de la conscience, mime ou symbolise le mouvement par lequel,
dans le contexte qui est celui de Séguenot, cette même union, et l’ensemble des
doctrines qui gravitaient autour d’elle, étaient en train de sortir rapidement du champ de
la culture.

[27] On dirait presque que la distance qu’introduit Séguenot entre l’union essentielle et
la conscience du sujet reproduit ou reflète, dans l’espace du texte, la distance qui se

199
Nous avons noté cette attitude faite d’intérêt et de préoccupation critique chez De Certeau (supra p. ),
bien qu’elle était moins explicite qu’ici.
196

creusait entre ce type d’union, ou les doctrines qui le représentaient, et la conscience


historique de l’époque de Séguenot.

[28] Comme si, en s’efforçant de penser une réalité qui devenait historiquement
impensable, Séguenot n’avait pu la représenter sans représenter aussi, en transposant
évidemment au plan de la conscience individuelle, son inaccessibilité même.

[29] L’éloignement que projette Séguenot sur l’union essentielle, qui la soustrait
définitivement à la conscience du sujet serait alors une sorte de chiffre qui permettrait de
signifier, dans ce modèle réduit du monde qu’est le texte littéraire, l’éloignement vers
lequel, dans le monde extérieur, l’idée de l’union essentielle était en train de dériver
rapidement.

[30] Mais, une fois encore, il s’agit d’une simple hypothèse — et même d’une simple
conjecture.

[31] Ce qui importe c’est d’avoir constaté qu’à une époque dominée par la réécriture
psychologique du discours mystique, et qui se distingue par l’oubli de la perspective
ontologique dans laquelle les mystiques (p. 198) du Nord avaient pendant plusieurs
siècles conçu l’expérience mystique, il se trouvait encore quelqu’un pour tenter, à contre
courant, de s’inscrire dans cette perspective, et d’y inscrire son discours.

[32] Mais peut-être y a-t-il à chaque époque, en chaque société et en chaque culture, un
petit groupe d’auteurs qui s’efforcent de penser, obstinément et désespérément, ce qui
est en train de devenir impensable.

[33] Même si, probablement, arrivés au terme de leur effort, ils ne pourront pas réussir à
penser cet impensable, sinon en le représentant comme un inconnaissable. (AA, p. 199,
souligné dans le texte.)
197

Le texte de Bergamo se termine sur une attitude épistémique fort particulière,


celle «d’auteurs qui s’efforcent de penser obstinément et désespérément, ce qui est en
train de devenir impensable» [32], en somme l’attitude épistémique d’observateurs
malheureux de la disparition d’une espèce symbolique, (comme on pourrait le dire d’une
espèce de la vie terrestre, activité dans laquelle notre société se révèle d’une efficacité
redoutable). Si Bergamo ne s’inclut pas explicitement dans ce groupe d’énonciateurs,
tout le travail qu’il accomplit dans L’anatomie de l’âme aboutit finalement à ce constat,
d’ordre sociosémiotique.

Après avoir démontré la différence insurmontable entre les modèles de la


mystique apophatique, dite de l’essence, et la mystique expérientielle et psychologique
qui s’élabore à la modernité200, Bergamo repère un auteur, Claude Séguenot, qui
radicalise cette différence, en soustrayant complètement à la conscience l’expérience
mystique, ce que, d’après sa propre analyse, la mystique de l’essence ne fait pas.

Ce qui vous trompe c’est qu’il vous semble que si vous ne faites toujours
quelques actes d’entendement ou de volonté, ou si vous ne sentez
quelque chose qui occupe actuellement l’une ou l’autre de ces deux
facultés, vous ne faites pas oraison. Ne le croyez pas, il se passe en vous
des choses que vous ne connaissez pas, Dieu fait en vous des choses que
vous n’entendez pas, et bien souvent quand vous ne les sentez pas, c’est
lors qu’elles sont meilleures. Il y a une partie en notre âme qui nous est
inconnue, et qui n’est nullement en notre puissance [...] ce qui se passe
en cet endroit nous est caché et inconnu, et c’est toutefois où la grâce
réside principalement [...] C’est là le domaine et l’empire de Dieu [...]
C’est le lit nuptial de l’Époux [...] c’est là où s’accomplit l’union
mystique, et cette insinuation de Dieu en l’âme que saint Denis a si
doctement expliquée en sa Théologie mystique. (Séguenot, Conduite
d’oraison, p. 87, cité dans AA, p. 193)

Selon l’analyse de Bergamo, la mystique de l’essence supposait que l’opération


de Dieu dans l’âme était «en même temps connue et inconnue à l’âme en laquelle elle se
produit. L’âme sent et expérimente que Dieu est en train d’opérer en elle, mais elle ne

200
Représentée par la théorisation de François de Sales qui a dans une large mesure inspiré et guidé la
spiritualité du XVIIe siècle français.
198

peut connaître la nature de cette opération» (AA, p. 195-196). Bergamo cite Tauler à
l’appui :

l’ouvrage de Dieu demeure caché [...] Cette ignorance la [l’âme] plonge


dans une certaine admiration ; elle aspire et elle s’essouffle à vouloir le
connaître, et elle en fait l’expérience ; mais ce que c’est, et comment cela
advient, elle est incapable de le savoir. (Ioannis Tauleri Opera Omnia
dans AA, p. 196 note 76)

C’est la radicalisation qui, chez Séguenot, soustrait complètement à la conscience


l’expérience mystique, que Bergamo met en rapport avec la disparition de la mystique
de l’essence du champ religio-culturel.

[27] On dirait presque que la distance qu’introduit Séguenot entre l’union essentielle et
la conscience du sujet reproduit ou reflète, dans l’espace du texte, la distance qui se
creusait entre ce type d’union, ou les doctrines qui le représentaient, et la conscience
historique de l’époque de Séguenot.

[28] Comme si, en s’efforçant de penser une réalité qui devenait historiquement
impensable, Séguenot n’avait pu la représenter sans représenter aussi, en transposant
évidemment au plan de la conscience individuelle, son inaccessibilité même.

Ce constat sociosémiotique ne laisse pas indifférent. Nous y reviendrons en


conclusion mais il convient de mentionner tout de suite l’importance de ce genre de
rapport qui rejoint notre propre constat qu’une théorie du texte et même une
anthropologie du texte se trouve en élaboration présentement au moment même où le
texte tend à disparaître de la culture (ou en tout cas le texte tel qu’il a été jusqu’à
maintenant). Et avec le texte, le christianisme, religion du livre, religion du texte, n’est
plus compris ni apprécié comme un medium capable de livrer du sens (ou peut-être
qu’on ne veut plus entendre ou laisser entendre l’espèce de sens qu’il porte). Nous
partageons donc cette position délibérément à contre-courant, inconsciente chez
Séguenot, mais conscientisée avec les moyens que nous avons à notre disposition dans
199

notre épistémè, au nom d’une mémoire ou d’une tradition à conserver, au nom d’un
passé dont nous avons oublié trop rapidement qu’il nous constitue201.

1.213 La modalisation

Le sujet d’énonciation (énonciateur et énonciataire) se présente d’entrée de jeu


dans le paradigme scientifique où l’observation commande : «On ne peut qu’être frappé
par la fréquence du mot [...] » [1]. La modalité du pouvoir prend la forme de /ne pas
pouvoir ne pas/, où la double négation produit au bout du compte une modalité positive
au caractère de contrainte.

La seconde modalisation concerne la possibilité épistémique, sous trois de ses aspects :

1) le /pouvoir comprendre/ («le succès du mot intérieur [...] permet de comprendre


quelle a été l’ampleur et la portée historique de ce phénomène» [8]) ;

2) le /pouvoir définir/, évalué par l’énonciateur lui-même («Je ne saurais mieux définir»
[10]), après avoir rendu compte des limites de son travail («Je ne veux évidemment pas
dire que la totalité du savoir religieux s’organise, dans la France du XVIIe siècle, autour
du problème de l’intériorité» [9] ; «Décrire cette culture, dans la totalité de ses
composantes, est une tâche qui excède de beaucoup les limites du présent travail» [14]) ;

3) et même le /pouvoir imaginer/ («On pourrait imaginer une histoire culturelle des
schèmes ou des grilles qui, d’une époque à l’autre, ont réglé le rapport de l’homme
européen avec la dimension de l’intériorité» [18]), modalisation épistémique rarement
reconnue dans le travail scientifique mais qui lui est pourtant indispensable.

La possibilité du travail épistémique se présente donc sous conditions de l’observation


de faits textuels et de la reconnaissance de limites, la limite majeure étant l’impossibilité

201
Au Québec notamment, la pensée chrétienne (dans sa confession catholique) a été évacuée de la culture
de masse dans l’espace d’une génération (pas entièrement mais presque).
200

de rendre compte de la totalité du phénomène. Dans la reconnaissance de l’irréductibilité


du phénomène, le travail de la connaissance est possible. Dans cette limite, l’énonciateur
peut poser des hypothèses : «La littérature spirituelle [...] me semble constituer un des
exemples les plus raffinés et les plus suggestifs de «culture de l’intériorité» de toute
l’histoire de la pensée occidentale» [11] ; et affirmer certains faits : «Il ne fait aucun
doute que, dans la France du XVIIe siècle, la littérature spirituelle entretient avec
l’espace intérieur un rapport privilégié et constitutif» [12]. Le texte présente plusieurs
énoncés affirmatifs qui pourraient être gênants202 si l’énonciateur n’établissait pas, par
son travail d’analyse, ces conditions de possibilité des affirmations qu’il avance.
L’introduction s’achève d’ailleurs sur une modalité qui rend compte explicitement de
l’attitude épistémique (honnête) de l’énonciateur : «je crois pouvoir dire que...» [20].

1.214 Les figures épistémiques et le rapport à l’objet

Nous avons observé au sujet du programme de l’énonciateur que c’est


l’observation d’un fait textuel, la fréquence d’un mot, qui fonde son programme et c’est
le fait textuel, la fréquence du mot «intérieur» dans la littérature spirituelle française du
XVIIe siècle qui amène la question de «l’intériorité». Et non le contraire, remarquions-
nous : on ne cherche pas les figures de l’intériorité dans les textes, ce sont les textes qui
les mettent à l’avant-scène. Dès l’entrée en matière, ce sont des figures épistémiques qui
occupent effectivement la position d’acteurs. C’est la «fréquence» du «mot» intérieur, sa
«répétition», qui permet d’identifier, dans l’intérêt pour l’intériorité, une «tendance»,
une «constante» de la pensée chrétienne. On notera que l’«intériorité», en tant que
concept, n’est amené au départ que par des figures épistémiques.

Nous avons proposé au lecteur le texte intégral de ce qu’il a été possible de


découper comme l’introduction et la conclusion de l’introduction générale de

202
Par exemple, l’énoncé [12] : «Il ne fait aucun doute que, dans la France du XVIIe siècle, la littérature
spirituelle entretient avec l’espace intérieur un rapport privilégié» et l’énoncé [13] : «La spiritualité de ce
siècle est vraiment, en son essence intime, une science ou une culture de l’intériorité».
201

L’Anatomie de l’âme. En suite de la partie introductive, l’auteur élabore des éléments


d’analyse de textes de J. J. Surin, de Jean-Pierre Camus et Louis Lallemant. Le texte lui-
même remplit alors le rôle d’acteur :

Deux passages, extraits de la correspondance de Surin, expriment de


façon particulièrement heureuse la fascination éprouvée par les spirituels
du XVIIe siècle pour l’espace intérieur. (AA, p. 8)

L’analyse est ensuite immédiatement dirigée vers un élément de la mise en discours, la


dimension de l’espace ; ce qui devrait aller de soi, pourrait-on remarquer, quand on traite
de l’intériorité. Ce n’est pas si sûr. La tendance à substantialiser a tôt fait de convertir
l’espace en entité ou en quelque chose de substantiel (comme l’âme, par exemple203).
Sémiotiquement, «la spatialisation», la mise en scène de l’espace dans un texte ou un
discours, est «l’une des composantes de la discursivation», de la mise en discours204. Le
fait de conserver à l’espace sa dimension sémiotique donne des résultats heuristiques et
convaincants dans l’analyse de Bergamo. En fait, il réussit à expliquer de manière
heuristique «l’expérience de l’intériorité» et ses corrélats (infini, solitude, silence,
profondeur, et dont le plus spectaculaire est certainement l’extase), en faisant appel
uniquement au registre symbolique du langage et de sa logique (et donc sans faire
intervenir les catégories du surnaturel ni même du psychosomatique).

Nous tenterons de résumer un travail d’analyse qui vaut d’être lu dans son
intégralité et d’être savouré dans sa finesse. Nous nous bornerons à une seule analyse,
d’un texte de Surin, qui devrait être suffisante pour montrer le travail de la catégorie
discursive de l’espace dans la notion ou le concept d’intériorité.

Elle disait que le matin, à son réveil, elle se trouvait comme dans un pays
étranger. Il lui semblait qu’elle n’était plus de ce monde, et s’en sentait
comme bannie et confinée dans son intérieur, comme dans une profonde
solitude qui lui présentait de vastes espaces pour se cacher aux yeux des
hommes. Ce seul mot d’«intérieur» la ravissait hors d’elle-même. Elle

203
«un état dans lequel toute communication étant rompue avec le monde extérieur, l’âme a le sentiment
qu’elle communique avec un objet interne, qui est l’être parfait» (Lalande, définition B). «Sa tension [de
l’âme] vers l’Un, son aspiration vers lui, la monopolise et l’absorbe» (Encyclopédie des mystiques, p. XII).
204
Greimas et Courtés, article «Spatialisation», p. 358.
202

conseillait aux personnes spirituelles d’agrandir et de dilater


incessamment leur intérieur et de n’y rien souffrir qui pût le rétrécir et le
borner. C’était là où elle habitait et où l’amour la tenait occupée, hors des
atteintes de toutes les choses extérieures.205

La première observation de Bergamo au sujet de ce texte est celle du


«renversement des catégories sur lesquelles se fonde l’expérience ordinaire de l’espace»
qui s’y opère (AA, p. 9). En effet, nous fait remarquer Bergamo, la logique spatiale
ordinaire établit les équivalences suivantes :

intérieur - fermé - limité - étroit / extérieur - ouvert - illimité - vaste,

alors que dans le texte de Surin, les «vastes espaces» se retrouvent dans un «intérieur»
qui ne devrait pas souffrir d’être «rétréci» ni «borné», mais plutôt être «agrandi» et
«dilaté».

La seconde observation de Bergamo est celle de la position spatiale d’extériorité


adoptée par l’acteur par rapport au monde extérieur : «elle se trouvait comme dans un
pays étranger [...] elle s’en sentait comme bannie et confinée dans son intérieur [...] hors
d’atteinte de toutes les choses extérieures» (p. 10). Cette observation amène Bergamo à
énoncer le rapport suivant : «L’intérieur est donc l’extérieur de l’extérieur» (p. 11), pour
expliquer la logique du renversement des catégories (que les caractéristiques de
l’extérieur passent à l’intérieur). Donc, l’intérieur est un extérieur, un «extérieur absolu»
en quelque sorte, puisque «l’extérieur de l’extérieur» (p. 11).

Dans sa troisième observation, Bergamo propose, quant à nous, une explication


vraiment heuristique de la question de l’extase. Le phénomène de l’extase est le
phénomène mystique par excellence (Lalande et même Certeau), même si on décide de
ne pas s’en occuper (DVS). Bergamo le traite uniquement sur le plan de la logique du
langage mais, il faut le remarquer, exactement dans la même logique que l’énonciateur
mystique lui-même : «Ce seul mot d’“intérieur” la ravissait hors d’elle-même». Il
205
Le texte est un extrait d’une lettre de Surin (1632) où il «évoque la vie d’une femme [...] Marie Baron,
dont il avait pu constater l’éminente sainteté» (AA, p. 9).
203

semble bien que le mot intérieur, phénomène langagier, ait le pouvoir de provoquer
l’extase, de transporter le sujet à l’extérieur de lui-même. On assiste ici à un phénomène
oxymorique puisque l’espace intérieur, par son pouvoir d’inspiration, devient le lieu de
la sortie à l’extérieur de soi.

Mais ces positions ou ces lieux sont occupés par des acteurs et notamment par
Dieu, comme en rend compte cet autre fragment cité par Bergamo : «L’amour de Dieu
l’avait mise quasi hors d’elle-même [...]» (AA, p. 11). C’est en raison de la valeur de
l’acteur Dieu que se produit ce renversement des catégories : «L’interne et l’externe
coïncident, l’interne est l’externe, l’espace intérieur étant celui en lequel le sujet, déplacé
en l’Autre, est extatiquement posé hors de soi» (AA, p. 11). Bergamo qualifie ce «jeu
logique et poétique» auquel se livre le discours mystique de «vertigineux» (AA, p. 12).
Or, le vertige206 décrit bien l’effet du discours et du sentiment unaires207 (voir supra p.
29-30), où la mise en abyme produit un mouvement centripète, où le sujet peut se
perdre208. Cependant, dans l’espace intérieur, le mystique (chrétien) est projeté hors de
soi. Autrement dit, le mystique ne reste pas bloqué dans le mouvement d’intériorisation
unaire. Il ne reste pas fermé sur lui-même. Le renversement des catégories provoque
donc aussi un renversement du mouvement affectif, — il affecte différemment le sujet
—, d’un mouvement centripète à un mouvement centrifuge. Il faut noter, pour
l’argumentation ultérieure, que la conversion du mouvement centripète au mouvement
centrifuge est initié par Dieu, figure de l’Autre, figure transcendante.

1.215 Conclusion : l’effet thymique du symbolique

Dans son étude de sémiotique textuelle, Mino Bergamo a démontré de manière


convaincante que le paradigme ancien a disparu de la pensée au XVIIe siècle, que les
concepts de la mystique de l’essence sont devenus «non seulement inacceptables mais
206
«Lat. vertigo : mouvement tournant» (Petit Robert).
207
Par exemple, l’énoncé unaire biblique «Je suis celui qui suis».
208
La perte du sujet étant un thème mystique important, auquel Bergamo a d’ailleurs consacré une étude :
«La perte de soi» dans La science des saints, Jérôme Millon, 1992.
204

incompréhensibles» (AA, p. 180). À tel point, que les concepts anciens ont été
mésinterprétés de bonne foi dans le paradigme moderne, c’est-à-dire sans la conscience
du déplacement de sens. Par la transposition et la «traduction» des mêmes figures
(comme le «fond de l’âme» ou la «fine pointe de l’âme») d’un paradigme à l’autre, on a
pu maintenir l’illusion d’une continuité entre la mystique rhéno-flamande, mystique dite
de l’essence, spéculative et apophatique, et la mystique moderne de l’École française,
psychologique et expérientielle.

Enfin, pour terminer avec cette analyse de grande portée, nous remarquerons que
la définition ici proposée de l’«extase», «phénomène mystique» par excellence, permet
de saisir la différence dans le travail qui s’opère quand on lit les textes à partir des
figures, internes au texte, plutôt qu’à partir de concepts, ces derniers demeurant toujours
plus ou moins externes au texte. Non seulement l’«expérience intérieure», telle que
comprise ici, est motivée et déclenchée dans le langage, mais l’énonciateur va jusqu’à
proposer la description d’un effet du symbolique dans le corps : le renversement des
catégories logiques habituelles produit une mise en abyme (typique de l’énoncé unaire),
mise en abyme qui provoque le vertige. C’est le mot «intérieur» associé à «l’amour de
Dieu» qui relève également du symbolique qui entraînent l’expérience extatique,
expérience qu’on peut alors comprendre comme l’effet d’une assomption logique autant
que comme un mouvement affectif.
205

1.22 Turner, Denys. The Darkness of God : Negativity in


Christian Mysticism. Cambridge : Cambridge University
Press, 1998. 278 p. (1ère éd. 1995)

De l’ouvrage de Denys Turner, The Darkness of God (DG), nous présentons


l’analyse du chapitre d’introduction, dont un fragment intégral (p. 1, l’ouverture du
texte), un condensé de l’argumentation ou du parcours de la recherche, ainsi que la chute
du texte (p. 271-273). La monographie de Turner se compose d’analyses de textes
reconnus comme textes mystiques par la tradition chrétienne209. Nous référons vivement
le lecteur à l’ouvrage lui-même pour profiter de la subtilité de l’élaboration de l’analyse
que nous n’avons pas la prétention de penser rendre à sa juste valeur. Nous espérons du
moins introduire à cette oeuvre peu connue mais que nous considérons comme une
contribution majeure à l’étude théologique de la mystique. Il nous offre en effet, non
seulement une leçon d’herméneutique et d’épistémologie, mais également une leçon de
spiritualité.

1.221 La structure d’énonciation

[introduction]

[1] This book is an essay in the philosophical history of some theological metaphors.

[2] The metaphors — of ‘interiority’, of ‘ascent’, of ‘light and darkness’ and of


‘oneness’ with God — appear to have occupied a central role in the description of the
Christian ways of spirituality for as long as Christians have attempted to give one.

[3] And they still do.

209
Les auteurs étudiés dans The Darkness of God sont : Denys l’Aréopagite (Théologie mystique), saint
Augustin (un texte des Confessions et un texte du De Trinitate), Bonaventure (Itinerarium Mentis in
Deum), Eckhart (Sermons), l’auteur du Nuage d’inconnaissance, Denys le Chartreux (De contemplatione)
et finalement Jean de la Croix (Montée du mont Carmel, La Nuit obscure).
206

[4] There are many metaphors — in particular, there are many metaphors of Christian
love — whose role is equally crucial, but I have chosen to study the particular metaphors
I have mentioned, and not others, for a number of reasons, among which the following
are perhaps the most important. (DG, p. 1)

La structure d’énonciation de l’ouvrage de Turner est très semblable à celle de


Mino Bergamo, avec une légère différence de style : si l’énonciateur y est tout aussi
franchement positionné, l’énonciataire y est à peine moins explicite. Le premier acteur à
entrer en scène est «ce livre», l’ouvrage que Turner a écrit et que l’énonciataire a dans
les mains («This book is...» [1]). Le second est un fait textuel, un certain type de
métaphores récurrentes dans les textes mystiques [2]. Le «je» de l’énonciateur se
positionne ensuite explicitement, en expliquant d’entrée de jeu les raisons de son
«choix», de son /vouloir savoir/ : «I have chosen to study the particular metaphors I have
mentioned, and not others, for a number of reasons» [4]), raisons explicitées dans le
second paragraphe (nous y reviendrons tout de suite). L’énonciataire est déjà implicite
dans ce comportement discursif de l’énonciateur qui justifie ses choix. L’énonciataire
entre explicitement en scène dès le second paragraphe : «it seemed that the study of
them could shed some light on what they do for us, by way of an account of the
traditions from wich we inherited them ([8] DG, p. 1). L’attitude épistémique de
l’énonciateur tient en fait constamment compte de l’énonciataire : c’est pour
l’énonciataire qu’il raconte le parcours de sa recherche, qu’il précise les conditions de
«plausibilité» de ses hypothèses et de ses avancées. Nous adoptons ici le terme même de
Turner — «my claim is one of the plausibility of an hypothesis» (DG, p. 8) — au lieu de
«possibilité», la plausibilité étant une forme épistémique de la possibilité, une possibilité
jugée probable, qui nécessite le jugement ou l’évaluation, donc l’activité de
l’énonciataire210. La structure d’énonciation se présente comme une relation égalitaire
entre interlocuteurs, les deux (énonciateur et énonciataire) se rapportant aux mêmes
sources, les textes d’énonciateurs primaires. Le contrat énonciatif est donc, comme chez

210
Puisque l’énonciataire est, par définition, le poste de la réception et de l’évaluation.
207

Bergamo, d’ordre scientifique, l’énonciateur fournissant à l’énonciataire tous les


éléments de l’élaboration de sa pensée, que ce dernier peut suivre et évaluer sur la base
des sources.

1.221 L’attitude épistémique

Comme nous venons de le mentionner, l’énonciateur expose les raisons du choix


de son objet d’étude, de sa modalisation selon le /vouloir savoir/. Dans ces raisons, on
devrait pouvoir repérer l’attitude épistémique de l’énonciateur, sinon du sujet de
l’énonciation.

[5] First, because the metaphors of inwardness, ascent and light-darkness form a closely
related cluster ;

[6] secondly, because taken together they have an impact on the description of the
Christian way of life which is distinctively ‘negative’ or ‘apophatic’, for which I have
called them ‘metaphors of negativity ;

[7] thirdly, because they are metaphors characteristic of a Neoplatonic style of Christian
theology, so that the study of them opens up lines of enquiry into an important aspect of
the influence of Neoplatonism on Christian spirituality ;

[8] fourthly, because they are metaphors that retains a currency still, and so it seemed
that the study of them could also shed some light on what they do for us, by way of an
account of the traditions from which we inherited them ;

[9] and finally, this last reason seemed important to me because I suspected when I
embarked on this study that the purposes which these metaphors serve for Christians
today are very different from the purposes which they served within the ancient and
medieval traditions of Christianity in the West, and that therefore it might be useful to
208

know what those differences are. The evidence I have considered in the course of
writing this book, on the whole, confirmed this suspicion. (DG, p. 2)

Les deux premières raisons invoquées dépendent de l’observation et sont d’ordre textuel
et de logique structurale [5-6]. La troisième raison [7] concerne le champ que
l’énonciateur, en tant que scientifique, définit comme étant le sien : l’histoire des idées
en théologie [1]. Avec la quatrième raison [8], nous pénétrons dans la zone de l’attitude
épistémique du sujet d’énonciation ; énonciateur et énonciataire sont tous deux visés et
interpellés : les objets étudiés sont encore présents dans le temps de l’énonciateur et de
l’énonciataire qui en ont hérité de leur tradition, de leur passé, et l’interrogation à leur
sujet est d’ordre pragmatique : «what they do for us». Enfin, dans la cinquième [9] et
dernière raison se trouve exposée la motivation de l’énonciateur. L’énonciateur, qui s’est
inclus dans le «nous» et, par là, se reconnaît concerné par l’objet de son étude, avait au
départ une hypothèse ou une intuition provenant de sa propre sensibilité. Cette intuition
semblait à l’énonciateur d’une importance assez considérable pragmatiquement («it
might be useful to know what those differences are» [9]), pour le «nous» concerné par la
spiritualité chrétienne, pour valoir l’étude qu’il entreprenait. Or, cette intuition anticipait
des différences dans l’usage et les finalités des métaphores spirituelles d’inspiration néo-
platonicienne, dans les contextes ancien et médiéval d’une part et dans le contexte
moderne d’autre part (le contexte étant l’épistémè de référence). Des différences assez
considérables pour renverser le but visé par l’emploi des métaphores en question.
L’intérêt de l’enquête réside dans le fait que de telles différences ne sont pas perçues
actuellement, dans notre contexte contemporain, ce qui entraîne une mécompréhension
des textes pré-modernes et des erreurs herméneutiques qui vont jusqu’à lire dans les
textes le contraire de ce qu’ils énoncent.

[10] I have drown the conclusion from my study that in so far as the word ‘mysticism’
has a contemporary meaning ; and that in so far as the contemporary meaning links
‘mysticism’ to the cultivation of certain kinds of experience — of ‘inwardness’, ‘ascent’
and ‘union’ — then the medieval ‘mystic’ offers an anti-mysticism. (DG, p. 4 souligné
209

par l’auteur) My suspicion being thus far clarified, it was obviously important to
discover what accounted for this very radical shift of purpose to (DG, p. 4) which that
language have been submitted. [...] if we read the medieval Neoplatonic mystics — and
increasingly they are being read — from within the perspectives of a contemporary
‘experimentalism’ we will very grossly misread them, for we will find in them allies for
a position which, in truth, they reject. [...] That [...] was the programme I discovered for
myself in the course of researching for this book. (DG, p. 5)

Il semble que, concurremment avec un intérêt profond pour les textes de la


tradition antique et médiévale, l’attitude de l’énonciateur soit motivée par une sorte
d’exaspération devant non seulement les erreurs herméneutiques contemporaines, mais
également envers l’attitude spirituelle «moderne». De nombreux énoncés appuieraient
cette hypothèse simplement formulée ici [9]211. Nous nous contenterons de citer la chute
du texte où le sentiment de l’énonciateur se laisse déduire assez explicitement :

[11] Whether there is anything in all this to appeal either to the contemporary student of
‘mysticism’ or the contemporary practitioner of ‘spirituality’ I am rather more incline to
doubt : at any rate they will have little gain and much misinterpretation to contribute
until such time as ‘spiritually’ minded Christians and scholars of ‘mysticism’ alike equip
themselves intellectually so as to understand the coherence between the many layers of
meaning and prescription of Meister Eckhart [...] (DG, p. 273)

Dans ce passage, nous pouvons saisir l’évaluation peu optimiste que Turner porte sur le
niveau de compréhension de ses contemporains, en même temps que son admiration
pour la spiritualité d’un maître spirituel tel Maître Eckhart.

211
Turner déclare sa position sans détours lorsqu’il explique le développement moderne de la mystique
par la notion d’«expérimentalisme» : «And for all I know it is a development to be welcomed. Some, no
doubt, will say so, though I do not agree» (DG, p. 5).
210

1.223 Le programme

Le programme de l’énonciateur découle d’abord d’une intuition qui a été suscitée


par l’observation de la non-congruence entre un fait épistémique et les faits textuels. Le
fait épistémique en question est une évidence implicite qui associe, voire définit «la
mystique» par un type d’expériences subjectives spéciales, qui sont considérées, soit
comme sortant de l’ordinaire ou du normal, soit comme des expériences «privilégiées»
sur le plan spirituel.

[12] I began by wondering whether or not there was any such thing as ‘mystical
experience’. And I wondered about this question because on the one hand there seemed
to be a common, informal view around that the mystical had something to do with the
having of very uncommon, privileged ‘experiences’ (DG, p. 2)

Or, cette évidence implicite ne s’explique guère, ou pas entièrement, par l’abord des
textes mystiques eux-mêmes puisque, comme Turner l’a observé, d’une part, dans la
tradition antique et médiévale, les auteurs mystiques ne font pas ou peu état de ce type
d’expérience et, d’autre part, ceux qui le font, notamment les modernes, n’attachent pas
une importance significative, et encore moins définitoire, à ces phénomènes.

[13] and, on the other, because when I read any of the Christians writers who were said
to be mystics I found that many of them — like Eckhart or the Author of The Cloud of
Unknowing — made no mention at all of any such experiences and most of the rest who,
like John of the Cross or Teresa of Avila, did make mention of ‘experiences’, attached
little or no importance to them and certainly did not think the having of them to be
definitive of ‘the mystical’. (DG, p. 2)

D’où l’hypothèse de l’énonciateur : ce que nous entendons aujourd’hui dans et par ces
métaphores ne semble pas correspondre à ce que les anciens et les médiévaux y
entendaient [13], si l’on s’en tient aux textes.
211

[14] Now all these metaphors seem, as I have said, still to be in current usage when
Christians, following ancient traditions, seek to describe the ways of prayer, spirituality
and mysticism. [...] But from my study of the medieval mystical tradition, I began to see
that not only would it be dangerous to assume that the similarities of language entailed a
similarity of purpose, but that it would be actually wrong to suppose this. For the
purposes being served by this cluster of metaphors in the medieval traditions began to
seem very different from those it is serving today and, in (DG, p. 3) one important
respect, it looked as if it is serving an opposed purpose. (DG, p. 4)

Le dénivellement entre les conceptions ancienne et moderne proviendrait de la


différence entre les épistémès, dans lesquelles les notions anthropologiques n’ont plus la
même définition. Entre autres notions centrales à la compréhension de la différence entre
les épistémès, celle d’«expérience» et celle de «moi» sont apparues à Turner
déterminantes.

[15] What differentiates the medieval employment of those metaphors from ours is the
fact that we retained the metaphors, evacuated them from their dialectics and refilled
them with the stuff of ‘experience’. This modern development I call ‘experimentalism’.
(DG, p. 5)

[16] In the course of writing it [this book], however, another important problem began to
emerge which, like the first [celui de l’expérience], brought into play the difficult matter
of how to relate our contemporary conceptions with those of a long tract of a very
different historical period. And that problem was the problem of ‘the self’. (DG, p. 5)
[...] For in these authors [médiévaux jusqu’à Jean de la Croix] may be found what I have
called an ‘apophatic anthropology’ as radical as their apophatic theology, the one
intimately connected with the other. (DG, p. 6)

Les notions anthropologiques d’«expérience» et de «moi», mises en cause dans la


définition de la mystique, devront donc être considérées en rapport avec l’apophatisme,
l’élément mystique caractéristique de la tradition mystique ancienne et médiévale. La
compréhension de la structure discursive de l’apophatisme devrait permettre de
212

comprendre en quoi consistent et où se situent les différences, méconnues par l’épistémè


contemporaine, entre les traditions ancienne et médiévale et la tradition moderne. Avant
d’en venir à ces notions, nous nous arrêterons donc sur les résultats de l’analyse de
Turner concernant l’apophatisme.

1.2231 L’apophatisme est l’élément mystique

[17] Denys designs this prayer on the structural principle of what I shall call the ‘self-
subverting’ utterance, the utterance which first says something and then, in the same
image, unsays it. (DG, p. 21)

Turner débute son enquête avec la Théologie mystique du Pseudo-Denys, qui a


été le point de départ de la tradition (latine) mystique en christianisme. Sur la base d’une
analyse structurale, Turner repère d’abord, (dans la prière à la Trinité qui ouvre La
Théologie mystique212), la structure la plus importante, celle autour de laquelle le sens du
texte s’organise, qu’il dénomme «self-subverting utterance», voulant signifier par là une
expression qui se dément elle-même, «niant ce qu’elle affirme en un même mouvement
ou en une même image», telle «the brilliant darkness». Nous pouvons reconnaître là la
structure de l’oxymoron, ce trope qui a été identifié comme typique du langage des
mystiques213. L’oxymoron est une construction qui met en relation syntaxique deux
termes contradictoires214. Or, et c’est en cela que tient le paradoxe dans l’oxymoron : la
contradiction (disjonction) demeure sur le plan du contenu dans le même mouvement où
elle est niée (par la conjonction) sur le plan de la forme. La forme du contenu dit, ou

212
«Trinity! [...] Lead us up beyond knowing and light [...] where the mysteries of God’s Word lie simple,
absolute, unchangeable in the brilliant darkness of a hidden silence» (DG, p. 21)
213
Et notamment par De Certeau, à la suite de Diego de Jésus, introducteur à la première édition des Obras
espirituales (1618) de Jean de la Croix. Diego avait comme objectif de «donner une plus facile
intelligence des phrases mystiques et de la doctrine sanjuanistes» (FM, p. 180).
214
«Mise en relation syntaxique (coordination, détermination, etc.) de deux antonymes (Cette obscure
clarté qui tombe des étoiles)» (Ducrot et Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage,
p. 354).
213

montre (selon l’aphorisme célèbre de Wittgenstein215), ce qui ne peut être exprimé sur le
plan du contenu.

Turner reconnaît dans cette structure discursive négative la stratégie apophatique


elle-même, le pivot sur lequel s’articule toute la théologie «mystique» du Pseudo-Denys,
dite également théologie négative. En fait, la structure apophatique est tellement centrale
et caractéristique de ce que Denys déploie comme théologie mystique, que «mystique»,
dans le contexte dyonisien, est synonyme d’«apophatique». À la source de la tradition
mystique, l’apophatisme se présente donc comme l’élément mystique par excellence.

[18] Since that is also, for Denys, what theological language is when stretched to its
fullest extent, that language naturally, spontaneously, and rightly takes the form of
paradox, and not merely for the sake of effect. (DG, p. 22)

[19] These opaque utterances [les oxymorons] [...] are, for Denys, the natural linguistic
medium of his negative, apophatic theology ; or, more strictly speaking, they are the
natural medium of a theological language which is subjected to the twin pressures of
affirmation and negation, of the cataphatic and the apophatic. (DG, p. 22)

L’oxymoron n’est donc pas seulement considéré comme une figure de style au
sens rhétorique de l’utilisation consciente et motivée (persuasive) d’un procédé discursif
(«not merely for the sake of effect» [18]). Turner discerne dans l’oxymoron un procédé
linguistique d’ordre poétique qui se produit «spontanément» lorsque le langage est
«tendu au maximum de ses possibilités» («stretched to its fullest extent» [18]), comme
c’est le cas dans l’apophatisme. L’apophatisme, comme Turner le démontre, ne consiste
pas dans la simple négation. L’apophatisme n’est pas qu’un discours négatif sur Dieu,
comme le terme théologie négative pourrait le laisser supposer.

[20] Apophatic denial is indeed not ‘Aristotelian negation’. But it presupposes it. And by
the juxtaposition of affirmative and negative images is achieved the negation, in the
215
Tractatus logico-philosophicus, § 6.522 : «Il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se montre, il
est l’élément mystique» (p. 106, souligné dans le texte).
214

sense of the transcendence, of the imagery itself. (p. 38) [...] [it] consist in the negation
of the negations between metaphors, so as to transcend the domain of metaphorical
discourse itself (DG, p. 39)

L’apophatisme est une stratégie discursive de même structure que l’oxymoron, à deux
niveaux de négation : la négation des prédicats et la négation du rapport (d’opposition)
construit entre les prédicats. L’apophatisme, de même structure logique que l’oxymoron,
est un mouvement de double négation.

[21] We must both affirm and deny all things of God ; and then we must deny the
contradiction between the affirmed and the denied. That is why we must say
affirmatively that God is ‘light’ and then say, denying this, that God is ‘darkness’ ; and
finally, we must ‘negate the negation’ between darkness and light, which we do by
saying : ‘God is a brilliant darkness’. (DG, p. 22)

À un premier niveau apophatique, le discours sur Dieu doit nier les affirmations
qu’il pose à propos de Dieu, puisque Dieu ne peut être cerné ni décrit par des
affirmations du langage humain. Ce premier niveau est celui où se déploient les
sensibilités spirituelles, affirmatives (cataphatiques) ou négatives (appelées
communément apophatiques), où se forment les métaphores positives (Dieu est parole,
Dieu est abondance) ou négatives (Dieu est silence, Dieu est désert) pour parler de Dieu.
Mais, et c’est le noeud de la thèse de Turner, l’apophatisme ne s’arrête pas à ce premier
niveau. Il consiste à étendre la négation à l’opposition entre l’affirmation et la négation,
pour signifier que ni l’une ni l’autre opération ne peuvent rendre compte de Dieu. Ainsi,
si nous disons que Dieu est lumière, nous pouvons ou «devons» également dire qu’il est
obscurité [21]. Mais Dieu n’est pas plus obscurité que lumière. C’est pourquoi le
mouvement apophatique consiste à ne pas arrêter la logique de la négation aux prédicats
(lumière/obscurité), mais bien plutôt à l’étendre à un deuxième niveau, celui de
l’opposition binaire elle-même, au niveau de la proposition (ou de l’énoncé). C’est ce
qui se réalise dans le procédé linguistique de l’oxymoron («Dieu est brillante
obscurité»).
215

[22] At the first of these levels, negation functions as the contradictory opposite of
affirmation [...] But what this first-order complex of theological discourse leads
ultimately to is that negation which transcends the opposition of affirmation and
negation, the negation of negation itself, so that, in this level of second-order ‘negation
of the negation’, we negate but no longer know what our negations do. (DG, p. 270)

Un détour par la logique langagière est ici essentiel pour comprendre l’enjeu de
la logique apophatique et l’argumentation qui mènera aux conclusions (qui peuvent
paraître choquantes pour notre épistémè moderne) de Turner sur la mystique. Pour ce
faire, nous ferons appel à la théorie littéraire et à deux auteurs qui représentent deux
manières différentes d’interpréter l’oxymoron.

Fontanier décrit la logique oxymorique comme une construction paradoxale


(paradoxisme) :

artifice de langage par lequel des idées et des mots, ordinairement


opposés et contradictoires entre eux, se trouvent rapprochés et combinés
de manière que, tout en semblant se combattre et s’exclure
réciproquement, ils frappent l’intelligence par le plus étonnant accord, et
produisent le sens le plus vrai, comme le plus profond et le plus
énergique. (Fontanier, Les figures du discours, p. 137)

L’accord «étonnant» entre les termes contradictoires est rendu possible par le fait que
ces termes sont «rapprochés» ou «combinés», c’est-à-dire mis en relation syntaxique de
conjonction. La relation syntaxique soude en quelque sorte les deux antonymes,
interdisant de ne considérer que leur disjonction. La mise en relation syntaxique force la
lecture, pour ainsi dire, dans le sens de maintenir la conjonction entre les termes. Pour
Fontanier, l’oxymoron, par l’effet qu’il produit («ils frappent l’intelligence par le plus
étonnant accord»), appelle une interprétation qui donne un sens supplémentaire en
quelque sorte, «un sens plus vrai, plus profond et plus énergique». L’orientation
herméneutique de Fontanier va dans le sens de la conciliation des contraires, une
structure ternaire où la dialectique entre deux éléments produit un troisième terme, une
synthèse des deux éléments mis en relation.
216

Georges Molinié, à l’inverse, dans un travail récent de définition des figures du


discours (classiquement appelées figures de rhétorique), met l’accent sur l’irréductibilité
de la contradiction en considérant l’oxymoron comme :

la «variété la plus corsée de caractérisation non pertinente [qui] établit


une relation de contradiction entre deux termes qui dépendent l’un de
l’autre ou qui sont coordonnés entre eux (Cette obscure clarté qui tombe
des étoiles - Corneille) [...] il faut donc traduire, sous peine
d’inacceptabilité du message (Molinié, Dictionnaire de rhétorique, p.
235).

Molinié maintient fermement la contradiction et le non-sens de l’oxymoron, lequel


commande l’interprétation parce qu’il est «inacceptable» et «non pertinent». Turner
adopte la même orientation herméneutique que Molinié et n’entérine pas une possible ou
supposée conciliation des contraires. Turner ne croit pas que l’oxymoron produise «autre
chose», un troisième terme ou, plus exactement, même si cela était, qu’il soit possible de
savoir quoi que ce soit d’un hypothétique troisième terme que produirait l’oxymoron :

[23] For the negation of the negation is not a third utterance, additional to the
affirmative and the negative, in good linguistic order ; it is not some intelligible
synthesis of affirmation and negation ; it is rather the collapse of our affirmation and
denials into disorder, [which we can only express, a fortiori, in bits of collapsed,
disordered language, like the babble of a Jeremiah. And that is what the ‘self-subverting’
utterance is, a bit of disordered language. (DG, p. 22, souligné dans le texte)

[24] The principle : eadem est scientia oppositorum breaks down. For that principle
implies that we know what our negations entail, in so far as to know a negation is to
know the affirmation it negates. But the final, apophatic, negations negate difference
itself, and so negate the negation between sameness and difference, the eadem scientia
which unites opposites. Consequently, in the highest [deuxième niveau], apophatic
negations, we know only what affirmations we deny ; but we know nothing of what our
denials affirm. (DG, p. 270-271)
217

Appliquée au discours sur Dieu, la différence est de taille : si l’oxymoron produit


effectivement un rapprochement des contraires, il les maintient tout autant en tension, ce
qui au bout du compte produit non pas tant la conciliation des contraires (qu’il soit
possible d’affirmer et de nier à propos de Dieu) que la négation de la pertinence des
affirmations et des négations à propos de Dieu, — mais aussi et surtout, qu’il soit
impossible de savoir quelque chose de ce qui est produit par le procédé. L’oxymoron
n’est donc pas une figure «magique» qui résoudrait la séparation, ou la différence, entre
les contraires en les conciliant. Mais l’oxymoron maintient bien, effectivement, les
contraires dans un rapport qui pour être en tension n’en est pas moins in praesentia. Le
langage, ainsi «tendu au maximum de ses possibilités» [18], éclate dans un non-savoir.
Car, de ce que produit la structure oxymorique, on ne peut rien savoir.

[25] so we can, in a sense, be aware of God, even be conscious of the failure of our
knowledge, not knowing what it is that our knowledge fails to reach. This is not the
same thing as being conscious of the absence of God in any sense wich entails that we
are conscious of what it is that is absent. (DG, p. 265)

La structure oxymorique a donc la particularité de contrarier la logique binaire,


puisqu’elle maintient la contradiction comme productrice de sens, ce qui provoque un
désordre dans le langage (la «caractérisation non pertinente» selon Molinié). Ce que
Turner reconnaît et conteste ici, ce n’est pas que le langage soit effectivement de
structure binaire, mais plutôt l’idéal (moderne?) d’une structure binaire du langage. Dans
un idéal binaire, le langage humain, le langage naturel, apparaît déficient, voire mal
formé, illogique.216 L’apophatisme se présente donc comme une critique radicale des

216
Antoine Culioli, un maître de la linguistique contemporaine, a remarqué, non sans ironie, cette situation
épistémique : «On se rappelle qu’Alice, vers la fin de A travers le miroir, se plaint de l’habitude qu’ont les
chats de toujours ronronner, ce qui rend bien difficile la conversation. Si au moins ils ronronnaient pour
«oui», et miaulaient pour «non», ou quelque chose dans le genre! Voilà qui améliorerait la situation. Il est
vrai qu’on cumulerait bien des avantages : un système binaire, où un oui qui se suffirait à lui-même
s’opposerait à un non, dans un système où la référence est claire, sans équivoque et stable; un système de
questions-réponses, où à une question sans échappatoire, répondraient un oui ou un non dignes de certains
sondages par téléphone. [...] Tout ceci se déroulerait dans un échange harmonieux, sans modulation
prosodique ni reprises ni regrets, où les consciences seraient aussi transparentes que le langage, où tout
serait à l’indicatif, dans l’homogénéité de l’actuel [...] Il est vrai que l’intersubjectivité perturbe le bel
218

capacités du langage et surtout de la logique binaire, puisqu’il est critique, et de la


similitude, et de la distinction. L’affirmation et la négation simple tiennent dans la
dialectique du même et du différent (ou du semblable et du dissemblable). L’affirmation
pose le même, la négation pose la différence. En réunissant syntaxiquement deux
contraires en une seule expression, la figure apophatique qu’est l’oxymoron nie en
quelque sorte la différence entre le même et le différent. Autrement dit, par l’oxymoron,
le langage transcende le rapport binaire ou dialectique. La thèse de Turner dépend
intimement de cette définition à deux paliers de l’apophatisme : si nous avons accès à un
savoir sur ce que nous affirmons ou nions, nous n’avons pas accès à ce que produit la
double négation : à la lettre, nous ne savons pas ce que nous ne savons pas. Le résultat
de la stratégie apophatique est un non-savoir.

La tentation cataphatique, la tentative d’affirmer finalement à propos de Dieu, est


grande en théologie, mais aussi pour la foi chrétienne. C’est pourquoi Turner considère
l’apophatisme comme une pratique spirituelle :

[26] The dialectic is not merely an epistemic discipline practised within the doing of
theology, nor are the metaphors of negativity the metaphors of a purely theoretical
critique of religious discourse ; the dialectic is a practice, most commonly described in
the high and later Middle Ages as a practice of detachment, and the metaphors are the
metaphors of a way of life, in which the same rhythms of order and disruption are
repeated in an apophaticism of selfhood and desire as much as cognition, in which the
patterns of the cataphatic and the apophatic are in exactly the same relations practically
as they possess intellectually. (DG, p. 270-271)

C’est pourquoi Turner conclut également que la théologie, discours sur Dieu, est
«naturellement» apophatique : «that is also [...] what theological language is when
stretched to its fullest extent, that language naturally, spontaneously, and rightly takes
the form of paradox, and not merely for the sake of effect» [18]. Ce qui a des incidences
évidentes, et sur la théologie, et sur la mystique. Car si la théologie est logiquement

agencement de ce langage idéal.» (Culioli, Pour une linguistique de l’énonciation. tome 3 Domaine
notionnel, 1999, p. 67)
219

apophatique, elle est aussi logiquement mystique, si l’apophatisme est l’élément


définitoire de la mystique. Cette perspective apporte une contribution originale à la
compréhension du problème de la scission historique de la théologie et de la mystique,
tel que présenté dans le DCT par exemple (supra p. 65-66) : c’est lorsque la théologie
s’éloigne de l’apophatisme qu’elle s’éloigne en même temps de la mystique. Mais, si la
théologie chrétienne est «naturellement» apophatique et par là «naturellement»
mystique, l’apophatisme fait partie intégrante (comme moment d’une stratégie de
pensée) de la pratique du christianisme. On ne s’étonnera donc plus, dorénavant, de ce
que les mystiques chrétiens, même modernes, pratiquent l’apophatisme217, ni par
conséquent, de ce que les mystiques chrétiens ne tombent pas dans les pièges que
représente, selon le DVS, la mystique pour le christianisme.

1.2232 L’apophatisme n’est pas une expérience du moi

En résumé, l’apophatisme est une stratégie discursive à deux niveaux. Le premier


niveau, celui de l’affirmation et de la négation des prédicats sur Dieu, est celui de
l’expérience religieuse, celui des styles ou des sensibilités spirituelles. Mais au second
niveau de la double négation (négation de l’affirmation et de la négation des prédicats),
il ne peut plus y avoir d’expérience, il n’est plus possible de savoir de quoi on peut faire
l’expérience. Au premier niveau, on croit pouvoir faire l’expérience de la positivité ou
de la négativité de Dieu, par exemple de la présence ou de l’absence de Dieu, mais au
second niveau critique, on est conscient de l’impossibilité d’avoir une expérience de
Dieu, qu’elle soit positive ou négative. L’apophatisme ne consiste donc pas à remplacer
l’expérience positive jugée impossible par une expérience négative qui serait plus vraie
(l’absence de Dieu serait plus vraie que la présence). En fait il ne s’agit pas de la vérité à
propos de Dieu, dans l’apophatisme ; ce qui est en cause c’est la capacité et les limites
du langage :

217
La question sera cependant de voir comment l’apophatisme persiste et se manifeste chez eux.
220

[28] [L’apophatisme] consist in the negation of the negations between metaphors, so as


to transcend the domain of metaphorical discourse itself, of both affirmative and
negative, in the sense in which to negate is not to deny the truths which that discourse is
capable of conveying, but is to denote their limitation. (DG, p. 39)

L’apophatisme, cette stratégie discursive à la fois épistémologique et spirituelle,


est une sorte de rappel continuel adressé à l’esprit humain de reconnaissance de ses
limites à l’égard de l’objet «Dieu». Dans ce contexte, est «mystique» ce qui reconnaît
l’absolue transcendance de Dieu vis à vis de l’esprit et du discours humain et d’une
manière générale de l’expérience humaine. Turner note à propos de l’auteur du Nuage
d’inconnaissance : «his apophaticism is as much an apophaticism of desire as of
intellect : he resists [...] any tendency his voluntarism may have generated towards a
voluntarist ‘experimentalism’» (DG, p. 221). Les anciens et les médiévaux utilisaient
des métaphores (telles celles de la lumière et de l’obscurité) pour dénier qu’une
expérience de Dieu, du transcendant, soit possible. L’expérience religieuse ultime ne s’y
présentait pas comme une expérience positive ou même négative, mais comme une
négation de l’expérience (d’où le terme voie négative) ; l’apophatisme n’est ni une
pensée ni une pratique d’une expérience de la négativité mais, comme le démontre bien
Turner, dans son sens strict, la négation de l’expérience, la non-expérience :

[29] not [...] is the apophatic ‘unknowing’ to be described as the experience of negativity
(‘experience of absence’) ; rather it is to be understood as the negativity of experience
(the absence of ‘experience’). The apophatic is not to be described as the
‘consciousness’ of the ‘absence of God’, not, at any rate, as if such a consciousness were
an awareness of what is absent. (DG, p. 264 souligné dans le texte)

[30] we can be conscious of the failure of our knowledge, not knowing what it is that
our knowledge fails to reach. This is not the same thing as being conscious of the
absence of God in any sense which entails that we are conscious of what it is that is
absent. God cannot be the object of any consciousness whatever. (DG, p. 265, souligné
dans le texte)
221

L’apophatisme est également une critique radicale de l’imagination, puisque les


images employées pour parler de Dieu, si elles sont nécessaires (sinon on ne peut rien
dire, rien penser) sont également reconnues comme «infiniment» déficientes.

[31] as in The Cloud of Unknowing, so in Augustine’s De Trinitate, may be found that


dialectical critique of ‘imagination’ for which the exploitation of imagination’s
repertoire leads to the transcendence and critique of imagination itself, in what Minnis
has described as the Cloud’s ‘Imaginative denigration of imagination and symbolic
rejection of symbolism’. (DG, p. 254)

[32] apophasis is a Greek neologism for the breakdown of speech, which, in face of the
unknowability of God, falls infinitely short of the mark. (DG, p. 20, souligné dans le
texte)

Cependant, avec les changements épistémiques opérés à la modernité, la


mystique a commencé à revêtir un autre sens, contraire en fait à l’apophatisme, le sens
d’une expérience de la transcendance : c’est ce que Turner pointe par la notion
d’«expérimentalisme» : le contenu des métaphores a continué d’être retenu mais sans la
dialectique qu’elles impliquent [15].

[33] I have called that deformation of the dialectics ‘experientialism’, for it consists in
the practical confusion of these levels so as to translate into the first-order terms of
religious experience that which in truth is the second-order, apophatic critique of that
experience. (p. 259)

Dans ce contexte épistémique, les mêmes métaphores se sont trouvées à remplir un rôle
contraire à leur rôle d’origine, celui d’appuyer et d’exprimer une expérience, par
exemple une expérience de la lumière ou de l’obscurité de Dieu. C’est pourquoi la
mystique médiévale devrait paraître, en toute logique, comme anti-mystique au point de
vue moderne [10] ; et l’inverse est aussi vrai : pour la mystique antique et médiévale, la
mystique moderne paraîtrait anti-mystique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, à
222

partir de la fin du Moyen Age, le discours mystique (Eckhart, l’auteur du Nuage


d’inconnaissance, Denys le Chartreux, Jean de la Croix) s’est mis à s’opposer
ouvertement et avec insistance à la déformation de la spiritualité introduite par les
tendances psychologiques et expérientalistes.

[34] In both Eckhart and in The Cloud of Unknowing is found for the first time a
conscious employment of the dialectics of negativity in a polemic against an esoteric and
psychologically reductionist conception of the ‘mystical’. (DG, p. 270)

[35] John’s [of the Cross] ‘dark nights’ are the metaphors not of experience, but a
dialectical critique of experientalist tendancies. (DG, p. 227 souligné dans le texte).

[36] There was little evidence of an ‘experimentalism’ to be found in the Cloud Author,
much of a reaction against it; and there is an ambiguity in Denys the Carthusian. It
remains the case that these authors, and Eckhart before them, detected tendencies which
are indicative of the thinking I have defined as ‘experientalist’ and these late medieval
tendencies, reinforced progressively by centuries of development in Christian spiritual
writing since, are certainly reflected in some important literature on ‘mysticism’ in the
modern period.» (DG, p. 261)

Pour que la notion d’expérience prenne cette place centrale dans l’épistémè
spirituelle, il aura fallu que l’anthropologie sous-jacente subisse une transformation. Il
est apparu très vite à Turner que la notion d’expérience ne peut se penser sans celle du
«moi»218, de l’instance qui fait l’expérience. La perspective moderne a si bien intégré la
psychologisation du sujet humain, qu’elle ne peut imaginer, comprendre ou admettre que
le sujet puisse être autre chose qu’un «moi». Cette perspective, appliquée dans le
domaine spirituel, a produit la version moderne de la mystique, l’expérience mystique.
La conception apophatique, caractéristique de la spiritualité ancienne et médiévale, ne
218
La notion de «self» telle que l’emploie Turner correspond au «moi» en français. Le Larousse français-
anglais indique que «self» correspond, au sens philosophique, au moi, à ego ; Larousse-Chambers indique
qu’au sens psychologique, self signifie moi. Nous apportons cette précision parce qu’il existe, dans
certains courants de pensée, une notion de «soi» qui correspond à une instance qui relèverait d’un moi
supérieur ou transcendant.
223

proposait pas qu’une théologie apophatique, son anthropologie était également


apophatique. L’apophatisme apparaîtra alors comme la limite imposée au moi par la
transcendance (de Dieu) : de Dieu, le moi ne peut faire l’expérience.

[37] This medieval tradition of ‘mysticism’ conceived as the moment of negativity


immanent within the ordinary practice, theoretical and moral, of the Christian life,
disappears when the dialectic is detached from the metaphoric, leaving the metaphoric
stranded, as it were, in isolation, minus its underpinning hierarchy of ontology and
epistemology. What emerges from the decline of the apophatic tradition is no longer a
true dialectic, but rather a two term, anti-intellectualist, experientalist ‘voluntarism’, in
which the first order is collapsed into the first order and the metaphors of negativity are
reduced to the standing of some mere first-order negative metaphors. (DG, p. 272)

Nous touchons ici à l’un des apports majeurs de l’analyse de Turner à l’étude de
la spiritualité chrétienne : le niveau critique de l’apophatisme est reconnu comme «un
moment» dans une démarche spirituelle globale. Il est peut-être un moment fort, mais il
n’est qu’un moment qui fait partie d’une démarche globale— il n’est pas une pratique
indépendante de la pratique (commune) du christianisme. L’apophatisme fait partie
intégrante de la pratique du christianisme, il ne lui est pas accessoire. L’apophatisme,
comme l’oxymoron, ne produit pas un troisième terme, parce que ce qu’il produit, nous
ne pouvons le connaître : «extase» selon Certeau (FM, p. 198), inconnaissance
(«unknowing» [25]) selon Turner, suspension du sens. En voulant récupérer ce moment
négatif, cette suspension du sens en «expérience», la spiritualité moderne a fait de
l’apophatisme une «expérience» extraordinaire, une expérience de la transcendance, une
expérience qui déborde la pratique commune, avec les apories que cela implique au
regard de l’universalisme du christianisme.

Avec Denys Turner, non seulement la précédence du symbolique est


présupposée, elle fait partie du bagage commun du christianisme. Dans la tradition
224

apophatique, il n’est pas possible pour l’homme de faire l’expérience de Dieu ; mais —
il peut le savoir, savoir Dieu parce qu’il est donné dans les textes, par la tradition
commune de la foi, sans savoir pour autant et définitivement ce qu’il est. Dans cette
vision, l’homme peut accepter Dieu (ou ne pas l’accepter) et agir en conséquence, —
mais pas l’expérimenter, comme la mystique moderne prétend (ou semble prétendre) le
faire.

[38] if we do not know what God is, and if we cannot be conscious of God’s presence,
then we do not know, and cannot be conscious of, what it is that is absent. […] We can
of course know that God is present to us. We can struggle to say what we mean by this.
We can live a life centred upon that knowledge. We can experience the world in all sorts
of ways consequent upon that knowledge […] And so we can, in a sense, be aware of
God, even be conscious of God ; but only in that sense in which we can be conscious of
the failure of our knowledge, not knowing what it is that our knowledge fails to reach.
(DG, p. 264-265)

Avec le travail de Turner, donc, l’expérience mystique est remise à sa juste place,
la reconnaissance de son impossibilité, en tant qu’immédiate, constituant l’ascèse
dernière du mystique. Le faux problème que constitue une conception binaire de la
mystique qui voudrait y voir un phénomène affectif (et expérientiel) au lieu d’un
phénomène d’ordre cognitif et intellectuel se trouve résolu, par Turner (comme par
Certeau et Bergamo), par la démonstration de la précédence du symbolique et du
cognitif sur l’affectif et l’expérience, précédence ne signifiant pas exclusion. C’est
pourquoi d’ailleurs Turner dénonce l’anti-intellectualisme des tendances expérientielles.
L’anti-intellectualisme peut être vu comme le refus, sous la pression du désir unitaire, de
reconnaître la dimension nécessairement symbolique, et en tant que telle donnée, de la
spiritualité. L’humain n’est pas plus à l’origine de sa spiritualité qu’il n’est à lui-même
sa propre origine.

En mettant l’accent sur l’expérience au lieu de la stratégie discursive, la


spiritualité moderne a réinterprété l’apophatisme en des termes exclusivement
expérientiels, c’est-à-dire sans tenir compte de la démarche cognitive qui le fonde, ce qui
225

est contraire à l’esprit de l’apophatisme. De plus, le cadre épistémique du sujet


ontologique dans lequel était appliquée cette stratégie discursive et spirituelle est
tellement éloigné du modèle qui supporte le moi moderne, qu’il ne pouvait se produire
que mésinterprétation, conflit et aporie dans la notion moderne de mystique. D’où les
grandes difficultés que les mystiques modernes, et particulièrement ceux du XVIIe
siècle français, ressentaient envers le moi. L’anthropologie moderne ayant opté pour un
modèle positif («Je pense donc je suis», sujet de conscience), la tradition spirituelle qui
se réclamait de la théologie mystique (négative), d’origine apophatique, n’a pu
qu’interpréter en termes de «perte du moi», de «mort du moi», de «haine du moi», le
nouveau rapport mystique à Dieu, dans le sentiment qu’il y avait «erreur sur la
personne». Ces rapports difficiles du mystique chrétien avec le «moi» sont d’ailleurs
l’une des raisons du rejet de la spiritualité de cette époque par le lecteur de notre époque,
tant le moi est une valeur contemporaine indiscutable.

En somme, le programme de l’énonciateur est épistémologique. Il vise d’une part


à démontrer, après avoir montrer la logique interne des textes, que la différence dans les
épistémologies de lecture entraîne des mésinterprétations des textes [10, 14]219. La
sensibilité moderne mésinterprète les idées anciennes qu’elle réinterprète spontanément
dans les catégories de sa propre épistémè. L’énonciateur préfèrerait finalement qu’on
refuse, mais en toute connaissance de cause, la conception des anciens, plutôt que de les
trahir dans un malentendu qui va jusqu’à interpréter leurs idées à contre-pied.

[39] the possibility that certain quite contemporary developments in Western thought,
associated with ‘post-modernism’, contain a revival of that awareness of the
‘deconstructive’ potential of human thought and language which so characterized
classical medieval apophatism. Those remarks contain the agenda of another book as
much as the conclusion of this one. (DG, p. 8)

219
L’expression anglaise «misread» («if we read the medieval Neoplatonic mystics from within the
perspectives of a contemporary experimentalism we will very grossly misread them» [10]) rend mieux que
le le français l’idée de mésinterprétation du côté de la lecture.
226

Et d’autre part, et c’est sa conclusion ultime, un «agenda» pour une prochaine recherche,
l’énonciateur vise à proposer que les développements récents de la pensée occidentale
dans le domaine du langage et du paradigme dit postmoderne ont beaucoup en commun
avec l’apophatisme des anciens. Turner ne développe pas l’idée que «certains des
développements contemporains de la pensée occidentale» [39] qui rejoignent
l’apophatisme relèvent d’une anthropologie du langage, — il se contente de l’associer
au paradigme dit postmoderne, plausiblement en raison de l’élément de déconstruction
qu’il contient —, mais nous ne pensons pas nous tromper en l’y associant. Sans entrer
dans la problématique controversée de la «postmodernité», nous nous contenterons de
nous en tenir au paradigme du langage, puisque ce que Turner pointe, c’est «le potentiel
de déconstruction du langage humain» lui-même [39].

1.224 Le rapport à l’objet

Si la méthodologie de Turner n’est pas explicitement sémiotique, elle est


structurale et d’esprit sémiotique220. Comme nous l’avons vu dans la structure
d’énonciation, l’acteur premier ou principal est constitué par le texte, des faits textuels
ou des faits de langage (les métaphores), desquels l’énonciateur se tient au plus près :
«Our approach to the development of Western Christian apophatic theology has thus far
been severely and narrowly textual» (DG, p. 137). L’objet de la recherche, les figures du
discours mystique (les métaphores pour Turner), sont traitées sur le plan du langage et
non sur le plan de réalités qu’elles seraient censées représenter. La démarche de Turner
est très proche de la sémiotique puisqu’il travaille sur les figures du texte et non sur des
concepts épistémiques rattachés a priori aux figures du texte. Ce qui lui permet de faire
un constat très sémiotique : l’apparente similarité des figures n’aboutit pas
nécessairement à la même finalité : [9] «that the purposes of these metaphors serve for

220
Turner est très attentif aux oppositions sémantiques, à la dimension spatiale et même à l’énonciation
quoique de manière informelle : par exemple : «he [Denys le Chartreux] makes clear, in the third book of
De Contemplatione, the terms ‘contemplation’ and ‘mystical theology’ are, for Denys, synonymous. So
frequently does he insist upon this synonymity that this is plausible to read some anxiety into his
insistence upon it ; it is as if he were reacting to a tendency to think in different terms» (DG, p. 212).
227

Christians today are very different form the purposes which they served within the
ancient and medieval traditions of Christianity in the West»221. Pour arriver à ce constat,
il faut avoir intégré que la similarité des phénomènes langagiers (les mêmes mots, les
mêmes métaphores, etc.) n’implique pas nécessairement l’équivalence de signification,
qui, elle, est construite par la mise en discours.

Il considère l’apophatisme non seulement comme une stratégie de langage mais


comme une réflexion sur le langage lui-même222 :

[40] At any rate as a theory of language, in the medieval apophaticist’s obedience to the
conditions under which language as such breaks down in disorder, in his subtle sense of
the power of that which is inacessible to language to determine language expresses,
therefore in the character of discourse as deconstruction, there is much to arouse the
contemporary mind. (DG, p. 273)

D’autre part, parce qu’il lie intrinsèquement «apophatisme théologique» et


«anthropologie apophatique» : «For in these authors [médiévaux jusqu’à Jean de la
Croix] may be found what I have called an ‘apophatic anthropology’ as radical as their
apophatic theology, the one intimately connected with the other» [16], il s’inscrit dans ce
que nous avons décrit dans l’introduction comme le modèle «négatif» de l’anthropologie
du langage contemporaine, une anthropologie négative du sujet223.

Turner associe le désordre provoqué dans le langage par l’apophatisme à une


déconstruction [40] : nous l’avons vu lors de l’analyse de l’oxymoron (supra p. 212-
213), il insiste sur le fait que l’oxymoron déconstruit la logique binaire plutôt qu’il ne
réalise la conciliation des contraires. Ce point est important pour notre thèse. La

221
«For though the medieval Christian neoplatonist used that same language of interiority, ascent and
oneness, he or she did so precisely in order to deny that they were terms descriptive of ‘experiences’»
(DG, p. 4).
222
La définition que donne l’EU de l’apophatisme va dans le même sens : «démarche de l’esprit visant
une transcendance à travers des propositions négatives. Cette démarche apophatique, [...] a été
systématisée dans la tradition platonicienne, puis dans la théologie chrétienne dans la mesure où celle-ci
est l’héritière du platonisme. Mais on en découvre l’existence dans d’autres courants de pensée, même
dans le positivisme logique de Wittgenstein [...] Cette extension de l’apophatisme peut s’expliquer par la
condition propre au langage humain, qui se heurte à des limites insurmontables s’il veut exprimer par le
langage ce qui s’exprime dans le langage» (vol. 22, 1995, p. 496-1).
223
Le sujet n’est pas... une substance, le sujet n’est pas... tout, le sujet n’est pas... le moi.
228

conciliation des contraires se présente en définitive comme une voie de lecture ou


d’interprétation de la structure oxymorique. Et cette voie consiste à résoudre la
contradiction dans l’unité. L’interprétation fait alors retour à l’unité. La conciliation des
contraires peut être envisagée comme une procédure de lecture motivée par le désir
d’unité. Certeau, dans sa propre analyse de l’oxymoron mystique, propose que «la
contradiction qu’il pose n’est pas “tragiquement proclamée” comme dans l’antithèse,
mais “paradisiaquement assumée” ; elle a valeur de plénitude, alors que dans l’antithèse
elle est tension insurmontable»224. Certeau repère donc, dans la plénitude et la référence
paradiasiaque, qui sont des formes du désir d’unité, une certaine lecture de l’oxymoron.
Mais Certeau ne voit pas là, lui non plus, la forme définitive de l’oxymoron. Comme
Turner, il y repère aussi et surtout un désordre, une «déviance», une «étrangeté» dans
l’ordre de la langue. Il conclut sur la fonction d’écart, de dissimilitude produite par
l’oxymoron. «L’oxymoron tranche avec l’univers des “similitudes”» (FM, p. 198),
l’univers des similitudes étant celui que Foucault a thématisé comme pré-moderne,
royaume du «même» et de «l’un» (supra p. 77, 128). Mais si l’oxymoron n’est pas
uniquement la figure de la conciliation des contraires dans une unité paradisiaque, quelle
peut bien être sa fonction mystique? «Il pointe une absence de correspondance entre les
mots et les choses» conclura Certeau (FM, p. 199) ; il a donc, comme le pense également
Turner, une fonction critique, tout en conservant sa dimension et son effet poétique.

224
De Certeau, FM, p. 198, cite ici Dubois, Rhétorique générale, 1970, p. 120-121.
229

1.225 Conclusion : une critique de l’expérience spirituelle

Mino Bergamo avait observé une discontinuité dans l’interprétation des figures
mystiques du paradigme ancien (Antiquité et Moyen Age) au paradigme de la
modernité. Denys Turner observe également une discontinuité dans les écrits de la
tradition antique et médiévale et les écrits mystiques de la modernité (XVIe-XVIIe
siècles). La tradition antique et la tradition médiévale qui se réfère à la première sont
essentiellement apophatiques, c’est-à-dire dans une stratégie discursive qui produit
l’effet Dieu comme transcendant, inatteignable par les facultés humaines. Turner
radicalise cette discontinuité en démontrant que l’essentiel même de l’apophatisme
réside dans la non expérience de Dieu. Les auteurs mystiques eux-mêmes ne font pas ou
peu état de ce type d’expérience et, d’autre part, ceux qui le font, notamment les
modernes, n’attachent pas une importance significative, et encore moins définitoire, aux
aspects expérientiels.

Avec Denys Turner, non seulement la précédence du symbolique est


présupposée, mais elle est intégrée, avec l’apophatisme, à la pensée chrétienne.
L’apophatisme, qui représente l’élément mystique selon Turner, n’est pas une pratique
indépendante du christianisme. L’apophatisme fait partie intégrante de la pratique du
christianisme, il ne lui est pas accessoire. Si l’apophatisme est bien l’élément mystique,
c’est dire que «la mystique» fait partie intégrante du christianisme.

Ce qui est particulièrement intéressant avec l’étude de Denys Turner, c’est que la
préoccupation est d’ordre épistémologique mais en même temps explicitement
théologique, niveau qui n’est pas couvert par les autres analyses (ce n’était pas le cas
pour Bergamo et ce ne sera pas le cas non plus dans le prochain texte de Certeau). Si
Turner livre une leçon d’herméneutique et d’épistémologie, il offre également une leçon
de spiritualité. Nous nous rappellerons les difficultés rencontrées par les discours
théologiques précédents (DCT, DVS), difficulté notamment à concilier «mystique» et
«christianisme». Ces difficultés apparaissent rétrospectivement relever d’une bonne
intuition, puisqu’une lecture textuelle de textes fondateurs de «la mystique» chrétienne
230

permet de préciser que «la mystique» chrétienne n’est pas (ni d’abord ni en définitive)
une «expérience» initiée par le désir (et plus précisément par le désir d’unité). Une
lecture qui part avec cette idée ne peut que mésinterpréter les textes, ce qui n’est
certainement pas souhaitable sur le plan épistémologique, mais l’enjeu est plus
important, puisqu’il s’agit de l’interprétation de la spiritualité chrétienne et donc de
l’esprit du christianisme lui-même.

Nous pensons, quant à nous, que l’anthropologie du langage nous rapproche de


l’épistémologie des anciens dont l’épistémè moderne nous avait éloigné. Le lecteur aura
remarqué que nous parlons d’épistémologie à propos de la conception des anciens, plutôt
que simplement d’épistémè. Car si nous avons bien compris Turner, l’apophatisme est
effectivement une attitude et une stratégie épistémologiques, en tant que critique de la
connaissance et des limites du langage, mais aussi et en conséquence en tant que critique
de l’expérience spirituelle (mystique) et de sa possibilité.
231

1.23 Certeau, Michel de. La fable mystique : XVIe-XVIIe siècle.


Paris : Gallimard, 1982. 414 p. (Tel)

De l’ouvrage de Michel de Certeau, La Fable mystique, nous ne nous


intéresserons qu’à la troisième partie : «La scène de l’énonciation» et à l’introduction
générale. Nous examinerons plutôt l’introduction générale que l’introduction à la
troisième partie, parce que cette dernière est consacrée à une mise en place du contexte
historique du discours mystique plutôt qu’à la présentation de l’analyse qui se trouve
dans l’introduction générale. Comme pour l’étude de Turner, nous devrons reconstituer
la logique de l’argumentation, le texte étant trop étendu pour être traité dans son
intégralité. Le texte de Certeau est difficile à traiter, difficile à soumettre à l’analyse :
littéraire et scientifique, méthodique et poétique, critique et désirant, il est d’une
richesse, d’une abondance où tout semble importer225. L’enjeu n’est pas que nous ne
puissions pas en rendre compte sémiotiquement dans son intégralité, mais que
l’entreprise nécessiterait plus d’investissement que nécessaire aux fins de cette thèse.
Nous avons déjà porté un regard sémiotique sur un texte de Certeau, son article pour
l’Encyclœpedia Universalis. Le regard que nous poserons sur La Fable mystique sera en
même temps l’occasion de valider notre première lecture.

1.231 L’attitude épistémique et la structure d’énonciation

Puisque Certeau ouvre son texte par l’explication de son attitude épistémique,
nous commencerons donc, avec lui, par là.

[1] Ce livre se présente au nom d’une incompétence : il est exilé de ce qu’il traite.

225
Nous ne reprocherons pas à De Certeau ce que, selon la légende, l’empereur Léopold II reprochait à
Mozart : trop de notes dans sa musique...
232

[2] L’écriture que je dédie aux discours mystiques de (ou sur) la présence (de Dieu) a
pour statut de ne pas en être.

[3] Elle se produit à partir de ce deuil, mais un deuil inaccepté, devenu la maladie d’être
séparé [...]

[4] Un manquant fait écrire.

[5] Il ne cesse de s’écrire en voyages dans un pays dont je suis éloigné.

[6] À préciser le lieu de sa production, je voudrais éviter d’abord à ce récit de voyage le


«prestige» (impudique et obscène, dans son cas) d’être pris pour un discours accrédité
par une présence, autorisé à parler en son nom, en somme supposé savoir ce qu’il en est.
(FM, p. 9 souligné dans le texte)

Déjà, en incipit, l’attitude est surprenante : quelle sorte d’énonciateur peut avoir
l’insolence, ou l’innocence, d’introduire un ouvrage serré de 411 pages, quand même
publié chez Gallimard dans la collection «Bibliothèque des Histoires», «au nom d’une
incompétence» [1]? Sur le plan modal, l’incompétence226 se présente comme un /ne pas
pouvoir/ ou /ne pas pouvoir savoir/ pour /faire/. Dans l’univers scientifique,
l’«incompétence» est bien la dernière tare dont on attendrait la réalisation d’une oeuvre.
L’énonciateur s’explique tout de suite : «il est exilé de ce qu’il traite» [1].
L’incompétence tient dans une distance qui est plus qu’un éloignement de ce qu’il traite,
une véritable séparation : «l’exil» envoie dans un ailleurs, il fait émigrer dans un autre
pays. L’énonciateur se positionne ainsi explicitement à l’extérieur des discours
mystiques : «l’écriture que je dédie aux discours mystiques a comme statut de ne pas en
être» [2]. Les discours mystiques se caractérisent ou se définissent d’être des discours
«de la présence» ou «sur la présence (de Dieu)» [2]. C’est donc en rapport à «la
présence» que l’énonciateur se déclare incompétent [2]. Ce serait de «la présence», (ou

226
La compétence, au sens juridique, est l’aptitude reconnue à une autorité de faire tel ou tel acte (Petit
Robert). Au sens général, c’est une «connaissance approfondie qui confère le droit de juger ou de décider
en certaines matières» (Petit Robert).
233

d’une métaphysique de la présence), plus que de Dieu, dont il serait question finalement
dans la mystique —ce serait la présence plus que Dieu qui serait mise en question dans
la mystique. Que «la présence» soit celle de Dieu apparaît presque facultatif puisque
Dieu est mis entre parenthèses (la présence, en l’occurrence celle de Dieu). Mais peut-
être la mise entre parenthèses vient-elle plutôt signifier que Dieu est ce qui poserait le
plus exemplairement la problématique de la présence ?

L’écriture de l’énonciateur est produite à partir du «deuil» de «la présence», de la


constatation (difficile) que la présence n’est pas, ou plus exactement, n’est plus,
puisqu’un deuil a dû être élaboré. L’écriture de l’énonciateur est «dédiée» aux discours
mystiques : dédier c’est consacrer, offrir son temps et son énergie à un objet dont on
reconnaît la valeur et dont on veut contribuer à faire reconnaître la valeur. L’objet est
estimé, le deuil est «inaccepté», être séparé fait mal [3]. L’attitude épistémique qui se
révèle ici est une attitude à la fois critique et désirante : le deuil de la présence, qui est la
position qui doit et qui est adoptée227, reste inaccepté. Le deuil ne se referme pas sur lui-
même, le désir reste ouvert, en souffrance.

C’est alors ce qui manque qui fait écrire [4], qui remplit le rôle du Destinateur
pour l’énonciateur. Ce qui manque est dit «un manquant» : le «un» manquant? la
présence de l’un manque228 ou la présence qui fait l’un manque? Qu’est-ce que le
sentiment de l’unité sinon le sentiment de la présence, présence à soi-même, présence de
l’autre en soi?

Cette précision de sa position par rapport à son objet paraît assez importante à
l’énonciateur pour être expliquée d’entrée de jeu, à l’ouverture de son ouvrage. Le fait
que le discours de l’énonciateur s’ouvre sur son positionnement est représentatif du rôle
central de l’épistémologie dans son travail. L’énonciateur rend compte de sa propre
modalisation selon le /vouloir/ («je voudrais» [6]), de sa position intime par rapport à
l’objet et à l’énonciataire. La structure d’énonciation est donc intimement et
explicitement reliée à l’attitude épistémique de l’énonciateur. Il s’agit d’«éviter» à son

227
«l’historiographie commence là où l’on fait son deuil de la voix, là où l’on travaille sur des documents
écrits» (p. 22 souligné dans le texte) : la voix est une forme de la présence.
228
«L’Un n’est plus là» (FM, p. 10).
234

discours d’«être pris pour» ce qu’il n’est pas, pour un discours de ou sur la présence,
(dont il n’a fait cependant le deuil que partiellement, puisque le «deuil» est «inaccepté»
[3]). Mais l’énonciateur ne peut intervenir que dans sa propre énonciation ; comment
alors éviter à son discours d’être pris pour ce qu’il n’est pas sinon en ne se donnant pas
pour tel? Il s’agit de ne pas donner dans le «prestige», l’illusion séduisante, (être pris
pour ce qu’il n’est pas), du discours «supposé savoir»[6], du discours du maître ou ici du
mystique. C’est pourquoi l’énonciateur scientifique avoue explicitement sa distance de
l’énonciateur mystique. De cet énonciateur-ci, on ne pourra pas penser qu’il faut bien
être un tant soit peu mystique soi-même pour comprendre les mystiques229. C’est le refus
de l’illusoire installation dans le savoir, qui n’est jamais en définitive qu’un savoir
partiel, que l’énonciateur revendique comme sa propre position, l’«incompétence» «au
nom» de laquelle il travaille [1]. En même temps c’est ce qu’il demande à l’énonciataire
d’accepter. Le sujet d’énonciation motivé par le désir du /pouvoir/ que confère le
/savoir/ ou par le désir de /pouvoir savoir/ ne trouvera pas son compte ici — peut-être les
dédales de l’écriture de Certeau, en même temps qu’ils rendent compte d’un parcours
difficile (au sens de sans facilité) écartent-ils également les intrus. Comme nous l’avions
remarqué pour l’article de l’EU, il n’y a pas de /savoir/ affirmé dans l’énonciation de
Certeau (supra p. 179).

C’est donc une métaphysique de la présence qui est mise en cause et refusée par
l’énonciateur, — qui se reconnaît en cela fidèle aux mystiques eux-mêmes : «Aussi, les
“vrais” mystiques sont-ils particulièrement soupçonneux et critiques à l’égard de ce qui
passe pour “présence”. Ils défendent l’inaccessibilité à laquelle ils se confrontent» (FM,
p.14)230. Si la mystique se réfère essentiellement à un discours de ou sur la présence, et
que ce discours n’est pas le fait de l’énonciateur mystique, où se loge-t-il, sinon dans le
désir et le discours de l’énonciataire? En reconnaissant le désir de la présence plutôt que
la présence comme telle, en affirmant donc sa distanciation d’une métaphysique de la
présence, l’énonciateur se rapprocherait paradoxalement des énonciateurs mystiques.
Avec la reconnaissance du désir d’unité — dont le désir de la présence est l’une des

229
Postulat que nous avons vu se profiler chez Lalande et chez Davy.
230
Si la mystique se réfère essentiellement à un discours de ou sur la présence, et que ce discours n’est pas
le fait de l’énonciateur mystique, où se loge-t-il, sinon dans le désir et le discours de l’énonciataire?
235

formes —, désir et non réel, nous atteignons un second niveau épistémique, le niveau
critique. Chez le mystique, ce niveau constitue un critère axiologique (les «vrais»
mystiques sont critiques). Chez le scientifique, ce niveau constitue un critère
épistémologique, par la reconnaissance du désir à l’oeuvre dans le sujet humain qu’est le
scientifique.

1.232 Le programme et le rapport à l’objet

[7] Mon analyse de son histoire [de la mystique] tourne autour de cette fable mystique.
Elle n’est qu’un récit de voyage, fragmenté par le recours à des méthodes diverses
(historiques, sémiotiques, psychanalytiques) dont les appareils permettent de définir
successivement des «objets» saisissables dans une réalité insaisissable. (p. 24)

[8] Mieux vaut donc s’en tenir provisoirement à ce qui se passe dans les textes où
«mystique» figure comme l’index de leur statut, sans se donner à l’avance une définition
(idéologique ou imaginaire) de ce qu’y inscrit le travail scripturaire. (p. 28)

[9] «interpréter» au sens musical du terme cette écriture mystique comme une autre
énonciation, c’est la tenir pour un passé dont nous sommes séparés, et ne pas supposer
que nous nous trouvons à la même place qu’elle. [...] C’est rester à l’intérieur d’une
expérience scripturaire et garder cette sorte de pudeur qui respecte les distances. (p. 29)

[10] une topique organise la scène mystique [...] À la préciser, on établit une première
géographie des lieux. (p. 216)

Le programme consiste à faire «l’analyse de l’histoire» de la mystique [7], mais à


faire une analyse comme on fait «un récit de voyage» [7]. L’énonciateur y tient à cette
déportation, à cet exil (on se rappellera le tout premier énoncé du texte [1]), qui est sa
position d’énonciation. S’il présente son travail «au nom d’une incompétence» [1], cette
236

modalité est motivée à son tour au nom d’une «pudeur» [9]. Le programme était déjà
énoncé pour l’essentiel dans l’ouverture : éviter justement l’impudeur, le «prestige
(impudique et obscène)» [6] d’un discours qui pourrait «être pris pour» accrédité,
autorisé, supposé savoir. Seul l’éloignement [5], la séparation [9], voire l’exil [1] peut
permettre de garder cette distance qu’on appelle pudeur.

Mais le travail de l’énonciateur, tout récit de voyageur qu’il soit — et l’histoire


n’est-elle pas voyage dans le temps? — est aussi travail d’historien, et plus précisément
travail d’épistémologue de l’histoire. En effet, il ne dit pas qu’il fera l’histoire de la
mystique mais «l’analyse» d’une «histoire» qui «tourne autour» d’une «fable
(mystique)». C’est présupposer d’abord que la mystique a déjà une histoire231. C’est
aussi poser que le phénomène mystique dont on fait l’histoire est une fable, de l’ordre
donc de la symbolisation sociale qui passe par la littérature. C’est pourquoi nous
utilisons le même procédé que nous venons de voir sous la plume de Certeau à propos de
la présence (de Dieu), la mise entre parenthèses de l’objet spécifique (la mystique) pour
mettre l’accent sur la nature du dispositif. L’important, sur le plan épistémologique, c’est
que ce soit d’une fable qu’il s’agisse, d’un phénomène dans l’ordre du langage et
comportant donc nécessairement la part de fiction qui est celle du langage lui-même. Le
programme de l’énonciateur tient donc, plus que dans une série programmée d’activités,
dans la spécificité des conditions sous lesquelles le travail est effectué : «le recours à des
méthodes», à des «appareils» qui «permettent de définir successivement des “objets”
saisissables», dans une épistémologie qui pose «une réalité insaisissable» [7]. La
condition épistémologique est un préalable obligé pour faire de l’histoire selon Certeau.

[11] Derrière les documents venus jusqu’à nous, peut-on supposer un référent stable
(une «expérience» ou une «réalité» fondamentale) qui permette de trier les textes selon
qu’ils en relèvent ou non? (FM, p. 27)

231
Cette histoire présupposée de la mystique est racontée exemplairement dans le paragraphe
d’introduction de l’article du DCT (supra, p. ).
237

Supposer un tel référent, ce serait «postuler derrière les documents un n’importe


quoi, indicible malléable à toutes fins» (FM, p. 28). Ce que Certeau appelle
lapidairement «un n’importe quoi», c’est en tout cas un objet imaginaire ou un objet de
savoir. Or, c’est le postulat épistémologique de Certeau, «l’Autre qui organise le texte
n’est pas un hors-texte» (FM, p. 27) ; ce n’est pas un objet derrière le texte qui organise
le texte, c’est une structure symbolique qui n’est pas en dehors du texte ni derrière le
texte, mais qui est de l’ordre du texte et dans le texte.

Ceci étant posé, «mieux vaut donc s’en tenir à ce qui se passe dans les textes»
[8]. La mystique est d’abord pour Certeau un fait de langage dans un contexte socio-
historique, une «nouvelle» manière de traiter un «langage religieux reçu», et une
«nouvelle» manière de parler232. Dans l’épistémologie de l’énonciateur, les textes sont
considérés comme un lieu où se déploie une dynamique, un mouvement, où quelque
chose se passe, le «travail scripturaire» [8]. Les textes ne se réduisent pas aux
définitions, aux concepts qu’on en tire, objets de savoir qu’on forge à partir d’eux. Dans
cette épistémologie, somme toute modeste vis à vis de ses capacités à saisir une
«réalité», le programme de l’énonciateur vise à «établir une première géographie des
lieux» [10], de l’organisation des lieux (la topique) dans laquelle se déploie le discours
mystique. Pour ce faire, il se livre à une analyse de l’énonciation du discours mystique,
sur des bases linguistiques et sémiotiques.

1.234 L’énonciation mystique

[12] En isolant une problématique où nous pouvons reconnaître aujourd’hui celle de


l’énonciation et qui se traduisait alors par le divorce entre l’amour et la connaissance,
par le privilège de la relation sur la proposition, etc., ils [les mystiques] quittent l’univers
médiéval. Ils passent à la modernité. Cette transformation s’effectue pourtant à
232
Nous rappellerons ce qui est bien connu du travail de De Certeau, son histoire du «mot» mystique.
L’essentiel de son argumentation consiste à démontrer que la substantivation du mot mystique,
changement opéré sur le plan de la langue, est un indice d’un changement opéré sur le plan social. Avant
cette transformation, l’adjectif mystique signifiait spirituel ou contemplatif.
238

l’intérieur du monde qui «décline». Elle respecte globalement le langage religieux reçu,
mais elle le traite autrement. (FM, p. 15)

[13] L’activité illocutoire se manifeste dans le discours [mystique] par le privilège


accordé aux éléments «indiciels», c’est-à-dire pragmatiques ou subjectifs, de la langue,
de sorte que le langage énoncé devient le récit des conditions et des modalités de sa
propre énonciation (FM, p. 223)

Certeau a repéré dans la forme du discours mystique une caractéristique qui en


fait sa particularité par rapport aux autres types de discours religieux et aux discours
spirituels qui l’ont précédé. Le discours mystique se présente donc, dans la lecture qu’en
fait Certeau, comme une problématique de l’énonciation, problématique qui inclut ou
concerne d’abord et avant tout le sujet (de l’énonciation). La nouveauté de «la»
mystique, de ce que représente le terme substantivé, la nouveauté de la mystique à la
modernité, tient dans le fait que la spiritualité se situe dans ce «nouveau lieu qu’est le je»
(FM, p. 221), le sujet. La perspective moderne a si bien intégré la psychologisation de la
mystique qu’elle la considère spontanément dans un paradigme de relations entre sujets
(relation du mystique avec Dieu et inversement, relation de l’énonciateur mystique avec
ses énonciataires). Or, comme le montre Certeau, l’accent mis sur la relation est un
changement de paradigme qui s’effectue à la modernité : antérieurement, l’accent était
mis sur la proposition (l’énoncé) [12]. La problématique du sujet mystique moderne
n’est plus celle des énoncés, de la vérité ou de la valeur des «propositions» [12], mais
celle de la vérité ou de la valeur de l’énonciation elle-même, de l’énonciation comme
acte. Le discours dit mystique se constitue d’«échanges spirituels qui embraient sur la
question du sujet» (FM, p. 221), — sur l’énonciation — en se «distinguant des savoirs
constitués» — dans les énoncés. L’énonciation mystique «respecte globalement le
langage religieux reçu» [12] — les énoncés — c’est-à-dire qu’elle use du même langage
(des mêmes métaphores dirait Turner) que la tradition spirituelle qui l’a précédée ; «mais
elle le traite autrement», c’est-à-dire qu’elle n’entend plus et ne dit plus de la même
manière que la tradition spirituelle qui l’a précédée.
239

L’hypothèse selon laquelle Certeau considère que le discours mystique est «le
récit des conditions et des modalités de sa propre énonciation» [13] et que, par là, il
soulève la problématique de l’énonciation pour tout sujet, fait partie de notre propre
cadre théorique. C’est en raison des hypothèses et des résultats de Certeau que nous
portons une attention particulière à la modalisation dans notre thèse. Il s’appuie lui-
même sur l’élaboration sémiotique du rôle de la modalisation dans l’énonciation233. À
notre connaissance, l’investigation de la modalisation du sujet mystique n’a guère été
reprise depuis Certeau. Nous examinerons donc le travail de Certeau sur les modalités
mystiques et les résultats auxquels il arrive.

1.2341 Je veux

[14] Un préalable : le «volo» (FM, p. 225)

[15] le volo est l’a priori et non l’effet du discours. (FM, p. 228)

Première observation d’importance : le /vouloir/ (le volo, «je veux») est un


«préalable» dans le discours mystique (FM, p. 225). La modalité du /vouloir/ est requise
au départ de l’énonciation de l’énonciateur mais aussi à celle de l’énonciataire. Dans le
contrat énonciatif mystique ainsi établi, l’énonciateur s’adresse à ceux qui (en) veulent, à
ceux qui sont déjà au fait ou convaincus pour l’essentiel de ce dont les spirituels parlent.
Certeau fait remarquer que ce discours établit un contrat inverse au discours de
persuasion de la prédication, par exemple, où il s’agit pour l’énonciateur de susciter un
/vouloir/ ou de transformer le /vouloir/ de l’énonciataire. Dans le discours mystique, le
/vouloir/ est «l’a priori et non l’effet du discours» (FM, p. 228). Le programme

233
Voici résumé l’essentiel de la démonstration : «Linguistiquement, la modalité est “une assertion
complémentaire portant sur l’énoncé d’une relation” (Benveniste). Ainsi, quelque chose est ajouté au
contenu et précise une position du locuteur à l’égard du dictum [du contenu, de ce qui est dit]. Ce
complément introduit une modification du prédicat par le sujet : “devoir” ou “pouvoir” indique une
intervention du sujet sur son action ou son attribut. La modalité maximalise l’instance du sujet.
Sémiotiquement, elle repère l’investissement du locuteur dans son énoncé. [...] C’est la modalisation qui
attribue au sujet la compétence discursive et permet la réalisation de l’énoncé ou du discours». (FM, p.
230-231).
240

énonciatif «écrire pour ceux qui veulent» ferme le discours mystique sur lui-même ; en
définitive, il ne s’adresse qu’aux mystiques ou à des énonciataires favorables234. C’est
un discours de l’ordre du privé, de ce qui se dit dans la confiance réciproque, entre
intimes ou entre membres d’une même communauté de désir235.

En conséquence de cette position initiatrice qu’occupe le /vouloir/ dans le


discours mystique, Certeau y voit la modalité régulatrice des autres modalités :

[16] Élevée [la modalité du volo] en principe régulateur des autres modalités (pouvoir,
savoir, devoir) [...] (FM, p. 231) ;

[17] Le préalable du discours mystique [le /vouloir/] pose d’emblée le premier chaînon
d’une dérivation ou d’une suite de verbes modaux (FM, p. 233).

Certeau s’arrête plus particulièrement au rapport du /vouloir/ au /pouvoir/ (FM, p. 233-


237)236. Il rappelle d’abord, à la suite de Surin et d’Eckhart, que s’il en est une condition
sur le plan pragmatique, le /vouloir faire/ n’entraîne pas nécessairement la possibilité de
faire (le /pouvoir faire/)237 : le /vouloir/ est en effet une modalité virtualisante et non
actualisante238. Certeau associe le /vouloir/ au grand thème chrétien de l’«intention» et
par là, le situe dans l’espace «intérieur», dans l’espace de la subjectivité :

234
«Cette présupposition désigne le destinataire requis par le discours (“Je ne m’adresse qu’à ceux qui
[...]”). De Jean de la Croix, qui s’adresse à des “âmes déjà engagées dans le chemin de la vertu”, jusqu’à
Surin, partout cette “convention” est exigée. Elle fait clôture» (FM, p. 227- 228).
235
C’était le cas notamment de Marie de l’Incarnation qui craignait que ses écrits spirituels (la Relation et
ses lettres spirituelles) ne tombent en d’autres mains que celles de son fils.
236
Nous verrons, pour notre part, l’effet du /vouloir/ sur les autres modalités dans l’analyse des textes de
Marie de l’Incarnation et plus particulièrement le rapport du /vouloir/ au /devoir/ (voir chap. 2.2 Le
discours de l’énonciateur mystique).
237
«Surin requiert de ses interlocuteurs qu’ils aient fait ce qu’il appelle “le premier pas” : “une volonté
déterminée de ne rien refuser à Dieu” [...] Il n’en maintient pas moins que [...] le “vouloir faire” n’est pas
identique à la “possibilité de faire”. Eckhart l’avait déjà souligné » (FM, p. 228). Pour qui entendrait ici
des échos des derniers propos de Thérèse de Lisieux («ce que je veux croire» manuscrit C, 4v.-7v.), nous
reviendrons avec la théorisation sémiotique du désir sur cette question de la modalisation selon le /vouloir
croire/ qui, si elle n’est pas équivalente à /croire/, en est le préalable (p. 293).
238
«En prenant en compte le parcours tensif menant à la réalisation», Greimas et Courtés (p. 231) classifie
les modalités du /devoir/ et du /vouloir/ comme virtualisantes, les modalités du /pouvoir/ et du /savoir/
comme actualisantes, le /faire/ et l’/être/ apparaissant en fin de parcours comme les modalités réalisantes.
241

[18] Dans cette procession du vouloir au pouvoir, l’efficace du volo se rattache à l’acte
«intérieur» qu’est l’«intention»» (FM, p. 233);

[19] De saint Augustin à Madame Guyon, une prolifération de nomenclatures, de


définitions et de combinaisons concernant les intentions a construit la carte complexe
d’un «pays intérieur» auquel se réfèrent les voyages mystiques (FM, p. 233-234).

En tant qu’acte «intérieur», en tant que localisé dans l’espace intérieur, le /vouloir/
mystique appartiendrait donc à la dimension du thymique, puisqu’il n’appartient pas à la
dimension pragmatique (comme nous venons de le voir) ni à la dimension cognitive :

[20] cette instauration d’un savoir par un vouloir est ici détachée des contenus sur
lesquels portent habituellement les décisions épistémologiques. Il y a isolement du
vouloir par rapport à tout savoir possible. (FM, p. 230) ;

[21] Un «vouloir» constitue l’a priori que le savoir ne peut plus fournir (FM, p. 227).

Il faut voir dans le fait même que l’attitude volitive mystique soit détachée des contenus
la conséquence du contexte de «détérioration des cadres de référence» (FM, p. 211) dans
lequel elle naît :

[22] [les spirituels] entendent recomposer des places de communication, là où se défait


le système qui garantissait la relation par un réseau hiérarchisé et cosmologique
combinant des états ontologiques à des alliances stables (des clientèles sociales ou des
contrats entre les mots et les choses). (FM, 226)

[23] Quand une infrastructure rigoureuse stabilise le réel, le raisonnement déductif suffit
[...] Mais quand cet ordre s’effondre, les discours persuasifs deviennent nécessaires pour
créer des accords entre volontés, pour établir des nouvelles règles et pour former ainsi
des unités sociales. (FM, p. 228)239

239
Ou encore, comme De Certeau l’exprime dans l’EU, «devient mystique ce qui ne s’inscrit plus dans
l’unité sociale d’une foi ou de références religieuses, mais en marge d’une société qui se laïcise et d’un
242

Nous pensons toutefois qu’il faut se demander (nous le ferons dans la deuxième partie),
cependant, de quelle sorte de persuasion peut relever le discours mystique, puisque,
comme Certeau l’a lui-même indiqué, ce type de discours est à l’inverse d’autres
discours religieux persuasifs qui visent à obtenir ou à transformer (convertir) le /vouloir/
de l’interlocuteur (FM, p. 228, supra p. 8).

1.2342 Je veux...

Deuxième observation d’importance : le /vouloir/ mystique est pur /vouloir/.

[24] Les prédicats sont effacés ou remplacés par «rien» ou par «tout» : je veux rien, je
veux tout, je ne veux que Dieu.

[25] Du fait de la disparition des prédicats particuliers, la proposition verse du côté du


rapport entre le sujet et le verbe, sous la modalité du vouloir qui met en cause la force
d’engagement du locuteur dans son énoncé. [...]

[26] l’évanouissement du contenu (ce qui est voulu) et l’exclusion du passé ou du futur
collaborent au même effet, qui consiste à exorbiter l’acte même du vouloir.

[27] Au principe, il y a un volitif absolu, délié de tout contenu et de tout acquis.

[28] Il a d’autant plus de force qu’il est moins déterminé par un objet. (FM, p. 231
souligné dans le texte)

Tout d’abord, ce que Certeau remarque c’est «l’effacement», «la disparition des
prédicats» c’est-à-dire des objets, dans les énoncés de style mystique tels : «je veux
rien», «je veux tout». La découverte est d’importance : le /vouloir/ mystique n’est pas
tant désir d’objet, si on entend par objet un objet de valeur atteignable («tout» et «rien»

savoir qui se constitue des objets scientifiques ; ce qui apparaît donc [...] sous la forme de faits
extraordinaires, voire étranges, et d’une relation avec un Dieu caché, dont les signes publics pâlissent,
s’éteignent, ou même cessent tout à fait d’être croyables» (p. 1032-3).
243

sont-ils des valeurs atteignables?). S’il n’est pas désir d’objet, sur quoi donc peut porter
le /vouloir/? Le point focal, continue Certeau, se trouve alors déplacé de l’objet (du
/vouloir/) au /vouloir/ lui-même : l’effet de «l’évanouissement du contenu» est
«d’exorbiter l’acte même du vouloir» [26]. Et c’est ce déplacement qui fait la force
(remarquable) du /vouloir/ mystique : «il a d’autant plus de force qu’il est moins
déterminé par un objet» [28]. Mais le /vouloir/ est le fait d’un sujet, il ne tient pas tout
seul. C’est pourquoi, le déplacement du point focal de l’objet au /vouloir/ lui-même
entraîne automatiquement un autre déplacement, sur le sujet, le sujet du /vouloir/ — ou
plus précisément sur le rapport entre le sujet et son /vouloir/ [25]. C’est ainsi que le
/vouloir/ mystique est de l’ordre du performatif : il actualise le sujet. Et c’est ainsi que
Certeau a démontré que la nouveauté de la mystique moderne réside dans l’énonciation
d’une subjectivité, dans une subjectivité qui s’énonce, qui s’affirme, qui se met dans
l’existence en s’énonçant.

L’assertion de Certeau concernant «la disparition» et «l’évanouissement» des


prédicats ou du contenu doit toutefois être relativisée. Il ne s’agit pas d’une disparition
complète de l’objet ; Certeau parle lui-même d’un «remplacement» [24]. Les objets sont
«remplacés» par rien, tout, Dieu. Mais il demeure quelque chose en position d’objet. Car
l’objet se dissout en tant qu’atteignable, mais non pas en tant que désirable (c’est
d’ailleurs parce qu’il est inatteignable qu’il demeure désirable). Nous proposons que le
désir mystique ne soit pas tant désir d’objet parce que l’objet du désir se trouve mis hors
de portée par sa dimension infinie et indéfinie (tout, rien, Dieu). Ce n’est pas, à
strictement parler, parce qu’il n’y a pas d’objet, mais parce que l’objet est inatteignable.
Nous y reviendrons plus tard, mais déjà il convient de mettre en évidence que le
mouvement du /vouloir/ mystique n’est pas clos sur lui-même, que l’insistance sur le
rapport du sujet au /vouloir/ ne ramène pas le sujet à lui-même exclusivement («je me
veux voulant»). Nous nous contenterons pour le moment et sémiotiquement de traduire
le volitif absolu de Certeau par /vouloir vouloir/ («je veux vouloir»). Si le /vouloir/ est
régulateur des autres modalités, il est aussi d’abord son propre régulateur.
244

1.2343 ... mais ne peux pas

Enfin, nous relèverons une troisième observation d’importance à porter à l’actif


de Certeau : l’absolu de l’objet du désir a un autre effet sur le discours :

[29] avec le «je veux (tout, rien, Dieu)», les discours postulent, pour être lus, une
demande qu’ils ne peuvent satisfaire ; ils font de la déception du lecteur le mode sur
lequel le texte doit être pratiqué. Cette tension introduit déjà un style «mystique» dans la
pratique (productrice ou liseuse) du texte. (FM, p. 230)

Dans une analyse sémiotique du récit de la vision du mariage mystique de Marie de


l’Incarnation, nous avons pu observer ce caractère décevant de l’écriture mystique à
l’oeuvre notamment dans le procédé récurrent de la prétérition240. Certeau indique ici
que ce fait textuel, le caractère décevant de l’écriture mystique, peut être considéré
comme caractéristique d’un «style» mystique, mais ce qui est encore plus intéressant,
que cette caractéristique se trouve aux deux postes de l’énonciation, au poste de la
production (de l’énonciateur) et à celui de la lecture (de l’énonciataire). Certeau signale
explicitement que, dans le style mystique, dans l’écriture mystique, se loge une
problématique du lecteur. Certeau vient donc étayer notre propre hypothèse selon
laquelle l’énonciataire joue un rôle important dans l’écriture mystique. Nous consacrons
une section de cette thèse aux relations entre énonciateur et énonciataires mystiques (2.1
L’énonciataire dans le discours de l’énonciateur) et ce sera alors le moment d’élaborer
cette idée.

1.235 Conclusion : une problématique de l’énonciation

Dans l’article de l’Encyclœpedia Universalis, Michel de Certeau s’était situé


épistémologiquement en position tierce par rapport à un débat où les protagonistes
240
Notre mémoire de maîtrise (voir la bibliographie). La prétérition est un procédé qui consiste à dire tout
en disant ne pas pouvoir dire.
245

mettaient l’accent soit sur le désir d’unité, soit sur l’inéluctable séparation qui fait
l’identité et l’humanité. En posant la précédence du langage sur l’expérience, il avait pu
intégrer le phénomène mystique, côté texte et côté corps, dans une problématique du
symbolique. Dans La fable mystique, il élabore la problématique symbolique en la
précisant : les textes démontrent que la problématique mystique en est une de
l’énonciation (plutôt que de l’énoncé), ce qui positionne la problématique mystique du
côté du sujet plutôt que de l’objet. Et encore plus précisément, il s’agit des rapports que
le sujet entretient avec l’objet, rapports repérables dans la modalisation du sujet. Le sujet
mystique se caractérise en effet d’abord par un /vouloir/, par un désir : l’écriture
mystique est «une manière d’utiliser le langage qui consiste à y jeter tout son désir»
(FM, p. 228).

Nous remarquerons au passage, et pour terminer avec Michel de Certeau, que la


formule qu’il repère comme représentative du style «mystique» : «je veux (tout, rien,
Dieu)», résume en fait le parcours théologique : du cataphatique : affirmer à propos de
Dieu (tout) → au premier temps apophatique : nier l’affirmation (rien) → au deuxième
temps apophatique : Dieu (comme ni tout et rien, ni ni tout ni rien).

1.3 Conclusion sur le discours des énonciataires

Avant de passer au discours mystique de l’énonciateur, nous ressaisirons le


parcours dans lequel nous ont entraîné les textes épistémiques, discours des
énonciataires. L’attention à l’énonciation devait permettre de faire ressortir l’attitude
épistémologique implicite du sujet de l’énonciation de ces textes, c’est-à-dire la manière
dont il se positionne quant à son désir, face à l’objet de connaissance (objet
épistémique). Parmi les procédés textuels qui mettent sur la trace de la subjectivité dans
le discours, nous avons retenu la mise en scène qui structure l’énonciation, la
modalisation du sujet d’énonciation et la mise en discours des figures. Notre programme
dans cette section consistait dans la recherche de l’attitude épistémologique du sujet de
246

l’énonciation des textes sur la mystique afin de pouvoir vérifier une hypothèse centrale
de notre thèse, que les désirs de l’énonciateur et de l’énonciataire mystique ne coïncident
pas nécessairement — et qu’il y a peut-être bien un malentendu dans la lecture de la
littérature mystique.

Dans la grande majorité des textes épistémiques, l’énonciataire a fait montre


d’une attitude épistémique unitive. L’attitude de l’énonciataire était sous-tendue par un
désir d’unité (vouloir être un et faire un) plus ou moins conscientisé. Par «conscientisé»,
nous entendons problématisé, «critiqué» en quelque manière. Ainsi, un objet de
connaissance ou de désir peut être énoncé, ou explicite dans l’énonciation, sans qu’il soit
problématisé ou critiqué. L’absence de critique ou de conscientisation résulte de la
valorisation de l’objet, donc par conséquent du désir de l’objet. Lorsqu’il n’y a pas de
rapport éthique à l’objet, que la valeur de la valeur n’est pas critiquée, l’objet demeure
intransigeant et par suite non critiquable. L’attitude épistémologique se situe au niveau
de la conscientisation, de la réflexion sur les énoncés.

Une attitude épistémique unitive a été remarquée dans l’article du Dictionnaire


critique de théologie (DCT), où elle apparaissait non conscientisée en même temps que
valorisée : l’énonciateur, se référant abusivement de Michel Foucault à notre avis, ne
considérait pas qu’il est pertinent d’aborder la mystique avec une approche
discriminante, mais considérait plutôt que les similitudes étaient plus significatives que
les variables. De plus, l’énonciateur s’insérait en tant que sujet dans son énonciation
mais implicitement seulement.

Dans le Lalande, la conception unitive du monde était aussi associée à la


mystique mais, cette fois, dévalorisée. Le désir d’unité y était thématisé mais aussitôt
refoulé, renvoyé à l’extérieur du paradigme de référence (le rationalisme), dans
l’irrationnel. Le Dictionnaire de spiritualité (DSAM), qui s’inscrit comme le Lalande
dans un paradigme rationaliste et une logique binaire, n’a pas reconnu l’attitude unitive
parce qu’il s’inscrit dans une épistémè du sujet de conscience qui ne tient pas compte du
désir.
247

Les deux articles provenant des sciences des religions présentaient un désir
d’unité énoncé, si non conscientisé, — et valorisé, voire même survalorisé. En effet,
dans les deux articles la mystique était réduite au désir d’unité. De plus les deux textes
dissociaient le désir d’unité du discours symbolique des religions, refusant en cela la
position tierce que nécessite la considération du symbolique.

L’article du Dictionnaire de la vie spirituelle (DVS) ne valorisait pas le désir


d’unité — au contraire, il doutait de la possibilité de pouvoir l’inscrire dans le paradigme
du christianisme. Mais, vu que le DVS n’a pas thématisé le désir d’unité, il n’a pas pu
l’expliciter (ou le déplier) anthropologiquement et a dû se rabattre sur le normatif, sur le
/devoir croire/.

La définition ou l’idée la plus courante que l’on se fait de la mystique est donc le
désir et la réalisation d’une unité du sujet, unité avec soi-même (être un) ou avec l’objet
(faire un). Un seul des textes épistémiques n’entre pas dans cette unanimité. Le texte
appartenant au paradigme du langage, le texte de Michel de Certeau publié par
l’Encylopædia Universalis, présente une attitude consciente du désir d’unité sans le
valoriser ; nous dirions même qu’il ne le valorise pas en raison du fait qu’il le
conscientise et le problématise. Pour le dire autrement, nous pensons qu’il n’est plus
possible de maintenir une attitude exclusivement unitive lorsqu’est reconnue la structure
de désir qui la sous-tend, ce qui est théorisé dans le paradigme du langage.

Alors que Certeau fait figure d’exception dans les textes épistémiques, qui ont été
sélectionnés dans une logique purement documentaire, sans préjuger du contenu, les
études spécialisées ont été choisies, au contraire, en raison de leur appartenance ou de
leur affinité avec le paradigme du langage, dans le but de pouvoir vérifier l’impact de ce
paradigme sur la lecture.

Se situant d’emblée dans une perspective où la précédence du symbolique est


postulée, les études sémiotiques arrivent à proposer des constructions qui non seulement
évitent les apories mais encore les résolvent en quelque sorte. Les études menées dans le
paradigme du langage ont proposé une heuristique en déplaçant le problème des
réponses aux questions, en renversant les problèmes en solutions. Ce sont les questions
248

du paradigme rationaliste qui font problème, et non les réponses : on a pu constater ce


fait plutôt étonnant avec le DVS où on construisait un faux problème et avec le DSAM où
l’on se méprenait sur les moyens à prendre pour répondre aux questions. On a observé
que les difficultés rencontrées par la théologie traditionnelle provenaient de son rapport
ambigu aux textes. En reconnaissant la précédence du symbolique, les études
sémiotiques reconnaissent les effets du symbolique, effets qui restent inexplicables et
insolites lorsqu’on les isole de leur source symbolique. C’est d’ailleurs pourquoi les trois
études sémiotiques situent la mystique moderne en discontinuité avec la tradition qui l’a
précédée. Parce que la modernité a inversé les priorités dans le rapport du symbolique à
la réalité empirique en plaçant cette dernière en position de précédence, et en faisant du
symbolique son expression ou sa traduction — autrement dit en occultant la médiation
incontournable du symbolique dans le rapport de l’être humain au monde.

Les études spécialisées offrent donc une heuristique qui déplace les positions ou
les remettent à leur juste place. Par exemple, au lieu de proposer l’apophatisme comme
étant la représentation ou la traduction langagière d’une expérience de la transcendance,
expérience qui serait première, inauguratrice (ce qui est l’optique traditionnelle du
paradigme positiviste), les études inspirées du paradigme du langage considèrent
l’apophatisme d’abord pour ce qu’il est, une stratégie discursive, qui consiste à
repousser à l’extrême les limites ou les capacités du langage humain, dans le geste de
«penser Dieu» ou de «dire à propos de Dieu». L’élément qui inaugure le geste
apophatique est d’emblée un élément symbolique. La stratégie symbolique qu’est
l’apophatisme produit ensuite des effets d’expérience, que l’on prend pour une
expérience de la transcendance. Et avec raison, mais à condition de reconnaître que le
transcendant est, à l’origine, non une donnée de l’expérience, mais une donnée d’ordre
symbolique, qui peut être investie par l’affectivité et l’expérience et produire en
conséquence des effets importants voire essentiels dans la vie d’un sujet.

Quant au désir d’unité, il est reconnu ou «conscientisé» dans les études menées
dans le paradigme du langage, mais il ne domine pas l’attitude épistémique du sujet de
l’énonciation. La médiation faisant partie du cadre théorique de ce paradigme, en tant
que médiation obligée du symbolique, l’attitude est forcément trinitaire. Ce qui
249

n’entraîne pas une dévalorisation spontanée du désir d’unité mais qui lui donne une
valeur orientée vers une transcendance, (celle de l’Autre), plutôt qu’une valeur en circuit
fermé ou autoréférentielle. À l’inverse, on aura remarqué que les énonciateurs dominés
par le désir d’unité ont tendance à dévaloriser spontanément le trinitaire, représenté
exemplairement pour eux par les systèmes religieux (et non sans raison puisque la
religion chrétienne, qui est la religion culturelle des énonciateurs du corpus que nous
avons analysé, peut être vue comme la dépositaire de cette structure trinitaire241).

241
«Qu’il soit la vraie religion [le christianisme], comme il prétend, n’est pas une prétention excessive
[...]» (Lacan, Encore, p. 136). «La force spirituelle du christianisme [...] tient précisément dans le
mouvement de reconnaissance et de construction de la condition de l’homme dans la langue, en particulier
par la forme trinitaire affectant le Verbe. C’est en ce sens que le christianisme est, comme on le dit parfois
depuis Hegel, la seule religion «vraie» (D.-R. Dufour, Les mystères de la trinité, p. 18). La qualification de
«vrai» n’est évidemment pas à prendre ici dans un sens fondamentaliste, c’est plutôt une boutade, mais
une boutade sérieuse quand même.
CHAPITRE 2 LE DISCOURS MYSTIQUE,
DISCOURS DE L’ÉNONCIATEUR

2.1 L’énonciataire dans le discours de l’énonciateur mystique :


la lettre CLIII de Marie de l’Incarnation à son fils

L’objectif de cette section est de prêter attention à l’attitude et au rôle de


l’énonciataire dans le discours de l’énonciateur mystique. Nous pensons que, dans la
littérature mystique, l’énonciataire joue un rôle important dans la production de
l’écriture. Sans le désir de l’énonciataire, il semble que l’énonciateur ne passerait pas à
l’acte d’écriture242. Cette hypothèse a des implications sur le rapport du mystique à
l’écriture. Nous souhaitons ici plus particulièrement continuer dans la lancée de la
réflexion amorcée par Raymond Lemieux dans «Les mendiants de l’existence»
(Lemieux, 1988) sur les transactions entre mystique et écriture243.

Pour nous, cette réflexion a commencé par l’observation d’un fait textuel
étonnant, à la lecture d’une lettre de Marie de l’Incarnation à son fils244, où elle expose,
et le mot n’est pas assez fort, il faudrait plutôt dire où elle se confond en explications sur
les circonstances de la rédaction de ce qui sera La Relation de 1654, son autobiographie
spirituelle. Le fait textuel dont nous parlons est massif : c’est la grande densité des
modalités245 (quantitativement plus de 70 occurrences de modalités sur 96 lignes de
texte), ce qui produit un effet déconcertant : à force de /vouloir/ et de /non-vouloir/, de
/devoir/, de /pouvoir/ et de /non-pouvoir/, de /savoir/ et de /non-savoir/, on ne peut que
se demander : veut-elle ou ne veut-elle pas écrire, finalement? Pourquoi tant de

242
Il serait fort intéressant de pouvoir vérifier cette hypothèse dans l’ensemble du corpus mystique, ce
qu’il n’était pas possible de faire dans cette thèse. Nous pourrons au moins établir le rôle de l’énonciataire
dans un discours mystique, celui de Marie de l’Incarnation.
243
Raymond Lemieux, «Les mendiants de l’existence», Folie, mystique et poésie, Québec, Gifric, 1988, p.
21-39.
244
Marie de l’Incarnation, Correspondance, Lettre CLIII [153], 26 oct. 1653, p. 514-523.
245
Rappelons que la modalisation, la configuration des modalités du sujet, rend compte de l’identité du
sujet de l’énonciation et de son attitude épistémologique.
251

précautions, de justifications, de conditions et même de contradictions apparentes? On


peut considérer cette lettre du 26 octobre 1653, dont une bonne partie est consacrée à
expliquer la situation d’énonciation de La Relation de 1654, comme un élément du
métatexte246 de La Relation de 1654. La lettre CLIII est notamment riche d’indices sur
les protocoles implicites et explicites de lecture et d’écriture. Nous fournissons au
lecteur un extrait significatif du texte de la lettre CLIII.

2.10 Extrait de la lettre CLIII247

[1] Mais venons au point des promesses [DEVOIR] que je vous ay faites, et dont vous
attendez [VOULOIR] l’effet cette année.

[2] J’ay fait ce qui m’a été possible [POUVOIR] pour vous donner cette satisfaction ; je
vous diray que l’on n’écrit ici en hiver qu’auprès du feu, et à la veue de tous ceux qui
sont présens : Mais comme il n’est nullement à propos [DEVOIR NE PAS] que l’on ait
connoissance [SAVOIR] de cet écrit, j’ay été obligée [DEVOIR] contre l’inclination de mes
désirs [NON VOULOIR] d’en différer l’exécution jusques au mois de May.

[3] Depuis ce temps-là j’ay écrit trois cahiers [...] dans les heures que j’ay pu [POUVOIR]
dérober à mes occupations ordinaires.

[4] J’en étois à ma vocation au Canada au mois d’Aoust que les vaisseaux étant arrivez,
il m’a fallu [DEVOIR] tout quitter pour travailler au plus pressé.

[5] Mon dessein [VOULOIR] étoit de vous les envoyer en attendant le reste, sans la raison
que je vous veux [VOULOIR] dire, qui est que faisant mes exercices spirituels […] j’eu
des veues [SAVOIR] fort particulières touchant les états d’oraison et de grâce que la
divine Majesté m’a communiquez depuis que j’ay l’usage de raison.

246
«La métatextualité correspond aux commentaires sur d’autres textes. Cette relation ne passe pas
nécessairement par la citation de fragments du texte commenté» (D. Maingueneau, L’analyse de discours,
Paris, Hachette Supérieur, 1991, p. 155). Maingueneau reprend les catégories de Gérard Genette.
247
Marie de l’Incarnation, Correspondance, Lettre CLIII, p. 514-521.
252

[6] Alors sans penser [NON SAVOIR] à quoy cela pourroit [POUVOIR] servir, je pris du
papier et en écrivis sur l’heure un Index où abbrégé, que je mis en mon portefeuille.

[7] Dans ce temps-là, mon Supérieur et Directeur, qui est le R. Père Lallemant m’avoit
dit [DEVOIR] que je demandasse à Notre Seigneur que s’il vouloit [VOULOIR] quelque
chose de moy […] il luy plut [VOULOIR] de me le faire connoître [SAVOIR]. Après avoir
fait ma prière par obéissance [devoir], je n’eus que deux veues [SAVOIR] […] que j’eusse
[DEVOIR] à rédiger par écrit la conduite qu’elle [la divine Majesté] avoit tenue sur moy
[…]

[8] j’eus de la confusion de moy-même, et n’en osé [NON POUVOIR] rien dire […] avec
un scrupule d’avoir écrit ce que j’avois projeté [VOULOIR] de vous envoier sans la
bénédiction de l’obéissance [DEVOIR].

[9] Il est vray que mon Supérieur m’avoit obligée [DEVOIR] de récrire les mêmes choses
... mais c’estoit l’intention [VOULOIR] que j’avois de vous les envoyer, qui me faisoit de
la peine pour ne l’avoir pas déclarée.

[10] Enfin pressée [DEVOIR] de l’esprit intérieur, je fus contrainte [DEVOIR] de dire ce
que j’avois (p. 515) celé, de montrer mon Index, et d’avouer que je m’étois engagée
[DEVOIR] de vous envoier quelques écrits pour votre consolation. [...]

[11] il [son directeur] ne se contenta pas de me dire qu’il étoit juste que vous donnasse
cette satisfaction, il me commanda [DEVOIR] même de le faire.

[12] Je vous envoie cet Index, dans lequel vous verrez à peu près l’ordre que je garde
dans l’ouvrage principal [la Relation de 1654] que je vous envoiray l’année prochaine, si
je ne meurs celle-cy, ou s’il ne m’arrive quelque accident extraordinaire qui m’en
empesche [NON POUVOIR] [...].

[13] Priez Notre Seigneur qu’il luy plaise [VOULOIR] de me donner les lumières
nécessaires pour [POUVOIR] m’acquitter de cette obéissance [DEVOIR] à laquelle je ne
m’attendais pas [NE PAS VOULOIR].
253

[14] Puisque Dieu le veut [VOULOIR] j’obéiray [DEVOIR] en aveugle : je ne sçay pas [NE
PAS SAVOIR] ses desseins; mais puisque je suis obligée [DEVOIR] au vœu de plus grande
perfection, qui comprend de rechercher [VOULOIR] en toutes choses ce que je connoîtray
[SAVOIR] luy devoir [DEVOIR] apporter ou procurer le plus de gloire, je n’ay point de
répartie ni de réflexion [NON SAVOIR] à faire sur ce qui m’est indiqué de la part de celuy
qui me tient sa place.

[15] Au reste, il y a bien des choses, et je puis [POUVOIR] dire que presque toutes sont de
cette nature, qu’il me seroit impossible [NON POUVOIR] d’écrire entièrement, d’autant
que [...] ce sont des grâces si intimes [...] que cela ne se peut dire [NON POUVOIR].

[16] Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient


incroiables [non pouvoir] si on les produisoit au dehors comme elles se passent
intérieurement. [...] [j’]y mis [dans l’écrit] ce qu’il me fut possible [POUVOIR], mais le
plus intime n’étoit pas en ma puissance [NON POUVOIR].

[17] C’est en partie ce qui me donne de la répugnance [NON VOULOIR] d’écrire de ces
matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand
abyme, et d’être obligée [DEVOIR/NE PAS POUVOIR NE PAS] de perdre toute parole en m’y
perdant moi-même.

[18] Plus on vieillit, plus on est incapable [NON POUVOIR] d’en écrire, parce que la vie
spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de
termes pour en parler. (p. 516)

[19] Priez le saint Esprit, qu’il luy plaise [VOULOIR] de me donner la lumière et la grâce
de le pouvoir [POUVOIR] faire, si son saint nom doit [DEVOIR] en être glorifié. (p. 521)
254

2.11 Structure de l’énonciation

[1] Mais venons au point des promesses [DEVOIR] que je vous ay faites, et dont vous
attendez [VOULOIR] l’effet cette année.

Le premier énoncé met en place la structure d’énonciation de la lettre : le sujet de


l’énonciation est un nous, sous-entendu dans «venons» ; il inclut l’énonciataire vous
envers lequel l’énonciateur je s’est engagé (par des promesses) et qui «attend» la
réalisation de cet engagement [1]. D’entrée de jeu la relation énonciateur-énonciataire
est modalisée par la demande ou le désir (/vouloir/) du côté de l’énonciataire, par le
devoir du côté de l’énonciateur ce qui constitue la structure intersubjective du
programme de la lettre.

Le programme de cette lettre concerne l’énonciation de l’énonciateur, une


énonciation écrite (ce qui sera La Relation de 1654) qui lui est demandée par le
destinaire-énonciataire de la lettre (son fils). Il consiste pour l’énonciateur à expliquer à
son énonciataire quelle est la structure intersubjective de sa propre énonciation. Il y a ici
homologie entre les structures narrative et énonciative : les acteurs de l’énoncé sont en
même temps les actants de l’énonciation, puisque le programme concerne l’énonciation,
la production d’un discours. L’énonciateur de la lettre correspond à l’énonciateur dans le
programme narratif (Marie de l’Incarnation) ; l’énonciataire de la lettre correspond à
l’énonciataire dans le programme narratif (son fils), puisque c’est l’énonciataire qui a
instigué le programme. D’autres acteurs entreront cependant sur la scène. Parmi les
acteurs, le directeur spirituel de l’énonciateur occupe une place centrale : il occupe la
position d’intermédiaire entre l’énonciateur et l’acteur Notre Seigneur [7] qui commande
l’écriture de l’énonciateur. Ensuite, un acteur qui se trouve en rapport direct avec
l’énonciateur, (entendons par là qui ne passe pas par l’intermédiaire du directeur
spirituel), «l’esprit intérieur», joue un rôle décisif dans le déroulement de l’affaire [10].
255

Le texte de la lettre248 contient trois impératifs : «venons» [1], «Priez» [13],


«Priez» [19]. Le premier impératif s’adresse à l’énonciataire en incluant l’énonciateur et
concerne le programme de la lettre, la transaction entre les interlocuteurs épistolaires ;
les autres impératifs s’adressent plus strictement à l’énonciataire de la lettre, convié à
«prier» (à demander à un acteur divin) pour la réalisation du programme que lui-même
tente d’imposer à l’énonciateur. Dans une symétrie impeccable, le premier énonciataire
de la prière correspond au premier acteur divin à être entré en scène : Notre Seigneur
[7]; le second énonciataire divin, le saint Esprit, présente une certaine homologie (par la
figure de l’esprit/Esprit) avec le second acteur du programme, «l’esprit intérieur» [10].
De cette manière l’énonciateur implique l’énonciataire dans la réalisation du
programme, mais dans une autre structure que le simple schéma : l’énonciataire fait une
demande, l’énonciateur y répond. L’énonciateur reprend en quelque sorte l’initiative de
son acte en avisant l’énonciataire que l’exécution du programme ne dépend pas que
d’eux. L’énonciateur de la lettre est lui-même destinataire d’autres acteurs ; il n’est pas
seul impliqué dans son énonciation. L’énonciateur a à négocier avec deux instances : son
énonciataire et trois figures du Destinateur : le directeur, Notre Seigneur et l’esprit
intérieur. Le programme de la lettre consiste pour l’énonciateur à expliquer cette
structure intersubjective complexe (à trois termes) à l’énonciataire, à lui expliquer, en
somme, pourquoi il n’a pu obtempérer sans réserve (ou sans résistance) à sa demande.

248
L’analyse ne couvre pas la partie «Abbrégé de la vie de la M. Marie de l’Incarnation» (p. 517-521), qui
est un texte à part entière intégré à la lettre.
256

2.12 Modalisation de l’énonciataire

L’énonciataire mystique : qui fait écrire Marie de l’Incarnation ?

Cette lettre pourrait s’intituler Qui fait écrire Marie de l’Incarnation? Est-ce son
fils, son directeur ou Dieu? Les trois acteurs ont une responsabilité dans son acte
d’écriture. En fait la question Qui fait écrire Marie de l’Incarnation est celle de savoir
qui occupe la position du Destinateur249, de ce qui fait faire, ici en l’occurrence de qui
fait écrire.

Son fils veut prendre cette place. Il veut faire écrire sa mère mystique (non
seulement sa mère, mais aussi la mystique qu'est sa mère). Il y a donc deux désirs qui
s'entrecroisent chez Claude : d’abord celui de connaître sa mère, d’en savoir sur leur
relation mère-fils et sur son désir si fort pour un autre qu'elle en a quitté son fils et deux
fois plutôt qu’une, et toujours plus loin : pour le cloître et enfin pour le Canada. Avec
son fils, Marie de l’Incarnation se trouve devant une demande désirante de la part d'un
autre bien spécial, relié à son intimité par la chair. L'enjeu est clair dans leur
négociation : le fils demande satisfaction. La mère Marie de l’Incarnation se trouve ici
bien mal prise. Elle accepte dans un premier temps de lui donner cette satisfaction : «j'ay
fait tout ce qui m'a été possible pour vous donner cette satisfaction» [2]. Elle a écrit pour
lui, elle projette de lui envoyer ses écrits, mais elle en est retenue par un scrupule. Cette
situation pathémique, la «confusion de moy-même» [8] comme elle le dit si bien, est le
signe d'une confusion qui s'est opérée à son insu sur l'identité du Destinateur. Aucun
autre que l’Autre, pas même son fils, ne peut remplir le rôle de Destinateur pour elle. Ce
retour à la référence au grand Autre sera radical ; l'incipit de La Relation de 1654,

249
«Le concept de sujet de discours permet de jeter un pont entre la théorie narrative des années 70 et les
approches plus récentes des problèmes de l’énonciation et de son sujet […] Il semble en effet possible de
réinterpréter, dans la perspective d’une théorie de l’énonciation discursive, un concept que la théorie
actantielle n’a cessé d’interroger […] celui de Destinateur. […] Le Destinateur pourrait bien apparaître
[…] comme l’un des avatars de l’instance énonciative présupposée par une classe d’énoncés discursifs,
une figure de la compétence spécifique d’une classe de discours» (J. Geninasca, La parole littéraire, p.
95).
257

commencée pour répondre au désir de son fils, ne mentionne plus du tout Claude, ni en
Destinateur ni même en destinataire : «M'ayant été commandé de celui qui me tient la
place de Dieu [...] de mettre par écrit ce qui me sera possible des grâces et faveurs que la
divine Majesté m'a faites [...]»250. C’est son directeur spirituel qui occupera le statut de
Destinateur, en vertu de sa position intermédiaire avec Dieu.

Si elle avait écrit pour son fils, pour satisfaire son désir, son geste se serait inscrit
dans une relation binaire et fusionnelle avec lui. Or la mère n'a pas à satisfaire le désir de
son fils : ce serait la version féminine de l'inceste. Marie de l’Incarnation, veuve avec un
petit enfant mâle qui porte le nom de son père, était dans la situation idéale pour tomber
dans le piège. Nous avons trouvé chez Julia Kristeva un rapprochement entre les
conditions de mère et de mystique : les mères et les mystiques ont en commun le même
désir intense, de l’ordre de l’osmose, pour un objet dont elles doivent cependant rester
séparées251. Pour Marie de l’Incarnation, mère et mystique, les deux désirs entraient en
conflit... mais elle avait choisi Dieu bien avant son fils. À la fin de ses tergiversations,
elle obtient l’autorisation de son directeur d’envoyer l’Index qu’elle a composé à son
fils. Finalement, si Marie de l’Incarnation n'écrit pas pour son fils en tant que
Destinateur, elle écrit aussi pour lui, mais alors, il n’y a plus d’ambiguïté : il est un
énonciataire parmi d’autres et leur «commerce», leur relation est «pour les choses de
Dieu»252. Elle rencontre alors le second désir de Claude qui est d’en savoir sur l’Autre. Il
faut dire que Claude est dans une situation fort particulière : si l’autre de la mère est la
première figure de l’Autre, ici l'autre de la mère n’est rien de moins que Dieu, figure par
excellence du grand Autre. Claude veut donc aussi en savoir sur l'Autre de sa mère
mystique, sur Dieu, auquel, destin oblige, il a décidé de consacrer lui aussi sa vie.

Marie de l’Incarnation sauve son rapport à l’Autre en accordant à son directeur


spirituel la place de Destinateur, mais elle n’en est pas plus à l’abri de l’insistance du
désir de savoir des autres. Son directeur spirituel lui-même n’en est pas exempté. Il lui
avait déjà demandé de récrire des écrits qui avaient été perdus [9]. Et quand Marie de

250
Marie de l’Incarnation, La Relation de 1654, p. 45.
251
J. Kristeva dans Marie de Solemne, Entre désir et renoncement, p. 85.
252
Lettre CLIII, p. 517.
258

l’Incarnation lui parle de l’Index qu’elle vient de composer, il lui dit : « allez sur le
champ m’écrire ces deux chapitres»253 (sentiment d’urgence et désir d’appropriation,
inhérents au désir de savoir, sont bien marqués par l’impératif «allez», la locution
adverbiale «sur le champ» et par la forme pronominale réfléchie ici superflue
«m’écrire»). Or, ces chapitres qui suscitent un tel désir de savoir qu’il en est urgent
portent sur les deux premières visions de la Trinité, la seconde étant en même temps le
mariage mystique, des matières certainement propres à exciter l’intérêt théologique,
mais surtout mystique, de son directeur spirituel. Une de ses supérieures, la mère
Françoise de Saint-Bernard, l’obligea de même à écrire, refusa de lui remettre ses écrits
et la «mortifia beaucoup» pour avoir détruit ces écrits254. Ce récit qu’elle fait à son fils,
dans la lettre CLIII, des transactions qu’elle a eues avec d’autres énonciataires vient
confirmer qu’elle le considère finalement comme un énonciataire parmi les autres.

2.121 Le rôle de l’énonciataire dans la littérature mystique

Marie de l’Incarnation est-elle un cas isolé? Disons qu’elle est un cas singulier,
— chaque cas empirique représentant une singularité, — et qu’elle est en même temps
un cas d’espèce, puisque cette situation se retrouve chez beaucoup de mystiques.

Il est en effet remarquable que beaucoup de mystiques ont un rapport ambigu à


l’écriture. Comme des femmes d’ailleurs (c’est ce que disent les hommes), on n’arrive
pas à savoir clairement si ils ou elles veulent ou ne veulent pas, ⎯ écrire255. Les
mystiques se confondent en précautions, invoquent de multiples prétextes et cautions
pour justifier leur acte d’écriture. Il y a certainement toujours un pré-texte au texte mais

253
Lettre CLIII, p. 516.
254
Lettre CLIII p. 517.
255
La coïncidence n’est sans doute pas fortuite mais la question dépasse le propos de cette thèse. De
nombreux analystes ont remarqué dans la mystique une attitude féminine. On se rappellera la pointe de
Lacan à ce sujet : «Quelque chose de sérieux, sur quoi nous renseignent quelques personnes, et le plus
souvent des femmes, ou bien des gens doués, comme saint Jean de la Croix — parce qu’on n’est pas forcé,
quand on est mâle, de se mettre du côté du [phallus], on peut se mettre aussi du côté du pas tout» (Encore,
p. 97).
259

nous ne pensons pas qu'on épuise le sens de cette motivation en la réduisant à un lieu
commun socio-littéraire256 qui occulterait en même temps qu’il autoriserait le désir
d'écriture. Il n’est vraisemblablement pas indifférent que le prétexte évoqué par les
mystiques soit l’obéissance, une forme de la modalité du /devoir/. On l’a vu avec Marie
de l’Incarnation, un /vouloir devoir/ se substitue ou l’emporte sur un /vouloir/ qui, de
n’être pas médiatisé, risquerait l’errance imaginaire.

Bon nombre de mystiques n’ont même pas écrit eux-mêmes ; leurs «écrits» ne
sont alors pas de leur main : ce sont des transcriptions par quelqu'un d'autre de leur
discours oral. Il n’y a pas alors ce rapport métonymique qui fait d’un écrit le produit de
la main, un produit intime du corps propre.

Sur l’ordre de Dieu qui lui dit : «Je veux que tu parles», Hildegarde de Bingen
(XIIe s.) dicte, en extase, à Volmar son secrétaire la majeure partie de son oeuvre, le
Scivias et les Lettres257. Elisabeth de Schönau (XIIe s.), sur l’ordre de la Vierge et du
supérieur de son couvent communique ses visions à son frère, l’abbé Egbert258. Angèle
de Foligno (XIIIe s.) dicte en extase Le livre des visions et instructions au jeune frère
Arnault qui avait exigé ses confidences259. Le récit des révélations de Mechtilde de
Hackeborn (XIIIe s.) est recueilli et rédigé par Gertrude d’Hefta et d’autres sœurs260.
Catherine de Sienne (XIVe s.) dicte, en extase, le Dialogue et les Lettres, à ses
secrétaires261. Catherine de Gênes (XVe s.), «en bref, … n’a rien écrit elle-même».262.

Et parmi ceux et celles qui ont écrit de leur propre main, la plupart ont médiatisé
leur acte d’écriture sous le prétexte de l'obéissance, à un directeur spirituel, à un

256
L’herméneutique féministe a mis en évidence comment le topos de l’humilité, ou de la «modestie
affectée», par exemple, ont pu servir les femmes en leur permettant de réaliser «sous toutes réserves» des
actions refusées à leur sexe. La «caution» religieuse a rempli efficacement la même fonction. Voir à ce
propos les textes de Chantal Théry cités dans la biliographie.
257
Epiney-Burgard et Zum Brunn, Femmes troubadours de Dieu, p. 28 ; Jean-Noël Vuarnet, Extases
féminines, p. 33-34. C’est, notamment, cet ouvrage de J.-N. Vuarnet qui nous a mis sur la piste du rôle des
énonciataires dans l’écriture mystique.
258
Vuarnet, Extases féminines, p. 40.
259
Vuarnet, op. cit., p. 96 ; P. Doncoeur, «Angèle de Foligno», DSAM, vol. 1 (1932), c. 570.
260
Margot Schmidt, «Mechtilde de Hackeborn», DSAM, vol. 10 (1980), c. 874.
261
Vuarnet, op. cit., p. 78 ; Maxime Gorce, «Catherine de Sienne», DSAM, vol. 2 (1953), c. 330, 337.
262
«les écrits catheriniens sont le résultat d’une lente élaboration à laquelle ont participé diverses
personnes» à partir «de la première mise en écrit des paroles et des faits par Ettore Vernazza», notaire et
disciple de la sainte. (Umile da Genova, «Catherine de Gênes», DSAM, vol. 2 (1953), c. 294-298, 320).
260

confesseur, à un supérieur. Mechtilde de Magdebourg (XIIIe s.) écrit à la demande de


Dieu et sur l’ordre impérieux de son confesseur qui deviendra son éditeur263. Thérèse
d’Avila (XVIe s.) écrivait pour ses filles et avait pour interlocuteur privilégié (et
critique), le jeune carme Jean de la Croix. Marie de l’Incarnation (XVIIe s.) entreprend
l’écriture de la Relation de 1654 pour satisfaire aux instances pressantes de son fils,
qu’elle relaie par la commande tout aussi pressante de son confesseur, lui-même le relais
de l’ultime Destinateur. L’histoire de la spiritualité est pleine de ces couples célèbres
que les mystiques forment avec un énonciataire privilégié.

L’acte d’écriture des mystiques est suscité le plus souvent par des demandes, par
le désir de savoir des autres. L’autre demande, prie, exige, il veut avoir à lire, il veut
savoir264. L'énonciataire, sujet de l’énonciation qui désire l'écriture, va même souvent,
on vient de le voir, jusqu’à être celui qui écrit concrètement la parole du mystique265. Si,
comme on le verra, les mystiques ont un rapport ambigu avec l’écriture, il n’en va pas de
même pour toutes les formes de discours : le discours oral est particulièrement valorisé
par les mystiques : «si j’avais votre oreille», dit Marie de l’Incarnation à son fils, «il n’y
a point de secret en mon cœur que je ne voulusse vous confier» (Lettre CLIII, p. 517).
Ce qui permet de penser que les mystiques se contenteraient probablement de
s’exclamer, de chanter, d’exulter sous l’effet du «sens vécu» (selon l’expression chère à
Michel de Certeau266), du sens métabolisé, somatisé, incarné. Sans le désir, voire

263
Epinay-Burgard et Zum Brunn, Femmes troubadours de Dieu, p. 67 ; Ancelet-Hustache, Mechtilde de
Magdebourg, p. 83-84.
264
Nous reviendrons sur le désir de savoir de la part de l’énonciataire puisque nous pensons, c’est une
hypothèse de notre thèse, que le désir de savoir ne correspond pas nécessairement au désir qui anime le
mystique et le motive à écrire.
265
Toutes proportions gardées, les textes de la tradition n’ayant pas le même statut que ceux des Écritures,
rappelons le précédent célèbre et fondateur de la tradition chrétienne : Jésus le Christ, énonciataire des
Écritures (judaïques), n’écrit pas lui-même ; ce sont les évangélistes, énonciataires du discours de Jésus
qui se font ses énonciateurs. On pourra lire sur ce sujet les ouvrages de François Martin et Jean Calloud
cités dans la bibliographie : «Jésus de Nazareth [...] est posé hors Écritures, en place du sujet de
l’énonciation, au moins sous la forme spécifique du sujet énonciataire qui écoute, interprète et en qui
l’Écriture est relevée ou «accomplie». (Martin, Pour une théologie de la lettre, p. 119). ; «Cette oeuvre
littéraire [la Bible] immense ne s’achève pas comme un monument de la pensée en une formulation enfin
adéquate du sens retrouvé ou récapitulé. [...] Une naissance et une existence suffiront à l’accomplissement.
Alors, en quelques années, le temps d’une génération, le corpus biblique pourra, selon la tradition
chrétienne, s’achever et se clore. (p. 59) Là où nous imaginions le signifié advient le sujet». (Calloud, «Le
temps de la lecture», p. 60).
266
Dans son article sur la mystique dans l’EU, Michel de Certeau parle de «sens vécu» à propos de
l’expérience mystique : «il faut revenir à ce que le mystique dit de son expérience, au sens vécu des faits
261

l'exigence de l'énonciataire, l’énonciateur mystique se contenterait probablement de


s’écrier267 au lieu de s’écrire, sans vouloir laisser plus de traces littéraires. Sans le désir
de l’énonciataire, le mystique n’aurait peut-être pas la fécondité268 d’écrire. Ce qui
n’implique pas que les mystiques n’ont pas d’autre champ de fécondité que l’écriture,
dont le champ de l’action pragmatique : les mystiques sont souvent des fondateurs de
mouvements sociaux, d’instituts... voire de pays, comme dans le cas de Marie de
l’Incarnation. Ce n’est pas la fécondité, ce critère de discernement que nous devons pour
notre part à Raymond Lemieux, que nous mettons en doute, ni celle de la praxis des
mystiques, ni celle de l’acte d’écriture. C’est seulement que nous ne voyons pas dans
l’écriture la fécondité spécifique des mystiques. Voilà bien un des rares points où notre
point de vue diverge quelque peu de celui de Raymond Lemieux — et que nous voulons
en conséquence nuancer — lorsqu’il écrivait : «De l’expérience des limites, celle du
mystique, jaillit l’écriture. Cette écriture lui est en quelque sorte nécessaire» (Lemieux,
1988, p. 25). Lemieux venait de rappeler que les grands mystiques ont été aussi de
grands littéraires, citant à titre exemplaire, les Bernard de Clairvaux, Catherine de
Sienne, Angelus Silesius, Thérèse d’Avila, Marie de l’Incarnation et notamment Jean de
la Croix, qui «a produit un des sommets de la poésie occidentale » (Lemieux, 1988, p.
25). Michel de Certeau avait également remarqué la parenté entre le discours poétique et
le discours mystique269. Les textes mystiques ont une telle teneur et qualité littéraire
qu’il va presque de soi de supposer à l’écriture mystique le désir du sujet littéraire.
Cependant, sur la base de ce que nous venons de constater dans les situations
d’énonciation des mystiques, nous ne pouvons dire qu’à l’instar des littéraires, les
mystiques semblent ressentir cette nécessité intérieure d’écrire qui fait l'écrivain. Le
sentiment d’urgence dont se réclament les littéraires dans leur acte d’écriture se trouve

observables» (EU, p. 1033-3) ; «le sens vécu de l’Absolu» (p. 1033-1); «la signification vécue» (p. 1033-
2) .
267
Le discours mystique est truffé d’exclamations de style oral. Ces «jaculations» (de jaculatoire : prière
courte et fervente) sont une forme d’expression typique des mystiques qui a été remarquée par Lacan :
«Ces jaculations mystiques, ce n’est ni du bavardage, ni du verbiage, c’est en somme ce qu’on peut lire de
mieux» (Encore, p. 71).
268
La fécondité est définie par Raymond Lemieux comme ce qui permet de se dépasser («Les mendiants
de l’existence», p. 26), d’inventer de nouvelles formes de vie (p. 28-29), de trouver «de nouveaux rapports
à l’existence [...] une autre façon d’être au monde là où les voies d’intégration sociale paraissent
bloquées» (p. 27).
269
«le discours poétique auquel se rattachent, par tant de traits, les discours mystiques» (De Certeau, FM,
p. 244).
262

plutôt ici du côté de l’énonciataire que de l’énonciateur. Nous proposons de considérer


l’écriture des mystiques comme une pratique littéraire à un second degré, une pratique
littéraire d’écriture qui n’a pas le littéraire comme motivation, indice d’un désir qui
serait investi dans ou par l'écriture plus que pour l'écriture. Le mystique ne prend pas la
plume pour s’écrire, pour se constituer sujet mystique, comme le sujet littéraire le fait. Il
faudra chercher ailleurs la spécificité du sujet mystique, et en même temps les raisons
qui permettent de rendre compte de cette remarquable qualité littéraire de l’écriture des
mystiques.

2.122 Le désir de l’énonciataire mystique

Nous avons pu constater l’insistance du désir de savoir des énonciataires dans le


cas de Marie de l’Incarnation. Mais sur quoi porte ce désir de savoir? Le Dieu dont elle
parle est le Dieu commun des chrétiens, accessible à tous par les textes des Écritures. Le
désir de savoir de l’énonciataire n’est donc pas tant un désir de connaissance sur l’Autre,
le Dieu de Marie de l’Incarnation étant le Dieu commun du christianisme. Elle n’est pas
en train de réinventer un autre Dieu. De son côté, jamais elle ne met en doute cette
condition ; ce qu’elle ne peut comprendre, c’est le fait de vivre cet univers de sens de
manière aussi intense270. Si le mystique est un pourfendeur d’illusions, s’en remettant à
l’autre271 (le directeur spirituel, le confesseur, le ou la supérieure) pour dégager son
rapport au grand Autre de l’imaginaire, il faut bien constater que son lecteur, lui, en est
plein. L’intérêt de l’énonciataire pour le discours mystique repose peut-être bien sur un
malentendu. Parce que «le lecteur est face au texte comme le sujet face à son désir»272.
Dans l’urgence et l’impérativité même du désir de l’énonciataire, nous pensons qu’il faut

270
«Et ce qui est le plus incompréhensible, sa rigueur semble douce» (p. 69). «Mais que mon coeur parlât
ainsi privément à lui et si éloquemment, ce m’était une chose incompréhensible» (p. 73) «C’est une chose
si étonnante, eu égard au néant et au rien de la cérature...» (p. 173).
271
«Le je se montre dans sa dépendance à l’égard de l’autre. Il ne pourra se dire que dans le désir venu
d’ailleurs (rhétoriquement transformé en obligation des lecteurs.) (De Certeau, FM, 256)
272
Cet énoncé qui fait aphorisme et qui pourrait provenir d’un traité de sémiotique littéraire a été emprunté
à un ouvrage traitant de la psychanalyse lacanienne (Bertrand Ogilvie, Lacan : la formation du concept de
sujet, p.123). La problématique du désir du lecteur est donc reconnue dans les deux champs.
263

voir un désir sinon de jouissance unaire et narcissique, du moins de jouissance


fusionnelle, désir d’une relation binaire intime (ce qui constitue l’extraordinaire, le
spectaculaire de la relation mystique : l’union à Dieu). Le désir de l’énonciataire n’est
donc peut-être pas tant désir de l’Autre. En fait, ce que l’énonciataire désire, c’est vivre
la même chose que le mystique. Ce qui l’intéresse, c’est l’expérience mystique. Mais ce
qui intéresse le mystique, c’est Dieu. Il y a là un enjeu épistémologique important pour
la lecture de la littérature mystique.

Voyons donc, dans le texte de cette lettre, ce qui peut paraître séduisant pour
l’énonciataire. Des énoncés [1] à [14], rien que de plutôt ordinaire sur le plan du style. À
partir de l’énoncé [15], toutefois, l’énonciateur commence à s’exprimer par prétérition, à
dire qu’il ne peut pas dire, à manifester donc de l’ineffable, du secret. Les énoncés [15]
à [18] offrent la séduction mystique à l’énonciataire. Ces énoncés ou ces «phrases
mystiques» sont ce que l’énonciataire mystique recherche et reconnaît comme répondant
à son propre désir.

[15] Au reste, il y a bien des choses, et je puis [POUVOIR] dire que presque toutes sont de
cette nature, qu’il me seroit impossible [NON POUVOIR] d’écrire entièrement, d’autant
que [...] ce sont des grâces si intimes [...] que cela ne se peut dire [NON POUVOIR].

[16] Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient


incroiables [non pouvoir] si on les produisoit au dehors comme elles se passent
intérieurement. [...] [j’]y mis [dans l’écrit] ce qu’il me fut possible [POUVOIR], mais le
plus intime n’étoit pas en ma puissance [NON POUVOIR].

[17] C’est en partie ce qui me donne de la répugnance [NON VOULOIR] d’écrire de ces
matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand
abyme, et d’être obligée [DEVOIR/NE PAS POUVOIR NE PAS] de perdre toute parole en m’y
perdant moi-même.
264

[18] Plus on vieillit, plus on est incapable [NON POUVOIR] d’en écrire, parce que la vie
spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de
termes pour en parler. (p. 516)

Ce passage est typique du désir d’unité mystique. Dans ces énoncés, se trouvent
condensées plusieurs des figures du désir d’unité : les «délices» ou la jouissance, le
vertige du «grand abyme» «sans fond», l’intériorité, l’intimité, la concomitance de la
perte du langage et de la perte du moi, la situation hors langage, la tendance à
absolutiser, ainsi que la modalité négative du désir /ne pas pouvoir ne pas/. Si
l’énonciateur déclare ne pas désirer ou aimer écrire sur «ces matières», ces états
mystiques, ceci produit aussi par ailleurs ses «délices»... et les délices de l’énonciataire.
Il convient de remarquer que si l’énonciateur ne les survalorise pas, il valorise tout de
même ces états mystiques. Il avoue y trouver ses délices. Il y a constat du désir d’unité
chez Marie de l’Incarnation. La formulation ambiguë de l’énoncé [18], «plus on est
incapable d’en écrire», en témoigne subtilement. En effet, la formulation la plus
courante consisterait à associer «moins» à «capable» et non «plus» à «incapable» : «plus
on vieillit, moins est on capable d’écrire». En énonçant «plus on est incapable»,
l’incapacité se trouve valorisée, ce qui est cohérent avec la jouissance, état hors langage,
avec la jouissance associée à la perte de la parole. L’énonciateur mystique en parle ici
dans cette lettre comme d’un constat, le constat que la jouissance ne peut s’écrire ou en
tout cas que très partiellement.
265

2.2 Le discours de l’énonciateur mystique

2.20 Introduction

Rappelons que l’hypothèse centrale de notre enquête pose que si la mystique fait
problème dans l’épistémè contemporaine, le problème en serait un d’épistémologie de la
lecture plutôt que de l’écriture. Nous avons jusqu’à maintenant procédé à
l’investiguation du poste de l’énonciataire afin de saisir l’attitude épistémologique à ce
poste, dans le but de documenter un versant de cette hypothèse selon laquelle les
énonciataires de la mystique ne partagent pas la même épistémologie que les
énonciateurs mystiques. Avec l’analyse du discours scientifique sur la mystique
(théologie, philosophie, sciences des religions, etc.), nous avons exploré le contexte
sémiotique de la réception épistémique (chapitre 1). Dans le plan de notre thèse, nous
avons proposé d’examiner le discours de l’énonciateur dans sa structure d’énonciation
intersubjective, c’est-à-dire sous deux angles : celui du producteur où se situe
l’énonciateur et celui du récepteur où se situe l’énonciataire et ce, dans le contexte de
production, soit dans le discours de l’énonciateur. Avec l’analyse de la lettre CLIII, nous
avons pu observer l’attitude de l’énonciataire dans le contexte sémiotique de la
production, soit dans le discours de l’énonciateur. Cette section d’analyse complétait
l’analyse de l’attitude de l’énonciataire, dans les deux contextes, de réception et de
production. Nous sommes maintenant rendus à vérifier le second versant, celui du
discours de l’énonciateur mystique. Dans cette troisième section, nous procéderons à
l’analyse sémiotique de deux éléments du corpus de discours de Marie de l’Incarnation.
Dans un premier temps nous continuerons l’analyse de la lettre CLIII, sous l’angle de
l’énonciateur cette fois. Dans un deuxième temps, nous examinerons des récits de
visions de Marie de l’Incarnation, extraits de l’autobiographie spirituelle, La Relation de
1654. Lorsque nous aurons exploré les deux versants, nous serons à même d’élaborer la
thèse selon laquelle le désir de l’énonciateur mystique a été le lieu d’une conversion
épistémologique, ce qui est loin d’être le cas chez les énonciataires.
266

2.21 Le sujet mystique énonciateur : la lettre CLIII de Marie de


l’Incarnation à son fils273

[1] Mais venons au point des promesses [DEVOIR] que je vous ay faites, et dont vous
attendez [VOULOIR] l’effet cette année.

[2] J’ay fait ce qui m’a été possible [POUVOIR] pour vous donner cette satisfaction ; je
vous diray que l’on n’écrit icy en hiver qu’auprès du feu, et à la veue de tous ceux qui
sont présens : Mais comme il n’est nullement à propos [DEVOIR NE PAS] que l’on ait
connoissance [SAVOIR] de cet écrit, j’ay été obligée [DEVOIR] contre l’inclination de mes
désirs [NON VOULOIR] d’en différer l’exécution jusques au mois de May.

[3] Depuis ce temps-là j’ay écrit trois cahiers [...] dans les heures que j’ay pu [POUVOIR]
dérober à mes occupations ordinaires.

[4] J’en étois à ma vocation au Canada au mois d’Aoust que les vaisseaux étant arrivez,
il m’a fallu [DEVOIR] tout quitter pour travailler au plus pressé.

[5] Mon dessein [VOULOIR] étoit de vous les envoyer en attendant le reste, sans la raison
que je vous veux [VOULOIR] dire, qui est que faisant mes exercices spirituels […] j’eu
des veues [SAVOIR] fort particulières touchant les états d’oraison et de grâce que la
divine Majesté m’a communiquez depuis que j’ay l’usage de raison.

[6] Alors sans penser [NON SAVOIR] à quoy cela pourroit [POUVOIR] servir, je pris du
papier et en écrivis sur l’heure un Index où abbrégé, que je mis en mon portefeuille.

[7] Dans ce temps-là, mon Supérieur et Directeur, qui est le R. Père Lallemant m’avoit
dit [DEVOIR] que je demandasse à Notre Seigneur que s’il vouloit [VOULOIR] quelque
chose de moy […] il luy plut [VOULOIR] de me le faire connoître [SAVOIR]. Après avoir
fait ma prière par obéissance [devoir], je n’eus que deux veues [SAVOIR] […] que j’eusse

273
Marie de l’Incarnation, Correspondance, Lettre CLIII, p. 514-521.
267

[DEVOIR] à rédiger par écrit la conduite qu’elle [la divine Majesté] avoit tenue sur moy
[…]

[8] j’eus de la confusion de moy-même, et n’en osé [NON POUVOIR] rien dire […] avec
un scrupule d’avoir écrit ce que j’avois projeté [VOULOIR] de vous envoier sans la
bénédiction de l’obéissance [DEVOIR].

[9] Il est vray que mon Supérieur m’avoit obligée [DEVOIR] de récrire les mêmes choses
... mais c’estoit l’intention [VOULOIR] que j’avois de vous les envoyer, qui me faisoit de
la peine pour ne l’avoir pas déclarée.

[10] Enfin pressée [DEVOIR] de l’esprit intérieur, je fus contrainte [DEVOIR] de dire ce
que j’avois (p. 515) celé, de montrer mon Index, et d’avouer que je m’étois engagée
[DEVOIR] de vous envoier quelques écrits pour votre consolation. [...]

[11] il [son directeur] ne se contenta pas de me dire qu’il étoit juste que vous donnasse
cette satisfaction, il me commanda [DEVOIR] même de le faire.

[12] Je vous envoie cet Index, dans lequel vous verrez à peu près l’ordre que je garde
dans l’ouvrage principal [la Relation de 1654] que je vous envoiray l’année prochaine, si
je ne meurs celle-cy, ou s’il ne m’arrive quelque accident extraordinaire qui m’en
empesche [NON POUVOIR] [...].

[13] Priez Notre Seigneur qu’il luy plaise [VOULOIR] de me donner les lumières
nécessaires pour [POUVOIR] m’acquitter de cette obéissance [DEVOIR] à laquelle je ne
m’attendais pas [NE PAS VOULOIR].

[14] Puisque Dieu le veut [VOULOIR] j’obéiray [DEVOIR] en aveugle : je ne sçay pas [NE
PAS SAVOIR] ses desseins; mais puisque je suis obligée [DEVOIR] au vœu de plus grande
perfection, qui comprend de rechercher [VOULOIR] en toutes choses ce que je connoîtray
[SAVOIR] luy devoir [DEVOIR] apporter ou procurer le plus de gloire, je n’ay point de
répartie ni de réflexion [NON SAVOIR] à faire sur ce qui m’est indiqué de la part de celuy
qui me tient sa place.
268

[15] Au reste, il y a bien des choses, et je puis [POUVOIR] dire que presque toutes sont de
cette nature, qu’il me seroit impossible [NON POUVOIR] d’écrire entièrement, d’autant
que [...] ce sont des grâces si intimes [...] que cela ne se peut dire [NON POUVOIR].

[16] Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient


incroiables [non pouvoir] si on les produisoit au dehors comme elles se passent
intérieurement. [...] [j’]y mis [dans l’écrit] ce qu’il me fut possible [POUVOIR], mais le
plus intime n’étoit pas en ma puissance [NON POUVOIR].

[17] C’est en partie ce qui me donne de la répugnance [NON VOULOIR] d’écrire de ces
matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand
abyme, et d’être obligée [DEVOIR/NE PAS POUVOIR NE PAS] de perdre toute parole en m’y
perdant moi-même.

[18] Plus on vieillit, plus on est incapable [NON POUVOIR] d’en écrire, parce que la vie
spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de
termes pour en parler. (p. 516)

[19] Priez le saint Esprit, qu’il luy plaise [VOULOIR] de me donner la lumière et la grâce
de le pouvoir [POUVOIR] faire, si son saint nom doit [DEVOIR] en être glorifié. (p. 521)

2.211 Modalisation de l’énonciateur

Au départ, la relation énonciateur-énonciataire est modalisée par la demande et


les attentes (ou le /vouloir/) du côté de l’énonciataire, par le /devoir/ (ou les promesses)
du côté de l’énonciateur. Cependant, c’est la modalisation du sujet énonciateur dans son
projet d’énonciation qui occupera le plus l’espace du texte. La modalisation constitue ici
un fait textuel massif. La grande densité des modalités (quantitativement 51 occurrences
de modalités sur les 19 phrases qui composent l’extrait ci-dessus), produit un effet
déconcertant. La grande quantité de modalités a pour effet de brouiller l’attitude de
l’énonciateur. Après une première lecture, le lecteur reste avec une impression de
269

confusion : Marie de l’Incarnation veut-elle ou ne veut-elle pas écrire, finalement?


Pourquoi tant de précautions, de justifications, de conditions et même de contradictions
apparentes? Cette ambiguïté est signe du désir : l’humain n’a pas un accès direct à son
désir. Or, cet effet d’ambiguïté et de confusion est celui-là que Marie de l’Incarnation
ressent, comme énonciateur dans son projet d’écriture («j’eus de la confusion de moy-
même» [8]). Cette complexité du texte sur le plan des modalités est l’indice d’une
discordance dans l’attitude de l’énonciateur envers son projet d’écriture. La réponse
intuitive qui se profile à la première lecture, c’est qu’elle ne veut pas écrire ce texte
finalement, elle y met trop de réticences et de complications. Comme il arrive souvent,
la lecture intuitive n’est pas fausse, mais elle ne capte pas les bonnes raisons.

Car Marie de l’Incarnation veut écrire, cela ne peut faire de doute : elle s’engage
auprès de son fils [1] ; elle écrit effectivement malgré les nombreuses difficultés qu’elle
rencontre dans son projet d’écriture [2-3-4] ; elle projette d’envoyer ce qu’elle a écrit
tout de suite, même si ce n’est pas terminé [5] ; en oraison, elle reçoit la demande
expresse d’écrire de la part de Dieu [7]. Tout devrait donc bien aller, puisqu’il y a
apparence d’une congruence entre l’ordre de Dieu et le désir de son fils qui porte à
autoriser l’écriture. Mais au contraire, elle ressent de la confusion, elle est travaillée par
un scrupule [8], une situation sinon unique du moins très rare dans sa vie (elle remarque
elle-même l’absence de scrupules chez elle274), et c'est alors d'autant significatif. Donc
Marie de l’Incarnation veut écrire ; le problème tient dans ce qu’elle veuille écrire pour
son fils.

Son scrupule porte, en effet, non pas sur le fait d’écrire ou d’avoir écrit, mais sur
le fait de taire à son directeur spirituel son intention (/vouloir/) d’écrire à son fils, donc
sur le fait de négocier directement avec son fils sans la bénédiction de l’obéissance
(/devoir/), sans l’approbation ou la commande de son directeur «qui lui tient la place» de

274
«Le diable me voulait mettre en scrupule de ce que je n’avais pas de scrupules, eu égard à mes
imperfections, et par là me jeter dans de nouveaux troubles d’esprit» (La Relation de 1654, p. 295). «[...]
mon âme recevait de nouvelles lumières qui me faisaient voir et découvrir les plus menues poussières
d’imperfection, desquelles j’étais inspirée de me confesser. [...] Or, ce n’est pas que j’eusse des scrupules,
car je possédais une grande paix» (idem, p. 72).
270

Dieu [14], sans médiation donc, et en particulier sans la médiation de l’Autre.275 Il y a


donc conflit entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation276. Ainsi, il semble,
dans l’énoncé, que Marie de l’Incarnation veuille écrire pour son fils, mais qu’elle ne
puisse pas le faire effectivement, dans son énonciation : elle en est empêchée par toutes
sortes de circonstances mais principalement par un symptôme. Elle se réclame du
/devoir/, de l’obéissance à son directeur, pour résoudre ce conflit : on pourrait dire, dans
le langage de la modalisation sémiotique, qu’elle /ne peut vouloir sans devoir/. Le
/vouloir/, que Michel de Certeau a démontré être si caractéristique de l’attitude
mystique, ne semble pas être à la source de l’acte d’écriture pour Marie de l’Incarnation,
en tout cas pas dans sa forme simple, mais dans une forme médiatisée par le /devoir/.
Dans le récit du mariage mystique (récit de vision) de Marie de l’Incarnation, il est en
effet observable que le /vouloir/ est la modalité la plus importante, et que le /devoir/ est
remarquablement absent de la modalisation du sujet mystique à cette occasion ; la seule
occurrence de la modalité du /devoir/ concerne effectivement le discours : « il me faut
exprimer à notre façon terrestre»277. C’est d’ailleurs ce que Michel de Certeau a
également observé : «Ce vouloir n’a pas le dire pour objet» (FM, p. 240). Il y aurait
donc une disparité entre le désir mystique (tel qu’énoncé dans le récit de vision) et le
désir d’écrire, qui est une forme du dire. Au contraire des littéraires, les mystiques ne
semblent pas ressentir cette nécessité intérieure, cette urgence d’écrire qui fait l'écrivain.
Il faudra chercher ailleurs la spécificité du sujet mystique, et en même temps les raisons
qui permettent de rendre compte de cette remarquable qualité littéraire de l’écriture des
mystiques.

275
Nous avons analysé cette situation dans le chapitre précédent consacré au rôle de l’énonciataire dans
l’écriture du mystique. Nous avions alors constaté que cette situation pathémique provenait de la
confusion ou de la substitution du rôle de Destinateur avec celui de l’énonciataire.
276
«si, chez Lacan, sujet dans l’énoncé désigne bien le sujet de conscience cartésien, en revanche le sujet
de l’énonciation (auquel il est opposé) ne désigne pas tant le support du désir inconscient que ce qui
deviendra support commun au désir conscient, au désir inconscient et à l’acceptation de l’écart entre les
deux. Le sujet de l’énonciation est le lieu d’une articulation des désirs conscients et des désirs
inconscients. Il n’est pas réductible au support du désir inconscient.» (Danon-Boileau, Le sujet de
l’énonciation, p.15)
277
D. Thibault, Incursion sémiotique dans l’intimité de la relation mystique […], p. 84, 89.
271

2.212 L’énonciateur mystique

Car, à partir du moment où ils écrivent, où ils élaborent un discours


transmissible, leur écriture rencontre les qualités du discours littéraire. Nous
travaillerons maintenant avec les critères de motivation de la création littéraire définis
par Raymond Lemieux (1988, p. 26) : «figer un moment de son désir», «le donner à lire
aux générations qui vont le suivre», «faire voir et entendre ce qui n’a jamais été vu ni
entendu», «pousser le langage au-delà de ses limites actuelles», «inscrire une altérité ...
celle du sujet», pour tenter de voir en quoi l’écriture mystique peut être assimilée à
l’écriture littéraire et en quoi elle en diffère.

Dans leur écriture, les mystiques tentent en effet «d’arrêter et de décrire des
moments de leur désir», pour «les donner à lire», mais parce que l’énonciataire le
demande. La motivation à écrire ne provient pas de leur propre désir. Et ils mettent des
conditions, ils imposent un protocole de lecture à leur(s) énonciataire(s), le principal
étant de préserver l’intimité de leurs écrits. Marie de l’Incarnation est assez claire sur ce
point dans la lettre CLIII :

Mais comme il n’est nullement à propos que l’on ait connoissance de cet
écrit (p. 515);

J’ai depuis demandé les uns et les autres [écrits] à cette Révérende Mère,
afin qu’on ne vît aucun écrit de ma main dans le monde (p. 517);

Afin donc que cet Index demeure secret je l’enferme en cette lettre,
laquelle par la qualité des matières que j’y traite, vous voyez qu’elle doit
être particulière à vous et à moy (p. 517).

Les mystiques ne viseraient donc pas la postérité de leur écriture278. Au contraire, ils ne
désirent pas être lus par un grand public ; ils limitent leur production à la relation

278
Fait assez troublant, les mystiques, en tout cas les femmes mystiques, ne visent pas plus la postérité sur
le plan de la reproduction (biologique). Jacques Maître, (chercheur au CNRS Paris, publié aux Éditions du
Cerf dans la collection Sciences humaines et religions) a bien établi que les femmes mystiques adoptent
une posture anorectique et notamment qu’elles refusent le plus souvent la maternité, qu’elles «arrêtent les
résurgences de la vie et refusent l’apanage des femmes dans la transmission de la vie» (Anorexies
religieuses, anorexie mentale, p. 117-121, 151-153).
272

privilégiée qu’ils ont avec l’énonciataire, individuel ou collectif279. Ils considèrent leurs
écrits comme relevant du privé, de l’intime280. De même, ils ne sont pas préoccupés de
«faire voir et entendre ce qui n’a jamais été vu ni entendu», au sens du désir de création
d’un sujet, puisque leur préoccupation est de faire voir et entendre une figure de l’Autre
qui est déjà disponible dans des textes, le Dieu des Écritures chrétiennes. Mais ils
essaient effectivement de faire voir et entendre ce qui ne peut être vu ni entendu, si on
entend par là la relation subjective qu’ils entretiennent avec cette figure de l’Autre. Les
mystiques «poussent le langage au-delà de ses limites» pour dire ce qui ne peut être ni
vu ni entendu. Mais alors que le poète peut vouloir travailler le langage pour qu’à partir
de sa forme actuelle il produise du nouveau, et ce faisant qu’il le produise lui-même
comme sujet créateur, les mystiques sont aux prises avec les limites du langage comme
tel, c’est-à-dire comme question anthropologique fondamentale (le fait de parler pour
l’humain fait l’humain), et non pas tant avec un état particulier du langage, qui serait
plus ou moins actuel ou adéquat. Si les mystiques sont très «actuels», c’est un effet de
leur désir plus qu’un souci de leur part. Nous avons vu que l’apophatisme est l’élément
mystique chrétien par excellence. Or, l’apophatisme est justement un travail sur les
possibilités et les limites du langage comme tel, qui trouve sa source dans l’Autre, quand
il est l’objet dont on parle. Enfin, comme nous venons de le suggérer, le sujet mystique
tente «d’inscrire une altérité» que nous ne pensons pas être le sujet lui-même, mais
l’Autre lui-même. L’altérité que le mystique inscrit serait plus l’Autre que le sujet. Bien
entendu, l’Autre marque le sujet en le traversant ; le sujet se trouve affecté par le rapport
à l’Autre ; le sujet est l’un des lieux de manifestation de l’Autre. Mais nous ne pensons
pas que ce soit le sujet qui soit d’emblée l’objet du désir mystique, ni l’Autre qui soit
d’emblée l’objet du désir littéraire. Une oeuvre littéraire peut s’édifier en entier sur le
rejet de l’Autre ou la lutte avec l’Autre. Si le littéraire vise l’avènement du sujet (ce qui
est déjà beaucoup), le mystique vise plutôt l’avènement de l’Autre.

279
Comme on l’a vu plus haut, l’énonciataire peut être une communauté ou un groupe défini, comme dans
le cas des mystiques d’Hefta ou de Thérèse d’Avila ; il peut être un groupe moins défini, comme «les
spirituels» auxquels s’adressent Jean de la Croix ou Jean-Joseph Surin ; ou il peut encore être une
personne en particulier, comme dans le cas de Marie de l’Incarnation qui s’adresse à son fils.
280
C’est le cas du moins chez les mystiques modernes. Il faudrait voir avec les mystiques antiques et
médiévaux. Il est probable que leurs écrits ne répondent aux mêmes motivations que ceux des mystiques
modernes.
273

Mais encore, l’auteur mystique est-il bien l’énonciateur de son discours ? Parce
que, si on a le sentiment très fort que le mystique n'écrit pas pour lui, pour trouver ou
construire son identité propre (qu’il construit autrement), mais pour les autres, on a aussi
le sentiment qu'il n'écrit pas par lui-même, mais par l'Autre. C'est ce qui ressort de la
dynamique complexe de cette lettre de Marie de l’Incarnation où elle raconte son propre
rapport à son propre texte, «écrit de sa main» et supposé être son autobiographie, mais
qui est en fait le récit de la conduite d'un Autre sur elle, comme si sa vie avait été
énoncée par un Autre : lorsqu’elle parle de la Relation qu’elle est en train d’écrire, elle
dit «que j'eusse à rédiger par écrit la conduite qu'elle [la divine Majesté] avait tenue sur
moi»281. De même dans le prologue de La Relation de 1654, elle annonce qu’elle fera le
récit, non de sa vie, mais des grâces et faveurs que la divine Majesté lui a faites. Là
encore, elle n’est pas un cas isolé : Thérèse d’Avila a donné à son autobiographie, le
Livre de la Vie, un second titre : Des miséricordes de Dieu. Le Récit de la vie d’Ignace
de Loyola, écrit par ses compagnons, à leur demande et en bonne partie sous dictée, est
le récit de sa vie «dirigée par le Seigneur»282.

2.213 Séduction et déception

Les mystiques tentent de parler de leur relation à l’Autre, et c’est pourquoi leur
discours est séduisant. Mais eux, les énonciateurs, ils savent que c’est impossible, qu’ils
ne peuvent pas le faire, et c’est pourquoi leurs discours est toujours aussi décevant283.
Nous reprendrons maintenant la modalisation de l’énonciateur où nous l’avions laissé.
Nous avions établi, sur la base des modalités, que l’attitude de l’énonciateur envers

281
Lettre CLIII, p. 515. C’est le moment de vérifier, avec Raymond Lemieux, la «fécondité» de la lecture
sémiotique : en principe, elle doit apporter des éléments nouveaux ou non couverts par d’autres formes
d’analyse. Alors nous pensons que la reconnaissance de la disparité dans la motivation des littéraires et
des mystiques est un point de vue de l’énonciation permet de cerner.
282
Louis Marin, «Le Récit, réflexion sur un testament», L’écriture de soi, p. 141, 143 (préface du P.
Nadal, Ignace de Loyola, Récit, Paris, DDB, 1991, p. 46).
283
Le fait n’a pas échappé à l’attention de Michel de Certeau : «les discours [mystiques] postulent, pour
être lus, une demande qu’ils ne peuvent satisfaire ; ils font de la déception du lecteur le mode sur lequel le
texte doit être pratiqué» (FM, p. 230).
274

l’écriture relevait en dernière instance du /devoir/ : l’énonciateur ne pouvait vouloir sans


devoir, sans que son /vouloir/ soit modalisé par le /devoir/ envers l’Autre. De plus, nous
remarquions avec Certeau que si la principale modalité mystique est bien le /vouloir/,
«ce vouloir n’a pas le dire pour objet» (FM, p. 240). De là, nous avions conclu que
l’écriture mystique ne pouvait avoir la même motivation que celle de l’écrivain, ou du
littéraire. Une fois la question du /vouloir/ et du /devoir/ réglée, — en l’occurrence
l’énonciateur se réclame de l’obéissance à son directeur pour écrire à son fils —, c’est la
problématique du /non pouvoir/ qui surgit en dernier obstacle à l’écriture pour Marie de
l’Incarnation.

Elle évoque d’abord les aléas de la vie pour justifier la possibilité qu’au bout du
compte, son fils ne reçoive pas l’écrit promis.

[12] Je vous envoie cet Index, dans lequel vous verrez à peu près l’ordre que je garde
dans l’ouvrage principal [la Relation de 1654] que je vous envoiray l’année prochaine, si
je ne meurs celle-cy, ou s’il ne m’arrive quelque accident extraordinaire qui m’en
empesche [NON POUVOIR]

Le problème de la justification de l’écriture étant réglé, et considérée


l’incertitude des conditions de réalisation du projet d’écriture, l’énonciateur s’empêtre
maintenant dans le /non pouvoir/, l’incapacité ou l’impossibilité d’écrire.

[16] Au reste il y a bien des choses, et je puis [POUVOIR] dire que presque toutes sont de
cette nature, qu’il me seroit impossible [NON POUVOIR] d’écrire entièrement, d’autant
que […] ce sont des grâces si intimes […] que cela ne se peut dire [NON POUVOIR].

[17] Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient


incroiables [NON POUVOIR CROIRE] si on les produisoit au dehors comme elles se passent
intérieurement. […] [j’]y mis [dans l’écrit] ce qu’il me fut possible [POUVOIR], mais le
plus intime n’étoit pas en ma puissance [NON POUVOIR].
275

[18] C’est en partie ce qui me donne de la répugnance [NON VOULOIR] d’écrire de ces
matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand
abyme, et d’être obligée [DEVOIR] de perdre toute parole en m’y perdant moy-même.
Plus on vieillit, plus on est incapable [NON POUVOIR] d’en écrire […] (p. 516)

Des deux modalités positives du /pouvoir/, [16] «je puis [POUVOIR] dire» et [17] «[j’]y
mis [dans l’écrit] ce qu’il me fut possible [POUVOIR]», la première sert en fait à appuyer
l’impossibilité d’écrire («Au reste il y a bien des choses, et je puis dire que presque
toutes sont de cette nature, qu’il me seroit impossible d’écrire entièrement» [16]) ; la
seconde relativise immédiatement la possibilité qui semblait être accordée («[j’]y mis
[dans l’écrit] ce qu’il me fut possible, mais le plus intime n’étoit pas en ma puissance»
[17]). Dans chacun de ces deux énoncés, le /non pouvoir/ concerne la limitation de
l’écriture : ce n’est donc pas que l’énonciateur ne puisse pas écrire du tout qui est en
cause, c’est le fait qu’il ne puisse pas écrire le tout, et notamment ce qui est le plus
intime. Et encore, la limitation de l’écriture est le principal argument invoqué au /non
vouloir/ écrire de l’énonciateur : «C’est en partie ce qui me donne de la répugnance [non
vouloir] d’écrire de ces matières» [18]. Nous retrouvons ici l’ambiguïté du /vouloir/ de
l’énonciateur. On se souviendra que, des énoncés [1] à [13], le /vouloir/ était mitigé par
le /non pouvoir/ : l’énonciateur semblait /vouloir/ mais /ne pas pouvoir/. L’énonciateur
admet ici un /non vouloir/, auquel il donne comme justification l’aspect partiel de son
/pouvoir/ et non plus seulement le critère du /devoir/ vis à vis du destinateur. Cette
modalisation est intéressante sur le plan littéraire : bien que n’écrivant pas pour des
motifs littéraires, le mystique rencontre la problématique de la création littéraire. C’est
donc qu’il pratique l’écriture au sens littéraire, sans concessions, sans faux-fuyants et
sans illusions. L’écriture mystique n’est pas de l’ordre du savoir, du manuel ou du mode
d’emploi. Les méandres dans lesquels se déploient le /non pouvoir/ témoignent d’une
attitude épistémologique de la part de l’énonciateur. L’impuissance est la butée de
l’écriture mystique. Le mystique a beau /vouloir/ et /devoir/, en dernière instance, il ne
/peut pas/... tout écrire. Ce sur quoi porte le /non pouvoir/, «le plus intime» [17], «les
communications [qui] se passent intérieurement» [17], est un reste qui existe en un autre
276

lieu que l’écriture, et c’est pourquoi l’écriture mystique est décevante pour
l’énonciataire.

Pourtant, ce que le mystique ne peut écrire, n’est-ce pas cela même qu’il vient
d’écrire? Ce passage ([16-18]) offre la séduction mystique à l’énonciataire. Si tenter
d’écrire, de cerner «ces matières», produit la «répugnance» de l’énonciateur, ceci
produit par ailleurs aussi ses «délices» et les délices de l’énonciataire [18]. C’est
pourquoi nous pensons que la prétérition est une figure typique du discours mystique
autant que l’oxymoron. Alors que l’oxymoron est le résultat de la stratégie apophatique
sur le plan de l’énoncé, la prétérition représente la stratégie apophatique sur le plan de
l’énonciation. Le discours, lorsqu’il est soumis à la double contrainte d’affirmer et de
nier en même temps, produit spontanément l’oxymoron (Turner). Nous pensons pouvoir
dire la même chose sur le plan de l’énonciation : l’énonciation, lorsque soumise à la
contrainte d’affirmer et de nier en même temps, produit spontanément la prétérition. La
prétérition représenterait donc la stratégie apophatique dans le discours mystique
moderne, dans le discours qui se fait récit d’une expérience.

2.214 Une énonciation trinitaire

Si le mystique produit des énoncés ou des «phrases mystiques» au sens de


l’énonciataire (ce que l’énonciataire reconnaît et recherche), il semble bien que
l'énonciation mystique chrétienne, au poste de l’énonciateur, soit de structure
trinitaire284. Elle met en scène le sujet, les autres et l’Autre dans un rapport obligé. Pour
le mystique, il n’y a pas de rapport à soi et aux autres sans l'Autre285. En fait, pour le

284
Il s’agit d’une hypothèse qui reste à démontrer par une relecture sémiotique de la tradition mystique
chrétienne. Mais le cas de figure que nous présentons, Marie de l’Incarnation, a une réputation
d’orthodoxie catholique ; c’est donc dire que le caractère chrétien de sa mystique n’est pas discuté. Et
comme on l’a vu plus haut, Thérèse d’Avila et Ignace de Loyola, deux autres mystiques indiscutablement
chrétiens, semblent adopter la même structure énonciative.
285
Michel de Certeau a reconnu dans la modalité du «pas sans» une catégorie typiquement mystique, mais
également chrétienne. «Pas sans toi». [...] Cette catégorie heideggerienne m’avait paru permettre une
réinterprétation du christianisme», pose-t-il à l’ouverture de la Fable mystique (p. 9 et note 1). C’est le
277

mystique, la question n’est pas d’établir un rapport signifiant et vivant à l’Autre comme
pour le commun des mortels. Parce que l’Autre ne se pose pas en troisième terme pour le
mystique : l’Autre est en position de «tu». L’Autre fait irruption comme un «tu» pour le
mystique. La mystique est dite nuptiale quand l’Autre prend cette position, quand la
relation avec Dieu est une union amoureuse, qui va jusqu’à la métaphore des noces. Ou
bien encore, la mystique est dite féminine quand la relation à Dieu a les caractéristiques
de la relation à la mère (la relation érotique dérive d’ailleurs de la relation à la mère,
nous y reviendrons dans le dernier chapitre). C’est pourquoi le mystique a besoin de
l’autre pour que l’Autre reste vraiment l’Autre. Le mystique trouve son il, son rapport
symbolique, dans les autres. À travers le mystique, un Autre parle, mais un Autre parle
parce qu’il y a un autre pour écouter. «Rien d’Autre ne parle à l’âme s’il n’y a un tiers
pour l’écouter», dit Certeau à propos de l’énonciation mystique286. Le tiers qui écoute et
veut entendre, l’énonciataire mystique, confirme le statut de l’Autre. S’il n’y avait cette
confirmation, le mystique risquerait de prendre l’Autre pour l’autre, d’en rester au
colloque intime entre un je et un tu dans une relation d’intimité fusionnelle et prise dans
l’ordre de l’imaginaire. Pour eux, la première partie du commandement évangélique est
réalisée : ils aiment Dieu de tout leur cœur, de toute leur âme, de toutes leurs forces.
L’énonciateur mystique parle et écrit de la jouissance (unitaire) de l’Autre pour les
autres, parce que son désir est (trinitaire) l’avènement de l’Autre («Que ton règne
vienne»…).

rapport obligé, le «pas sans» qui fait la relation trinitaire, une structure de relation où chacun des éléments
dépend de la présence des autres.
286
La fable mystique, p. 219.
278

2.22 Le sujet mystique énonciataire : analyse sémiotique de récits de


visions de Marie de l’Incarnation

Alors que nous avons analysé, dans l’état de la question, des discours non
figuratifs, nous aurons affaire, avec l’autobiographie spirituelle de Marie de
l’Incarnation, à un discours figuratif, bien qu’ayant un statut particulier à l’intérieur de la
classe des discours figuratifs, puisqu’il s’agit d’un récit (auto)biographique, du récit
d’un sujet. Alors que dans les textes épistémiques, les figures étaient des concepts, dans
un récit autobiographique, les figures seront des figures de la subjectivité, de l’ordre
cognitif mais aussi de l’ordre thymique, tels les états d’âme, les impressions et
sensations du sujet. Comment aborder et déceler l’attitude épistémologique d’un sujet
dans un tel type de texte? On pourrait croire que l’attitude épistémologique est plus
facilement détectable dans des textes à fonction épistémique. Mais on a vu qu’il n’en est
rien. L’épistémologie n’est pas nécessairement assumée ni explicite dans les textes
épistémiques. Il faut peut-être ici rappeler que nous comprenons aux fins de cette thèse
l’épistémologie comme étant l’attitude éthique du sujet envers la dimension cognitive de
son être et de son faire (et non dans sons sens plus strict d’épistémologie scientifique qui
vise à juger de la valeur de la connaissance dans une discipline particulière). La méthode
de lecture ne changera pas significativement. Nous observerons la structure
d’énonciation, la modalisation et le rapport à l’objet, dans le but de suivre le parcours du
désir du sujet et par là, de reconstituer l’attitude épistémologique du sujet mystique.

2.221 Structure d’énonciation d’ensemble – architecture du texte

2.2211 Les récits de vision

Avant de procéder, nous motiverons notre choix des récits de visions comme
objet d’analyse. Les récits de vision sont considérés, dans la tradition de lecture de
279

Marie de l’Incarnation, comme «l’élément mystique» dans ses écrits287. De plus, les
récits de visions sont des segments qui se découpent d’eux-mêmes par leur clôture à
l’intérieur de La Relation, en raison de leur autonomie narrative à l’intérieur de
l’ensemble.

L’autobiographie spirituelle de Marie de l’Incarnation (La Relation de 1654)


présente une double structure de récit : un récit principal, ou de premier degré
(l’autobiographie), est ponctué d’une série de récits enchâssés, ou de second degré288
(les récits de visions), récits à part entière puisqu’ils font clôture. Le premier critère que
nous utilisons pour le découpage de ces récits de second degré est d’ordre narratif, en
cohérence avec le type de discours auquel nous avons affaire, un discours narratif. Ces
récits sont effectivement exemplaires sur le plan narratif : les quatre phases canoniques
du schéma narratif (manipulation, compétence, performance et sanction) sont réalisées,
ce qui produit un effet de clôture. Mais le critère narratif n’est pas le seul à devoir être
pris en compte, puisque la mise en discours produit, à l’intérieur des récits de visions,
une unité discursive différente de celle qui se déploie dans le récit d’ensemble ou de
premier degré, l’autobiographie. En effet, dans les récits de second degré (visions), si les
acteurs demeurent les mêmes, la spatialisation et la temporalisation se démarquent
nettement de la configuration du récit de premier degré : alors que le récit d’ensemble
situe son temps et son espace dans ce que nous reconnaissons aujourd’hui comme le
mode conscient, les récits de visions se déploient dans le mode des formations de
l’inconscient. Il y a donc un clivage net et explicite entre les deux types de récit.

Si l’on s’en tient au texte, le terme de «vision» est entériné par le mode visuel de
l’expérience : «je le vis… je me vis... en la vue, etc.». Cependant, nous pensons avec
François Martin qu’il ne faut pas confondre «visuel» avec «visible»289 : une image n’est

287
On en trouve un cas dans le corpus même de cette thèse : l’article du DCT cite une vision de Marie de
l’Incarnation comme exemple d’un «fait mystique» (supra p. 72).
288
Greimas et Courtés dénomme «embrayage de second degré —ou interne — [celui] qui s’effectue à
l’intérieur du discours alors que le sujet visé y est déjà installé» (p. 121). Les procédures de débrayage et
d’embrayage dont il sera question dans cette analyse forment «l’un des mécanismes essentiels de
l’énonciation» (p. 408).
289
François Martin parle de la composante «visuelle» ou «visionnaire» de la contemplation (à propos de la
Transfiguration, Pour une théologie de la lettre p. 152). Il cite le psychanalyste J.-B. Pontalis sur la
question de la différence entre le visuel et le visible : «Chose vue qu’on ne confondra pas avec l’objet
280

pas «visuelle» parce qu’elle est «visible» (on dira alors qu’elle est réelle), une image
peut bien entendu être imaginaire (ne pensons qu’aux images oniriques). Le problème
épistémologique du statut à donner à des visions telles que celles de Marie de
l’Incarnation recoupe en fait celui du statut à donner à l’imaginaire. C’est pourquoi nous
pensons que la distinction axiologique de la théologie spirituelle au sujet des visions
dites «imaginaires» et «intellectuelles», (les visions intellectuelles étant considérées plus
valables que les visions imaginaires) est un faux débat. Dans le cas des lecteurs de Marie
de l’Incarnation, le fait qu’elle-même insiste pour dire que ses visions ne sont pas
imaginaires290 a certainement influencé l’interprétation. Des énoncés tels que : «Ç’a été
une chose rare que j’aie des impressions imaginaires, et quand j’en ai eu [sic], elles ont
été incontinent changées en intellectuelles» (p. 385) ou «il ne se trouve néanmoins en
mon fond aucune espèce imaginaire» (p. 386), doivent être lus avec la conscience de la
différence entre les épistémès de l’énonciateur et des énonciataires actuels.

Ce que nous entendons dans cette thèse par l’«imaginaire» ne correspond pas à
ce que l’énonciateur dénomme «imaginaire» ou «imagination». La vision de
l’énonciateur est pour nous de l’ordre de la fonction imaginaire, investissement du
symbolique par l’imaginaire ; pour l’énonciateur, la vision est réelle, c’est-à-dire qu’elle
n’est surtout pas un produit de l’imaginaire, car cette instance est homologuée au
fantasme conscient, à l’activité consciente de l’imaginaire (ou imagination). L’activité
inconsciente de l’imaginaire se présentant comme une altérité, comme une irruption
pour le sujet, l’énonciateur l’interprète comme réel, comme provenant de lui certes, mais
d’une instance d’altérité en lui. L’imaginaire, pour le sujet de cette époque, est ce qui
relève de l’imagination consciente et active, d’un vouloir imaginer, avec toutes les

perçu. Pas plus qu’on ne confondra le visuel tel qu’il se projette dans le rêve [...] avec le visible tel qu’il
s’offre à notre regard de la veille, ni même avec l’invisible tel qu’il se profile à l’horizon du visible et tel
que les peintres peuventle suggérer... Quand au visuel, il délie ses attaches d’avec le monde visible ; il
donne à voir ce qui échappe à la vue» (La Force d’attraction, p. 38-39 cité par F. Martin, Pour une
théologie de la lettre, p. 161).
290
Dans la première vision de la Trinité : « Il me vint une grande peur d’être trompée et que ce ne fût
quelque piège du diable ou de l’imagination — quoique je n’imaginasse rien» (La Relation de 1654, p.
123). Dans la seconde vision de la Trinité : «quoiqu’il ne se passait rien d’imaginaire, soit par similitude
ou autrement» (p. 139). Dans la vision du sang, la seule occurrence de l’imagination est immédiatement
déniée : «une douleur … la plus extrême qu’on se la peut imaginer. Non, il ne serait pas possible !» [10-
11] (p. 69).
281

figures de complaisance, de divertissement, de leurre, d’illusion291 qui lui sont associées.


Or, si dans les deux visions que nous analyserons l’énonciateur n’insiste pas encore sur
le fait qu’il n’y a pas de ce /vouloir imaginer/ à la base de ses visions (il le fera dans la
première vision de la Trinité), la compétence est nettement établie dans le /non vouloir
(savoir)/ et le /non pouvoir/. Aussi, nous pensons que les visions dites intellectuelles sont
nécessairement imaginaires en tant que «visions» et qu’il n’y a pas d’intérêt à les
distinguer sinon pour reconnaître qu’il ne s’agit pas de fantasmes complaisants.

Le terme de visions n’épuise d’ailleurs pas les modes de l’expérience, puisque le


sujet entend et parle également dans ses «visions». Dans le premier récit de vision, «la
vision de sept ans», la narratrice dénomme elle-même cette expérience une «visite»,
mettant l’accent sur l’aspect d’événement et de rencontre. À strictement parler, il
s’agirait donc plutôt d’une mise en scène, d’un scénario de l’ordre du narratif, que d’une
vision. Nous nous en tiendrons à la dénomination traditionnelle de «visions» pour ce
genre d’expérience «intérieure» qui relève des formations de l’inconscient.

Reste à justifier le choix des deux visions qui seront analysées, la première, la
vision de sept ans et la deuxième, la vision du sang. En fait, l’ensemble des récits de
vision devrait être analysé en tant que parcours du sujet mystique. Puisqu’il n’était pas
possible dans le cadre de cette thèse de couvrir tout le parcours des visions, nous avons
choisi d’analyser en détails les deux premières visions du parcours, celles où se forment
le sujet du désir et le sujet «éthique» du désir292.

2.2212 L’autobiographie

Avant de passer à l’analyse, il convient également de réfléchir sur le statut


sémiotique de ce type de texte que constitue l’autobiographie. En dehors du paradigme

291
Les fantasmes de l’imagination sont d’ailleurs associés au diable, le maître de l’illusion : «Il me vint
une grande crainte d’être trompée et que ce ne fut quelque piège du diable ou de l’imagination » (La
Relation de 1654, p. 123).
292
Nous anticipons ici sur les résultats, le choix des textes à soumettre à l’analyse résultant lui-même
d’une première analyse exploratoire. Le concept de sujet «éthique» du désir sera élaboré plus loin.
282

du langage et de la théorie littéraire qui l’a intégré293, la notion d’autobiographie est


interprétée comme une biographie «par soi-même». Le syncrétisme des actants de
l’énonciation et de l’énoncé est alors pris au pied de la lettre, dans une attitude de
référentialisation ontologique : le «je» acteur de l’énoncé et héros du récit, les actants de
l’énonciation, narrateur et auteur, et le «je» en tant que figure du sujet de l’énonciation,
toutes ces instances sont prises pour une seule et même instance, la personne physique et
réelle de l’auteur de l’autobiographie. C’est pourquoi rien ne paraît plus vrai qu’une
autobiographie. Dans la perspective du paradigme du langage, le syncrétisme et
l’identification de ces diverses instances sont considérés comme les effets de procédures
langagières et non comme une représentation conforme d’un référent ontologique. Pour
le dire simplement, le «je» de l’auteur ne peut pas correspondre intégralement (au sens
fort d’intégrité) au «je» du narrateur, au «je» de l’énoncé et encore moins au sujet de
l’énonciation. Il y a toujours un décalage entre ces diverses instances, décalage qui
s’explique par les procédures énonciatives de débrayage et d’embrayage, sur lesquelles
nous nous arrêterons maintenant.

Dans la génération du discours, l’opération de débrayage est la première


opération de l’acte de langage, nécessairement antérieure donc à l’embrayage. Lors de
l’acte de langage, «l’instance d’énonciation» (le sujet parlant) «disjoint et projette hors
d’elle» l’énoncé ou le discours (discours-énoncé) (Greimas et Courtés, article
«Débrayage», p. 79). Le sujet de l’énonciation, le sujet parlant, n’a évidemment qu’une
présence langagière dans l’énoncé :

le sujet de l’énonciation, responsable de la production de l’énoncé reste


toujours implicite et présupposé, il n’est jamais manifesté à l’intérieur du
discours-énoncé (aucun «je», rencontré dans le discours ne peut donc être
considéré comme sujet de l’énonciation proprement dite, ni identifié à
lui : il ne s’agit là que d’un simulacre de l’énonciation, c’est-à-dire d’une

293
Il n’est pas possible de traiter de l’autobiographie sans faire référence au travail de Philippe Lejeune à
propos duquel il dit lui-même : «Cet ensemble d’études d’un lecteur d’autobiographies se trouve donc
tendu entre deux pôles apparemment opposés : la science, dans la mesure où il prétend contribuer à l’étude
de la poétique, et la littérature [...] Étude poétique et interprétation analytique se rejoignent au demeurant
en ce qu’il s’agit toujours d’étudier d’abord l’autobiographie en tant que phénomène de langage» (Le
pacte autobiographique, p. 9-10). Notre propre position est similaire : en tension entre la théorie du
langage (sémiotique et littéraire) et la théologie spirituelle.
283

énonciation énoncée ou rapportée). (Greimas et Courtés, article


«Débrayage», p. 79 )

Sur le plan énonciatif, la structure du récit autobiographique est paradoxale puisqu’elle


est embrayée au lieu d’être débrayée selon la forme énonciative canonique du récit. Le
terme «récit» fait référence sémiotiquement à un discours-énoncé débrayé, c’est-à-dire
«distant et distinct» (Greimas et Courtés, article «Embrayage», p. 119) de l’instance
d’énonciation. Le récit est en effet le degré zéro de l’énonciation puisque l’énoncé n’y
est pas référé ni identifié à l’instance d’énonciation. Les énoncés narratifs types mettent
en scène la troisième personne, forcément «à distance et distincte» de l’instance
d’énonciation. La troisième personne, le «il», peut être personnel («Le petit jouait
tristement...») ou impersonnel («Il était une fois...»). Donc, l’autobiographie présente le
paradoxe sémiotique d’être un récit embrayé sur le sujet. Le terme technique
d’embrayage recouvre un ensemble de procédures qui «visent à produire, entre autres
choses», le retour à l’instance énonciative après le débrayage ou pour le dire encore
autrement, qui visent à réintroduire la subjectivité dans l’énoncé, par «un effet
d’identification entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation» (Greimas et
Courtés, article «Embrayage», p. 119). Considérant que l’opération première de l’acte de
discours, le débrayage, a pour conséquence la non coïncidence inévitable du sujet de
l’énonciation et du sujet de l’énoncé, pour rendre compte de l’énonciation, il faut donc
revenir à l’instance d’énonciation par un procédé d’identification que constitue
l’opération de l’embrayage. En ce qui concerne les effets de ces procédures de langage,
le débrayage de l’instance d’énonciation produit l’effet de référentialisation à un univers
extra-langagier ou d’objectivité : «Il y a, il est» est la formule du statut d’existence ou de
réalité supposé en dehors du sujet. L’embrayage produit deux sortes d’effets, selon qu’il
est énoncif, c’est-à-dire qu’il concerne l’énoncé, ou énonciatif, c’est-à-dire qu’il
concerne l’énonciation (énoncée). Dans l’embrayage énoncif, le «je» de l’énoncé n’est
pas référé explicitement au sujet d’énonciation, ce qui produit un effet de simulacre de
référentialisation et d’objectivité, pur simulacre dans ce cas («Je vois Notre Seigneur
venir à moi»). Dans l’embrayage énonciatif, le «je» de l’énoncé est explicitement référé
au sujet d’énonciation, ce qui produit un effet de dé-référentialisation du monde extra-
284

langagier ou de subjectivité explicite : «Je pense que... je vois Notre Seigneur venir à
moi» sont des formules qui renvoient explicitement à un sujet, à une subjectivité. Ici, en
raison du genre autobiographique, l’autobiographie étant récit (de la vie) d’un sujet, le
premier débrayage s’effectue sur la première personne (puisque c’est le récit de «je») au
lieu de la troisième personne, ce qui revient en même temps à l’embrayer, puisque
l’embrayage est le retour à l’instance d’énonciation. Dans ce type de texte, parce que
l’embrayage est simultané au débrayage, le débrayage s’en trouve occulté, ce qui produit
un effet d’identification entre le sujet de l’énoncé (l’acteur «je», héros du récit), le sujet
de l’énonciation énoncée (le «je» de la narratrice) et le sujet de l’énonciation (le «je» en
tant que figure du sujet de l’énonciation). L’homologie des structures narratives et
énonciatives est le résultat de la nature même du texte : l’autobiographie est en effet la
narrativisation et la mise en discours du sujet. Cette caractéristique d’homologie des
structures produit un fort effet de réalisme. C’est pourquoi, nous l’avons déjà dit, rien ne
paraît plus vrai qu’une autobiographie.

Lors de l’état de la question, nous avons décelé un effet paradoxal de


l’embrayage ou de la subjectivation dans un autre type de texte, un texte épistémique, à
visée objective (voir Lalande supra p. 123). La subjectivation, introduite dans ce cas par
la modalisation, produisait un meilleur effet d’objectivité (au sens de neutralité ou
d’impartialité) que s’il s’était contenté d’énoncer un pur constatif. La modalisation avait
dans ce cas l’effet de l’embrayage énonciatif. Ainsi, plus un discours se fait objectif par
l’occultation du débrayage, plus son statut épistémologique est douteux. Tout discours
est subjectif en tant que produit d’une subjectivité ; faire passer un discours pour
totalement objectif c’est en fait objectiver la subjectivité, vouloir faire passer ce qui est
de l’ordre du subjectif pour ce qui est de l’ordre de l’objectif. Nous pensons que c’est de
là que vient, du moins en partie, la dépréciation et la dévalorisation de la subjectivité
dans le paradigme rationaliste.

Dans l’autobiographie de Marie de l’Incarnation, nous assistons à un processus


épistémologique similaire à celui que nous avons observé dans le Lalande.
L’objectivation de la subjectivité est évitée par le fait que les récits de visions, qui sont
présentés comme les moments forts de la constitution du sujet, sont explicitement
285

débrayés de l’instance consciente. Il est en effet possible de considérer la structure de


second degré, les récits de visions, comme étant débrayés sur le plan spatial et temporel
de la mise en discours : l’acteur «je» reste le même, mais ce «je» n’est plus, non
seulement débrayé de la situation d’énonciation (je-ici-maintenant), il n’est plus dans
son lieu ni dans son temps habituel (débrayage spatio-temporel). Sortie du monde
conscient par un détour explicite, celui des formations de l’inconscient (songe, rêve,
extase)294, cette structure ne se donne pas comme réalité objective mais bien comme
réalité subjective (au contraire par exemple des «apparitions» ou visions extérieures, qui
se donnent comme une réalité objective295). Cette attitude énonciative est, avec d’autres
que nous aurons l’occasion d’observer, un indice de l’attitude épistémologique du sujet
d’énonciation mystique.

Et c’est pourquoi nous désirons apporter un complément à la thèse de J.


Geninasca selon laquelle, contrairement aux discours esthétiques, la plupart des discours
religieux n’assumeraient pas le statut véridictoire de leurs dires qui constitue
l’épistémologie implicite des discours esthétiques296. Nous avançons que le discours
mystique est un type de discours religieux qui assume son épistémologie implicite,
constituée par le principe de réalité subjective et le statut véridictoire, notamment pas
l’attitude explicite que nous venons d’observer qui consiste à ne pas confondre
objectivité et subjectivité. Le discours mystique échapperait donc au défaut
épistémologique qui caractériserait, selon Geninasca, «la plupart» des discours religieux.

La structure d’ensemble de l’autobiographie comporte un clivage du sujet de


l’énonciation et présente un dialogue constant entre les deux. Et c’est finalement le sujet
qui se construit dans ce dialogue, dans le jeu entre les deux instances consciente et
inconsciente, qui est sujet d’énonciation de l’ensemble de ce récit autobiographique.

294
«une nuit, en mon sommeil, il me sembla que […]» (La Relation, p. 46) ; «En cheminant, je fus arrêtée
subitement, intérieurement et extérieurement» (p. 68) ; «en un moment mes yeux furent fermés et mon
esprit élevé et absorbé» (p. 119) ; «Une nuit […] en dormant, il me fut représenté en songe» (p. 189).
295
En fait, la définition des termes objectif/subjectif se trouve ainsi fondée dans l’opposition spatiale
intérieur/extérieur : le subjectif est de l’ordre de l’intérieur alors que l’objectif est de l’ordre de l’extérieur.
296
«Contrairement cependant à la plupart des discours religieux […] , ils [les discours esthétiques]
assument — pour traduire […] ce qu’on pourrait appeler leur “épistémologie implicite” — le statut
véridictoire, et donc relatif, de tout univers de croire, de tout dire.» J. Geninasca, p. 99-100.
286

2.2213 La modalisation du sujet mystique

Cependant, les récits de second degré ont un statut particulier dans l’ensemble :
le récit de premier degré, l’autobiographie, est organisé autour de ces récits de second
degré (les visions) qui en sont les moments forts : l’autobiographie elle-même peut être
considérée en bonne partie comme l’interprétation de ces récits de «visions». Que les
visions intérieures soient des formations de l’inconscient ne signifie pas qu’elles n’ont
pas d’effet réel. Toute l’autobiographie de Marie de l’Incarnation est consacrée à
démontrer l’effet que ces visions ont sur le sujet et sur sa vie. Or, il est remarquable dans
ce cas que les récits de visions sont entièrement dévoués à la modalisation du sujet.
C’est en effet dans les récits de vision que se construit la modalisation du sujet mystique
qu’est Marie de l’Incarnation. Le postulat sous-jacent à notre analyse est que la
modalisation, la configuration des modalités, rend compte de l’identité du sujet
sémiotique297. Michel de Certeau avait déjà remarqué que «la modalité maximalise
l’instance du sujet»298. Il faudra donc porter attention à la structure modale du sujet
mystique qui nous intéresse dans cette thèse. Dans la section 2.21 (L’énonciateur sur son
propre discours) nous nous étions intéressés à la modalisation du sujet mystique
énonciateur, en tant qu’écrivain. Ici, nous nous intéresserons à la modalisation du sujet
mystique en tant qu’énonciataire d’un Autre, soit dans les récits de vision.

Cette partie de l’analyse fera appel aux travaux de deux théoriciens majeurs :
Jacques Geninasca pour ce qui regarde l’analyse sémiotique de la modalisation et du
sujet sémiotique qui en résulte, et Michel de Certeau, dont l’analyse de l’énonciation
mystique n’a pas été dépassée ni continuée jusqu’à maintenant. Notamment, M. de
Certeau a identifié le vouloir comme étant la modalité majeure et régulatrice des autres
modalités dans le discours mystique. Avec l’analyse de cas que nous présentons, nous
espérons contribuer à l’étude de l’énonciation en général et de l’énonciation mystique en
particulier.

297
«… l’identité qui fonde le statut d’un Sujet sémiotique» est «le dispositif modal qui fait d’un acteur un
sujet du croire qualifié pour le contrat» (Geninasca, La parole littéraire, p. 28). Ou, autrement dit, «le
sujet se définit en s’engageant par rapport à ce que, faute de mieux, nous appelons la Vérité» (Idem, p. 35).
298
M. de Certeau, La fable mystique, p. 231.
287

2.23 La vision de sept ans299

[1] Dès mon enfance, la divine Majesté voulant [VOULOIR] mettre des dispositions
[POUVOIR VOULOIR] dans mon âme pour la rendre [FAIRE ÊTRE] son temple et le
réceptacle de ses miséricordieuses faveurs, je n’avais qu’environ sept ans, qu’une nuit,
en mon sommeil, il me sembla [PARAÎTRE] que j’étais dans la cour d’une école
champêtre, avec quelqu’une de mes compagnes, où je faisais quelque action innocente.

[2] Ayant les yeux levés vers le ciel, je le vis ouvert et Notre-Seigneur Jésus-Christ, en
forme humaine, en sortir et qui par l’air venait à moi qui, le voyant, m’écriai à ma
compagne : «Ah ! voilà Notre-Seigneur ! C’est à moi qu’il vient !»

[3] Et il me semblait [PARAÎTRE] que cette fille ayant commis une imperfection, il
m’avait choisie [VOULOIR] plutôt qu’elle qui était néanmoins bonne fille.

[4] Mais il y avait un secret que je ne connaissais pas [NON SAVOIR].

[5] Cette suradorable Majesté s’approchant de moi, mon cœur se sentit tout embrasé de
son amour.

[6] Je commençai à étendre mes bras pour l’embrasser.

[7] Lors, lui, le plus beau des enfants des hommes, avec un visage plein d’une douceur et
d’un attrait NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR indicible, m’embrassant et me baisant
amoureusement, me dit : «Voulez-vous [VOULOIR] être à moi ?»

[8] Je lui répondis : «Oui .» [VOULOIR]

[9] — Lors, ayant ouï mon consentement [VOULOIR] nous le vîmes remonter au ciel.

[10] Après mon réveil, mon cœur se sentit si ravi de cette insigne faveur que je la
racontais naïvement à ceux qui me voulaient [VOULOIR] écouter.

299
La Relation de 1654, p. 46-48. Le texte de Marie de l’Incarnation est reproduit intégralement mais pour
faciliter les références, il est présenté en phrases numérotées. Les modalités sémiotiques repérées sont
indiquées entre crochets à chacune des occurrences.
288

[11] L’effet que produisit cette visite fut une pente [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR].

[12] Quoique par mes enfances je ne réfléchissais ni ne pensais [NON SAVOIR] que cet
attrait [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR] au bien vînt d’un principe intérieur, néanmoins,
dans quelques occasions, dans mes petits besoins, je me sentais attirée [NE PAS POUVOIR
NE PAS VOULOIR] d’en traiter avec Notre-Seigneur : ce que je faisais avec une si grande
simplicité, ne me pouvant imaginer [NE PAS POUVOIR] qu’il eût voulu refuser VOULOIR

NEPAS VOULOIR] ce qu’on lui demandait humblement.

[13] C’était pourquoi, étant à l’église, je regardais ceux qui priaient et leur posture, et
lorsque j’en reconnaissais selon cette idée [SAVOIR], je disais en moi-même :
«Assurément, Dieu exaucera cette personne, car en sa posture et en son maintien elle
prie avec humilité.»

[14] Cela faisait impression sur mon esprit, et je me retirais parfois pour prier, poussée
par [NE PAS POUVOIR NE PAS DEVOIR / VOULOIR] l’esprit intérieur, sans toutefois savoir ni
penser [NON SAVOIR] ce que c’était esprit intérieur, n’en sachant pas [NON SAVOIR]

seulement le nom comme j’ai dit.

[15] Mais la bonté de Dieu me conduisait [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR / DEVOIR]
comme cela.

2.231 Exemplarité sémio-narrative

L’ouverture de ce texte pourrait servir d’illustration à un traité de sémiotique300.


Chacun des actants du récit remplit son rôle d’une manière exemplaire. Dans la vision de
sept ans, le récit s’ouvre sur la volonté du Destinateur301 (/vouloir faire pouvoir être/ :

300
Nous avions déjà remarqué cette exemplarité du schéma narratif chez Marie de l’Incarnation dans notre
mémoire de maîtrise, lors de l’analyse du récit de la vision du mariage spirituel. Et de fait, chacun des
principaux récits de vision (vision de sept ans, vision du sang, les trois visions de la Trinité) présente cette
structure canonique sur le plan sémio-narratif.
301
Considéré en tant qu’actant de la narration, «le Destinateur est celui qui communique au Destinataire-
sujet non seulement les éléments de la compétence modale, mais aussi l’ensemble des valeurs en jeu »
289

[1] «la divine Majesté voulant mettre des dispositions dans mon âme pour la rendre son
temple») ; cette volonté est mise en exécution par le sujet-opérateur302, dont la
performance est de faire une demande et de recevoir une réponse («Lors lui [...]
m’embrassant et me baisant amoureusement, me dit : «Voulez-vous être à moi ?» [7]) ;
le sujet-Destinataire consent au vouloir de l’un et à l’action de l’autre («Je lui répondis :
«Oui .» [8]) et s’en trouve transformé. La performance du sujet-opérateur produit des
effets de transformation sur le sujet-Destinataire : la modalisation initiale de la
compétence du sujet par le /vouloir/ (modalité virtualisante) et la modalisation finale de
la compétence épistémique du sujet par un savoir qui rend possible le faire interprétatif
du Destinataire («C’était pourquoi, étant à l’église, je regardais ceux qui priaient et leur
posture, et lorsque j’en reconnaissais selon cette idée, je disais en moi-même :
“Assurément, Dieu exaucera cette personne, car en sa posture et en son maintien elle
prie avec humilité.”» [13]).

Mais, comme on pourrait le supposer, cette pleine conformité au schéma


canonique n’appauvrit pas pour autant la teneur littéraire du texte. Le texte de Marie de
l’Incarnation est loin du traité ou du manuel. Sur le plan littéraire, cette canonicité du
schéma sémio-narratif l’apparenterait aux contes de fées, si canoniques en fait que leur
analyse par Propp reprise par Greimas a entraîné la découverte du schéma narratif. Mais
là s’arrête la coïncidence, puisque le conte de fée est entièrement débrayé et que le
discours mystique est au contraire embrayé, et au plus près de l’embrayage total (qui
demeure impossible) sur le sujet d’énonciation. Nous proposons d’expliquer la
conjugaison de la canonicité sur le plan formel avec la littérarité, la teneur littéraire, par
le fait que le discours mystique s’exprime ici par l’autobiographie. Car, qu’est-ce que
l’autobiographie sinon la narrativisation du sujet — à la lettre, la mise en récit du sujet.
En élaborant la narrativisation du sujet dans l’autobiographie, le sujet énonciateur
reproduit la forme narrative responsable de la construction du sujet. Un sujet se construit
comme il s’écrit. La vie du sujet, ou plus exactement la vie telle que perçue par le sujet,
est de structure narrative : dans sa vie, le sujet bénéficie, manque ou est aliéné à un

(Greimas et Croutés, p. 95). À ne pas confondre avec le «destinateur», actant de la communication et


correspondant au poste de la production du discours (p. 94).
302
Le sujet qui accomplit la performance du programme narratif.
290

Destinateur ; il doit acquérir compétence et modalisation pour accomplir des actes


(performance) et il est mis en question sur la valeur ou la responsabilité de ses actes
(sanction), ce qui peut se faire par ses pairs (les autres) mais aussi bien par les
événements. Ce que nous proposons, c’est bien que la mise en récit, la narrativisation,
est la structure dans laquelle et par laquelle le sujet interprète (écrit ou lit) sa vie, son
existence. Ce n’est pas le sujet qui, racontant sa vie, produit le schéma narratif, c’est
exactement l’inverse : le schéma narratif fournit au sujet la structure à donner à sa vie.
Nous appliquons de manière tellement spontanée cette interprétation à notre existence,
que nous ne pouvons imaginer qu’il puisse en être autrement. Or, il n’est pas sûr que
l’existence présente empiriquement un ordre quelconque. Si notre appareillage
symbolique ne disposait pas du schéma narratif, il n’est pas évident que nous pourrions
avoir un sens de la vie ou de l’existence. Ou encore, si le schéma narratif dont nous
disposons était différent, nous aurions un autre sens de la vie ou de l’existence, une autre
manière d’interpréter les événements qui font la vie. Déjà, les formations sociales
relevant de systèmes symboliques différents produisent des interprétations de l’existence
bien différentes : on pourrait étudier sous cet angle les différences entre les cultures, par
exemple entre les cultures occidentale/asiatique/africaine, orale/écrite,
nomade/sédentaire. Que l’existence puisse avoir un sens, donc un certain ordre, une
direction, est une assomption qui relève de l’ordre symbolique. C’est pourquoi, lorsqu’il
se raconte, comme c’est le cas dans l’autobiographie, le sujet occidental reproduirait le
schéma narratif (occidental) au plus près de sa forme canonique. Il n’en va peut-être pas
de même du sujet littéraire et esthétique qui s’invente à partir du schéma narratif qui est
conscientisé pour lui et qui ne saurait lui suffire. Mais le sujet mystique n’est pas
d’abord sujet littéraire et esthétique, il n’a pas d’objectif littéraire ou de littérarité ; le
schéma narratif n’est pas conscientisé chez lui, il se manifeste de manière spontanée,
dans toute sa force de structure. Sans intention littéraire, le sujet qui s’écrit rendrait
compte de la structure narrative qui le construit de manière transparente.

Le récit autobiographique est un genre largement exploité par les mystiques,


mais ce n’est pas le seul à avoir été utilisé : Jean de la Croix, par exemple, a écrit des
poèmes et des commentaires sur ses poèmes ; les écrits mystiques de Maître Eckhart et
291

de Bernard de Clairvaux consistent essentiellement en des sermons ; la poésie a été


amplement sollicitée par les béguines. La remarque que nous faisions sur la
narrativisation du sujet sur le plan spatio-culturel pourrait s’appliquer sur le plan
temporo-culturel. Il n’est pas possible que la forme littéraire, le genre adopté par le sujet
mystique, n’ait pas quelque rapport avec la conception du sujet lui-même. Nous avons
vu qu’il y a une disparité dans la tradition mystique chrétienne et que cette disparité a été
mise en rapport avec un changement dans la constitution du sujet à la modernité. Nous
pensons que cette disparité devrait se réfléter dans le type de discours adopté par les
énonciateurs mystiques : il est plausible qu’il y ait une disparité dans le sujet qui se
construit dans et par la structure de sermons et celui qui se construit dans et par la poésie
ou l’autobiographie.

2.232 Structure de l’énonciation

Nous allons maintenant pouvoir vérifier dans le texte ce que nous avons présenté
comme étant la structure d’énonciation de l’autobiographie spirituelle de Marie de
l’Incarnation (La Relation de 1654). Le récit de la vision de sept ans présente une double
structure de récit : le récit principal, l’autobiographie, dans lequel s’enchâsse le récit de
vision :

AUTOBIOGRAPHIE > [1] Dès mon enfance, la divine Majesté voulant mettre des dispositions dans mon
âme pour la rendre son temple et le réceptacle de ses miséricordieuses faveurs, je n’avais qu’environ sept
ans, qu’une nuit, en mon sommeil il me sembla que RÉCIT DE VISION > j’étais dans la cour d’une école
champêtre, avec quelqu’une de mes compagnes, où je faisais quelque action innocente. [2] Ayant les yeux
levés vers le ciel, je le vis ouvert et Notre-Seigneur Jésus-Christ, en forme humaine, en sortir et qui par
l’air venait à moi [...] AUTOBIOGRAPHIE > [10] Après mon réveil [...]

Le même sujet se trouve donc énonciateur dans le récit de premier degré


(l’autobiographie) et énonciataire dans le récit de second degré (récit de vision). Dans le
récit de vision, le sujet mystique est énonciataire et sujet-Destinataire, et c’est le
Destinateur qui occupe la position de l’énonciateur, ce qui est congruent avec le
292

protocole du prologue, dans lequel Marie de l’Incarnation présente son autobiographie


comme étant le récit de l’action d’un Autre envers elle : «M’ayant été commandé de
celui qui me tient la place de Dieu […] de mettre par écrit ce qui me sera possible des
grâces et faveurs que sa divine Majesté m’a faites [...] je commencerai mon obéissance
[...]»303.

VISIONS AUTOBIOGRAPHIE

structures narratives structures énonciatives

Destinateur (Dieu) ..................................... Énonciateur (Dieu, l’Autre)

Destinataire (Marie)......................... Énonciataire (Marie)..... Énonciateur (Marie)


Énonciataires (lecteurs, les autres)
_______________

Figure 10 Homologie des structures narratives et énonciatives dans l’autobiographie

Dans le récit autobiographique, l’énonciataire du récit de vision devient énonciateur et il


a ses propres énonciataires. La quatrième occurrence du /vouloir/ dans le texte est celui
des énonciataires ([10] «mon cœur se sentit si ravi de cette insigne faveur que je la
racontais naïvement à ceux qui me voulaient écouter»), et il est conforme aux
observations de Michel de Certeau qui a identifié, comme «préalable au discours»
mystique et à la base du contrat énonciatif mystique, «l’accord sur un volo — un je veux
initial» (Certeau, FM, p. 225).

303
La Relation de 1654, p. 45.
293

2.233 Parcours de la modalisation

/Pouvoir vouloir/

L’autobiographie spirituelle de Marie de l’Incarnation, la Relation de 1654,


débute avec le récit d’un songe qu’il est convenu d’appeler, dans la tradition de lecture
de Marie de l’Incarnation, «la vision de sept ans». Le /vouloir/ du Destinateur («la
divine Majesté») consiste en vouloir attribuer un /pouvoir/ au sujet-Destinataire («mon
âme»), un pouvoir qui est plus précisément un /pouvoir vouloir/. En effet, dans la
volonté du Destinateur ainsi énoncée : «la divine Majesté voulant mettre des dispositions
dans mon âme pour la rendre son temple» [1], le terme «dispositions» contient à la fois
les idées d’aptitude, une dénomination304 de la modalité du /pouvoir/, et de tendance,
une dénomination de la modalité du /vouloir/. Le /vouloir/ du sujet-Destinataire est au
départ donc, modalisé par le /pouvoir/, comme si le sujet ne possédait pas d’emblée la
capacité de vouloir et s’il fallait que l’attribution de cette modalité lui vienne du
Destinateur. Le Destinateur étant considéré comme une instance transcendante (par
définition sémiotique305), c’est donc poser que la source du désir de Dieu est
transcendante ce qui, notons-le tout de suite, n’est pas sans incidence pour une
anthropologie spirituelle (c’est de l’Autre que vient le désir, la source du désir n’est pas
dans le sujet). Cette observation ne comporte pas de nouveauté en regard des propres
observations de la théologie spirituelle qui a remarqué la transcendance du désir de
Dieu : «Sans doute, dès le début de la vie mystique, Dieu met dans l’âme un grand désir
de s’unir à lui» (DSAM, «Mystique», col. 1959) — et jusqu’à en faire un élément
mystique : «l’attirance (déjà d’ordre mystique) de l’amour de Dieu qui appelle, suscite le
désir» (DSAM, «Mystique», col. 1978). La contribution que nous pensons pouvoir

304
On appelle «dénomination» en sémiotique la conversion de la formulation verbale et syntaxique de la
modalité (devoir faire) en une expression nominale et taxinomique (prescription). Les deux prédicats se
trouvent alors condensés en une seule valeur modale. (Greimas et Courtés, article «Devoir», p. 96).
305
«[le Destinateur] souvent posé comme appartenant à l’univers transcendant» (Greimas et Courtés, p.
95) ; «Du point de vue du Destinataire, l’état de transcendance correspond à sa participation à l’être même
du Destinateur» (p. 399) ; «le Destinateur transcendant (absolu, souverain, originel, ultime, etc.)» (p. 47) ;
«le Destinateur … exerce un pouvoir factitif qui le place dans une position hiérarchiquement supérieure
par rapport au Destinataire» (p. 247).
294

apporter sur ce point est de l’ordre de l’ancrage anthropologique du théologique qui


fasse sens dans notre épistémè, dans notre conception du monde et de l’existence. Car il
importe que la source du désir soit reconnue dans l’Autre plutôt que dans le sujet, dans
une épistémè qui a tant perdu le sens du sujet qu’elle l’identifie au moi.

/Vouloir/

La seconde occurrence du /vouloir/ fait partie de la vision proprement dite : c’est


l’élection du sujet-Destinataire par le sujet-opérateur Notre-Seigneur («C’est à moi qu’il
vient! [2]… il m’avait choisie… [3]») qui prend place dans la performance du sujet-
opérateur. L’action du Destinateur («vouloir mettre des dispositions» [1]) est déléguée
au sujet-opérateur. Les «dispositions» sont modalisées par le sujet-opérateur sur le mode
amoureux et érotique («m’embrassant et me baisant amoureusement» [7]). La
manifestation du désir de l’autre par le choix, par l’élection, contient donc déjà une
charge thymique306 érotique. Cette érotique est proprement féminine : être choisie parmi
(toutes) les autres est un fantasme féminin (la vierge Marie est bénie entre toutes les
femmes...). La femme «désire être désirée»307 ; en termes psychanalytiques, elle désire le
désir de l’autre. La mystique nuptiale en particulier, mais la mystique en général aussi,
sont souvent considérées comme «féminines»308. Sur ce sujet de la féminité de la
mystique, il ne faudrait pas ignorer le travail marquant de Jacques Maître. À partir du
constat que «les femmes prédominent d’une façon massive dans la filière mystique
ouverte depuis le XIIIe siècle avec la référence privilégiée du sentiment océanique [désir
d’unité] à l’humanité de Jésus et au discours en première personne sur le vécu de
l’expérience mystique» (Mystique et féminité, p. 35), Maître a démontré de manière

306
«Catégorie ... dont la dénomination est motivée par le sens du mot thymie — “humeur, disposition
affective de base” — la catégorie thymique sert à articuler le sémantisme directement relié à la perception
qu’a l’homme de son propre corps» (Greimas et Courtés, article «Thymique», p. 396).
307
F. Alberoni, L’érotisme, p. 43.
308
Le DSAM, par exemple, parle d’une mystique «féminine» : «La mystique féminine serait-elle plus
humaine que la mystique masculine ...?» («Humanité du Christ», vol. 7 (1), 1969, col. 1088) ; «dans la
mystique féminine, on se trouve en pleine spiritualité bernardienne» («Mystique», vol. 10, 1980, col.
1911) ; et aussi col. 1906, 1909, 1914.
295

convaincante, dans une enquête de psychanalyse socio-historique, que la mystique


affective féminine est centrée autour de problématiques pré-œdipiennes et proprement
féminines : nourrisson et maternage, allaitement, sevrage, maternisation (de Dieu ou par
Dieu). Ces problématiques sont actualisées chez les mystiques la plupart du temps sous
la forme d’attitude et de comportement anorectiques : par exemple, la mystique peut se
concevoir comme le nourrisson materné par Dieu, mais refuser pour elle-même toutes
pratiques qui fassent référence au maternage : alimentation, soins et confort
(maltraitance du mystique envers lui-même) ou les refuser à son propre enfant309.

À la troisième occurrence du /vouloir/, se manifeste une phrase clé qui détermine


un destin : «Voulez-vous être à moi?» demande Notre-Seigneur au sujet qui répond
simplement : «Oui» [7]. Le modèle du contrat entre sujet-Destinataire et sujet-opérateur
se trace ici : c’est celui du contrat de mariage. Cet échange des volontés est en effet très
similaire à celui du mariage : «Voulez-vous prendre pour époux/épouse? Oui, je le
veux». Or, /vouloir/, /je/ et /oui/ sont des termes équivalents sur le plan de l’identité
sémiotique. Dire «oui» c’est dire «je veux», c’est affirmer le «je» par le /vouloir/ : «le je
est le substitut du volo qui le constitue comme actant» (Certeau, FM, p. 238). La formule
du contrat de mariage («oui, je le veux») affirme donc l’identité du sujet en l’associant à
celle d’un autre (vouloir l’autre comme époux/épouse). Cependant, le contrat ici vise
l’association de deux identités sur le plan intime plutôt que social : le sujet-opérateur
Notre-Seigneur propose le contrat en ces termes : «Voulez-vous être à moi?» (et non
«voulez-vous être mon épouse?»). Nous proposons qu’être à l’autre soit la formule du
contrat amoureux (moderne), qui contient une charge thymique érotique. Le contrat de
mariage, comme contrat social et historiquement, n’inclut pas nécessairement le contrat
amoureux. Ce qui est important ici, c’est que la première modalisation du sujet mystique
se réalise par la réponse au désir de l’Autre et sur le mode thymique érotique, où le
grand Autre est en position de petit autre. Cela ne sera pas sans signification
anthropologique puisque, nous le verrons plus loin, l’érotique est l’une des formes du
désir d’unité.

309
On trouve ces idées développées dans L’orpheline de la Bérésina sur Thérèse de Lisieux, dans
Mystique et féminité et dans Anorexies religieuses, anorexies mentales sur notamment Marie de
l’Incarnation (voir la bibliographie).
296

/Ne pas pouvoir ne pas vouloir/

Ensuite, quatre occurrences de la modalité du /vouloir/ décrivent les effets de la


vision : la «pente» [11], l’«attrait» [7, 12], la «poussée» [14] et la «conduite» [15]. Ces
dénominations lexicales de la modalité du /vouloir/ contiennent toutes l’idée
(sémiotiquement le sème) de mode passif : la «pente» : être entraîné ; l’«attrait» : être
attiré ; la «poussée» : être poussé ; et la «conduite» : être mené ou conduit. Traduites en
structure modale, ces dénominations lexicales produisent une structure de double
négation, /ne pas pouvoir ne pas/ : «être attiré» c’est en définitive ne pas pouvoir ne pas
être attiré ou ne pas pouvoir résister. Or, rappelons que la première étape de la
modalisation du sujet a consisté dans l’attribution du /pouvoir vouloir/ au sujet-
Destinataire. De quel pouvoir peut-il bien s’agir dans la modalité négative /ne pas
pouvoir ne pas (vouloir)/? Nous proposons qu’il s’agisse du pouvoir ou de la puissance
du désir et de considérer cette expression de la modalité du /vouloir/ (/ne pas pouvoir ne
pas vouloir/) comme la formule sémiotique du désir310. Il y a en effet une dynamique de
contrainte dans le désir, qui est un /vouloir/ fortement marqué par la nécessité311, par la
pulsionnalité et le thymique. Le désir, en effet, n’est pas quelque chose qui se contrôle,
sauf dans ses objets qui offrent un simulacre de satisfaction du désir qui lui, tel le
Phœnix, renaît sans cesse des objets consommés.

Qu’est-ce qui se passe dans cette sorte de conversion, ou tout au moins


d’inversion, d’une modalité positive /pouvoir vouloir/ en une modalité négative /ne pas
pouvoir ne pas vouloir/? La modalisation négative produit un effet paradoxal, puisque le
/pouvoir/ attribué se révèle être un /non pouvoir/. Mais, si l’on veut bien faire un peu
d’arithmétique312, la modalité modalisée étant négative (/non vouloir/), la double

310
Nous espérons ici contribuer au programme sémiotique anticipé par Greimas et Courtés : «Le désir,
…ne fait pas partie, à proprement parler, de la terminologie sémiotique. … La sémiotique, loin de nier la
réalité du désir, le considère comme une des lexicalisations de la modalité du vouloir. Son propos serait de
développer une logique volitive…» (Article «Désir», p. 94).
311
Le concept de nécessité est une dénomination qui relève de deux ordres de modalités. La nécessité peut
être considérée comme un /devoir être/ ou comme un /ne pas pouvoir ne pas être/.
312
Ce qu’il est convenu d’appeler les figures de style ou figures de rhétorique peuvent être considérées
comme des opérations, au sens fort, du langage : suppression ou soustraction — partielle ou complète,
adjonction ou addition, permutation (Dubois, Rhétorique générale, p. 47 ; «Avec la litote, le caractère
297

négation revient à un énoncé positif (/ne pas pouvoir ne pas vouloir/ = /vouloir/). Ce
détour semble très proche de ce que la psychanalyse a identifié dans la dénégation, un
procédé de langage qui manifeste le désir inconscient : le locuteur dira, à son insu, la
vérité de son désir en le niant. Laurent Danon-Boileau explique bien ce processus en
faisant référence à la lettre de 1925 de Freud, où il raconte qu’un patient lui relatant un
rêve où une femme était mise en scène s’était empressé de dénier que cette femme fut sa
mère : «Vous allez penser que cette femme est ma mère, mais ce n’est pas ma mère»313.
La stratégie dénégative consiste, non seulement à poser la possibilité que cette femme
pourrait être la mère en niant toutefois que cela soit (l’affirmation est logiquement
précédente à la négation) — mais aussi à reporter l’origine du /vouloir/ de l’énonciataire
à l’énonciateur314 : en l’occurrence ce n’est pas le patient qui penserait la chose mais son
interlocuteur. Et en l’occurrence, dans le récit de vision, le /pouvoir/ du Destinataire
tient dans le /pouvoir/ du désir qui est paradoxalement aussi un /non-pouvoir/.

Les dénominations de la modalité du /vouloir/ («pente», attrait», «poussée», etc.)


forment une configuration modale que nous avons proposée comme la formule
sémiotique du désir : /ne pas pouvoir ne pas vouloir/. Des observations psychanalytiques
permettent d’étayer cette proposition. Si d’une part, l’inconscient ne connaît pas la

arithmétique des opérations rhétoriques apparaît clairement», p. 133). Deux grands sémioticiens ont
reconnu le caractère arithmétique des opérations sémiotiques. Pour François Martin, «[la lettre] oeuvre
sous le mode d’une opération, elle est donc toujours en travail» (Pour une théologie de la lettre, p. 209
souligné par l’auteur). Pour expliquer l’opération figurale, François Martin retient la soustraction : «le
figural retient et met en oeuvre d’abord la soustraction : il retire ou retranche de l’objet vu ce qui ferait de
celui-ci le “Tout-à-voir”» (ibidem, p. 169) ; et la division : «les sujets-disciples sont soumis à cette autre
opération qu’est la division [...] divisés de n’être pas tout voyant parce qu’entendant» (ibidem, p. 169-
170). François Martin décrit l’instauration du sujet de l’énonciation par des opérations langagières d’ordre
arithmétique, telles «la multiplication des figures par déplacement et contiguité d’un élément figuratif à
l’autre», (la métonymie), qui «entraîne la langue au plus près de la sensation et de la perception dont elle
reproduit le mouvement d’extension par contacts successifs» (p. 342). Michel de Certeau, dans La fable
mystique, reconnaît, principalement dans la soustraction et la division, lui aussi, cette dimension
arithmétique des opérations symboliques : «il s’agit aussi d’indiquer deux pratiques dont cette littérature
[mystique] est l’effet : une soustraction (extatique) opérée par la séduction de l’Autre [...]» (47) ;
«Trancher, c’est le procès de l’alliance quand il s’agit de l’absolu qui se trace par ce qu’il ôte
[circoncision]. Travail de sculpture, cher à Jean de la Croix. Théologie négative : elle signifie par ce
qu’elle enlève. Le signe lui-même est dès lors un effet d’enlèvement ou de division» (p. 189 souligné dans
le texte).
313
Danon-Boileau, Le sujet de l’énonciation, p. 40-41.
314
« Ce que signifie la dénégation, c’est que l’énonciateur ne se reconnaît pas comme origine, comme
support, du contenu de pensée qu’il exprime, mais veut charger un autre que lui de cette responsabilité»
(Danon-Boileau, Le sujet de l’énonciation, p. 42).
298

négation315 et d’autre part si «la reconnaissance de l’inconscient par le moi s’exprime


par une formule négative»316, (la dénégation), il est congruent que sémiotiquement le
moi exprime son désir par le /non vouloir/ mais que la négation soit globalement déniée
par le sujet par la modalisation /ne pas pouvoir ne pas vouloir/, qui paraît incongrue au
premier abord. Le sujet mystique dénie qu’il soit lui-même à la source de son désir,
puisque le /pouvoir vouloir/ est attribué par le Destinateur ; et le sujet mystique
reconnaît que le désir a un aspect contraignant, de force incontrôlable, plus forte que le
sujet (comme on dit «c’est plus fort que moi»), attestant du même coup le statut du sujet
du désir mystique comme étant assujetti au désir. L’énonciateur étant ici le Destinateur
(relayé par le sujet-opérateur) et l’énonciataire étant le sujet-Destinataire, le /vouloir/ de
l’énonciataire est bien rapporté à l’énonciateur, sous la forme d’un /faire pouvoir
vouloir/. C’est de l’Autre que vient le désir, c’est l’Autre qui rend possible le désir. Ce
qui est tout à fait congruent avec le prologue de la Relation de 1654, où Marie de
l’Incarnation présente son autobiographie comme étant l’écriture d’un Autre317, d’un
Autre énonciateur.

L’effet de cette première vision serait donc le désir de Dieu, attribué au sujet-
Destinataire par le sujet-opérateur, sous le mode du contrat amoureux, selon le /vouloir/
du Destinateur. Ou, pour le dire autrement, le désir de Dieu est l’effet d’une vision où
l’Autre est investi sur le mode du contrat amoureux. En première instance, c’est le
contrat amoureux, sur le mode thymique et érotique, qui modalise ici le sujet mystique.

315
«Aucun “non”, dit Freud, ne provient de l’inconscient» (Chemama et Vandermersch, article
«Dénégation», p. 88).
316
Ibidem. «[...] ce que S. Freud a appelé la Verneinung, c’est-à-dire la dénégation [...] Le patient ne peut
laisser parler le sujet, sujet de l’inconscient, que sous une forme niée». (Chemama et Vandermersch,
article «Imaginaire», p. 187)
317
«M’ayant été commandé de celui qui me tient la place de Dieu … de mettre par écrit ce qui me sera
possible des grâces et faveurs que sa divine Majesté m’a faite …», La Relation de 1654, p. 45.
299

2.234 Le désir en sémiotique

Le sujet «sémiotique» du désir

Dans «Composantes thymiques et prédicatives du croire», Jacques Geninasca (La


parole littéraire, p. 29-51) élabore un essai de théorisation de la notion de désir en
sémiotique, dans les concepts de «sujet voulu/sujet voulant» (instances en opposition ou
en complémentarité) et de leurs corrélats «sujet de l’adhésion/sujet de l’assomption»318.

Le «sujet voulu» est le sujet du désir en tant que «lieu de désir ou de crainte» (p.
31), donc de l’ordre de la pulsionnalité et de la valorisation thymique
(phorique/dysphorique, ça fait du bien, ça fait du mal). Le sujet voulu correspond, sur le
plan épistémique, au «sujet de l’adhésion», modalisé par le seul /vouloir/, en fonction de
la valorisation thymique : il adhère ou non à telle ou telle valeur symbolique selon que la
valorisation thymique est phorique ou dysphorique. L’action de ce sujet, sujet voulu et
sujet de l’adhésion, est «défini[e] par le naturel de son existence thymique» (p. 47) —
par naturel, entendons «spontanée et non-réfléchie» (p. 32). Par conséquent, s’il est
possible de la qualifier de «sincère» ou d’«authentique» (p. 32), son action ne s’actualise
pas en rapport à un univers symbolique assumé : soit l’univers symbolique intervient
dans son action à l’insu du sujet, soit c’est sa propre action qui s’actualise, en tout ou en
partie, à l’insu du sujet.

Le «sujet voulant» dont la caractéristique est la capacité (le /pouvoir/) d’assumer


ses intentions (son /vouloir/) correspond sur le plan épistémique au «sujet de
l’assomption»319. L’acte d’assomption constitue un acte épistémique qui a valeur de
prise d’identité pour le sujet (le sujet voulu n’a pas d’identité), mais aussi valeur d’acte

318
Nous ne nous arrêterons pas, aux fins de cette analyse, à la terminologie adoptée par Geninasca, même
si elle ne nous semble pas d’un abord facile. Notre but dans cette thèse n’est pas de régler les problèmes
terminologiques qui ne manquent pas de surgir dans des disciplines en pleine formation comme la
sémiotique, où les théoriciens bénéficient d’une latitude qui n’est pas nécessairement conviviale à l’égard
de l’énonciataire. Ce qui nous paraît important de retenir, c’est que le «sujet voulu-sujet de l’adhésion» est
de l’ordre du thymique et que «le sujet voulant-sujet de l’assomption» et de l’ordre du symbolique.
319
«L’assomption, [...] a pour effet de poser, au double sens d’instaurer et de reconnaître, les valeurs»
(Geninasca, p. 31).
300

épistémologique, parce que le sujet reconnaît la transcendance des valeurs auxquelles il


adhère ou qu’il assume, alors que par la seule adhésion le sujet fonde en lui-même
l’origine des valeurs («c’est bon parce que je le ressens bon pour moi»). Les valeurs
symboliques auxquelles adhérer ou non, sont données, antérieures au sujet. Elles font
partie de l’univers culturel de sens. Ainsi, (bien que le sujet moderne ait quelque
difficulté à accepter cet état de fait), le sujet n’invente pas ses valeurs ; même s’il a la
latitude d’assumer ou non les valeurs qui lui sont présentées dans son univers culturel,
voire même de travailler sur ces valeurs, de les réinterpréter et de les transformer, elles
lui demeurent transcendantes. Entièrement embrayé (pourrait-on dire) sur ses états
thymiques, le sujet de l’adhésion n’a que le mode d’évaluation thymique pour apprécier
les valeurs qui le mènent à son insu, comme c’est le cas par exemple dans les
comportements guidés par des idéologies. Par contre, le sujet de l’assomption est
débrayé de ses états thymiques qu’il peut alors prendre pour objet de sa réflexion autant
que les valeurs auxquelles il embraye en en reconnaissant la transcendance320. Seul le
sujet de l’assomption, qui assume ce que Jacques Geninasca appelle des valeurs
«prédicatives» (qui correspondent à peu de chose près à ce que nous entendons par
valeurs symboliques) est pleinement modalisé et capable de véridiction, puisqu’il est
modalisé selon le /vouloir/ et le /savoir/, autrement dit sur le plan thymique et sur le plan
cognitif. Cependant, et c’est l’un des intérêts majeurs de cette théorisation de J.
Geninasca, ni l’un ni l’autre aspect n’est valable en soi, indépendamment de l’autre.
Ainsi, si le sujet n’est pas à l’origine de ce qu’il croit, il n’y a pas de croire ou
d’assomption possible sans /vouloir croire/321, ou autrement dit, selon les termes de
Geninasca, il n’y a pas de sujet voulant sans sujet voulu, pas de sujet de l’assomption
sans sujet de l’adhésion.

320
«les valorisation prédicatives correspondent [...] à un savoir sur les valorisations thymiques qu’elles
rendent accessibles à l’interprétation et à la prévision. C’est ainsi que l’assomption qui conditionne les
jugements (ou évaluations prédicatives) transforme la nature des valorisations thymiques elles-mêmes. Au
travers du processus interprétatif [...] les valorisations thymiques deviennent objet de savoir : tel état
phorique sera interprétable en termes de passions et correspondra tout à tour, au regret, au désir non
satisfait ou au remords» (ibidem, p. 34).
321
C’est pourquoi Geninasca place la catégorie épistémique du «croire» sous la modalité du /vouloir/ : «on
ne croit jamais si on ne consent à croire» (p. 45). Et c’est pourquoi la toute dernière modalisation de
Thérèse de Lisieux («je veux croire») est si troublante : parce que le préalable vient en dernier.
301

Cette théorisation sémiotique du sujet divisé (sujet voulu/sujet voulant, sujet de


l’adhésion/sujet de l’assomption) offre un modèle pour rendre compte de l’articulation
de la subjectivité à l’univers symbolique. Le «sujet voulu», tel que proposé par J.
Geninasca, et que nous pourrions aussi dénommer «sujet thymique», se situe dans le
registre de l’imaginaire (rapport au corps, pulsionnalité) alors que le «sujet voulant», que
nous pourrions dénommer pour cette raison «sujet du symbolique», relève de la fonction
symbolique. Entre sujet voulu et sujet voulant, une dialectique s’instaure, de laquelle
surgira ce que Geninasca dénomme le sujet sémiotique (La parole littéraire, p. 32). Le
sujet sémiotique ne correspond pas à la simple transformation du sujet thymique en sujet
du symbolique, mais à la transaction entre les deux, de la même manière que le sujet de
l’énonciation est divisé entre énonciateur et énonciataire et en transaction entre les deux.
Le but de l’instauration du sujet sémiotique n’est pas de nier le sujet thymique au profit
du sujet symbolique, mais de construire un sujet qui soit le produit de la tension
dynamique entre les deux. Car «quel sens y aurait-il à poser des valeurs qui ne
correspondraient en aucune manière aux valorisations thymiques du sujet voulu?» (La
parole littéraire, p. 32) se demande Geninasca.

Le sujet «éthique» du désir

Cette question a des implications considérables pour la théologie spirituelle mais


aussi pour l’éthique en général. En fait, le fondement de l’éthique322 ne peut faire
l’économie du désir, de la dynamique désirante de l’humain, responsable de son action.
Le sujet moderne a répondu à cette question en grande partie en valorisant le thymique
aux dépens du symbolique, notamment dans la valeur accordée à l’expérience. Le
registre thymique de l’expérience est considéré, dans la vision moderne, comme le signe
de l’«authenticité» (de la vérité) du sujet et le critère de validation du symbolique. Une
théorisation comme celle de Geninasca remet le symbolique à la place qui lui revient (la
précédence) sans refouler pour autant le thymique (le «sujet voulu» n’est pas refoulé) et
322
Définie ici de la manière la plus générale comme «science de l’action humaine en tant qu’elle est
soumise au devoir et a pour but le bien» (Petit Robert).
302

rend ainsi possible la compréhension de l’enjeu de l’instauration d’un sujet «éthique» du


désir : intégrer les deux versants du sujet du désir, le sujet thymique et le sujet
symbolique. De la dialectique, de la transaction instaurée entre les deux aspects
thymique et symbolique peut surgir un sujet qui ne se tienne ni seulement sur l’un ni
seulement sur l’autre versant, mais qui les intègre tous deux. Ce sujet résultant est le
préalable à ce que nous entendons par «sujet éthique», un sujet capable d’assumer une
éthique du désir, parce que capable d’inscrire son désir dans l’ordre symbolique (ce qui
correspond au «sujet voulant» de Geninasca) sans refouler les effets du désir (ce qui
correspond au «sujet voulu» de Geninasca). Ce sujet du désir évite les dérives mortifères
d’un sujet contraint au symbolique sans en retirer de jouissance, et s’épargne également
les errances du sujet thymique livré à des pulsions non inscrites dans une herméneutique
symbolique, dans un sens de la vie.

Le sujet thymique (le «sujet voulu» de Geninasca) est seul avec son désir et son
objet. Il est à lui-même sa propre origine (désir) et sa propre fin (satisfaction). Le désir et
la jouissance unitaires n’intégrant pas «de l’autre» ne peuvent atteindre une dimension
éthique. Le désir et la jouissance unitaires, même s’il s’agit du désir et de la jouissance
de Dieu323, posent donc d’emblée un problème d’ordre éthique à l’expérience
«mystique», quant à la fécondité de l’expérience, — et d’autant en contexte chrétien où
la considération des autres et la fécondité pour les autres est centrale. Quant au sujet du
symbolique, (le «sujet voulant» de Geninasca), il risque de s’arrêter à une logique
binaire et en conséquence à une éthique normative, qui prend le relais de l’acte
d’assomption du sujet, qui assume à la place du sujet. Seul le sujet résultant de la
transaction instaurée entre ces deux pôles, thymique et subjectif / symbolique et social,
(le «sujet sémiotique» de Geninasca), peut tenir les deux pôles ensemble et atteindre une
dimension éthique. Seul ce sujet peut être dit «libre», parce que distancé et de la
contrainte pulsionnelle et de la contrainte sociale, et «engager son désir et sa liberté dans

323
Lorsque le «sujet laisse le savoir issu de son expérience se réduire aux sentiments que cette dernière
provoque en lui. Le tout se soldera alors vraisemblablement par des états d’âme, transports spirituels
possiblement aussi spectaculaires que stériles». (Raymond Lemieux, «Éthique du désir et mystique de
l’action», Revue d’éthique et de théologie morale, no 214 (sept. 2000), p. 118).
303

la construction de la coexistence humaine», l’enjeu dernier, finalement, d’une éthique


chrétienne.324

2.235 Conclusion : une attitude épistémologique non ambiguë

D’entrée de jeu, le sujet mystique marque explicitement, sans ambiguïté, le statut


particulier, de l’ordre du paraître, du récit qu’il entame («une nuit, en mon sommeil, il
me sembla que [...]»). Ceci doit être remarqué pour juger de l’attitude épistémologique
du sujet de l’énonciation. Dans le récit de premier degré, l’autobiographie proprement
dite, le sujet se situe comme énonciateur dans l’univers de la conscience et raconte sa
construction, comme énonciataire, dans l’univers des formations de l’inconscient, dans
les visions. Le clivage du sujet de l’énonciation entre formation consciente et
inconsciente est donc explicite. L’énonciateur aurait pu utiliser une formule plus
identificatoire, même s’il s’agit d’un rêve : par exemple, la formulation «J’étais en rêve
dans la cour d’une école champêtre» est déjà plus identificatoire.

Le clivage est encore manifesté par la spatialisation et la temporalisation qui


démarquent nettement les deux niveaux de discours : alors que le récit autobiographique
situe son temps et son espace dans ce que nous reconnaissons aujourd’hui comme le
mode conscient, le récit de vision se déploie dans le mode des formations de
l’inconscient, ici un rêve («une nuit, en mon sommeil, il me sembla que»). La
formulation «une nuit, en mon sommeil, il me sembla que» est d’ailleurs quasi
pléonastique : pourquoi insister qu’«il semblait» puisqu’il s’agit d’un rêve? Un rêve
n’est-il pas un semblant de réalité?

Enfin, il faut aussi remarquer que l’énoncé de la volonté du Destinateur dans


l’autobiographie est le résultat de l’interprétation après coup de l’énonciataire : dans
l’énoncé «Dès mon enfance, la divine Majesté voulant mettre des dispositions dans mon

324
Raymond Lemieux, ibidem.
304

âme», rien n’indique que le Destinateur a communiqué cette connaissance directement à


l’énonciataire.

Nous avons vu, avec la structure d’énonciation, que le clivage entre les univers
conscient et inconscient demeure bien délimité. La vision ne se donne pas comme réalité
objective mais bien comme réalité subjective. Or, lorsque le sujet décrit la modalisation
dont il a été l’objet, la modalisation principale /ne pas pouvoir ne pas vouloir/ est bien
délimitée aussi comme un effet de la vision. Les deux structures du texte conservent leur
statut particulier, mais une interaction se forme entre les deux. Que les visions
intérieures soient des formations de l’inconscient ne signifie pas qu’elles n’ont pas
d’effet réel. Toute l’autobiographie de Marie de l’Incarnation est consacrée à démontrer
l’effet que ces visions ont sur le sujet et sur sa vie. C’est pourquoi l’autobiographie peut
être considérée comme l’interprétation des formations de l’inconscient par le sujet. Le
sujet mystique tire sa compétence d’un univers qui n’est pas celui du sujet rationnel ou
du sujet de conscience, puisqu’il construit sa compétence à partir de visions
explicitement débrayées du monde de la conscience (en tant que formations de
l’inconscient). Il n’est pas possible de dire pour autant que le sujet mystique est
strictement sujet de l’inconscient, puisqu’il interprète les irruptions325 de l’inconscient
dans sa vie. Le sujet mystique est donc bien ici sujet de l’énonciation, à l’articulation du
conscient et de l’inconscient, de la subjectivité et de l’univers symbolique.

Dans ce positionnement épistémologique non ambigu, le sujet mystique se situe


d’abord, par sa première modalisation (dans la première vision), comme sujet du désir
unitaire, sous le mode thymique et érotique de «faire un». Le sujet de l’énonciation qui
se constitue dans cette première vision correspond au sujet du désir sur le mode
thymique (le sujet voulu de Geninasca). La modalité du /vouloir/ s’avère être la modalité
principale dans cette vision, conformément en cela aux observations de Michel de
325
J’emprunte à Raymond Lemieux (L’intelligence et le risque de croire) le terme «irruption», qui me
paraît le plus approprié pour désigner ces expériences qui s’imposent au sujet mystique. Ici, pour Marie de
l’Incarnation, l’Autre est nommé bien sûr puisqu’elle l’identifie au Dieu de sa religion, le christianisme.
Le Dictionnaire de la psychanalyse (Chemama et Vandermersch, p. 139) définit les formations de
l’inconscient par le terme d’«irruptions», «irruptions involontaires dans le discours, selon des processus
logiques et internes au langage, permettant de repérer le désir». Rappelons que les visions de Marie de
l’Incarnation, à l’instar des rêves, sont racontables, et donc de l’ordre du scénario, de la mise en scène plus
que de l’image.
305

Certeau. Mais elle est elle-même modalisée de manière à ce qu’on ne puisse en conclure
qu’il s’agisse d’un /vouloir/ simple ou d’une volonté du sujet. Le /vouloir/ est d’abord
modalisée par un /pouvoir/ qui vient du Destinateur, non du sujet lui-même, comme si le
désir même ne provenait pas du sujet. Ensuite, le /vouloir/ actualisé est en fait un
consentement au désir d’un autre, qui est ici l’Autre, sous le mode thymique et érotique
du contrat amoureux, l’une des formes du désir d’unité (vouloir faire un). La
modalisation suit un parcours qui élabore et renforce manifestement la position de
l’Autre dans la modalisation du sujet. Enfin, la dernière modalisation du /vouloir/, /ne
pas pouvoir ne pas vouloir/, combine les deux modalités mises en action dans le
/vouloir/ mystique, le /vouloir/ et le /pouvoir/, dans une forme négative, ce qui contribue
à nier que le sujet soit à la source de son désir. Le caractère érotique du désir s’en trouve
également renforcé puisque la modalité négative /ne pas pouvoir ne pas/ connote une
contrainte de l’ordre du pulsionnel. La rencontre amoureuse, ce qu’on appelle «tomber
en amour», a lieu lorsque «le sujet rencontre l’objet qui coïncide exactement avec
l’image de son désir»326. La particularité de cette rencontre-ci, ce qui en fait une
rencontre mystique, c’est que l’objet du désir appartient à l’univers symbolique.

326
Le Dictionnaire de la psychanalyse décrit la rencontre amoureuse de cette manière : «une rencontre,
une coïncidence entre l’objet et l’image exacte de son désir» (Chemama et Vandermersch, p. 187).
306

2.24 La vision du sang327

[1] Après tous les mouvements intérieurs que la bonté de Dieu m'avait donnés pour
m'attirer [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR] à la vraie pureté intérieure, en laquelle je ne
pouvais [NON POUVOIR] entrer de moi-même, n'ayant eu jusqu'alors aucun directeur ni
qui que ce fût pour me conduire [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR/DEVOIR], ne m'en
étant pas seulement avisée [NON SAVOIR], ne sachant pas [NON SAVOIR] qu'il fallait traiter
des affaires de son âme à personne qu'à Dieu mais qu’il suffisait de dire seulement ses
péchés à son confesseur, sa divine Majesté voulut [VOULOIR] enfin elle-même me faire
ce coup de grâce : me tirer de mes ignorances [NE PAS POUVOIR NE PAS SAVOIR] et me
mettre en la voie où elle me voulait [VOULOIR] et par où elle me voulait [VOULOIR] faire
miséricorde : ce qui arriva la veille de l'Incarnation de Notre-Seigneur, l'an 1620, le 24e
de mars.

[2] Un matin que j'allais vaquer à mes affaires, que je recommandais instamment à Dieu
avec mon aspiration ordinaire, In Te Domine speravi, non confundar in aeternum... en
cheminant je fus arrêtée [NE PAS POUVOIR] subitement, intérieurement et extérieurement,
comme j'étais dans ces pensées, qui me furent ôtées [NE PAS POUVOIR] de la mémoire par
cet arrêt si subit.

[3] Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts [NE PAS POUVOIR NE PAS
POUVOIR (SAVOIR)] et toutes les fautes, péchés et imperfections que j'avais commis
depuis que j'étais au monde, me furent représentés [SAVOIR] en gros et en détail, avec
une clarté et distinction plus certaine que toute certitude que l'industrie humaine pouvait
exprimer [NE PAS POUVOIR (DIRE)].

[4] Au même moment, je me vis [SAVOIR] toute plongée en du sang, et mon esprit
convaincu [SAVOIR] que ce sang était le Sang du Fils de Dieu, de l'effusion duquel j'étais
coupable par tous les péchés qui m'étaient représentés, et que ce Sang précieux avait été
répandu pour mon salut.

327
La Relation de 1654, p. 67-72.
307

[5] Si la bonté de Dieu ne m'eût soutenue [FAIRE POUVOIR ÊTRE], je crois que fusse morte
de frayeur, tant la vue [SAVOIR] du péché, pour petit qu'il puisse être, est horrible et
épouvantable.

[6] Il n'y a langue humaine qui le puisse exprimer [NE PAS POUVOIR(DIRE)].

[7] Mais de voir [SAVOIR] un Dieu d'une infinie bonté et pureté, offensé par un
vermisseau de terre, surpasse l'horreur même, et un Dieu fait homme mourir pour expier
le péché et répandre tout son Sang précieux pour apaiser son Père et lui réconcilier par
ce moyen les pêcheurs!

[8] Enfin il ne se peut dire [NE PAS POUVOIR (DIRE)] ce que l'âme conçoit [SAVOIR] en ce
prodige.

[9] Mais de voir [SAVOIR] outre cela que personnellement on est coupable, et que quand
on eût été seule qui eût péché, le Fils de Dieu aurait fait ce qu'il a fait pour tous, c'est ce
qui consomme et comme anéantit l'âme : Ces vues [SAVOIR] et ces opérations sont si
pénétrantes qu'en un moment elles disent tout [POUVOIR (DIRE)] et portent leur efficacité
et leurs effets. [POUVOIR]

[10] En ce même moment, mon coeur se sentit ravi [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR] à
soi-même et changé en l'amour de celui qui lui avait fait cette insigne miséricorde, lequel
lui fit, dans l'expérience de ce même amour, une douleur et regret de l'avoir offensé la
plus extrême qu'on se la peut [POUVOIR] imaginer.

[11] Non, il ne serait pas possible ! [NE PAS POUVOIR]

[12] Ce trait de l'amour est si puissant [POUVOIR] et inexorable pour ne point relâcher la
douleur, que je me fusse jetée dans les flammes pour le satisfaire.

[13] Et ce qui est le plus incompréhensible [NON SAVOIR], sa rigueur semble douce.

[14] Elle porte des charmes et des chaînes qui lient et attachent [NE PAS POUVOIR] l'âme
en sorte qu'il la mène [DEVOIR] où il veut [VOULOIR], et elle s'estime heureuse de se
laisser ainsi captiver [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR].
308

[15] Or, en tous ces excès, je ne perdais point la vue [SAVOIR] que j'étais plongée dans ce
précieux Sang, de l'effusion duquel j'étais coupable, et c'était d'où dérivait mon extrême
douleur, avec le même trait [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR] d'amour qui avait ravi [NE
PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR] mon âme et qui m'insinuait que je m'allasse confesser.

[16] Revenant à moi, je me trouvai debout, vis-à-vis de la petite chapelle des RR. PP.
Feuillants, qui ne commençaient que de s'établir à Tours.

[17] Je me trouvai heureuse de trouver mon remède si près.

[18] J'y entrai et rencontrai un Père, seul, debout au milieu de la chapelle, qui semblait
n'y être que pour m'attendre.

[19] Je l'abordai, lui disant, étant pressée [DEVOIR] par l'Esprit qui me conduisait
[DEVOIR] : «Mon Père, je voudrais [VOULOIR] bien me confesser, car j'ai commis tels
péchés et telles fautes.»

[20] Je commençai par une abondance de l'esprit à lui dire [POUVOIR (DIRE)] tous les
péchés qui m'avaient été montrés [SAVOIR], avec une abondance de larmes provenant de
la douleur que j'avais dans le coeur.

[21] Après que j'eus tout dit [POUVOIR (DIRE)], je vis que ce bon Père avait été
grandement surpris de la façon de m'annoncer et de lui dire ainsi tous mes péchés, qu'il
connut SAVOIR n'être pas naturelle, mais extraordinaire.

[22] Il me dit avec une grande douceur : «Allez-vous-en, et demain me venez trouver
dans mon confessionnal» [DEVOIR].

[23] Je ne fis pas seulement réflexion [NON SAVOIR] qu'il ne m'avait pas donné
l'absolution de mes péchés.

[24] Je me retirai et le vins trouver le lendemain... [VOULOIR DEVOIR (OBÉISSANCE)] ;


depuis tant qu'il fut à Tours, je me confessai à lui.
309

[25] Il se nommait dom François de Saint-Bernard. Je ne lui dis pas néanmoins ce qui
m'était arrivé ni ce qui occupait mon esprit, mais seulement mes péchés, ne croyant point
[NON SAVOIR] qu'il fallût parler d'autre chose à son confesseur ; et plus d’un an de suite
que je me confessai à lui, je me comportai de la sorte.

[26] Ayant entendu dire à une bonne fille qu’il fallait [DEVOIR] demander congé à son
confesseur de faire des pénitences et de ne les point faire de soi-même, je lui demandai
permission [POUVOIR]. En ce commencement, ce fut une ceinture de crin et la discipline,
et il me régla l'ordre que je devais tenir [DEVOIR] en la confession et la communion, qui
fut les fêtes et dimanches et les jeudis pour cette première année. Lorsque je désirais
[VOULOIR] plus souvent, il me le permettait.

[27] Revenant à ce qui m'était arrivé, je m'en revins à notre logis, changée en une autre
créature, mais si puissamment [POUVOIR] changée que je ne me connaissais [NON
SAVOIR] plus moi-même.

[28] Je voyais [SAVOIR] mon ignorance [NON SAVOIR] à découvert qui m'avait fait croire
[PARAÎTRE SAVOIR] que j'étais bien parfaite, mes actions innocentes, et je confessais que
mes justices n'étaient qu'iniquités.

[29] Après cette opération de Dieu dans mon âme, je fus plus d'un an que l'impression
du Sang de Notre-Seigneur demeura attachée à mon esprit par une nouvelle impression
de ses souffrances, et mon âme recevait sans cesse de nouvelles lumières, qui me
faisaient voir [SAVOIR] et découvrir les plus menues poussières d'imperfections,
desquelles j'étais inspirée [VOULOIR] de me confesser.

[30] Or ce n'est pas que j'eusse des scrupules, car je possédais une grande paix ; mais ce
qui m'était montré être péché et imperfection, cela était en une si grande clarté que mon
esprit en était en ce moment convaincu [SAVOIR], et j'en parlais à Notre-Seigneur, en lui
présentant l'effusion de son Sang précieux. Mes allées, venues, mon veiller, agir et
dormir étaient tout dans cette occupation.
310

[31] Je n'avais pas besoin [NE PAS DEVOIR] de méditer ce que j'avais à faire : l'Esprit qui
me conduisait m'enseignait tout cela et me réduisait [NE PAS POUVOIR NE PAS DEVOIR] où
il voulait [VOULOIR].

2.241 La modalisation

Second récit de vision d’importance, la «vision du sang» est dédiée à la


modalisation du sujet sur le registre du /savoir/ ou registre épistémique. Rappelons que
la première vision était dédiée à la modalisation selon le /vouloir/, le /savoir/ n’y
occupant, à une exception près, qu’un rôle négatif de /non-savoir/. La modalité du
/savoir/ y faisait une première occurrence sous la dénomination du secret, forme
négative donc, soit signifiant à /ne pas dire/, soit représentant un /non-savoir/, ce qui est
le cas ici, comme le signale la forme pléonastique «un secret que je connaissais pas» [4].
Les autres occurrences de la modalité du /savoir/ étaient également toutes négatives
([12]. «je ne réfléchissais ni ne pensais» [14] «sans toutefois savoir ni penser ce que
c’était esprit intérieur, n’en sachant pas seulement le nom»), sauf une, où le sujet fait
montre d’un faire interprétatif ([13] «C’était pourquoi, étant à l’église, je regardais ceux
qui priaient et leur posture, et lorsque j’en reconnaissais selon cette idée, je disais en
moi-même : “Assurément, Dieu exaucera cette personne, car en sa posture et en son
maintien elle prie avec humilité.”»).

La seconde vision débute en confirmant l’état initial de /ne pas pouvoir ne pas
vouloir/ («pour m’attirer» [1]), que nous avons homologué au désir dans l’analyse de la
première vision, de /non-pouvoir/ («je ne pouvais entrer de moi-même» [1]) et de /non-
savoir/ («ne m’en étant pas seulement avisée» [1]), dans lequel s’éprouve le sujet-
Destinataire. L’acquisition d’un savoir par le sujet-Destinataire se fait sur le mode du /ne
pas pouvoir ne pas savoir/ («me tirer de mes ignorances» [1]), dans le même mouvement
contraignant du désir et dans le même procédé de double négation que nous avons
observé pour la modalisation par le /vouloir/ dans le premier récit de vision. C’est dans
et par la vision, en tant que formation de l’inconscient, mode cognitif débrayé du
311

conscient, que s’opère l’attribution de la modalité du /savoir/. La vision imposerait donc


un savoir, puisqu’elle se présente comme une irruption pour le sujet. Après donc
«l’attrait à la pureté intérieure» [1], le «coup de grâce» [1], (la performance du
Destinateur328), consiste à /faire savoir/, à «tirer» le sujet-Destinataire de «ses
ignorances» [1] (du /non-savoir/).

La modalité du pouvoir, dans la forme négative de /non pouvoir/, est très


importante dans cette vision, où elle modalise particulièrement le /savoir/, en plus de
l’attitude désirante du sujet (/ne pas pouvoir ne pas vouloir/). Le dispositif cognitif mis
en place dans et par «la vision du sang» est un dispositif paradoxal qui pourrait se
décrire de cette manière : c’est lorsque les yeux du corps sont fermés que les yeux de
l’esprit peuvent s’ouvrir. Le dispositif modal tout aussi paradoxal qui y correspond est le
suivant : dans un état de compétence de /non pouvoir/ sur le registre cognitif, se produit
la performance, l’acquisition d’un savoir par la modalisation négative /ne pas pouvoir ne
pas savoir/.

[2] en cheminant je fus arrêtée [NE PAS POUVOIR] subitement, intérieurement et


extérieurement, comme j'étais dans ces pensées, qui me furent ôtées [NE PAS POUVOIR]
de la mémoire par cet arrêt si subit.

[3] Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts [...] [NE PAS POUVOIR NE
PAS VOIR].

En fait, la modalité du /pouvoir/ est actualisée sous toutes les formes possibles —
l’affirmation et la négation, la relativité et l’absoluité :

un /pouvoir/ affirmé et absolu est associé à la vision ([9] «ces vues sont si pénétrantes
[…] qu’elles disent tout») et à la confession ([21] «Après que j’eus tout dit») ;

328
Dans le discours mystique, le Destinateur opère une performance sémiotique : l’attribution de la
compétence au sujet-Destinataire.
312

un /pouvoir/ relatif est associé à l’imagination ([10] «une douleur […] la plus extrême
qu’on se la peut imaginer»), mais pour être dénié tout de suite par une phrase elliptique
et exclamative qui produit un effet d’absoluité ([11] «Non, il ne serait pas possible !») ;

un /non pouvoir/ absolu est associé à l’expression, au dire du sujet : ([3] «une clarté et
distinction plus certaine que toute certitude que l’industrie humaine pouvait exprimer» ;
[6] «Il n’y a langue humaine qui le puisse exprimer»; [8] «Enfin, il ne se peut dire ce que
l’âme conçoit…»).

Enfin, la modalité du /devoir/, qui avait fait sa première occurrence à la toute fin
de la première vision (sous la figure de la «conduite»), prend de l’ampleur ici. Le
/devoir/ est associé au registre pragmatique :

[1] ne sachant pas qu’il fallait [DEVOIR] traiter des affaires de son âme à personne qu’à
Dieu ;

[22] demain me venez trouver [DEVOIR]

[24] je […] le vins trouver le lendemain [VOULOIR DEVOIR (OBÉISSANCE)]

[26] qu’il fallait [DEVOIR] demander congé à son confesseur [...] il me régla l’ordre que
je devais tenir [DEVOIR].

La modalité du /devoir/ coïncide en partie avec la forme négative de la modalité du


/pouvoir/329. En effet /ne pas pouvoir ne pas vouloir/ contient une connotation de
contrainte qui est le propre de la modalité du /devoir/. Dans la figure «m’attirer» par
exemple, un /vouloir/ est provoqué par une contrainte de l’ordre du /pouvoir/ : du côté
du Destinateur, c’est un /faire pouvoir vouloir/ le sujet-Destinataire ; du côté de ce

329
«C’est ainsi par exemple que la nécessité est la dénomination correspondant aussi bien au devoir-être
qu’au ne pas pouvoir ne pas être, que l’impossibilité recouvre à la fois les structures modales de devoir ne
pas être et de ne pas pouvoir être» (Greimas et Courtés, article «Devoir», p. 96-97).
313

dernier, c’est /ne pas pouvoir/ faire autrement que /vouloir/ — donc de l’ordre de la
nécessité. Dans les figures de la modalité déontique :

[15] qui m’insinuait que je m’allasse confesser

[19] pressée par l’Esprit

[28] j’étais inspirée de me confesser,

l’influence (le /pouvoir/ du Destinateur sur le Destinataire) entraîne un /devoir faire/, de


l’ordre de l’obligation pragmatique (comme nous venons de le voir, la modalité du
/devoir/ est ici d’ailleurs massivement associée au registre pragmatique). Enfin, une
dernière configuration du /devoir/ est dessinée par les figures de la «conduite» : «l’Esprit
qui me conduisait» [19, 31], «il la mène où il veut» [14] et, avec une forte connotation
de sujétion : «me réduisait où il voulait» [31].

2.242 Voir, figure du /savoir/

La modalité du /savoir/ est figurée par le voir, par la vision donc, dont on peut
supposer avec J. Geninasca, qu’elle soit toujours chargée de valeur thymique330. Le fait
de voir suscite chez Marie de l'Incarnation une réaction affective dans le sens d'effet,
d'être affectée. C'est le fait de voir les péchés qui noue sa manière d'être, en rapport à
Dieu et à elle-même. Il se forme donc une homologie de fonction entre la vision et
l’affect : /voir/ et /être affecté/ sont ici des significations équivalentes, voir c’est être
affecté : «Mais de voir … surpasse l’horreur même [7] ; «Mais de voir … c’est ce qui …
anéantit l’âme» [9]. La vision, en raison de la réaction affective qu’elle entraîne,
susciterait donc la prise de conscience : «Je voyais mon ignorance à découvert qui
m’avait croire que j'étais bien parfaite, mes actions innocentes...» [27]. Il est tout à fait
remarquable (et paradoxal) que la vision, mode cognitif débrayé du conscient, soit

330
«Composants élémentaires, proprio- et extéroceptifs, de l’expérience esthétique, émotion et image (il
reste à le montrer) se présupposent réciproquement.» (p. 213).
314

présentée comme responsable de la prise de conscience. Mais peut-il en être autrement,


puisque le /savoir/ attribué par la vision est effectivement, on le verra plus loin, un
/savoir/ sur l’insu, un /savoir/ de la méconnaissance et de l’ignorance du sujet ?

Le /savoir/ acquis par la vision est valorisé par les figures de la «clarté», de la
«distinction», de la «certitude» («avec une clarté et distinction plus certaine que toute
certitude» [3]) et de la «conviction» («mon esprit convaincu» [4]). À partir de notre
cadre théorique, nous proposons que la valorisation du /savoir/ acquis par la vision
découlerait du fait que l’imaginaire est solidaire du corps. L’imaginaire produit un effet
thymique, euphorique ou dysphorique. L’effet euphorique d’une production de
l’imaginaire est immédiatement interprété comme authentique, puisque le thymique est
toujours ressenti comme «naturel» et «authentique». C’est ce qu’explique bien Jacques
Geninasca : «Les états thymiques étant marqués du sceau de la spontanéité incontrôlable
et du “naturel”, les valorisations qu’ils manifestent apparaissent comme un donné [...]
dont l’authenticité ne saurait être contestée : il est ou il n’est pas» (p. 213). C’est
pourquoi «l’expérience de la “syntonie” “naturelle” des valorisations thymiques et
prédicatives engendre la certitude» (p. 47). En corollaire, l’effet dysphorique sera
interprété comme étant aussi «naturel», aussi «certain», mais disharmonique, signe d’un
dysfonctionnement, d’un conflit ou d’un «mal».

Il faut prendre garde que ce que nous considérons dans cette thèse comme
l’«imaginaire» ne correspond pas à ce que l’énonciateur dénomme «imagination». La
vision est pour nous de l’ordre de la fonction imaginaire, investissement du symbolique
par l’imaginaire. Pour l’énonciateur, la vision est réelle, c’est-à-dire qu’elle n’est surtout
pas un produit de l’imagination, car cette dernière est homologuée par l’énonciateur au
fantasme conscient, à l’activité consciente de l’imaginaire. L’activité inconsciente de
l’imaginaire se présentant comme une altérité, comme une irruption pour le sujet ;
l’énonciateur l’interprète comme réel, — comme provenant de lui certes, comme d’une
instance «intérieure», — mais d’une instance d’altérité en lui. Tout ce qui a trait à
l’imaginaire, pour le sujet de cette époque, relève de l’imagination consciente et active,
d’un vouloir imaginer (avec toutes les figures de complaisance, d’amusement, de leurre,
315

d’illusion331 qui lui sont associées). Or, si l’énonciateur n’insiste pas encore sur le fait
qu’il n’y a pas de ce /vouloir imaginer/ à la base de ses visions (elle le fera plus tard,
dans la première vision de la Trinité), la compétence est nettement établie dans le /non
vouloir savoir/ et le /non pouvoir/ («envisageant sans dessein de petites images […] mes
yeux furent fermés» [2]). De plus, la seule occurrence du terme /imaginer/ est actualisée
pour être immédiatement déniée : «une douleur […] la plus extrême qu’on se la peut
imaginer. Non, il ne serait pas possible !» [10-11].

Il faut aussi remarquer que, dans la vision que nous analysons, l’investissement
des valeurs symboliques par l’imaginaire et le thymique est postérieur à la vision des
valeurs symboliques ; ce sont les valeurs symboliques (les péchés [3], le sang du Fils de
Dieu [4], un Dieu d’une infinie bonté [7], etc.) qui s’imposent au sujet sur le mode
imaginaire («je me vis toute plongée en du sang» [4]) et provoquent un investissement
thymique : la frayeur devant l’horreur du péché [5], l'anéantissement devant la
responsabilité personnelle dans le péché [9]. Si les effets sont du registre thymique, ils
portent sur des objets symboliques, non sur des objets thymiques, à l’inverse des
expériences affectives du genre du sentiment océanique de Romain Rolland ou de Julien
Green (rapporté par Certeau, EU, p. 1034-1), par exemple, ou encore du Mysterium
tremendum de Rudolf Otto («effroi mystique» ou «terreur sacrée») qui a marqué la
conception des sciences des religions.

Tout à l’heure, [...] je m’étais arrêté pour regarder la perspective du


Champ-de-Mars. Il faisait un temps de printemps [...] Les sons avaient
une qualité légère [...] Pendant deux ou trois secondes, j’ai revécu toute
une partie de ma jeunesse [...]. Cela m’a fait une impression étrange [...]
il existait un accord si profond entre moi-même et ce paysage que je me
suis demandé [...] s’il ne serait pas délicieux de s’anéantir en tout cela,
comme une goutte d’eau dans la mer [...] Je suis une parcelle de
l’univers. L’univers est heureux en moi. Je suis le ciel, le soleil, les
arbres [...] Et, brusquement, je me suis senti tellement heureux que je suis
rentré chez moi, avec le sentiment qu’il fallait garder comme une chose
rare et précieuse le souvenir de ce grand mirage. (Julien Green, Journal
1928-1934, Paris, 1983 cité par Certeau, EU, p. 1034-1)

331
Les fantasmes de l’imagination sont d’ailleurs associés au diable, le maître de l’illusion : «Il me vint
une grande crainte d’être trompée et que ce ne fut quelque piège du diable ou de l’imagination » (La
Relation de 1654, p. 123).
316

De cette terreur, sous sa forme brute, qui a apparu à l’origine comme le


sentiment de quelque chose de «sinistre» et qui a surgi comme une
étrange nouveauté dans l’âme de l’humanité primitive procède tout le
développement historique de la religion. [...] Luther affirme que l’homme
naturel ne peut avoir la crainte de Dieu. Cette affirmation est
parfaitement juste au point de vue psychologique. [...] Le sentiment
d’horreur n’est pas la crainte naturelle et ordinaire, c’est déjà la première
apparition et comme un vague pressentiment du mystérieux [...] la
première évaluation d’une catégorie qui ne se trouve pas dans le domaine
commun et naturel [...] Cela suppose chez l’homme l’éveil d’une
disposition particulière, nettement différente des facultés naturelles de
l’âme. (Rudolf Otto, Le sacré, p. 39-40)

Dans la vision de Julien Green, dans le sentiment d’«accord» (d’unité) avec


l’environnement («l’univers»), le désir et la jouissance de l’unité sont patents. Dans la
conception de Rudolf Otto, le sentiment («la terreur» ou l’émotion «sous sa forme
brute») est posé d’abord comme le précédent duquel «procède» le système symbolique.
Mais on remarquera qu’Otto relativise tout de suite sa position par une «évaluation» ou
une «disposition» qui ne relevant pas du «naturel» de l’émotion, «de la crainte naturelle
et ordinaire», doit donc relever d’un autre ordre. Otto situe cet autre ordre dans ce qu’il
appelle le «numineux», mais ce n’est pas ce qui importe ici. Nous pensons que la
déduction de la précédence de l’expérience (et de l’émotion qui l’accompagne) sur le
symbolique provient de la confusion entre la fonction symbolique et le système culturel
et symbolique construit pour permettre la manifestation et l’élaboration de la fonction
symbolique. Parce que la fonction symbolique, fonction de langage, organise «de façon
sous-jacente les formes prévalentes de l’imaginaire»332, l’imaginaire semble précédent
au symbolique, et c’est pourquoi les formations de l’imaginaire paraissent précédentes
et génératrices des formes symboliques. Mais nous pensons que c’est l’inverse qui se
produit ; et nous pensons que Rudolf Otto a l’intuition de la précédence de la fonction
symbolique lorsqu’il relativise le sentiment «brut» et «naturel» que représenterait le
sentiment du sacré. Si la fonction symbolique n’existait pas, le sens à donner aux

332
«Fonction complexe et latente qui embrasse toute l’activité humaine, comportant une part consciente et
une part inconsciente, qui est attachée à la fonction du langage [...] Le fait symbolique remonte à la plus
haute mémoire de la relation de l’homme au langage et est attesté par les monuments les plus somptueux
laissés par le temps comme par les manifestations les plus humbles et primitives de groupes sociaux
(Chemama et Vandermersch, article «Symbolique», p. 421)
317

formations imaginaires ne s’orienterait pas «naturellement» vers du «numineux» ou du


«sacré» ; il n’y aurait pas d’émotion particulière à relier à l’ordre du symbolique ; il n’y
aurait, par exemple, pas de possibilité de penser l’unité (être un ou faire un) et donc a
fortiori de la ressentir.

Nous n’essayerons pas de résoudre la question de la poule ou de l’œuf, de


l’ontogenèse du sentiment religieux de l’humanité, mais simplement de faire remarquer
que ce qui se passe dans cette vision mystique de Marie de l’Incarnation n’est pas du
même ordre que ce que raconte Green et que ce que Otto tente de théoriser. La
précédence manifeste du symbolique sur le thymique dans la vision de Marie de
l’Incarnation est capitale pour l’évaluation du statut épistémologique du sujet mystique.
Dans la relation de la vision du sang, Marie de l’Incarnation distingue deux moments :
celui où elle se voit plongée dans du sang (vision imaginaire) et celui où elle identifie ce
sang à celui du Fils de Dieu (interprétation symbolique). Elle ne dit pas simplement «je
me vis plongée dans le sang du Fils de Dieu», ce qui équivaudrait à confondre
immédiatement imaginaire et système symbolique, elle marque un écart dans
l’identification entre la vision imaginaire («je me vis toute plongée en du sang» [4]) et
son interprétation symbolique («et mon esprit convaincu que ce sang était le sang du fils
de Dieu» [4]). C’est pourquoi nous avançons que la vision de Green relève du désir
d’unité et la vision de Marie de l’Incarnation d’un désir d’ordre trinitaire, relevant
explicitement de l’ordre symbolique. Green pense que le sentiment qu’il ressent est
spontané, ou naturel, qu’il provient de lui-même en tant qu’individu en quelque sorte, et
qu’il est potentiellement porteur de signification (donc précédent à la signification) ;
Marie de l’Incarnation constate le sentiment que provoque chez elle des éléments d’un
système symbolique333. Pour les deux, la fonction symbolique est à l’oeuvre, mais alors
que Green ne la reconnaît pas comme telle, et en reste au registre thymique et imaginaire
de l’expérience, Marie de l’Incarnation fait un parcours inverse et investit de sentiment
et d’imaginaire le symbolique. Si l’on reprend la théorisation de Geninasca, Green est en
position de «sujet voulu» (thymique), caractérisé par le «naturel de son existence

333
Symbolique, et textuel, dans le cas de Marie de l’Incarnation, puisque c’est un énoncé des Écritures qui
démarre la vision imaginaire.
318

thymique» (Geninasca, p. 47) sans assumer un système symbolique, alors que Marie de
l’Incarnation se trouve à l’articulation du «sujet voulu» (thymique) et du «sujet voulant»
assumant des valeurs symboliques.

La dimension de l’imaginaire a néanmoins un caractère d’intermédiaire


fondamental, ici dans la vision de Marie de l’Incarnation, mais également dans
l’ontogenèse du sujet humain, où l’imaginaire est l’instance qui donne accès au
symbolique, qui peut alors être investi par le thymique, en raison du lien de solidarité
entre image et affect. L’articulation de l’imaginaire au symbolique a été conceptualisée
par Freud («Au-delà du principe de plaisir») dans le jeu dit du «fort-da» de son petit-fils
qui symbolisait l’alternance de la présence et de l’absence de sa mère en verbalisant, en
même temps qu’il lançait au loin (fort : loin en allemand) et ramenait près de lui (da : là)
une bobine (Chemama et Vandermersch, p. 142). Elle a été théorisée par Winnicott dans
«l’objet transitionnel». Lacan y a reconnu l’accès au langage : «C’est la racine du
symbolique ou “l’absence évoquée dans la présence et la présence, dans l’absence”»
(ibidem). Françoise Dolto y reconnaît également la source de la symbolisation mais sa
conception est moins ascétique que la vision lacanienne, pour qui l’imaginaire est
essentiellement un leurre. Pour Dolto, l’imaginaire est un leurre, certes, mais un leurre
de structure qui, loin de s’y opposer, «conduit au symbolique» et en définitive,
«l’accomplit»334.

La précédence affirmée du symbolique chez Marie de l’Incarnation explique


peut-être le fait que, malgré ses «excès mystiques», elle ait été particulièrement
appréciée des orthodoxes, de Bossuet notamment, dont l’antimysticisme est notoire, et
jusqu’à notre époque hétérodoxe335. Quoiqu'elle écrive amplement sur les modulations
thymiques de son expérience, Marie de l'Incarnation ne discute pas du contenu de son

334
Françoise Chébaux, 30 mots de Françoise Dolto…, p. 55. Le sous-chapitre intitulé «La dialectique du
symbolique et de l’imaginaire» (p. 53-56) résume magistralement la pensée de Dolto à ce propos. En tant
que psychanalyste lacanienne, Françoise Dolto n’est certes pas dupe de la fonction leurrante de
l’imaginaire, mais elle lui accorde un rôle de soutien du symbolique. Aux prises avec ce «piège», ou cette
«tricherie» de structure que constitue l’inadéquation foncière entre l’imaginaire et la réalité, quelle
possibilité l’humain a-t-il en dehors de la symbolisation pour se construire de manière viable?
335
Nous pensons à la génération des Oury, Gervais, Michel, théologiens de la spiritualité, certains
l'exprimant de manière explicite, telle Adriazola : «pour mieux apprécier l'orthodoxie de [sa] doctrine
[...]» (La connaissance spirituelle chez Marie de l'Incarnation, Cerf, 1989, p. 15).
319

système interprétatif : son interprétation est celle de sa religion, la religion catholique.


Elle paraît en accord avec le contenu dogmatique et culturel336 de la tradition et de
l'institution de son époque, ce qui en fait un modèle inespéré, mystique et orthodoxe,
pour l'orthodoxie. Ce qui est incompréhensible pour Marie de l’Incarnation, ce n’est pas
le mystère chrétien, ni le dogme, ni surtout les Écritures, ce qui est incompréhensible
pour elle c’est justement l’investissement des valeurs symboliques par le thymique,
l’effet thymique du symbolique, l’effet que produit le symbolique dans la subjectivité et
dans le corps337.

2.243 Dire, du symbolique au pragmatique

Le schéma narratif met en évidence la simplicité du dénouement : une seule


action «remédie» à la tension dramatique qui s'est formée suite à la vision («je me
trouvai heureuse de trouver mon remède si près» [17]). Le caractère même de simplicité,
dans l'ensemble du récit, de cet élément narratif, produit deux effets de lecture différents
mais non incompatibles. La simplicité et le caractère abrupt du dénouement minimisent
l’importance de l’ordre narratif, en accord avec la visée descriptive du texte. Car il s’agit
bien d’une description, d’une tentative de montrer comment s’est produit cet événement
qui a suscité des effets majeurs dans sa vie et non d’un essai d’explication : «Ces vues
[...] sont si pénétrantes qu'en un moment elles disent tout [...] » [9]... mais quoi, on ne le
saura jamais338. Du péché, notamment, elle ne dit pas ce que c'est, elle décrit seulement
comment il se montre à sa conscience et les effets qu'une telle vision a sur elle.
L’énonciateur ne dit pas ce qu’est le péché, c’est le schéma narratif qui fait voir à quoi
l’énonciateur rattache le péché par le passage de l'état initial à l'état final : avant de voir
le péché, il était dans l'ignorance, lorsqu'il l'a vu, il est sortie de son ignorance («je
336
Du moins en grande partie. Elle s’est cependant attaqué, quoiqu’informellement, comme beaucoup de
religieuses de cette époque, à la restriction du rôle social dévolu à la femme, ce que des féministes
contemporaines ont très justement remarqué.
337
Nous avons vu cette problématique thématisée explicitement par De Certeau (le «sens vécu»), par
Bergamo (l’extase comme effet du discours) et moins directement par Turner qui parle tout de même de
l’effet poétique de l’oxymoron dans une problématisation de l’expérience.
338
Voici un bon cas illustrant le caractère déceptif du style mystique.
320

voyais mon ignorance à découvert qui m’avait fait croire que j’étais bien parfaite» [27]).
Mais en même temps, la figure installée dans le dénouement prend une dimension
d’autant importante : la confession est présentée comme un remède efficace à une
tension qualifiée par ailleurs d'excessive («douleur et regret extrême» [10]). Or, cet
efficace se rapporte à un sacrement, à un geste relevant du symbolique et du rituel. De
surcroît, ce sacrement est un acte de langage. Qu'il soit très près de la mise en parole
dans la cure psychanalytique, cela saute aux yeux. Freud l'avait bien vu, lorsqu'il
remarquait (sans doute non sans ironie de sa part) : «Nous agissons, autant que faire se
peut, [...] en confesseur qui, grâce à la persistance de sa sympathie et de son estime une
fois l'aveu fait, donne une sorte d'absolution»339. Il est fort intéressant de remarquer que
Marie de l'Incarnation attribue le dénouement à l'acte de confession lui-même, plus qu'à
l'absolution («Je ne fis pas seulement réflexion qu'il ne m'avait pas donné l'absolution»
[23]).

Dans la vision du sang, le parcours de l’énonciataire se déploie à partir du


symbolique, investi par l’imaginaire et le thymique, pour s’achever dans un geste
pragmatique qui relève du symbolique. Ce sont des valeurs symboliques, les péchés [3],
le sang du Fils de Dieu [4], un Dieu d’une infinie bonté [7] qui s’imposent d’abord au
sujet (voir supra p. 308). Ils s’imposent sous la forme d’une vision imaginaire qui
provoque des effets thymiques, qui affectent le sujet (voir supra p. 307, 311). Le sujet
dénoue cette situation éprouvante en posant un geste pragmatique, la confession (dire ses
péchés), geste pragmatique mais en même temps symbolique, puisqu’il relève d’un
système symbolique. Le parcours de l’énonciataire dans la vision du sang est initiée dans
le symbolique et se termine, ou trouve sa fin dans le symbolique :

Symbolique → Imaginaire → Thymique → Pragmatique → Symbolique.

Comme nous l’avons vu (supra p. 307), la vision relève de l’imaginaire et


l’image est indissociable de l’émotion, du thymique. Avec la confession, acte relevant à
la fois du symbolique et du pragmatique, le sujet dispose du /pouvoir dire/ dont il est
dépourvu lorsqu’il tente de rendre compte de la vision imaginaire et de ses effets

339
Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, article «Neutralité», p. 266.
321

thymiques. Sur le plan symbolique, sur le plan du langage, le sujet dispose ici du
/pouvoir dire/ ; c’est le plan de l’imaginaire qui lui pose problème. Cette reconnaissance
de la difficulté, voire de l’impossibilité, à rendre compte par le langage de l’imaginaire
et du thymique qui lui est associé, démontre une posture épistémologique vigilante et
honnête. En effet, «les valorisations thymiques» ne sont tout simplement «pas
communicables comme telles» alors que les valeurs symboliques sont «verbalisables» et
«transmissibles» (Geninasca, p. 32-33), donc accessibles et utilisables dans un acte
pragmatique tel que la confession. Les valeurs thymiques mystiques ne sont en fait ni
plus ni moins communicables que toute autre valeur thymique, poétique ou lyrique.
L’«ineffable» est le point de chute de tout discours qui tente de rendre compte de ces
valeurs. La spécificité du discours mystique ne tient donc pas tant dans le caractère
ineffable des objets dont il traite, mais dans le fait que ce soit des objets symboliques qui
sont chargées de valeur imaginaire et thymique. Le poète lyrique qui tente de rendre
compte de son état d’âme traite de la valeur d’objets thymiques, ses sentiments, ses
émotions, auxquels il peut ou non associer une valeur symbolique : ainsi, le sentiment de
crainte (thymique) provoqué par l’orage peut être interprété (ou imaginé) comme le
courroux d’un dieu anthropomorphe (symbolique). À l’inverse, le mystique qui tente de
rendre compte de son état d’âme traite de la valeur d’objets symboliques auxquels
s’associe une valeur thymique par l’intermédiaire de l’imaginaire : «Mais de voir
[imaginaire] un Dieu d’une infinie bonté et pureté [symbolique], offensé par un
vermisseau de terre, surpasse l’horreur même [thymique]» [7].
322

2.244 L’ignorance, figure d’identité mystique

En fait, l’ignorance dont il est ici question est une méconnaissance, dénomination
de la structure modale /ne pas savoir ne pas savoir/, plus qu’un simple /ne pas savoir/. La
modalité du /savoir/ ne se définit pas de la même manière selon la dimension sémiotique
où elle se situe. Sur la dimension pragmatique, elle est transitive, orientée vers un objet ;
cette forme de /savoir/ constitue l’identité du sujet pragmatique qui doit acquérir une
compétence en termes de /savoir être/ ou de /savoir faire/ pour fonder son action. Sur la
dimension cognitive, la modalité épistémique fait retour sur le sujet : il s’agit d’un acte
réflexif sur la modalité elle-même, un /savoir/ sur le savoir. Alors que sur la dimension
pragmatique, la modalisation du /savoir/ se déploie dans une opposition binaire (/savoir
(quelque chose)/ vs /ne pas savoir (quelque chose)/), sur l’axe cognitif elle ne vise pas
tant l’objet du /savoir/ que la modalité elle-même. Si, en plus, on tient compte des deux
axes conscient et inconscient du sujet, la modalisation épistémique /savoir ne pas savoir/
acquiert un statut épistémologique :

conscient (prise de conscience + savoir) (prise de conscience + ignorance)

savoir savoir savoir ne pas savoir

inconscient ne pas savoir ne pas savoir ne pas savoir savoir

(méconnaissance + ignorance insue ) (méconnaissance + savoir insu)


______________

Figure 11 Structure de la méconnaissance dans la vision du sang de Marie de


l’Incarnation

Le sujet qui sait (quelque chose) ne se pose pas comme sujet de son acte de /savoir/.
Seul le sujet qui redouble l’acte épistémique, qui pose un acte épistémique sur son
/savoir/ peut accomplir un acte épistémologique. C’est ce que nous voyons à l’œuvre ici,
323

dans la vision du sang, où le sujet accomplit une démarche de prise d’identité


conséquente à une prise de conscience.

Que le résultat de la démarche se présente sous une forme négative («je ne me


connaissais plus moi-même» [26]) n’infirme pas la thèse, mais attire plutôt l’attention
sur la caractéristique de la modalisation de l’identité mystique, un /savoir ne pas savoir/,
un /savoir/ qui (re)connaît son ignorance. La méconnaissance est, en effet, l’évitement
ou le refus de la reconnaissance, par le sujet, de son état de sujet divisé. Si nous
reprenons maintenant le parcours de la modalité dans notre texte, nous obtenons le
schéma suivant :

au début, un /savoir/ insu s’impose dans une vision, une formation de l’inconscient : «je
fus arrêtée … intérieurement et extérieurement [2] …les yeux de mon esprit furent
ouverts [3]» (/ne pas pouvoir ne pas savoir/) ;

le /savoir/ qui en résulte est une prise de conscience, la remontée vers la conscience d’un
/savoir/ insu : «je voyais mon ignorance» [28] (/savoir ne pas savoir/) ;

le résultat final sur le sujet consiste en un /savoir/ sur la méconnaissance qui le leurrait :
«mon ignorance … qui m’avait fait croire que j’étais bien parfaite» [28] et en une
ignorance sur son identité («je ne me connaissais plus moi-même» [27]), conséquence de
fait que la méconnaissance a été dévoilée.

Lorsque le sujet reconnaît la méconnaissance qu’il avait de lui-même, il reconnaît donc,


par le même geste, sa condition de sujet divisé : «Je voyais mon ignorance à découvert
qui m'avait fait croire que j'étais bien parfaite, mes actions innocentes, et je confessais
que mes justices n'étaient qu'iniquités» [28].

Il est à noter que cette ignorance finale est une transformation, le résultat de la
performance opérée dans et par la vision : «je revins… changée en une autre créature,
mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même» [27] — et non
un simple constat d’état. La transformation ou le changement ont été si radicaux que
Marie de l’Incarnation elle-même a interprété cette vision comme l’occasion de sa
324

«conversion»340 (au sens religieux). Cette conversion religieuse correspond


sémiotiquement avec une conversion d’ordre épistémologique : le passage d’une
situation de méconnaissance à une situation de constat d’ignorance sur la vérité du sujet.
Avec le constat d’ignorance sur sa vérité, conséquent à la reconnaissance de sa division,
le sujet entre dans l’ordre d’une éthique du désir : conscience de ses limites, de son
incapacité à être un, à être tout un. Le récit de la vision du sang décrit le passage du sujet
du désir thymique et unitaire, — sur le mode érotique de la fusion, avant la conscience
de la division du sujet —au sujet du désir symbolique, sur le mode de la castration ou de
la reconnaissance de la division et de la limitation du sujet — préalable à la constitution
du sujet du désir éthique.

Or, ce changement de situation et le passage à l’ordre éthique résultent de la


vision, qui produit une prise de conscience de la méconnaissance en raison de la charge
affective qui lui est associée. Nous avons noté précédemment (supra p. 311) la position
de Françoise Dolto sur l’imaginaire, position moins tranchée que la position lacanienne
classique, dans lequel elle voit une instance qui n’est pas nécessairement en opposition
au symbolique, mais qui peut y conduire et même «l’accomplir». C’est bien ce que nous
voyons à l’oeuvre ici dans la vision de Marie de l’Incarnation : l’imaginaire, ici, ne
s’oppose pas à l’éthique, mais au contraire, y conduit.

2.25 Conclusion sur le discours de l’énonciateur mystique

Nous avons vu grâce à la lettre CLIII de Marie de l’Incarnation que l'énonciation


mystique chrétienne, au poste de l’énonciateur, est de structure trinitaire. Dans
l’autobiographie, sur le plan formel, la structure d’ensemble comporte un clivage du
sujet de l’énonciation et présente un dialogue constant entre les deux. Cette structure
d’énonciation est reproduite dans le contenu de l’énoncé : le sujet mystique passe d’une
340
«ce qui m’a toujours fait appeler ce jour le jour de ma conversion, et comme une grande porte qui m’a
donné entrée dans les miséricordes de mon divin Libérateur, lequel pénétra le fond de mon âme et de mon
esprit pour me changer en une nouvelle créature» («Le Supplément à la Relation de 1654», Écrits
spirituels II, p. 374).
325

attitude unitaire (dans la vision inauguratrice de sept ans) à la reconnaissance de sa


condition de sujet divisé (dans la vision de conversion du sang). Ainsi, le désir de
l’énonciateur mystique a été le lieu d’une conversion d’un désir amoureux et unitaire à
la reconnaissance du clivage du sujet de désir. Cette prise de conscience est irréversible
et fait entrer le sujet dans une éthique du désir. Si le sujet mystique reste toujours animé
par le désir d’union, à partir de là, il lui apparaîtra en pleine conscience de ses limites.
Ce qu’il importe de remarquer, c’est que notre sujet mystique se construit dans une
structure à trois termes qui dépasse et la seule forme unitaire de jouissance et la forme
binaire de division, puisqu’il maintient son désir d’unité malgré la reconnaissance de sa
limitation, voire de son impossibilité341. Les deux récits de visions analysés ne
représentent en effet que les deux premières d’un parcours qui en déploie plusieurs :
Marie de l’Incarnation aura, après la vision du sang, trois visions de la Trinité. La
seconde vision de la Trinité étant en même temps le moment du mariage spirituel
confirme que le désir unitaire est encore à l’œuvre après la vision du sang. Maintenir
conscience de la division du sujet et désir d’unité se réalise dans la forme trinitaire du
désir qui, au-delà du fantasme d’unité et de la division désespérante, maintient — tient
ensemble — unité et division constitutive du sujet dans le désir de l’Autre, porteur de
sens.

341
La psychanalyste Lucie Cantin a remarqué que la jouissance mystique (chrétienne) est le lieu d’une
«éthique de l’impossible».
CHAPITRE 3 INTERPRÉTATION DES RÉSULTATS

3.1 Le problème mystique : une confusion épistémique

Nous étions partis de l’observation d’une situation épistémique singulière : dans


les disciplines où elle ne représente pas un objet spécifique, comme la littérature et la
psychanalyse, la mystique est un sujet de réflexion signifiant et inspirant, alors que dans
les disciplines où elle constitue un objet «naturel», les sciences religieuses, la
philosophie et la théologie, elle est considérée unanimement comme faisant problème.
Notre objectif dans cette thèse étant théologique, nous n’avions cependant pas
l’intention de nous intéresser particulièrement à la théorie littéraire et à la littérature
psychanalytique pour elles-mêmes. L’observation d’un décalage entre les attitudes
envers la mystique a été plutôt l’instrument d’un questionnement ou d’une critique
interne : est-ce que les autres voient dans la mystique, un fait d’ordre religieux, quelque
chose que nous ne voyons pas en théologie et qui nous concernerait, évidemment?

Nous avons entrepris en conséquence un état de la question, partiel mais


représentatif, sur la réception de la mystique, sur ce que dans la théorie de l’énonciation
avec laquelle nous travaillons, nous dénommons le poste de l’énonciataire. Dans un
premier temps (chapitre 1.1), nous avons examiné la littérature de référence sur la
mystique, parce que c’est cette littérature qui définit l’épistémè. Pour cette raison, nous
pouvons qualifier cette littérature d’«épistémique». Dans un deuxième temps (chapitre
1.2), nous nous sommes arrêtés sur des études spécialisées dont l’arrière-plan
épistémique se situe dans ce qu’il est convenu d’appeler le paradigme du langage. Par la
considération d’études sur la mystique menées dans le paradigme du langage, nous
faisions d’une pierre deux coups : nous rencontrions notre objectif théologique sans trop
entrer dans les problématiques proprement littéraires ou psychanalytiques — (ce n’est
pas la mystique dans la littérature ou dans la psychanalyse qui nous intéresse) — mais
sans les ignorer non plus, puisque nous nous référions à un paradigme commun. Nous
pensons que les études menées dans le paradigme du langage permettent une relecture
327

du discours mystique chrétien qui fasse sens dans l’épistémè contemporaine tout en
résolvant des apories auxquelles les disciplines logiquement concernées par la mystique,
dont au premier chef la théologie, se trouvent confrontées avec la mystique. Dans un
troisième temps, nous nous sommes intéressés à l’énonciataire dans le discours de
l’énonciateur, au poste de la production de l’écriture donc, à travers un élément du
métatexte de La Relation de 1654, une lettre de Marie de l’Incarnation (26 octobre 1653
à son fils) dans l’hypothèse que l’énonciataire joue un rôle important dans l’écriture
mystique (chapitre 2.1). Enfin, nous avons jugé indispensable de faire l’analyse de textes
mystiques, de textes représentant la position de l’énonciateur (chapitre 2.2) car, que la
mystique pose problème ou non à ses énonciataires, il faut bien se rapporter au discours
primaire, au discours de l’énonciateur pour pouvoir ancrer la lecture dans l’écriture. De
là vient une des hypothèses à la base de notre thèse, que la mystique fait peut-être
problème au poste de l’énonciataire plutôt qu’à celui de l’énonciateur. Autrement,
comment la mystique pourrait-elle se révéler signifiante et inspirante pour les
énonciataires littéraires et psychanalystes et paraître ambiguë et problématique pour la
majorité des énonciataires «scientifiques» (théologie et sciences des religions), puisque
le texte reste le même? (Michel de Certeau faisant exception dans le corpus des textes
épistémiques, mais il travaille dans le paradigme du langage.) Que les préoccupations
des uns et des autres ne soient pas les mêmes, cela semble une évidence, mais c’était en
fait à démontrer, dans leurs tenants et aboutissants. En fin de parcours, nous pouvons
avancer que la théologie pensée dans le paradigme du langage permet d’expliquer les
désirs et les idéalisations des uns et les contradictions et les apories des autres.

3.11 Le problème de la définition de la mystique

Le principal problème que rencontrent les disciplines logiquement concernées


par la mystique est celui de la définition de la mystique, problème assez évident et
important pour qu’il soit considéré comme un lieu commun de la littérature de référence
sur la mystique. Le Dictionnaire de la vie spirituelle (DVS), par exemple, part de ce
328

constat : «Dans les récentes publications sur le problème mystique, c’est pratiquement
devenu un lieu commun de souligner l’absence de contours précis du terme mystique et
d’autres semblables» (p. 742), pour éviter finalement la problématique de la définition
(ce que c’est) en la remplaçant par une problématique normative (ce qu’on doit penser).
Aussi, bien que nous ayons déclaré au début de notre recherche que ce n’était pas tant la
définition de la mystique sur le plan du contenu qui nous intéressait, mais plutôt le
travail, la manière de procéder des théoriciens, il semble que nous soyons ramenés, par
le corpus lui-même, mais aussi par la méthode et l’épistémologie, au problème de la
définition de la mystique. Le fait que la mystique pose problème est, en soi, un problème
d’ordre épistémologique et méthodologique.

Denys Turner, au tout début de sa réflexion, a remarqué incidemment : «I do not


know of any discussions which shed less light on the subject of ‘mysticism’ than those
many which attempt definitional answers» (DG, p. 2, souligné par Turner), pour se
rendre compte que le problème définitionnel dépendait de la définition préalable d’autres
notions, dont au premier chef, de la notion d’«expérience». La notion d’«expérience»
semble bien être en effet la pierre d’achoppement dans les définitions de la mystique.
Entraîné sur cette voie, Denys Turner a bien démontré qu’alors que l’apophastisme
constituait l’élément mystique dans la pensée théologique de la patristique au Moyen
Age, la notion psychologique d’«expérience» a pris le relais dans la définition moderne
de la mystique (ce que Turner appelle le problème de l’«expérientalisme»). Cette
observation mène à deux conceptions de la mystique tout à fait différentes, voire à
l’opposé l’une de l’autre : l’apophatisme niant la possibilité de l’expérience du
transcendant par le sujet, le psychologisme admettant la possibilité de cette expérience
par le sujet et la mettant même en valeur. Ce déplacement dépend en définitive de la
définition anthropologique de l’être humain342. La notion d’«expérience» fait appel à un
sujet de conscience, à un moi qui dorénavant représente le tout du sujet humain, ce qui
n’était évidemment pas le cas pour le sujet ontologique. Mais aussi, et corollairement à
la valorisation du sujet de conscience, c’est dans la place ou le rôle de précédence ou

342
Nous envisageons l’être humain dans son plein sens de verbe, plutôt que dans le sens d’état, comme un
processus, une dynamique, un devenir... Être humain n’a pas de connotation ontologique ou substantialiste
pour nous, l’être dépend d’un faire.
329

d’antécédence accordée à l’expérience que se situe le changement de paradigme


anthropologique à la modernité. Le problème n’est pas tant celui de l’expérience
spirituelle, de la spiritualité vécue, que de placer dans l’expérience l’origine de la
spiritualité. Le maintien des termes ontologiques (des êtres), (mais, comme les
métaphores spirituelles étudiées par Turner, détournés du contenu qu’ils avaient dans
leur contexte épistémique), dans le nouveau paradigme anthropologique du moi ou du
sujet de conscience, a promu l’expérience au rang de «cause», de fondement de la
spiritualité : ce qui pourrait s’illustrer dans un énoncé comme «Dieu existe, puisque je
l’ai rencontré» ou «Dieu existe, puisque je peux faire l’expérience de la transcendance».

Des études relevant du paradigme du langage (Certeau, Turner, Bergamo) ont


démontré en quoi consiste le changement opéré à la modernité dans la conception de la
mystique en Occident. Nous venons d’indiquer la contribution incontournable de Denys
Turner. Mino Bergamo a également démontré comment s’est opérée une véritable
«réécriture psychologique» des thèmes mystiques à la modernité. Mais avant eux,
Michel de Certeau avait déjà attiré l’attention sur la transformation dans la conception de
la mystique chrétienne à la modernité. Dans l’histoire du mot «mystique», Certeau avait
repéré un déplacement de sens de l’adjectif «mystique» qui, de la patristique au Moyen
Age faisait référence au mystère et à la contemplation — (et que Turner a démontré être
en référence à l’apophatisme) —, au substantif «mystique» qui indique autre chose, un
mode d’énonciation nouveau (la «manière de parler» mystique). Il semble qu’il n’ait
guère été entendu, puisque s’il l’avait été, les études sur la mystique auraient pris plus
massivement une orientation conséquente. En pointant le rôle de l’expérientalisme et du
psychologisme dans la nouvelle conception de la mystique, Turner et Bergamo
permettent d’expliquer, en quelque sorte, pourquoi Certeau n’a pas été davantage
compris. La notion d’«expérience» est si bien ancrée, si naturelle dans notre épistémè,
que nous ne pouvons plus imaginer que l’on puisse parler d’autre chose dans la
mystique. À partir de l’installation des notions anthropologiques de sujet de conscience,
de moi et d’expérience dans notre épistémè, nous interprétons les conceptions d’autres
épistémès dans ces termes ou, autrement dit, ces conceptions constituent nos règles
herméneutiques (et ce fut le cas des mystiques modernes). À partir de cette
330

transformation épistémique, la mystique chrétienne n’a plus été pensée dans les termes
de l’apophatisme et le sens de «mystique», en chrétienté, a glissé de l’apophatisme à
l’«expérientalisme». Ce qui relevait de l’apophatisme a commencé à poser problème et
fut réinterprété en conséquence en d’autres termes, difficiles et ambigus, comme celui de
la passivité343 (l’expérience passive ou la passivité dans l’expérience) par exemple.

Si dans son sens premier, «mystique» correspondait à l’apophatisme, alors


l’«expérientialisme», l’idée de faire ou d’avoir une expérience mystique, correspond à ce
qu’on entend maintenant dans «mysticisme». On a vu par exemple, que dans le Lalande,
la différence n’est pas établie entre les deux conceptions : les deux termes «mystique» et
«mysticisme» sont utilisés indifféremment (et finalement également dépréciés
indifféremment). Mais aussi, dans d’autres textes épistémiques, lorsque seul le terme
«mystique» est utilisé, il l’est au sens de «mysticisme» et non au sens premier de
«mystique» relié à l’apophatisme en contexte chrétien. C’est ce qui provoque d’ailleurs
le problème mystique. Dans la littérature théologique chrétienne, le problème se pose
dans l’obligation contradictoire de dénier la valeur «mystique» de l’expérience mystique
chrétienne : on sent bien ou on voit intuitivement que la mystique chrétienne n’est pas
un mysticisme (ou pas seulement)344. On remarque que les mystiques modernes eux-
mêmes ne valorisent pas les aspects expérientiels, tels les phénomènes
psychosomatiques associés au mysticisme. Mais faute de cadre théorique pour pouvoir
intégrer ces phénomènes, on doit se rabattre sur la dimension philologique de la
recherche (comme c’est le cas pour le DSAM) ou sur la dimension normative (comme
c’est le cas pour le DVS et le DCT). En sciences des religions, on pense en termes de
mysticisme, même lorsqu’on s’intéresse à la tradition chrétienne. Dans l’Encyclopédie
des mystiques, les mystiques de la tradition chrétienne sont lus dans une optique de
mysticisme envisagé comme désir d’unité (désir d’être un et de faire un).
L’Encyclopédie des religions fait le même genre de lecture. C’est pourquoi, à notre avis,
ces conceptions peuvent considérer sur le même plan et indifféremment des mystiques

343
«ce mot de “passivité” est le plus suggestif pour signifier que l’âme, sans raisonnement et sans
discours, se sait et se sent investie par un mouvement qui ne vient pas d’elle-même et la porte au-delà
d’elle-même» (DSAM, «Mystique», col. 1956).
344
«la Constitution conciliaire Lumen gentium, tout en affirmant avec force l’appel de tous les chrétiens à
la sainteté, ne fait aucune allusion à la vie mystique» (DSAM, «Mystique», col. 1891).
331

de traditions différentes. C’est pourquoi aussi, ce genre d’analyse met l’accent sur les
similitudes entre les formes de mystique plutôt que sur les spécificités.

Cependant, les similitudes sont indéniables. Comment alors interpréter ces


similitudes en tenant compte des spécificités? Si l’on s’en tient aux traditions religieuses
ou philosophiques pour penser ce qu’est la mystique, on ne voit cette fois que les
spécificités, ce qui contribue à la connaissance des traditions et systèmes symboliques
mais n’apporte aucun élément de plus à la compréhension de la mystique. D’une
manière exemplaire, le DVS, confessionnel, ne voit que les différences et axiologise la
mystique : n’est valable que la mystique chrétienne. Mais le problème ici ne réside pas
dans l’établissement légitime d’une identité confessionnelle, c’est plutôt qu’on
n’explique pas anthropologiquement le rapport qui peut s’établir entre mystique et
christianisme. Les mystiques de la tradition chrétienne ont quand même été de grands
spirituels, sources d’inspiration intarissables, reconnus par-delà les époques et même
par-delà les traditions. Laisser de côté cet élément humainement important, reconnu dans
d’autres domaines de l’activité intellectuelle et reconnu par d’autres traditions, ne rend
aucun service au christianisme. Il faut trouver un critère définitoire plus anthropologique
que le système de la tradition, qui est d’ordre socio-religieux, un critère d’ordre
structurel.

Que l’expérience se trouve placée en position de fondement n’affecte pas tant le


contenu des énoncés chrétiens mais plutôt le mode d’énonciation : la notion
d’expérience nécessite une énonciation au «je». Certeau reconnaît une certaine
similitude ou continuité dans la mystique chrétienne : pour Certeau, «ce qui est
nouveau», avec la mystique moderne, «ce n’est pas la vie mystique» (EU, p. 1032-3)
mais son mode d’énonciation, «qui se traduisait alors [...] par le privilège de la relation
sur la proposition» (FM, p. 15). Ce qui pouvait avant être assumé sur le mode énoncif et
propositionnel, ne peut plus être assumé que sous le mode énonciatif de la subjectivité.
Nous remarquions précédemment que le maintien des termes ontologiques dans le
nouveau paradigme anthropologique du moi ou du sujet de conscience avait promu
l’expérience au rang de «cause», de fondement de la spiritualité, en raison du mode
d’énonciation que la notion d’expérience présuppose : une énonciation au «je».
332

L’expérience spirituelle était dorénavant comprise comme une relation entre êtres,
(l’être considéré ici comme état et non comme faire), l’être divin et l’être humain. Nous
avons aussi remarqué, lorsque nous avons traité de l’autobiographie, que le choix du
genre littéraire adopté par le mystique n’est certainement pas indifférent. Il est fort
plausible que la disparité des genres littéraires ou des stratégies discursives dans la
tradition mystique chrétienne soit en rapport avec la conception anthropologique du sujet
lui-même. Ceci représente une avenue de recherche intéressante pour une relecture de la
littérature mystique. Par exemple, la mystique ontologique de l’essence s’est élaborée
dans une large mesure dans des sermons (discours plus ou moins institutionnels
s’adressant à une collectivité), alors que les autobiographies (discours personnels
s’adressant à des destinataires intimes) ont été un fait massif au XVIIe siècle, un genre
privilégié par les modernes, au moment où «une autonomie progressive du “je” [se]
constate» dans le discours poétique, remarque Certeau (FM, p. 244) — mais la tendance
a touché le discours littéraire en général. Or, ce «je» qui s’autonomise et prend de
l’expansion à la modernité, ce sera le moi du sujet de conscience, le moi de l’expérience.
«Cette transformation [...] respecte globalement le langage religieux reçu, mais elle le
traite autrement» (ibidem). Ce ne sont donc pas les contenus qui changent dans la
mystique à la modernité, mais le mode d’énonciation, qui correspond ou coïncide avec le
sujet dont il est l’expression.

3.12 Le désir (est) mystique : désir d’unité et désir de l’Autre

Certeau dégage un élément anthropologique structurel fondamental de


l’imbroglio mystique : le désir. On l’a vu, c’est la question du volo mystique, d’une
modalité du /vouloir/ qui prime sur les autres et surtout dont l’objet est l’objet structurel
du désir : tout ou rien, un absolu, un objet inatteignable, (Dieu). Que ce soit dans «la
mystique» ou «le mysticisme», il est toujours question d’une même problématique
humaine fondamentale, celle du désir. Avec la notion de désir, nous serons en mesure
d’élaborer le «problème mystique» en problématique. Car, si la psychanalyse a théorisé
333

la notion de désir en rapport à la mystique, ce n’est pas le cas dans la littérature


épistémique que nous avons lue. Le désir peut y être reconnu, ce peut même être le désir
du sujet d’énonciation lui-même (comme c’est le cas dans le DCT et l’Encyclopédie des
mystiques), mais il n’est pas inséré dans un cadre anthropologique qui permettrait
d’élaborer la réflexion. Il arrive que le désir ne soit pas reconnu du tout, comme c’est le
cas dans le DVS, qui définit la mystique uniquement par l’expérience345.

Nous pensons avoir démontré, à partir des textes, qu’il existe des formes ou des
logiques différentielles du désir. La notion de «mystique», lorsque confondue à celle de
«mysticisme», est sous-tendue et définie par le désir d’unité, comme en témoignent la
majorité des textes épistémiques que nous avons analysés (sauf Certeau). Pour
l’Encyclopédie des religions comme pour l’Encyclopédie des mystiques, la mystique se
définit par le désir d’unité, la seconde axiologisant en plus de définir, en situant
explicitement l’authenticité de la mystique dans le désir d’unité (n’est véritablement
mystique que celui qui aspire à l’unité). Il en va de même pour le DCT, qui situe
l’élément mystique dans le désir de retour vers l’unité d’une origine paradisiaque et
associe l’état mystique à un état pré-langagier ; pour le DVS qui définit la mystique
comme «une expérience religieuse particulière d’unité-communion-présence» ; pour le
Lalande qui définit la mystique comme la «croyance à la possibilité d’une union intime
et directe de l’esprit humain au principe fondamental de l’être» dans la version
philosophique, union à Dieu dans la version religieuse. Tandis que, comme nous avons
pu le voir dans le discours de Marie de l’Incarnation, si le mystique chrétien est habité
par le désir d’unité, il ne s’y arrête pas, en raison du désir de l’Autre qui l’anime. Le
mystique chrétien a donc bien une spécificité et cette spécificité réside dans le désir de
l’Autre, dans un désir de structure trinitaire et non seulement de structure unaire ou
unitaire. Lorsque les mystiques chrétiens d’un commun accord, et paradoxalement,
insistent pour ne pas valoriser le «mysticisme», ou l’aspect «mystique» de leur
spiritualité, c’est l’arrêt ou l’absolutisation du désir d’unité qu’ils refusent. Les
mystiques chrétiens sont mystiques, mais pas seulement, ils sont surtout chrétiens.

345
«par ce terme [mystique] nous entendons nous référer à tel moment ou tel niveau, à telle expression de
l’expérience religieuse au cours de laquelle un monde religieux déterminé est vécu comme une expérience
d’intériorité et d’immédiateté» (DVS, p. 742).
334

La psychanalyse a forcément reconnu le désir de l’Autre dans la mystique, on


peut même dire que c’est la raison pour laquelle elle s’est intéressée à la mystique. Mais
la préoccupation de la psychanalyse est de théoriser le désir, non de théoriser la
mystique. Par contre, pour la théologie chrétienne, il nous semble que la théorisation du
désir dans un modèle trinitaire peut être considéré comme une contribution considérable
à la compréhension de la mystique chrétienne. Cependant dans la littérature et les
démarches qui n’ont pas intégré l’anthropologie du sujet du désir (qui est aussi sujet du
langage, qui est sujet du désir parce que sujet du langage), en général, le désir reconnu
comme étant l’élément mystique est ce que nous avons identifié comme le désir
d’unité346 et non un désir de structure trinitaire. C’est donc précisément l’identification
de la mystique au désir d’unité qui pose problème et particulièrement à la théologie
chrétienne. De là viennent les apories et les impasses d’une théologie comme celle du
DVS par exemple, dont l’intuition est correcte mais qui n’arrive pas à expliciter
anthropologiquement ses intuitions. En effet, le DVS est aux prises avec deux définitions
de la mystique contradictoires si elles ne sont pas articulées dans un cadre théorique qui
permette de résoudre la contradiction. En plaçant le critère définitionnel de la mystique
dans le fait qu’un univers symbolique soit vécu sous la forme d’une expérience
intérieure et immédiate, le DVS semble admettre la précédence du symbolique sur
l’expérience ; mais il défait immédiatement cette intuition en pensant «mieux définir» la
mystique comme une expérience unitive, relevant du désir d’unité :

par ce terme [mystique] nous entendons nous référer à tel moment ou tel
niveau, à telle expression de l’expérience religieuse au cours de laquelle
un monde religieux déterminé est vécu comme une expérience
d’intériorité et d’immédiateté. On pourrait aussi, et mieux encore peut-
être, parler d’une expérience religieuse particulière d’unité-communion-
présence ([3-4], p. 742).

Dans le paradigme du langage, la première partie de la définition est prise au


sérieux : la précédence affirmée du symbolique permet d’expliciter la seconde partie de

346
«Une longue tradition rapproche l’expérience poétique de l’expérience du sacré, voire de l’extase
mystique d’une rencontre unitive entre le poète et le monde». Paule Plouvier, Mystique et poésie, p. 7, déjà
citée dans l’introduction, où l’énoncé a servi de prétexte, de point de départ.
335

la définition, l’expérience unitive. L’expérience relevant du désir d’unité est intégrée


dans une structure trinitaire actualisée (qui passe de l’état virtuel à l’état réel au sens de
réalisé) par un système symbolique. Dans le paradigme du langage, la définition du DVS
non seulement ne laisse pas de problème, elle définit même opératoirement ce qu’est la
mystique. Nous pensons que le problème du DVS est, finalement, celui de la spiritualité
chrétienne dans la modernité : l’expérience est pensée dans un cadre anthropologique
basé sur le primat de l’expérience. Il ne s’agit pas de dénier l’existence de l’expérience
spirituelle ou mystique, mais de faire voir que ce genre d’expérience ne peut avoir lieu
sans le symbolique qui lui donne son sens et la définit. Il nous semble que si la théologie
du DVS prenait acte de sa propre définition, —que ce soit l’univers symbolique qui soit
vécu sous la forme d’une expérience intérieure et immédiate — et qu’il en tirait toutes
les conséquences, il reconnaîtrait alors la précédence du symbolique sur l’expérience et
l’expérience mystique ne lui poserait plus de problèmes doctrinaux ni épistémologiques.

3.2 Métaphysiques et conceptions de la mystique

Au bout du compte, il appert que les heuristiques de même que les apories des
différentes conceptions de la mystique sont liées à leur arrière-plan épistémique et
métaphysique. Et au premier chef, la conception anthropologique paraît déterminante.
Les conceptions de la mystique sont intimement liées aux conceptions anthropologiques,
à tel point que lorsqu’on ne dispose pas d’une anthropologie supportante, qui permette
de penser la mystique, on a tendance à éviter simplement le problème et à le transposer,
comme c’est le cas pour le DVS qui ne considère que l’aspect normatif et confessionnel
de la définition de mystique. Cette attitude a été remarquée par Michel de Certeau347, qui
reproche aux disciplines concernées scientifiquement par la mystique de rejeter trop
rapidement un aspect récurrent de la mystique, l’effet du symbolique sur le corps, faute
347
«l’analyse philosophique ou théologique des textes abandonnant [...] trop vite à la psychologie ou à
l’ethnologie le langage symbolique du corps» (EU, p. 1033-3).
336

évidemment de l’anthropologie qui permettrait de le théoriser. Ou encore, solution


encore plus radicale, il est possible de rejeter la question purement et simplement hors
du champ épistémique, comme c’est le cas pour la philosophie rationaliste (Lalande) qui
localise la mystique dans l’irrationnel et par le fait même tente de l’éliminer de son
champ (ce qui est bien signifié par l’attribution d’un sens péjoratif au terme mystique).

Dans les textes de référence que nous avons analysés, la mystique pose
«problème» lorsque les positions épistémologiques coïncident avec une métaphysique de
la représentation ou une métaphysique de l’expérience, la seconde n’étant qu’une
conséquence de la première. Dans l’épistémè du langage, le processus est inversé : ce
qui fait problème dans la métaphysique de la représentation devient heuristique dans une
métaphysique du langage.

3.21 Métaphysique de la représentation

Nous prenons notre définition de la métaphysique de la représentation dans la


lecture que Jean-François Malherbe a fait de Jean Ladrière348. La métaphysique de la
représentation consiste à penser (et à désirer) que «le langage et le monde se
correspondent, que le langage soit une transposition [...] du monde» (p. 39). Ladrière
thématise la mise entre parenthèses du désir, c’est-à-dire sa présence mais implicite et
même occultée, dans l’idée de la tentation de la représentation :

Il y a comme un poids des choses qui sans cesse nous porte à prêter la
consistance de l’acquis et comme la réalité de l’habitable à ce qui n’est
pourtant que l’éphémère apparition d’un moment évanescent, incapable
de se soutenir dans la permanence et la solidité d’une existence assurée.
La tentation la plus subtile peut-être, c’est celle de la représentation.
C’est le moment où, fatigués d’une marche incessante et désespérant de
jamais voir se concrétiser les promesses de l’invisible, les pèlerins se
mettent à fabriquer des images dans lesquelles ils croient pouvoir
enfermer l’infinité seulement encore pressentie de ce qui se dissimule

348
Jean-François Malherbe, Le langage théologique à l’âge de la science : lecture de Jean Ladrière, Paris,
Cerf, 1985.
337

dans l’insondabilité de l’horizon. Mais dans l’image, ils ne retrouvent


que leur propre impuissance, leur lassitude et leur déception. L’image du
monde, l’image de soi, c’est le double trompeur dans lequel le désir croit
pouvoir se dire mais qui n’atteste jamais que son impuissance à s’égaler,
par ce moyen, à lui-même. C’est qu’elle fige le mouvement, alors même
qu’elle croit pouvoir se donner sous les apparences du mouvant.
(Ladrière349 cité par Malherbe, p. 124)

L’une des conséquences d’une attitude épistémique sous-tendue par une métaphysique
de la représentation, c’est que l’interprétation (le résultat de l’acte herméneutique de la
lecture) est prise pour le réel même et non pour une représentation du réel. Le désir du
réel, et plus précisément du contact (de la conjonction) avec le réel est, pensons-nous, à
la base de la métaphysique de la représentation. Le désir du réel étant nécessairement le
désir d’une forme de conjonction est une forme de désir unitaire, qui est la forme
première du désir mystique. «L’image du monde [et de] soi dans lequel le désir croit
pouvoir se dire [...] n’atteste jamais que son impuissance à s’égaler à lui-même»
(Ladrière, op. cit.), à être un et à faire un.

Le désir du réel fait souffrir de l’incertitude quant à la possibilité de l’atteindre.


C’est pourquoi dans une métaphysique de la représentation le premier problème auquel
se heurte le sujet est une problématique binaire : est-ce que cette chose, ce fait, cet
événement, du monde ou du sujet, est réel ou pas? C’est pourquoi le désir d’unité peut
se développer en problématique binaire : l’avoir ou ne pas l’avoir, l’atteindre ou ne pas
l’atteindre, être en présence ou en absence, et ainsi de suite. Dans les textes que nous
avons analysés, lorsque l’épistémè est basée sur une métaphysique de la représentation,
la question de la réalité de la mystique devient la question centrale. L’expérience est
alors considérée comme la réalité de la chose, du fait ou de l’événement. L’expérience
est considérée comme ce qu’il y a de plus réel, (et donc comme plus réelle que le
langage), de l’ordre du réel même. D’où une mise en opposition de l’expérience et du
langage dans le rapport réel/non-réel. D’où une incertitude constante sur la réalité de
l’expérience et le besoin d’«authentifier» les faits mystiques (DCT, DSAM), de valider
l’expérience, de la classer ou de la faire entrer sous l’égide d’un système symbolique

349
L’action comme discours de l’effectuation. Louvain, Éd. de l’Institut supérieur de philosophie, 1974.
338

particulier (DVS) — alors qu’elle est exactement (et simplement) cela, l’effet produit
dans la subjectivité par un système symbolique350.

Mais alors que le religieux s’ancre dans un système symbolique particulier, ayant
une cohérence particulière, le discours mystique (chrétien) rend compte à l’intérieur
même d’un système symbolique particulier, d’un processus plus archaïque, du dispositif
symbolique lui-même que constitue le langage et qui fonde la subjectivité. C’est
pourquoi les mystiques sont aux prises avec la problématique de l’indicible, des limites
du langage comme tel, et non pas seulement avec une problématique symbolique
particulière. La problématique binaire se pose, pour le mystique chrétien, en rapport
avec lui-même. C’est vers lui-même qu’il se retourne dans son questionnement, dans
une sorte de conversion épistémologique. Ce n’est pas l’Autre qu’il met en doute, c’est
sa propre capacité (/pouvoir/) : la «surprise» du mystique351, c’est qu’il ne comprend pas
l’expérience qu’il a du symbolique, il s’étonne de vivre l’univers symbolique de manière
aussi intense.

3.22 Deux méthodes, deux métaphysiques

La différence majeure entre les attitudes et les résultats des textes épistémiques
d’une part, et des études sémiotiques d’autre part, vient du fait que dans les secondes, les
figures du texte primaire ne sont pas interprétées immédiatement dans un système de
concepts mais sont considérées d’abord dans leur fonctionnement textuel. C’est ainsi
que Mino Bergamo peut arriver à donner une conception de l’extase qui ne fasse pas
appel à une expérience psychologique mais uniquement à son fonctionnement dans le

350
«Au fond nous avons peine à admettre que la subjectivité puisse être une affaire de textes...» (Pierre
Legendre, L’inestimable objet de la trasnmission, Paris Fayard, 1985, p. 91, cité par François Martin,
Pour une théologie de la lettre, p. 446 note 1) ... ou de langage.
351
«les vastes structurations latentes du langage s’articulent toujours [..] sur le désir et la surprise du
mystique» (De Certeau, FM, p. 1035-3).
339

texte352; c’est ainsi qu’il débouche également sur une vision socio-historique du
phénomène mystique de grande portée :

Quand, dans le Traité de l’amour de Dieu, la géographie chrétienne de


l’espace intérieur s’approche de l’un de ses plus stupéfiants sommets, le
processus de désacralisation de l’intériorité a déjà commencé,
irréversiblement, ce processus dont l’homme contemporain peut être
considéré comme l’ultime produit. (Bergamo, AA, p. 16)

C’est ainsi que Denys Turner arrivera à débusquer l’erreur moderne qui interprète en
termes d’expérience des figures mystiques qui n’ont pas ce sens dans leur contexte ; et
qu’il peut interroger finalement le sens contemporain de l’expérience religieuse dite
mystique. C’est ainsi que Michel de Certeau pourra voir dans le contrat énonciatif
mystique, basé sur la modalité du /vouloir/, l’instauration d’une nouvelle forme de
contrat spirituel en regard de celui qui a précédé et, en même temps, une autre forme de
contrat épistémique que celui qui se mettait en place à cette époque (modernité -XVIIe
siècle), la rationalité cartésienne.

Dans la majorité des textes épistémiques que nous avons examinés, (en fait tous
sauf ceux Certeau), la figure actorielle principale est occupée par une réalité extra-
langagière ou considérée comme telle. Nous avons relevé ce fait curieux que le pré-texte
est souvent un fait textuel, mais immédiatement interprété soit comme concept, soit
comme réalité. Nous avons même pu constater dans le Dictionnaire critique de théologie
(DCT) que ce qui est offert au lecteur comme «fait mystique à l’état brut», c’est un
témoignage, un discours, un acte de langage (supra p. 67). Dans l’Encyclopédie des
mystiques, le texte analysé s’ouvre sur un fait de langage, — «le mot mystique qui,
utilisé de façon arbitraire, peut sembler chargé d’ambiguïté [...]» (plans pragmatique et
sémantique), duquel on cherche à discerner le sens authentique (plan sémantique et
axiologie) pour aboutir à «l’expérience», à une réalité extratextuelle, comme critère
dernier de validation. Il en va de même pour l’Encyclopédie des religions : le texte

352
«le texte représente l’espace intérieur comme le lieu de l’ex-stase, comme le lieu où se réalise un
mouvement extatique, qui met le sujet hors de soi, en le projetant dans l’Autre divin. L’interne et l’externe
coïncident, l’interne est l’externe, l’espace intérieur étant celui en lequel le sujet, déplacé en l’Autre, est
extatiquement posé hors de soi.» (Bergamo, AA, p. 10-11)
340

s’ouvre sur un fait textuel mais passe immédiatement au concept puis à l’expérience
comme réalité dernière. Dans le Dictionnaire de la vie spirituelle (DVS), le programme
de l’énonciateur est explicitement motivé par un fait textuel : l’absence de précision du
terme mystique dans les textes secondaires (les textes sur la mystique). Mais un
glissement de niveau logique se produit, car on passe immédiatement d’une réalité
textuelle, l’absence de précision du terme mystique dans les textes secondaires, à une
réalité existentielle, l’expérience religieuse, pour une raison d’ordre normatif, qui est la
direction que doit prendre la recherche en contexte chrétien. Cette dérive (du texte à
l’expérience) produit un effet pervers sur le plan théorique et théologique : car
l’interrogation sur l’identité chrétienne de la mystique ne concerne-t-elle pas en
définitive un fait de langage, l’adéquation entre une identité chrétienne, forcément
construite dans et par les textes des saintes Écritures, le corpus chrétien — et une
identité construite dans les textes mystiques, appartenant à un autre ensemble du corpus
chrétien, la tradition? Dans le Lalande, le rapport à l’objet est strictement conceptuel : il
s’agit d’exposer à quels concepts le terme mystique réfère dans la pensée philosophique
occidentale. Il en va de même pour le Dictionnaire de spiritualité (DSAM), mais dans le
champ de la théologie spirituelle.

Sur le plan du rapport à l’objet, dans les trois études sémiotiques que nous avons
explorées, la figure actorielle principale appartient à l’univers langagier (alors que dans
les textes de référence, c’était une réalité extra-langagière). Chez Turner, ce sont des
métaphores (des contructions langagières) qui sont étudiées et non des concepts (des
«représentations mentales d’un objet» - Petit Robert) ; chez Bergamo, ce sont «les textes
qui expriment la fascination des spirituels pour l’espace intérieur» (et non les spirituels
qui expriment leur fascination pour l’espace intérieur dans des textes) (AA, p. 8) ; chez
Certeau, c’est une manière de parler, une énonciation d’un type particulier, qui fait
l’originalité de ce qu’on appelle discours mystique à partir de la modernité (et non
l’objet, ce dont on parle353). Dans les textes sémiotiques, l’énonciation énoncée, qui
pourrait se formuler exemplairement de cette manière : «J’étudie le langage de

353
Pour De Certeau, la transformation de la mystique à la modernité «respecte globalement le langage
religieux reçu» (FM, p. 15), donc ce n’est pas l’énoncé qui est mis en cause mais plutôt l’énonciation.
341

l’intériorité qui se comporte de telle manière dans les textes», rend compte d’une
distanciation ou d’une médiation dans le rapport avec l’objet, médiation qui passe par le
langage, parce qu’il y a reconnaissance que ce qu’on peut étudier, c’est d’abord le
langage, le fait langagier que sont, par exemple, les métaphores de l’intériorité. La
métaphore est ici un fait de langage qui a une réalité dans le texte avant d’être une réalité
extra-textuelle, alors que dans le paradigme non-langagier la métaphore représente une
réalité posée avant le langage, réalité (ou expérience) responsable de la production du
langage (particulier, mystique, poétique, etc.) propre à l’exprimer. Dans les textes
épistémiques, l’énonciation est la plupart du temps gommée au profit de l’énoncé :
«l’intériorité s’exprime dans des métaphores de telle manière dans les textes».
Lorsqu’elle est énoncée, l’énonciation se borne à mettre le sujet d’énonciation sur la
scène mais dans le même type de rapport avec l’objet : «j’étudie l’intériorité qui
s’exprime dans des métaphores de telle manière». Bien qu’il semble y avoir médiation :
«les métaphores me permettent d’atteindre la réalité qu’est l’intériorité», du fait que la
réalité est visée avant le langage, la médiation elle-même est court-circuitée, parce qu’il
ne peut y avoir que le langage pour opérer la médiation. Parce que, dans cette façon de
concevoir le langage comme simple expression, le postulat de la possibilité d’un accès à
la réalité sans l’intermédiaire obligé du langage est sous-entendu, logiquement
présupposé. Autrement dit, dans ce paradigme, on pense qu’il est possible qu’existe pour
l’humain une réalité à l’état brut, non entamée, non touchée, non «infectée»354 par le
langage.

Pour illustrer cette différence cruciale entre les deux paradigmes ou les deux
conceptions de la relation du sujet à l’objet, nous travaillerons avec les schémas élaborés
par Raymond Lemieux pour rendre compte de la médiation obligée du langage entendu
comme dispositif symbolique. Raymond Lemieux explique dans ces schémas intitulés

354
Nous reprenons l’expression si efficace de De Certeau («Quelque chose d’irréductible reste [...] dont on
ne désinfecte pas une société», EU, p. 1036-3) à propos du rapport du social au désir subjectif ; le
contraire est toutefois aussi vrai, le désir subjectif d’un accès brut à la réalité non médiatisée par le social.
342

«La distance donnée» et «La distance construite»355 qu’il n’y a pas de rapport immédiat
entre le sujet (de connaissance) et l’objet.

S .................................................................. O

«le regard donné» l’objet

langage

(la langue naturelle)

________________________
Figure 12 «La distance donnée»

Dans le premier schéma, dans le cas de la relation commune du sujet à l’objet,


qu’on dit ou qu’on pense injustement «immédiate», la relation est toujours déjà
médiatisée par le dispositif symbolique du langage. L’objection la plus courante et la
plus spontanée que suscite le statut de précédence du langage fait référence à la
perception sensible : le simple fait pour un sujet de voir, par exemple, un objet, créerait
une relation immédiate entre le sujet et l’objet. Or, la vision n’échappe pas à la
médiation : c’est ce qu’exprime Lemieux dans une belle expression : «le regard donné».
Le langage est ce «regard donné» à l’homme. Le langage construit la nature de
l’humain. L’objet que nous voyons, si nous pouvons le discerner, c’est parce qu’il a été
nommé. Ou le regard ne voit rien de ce qui n’a été nommé (ce qui n’a pas de nom
échappe à la vision) ou il ne voit que des dissemblances ou des similitudes (des
structures, faits de langage) qui demandent à être nommées et systématisées pour exister
dans le champ humain.

355
Raymond Lemieux, L’intelligence et le risque de croire, Fides, 1999, p. 43 et 47.
343

Et encore, Lemieux ajoute que si «regard» ou «voir» il y a, il y a donc un point


de vue, nécessairement subjectif et symbolique, en ce qui concerne l’humain. Nous
proposons une modification au schéma de Raymond Lemieux pour insister sur le fait
que le rapport entre le sujet humain et tout objet ne peut être considéré comme immédiat
(alors a fortiori le rapport mystique, nous y reviendrons). Par une ligne pointillée plutôt
qu’un trait continu nous insisterons sur l’aspect non direct mais médiatisé du rapport
entre le sujet et tout objet, et par un mouvement triangulaire au lieu d’un trait simple,
nous entendons indiquer que la langue «naturelle» est le premier système à installer la
médiation.

S ...............................................................O
«le regard donné» l’objet

langage
(la langue naturelle)

Langage
(la méthode)
«le regard construit — la science»
________________________
Figure 13 «La distance construite»

Le deuxième schéma, «La distance construite», a été formulé dans le but de


démontrer que toute science construit sa distance dans un langage qui est ce qu’on
appelle une méthode. Nous avons pensé que l’imbrication des schémas illustrerait bien
la concomitance des deux formes de médiation dans la seconde, puisque si la relation la
plus immédiate du sujet à l’objet est déjà médiatisée, a fortiori une relation réfléchie de
type scientifique le sera. Alors que dans la perception ordinaire, non scientifique, la
médiation n’est qu’à peine conscientisée (lorsqu’elle l’est), la perception scientifique ne
peut se permettre, pour mériter le titre de science, de ne pas conscientiser cette
344

médiation. C’est la question de l’épistémologie : «le regard donné institue une première
distance entre le sujet et l’objet. Le travail scientifique exige de la dépasser mais y
trouve son point de départ. En ce sens la science consiste à critiquer le lieu de son
regard» (Lemieux, 1999, p. 44-45). Nous voulons insister sur le fait, implicite pour
Raymond Lemieux, mais pas si évident en soi, que, pour que la démarche scientifique
puisse se «dépasser» en se critiquant, il faut qu’elle soit d’abord conscientisée en tant
que médiation. Or, nous avons vu dans notre épistémè actuelle nombre de textes qui se
donnent comme référence et comme étant de valeur scientifique, et qui n’ont pas encore
conscientisé le premier niveau de médiation, «la distance donnée». Et par ailleurs, nous
avons vu dans le discours mystique que nous avons analysé, qu’un énonciateur peut
opérer ce genre de distanciation et de critique en dehors de la démarche scientifique.
C’est le cas notamment des énonciateurs mystiques, le cas a été souligné par plusieurs
observateurs (Certeau, DVS, Turner).

En mettant en évidence la question du sujet plutôt que la question de l’objet dans


le discours mystique356, les études sémiotiques sortent de l’aporie que constitue le
rapport à une réalité restreinte à un seul registre, le registre pragmatique de l’expérience.
C’est pourquoi penser que «la mystique», entendue comme relation avec Dieu, puisse
être validée par l’«expérience» du sujet, c’est faire preuve en définitive, comme le
suggère si justement Turner, de positivisme (DG, p. 262). C’est vouloir appliquer au
domaine du religieux le même programme que le positivisme scientifique : vérifier dans
un premier niveau, celui de l’immédiateté (pragmatique) du sensible, un deuxième
niveau, le niveau théorique (cognitif) des idées. De cette manière, la pensée chrétienne
se fait piéger dans le paradigme (binaire) qu’elle est censée refuser. De plus, le sujet que
la modernité a mis en place étant le moi, identifier le sujet mystique au moi lui fait
perdre sa dimension de sujet justement (puisque le moi n’est pas le tout du sujet). De là
vient que l’attitude des spirituels chrétiens envers le moi semble incompréhensible voire
même inacceptable dans la perspective moderne. De là également la pertinence de la
question : le christianisme peut-il être moderne? Nous pensons, quant à nous, et avec

356
C’est l’une des contributions initiales et essentielles de De Certeau à l’étude de la mystique ; la
nouveauté de la mystique à la modernité tient dans le fait que la spiritualité se situe dans ce «nouveau lieu
qu’est le je, [...] qui [embraie] sur la question du sujet » (FM, p. 221).
345

Denys Turner, qu’il est plus à l’aise dans ce que cet auteur situe comme la
«postmodernité», mais que nous nous contenterons de situer comme le paradigme du
langage, sans faire référence à une notion historique. Dans le paradigme du langage,
d’autres réalités que les réalités pragmatiques sont non seulement possibles mais
complémentaires les unes des autres : les réalités cognitives, y compris imaginaires, ne
sont pas moins réelles que les réalités pragmatiques. L’important est de voir quels
rapports s’établissent entre elles. Et dans ce paradigme la structure humaine ne se réduit
pas à une structure binaire, à la dualité caractéristique de la modernité — résumée de
manière exemplaire dans la célèbre formule de Shakespeare (1564-1616) : «être ou ne
pas être» — mais comprend, dans les deux sens du mot, soit reconnaît et intègre, une
structure trinitaire où l’être humain est toujours déjà médiatisé.

3.23 La politique de l’énonciation mystique

De surcroît, on peut repérer un autre glissement ou déplacement logique dans le


fait que, dans les textes épistémiques, on s’occupe des textes ou des sources secondaires
plutôt que des sources primaires. Bien sûr, dans un article de référence, on s’attend à
cela, c’est la convention : un article de référence fait la synthèse des écrits sur une
question. Mais alors il faut être bien conscient que la synthèse que propose le texte de
référence est une synthèse de la littérature secondaire : on devrait dire alors non pas «la
mystique» mais «la mystique selon» Certeau ou selon Marie-Madeleine Davy, ou encore
la mystique selon la philosophie ou telle théologie. En fait, pour ne pas alourdir
l’analyse, nous avons parlé de sources secondaires pour désigner les articles de référence
qui sont en fait, pour être plus exact, des sources tertiaires. Il faut aussi être conscient
que l’énonciateur a le choix des textes qu’il retient et ne retient pas. Si les auteurs
retenus travaillent à partir de concepts qu’ils appliquent à la littérature mystique au lieu
de les en déduire, la conception qui en résulte risque d’être sinon éloignée — et même,
on l’a vu, éloignée jusqu’à l’opposition (Turner) — du moins en décalage avec les
sources primaires.
346

Dans les textes épistémiques, la structure d’énonciation donne le plus souvent la


préséance à l’énonciateur secondaire sur l’énonciataire mais aussi, ce qui est plus
déterminant, sur l’énonciateur primaire qui est l’énonciateur mystique. Dans
l’introduction de l’état de la question, nous avons proposé un schéma de la structure
d’énonciation des sources secondaires que sont les textes épistémiques sur la mystique :

Énonciateur1 (mystique) → Énonciataire1 (lecteur, scientifique)



Énonciateur2 (scientifique) → Énonciataire2 (lecteur)
______________

(Figure 1 Structure d’énonciation des textes épistémiques)

Or, ce que nous avons vu s’établir comme structure dans les textes épistémiques, c’est la
plupart du temps (DCT, DVS, Encyclopédie des mystiques, Encyclopédie des religions),
un rapport d’inégalité hiérarchisé où l’Énonciateur2 se place en position de supériorité
vis à vis de l’Énonciataire2 (Énonciateur > Énonciataire). Nous pensons que la structure
d’énonciation où l’énonciateur se place en supériorité vis à vis de l’énonciataire est la
conséquence de l’attitude de l’énonciateur secondaire qui a tendance à se substituer à
l’énonciateur primaire et à oublier sa position première d’énonciataire. Car quel est le
statut premier de l’énonciateur d’un texte secondaire sur la mystique, sinon celui
d’énonciataire de la source primaire, le texte mystique? Il est, sur ce plan, assez
remarquable que les textes sémiotiques (Bergamo, Turner, Certeau dans les deux textes
analysés) restent au plus près des énonciateurs primaires puisqu’ils travaillent toujours
directement sur leurs textes. Ils établissent une relation égalitaire avec l’énonciataire,
invité à lire l’analyse de l’énonciateur à partir du texte de l’énonciateur primaire, qui
n’est pas lu à travers d’autres énonciateurs et des concepts pré-fabriqués, mais
directement, «dans le texte» pour utiliser une vieille formule que la sémiotique remet au
premier plan. Il est de plus remarquable que, dans les textes sémiotiques, la position que
l’énonciateur adopte envers les énonciataires ne semble pas différer de celle qu’il adopte
lui-même comme énonciataire (il n’y a pas sous-estimation du lecteur).
347

Quant à l’énonciateur mystique, il se reconnaît comme étant d’abord


l’énonciataire d’un Autre, le Dieu des Écritures, dans le cas des mystiques chrétiens. Il
n’a pas de prétention à l’énonciation en dehors du statut d’énonciataire qu’il se reconnaît
envers un Autre, Énonciateur premier, qui a parlé (comme il a aimé) en premier. La
position du mystique est donc fondamentalement celle d’Énonciataire. Nous
compléterons le schéma de la structure d’énonciation des textes épistémiques pour
rendre compte de la structure d’énonciation des textes mystiques :

Énonciateur0 (l’Autre)

Énonciataire0 (le mystique) -Énonciateur1 (le mystique) →

→ Énonciataire1 (le lecteur, le scientifique) →

→ Énonciateur2 (le scientifique)

→Énonciataire2 (le lecteur)

______________
Figure 14 Structure d’énonciation des textes mystiques

L’énonciateur mystique (Énonciateur1) n’a pas de prétention politique (de /pouvoir/)


envers ses énonciataires. Le rapport d’inégalité hiérarchisé que nous avons vu s’établir
dans la structure d’énonciation des textes épistémiques, entre l’énonciateur secondaire
(Énonciateur2) et l’énonciataire secondaire (Énonciataire2), le mystique le pose entre
lui, comme énonciataire, et son énonciateur (l’Autre) et non entre lui, comme
énonciateur, et ses énonciataires (les autres). Il se fait énonciateur pour les énonciataires,
parce que ces derniers le demandent, sans jamais usurper la position (de précédence) de
l’Autre. Le seul /pouvoir/ que l’énonciateur mystique s’attribue tient dans le /pouvoir/ du
désir qui est paradoxalement un /non pouvoir/ (un /non pouvoir ne pas vouloir/), et en
particulier sur le plan de l’écriture, un /non pouvoir/ tout écrire. L’énonciateur mystique
avoue son incompétence, au contraire, il faut bien le voir, des énonciataires secondaires
qui oublient trop rapidement leur position initiale d’énonciataires, c’est-à-dire qu’ils se
348

reçoivent de l’Autre. C’est pourquoi nous pouvons dire que les énonciataires de la
mystique ne partagent pas la même épistémologie que les énonciateurs mystiques. Ce
qui se dit dans la structure d’énonciation des textes mystiques, c’est qu’aucun
énonciateur1 ne peut être en position de l’Énonciateur0, que tout énonciateur humain est
énonciataire d’un Autre-énonciateur et se fait énonciateur à son tour pour d’autres
énonciataires. Seul l’Autre peut être en position d’Énonciateur0. La structure
d’énonciation des textes mystiques est trinitaire : l’énonciateur mystique, en position de
sujet de l’énonciation, assume les deux positions d’énonciataire et d’énonciateur ; alors
que l’énonciateur épistémique, ayant la propension à oublier sa propre position
d’énonciataire, tend à se considérer énonciateur dans une relation binaire où l’Autre
passe par lui et non le contraire. Dans la logique trinitaire, la relation n’est pas
hiérarchisée entre l’énonciateur mystique et ses énonciataires : le seul décalage se trouve
entre l’Énonciateur0 et tous les autres énonciateurs1-2-3, etc. Nous retrouvons ici la
structure d’énonciation que nous avons vue à l’oeuvre dans l’épître de Paul aux
Éphésiens (supra p. 87-89). Ce qui corrobore l’une des conséquences de notre thèse
selon laquelle le christianisme étant de structure trinitaire, il produit une énonciation de
structure trinitaire.

L’énonciateur mystique, au poste de l’énonciataire, est sujet du symbolique. En


position d’énonciateur, il raconte son propre investissement du symbolique, en tant
qu’énonciataire, dans les domaines de l’imaginaire et du pragmatique. Si l’énonciataire
du mystique pense et lit le mystique dans le paradigme expérientaliste, s’il se considère
lui-même comme sujet d’expérience, il place le sujet d’expérience en position de
premier énonciateur (Énonciateur0). Le rapport constant et privilégié que les mystiques
chrétiens en général entretiennent avec les Écritures357, et Marie de l’Incarnation en
particulier358, a été mis en évidence par la théologie spirituelle, mais sans en déplier

357
«Ainsi, même le langage de l’objectivité chrétienne et donc de la médiation (celui des Écritures en
premier lieu [...]) n’est pas le langage que le mystique chrétien abandonne au fur et à mesure qu’il
progresse dans l’intériorité» (DVS, p. 744). «Le sens de la mystique chrétienne n’est pas de substituer un
nouveau savoir à celui qui est donné dans la Révélation» (DSAM, «Mystique», col. 1974).
358
«l’Écriture sainte joue un rôle capital dans l’expérience intérieure de Marie de l’Incarnation» (Robert
Michel, Vivre dans l’Esprit, «L’Esprit et l’Écriture sainte», p. 146-150). Le chapitre V, «La Parole de
Dieu», de la Physionomie spirituelle de Marie de l’Incarnation, de dom Oury (Solesmes, 1980, p. 66-86),
est consacré à ce sujet. Dans un article non publié, produit pour les séminaires de lecture du Centre
349

toute la signification et l’importance anthropologique. Il y a une différence radicale entre


considérer que l’expérience mystique puisse être «évangélisée» (DCT) ou que le
mystique chrétien doive s’en remettre aux Écritures pour valider son expérience
(DVS)359 et la reconnaissance du rôle inaugurateur des Écritures dans l’expérience
mystique elle-même. Dans la première conception, l’expérience mystique est considérée
comme précédente et doit par conséquent être évangélisée et se rapporter aux Écritures,
alors que dans la seconde perspective, l’expérience elle-même a sa source dans
l’Évangile, dans les Écritures.

3.24 Métaphysique et axiologisation de la mystique

Dans les textes que nous avons analysés, il arrive que la mystique soit
axiologisée. L’axiologisation de la mystique est un phénomène aussi déconcertant
qu’intéressant. Pourquoi faudrait-il que la mystique soit vraie ou fausse, réelle ou non
réelle, correcte ou erronée? Quel est l’enjeu d’une telle préoccupation? Dans certains
textes épistémiques, l’axiologisation de la mystique concerne surtout le caractère de
réalité du phénomène dit mystique, dans l’opposition réel/non réel, mais encore faut-il
voir comment le concept de réalité est interprétée. Pour le DCT, la réalité qu’on cherche
à établir et à comprendre est celle du «fait mystique»360 qu’on se préoccupe
d’authentifier, parce que le texte est considéré comme la simple traduction de
l’expérience et que l’expérience est valorisée comme représentant la réalité. Dans le
DSAM, on valorise de la même manière une réalité extra-textuelle, mais les nombreuses

d’études Marie-de-l’Incarnation, Oury s’était intéressé aux sources scripturaires de la lettre LXVIII
(1995).
359
«l’importance aux yeux du chrétien de l’évangélisation de cette expérience, afin qu’elle puisse [..] se
développer en écho à la révélation fondamentale de Jésus, Parole unique du Père» (DCT, p. 778) ; «le
problème même de la possibilité de l’expérience mystique dans le christianisme ne peut se résoudre au
seul niveau de la constatation empirique : [...] il faut en déterminer le vrai sens [...] c’est-à-dire à partir de
sa correspondance ou de sa divergence avec la Révélation» (DVS, p. 743).
360
La problématique se déploie dans un parcours du «fait» : reconnaître le «fait mystique à l’état brut»,
«dire le fait», et enfin «authentifier les faits mystiques» (supra p. 67).
350

difficultés et apories auxquelles on se bute devraient alerter sur l’impossibilité de


pouvoir théoriser la mystique avec le cadre théorique dont on dispose. Pour le DVS,
l’axiologisation porte sur l’identification de l’expérience mystique : est-elle ou non
chrétienne? La mystique n’a pas de valeur en soi, seul le christianisme est valorisé. Pour
l’Encyclopédie des mystiques, l’axiologisation porte sur l’authenticité de la mystique :
est considérée comme authentiquement mystique une attitude basée sur le désir d’unité
et la nostalgie de l’origine. Pour l’Encyclopédie des religions, l’axiologisation n’est plus
une question de définition de l’objet, — l’objet est défini comme indéfinissable,
inaccessible, ineffable, — mais une question de pouvoir ou non faire une expérience
d’union avec ce type d’objet, expérience refusée dans certains systèmes religieux et
réputée possible dans d’autres. Dans le Vocabulaire de la philosophie de Lalande, le
critère de référence étant la rationalité philosophique, l’axiologisation se localise dans
l’opposition entre rationalité et irrationalité, l’aspect irrationnel attribué au concept de
mystique lui conférant un sens péjoratif.

Les textes sémiotiques axiologisent aussi la mystique, mais pas de la même façon
ou pour les mêmes raisons. Pour Certeau, la mystique se définit dans la problématique
de la présence361 ; mais assez paradoxalement, cette problématique se trouve davantage
au point de vue des énonciataires qu’à celui des énonciateurs qui, eux, vont dans le sens
d’une critique d’une métaphysique de la présence. Il fait même de cette attitude critique
des énonciateurs vis à vis de la présence un critère définitoire de la mystique.

Aussi, les «vrais» mystiques sont-ils particulièrement soupçonneux et


critiques à l’égard de ce qui passe pour «présence». Ils défendent
l’inaccessibilité à laquelle ils se confrontent. (FM, p.14)

Est «spirituelle» la démarche qui ne s’arrête pas à un moment, si intense


ou exceptionnel soit-il ; qui ne se voue pas à sa recherche comme à celle
d’un paradis à retrouver ou à préserver ; qui ne s’égare pas dans la
fixation imaginaire. Elle est réaliste, engagée [...] elle est critique, donc.
(EU, p. 1034-3)

361
«L’écriture que je dédie aux discours mystiques de (ou sur) la présence (de Dieu)» (FM, p. 9).
351

En tenant compte du point de vue critique des mystiques, la définition de Certeau repose
donc sur une structure anthropologique trinitaire, et pas seulement unitaire. Il faut voir
que cette définition est le contraire de celle mise en avant par le DCT, par
l’Encyclopédie des mystiques et par l’Encyclopédie des religions. Elle s’accorde avec
l’idéal du DVS en expliquant ce que le DVS a renoncé à expliquer parce qu’il ne prend
pas assez en compte la dimension anthropologique : que la structure trinitaire est
essentielle à la dynamique du désir humain et a fortiori au désir de Dieu ; et
corollairement, qu’un désir qui se fixe dans l’unité ne rend pas compte du désir humain à
part entière et ne peut en aucun cas rendre compte du désir de Dieu, à moins de
confondre soi avec Dieu. Dans la tradition judéo-chrétienne, cet interdit de structure est
attesté par le fait que seul Dieu est défini par une formule unaire : «Je suis celui qui
suis» ou encore «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et
le Verbe était Dieu».

Pour Turner, la préoccupation épistémologique rejoint la préoccupation


spirituelle. Car si la mystique a consisté en christianisme, et ce jusqu’à la modernité, à
nier que de Dieu l’expérience soit possible, il faut bien se demander si affirmer le
contraire est encore chrétien ou encore mystique. Mais encore, Turner remarque lui aussi
que ce problème est plus celui des énonciataires que des énonciateurs mystiques,
puisque ces derniers, même dans le paradigme moderne, ont réussi à maintenir une
forme d’apophatisme par leur critique, générale et constante, de l’«expérience» dite
mystique.

[15] my hypothesis is that modern interpretation has invented


‘mysticism’ and that we persist in reading back the terms of that
conception upon a stock of medieval authorities who knew of no such
thing — or, when they knew of it, decisively rejected it. (DG, p. 7)

Turner adopte un point de vue axiologique sur la mystique. Il ne s’en cache pas, il avait
au départ une présupposition négative, qui s’est avérée confirmée par les analyses de
textes, envers ce qu’il appelle l’«expérimentalisme» moderne. Il va très loin dans cette
critique, jusqu’à refuser qu’une expérience faite par «un moi» puisse être spirituelle au
352

sens de la mystique chrétienne. Pour Turner l’expérience que l’on dit mystique à
l’époque moderne n’en est simplement pas. Il questionne la possibilité et la pertinence
même de penser en termes d’expérience spirituelle.

Mino Bergamo apporte un point de vue complémentaire à la thèse de Turner. De


la même manière que Turner a contribué à expliciter la difficulté d’approche du travail
de Certeau, Bergamo offre une explication à la position tranchée de Turner. N’ayant pas
un point de vue confessionnel, Bergamo n’axiologise pas les formes de mystiques dans
leur rapport entre elles. Il semble qu’il les apprécie également, bien qu’il soit préoccupé
d’en distinguer les différences et lui aussi, préoccupé d’éviter les erreurs
herméneutiques. Son attitude est celle d’un sujet préoccupé par l’importance du
symbolique et qui découvre dans la spiritualité dite mystique un trésor pratiquement
inégalable. Selon Bergamo, et c’est même une partie importante de sa thèse, la
radicalisation de la conception antique et médiévale de la non-expérience de Dieu est
elle aussi un produit de la modernité. Nous la reprenons pour l’essentiel : après avoir
démontré la différence insurmontable entre les modèles de la mystique dite de l’essence
et la mystique expérientielle et psychologique qui s’élabore à la modernité, Bergamo
repère un auteur (Séguenot) qui radicalise cette différence, en soustrayant complètement
à la conscience l’expérience mystique, jusqu’où, d’après sa propre analyse, la mystique
de l’essence ne va pas. La conception apophatique ménageait quand même un espace de
relation, même s’il était paradoxal : la mystique de l’essence pensait que l’opération de
Dieu dans l’âme était «en même temps connue et inconnue» (AA, p. 196) à l’âme en
laquelle elle se produit. L’âme pouvait sentir et donc expérimenter en quelque sorte que
Dieu opérait en elle, mais sans pouvoir connaître la nature de cette opération362. À
l’appui, Bergamo cite notamment Tauler :

«l’ouvrage de Dieu lui demeure caché ... Cette ignorance la plonge


[l’âme] dans une certaine admiration ; elle aspire et elle s’essouffle à

362
Cette situation paradoxale a été développée dans le thème chrétien de la «docte ignorance». «Mais
l’âme ignore ce qui arrive en sa région la plus intime, quand bien même elle n’ignore par que quelque
chose est en train de lui arriver. Elle sait et ne sait pas, elle est connue et inconnue à elle-même. Et c’est
précisément cette ignota cognitio, cette connaissance qui ne connaît pas [...] qui stimule sa volonté de
savoir, qui la fait tendre incessamment vers l’opération divine, laquelle se soustrait obstinément à son
regard» (AA, p. 196).
353

vouloir le connaître, et elle en fait l’expérience ; mais ce que c’est, et


comment cela advient, elle est incapable de le savoir» (Ioannis Tauleri
Opera omnia, p. 55, traduit par Bergamo, AA, p.196).363

L’expérience dont parle Tauler est une expérience de l’ignorance et du désir et non une
expérience de l’objet de l’ignorance et du désir. Il existe donc bien une expérience dans
la mystique dite de l’essence, mais une expérience des effets du désir de Dieu — et non
une expérience de Dieu comme tel. Cette définition de Tauler correspond parfaitement à
celle de Turner pour qui, en définitive, on ne peut pas savoir ce qu’on ne sait pas :

[24] so we can, in a sense, be aware of God, even be conscious of the


failure of our knowledge, not knowing what it is that our knowledge fails
to reach. This is not the same thing as being conscious of the absence of
God in any sense wich entails that we are conscious of what it is that is
absent. (DG, p. 265)

Turner reconnaît donc, lui aussi, sinon une expérience de Dieu du moins des effets
d’expérience à la relation à Dieu qui, à strictement parler, ne peut être expérimentée :
«what I have called the ‘experiental feedback’ of that which cannot itself be
experienced» (DG, p. 250). Denys Turner se comporte, pourrait-on dire, comme
Séguenot, en mettant l’accent sur l’impossibilité de l’expérience de Dieu comme tel.
C’est l’idéal spirituel de Denys Turner qui l’entraîne à prendre une position radicale. Il
se comporte aussi comme les auteurs qu’il analyse, comme l’auteur du Nuage
d’inconnaissance ou Denys le Chartreux qui critiquent la tendance expérientaliste au
nom de la simple logique de ce qu’avait été jusque là l’attitude mystique. Comme on l’a
déjà observé, l’attitude de Turner est motivée par une sorte d’exaspération devant non
seulement les erreurs herméneutiques contemporaines, mais également envers l’attitude
spirituelle moderne et contemporaine. À titre exemplaire, cette remarque, empruntée à

363
Dans ce même esprit, on se rappelera les visites de Dieu de saint Bernard : «Je confesse que j’ai eu, moi
aussi, la visite du Verbe — je parle en insensé — et cela plusieurs fois. Et bien qu’il soit entré souvent en
moi, plusieurs fois je n’ai pas senti qu’il entrait. J’ai senti qu’il était venu, je me rappelle qu’il était là ;
parfois même j’ai pu pressentir son entrée, mais la sentir, jamais, et sa sortie non plus» (Sermon 74 sur le
Cantique).
354

Jean de la Croix, témoigne de l’idéal spirituel de Turner : «their motive is personal peace
rather than God» (extrait de La Nuit obscure de Jean de la Croix, DG, p. 242).

L’attitude de Turner est celle d’un sujet concerné par la spiritualité dans une
confession, en l’occurrence dans la foi chrétienne, d’un sujet animé par une
préoccupation spirituelle chrétienne. Nous avons rencontré une attitude semblable dans
le DVS, pour lequel l’important n’est pas l’expérience mystique elle-même, mais de
savoir si l’expérience est chrétienne ou ne l’est pas. À la différence que Turner déplie
des intelligences anthropologiques là où le DVS ne rencontre qu’aporie. Le DVS ne
théorisant pas l’expérience comme telle accepte d’emblée la définition expérientaliste de
la mystique qu’elle constate faire problème et se rabat sur l’identité chrétienne, imposée
comme devoir plutôt qu’advenue de signification. C’est pourquoi le DVS n’a pas tort
mais n’a pas raison non plus. Il laisse le sentiment d’un discours qui arrive à des
conclusions incontournables, mais à des conclusions qui sans être fausses ne sont pas
basées sur les bonnes raisons, sur le fond du problème. On pourrait dire que le DVS
maintient l’importance de la structure chrétienne trinitaire par intuition. Cette situation
épistémique ne serait vraisemblablement pas un précédent pour la théologie chrétienne,
comme l’a remarqué François Martin à propos des encycliques Providentissimus Deus
de Léon XIII et Spiritus Paraclitus de Benoît XV : «Au crédit du magistère romain
reconnaissons qu’ainsi, sans en avoir vraisemblablement l’intention explicite, il sut
défendre et protéger le texte à lire dans la forme sémiotique où il est donné» (Pour une
théologie de la lettre, p. 61). Il est important pour l’intelligibilité du christianisme dans
l’épistémè contemporaine de savoir qu’on peut fournir des explications signifiantes sur
le plan anthropologique à ce que le magistère et la tradition ont maintenu d’un point de
vue normatif.

L’attitude épistémique de Turner est en somme une attitude théologique qui


débouche sur l’anthropologique (le théologique éclaire ici l’anthropologique) alors que
celle de Bergamo est exclusivement anthropologique. Le fait même que les deux études
convergent à partir de ces deux perspectives différentes — ou pour le dire plus
précisément, qu’une perspective anthropologique converge avec une perspective
théologique — est un point qui mérite l’attention de la théologie. Se situant dans un
355

même paradigme épistémique, les résultats des lectures sémiotiques des divers auteurs
présentent des interprétations qui ne sont pourtant pas identiques. L’identité des
résultats, c’est-à-dire la production de résultats identiques, critère de validation dans
d’autres sciences, n’est pas un critère de validation herméneutique. Non identiques, les
résultats ne sont quand même pas contradictoires et apparaissent complémentaires entre
eux. Cette disparité introduite dans du semblable laisse de l’espace pour une heuristique.
Ces lectures permettent d’espérer un avenir pour une relecture des textes de la tradition
chrétienne. Car, qu’est-ce que la «vie intérieure», sinon le terrain en même temps que
l’impasse de la spiritualité?364

3.3 La mystique chrétienne, une conversion épistémologique :


du désir d’unité au désir de l’Autre

3.31 Les attitudes épistémiques et leur logique

3.311 Attitude unitaire

Dans le Dictionnaire critique de théologie (DCT), l’Encyclopédie des mystiques


et l’Encyclopédie des religions la conception de la mystique est structurée par une
attitude épistémique unitaire. Le désir de plénitude et d’unité (d’être un et d’unir en un)
est caractéristique de l’énonciation de ces textes. Ces textes sont souvent pleins de
bonnes intuitions365, mais ils ne disposent pas d’un appareil théorique et méthodologique

364
Deux critiques de penseurs contemporains sur l’expérience spirituelle valent d’être citées : «le discours
arrogant de l’illumination intérieure et de l’indicible [...] doit être révoqué car [il unifie] le sujet» (Badiou,
Saint Paul : la fondation de l'universalisme, p. 68) ; «l’intériorité, (fût-ce sous le nom d’expérience ou
attitude spirituelle), cette forme bourgeoise du théologique» (Belo, Fernando, Lecture matérialiste de
l'Évangile de Marc, p. 13). On remarquera que Badiou, sans aucune intention théologique, révoque le
discours de l’«unité mystique» au nom de la (nécessaire) division du sujet.
365
Rappelons, pour exemple, dans l’article du DCT, le rapprochement, qui reste non thématisé, entre la
structure trinitaire de l’âme et la question du sujet. Trop souvent, il nous semble qu’on peut dire la même
chose des textes théologiques : qu’ils sont pleins de bonnes intuitions mais qu’ils ne peuvent les justifier.
356

qui leur permettrait d’en rendre compte et de leur rendre justice. Peut-être ont-ils trop
tendance au plein justement. Il est possible que le désir d’unité, responsable de la
valorisation des similitudes bien attestée dans les trois textes, ne supporte guère la
méthode comme telle, puisqu’elle établit une distance, un écart entre le sujet de
l’énonciation (aussi bien l’énonciataire que l’énonciateur) et son désir366. Il est d’ailleurs
remarquable que ces textes sont très peu référencés sur le plan de la méthode. En tant
qu’énonciataires de la mystique, les énonciateurs de ces articles sur la mystique nous
semblent motivés par un désir unitaire qui est l’une des formes du désir mystique.
Écrivant sur la mystique, l’énonciataire est animé lui-même par un désir mystique
(entendons désir d’unité). À cet égard, la conception littéraire de la mystique que nous
avons cité en introduction paraît exemplaire de la conception unitaire que l’on se fait
généralement de la mystique : «Une longue tradition rapproche l’expérience poétique de
l’expérience du sacré, voire de l’extase mystique d’une rencontre unitive entre le poète
et le monde». Nous nous demandions pourquoi la mystique paraissait source
d’inspiration dans certains domaines mais problématique en théologie et dans les
disciplines qu’elle concerne sur le plan épistémique (de la connaissance). Nous pouvons
maintenant avancer que lorsque la mystique est considérée au premier degré, au sens de
désir d’unité, elle est source d’inspiration certes, mais non questionnée, non libérée du
fantasme unaire.

3.312 Attitude binaire

Dans le Dictionnaire de la vie spirituelle (DVS), le Dictionnaire de spiritualité


ascétique et mystique (DSAM) et le Vocabulaire technique et critique de la philosophie
de Lalande, la conception de la mystique est structurée par une attitude épistémique
binaire. Le DVS reconnaît dans la mystique le désir d’unité mais cette forme lui pose, (et
avec raison), un problème d’identité chrétienne. L’attitude du Dictionnaire de la vie

366
La «méthode, celle-ci n’étant rien d’autre que cette construction de la distance entre lui [le sujet
épistémique] et le système des objets qu’il observe» (Raymond Lemieux, L’intelligence et le risque de
croire, p. 48).
357

spirituelle est distanciée de l’unitaire mais reste préoccupée par le désir d’identité, par le
désir de départager ce qui est chrétien de ce qui est mystique. En conséquence, le désir
d’unité est thématisé dans une problématique dualiste où il se situe en opposition à une
attitude chrétienne. Cependant, cette position réputée chrétienne n’est pas thématisée
autrement que par une normativité, une déontique (un /devoir faire/) qui s’impose au
chrétien. Quant au Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, son titre même
devrait alerter sur sa position binaire : en effet, la mystique n’était admise, dans
l’épistémè du DSAM, au départ, qu’en liaison à une ascétique ; le Dictionnaire a, au fil
du temps, révisé cette position puisqu’il est dénommé simplement le Dictionnaire de
spiritualité (DS) dans les volumes plus récents. L’attitude épistémique du DSAM est
binaire, préoccupée par un désir de scientificité qui se manifeste dans une problématique
de l’authenticité (vrai/faux, réel/irréel). Dans le Lalande, la mystique est comprise
comme désir d’unité et attitude unitaire ; mais sans théorisation du désir, dans un cadre
rationaliste binaire, le désir ne peut qu’être disqualifié et relégué dans l’irrationnel, ce
qui est signifié par la dernière acception en date, l’acception péjorative du terme
mystique.

Les attitudes épistémiques unitaires, dans les articles épistémiques, sont souvent
intégrées dans une problématique binaire, du fait de la valorisation et de l’axiologisation.
Lorsque la position unitaire est la seule valorisée, toute autre position se trouve
dévalorisée et paradoxalement l’attitude se binarise, séparant l’unité de ce qui ne l’est
pas ou lui fait obstacle. On se retrouve donc dans la situation paradoxale où l’énoncé
valorise l’attitude unitaire dans une énonciation foncièrement binaire ou dualiste367. Ce
qui n’est pas le cas dans l’énonciation mystique (celles des énonciateurs mystiques) qui
présente des énoncés unaires, oxymoriques et tautologiques, dans une énonciation
trinitaire. Dans le DCT, l’attitude unitaire de l’énonciateur est aux prises avec la
problématique de l’authenticité (vrai/faux, réel/irréel) et avec l’aporie de l’opposition
réalité/langage. Dans l’Encyclopédie des mystiques, l’attitude unitaire de l’énonciateur
fortement axiologisée produit une dualité constante et finalement une attitude binaire

367
Nous avons également observé cette situation énonciative dans une étude d’un ouvrage de spiritualité
bouddhique : «Pratique de la voie tibétaine : au-delà du matérialisme spirituel par Chögyam Trungpa :
une analyse de discours», 1999, 21 p., non publié.
358

intransigeante et radicale où les conditions de possibilité découlent de la déontique,


comme en témoigne cet énoncé exemplaire : «C’est uniquement par [nécessité, DEVOIR]
l’activité pneumatique qu’il devient possible [condition de possibilité, POUVOIR] de
saisir [comprendre ou SAVOIR] l’importance de la contemplation chez les mystiques».
Dans cette logique, il y a capacité ou /pouvoir être/ mystique (être un), sous la condition
de la modalisation déontique, le /devoir faire/ (ascèse), qui détermine en dernière
instance la modalité aléthique, le /pouvoir être/ (voir cette analyse supra p. 137). Dans
l’Encyclopédie des religions, la capacité (le /pouvoir/) d’être mystique est également
affirmée. Dans ce texte, nous l’avons vu (supra p. 152), le sujet de l’énonciation est
modalisé par le /vouloir pouvoir être/ et paraît convaincu du /pouvoir/ ou de la capacité
de l’humain à «parvenir», par ses moyens propres, à l’objet mystique, mais encore ici,
dans une attitude binaire, sous condition d’une ascèse.

3.313 Attitude trinitaire

Dans l’Encyclopædia Universalis, la conception de la mystique est structurée par


une attitude épistémique trinitaire, le seul cas dans les textes épistémiques que nous
avons analysés. L’énonciateur reconnaît les deux attitudes unitaire et binaire, le désir
d’unité et le désir de séparer ou de différencier, mais il adopte lui-même une position
tierce. L’énonciateur perçoit un reste aux deux positions unitaire et binaire. Ce reste,
l’énonciateur le situe dans l’irréductibilité du désir qui ne se laisse pas enfermer dans
une illusion unaire ni dans une alternative binaire — et en définitive, il le situe dans le
sens, le royaume de l’Autre, précédent et irréductible, responsable d’ailleurs de
l’irréductibilité du désir du sujet. Cette attitude épistémique envers la mystique est
conséquente à une position épistémique consciente de l’impossibilité d’une saisie réelle
du réel. Le sentiment mystique y est problématisé dans sa dimension fantasmatique de
désir, désir d’unité, d’être un et de faire un. Mais le sentiment scientifique, pourrait-on
dire, y est également problématisé, — indirectement, par le déni de la prétention à
359

pouvoir tout expliquer, tout comprendre, à réduire donc le réel, — dans la


reconnaissance de la dimension d’irréductibilité du désir.

3.32 Du désir unitaire au désir trinitaire

Les attitudes épistémiques sont donc reliées à une métaphysique qui les sous-
tend. C’est dire en même temps qu’une épistémè a toujours sa métaphysique. C’est dire
encore, une attitude épistémique étant animée par un désir, qu’une métaphysique est
aussi forcément animée par un désir. Nous pensons que la métaphysique elle-même est
une élaboration du désir368. L’épistémologie, — dans le sens général que nous lui
donnons dans cette thèse, soit éthique de la connaissance en général ou attitude
épistémique éthique du sujet — est donc liée au désir en tant qu’éthique du désir :
critiquer une métaphysique, c’est critiquer une forme de désir. C’est pourquoi nous
parlons de conversion épistémologique dans la mystique chrétienne, au sens sémiotique
de transformation, d’une attitude à une autre, en l’occurrence d’un désir de logique
unitaire à un désir de logique trinitaire.

3.321 Une conversion

Nous prenons à notre escient un terme fortement connoté dans la tradition


chrétienne, la «conversion», pour lui donner une interprétation qui fasse sens dans le
paradigme du langage, sans invalider son sens chrétien. D’après le Petit Robert, le sens
étymologique de «conversion» correspond à la définition religieuse, du latin conversio,
«se tourner vers (Dieu)». La définition de «conversion», dans son sens religieux
chrétien, comporte donc deux éléments de signification (sèmes) : le mouvement de /se

368
«Les connaissances renvoient dès lors leurs producteurs et leurs utilisateurs aux aspirations qui les
motivent, à ce qu’ils vivent comme un manque à combler, bref au désir plus ou moins obscur qui les
habite.» (Lemieux 1999, p. 42, souligné dans le texte)
360

tourner vers/ et /ce vers quoi/ est orienté le mouvement, l’objet. Si nous considérons le
deuxième élément de signification, l’objet du mouvement, la problématique est binaire :
il s’agit de /se tourner vers/ un objet plutôt qu’un autre. Dans la définition religieuse de
«conversion», «Dieu» est considéré comme un implicite, puisqu’il est mis entre
parenthèses369. D’où, probablement, le sens courant et normatif (et de logique binaire)
qu’il a pris en christianisme, selon la première définition donnée par le Petit Robert : «le
fait de passer d’une croyance considérée comme fausse à la vérité présumée». Cette
définition de la conversion s’en tient à une logique de l’objet et à une logique binaire. Ce
qui signifie que par «conversion» on entend nécessairement se tourner vers Dieu en lieu
et place d’un autre objet. Si nous considérons maintenant le premier élément de
signification, le mouvement /se tourner vers/ dans conversio comporte également une
forte connotation de changement, de transformation par le renversement370, et pas
seulement par l’orientation. Le terme «conversion» comporte donc l’idée sémiotique de
transformation (élémentaire), de renversement d’une situation sémiotique donnée en son
contraire (donc de la conjonction en disjonction et vice versa), ce qui est encore un
mouvement de logique binaire. Nous avons vu, lors de l’analyse de la vision de sept ans
de Marie de l’Incarnation, une relation décisive s’établir entre Dieu et le sujet mystique,
sous le signe du désir unitaire. Dans la vision du sang, moment considéré par la
tradition, et à la suite de Marie de l’Incarnation elle-même, comme sa conversion au
sens religieux, nous avons assisté à la transformation d’une situation épistémique de
méconnaissance à une situation de constat d’ignorance porteur d’un déplacement d’ordre
éthique, où le sujet (du désir) modalisé en tant que sujet thymique dans la première
vision, se voit modalisé en sujet (du désir) éthique (ou sujet éthique tout en demeurant
sujet du désir) dans la seconde vision. La conversion opérée dans la vision du sang ne
peut donc pas être considérée comme relevant simplement du mouvement de se tourner
vers Dieu puisque, à partir de la première vision, le sujet mystique était déjà (tout)
orienté vers Dieu. En quoi peut donc consister la conversion (vers Dieu) d’un sujet qui

369
On remarquera ici le même genre de procédé de mises entre parenthèses que nous avons vu chez De
Certeau, dans l’expression «la présence (de Dieu)» : «L’écriture que je dédie aux discours mystiques de
(ou sur) la présence (de Dieu) a pour statut de ne pas en être» (FM, p. 9) (voir supra p. 226-227).
370
Goelzer, Dictionnaire latin-français, Flammarion — et Picoche, Dictionnaire étymologique du
français, Le Robert.
361

était déjà tout tourné vers Dieu? Dans cette situation, la problématique de la conversion
ne peut plus viser l’objet. Nous proposons que la conversion, dans le parcours de Marie
de l’Incarnation, tienne en ce que le sujet du désir unitaire (sous la forme du désir
érotique, l’une des formes du désir unitaire) se reconnaît comme sujet divisé, ici en
l’occurrence, divisé de l’objet de son amour par le péché. La problématique de la
conversion concernerait ici le sujet et non l’objet de la conversion.

Ce qu’on peut voir à l’œuvre dans le discours mystique de Marie de


l’Incarnation, c’est que le sujet d’énonciation mystique se construit dans une structure de
désir qui dépasse et la seule forme unitaire de jouissance et la forme binaire de division,
puisqu’il maintient son désir d’unité malgré la reconnaissance de sa limitation, voire de
l’impossibilité à le réaliser. La logique sémiotique binaire, celle des structures
élémentaires, est celle de l’alternative exclusive entre la conjonction ou la disjonction,
l’un ou l’autre. La logique sémiotique qui tient ensemble les deux termes de l’alternative
élémentaire, soit conjonction et disjonction, peut être dite une logique trinitaire371.
François Martin a bien mis en évidence cet aspect de la problématique du sujet
(sémiotique).

L’alternative excluante du ou bien [...] ou bien (disjonction ou


conjonction) ne suffit plus en effet à définir l’unique sujet qui, dans un
même mouvement, est celui de la quête et celui du signifiant. Il faut
penser un autre cas de figure et recourir à un type de corrélation
paradoxale qui fait tenir tout en même temps la conjonction et la
disjonction. Pour définir le sujet dans son lien à l’objet, nous dirons donc
que, soumis à l’effet de l’énonciation, le sujet est établi dans un rapport
de conjonction disjonctive ( ◊ ) avec son objet.372

Dans une telle logique (trinitaire), la jouissance unaire (la conjonction) n’est pas niée
mais réorientée, en quelque sorte, hors de l’autoréférentialité. Dans une telle logique
(trinitaire), l’alternative binaire (la disjonction) perd son caractère d’essentiel ou de
nécessaire (vrai ou faux?) pour devenir contingente à un troisième terme, relative à une

371
Deux grandes figures du christianisme témoignent de ces logiques du désir. On pensera à la conscience
aiguë de la division du sujet chez saint Paul et bien sûr à saint Augustin, l’un des théoriciens de la Trinité
chrétienne, converti du manichéisme (de logique binaire) au christianisme (de logique trinitaire).
372
François Martin, Pour une théologie de la lettre, p. 196.
362

troisième et dernière instance, au sens fort de ce qu’on doit considérer en dernière


instance. Dans une telle perspective, la question du sujet n’est plus d’«être ou ne pas
être», (ni non plus de «faire ou ne pas faire»), mais l’enjeu d’être (et de faire). Le
problème se renverse en solution en quelque sorte : se tourner vers l’Autre, responsable
du désir, fait sortir de l’impasse de la dynamique du désir unaire en même temps que du
fondamentalisme de la problématique binaire, puisque l’Autre est l’étalon auquel se
mesure le désir373. La coexistence374 du désir unitaire de jouissance et de la conscience
de la division du sujet est possible dans la forme trinitaire du désir, dans le désir de
l’Autre, porteur de sens à donner et à la jouissance (de l’unité) et à la souffrance (de la
division). La problématique du sujet mystique ne se situe donc pas dans une alternative
entre la jouissance et la souffrance, mais dans le sens que l’Autre donne à l’une et à
l’autre.

Il convient également de remarquer que la reconnaissance de la division du sujet,


essentielle à la constitution du sujet éthique, est provoquée chez Marie de l’Incarnation
par une irruption de l’Autre sous la forme d’éléments de son système symbolique, du
système religieux auquel elle adhère. Le système symbolique est ici responsable de la
mutation du sujet mystique, de sujet du désir thymique en sujet éthique du désir. C’est
l’investissement imaginaire d’un élément du système symbolique qui entraîne la
reconnaissance de la division du sujet. On se rappellera que la relation de sentiments
unaires, dits aussi «sentiments océaniques» — telle par exemple la «vision» de Julien
Green rapportée par Michel de Certeau (supra p. 308) — ne comporte pas ce passage par
la reconnaissance de la division du sujet. C’est ainsi que le système symbolique canalise
le désir du sujet ; c’est de cette manière que les systèmes symboliques produisent des
socialités, des cultures et des subjectivités dans une cohérence interne et dans la
différence entre les systèmes (puisque l’humanité a produit une grande diversité de
systèmes symboliques).

373
«la mesure de l’amour c’est d’aimer sans mesure» (Marie de l’Incarnation, La Relation de 1654, p.
401).
374
Dans la définition du «terme «coexistence» du Petit Robert : «existence simultanée», il est assez
remarquable que l’exemple retenu soit celui de la Trinité chrétienne : coexistence des trois personnes
divines». Comme quoi, bien que probablement inconsciemment, la Trinité chrétienne est encore
paradigmatique.
363

3.322 Anthropologie et théologie du désir

L’anthropologie du sujet du langage et la théologie chrétienne se caractérisent


par l’élaboration d’un modèle d’intelligibilité de structure trinitaire. Le XXe siècle a vu
s’élaborer une nouvelle conception du sujet humain, basée sur une anthropologie qui fait
du langage la spécificité humaine. Cette anthropologie a été développée particulièrement
dans les cadres de deux approches du fait humain que sont la psychanalyse et la
sémiotique de l’énonciation. À partir de la théorisation de l’inconscient par Sigmund
Freud, le sujet a perdu beaucoup de son lustre nietzschéen : plus de sujet en maîtrise, en
contrôle de lui-même, plus d’idéal de transparence du sujet. Quelque chose échappe au
sujet, et ce qui échappe fait agir le sujet à son insu. Le sujet est «agi», véritablement
«sujet», plus ou du moins autant qu’il ne maîtrise. Le sujet aura dorénavant à tenir
compte de l’inconscient, d’une «irrationalité» diront les rationalistes, mais qui peut être
considéré aussi comme le fondement d’une autre rationalité. Freud avait déjà reconnu le
rôle central du langage dans les symptômes et autres formations de l’inconscient.
Reprenant les travaux de Freud, Jacques Lacan pourra énoncer la formule désormais
célèbre, paradigmatique d’une anthropologie du langage : l’inconscient est structuré
comme un langage. Entendons que la logique des structures mentales est celle du
langage. Dans le développement de sa pensée, Lacan en arriva à voir dans le langage la
précédence et la condition de la constitution de l’être-humain, être-parlant né dans le
langage et né au langage375.

L’entrée du sujet dans le langage ne se fait pas sans perte ni sans représenter une
potentielle source de souffrance pour le sujet. Le petit d’homme a son origine dans une
relation fusionnelle, intra-utérine d’abord et ensuite dans le stade oral, transition de la
matrice de chair à la matrice culturelle. Au stade oral, l’infans ne rencontre qu’une
altérité faible, puisque le premier autre comble ses besoins de survie et répond à ses
demandes. Cet autre fait partie de lui-même, il est de l’ordre du même (altérité faible).
Mais cet autre n’est pas tout, il a des manques et il a un autre (et un Autre). L’altérité
faible est constitutive du sujet, ce qui en fait un sujet divisé, à l’origine, mais sous la
375
En ce sens, Lacan a forgé le terme «parlêtre», pour indiquer la constitution langagière de l’être humain.
364

forme de la conjonction, le sujet et son autre, le sujet et l’objet. L’accès au langage


entraîne une autre division, disjonctive celle-là et irrémédiablement. Le mode de relation
d’assimilation, d’identification voire d’incorporation de l’autre qui était celui de l’infans,
produisait un sentiment de prise directe sur la réalité, de prise immédiate sur la Chose.
L’entrée dans le langage, par la symbolisation qui s’y opère, exclut à tout jamais celui
qui va parler d’un rapport immédiat, non médiatisé, avec la réalité. La perte de ce
rapport d’immédiateté (de toute façon illusoire et non viable) crée le désir, à la fois
moteur et souffrance du sujet, moteur en ce que c’est ce qui fait vivre — et souffrance,
blessure ouverte (s’ouvrance) par le deuil de la totalité originelle perdue. Le sujet infans
— avant la maîtrise du langage, mais l’être humain est toujours déjà dans le langage —
est dans une logique unaire ou autoréférentielle, où tout est rapporté à lui. L’autre même
fait partie de lui. La relation à deux, la relation duelle dont la première forme est celle
qui s’établit entre la mère et l’enfant, consiste finalement à échanger (Benveniste376,
Dufour377) le sentiment unaire : moi comme (=) toi, toi comme (=) moi. Il faudra
l’intervention d’un tiers pour que se brise le cercle de l’autoréférence et que, d’un désir
unaire centripète et fermé sur lui-même, le sujet s’ouvre au désir de l’Autre. Altérité
forte celle-là puisqu’elle prend son origine à l’extérieur de la relation fusionnelle je-tu.
Le premier Autre est représenté par le père dans une cellule familiale (occidentale et...
jusqu’à maintenant). Le père (ou son tenant lieu) est l’autre de la mère ; elle manifeste
dans sa relation, dans son discours à l’enfant, l’existence de cet autre pour elle qui fait
qu’elle n’est pas toute à l’enfant. Le sujet (à terme) que produit le désir est donc de

376
La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en
m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est
constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui
à son tour se désigne par je. [...] De ce fait, je pose une autre personne, celle qui, tout extérieure qu’elle est
à «moi», devient mon écho à qui je dis tu et qui me dit tu. [...] aucun des deux termes ne se conçoit sans
l’autre ; ils sont complémentaires mais selon une opposition “intérieur/extérieur”, et en même temps ils
sont réversibles. Ainsi tombent les vieilles antinomies du “moi” et de l’ “autre”, de l’individu et de la
société [...] C’est dans une réalité dialectique englobant les deux termes et les définissant par relation
mutuelle qu’on découvre le fondement linguistique de la subjectivité.» (Émile Benveniste, Problèmes de
linguistique générale, p. 260).
377
«“Je” et “tu” est la dyade de l’amour» (D.R. Dufour, Les mystères de la Trinité p. 91). «Comme rien,
dans le schème unaire, ne vient absolument garantir notre présence et que les preuves se renversent en leur
contraire, il nous reste alors à nous contenter de nous éprouver mutuellement comme coprésents l’un à
l’autre — la dyade “je-tu” est l’organe de cet échange» (p. 92). «Dans l’apprentissage des relations
d’inversibilité entre les “deux premières personnes”, déduites du rapport “je-tu” isolé par Benveniste, la
phase orale représente en quelque sorte le premier temps» (p. 285).
365

structure trinitaire : il intègre soi (je), l’autre (tu) et l’Autre (il). Il faut trois personnes
pour faire un être humain378.

La théologie chrétienne a construit un modèle trinitaire de Dieu. Les premiers


dogmes, les premiers efforts donc pour établir la spécificité du Dieu chrétien, ont porté
sur la triple structure de Dieu. À partir de ce modèle, les penseurs chrétiens, assumant le
postulat biblique de la ressemblance de l’homme à Dieu, ont pu élaborer des
anthropologies trinitaires qui méritent d’être relues aujourd’hui. Plusieurs modèles
anthropologiques ont été proposés dans la tradition chrétienne (augustinien, rhéno-
flamand, aquinien, salésien), comme quoi ce Dieu soutient et inspire la réflexion de
l’homme sur lui-même.

Il est important de voir la spécificité de l’effet de la structure trinitaire sur


l’élaboration du désir et à plus forte raison lorsqu’on essaie de comprendre la
spiritualité. Par exemple, l’ancien débat autour de la place à donner à la contemplation et
à l’action dans la vie spirituelle peut être envisagé sous l’angle des logiques du désir. La
contemplation est une activité unaire : cessation du discours donc du sens, silence,
mouvement abyssal d’entraînement hors du monde, à l’intérieur, vers le fond. Le Dieu
chrétien est Un et la jouissance unaire est permise. Mais d’une commune unanimité, les
mystiques relativisent les états unaires (extase et jouissance) ; cette relativisation a
même été promue au statut de règle spirituelle chez les Carmélites. Les mystiques ne
s’arrêtent pas aux états unaires ; l’Autre comme horizon du désir est toujours devant. Car
le Dieu chrétien n’est pas seulement Un ; il est Un en trois personnes. Il faut «trois

378
Il semble que ce phénomène langagier, le système des trois personnes verbales, soit universel, bien que
l’organisation des personnes, et notamment la priorité qui leur est acccordée, varie considérablement selon
les cultures, ce qui fait que chaque système verbal est original (Benveniste, Problèmes de linguistique
générale, p. 227). La fonction sociale de ces variations est la plus évidente dans des langues comme le
coréen ou le japonais, par exemples, qui doivent tenir compte du rang social du sujet et de l’interlocuteur
(p. 226). Mais il n’est pas exclu que ces variations rendent compte également des subjectivités. Dans cet
esprit, Benveniste a remarqué la transcendance du je en culture occidentale : «Cette polarité [des
personnes verbales je et tu] ne signifie pas égalité ni symétrie : “ego” a toujours une position de
transcendance à l’égard de tu» (p. 260). La «subjectivité» qui se construit dans un système où le je est en
position de transcendance implicite représente un univers subjectif qu’on peut supposer fort différent de
celui qui se construit dans un système où la “première personne” correspond à notre troisième personne
(il/elle) et la “dernière personne” à notre première, comme dans la grammaire de l’Inde (p. 225).
366

personnes» pour faire ce Dieu. C’est dans la structure de cet Autre singulier, figuré et
nommé, qu’il faut chercher la spécificité de la mystique chrétienne.

La théologie chrétienne pose qu’il faut trois personnes pour faire Dieu. Dans la
perspective d’une anthropologie du langage, on a dit qu’il faut trois personnes pour faire
le sujet humain. Est-ce qu’une telle homologie de structure peut être pure coïncidence?

Le premier rapport que le sujet entretient avec son désir est de structure
tautologique et de dynamique autoréférentielle (revenir sur soi, rapporter à soi) ; nous
l’avons appelé tout au long de cette thèse désir d’unité. La tautologie est une logique du
langage. Forcément vrai de par sa structure (Wittgenstein), l’énoncé tautologique (ou
unaire), présente cependant un défaut : il fait défaut sur le plan de la signification, il ne
fournit pas de sens sémantique seulement un sens de direction, un mouvement
centripète. D’où le vertige et le vide que provoque ce mouvement de la pensée se
retournant sur elle-même. D’où aussi la jouissance que provoque ce mouvement sans fin
de la pensée par lequel je se perd en attestant son être. L’énoncé unaire typique est sorti
de la bouche de Yawhé-Dieu : «Je suis celui qui suis». Mais justement, Dieu n’est pas
un sujet humain. Si Dieu peut se prévaloir de l’identité unaire sans s’y perdre, pour le
sujet humain, la logique unaire n’est pas viable à long terme. Elle est cependant une
structure obligatoire, parce qu’elle est source de jouissance. C’est de cette étape du désir
que provient la foi et l’espérance. Car cette structure s’appuie sur une relation elle-même
obligatoire en raison de l’état de dépendance absolue où se trouve le petit humain (le
sujet de désir) à sa naissance. L’autre qui assure survie et subsistance permet (rend
possible) le sentiment unaire où se forge le narcissisme primaire. Cette première
structure est porteuse de foi, foi en la jouissance, et d’espérance, espérance de
jouissance.

Ce qu’il est convenu d’appeler la loi d’amour évangélique, — «Tu aimeras le


Seigneur ton Dieu avec tout ton coeur, et avec toute ton âme, et avec toute ta pensée.
C’est là le premier et le plus grand commandement. Le second lui est semblable : Tu
aimeras ton prochain comme toi-même» (Mt 22, 37-39) —, propose un parcours inverse
367

de celui de l’ontogenèse du désir humain. Il y a là proposition d’une structuration et


d’une éthique du désir humain qui interroge et fait sens379. Si le tiers vient en troisième
dans le mouvement de développement ontogénique (de chaque structure empirique),
l’intégration de l’Autre constitue le but et le terme du processus d’humanisation (du
devenir humain). Nous avancions en introduction que si le discours mystique fascine et
s’impose à l’épistémè contemporaine avec un caractère d’actualité, c’est peut-être parce
qu’il retrace le parcours fondamental du devenir humain. Or, le parcours mystique est
bien celui d’une conversion, d’un rapport au désir de structure unitaire à un rapport de
structure trinitaire, mais qui n’invalide pas pour autant le première forme du désir.

Le moment est venu de reprendre la théorisation du désir en sémiotique avec


Geninasca. Ce dernier posait que les sujets thymique (sujet voulu) et symbolique (sujet
voulant) ne sont pas valables indépendamment l’un de l’autre. Car, «quel sens y aurait-il
à poser des valeurs qui ne correspondraient en aucune manière aux valorisations
thymiques du sujet voulu?» se demandait Geninasca, une question dont nous avons
reconnu l’importance pour la théologie spirituelle, mais également pour l’éthique
humaine en général. La question est celle de la motivation du sujet, motivation qui doit
s’ancrer dans le symbolique mais sans se couper de ses racines thymiques. La racine
thymique de la motivation est représentée par la modalité du /vouloir/. C’est pourquoi
Geninasca se demandait quel sens il y aurait à poser des valeurs symboliques, des
valeurs issues du symbolique, mais qui ne correspondraient pas aux valeurs thymiques,
au ressenti du sujet ou à l’expérience du sujet, à la jouissance du sujet. Comment le
/devoir/ peut-il s’assumer sans dérive mortifère? La modernité a répondu à cette
question en grande partie en valorisant le thymique aux dépens du symbolique, — en
minimisant voire en tentant d’exclure le rôle du symbolique — notamment justement par
la valeur de précédence accordée à l’expérience (mais à condition que le thymique soit
phorique, producteur de jouissance, que ce soit sur le mode euphorique ou dysphorique
(jouissance masochiste)). Ce qui revient à fonder l’éthique dans le thymique, ce que

379
Cet énoncé n’a pas manqué d’être remarqué par la psychanalyse, par Julia Kristeva notamment (Au
commencement était l’amour : psychanalyse et foi, Histoires d’amour).
368

Geninasca a bien décrit dans le «comportement» du «sujet voulu»380, dont nous avons
dénoncé la faiblesse voire la lacune sur le plan de l’identité (le sujet voulu n’a pas
d’identité) (supra p. 293). La question de la motivation du sujet éthique n’est pas
nouvelle mais son ancrage dans une anthropologie sémiotique permet de sortir de
l’alternative thymique/symbolique, — ou le ressenti ou le symbolique, ou l’individu ou
l’institution, ou le vouloir ou le devoir —, en démontrant la nécessaire articulation entre
les deux. Dans le parcours mystique, parce que le désir de l’Autre a son origine dans le
désir unaire, dans la jouissance, le sujet du symbolique n’est pas exilé du thymique, il y
puise le pouvoir de la motivation (le /pouvoir vouloir/). La théorisation sémiotique
donne au symbolique la place qui lui revient sans refouler pour autant le thymique.

Le Dieu du christianisme a pris de nombreuses figures et les sensibilités sociales


ont encouragé certaines de ces figures à certaines époques et dépendamment des
épistémès. Certaines des figures du Dieu chrétien favorisent, sinon l’instauration, du
moins la réparation du narcissisme primaire. Cet Autre placé en premier, a aimé le
premier et il aime le sujet indépendamment de ses qualités et faiblesses. En ce sens, le
Dieu chrétien est providence, figure maternelle qui permet la satisfaction des besoins
sans laquelle l’arrêt à cette étape bloquerait l’accès au désir pour le sujet (les besoins
doivent être satisfaits au contraire des désirs). De cette manière, le Dieu chrétien favorise
la réparation et le renforcement d’un narcissisme déficient sans inciter à la centration sur
soi-même, car ce n’est pas soi qu’il faut aimer en premier mais bien l’Autre. Le Dieu
chrétien a aussi pris la figure de l’amant, homologue à la figure maternelle dans la
logique structurelle du désir d’unité. Le désir amoureux tire son origine de la relation
duelle et unitaire mère-enfant, première forme de la relation à deux, relation d’altérité
faible (supra p. 355). Sous la figure de l’amant ou de l’époux, le Dieu chrétien permet
les gratifications de l’amour amoureux ou amour érotique. La mystique nuptiale met en
scène une union à l’autre-Autre bien-aimé qui a toutes les caractéristiques de la relation
amoureuse duelle et unitaire. Le mystique chrétien (du moins dans la mystique de

380
«lieu de désir et de crainte, défini par la naturel de son existence thymique, il est incapable de projets,
de faires subordonnés au savoir et au vouloir qui régissent les intentions préalables. En l’absence de la
structure modale requise pour accomplir l’acte fondateur de l’assomption, il n’est pas en mesure [...]
d’assumer [...] la responsabilité de ses actes ou de prendre en charge la vérité de ses dires» (La parole
littéraire, p. 32).
369

l’union) prend l’Autre comme autre, mais la structure même de cet Autre lui interdit de
s’arrêter à la relation unitaire. Comme nous l’avons vu chez Marie de l’Incarnation, le
sujet mystique est passé du désir d’unité à la conscience de sa division qui interdit, à
partir de cette étape irrémédiable, le retour à la forme fantasmatique du désir d’unité.
Comme nous avons pu le remarquer également, le mystique est un pourfendeur
d’illusions, s’en remettant constamment à un autre — le directeur spirituel, le
confesseur, le ou la supérieure — pour dégager son rapport au grand Autre de
l’imaginaire. Mais le sujet mystique dépasse (va au-delà) également la forme
fantasmatique (paranoïaque) de la division, puisqu’il maintient son désir d’unité malgré
la reconnaissance de sa limitation, voire de son impossibilité, puisqu’il tient ensemble
l’unité et la division constitutive du sujet dans le désir de l’Autre, porteur du sens. De
cette manière encore, ce Dieu soutient le désir humain dans ses mutations vers
l’intégration de la perte du sentiment de totalité et du rapport d’immédiateté à la réalité,
source de souffrance, mais également passage obligé d’humanisation.

Si le mystique prend l’Autre comme son autre, l’Autre demeure ce qu’il est dans
le substrat symbolique qui est le sien, en l’occurrence, le Dieu des Écritures chrétiennes.
Comme nous espérons l’avoir démontré, il y a précédence du symbolique sur
l’expérience pour le mystique chrétien. La structure trinitaire de ce Dieu est donc
corollairement prééminente à d’autres formes structurantes du désir, dont au premier
chef à la structure unaire et au deuxième chef à la structure binaire. C’est pourquoi, s’il
est tenté de se perdre en Dieu et s’y perd effectivement pour un moment, le mystique
chrétien en revient toujours. C’est aussi pourquoi le mystique chrétien ne verse pas dans
un manichéisme ou un moralisme paranoïaque (aimer ou tuer) : la dialectique de
l’alternative ne se pose pour le mystique qu’en rapport avec l’Autre. Les termes de
l’alternative ne valent pas en eux-mêmes et pour eux-mêmes (la vie/la mort, la
jouissance/la souffrance) mais au regard de l’Autre (dont l’une des principales figures
chrétienne est «la volonté de Dieu»).
CONCLUSION GÉNÉRALE

Nous avons misé sur une théorie relevant du paradigme du langage, la théorie
sémiotique de l’énonciation, pour relire et expliciter ce qui se joue dans et à propos de la
littérature spirituelle chrétienne, dans une perspective d’anthropologie théologique et de
théologie spirituelle. Nous sommes rendus au bilan et à la prospective. Le premier
élément du bilan portera justement sur la méthode de lecture et le cadre théorique choisis
et les avancées anthropologiques qu’il permet en théologie spirituelle. Le second
élément du bilan résumera et justifiera une série de démystifications conséquentes à la
mise en oeuvre d’une lecture sémiotique de textes mystiques chrétiens et de textes
traitant de la mystique. Une thèse est un parcours dont l’intérêt réside autant (et peut-être
même surtout), dans l’exposition et la transparence de son élaboration, que dans son
terme. Mais ce n’est évidemment qu’un parcours dans un immense potentiel de
recherche. Ce qui fait qu’à sa fin, une thèse prend une allure de commencement. Dans la
partie prospective de la conclusion nous indiquerons quelques unes des voies de
recherche ouvertes par les résultats de la thèse. La thèse étant interdisciplinaire, la
prospective le sera tout autant. La littérature spirituelle est un carrefour qui intéresse, en
plus de la théologie, des disciplines des sciences humaines, et au premier chef la
littérature et l’anthropologie. Nous tenterons donc une prospective dans ces trois
champs, littérature, anthropologie et théologie, dans l’objectif d’indiquer l’impact de
notre recherche sur des questions actuelles, existentielles et sociales, qui se posent à
notre monde contemporain et impliquent l’avenir.
371

Épistémologie et spiritualité

Nous espérons l’avoir montré, le paradigme du langage permet d’approcher la


question de la spiritualité dans sa propre logique, «sans substance aucune»381, sauf dans
les traces et productions culturelles qu’elle inspire. Nous remarquions, dans
l’introduction, qu’à la modernité, le je occidental s’est affirmé comme le lieu de
l’expérience spirituelle. Ce faisant, il a occulté sa consistance langagière, une
inconsistance que l’apophatisme avait réussi à sauvegarder. L’anthropologie construite
dans le paradigme du langage, à laquelle nous nous référons, postule elle aussi une
négativité dans la constitution du sujet : le sujet n’est pas une substance ou un être, le
sujet (n’)est (que) le produit du langage.

Une certaine idée de négativité ouvrait donc cette thèse : négativité du sujet,
théologie négative, anthropologie négative. Idée difficile à admettre, voire même
impensable dans une épistémè positiviste où le rendement domine les corps et les
esprits. Idée qui semble au premier abord à contre-courant et qui aura peut-être indisposé
le lecteur : que peut-on faire en partant sur une base négative? L’indisposition aura été à
la mesure de l’emprise de la valorisation du positivisme. Nous espérons avoir ébranlé la
fibre positiviste et démontrer que la soustraction n’est pas une opération honteuse,
qu’elle est même nécessaire pour l’advenue d’un sujet éthique du désir, et qu’elle porte
une grande fécondité : la soustraction produit paradoxalement un surplus, voire un
excès, c’est l’une des leçons à tirer des mystiques. Nous espérons avoir suggéré qu’une
telle anthropologie entraîne avec elle une attitude d’humilité urgente dans le contexte
actuel, à un moment de l’histoire où la vanité humaine atteint des proportions
inhumaines. Au moment où l’humain s’approche de la possibilité de réaliser son
immortalité dans la réalité et non seulement dans un univers virtuel, on peut se demander
avec inquiétude qui, ou quoi, bénéficiera d’une telle survie. Il fut un temps où l’on
s’inquiétait de la nature de l’humain dans l’opposition homme/animal, en désirant bien
381
Sur le «marché» actuel des spiritualités, une problématique de la spiritualité en opposition à un
«matérialisme spirituel» était l’apanage de maîtres spirituels orientaux, surtout bouddhistes. Le tibétain
Chögyam Trungpa, par exemple, en a fait le propos d’un des ses ouvrages : «Pratique de la voie
tibétaine : au-delà du matérialisme spirituel, Paris, Seuil, 1976 (Points)».
372

marquer l’écart entre l’humain et l’animal. S’éloigner de l’animal rapprochait alors


l’humain de l’ange, du monde des êtres surnaturels, dans une trilogie cosmologique
impeccable. Après Pascal382, nous devrions nous être replacés et nous en tenir au monde
humain, mais ce monde a pris, dans une mutation vertigineuse, des allures machinistes.
La nouvelle opposition dans laquelle l’homme occidental se plaît actuellement à se
situer (homme/machine) ne semble pas faire cependant l’objet de trop d’inquiétude ou
d’interrogation. À tel point qu’au lieu d’une opposition, peut-être le rapport en est-il un
de conjonction (homme-machine). L’homme occidental ne désire peut-être pas tant se
dissocier de la machine comme il a désiré s’éloigner de l’animal383. C’est qu’il ne puise
plus d’inspiration dans un univers symbolique trinitaire, mais dans un monde
parfaitement binaire, idéalement artificiel, totalement artefact, fait de main d’homme.

On a longtemps (voulu) penser que le sujet humain était une âme, une substance
spirituelle, une chose ou un être donc. Or, en toute logique, le spirituel ne peut être
substantiel. Avec une anthropologie fondée sur le langage, la subjectivité est le produit
du langage et elle n’a donc une consistance que langagière. François Martin, théologien
et sémioticien, avait nettement perçu cette dimension lorsqu’il disait, dans un énoncé à
prendre «à la lettre» : «le texte scripturaire inclut en lui-même le processus qu’il a la
charge de mettre en oeuvre : l’institution de la subjectivité»384. Or, nous pensons que le
discours mystique (chrétien) rend compte de cela, de «l’institution de la subjectivité» par
le texte : alors que «le religieux» s’ancre dans un système symbolique particulier, ayant
une cohérence particulière, le discours mystique chrétien rend compte de surcroît, à
l’intérieur du système symbolique particulier qui est le sien, d’un processus plus
archaïque et plus fondamental, du dispositif symbolique lui-même que constitue le
langage et qui fonde la subjectivité (du moins occidentale). Mais aussi, François Martin
était conscient de la difficulté, voire du refus, qu’une telle perspective allait susciter :
«au fond nous avons peine à admettre que la subjectivité puisse être une affaire de

382
Faut-il le rappeler, «qui veut faire l’ange fait la bête» (Pensées, dans l’édition établie par Michel Le
Guern, Gallimard, 1977, § 572).
383
La culture d’anticipation populaire offre à profusion des modèles de combinaison homme-machine, de
l’intelligence artificielle à la «sexmachine». Elle n’est pas loin des réalisations possibles et des aspirations
et prétentions de la techno-science.
384
Pour une théologie de la lettre, p. 446.
373

textes»385. L’anthropologique langagière nécessite donc une «ascèse» (une soustraction)


sur les prétentions du sujet moderne dont la spiritualité ne peut faire l’économie. La
spiritualité ne peut prétendre à être ce qu’elle est (spirituelle) sans adopter une attitude
épistémologique. Et, pour le dire sans ménagement, nous ne pensons pas que la
spiritualité puisse se réclamer d’être chrétienne, aujourd’hui, sans réflexion critique.

L’enjeu de l’adoption du paradigme du langage en théologie spirituelle est


majeur. Nous partageons le malaise de Denys Turner devant les mésinterprétations de la
spiritualité chrétienne dans la modernité, mais surtout devant la tendance anti-
intellectualiste en spiritualité, tendance qu’il est plausible de tenir responsable de la
stagnation des idées et des apories rencontrées dans le discours épistémique sur la
mystique. C’est certainement avec lucidité mais aussi avec regret que le DSAM observe
que «Bientôt, et pour des siècles, dévotion et mystique deviennent des phénomènes
associés à un niveau de sous-développement mental» (col. 1906). Lorsque Denys Turner
dénonce l’anti-intellectualisme, c’est au nom de la spiritualité et non contre elle. Les
grands spirituels de la tradition chrétienne ont pratiquement tous été en même temps de
grands intellectuels, on semble l’oublier facilement. — Par intellectuels, nous
n’entendons pas parler des «professionnels», de ceux qui font carrière de l’activité
intellectuelle, mais simplement de sujets pour qui et chez qui la dimension cognitive est
sinon dominante du moins importante. Vu que nous ne nous positionnons pas dans une
logique binaire, poser une dimension de l’activité humaine ne signifie pas
automatiquement exclure d’autres dimensions. C’est pourquoi, lorsque nous
reconnaissons la dimension intellectuelle des mystiques, nous n’entendons pas que les
mystiques sont (exclusivement ou surtout) des intellectuels. — Il faut pratiquement être
en dehors du paradigme théologique pour observer à l’évidence et sans réticence que les
spirituels sont aussi des intellectuels386. La richesse spirituelle de la tradition
apophatique vient de sa qualité sur le plan intellectuel, une fécondité que Turner repère
aujourd’hui du côté des récents développements de la pensée occidentale qu’il associe

385
François Martin prend ici à son compte un énoncé de Pierre Legendre, tiré de L’inestimable objet de la
transmission : études sur le principe généalogique en Occident, Paris, Fayard, 1985, p. 91.
386
Chantal Théry, à propos de Marie de l’Incarnation, laisse tomber, comme si c’était une évidence : «Et,
comme bien des intellectuel/le/s, elle avoue :[...]» («Chemins de traverse et stratégies discursives chez
Marie de l’Incarnation», Laval théologique et philosophique, juin 1997, p. 310).
374

au «postmodernisme», mais que nous nous contentons pour notre part d’associer au
paradigme du langage. La richesse de l’interprétation des écrits spirituels dépend en
grande partie de la compétence des instruments intellectuels qui doivent se montrer à la
hauteur, pourrait-on dire, de ces textes. Mais la question n’est pas que d’ordre
intellectuel et épistémique, c’est ce qu’il importe de souligner pour la théologie
chrétienne. Lorsque Turner appelle de ses vœux un meilleur appareillage intellectuel en
théologie spirituelle, il ne s’adresse pas qu’aux théologiens chercheurs, il vise également
les «spirituels», les esprits orientés vers la spiritualité387. Ce qui est en cause c’est, plus
que la théologie spirituelle, la spiritualité elle-même et la spiritualité chrétienne en
particulier. Dans une visée pragmatique, nous pensons que la théorisation des formes du
désir mystique peut contribuer à fournir des critères de discernement en spiritualité
chrétienne.

C’est pourquoi il a fallu sortir du cadre habituel de la théologie spirituelle, où les


concepts ne sont pas questionnés. Si la théologie ne fait pas sa propre épistémologie sur
les questions qui la concernent au premier chef, ce seront les autres disciplines qui s’en
chargeront, avec comme résultat la perte de la perspective théologique. Trop de figures,
de concepts, de définitions sont tenus pour acquis en théologie. Nous espérons avoir
montré que la sémiotique de l’énonciation peut faire partie de l’appareillage intellectuel
que Denys Turner appelle de ses vœux.

387
«Whether there is anything in all this to appeal to the contemporary student of ‘mysticism’ or the
contemporary ‘practitioner’ of spirituality I am rather more inclined to doubt : at any rate they will have
little to gain and much misinterpretation to contribute until such time as ‘spiritually’ minded Christians
and scholars of ‘mysticism’ alike equip themselves intellectually so as to understand the coherence [...]
and the prescription of [a] Meister Eckhart [...]» (DG, p. 272).
375

Sémiotique de l’énonciation et démystification...

Nous tenterons maintenant de faire le bilan des avancées que nous aura permises
la sémiotique de l’énonciation sur la question de la mystique en particulier et de la
spiritualité en général. Plusieurs des résultats de cette thèse vont dans le sens d’une
démystification de la mystique — et la thèse générale, bien sûr : la conversion
épistémologique réalisée par les énonciateurs mystiques chrétiens, du désir d’unité au
désir de l’Autre, constitue une démystification de la mystique entendue au sens de désir
d’unité. La question résiduelle serait donc : «Est-ce que la démystification, avec tout
l’arrière-plan de déconstruction qu’elle connote, peut constituer une avancée?» Nous
pensons que oui pour deux raisons.

Premièrement et sémiotiquement, la démystification peut être vue comme une


interrogation sur les valeurs plutôt que sur le statut de vérité, impossible à établir
définitivement. Le désir d’unité, par exemple, n’est pas «faux» ou «mauvais» en soi, il
comporte une vérité, mais il peut devenir stérilisant s’il est survalorisé, si le sujet lui
accorde la totalité de la valeur. Et bien sûr, un objet survalorisé est un objet non critiqué.
C’est pourquoi nous avons parlé dans cette thèse de replacement des valeurs, de mettre
les valeurs en perspective. La démystification est en définitive un geste éthique, en tant
que questionnement sur la valeur des valeurs.

Deuxièmement, si nous considérons la démystification comme un geste


épistémique éthique, donc comme un geste épistémologique, nous la tenons aussi, et
c’est là que se noue notre thèse, pour un geste spirituel, auquel nous encouragent les
mystiques chrétiens eux-mêmes, et donc le christianisme lui-même. Le «mysticisme»
chrétien a une spécificité et cette spécificité réside dans le désir de l’Autre, dans un désir
de structure trinitaire. Lorsque les mystiques chrétiens d’un commun accord, et
paradoxalement, insistent pour ne pas valoriser le «mysticisme» de leur spiritualité, c’est
la fixation ou l’absolutisation du désir d’unité qu’ils refusent. C’est pourquoi nous avons
pu dire : les mystiques chrétiens sont mystiques, certes, mais pas seulement, ils sont
376

surtout chrétiens. C’est aussi pourquoi nous ne pouvons dissocier spiritualité et


épistémologie.

Du désir d’unité

Avec la sémiotique de l’énonciation comme approche de lecture, nous avons


abordé les textes qui représentent l’épistémè contemporaine sur la question de la
mystique dans l’intention de déceler l’attitude épistémique qui préside à la construction
de ces textes et par conséquent à la construction de l’épistémè. Dans l’«attitude», nous
entendions saisir quelque chose du désir qui motive consciemment ou non l’activité et le
comportement épistémique des sujets de l’énonciation de ces textes. L’attention à
l’énonciation aura permis de constater la prégnance du désir d’unité dans ces textes,
désir que nous définissons le plus élémentairement possible, et sémiotiquement, par
«vouloir être un ou faire un». En fait, le désir d’unité est la première définition à laquelle
est associée le phénomène qu’on tente de cerner dans le concept «la mystique», que ce
soit implicitement ou explicitement. Le désir d’unité est plus ou moins thématisé selon
les cas, mais rarement critiqué. Il arrive qu’il soit survalorisé comme étant la valeur
spirituelle suprême, la valeur à la réalisation de laquelle devrait tendre la spiritualité388.
Il arrive au contraire qu’on se méfie du désir d’unité sans trop pouvoir expliquer
pourquoi389. Les comportements épistémiques résultent en somme d’une raison bien
simple : les cadres théoriques de référence ne comportant pas de théorisation du désir
comme tel, alors a fortiori on ne peut faire l’association entre le «concept d’unité» et
une forme du désir. Sans théorisation du désir, il n’est pas possible de critiquer l’attitude
épistémique qui en résulte ; et corollairement, il n’est pas possible de critiquer les
contenus (concepts) que construisent ces attitudes épistémiques, contenus qui sont
donnés aux énonciataires comme représentatifs d’une réalité et même comme normatifs.
L’enjeu est important : il est question de l’intersection entre l’état de nos connaissances

388
Dans l’Encyclopédie des mystiques.
389
Dans le DVS.
377

et notre subjectivité, de la manière dont nous construisons nos connaissances. Et c’est en


quoi nous pensons qu’une théorisation des structures du désir s’avère heuristique pour la
connaissance du sujet humain en général et du sujet spirituel en particulier.

Le discours spirituel courant fait cas d’une recherche d’un certain état ou
sentiment d’existence, décrit comme une paix intérieure, un état psychologique paisible,
harmonieux, réconcilié, d’entente avec soi-même et avec le monde. Cette attitude est
celle du désir d’unité : — désir d’une unité enfin réalisée en soi-même qui supprimerait
une fois pour toutes la division du sujet — et désir d’une unité avec le monde, sans
division, sans conflits, ce qui risque fort d’impliquer «sans différences». C’est l’idée (ou
l’idéologie?) qu’on se fait généralement de la spiritualité (du moins en Occident, et c’est
l’idée qu’on se fait en Occident, à tort ou à raison il faudrait voir, de la spiritualité
orientale). Or, cette manière d’être et de s’éprouver a toutes les caractéristiques de ce
que la psychanalyse freudienne a identifié comme l’«homéostasie», la tendance de
l’organisme à réaliser le principe de plaisir390, à réduire les tensions et les excitations, en
induisant à l’état de satisfaction et de repos. L’état de quiétude et de repos est du côté de
la «pulsion de mort»391, de l’extinction des excitations et des tensions, ce qui a suggéré à
Freud qu’il existe une liaison entre le plaisir et l’anéantissement. Qu’une attitude
spirituelle aspirant à la paix et donc à la fin de la division (désir d’unité) soit de l’ordre
de la pulsion de mort pose évidemment des questions incontournables à la spiritualité
chrétienne et l’enjeu est considérable pour cette spiritualité censée être toute tournée
vers «la vie» (promue au rang de «Vie»). En fait, et c’est ce qu’il importe de voir, cette
attitude ne coïncide pas avec l’attitude des mystiques eux-mêmes, caractérisée par un

390
«Pour S. Freud, le principe de plaisir [...] peut être conçu sur le modèle de l’apaisement d’un besoin, lié
à la satisfaction des pulsions d’autoconservation mais, par lui-même il tendrait vers une déréalisation. [...]
Il est par ailleurs surtout présenté comme principe de diminution de la tension [...] De plus, l’existence
d’un au-delà du principe de plaisir vient interroger, à partir de l’hypothèse de la pulsion de mort, sur ce
que l’homme recherche effectivement. La notion lacanienne de jouissance constitue une tentative pour
résoudre ces difficultés» (Chemama et Vandermersch, article «Plaisir (principe de)», p. 320-321).
391
Freud place la pulsion de mort «à la base du principe premier de fonctionnement de l’appareil
psychique. Ce dernier repose sur la tâche — jamais achevée, toujours à recommencer — qui consiste à
rabaisser l’excitation, et donc, la tension de l’organisme, au degré le plus bas possible. À première vue,
c’est la recherche de la satisfaction — le principe de plaisir — qui ramène le sujet, par la décharge
pulsionnelle, à ce point d’étiage. Mais plus fondamentalement, Freud y voit aussi l’expression de la
pulsion de mort puisque ce retour au point de départ, au niveau minimum d’excitation, est en quelque
sorte l’écho de la tendance qui pousse l’organisme à revenir à son origine, à son état premier de non-vie,
c’est-à-dire à la mort. (Chemama et Vandermersch, article «Pulsion de vie - pulsion de mort», p. 358).
378

parcours qui n’a pas pour terme une unité dans le repos. Le propre de la quête mystique
est de ne jamais se satisfaire en deçà de Dieu, insaisissable et transcendant. Comme nous
avons pu le voir se déployer dans cette thèse, le mystique ne s’en tient pas au désir
d’unité. Il a même une conscience aiguë de la division du sujet. Une mystique comme
Marie de l’Incarnation jouit de l’unité momentanément réalisée dans l’imaginaire, sans
culpabilité, et, sur la base de l’espérance que consolide cette jouissance, passe à autre
chose, à l’action pragmatique, dans son interprétation de la volonté de l’Autre bien-aimé.

L’attention à l’énonciation aura permis de constater que l’énonciation mystique


se construit dans une structure à trois termes qui dépasse la forme unitaire du désir (et la
jouissance unaire communément associée à «la mystique») — et qui assume la forme
binaire de la division du sujet, pour maintenir l’unité fondatrice et la division nécessaire
dans le désir de l’Autre, porteur du sens à accorder et à l’unité et à la division, à la
jouissance et à la souffrance. Et c’est en cela que nous avons pu dire que le parcours du
mystique reflète le parcours du devenir humain (au moins à titre programmatique).
Maintenir conscience de la division du sujet et désir d’unité se réalise dans la forme
trinitaire du désir qui, au-delà de tous les fantasmes autogènes, mais aussi au-delà de la
tentation de désespoir que ne manque pas de provoquer la conscience de la division et de
la séparation irréversible, maintient — tient ensemble — unité et division constitutive du
sujet dans le désir de l’Autre, porteur de sens.

Car l’unité n’a pas, et par conséquent ne peut pas donner, de «sens». L’unité ne
va nulle part ailleurs que dans un rapport autoréférentiel du sujet à lui-même. Si l’unité
procure la jouissance de l’ipséité, elle ne donne aucun sens à l’existence dans la réalité
intersubjective. La recherche de l’unité, si elle est vécue de manière exclusive, ne
favorise pas l’articulation de la dimension subjective à la dimension sociale, qui est
autant constitutive de l’être humain. L’identité par l’unité est toutefois nécessaire
comme étape de la constitution du sujet, celle de la formation d’une structure qui puisse
accueillir la foi et l’espérance en la possibilité de la jouissance. Sans cette structure, le
sujet n’a pas de base sur laquelle appuyer et intégrer les autres étapes du parcours du
désir. C’est pourquoi, si nous le démystifions en tant que valeur ultime, nous ne
dénigrons pas le désir d’unité dans cette thèse, nous ne faisons qu’indiquer qu’il ne peut
379

représenter le tout du désir, la seule forme ou la principale forme du désir humain, sans
le réduire ou le trahir.

De l’ineffable

La sémiotique de l’énonciation nous aura également permis de relativiser l’aura


d’ineffabilité qui entoure le discours mystique. Les valeurs thymiques mystiques ne sont
en fait ni plus ni moins communicables que toute autre valeur thymique, poétique ou
lyrique. La théorisation de Jacques Geninasca aura permis de mettre en évidence que
l’«ineffable» est le point de chute de tout discours qui tente de rendre compte de ces
valeurs qui, de par leur nature (sémiotique) thymique, ne sont pas communicables
comme on peut s’y attendre des valeurs cognitives. Le discours mystique de Marie de
l’Incarnation est apparu très conscient de cette impuissance à communiquer ce qui
ressort du thymique, et très conscient de la partialité et du caractère déceptif du discours
qui s’y essaie. La spécificité du discours mystique ne tient donc pas tant dans le
caractère ineffable des objets dont il traite, de sentiments, d’émotions, de valeurs
thymiques, mais dans le fait que ce sont des objets symboliques qui sont investis de
valeur thymique ou affective. Au-delà des faux mystères et de ce que nous ne
comprenons pas, une part du mystère de l’humain réside peut-être bien simplement là,
dans l’investissement affectif qu’il peut faire du symbolique. Nous n’insisterons pas trop
sur ce renversement par rapport à l’ordre dans lequel nous voulons percevoir les choses
jusqu’à ce que le mouvement de balancier caractéristique de la pensée humaine soit
revenu vers un meilleur équilibre entre les positions et les valeurs à attribuer
respectivement au symbolique et à l’expérience subjective.
380

De l’expérience

Ce qui nous mène à une autre démystification, celle de l’expérience mystique en


particulier mais aussi spirituelle en général. Lorsque nous prenons les valeurs
symboliques pour les expressions, les explications de nos états thymiques, ce que nous
valorisons en dernière instance, c’est notre propre expérience, note vie subjective, nous-
mêmes. Alors que le désir de l’énonciateur mystique est, sans doute et sans compromis,
désir de l’Autre, il semble bien que ce que l’énonciataire désire d’abord, c’est
l’expérience mystique, c’est d’avoir accès, de faire lui-même l’expérience que le
mystique raconte. Comme l’a remarqué avec pénétration Denys Turner, ce qui intéresse
le mystique, ce n’est pas l’expérience mystique, c’est Dieu ; mais malheureusement, il
faut constater que ce qui attire largement en spiritualité, c’est l’expérience. Cependant,
de la même manière que la «soustraction» mystique produit un surplus, et que la
recherche de Dieu est aussi une recherche du bonheur, il ne faut pas dissimuler que si le
mystique a l’expérience de jouissance qu’il a, c’est la conséquence de son attitude, du
fait qu’il ne recherche pas l’expérience mais Dieu pour lui-même.

Le replacement de l’expérience à sa juste place, c’est-à-dire en second, est


conséquent au replacement du symbolique à sa juste place dans l’ensemble de la
dynamique humaine, c’est-à-dire à la reconnaissance de la précédence du symbolique
sur l’expérience et sur la subjectivité elle-même. Le symbolique participe à la
constitution du sujet, mais le moi ne le sait pas, ou ne veut pas le savoir. Dans le
mouvement de balancier de la pensée humaine que nous venons d’évoquer, le sujet est
passé d’un extrême à un autre : de la sujétion à la suprématie du symbolique institué et
institutionnalisé, à la suprématie de l’individualité, à une subjectivité qui occulte sa
dimension symbolique. Il est assez remarquable que le concept d’«individualité»
manifeste sémantiquement un refus de la division (in-divis-dualité), refus qui prend
refuge, on l’a vu, dans le désir et la survalorisation de l’unité. Le désir d’unité et la
suprématie accordée à la subjectivité sont donc en rapport de corrélation : le désir
d’unité est le désir du sujet pour sa propre subjectivité en quelque sorte. C’est pourquoi
nous avons relevé au passage des critiques pertinentes adressées à une certaine
381

«idéologie» de l’«intériorité» (supra p. 352), l’intériorité étant l’une des figures du désir
d’unité. La spiritualité peut facilement donner dans l’impasse du désir d’unité et alors
mériter les qualificatifs de «discours arrogant» (Badiou) ou de «forme bourgeoise du
théologique» (Belo). Pour que la quête spirituelle ne tombe pas dans l’errance intérieure
et fantasmatique, il est primordial, au sens fort de ce qu’il faut faire en premier, de
reconnaître la précédence du symbolique.

Prospective littéraire

Nous pensons avoir mis en évidence, dans la prétérition, un élément du style


mystique qui n’a pas été étudié jusqu’à maintenant392. Dans l’analyse du discours
mystique que nous avons effectuée, la prétérition prend une importance équivalente à
celle de l’oxymoron. De l’oxymoron, nous avons vu qu’il peut être considéré comme le
résultat d’une stratégie discursive «apophatique» : lorsque le discours se soumet à la
double contrainte d’affirmer et de nier en même temps, il produirait «spontanément»
l’oxymoron (Turner). L’oxymoron (l’obscure clarté) se déploie dans l’énoncé et sur le
plan des figures, du discursif, sur l’axe paradigmatique. La prétérition est d’un autre
niveau : elle est un acte de langage qui a lieu sur l’axe syntagmatique et qui se déploie
sur le plan de l’énonciation plutôt que sur le plan de l’énoncé. Nous proposons que la
prétérition soit une stratégie apophatique équivalente sur le plan de l’énonciation à ce
que produit l’oxymoron sur le plan de l’énoncé. Ou, pour le dire autrement, que la
prétérition remplisse, sur le plan de l’énonciation, la fonction apophatique dont
l’oxymoron se charge sur le plan de l’énoncé. Nous proposerions, dans la même logique
que Turner à propos de l’oxymoron, que lorsqu’elle se trouve soumise à la contrainte
d’affirmer et de nier en même temps, l’énonciation produirait «spontanément» la
prétérition. Nous pensons que la prétérition est le procédé linguistique qui permet de

392
Par contre, la prétérition a fait l’objet d’études de théorie littéraire sur lesquelles il serait possible de
s’appuyer, telles une récente étude de Danielle Forget (Figures de pensée, figures de discours, Québec,
Éd. Nota bene, 2000). Philippe Hamon a aussi traité de la prétérition dans un sens en cohérence avec notre
problématique et notre approche (dans Du descriptif, Paris, Hachette supérieur, 1993).
382

maintenir l’apophatisme dans le discours mystique moderne, dans le discours qui se fait
récit d’une expérience subjective. L’hypothèse s’avère en tout cas congruente avec
l’observation de Certeau selon laquelle le déplacement opéré à la modernité dans le
discours mystique a consisté justement à privilégier l’énonciation sur l’énoncé393.

Nous avons en cours de route souligné une thèse de Jacques Geninasca


(sémiotique littéraire) qui intéresse la théologie : selon lui, contrairement aux discours
esthétiques, la plupart des discours religieux n’assumeraient pas le statut véridictoire de
leurs dires, ce qui constituerait l’épistémologie implicite des discours esthétiques394.
Cette question mériterait une recherche plus en profondeur. Elle pose la question de la
spécificité des discours mystique et poétique — et plus précisément la question de la
spécificité de leurs sujets. Nous ne pensons pas que le discours mystique ait quoi que ce
soit à envier au discours poétique sur le plan de l’épistémologie implicite. Ce n’est peut-
être et probablement pas le cas pour tous les types de discours religieux, mais c’est
flagrant pour le discours mystique. L’épistémologie «implicite» du discours mystique
que nous avons lu est constituée par un principe de réalité subjective, par une attitude
explicite du sujet de l’énonciation qui consiste à ne pas confondre objectivité et
subjectivité. Ce caractère épistémologique a été observé dans la structure d’ensemble du
texte de l’autobiographie de Marie de l’Incarnation qui présente un clivage du sujet de
l’énonciation (conscient-inconscient) et une transaction entre les deux, non une
confusion. Si le sujet de l’énonciation se construit finalement dans et de cette
transaction, jamais le clivage n’est aboli. Le statut véridictoire est assumé par
l’énonciation mystique moderne dans la priorité accordée justement à l’énonciation. Il
conviendrait donc de vérifier cette attitude épistémologique sur un corpus plus vaste et
notamment de comparer les discours mystiques entre eux, selon les écoles ou les
époques. Nous irions plus loin encore sur ce terrain, en avançant que le discours
mystique est un type de discours foncièrement éthique, en ce sens qu’il critique sa

393
Voir supra p. 328. Ce qui pouvait avant être assumé sur le mode énoncif et propositionnel, ne peut plus
être assumé que sous le mode énonciatif de la subjectivité.
394
«Contrairement cependant à la plupart des discours religieux […] , ils [les discours esthétiques]
assument — pour traduire […] ce qu’on pourrait appeler leur “épistémologie implicite” — le statut
véridictoire, et donc relatif, de tout univers de croire, de tout dire.»( J. Geninasca, La parole littéraire, p.
99-100).
383

propre attitude épistémique et finalement son propre désir. Ce que, pour paraphraser et
nuancer le propos de Geninasca, il est douteux que la plupart des discours poétiques
assument ou réalisent. Il serait intéressant de vérifier cette hypothèse dans des discours
poétiques et des discours mystiques, pour voir quelle est la consistance des uns et des
autres sujets.

Voilà deux projets, — d’ailleurs reliés dans leur contenu puisque l’établissement
de l’identité du sujet de l’énonciation passe par le style, une notion qui peut être
redéfinie sémiotiquement en tant que stratégie énonciative —, relevant d’une
interdisciplinarité entre littérature et théologie. Mais la relecture de la littérature
spirituelle que permet la sémiotique de l’énonciation peut soutenir un nombre
inépuisable de problématiques relevant de ces deux domaines.

Prospective anthropologique

Nous sommes-nous avisés qu’une théorie du texte, (comprenant une dimension


anthropologique), se trouve en élaboration présentement au moment même où le texte
tend à disparaître de la culture, ou en tout cas le texte tel qu’il a été jusqu’à maintenant?
C’est comme si la dimension symbolique de l’être humain (occidental, nous ne
présumons pas des autres cultures), qui s’est transmise principalement dans et par les
textes, était en train de s’effacer de la culture au moment même où nous commençons à
la théoriser. Et avec le texte, le christianisme, religion du livre, religion du texte donc,
n’est plus compris ni apprécié comme un medium capable de livrer du sens (ou peut-être
qu’on ne veut plus entendre ou laisser entendre l’espèce de sens qu’il porte). Et quand
nous pensons au symbolique, nous ne faisons pas référence seulement aux systèmes
symboliques culturels, institutionnalisés ou non, qui fournissent un cadre à la médiation
du désir et à sa sublimation, mais à l’ensemble des lieux d’actualisation de la fonction
symbolique, dont au premier chef, la fonction paternelle dont on ne peut pas nier qu’elle
soit malmenée dans les mutations sociales actuelles. L’importance accordée à l’image
384

dans notre culture est symptomatique. L’image, parce qu’elle produit un simulacre de
l’effet d’immédiateté tant désiré, est l’un des aspects sous lequel le symbolique s’efface.
Le slogan «une image vaut mille mots», par exemple, met en évidence l’effet émotif de
l’image mais tend à dévaloriser le texte, les mille mots qui donneraient pourtant à
l’image sa dimension humaine en la situant dans un cadre de réflexion humain395. La
priorité accordée à l’expérience sur le symbolique est une autre façon de banaliser la
médiation du texte : le texte y perd sa dimension de travail à faire, à la lecture autant
qu’à l’écriture. Il devient un simple mode d’emploi, un aide-mémoire, une légende à
apposer au bas du tableau imaginaire et émotif de l’expérience.

Relire et expliciter ce qui se joue dans et à propos de la littérature spirituelle


chrétienne, c’est expliciter en quoi le symbolique a quelque importance pour l’être
humain, pour ce qu’on appelle la «nature humaine». Au-delà des faux mystères et de ce
que nous ne comprenons pas, une part du mystère de l’humain réside peut-être bien
simplement là, dans l’investissement affectif qu’il peut faire, qu’il est capable de faire du
symbolique (comme on dit en christianisme que «l’homme est capable de Dieu»). Mais
pourquoi la structure trinitaire caractéristique du symbolique aurait-elle quelque
importance ou quelque valeur, plus qu’une autre structure? Une chose sûre, c’est que la
structure trinitaire est la condition de la socialité, de la coexistence, du vivre ensemble.
Si le sentiment unaire et unitaire fait partie de la dynamique humaine en tant que
jouissance, ce sentiment referme le sujet sur lui-même dans une dynamique
autoréférentielle qui se nourrit de sensations immédiates. Comme nous le remarquions à
propos de la démystification du désir d’unité, si l’unité procure la jouissance de
l’identité du même (l’ipséité), elle ne donne aucun sens à l’existence dans la réalité
intersubjective. C’est pourquoi nous pensons qu’une théorisation des structures du désir
relevant des positions intersubjectives dans le langage replace l’humain dans son
substrat anthropologique fondamental, celui des relations intersubjectives où l’Autre, le
symbolique, a une position de précédence.

395
«Du tableau qui fait jouir aux commentaires qui font comprendre» (De Certeau, FM, p. 73).
385

«La mystique» est-elle encore présente dans notre épistémè et alors, où se


logerait-elle? Nous croyons que la théorisation des structures du désir mystique telle que
mise en oeuvre dans cette thèse, permet d’élucider, de jeter quelque lumière sur cette
question. Il s’agirait de discerner si, par «mystique», on fait référence seulement au désir
d’unité ou si on y entend le désir de l’Autre. Si la mystique est réduite au désir d’unité,
on le reconnaîtra sans peine dans la littérature et dans des pratiques spirituelles où le
sujet se méprend, où il se prend non pour un autre.... mais pour... un moi. Mais la
méprise n’est pas que du côté des énonciateurs. Des énonciataires animés par un désir
d’unité, il y en a à profusion si on considère les succès de vente de livres qui abordent de
près ou de loin des sujets plus ou moins mystiques. Qu’est-ce qui fait le best seller sinon
la boulimie des lecteurs? La consommation (mode de relation unaire : assimiler pour être
un ou faire un) représente le mode de relation du lecteur au texte qui, avec l’utilitaire,
domine aujourd’hui. Le lecteur boulimique est un sujet qui s’aliène dans la
consommation, qui fait paradoxalement du texte, d’un objet qui relève par excellence du
champ de l’Autre, un objet de renforcement narcissique. Et il se trouve bon nombre
d’énonciateurs prêts à profiter de cette occasion lucrative et disposés à satisfaire le désir
des énonciataires. De la même manière qu’il se trouve nombre d’énonciataires désireux
d’interpréter le désir mystique en termes de désir d’unité pour s’y conforter. On ne
s’expliquerait pas autrement comment il se fait que les mystiques chrétiens aient pu être
interprétés autant dans les termes du désir d’unité. Les deux situations sont du même
ordre, de l’ordre de la satisfaction de l’énonciataire, ce dont se gardent bien, on l’a vu,
éthique oblige, les énonciateurs mystiques chrétiens.

La sémiotique de l’énonciation nous aura permis d’examiner un point de vue peu


abordé jusqu’à maintenant, celui de la réception de la littérature mystique, par le biais de
l’énonciataire mystique, l’une des positions composant le sujet de l’énonciation. Mais
qu’est-ce que la reconnaissance de la transaction entre écriture mystique et désir de
l’énonciataire nous apprend sur notre statut de sujet-lecteur, de sujet en tant que lecteur?
Si, comme le suggère Raymond Lemieux, penser l’Autre, contribuer au rétablissement
de l’Autre, de l’ordre symbolique qui fait l’humain, est un enjeu des sociétés
386

contemporaines396, il faut des lieux pour le faire. Et si, toujours en accord avec Raymond
Lemieux, la responsabilité de la transmission du symbolique est aussi du côté de
l’écoute397, nous proposons de considérer la lecture comme un de ces lieux où peut se
penser l’Autre. Que la théorie et la pratique de la lecture sémiotique se prête bien à cet
objectif est une conséquence du fait que l’Autre est une catégorie intégrée à
l’anthropologie sémiotique et que partant, la considération de l’Autre ne peut pas être
exclue de cette lecture. La lecture sémiotique demande une suspension de la satisfaction
dans la lecture équivalente à la suspension de la satisfaction du désir nécessaire à la
symbolisation. La lecture ordinaire est un acte de langage immédiat, non débrayé, non
distancié. La lecture sémiotique nous offre un instrument de distanciation heuristique qui
dérange, parce que «le lecteur est face au texte comme le sujet face à son désir»398.

Prospective théologique

Si la dimension mystique chrétienne est inséparable du désir de l’Autre, d’une


structure symbolique trinitaire, son étude implique de se demander où se loge la
structure trinitaire dans la littérature et les pratiques spirituelles, autant de la tradition
que contemporaines. À partir de la théorisation des logiques du désir mise en oeuvre
dans cette thèse, nous pouvons anticiper une relecture des discours de la tradition
mystique qui s’intéresse au mode de déploiement du désir d’unité et à sa résolution
trinitaire. Que la mystique rhéno-flamande mette en scène le désir de Dieu d’une
manière différente de la mystique nuptiale, par exemple, est une proposition qui reste
actuellement de l’ordre de l’intuition, bien que ce soit aussi de l’ordre de l’évidence.

396
«quand aucune figure de l’Autre n’arrive plus à s’imposer dans la culture, quand les figures de l’Autre
sont ouvertes à l’infini, le sujet y trouve certes une très grande liberté [...] [mais] Laissé à lui-même, il est
constamment confronté à ses incapacités et réduit à souffrir, par là même, de son manque à devenir sujet.
Le terrain est alors prêt pour la névrose […] À moins que, autre scénario connu, toute distance abolie, la
possibilité même d’une subjectivité ne s’abîme dans l’horreur du vide, ou encore qu’elle ne s’aliène à de
soi-disant lois naturelles, au service d’intérêts pervers.» (Lemieux, «Théologie de l’écriture et écriture
théologique», Laval théologique et philosophique, p. 225-226)
397
«Chacun est responsable de ce qu’il entend. Chacun est libre de reconnaître ou non le sens qu’un récit
peut éveiller en lui.» (Lemieux, «La fable du corps […]», p. 286)
398
Bertrand Ogilvie, Lacan : la formation du concept de sujet, p.123, cité plus haut p. 259.
387

Dans la littérature et les pratiques spirituelles contemporaines, il serait pertinent de


vérifier, par exemple, si l’interprétation spirituelle actuelle du christianisme sauvegarde
la structure trinitaire dans le rapport à l’Autre. Il nous semble qu’une relecture
sémiotique permettrait vraisemblablement d’expliciter anthropologiquement les
intuitions de la théologie spirituelle. Il nous semble que la relecture de la littérature
mystique dans l’optique de cette thèse apporterait à la théologie spirituelle une
dimension qui lui permettrait de se nouer anthropologiquement de manière signifiante.

Nous avons pu constater, dans cette thèse, l’impact du système symbolique sur la
construction du sujet : la reconnaissance de la division du sujet est provoquée, chez
Marie de l’Incarnation par une irruption de l’Autre sous la forme d’éléments de son
système symbolique religieux, le catholicisme (du XVIIe siècle). Le système
symbolique est ici responsable de la mutation du sujet mystique, de sujet du désir
thymique en sujet éthique du désir. Il paraît par la suite légitime de poser l’hypothèse
que la structure trinitaire du christianisme favoriserait l’intégration de la fonction
symbolique ainsi que le déplacement nécessaire à la suspension de la satisfaction
nécessaire à la symbolisation. En christianisme, l’expérience relevant du désir d’unité est
intégrée dans une structure trinitaire actualisée par un système symbolique, la Trinité
chrétienne. Cet impact du système symbolique chrétien sur l’intégration de la fonction
symbolique pourrait être analysé et démontré plus en profondeur. Par exemple et
notamment, la Trinité se retrouve dans les discours de mystiques qui ne sont pas
reconnus comme «mystiques trinitaires» par la tradition, c’est-à-dire des mystiques qui
ne font pas une place centrale à la Trinité dans leur spiritualité (Thérèse d’Avila, par
exemple, raconte, dans la Septième Demeure, une vision de la sainte Trinité). Les
visions trinitaires ont été considérées par la théologie spirituelle comme des «visions
intellectuelles», (et les mystiques trinitaires sont d’ailleurs considérés comme des
«intellectuels»), mais sans plus d’investigation. Voilà une autre belle intuition qui
mériterait d’être explorée.

Il est aussi possible que nous ayons la surprise de trouver la structure trinitaire là
où on ne s’y attendrait pas, notamment dans des quêtes de sens athées, autant sinon plus
que dans des quêtes qui n’ont de spirituelle que la prétention. Que le paradigme
388

anthropologique du langage, construit essentiellement dans un cadre athée, puisse


maintenant servir la théologie, est une illustration de cette situation paradoxale et peut-
être bien prophétique. Nous avons vu, au fil du déroulement de cette thèse, comment les
concepts psychanalytiques et sémiotiques sont signifiants pour une anthropologie
théologique, comment ils permettent de nouer un sens difficilement discernable
autrement. Mais symétriquement, les concepts sémiotiques et psychanalytiques sont
susceptibles d'investissement théologique. La contribution est réciproque et peut-être
plus qu’on ne le pense. L’idée que la sécularisation, la démystification et la
désacralisation sont dans l’esprit même du christianisme est dans l’air depuis quelque
temps399. En corollaire, il est possible de supposer que certains des développements
athées de la pensée occidentale sont en continuité directe avec le christianisme, qu’ils
n’auraient pu s’élaborer sans la structure (trinitaire) qui forme le substrat de la pensée
occidentale. Dans cette direction, la déchristianisation résulterait autant sinon plus de la
perte d’un rapport trinitaire à l’Autre que du rejet de la religion dans son aspect
confessionnel.

La religion nomme l’Autre, lui donne figure (Raymond Lemieux). La finesse du


christianisme est de donner à l’Autre une figure qui conserve la transcendance, l’aspect
d’infiguré(rable), d’irreprésenté(able) et en même temps de lui donner une figure proche,
et la plus proche qui se puisse : un visage humain, la nature humaine elle-même. Et dans
cette nature humaine, de donner une figure la plus proche, la plus intime encore qui se
puisse, celle de la satisfaction du nourrisson ou de l’amant(e). Accepter l’Autre sans
consistance aucune, sans nom, sans figure, c’est pratiquement impossible pour l’humain,
au-dessus des forces du commun des mortels ; c’est un geste sur-humain dont un certain
athéisme nietszchéen a fait un idéal, mais qui reste toujours au bord du désespoir. Car,

399
«Comme l’a montré Heidegger, [Nietszche] confirmait le “déclin [de l’Idéal] comme monde
suprasensible à pouvoir d’obligation et de gratification”. Ce déclin dont le christiasnisme lui-même
pourrait être considéré comme une des conséquences [...]» (Julia Kristeva, Au commencement était
l’amour : psychanalyse et foi, p. 77). «Mais si le sacré est ce mécanisme [...] que Jésus est venu dévoiler et
démentir, il se pourrait bien que la sécularisation soit en réalité un effet positif de l’enseignement de Jésus
(Gianni Vattimo, Espérer croire, p. 36). «[le théologien] doit sans cesse démystifier les produits mêmes
de cette inscription [de l’Autre] pour éviter qu’ils ne deviennent idoles parmi les autres idoles. L’acte
théologique ne peut dès lors tenir que sur la désacralisation des images du sacré qu’il produit [...]»
(Raymond Lemieux, «Théologie de l’écriture et écriture théologique», Laval théologique et
philosophique, p. 241).
389

comme une certaine tendance psychanalytique l’a compris, «une satisfaction suffisante
est nécessaire et préalable pour pouvoir ensuite suspendre la satisfaction, opération
nécessaire à la symbolisation400. Or le Dieu du christianisme, tel qu’interprété par les
mystiques, permet cette satisfaction partielle ou d’étayage dans la satisfaction imaginaire
orale ou érotique du désir d’unité : «l’âme n’a plus de tendance, elle possède Celui
qu’elle aime», dira Marie de l’Incarnation après les noces mystiques (Relation de 1654,
p. 141) —, mais il n’en fait pas la satisfaction ultime du désir. C’est pourquoi la figure
trinitaire du Dieu du christianisme, qui conserve les attributs de l’Autre mais prend
également la figure de l’autre pour un je, est une stratégie féconde. La structure
paradoxale du désir mystique qui fait tenir ensemble satisfaction et insatisfaction serait
l’effet du désir de l’Autre, lorsque l’Autre est le Dieu de Jésus Christ.

400
«Il va de soi que cette expérience de la déception ne peut prendre de valeur structurante que par
opposition avec une expérience de staisfaction suffisante» (Danon-Boileau, Le sujet de l’énonciation, p.
25. «Il faut que l’enfant éprouve d’abord le plaisir de la satisfaction de la pulsion, [...] et que la personne
qu’il aime, s’occupant de lui, admette, de son côté, le plaisir qu’il tire de sa pulsion satisfaite» (Chébaux,
F. 30 mots de Françoise Dolto, p. 28). «Il [le sujet humain infans] se vivait comme faisant Un avec elle ;
obligatoirement. Sans ce ressenti leurrant, il n’aurait pu se construire» (Guillerault, dans Chébaux, p. 128).
«Dans le leurre qu’il invente [...] le leurre jouissif solitaire qui entretient le désir, en l’absence de la mère
nourrice [...] C’est là que s’origine la source de la symbolisation, et par là même, l’articulation de la
fonction imaginaire à la fonction symbolique» (Chébaux, p. 54).
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