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LA MYSTIQUE CHRÉTIENNE :
du désir d’unité au désir de l’Autre, une conversion
épistémologique
Thèse présentée
à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval
dans le cadre du programme de doctorat en théologie
pour l’obtention du grade de Philosophiæ Doctor (Ph.D.)
NOVEMBRE 2004
Mener une thèse de doctorat à terme est une entreprise qui nécessite de
nombreux adjuvants. La solitude du doctorant est en fait un mythe plus qu’une réalité.
Et c’est d’ailleurs la prise de conscience de ce fait qui peut soutenir le doctorant
lorsqu’il est aux prises avec les inévitables sentiments de solitude et d’inutilité. Si
l’écriture elle-même nécessite une concentration plus confortable dans l’isolement, tout
ce qui entoure l’écriture, la motivation, les fins, le dialogue constant avec les autres,
voix textuelles et vives voix, se trouve être une situation éminemment intersubjective.
La lecture est une activité intersubjective et l’écriture tout autant.
Vu sous cet angle, le doctorat est un travail d’équipe. C’est maintenant mon
équipe que je voudrais remercier du fond du cœur pour m’avoir rendu possible la
réalisation de ce travail vital pour la personne qui en porte le projet. Je remercie donc
d’abord chaleureusement ma directrice de thèse, la professeure Anne Fortin, qui m’a
encouragé et soutenu de toutes les manières possibles. Anne Fortin m’a appris à lire.
Anne Fortin m’a fait changer. Elle a suscité, par son talent et son exigence
intellectuelle, la «conversion» intellectuelle qui est finalement le sujet de cette thèse.
En même temps, je remercie le professeur Raymond Lemieux dont les enseignements,
pour moi complémentaires à ceux de Anne Fortin, ont été formateurs de ma vision du
monde. Si le doctorat ne peut se concrétiser sans direction, ou sans «sens», il ne peut
pas non plus se réaliser sans support matériel. Je désire remercier ici les organismes et
les personnes qui ont subventionné mon travail : le fonds FCAR, la Fondation de
l’Université Laval, la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université
Laval ; Jean Chrétien et France Thibault qui ont cru dans mon travail assez pour le
supporter financièrement. Enfin, merci à Charles Martin qui a sauvé in extremis mon
travail de la catastrophe technique.
RÉSUMÉS..........................................................................................................................2
AVANT-PROPOS..............................................................................................................4
1.02 Le corpus.............................................................................................................. 55
1.03 La méthode .......................................................................................................... 57
1.04 Le découpage des textes ...................................................................................... 62
1.05 Les textes ............................................................................................................. 64
Les ouvrages de référence........................................................................................ 64
La théologie ......................................................................................................... 64
La philosophie...................................................................................................... 65
Les sciences des religions .................................................................................... 65
Référence générale............................................................................................... 66
Les études spécialisées............................................................................................. 66
1.1 Les ouvrages de référence...................................................................................... 71
1.11 Huot De Longchamp, Max. «Mystique». Dictionnaire critique de théologie.
Paris : Presses universitaires de France, 1998. P. 774-779.......................................... 71
1.111 Structure de l’énonciation.............................................................................. 71
1.112 Rapport à l’objet ............................................................................................ 73
1.1121 Littérature contre théologie ..................................................................... 73
1.1122 Fait contre langage................................................................................... 75
1.1123 Des définitions contradictoires ................................................................ 76
1.113 Modalisation du sujet de l’énonciation et traitement de l’espace-temps : le
désir d’unité, un retour à l’origine ........................................................................... 81
1.114 Conclusion : la construction d’une aporie ..................................................... 86
1.12 Moioli, G. «Mystique chrétienne». De Fiores, Stefano et Tullo Goffi (dir.)
Dictionnaire de la vie spirituelle. Paris : Cerf, 1983. P. 742-752 ............................... 87
1.121 Structure d’énonciation du DVS .................................................................... 87
1.122 Le DVS sur la mystique (chrétienne) ............................................................. 96
1.221 Le programme............................................................................................ 98
1.222 La mise en scène de l’énonciation ............................................................. 99
1.223 La modalisation du sujet de l’énonciation ............................................... 101
1.224 Une phénoménologie sans phénomènes .................................................. 103
1.225 Mystique et christianisme ........................................................................ 105
1.123 Conclusion : un faux problème.................................................................... 115
1.13 «Mystique». Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique / sous la direction
de Marcel Viller. Paris : Beauchesne, 1932-1995. Vol. 10 (1980). Col. 1889-1984. 118
7
1
L’épistémè désigne «l’ensemble des connaissances réglées (conceptions du monde, sciences,
philosophie...) propres à un groupe social, à une époque» (Petit Robert d’après Foucault) et
sémiotiquement, «un état sémioculturel donné» (Greimas et Courtés, article «Lecture», p. 207).
2
Nous renvoyons le lecteur qui ne serait pas au courant de ce fait épistémique à notre mémoire de
maîtrise, p. 11-12, 25 et chapitre 2.3 Mystique et psychanalyse, p. 40-48. Nous reprendrons pour le
bénéfice immédiat de notre lecteur, deux déclarations de chercheurs impliqués dans cette problématique :
«il existe de nombreux liens découverts récemment entre l’anthropologie sous-jacente aux textes des
grands mystiques des XVIe et XVIIe siècles et celle qu’ont développée en notre temps les théoriciens de
la psychanalyse : Freud, Lacan, Didier Anzieu, Guy Rosolato, Michel de Certeau» (Geneviève James,
Colloque des Treilles, Femmes et mysticisme, 22-28 juillet 1997, p. 107) ; «la tradition mystique [...] est
devenue un des terrains favoris de la recherche théorique en psychanalyse» (Jacques Maître, «Entre
femmes : notes sur une filière du mysticisme catholique», 1983, p. 131).
3
Ce fut l’entreprise d’Henri Brémond (Histoire littéraire du sentiment religieux en France, 1916-1936)
que de démontrer que les grands spirituels ont été aussi de grands écrivains.
4
Anger, Béatrice. Littérature et expérience spirituelle. Angers : Université catholique de l’Ouest, 1995
(Cahiers du Centre interdisciplinaire de recherches en histoire, lettres et langues ; no 17)
13
D’un autre côté, et particulièrement dans le domaine qui devrait être plus
spécifiquement le sien, la théologie et les sciences des religions, il semble que ce soit un
lieu commun de reconnaître la difficulté de donner une définition unique, générale, voire
«authentique»8, de «la mystique». Selon Michel Meslin (Encyclopédie des religions, p.
2307), «Le mot mystique, [est] bien souvent employé à tort …». Selon M.-M. Davy
(Encyclopédie des mystiques, p. VI) «Le mot mystique, souvent utilisé d’une façon
arbitraire, peut sembler chargé d’ambiguïté et prêter à confusion». Le Dictionnaire de la
vie spirituelle (Moioli et Fiore, Rome, 1983, p. 742) fait le constat (exemplaire) suivant :
«Dans les récentes publications sur le problème mystique, c’est pratiquement devenu un
lieu commun de souligner l’absence de contours précis du terme mystique et d’autres
5
À l’inverse mais non au contraire de Brémond, ce fut l’entreprise de Jean-Pierre Jossua, dans Pour une
histoire religieuse de l’expérience littéraire (1985), que de démontrer la valeur spirituelle et même
théologique de certaines œuvres littéraires.
6
Dans une citation, l’italique indique que c’est nous qui soulignons ; s’il arrivait qu’il y ait déjà présence
d’italiques dans une citation, nous le mentionnerons.
7
Michel de Certeau, dans La Fable mystique, a produit une analyse de l’énonciation du discours mystique
qui a fait étape. Mino Bergamo (Université de Udine, Italie et École des Hautes Études en sciences
sociales, Paris) a produit deux ouvrages importants de sémiotique textuelle sur le discours mystique au
XVIIe siècle. Dans L’écriture de soi, Louis Marin s’est intéressé à Ignace de Loyola. Anne Fortin s’est
penchée ces dernières années sur le discours mystique de Marie de l’Incarnation (voir la bibliographie).
8
Nous le verrons plus loin, on assiste effectivement à une axiologisation de la mystique (3.24
Métaphysique et axiologisation).
14
semblables …». «L’usage de ce terme aujourd’hui peut faire question, tant l’équivocité
de sa valeur et de sa fonction est grande» (Encyclopédie philosophique universelle II, p.
1712). Michel de Certeau ouvre l’article «Mystique» de l’Encyclopœdia Universalis sur
le débat qui opposa les conceptions de Romain Rolland et de Freud sur la mystique (p.
1031-3). Denys Turner, dans une étude approfondie de métaphores mystiques, après
avoir constaté cette situation, — «we may note the vast body of contemporary literature
which is preoccupied with the question of definition : ‘what is mysticism’» (p. 260),—
remarque sans ménagement «I do not know of any discussions which shed less light on
the subject of ‘mysticism’ than those many which attempt definitional answers to the
question ‘what is mysticism’?» (The Darkness of God, p. 2). Nous sommes donc devant
un objet très sollicité dont le statut est ambigu. Si la mystique fait ainsi problème, il
conviendra d’élaborer la question en problématique : de tenter de cerner, dans le
discours sur la mystique, ce qui fait problème pour les énonciataires9 (c’est la question
de l’épistémologie10 de la lecture) et de voir si le problème se retrouve chez les
énonciateurs ou provient bien effectivement de leur discours. Nous abordons donc la
problématique socio-littéraire de la réception par la théorie de l’énonciation.
Ce qu’on entend par «mystique» a varié selon les époques et les systèmes d’idées
dans lesquels elle s’est inscrite. C’est ce qu’énonce Michel de Certeau dans l’article
qu’il signe pour l’Encyclopœdia Universalis : «on ne saurait entériner la fiction d’un
discours universel sur la mystique»11. On doit d’ailleurs à Michel de Certeau d’avoir
bien mis en évidence le changement de sens qui s’opère dans le mot «mystique» au
moment de sa substantivation12. D’autres études récentes ont montré une coupure
9
«l’énonciataire correspondra au destinataire implicite de l’énonciation, à la différence du narrataire (Le
lecteur comprend que…) qui est reconnaissable comme tel à l’intérieur de l’énoncé. [… ] l’énonciataire
n’est pas seulement le destinataire de la communication, mais aussi le sujet producteur du discours, la
lecture étant un acte de langage au même titre que la production du discours proprement dite. (Greimas et
Courtés, p. 125)
10
Dans cette thèse, le terme épistémologie est entendu comme éthique de la connaissance en général ou
comme l’attitude épistémique éthique du sujet (de l’énonciation) — et non dans sons sens plus strict
d’épistémologie scientifique qui vise à juger de la valeur de la connaissance d’une science ou d’une
discipline particulière.
11
De Certeau, «Mystique», EU, p. 1032.
12
Cette idée est élaborée surtout dans «“Mystique” au XVIIe siècle : la problème du langage mystique» et
résumée notamment dans l’article «Mystique» de l’EU : «au XVIIe siècle seulement on se met à parler de
“la mystique”, le recours à ce substantif correspondant à l’établissement d’un domaine spécifique.
15
Auparavant “mystique” n’était qu’un adjectif qui qualifiait autre chose et pouvait affecter toutes les
connaissances ou tous les objets, dans un monde religieux».
13
En plus de La fable mystique de De Certeau, deux études des années 1990, provenant de milieux
académiques différents, convergent dans leurs résultats, celles de Mino Bergamo (Université de Udine,
Italie et École des Hautes Études en sciences sociales, Paris) et de Denys Turner (Université de
Birmingham, Grande-Bretagne). Ce point sera élaboré dans l’état de question.
14
Denys Turner, The Darkness of God : Negativity in Christian Mysticism, Cambridge University Press,
1998.
15
Michel de Certeau, «Mystique», EU, p. 1032.
16
Mino Bergamo, L’anatomie de l’âme, p. 180.
16
Alors que pour les anciens l’apophatisme est l’élément mystique lui-même en
tant que non-expérience (Turner), l’épistémè moderne17 semble avoir interprété la
mystique en termes d’expériences spéciales, réputées extraordinaires (sortant de
l’ordinaire), expériences aussi bien de la présence que de la transcendance de Dieu.
Cette idée d’avoir quelque conscience des «visites» de Dieu était autant étrangère à
Bernard de Clairvaux18 qu’à toute la mystique rhéno-flamande. Alors que l’apophatisme
semble bien être l’élément mystique dans la pensée théologique de la patristique au
Moyen Age, la notion psychologique d’expérience a pris le relais dans la définition
moderne de la mystique. Ce qui mène à deux conceptions ou modèles de la mystique
tout à fait différents, voire même à l’opposé l’un de l’autre : l’apophatisme niant la
possibilité de l’expérience mystique, c’est-à-dire de l’expérience du transcendant par le
sujet (du transcendant on ne peut faire aucune expérience, seulement la non-
expérience) ; le psychologisme admettant l’expérience du transcendant par le sujet. Pour
comprendre ce glissement dans les définitions de la notion de mystique, il faut donc
poser des questions préalables : Qu’est-ce qu’on entend par expérience? Et qu’est-ce que
le sujet réputé faire l’expérience?
17
Nous disons à dessein «l’épistémè moderne» et non «les mystiques modernes», parce que, comme on le
verra, l’interprétation moderne de la mystique est plus le fait des énonciataires que des énonciateurs qui,
eux, semblent conserver l’élément mystique qu’est l’apophatisme.
18
«Je confesse que j’ai eu, moi aussi, la visite du Verbe — je parle en insensé — et cela plusieurs fois. Et
bien qu’il soit entré souvent en moi, plusieurs fois je n’ai pas senti qu’il entrait. J’ai senti qu’il était venu,
je me rappelle qu’il était là ; parfois même j’ai pu pressentir son entrée, mais la sentir, jamais, et sa sortie
non plus» (Bernard de Clairvaux, Sermon 74 sur le Cantique).
17
19
«Est “spirituelle” la démarche qui ne s’arrête pas à un moment [...] qui ne s’égare pas dans la fixation
imaginaire [...] Elle est critique [...] Elle relativise l’extase [...] comme un signe qui devient un mirage si
on s’y fixe» (EU, p. 1034-3)
20
Par attitude épistémologique, nous entendons à peu de chose près ce que Raymond Lemieux entend par
sujet épistémique (L’intelligence et le risque de croire, Fides, 1999 p. 48), soit l’attitude critique du sujet
envers sa propre activité épistémique, ce qui constitue l’attitude épistémique éthique du sujet.
21
À la lettre : pâtir Dieu, souffrir Dieu, passion de Dieu. Le terme est usité dans la littérature sur la
mystique. Par exemple, le DSAM traite de «L’union théopathique» (article «Mystique», col. 1965-1978).
Le littéraire Jean-Noël Vuarnet a traité de ce sujet avec un rare bonheur («Remarques sur les états
théopathiques», L'infini, no 5 (1984) et dans Extases féminines, Paris, Hatier, 1991).
22
Par l’expression «l’élément mystique», nous faisons écho à L. Wittgenstein : «Il y a assurément de
l’inexprimable. Celui-ci se montre, il est l’élément mystique» (Tractatus, § 6.522 souligné dans le texte).
18
Le sujet en question
23
La sémiotique s'est inspirée, dans l'articulation de son cadre conceptuel, de la psychanalyse (surtout
lacanienne), de la linguistique (Saussure, Hjelmslev, Benveniste) de l'anthropologie sociale (Lévi-Strauss,
Dumézil), de la phénoménologie (Merleau-Ponty, Husserl) et même des mathématiques (théorie des
catastrophes de René Thom). À son tour, «elle s'est révélée très puissante en tant que méthodologie
générale des sciences humaines et en tant que modèle de description du phénomène humain et de ses
productions discursives et culturelles». (Parret, EPU, 1990,p. 1361-1362). La psychanalyse lacanienne est
elle-même redevable à la pensée de Lévi-Strauss ; son développement a été «entièrement dépendant de sa
réflexion sur le langage (Chemama, Dictionnaire de la psychanalyse, p. 225) ; elle a, dans son élaboration
théorique, construit une anthropologie à laquelle se réfère nombre de théoriciens des sciences humaines,
dont des sémioticiens.
24
Ce qui relève de l'irrationnel dans le paradigme de la rationalité scientifique peut être considéré, d'un
autre point de vue, comme une forme de rationalité différente. Il ne faut pas confondre le concept de
«rationalité» avec «la pratique exclusive d’une forme de rationalité, la raison raisonnante» (comme
l’exprime bien Geninasca, La parole littéraire, p. 5) de la rationalité techno-scientifique.
19
L'un et l'autre paradigmes pèchent par leur prise de position axiologique (l'un
mélioratif l'autre péjoratif) non thématisée, avant même de poser et d'observer l'objet ;
25
«[...] irruptions involontaires dans le discours, selon des processus logiques internes au langage,
permettant de repérer le désir» (Chemama et Vandermersch, p. 139).
26
Michel de Certeau dénonce cette attitude qui a eu cours, du XIXe à la première moitié du XXe s. :
«Finalement, l’observation médicale ou ethnologique s’égare moins que ne le fait le théologien patenté de
l’époque, le père Auguste Poulain, lorsque, pour rendre compte du sens de la mystique, il déploie sans fin
une collection de stigmates, de lévitations, de «miracles» psychologiques et de curiosités somatiques»
(EU, col. 1033-2). Le signataire de l’article «Phénomènes mystiques» du DSAM, Jacques Gagey, est
conscient que «sa manière de faire», essentiellement épistémologique, «décevra l’attente des “croyants”
qui voudraient que leur soit tenu un discours psychologique explicitant rationnellement le rapport des
phénomènes mystiques à un noyau de positivité essentielle» (DSAM, vol. 12 (1), 1984, col. 1260 ;
(«croyants» est mis entre guillemets par Gagey). Au-delà des erreurs d’une certaine théologie, De Certeau
reconnaît l’enjeu de cette épistémè pour la foi, pour les «croyants» : «Les croyants n’en viennent-ils pas à
confondre la mystique avec le miracle et l’extraordinaire?» (EU, col. 1033-2).
20
27
Voir supra note 19.
28
Raymond Lemieux, L’intelligence et le risque de croire, p. 41-42 (souligné dans le texte).
29
Par instance, nous entendons indiquer que l'«inconscient» n'est pas une substance et que la psychanalyse
n'en fait pas une hypostase. «L'inconscient n'est pas un être mystérieux caché en chacun de nous»
(Chemama, Dictionnaire de la psychanalyse, p. 225). Par instance irrationnelle, nous entendons indiquer
que l'irrationalité, (considérée comme le contraire de la rationalité, mais qui peut tout aussi bien être
considérée comme une autre forme de rationalité), est une structure dynamique du sujet humain, c'est-à-
dire qu'elle entre en interaction avec les autres instances de la structure humaine : «la science laisse hors
d’elle-même tout le champ de l’irrationnel d’où l’humanité se constitue comme son propre principe à elle-
même» (Saint-Girons, «Sujet», EU, col. 806-1). Réintégrer l'instance irrationnelle sans retourner à une
irrationalité non consciente ou non critiquée nous paraît remplir le programme proposé par M. de Certeau
d'une «réintégration qui liquide le passé sans en perdre le sens» («Mystique», EU, col. 1036-3).
30
À moins de mauvaise foi, la connaissance de l'instance inconsciente entraîne sa reconnaissance,
l'assomption du sujet de l'inconscient, et l'obligation d'en assumer les conséquences. Non reconnue,
l'instance irrationnelle est aisément exploitable par les idéologies.
21
Cette nouvelle façon de penser l'humain, cette anthropologie, peut être dite non
substantialiste. Elle se base sur la fonction symbolique de l'humain ou sur le langage, et
c'est pourquoi ce paradigme est dénommé «langagier». Dans cette anthropologie, le sujet
n'est pas une substance, (aussi subtile qu’on puisse l’imaginer), il n'est même pas
substantiel31. Dans cette anthropologie, la subjectivité est le produit du langage qui,
dans ses multiples formes symboliques (l'Autre32), toujours précède et englobe
l'individu. Plusieurs chercheurs jalonnent le parcours de l'assomption du sujet dans la
pensée occidentale. Émile Benveniste, linguiste dont les travaux sur les langues
naturelles et l'énonciation ont eu un retentissement important dans les sciences
humaines, est des plus explicites :
c'est dans et par le langage que l'homme se constitue comme sujet ; parce
que le langage seul fonde en réalité ... le concept d'ego. [...] nous tenons
que cette subjectivité, qu'on la pose en phénoménologie ou en
psychologie comme on voudra, n'est que l'émergence dans l'être d'une
propriété fondamentale du langage. Est ego qui dit ego 33.
31
C'est d'ailleurs l'un des aspects tragiques de la condition humaine que cette conscience de sa propre
inconsistance.
32
L'Autre, «lieu où la psychanalyse situe [...] ce qui, antérieur et extérieur au sujet, le détermine
néanmoins» ; «l’Autre, à la limite, se confond avec l’ordre du langage» (Chemama et Vandermersch,
article «Autre», Dictionnaire de la psychanalyse, p 39, 40). Raymond Lemieux indique l’articulation de
l’Autre au sujet : l’Autre désigne «l’instance de l’altérité comme telle, l’instance qui actualise dans le
langage la possibilité du sujet» (Lemieux, «La fable du corps...», p. 289 note 7), «l’instance d’où peut
s’établir, pour le sujet, une “antériorité fondatrice” à partir de laquelle un ordre temporel et une
communauté humaine sont rendus possibles» (Lemieux, «Théologie de l’écriture ...», p. 225 ; Lemieux
cite ici Dany-Robert Dufour).
33
Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, p. 259-260. Le titre général de cet ouvrage de
Benveniste, qui est une collection d'études déjà publiées indépendamment, ne rend pas compte du point de
22
le sujet est ce qui est supposé par la psychanalyse dès lors qu'il y a désir
inconscient [...] Ce sujet du désir est un effet de l'immersion du petit
d'homme dans le langage35.
Dès l'article sur «Les complexes familiaux», une idée nouvelle, absente de la
Thèse [de Lacan, 1932], est introduite : l'être humain n'est pas seulement, par
essence, un être social, mais il est un être social dans la mesure où il n'est pas
vue anthropologique de son travail. L'étude à laquelle nous nous reférons ici était intitulée : «De la
subjectivité dans le langage» et a été publiée dans le Journal de psychologie (PUF) en 1958.
34
Nous avons choisi de nous référer à la psychanalyse lacanienne plutôt que de nous en tenir à une
psychanalyse plus strictement freudienne parce que l’élaboration de Lacan, qui est d’ailleurs une lecture
de Freud, permet une visée anthropologique. Et c’est pourquoi nous nous référons au dictionnaire de
Chemama et Vandermersch, parce qu'il présente une orientation lacanienne explicite.
35
Chemama, «Langage et inconscient», Dictionnaire de la psychanalyse, p. 225 et «Sujet», p. 415.
36
Par exemple et encore, «le sujet est par essence ce qui échappe à la définition» (Saint-Girons, article
«Sujet», EU, col. 806-1).
37
On l’a vu dans la définition du Dictionnaire de la psychanalyse de Chemama et Vandermersch.
Remarquons tout de suite qu’il en est de même pour le sujet de l’énonciation (qui nous occupera plus
loin), sujet supposé par le discours.
23
38
Bertrand Ogilvie, Lacan : la formation du concept de sujet (1932-1949), p. 88-89.
39
Ogilvie, p. 92.
24
hors du langage aussi bien, la catégorie de la personne», observe Benveniste (op. cit. p.
263). La conscience et le sentiment de soi prennent dès lors toute la charge connotative
de produit, mais aussi d’impression factice, voire d’illusion (ou méconnaissance). Ainsi,
l'une des contributions importantes, pour ne pas dire essentielles des sciences humaines
qui se situent dans ce paradigme, peut être vue comme une leçon d'humilité à un moment
de l’histoire où la vanité humaine atteint des proportions inhumaines.
Dans le paradigme langagier, le sujet n'a pas d’autre substance que langagière,
que ce qu’il peut dire (penser) de lui; il n’existe pas par soi-même, mais dans et par
l'Autre et les autres, autrement dit dans l'intersubjectivité40. Dans ce paradigme, la
subjectivité est donc construite dans et par l'intersubjectivité, puisque le langage se
déploie dans le rapport des subjectivités entre elles et avec l'Autre. C'est d'un
renversement complet qu'il s'agit en regard d'une anthropologie expressionniste et
substantialiste du sujet de conscience qui considère le langage comme l'expression d'une
subjectivité qui serait quelque chose de pré-existant au langage. Dans le paradigme
langagier, la subjectivité elle-même est intersubjective, l'intersubjectivité est la nature du
sujet. Cette idée n'a pas échappé à Benveniste, qui reconnaît que «la condition
d'intersubjectivité» est la condition qui «seule rend possible la communication
linguistique» (op. cit. p. 266), ni à Lacan pour qui «la nature de l'homme c'est sa relation
à l'homme»41.
40
Penser l'humain comme sujet, c'est le penser en dépendance. «Il n'est point de sujet sans dépendance
affirmée...» («Sujet», EU, col. 805-2).
41
Lacan, Les Écrits, 1966, p. 88 cité par Ogilvie, op. cit. p. 51. Voilà un énoncé très lévi-straussien.
42
Conformément à la conception lacanienne que nous venons de voir selon laquelle «par-delà la
discontinuité très relative qui sépare la nature de la culture» c’est une «discontinuité radicale qui sépare la
culture de la fonction subjective» (supra p. 21). Lemieux rend compte d’ailleurs du rapport dialectique qui
s’instaure en conséquence entre culture et subjectivité : «Le sujet, c'est précisément ce en quoi quelque
25
chose de l'homme échappe à l’institution et travaille cette dernière de son désir» (Folie, mystique et
poésie, p. 30).
43
Dany-Robert Dufour (citant Lacan informellement), Les mystères de la trinité, p. 97.
44
F. Martin, Pour une théologie de la lettre, p. 359.
45
Désir du sujet thymique en quête de sentiment d’identité et de jouissance dans une dynamique
d’autoréférentialité.
26
pour l’élaboration symbolique dont, au premier chef, l’identité même du sujet. Il n’y
aurait que le vide de l’émotion non parlée, non signifiante. Le travail de symbolisation
opère une autre coupure que la division intime du sujet : le langage, médiatise désormais
le rapport du sujet parlant à la réalité du monde et des autres. Le mode de relation
d’identification, voire d’incorporation qui était celui de l’infans produisait une
impression de prise directe ou immédiate sur la réalité. L’entrée dans le langage sépare à
tout jamais celui qui parle de la chose, produisant une seconde perte, celle du rapport
immédiat à la réalité.
C’est le langage qui produit le désir et le désir qui produit le sujet (le sujet est
toujours sujet de désir). Le désir est structurel, structure constituante de l'architecture
humaine, et non expression d'un sujet qui se constituerait sans lui ou avant lui (le sujet
n’existe pas avant ou sans le désir). Pour tenter de décrire la structure qu’est le désir, la
psychanalyse lacanienne a eu recours à des métaphores topologiques : la faille, la fente,
le trou, le vide. La faille (étymologiquement le «manque») ou le défaut (le défaut est le
fait que quelque chose manque) qui fait l’humain rend bien cette idée que nous venons
de voir thématisée comme «question de la déficience humaine». L’image de la faille
entraîne une autre conséquence : l’humain est divisé par la faille, fissure ou cassure. Le
désir structurel ou structurant l'humain peut donc être imaginé comme une faille, un
abîme creusé au coeur de l'humain, qui divise le sujet humain et par là lui interdit l’accès
à la totalité et à la jouissance46 pleine. Le sujet se ressent comme incomplet, comme une
partie qui cherche l'(autre/Autre) partie — qui cherche à vivre malgré sa condition
tragique de désunion. Le sujet, construit autour d'une faille, abritant une faille, est aussi
par conséquent faillible47. La cohérence totale lui est inaccessible, non seulement dans le
sentiment qu'il a de lui-même mais aussi dans ses actions, ses productions, aussi intimes
soient-elles. Séparé de la totalité sous toutes ses figures: le bonheur (parfait), l'identité
(sûre), l'autonomie (entière), la vie (éternelle, au sens d’immortalité), il aspire à toutes
46
Par jouissance, il faut entendre les «différents rapports à la satisfaction qu’un sujet désirant et parlant
peut attendre et éprouver de l’usage d’un objet de désir [...] Ce terme se distingue donc de son emploi
commun, qui confond la jouissance avec les aléas du plaisir.» (Chemama et Vandermersch, Dictionnaire
de la psychanalyse, article «Jouissance», p. 204-205.
47
«Car le bien que je veux, je ne le fais pas, mais le mal que je ne veux pas, je le pratique» (Romains 7,
19).
27
ces figures de la perfection, de la totalité, mais il ne peut pas les réaliser... à moins de ne
plus être humain, de quitter la condition humaine. Le défaut fait l'humain48 ; on peut
l'accepter ou ne pas l'accepter — comme on peut accepter ou ne pas accepter Dieu. La
réalisation du désir de parfaite autonomie, l'homme occidental se l'est figurée notamment
dans les mythes lucifériens et faustiens et maintenant dans les «mythes» techno-
scientifiques (manipulations génétiques, clonage, etc.). En même temps que la
technologie rend possible la destruction (totale) du monde, la rationalité qui la supporte
rend possible aussi la destruction de l'humanité, du défaut qui fait l'humain. C'est au
moment où on s’approche, dans les sciences humaines, de la connaissance de ce qui fait
l'humain, de la condition de sujet, que la culture scientifique oppose une résistance
viscérale à cette condition, qu’on n’accepte pas d’être sujet, et par conséquent humain,
— et qu'on en a le pouvoir49. Jamais le désir d'être Dieu n'aura été plus fort.
Par contre, «ce qui échappe» du sujet constitue un «plus», un surplus qui le
rattache à une totalité. Le sujet peut être considéré comme une totalité (inchoative) dans
la mesure où il se constitue de la quête de ce qui lui manque, de ce qui lui est extérieur.
C’est une partie de l’apport lacanien à l’anthropologie :
48
Dans une lecture sémiotique de textes de la tradition traitant du péché originel, Le péché originel :
naissance de l’homme sauvé, Louis Panier repère exactement cette idée d’un «défaut» qui fait l’humain,
d’un «péché» qui rend possible «l’homme sauvé». Pour le concile de Trente, le péché originel «n’est pas
une maladie héréditaire, il est le “défaut” relatif à l’établissement, au placement, dans la chair, d’un sujet
appelé et nommé par la parole. La génération achoppe à pouvoir établir ce sujet, elle en porte la blessure,
elle répète le refus de cet établissement par la parole d’un Autre et reproduit la tentative indéfinie de s’en
passer [...]» (p. 75). Avec l’analyse de Romains 5, Louis Panier attire l’attention sur l’idéologie d’une
mythique perfection de l’humain, d’une condition originelle paradisiaque : «La loi [...] laisse entendre
qu’il pourrait y avoir un humain sans péché et sans mort ; elle fomente ainsi toutes les images d’un état
“paradisiaque”, et d’un salut imaginaire.» (p. 126).
49
De toutes sortes de manière : physiquement par les manipulations génétiques, dont le clonage qui permet
d’espérer une sorte d’immortalité ; culturellement, c'est aussi au moment où on commence à comprendre
ce qu’est le langage et le discours humain que le sujet s’aliène dans la consommation qui fait
paradoxalement du texte, d’un objet qui relève par excellence du champ de l’Autre, un objet de
renforcement narcissique.
28
beaucoup plus que lui-même : c’est avant tout une activité qui à la fois
suppose et reproduit en se déployant un milieu, c’est-à-dire un système
de relations, de significations et d’éléments intégrés formant une
totalité50.
50
Ogilvie, p. 62.
51
La Relation de 1654, p. 26.
52
Article «Sujet», p. 415.
29
(comme l’être, considéré comme état et non comme faire, fut-il matériel ou spirituel, ou
à quelque notion substantialiste comme l’âme) ni à une structure autonome. Nous
pensons que la plupart des malentendus concernant la spiritualité dans notre épistémè
proviennent de la confusion entre le moi et le sujet. Dans la conception moderne qui est
encore la nôtre, le sujet est un sujet de conscience qui revendique l’autonomie et
l’individualité ; il refuse l’assomption de l’«as-sujet-tissement» qui fait le sujet. Il n’est
pas question de dénier ici le progrès pour la personne humaine que représente la fin de
l’assujettissement pour des raisons ontologiques (qui permettent de penser que des sujets
sont supérieurs aux autres de par leur nature). Mais la perspective moderne a si bien
intégré la psychologisation du sujet humain, qu’elle ne peut imaginer, comprendre ou
admettre que le sujet puisse être autre chose et plus qu’un «moi». Ce que nous appelons
la psychologie est, pour l’essentiel, une psychologie du «moi», visant à renforcer le moi
pour le rendre plus autonome et individuel et augmenter ses capacités d’adaptation53 aux
conditions de son milieu de vie.
S’il est plus facile de donner une définition négative qu’une définition positive
du sujet, c’est qu’il n’est pas possible d’arrêter l’identité du sujet qui est inchoative, en
perpétuelle construction, en transformation. «Le travail d’une psychanalyse, selon Freud,
est bien d’ouvrir la porte à ce sujet toujours appelé à advenir» (Dictionnaire de la
psychanalyse, p. 417). Le modèle anthropologique proposé par la psychanalyse se
présente ainsi en compatibilité avec la spiritualité, qui est aussi travail du sujet. Le sujet,
comme nous l’avons vu également, et en raison même de son inchoativité, est un
surplus ; il ne peut être restreint au moi dont il dépasse les limites. S’il ne se loge pas
dans le moi, le sujet appartient à un ailleurs, le lieu de l’Autre. D’une certaine manière,
le sujet, à l’image de l’Autre, transcende le moi et c’est en quoi il est capable de Dieu.
53
Le lecteur pourra se surprendre que nous accordions une valeur négative à la sacro-sainte «adaptation».
Le milieu de vie du sujet humain étant constitué en grande partie d’élaborations humaines, et donc sujettes
à des conditions d’origine humaines (politiques, idéologiques, économiques), nous pensons effectivement
que l’adaptation n’est pas une valeur à tout prix. La notion d’adaptation ne peut être transférée directement
du champ biologique au champ sociologique. Si l’humain peut atteindre, en vertu de sa fonction
symbolique, une liberté et une responsabilité, il peut arriver que l’adaptation ne soit pas la solution aux
problèmes humains et qu’elle entrave au contraire la transformation qui s’imposerait.
30
La question du moi est critique en spiritualité, cruciale autant que malaisée. Les
mystiques malmènent le moi, une attitude viscéralement refusée par l’épistémè
contemporaine toute centrée sur le moi. Si on est de culture catholique, on traitera de
jansénisante une attitude négative envers le moi ; sinon, on y verra une aberration
moralisatrice, une «preuve» de la propension culpabilisante de la tradition judéo-
chrétienne. C’est l’une des contradictions que rencontre la spiritualité dans notre
épistémè : beaucoup de principes spirituels provenant soit de nouvelles spiritualités, soit
de spiritualités traditionnelles réinterprétées, demeurent centrés sur le moi, alors que les
sources desquelles ils s’inspirent professent unanimement un anti-égotisme radical. La
notion de sujet ouvre un tout autre espace et permet d’articuler anthropologiquement des
notions théologiques et spirituelles sans buter sur l’aporie du moi. L’anthropologie du
sujet s’avère opératoire en théologie, parce qu’elle laisse de la place pour Dieu sans
normalisation ou moralisation. En effet, si le sujet humain peut se créer lui-même et se
suffire à lui-même, s’il est une totalité autosuffisante, il n’y a pas de place pour Dieu.
Mais s’il admet une transcendance dans sa propre structure, il y a alors place pour les
figures de l’Autre.
54
Le Séminaire, livre II, cité dans le Dictionnaire de la psychanalyse, article «Moi», p. 256.
31
mystère. Et par résistance au mystère nous n’entendons pas le refus légitime du défaut
d’explication. Les résistances au mystère proviennent plus fondamentalement du refus
(et donc du désir inverse) de cette situation de partialité et d’assujettissement du sujet
humain à un ordre qui le dépasse (l’Autre). La psychanalyse et la théologie, selon leur
point de vue respectif, s’intéressent justement au problème qui reste après l’explication
scientifique ; Ludwig Wittgenstein n’avait-il pas lucidement reconnu que «même si
toutes les possibles questions scientifiques ont trouvé leur réponse, nos problèmes de vie
n’ont pas même été effleurés55»?
Lorsque Michel de Certeau laisse échapper une définition (une seule) de la mystique
dans son article de l’Encyclopœdia Universalis, c’est à cette notion de perte du moi qu’il
fait référence : «la conscience, acquise ou reçue, d’une passivité comblante où le moi se
perd en Dieu» (col. 1032-3). Tout se passe comme si il y avait une relation conflictuelle
entre le moi et la spiritualité moderne. Nous verrons, au cours de cette thèse, comment
ce thème se déploie dans le discours de Marie de l’Incarnation (mystique du XVIIe
siècle) et comment il est possible d’interpréter en termes épistémiques la confusion que
provoque le moi moderne dans la mystique chrétienne.
55
Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, 1961, § 6.521 (souligné dans le texte).
56
Bergamo, La science des saints, p. 18.
32
Le sujet mystique
désir d’unité, unité du sujet et union à Dieu. La mystique rendrait donc compte d’une
problématique anthropologique fondamentale, celle du désir, opérateur d’humanisation
ou du devenir humain, l'opérateur majeur de la dynamique humaine. Il semble que dans
le passé de l'Occident ce soit les spirituels et les mystiques qui en aient rendu compte au
point qu’on puisse les en considérer comme les théoriciens dans l’épistémè pré-
analytique. C'est sans doute aussi pourquoi les psychanalystes ont été et sont encore des
lecteurs avertis de la littérature mystique.
34
Le désir de l’Autre
En tant que désir de Dieu, le désir mystique a une spécificité : il est désir de
l’Autre. L'instance symbolique, dénommée le grand Autre (l'Autre) est tierce dans
63
Dans cette thèse, nous tenons pour acquis l’intégration des postulats psychanalytiques à de nombreux
secteurs des sciences humaines et littéraires françaises. La relation réciproque des sciences humaines et de
la psychanalyse ne fera donc pas l’objet d’une discussion mais sera posée comme postulat
méthodologique. Nous dirions, plus simplement, comme Philippe Lejeune en avant-propos du Pacte
autobiographique : «j’étais guidé par ce que chacun a pu aujourd’hui assimiler de la psychanalyse» (p. 9).
64
Un énorme travail en ce sens a été accompli en ce qui concerne les Écritures saintes, notamment par le
Centre d’analyse du discours religieux (CADIR) de Lyon, mais moins sur les textes de la tradition.
35
Le désir d’unité
65
Ces manifestations extraordinaires qui accompagnent la mystique ne doivent pas être pour autant
déconsidérées. Dans une épistémè qui fait place à une catégorie «surnaturelle», ces manifestations ont
entraîné dans une impasse la spiritualité chrétienne. Cependant, dans le paradigme que nous adoptons,
elles prennent une toute autre dimension comme manifestations du désir dans le corps.
36
mystères de la trinité). Nous y reviendrons plus en profondeur après l’analyse des textes,
lors de l’interprétation des résultats. Disons dès maintenant que le désir unaire
représenterait la première dynamique du sujet du désir dans le langage, la jouissance de
l’autoréférentialité. Le sujet jouit de pouvoir (penser)-être je — ou — un je. Le désir
unaire est le désir du sujet thymique en quête de sentiment d’existence et d’identité,
existence et identité étant concomitantes (être un), — en quête de jouissance dans une
dynamique d’autoréférentialité. Les faits de langage tautologiques en portent la trace. Le
désir unitaire représenterait la seconde dynamique du sujet du désir dans le langage,
conséquente à la division du sujet et à la séparation du sujet et de l’objet. Le désir
unitaire est celui du sujet thymique en quête de sentiment d’union (faire un) et de
jouissance dans une dynamique de fusion.
66
Nous utiliserons le terme «textes épistémiques» pour rendre compte des textes qui se donnent et sont
reconnus comme références, c’est-à-dire comme représentatifs de notre épistémè. Ce point sera explicité
dans l’état de la question.
37
Marie de l’Incarnation
Le sujet mystique qui retiendra notre attention et dont nous ferons la lecture —
(si le sujet peut s’écrire, il peut aussi se lire) —est l’ursuline Marie de l’Incarnation
(1599-1672). Plusieurs raisons ont motivé notre choix. Sur le plan méthodologique, nous
avions deux options : ou bien nous arrêter sur un cas et l’observer plus à fond, ou bien
sélectionner un échantillon assez large de discours mystiques. La seconde option posait
un problème de sélection des textes et des fragments à soumettre à l’analyse. Ce genre
d’enquête d’envergure nous paraîtrait réalisable soit dans le cadre d’une recherche
exploratoire, soit au contraire dans le cadre d’une recherche de longue haleine. Mais
tenter de vérifier notre thèse de cette manière aurait représenté un travail trop lourd dans
le cadre de ce travail de doctorat. Par contre et ultérieurement, une enquête transversale
à partir des résultats de cette thèse nous paraîtrait présenter intérêt et faisabilité. De plus,
en concentrant notre étude sur un cas particulier, nous respecterons une continuité dans
notre travail, notre mémoire de maîtrise ayant été consacré à une analyse sémiotique
38
d’un récit de vision de Marie de l’Incarnation67. Nous espérons faire avancer notre
travail avec un cadre théorique plus élaboré et une méthode davantage précisée. En
outre, Marie de l’Incarnation est une figure mystique reconnue dans la littérature sur la
mystique. Nous soulignions dans le mémoire la séduction qu’opère les «beaux textes» de
Marie de l’Incarnation68. Elle est amplement citée dans la littérature à titre d’exemple et
on le verra, dans certains des textes épistémiques que nous avons analysés, qui n’ont
pourtant pas été choisis sur cette base. Enfin, la focalisation sur un auteur mystique du
XVIIe siècle français, et qui plus est, une fondatrice de ce nouveau pays qui fut la
Nouvelle-France et qui est le Québec, nous a semblé pouvoir contribuer, bien
qu’indirectement, à l’histoire des mentalités puisque, c’est pour le moment une intuition,
et c’est une hypothèse que nous aimerions pouvoir vérifier éventuellement, la spiritualité
chrétienne au Québec nous semble être restée marquée par le XVIIe siècle français
jusqu’aux années soixante (1960)69.
La lecture sémiotique
67
Danielle Thibault, Une incursion sémiotique dans l’intimité de la relation mystique : analyse du récit de
la vision du mariage mystique de Marie de l’Incarnation, Mémoire de maîtrise, Université Laval, 2000.
68
Dans la littérature scientifique, lorsqu’il est question de l’ursuline, on a presque toujours un éloge à lui
faire. Par exemple, dans un inventaire étendu des autobiographies spirituelles chrétiennes à travers les
siècles, Marie de l’Incarnation est le seul auteur à propos duquel F. Vernet (DSAM, «Autobiographies
spirituelles», col. 1142) parle de «beaux textes».
69
La cause principale en serait la femeture du Québec sur son identité linguistique et religieuse, pour des
raisons de survie culturelle. Mais ce qui a bien servi une bonne cause s’est avéré plus tard nuire à
l’évolution de la spiritualité chrétienne en milieu québécois. Nous pensons que le rejet massif et viscéral
dont est l’objet la spiritualité chrétienne à l’heure actuelle au Québec est en fait le rejet d’une épistémè qui
date de plusieurs siècles.
70
Principalement dans La fable mystique (dorénavant notée FM), surtout la troisième partie : «La scène de
l’énonciation», p. 211-273.
39
l’investigation de la modalisation du sujet mystique n’a pas été reprise depuis ce travail
capital dont l’heuristique est loin d’avoir été épuisée. Nous travaillerons également en
continuité avec Jacques Geninasca (La parole littéraire), un théoricien important de la
sémiotique, sur la modalisation de l’identité du sujet du discours poétique en
l’appliquant au discours mystique et à son sujet. Et enfin, nous désirons nous situer dans
le prolongement du travail d’épistémologie de Raymond Lemieux sur les rapports entre
sciences humaines et théologie et, dans le champ de la mystique, faire suite à ses
réflexions sur les transactions entre écriture et lecture de la mystique71.
71
Principalement dans «Les mendiants de l’existence», Folie, mystique, poésie, 1988 et dans «Théologie
de l’écriture et écriture théologique», Laval théologique et philosophique, vol. 58, no 2 (2002).
72
L’énonciation est «le lieu d’exercice de la compétence sémiotique [et] en même temps l’instance
d’instauration du sujet (de l’énonciation)» (Greimas et Courtés, Sémiotique, article «Énonciation», p. 127);
«une instance linguistique, logiquement présupposée par l’existence même de l’énoncé (qui en comporte
des traces ou des marques» (ibidem, p. 126).
40
Il sera question dans cette thèse du discours dans sa forme écrite, de l’écriture
des mystiques. Il convient de préciser d’entrée de jeu que, par mystique(s), nous
entendons simplement le corpus dit mystique, les écrits reconnus comme tels par la
tradition et, par extension, les auteurs d’écrits mystiques. L’approche textuelle que nous
adoptons renverse le postulat habituel qui considère «mystique» l’écrit d’«un mystique».
Pour des raisons strictement méthodologiques, nous verrons ce point plus en détails dans
l’état de la question, cette conception n’aboutit qu’à des apories. Si, comme on le verra,
les auteurs mystiques ont un rapport ambigu avec l’écriture, il semble qu’il n’en va pas
de même pour le discours oral, particulièrement valorisé par les mystiques : «si j’avais
votre oreille», dit Marie de l’Incarnation à son fils, «il n’y a point de secret en mon cœur
que je ne vous voulusse confier74». C’est ce qui porte à penser que les mystiques se
contenteraient probablement de jouir sous l’effet du «sens vécu» (selon l’expression
chère à Michel de Certeau75), si ce n’était du désir de l’énonciataire.
73
«On peut identifier le concept de discours avec celui de procès sémiotique» et aussi «le discours peut
être identifié avec l’énoncé» (Greimas et Courtés, Sémiotique, article «Discours», p. 102).
74
Lettre CLIII, Correspondance, p. 517.
75
Article «Mystique», Encyclopœdia Universalis.
76
«Le sujet de l’énonciation [...] est un actant implicite logiquement présupposé par l’énoncé» (Greimas et
Courtés, p. 8). Le sujet de l’énonciation est «l’instance énonciative, la compétence discursive ou le sujet
que [le discours] présuppose nécessairement» (Geninasca, La parole littéraire, p. 83).
41
L’analyse sémiotique
77
Le terme technique /énonciateur/ sera toujours employé au genre masculin pour signifier sa neutralité,
sans tenir compte de la variable sexuelle, puisque l’énonciateur ne correspond pas uniquement à l’/auteur/
ou à un sujet humain empirique et n’a par conséquent pas de genre. (Ou encore il peut représenter un sexe
dans le discours, il peut être énonciateur féminin ou masculin, peu importe le sexe empirique de l’auteur).
Le problème ne se pose pas avec le terme /énonciataire/ qui est bivalent.
78
Nous sommes redevables pour l’aspect technique de l’analyse au travail de Catherine Kerbrat-
Orecchioni, L’énonciation, chap. 2 «De la subjectivité dans le langage : quelques-uns des ses lieux
d’inscription», p. 39-134.
42
La structure d’énonciation
Nous avons vu que dans le paradigme langagier le sujet est pensé comme une
instance intersubjective. Il semble que l'intersubjectivité occidentale se construise dans
le rapport du sujet, à lui-même, à l'autre (sujets et objets) et à l'Autre. Le discours porte
la mise en scène de la structure intersubjective de l’énonciation. C’est pourquoi l’analyse
de la mise en scène de l’énonciation devrait permettre de saisir quelle est la structure
d’énonciation particulière au sujet mystique. Il apparaîtra notamment que le sujet
énonciateur mystique se rapporte à l'Autre dans toutes ses relations, avec lui-même et
avec l'autre, sujets et objets, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour le sujet
énonciataire mystique.
La modalisation
79
L’existence modale est «instauratrice du sentiment d’identité du Sujet et de réalité du monde»
(Geninasca, La Parole littéraire, p. 253).
43
avoir d’existence modale et par conséquent pas d’identité du sujet (Geninasca, p. 253).
«Sans structure modale intersubjective, il n’est pas de communication contractuelle»
(Geninasca, p. 43). En effet, pour le dire simplement, le sujet ne peut exister sans être et
sans faire, et sans un mode quelconque d’être ou de faire (sans vouloir, pouvoir, devoir
ou savoir). Greimas et Courtés pensent que la modalisation est préalable («en amont»)
ou un préalable (une condition) à l’énonciation : «Si l’on veut inscrire la compétence
[qui est une structure modale] dans le processus général de la signification, on doit la
concevoir comme une instance située en amont de l’énonciation» (Greimas et Courtés,
p. 54). La modalisation est non seulement un facteur important de la construction du
sujet sémiotique, mais, c’est ce qu’avance Jacques Geninasca (que nous suivrons jusque
là), «l’existence modale fonde le sens80» même. Selon Jacques Geninasca, la
modalisation est non seulement préalable à l’acte lui-même, et alors a fortiori à l’énoncé
comme résultat de l’acte de discours, mais «préalable à l’expérience même» (Geninasca,
p. 254), ce qui est lourd de conséquences pour la notion d’expérience dans la question
mystique.
80
«Désignons par “existence modale” l’ensemble des relations de nature thymique ou pathémique, qu’un
Sujet est susceptible d’entretenir avec une chose [...] Instauratrice du sentiment d’identité du sujet et de
réalité du monde [...] » (Geninasca, La parole littéraire, p. 254). «L’assomption en tant qu’acte
instaurateur du croire, a pour effet ... de poser au double sens d’instaurer et de reconnaître, les valeurs,
mais elle n’est elle-même pensable que par rapport à l’existence de modalisations qui lui sont logiquement
antérieures» (p. 31). C’est ainsi que Geninasca propose de reconnaître dans la modalité du croire «le mode
d’inscription d’un sujet (ou d’une configuration de sujets) sur la dimension du vouloir» (p. 94).
44
C’est notamment par les procédés énonciatifs appelés modalisateurs que le sujet
s’inscrit dans son énoncé — ce qui permet de repérer son identité — et qu’il se situe par
rapport à son énoncé81 — ce qui permet de repérer son attitude épistémique. Par attitude
épistémique, rappelons que nous entendons la disposition qui motive consciemment ou
inconsciemment l’activité et le comportement épistémique du sujet — la disposition,
dans son sens de tendance, étant elle-même sous-tendue par le désir du sujet. L’attitude
épistémique est nécessairement celle d’un sujet modalisé dans son activité épistémique :
par exemple, un sujet du désir de savoir (qui veut savoir) ou un sujet du savoir (qui peut
savoir ou veut pouvoir savoir).
81
«La modalité [...] repère l’investissement du locuteur dans son énoncé» (De Certeau, FM, p. 231).
82
De Certeau, «Mystique au XVIIe siècle : le problème du langage mystique», p. 267.
83
«l’acteur est une unité lexicale, de type nominale qui, inscrite dans le discours, est susceptible de
recevoir, au moment de sa manifestation, des investissements de syntaxe narrative [tels les rôles de
45
Comme le dit si bien Geninasca, «le discours n’est tout entier ni dans l’objet ni
dans le sujet» (Geninasca, p. 94 note 1). Et si, comme Certeau le théorise, la modalité est
située «à l’articulation du locuteur et de son énoncé» (FM, p. 231), on peut considérer
que la figure est à l’articulation du sujet de l’énonciation et de son énoncé, du sujet de
l’énonciation et de l’objet de son discours. La sémiotique considère la figure comme un
lieu «vide»84 pour signifier qu’elle est une place ou un espace que le sujet de
l’énonciation peut investir, où le sujet peut articuler et manifester son rapport à l’objet.
De plus, l’objet est la plupart du temps objet de valeur, donc le lieu d’une
axiologisation85, et ce, nous le verrons dans l’état de la question, même dans les textes
Destinateur, de Sujet opérateur, etc.]... et de sémantique discursive. Son contenu sémantique propre
semble consister essentiellement dans la présence du sème d’individuation qui le fait apparaître comme
une figure autonome de l’univers sémiotique. [...] Du point de vue de l’énonciation, on pourra distinguer
le sujet de l’énonciation, qui est un actant implicite logiquement présupposé par l’énoncé, de l’acteur de
l’énonciation : en ce dernier cas, l’acteur sera, par exemple, Baudelaire en tant qu’il se définit par la
totalité de ses discours» (Greimas et Courtés, p. 7-8, souligné dans le texte)
84
«le lieu vide où s’investissent et les formes syntaxiques et les formes sémantiques» (Greimas et Courtés,
p. 3). «On voit donc apparaître [...] une structure actorielle [...] les différents acteurs du discours étant
constitués en un réseau de lieux qui, vides de par leur nature, sont des lieux de manifestation des structures
narratives et discursives» (p. 8).
85
C’est ce que remarque également Kerbrat-Orecchioni : «la modalisation débouche souvent sur
l’axiologique» (L’énonciation, p. 145).
46
C’est, comme nous le verrons, l’une des caractéristiques du discours mystique que de
présenter discordance et ambivalence. Ce qui reflète donc bien le rapport du sujet
mystique à son objet : par exemple, le mystique dira qu’il ne peut pas dire ou que cela
(l’objet) ne peut être dit.
Notre postulat est que l’attitude épistémologique n’est pas exempte de désir.
Nous formulons l’hypothèse qu’il y aurait donc deux objets de désir différents dans
chacune des deux attitudes épistémologiques envers la mystique : le sujet lui-même
constitue l’objet dans le désir d’unité et l’Autre, bien entendu, dans le désir de l’Autre.
Le désir d’unité serait celui d’un sujet thymique en quête de sentiment d’identité et de
jouissance dans une dynamique d’autoréférentialité ; le désir de l’Autre serait celui d’un
sujet ayant assumé l’aspect thymique de son désir et l’ayant sublimé dans un univers
symbolique, dans une dynamique ternaire d’intersubjectivité.
86
Chemana et Vandermersch, Dictionnaire de la psychanalyse, p. 120.
87
Laurent Danon-Boileau, Le sujet de l’énonciation : psychanalyse et linguistique, p. 15.
47
Quant à nous, nous considérerons l’objet en tant qu’objet sémiotique et non dans
une perspective référentielle. L’énonciateur représente le poste où s’élabore le discours
comme objet sémiotique (textuel, oral, iconique, etc.). L’énonciataire représente le poste
de l’interprétation et de l’évaluation du discours, où s’actualise l’objet sémiotique dans
et par la lecture (qu’est-ce qu’un texte, en effet, s’il n’est pas lu? Rien de plus qu’un
objet qui comporte des virtualités sémiotiques).
Position de l’énonciataire
88
«On appellera énonciateur le destinateur implicite de l’énonciation, en le distinguant ainsi du narrateur
(tel «je» par exemple qui est un actant obtenu par la procédure de débrayage et installé explicitement dans
le discours)» (Greimas et Courtés, p. 125). Pour la définition de l’énonciataire voir la note 9 supra.
89
Le sujet de l’énonciation est «un actant implicite logiquement présupposé par l’énoncé» (Greimas et
Courtés, p. 8) ; «Le terme “sujet de l’énonciation” employé souvent comme synonyme d’énonciateur,
recouvre en fait les deux positions actantielles d’énonciateur et d’énonciataire» (Idem, p. 125).
48
conscience, dans l’ignorance ou l’évitement d’un large pan de l’activité humaine et donc
sans essai de théorisation de ce continent caché, ce à quoi vise de contribuer une
théorisation du désir. La plupart des études théologiques qui se sont intéressées au
«langage des mystiques» se sont rattachées à une conception expressionniste du langage,
sans visée anthropologique90. L'approche sémiotique de l'énonciation, qui partage la
perspective de l'anthropologie psychanalytique, permet d'atteindre ce niveau
anthropologique du sujet dit de l'énonciation, qui est nécessairement, comme on l’a vu
(supra p. 27), sujet de désir. La littérature mystique ayant fait l'objet d'enquête surtout au
poste de l'énonciateur, nous nous intéresserons donc particulièrement dans cette thèse au
poste de l'énonciataire, dans l'hypothèse que le rôle de l'énonciataire est tout aussi
important que celui de l'énonciateur dans l’écriture mystique. Nous proposons de
considérer que si «problème» mystique il y a, c’est d’un problème d’épistémologie de la
lecture qu’il s’agit, au poste de l’énonciataire donc, plutôt qu’au poste de l’énonciateur.
Nous avons proposé l’hypothèse qu’il y ait une disparité entre les désirs du
lecteur de la mystique et de l’écrivain mystique (supra p. 34), que les désirs ne
coïncident pas nécessairement. Plus précisément, si l’énonciateur mystique fait montre
d’un désir de structure trinitaire et d’une épistémologie assumée, ce ne serait pas
nécessairement le cas de l’énonciataire, qui peut en rester au désir d’unité. Si
l’énonciateur mystique traque l’illusion, l’énonciataire, lui, en est peut-être plein. Le
«problème mystique», que nous situons dans la lecture, dépendrait alors en grande partie
du désir d’unité de l’énonciataire, non conscientisé ni thématisé. En effet, lorsque le
désir d’unité n’est pas conscientisé dans une démarche scientifique, le sujet se retrouve
dans la difficulté de concilier un cadre épistémique rationnel avec l’effet de fascination
du désir d’unité. Nous pensons que dans la fascination pour la mystique comme pour le
sacré, c’est la fascination du désir d’unité qui se manifeste d’abord et surtout. Si comme
le soutient Pier Césarée Bori91, «c’est l’interprétation qui fait le caractère sacré ou
90
On en trouvera un bon exemple dans l’article «Mystique» du Dictionnaire critique de théologie que
nous analyserons dans l’état de la question.
91
L’interprétation infinie : l’herméneutique chrétienne ancienne et ses transformations, 1991, p. 132. Pier
Césarée Bori est professeur de philosophie morale à la faculté des sciences politiques de Bologne.
L’interprétation infinie est un ouvrage essentiel sur l’herméneutique chrétienne ancienne (de la patristique
au Moyen Age) : ses transformations, la rupture lors du développement d’une herméneutique moderne,
49
profane d’un texte», le caractère sacré ou mystique est attribué par l’énonciataire. C’est
pourquoi nous espérons contribuer, avec cette thèse, à une démythification de la
mystique : la conversion épistémologique réalisée par les énonciateurs mystiques
(chrétiens), du désir d’unité au désir de l’Autre, va dans le sens d’une démythification de
la mystique en tant que désir d’unité.
Comme nous l’aurons fait pour le poste de la réception, nous tenterons également
de cerner l’attitude épistémique de l’énonciataire au poste de la production de l’écriture
cette fois, à travers un texte de la littérature mystique, une lettre de Marie de
l’Incarnation. Cette partie de l’analyse fera l’objet de la première section du deuxième
chapitre consacré au discours de l’énonciateur (chapitre 2, 2.1 L’énonciataire dans le
discours de l’énonciateur mystique : la lettre CLIII de Marie de l’Incarnation à son fils).
mais aussi les persistances du modèle ancien, notamment dans le romantisme, où la sécularisation de
l’herméneutique coïncide avec la sacralisation du texte (le sacré n’est plus réservé à l’Écriture (sainte),
tout texte peut prendre une aura sacrée) — mais aussi dans la théorie du texte contemporaine.
50
92
Geninasca propose de reconnaître dans la modalité du croire «le mode d’inscription d’un sujet (ou d’une
configuration de sujets) sur la dimension du vouloir» (La Parole littéraire, p. 94). Autrement dit, il n’y a
pas de croire sans vouloir croire.
93
Pour l’élaboration de cette idée de «logiques» ou de «structurances» (structures structurantes) du désir,
nous sommes pleinement redevables à Dany-Robert Dufour (Les mystères de la Trinité, Le bégaiement
des maîtres).
94
Le fait est reconnu en science : «Le remplacement d’un paradigme par un autre ne s’effectue pas sur une
base entièrement rationnelle mais requiert un élément de conversion» (Dictionnaire d’histoire et de
philosophie des sciences, article «Paradigme», p. 720) ; «En autorisant à concevoir la part irrationnelle qui
concourt au développement scientifique, Khun a ouvert la porte à une analyse sociologique du
développement scientifique» (Whithley, DHPS, p. 721).
51
Sujet de l’énonciation
Énonciataire Énonciateur
lecture écriture
discours épistémique discours mystique
95
«We can define the information review as a document created by analyzing and synthesising the context
of an aggregate of primary sources so as to obtain the state, development, and possible ways of resolving a
particular problem» (Zdorov et Grechikhin, «Characteristics of the production of information reviews»,
Scientific and technical information processings, no 3, 1977, p. 45).
96
Ou, comme le dit Raymond Lemieux, à «rendre compte du mode de production de son langage»
(L’intelligence et le risque de croire, p. 48).
53
voir quelle construction s’élabore dans les textes sur la question de la mystique, quelle
attitude sous-tend cette construction — et surtout, quel est le rapport d’interdépendance
entre les résultats (l’état des connaissances, les concepts et les définitions) et l’attitude
épistémologique.
1.01 Hypothèses
C’est pourquoi, comme nous l’avons dit d’une manière qui aura pu sembler
provocatrice, nous ne tenterons pas tellement de savoir ce qu’est la mystique, c’est-à-
dire que ce n’est pas uniquement ni tant le contenu qui nous intéresse, ni de fixer un
contenu définitif à la notion de mystique. Notre discours se veut un discours de la
recherche plus qu’un discours du savoir. Notre programme dans l’état de la question ne
consiste pas dans la recherche de définitions, dans le but de fixer un objet de savoir ou
un savoir objectif. Notre programme consiste dans la recherche de l’attitude
épistémologique du sujet de l’énonciation des textes sur la mystique afin de pouvoir la
comparer avec celle du sujet de l’énonciation de la littérature mystique, dans le but de
vérifier une hypothèse centrale de notre thèse, que les désirs de l’énonciateur et de
l’énonciataire mystiques ne coïncident pas nécessairement — et qu’il y a peut-être bien
un malentendu dans la lecture de la littérature mystique. Nous nous demanderons donc
comment la question est traitée sur le plan du discours dans les textes de référence et de
synthèse. Nous pensons que l’attention à l’énonciation dans l’analyse des sources
secondaires devrait permettre de faire ressortir l’attitude épistémologique implicite, les
présuppositions, les rouages à l’œuvre dans les conceptions établies de la mystique97.
L’idée sous-jacente à cette approche est que, si on définit l’état par la manière d’être, ce
qu’on pense (le contenu) est déterminé par comment on le pense (l’énonciation du
97
Par exemple, une certaine littérature sur la mystique semble ne pas pouvoir échapper à
l’autoréférentialité et explique la mystique par la mystique. L’Encyclopédie des mystiques, que nous
analyserons dans l’état de la question, offre un bon exemple de cette position mystique unitaire, fondée sur
le désir d’unité du sujet.
54
1.02 Le corpus
En ce qui concerne les ouvrages de référence, nous avons limité la sélection des
textes à l’épistémè française. La sélection, effectuée sur une base de logique
documentaire (c’est ce que nous expliquerons tout de suite), a permis de constater une
percée du paradigme du langage dans l’épistémè générale (non spécialisée) française :
l’Encylopædia Universalis, un ouvrage de référence incontournable, a orienté son article
sur la mystique dans ce paradigme en le confiant à Michel de Certeau.
Nous avons donc procédé d’abord à l’investigation des textes qui se donnent et
sont reconnus comme références, c’est-à-dire comme représentatifs de notre épistémè, et
c’est pourquoi nous les dénommons «textes épistémiques». Ce genre de textes, appelés
en langage courant «ouvrages de référence», est thématisé en sémiotique comme
«discours référentiel» :
56
Nous pensons donc à des textes qui font déjà un état de la question et qui revendiquent
un statut d’autorité : des encyclopédies et dictionnaires, des introductions ou préfaces98 à
des ouvrages de référence spécialisés sur le sujet. La démarche de recherche de notions
ou de définitions commence par la consultation de tels ouvrages. Cette démarche, qui est
celle de tout lecteur averti sans être spécialiste, permet d’atteindre l’épistémè générale
d’une époque. Les connaissances plus avancées sur le plan scientifique, livrées par les
études spécialisées, devront être prises en compte, mais dans un deuxième temps,
puisqu’elles se situent à la marge de l’épistémè contemporaine, qu’elles ne sont pas
encore intégrées à l’épistémè commune. Il y a effectivement coexistence d’épistémès
différentes dans un même temps et un même espace socio-historique. La situation est
facilement constatable dans le domaine des sciences physiques mais elle existe tout
autant dans le champ des sciences humaines et religieuses. Nous pourrons d’autant
mieux évaluer par la suite quelles données ces connaissances plus avancées ajoutent,
quelles perspectives nouvelles elles ouvrent en regard de la problématique qui nous
occupe.
Dans un ouvrage de référence, aussi objectif prétende-t-il être, les matières sont
traitées selon un angle d’approche ou à partir d’un point de vue déterminé, qui peut être
scientifique, dogmatique, critique, de vulgarisation ou grand public, etc. Les textes à
soumettre à l’état de la question ont été sélectionnés dans l’objectif de présenter un
échantillon représentatif des orientations des publications de référence. Nous
consulterons donc une encyclopédie générale réputée, des dictionnaires ou
encyclopédies spécialisées dans des domaines où la mystique représente un champ
d’intérêt disciplinaire (philosophie, théologie, spiritualité, sciences humaines et sciences
98
Voir la justification de cette sélection plus loin, à la section «Le découpage des textes».
57
des religions). En général, les critères de sélection des ouvrages sont : la réception
(ouvrage encore en circulation ou réédité), la réputation (orthodoxie, expertise),
l’intertextualité (importance de l’ouvrage dans le réseau des citations). À ce niveau, soit
à celui des ouvrages de référence, seule l’épistémè de langue française a été retenue99.
1.03 La méthode
99
Nous travaillons dans l’épistémè française. C’est l’une des limites de notre étude. Il serait bien entendu
intéressant d’étudier d’autres épistémès. Mais, au niveau des ouvrages de référence ou du «discours
référentiel», l’épistémè représentée est globalement l’épistémè occidentale, les différences culturelles
occidentales ne jouant pas beaucoup à ce niveau de généralité. (Les ouvrages de référence de langue et de
culture italienne, espagnole, allemande ou anglaise, par exemple, appartiennent globalement à un même
paradigme).
58
à la thèse, ce qui correspond aux deux fonctions classiques de l’état de la question, mais
il contribuera également à valider et à construire le cadre théorique.
Nous avons affaire, dans cet état de la question, à des discours à dominante
cognitive. Greimas et Courtés indiquent quelques types de discours cognitifs : les
discours interprétatifs (critique littéraire, histoire, exégèse, etc.), les discours persuasifs
(pédagogiques, politiques, publicitaires, etc.) et les discours scientifiques. Les discours
que nous traitons dans notre état de la question appartiennent à l’épistémè scientifique.
Les discours scientifiques combinent les fonctions persuasive et interprétative : ils sont
persuasifs en tant que leur programme est démonstratif et argumentatif et ils sont
interprétatifs en tant qu’ils «[exploitent] les discours antérieurs considérés alors comme
discours référentiels»101.
100
Nous sommes redevables pour l’aspect technique de l’analyse au travail de Catherine Kerbrat-
Orecchioni, L’énonciation, chap. 2 «De la subjectivité dans le langage : quelques-uns des ses lieux
d’inscription», p. 39-134.
101
Greimas et Courtés, article «Cognitif», p. 42.
102
«Le discours objectif est produit par l’exploitation maximale des procédures de débrayage : celles du
débrayage actantiel, qui consiste dans l’effacement de toute marque de présence du sujet énonciateur dans
l’énoncé (tel qu’il est obtenu par l’emploi des sujets apparents du type “il est évident...” et de concepts
abstraits en position de sujets phrastiques), celles aussi du débrayage temporel qui permet à la prédication
d’opérer dans un présent atemporel.» (Greimas et Courtés, article «Objectif», p. 258)
60
l’énonciateur sera, par conséquent, soit occultée derrière une instance impersonnelle ou
collective (il, on, nous), soit déléguée à un concept en position d’acteur (la théologie
insiste sur... comprend que...). En tant que discours interprétatif, le discours scientifique
est discours de l’énonciataire : il produit un travail d’interprétation sur des textes
produits par d’autres énonciateurs. Le schéma général de la structure d’énonciation des
textes de référence sur la mystique comporte une double structure : un premier
énonciateur que nous appellerons primaire, l’énonciateur mystique et un second
énonciateur que nous appellerons secondaire, l’énonciateur scientifique du texte de
référence ; un premier énonciataire qui correspond à l’énonciateur secondaire et un
second énonciataire, le lecteur des textes de référence.
103
Voir supra p. la théorisation de Jacques Geninasca à ce sujet.
61
savoir, devoir, pouvoir) sont les plus connus et les plus importants. Mais de nombreuses
figures spatiales et temporelles de la mise en discours remplissent également la fonction
de modalisateurs : les quantificateurs (tout, aucun, peu, etc.), les adverbes de temps
(jamais, toujours, etc.), les adverbes de lieux (partout, nulle part, etc.).
Les discours cognitifs se caractérisent par leur abstraction et donc a contrario par
leur faible figurativité, mais seulement si on entend «figurativité» dans son sens strict de
«correspondance au monde naturel»104. C’est pourquoi nous relevons l’alternative que la
théorie sémiotique ménage en regard de la figurativisation du discours cognitif : le
discours cognitif est un discours non figuratif si «on s’avise de classer l’ensemble des
discours en deux grandes classes : discours figuratifs et non figuratifs (ou abstraits)»105,
mais il peut être considéré aussi comme étant «caractérisé par un autre type de
figurativité»106. C’est pourquoi, comme la théorie sémiotique l’a relevé, il s’agit moins
de l’absence de figures que d’un autre type de figurativité. Greimas a remarqué deux
choses à propos des discours classés selon leur figurativité ou leur non-figurativité.
D’abord, «la presque totalité des textes dits littéraires et historiques appartiennent à la
classe des discours figuratifs»107. Ensuite, «on a reconnu l’impossibilité de construire
une grammaire discursive sans qu’elle rende compte des discours non figuratifs — ou
paraissant tels — que sont les discours dans le vaste domaine des “humanités”»108. Dans
un discours cognitif, les figures appartiennent à un univers cognitif. Si nous admettons
que tout discours contient des figures, nous proposons que, dans les textes scientifiques,
les figures de la mise en discours — acteurs, temps et espaces — sont mises au service
de la description, de la démonstration ou de l’argumentation qui tiennent lieu du narratif
dans d’autres types de textes. Les figures actorielles ont à voir avec les actants de la
communication et avec l’objet ; les figures temporelles et spatiales fournissent des
indices de l’attitude du sujet de l’énonciation. Nous proposons également de considérer
ce que nous appelons des «concepts» comme les figures de l’univers cognitif
104
Greimas et Courtés, article «Figuratif», p. 146.
105
Greimas et Courtés, article «Figurativisation», p. 147.
106
Greimas et Courtés, article «Cognitif», p. 40.
107
Greimas et Courtés, article «Figurativisation», p. 147.
108
Greimas, Du sens II, p. 173.
62
109
Le terme de «micro-analyse» est employé par Greimas lorsqu’il justifie le découpage qu’il a effectué
pour son analyse d’un discours en sciences humaines, «Des accidents dans les sciences dites humaines :
analyse d’un texte de Georges Dumézil» (Du sens II, p. 173).
110
Dont les études spécialisées.
111
La Fable mystique, p. 248.
63
Les articles des ouvrages de référence, comme tous les textes d’un même genre,
présentent des variations sur le plan du niveau discursif. Notre logique générale du
découpage des textes a dû s’adapter à l’organisation empirique des textes, variable et pas
toujours canonique. Ainsi, certains textes ne présentent pas d’introduction ou de
conclusion en bonne et due forme. Dans d’autres, le texte introductif ne remplit pas sa
fonction canonique de présentation synthétique. Nous nous sommes adaptés à chacun
des textes particuliers, sur la base de l’organisation formelle : il y a toujours au moins un
incipit et une clôture, et le corps du texte peut être abordé par la configuration des
figures. Ce point de méthode sera explicité lorsque nécessaire pour chacun des textes
analysés. Autant que possible, nous citons directement dans le corps du texte les
fragments les plus importants afin que le lecteur puisse suivre commodément l’analyse.
Cependant, le lecteur pourra toujours se référer à la version intégrale des textes que nous
fournissons en annexe.
112
Du sens II, p. 174.
64
La théologie
113
Sous la direction de Jean-Yves Lacoste, le comité de rédaction est composé des Beauchamp,
Bedouelle, Geffré, Sesboüé, pour ne nommer que les plus connus.
65
La philosophie
Encyclopédie des mystiques / Marie-Madeleine Davy. Paris : Payot & Rivages, 1996
(1ère éd. 1977). 3 vol. 607 p. (Petite bibliothèque Payot ; P273)
Dans le domaine des sciences des religions, deux ouvrages ont été retenus.
L’Encyclopédie des mystiques dirigée par Marie-Madeleine Davy est un ouvrage qui
s’adresse au grand public sans être de niveau populaire115. Très documenté, même
érudit, l’ouvrage a été réédité en 1996, ce qui démontre un intérêt certain du public
lecteur. L’ouvrage a été considéré assez important pour être cité en référence dans le
Dictionnaire de la vie spirituelle. Rédigé sous la direction de chercheurs affiliés à des
institutions reconnues (Centre d’Études interdisciplinaires du fait religieux, Institut de
recherches pour l’étude des religions, etc.), l’Encyclopédie des religions se présente
114
Nous comprenons le discours scientifique dans son acception sémiotique : discours cognitif qui joue à
la fois sur le persuasif (la démonstration) et l’interprétatif (exploitant les discours antérieurs considérés
comme discours référentiels) (Greimas et Courtés, article «Cognitif», p. 42).
115
Il ne faut pas oublier que le «grand public» pour un tel ouvrage est un public lettré mais non
nécessairement spécialiste dans le domaine religieux.
66
Référence générale
Encyclopædia Universalis
Certeau, Michel de. «Mystique». Encyclopœdia Universalis. Vol. 11 (1971). P. 1031-
1036
Certeau, Michel de. «La scène de l’énonciation» dans La fable mystique : XVIe – XVIIe
siècles. Paris : Gallimard, 1982. P. 209-273 (Tel)
Turner, Denys. «From mystical theology to mysticism» dans The Darkness of God :
negativity in Christian Mysticism. Cambridge : Cambridge University Press, 1998. P.
252-273
116
Nous reconnaissons toutefois en Jean Baruzi un précurseur des études sur la mystique dans le
paradigme langagier («Introduction à des recherches sur le langage mystique», Recherches
philosophiques. 1931-1932, p. 66-82)
69
France (Grenoble : Jérôme Millon, 1992)117. Le choix entre ces deux ouvrages fut
arbitraire.
Dans un bel ensemble, les études spécialisées que nous présentons ont démontré
que le sens du terme «mystique» a changé complètement du XIIIe au XVIIe siècle.
Aujourd’hui, on a tendance à adopter la dernière définition en date (celle du XVIIe
siècle), la définition moderne, celle qui correspond le plus à notre propre épistémè. Dans
le cas de la mystique, l’épistémè commune est donc encore très proche de celle du
XVIIe siècle (d’après les textes des DCT, Lalande, DVS, DSAM, Davy, Meslin). Seul
Michel de Certeau s’écarte, dans les textes de référence, de l’épistémè commune (c’est
117
Ne sont mentionnés ici que ses ouvrages traduits en français. Mino Bergamo est réputé être un
spécialiste de la littérature mystique française du XVIIe siècle.
70
probablement pourquoi il est réputé difficile à lire) et cet écart est dû à la différence de
paradigmes dans lesquels ces auteurs insèrent leur travail.
1.1 Les ouvrages de référence
[introduction]
118
[1] Durant des siècles, il est impossible de dégager le concept et le champ de la
mystique (m.) de l’ensemble de la théologie (th.).
[3] Elle s’inscrit volontiers en continuité avec l’héritage patristique, et en réaction contre
une th. scolaire qui s’écarte de plus en plus de ses fondements contemplatifs.
[4] On peut considérer que cet écart devient rupture en Occident au XIVe s., moment
auquel la m. comme science prend définitivement son autonomie, comme l’attestent p.
ex. les considérations méthodologiques de Gerson dans sa double théologie mystique
(1402-1408).
[5] Elle prendra son essor d’abord dans les pays du Nord (m. conventionnellement
repérée comme surtout «spéculative», c.-à-d. du «miroir» de Dieu en l’âme, par allusion
à 1 Co 13, 12), avant de fleurir en Espagne au XVIe s., puis en France au XVIIe (m. plus
«affective», c.-à-d. en fait plus attentive aux données psychologiques de l’expérience
qu’elle décrit).
[6] C’est dans ce cadre qu’elle se laisse saisir en elle-même, et que nous l’étudierons ici.
(p. 774-2)
118
La numérotation des énoncés sert uniquement à la référence aux fins de l’analyse et n’indique pas
nécessairement une continuité dans l’ensemble des fragments de texte cités. Dans une citation suivie, les
omissions sont cependant indiquées selon la convention ([...]).
73
À partir de ce moment, la mystique «prendra son essor» dans les pays du Nord,
«fleurira» en Espagne, puis en France [5]. Voilà le cadre (historique) dans lequel, selon
l’énonciateur de l’article, la mystique «se laisse saisir en elle-même» [6] et qui, par
conséquent, sera celui dans lequel énonciateur et énonciataire l’étudieront.
Afin de montrer cette opposition entre les figures du «fait» et du «langage», nous
suivrons leurs parcours et les rapports établis entre les deux figures. Rappelons que le
parcours d’une figure, le parcours figuratif, est «un enchaînement isotope119 de figures,
[...] fondé sur l’association des figures» (Greimas et Courtés, «Figuratif», p. 146),
enchaînement générateur de thèmes ou de configurations figuratives. Le parcours
figuratif peut également impliquer «une perspective dynamique, suggérant une
progression d’un point à un autre» (Greimas et Courtés, «Parcours», p. 269).
Or, ce qui est offert au lecteur comme «fait mystique à l’état brut»… c’est un
témoignage, un discours, un acte de langage, ici donné dans un texte121, en l’occurrence
un texte de Marie de l’Incarnation. Que ce texte soit perçu par l’énonciateur comme un
«témoignage […] net d’expérience mystique» ne change rien au fait que le seul matériau
offert et dont nous puissions disposer soit un texte, un fait textuel. Nous sommes obligés
de constater que dans ce texte, l’énonciateur ne fait pas ce qu’il dit, qu’il présente autre
119
Isotope signifie de même champ sémantique. Par exemple, les termes «recette», «bouillon»,
«condensé» appartiennent au champ culinaire ; les termes «lueur», «obscur»,«éclairé» appartiennent au
champ de la lumière.
120
Le plan de l’article représente le programme : I. Mystère et mystique ; II. Le fait mystique à
l’état brut ; III. Dire le fait mystique ; IV. La restauration de l’âme dans l’expérience mystique ;
V. La structure de l’âme et l’expérience mystique ; VI. L’authentification des faits mystiques ;
VII. Évaluation des phénomènes périphériques.
121
Le témoignage peut aussi évidemment être donné dans un discours oral.
76
chose que ce qu’il croit ou désire présenter : il veut et pense offrir l’expérience à lire
mais il ne peut que donner un texte à lire. Le rapprochement performatif entre «fait brut»
et «texte» est ici très évident, mais dans l’ensemble de l’article l’argumentation ne
s’appuie que sur des textes. Et encore plus, l’argumentation étant théologique, elle
repose sur le postulat de la primauté d’un texte, de l’Écriture, ce dernier argument étant
d’ailleurs versé au compte de l’orthodoxie des mystiques : «ceux-ci [les mystiques] se
défendront de jamais dire autre chose que ce qui est substantiellement attesté dans
l’Écriture et transmis par l’Église» (p. 775-1).
1- une perception de Dieu» [...] «une expérience de la présence de Dieu dans l’esprit»
(Tauler) (p. 774-2) ;
77
2- une prise de conscience toute particulière du mystère du Christ, c’est-à-dire «vécu par
le mystique dans la clarté d’une évidence, ce que chacun de nous sait par sa foi et dont il
vit» (Garonne) (p. 774-2) ;
3- la connaissance du mystère […] qui porte […] jusqu’à la réalité même (Bouyer) (p.
775-1)
4- «une certaine conscience de Dieu en nous, dès que nous expérimentons, en quelque
sorte, sa présence» (Henri Brémond) (p. 775-1).
122
C’est la première caractéristique que Michel De Certeau discerne du discours mystique : les «discours
mystiques de (ou sur) la présence (de Dieu)» (La fable mystique, p. 9).
78
Cette conception est intéressante à plus d’un égard. Elle postule en effet, et en
cela elle contredit la première définition plutôt qu’elle ne la précise, que le savoir est
antérieur à l’expérience : dans la première et les autres définitions, l’expérience est celle
d’une présence, donc d’un «fait» d’ordre expérientiel ; dans la deuxième, il s’agit d’une
d’une expérience initiée par un savoir, d’une expérience d’un savoir, donc d’un «fait»
d’ordre cognitif. L’intérêt de cette conception est qu’elle rejoint celle élaborée par les
chercheurs travaillant dans le paradigme du langage, notamment la définition que
Michel de Certeau donne dans l’Encyclopædia Universalis123 et les conclusions
auxquelles Denys Turner arrive dans son étude The Darkness of God124.
123
«depuis que la culture européenne ne se définit plus comme chrétienne [...] on ne désigne plus comme
mystique le mode d’une “sagesse” élevée à la pleine reconnaissance du mystère déjà vécu et annoncé en
des croyances communes» (EU, p. 1032).
124
Voir l’analyse de l’ouvrage de Turner à ce propos.
79
125
Greimas et Courtés, Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du langage, p. 137.
80
présentés comme étant des éléments caractéristiques de la vie mystique. Les deux termes
sont illustrés par une citation de Marie de l’Incarnation : «Les yeux de mon esprit furent
ouverts […], avec une distinction et clarté plus certaine […]» (p. 775-2). Nous pensons
que ce contexte explicatif fait problème. La citation est tirée d’un récit de vision de
Marie de l’Incarnation et il convient de lui rendre son propre contexte :
Il ne va pas de soi (dans notre épistémè qui est supposée être celle de l’article du
Dictionnaire critique de théologie) de pouvoir associer l’idée de lucidité avec celle de
vision imaginaire (se voir «toute plongée en du sang»). Que «les yeux de l’esprit
s’ouvrent» serait une métaphore acceptable pour signifier «lucidité» s’il n’était
nécessaire que l’esprit soit «arrêté» dans ses fonctions pour obtenir cette performance.
On peut aussi se demander légitimement de quelle nature peut être une «clarté plus
certaine que toute certitude». La formulation excessive qui rend compte de la certitude
s’ajuste mal, dans ce contexte, avec l’idée beaucoup plus tempérée de lucidité. Nous
pensons qu’un des éléments importants de l’attitude épistémique des mystiques
(chrétiens du moins) est en effet ce qu’on pourrait appeler une forme de lucidité (c’est
même l’un des objectifs de cette thèse de le démontrer) ; mais force est de constater que
cela ne peut s’expliquer pour les raisons suggérées par la citation convoquée à l’appui.
81
[7] On vient de voir posée une question lancinante depuis le XIIIe s., celle du statut des
textes proprement m. : ils prétendent [PARAÎTRE] dire des choses indicibles […] car, à la
racine de son expérience, l’âme «a été unie à l’intelligence pure qui n’est pas dans le
temps» [Jean de la Croix, Montée du Carmel, 14, 10-11].
[8] Aussi le langage est-il soumis ici à des contraintes extrêmes, car «le signifiant [dans
une langue] étant de nature auditive, il se déroule dans le temps seul» (F. de Saussure,
Cours de linguistique générale).
[9] D’où l’irrécupérable dévaluation entre l’expérience mystique et son compte rendu
[…] c’est justement cette dégradation que le mystique veut [VOULOIR] rattrapper [sic],
car son privilège aura été de goûter les choses en leur éternité, de les contempler dans le
Verbe […] en deçà du langage. (p. 775-2)
temps [5], que s’appuie la valorisation de l’en deçà du langage : le langage est dans le
temps, l’expérience mystique est dans l’éternité [9], et c’est la valeur de l’éternité qui
donne à l’expérience sa valeur au-dessus du langage. Nous sommes ici devant une
conception substantialiste qui fait de l’éternité une «réalité», réalité opposée aux mots
pour le dire, et non un effet de langage. La figure temporelle de l’éternité est complétée
d’une figure spatiale, celle de la «racine» : «car, à la racine de son expérience, l’âme a
été unie à l’intelligence pure qui n’est pas dans le temps» [7]. Or, /en deçà/ est une
locution adverbiale qui désigne justement une position extérieure vers l’amont (en
opposition à /au-delà/, qui désigne une position extérieure vers l’aval). La situation en
deçà du langage est donc rapportée à une position originaire, en amont du langage, donc
pré-langagière. La figure spatio-temporelle de l’origine (et du mouvement vers l’origine)
est significativement mise en scène aussi ailleurs dans le texte :
celui que je perçois comme source de la vérité […] Cette source sans
source (p. 777-2)
L’écriture mystique est donc bien associée à un état pré-langagier, par la figure d’une
origine (paradisiaque, première et innocente) et par le mouvement de retour, puisqu’il
faut retourner pour «restaurer» (p. 776-2), «rectifier» (p. 776-2), «reconduire la langue à
son origine» (p. 776-1), «rétablir» l’âme humaine (p. 777-1)» qui veut «rattraper» la
dégradation de l’expérience (p. 775-2).
83
[10] Devenu auteur, il vit une contradiction fondamentale, et il ne la résout tant bien que
mal qu’en dénonçant continuellement l’inconsistance des mots, les combinant en des
enchaînements inhabituels et propres à retenir la présence fuyante dont ils témoignent.
[11] En cela, [...] (p. 775-2) l’auteur mystique est fondamentalement un poète, quel que
soit le littéraire de son texte, «celui qui retrouve les parentés enfouies des choses, leurs
similitudes dispersées» (M. Foucault).
[12] Quel que soit le motif de sa prise de parole (lié le plus souvent à la direction
spirituelle [...]), le mystique se fait malgré tout théologien. (p. 776-1)
[14] En effet, ma quête n’est pas simple curiosité … «Où t’ai-je trouvé pour t’apprendre,
sinon en toi au-dessus de moi ?» (Confessions X, 26).
[16] sachant [SAVOIR] que les traditions auxquelles ils [les mystiques] se réfèrent ne
cessent de se croiser, et qu’il n’y aurait que peu de bénéfices à vouloir [VOULOIR]
démêler les filiations (p. 778-1)
126
Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 63.
127
«À l’autre extrémité de l’espace culturel [occupée par le fou], mais tout proche par sa symétrie, le poète
est celui qui, au-dessous des différences nommées […] retrouve les parentés enfouies des choses, leurs
similitudes dispersées. […] il entend un autre discours […] qui rappelle le temps où les mots scintillaient
dans la ressemblance universelle des choses : la souveraineté du Même » (Foucault, Les mots et les
choses, , p. 63). «Le monde à la fois indéfini et fermé, plein et tautologique, de la ressemblance» (p. 72).
128
«s’est ouvert l’espace d’un savoir où, par une rupture essentielle dans le monde occidental, il ne sera
plus question des similitudes, mais des identités et des différences» (Foucault, Les mots et les choses, p.
64). «C’est ce système unitaire et triple qui disparaît en même temps que la “pensée par ressemblance” et
qui est remplacé par une organisation strictement binaire» (p. 78).
129
«Jusqu’à la fin du XVIe siècle, la ressemblance a joué un rôle bâtisseur dans le savoir de la culture
occidentale» (op. cit. p. 32). L’épistémè pré-moderne reposerait, selon M. Foucault, sur une «histoire de la
ressemblance» ou une «histoire du Même» (p. 15).
86
[1] Notre époque ressent le besoin urgent130 de rapprocher la spiritualité et les raisons
quotidiennes de vivre. L’homme d’aujourd’hui refuse une vie renfermée dans le temps,
sans horizon et sans espérance. (p. VII)
130
Nous retrouverons plus loin ce sentiment d’urgence chez l’énonciataire mystique (chapitre 2.21, p. 249,
254).
88
[2] Le Dictionnaire n’est pas réservé à une élite spirituelle, il s’adresse à tous les
hommes désireux de dépasser la banalité de l’existence (p. X, souligné dans le texte).
Si l’énonciataire est amplement situé historiquement131, il l’est moins dans l’espace géo-
culturel qui est le complément anthropologique de la situation historique. C’est une
universalité qui est souhaitée ici, mais la spatialité de cette universalité n’est pas
spécifiée sur le plan géo-culturel : l’«homme» est une entité déterminée historiquement
mais non géo-culturellement. Cependant, la description de la situation spirituelle de
«l’homme contemporain» correspond d’une manière autant évidente qu’implicite, à la
situation de l’Occidental :
[3] Il [l’homme d’aujourd’hui] se sent poussé à la spiritualité parce qu’il ne peut éviter
ce dilemme crucial : ou bien une vie spirituelle, intérieure, décisive et unifiante, ou bien
la banalité d’une vie réduite à une succession d’actions sans signification ultime ; ou la
spiritualité, écoute religieuse de l’Esprit [...] ou [...] les prouesses d’une technique privée
d’âme ; ou la spiritualité, rencontre vivante avec le Christ [...] ou la condamnation à
l’absurde ou au désespoir (p.VII).
VIII), ce qui produit une attitude de confrontation : «on s’est confronté avec les grandes
religions («Bouddhisme», «Hindouisme») et finalement avec l’athéisme» (p. VIII),
l’athéisme représentant un autre de la foi chrétienne à l’intérieur de la culture
occidentale. La même attitude de confrontation est reconduite avec une instance qui
n’est pas extérieure non plus à la culture occidentale mais plutôt à la foi (catholique), les
sciences humaines : «On a donc poursuivi ici la confrontation avec les [...] sciences
humaines» (p. IX).
Lorsque le DVS précise ce qu’il entend par «tous les hommes», il le fait en
opposition à une «élite spirituelle» ; «tous les hommes» sont déclinés à partir des
spécialistes et praticiens («les théologiens, tous ceux qui s’intéressent aux sciences
religieuses, les laïcs engagés, les religieux et les prêtres») jusqu’aux «membres du
peuple de Dieu» et aux «personnes de bonne volonté» (p. X). De ces énonciataires,
certains appartiennent sans ambiguïté à l’institution et certains font partie également de
ce qui peut être considérée comme une élite spirituelle : les théologiens, laïcs engagés,
religieux et prêtres. L’universalité souhaitée serait donc atteinte par les catégories moins
directement reliées à l’institution, «tous ceux qui s’intéressent aux sciences religieuses»,
qu’on a vu constituer une catégorie extérieure et en confrontation avec la foi catholique ;
les «membres du peuple de Dieu», reliés à l’institution mais sans être une élite et «les
frères séparés»; enfin les «personnes de bonne volonté», la catégorie la plus générale à
laquelle peuvent appartenir les athées133 et même, potentiellement, les adhérents d’autres
religions.
133
Bien que représentant un autre de la foi, l’athéisme est considéré avec une ouverture qui autorise son
inclusion dans les destinataires du Dictionnaire : «l’athéisme, apparemment irreligieux, mais souvent
secrètement prosterné devant quelque autel de Dieu inconnu ou comportant parfois un engagement
humain de valeur réelle». (p. VIII). L’influence de la théologie rahnérienne du «christianisme implicite»
est ici reconnaissable.
90
134
Dans un texte de type discursif (en opposition au texte de type narratif), l’homologation des structures
entre actants de l’énoncé (acteurs) et actants de l’énonciation permet de rendre compte du texte selon ses
deux axes, un texte discursif ayant quand même nécessairement une structure d’ordre syntagmatique sinon
strictement narratif, un programme à accomplir.
91
Il s’avère que le Destinateur figuré par le texte syncrétise les éléments de l’institution
qu’est l’Église catholique : Dieu, la tradition, le magistère représenté par le pape et la
théologie135 :
Avant tout, on s’est laissé guider par le vécu chrétien actuel (p. VII)
135
Il est remarquable que l’Écriture ne soit guère citée ni sollicitée en position de Destinateur. Deux
références (indirectes) à l’Écriture tiennent dans «on a suivi le cheminement “de la vie à l’Évangile et de
l’Évangile à la vie”» (p. VII) et «les conflits que l’Église connaît pour des motifs parfois spirituels et
évangéliques» (p. VIII).
92
D’où peut-on savoir et que signifie que «l’homme d’aujourd’hui refuse une vie
renfermée dans le temps», d’autant que cette proposition contient une offre implicite
d’un horizon qui ne soit pas renfermé dans le temps136. Le vécu chrétien actuel est-il
homogène? Et, sinon, duquel s’agit-il? Si «la rencontre avec l’ambiance vitale de notre
temps nous place nécessairement en face du problème du langage» (p. VIII),
l’énonciataire ne s’identifie pas nécessairement à ce «nous» pour lequel le langage fait
«problème», alors que dans d’autres approches épistémiques, il fait plutôt sens et
explication. Et que savoir d’un besoin caché? L’énonciateur se livre forcément à une
interprétation si les besoins sont «cachés», interprétation du «vécu» et des «attentes» de
l’homme contemporain, la plupart du temps implicitement, sauf pour une interprétation
explicite, celle de l’athéisme, où l’influence de la théologie rahnérienne est
reconnaissable (voir supra p. 81). Comment peut-on connaître ce qui est secret? Pour
cela, il faut que l’énonciateur se place dans une position d’interprète adjuvant : il
interprète pour les énonciataires, il interprète leur propre situation à leur place. En se
plaçant en intermédiaire entre un Destinateur qui syncrétise tous les éléments de
l’institution qu’est l’Église catholique et des énonciataires qui appartiennent de près ou
de loin ou qui sont visés par cette institution, l’énonciateur du DVS adopte une position
institutionnelle, la position d’autorité caractéristique de l’institution. Comment pourrait-
il autrement interpréter les besoins cachés des hommes et répondre à leurs attentes? Ou
136
Nous pensons que l’association de la figure de renfermement dans le temps avec l’absence d’espérance
laisse sous-entendre une offre d’espérance qui ne soit pas dans le temps, associant du même coup
espérance et survie hors du temps. La connotation négative du temps pose problème également en raison
du fait que la figure du temps est, comme on l’a vu, très sollicitée comme détermination principale de
l’homme. Doit-on y voir une contradiction ou considérer que le temps est globalement connoté
négativement? Si c’est le cas, le temps lui-même posant problème, le temps ou l’époque contemporaine
poserait également problème : ce serait un problème, sur le plan chrétien et théologique, que d’être un
homme d’aujourd’hui, (mais ni plus ni moins qu’à toute époque).
93
décider de la normativité pour l’énonciataire : «Le chrétien est mis en garde [...] Il doit
savoir [...]» (p. IX)? Nous proposons donc que l’instance d’énonciation de ce texte soit
l’institution catholique elle-même : Destinateur et Destinataires, énonciateur et
énonciataires s’y rattachent tous ou y sont appelés.
-l’homme contemporain
-tous les hommes
-théologiens
Adjuvant Destinataires -laïcs engagés
DVS Énonciateur Énonciataires -religieux
- prêtres
-peuple de Dieu
-personnes de bonne volonté
_______
Figure 4 Les acteurs dans la structure d’énonciation du DVS
- les énonciataires sont en relation directe avec l’énonciateur mais non avec le
Destinateur.
Dieu
Destinateur tradition
magistère de l’Église
théologie
(destinateur) destinataires
DVS énonciateur énonciataires lecteurs
↓ ↓
savoir manque
__________
Figure 5 La structure d’énonciation du DVS
structure politique se traduit par le fait que l’adjuvant peut avoir la propension à
s’octroyer la position du Destinateur. L’Église, si l’Église est ce que compose
l’ensemble du schéma, s’en trouve scindée en deux niveaux hiérarchiques, celui du
Destinateur et celui du Destinataire, deux paliers qui ne se composent pas des mêmes
instances, l’énonciateur appartenant à la sphère du Destinateur mais non l’énonciataire
dont la relation avec le Destinateur doit être régulée par l’énonciateur.
96
[1] Dans les récentes publications sur le problème mystique, c’est pratiquement devenu
un lieu commun de souligner l’absence de contours précis du terme «mystique» et
d’autres termes semblables («mystiques», «mysticisme»).
[2] D’où la nécessité [DEVOIR] d’en donner au préalable une définition de type
heuristique, destinée à préciser dans quelle direction la recherche et la réflexion doivent
[devoir] s’orienter quand on parle de «la mystique».
[3] En ayant toujours présente à l’esprit cette préoccupation, nous pouvons [POUVOIR]
dire simplement que par ce terme nous entendons nous référer à tel moment ou tel
niveau, à telle expression de l’expérience religieuse au cours de laquelle un monde
religieux déterminé est vécu comme une expérience d’intériorité et d’immédiateté.
[4] On pourrait [POUVOIR] aussi, et mieux encore peut-être, parler d’une expérience
religieuse particulière d’unité-communion-présence.
[7] On verra facilement, même à partir des indices généraux avancés jusqu’à présent,
qu’en parlant de «mystique», nous n’accordons pas une importance particulière à un
ensemble de phénomènes plus ou moins spectaculaires, qu’on a parfois l’habitude
d’appeler paramystiques (extases, visions, lévitations, stigmates, etc.) et qui, même si on
peut les rattacher de façons diverses à l’expérience mystique, lui sont non moins
substantiellement extérieurs.
[8] Ainsi ils ne seront pas particulièrement pris en considération dans notre étude, qui
s’est plutôt fixé comme perspective le problème du phénomène mystique dans le
christianisme, et qui procédera selon une préoccupation et une méthodologie
exclusivement théologiques. (p. 742)
[9] Tout ce que nous avons dit jusqu’ici peut sans aucun doute être considéré comme
une illustration du titre de notre paragraphe de conclusion.
[10] L’expérience mystique dans le christianisme est un problème chrétien soit parce
que le christianisme est plus complexe et ne peut se réduire à un mysticisme vague, soit
parce que l’expérience mystique, reconnue comme chrétienne, ne fournit pas le test par
excellence de l’authenticité de l’expérience chrétienne en général, ou de sa «perfection».
[11] Le discours peut [pouvoir] aussi du reste se développer sur le plan purement
historique et donc illustrer les tensions et les jugements auxquels donnent
périodiquement lieu, soit la rencontre du christianisme avec des phénomènes culturels de
mysticisme, soit l’apparition de courants mystiques à l’intérieur de celui-ci.
[13] Le jugement en effet s’opère souvent de façon objective quand apparaissent — dans
un contexte d’explosions polyvalentes de mysticisme — des figures et des projets
98
[15] En effet, un homme ne doit [DEVOIR] pas accéder au christianisme comme à une
école de mysticisme, et il ne doit [DEVOIR] pas faire du mysticisme, compris de manière
plus ou moins générale, l’idéal de son propre itinéraire.
[16] Ce qu’on doit [DEVOIR] lui demander, et ce qu’il doit [DEVOIR] se proposer, c’est
simplement d’être chrétien, et donc de faire l’expérience de cela en vivant dans
l’alliance et selon la logique de l’alliance (ou encore dans le «mystère» et selon la
logique du «mystère»).
[17] S’il lui est donné d’être mystique, il continuera néanmoins à croire que ce qui est
pour lui vraiment fondamental et auquel il ne peut [NON POUVOIR] renoncer, c’est d’être
authentiquement chrétien, «en connaissant» Dieu selon la nouvelle alliance.
1.221 Le programme
C’est l’absence de précision qui motive le discours de l’énonciateur : «Dans les récentes
publications c’est pratiquement devenu un lieu commun de souligner l’absence de
contours précis [...] quand on parle de la mystique» [1], et c’est pourquoi il y a
«nécessité» [2] de donner une définition. Si le fait qu’il y ait imprécision est suffisant
pour fonder l’énonciation de l’énonciateur, il est présupposé que l’imprécision est du
côté de l’énonciataire et qu’elle n’est pas souhaitable pour lui ; ni pour l’énonciateur
bien entendu, mais lui peut préciser («nous pouvons dire» [3]), alors qu’il semble que
d’autres énonciateurs ne le peuvent pas ou ont de la difficulté à le faire («Dans les
récentes publications sur le problème mystique...» [1]). Ces derniers énonciateurs sont
donc eux-mêmes appelés à devenir énonciataires de ce texte, qui s’adresse d’ailleurs à
99
«la recherche et la réflexion» [2]. L’objectif de l’énonciateur est donc de corriger cette
situation d’imprécision. Sur l’axe syntagmatique, la situation d’imprécision constitue
l’anti-programme contre lequel l’énonciateur désire réagir, par la mise en œuvre du
programme contraire, préciser, c’est-à-dire changer la situation d’imprécision en
précision, en «donnant une définition» [2] 137. L’énonciateur veut donc combler la place
laissée par l’imprécision138 et l’indécision qu’elle peut entraîner dans l’esprit de
l’énonciataire. Il comblera ce manque dans l’esprit de l’énonciataire par un savoir qu’il
reçoit du Destinateur, tout comme le DVS auquel il collabore, savoir dont il se pose en
détenteur et qui lui donne le pouvoir de le faire («nous pouvons dire que par ce terme
nous entendons...» [3]). L’article «Mystique chrétienne» s’insère donc dans le
programme et la structure d’énonciation du DVS, où l’énonciateur endosse le rôle
d’adjuvant du Destinateur, pour des énonciataires. Mais il se montre encore plus directif
et moins ouvert à l’énonciataire que le DVS ne souhaite l’être. Pourquoi «la mystique»
suscite-t-elle une telle attitude de réserve? La question se reposera plus tard.
La modalité volitive est très peu sollicitée dans ce texte sur la mystique. On n’en
relève aucune actualisation dans l’introduction et la conclusion. Dans le reste du texte, il
y a tout au plus cinq occurrences, dont une est attribuée à Dieu («le bon vouloir de
Dieu», p. 746) ; dont une autre est une figure de style signifiant une concession à
l’énonciataire («Il est [le mystique], si l’on veut, un homme de foi particulier dans
l’Église de son temps», p. 743); une autre occurrence n’a qu’un intérêt local («Quant au
type de savoir qui viendrait au chrétien [...] il prend une forme différente selon qu’on
cherche à le placer dans une ligne à prédominance intellectuelle ou dans une ligne à
prédominance affective», p.749) ; la modalité volitive ne prend sa pleine valeur qu’en ce
qui concerne l’objectif global de la théologie («la foi qu’elle [la théologie] veut
comprendre», p.748).
[15] En effet, un homme ne doit pas accéder au christianisme comme à une école de
mysticisme, et il ne doit pas faire du mysticisme, compris de manière plus ou moins
générale, l’idéal de son propre itinéraire.
[16] Ce qu’on doit lui demander, et ce qu’il doit se proposer, c’est simplement d’être
chrétien, et donc de faire l’expérience de cela en vivant dans l’alliance et selon la
logique de l’alliance (ou encore dans le «mystère» et selon la logique du «mystère»).
[17] S’il lui est donné d’être mystique, il continuera néanmoins à croire que ce qui est
pour lui vraiment fondamental et auquel il ne peut renoncer, c’est d’être
authentiquement chrétien, «en connaissant» Dieu selon la nouvelle alliance.
Dans une cohérence rigoureuse, le rapport entre le /pouvoir/ et le /devoir/ est maintenu
de l’incipit à la conclusion. La première modalité invoquée est celle du /devoir/ sous la
forme de la nécessité :
[2] D’où la nécessité d’en donner au préalable une définition de type heuristique,
destinée à préciser dans quelle direction la recherche et la réflexion doivent s’orienter
quand on parle de «la mystique».
La toute dernière modalité est celle d’un /devoir/ sous la forme de la contrainte, du /non
pouvoir/ :
[17] S’il lui est donné d’être mystique, il continuera néanmoins à croire que ce qui est
pour lui vraiment fondamental et auquel il ne peut renoncer, c’est d’être
authentiquement chrétien, «en connaissant» Dieu selon la nouvelle alliance.
Alors qu’au départ ([2]), c’est la nécessité de l’objectif normatif qui dicte le /pouvoir
faire/, en conclusion ([17]), le /pouvoir/ est nié au nom d’une autre modalité, le /croire/,
103
[7] On verra facilement, même à partir des indices généraux avancés jusqu’à présent,
qu’en parlant de «mystique», nous n’accordons pas une importance particulière à un
ensemble de phénomènes plus ou moins spectaculaires, qu’on a parfois l’habitude
d’appeler paramystiques (extases, visions, lévitations, stigmates, etc.) et qui, même si on
peut les rattacher de façons diverses à l’expérience mystique, lui sont non moins
substantiellement extérieurs.
[8] Ainsi ils ne seront pas particulièrement pris en considération dans notre étude, qui
s’est plutôt fixé comme perspective le problème du phénomène mystique dans le
christianisme, et qui procédera selon une préoccupation et une méthodologie
exclusivement théologiques. (p. 742)
139
C’est la possibilité même de l’expérience mystique dans le christianisme qui est questionnée (p. 743).
140
«[être] fidèle au contenu de la tradition chrétienne» (VII) ; «tracer les traits communs à la spiritualité
chrétienne», «depuis le point focal de la foi catholique» (VIII) ; «vivre le rapport gratuit avec Dieu ... Mais
il faut que cette dimension de la vie humaine [spiritualité] soit accompagnée de l’ouverture à cet Esprit
[...] et qu’elle s’harmonise avec ce Jésus [...]» (p. X).
141
On l’a vu dans la «confrontation» avec les autres : «on s’est confronté avec les grandes religions»
(p.VIII) ; «On a donc poursuivi ici la confrontation avec les acquisitions sûres des sciences humaines (p.
IX).
142
«Notre Dictionnaire ... revêt ... une orientation pluraliste» (p. VII) ; «on n’a pas assigné de limites
étroites et rigides aux horizons du Dictionnaire.» (p. VIII) ; «la dilatation des horizons culturels oblige à
sortir du cadre d’une spiritualité repliée sur ses propres problèmes», «on a ... élargi la base du donné vécu
et des évaluations sur lesquels exercer le discernement spirituel» (p. IX), etc.
105
destinataires de leur ouvrage «fassent une expérience plus intense et consciente du Dieu
qui appelle à la perfection évangélique» (p. X). Or, l’intensité est indubitablement une
caractéristique de l’expérience mystique. De plus, le DVS s’adressait aux «hommes
désireux de dépasser la banalité de l’existence» (p. X), selon le principe sotériologique
que «quiconque se contente de la monotonie, de la médiocrité, de l’écoulement des
choses, ne sera pas pardonné»143 (p. VII). On accordera sans peine que l’expérience
mystique est certainement, dans les manifestations de la vie spirituelle, celle qui sort le
plus de l’ordinaire. Mais c’est justement ce caractère d’extraordinaire que la théologie ne
reconnaît pas comme spécifiquement chrétien dans l’article «Mystique chrétienne».
L’instance d’énonciation que nous avons proposée pour le DVS, l’institution catholique,
en tant qu’acteur collectif représentant un sujet collectif, est, nous l’avons vu, animée
par un désir : répondre aux questions des énonciataires et combler leurs attentes ou leur
désir spirituel dans une visée pragmatique (pastorale), améliorer la situation existentielle
de l’homme, appeler à la sainteté et au salut. L’instance d’énonciation de l’article
«Mystique chrétienne» est aussi l’institution, mais dans sa dimension cognitive et
doctrinale, la théologie, et il semble que son désir consiste alors en la fidélité à la
spécificité chrétienne. C’est peut-être pourquoi les concessions que le DVS semble prêt à
consentir aux énonciataires144 ne seront pas, globalement, entérinées par l’article sur la
mystique.
[3] [...] par ce terme [mystique] nous entendons nous référer à tel moment ou tel niveau,
à telle expression de l’expérience religieuse au cours de laquelle un monde religieux
déterminé est vécu comme une expérience d’intériorité et d’immédiateté.
[4] On pourrait aussi, et mieux encore peut-être, parler d’une expérience religieuse
particulière d’unité-communion-présence.
La définition donnée à l’énoncé [3] délimite bien les deux univers en présence : le
système symbolique et l’expérience. L’univers symbolique de la représentation
religieuse, le «monde religieux», est «déterminé», c’est dire qu’il forme un système
spécifique, qu’il a des contenus et des caractéristiques spécifiques. Lorsque ce «monde
religieux», cet univers symbolique, est «vécu comme une expérience d’intériorité et
d’immédiateté», l’expérience religieuse qui en résulte est qualifiée de «mystique». En
précisant «comme une expérience d’intériorité et d’immédiateté», l’énonciateur s’évite
de porter un jugement de réalité sur cette expérience en particulier (d’intériorité et
d’immédiateté). Le critère définitionnel de la mystique, c’est donc qu’un univers
symbolique soit vécu sous la forme d’une expérience intérieure et immédiate.
L’énonciateur pose que l’expérience dite mystique n’est pas d’ordre intellectuel
(une réflexion, une conceptualisation, une représentation) mais il lui reconnaît une
dimension cognitive, puisqu’il est question d’une forme de connaissance («c’est la
réalité ... qui est connue»). C’est le «donné» de l’expérience qui est connu, un terme
marqué par l’énonciateur (mis entre guillemets), sans être cependant plus explicité. Ce
qui permet de lever l’ambiguïté sur ce terme, c’est que le «donné» est placé sur la même
isotopie que la «réalité» (les termes sont mis en apposition comme des synonymes).
L’énoncé est constitué de deux séquences, une séquence affirmative qui dit ce que c’est,
et une séquence négative qui dit ce que ce n’est pas, les deux ayant un point de chute
dans les termes respectifs «connue» et «vécu». Structurellement, une opposition est
établie entre réalité d’une part, et représentation d’autre part.
c’est .......... la réalité - le donné ...... de l’expérience ............... qui est connue
↕ ↕
ce n’est pas ..... la représentation ........... du donné vécu ........ (qui est connue)
la définition d’«expérience» où l’accent est mis sur l’éprouvé : «le fait d’éprouver
quelque chose» (Petit Robert). Sont donc situés sur la même isotopie : la réalité — le
donné — l’expérience — le vécu — le connu. L’aspect cognitif est mis en opposition à
cette isotopie, puisque «ce n’est pas une réflexion, une conceptualisation, une
représentation du donné religieux vécu» qui est connue. Or, si nous revenons à la
définition de la mystique : [3] «par ce terme [mystique] nous entendons nous référer à tel
moment ou tel niveau, à telle expression de l’expérience religieuse au cours de laquelle
un monde religieux déterminé est vécu comme une expérience d’intériorité et
d’immédiateté», il faut constater que c’est un «monde religieux déterminé», le mode
symbolique de la représentation qui est considéré comme étant vécu. Il y a alors
contradiction à dire que c’est le «donné religieux» qui est vécu et non sa représentation,
car sans système symbolique, il ne peut y avoir de «donné religieux», le religieux étant
justement donné à travers un système symbolique.
[7] On verra facilement, même à partir des indices généraux avancés jusqu’à présent,
qu’en parlant de «mystique», nous n’accordons pas une importance particulière à un
ensemble de phénomènes plus ou moins spectaculaires, qu’on a parfois l’habitude
d’appeler paramystiques (extases, visions, lévitations, stigmates, etc.) et qui, même si on
peut les rattacher de façons diverses à l’expérience mystique, lui sont non moins
substantiellement extérieurs.
[8] Ainsi ils ne seront pas particulièrement pris en considération dans notre étude, qui
s’est plutôt fixé comme perspective le problème du phénomène mystique dans le
145
C’est le cas dans tous les textes que nous avons analysés.
110
Nous voyons là un programme pour la théologie, auquel nous désirons contribuer, à une
différence près, viser plus réalistement la «réflexion et la recherche» théologiques plutôt
qu’un «savoir théologique».
146
Le texte enchaîne sur la phénoménologie comme étant la méthode retenue, ce qui revient à identifier la
phénoménologie à une méthodologie exclusivement théologique. «Nous parlons de phénoménologie dans
le sens d’une individuation des éléments qui caractérisent ou qualifient un phénomène, éléments qui
permettent donc de le classer» (p. 742).
147
Le don de la foi (fides qua) et l’objectivité de la foi (fides quae) (p. 748).
111
[9] «Tout ce que nous avons dit jusqu’ici peut sans aucun doute être considéré comme
une illustration du titre de notre paragraphe de conclusion.
À l’énoncé [10], deux raisons sont invoquées pour rendre compte du problème
que représenterait la mystique en christianisme.
[10] L’expérience mystique dans le christianisme est un problème chrétien soit parce
que le christianisme est plus complexe et ne peut se réduire à un mysticisme vague, soit
parce que l’expérience mystique, reconnue comme chrétienne, ne fournit pas le test par
excellence de l’authenticité de l’expérience chrétienne en général, ou de sa «perfection».
148
Controverse qui entraîna la condamnation posthume d’Eckhart à propos de quelques points de doctrine.
Le cas Eckhart serait à réexaminer dans la logique que nous proposons dans cette thèse.
112
[13] Le jugement en effet s’opère souvent de façon objective quand apparaissent [...] des
figures et des projets «mystiques» cohérents avec la réalité chrétienne (qu’on pense à
François d’Assise, à Thérèse d’Avila, à Jean de la Croix, etc.).
149
Dans l’«etc.», nous pouvons sans crainte inclure Marie de l’Incarnation, qui a eu la faveur de Bossuet.
113
[15] En effet, un homme ne doit [DEVOIR] pas accéder au christianisme comme à une
école de mysticisme, et il ne doit [DEVOIR] pas faire du mysticisme, compris de manière
plus ou moins générale, l’idéal de son propre itinéraire.
[16] Ce qu’on doit [DEVOIR] lui demander, et ce qu’il doit [DEVOIR] se proposer, c’est
simplement d’être chrétien, et donc de faire l’expérience de cela en vivant dans
l’alliance et selon la logique de l’alliance (ou encore dans le «mystère» et selon la
logique du «mystère»).
150
C’est un trait commun qui ressort de tous les textes que nous avons analysés.
151
«L’interrogation sur la compatibilité entre l’être-mystique et l’être-chrétien» (p. 747) : mais ne s’agit-il
pas plutôt d’un faire que d’un être chrétien ?
114
[17] S’il lui est donné d’être mystique, il continuera néanmoins à croire
que ce qui est pour lui vraiment fondamental et auquel il ne peut
renoncer, c’est d’être authentiquement chrétien [...]
152
«Je n’ai pas la foi, ô mon grand Dieu, puisque vous me montrez vos biens et la vérité de ce que vous
êtes et de ce que vous m’êtes à découvert....» (Marie de l’Incarnation, La Relation de 1654, p. 76).
115
Ce point est capital. Des chercheurs travaillant dans le paradigme du langage ont
remarqué cette particularité du discours mystique. Les mystiques chrétiens sont chrétiens
avant d’être mystiques et parmi les premiers à relativiser leur expérience mystique.
Il semble qu’à trop vouloir garder ses distances vis à vis de l’anthropologie, le
DVS passe à côté de la question de la mystique. Au bout de l’article du DVS, nous
saurons seulement sous quelles conditions la mystique peut être chrétienne, nous
n’aurons finalement rien appris de ce que les mystiques chrétiens nous apportent en
propre, ce qu’ils apportent de spécifique, eux qui ont été, et sont encore, une source
d’inspiration spirituelle non négligeable dans la tradition.
Cet évitement du cadre anthropologique est bien illustré, dans l’article du DVS,
par la mise à l’écart, sans autre forme de procès, d’un aspect important de la mystique,
celui des «phénomènes» dits mystiques. À ce sujet, Michel de Certeau adressera une
critique de fond à la théologie. En réaction contre une considération excessive de ces
117
«phénomènes» par une certaine théologie du début du XXe siècle au point que «les
croyants [en vinrent] à confondre la mystique avec le miracle ou l’extraordinaire»153,
«l’analyse philosophique ou théologique des textes» abandonnerait maintenant «trop vite
à la psychologie ou à l’ethnologie le langage symbolique du corps»154. Cette mise à
l’écart paraît rétrospectivement préférable parce que la considération des phénomènes
d’ordre somatique requiert un cadre théorique dont la théologie du DVS ne dispose pas.
Les catégories du «surnaturel» (p. 751), du «surhumain» (p. 750) ou du «suprahumain»
(p. 749) ne permettent pas d’aborder cette question d’une manière rationnellement
satisfaisante.
153
Représentée exemplairement par «le père Auguste Poulain, lorsque», raconte De Certeau non sans
quelque ironie méritée, pour rendre compte du sens de la mystique , il déploie sans fin une collection de
stigmates, de lévitations, de «miracles» psychologiques et de curiosités psychosomatiques» (EU, p. 1033-
2).
154
EU, «Mystique», p. 1033-3.
118
énonciateurs. C’est ici le point de vue des ouvrages de référence, des grandes synthèses,
des états de la question : la préoccupation de définir, de synthétiser, de décrire, de faire
le point. Il adopte donc une perspective encyclopédique : pour l’énonciateur, le but est
de donner le plus d’information possible à l’énonciataire qui fait partie de la grande
communauté scientifique et qui continue la tâche par son propre travail.
[1] Il est très difficile d’écrire l’histoire de la mystique médiévale de façon quelque peu
scientifique [...] (col. 1903)
[2] quoi que nous apportent d’intéressant les étymologies et les images primordiales des
éléments linguistiques, leur signification est déterminée uniquement par l’usage, —
règle scientifique fondamentale qu’oublient la plupart du temps les commentateurs des
textes mystiques. (col. 1904, souligné dans le texte)
[3] dans un ouvrage de consultation tel le DS, qui a gardé quelque prétention scientifique
(col. 1908)
[4] Il n’y a pas d’ouvrage d’ensemble qui traite de notre sujet à un niveau scientifique.
(col. 1919)
[5] c’est le moment opportun de le dire une bonne fois (dans un ouvrage de consultation
tel le DS, qui a gardé quelque prétention scientifique) : [...] la lecture de ces mystiques
est rendue inaccessible par les traducteurs. À quelques rares exceptions près [...] les
traducteurs français semblent surtout soucieux d’aménager les écrits de ces génies aux
dimensions de leur théologie un peu courte [...] Étant ainsi assurés que ces textes
manipulés ne feront plus de tort aux âmes dévotes, ils s’étonnent de voir ces mêmes
âmes se demander pourquoi ces auteurs sont tellement exceptionnels et remarquables.
(col. 1908, souligné dans le texte).
Or, en plus de l’édulcoration consciente qui leur est reprochée, l’un des défauts de ces
commentaires non scientifiques est, selon le DSAM, la confusion terminologique qu’ils
commettent inconsciemment :
[1] Il est très difficile d’écrire l’histoire de la mystique médiévale de façon quelque peu
scientifique. D’abord à cause d’une certaine confusion terminologique; ensuite à cause
des genres littéraires assez différents dont relèvent les sources [...] (col. 1902)
121
[2] quoique nous apportent d’intéressant sur leur origine les étymologies et les images
primordiales des éléments linguistiques, leur signification est déterminée uniquement
par l’usage, — règle scientifique fondamentale qu’oublient la plupart du temps les
commentateurs des textes mystiques (col. 1904). Et le DSAM ne manque pas d’exemples
à l’appui de l’importance qu’il accorde à l’analyse textuelle :
[6] si la traduction littéraire de son expérience est pour l’homme, non moins qu’en tout
art, «monnaie de l’absolu», cette monnaie en tant que langage lui est fournie comme un
produit collectif (col. 1904),
mais sans en tirer les conséquences. Nous touchons ici au point d’achoppement du cadre
théorique du DSAM. S’il reconnaît la précédence du «produit collectif» qu’est le langage
sur l’expression de l’expérience, il ne va pas jusqu’à placer la précédence du langage en
regard de l’expérience elle-même :
122
[7] La seconde raison pour laquelle il serait hasardeux d’écrire l’histoire de la mystique
à cette époque [médiévale] est qu’on ignore presque tout de l’expérience elle-même. On
ne possède que des textes relatant des souvenirs. Or, ces textes sont déjà le résultat d’une
confrontation (col. 1903, souligné dans le texte).
Comme dans le Dictionnaire critique de théologie (DCT), le statut des textes est dévalué
par rapport à l’expérience qui prend alors un statut disproportionné. Fait curieux, il est
bien spécifié «qu’on ignore presque tout de l’expérience elle-même» «à cette époque»,
c’est-à-dire au Moyen Age, parce qu’«on ne possède que des textes relatant des
souvenirs» qui «sont déjà le résultat d’une confrontation». Si nous lisons bien, ceci
signifierait que la mystique médiévale est inaccessible au lecteur contemporain, en
dernière analyse, parce que l’expérience médiévale lui est inaccessible et non en raison
de la qualité des textes qui nous sont parvenus. La cause est ainsi déplacée de la qualité
des textes à leur authenticité et à leur conformité à l’expérience. En effet, c’est le seul
fait qu’«on ne possède que des textes» (et que pourrait-on avoir d’autre? l’expérience
elle-même?) qui rend difficile d’écrire l’histoire de la mystique pour cette période,
autrement dit de savoir de quoi on parle. Devrait-on en conclure que la mystique
moderne est plus accessible? La mystique moderne ne nous est pourtant accessible que
par des textes, elle aussi.
[8] D’un genre encore plus difficile à déchiffrer et utiliser, sont les notes prises par les
disciples ou amis des mystiques [...] Parfois un heureux hasard fait découvrir une partie
des écrits originaux du mystique, de sorte qu’on peut comparer l’original avec le
remaniement qu’en a fait l’hagiographe dans la Vita (col. 1904)
[9] Si on lit les écrits du plus ardu de ces soi-disant spéculatifs, Ruusbroec l’admirable,
dans le sens de l’Écriture et non celui d’un néoplatonisme ésotérique, on sera édifié de
leur simplicité (col. 1914)
Les trois dictionnaires de théologie que nous avons étudiés font montre
d’intuitions remarquables et parfois d’une perspective qui dépasse les lieux communs
dans lesquels les sciences des religions et la philosophie (du moins dans les textes que
nous avons analysés) maintiennent la question mystique. Malheureusement, ils ne
parviennent pas à expliciter leurs intuitions, faute d’un cadre théorique et épistémique
qui le permettrait. La difficulté épistémique qu’ils rencontrent provient du rapport
ambigu qu’ils entretiennent avec les textes.
125
C. L’un des quatre grands systèmes philosophiques [...] Il résulte d’une réaction contre
le scepticisme, et se caractérise par l’effacement de la raison au profit du sentiment et de
l’imagination.
D. On applique ce terme, presque toujours avec une nuance péjorative : 1º aux croyances
ou doctrines qui reposent plus sur le sentiment et l’intuition que sur l’observation et le
raisonnement : «Prétendre connaître autrement que par l’intelligence, c’est dire qu’il est
155
Les dimensions de l’article le permettant, il a été transcrit presque intégralement (sauf la partie
«discussion de l’article»). L’article ayant sa propre cotation, nous nous référerons, pour cette fois, à cette
cotation (en lettres) au lieu de numéroter les énoncés.
126
légitime d’affirmer ce qu’on ignore ; en un mot c’est être mystique. Certes, il est
possible d’affirmer sans raison valable, parce que l’affirmation est un acte et relève, par
conséquent, du sentiment et de la volonté. Aussi y a-t-il deux sortes de mystiques, ceux
qui aiment et ceux qui veulent ; et l’on peut dire que le mysticisme consiste à franchir,
soit par un élan d’amour, soit par un effort de volonté, les bornes où la raison spéculative
est contrainte de s’enfermer» (Goblot, Classification des sciences) 2º Aux croyances ou
doctrines qui déprécient ou rejettent la réalité sensible au profit d’une réalité inaccessible
aux sens [...]. (Lalande, p. 663-664)
156
Il faut préciser tout de suite que, pour le Lalande, «mysticisme» et «mystique» sont synonymes au sens
des définitions A. et B., et que nous les considérerons comme tels. En cela il reflète bien la position de
l’énonciataire non spécialiste pour qui «mystique» et «mysticisme» sont des termes équivalents. Le
Lalande reconnaît deux extensions au terme «mystique» : l’irrationalisme, l’intuitionisme ou le
sentimentalisme comme dans l’expression «mystique démocratique» ou «mystique de la Vie» (définition
1. MYSTIQUE) ; et un système de pensée basée sur une conception unitaire du monde (définition 2.
MYSTIQUE).
127
157
Kerbrat-Orecchioni dénonce «l’imposture que constitue le verbe “être”, qui fait comme si la propriété
qu’il a pour fonction d’attribuer à l’objet lui était intrinsèquement attachée alors qu’elle ne se constitue
que dans le rapport existant entre l’objet perçu et le sujet percepteur» (L’énonciation, p. 81). Le participe
présent est la forme adjectivale du verbe, qui indique l’état ou l’action en procès ; l’infinitif est la forme
substantivée du verbe, qui «exprime simplement l’idée de l’action à la façon d’un nom abstrait et sans
relation nécessaire à un sujet» (Grammaire Grévisse, p. 612).
158
Le désir est nécessairement à l’arrière-plan de la croyance, la croyance étant nécessairement un /vouloir
croire/. «Défini par une relation à l’ordre des valeurs, ou ce qui revient au même, par un mode
d’inscription du sujet sémiotique sur la dimension du vouloir, le croire conditionne à la fois le sentiment
del’identité de soi etla nature des rapports intersubjectifs. L’exercice dela parole et la communicaiton
128
retranche derrière un savoir anonyme, ou incarné dans quelques grandes figures faisant
en matière autorité»161.
161
Kerbrat-Orecchioni, op. cit., p. 189.
162
Tauler, Jean de la Croix et Thérèse d’Avila sont également cités mais à propos d’un aspect de la
mystique et non pour illustrer ce qu’est la mystique, rôle entièrement dévolu ici au Pseudo-Denys.
130
énonciataires des mystiques, mais leur lecture comportant déjà une interprétation, ici
philosophique, le dictionnaire propose préférentiellement les interprétations des
spécialistes plutôt que celles des mystiques. Cette préférence accordée aux spécialistes
sur les mystiques sous-entend le postulat suivant : les mystiques sont difficilement
abordables directement, ils doivent avoir été déjà interprétés. Ce postulat est exprimé
presque explicitement dans la définition A. de la mystique : «Proprement, croyance à la
possibilité d’une union intime et directe de l’esprit humain au principe fondamental de
l’être, union constituant à la fois un mode d’existence et un mode de connaissance
étrangers et supérieurs à l’existence et à la connaissance normales» (c’est nous qui
soulignons). L’énonciateur mystique est «étranger» (ou «étrange»?) et «supérieur à la
normale», deux caractéristiques qui le situe dans une catégorie à part, éloignée des
énonciataires, en tout cas des énonciataires non mystiques ou non spécialistes. C’est dire
que dans la préférence donnée à la voix des spécialistes, se glisse très discrètement le
postulat qu’il faut bien être un tant soit peu mystique soi-même pour comprendre les
mystiques163.
163
Nous reviendrons plus amplement sur cette question des attitudes épistémologiques envers la mystique,
centrale pour notre thèse, avec l’analyse de l’article de Michel de Certeau.
131
164
Le participe présent est la forme adjectivale du verbe, qui décrit l’état ou l’action (Grammaire Grévisse,
p. 612).
132
165
C’était d’ailleurs l’acception de Freud, contemporain de Lalande et anti-mystique, quand il qualifie son
ex-collègue, C.G. Jung, de «mystique» (De Certeau, article «Mystique», EU, p. 1032-1).
133
raison spéculative est contrainte de s’enfermer. (Goblot, Classification des sciences)» (p.
663). La mystique se trouve donc définie par l’affectif et le /vouloir/, la raison par la
modalité du /devoir/, par une nécessité. La «raison», en faveur de laquelle on déprécie la
mystique, se trouve modalisée par la «contrainte» (dénomination de la modalité du
/devoir/), la contrainte de s’imposer des limites («les bornes») ; il est remarquable que
l’imposition de limites soit exprimée par la figure de l’«enfermement», un terme assez
fort («les bornes où la raison ... est contrainte de s’enfermer»). Il revient donc à
l’énonciataire de décider si ces limites de la raison sont à axiologiser positivement ou
négativement : est-il convenable et souhaitable que la raison s’enferme ainsi dans des
limites ou au contraire est-il souhaitable de dépasser cette situation? Mais encore faut-il
aussi se demander en quoi consistent ces limites dans lesquelles la raison est contrainte
de s’enfermer ou qu’elle ne peut dépasser. D’après Goblot, «Prétendre connaître
autrement que par l’intelligence, c’est dire qu’il est légitime d’affirmer ce qu’on
ignore» : voilà les limites que la raison ne peut dépasser ; et «affirmer ce qu’on ignore ;
en un mot, c’est être mystique». Or, «affirmer ce qu’on ignore» est de l’ordre de
l’oxymoron et de l’apophatisme, une contradiction inacceptable pour une rationalité
reposant sur une logique binaire, mais, — et Goblot a tout à fait raison là-dessus —,
cette contradiction est l’essence même de la mystique, «cette parfaite connaissance de
Dieu qui s’obtient par ignorance en vertu d’une incompréhensible union» (Pseudo-
Denys, cité par Blondel, p.663).
moderne (Les mots les choses), épistémè que Lévi-Bruhl place, quant à lui, en position
d’extériorité par rapport à nous, à «nos sociétés». Il serait alors fort intéressant de voir ce
que Lévy-Bruhl entendait par «mysticisme religieux de nos sociétés», puisque
l’opposition qu’il fait entre deux types de mysticisme implique qu’il y aurait un
mysticisme qui ne relèverait pas d’une attitude épistémique unitaire.
La lecture de cet article laisse une impression étrange. Que s’est-il passé? On a
respecté l’histoire de la pensée occidentale en énumérant les diverses définitions qui ont
formé le concept de mystique, mais en gardant une position distanciée vis à vis de
certaines de ces définitions, qui ne peuvent être acceptées dans l’épistémè de référence
du Lalande. Le désir d’unité y est récusé aussitôt qu’identifié. L’épistémè du Lalande
étant la rationalité philosophique, la mystique y atterrit au bout du parcours dans
l’irrationnel, hors du champ de la pensée occidentale, du côté des sociétés étrangères et
«primitives».
135
[incipit]
[1] Le mot «mystique», souvent utilisé d’une façon arbitraire, peut sembler chargé
d’ambiguïté et prêter à confusion.
[conclusion]
[5] Cette Encyclopédie des mystiques s’adresse aux amants de la lumière, aux croyants
et incroyants, à ceux qui éprouvent une nostalgie de l’Unité située au-delà des religions
particulières.
136
[6] Elle concerne aussi ceux qui, avec Robert Aron, peuvent dire : «Je ne sais si je crois
en Dieu. Mais tout au moins suis-je sûr... de croire en ceux qui, de tout temps et partout,
ont cru en Lui».
[7] Dans la préface composée pour l’exposition des oeuvres de Georges Rouault à Albi,
René Huyghe donne ce conseil : «Il faut se jeter au centre, au coeur, au rond-point où
tout prend sa source et son sens.»
[8] Telle doit (p. XXVIII) être la démarche entreprise par le lecteur de ces textes sur la
mystique.
[9] L’oeuvre mystique exige un être passionné, il convient de partager l’élan d’une
passion pour en découvrir la beauté. (p. XXIX)
D’entrée de jeu, les quatre premières phrases du texte exposent les principaux
présupposés de l’énonciateur166 : «le mot “mystique” peut sembler chargé d’ambiguïté»
[1] (une modalisation épistémique et véridictoire très mitigée qui s’adresse à
l’énonciataire) ; mais l’énonciateur affirmera certaines choses à son propos, notamment
qu’il est apparenté au mystère dans son sens authentique [2] (un mode énoncif affirmatif
et une modalisation épistémique axiologisée), que la mystique est un «au-delà» comme
le mystère [3] (un mode énoncif affirmatif et une figure spatiale qui s’avérera
axiologisée dans l’ensemble du texte) ; et enfin, qu’«en parler exigerait d’en avoir
l’expérience» [4], ce qui constitue le protocole de l’énonciateur. La condition ainsi
166
Nous rappelons que le terme technique /énonciateur/ sera toujours employé au genre masculin sans
tenir compte de la variable sexuelle, puisque l’énonciateur ne correspond pas uniquement à l’/auteur/ ou à
un sujet humain empirique et n’a par conséquent pas de genre.
137
167
La terminologie dans les sciences du langage étant variable selon les auteurs, nous adopterons autant
que possible la terminologie sémiotique telle que proposée dans le dictionnaire de Greimas et Courtés.
Dans ce cas-ci, le terme /affirmatif/ est retenu pour désigner l’une des quatre catégories d’énoncés selon la
grammaire traditionnelle (énoncés affirmatif, négatif, interrogatif et impératif).
138
Le rapport à l’objet est également situé d’entrée de jeu en incipit. Embrayé sur le
plan du langage avec le sens du «mot» mystique, le discours passe sans explication à un
autre plan de réalité. Un abyme sépare les énoncés [2] et [3] : dans l’énoncé [2] il est
encore question du mot, d’un fait de langage ; dans l’énoncé [3], il n’est plus question du
«mot» mais de «la mystique», une réalité définie par une figure spatiale, un «au-delà».
Alors que dans l’énoncé [2] le sens du mot «mystique» était situé en proximité spatiale
(au sens du mot) «mystère», dans l’énoncé [3] c’est une réalité, «la mystique», qui est
identifiée au mystère. Il n’y a plus de rapport spatial entre deux objets de la pensée, le
rapport spatial est écrasé par la substance de l’objet. À partir de là, la mystique sera
toujours considérée une réalité dans le reste du texte. Il n’est pas possible cependant de
conclure qu’il s’agit de la réalité empirique, puisque l’objet reste constitué d’une
métaphore spatiale, un «au-delà», et que le mystère est une réalité d’ordre cognitif. La
réalité dont on parle est donc une réalité placée sur le même plan que la réalité
empirique, sans en être.
Pour qui le mot mystique peut-il «sembler chargé d’ambiguïté» [1]? Il semble
que ce ne soit pas pour l’énonciateur, puisqu’il se présente comme compétent, comme
nous venons de le voir, puisqu’il pourra discourir sur la mystique «dans son sens
authentique» [2] et que, s’il laisse planer un doute («en parler exigerait d’en avoir
l’expérience» [4]), il en retire le bénéfice quant à sa propre capacité de parler de la
mystique. Sans qu’il soit fait mention explicitement dans l’incipit de l’énonciataire,
celui-ci est posé implicitement comme celui pour qui l’énonciateur discourra et surtout
pour qui il lèvera l’ambiguïté et dissipera la confusion. L’attitude de l’énonciateur est
donc motivée par une action bien précise, un procès de transformation de la situation de
139
168
Sans compter des expressions équivalentes comme «le centre lui-même peut apparaître errance» (p.
VIII).
140
[1] Le mot «mystique», souvent utilisé d’une façon arbitraire, peut sembler chargé
d’ambiguïté et prêter à confusion.
169
Modalité véridictoire constituée par les termes du /non-paraître/ conjoint à l’/être/. (Greimas et Courtés,
article «Secret», p. 324).
141
Mais ce protocole aura été suggéré implicitement au lecteur tout au long du texte : il y a
un prix à payer pour le dévoilement du mystère de la mystique, qui consiste dans une
série d’exigences à rencontrer, de devoirs à accomplir pour l’énonciataire, — et à partir
du tout début, de l’incipit, où est énoncé le protocole de l’énonciateur : «En parler
exigerait d’en avoir l’expérience» [4]. La modalisation selon le /devoir/ est d’une grande
importance dans ce texte. Dans ses diverses dénominations, elle fait 44 occurrences, ce
qui représente une masse importante si on compare aux neuf (9) occurrences de la
modalité du /vouloir/. Elle est cependant surpassée par la modalité du /pouvoir/ qui fait
55 occurrences, principalement comme modalité aléthique de /possibilité/. La possibilité
de la mystique est ainsi constamment problématisée et la solution trouvée dans le
/devoir/, principalement dans le sens de nécessité et de condition : «C’est uniquement
par [nécessairement, /devoir/] l’activité pneumatique qu’il devient possible [condition de
possibilité] de saisir [/savoir/] l’importance de la contemplation chez les mystiques» (p.
XIX).
170
Une thématisation d’influence néoplatonicienne.
143
de l’unification, isotopie très dense et conjuguée sous tous ses aspects : dualité,
dialectique, écartèlement, fossé, séparation, dissymétrie, dispersion, errance,
fragmentation, multiplicité, division, discontinuité, instabilité, différences. Cette quantité
impressionnante de dénominations indique un marquage important de l’isotopie de
l’unité, dans ses deux versants, positif et négatif.
171
Georges Molinié, La stylistique, p. 19.
144
[5] Cette Encyclopédie des mystiques s’adresse aux amants de la lumière, aux croyants
et incroyants, à ceux qui éprouvent une nostalgie de l’Unité située au-delà des religions
particulières.
[7] [...] «Il faut se jeter au centre, au coeur, au rond-point où tout prend sa source et son
sens.»
[9] L’oeuvre mystique exige un être passionné, il convient de partager l’élan d’une
passion pour en découvrir la beauté. (p. XXIX)
Le désir d’unité est associé sur le plan thymique à la «nostalgie». Dans le reste
du texte, les deux autres occurrences du terme «nostalgie» sont également mises en
rapport avec l’unité : «La nostalgie de la lumière est éprouvée par le mystique comme
une aspiration à l’unité» (p. XVI) et associée à la stabilité, une figure de l’unité :
«l’homme intérieur éprouve une nostalgie de stabilité» (p. XI). La passion du mystique
145
[7] [...] «Il faut se jeter au centre, au coeur, au rond-point où tout prend sa source et son
sens.»
[8] Telle doit (p. XXVIII) être la démarche entreprise par le lecteur de ces textes sur la
mystique.
[9] L’oeuvre mystique exige un être passionné, il convient de partager l’élan d’une
passion pour en découvrir la beauté. (p. XXIX)
Et l’isotopie formée par les figures de la totalisation peut être considérée également
comme une forme de /devoir/, de nécessité, puisque la totalisation, l’absolutisation ou
l’homogénéisation ne laisse aucun (autre) choix.
146
Le dualisme s’exprime également sur le plan de l’énoncé (du contenu) par le rôle
attribué à l’ascèse. On a vu que la modalisation du sujet mystique, dans ce texte, passe
aussi par la possibilité (/pouvoir/), modalité constamment problématisée et résolue par le
/devoir/, principalement dans le sens de nécessité et de condition (voir supra p. 137). La
réalisation du programme d’unification apparaît donc possible, mais sous certaines
conditions, les conditions d’une ascèse, donc dans une situation dualiste (ou binaire) :
«Pour arriver à éveiller cette fine pointe [de l’âme] de multiples dépouillements sont
nécessaires [...] l’approche du mystère nécessite l’ascèse» (p. XIII).
L’attitude que l’énonciateur à la fois attend des énonciataires et leur prescrit est
celle du désir de l’unité, qui est la figure par excellence de la mystique pour lui. Il
n’admet qu’un sujet de l’énonciation homogène, où énonciateur et énonciataire partagent
la même attitude désirante : le désir d’unité. De plus, l’attitude unitive est explicitement
dissociée, par l’énonciateur, du discours symbolique des religions : «Cette Encyclopédie
des mystiques s’adresse [...] à ceux qui éprouvent une nostalgie de l’Unité située au-delà
des religions particulières» [5]. Dans cette vision épistémique, le symbolique n’a pas une
position de précédence ; c’est plutôt le désir de retour à un état (imaginaire) d’unité
147
originaire (préverbal) qui est valorisé. Dans ce cas, s’il est conscient et thématisé, il est
difficile de décider si le désir d’unité est ici conscientisé : la conscientisation requérant
une mise en rapport ternaire, une médiation (c’est ce que nous verrons plus loin avec
Certeau), qui est ici refusée.
148
[introduction]
[1] Le mot «mystique», bien souvent employé à tort, a d’abord été en français un adjectif
qualifiant ce qui est caché, relatif à des mystères initiatiques, tels, dans l’Antiquité, les
mystères d’Éleusis, puis ce qui a trait au mystère de l’Être divin.
[2] Ce n’est qu’au début du XIXe siècle qu’il devient un nom commun, désignant un
mode de connaissance expérimentale et concrète d’un Absolu.
[3] Il s’agit, certes, d’une connaissance qui est d’un tout autre ordre que les modes de
connaissance intellectuelle et rationnelle, car elle se réfère à un objet qui dépasse
l’humain et lui demeure en partie inaccessible.
[4] Alors que le langage philosophique définit par des concepts une réalité que la raison
humaine peut appréhender et comprendre, le langage des mystiques entend faire deviner
une réalité qui demeure insaisissable aux seules facultés humaines.
[5] Mais les mots pour décrire l’expérience qui en est faite sont toujours dans le même
registre — contact, présence, fusion : l’expérience mystique est concrète.
[6] L’Absolu, qui en est l’objet, peut être le sujet lui-même, plongeant vers le dedans de
soi afin de retrouver l’identité de son soi à un Tout dont le soi ne se distingue pas ; ou
bien l’altérité transcendante d’un Dieu.
[7] Dans le premier cas, la descente en soi pour parvenir à trouver l’infini dans l’intime,
fonde une mystique intravertie, une mystique d’immanence.
[9] Bien qu’opposés dans leurs modalités, ces deux types aboutissent tous deux à la
perception d’une unité à laquelle le sujet s’identifie, quelles que soient les techniques
employées pour y parvenir.
[10] Bien évidemment, ces deux formes de mystique reposent sur des traditions
culturelles et religieuses différentes. [...]
[11] Mais, dans ces deux directions essentielles, la mystique n’est jamais l’apanage
d’une religion ni d’une culture.
[12] Elle est un phénomène humain, d’ordre spirituel, omniprésent quoique avec de
notables variantes. (p. 2307-1-2)
Comme il est possible de le constater dans le premier énoncé où les deux emplois co-
occurrent dans une même phrase, il y a un glissement par lequel le «on» énonciateur et
énonciataire de la mystique («on retrouve ainsi les deux types d’expérience») devient
énonciateur et énonciataire mystique («on entre dans les profondeurs d’un Dieu Un»).
Dans le deuxième cas, il ne fait pas de doute que le pronom «on» représente quiconque
ou toute personne : l’énoncé paraphrasé pourrait se lire comme suit : «pour atteindre le
vrai sens de la Parole révélée toute personne doit passer par l’expérience de l’union la
plus totale...». Nous ne voulons pas accorder trop d’importance à ce détail énonciatif,
mais nous pensons qu’il est tout de même significatif d’un implicite dans la position
(sous-entendue ou désirée) de l’énonciateur et qu’il produit quelque effet sur le sujet de
l’énonciation, qui devient un sujet capable de comprendre la position mystique de
l’intérieur, pourrait-on dire. Nous avons déjà vu cette position épistémique — qu’il faut
bien être un tant soit peu mystique soi-même pour comprendre la mystique —
explicitement thématisée dans l’Encyclopédie des mystiques (quoique non critiquée) ;
nous l’avons vu très discrètement sous-entendue chez Lalande ; nous la verrons
thématisée et critiquée par Certeau sous la forme d’un point de vue épistémique
mystique ; ici, il semble qu’elle échappe à l’énonciateur. Nous observerons également au
passage que ce fait textuel coïncide, dans les deux cas, sur le plan du contenu, avec le
même type d’objet mystique : le Dieu Un mais aussi Créateur, donc transcendant, et qui
est locuteur divin, qui a révélé sa Parole, le Dieu donc du monothéisme judéo-chrétien
(comme si le naturel culturel faisait retour).
[2] Ce n’est qu’au début du XIXe siècle qu’il devient un nom commun, désignant un
mode de connaissance expérimentale et concrète d’un Absolu.
[3] Il s’agit, certes, d’une connaissance qui est d’un tout autre ordre que les modes de
connaissance intellectuelle et rationnelle, car elle se réfère à un objet qui dépasse
l’humain et lui demeure en partie inaccessible.
[4] Alors que le langage philosophique définit par des concepts une réalité que la raison
humaine peut appréhender et comprendre, le langage des mystiques entend faire deviner
une réalité qui demeure insaisissable aux seules facultés humaines.
[2] Ce n’est qu’au début du XIXe siècle qu’il devient un nom commun, désignant un
mode de connaissance expérimentale et concrète d’un Absolu.
[3] Il s’agit, certes, d’une connaissance qui est d’un tout autre ordre que les modes de
connaissance intellectuelle et rationnelle, car elle se réfère à un objet qui dépasse
l’humain et lui demeure en partie inaccessible.
[4] Alors que le langage philosophique définit par des concepts une réalité que la raison
humaine peut appréhender et comprendre, le langage des mystiques entend faire deviner
une réalité qui demeure insaisissable aux seules facultés humaines.
L’objet mystique est représenté par la figure de l’Absolu et la mystique est ici
définie comme un «mode connaissance [...] d’un Absolu» [2]. Le mode de connaissance
«mystique» n’est pas intellectuel ni rationnel parce que l’objet de la connaissance n’est
pas accessible [3], alors que le mode de connaissance de la philosophie est intellectuel et
rationnel parce que l’objet de la philosophie est une «réalité que la raison humaine peut
appréhender et comprendre» [4]. Or, nous ne pensons pas nous tromper en disant que
l’Absolu est notoirement une catégorie philosophique (peut-être peut-il être importé
dans d’autres champs, mais il est au départ de la philosophie occidentale). Mais même
sans faire appel à cet élément extratextuel, l’Absolu est, dans le texte, une réalité d’ordre
cognitif, puisqu’on peut la penser et en parler. Il y aurait alors deux Absolus, l’un
accessible à la pensée philosophique intellectuelle et rationnelle, l’autre inaccessible à
cette pensée, ce qui constitue une aporie. De plus et inversement, si l’objet était le
même, puisque c’est l’objet qui détermine le mode de connaissance, il n’y aurait pas de
différence non plus entre le mode de connaissance philosophique et le mode mystique.
La logique de l’argumentation et la position épistémologique de l’énonciateur
apparaissent donc contradictoires, un signe du problème épistémique que représente la
mystique, lorsqu’on l’envisage dans la perspective de l’objet.
154
L’Absolu est mis sur le même plan qu’«une réalité» [4], une réalité qui a comme
caractéristique d’être «inaccessible» [3] ou «insaisissable» [4]. Si, dans la logique du
texte, c’est l’objet qui détermine le mode de connaissance, c’est donc l’Absolu, ou une
réalité inaccessible et insaisissable, qui détermine le mode de connaissance
«expérimental et concret» de la mystique [2]. Logiquement, l’objet «l’Absolu»
favoriserait donc un mode de connaissance expérimental et concret, plutôt que
intellectuel et rationnel. Le rapport à élucider serait alors celui qui s’établit entre un
mode connaissance «expérimental et concret» et une réalité «insaisissable et
inaccessible» : pourquoi une réalité ou un objet inaccessible favoriseraient-ils ou
exigeraient-ils un mode de connaissance «expérimental et concret»?
Nous nous rabattrons sur le parcours actoriel pour tenter de saisir comment se
déploie l’isotopie dans ce texte. Des énoncés [1] à [12], les figures de l’objet changent
constamment dans un mouvement de substitution. Chacune des figures actorielles a son
propre parcours.
[1] ACTEUR 1 Le mot «mystique», PARCOURS bien souvent employé à tort, a d’abord été
en français un adjectif qualifiant ce qui est caché, relatif à des mystères initiatiques, tels,
dans l’Antiquité, les mystères d’Éleusis, puis ce qui a trait au mystère de l’Être divin. [2] Ce
n’est qu’au début du XIXe siècle qu’
ACTEUR 1 il devient un nom commun, PARCOURS désignant
ACTEUR 2 un mode de connaissance expérimentale et concrète d’un Absolu. [3] Il
s’agit, certes, d’
ACTEUR 2 une connaissance PARCOURS qui est d’un tout autre ordre que les modes
de connaissance intellectuelle et rationnelle, car
ACTEUR 2 elle PARCOURS se réfère à
ACTEUR 3 un objet PARCOURS qui dépasse l’humain et lui demeure en partie
inaccessible. [4] Alors que
155
parcours 3) les mots pour décrire [5] → l’expérience [5]→ l’Absolu [6]→ l’objet [6]→
→ la perception [9] → l’unité [9]→ l’identification [9]
→ la mystique [11] → un phénomène [12]
(accessible?)
___________
Figure 9 Le terme des parcours de l’objet «mystique» dans l’Encyclopédie des religions
156
[6] L’Absolu, qui en est l’objet, peut être le sujet lui-même, plongeant vers le dedans de
soi afin de retrouver l’identité de son soi à un Tout dont le soi ne se distingue pas ; ou
bien l’altérité transcendante d’un Dieu.
[9] Bien qu’opposés dans leurs modalités, ces deux types aboutissent tous deux à la
perception d’une unité à laquelle le sujet s’identifie, quelles que soient les techniques
employées pour y parvenir.
La figure de l’Absolu s’élabore donc dans deux formes ou deux isotopies secondaires
par rapport à la dominante (celle de l’objet) : ou bien le sujet, le Tout, l’infini, ou bien
l’altérité, Dieu, l’Autre [6-8]. Mais puisque ces deux formes ne sont en définitive que
deux variables de la figure de l’unité, l’objet l’Absolu peut être défini autant par les
caractéristiques de l’une que de l’autre forme : l’Absolu peut être défini virtuellement
autant par l’isotopie du sujet-Tout-infini que par celle de l’altérité-Dieu-l’Autre. Ce n’est
donc pas la différence entre ces isotopies qui importe, mais la présupposition qu’elles
représentent la figure de l’unité, qui représente à son tour l’aboutissement du parcours
mystique.
[10] Bien évidemment, ces deux formes de mystique reposent sur des traditions
culturelles et religieuses différentes. [...]
157
[11] Mais, dans ces deux directions essentielles, la mystique n’est jamais l’apanage
d’une religion ni d’une culture.
[12] Elle est un phénomène humain, d’ordre spirituel, omniprésent quoique avec de
notables variantes.
fragment de texte qui a été coupé entre les énoncés [10] et [11] de l’introduction, parce
qu’il n’était alors pas nécessaire à notre analyse et qu’il nous faut reprendre maintenant.
[10] Bien évidemment, ces deux formes de mystique reposent sur des traditions
culturelles et religieuses différentes.
[11] Mais, dans ces deux directions essentielles, la mystique n’est jamais l’apanage
d’une religion ni d’une culture.
172
«On retrouve ainsi les deux types d’expérience mystique : immanence de la mystique du soi, union à la
transcendance où l’on entre dans les profondeurs d’un Dieu Un et Créateur» (p. 2308). «Mais on ne peut
atteindre le vrai sens de la Parole révélée qu’à travers l’expérience de l’union la plus totale avec le
locuteur divin» (p. 2313).
161
173
L’intérêt de l’énonciateur pour son sujet est attesté notamment par des évaluations explicites : «les plus
grands des mystiques le répètent» (p. 1035-1) ; «Le plus grand des mystiques musulmans» (p. 1034-3) ;«
les grandes études philosophiques et religieuses sur la mystique» (p. 1033-2) ; la netteté de toute la
tradition mystique» (p. 1034-3) ; «cette “netteté” que Catherine de Sienne tenait pour la marque dernière
de l’esprit» (p. 1036-3).
174
Les sciences humaines ont été le lieu de grands textes scientifiques comportant une forte littérarité.
Pour n’en citer qu’un, le caractère littéraire de Tristes tropiques (1955) de Claude Lévi-Strauss a été
reconnu jusqu’à être mis en nomination pour le Goncourt.
175
Georges Molinié, La stylistique,1993, p. 55.
163
[introduction]
[1] À l’analyse que Freud avait faite de la religion dans L’avenir d’une illusion, Romain
Rolland opposait une «sensation religieuse» [...](p. 1031-3) «sensation de l’éternel»,
«sentiment océanique» qui peut être décrit comme un «contact» et comme un «fait».176
[3] Le dissentiment qui se manifeste [...] dans les lettres et les oeuvres des deux
correspondants est caractéristique des perspectives qui opposaient et continuent
d’opposer un point de vue «mystique» à un point de vue «scientifique». Là où Romain
Rolland décrit [...] une donnée de l’expérience — «quelque chose d’illimité, d’infini, en
un mot d’océanique» —, Freud décèle seulement une production psychique [...] (p.
1032-1)
[4] Certes, tous les deux recourent à une origine, mais pour l’un, elle apparaît en la
forme du tout et elle a sa manifestation la plus explicite en Orient ; pour l’autre, c’est
l’expérience primitive d’un arrachement, commencement de l’histoire individuelle ou
176
Lettre à S. Freud, 5 déc. 1927.
164
collective. En somme, pour Romain Rolland, l’origine c’est l’unité qui «affleure» à la
conscience ; pour Freud c’est la division constitutive du moi. Pour les deux, pourtant, le
fait à expliquer est du même type : un dissentiment de l’individu par rapport au groupe;
une irréductibilité du désir dans la société qui le réprime ou le recouvre sans l’éliminer;
«un malaise dans la civilisation». Les relations instables entre la science et la vérité
tournent autour de ce fait. (p. 1032-2).
[conclusion]
[5] Quelque chose d’irréductible reste pourtant, sur quoi la raison même prend appui,
dont elle démystifie les phénomènes en déplaçant les mythes, mais dont elle ne
désinfecte pas une société. Peut-être, entre l’exotisme et l’«essentiel», les rapports ne
seront-ils jamais socialement clarifiés. Et c’est le défi ou le risque du mystique de les
amener à cette «netteté» que Catherine de Sienne tenait pour la marque dernière de
l’esprit.
[1] À l’analyse que Freud avait faite de la religion dans L’avenir d’une illusion, Romain
Rolland opposait une «sensation religieuse» [...] «sensation de l’éternel», «sentiment
océanique» qui peut être décrit comme un «contact» et comme un «fait».
165
[3] Le dissentiment qui se manifeste [...] dans les lettres et les oeuvres des deux
correspondants est caractéristique des perspectives qui opposaient et continuent
d’opposer un point de vue «mystique» à un point de vue «scientifique». Là où Romain
Rolland décrit [...] une donnée de l’expérience — «quelque chose d’illimité, d’infini, en
un mot d’océanique» —, Freud décèle seulement une production psychique [...].
C’est ainsi qu’au départ, la question de la mystique est située dans une
problématique qui est celle de la coexistence de deux options épistémiques opposées :
l’une considérant l’objet de l’expérience comme étant un «donné», l’autre considérant
l’objet de l’expérience comme étant une «production» du psychisme humain. Certeau
identifie la première perspective à «un point de vue mystique», la seconde à «un point de
vue scientifique». Les termes mystique/scientifique constitueraient une opposition
épistémologique, en tant que deux perspectives opposées sur la connaissance. Il y aurait
donc, devant un objet de connaissance, une prise de position préalable, l’adoption d’un
point de vue, soit mystique, soit scientifique. Il y aurait donc, dans la logique ici
proposée, la mystique étant elle-même une perspective gnoséologique, un point de vue
«mystique» et un point de vue «scientifique» sur la mystique et, corollairement, un point
de vue «mystique» et un point de vue «scientifique» sur la science. Chez Michel de
Certeau, la question de la mystique est donc d’emblée une question d’ordre
épistémologique.
177
Michel de Certeau est réputé être difficile à lire, ce que nous ne contesterons pas.
167
«mystique» marque son entrée dans la modernité178. Or la mystique moderne, qui naît
avec le substantif qui la désigne, s’en trouve en même temps spécifiée en regard d’une
mystique qui ne serait pas moderne179. Dans une société (moderne) qui ne se définit plus
par des critères religieux, la mystique occidentale, en tant que phénomène religieux, est
devenu une «curiosité», un «phénomène extraordinaire», un objet exotique donc à
l’intérieur de sa propre culture180 ; c’est peut-être pourquoi elle apparaît autant
semblable à celle des orientaux pour le lecteur occidental moderne (comme pour
Romain Rolland) : en devenant autre ou étrangère (exotique), elle se met à ressembler à
celle des autres.
Mais l’énonciateur prend-il position dans le débat (binaire) qui oppose un point
de vue mystique (représenté exemplairement par Romain Rolland) à un point de vue
scientifique (représenté exemplairement par Freud)? La question se pose d’autant plus
que l’on sait, par l’ensemble de la production de Certeau, qu’il est d’allégeance
freudienne. L’énonciateur adopte plutôt une position tierce dans le débat. Il repère
d’abord la différence fondamentale entre les deux conceptions, qui sont, selon lui, deux
conceptions du concept d’«origine» : l’attitude mystique y voyant une expérience de
totalité et d’unité, l’attitude freudienne y voyant une expérience de séparation et de
division [4]. Il propose ensuite sa propre analyse, irréductible à l’un et à l’autre point de
178
C’est l’une des contributions essentielles de Michel de Certeau à la connaissance de la mystique, que
d’avoir montré l’évolution du «mot» mystique et la signification nouvelle, «moderne», qui lui est
attribuée. Cette question a été développée par De Certeau principalement dans «Mystique au XVIIe
siècle : le problème du langage mystique» (L'homme devant Dieu : mélanges de Lubac. Paris, 1964. T.2,
p. 267-291) et dans le chapitre 3 («La science nouvelle») de La fable mystique. La question est reprise
succintement dans l’article de l’EU, p. 1032-3 : «[...] au XVIIe siècle seulement on se met à parler de “la
mystique”, le recours à ce substantif correspondant à l’établissement d’un domaine spécifique. [...] La
substantivation du mot dans la première moitié du XVIIe siècle où prolifère la littérature mystique, est un
signe du découpage qui s’opère dans le savoir et dans les faits».
179
On voit tout de suite les questions que cette observation soulève : qu’est-ce qu’on entend par mystique
avant la modernité? En quoi la mystique moderne est-elle différente de la mystique qui l’a précédé?
180
«Ce qui est nouveau», avec la mystique moderne, «ce n’est pas la vie mystique [...] mais son isolement
et son objectivation devant le regard de ceux qui commencent à ne plus pouvoir participer ni croire aux
principes sur lesquels elle s’établit» (EU, p. 1032-3).
168
vue, parce que mettant en scène «l’irréductibilité», justement, «du désir», qui se présente
comme la notion clé ou le principe herméneutique de l’énonciateur :
[4] Pour les deux, pourtant, le fait à expliquer est du même type : un dissentiment de
l’individu par rapport au groupe; une irréductibilité du désir dans la société qui le
réprime ou le recouvre sans l’éliminer; «un malaise dans la civilisation». Les relations
instables entre la science et la vérité tournent autour de ce fait.
181
À propos de la Montée du Carmel de Jean de la Croix : «L’esprit qui l’habite est “circoncision”, un
travail de la coupure» (La fable mystique, p. 186). «Ce qui doit être dit ne peut l’être que par une brisure
du mot. Un clivage interne fait fait avouer ou confesser aux mots le deuil qui les sépare de ce qu’ils
montrent. Telle est la “circoncision” première. [...] Pareille coupure a du sens mais ne le donne pas.»
(idem, p. 200).
182
«On ne saurait donc entériner la fiction d’un discours universel sur la mystique» (EU, p. 1032-2).
169
Une nécessité s’élève en lui, sous le signe d’une musique, d’une parole
ou d’une vision venues d’ailleurs. (p. 1034-2)
Il est d’abord tout à fait remarquable qu’il y a très peu de modalités volitives
dans l’énonciation de l’observateur du volo mystique. Des trois modalités du /vouloir/
recensées, l’une infirme en fait le pouvoir de la volonté («toute analyse occidentale est
située, qu’elle le veuille ou non, dans le contexte d’une culture marquée par le
christianisme», p. 1036-1) et les deux occurrences positives sont attribuées à Dieu par un
énonciateur mystique : «louange à Dieu qui se manifeste ... à qui il veut et se cache aux
yeux de qui il veut» (Al-Hallādj, p. 1034-3). Aussi bien, en raison de la position tierce
que nous avons vu adoptée par l’énonciateur dans le débat épistémique entre mystique et
science, on ne s’étonnera pas que son attitude ne soit pas une attitude mystique :
l’énonciateur laisse le point de vue mystique aux mystiques — nous le constaterons
nettement plus loin, avec l’analyse des modalisateurs de totalisation (tout, rien, aucun).
Mais, dans la logique d’une position tierce, il ne devrait pas non plus adopter une
attitude simplement ou strictement scientifique.
Et de fait, il n’y a pas de savoir affirmé dans l’énonciation (au sens d’une
prétention à épuiser le tout d’un objet). Il n’y a rien d’étonnant à ce que, dans un article
d’encyclopédie, la modalité épistémique (/savoir/) soit la plus sollicitée. Cependant, la
modalité du savoir est elle-même modalisée, soit par la possibilité («sentiment [...] qui
peut être décrit comme», p. 1032-1), soit par la contrainte ou la nécessité («L’événement
s’impose», p. 1034-2), soit par la modalisation véridictoire («Cette abondante production
comporte des positions très différentes, mais elle semble avoir ceci de commun [...]», p.
1032-1). La modalisation de l’énonciation se joue donc dans une tension entre la
possibilité (/pouvoir/, permettre, autoriser, etc.) et l’impossibilité (/non pouvoir/
inaccessibilité, indicible, irréductibilité, etc.) d’affirmer ou de savoir, mais pas seulement
dans cette structure binaire puisqu’une autre modalisation prend place dans la
structure.183 Au point de départ et au point de chute, le troisième terme, le principe posé
183
Quantitativement, 22 occurrences de la modalité de /pouvoir/, 17 de la modalité de /devoir/, sans
compter le double emploi, lorsque la modalité du /pouvoir/ remplit la fonction de /devoir/ (/ne pas pouvoir
ne pas/).
171
son geste est de passer outre à travers des phénomènes qui risquent
toujours d’être pris pour la «Chose» même (p. 1036-1)
Cet inventaire des occurrences soulignées des termes «fait» et «phénomène» et de leurs
corrélats «mystiques» montre l’importance de cette configuration. Mais, pour
l’énonciateur, elle n’est signifiante que dans la mesure où elle est problématisée et en
définitive contestée. La configuration mystique, en tant que «faits» ou «phénomènes»
étranges, se localise massivement dans le premier chapitre de l’article consacré au statut
moderne de la mystique, où il est question de la construction d’une tradition mystique et
de sa psychologisation. Par l’insistance et le soulignement, l’énonciateur problématise le
concept de «phénomènes mystiques» et ce faisant, le concept même de mystique (est-ce
que la mystique se définit ou se caractérise en dernière instance par ces sortes de
phénomènes?). Par la mise entre guillemets, il prend ses distances vis à vis d’une
tradition interprétative (le point de vue des énonciataires des mystiques) qui assimile la
mystique à des phénomènes étranges ou extraordinaires. L’argumentation atteint un
point fort avec l’observation du paradoxe de l’expression «phénomènes mystiques» elle-
même, puisque «est “phénomène” ce qui apparaît, un visible [et] est “mystique” ce qui
demeure secret, un invisible» (p. 1033-3). À partir de là («Des phénomènes
extraordinaires semblent spécifier d’abord la mystique» (p. 1033-3), l’argumentation
problématisera la définition de la mystique par les phénomènes d’ordre
psychosomatique. Ensuite, effectivement, dans le reste du texte, il ne sera plus question
de «phénomènes» (sauf pour revenir sur leur relativisation), mais plutôt de
«l’expérience» (chapitre 2 : L’expérience mystique), et plus précisément d’un autre
registre de l’expérience que celui du psychosomatique, celui du «sens».
[expérience]
[sens]
Sur l’isotopie de l’expérience se rencontre donc «le sens» là où, sur l’isotopie du
phénomène, se rencontraient les «curiosités» somatiques. Et avec le sens, se manifeste
un autre concept herméneutique clé de Certeau, le langage.
Dans les quelques évaluatifs présents dans le texte, les modalisateurs temporels
de totalisation /toujours/ et /jamais/ sont sollicités avec mesure. Il n’y a pas d’inflation
184
«le théologien patenté de l’époque [...] déploie sans fin une collection de stigmates, de lévitations, de
miracles “psychologiques” et de curiosités somatiques [...] Les croyants n’en viennent-ils pas à confondre
la mystique avec le miracle ou l’extraordinaire? » (EU, p. 1033-2).
176
ici comme dans l’article de l’Encyclopédie des mystiques, par exemple. L’énonciateur
qu’est Michel de Certeau n’adopte pas le style mystique, caractérisé par une surcharge
des modalisateurs de totalité (toujours/jamais, tout/rien, etc.). Les quelques
modalisateurs /toujours/ et /jamais/ que l’énonciateur utilise à son propre compte, dans
son énonciation, n’en sont pas moins significatifs de sa position épistémique. Les trois
occurrences de l’adverbe de temps et modalisateur /toujours/ sont associées au
langage185 :
L’expérience, sans être niée (on vient de voir plus haut l’importance accordée à
l’expérience), est non seulement indissociablement liée au langage, elle y est «soumise»,
en position de sujétion, la position même du sujet186. La précédence du langage dans
l’expérience humaine est marquée temporellement (/toujours/) et spatialement
(«soumise» = /sous/), ce qui en fait un concept herméneutique central. Les
«structurations latentes» du langage s’articulent sur le «désir», l’autre concept clé
identifié chez Certeau, sur lequel s’appuie la position tierce de l’énonciateur dans le
débat épistémologique discerné entre attitude mystique et attitude scientifique. Avec le
modalisateur /toujours/, voici que les deux principes herméneutiques sont liés
intrinsèquement. Le dernier énoncé fait référence au concept lacanien de la Chose qui,
dans la théorie psychanalytique, est mis en opposition au langage comme les deux
termes de toute problématique gnoséologique : la Chose représentant le désir d’un
rapport immédiat avec un Réel inatteignable (autant que désiré) du fait du système
185
À ce marquage par les modalisateurs temporels, il faudrait ajouter la seule modalisation déontique du
texte : «il faut revenir à ce que le mystique dit de son expérience, au sens vécu des faits observables» (EU,
p. 1033-3). (Il y en a une autre, mais qui n’a qu’un impact local : «Un itinéraire déroutant (il faudrait dire
dérouté) ...» (EU, p. 1036-1) )
186
On pourrait dire : le sujet est sujet d’expérience en tant qu’il est sujet du langage.
177
symbolique (le langage) qui préside à toute appréhension, à toute perception humaine.
Par le modalisateur /toujours/, l’énonciateur insiste ici sur le fait que le sujet humain a
tendance à prendre les «phénomènes» (mis entre guillemets par l’auteur), la
modalisation aléthique ce qui paraît, pour la réalité dernière, pour l’objet capable
d’assouvir le désir.
une Réalité qui n’est jamais [...] prise dans le filet d’une institution, d’un
savoir ou d’une expérience. (p. 1034-3)
Et, en effet, la figure de la «présence», spécialement soulignée ailleurs dans le texte par
la mise en majuscules («La Trace perçue [..] étend la lézarde d’une Absence ou d’une
Présence», p. 1034-2), renvoie à la Chose, au désir de la réalité comme désir de la
présence, de l’immédiateté, du «contact»187. L’énonciateur se positionne ici nettement à
l’extérieur d’une métaphysique de la présence. Le caractère d’irréductibilité du désir,
que nous avons vu placé en position tierce par rapport aux oppositions épistémiques
extrêmes d’unité/séparation, est ici également explicitement suggéré. Quelque chose qui
ne peut être «jamais possédé, inventorié, apprivoisé ou clarifié» relève de l’irréductible.
Une «gamme jamais complètement inventoriée» reste ouverte, non finie — «jamais
apprivoisée tout à fait», elle reste indomptable, incontrôlable, impossible à cerner
complètement. En raison de cet irréductible attribué au désir humain, la modalisation
épistémique de l’énonciateur consiste à poser l’incertitude quant à la possibilité d’arriver
à élucider complètement («clarifier») les rapports entre la subjectivité et le social. Nous
187
On se rappellera la définition de la mystique de Romain Rolland, comme sensation et sentiment
ressentis comme un «contact» (EU, p. 1032-1).
178
avons vu qu’il n’y a pas de savoir affirmé dans l’énonciation (au sens d’une prétention à
épuiser le tout d’un objet) et maintenant nous pouvons observer que poser ou affirmer
l’irréductible188 résume le parcours énoncif de l’énonciateur (son argumentation) — il y
a donc cohérence entre l’énonciation et le rapport à l’objet chez Certeau. Et c’est
probablement pourquoi Michel de Certeau est difficile à lire, parce qu’il n’offre aucune
réponse définitive, aucune prise immédiate, puisqu’il critique la possibilité même de
l’immédiateté. C’est probablement aussi pourquoi on peut dire qu’il ne fait pas de
concessions pédagogiques à l’énonciataire, qu’il déstabilise et oblige à s’interroger sur
son propre désir.
188
Cette position peut être investie théologiquement : poser le mystère en raison d’un irréductible.
189
Nous pouvons en dire autant d’une continuité spatiale, comme nous l’avons vu. Pour De Certeau, le
point de vue spatio-temporel est forcément local.
179
une vérité qui se serait d’abord énoncée sur le mode d’une marge
indicible par rapport aux textes et aux institutions orthodoxes, et qui
désormais (p. 1036-2) pourrait être exhumée des croyances. (p. 1036-3)
«comme un roi [...] qui fait tout plier [...] S’il ôte tout, c’est pour se
communiquer [...] sans bornes. S’il sépare, c’est pour unir à lui ce qu’il
sépare de tout le reste. [...] Il demande tout et il donne tout. Rien ne peut
le rassasier et cependant [...] il n’a besoin de rien» (Jean-Joseph Surin,
cité p. 1034-1).
Non seulement il n’y a pas une pléthore de ces modalisateurs de totalisation dans
l’énonciation, mais les notions que recouvrent ces modalisateurs sont elles-mêmes
problématisées par l’énonciateur dans l’énoncé. La notion de /tout/ est thématisée par
l’énonciateur, comme l’une des deux formes que peut prendre la quête de l’origine
(«pour l’un [Romain Rolland], elle [l’origine] apparaît en la forme du tout», p. 1032-2
souligné par Certeau) et associée à l’expérience de l’unité («En somme, pour Romain
Rolland, l’origine c’est l’unité [...]»). L’énonciateur reconnaît ici que totalité et unité
sont des figures mystiques, lorsque la mystique est considérée seulement sous l’angle
unitaire.190
190
On retrouve la même définition de l’attitude mystique dans le DCT : «L’union mystique achève donc la
réharmonisation de l’âme : rétablie dans sa normalité paradisiaque» (p. 777-1).
180
il [le mystique] est [...] du côté d’un «essentiel» que tout son discours
annonce mais sans parvenir à l’énoncer. (p. 1033-3)
De toute façon, pour les mystiques, cela même qu’ils ont reconnu ne peut
être circonscrit [...] (p. 1034-2)
Toute analyse occidentale est située [...] dans le contexte d’une culture
marquée par le christianisme. (p. 1036-1)
191
Ce qui correspond à la deuxième définition que donne le Lalande de la mystique : «Le phénomène
essentiel du mysticisme est ce qu’on appelle l’extase» (citation de Boutroux, souligné dans le texte, p.
662)
192
On l’a vu plus précédemment, cette construction a pour signe la substantivation du mot «mystique».
181
de généralisation («toute une généalogie, toute étude») qui construit une tradition est lui-
même thématisé. Le modalisateur /tout/ sert paradoxalement à marquer le point de vue
relativisateur de l’énonciateur : c’est toute la généalogie, c’est-à-dire tous les rapports de
parenté posés entre les discours mystiques, qui est construite, c’est-à-dire lue selon des
critères spécifiques qui orientent l’ensemble des études sur les mystiques. Le point de
vue relativisateur de l’énonciateur s’appuie lui-même sur un point de vue similaire qu’il
discerne chez les énonciateurs mystiques : «en relativisant les assurances,
institutionnelles ou exceptionnelles, elles [les voix mystiques anciennes] ont la netteté de
toute la tradition mystique» (p. 1034-3). Il détecte même «Au XVIIe siècle français», un
auteur (Constantin de Barbanson) qui «relativise [...] l’“extase” et le “ravissement”,
repères traditionnels de la mystique» (p. 1034-3). «Les plus grands des mystiques» (Jean
de la Croix et Thérèse d’Avila) sont cités en exemples de ce point de vue des mystiques
sur la mystique ; ils insistent (ils «le répètent») sur la relativisation de l’extraordinaire de
l’expérience mystique : «l’extraordinaire ne caractérise pas [...] l’expérience mystique»
(p. 1035-1)193. «De toutes les manières, le mystique somatise» : la somatisation mystique
est reconnue comme étant un phénomène général relié à la mystique, mais non comme
étant, nous venons de le voir, l’essentiel de la mystique. «De toute façon, cela même
qu’ils ont reconnu ne peut être circonscrit» (p. 1034-2), c’est-à-dire que de toutes les
façons dont la question puisse être prise, l’élément mystique ne peut être cerné, défini ou
réduit à «l’un ou l’autre des aspects qui composent son paradoxe» (p. 1033-3), qu’il
demeure donc un irréductible.
193
Les mystiques chrétiens ne seraient pas les seuls à relativiser l’expérience mystique. Al-Hallādj, «le
plus grand des mystiques musulmans» (p. 1034-2), «met en question toutes les certitudes sur lesquelles est
bâtie la communauté des croyants». Ici encore, le modalisateur /tout/ est employé pour relativiser, mais ce
n’est plus le caractère exceptionnel des états somatiques mystiques, mais plutôt la Loi sur laquelle est
bâtie l’expérience islamique qui est relativisée.
182
Nous avons observé plus haut que la configuration mystique dessine un parcours,
du phénomène → à l’expérience → au sens et au langage → pour buter sur
l’irréductibilité du désir. Au point de chute se retrouvent donc, sur un même niveau,
l’«essentiel» et l’«irréductibilité du désir». Si, selon Certeau «des constellations de
référence dessinent désormais (depuis l’époque moderne) l’objet [la mystique] conforme
à un point de vue», essayons de voir quelle forme il dessine lui-même. Pour ce faire,
nous examinerons le niveau d’isotopie en fin de parcours.
Dans l’introduction :
[4] Pour les deux, pourtant, le fait à expliquer est du même type : un dissentiment de
l’individu par rapport au groupe; une irréductibilité du désir dans la société qui le
réprime ou le recouvre sans l’éliminer; «un malaise dans la civilisation». (p. 1032-2).
Dans la conclusion :
[5] Quelque chose d’irréductible reste pourtant, sur quoi la raison même prend appui
[...] mais dont elle ne désinfecte pas une société. Peut-être entre l’exotisme et
l’«essentiel», les rapports ne seront-ils jamais socialement clarifiés. Et c’est le défi ou le
risque du mystique de les amener à cette «netteté» que Catherine de Sienne tenait pour la
marque dernière de l’esprit. (p. 1036-3, souligné dans le texte)
Les figures du reste sont tissées serrées au point de départ et au point de chute :
l’irréductibilité, — ce qui reste toujours du désir, que la société a tenté de «réprimer»
(d’éliminer) ou de «recouvrir» (d’occulter ou de récupérer), sans y réussir complètement
—, est figurée comme un «malaise» dont la société voudrait mais n’arrive pas à se
183
L’événement s’impose. (p. 1034-2) (ne peut être évité ou ne pas arriver)
Une nécessité s’élève en lui [...](p. 1034-2) (/ne pas pouvoir ne pas/...
faire, vivre, etc.)
Le principe organisateur est ici une modalité négative ou passive du /pouvoir/ (/ne pas
pouvoir ne pas/) dans le sens de pulsion, d’irrépressible, de nécessité, donc dans la zone
commune aux modalités du /pouvoir/ et du /devoir/ (/ne pas pouvoir ne pas/ = /devoir/).
184
Tout d’abord, il faut voir que le parcours énoncif, l’argumentation, est à l’inverse
de celle des autres textes. Dans les textes précédents, le parcours s’enclenche sur le plan
du langage pour le quitter aussitôt vers le plan d’une réalité empirique ou qui est posée
comme lui étant équivalente. Dans le texte de Certeau, le parcours ne quitte pas le plan
du langage. Les faits relevant d’autres ordres que le symbolique, les phénomènes
psychosomatiques par exemple, ne sont pas niés mais intégrés à la problématique
symbolique : ils sont interprétés comme les effets, les conséquences de l’investissement
du symbolique dans le corps. Le symbolique est donc placé en position de précédence
sur l’expérience. L’attitude désirante unitaire n’est pas non plus niée sauf à représenter
la valeur ultime. En effet, Certeau ne réduit pas la dynamique humaine à l’un des deux
pôles que constitue la subjectivité et le social : il ne valorise pas l’un des deux pôles sur
l’autre. Il adopte plutôt une position tierce : ni le subjectif ni le social ne peuvent avoir
prétention à représenter le tout de la dynamique humaine, du désir, qui se joue entre les
deux, dans le rapport entre les deux.
L’énonciateur évite ici deux types d’apories : prendre des faits de langage,
d’ordre symbolique, pour des faits d’ordre pragmatique ou empirique ; prendre le désir
d’unité pour la valeur ultime, répondant en cela à son propre désir, plus ou moins
conscientisé. Lorsqu’un fait de langage est posé en lieu et place d’un fait empirique
(l’exemple le plus frappant est celui du DCT, lorsque prétendant présenter un fait
mystique «brut», il présentait un discours), le discours n’explicite finalement ni l’un ni
l’autre de ces aspects : ni le plan symbolique du langage, qui est réduit au statut de
traduction, ni le plan pragmatique et empirique, qu’on se borne à qualifier d’indicible ou
d’incommunicable. Se situant dans le paradigme du langage et posant comme postulat la
précédence du symbolique sur l’expérience, l’article de Michel de Certeau parvient à
déplier l’une et l’autre problématique et à les relier : l’expérience mystique est
185
expérience de langage, expérience du «sens vécu», sans exclure les faits relevant
d’autres ordres que le symbolique (les phénomènes psychosomatiques par exemple), qui
sont intégrés à la problématique symbolique, comme effets ou résonances du
symbolique dans le corps. Lorsqu’un concept n’est pas problématisé, il n’est pas
possible de porter un jugement sur sa valeur, ni épistémologique ni éthique, autrement
dit sur la valeur de la valeur194. Dans le texte du DCT, le désir d’unité n’était pas
conscientisé, il était alors valorisé à l’insu de l’énonciateur. Dans le DVS le désir d’unité
n’était pas valorisé — on peut même dire que le DVS se situait en opposition à cette
position du désir, — mais il n’était pas problématisé non plus, avec comme résultat que
la position épistémologique restait au niveau de l’intuition, le désir d’unité étant
intuitionné comme une position non chrétienne. Dans le texte de l’Encyclopédie des
mystiques et celui de l’Encyclopédie des religions, le désir d’unité était conscient, mais
non problématisé, et survalorisé. Dans le texte de l’Encyclopædia Universalis, le désir
d’unité est problématisé et n’est pas valorisé. Voilà pourquoi nous pouvons dire que
Certeau et le DVS adoptent la même attitude envers le désir d’unité mais le premier
explicite anthropologiquement sa position, ce que le DVS ne parvient pas à faire.
Nous pensons, à la suite de Certeau, que le désir est «l’élément mystique» qui
peut être investi à la fois anthropologiquement et théologiquement. Irréductible et
mystère rimeraient dans une poétique du sens et dans une anthropologie théologique
comme ils s’accordent dans une «musique du sens».
194
Seul le sujet qui redouble l’acte épistémique, qui pose un acte épistémique sur son /savoir/ peut
accomplir un acte épistémologique. Il en va de même pour l’acte épistémologique que constitue le
jugement de la valeur.
186
[introduction]
[partie introductive]
[1] On ne peut qu’être frappé, si l’on considère les publications religieuses dans la
France du XVIIe siècle, de la fréquence avec laquelle revient, dans leurs titres, le mot
intérieur.
[2] Pensons, pour ne citer que quelques uns des exemples les plus connus, au Traité de
la réformation intérieure de Jean Pierre Camus [...]
[3] Cette répétition est le témoin de la fascination exercée par le monde de l’intériorité
sur la pensée religieuse du XVIIe siècle.
[4] Je sais bien que l’on pourrait m’objecter que cette fascination constitue une tendance
essentielle et constante de la pensée chrétienne, qui se manifeste et triomphe déjà chez
un auteur comme saint Augustin.
187
[5] Toutefois il est clair que cette tendance, qui est pourtant, en tant que telle, une
tendance millénaire, ne se présente pas toujours avec la même force : elle connaît des
variations d’intensité en fonction des lieux et des époques.
[6] Il y a en somme une histoire de l’intériorité chrétienne, avec ses flux et ses reflux,
ses phases de progression et de régression, ses moments de plus ou moins grande
intensité.
[7] Je dirai dès à présent que l’intérêt pour l’intériorité [...] a atteint dans la culture
française du XVIIe siècle un des sommets de son développement.
[8] Et le succès du mot intérieur — qui utilisé soit comme adjectif, soit comme
substantif, devient un des mots-clés de la langue religieuse de l’époque — permet de
comprendre quelle a été l’ampleur et la portée historique de ce phénomène.
[9] Je ne veux évidemment pas dire que la totalité (p. 7) du savoir religieux s’organise,
dans la France du XVIIe siècle, autour du problème de l’intériorité.
[10] Mais je ne saurais mieux définir la position occupée [...] par le discours
communément désigné comme «spiritualité» ou «littérature spirituelle», que par
l’évocation du rapport électif et constitutif qu’il entretient avec la sphère de l’intériorité.
[11] La littérature spirituelle [...] me semble constituer un des exemples les plus raffinés
et les plus suggestifs de «culture de l’intériorité» de toute l’histoire de la pensée
occidentale. (p. 8, souligné dans le texte)
[partie conclusive]
[12] Il ne fait aucun doute que, dans la France du XVIIe siècle, la littérature spirituelle
entretient avec l’espace intérieur un rapport privilégié et constitutif.
[13] La spiritualité de ce siècle est vraiment, en son essence intime, une science ou une
culture de l’intériorité.
188
[14] Décrire cette culture, dans la totalité de ses composantes, est une tâche qui excède
de beaucoup les limites du présent travail.
[15] Il ne sera question, dans ce petit livre, que d’un unique aspect — aspect, il est vrai,
que je tiens pour fondamental — de la réflexion du XVIIe siècle sur la vie intérieure :
l’élaboration des schèmes ou des modèles épistémiques à travers lesquels les auteurs
spirituels observent à cette époque la planète intérieure.
[17] Il n’y a rien de «naturel», rien de spontané et d’immédiat, dans le rapport que
l’homme établit avec sa propre intériorité : l’accès du sujet à la sphère de l’intériorité est
régulé par toute une série de dispositifs, dont on peut parcourir l’histoire, depuis le
moment de leur apparition jusqu’à celui de leur disparition.
[18] On pourrait imaginer une histoire culturelle des schèmes ou des grilles qui, d’une
époque à l’autre, ont réglé le rapport de l’homme européen avec la dimension de
l’intériorité.
[20] Revenant à la France du XVIIe siècle, et à la spiritualité qui s’y est manifestée, je
crois pouvoir dire que de ce contexte culturel, comme d’un immense laboratoire, sont
sortis quelques uns des instruments de modélisation du monde intérieur parmi les plus
raffinés.
189
[21] Les deux études qui composent ce volume représentent une tentative, insistante et
obstinée, pour remettre ces modèles en lumière et les arracher à l’oubli où ils semblaient
être tombés. (AA, p. 20-21)
Avant d’examiner le texte plus avant, nous devons éclaircir un point qui attirera
sûrement tout de suite l’attention du lecteur : avec Bergamo, nous parlons maintenant
d’«intériorité» et non de «mystique»195. Ce fait illustre bien la différence entre une
analyse sémiotique basée sur le texte et une analyse conceptuelle qui lit «mystique» là
où il est question d’«intérieur». Et nous anticiperons tout de suite sur le discours de
Marie de l’Incarnation, notre «mystique» par excellence196, pour remarquer que le terme
«mystique» n’est guère fréquent sous sa plume. En fait, il n’y a pas d’occurrence du
terme dans La Relation de 1654 et la rareté des occurrences dans la Correspondance
laisse supposer que le terme lui est suggéré par son fils. Dans les trois cas que nous
avons relevés dans la Correspondance, le terme est placé sur le même niveau
d’équivalence (par apposition) que «vie intérieure» (CLIII, p. 515), que «vie cachée»
(CLV, p. 527-528) et que «perfection» (CLV, p. 528). Dans La Relation de 1654, il
semble bien que les occurrences du terme «mystique» soient le fait de l’énonciataire et
non de l’énonciateur. Marie de l’Incarnation n’emploie pas le terme, mais son éditeur,
dom Albert Jamet, juge à propos de l’introduire en explication au texte. Par exemple,
l’éditeur précise en note : «La pureté mystique, non la pureté morale» (p. 67 note a) à
propos de ce passage : «Après tous les mouvements intérieurs que la bonté de Dieu
m’avait donnés pour m’attirer à la vraie pureté intérieure» (p. 67) ; ou encore «Touches,
opérations de Dieu dans l’âme. Terme mystique» (p. 51 note a), pour expliquer le terme
«touches» dans : «Voilà comme la Bonté divine me voulait suavement disposer si je lui
eusse été bien fidèle dès le commencement de ses touches» (p. 51) ; et encore «Agir a ici
une valeur mystique» (p. 73 note b) pour expliquer «je m’étonnais de ce que mon coeur
195
Ce qui n’est n’est évidemment pas une erreur de traduction.
196
Marie de l’Incarnation est citée par Bergamo, à titre exemplaire, au départ du chapitre I : «Pour
comprendre l’importance de la réflexion développée par la spiritualité française du XVIIe siècle, de
François de Sales à Séguenot, de Camus à Jean-Joseph Surin, de Marie de l’Incarnation à Joseph de
Poitiers [... ]» (AA, p. 23).
190
parlait ainsi, sans que je le fisse parler par mon action propre, mais poussé par une
puissance qui m’était supérieure, qui l’agissait continuellement» (p. 73).
[1] On ne peut qu’être frappé, si l’on considère les publications religieuses dans la
France du XVIIe siècle, de la fréquence avec laquelle revient, dans leurs titres, le mot
intérieur.
[2] Pensons, pour ne citer que quelques uns des exemples les plus connus, au Traité de
la réformation intérieure de Jean Pierre Camus [...]
[7] Je dirai dès à présent [...] Je ne veux évidemment pas dire que [...]
Le texte s’ouvre sur une observation générale prise en charge par un observateur
tout aussi général : le pronom personnel indéfini «on» qui désigne ici à la fois «je» et
«nous». Il s’adresse ensuite à l’énonciataire avec le pronom «nous» (sous-entendu dans
«pensons») qui inclut aussi bien l’énonciateur que l’énonciataire, tous les deux invités à
considérer des exemples, des faits textuels. Et tout de suite, l’énonciateur se positionne
explicitement, avec le «je», comme l’énonciateur du texte, de l’étude, de
l’argumentation. L’énonciateur livre les résultats de son travail à l’évaluation de
l’énonciataire, invité à observer des faits et à suivre le parcours de l’énonciateur. Sans
prétention à une objectivité factice, l’auteur assume sa position d’énonciateur : «Je sais
bien que l’on pourrait m’objecter que [...]» [4]. Le positionnement de l’énonciateur
coïncide avec l’assomption tout aussi explicite de l’énonciataire en tant que partenaire
actif : l’énonciateur reconnaît à l’énonciataire une égalité, celle d’être lui-même
énonciateur et, en cette qualité, il peut adopter une position différente de la pensée de
l’énonciateur.
191
[11] La littérature spirituelle [...] me semble constituer un des exemples les plus raffinés
et les plus suggestifs de «culture de l’intériorité» de toute l’histoire de la pensée
occidentale.
[18] On pourrait imaginer une histoire culturelle des schèmes ou des grilles qui, d’une
époque à l’autre, ont réglé le rapport de l’homme européen avec la dimension de
l’intériorité.
197
Comme c’était le cas pour l’Encyclopédie des mystiques, par exemple.
192
[20] Revenant à la France du XVIIe siècle, et à la spiritualité qui s’y est manifestée, je
crois pouvoir dire que de ce contexte culturel, comme d’un immense laboratoire, sont
sortis quelques uns des instruments de modélisation du monde intérieur parmi les plus
raffinés.
[21] Les deux études qui composent ce volume représentent une tentative, insistante et
obstinée, pour remettre ces modèles en lumière et les arracher à l’oubli où ils semblaient
être tombés.
Il est difficile d’être plus explicite sur l’intérêt qu’un auteur peut porter à son objet198.
L’énonciataire sait donc exactement à quoi s’en tenir bien qu’il reste libre de son propre
intérêt. Nous ne pouvons, quant à nous, être insensible à l’aparté de Bergamo sur la
psychanalyse, qui fait partie de notre propre cadre théorique. Même s’il considère que la
littérature psychanalytique ne fait pas le poids avec la littérature spirituelle, ce qui est, il
faut le remarquer, une attitude déjà originale dans notre épistémè contemporaine,
Bergamo appuie indirectement notre propre position puisqu’il reconnaît, ce faisant, la
parenté entre les modélisations élaborées par la spiritualité et celles élaborées par la
psychanalyse, qui sont toutes deux des modélisations de la subjectivité.
198
Mais Mino Bergamo a pourtant réussi à le faire : dans l’introduction à La science des saints (Jérôme
Millon, 1992), un autre ouvrage consacré au discours mystique du XVIIe siècle français, il avoue : «nous
nous sommes efforcés de restreindre autant que possible le corpus des matériaux examinés, de manière à
pouvoir contribuer plus spécialement à la connaissance critique d’un groupe de textes privilégiés — ceux
que nous aimions le plus, ceux qui méritaient le plus d’être aimés» (p. 12).
193
1.212 Le programme
[1] On ne peut qu’être frappé, si l’on considère les publications religieuses dans la
France du XVIIe siècle, de la fréquence avec laquelle revient, dans leurs titres, le mot
intérieur.
[3] Cette répétition est le témoin de la fascination exercée par le monde de l’intériorité
sur la pensée religieuse du XVIIe siècle.
C’est l’observation d’un fait textuel, la fréquence d’un mot, qui fonde le
programme de l’énonciateur. Le fait textuel, la fréquence du mot «intérieur» dans la
littérature spirituelle française du XVIIe siècle, amène la question de «l’intériorité» ([7]),
du «monde de l’intériorité» ([3]) , de l’«intériorité chrétienne» ([6]), d’une «culture de
l’intériorité» ([11]). Et non le contraire, il faut le remarquer : on ne cherche pas les
figures de l’intériorité dans les textes, ce sont les textes qui les mettent à l’avant-scène.
De la fréquence de l’emploi du mot, on déduit la «fascination» de la culture religieuse
du XVIIe siècle français pour l’intériorité. Partant de ce fait textuel comme postulat, le
programme de l’énonciateur est d’ordre épistémique : il s’agit de contribuer à une
histoire de l’intériorité chrétienne ([6]), ce qui constitue en même temps une contribution
à l’histoire plus générale de la pensée occidentale ([11]). Plus précisément, cette
contribution tient dans la reconstitution de l’épistémè de l’époque, «l’élaboration des
schèmes ou des modèles épistémiques à travers lesquels les auteurs spirituels observent
à cette époque la planète intérieure» ([15]). Un présupposé important sous-tend ce
programme : c’est que de tels «modèles» de la vie intérieure sont justement des
«modèles» et non des réalités. Bergamo exprime cette idée aussi simplement
qu’efficacement :
qui s’est développé au cours des siècles, et qui constitue une des lignes de force de la
culture européenne.
[17] Il n’y a rien de «naturel», rien de spontané et d’immédiat, dans le rapport que
l’homme établit avec sa propre intériorité : l’accès du sujet à la sphère de l’intériorité est
régulé par toute une série de dispositifs, dont on peut parcourir l’histoire [...].
Voilà un constat d’un intérêt considérable, dans notre épistémè qui dépend tellement de
celle du XVIIe siècle pour la conception du sujet et qui a si bien assimilé cette
conception moderne du sujet qu’elle nous semble en effet, «naturelle», tout comme la
notion d’expérience qui en découle, d’ailleurs.
[21] Les deux études qui composent ce volume représentent une tentative, insistante et
obstinée, pour remettre ces modèles en lumière et les arracher à l’oubli où ils semblaient
être tombés.
[22] Séguenot, nous l’avons dit, vit et écrit dans un contexte culturel — celui de la
spiritualité française du XVIIe siècle — dans lequel la topologie mystique de François
de Sales, en s’imposant sur une vaste échelle, avait rendu non seulement inacceptable,
mais presque incompréhensible la mystique de l’essence et la doctrine de l’union
essentielle.
[23] Séguenot reformule cette doctrine au moment même où elle est en train de se glisser
hors du champ de la culture.
[24] On pourrait dire qu’il s’en saisit ou s’en empare pour la réintroduire dans l’ordre du
discours, quand cet ordre était déjà en train de se restructurer en fonction même de son
exclusion.
[25] Or n’est-il pas curieux que l’union essentielle glisse hors du champ de la
conscience, précisément à l’époque où elle est en train de glisser hors du champ de la
culture?
[26] On dirait presque que le mouvement par lequel, dans le texte de Séguenot, l’union
essentielle sort du champ de la conscience, mime ou symbolise le mouvement par lequel,
dans le contexte qui est celui de Séguenot, cette même union, et l’ensemble des
doctrines qui gravitaient autour d’elle, étaient en train de sortir rapidement du champ de
la culture.
[27] On dirait presque que la distance qu’introduit Séguenot entre l’union essentielle et
la conscience du sujet reproduit ou reflète, dans l’espace du texte, la distance qui se
199
Nous avons noté cette attitude faite d’intérêt et de préoccupation critique chez De Certeau (supra p. ),
bien qu’elle était moins explicite qu’ici.
196
[28] Comme si, en s’efforçant de penser une réalité qui devenait historiquement
impensable, Séguenot n’avait pu la représenter sans représenter aussi, en transposant
évidemment au plan de la conscience individuelle, son inaccessibilité même.
[29] L’éloignement que projette Séguenot sur l’union essentielle, qui la soustrait
définitivement à la conscience du sujet serait alors une sorte de chiffre qui permettrait de
signifier, dans ce modèle réduit du monde qu’est le texte littéraire, l’éloignement vers
lequel, dans le monde extérieur, l’idée de l’union essentielle était en train de dériver
rapidement.
[30] Mais, une fois encore, il s’agit d’une simple hypothèse — et même d’une simple
conjecture.
[31] Ce qui importe c’est d’avoir constaté qu’à une époque dominée par la réécriture
psychologique du discours mystique, et qui se distingue par l’oubli de la perspective
ontologique dans laquelle les mystiques (p. 198) du Nord avaient pendant plusieurs
siècles conçu l’expérience mystique, il se trouvait encore quelqu’un pour tenter, à contre
courant, de s’inscrire dans cette perspective, et d’y inscrire son discours.
[32] Mais peut-être y a-t-il à chaque époque, en chaque société et en chaque culture, un
petit groupe d’auteurs qui s’efforcent de penser, obstinément et désespérément, ce qui
est en train de devenir impensable.
[33] Même si, probablement, arrivés au terme de leur effort, ils ne pourront pas réussir à
penser cet impensable, sinon en le représentant comme un inconnaissable. (AA, p. 199,
souligné dans le texte.)
197
Ce qui vous trompe c’est qu’il vous semble que si vous ne faites toujours
quelques actes d’entendement ou de volonté, ou si vous ne sentez
quelque chose qui occupe actuellement l’une ou l’autre de ces deux
facultés, vous ne faites pas oraison. Ne le croyez pas, il se passe en vous
des choses que vous ne connaissez pas, Dieu fait en vous des choses que
vous n’entendez pas, et bien souvent quand vous ne les sentez pas, c’est
lors qu’elles sont meilleures. Il y a une partie en notre âme qui nous est
inconnue, et qui n’est nullement en notre puissance [...] ce qui se passe
en cet endroit nous est caché et inconnu, et c’est toutefois où la grâce
réside principalement [...] C’est là le domaine et l’empire de Dieu [...]
C’est le lit nuptial de l’Époux [...] c’est là où s’accomplit l’union
mystique, et cette insinuation de Dieu en l’âme que saint Denis a si
doctement expliquée en sa Théologie mystique. (Séguenot, Conduite
d’oraison, p. 87, cité dans AA, p. 193)
200
Représentée par la théorisation de François de Sales qui a dans une large mesure inspiré et guidé la
spiritualité du XVIIe siècle français.
198
peut connaître la nature de cette opération» (AA, p. 195-196). Bergamo cite Tauler à
l’appui :
[27] On dirait presque que la distance qu’introduit Séguenot entre l’union essentielle et
la conscience du sujet reproduit ou reflète, dans l’espace du texte, la distance qui se
creusait entre ce type d’union, ou les doctrines qui le représentaient, et la conscience
historique de l’époque de Séguenot.
[28] Comme si, en s’efforçant de penser une réalité qui devenait historiquement
impensable, Séguenot n’avait pu la représenter sans représenter aussi, en transposant
évidemment au plan de la conscience individuelle, son inaccessibilité même.
notre épistémè, au nom d’une mémoire ou d’une tradition à conserver, au nom d’un
passé dont nous avons oublié trop rapidement qu’il nous constitue201.
1.213 La modalisation
2) le /pouvoir définir/, évalué par l’énonciateur lui-même («Je ne saurais mieux définir»
[10]), après avoir rendu compte des limites de son travail («Je ne veux évidemment pas
dire que la totalité du savoir religieux s’organise, dans la France du XVIIe siècle, autour
du problème de l’intériorité» [9] ; «Décrire cette culture, dans la totalité de ses
composantes, est une tâche qui excède de beaucoup les limites du présent travail» [14]) ;
3) et même le /pouvoir imaginer/ («On pourrait imaginer une histoire culturelle des
schèmes ou des grilles qui, d’une époque à l’autre, ont réglé le rapport de l’homme
européen avec la dimension de l’intériorité» [18]), modalisation épistémique rarement
reconnue dans le travail scientifique mais qui lui est pourtant indispensable.
201
Au Québec notamment, la pensée chrétienne (dans sa confession catholique) a été évacuée de la culture
de masse dans l’espace d’une génération (pas entièrement mais presque).
200
202
Par exemple, l’énoncé [12] : «Il ne fait aucun doute que, dans la France du XVIIe siècle, la littérature
spirituelle entretient avec l’espace intérieur un rapport privilégié» et l’énoncé [13] : «La spiritualité de ce
siècle est vraiment, en son essence intime, une science ou une culture de l’intériorité».
201
Nous tenterons de résumer un travail d’analyse qui vaut d’être lu dans son
intégralité et d’être savouré dans sa finesse. Nous nous bornerons à une seule analyse,
d’un texte de Surin, qui devrait être suffisante pour montrer le travail de la catégorie
discursive de l’espace dans la notion ou le concept d’intériorité.
Elle disait que le matin, à son réveil, elle se trouvait comme dans un pays
étranger. Il lui semblait qu’elle n’était plus de ce monde, et s’en sentait
comme bannie et confinée dans son intérieur, comme dans une profonde
solitude qui lui présentait de vastes espaces pour se cacher aux yeux des
hommes. Ce seul mot d’«intérieur» la ravissait hors d’elle-même. Elle
203
«un état dans lequel toute communication étant rompue avec le monde extérieur, l’âme a le sentiment
qu’elle communique avec un objet interne, qui est l’être parfait» (Lalande, définition B). «Sa tension [de
l’âme] vers l’Un, son aspiration vers lui, la monopolise et l’absorbe» (Encyclopédie des mystiques, p. XII).
204
Greimas et Courtés, article «Spatialisation», p. 358.
202
alors que dans le texte de Surin, les «vastes espaces» se retrouvent dans un «intérieur»
qui ne devrait pas souffrir d’être «rétréci» ni «borné», mais plutôt être «agrandi» et
«dilaté».
semble bien que le mot intérieur, phénomène langagier, ait le pouvoir de provoquer
l’extase, de transporter le sujet à l’extérieur de lui-même. On assiste ici à un phénomène
oxymorique puisque l’espace intérieur, par son pouvoir d’inspiration, devient le lieu de
la sortie à l’extérieur de soi.
Mais ces positions ou ces lieux sont occupés par des acteurs et notamment par
Dieu, comme en rend compte cet autre fragment cité par Bergamo : «L’amour de Dieu
l’avait mise quasi hors d’elle-même [...]» (AA, p. 11). C’est en raison de la valeur de
l’acteur Dieu que se produit ce renversement des catégories : «L’interne et l’externe
coïncident, l’interne est l’externe, l’espace intérieur étant celui en lequel le sujet, déplacé
en l’Autre, est extatiquement posé hors de soi» (AA, p. 11). Bergamo qualifie ce «jeu
logique et poétique» auquel se livre le discours mystique de «vertigineux» (AA, p. 12).
Or, le vertige206 décrit bien l’effet du discours et du sentiment unaires207 (voir supra p.
29-30), où la mise en abyme produit un mouvement centripète, où le sujet peut se
perdre208. Cependant, dans l’espace intérieur, le mystique (chrétien) est projeté hors de
soi. Autrement dit, le mystique ne reste pas bloqué dans le mouvement d’intériorisation
unaire. Il ne reste pas fermé sur lui-même. Le renversement des catégories provoque
donc aussi un renversement du mouvement affectif, — il affecte différemment le sujet
—, d’un mouvement centripète à un mouvement centrifuge. Il faut noter, pour
l’argumentation ultérieure, que la conversion du mouvement centripète au mouvement
centrifuge est initié par Dieu, figure de l’Autre, figure transcendante.
incompréhensibles» (AA, p. 180). À tel point, que les concepts anciens ont été
mésinterprétés de bonne foi dans le paradigme moderne, c’est-à-dire sans la conscience
du déplacement de sens. Par la transposition et la «traduction» des mêmes figures
(comme le «fond de l’âme» ou la «fine pointe de l’âme») d’un paradigme à l’autre, on a
pu maintenir l’illusion d’une continuité entre la mystique rhéno-flamande, mystique dite
de l’essence, spéculative et apophatique, et la mystique moderne de l’École française,
psychologique et expérientielle.
Enfin, pour terminer avec cette analyse de grande portée, nous remarquerons que
la définition ici proposée de l’«extase», «phénomène mystique» par excellence, permet
de saisir la différence dans le travail qui s’opère quand on lit les textes à partir des
figures, internes au texte, plutôt qu’à partir de concepts, ces derniers demeurant toujours
plus ou moins externes au texte. Non seulement l’«expérience intérieure», telle que
comprise ici, est motivée et déclenchée dans le langage, mais l’énonciateur va jusqu’à
proposer la description d’un effet du symbolique dans le corps : le renversement des
catégories logiques habituelles produit une mise en abyme (typique de l’énoncé unaire),
mise en abyme qui provoque le vertige. C’est le mot «intérieur» associé à «l’amour de
Dieu» qui relève également du symbolique qui entraînent l’expérience extatique,
expérience qu’on peut alors comprendre comme l’effet d’une assomption logique autant
que comme un mouvement affectif.
205
[introduction]
[1] This book is an essay in the philosophical history of some theological metaphors.
209
Les auteurs étudiés dans The Darkness of God sont : Denys l’Aréopagite (Théologie mystique), saint
Augustin (un texte des Confessions et un texte du De Trinitate), Bonaventure (Itinerarium Mentis in
Deum), Eckhart (Sermons), l’auteur du Nuage d’inconnaissance, Denys le Chartreux (De contemplatione)
et finalement Jean de la Croix (Montée du mont Carmel, La Nuit obscure).
206
[4] There are many metaphors — in particular, there are many metaphors of Christian
love — whose role is equally crucial, but I have chosen to study the particular metaphors
I have mentioned, and not others, for a number of reasons, among which the following
are perhaps the most important. (DG, p. 1)
210
Puisque l’énonciataire est, par définition, le poste de la réception et de l’évaluation.
207
[5] First, because the metaphors of inwardness, ascent and light-darkness form a closely
related cluster ;
[6] secondly, because taken together they have an impact on the description of the
Christian way of life which is distinctively ‘negative’ or ‘apophatic’, for which I have
called them ‘metaphors of negativity ;
[7] thirdly, because they are metaphors characteristic of a Neoplatonic style of Christian
theology, so that the study of them opens up lines of enquiry into an important aspect of
the influence of Neoplatonism on Christian spirituality ;
[8] fourthly, because they are metaphors that retains a currency still, and so it seemed
that the study of them could also shed some light on what they do for us, by way of an
account of the traditions from which we inherited them ;
[9] and finally, this last reason seemed important to me because I suspected when I
embarked on this study that the purposes which these metaphors serve for Christians
today are very different from the purposes which they served within the ancient and
medieval traditions of Christianity in the West, and that therefore it might be useful to
208
know what those differences are. The evidence I have considered in the course of
writing this book, on the whole, confirmed this suspicion. (DG, p. 2)
Les deux premières raisons invoquées dépendent de l’observation et sont d’ordre textuel
et de logique structurale [5-6]. La troisième raison [7] concerne le champ que
l’énonciateur, en tant que scientifique, définit comme étant le sien : l’histoire des idées
en théologie [1]. Avec la quatrième raison [8], nous pénétrons dans la zone de l’attitude
épistémique du sujet d’énonciation ; énonciateur et énonciataire sont tous deux visés et
interpellés : les objets étudiés sont encore présents dans le temps de l’énonciateur et de
l’énonciataire qui en ont hérité de leur tradition, de leur passé, et l’interrogation à leur
sujet est d’ordre pragmatique : «what they do for us». Enfin, dans la cinquième [9] et
dernière raison se trouve exposée la motivation de l’énonciateur. L’énonciateur, qui s’est
inclus dans le «nous» et, par là, se reconnaît concerné par l’objet de son étude, avait au
départ une hypothèse ou une intuition provenant de sa propre sensibilité. Cette intuition
semblait à l’énonciateur d’une importance assez considérable pragmatiquement («it
might be useful to know what those differences are» [9]), pour le «nous» concerné par la
spiritualité chrétienne, pour valoir l’étude qu’il entreprenait. Or, cette intuition anticipait
des différences dans l’usage et les finalités des métaphores spirituelles d’inspiration néo-
platonicienne, dans les contextes ancien et médiéval d’une part et dans le contexte
moderne d’autre part (le contexte étant l’épistémè de référence). Des différences assez
considérables pour renverser le but visé par l’emploi des métaphores en question.
L’intérêt de l’enquête réside dans le fait que de telles différences ne sont pas perçues
actuellement, dans notre contexte contemporain, ce qui entraîne une mécompréhension
des textes pré-modernes et des erreurs herméneutiques qui vont jusqu’à lire dans les
textes le contraire de ce qu’ils énoncent.
[10] I have drown the conclusion from my study that in so far as the word ‘mysticism’
has a contemporary meaning ; and that in so far as the contemporary meaning links
‘mysticism’ to the cultivation of certain kinds of experience — of ‘inwardness’, ‘ascent’
and ‘union’ — then the medieval ‘mystic’ offers an anti-mysticism. (DG, p. 4 souligné
209
par l’auteur) My suspicion being thus far clarified, it was obviously important to
discover what accounted for this very radical shift of purpose to (DG, p. 4) which that
language have been submitted. [...] if we read the medieval Neoplatonic mystics — and
increasingly they are being read — from within the perspectives of a contemporary
‘experimentalism’ we will very grossly misread them, for we will find in them allies for
a position which, in truth, they reject. [...] That [...] was the programme I discovered for
myself in the course of researching for this book. (DG, p. 5)
[11] Whether there is anything in all this to appeal either to the contemporary student of
‘mysticism’ or the contemporary practitioner of ‘spirituality’ I am rather more incline to
doubt : at any rate they will have little gain and much misinterpretation to contribute
until such time as ‘spiritually’ minded Christians and scholars of ‘mysticism’ alike equip
themselves intellectually so as to understand the coherence between the many layers of
meaning and prescription of Meister Eckhart [...] (DG, p. 273)
Dans ce passage, nous pouvons saisir l’évaluation peu optimiste que Turner porte sur le
niveau de compréhension de ses contemporains, en même temps que son admiration
pour la spiritualité d’un maître spirituel tel Maître Eckhart.
211
Turner déclare sa position sans détours lorsqu’il explique le développement moderne de la mystique
par la notion d’«expérimentalisme» : «And for all I know it is a development to be welcomed. Some, no
doubt, will say so, though I do not agree» (DG, p. 5).
210
1.223 Le programme
[12] I began by wondering whether or not there was any such thing as ‘mystical
experience’. And I wondered about this question because on the one hand there seemed
to be a common, informal view around that the mystical had something to do with the
having of very uncommon, privileged ‘experiences’ (DG, p. 2)
Or, cette évidence implicite ne s’explique guère, ou pas entièrement, par l’abord des
textes mystiques eux-mêmes puisque, comme Turner l’a observé, d’une part, dans la
tradition antique et médiévale, les auteurs mystiques ne font pas ou peu état de ce type
d’expérience et, d’autre part, ceux qui le font, notamment les modernes, n’attachent pas
une importance significative, et encore moins définitoire, à ces phénomènes.
[13] and, on the other, because when I read any of the Christians writers who were said
to be mystics I found that many of them — like Eckhart or the Author of The Cloud of
Unknowing — made no mention at all of any such experiences and most of the rest who,
like John of the Cross or Teresa of Avila, did make mention of ‘experiences’, attached
little or no importance to them and certainly did not think the having of them to be
definitive of ‘the mystical’. (DG, p. 2)
D’où l’hypothèse de l’énonciateur : ce que nous entendons aujourd’hui dans et par ces
métaphores ne semble pas correspondre à ce que les anciens et les médiévaux y
entendaient [13], si l’on s’en tient aux textes.
211
[14] Now all these metaphors seem, as I have said, still to be in current usage when
Christians, following ancient traditions, seek to describe the ways of prayer, spirituality
and mysticism. [...] But from my study of the medieval mystical tradition, I began to see
that not only would it be dangerous to assume that the similarities of language entailed a
similarity of purpose, but that it would be actually wrong to suppose this. For the
purposes being served by this cluster of metaphors in the medieval traditions began to
seem very different from those it is serving today and, in (DG, p. 3) one important
respect, it looked as if it is serving an opposed purpose. (DG, p. 4)
[15] What differentiates the medieval employment of those metaphors from ours is the
fact that we retained the metaphors, evacuated them from their dialectics and refilled
them with the stuff of ‘experience’. This modern development I call ‘experimentalism’.
(DG, p. 5)
[16] In the course of writing it [this book], however, another important problem began to
emerge which, like the first [celui de l’expérience], brought into play the difficult matter
of how to relate our contemporary conceptions with those of a long tract of a very
different historical period. And that problem was the problem of ‘the self’. (DG, p. 5)
[...] For in these authors [médiévaux jusqu’à Jean de la Croix] may be found what I have
called an ‘apophatic anthropology’ as radical as their apophatic theology, the one
intimately connected with the other. (DG, p. 6)
[17] Denys designs this prayer on the structural principle of what I shall call the ‘self-
subverting’ utterance, the utterance which first says something and then, in the same
image, unsays it. (DG, p. 21)
212
«Trinity! [...] Lead us up beyond knowing and light [...] where the mysteries of God’s Word lie simple,
absolute, unchangeable in the brilliant darkness of a hidden silence» (DG, p. 21)
213
Et notamment par De Certeau, à la suite de Diego de Jésus, introducteur à la première édition des Obras
espirituales (1618) de Jean de la Croix. Diego avait comme objectif de «donner une plus facile
intelligence des phrases mystiques et de la doctrine sanjuanistes» (FM, p. 180).
214
«Mise en relation syntaxique (coordination, détermination, etc.) de deux antonymes (Cette obscure
clarté qui tombe des étoiles)» (Ducrot et Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage,
p. 354).
213
montre (selon l’aphorisme célèbre de Wittgenstein215), ce qui ne peut être exprimé sur le
plan du contenu.
[18] Since that is also, for Denys, what theological language is when stretched to its
fullest extent, that language naturally, spontaneously, and rightly takes the form of
paradox, and not merely for the sake of effect. (DG, p. 22)
[19] These opaque utterances [les oxymorons] [...] are, for Denys, the natural linguistic
medium of his negative, apophatic theology ; or, more strictly speaking, they are the
natural medium of a theological language which is subjected to the twin pressures of
affirmation and negation, of the cataphatic and the apophatic. (DG, p. 22)
L’oxymoron n’est donc pas seulement considéré comme une figure de style au
sens rhétorique de l’utilisation consciente et motivée (persuasive) d’un procédé discursif
(«not merely for the sake of effect» [18]). Turner discerne dans l’oxymoron un procédé
linguistique d’ordre poétique qui se produit «spontanément» lorsque le langage est
«tendu au maximum de ses possibilités» («stretched to its fullest extent» [18]), comme
c’est le cas dans l’apophatisme. L’apophatisme, comme Turner le démontre, ne consiste
pas dans la simple négation. L’apophatisme n’est pas qu’un discours négatif sur Dieu,
comme le terme théologie négative pourrait le laisser supposer.
[20] Apophatic denial is indeed not ‘Aristotelian negation’. But it presupposes it. And by
the juxtaposition of affirmative and negative images is achieved the negation, in the
215
Tractatus logico-philosophicus, § 6.522 : «Il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se montre, il
est l’élément mystique» (p. 106, souligné dans le texte).
214
sense of the transcendence, of the imagery itself. (p. 38) [...] [it] consist in the negation
of the negations between metaphors, so as to transcend the domain of metaphorical
discourse itself (DG, p. 39)
L’apophatisme est une stratégie discursive de même structure que l’oxymoron, à deux
niveaux de négation : la négation des prédicats et la négation du rapport (d’opposition)
construit entre les prédicats. L’apophatisme, de même structure logique que l’oxymoron,
est un mouvement de double négation.
[21] We must both affirm and deny all things of God ; and then we must deny the
contradiction between the affirmed and the denied. That is why we must say
affirmatively that God is ‘light’ and then say, denying this, that God is ‘darkness’ ; and
finally, we must ‘negate the negation’ between darkness and light, which we do by
saying : ‘God is a brilliant darkness’. (DG, p. 22)
À un premier niveau apophatique, le discours sur Dieu doit nier les affirmations
qu’il pose à propos de Dieu, puisque Dieu ne peut être cerné ni décrit par des
affirmations du langage humain. Ce premier niveau est celui où se déploient les
sensibilités spirituelles, affirmatives (cataphatiques) ou négatives (appelées
communément apophatiques), où se forment les métaphores positives (Dieu est parole,
Dieu est abondance) ou négatives (Dieu est silence, Dieu est désert) pour parler de Dieu.
Mais, et c’est le noeud de la thèse de Turner, l’apophatisme ne s’arrête pas à ce premier
niveau. Il consiste à étendre la négation à l’opposition entre l’affirmation et la négation,
pour signifier que ni l’une ni l’autre opération ne peuvent rendre compte de Dieu. Ainsi,
si nous disons que Dieu est lumière, nous pouvons ou «devons» également dire qu’il est
obscurité [21]. Mais Dieu n’est pas plus obscurité que lumière. C’est pourquoi le
mouvement apophatique consiste à ne pas arrêter la logique de la négation aux prédicats
(lumière/obscurité), mais bien plutôt à l’étendre à un deuxième niveau, celui de
l’opposition binaire elle-même, au niveau de la proposition (ou de l’énoncé). C’est ce
qui se réalise dans le procédé linguistique de l’oxymoron («Dieu est brillante
obscurité»).
215
[22] At the first of these levels, negation functions as the contradictory opposite of
affirmation [...] But what this first-order complex of theological discourse leads
ultimately to is that negation which transcends the opposition of affirmation and
negation, the negation of negation itself, so that, in this level of second-order ‘negation
of the negation’, we negate but no longer know what our negations do. (DG, p. 270)
Un détour par la logique langagière est ici essentiel pour comprendre l’enjeu de
la logique apophatique et l’argumentation qui mènera aux conclusions (qui peuvent
paraître choquantes pour notre épistémè moderne) de Turner sur la mystique. Pour ce
faire, nous ferons appel à la théorie littéraire et à deux auteurs qui représentent deux
manières différentes d’interpréter l’oxymoron.
L’accord «étonnant» entre les termes contradictoires est rendu possible par le fait que
ces termes sont «rapprochés» ou «combinés», c’est-à-dire mis en relation syntaxique de
conjonction. La relation syntaxique soude en quelque sorte les deux antonymes,
interdisant de ne considérer que leur disjonction. La mise en relation syntaxique force la
lecture, pour ainsi dire, dans le sens de maintenir la conjonction entre les termes. Pour
Fontanier, l’oxymoron, par l’effet qu’il produit («ils frappent l’intelligence par le plus
étonnant accord»), appelle une interprétation qui donne un sens supplémentaire en
quelque sorte, «un sens plus vrai, plus profond et plus énergique». L’orientation
herméneutique de Fontanier va dans le sens de la conciliation des contraires, une
structure ternaire où la dialectique entre deux éléments produit un troisième terme, une
synthèse des deux éléments mis en relation.
216
[23] For the negation of the negation is not a third utterance, additional to the
affirmative and the negative, in good linguistic order ; it is not some intelligible
synthesis of affirmation and negation ; it is rather the collapse of our affirmation and
denials into disorder, [which we can only express, a fortiori, in bits of collapsed,
disordered language, like the babble of a Jeremiah. And that is what the ‘self-subverting’
utterance is, a bit of disordered language. (DG, p. 22, souligné dans le texte)
[24] The principle : eadem est scientia oppositorum breaks down. For that principle
implies that we know what our negations entail, in so far as to know a negation is to
know the affirmation it negates. But the final, apophatic, negations negate difference
itself, and so negate the negation between sameness and difference, the eadem scientia
which unites opposites. Consequently, in the highest [deuxième niveau], apophatic
negations, we know only what affirmations we deny ; but we know nothing of what our
denials affirm. (DG, p. 270-271)
217
[25] so we can, in a sense, be aware of God, even be conscious of the failure of our
knowledge, not knowing what it is that our knowledge fails to reach. This is not the
same thing as being conscious of the absence of God in any sense wich entails that we
are conscious of what it is that is absent. (DG, p. 265)
216
Antoine Culioli, un maître de la linguistique contemporaine, a remarqué, non sans ironie, cette situation
épistémique : «On se rappelle qu’Alice, vers la fin de A travers le miroir, se plaint de l’habitude qu’ont les
chats de toujours ronronner, ce qui rend bien difficile la conversation. Si au moins ils ronronnaient pour
«oui», et miaulaient pour «non», ou quelque chose dans le genre! Voilà qui améliorerait la situation. Il est
vrai qu’on cumulerait bien des avantages : un système binaire, où un oui qui se suffirait à lui-même
s’opposerait à un non, dans un système où la référence est claire, sans équivoque et stable; un système de
questions-réponses, où à une question sans échappatoire, répondraient un oui ou un non dignes de certains
sondages par téléphone. [...] Tout ceci se déroulerait dans un échange harmonieux, sans modulation
prosodique ni reprises ni regrets, où les consciences seraient aussi transparentes que le langage, où tout
serait à l’indicatif, dans l’homogénéité de l’actuel [...] Il est vrai que l’intersubjectivité perturbe le bel
218
[26] The dialectic is not merely an epistemic discipline practised within the doing of
theology, nor are the metaphors of negativity the metaphors of a purely theoretical
critique of religious discourse ; the dialectic is a practice, most commonly described in
the high and later Middle Ages as a practice of detachment, and the metaphors are the
metaphors of a way of life, in which the same rhythms of order and disruption are
repeated in an apophaticism of selfhood and desire as much as cognition, in which the
patterns of the cataphatic and the apophatic are in exactly the same relations practically
as they possess intellectually. (DG, p. 270-271)
C’est pourquoi Turner conclut également que la théologie, discours sur Dieu, est
«naturellement» apophatique : «that is also [...] what theological language is when
stretched to its fullest extent, that language naturally, spontaneously, and rightly takes
the form of paradox, and not merely for the sake of effect» [18]. Ce qui a des incidences
évidentes, et sur la théologie, et sur la mystique. Car si la théologie est logiquement
agencement de ce langage idéal.» (Culioli, Pour une linguistique de l’énonciation. tome 3 Domaine
notionnel, 1999, p. 67)
219
217
La question sera cependant de voir comment l’apophatisme persiste et se manifeste chez eux.
220
[29] not [...] is the apophatic ‘unknowing’ to be described as the experience of negativity
(‘experience of absence’) ; rather it is to be understood as the negativity of experience
(the absence of ‘experience’). The apophatic is not to be described as the
‘consciousness’ of the ‘absence of God’, not, at any rate, as if such a consciousness were
an awareness of what is absent. (DG, p. 264 souligné dans le texte)
[30] we can be conscious of the failure of our knowledge, not knowing what it is that
our knowledge fails to reach. This is not the same thing as being conscious of the
absence of God in any sense which entails that we are conscious of what it is that is
absent. God cannot be the object of any consciousness whatever. (DG, p. 265, souligné
dans le texte)
221
[32] apophasis is a Greek neologism for the breakdown of speech, which, in face of the
unknowability of God, falls infinitely short of the mark. (DG, p. 20, souligné dans le
texte)
[33] I have called that deformation of the dialectics ‘experientialism’, for it consists in
the practical confusion of these levels so as to translate into the first-order terms of
religious experience that which in truth is the second-order, apophatic critique of that
experience. (p. 259)
Dans ce contexte épistémique, les mêmes métaphores se sont trouvées à remplir un rôle
contraire à leur rôle d’origine, celui d’appuyer et d’exprimer une expérience, par
exemple une expérience de la lumière ou de l’obscurité de Dieu. C’est pourquoi la
mystique médiévale devrait paraître, en toute logique, comme anti-mystique au point de
vue moderne [10] ; et l’inverse est aussi vrai : pour la mystique antique et médiévale, la
mystique moderne paraîtrait anti-mystique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, à
222
[34] In both Eckhart and in The Cloud of Unknowing is found for the first time a
conscious employment of the dialectics of negativity in a polemic against an esoteric and
psychologically reductionist conception of the ‘mystical’. (DG, p. 270)
[35] John’s [of the Cross] ‘dark nights’ are the metaphors not of experience, but a
dialectical critique of experientalist tendancies. (DG, p. 227 souligné dans le texte).
[36] There was little evidence of an ‘experimentalism’ to be found in the Cloud Author,
much of a reaction against it; and there is an ambiguity in Denys the Carthusian. It
remains the case that these authors, and Eckhart before them, detected tendencies which
are indicative of the thinking I have defined as ‘experientalist’ and these late medieval
tendencies, reinforced progressively by centuries of development in Christian spiritual
writing since, are certainly reflected in some important literature on ‘mysticism’ in the
modern period.» (DG, p. 261)
Pour que la notion d’expérience prenne cette place centrale dans l’épistémè
spirituelle, il aura fallu que l’anthropologie sous-jacente subisse une transformation. Il
est apparu très vite à Turner que la notion d’expérience ne peut se penser sans celle du
«moi»218, de l’instance qui fait l’expérience. La perspective moderne a si bien intégré la
psychologisation du sujet humain, qu’elle ne peut imaginer, comprendre ou admettre que
le sujet puisse être autre chose qu’un «moi». Cette perspective, appliquée dans le
domaine spirituel, a produit la version moderne de la mystique, l’expérience mystique.
La conception apophatique, caractéristique de la spiritualité ancienne et médiévale, ne
218
La notion de «self» telle que l’emploie Turner correspond au «moi» en français. Le Larousse français-
anglais indique que «self» correspond, au sens philosophique, au moi, à ego ; Larousse-Chambers indique
qu’au sens psychologique, self signifie moi. Nous apportons cette précision parce qu’il existe, dans
certains courants de pensée, une notion de «soi» qui correspond à une instance qui relèverait d’un moi
supérieur ou transcendant.
223
Nous touchons ici à l’un des apports majeurs de l’analyse de Turner à l’étude de
la spiritualité chrétienne : le niveau critique de l’apophatisme est reconnu comme «un
moment» dans une démarche spirituelle globale. Il est peut-être un moment fort, mais il
n’est qu’un moment qui fait partie d’une démarche globale— il n’est pas une pratique
indépendante de la pratique (commune) du christianisme. L’apophatisme fait partie
intégrante de la pratique du christianisme, il ne lui est pas accessoire. L’apophatisme,
comme l’oxymoron, ne produit pas un troisième terme, parce que ce qu’il produit, nous
ne pouvons le connaître : «extase» selon Certeau (FM, p. 198), inconnaissance
(«unknowing» [25]) selon Turner, suspension du sens. En voulant récupérer ce moment
négatif, cette suspension du sens en «expérience», la spiritualité moderne a fait de
l’apophatisme une «expérience» extraordinaire, une expérience de la transcendance, une
expérience qui déborde la pratique commune, avec les apories que cela implique au
regard de l’universalisme du christianisme.
apophatique, il n’est pas possible pour l’homme de faire l’expérience de Dieu ; mais —
il peut le savoir, savoir Dieu parce qu’il est donné dans les textes, par la tradition
commune de la foi, sans savoir pour autant et définitivement ce qu’il est. Dans cette
vision, l’homme peut accepter Dieu (ou ne pas l’accepter) et agir en conséquence, —
mais pas l’expérimenter, comme la mystique moderne prétend (ou semble prétendre) le
faire.
[38] if we do not know what God is, and if we cannot be conscious of God’s presence,
then we do not know, and cannot be conscious of, what it is that is absent. […] We can
of course know that God is present to us. We can struggle to say what we mean by this.
We can live a life centred upon that knowledge. We can experience the world in all sorts
of ways consequent upon that knowledge […] And so we can, in a sense, be aware of
God, even be conscious of God ; but only in that sense in which we can be conscious of
the failure of our knowledge, not knowing what it is that our knowledge fails to reach.
(DG, p. 264-265)
Avec le travail de Turner, donc, l’expérience mystique est remise à sa juste place,
la reconnaissance de son impossibilité, en tant qu’immédiate, constituant l’ascèse
dernière du mystique. Le faux problème que constitue une conception binaire de la
mystique qui voudrait y voir un phénomène affectif (et expérientiel) au lieu d’un
phénomène d’ordre cognitif et intellectuel se trouve résolu, par Turner (comme par
Certeau et Bergamo), par la démonstration de la précédence du symbolique et du
cognitif sur l’affectif et l’expérience, précédence ne signifiant pas exclusion. C’est
pourquoi d’ailleurs Turner dénonce l’anti-intellectualisme des tendances expérientielles.
L’anti-intellectualisme peut être vu comme le refus, sous la pression du désir unitaire, de
reconnaître la dimension nécessairement symbolique, et en tant que telle donnée, de la
spiritualité. L’humain n’est pas plus à l’origine de sa spiritualité qu’il n’est à lui-même
sa propre origine.
[39] the possibility that certain quite contemporary developments in Western thought,
associated with ‘post-modernism’, contain a revival of that awareness of the
‘deconstructive’ potential of human thought and language which so characterized
classical medieval apophatism. Those remarks contain the agenda of another book as
much as the conclusion of this one. (DG, p. 8)
219
L’expression anglaise «misread» («if we read the medieval Neoplatonic mystics from within the
perspectives of a contemporary experimentalism we will very grossly misread them» [10]) rend mieux que
le le français l’idée de mésinterprétation du côté de la lecture.
226
Et d’autre part, et c’est sa conclusion ultime, un «agenda» pour une prochaine recherche,
l’énonciateur vise à proposer que les développements récents de la pensée occidentale
dans le domaine du langage et du paradigme dit postmoderne ont beaucoup en commun
avec l’apophatisme des anciens. Turner ne développe pas l’idée que «certains des
développements contemporains de la pensée occidentale» [39] qui rejoignent
l’apophatisme relèvent d’une anthropologie du langage, — il se contente de l’associer
au paradigme dit postmoderne, plausiblement en raison de l’élément de déconstruction
qu’il contient —, mais nous ne pensons pas nous tromper en l’y associant. Sans entrer
dans la problématique controversée de la «postmodernité», nous nous contenterons de
nous en tenir au paradigme du langage, puisque ce que Turner pointe, c’est «le potentiel
de déconstruction du langage humain» lui-même [39].
220
Turner est très attentif aux oppositions sémantiques, à la dimension spatiale et même à l’énonciation
quoique de manière informelle : par exemple : «he [Denys le Chartreux] makes clear, in the third book of
De Contemplatione, the terms ‘contemplation’ and ‘mystical theology’ are, for Denys, synonymous. So
frequently does he insist upon this synonymity that this is plausible to read some anxiety into his
insistence upon it ; it is as if he were reacting to a tendency to think in different terms» (DG, p. 212).
227
Christians today are very different form the purposes which they served within the
ancient and medieval traditions of Christianity in the West»221. Pour arriver à ce constat,
il faut avoir intégré que la similarité des phénomènes langagiers (les mêmes mots, les
mêmes métaphores, etc.) n’implique pas nécessairement l’équivalence de signification,
qui, elle, est construite par la mise en discours.
[40] At any rate as a theory of language, in the medieval apophaticist’s obedience to the
conditions under which language as such breaks down in disorder, in his subtle sense of
the power of that which is inacessible to language to determine language expresses,
therefore in the character of discourse as deconstruction, there is much to arouse the
contemporary mind. (DG, p. 273)
221
«For though the medieval Christian neoplatonist used that same language of interiority, ascent and
oneness, he or she did so precisely in order to deny that they were terms descriptive of ‘experiences’»
(DG, p. 4).
222
La définition que donne l’EU de l’apophatisme va dans le même sens : «démarche de l’esprit visant
une transcendance à travers des propositions négatives. Cette démarche apophatique, [...] a été
systématisée dans la tradition platonicienne, puis dans la théologie chrétienne dans la mesure où celle-ci
est l’héritière du platonisme. Mais on en découvre l’existence dans d’autres courants de pensée, même
dans le positivisme logique de Wittgenstein [...] Cette extension de l’apophatisme peut s’expliquer par la
condition propre au langage humain, qui se heurte à des limites insurmontables s’il veut exprimer par le
langage ce qui s’exprime dans le langage» (vol. 22, 1995, p. 496-1).
223
Le sujet n’est pas... une substance, le sujet n’est pas... tout, le sujet n’est pas... le moi.
228
224
De Certeau, FM, p. 198, cite ici Dubois, Rhétorique générale, 1970, p. 120-121.
229
Mino Bergamo avait observé une discontinuité dans l’interprétation des figures
mystiques du paradigme ancien (Antiquité et Moyen Age) au paradigme de la
modernité. Denys Turner observe également une discontinuité dans les écrits de la
tradition antique et médiévale et les écrits mystiques de la modernité (XVIe-XVIIe
siècles). La tradition antique et la tradition médiévale qui se réfère à la première sont
essentiellement apophatiques, c’est-à-dire dans une stratégie discursive qui produit
l’effet Dieu comme transcendant, inatteignable par les facultés humaines. Turner
radicalise cette discontinuité en démontrant que l’essentiel même de l’apophatisme
réside dans la non expérience de Dieu. Les auteurs mystiques eux-mêmes ne font pas ou
peu état de ce type d’expérience et, d’autre part, ceux qui le font, notamment les
modernes, n’attachent pas une importance significative, et encore moins définitoire, aux
aspects expérientiels.
Ce qui est particulièrement intéressant avec l’étude de Denys Turner, c’est que la
préoccupation est d’ordre épistémologique mais en même temps explicitement
théologique, niveau qui n’est pas couvert par les autres analyses (ce n’était pas le cas
pour Bergamo et ce ne sera pas le cas non plus dans le prochain texte de Certeau). Si
Turner livre une leçon d’herméneutique et d’épistémologie, il offre également une leçon
de spiritualité. Nous nous rappellerons les difficultés rencontrées par les discours
théologiques précédents (DCT, DVS), difficulté notamment à concilier «mystique» et
«christianisme». Ces difficultés apparaissent rétrospectivement relever d’une bonne
intuition, puisqu’une lecture textuelle de textes fondateurs de «la mystique» chrétienne
230
permet de préciser que «la mystique» chrétienne n’est pas (ni d’abord ni en définitive)
une «expérience» initiée par le désir (et plus précisément par le désir d’unité). Une
lecture qui part avec cette idée ne peut que mésinterpréter les textes, ce qui n’est
certainement pas souhaitable sur le plan épistémologique, mais l’enjeu est plus
important, puisqu’il s’agit de l’interprétation de la spiritualité chrétienne et donc de
l’esprit du christianisme lui-même.
Puisque Certeau ouvre son texte par l’explication de son attitude épistémique,
nous commencerons donc, avec lui, par là.
[1] Ce livre se présente au nom d’une incompétence : il est exilé de ce qu’il traite.
225
Nous ne reprocherons pas à De Certeau ce que, selon la légende, l’empereur Léopold II reprochait à
Mozart : trop de notes dans sa musique...
232
[2] L’écriture que je dédie aux discours mystiques de (ou sur) la présence (de Dieu) a
pour statut de ne pas en être.
[3] Elle se produit à partir de ce deuil, mais un deuil inaccepté, devenu la maladie d’être
séparé [...]
Déjà, en incipit, l’attitude est surprenante : quelle sorte d’énonciateur peut avoir
l’insolence, ou l’innocence, d’introduire un ouvrage serré de 411 pages, quand même
publié chez Gallimard dans la collection «Bibliothèque des Histoires», «au nom d’une
incompétence» [1]? Sur le plan modal, l’incompétence226 se présente comme un /ne pas
pouvoir/ ou /ne pas pouvoir savoir/ pour /faire/. Dans l’univers scientifique,
l’«incompétence» est bien la dernière tare dont on attendrait la réalisation d’une oeuvre.
L’énonciateur s’explique tout de suite : «il est exilé de ce qu’il traite» [1].
L’incompétence tient dans une distance qui est plus qu’un éloignement de ce qu’il traite,
une véritable séparation : «l’exil» envoie dans un ailleurs, il fait émigrer dans un autre
pays. L’énonciateur se positionne ainsi explicitement à l’extérieur des discours
mystiques : «l’écriture que je dédie aux discours mystiques a comme statut de ne pas en
être» [2]. Les discours mystiques se caractérisent ou se définissent d’être des discours
«de la présence» ou «sur la présence (de Dieu)» [2]. C’est donc en rapport à «la
présence» que l’énonciateur se déclare incompétent [2]. Ce serait de «la présence», (ou
226
La compétence, au sens juridique, est l’aptitude reconnue à une autorité de faire tel ou tel acte (Petit
Robert). Au sens général, c’est une «connaissance approfondie qui confère le droit de juger ou de décider
en certaines matières» (Petit Robert).
233
d’une métaphysique de la présence), plus que de Dieu, dont il serait question finalement
dans la mystique —ce serait la présence plus que Dieu qui serait mise en question dans
la mystique. Que «la présence» soit celle de Dieu apparaît presque facultatif puisque
Dieu est mis entre parenthèses (la présence, en l’occurrence celle de Dieu). Mais peut-
être la mise entre parenthèses vient-elle plutôt signifier que Dieu est ce qui poserait le
plus exemplairement la problématique de la présence ?
C’est alors ce qui manque qui fait écrire [4], qui remplit le rôle du Destinateur
pour l’énonciateur. Ce qui manque est dit «un manquant» : le «un» manquant? la
présence de l’un manque228 ou la présence qui fait l’un manque? Qu’est-ce que le
sentiment de l’unité sinon le sentiment de la présence, présence à soi-même, présence de
l’autre en soi?
Cette précision de sa position par rapport à son objet paraît assez importante à
l’énonciateur pour être expliquée d’entrée de jeu, à l’ouverture de son ouvrage. Le fait
que le discours de l’énonciateur s’ouvre sur son positionnement est représentatif du rôle
central de l’épistémologie dans son travail. L’énonciateur rend compte de sa propre
modalisation selon le /vouloir/ («je voudrais» [6]), de sa position intime par rapport à
l’objet et à l’énonciataire. La structure d’énonciation est donc intimement et
explicitement reliée à l’attitude épistémique de l’énonciateur. Il s’agit d’«éviter» à son
227
«l’historiographie commence là où l’on fait son deuil de la voix, là où l’on travaille sur des documents
écrits» (p. 22 souligné dans le texte) : la voix est une forme de la présence.
228
«L’Un n’est plus là» (FM, p. 10).
234
discours d’«être pris pour» ce qu’il n’est pas, pour un discours de ou sur la présence,
(dont il n’a fait cependant le deuil que partiellement, puisque le «deuil» est «inaccepté»
[3]). Mais l’énonciateur ne peut intervenir que dans sa propre énonciation ; comment
alors éviter à son discours d’être pris pour ce qu’il n’est pas sinon en ne se donnant pas
pour tel? Il s’agit de ne pas donner dans le «prestige», l’illusion séduisante, (être pris
pour ce qu’il n’est pas), du discours «supposé savoir»[6], du discours du maître ou ici du
mystique. C’est pourquoi l’énonciateur scientifique avoue explicitement sa distance de
l’énonciateur mystique. De cet énonciateur-ci, on ne pourra pas penser qu’il faut bien
être un tant soit peu mystique soi-même pour comprendre les mystiques229. C’est le refus
de l’illusoire installation dans le savoir, qui n’est jamais en définitive qu’un savoir
partiel, que l’énonciateur revendique comme sa propre position, l’«incompétence» «au
nom» de laquelle il travaille [1]. En même temps c’est ce qu’il demande à l’énonciataire
d’accepter. Le sujet d’énonciation motivé par le désir du /pouvoir/ que confère le
/savoir/ ou par le désir de /pouvoir savoir/ ne trouvera pas son compte ici — peut-être les
dédales de l’écriture de Certeau, en même temps qu’ils rendent compte d’un parcours
difficile (au sens de sans facilité) écartent-ils également les intrus. Comme nous l’avions
remarqué pour l’article de l’EU, il n’y a pas de /savoir/ affirmé dans l’énonciation de
Certeau (supra p. 179).
C’est donc une métaphysique de la présence qui est mise en cause et refusée par
l’énonciateur, — qui se reconnaît en cela fidèle aux mystiques eux-mêmes : «Aussi, les
“vrais” mystiques sont-ils particulièrement soupçonneux et critiques à l’égard de ce qui
passe pour “présence”. Ils défendent l’inaccessibilité à laquelle ils se confrontent» (FM,
p.14)230. Si la mystique se réfère essentiellement à un discours de ou sur la présence, et
que ce discours n’est pas le fait de l’énonciateur mystique, où se loge-t-il, sinon dans le
désir et le discours de l’énonciataire? En reconnaissant le désir de la présence plutôt que
la présence comme telle, en affirmant donc sa distanciation d’une métaphysique de la
présence, l’énonciateur se rapprocherait paradoxalement des énonciateurs mystiques.
Avec la reconnaissance du désir d’unité — dont le désir de la présence est l’une des
229
Postulat que nous avons vu se profiler chez Lalande et chez Davy.
230
Si la mystique se réfère essentiellement à un discours de ou sur la présence, et que ce discours n’est pas
le fait de l’énonciateur mystique, où se loge-t-il, sinon dans le désir et le discours de l’énonciataire?
235
formes —, désir et non réel, nous atteignons un second niveau épistémique, le niveau
critique. Chez le mystique, ce niveau constitue un critère axiologique (les «vrais»
mystiques sont critiques). Chez le scientifique, ce niveau constitue un critère
épistémologique, par la reconnaissance du désir à l’oeuvre dans le sujet humain qu’est le
scientifique.
[7] Mon analyse de son histoire [de la mystique] tourne autour de cette fable mystique.
Elle n’est qu’un récit de voyage, fragmenté par le recours à des méthodes diverses
(historiques, sémiotiques, psychanalytiques) dont les appareils permettent de définir
successivement des «objets» saisissables dans une réalité insaisissable. (p. 24)
[8] Mieux vaut donc s’en tenir provisoirement à ce qui se passe dans les textes où
«mystique» figure comme l’index de leur statut, sans se donner à l’avance une définition
(idéologique ou imaginaire) de ce qu’y inscrit le travail scripturaire. (p. 28)
[9] «interpréter» au sens musical du terme cette écriture mystique comme une autre
énonciation, c’est la tenir pour un passé dont nous sommes séparés, et ne pas supposer
que nous nous trouvons à la même place qu’elle. [...] C’est rester à l’intérieur d’une
expérience scripturaire et garder cette sorte de pudeur qui respecte les distances. (p. 29)
[10] une topique organise la scène mystique [...] À la préciser, on établit une première
géographie des lieux. (p. 216)
modalité est motivée à son tour au nom d’une «pudeur» [9]. Le programme était déjà
énoncé pour l’essentiel dans l’ouverture : éviter justement l’impudeur, le «prestige
(impudique et obscène)» [6] d’un discours qui pourrait «être pris pour» accrédité,
autorisé, supposé savoir. Seul l’éloignement [5], la séparation [9], voire l’exil [1] peut
permettre de garder cette distance qu’on appelle pudeur.
[11] Derrière les documents venus jusqu’à nous, peut-on supposer un référent stable
(une «expérience» ou une «réalité» fondamentale) qui permette de trier les textes selon
qu’ils en relèvent ou non? (FM, p. 27)
231
Cette histoire présupposée de la mystique est racontée exemplairement dans le paragraphe
d’introduction de l’article du DCT (supra, p. ).
237
Ceci étant posé, «mieux vaut donc s’en tenir à ce qui se passe dans les textes»
[8]. La mystique est d’abord pour Certeau un fait de langage dans un contexte socio-
historique, une «nouvelle» manière de traiter un «langage religieux reçu», et une
«nouvelle» manière de parler232. Dans l’épistémologie de l’énonciateur, les textes sont
considérés comme un lieu où se déploie une dynamique, un mouvement, où quelque
chose se passe, le «travail scripturaire» [8]. Les textes ne se réduisent pas aux
définitions, aux concepts qu’on en tire, objets de savoir qu’on forge à partir d’eux. Dans
cette épistémologie, somme toute modeste vis à vis de ses capacités à saisir une
«réalité», le programme de l’énonciateur vise à «établir une première géographie des
lieux» [10], de l’organisation des lieux (la topique) dans laquelle se déploie le discours
mystique. Pour ce faire, il se livre à une analyse de l’énonciation du discours mystique,
sur des bases linguistiques et sémiotiques.
l’intérieur du monde qui «décline». Elle respecte globalement le langage religieux reçu,
mais elle le traite autrement. (FM, p. 15)
L’hypothèse selon laquelle Certeau considère que le discours mystique est «le
récit des conditions et des modalités de sa propre énonciation» [13] et que, par là, il
soulève la problématique de l’énonciation pour tout sujet, fait partie de notre propre
cadre théorique. C’est en raison des hypothèses et des résultats de Certeau que nous
portons une attention particulière à la modalisation dans notre thèse. Il s’appuie lui-
même sur l’élaboration sémiotique du rôle de la modalisation dans l’énonciation233. À
notre connaissance, l’investigation de la modalisation du sujet mystique n’a guère été
reprise depuis Certeau. Nous examinerons donc le travail de Certeau sur les modalités
mystiques et les résultats auxquels il arrive.
1.2341 Je veux
[15] le volo est l’a priori et non l’effet du discours. (FM, p. 228)
233
Voici résumé l’essentiel de la démonstration : «Linguistiquement, la modalité est “une assertion
complémentaire portant sur l’énoncé d’une relation” (Benveniste). Ainsi, quelque chose est ajouté au
contenu et précise une position du locuteur à l’égard du dictum [du contenu, de ce qui est dit]. Ce
complément introduit une modification du prédicat par le sujet : “devoir” ou “pouvoir” indique une
intervention du sujet sur son action ou son attribut. La modalité maximalise l’instance du sujet.
Sémiotiquement, elle repère l’investissement du locuteur dans son énoncé. [...] C’est la modalisation qui
attribue au sujet la compétence discursive et permet la réalisation de l’énoncé ou du discours». (FM, p.
230-231).
240
énonciatif «écrire pour ceux qui veulent» ferme le discours mystique sur lui-même ; en
définitive, il ne s’adresse qu’aux mystiques ou à des énonciataires favorables234. C’est
un discours de l’ordre du privé, de ce qui se dit dans la confiance réciproque, entre
intimes ou entre membres d’une même communauté de désir235.
[16] Élevée [la modalité du volo] en principe régulateur des autres modalités (pouvoir,
savoir, devoir) [...] (FM, p. 231) ;
[17] Le préalable du discours mystique [le /vouloir/] pose d’emblée le premier chaînon
d’une dérivation ou d’une suite de verbes modaux (FM, p. 233).
234
«Cette présupposition désigne le destinataire requis par le discours (“Je ne m’adresse qu’à ceux qui
[...]”). De Jean de la Croix, qui s’adresse à des “âmes déjà engagées dans le chemin de la vertu”, jusqu’à
Surin, partout cette “convention” est exigée. Elle fait clôture» (FM, p. 227- 228).
235
C’était le cas notamment de Marie de l’Incarnation qui craignait que ses écrits spirituels (la Relation et
ses lettres spirituelles) ne tombent en d’autres mains que celles de son fils.
236
Nous verrons, pour notre part, l’effet du /vouloir/ sur les autres modalités dans l’analyse des textes de
Marie de l’Incarnation et plus particulièrement le rapport du /vouloir/ au /devoir/ (voir chap. 2.2 Le
discours de l’énonciateur mystique).
237
«Surin requiert de ses interlocuteurs qu’ils aient fait ce qu’il appelle “le premier pas” : “une volonté
déterminée de ne rien refuser à Dieu” [...] Il n’en maintient pas moins que [...] le “vouloir faire” n’est pas
identique à la “possibilité de faire”. Eckhart l’avait déjà souligné » (FM, p. 228). Pour qui entendrait ici
des échos des derniers propos de Thérèse de Lisieux («ce que je veux croire» manuscrit C, 4v.-7v.), nous
reviendrons avec la théorisation sémiotique du désir sur cette question de la modalisation selon le /vouloir
croire/ qui, si elle n’est pas équivalente à /croire/, en est le préalable (p. 293).
238
«En prenant en compte le parcours tensif menant à la réalisation», Greimas et Courtés (p. 231) classifie
les modalités du /devoir/ et du /vouloir/ comme virtualisantes, les modalités du /pouvoir/ et du /savoir/
comme actualisantes, le /faire/ et l’/être/ apparaissant en fin de parcours comme les modalités réalisantes.
241
[18] Dans cette procession du vouloir au pouvoir, l’efficace du volo se rattache à l’acte
«intérieur» qu’est l’«intention»» (FM, p. 233);
En tant qu’acte «intérieur», en tant que localisé dans l’espace intérieur, le /vouloir/
mystique appartiendrait donc à la dimension du thymique, puisqu’il n’appartient pas à la
dimension pragmatique (comme nous venons de le voir) ni à la dimension cognitive :
[20] cette instauration d’un savoir par un vouloir est ici détachée des contenus sur
lesquels portent habituellement les décisions épistémologiques. Il y a isolement du
vouloir par rapport à tout savoir possible. (FM, p. 230) ;
[21] Un «vouloir» constitue l’a priori que le savoir ne peut plus fournir (FM, p. 227).
Il faut voir dans le fait même que l’attitude volitive mystique soit détachée des contenus
la conséquence du contexte de «détérioration des cadres de référence» (FM, p. 211) dans
lequel elle naît :
[23] Quand une infrastructure rigoureuse stabilise le réel, le raisonnement déductif suffit
[...] Mais quand cet ordre s’effondre, les discours persuasifs deviennent nécessaires pour
créer des accords entre volontés, pour établir des nouvelles règles et pour former ainsi
des unités sociales. (FM, p. 228)239
239
Ou encore, comme De Certeau l’exprime dans l’EU, «devient mystique ce qui ne s’inscrit plus dans
l’unité sociale d’une foi ou de références religieuses, mais en marge d’une société qui se laïcise et d’un
242
Nous pensons toutefois qu’il faut se demander (nous le ferons dans la deuxième partie),
cependant, de quelle sorte de persuasion peut relever le discours mystique, puisque,
comme Certeau l’a lui-même indiqué, ce type de discours est à l’inverse d’autres
discours religieux persuasifs qui visent à obtenir ou à transformer (convertir) le /vouloir/
de l’interlocuteur (FM, p. 228, supra p. 8).
1.2342 Je veux...
[24] Les prédicats sont effacés ou remplacés par «rien» ou par «tout» : je veux rien, je
veux tout, je ne veux que Dieu.
[26] l’évanouissement du contenu (ce qui est voulu) et l’exclusion du passé ou du futur
collaborent au même effet, qui consiste à exorbiter l’acte même du vouloir.
[28] Il a d’autant plus de force qu’il est moins déterminé par un objet. (FM, p. 231
souligné dans le texte)
Tout d’abord, ce que Certeau remarque c’est «l’effacement», «la disparition des
prédicats» c’est-à-dire des objets, dans les énoncés de style mystique tels : «je veux
rien», «je veux tout». La découverte est d’importance : le /vouloir/ mystique n’est pas
tant désir d’objet, si on entend par objet un objet de valeur atteignable («tout» et «rien»
savoir qui se constitue des objets scientifiques ; ce qui apparaît donc [...] sous la forme de faits
extraordinaires, voire étranges, et d’une relation avec un Dieu caché, dont les signes publics pâlissent,
s’éteignent, ou même cessent tout à fait d’être croyables» (p. 1032-3).
243
sont-ils des valeurs atteignables?). S’il n’est pas désir d’objet, sur quoi donc peut porter
le /vouloir/? Le point focal, continue Certeau, se trouve alors déplacé de l’objet (du
/vouloir/) au /vouloir/ lui-même : l’effet de «l’évanouissement du contenu» est
«d’exorbiter l’acte même du vouloir» [26]. Et c’est ce déplacement qui fait la force
(remarquable) du /vouloir/ mystique : «il a d’autant plus de force qu’il est moins
déterminé par un objet» [28]. Mais le /vouloir/ est le fait d’un sujet, il ne tient pas tout
seul. C’est pourquoi, le déplacement du point focal de l’objet au /vouloir/ lui-même
entraîne automatiquement un autre déplacement, sur le sujet, le sujet du /vouloir/ — ou
plus précisément sur le rapport entre le sujet et son /vouloir/ [25]. C’est ainsi que le
/vouloir/ mystique est de l’ordre du performatif : il actualise le sujet. Et c’est ainsi que
Certeau a démontré que la nouveauté de la mystique moderne réside dans l’énonciation
d’une subjectivité, dans une subjectivité qui s’énonce, qui s’affirme, qui se met dans
l’existence en s’énonçant.
[29] avec le «je veux (tout, rien, Dieu)», les discours postulent, pour être lus, une
demande qu’ils ne peuvent satisfaire ; ils font de la déception du lecteur le mode sur
lequel le texte doit être pratiqué. Cette tension introduit déjà un style «mystique» dans la
pratique (productrice ou liseuse) du texte. (FM, p. 230)
mettaient l’accent soit sur le désir d’unité, soit sur l’inéluctable séparation qui fait
l’identité et l’humanité. En posant la précédence du langage sur l’expérience, il avait pu
intégrer le phénomène mystique, côté texte et côté corps, dans une problématique du
symbolique. Dans La fable mystique, il élabore la problématique symbolique en la
précisant : les textes démontrent que la problématique mystique en est une de
l’énonciation (plutôt que de l’énoncé), ce qui positionne la problématique mystique du
côté du sujet plutôt que de l’objet. Et encore plus précisément, il s’agit des rapports que
le sujet entretient avec l’objet, rapports repérables dans la modalisation du sujet. Le sujet
mystique se caractérise en effet d’abord par un /vouloir/, par un désir : l’écriture
mystique est «une manière d’utiliser le langage qui consiste à y jeter tout son désir»
(FM, p. 228).
l’énonciation des textes sur la mystique afin de pouvoir vérifier une hypothèse centrale
de notre thèse, que les désirs de l’énonciateur et de l’énonciataire mystique ne coïncident
pas nécessairement — et qu’il y a peut-être bien un malentendu dans la lecture de la
littérature mystique.
Les deux articles provenant des sciences des religions présentaient un désir
d’unité énoncé, si non conscientisé, — et valorisé, voire même survalorisé. En effet,
dans les deux articles la mystique était réduite au désir d’unité. De plus les deux textes
dissociaient le désir d’unité du discours symbolique des religions, refusant en cela la
position tierce que nécessite la considération du symbolique.
La définition ou l’idée la plus courante que l’on se fait de la mystique est donc le
désir et la réalisation d’une unité du sujet, unité avec soi-même (être un) ou avec l’objet
(faire un). Un seul des textes épistémiques n’entre pas dans cette unanimité. Le texte
appartenant au paradigme du langage, le texte de Michel de Certeau publié par
l’Encylopædia Universalis, présente une attitude consciente du désir d’unité sans le
valoriser ; nous dirions même qu’il ne le valorise pas en raison du fait qu’il le
conscientise et le problématise. Pour le dire autrement, nous pensons qu’il n’est plus
possible de maintenir une attitude exclusivement unitive lorsqu’est reconnue la structure
de désir qui la sous-tend, ce qui est théorisé dans le paradigme du langage.
Alors que Certeau fait figure d’exception dans les textes épistémiques, qui ont été
sélectionnés dans une logique purement documentaire, sans préjuger du contenu, les
études spécialisées ont été choisies, au contraire, en raison de leur appartenance ou de
leur affinité avec le paradigme du langage, dans le but de pouvoir vérifier l’impact de ce
paradigme sur la lecture.
Les études spécialisées offrent donc une heuristique qui déplace les positions ou
les remettent à leur juste place. Par exemple, au lieu de proposer l’apophatisme comme
étant la représentation ou la traduction langagière d’une expérience de la transcendance,
expérience qui serait première, inauguratrice (ce qui est l’optique traditionnelle du
paradigme positiviste), les études inspirées du paradigme du langage considèrent
l’apophatisme d’abord pour ce qu’il est, une stratégie discursive, qui consiste à
repousser à l’extrême les limites ou les capacités du langage humain, dans le geste de
«penser Dieu» ou de «dire à propos de Dieu». L’élément qui inaugure le geste
apophatique est d’emblée un élément symbolique. La stratégie symbolique qu’est
l’apophatisme produit ensuite des effets d’expérience, que l’on prend pour une
expérience de la transcendance. Et avec raison, mais à condition de reconnaître que le
transcendant est, à l’origine, non une donnée de l’expérience, mais une donnée d’ordre
symbolique, qui peut être investie par l’affectivité et l’expérience et produire en
conséquence des effets importants voire essentiels dans la vie d’un sujet.
Quant au désir d’unité, il est reconnu ou «conscientisé» dans les études menées
dans le paradigme du langage, mais il ne domine pas l’attitude épistémique du sujet de
l’énonciation. La médiation faisant partie du cadre théorique de ce paradigme, en tant
que médiation obligée du symbolique, l’attitude est forcément trinitaire. Ce qui
249
n’entraîne pas une dévalorisation spontanée du désir d’unité mais qui lui donne une
valeur orientée vers une transcendance, (celle de l’Autre), plutôt qu’une valeur en circuit
fermé ou autoréférentielle. À l’inverse, on aura remarqué que les énonciateurs dominés
par le désir d’unité ont tendance à dévaloriser spontanément le trinitaire, représenté
exemplairement pour eux par les systèmes religieux (et non sans raison puisque la
religion chrétienne, qui est la religion culturelle des énonciateurs du corpus que nous
avons analysé, peut être vue comme la dépositaire de cette structure trinitaire241).
241
«Qu’il soit la vraie religion [le christianisme], comme il prétend, n’est pas une prétention excessive
[...]» (Lacan, Encore, p. 136). «La force spirituelle du christianisme [...] tient précisément dans le
mouvement de reconnaissance et de construction de la condition de l’homme dans la langue, en particulier
par la forme trinitaire affectant le Verbe. C’est en ce sens que le christianisme est, comme on le dit parfois
depuis Hegel, la seule religion «vraie» (D.-R. Dufour, Les mystères de la trinité, p. 18). La qualification de
«vrai» n’est évidemment pas à prendre ici dans un sens fondamentaliste, c’est plutôt une boutade, mais
une boutade sérieuse quand même.
CHAPITRE 2 LE DISCOURS MYSTIQUE,
DISCOURS DE L’ÉNONCIATEUR
Pour nous, cette réflexion a commencé par l’observation d’un fait textuel
étonnant, à la lecture d’une lettre de Marie de l’Incarnation à son fils244, où elle expose,
et le mot n’est pas assez fort, il faudrait plutôt dire où elle se confond en explications sur
les circonstances de la rédaction de ce qui sera La Relation de 1654, son autobiographie
spirituelle. Le fait textuel dont nous parlons est massif : c’est la grande densité des
modalités245 (quantitativement plus de 70 occurrences de modalités sur 96 lignes de
texte), ce qui produit un effet déconcertant : à force de /vouloir/ et de /non-vouloir/, de
/devoir/, de /pouvoir/ et de /non-pouvoir/, de /savoir/ et de /non-savoir/, on ne peut que
se demander : veut-elle ou ne veut-elle pas écrire, finalement? Pourquoi tant de
242
Il serait fort intéressant de pouvoir vérifier cette hypothèse dans l’ensemble du corpus mystique, ce
qu’il n’était pas possible de faire dans cette thèse. Nous pourrons au moins établir le rôle de l’énonciataire
dans un discours mystique, celui de Marie de l’Incarnation.
243
Raymond Lemieux, «Les mendiants de l’existence», Folie, mystique et poésie, Québec, Gifric, 1988, p.
21-39.
244
Marie de l’Incarnation, Correspondance, Lettre CLIII [153], 26 oct. 1653, p. 514-523.
245
Rappelons que la modalisation, la configuration des modalités du sujet, rend compte de l’identité du
sujet de l’énonciation et de son attitude épistémologique.
251
[1] Mais venons au point des promesses [DEVOIR] que je vous ay faites, et dont vous
attendez [VOULOIR] l’effet cette année.
[2] J’ay fait ce qui m’a été possible [POUVOIR] pour vous donner cette satisfaction ; je
vous diray que l’on n’écrit ici en hiver qu’auprès du feu, et à la veue de tous ceux qui
sont présens : Mais comme il n’est nullement à propos [DEVOIR NE PAS] que l’on ait
connoissance [SAVOIR] de cet écrit, j’ay été obligée [DEVOIR] contre l’inclination de mes
désirs [NON VOULOIR] d’en différer l’exécution jusques au mois de May.
[3] Depuis ce temps-là j’ay écrit trois cahiers [...] dans les heures que j’ay pu [POUVOIR]
dérober à mes occupations ordinaires.
[4] J’en étois à ma vocation au Canada au mois d’Aoust que les vaisseaux étant arrivez,
il m’a fallu [DEVOIR] tout quitter pour travailler au plus pressé.
[5] Mon dessein [VOULOIR] étoit de vous les envoyer en attendant le reste, sans la raison
que je vous veux [VOULOIR] dire, qui est que faisant mes exercices spirituels […] j’eu
des veues [SAVOIR] fort particulières touchant les états d’oraison et de grâce que la
divine Majesté m’a communiquez depuis que j’ay l’usage de raison.
246
«La métatextualité correspond aux commentaires sur d’autres textes. Cette relation ne passe pas
nécessairement par la citation de fragments du texte commenté» (D. Maingueneau, L’analyse de discours,
Paris, Hachette Supérieur, 1991, p. 155). Maingueneau reprend les catégories de Gérard Genette.
247
Marie de l’Incarnation, Correspondance, Lettre CLIII, p. 514-521.
252
[6] Alors sans penser [NON SAVOIR] à quoy cela pourroit [POUVOIR] servir, je pris du
papier et en écrivis sur l’heure un Index où abbrégé, que je mis en mon portefeuille.
[7] Dans ce temps-là, mon Supérieur et Directeur, qui est le R. Père Lallemant m’avoit
dit [DEVOIR] que je demandasse à Notre Seigneur que s’il vouloit [VOULOIR] quelque
chose de moy […] il luy plut [VOULOIR] de me le faire connoître [SAVOIR]. Après avoir
fait ma prière par obéissance [devoir], je n’eus que deux veues [SAVOIR] […] que j’eusse
[DEVOIR] à rédiger par écrit la conduite qu’elle [la divine Majesté] avoit tenue sur moy
[…]
[8] j’eus de la confusion de moy-même, et n’en osé [NON POUVOIR] rien dire […] avec
un scrupule d’avoir écrit ce que j’avois projeté [VOULOIR] de vous envoier sans la
bénédiction de l’obéissance [DEVOIR].
[9] Il est vray que mon Supérieur m’avoit obligée [DEVOIR] de récrire les mêmes choses
... mais c’estoit l’intention [VOULOIR] que j’avois de vous les envoyer, qui me faisoit de
la peine pour ne l’avoir pas déclarée.
[10] Enfin pressée [DEVOIR] de l’esprit intérieur, je fus contrainte [DEVOIR] de dire ce
que j’avois (p. 515) celé, de montrer mon Index, et d’avouer que je m’étois engagée
[DEVOIR] de vous envoier quelques écrits pour votre consolation. [...]
[11] il [son directeur] ne se contenta pas de me dire qu’il étoit juste que vous donnasse
cette satisfaction, il me commanda [DEVOIR] même de le faire.
[12] Je vous envoie cet Index, dans lequel vous verrez à peu près l’ordre que je garde
dans l’ouvrage principal [la Relation de 1654] que je vous envoiray l’année prochaine, si
je ne meurs celle-cy, ou s’il ne m’arrive quelque accident extraordinaire qui m’en
empesche [NON POUVOIR] [...].
[13] Priez Notre Seigneur qu’il luy plaise [VOULOIR] de me donner les lumières
nécessaires pour [POUVOIR] m’acquitter de cette obéissance [DEVOIR] à laquelle je ne
m’attendais pas [NE PAS VOULOIR].
253
[14] Puisque Dieu le veut [VOULOIR] j’obéiray [DEVOIR] en aveugle : je ne sçay pas [NE
PAS SAVOIR] ses desseins; mais puisque je suis obligée [DEVOIR] au vœu de plus grande
perfection, qui comprend de rechercher [VOULOIR] en toutes choses ce que je connoîtray
[SAVOIR] luy devoir [DEVOIR] apporter ou procurer le plus de gloire, je n’ay point de
répartie ni de réflexion [NON SAVOIR] à faire sur ce qui m’est indiqué de la part de celuy
qui me tient sa place.
[15] Au reste, il y a bien des choses, et je puis [POUVOIR] dire que presque toutes sont de
cette nature, qu’il me seroit impossible [NON POUVOIR] d’écrire entièrement, d’autant
que [...] ce sont des grâces si intimes [...] que cela ne se peut dire [NON POUVOIR].
[17] C’est en partie ce qui me donne de la répugnance [NON VOULOIR] d’écrire de ces
matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand
abyme, et d’être obligée [DEVOIR/NE PAS POUVOIR NE PAS] de perdre toute parole en m’y
perdant moi-même.
[18] Plus on vieillit, plus on est incapable [NON POUVOIR] d’en écrire, parce que la vie
spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de
termes pour en parler. (p. 516)
[19] Priez le saint Esprit, qu’il luy plaise [VOULOIR] de me donner la lumière et la grâce
de le pouvoir [POUVOIR] faire, si son saint nom doit [DEVOIR] en être glorifié. (p. 521)
254
[1] Mais venons au point des promesses [DEVOIR] que je vous ay faites, et dont vous
attendez [VOULOIR] l’effet cette année.
248
L’analyse ne couvre pas la partie «Abbrégé de la vie de la M. Marie de l’Incarnation» (p. 517-521), qui
est un texte à part entière intégré à la lettre.
256
Cette lettre pourrait s’intituler Qui fait écrire Marie de l’Incarnation? Est-ce son
fils, son directeur ou Dieu? Les trois acteurs ont une responsabilité dans son acte
d’écriture. En fait la question Qui fait écrire Marie de l’Incarnation est celle de savoir
qui occupe la position du Destinateur249, de ce qui fait faire, ici en l’occurrence de qui
fait écrire.
Son fils veut prendre cette place. Il veut faire écrire sa mère mystique (non
seulement sa mère, mais aussi la mystique qu'est sa mère). Il y a donc deux désirs qui
s'entrecroisent chez Claude : d’abord celui de connaître sa mère, d’en savoir sur leur
relation mère-fils et sur son désir si fort pour un autre qu'elle en a quitté son fils et deux
fois plutôt qu’une, et toujours plus loin : pour le cloître et enfin pour le Canada. Avec
son fils, Marie de l’Incarnation se trouve devant une demande désirante de la part d'un
autre bien spécial, relié à son intimité par la chair. L'enjeu est clair dans leur
négociation : le fils demande satisfaction. La mère Marie de l’Incarnation se trouve ici
bien mal prise. Elle accepte dans un premier temps de lui donner cette satisfaction : «j'ay
fait tout ce qui m'a été possible pour vous donner cette satisfaction» [2]. Elle a écrit pour
lui, elle projette de lui envoyer ses écrits, mais elle en est retenue par un scrupule. Cette
situation pathémique, la «confusion de moy-même» [8] comme elle le dit si bien, est le
signe d'une confusion qui s'est opérée à son insu sur l'identité du Destinateur. Aucun
autre que l’Autre, pas même son fils, ne peut remplir le rôle de Destinateur pour elle. Ce
retour à la référence au grand Autre sera radical ; l'incipit de La Relation de 1654,
249
«Le concept de sujet de discours permet de jeter un pont entre la théorie narrative des années 70 et les
approches plus récentes des problèmes de l’énonciation et de son sujet […] Il semble en effet possible de
réinterpréter, dans la perspective d’une théorie de l’énonciation discursive, un concept que la théorie
actantielle n’a cessé d’interroger […] celui de Destinateur. […] Le Destinateur pourrait bien apparaître
[…] comme l’un des avatars de l’instance énonciative présupposée par une classe d’énoncés discursifs,
une figure de la compétence spécifique d’une classe de discours» (J. Geninasca, La parole littéraire, p.
95).
257
commencée pour répondre au désir de son fils, ne mentionne plus du tout Claude, ni en
Destinateur ni même en destinataire : «M'ayant été commandé de celui qui me tient la
place de Dieu [...] de mettre par écrit ce qui me sera possible des grâces et faveurs que la
divine Majesté m'a faites [...]»250. C’est son directeur spirituel qui occupera le statut de
Destinateur, en vertu de sa position intermédiaire avec Dieu.
Si elle avait écrit pour son fils, pour satisfaire son désir, son geste se serait inscrit
dans une relation binaire et fusionnelle avec lui. Or la mère n'a pas à satisfaire le désir de
son fils : ce serait la version féminine de l'inceste. Marie de l’Incarnation, veuve avec un
petit enfant mâle qui porte le nom de son père, était dans la situation idéale pour tomber
dans le piège. Nous avons trouvé chez Julia Kristeva un rapprochement entre les
conditions de mère et de mystique : les mères et les mystiques ont en commun le même
désir intense, de l’ordre de l’osmose, pour un objet dont elles doivent cependant rester
séparées251. Pour Marie de l’Incarnation, mère et mystique, les deux désirs entraient en
conflit... mais elle avait choisi Dieu bien avant son fils. À la fin de ses tergiversations,
elle obtient l’autorisation de son directeur d’envoyer l’Index qu’elle a composé à son
fils. Finalement, si Marie de l’Incarnation n'écrit pas pour son fils en tant que
Destinateur, elle écrit aussi pour lui, mais alors, il n’y a plus d’ambiguïté : il est un
énonciataire parmi d’autres et leur «commerce», leur relation est «pour les choses de
Dieu»252. Elle rencontre alors le second désir de Claude qui est d’en savoir sur l’Autre. Il
faut dire que Claude est dans une situation fort particulière : si l’autre de la mère est la
première figure de l’Autre, ici l'autre de la mère n’est rien de moins que Dieu, figure par
excellence du grand Autre. Claude veut donc aussi en savoir sur l'Autre de sa mère
mystique, sur Dieu, auquel, destin oblige, il a décidé de consacrer lui aussi sa vie.
250
Marie de l’Incarnation, La Relation de 1654, p. 45.
251
J. Kristeva dans Marie de Solemne, Entre désir et renoncement, p. 85.
252
Lettre CLIII, p. 517.
258
l’Incarnation lui parle de l’Index qu’elle vient de composer, il lui dit : « allez sur le
champ m’écrire ces deux chapitres»253 (sentiment d’urgence et désir d’appropriation,
inhérents au désir de savoir, sont bien marqués par l’impératif «allez», la locution
adverbiale «sur le champ» et par la forme pronominale réfléchie ici superflue
«m’écrire»). Or, ces chapitres qui suscitent un tel désir de savoir qu’il en est urgent
portent sur les deux premières visions de la Trinité, la seconde étant en même temps le
mariage mystique, des matières certainement propres à exciter l’intérêt théologique,
mais surtout mystique, de son directeur spirituel. Une de ses supérieures, la mère
Françoise de Saint-Bernard, l’obligea de même à écrire, refusa de lui remettre ses écrits
et la «mortifia beaucoup» pour avoir détruit ces écrits254. Ce récit qu’elle fait à son fils,
dans la lettre CLIII, des transactions qu’elle a eues avec d’autres énonciataires vient
confirmer qu’elle le considère finalement comme un énonciataire parmi les autres.
Marie de l’Incarnation est-elle un cas isolé? Disons qu’elle est un cas singulier,
— chaque cas empirique représentant une singularité, — et qu’elle est en même temps
un cas d’espèce, puisque cette situation se retrouve chez beaucoup de mystiques.
253
Lettre CLIII, p. 516.
254
Lettre CLIII p. 517.
255
La coïncidence n’est sans doute pas fortuite mais la question dépasse le propos de cette thèse. De
nombreux analystes ont remarqué dans la mystique une attitude féminine. On se rappellera la pointe de
Lacan à ce sujet : «Quelque chose de sérieux, sur quoi nous renseignent quelques personnes, et le plus
souvent des femmes, ou bien des gens doués, comme saint Jean de la Croix — parce qu’on n’est pas forcé,
quand on est mâle, de se mettre du côté du [phallus], on peut se mettre aussi du côté du pas tout» (Encore,
p. 97).
259
nous ne pensons pas qu'on épuise le sens de cette motivation en la réduisant à un lieu
commun socio-littéraire256 qui occulterait en même temps qu’il autoriserait le désir
d'écriture. Il n’est vraisemblablement pas indifférent que le prétexte évoqué par les
mystiques soit l’obéissance, une forme de la modalité du /devoir/. On l’a vu avec Marie
de l’Incarnation, un /vouloir devoir/ se substitue ou l’emporte sur un /vouloir/ qui, de
n’être pas médiatisé, risquerait l’errance imaginaire.
Bon nombre de mystiques n’ont même pas écrit eux-mêmes ; leurs «écrits» ne
sont alors pas de leur main : ce sont des transcriptions par quelqu'un d'autre de leur
discours oral. Il n’y a pas alors ce rapport métonymique qui fait d’un écrit le produit de
la main, un produit intime du corps propre.
Sur l’ordre de Dieu qui lui dit : «Je veux que tu parles», Hildegarde de Bingen
(XIIe s.) dicte, en extase, à Volmar son secrétaire la majeure partie de son oeuvre, le
Scivias et les Lettres257. Elisabeth de Schönau (XIIe s.), sur l’ordre de la Vierge et du
supérieur de son couvent communique ses visions à son frère, l’abbé Egbert258. Angèle
de Foligno (XIIIe s.) dicte en extase Le livre des visions et instructions au jeune frère
Arnault qui avait exigé ses confidences259. Le récit des révélations de Mechtilde de
Hackeborn (XIIIe s.) est recueilli et rédigé par Gertrude d’Hefta et d’autres sœurs260.
Catherine de Sienne (XIVe s.) dicte, en extase, le Dialogue et les Lettres, à ses
secrétaires261. Catherine de Gênes (XVe s.), «en bref, … n’a rien écrit elle-même».262.
Et parmi ceux et celles qui ont écrit de leur propre main, la plupart ont médiatisé
leur acte d’écriture sous le prétexte de l'obéissance, à un directeur spirituel, à un
256
L’herméneutique féministe a mis en évidence comment le topos de l’humilité, ou de la «modestie
affectée», par exemple, ont pu servir les femmes en leur permettant de réaliser «sous toutes réserves» des
actions refusées à leur sexe. La «caution» religieuse a rempli efficacement la même fonction. Voir à ce
propos les textes de Chantal Théry cités dans la biliographie.
257
Epiney-Burgard et Zum Brunn, Femmes troubadours de Dieu, p. 28 ; Jean-Noël Vuarnet, Extases
féminines, p. 33-34. C’est, notamment, cet ouvrage de J.-N. Vuarnet qui nous a mis sur la piste du rôle des
énonciataires dans l’écriture mystique.
258
Vuarnet, Extases féminines, p. 40.
259
Vuarnet, op. cit., p. 96 ; P. Doncoeur, «Angèle de Foligno», DSAM, vol. 1 (1932), c. 570.
260
Margot Schmidt, «Mechtilde de Hackeborn», DSAM, vol. 10 (1980), c. 874.
261
Vuarnet, op. cit., p. 78 ; Maxime Gorce, «Catherine de Sienne», DSAM, vol. 2 (1953), c. 330, 337.
262
«les écrits catheriniens sont le résultat d’une lente élaboration à laquelle ont participé diverses
personnes» à partir «de la première mise en écrit des paroles et des faits par Ettore Vernazza», notaire et
disciple de la sainte. (Umile da Genova, «Catherine de Gênes», DSAM, vol. 2 (1953), c. 294-298, 320).
260
L’acte d’écriture des mystiques est suscité le plus souvent par des demandes, par
le désir de savoir des autres. L’autre demande, prie, exige, il veut avoir à lire, il veut
savoir264. L'énonciataire, sujet de l’énonciation qui désire l'écriture, va même souvent,
on vient de le voir, jusqu’à être celui qui écrit concrètement la parole du mystique265. Si,
comme on le verra, les mystiques ont un rapport ambigu avec l’écriture, il n’en va pas de
même pour toutes les formes de discours : le discours oral est particulièrement valorisé
par les mystiques : «si j’avais votre oreille», dit Marie de l’Incarnation à son fils, «il n’y
a point de secret en mon cœur que je ne voulusse vous confier» (Lettre CLIII, p. 517).
Ce qui permet de penser que les mystiques se contenteraient probablement de
s’exclamer, de chanter, d’exulter sous l’effet du «sens vécu» (selon l’expression chère à
Michel de Certeau266), du sens métabolisé, somatisé, incarné. Sans le désir, voire
263
Epinay-Burgard et Zum Brunn, Femmes troubadours de Dieu, p. 67 ; Ancelet-Hustache, Mechtilde de
Magdebourg, p. 83-84.
264
Nous reviendrons sur le désir de savoir de la part de l’énonciataire puisque nous pensons, c’est une
hypothèse de notre thèse, que le désir de savoir ne correspond pas nécessairement au désir qui anime le
mystique et le motive à écrire.
265
Toutes proportions gardées, les textes de la tradition n’ayant pas le même statut que ceux des Écritures,
rappelons le précédent célèbre et fondateur de la tradition chrétienne : Jésus le Christ, énonciataire des
Écritures (judaïques), n’écrit pas lui-même ; ce sont les évangélistes, énonciataires du discours de Jésus
qui se font ses énonciateurs. On pourra lire sur ce sujet les ouvrages de François Martin et Jean Calloud
cités dans la bibliographie : «Jésus de Nazareth [...] est posé hors Écritures, en place du sujet de
l’énonciation, au moins sous la forme spécifique du sujet énonciataire qui écoute, interprète et en qui
l’Écriture est relevée ou «accomplie». (Martin, Pour une théologie de la lettre, p. 119). ; «Cette oeuvre
littéraire [la Bible] immense ne s’achève pas comme un monument de la pensée en une formulation enfin
adéquate du sens retrouvé ou récapitulé. [...] Une naissance et une existence suffiront à l’accomplissement.
Alors, en quelques années, le temps d’une génération, le corpus biblique pourra, selon la tradition
chrétienne, s’achever et se clore. (p. 59) Là où nous imaginions le signifié advient le sujet». (Calloud, «Le
temps de la lecture», p. 60).
266
Dans son article sur la mystique dans l’EU, Michel de Certeau parle de «sens vécu» à propos de
l’expérience mystique : «il faut revenir à ce que le mystique dit de son expérience, au sens vécu des faits
261
observables» (EU, p. 1033-3) ; «le sens vécu de l’Absolu» (p. 1033-1); «la signification vécue» (p. 1033-
2) .
267
Le discours mystique est truffé d’exclamations de style oral. Ces «jaculations» (de jaculatoire : prière
courte et fervente) sont une forme d’expression typique des mystiques qui a été remarquée par Lacan :
«Ces jaculations mystiques, ce n’est ni du bavardage, ni du verbiage, c’est en somme ce qu’on peut lire de
mieux» (Encore, p. 71).
268
La fécondité est définie par Raymond Lemieux comme ce qui permet de se dépasser («Les mendiants
de l’existence», p. 26), d’inventer de nouvelles formes de vie (p. 28-29), de trouver «de nouveaux rapports
à l’existence [...] une autre façon d’être au monde là où les voies d’intégration sociale paraissent
bloquées» (p. 27).
269
«le discours poétique auquel se rattachent, par tant de traits, les discours mystiques» (De Certeau, FM,
p. 244).
262
270
«Et ce qui est le plus incompréhensible, sa rigueur semble douce» (p. 69). «Mais que mon coeur parlât
ainsi privément à lui et si éloquemment, ce m’était une chose incompréhensible» (p. 73) «C’est une chose
si étonnante, eu égard au néant et au rien de la cérature...» (p. 173).
271
«Le je se montre dans sa dépendance à l’égard de l’autre. Il ne pourra se dire que dans le désir venu
d’ailleurs (rhétoriquement transformé en obligation des lecteurs.) (De Certeau, FM, 256)
272
Cet énoncé qui fait aphorisme et qui pourrait provenir d’un traité de sémiotique littéraire a été emprunté
à un ouvrage traitant de la psychanalyse lacanienne (Bertrand Ogilvie, Lacan : la formation du concept de
sujet, p.123). La problématique du désir du lecteur est donc reconnue dans les deux champs.
263
Voyons donc, dans le texte de cette lettre, ce qui peut paraître séduisant pour
l’énonciataire. Des énoncés [1] à [14], rien que de plutôt ordinaire sur le plan du style. À
partir de l’énoncé [15], toutefois, l’énonciateur commence à s’exprimer par prétérition, à
dire qu’il ne peut pas dire, à manifester donc de l’ineffable, du secret. Les énoncés [15]
à [18] offrent la séduction mystique à l’énonciataire. Ces énoncés ou ces «phrases
mystiques» sont ce que l’énonciataire mystique recherche et reconnaît comme répondant
à son propre désir.
[15] Au reste, il y a bien des choses, et je puis [POUVOIR] dire que presque toutes sont de
cette nature, qu’il me seroit impossible [NON POUVOIR] d’écrire entièrement, d’autant
que [...] ce sont des grâces si intimes [...] que cela ne se peut dire [NON POUVOIR].
[17] C’est en partie ce qui me donne de la répugnance [NON VOULOIR] d’écrire de ces
matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand
abyme, et d’être obligée [DEVOIR/NE PAS POUVOIR NE PAS] de perdre toute parole en m’y
perdant moi-même.
264
[18] Plus on vieillit, plus on est incapable [NON POUVOIR] d’en écrire, parce que la vie
spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de
termes pour en parler. (p. 516)
Ce passage est typique du désir d’unité mystique. Dans ces énoncés, se trouvent
condensées plusieurs des figures du désir d’unité : les «délices» ou la jouissance, le
vertige du «grand abyme» «sans fond», l’intériorité, l’intimité, la concomitance de la
perte du langage et de la perte du moi, la situation hors langage, la tendance à
absolutiser, ainsi que la modalité négative du désir /ne pas pouvoir ne pas/. Si
l’énonciateur déclare ne pas désirer ou aimer écrire sur «ces matières», ces états
mystiques, ceci produit aussi par ailleurs ses «délices»... et les délices de l’énonciataire.
Il convient de remarquer que si l’énonciateur ne les survalorise pas, il valorise tout de
même ces états mystiques. Il avoue y trouver ses délices. Il y a constat du désir d’unité
chez Marie de l’Incarnation. La formulation ambiguë de l’énoncé [18], «plus on est
incapable d’en écrire», en témoigne subtilement. En effet, la formulation la plus
courante consisterait à associer «moins» à «capable» et non «plus» à «incapable» : «plus
on vieillit, moins est on capable d’écrire». En énonçant «plus on est incapable»,
l’incapacité se trouve valorisée, ce qui est cohérent avec la jouissance, état hors langage,
avec la jouissance associée à la perte de la parole. L’énonciateur mystique en parle ici
dans cette lettre comme d’un constat, le constat que la jouissance ne peut s’écrire ou en
tout cas que très partiellement.
265
2.20 Introduction
Rappelons que l’hypothèse centrale de notre enquête pose que si la mystique fait
problème dans l’épistémè contemporaine, le problème en serait un d’épistémologie de la
lecture plutôt que de l’écriture. Nous avons jusqu’à maintenant procédé à
l’investiguation du poste de l’énonciataire afin de saisir l’attitude épistémologique à ce
poste, dans le but de documenter un versant de cette hypothèse selon laquelle les
énonciataires de la mystique ne partagent pas la même épistémologie que les
énonciateurs mystiques. Avec l’analyse du discours scientifique sur la mystique
(théologie, philosophie, sciences des religions, etc.), nous avons exploré le contexte
sémiotique de la réception épistémique (chapitre 1). Dans le plan de notre thèse, nous
avons proposé d’examiner le discours de l’énonciateur dans sa structure d’énonciation
intersubjective, c’est-à-dire sous deux angles : celui du producteur où se situe
l’énonciateur et celui du récepteur où se situe l’énonciataire et ce, dans le contexte de
production, soit dans le discours de l’énonciateur. Avec l’analyse de la lettre CLIII, nous
avons pu observer l’attitude de l’énonciataire dans le contexte sémiotique de la
production, soit dans le discours de l’énonciateur. Cette section d’analyse complétait
l’analyse de l’attitude de l’énonciataire, dans les deux contextes, de réception et de
production. Nous sommes maintenant rendus à vérifier le second versant, celui du
discours de l’énonciateur mystique. Dans cette troisième section, nous procéderons à
l’analyse sémiotique de deux éléments du corpus de discours de Marie de l’Incarnation.
Dans un premier temps nous continuerons l’analyse de la lettre CLIII, sous l’angle de
l’énonciateur cette fois. Dans un deuxième temps, nous examinerons des récits de
visions de Marie de l’Incarnation, extraits de l’autobiographie spirituelle, La Relation de
1654. Lorsque nous aurons exploré les deux versants, nous serons à même d’élaborer la
thèse selon laquelle le désir de l’énonciateur mystique a été le lieu d’une conversion
épistémologique, ce qui est loin d’être le cas chez les énonciataires.
266
[1] Mais venons au point des promesses [DEVOIR] que je vous ay faites, et dont vous
attendez [VOULOIR] l’effet cette année.
[2] J’ay fait ce qui m’a été possible [POUVOIR] pour vous donner cette satisfaction ; je
vous diray que l’on n’écrit icy en hiver qu’auprès du feu, et à la veue de tous ceux qui
sont présens : Mais comme il n’est nullement à propos [DEVOIR NE PAS] que l’on ait
connoissance [SAVOIR] de cet écrit, j’ay été obligée [DEVOIR] contre l’inclination de mes
désirs [NON VOULOIR] d’en différer l’exécution jusques au mois de May.
[3] Depuis ce temps-là j’ay écrit trois cahiers [...] dans les heures que j’ay pu [POUVOIR]
dérober à mes occupations ordinaires.
[4] J’en étois à ma vocation au Canada au mois d’Aoust que les vaisseaux étant arrivez,
il m’a fallu [DEVOIR] tout quitter pour travailler au plus pressé.
[5] Mon dessein [VOULOIR] étoit de vous les envoyer en attendant le reste, sans la raison
que je vous veux [VOULOIR] dire, qui est que faisant mes exercices spirituels […] j’eu
des veues [SAVOIR] fort particulières touchant les états d’oraison et de grâce que la
divine Majesté m’a communiquez depuis que j’ay l’usage de raison.
[6] Alors sans penser [NON SAVOIR] à quoy cela pourroit [POUVOIR] servir, je pris du
papier et en écrivis sur l’heure un Index où abbrégé, que je mis en mon portefeuille.
[7] Dans ce temps-là, mon Supérieur et Directeur, qui est le R. Père Lallemant m’avoit
dit [DEVOIR] que je demandasse à Notre Seigneur que s’il vouloit [VOULOIR] quelque
chose de moy […] il luy plut [VOULOIR] de me le faire connoître [SAVOIR]. Après avoir
fait ma prière par obéissance [devoir], je n’eus que deux veues [SAVOIR] […] que j’eusse
273
Marie de l’Incarnation, Correspondance, Lettre CLIII, p. 514-521.
267
[DEVOIR] à rédiger par écrit la conduite qu’elle [la divine Majesté] avoit tenue sur moy
[…]
[8] j’eus de la confusion de moy-même, et n’en osé [NON POUVOIR] rien dire […] avec
un scrupule d’avoir écrit ce que j’avois projeté [VOULOIR] de vous envoier sans la
bénédiction de l’obéissance [DEVOIR].
[9] Il est vray que mon Supérieur m’avoit obligée [DEVOIR] de récrire les mêmes choses
... mais c’estoit l’intention [VOULOIR] que j’avois de vous les envoyer, qui me faisoit de
la peine pour ne l’avoir pas déclarée.
[10] Enfin pressée [DEVOIR] de l’esprit intérieur, je fus contrainte [DEVOIR] de dire ce
que j’avois (p. 515) celé, de montrer mon Index, et d’avouer que je m’étois engagée
[DEVOIR] de vous envoier quelques écrits pour votre consolation. [...]
[11] il [son directeur] ne se contenta pas de me dire qu’il étoit juste que vous donnasse
cette satisfaction, il me commanda [DEVOIR] même de le faire.
[12] Je vous envoie cet Index, dans lequel vous verrez à peu près l’ordre que je garde
dans l’ouvrage principal [la Relation de 1654] que je vous envoiray l’année prochaine, si
je ne meurs celle-cy, ou s’il ne m’arrive quelque accident extraordinaire qui m’en
empesche [NON POUVOIR] [...].
[13] Priez Notre Seigneur qu’il luy plaise [VOULOIR] de me donner les lumières
nécessaires pour [POUVOIR] m’acquitter de cette obéissance [DEVOIR] à laquelle je ne
m’attendais pas [NE PAS VOULOIR].
[14] Puisque Dieu le veut [VOULOIR] j’obéiray [DEVOIR] en aveugle : je ne sçay pas [NE
PAS SAVOIR] ses desseins; mais puisque je suis obligée [DEVOIR] au vœu de plus grande
perfection, qui comprend de rechercher [VOULOIR] en toutes choses ce que je connoîtray
[SAVOIR] luy devoir [DEVOIR] apporter ou procurer le plus de gloire, je n’ay point de
répartie ni de réflexion [NON SAVOIR] à faire sur ce qui m’est indiqué de la part de celuy
qui me tient sa place.
268
[15] Au reste, il y a bien des choses, et je puis [POUVOIR] dire que presque toutes sont de
cette nature, qu’il me seroit impossible [NON POUVOIR] d’écrire entièrement, d’autant
que [...] ce sont des grâces si intimes [...] que cela ne se peut dire [NON POUVOIR].
[17] C’est en partie ce qui me donne de la répugnance [NON VOULOIR] d’écrire de ces
matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand
abyme, et d’être obligée [DEVOIR/NE PAS POUVOIR NE PAS] de perdre toute parole en m’y
perdant moi-même.
[18] Plus on vieillit, plus on est incapable [NON POUVOIR] d’en écrire, parce que la vie
spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de
termes pour en parler. (p. 516)
[19] Priez le saint Esprit, qu’il luy plaise [VOULOIR] de me donner la lumière et la grâce
de le pouvoir [POUVOIR] faire, si son saint nom doit [DEVOIR] en être glorifié. (p. 521)
Car Marie de l’Incarnation veut écrire, cela ne peut faire de doute : elle s’engage
auprès de son fils [1] ; elle écrit effectivement malgré les nombreuses difficultés qu’elle
rencontre dans son projet d’écriture [2-3-4] ; elle projette d’envoyer ce qu’elle a écrit
tout de suite, même si ce n’est pas terminé [5] ; en oraison, elle reçoit la demande
expresse d’écrire de la part de Dieu [7]. Tout devrait donc bien aller, puisqu’il y a
apparence d’une congruence entre l’ordre de Dieu et le désir de son fils qui porte à
autoriser l’écriture. Mais au contraire, elle ressent de la confusion, elle est travaillée par
un scrupule [8], une situation sinon unique du moins très rare dans sa vie (elle remarque
elle-même l’absence de scrupules chez elle274), et c'est alors d'autant significatif. Donc
Marie de l’Incarnation veut écrire ; le problème tient dans ce qu’elle veuille écrire pour
son fils.
Son scrupule porte, en effet, non pas sur le fait d’écrire ou d’avoir écrit, mais sur
le fait de taire à son directeur spirituel son intention (/vouloir/) d’écrire à son fils, donc
sur le fait de négocier directement avec son fils sans la bénédiction de l’obéissance
(/devoir/), sans l’approbation ou la commande de son directeur «qui lui tient la place» de
274
«Le diable me voulait mettre en scrupule de ce que je n’avais pas de scrupules, eu égard à mes
imperfections, et par là me jeter dans de nouveaux troubles d’esprit» (La Relation de 1654, p. 295). «[...]
mon âme recevait de nouvelles lumières qui me faisaient voir et découvrir les plus menues poussières
d’imperfection, desquelles j’étais inspirée de me confesser. [...] Or, ce n’est pas que j’eusse des scrupules,
car je possédais une grande paix» (idem, p. 72).
270
275
Nous avons analysé cette situation dans le chapitre précédent consacré au rôle de l’énonciataire dans
l’écriture du mystique. Nous avions alors constaté que cette situation pathémique provenait de la
confusion ou de la substitution du rôle de Destinateur avec celui de l’énonciataire.
276
«si, chez Lacan, sujet dans l’énoncé désigne bien le sujet de conscience cartésien, en revanche le sujet
de l’énonciation (auquel il est opposé) ne désigne pas tant le support du désir inconscient que ce qui
deviendra support commun au désir conscient, au désir inconscient et à l’acceptation de l’écart entre les
deux. Le sujet de l’énonciation est le lieu d’une articulation des désirs conscients et des désirs
inconscients. Il n’est pas réductible au support du désir inconscient.» (Danon-Boileau, Le sujet de
l’énonciation, p.15)
277
D. Thibault, Incursion sémiotique dans l’intimité de la relation mystique […], p. 84, 89.
271
Dans leur écriture, les mystiques tentent en effet «d’arrêter et de décrire des
moments de leur désir», pour «les donner à lire», mais parce que l’énonciataire le
demande. La motivation à écrire ne provient pas de leur propre désir. Et ils mettent des
conditions, ils imposent un protocole de lecture à leur(s) énonciataire(s), le principal
étant de préserver l’intimité de leurs écrits. Marie de l’Incarnation est assez claire sur ce
point dans la lettre CLIII :
Mais comme il n’est nullement à propos que l’on ait connoissance de cet
écrit (p. 515);
J’ai depuis demandé les uns et les autres [écrits] à cette Révérende Mère,
afin qu’on ne vît aucun écrit de ma main dans le monde (p. 517);
Afin donc que cet Index demeure secret je l’enferme en cette lettre,
laquelle par la qualité des matières que j’y traite, vous voyez qu’elle doit
être particulière à vous et à moy (p. 517).
Les mystiques ne viseraient donc pas la postérité de leur écriture278. Au contraire, ils ne
désirent pas être lus par un grand public ; ils limitent leur production à la relation
278
Fait assez troublant, les mystiques, en tout cas les femmes mystiques, ne visent pas plus la postérité sur
le plan de la reproduction (biologique). Jacques Maître, (chercheur au CNRS Paris, publié aux Éditions du
Cerf dans la collection Sciences humaines et religions) a bien établi que les femmes mystiques adoptent
une posture anorectique et notamment qu’elles refusent le plus souvent la maternité, qu’elles «arrêtent les
résurgences de la vie et refusent l’apanage des femmes dans la transmission de la vie» (Anorexies
religieuses, anorexie mentale, p. 117-121, 151-153).
272
privilégiée qu’ils ont avec l’énonciataire, individuel ou collectif279. Ils considèrent leurs
écrits comme relevant du privé, de l’intime280. De même, ils ne sont pas préoccupés de
«faire voir et entendre ce qui n’a jamais été vu ni entendu», au sens du désir de création
d’un sujet, puisque leur préoccupation est de faire voir et entendre une figure de l’Autre
qui est déjà disponible dans des textes, le Dieu des Écritures chrétiennes. Mais ils
essaient effectivement de faire voir et entendre ce qui ne peut être vu ni entendu, si on
entend par là la relation subjective qu’ils entretiennent avec cette figure de l’Autre. Les
mystiques «poussent le langage au-delà de ses limites» pour dire ce qui ne peut être ni
vu ni entendu. Mais alors que le poète peut vouloir travailler le langage pour qu’à partir
de sa forme actuelle il produise du nouveau, et ce faisant qu’il le produise lui-même
comme sujet créateur, les mystiques sont aux prises avec les limites du langage comme
tel, c’est-à-dire comme question anthropologique fondamentale (le fait de parler pour
l’humain fait l’humain), et non pas tant avec un état particulier du langage, qui serait
plus ou moins actuel ou adéquat. Si les mystiques sont très «actuels», c’est un effet de
leur désir plus qu’un souci de leur part. Nous avons vu que l’apophatisme est l’élément
mystique chrétien par excellence. Or, l’apophatisme est justement un travail sur les
possibilités et les limites du langage comme tel, qui trouve sa source dans l’Autre, quand
il est l’objet dont on parle. Enfin, comme nous venons de le suggérer, le sujet mystique
tente «d’inscrire une altérité» que nous ne pensons pas être le sujet lui-même, mais
l’Autre lui-même. L’altérité que le mystique inscrit serait plus l’Autre que le sujet. Bien
entendu, l’Autre marque le sujet en le traversant ; le sujet se trouve affecté par le rapport
à l’Autre ; le sujet est l’un des lieux de manifestation de l’Autre. Mais nous ne pensons
pas que ce soit le sujet qui soit d’emblée l’objet du désir mystique, ni l’Autre qui soit
d’emblée l’objet du désir littéraire. Une oeuvre littéraire peut s’édifier en entier sur le
rejet de l’Autre ou la lutte avec l’Autre. Si le littéraire vise l’avènement du sujet (ce qui
est déjà beaucoup), le mystique vise plutôt l’avènement de l’Autre.
279
Comme on l’a vu plus haut, l’énonciataire peut être une communauté ou un groupe défini, comme dans
le cas des mystiques d’Hefta ou de Thérèse d’Avila ; il peut être un groupe moins défini, comme «les
spirituels» auxquels s’adressent Jean de la Croix ou Jean-Joseph Surin ; ou il peut encore être une
personne en particulier, comme dans le cas de Marie de l’Incarnation qui s’adresse à son fils.
280
C’est le cas du moins chez les mystiques modernes. Il faudrait voir avec les mystiques antiques et
médiévaux. Il est probable que leurs écrits ne répondent aux mêmes motivations que ceux des mystiques
modernes.
273
Mais encore, l’auteur mystique est-il bien l’énonciateur de son discours ? Parce
que, si on a le sentiment très fort que le mystique n'écrit pas pour lui, pour trouver ou
construire son identité propre (qu’il construit autrement), mais pour les autres, on a aussi
le sentiment qu'il n'écrit pas par lui-même, mais par l'Autre. C'est ce qui ressort de la
dynamique complexe de cette lettre de Marie de l’Incarnation où elle raconte son propre
rapport à son propre texte, «écrit de sa main» et supposé être son autobiographie, mais
qui est en fait le récit de la conduite d'un Autre sur elle, comme si sa vie avait été
énoncée par un Autre : lorsqu’elle parle de la Relation qu’elle est en train d’écrire, elle
dit «que j'eusse à rédiger par écrit la conduite qu'elle [la divine Majesté] avait tenue sur
moi»281. De même dans le prologue de La Relation de 1654, elle annonce qu’elle fera le
récit, non de sa vie, mais des grâces et faveurs que la divine Majesté lui a faites. Là
encore, elle n’est pas un cas isolé : Thérèse d’Avila a donné à son autobiographie, le
Livre de la Vie, un second titre : Des miséricordes de Dieu. Le Récit de la vie d’Ignace
de Loyola, écrit par ses compagnons, à leur demande et en bonne partie sous dictée, est
le récit de sa vie «dirigée par le Seigneur»282.
Les mystiques tentent de parler de leur relation à l’Autre, et c’est pourquoi leur
discours est séduisant. Mais eux, les énonciateurs, ils savent que c’est impossible, qu’ils
ne peuvent pas le faire, et c’est pourquoi leurs discours est toujours aussi décevant283.
Nous reprendrons maintenant la modalisation de l’énonciateur où nous l’avions laissé.
Nous avions établi, sur la base des modalités, que l’attitude de l’énonciateur envers
281
Lettre CLIII, p. 515. C’est le moment de vérifier, avec Raymond Lemieux, la «fécondité» de la lecture
sémiotique : en principe, elle doit apporter des éléments nouveaux ou non couverts par d’autres formes
d’analyse. Alors nous pensons que la reconnaissance de la disparité dans la motivation des littéraires et
des mystiques est un point de vue de l’énonciation permet de cerner.
282
Louis Marin, «Le Récit, réflexion sur un testament», L’écriture de soi, p. 141, 143 (préface du P.
Nadal, Ignace de Loyola, Récit, Paris, DDB, 1991, p. 46).
283
Le fait n’a pas échappé à l’attention de Michel de Certeau : «les discours [mystiques] postulent, pour
être lus, une demande qu’ils ne peuvent satisfaire ; ils font de la déception du lecteur le mode sur lequel le
texte doit être pratiqué» (FM, p. 230).
274
Elle évoque d’abord les aléas de la vie pour justifier la possibilité qu’au bout du
compte, son fils ne reçoive pas l’écrit promis.
[12] Je vous envoie cet Index, dans lequel vous verrez à peu près l’ordre que je garde
dans l’ouvrage principal [la Relation de 1654] que je vous envoiray l’année prochaine, si
je ne meurs celle-cy, ou s’il ne m’arrive quelque accident extraordinaire qui m’en
empesche [NON POUVOIR]
[16] Au reste il y a bien des choses, et je puis [POUVOIR] dire que presque toutes sont de
cette nature, qu’il me seroit impossible [NON POUVOIR] d’écrire entièrement, d’autant
que […] ce sont des grâces si intimes […] que cela ne se peut dire [NON POUVOIR].
[18] C’est en partie ce qui me donne de la répugnance [NON VOULOIR] d’écrire de ces
matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand
abyme, et d’être obligée [DEVOIR] de perdre toute parole en m’y perdant moy-même.
Plus on vieillit, plus on est incapable [NON POUVOIR] d’en écrire […] (p. 516)
Des deux modalités positives du /pouvoir/, [16] «je puis [POUVOIR] dire» et [17] «[j’]y
mis [dans l’écrit] ce qu’il me fut possible [POUVOIR]», la première sert en fait à appuyer
l’impossibilité d’écrire («Au reste il y a bien des choses, et je puis dire que presque
toutes sont de cette nature, qu’il me seroit impossible d’écrire entièrement» [16]) ; la
seconde relativise immédiatement la possibilité qui semblait être accordée («[j’]y mis
[dans l’écrit] ce qu’il me fut possible, mais le plus intime n’étoit pas en ma puissance»
[17]). Dans chacun de ces deux énoncés, le /non pouvoir/ concerne la limitation de
l’écriture : ce n’est donc pas que l’énonciateur ne puisse pas écrire du tout qui est en
cause, c’est le fait qu’il ne puisse pas écrire le tout, et notamment ce qui est le plus
intime. Et encore, la limitation de l’écriture est le principal argument invoqué au /non
vouloir/ écrire de l’énonciateur : «C’est en partie ce qui me donne de la répugnance [non
vouloir] d’écrire de ces matières» [18]. Nous retrouvons ici l’ambiguïté du /vouloir/ de
l’énonciateur. On se souviendra que, des énoncés [1] à [13], le /vouloir/ était mitigé par
le /non pouvoir/ : l’énonciateur semblait /vouloir/ mais /ne pas pouvoir/. L’énonciateur
admet ici un /non vouloir/, auquel il donne comme justification l’aspect partiel de son
/pouvoir/ et non plus seulement le critère du /devoir/ vis à vis du destinateur. Cette
modalisation est intéressante sur le plan littéraire : bien que n’écrivant pas pour des
motifs littéraires, le mystique rencontre la problématique de la création littéraire. C’est
donc qu’il pratique l’écriture au sens littéraire, sans concessions, sans faux-fuyants et
sans illusions. L’écriture mystique n’est pas de l’ordre du savoir, du manuel ou du mode
d’emploi. Les méandres dans lesquels se déploient le /non pouvoir/ témoignent d’une
attitude épistémologique de la part de l’énonciateur. L’impuissance est la butée de
l’écriture mystique. Le mystique a beau /vouloir/ et /devoir/, en dernière instance, il ne
/peut pas/... tout écrire. Ce sur quoi porte le /non pouvoir/, «le plus intime» [17], «les
communications [qui] se passent intérieurement» [17], est un reste qui existe en un autre
276
lieu que l’écriture, et c’est pourquoi l’écriture mystique est décevante pour
l’énonciataire.
Pourtant, ce que le mystique ne peut écrire, n’est-ce pas cela même qu’il vient
d’écrire? Ce passage ([16-18]) offre la séduction mystique à l’énonciataire. Si tenter
d’écrire, de cerner «ces matières», produit la «répugnance» de l’énonciateur, ceci
produit par ailleurs aussi ses «délices» et les délices de l’énonciataire [18]. C’est
pourquoi nous pensons que la prétérition est une figure typique du discours mystique
autant que l’oxymoron. Alors que l’oxymoron est le résultat de la stratégie apophatique
sur le plan de l’énoncé, la prétérition représente la stratégie apophatique sur le plan de
l’énonciation. Le discours, lorsqu’il est soumis à la double contrainte d’affirmer et de
nier en même temps, produit spontanément l’oxymoron (Turner). Nous pensons pouvoir
dire la même chose sur le plan de l’énonciation : l’énonciation, lorsque soumise à la
contrainte d’affirmer et de nier en même temps, produit spontanément la prétérition. La
prétérition représenterait donc la stratégie apophatique dans le discours mystique
moderne, dans le discours qui se fait récit d’une expérience.
284
Il s’agit d’une hypothèse qui reste à démontrer par une relecture sémiotique de la tradition mystique
chrétienne. Mais le cas de figure que nous présentons, Marie de l’Incarnation, a une réputation
d’orthodoxie catholique ; c’est donc dire que le caractère chrétien de sa mystique n’est pas discuté. Et
comme on l’a vu plus haut, Thérèse d’Avila et Ignace de Loyola, deux autres mystiques indiscutablement
chrétiens, semblent adopter la même structure énonciative.
285
Michel de Certeau a reconnu dans la modalité du «pas sans» une catégorie typiquement mystique, mais
également chrétienne. «Pas sans toi». [...] Cette catégorie heideggerienne m’avait paru permettre une
réinterprétation du christianisme», pose-t-il à l’ouverture de la Fable mystique (p. 9 et note 1). C’est le
277
mystique, la question n’est pas d’établir un rapport signifiant et vivant à l’Autre comme
pour le commun des mortels. Parce que l’Autre ne se pose pas en troisième terme pour le
mystique : l’Autre est en position de «tu». L’Autre fait irruption comme un «tu» pour le
mystique. La mystique est dite nuptiale quand l’Autre prend cette position, quand la
relation avec Dieu est une union amoureuse, qui va jusqu’à la métaphore des noces. Ou
bien encore, la mystique est dite féminine quand la relation à Dieu a les caractéristiques
de la relation à la mère (la relation érotique dérive d’ailleurs de la relation à la mère,
nous y reviendrons dans le dernier chapitre). C’est pourquoi le mystique a besoin de
l’autre pour que l’Autre reste vraiment l’Autre. Le mystique trouve son il, son rapport
symbolique, dans les autres. À travers le mystique, un Autre parle, mais un Autre parle
parce qu’il y a un autre pour écouter. «Rien d’Autre ne parle à l’âme s’il n’y a un tiers
pour l’écouter», dit Certeau à propos de l’énonciation mystique286. Le tiers qui écoute et
veut entendre, l’énonciataire mystique, confirme le statut de l’Autre. S’il n’y avait cette
confirmation, le mystique risquerait de prendre l’Autre pour l’autre, d’en rester au
colloque intime entre un je et un tu dans une relation d’intimité fusionnelle et prise dans
l’ordre de l’imaginaire. Pour eux, la première partie du commandement évangélique est
réalisée : ils aiment Dieu de tout leur cœur, de toute leur âme, de toutes leurs forces.
L’énonciateur mystique parle et écrit de la jouissance (unitaire) de l’Autre pour les
autres, parce que son désir est (trinitaire) l’avènement de l’Autre («Que ton règne
vienne»…).
rapport obligé, le «pas sans» qui fait la relation trinitaire, une structure de relation où chacun des éléments
dépend de la présence des autres.
286
La fable mystique, p. 219.
278
Alors que nous avons analysé, dans l’état de la question, des discours non
figuratifs, nous aurons affaire, avec l’autobiographie spirituelle de Marie de
l’Incarnation, à un discours figuratif, bien qu’ayant un statut particulier à l’intérieur de la
classe des discours figuratifs, puisqu’il s’agit d’un récit (auto)biographique, du récit
d’un sujet. Alors que dans les textes épistémiques, les figures étaient des concepts, dans
un récit autobiographique, les figures seront des figures de la subjectivité, de l’ordre
cognitif mais aussi de l’ordre thymique, tels les états d’âme, les impressions et
sensations du sujet. Comment aborder et déceler l’attitude épistémologique d’un sujet
dans un tel type de texte? On pourrait croire que l’attitude épistémologique est plus
facilement détectable dans des textes à fonction épistémique. Mais on a vu qu’il n’en est
rien. L’épistémologie n’est pas nécessairement assumée ni explicite dans les textes
épistémiques. Il faut peut-être ici rappeler que nous comprenons aux fins de cette thèse
l’épistémologie comme étant l’attitude éthique du sujet envers la dimension cognitive de
son être et de son faire (et non dans sons sens plus strict d’épistémologie scientifique qui
vise à juger de la valeur de la connaissance dans une discipline particulière). La méthode
de lecture ne changera pas significativement. Nous observerons la structure
d’énonciation, la modalisation et le rapport à l’objet, dans le but de suivre le parcours du
désir du sujet et par là, de reconstituer l’attitude épistémologique du sujet mystique.
Avant de procéder, nous motiverons notre choix des récits de visions comme
objet d’analyse. Les récits de vision sont considérés, dans la tradition de lecture de
279
Marie de l’Incarnation, comme «l’élément mystique» dans ses écrits287. De plus, les
récits de visions sont des segments qui se découpent d’eux-mêmes par leur clôture à
l’intérieur de La Relation, en raison de leur autonomie narrative à l’intérieur de
l’ensemble.
Si l’on s’en tient au texte, le terme de «vision» est entériné par le mode visuel de
l’expérience : «je le vis… je me vis... en la vue, etc.». Cependant, nous pensons avec
François Martin qu’il ne faut pas confondre «visuel» avec «visible»289 : une image n’est
287
On en trouve un cas dans le corpus même de cette thèse : l’article du DCT cite une vision de Marie de
l’Incarnation comme exemple d’un «fait mystique» (supra p. 72).
288
Greimas et Courtés dénomme «embrayage de second degré —ou interne — [celui] qui s’effectue à
l’intérieur du discours alors que le sujet visé y est déjà installé» (p. 121). Les procédures de débrayage et
d’embrayage dont il sera question dans cette analyse forment «l’un des mécanismes essentiels de
l’énonciation» (p. 408).
289
François Martin parle de la composante «visuelle» ou «visionnaire» de la contemplation (à propos de la
Transfiguration, Pour une théologie de la lettre p. 152). Il cite le psychanalyste J.-B. Pontalis sur la
question de la différence entre le visuel et le visible : «Chose vue qu’on ne confondra pas avec l’objet
280
pas «visuelle» parce qu’elle est «visible» (on dira alors qu’elle est réelle), une image
peut bien entendu être imaginaire (ne pensons qu’aux images oniriques). Le problème
épistémologique du statut à donner à des visions telles que celles de Marie de
l’Incarnation recoupe en fait celui du statut à donner à l’imaginaire. C’est pourquoi nous
pensons que la distinction axiologique de la théologie spirituelle au sujet des visions
dites «imaginaires» et «intellectuelles», (les visions intellectuelles étant considérées plus
valables que les visions imaginaires) est un faux débat. Dans le cas des lecteurs de Marie
de l’Incarnation, le fait qu’elle-même insiste pour dire que ses visions ne sont pas
imaginaires290 a certainement influencé l’interprétation. Des énoncés tels que : «Ç’a été
une chose rare que j’aie des impressions imaginaires, et quand j’en ai eu [sic], elles ont
été incontinent changées en intellectuelles» (p. 385) ou «il ne se trouve néanmoins en
mon fond aucune espèce imaginaire» (p. 386), doivent être lus avec la conscience de la
différence entre les épistémès de l’énonciateur et des énonciataires actuels.
Ce que nous entendons dans cette thèse par l’«imaginaire» ne correspond pas à
ce que l’énonciateur dénomme «imaginaire» ou «imagination». La vision de
l’énonciateur est pour nous de l’ordre de la fonction imaginaire, investissement du
symbolique par l’imaginaire ; pour l’énonciateur, la vision est réelle, c’est-à-dire qu’elle
n’est surtout pas un produit de l’imaginaire, car cette instance est homologuée au
fantasme conscient, à l’activité consciente de l’imaginaire (ou imagination). L’activité
inconsciente de l’imaginaire se présentant comme une altérité, comme une irruption
pour le sujet, l’énonciateur l’interprète comme réel, comme provenant de lui certes, mais
d’une instance d’altérité en lui. L’imaginaire, pour le sujet de cette époque, est ce qui
relève de l’imagination consciente et active, d’un vouloir imaginer, avec toutes les
perçu. Pas plus qu’on ne confondra le visuel tel qu’il se projette dans le rêve [...] avec le visible tel qu’il
s’offre à notre regard de la veille, ni même avec l’invisible tel qu’il se profile à l’horizon du visible et tel
que les peintres peuventle suggérer... Quand au visuel, il délie ses attaches d’avec le monde visible ; il
donne à voir ce qui échappe à la vue» (La Force d’attraction, p. 38-39 cité par F. Martin, Pour une
théologie de la lettre, p. 161).
290
Dans la première vision de la Trinité : « Il me vint une grande peur d’être trompée et que ce ne fût
quelque piège du diable ou de l’imagination — quoique je n’imaginasse rien» (La Relation de 1654, p.
123). Dans la seconde vision de la Trinité : «quoiqu’il ne se passait rien d’imaginaire, soit par similitude
ou autrement» (p. 139). Dans la vision du sang, la seule occurrence de l’imagination est immédiatement
déniée : «une douleur … la plus extrême qu’on se la peut imaginer. Non, il ne serait pas possible !» [10-
11] (p. 69).
281
Reste à justifier le choix des deux visions qui seront analysées, la première, la
vision de sept ans et la deuxième, la vision du sang. En fait, l’ensemble des récits de
vision devrait être analysé en tant que parcours du sujet mystique. Puisqu’il n’était pas
possible dans le cadre de cette thèse de couvrir tout le parcours des visions, nous avons
choisi d’analyser en détails les deux premières visions du parcours, celles où se forment
le sujet du désir et le sujet «éthique» du désir292.
2.2212 L’autobiographie
291
Les fantasmes de l’imagination sont d’ailleurs associés au diable, le maître de l’illusion : «Il me vint
une grande crainte d’être trompée et que ce ne fut quelque piège du diable ou de l’imagination » (La
Relation de 1654, p. 123).
292
Nous anticipons ici sur les résultats, le choix des textes à soumettre à l’analyse résultant lui-même
d’une première analyse exploratoire. Le concept de sujet «éthique» du désir sera élaboré plus loin.
282
293
Il n’est pas possible de traiter de l’autobiographie sans faire référence au travail de Philippe Lejeune à
propos duquel il dit lui-même : «Cet ensemble d’études d’un lecteur d’autobiographies se trouve donc
tendu entre deux pôles apparemment opposés : la science, dans la mesure où il prétend contribuer à l’étude
de la poétique, et la littérature [...] Étude poétique et interprétation analytique se rejoignent au demeurant
en ce qu’il s’agit toujours d’étudier d’abord l’autobiographie en tant que phénomène de langage» (Le
pacte autobiographique, p. 9-10). Notre propre position est similaire : en tension entre la théorie du
langage (sémiotique et littéraire) et la théologie spirituelle.
283
langagier ou de subjectivité explicite : «Je pense que... je vois Notre Seigneur venir à
moi» sont des formules qui renvoient explicitement à un sujet, à une subjectivité. Ici, en
raison du genre autobiographique, l’autobiographie étant récit (de la vie) d’un sujet, le
premier débrayage s’effectue sur la première personne (puisque c’est le récit de «je») au
lieu de la troisième personne, ce qui revient en même temps à l’embrayer, puisque
l’embrayage est le retour à l’instance d’énonciation. Dans ce type de texte, parce que
l’embrayage est simultané au débrayage, le débrayage s’en trouve occulté, ce qui produit
un effet d’identification entre le sujet de l’énoncé (l’acteur «je», héros du récit), le sujet
de l’énonciation énoncée (le «je» de la narratrice) et le sujet de l’énonciation (le «je» en
tant que figure du sujet de l’énonciation). L’homologie des structures narratives et
énonciatives est le résultat de la nature même du texte : l’autobiographie est en effet la
narrativisation et la mise en discours du sujet. Cette caractéristique d’homologie des
structures produit un fort effet de réalisme. C’est pourquoi, nous l’avons déjà dit, rien ne
paraît plus vrai qu’une autobiographie.
294
«une nuit, en mon sommeil, il me sembla que […]» (La Relation, p. 46) ; «En cheminant, je fus arrêtée
subitement, intérieurement et extérieurement» (p. 68) ; «en un moment mes yeux furent fermés et mon
esprit élevé et absorbé» (p. 119) ; «Une nuit […] en dormant, il me fut représenté en songe» (p. 189).
295
En fait, la définition des termes objectif/subjectif se trouve ainsi fondée dans l’opposition spatiale
intérieur/extérieur : le subjectif est de l’ordre de l’intérieur alors que l’objectif est de l’ordre de l’extérieur.
296
«Contrairement cependant à la plupart des discours religieux […] , ils [les discours esthétiques]
assument — pour traduire […] ce qu’on pourrait appeler leur “épistémologie implicite” — le statut
véridictoire, et donc relatif, de tout univers de croire, de tout dire.» J. Geninasca, p. 99-100.
286
Cependant, les récits de second degré ont un statut particulier dans l’ensemble :
le récit de premier degré, l’autobiographie, est organisé autour de ces récits de second
degré (les visions) qui en sont les moments forts : l’autobiographie elle-même peut être
considérée en bonne partie comme l’interprétation de ces récits de «visions». Que les
visions intérieures soient des formations de l’inconscient ne signifie pas qu’elles n’ont
pas d’effet réel. Toute l’autobiographie de Marie de l’Incarnation est consacrée à
démontrer l’effet que ces visions ont sur le sujet et sur sa vie. Or, il est remarquable dans
ce cas que les récits de visions sont entièrement dévoués à la modalisation du sujet.
C’est en effet dans les récits de vision que se construit la modalisation du sujet mystique
qu’est Marie de l’Incarnation. Le postulat sous-jacent à notre analyse est que la
modalisation, la configuration des modalités, rend compte de l’identité du sujet
sémiotique297. Michel de Certeau avait déjà remarqué que «la modalité maximalise
l’instance du sujet»298. Il faudra donc porter attention à la structure modale du sujet
mystique qui nous intéresse dans cette thèse. Dans la section 2.21 (L’énonciateur sur son
propre discours) nous nous étions intéressés à la modalisation du sujet mystique
énonciateur, en tant qu’écrivain. Ici, nous nous intéresserons à la modalisation du sujet
mystique en tant qu’énonciataire d’un Autre, soit dans les récits de vision.
Cette partie de l’analyse fera appel aux travaux de deux théoriciens majeurs :
Jacques Geninasca pour ce qui regarde l’analyse sémiotique de la modalisation et du
sujet sémiotique qui en résulte, et Michel de Certeau, dont l’analyse de l’énonciation
mystique n’a pas été dépassée ni continuée jusqu’à maintenant. Notamment, M. de
Certeau a identifié le vouloir comme étant la modalité majeure et régulatrice des autres
modalités dans le discours mystique. Avec l’analyse de cas que nous présentons, nous
espérons contribuer à l’étude de l’énonciation en général et de l’énonciation mystique en
particulier.
297
«… l’identité qui fonde le statut d’un Sujet sémiotique» est «le dispositif modal qui fait d’un acteur un
sujet du croire qualifié pour le contrat» (Geninasca, La parole littéraire, p. 28). Ou, autrement dit, «le
sujet se définit en s’engageant par rapport à ce que, faute de mieux, nous appelons la Vérité» (Idem, p. 35).
298
M. de Certeau, La fable mystique, p. 231.
287
[1] Dès mon enfance, la divine Majesté voulant [VOULOIR] mettre des dispositions
[POUVOIR VOULOIR] dans mon âme pour la rendre [FAIRE ÊTRE] son temple et le
réceptacle de ses miséricordieuses faveurs, je n’avais qu’environ sept ans, qu’une nuit,
en mon sommeil, il me sembla [PARAÎTRE] que j’étais dans la cour d’une école
champêtre, avec quelqu’une de mes compagnes, où je faisais quelque action innocente.
[2] Ayant les yeux levés vers le ciel, je le vis ouvert et Notre-Seigneur Jésus-Christ, en
forme humaine, en sortir et qui par l’air venait à moi qui, le voyant, m’écriai à ma
compagne : «Ah ! voilà Notre-Seigneur ! C’est à moi qu’il vient !»
[3] Et il me semblait [PARAÎTRE] que cette fille ayant commis une imperfection, il
m’avait choisie [VOULOIR] plutôt qu’elle qui était néanmoins bonne fille.
[5] Cette suradorable Majesté s’approchant de moi, mon cœur se sentit tout embrasé de
son amour.
[7] Lors, lui, le plus beau des enfants des hommes, avec un visage plein d’une douceur et
d’un attrait NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR indicible, m’embrassant et me baisant
amoureusement, me dit : «Voulez-vous [VOULOIR] être à moi ?»
[9] — Lors, ayant ouï mon consentement [VOULOIR] nous le vîmes remonter au ciel.
[10] Après mon réveil, mon cœur se sentit si ravi de cette insigne faveur que je la
racontais naïvement à ceux qui me voulaient [VOULOIR] écouter.
299
La Relation de 1654, p. 46-48. Le texte de Marie de l’Incarnation est reproduit intégralement mais pour
faciliter les références, il est présenté en phrases numérotées. Les modalités sémiotiques repérées sont
indiquées entre crochets à chacune des occurrences.
288
[11] L’effet que produisit cette visite fut une pente [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR].
[12] Quoique par mes enfances je ne réfléchissais ni ne pensais [NON SAVOIR] que cet
attrait [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR] au bien vînt d’un principe intérieur, néanmoins,
dans quelques occasions, dans mes petits besoins, je me sentais attirée [NE PAS POUVOIR
NE PAS VOULOIR] d’en traiter avec Notre-Seigneur : ce que je faisais avec une si grande
simplicité, ne me pouvant imaginer [NE PAS POUVOIR] qu’il eût voulu refuser VOULOIR
[13] C’était pourquoi, étant à l’église, je regardais ceux qui priaient et leur posture, et
lorsque j’en reconnaissais selon cette idée [SAVOIR], je disais en moi-même :
«Assurément, Dieu exaucera cette personne, car en sa posture et en son maintien elle
prie avec humilité.»
[14] Cela faisait impression sur mon esprit, et je me retirais parfois pour prier, poussée
par [NE PAS POUVOIR NE PAS DEVOIR / VOULOIR] l’esprit intérieur, sans toutefois savoir ni
penser [NON SAVOIR] ce que c’était esprit intérieur, n’en sachant pas [NON SAVOIR]
[15] Mais la bonté de Dieu me conduisait [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR / DEVOIR]
comme cela.
300
Nous avions déjà remarqué cette exemplarité du schéma narratif chez Marie de l’Incarnation dans notre
mémoire de maîtrise, lors de l’analyse du récit de la vision du mariage spirituel. Et de fait, chacun des
principaux récits de vision (vision de sept ans, vision du sang, les trois visions de la Trinité) présente cette
structure canonique sur le plan sémio-narratif.
301
Considéré en tant qu’actant de la narration, «le Destinateur est celui qui communique au Destinataire-
sujet non seulement les éléments de la compétence modale, mais aussi l’ensemble des valeurs en jeu »
289
[1] «la divine Majesté voulant mettre des dispositions dans mon âme pour la rendre son
temple») ; cette volonté est mise en exécution par le sujet-opérateur302, dont la
performance est de faire une demande et de recevoir une réponse («Lors lui [...]
m’embrassant et me baisant amoureusement, me dit : «Voulez-vous être à moi ?» [7]) ;
le sujet-Destinataire consent au vouloir de l’un et à l’action de l’autre («Je lui répondis :
«Oui .» [8]) et s’en trouve transformé. La performance du sujet-opérateur produit des
effets de transformation sur le sujet-Destinataire : la modalisation initiale de la
compétence du sujet par le /vouloir/ (modalité virtualisante) et la modalisation finale de
la compétence épistémique du sujet par un savoir qui rend possible le faire interprétatif
du Destinataire («C’était pourquoi, étant à l’église, je regardais ceux qui priaient et leur
posture, et lorsque j’en reconnaissais selon cette idée, je disais en moi-même :
“Assurément, Dieu exaucera cette personne, car en sa posture et en son maintien elle
prie avec humilité.”» [13]).
Nous allons maintenant pouvoir vérifier dans le texte ce que nous avons présenté
comme étant la structure d’énonciation de l’autobiographie spirituelle de Marie de
l’Incarnation (La Relation de 1654). Le récit de la vision de sept ans présente une double
structure de récit : le récit principal, l’autobiographie, dans lequel s’enchâsse le récit de
vision :
AUTOBIOGRAPHIE > [1] Dès mon enfance, la divine Majesté voulant mettre des dispositions dans mon
âme pour la rendre son temple et le réceptacle de ses miséricordieuses faveurs, je n’avais qu’environ sept
ans, qu’une nuit, en mon sommeil il me sembla que RÉCIT DE VISION > j’étais dans la cour d’une école
champêtre, avec quelqu’une de mes compagnes, où je faisais quelque action innocente. [2] Ayant les yeux
levés vers le ciel, je le vis ouvert et Notre-Seigneur Jésus-Christ, en forme humaine, en sortir et qui par
l’air venait à moi [...] AUTOBIOGRAPHIE > [10] Après mon réveil [...]
VISIONS AUTOBIOGRAPHIE
303
La Relation de 1654, p. 45.
293
/Pouvoir vouloir/
304
On appelle «dénomination» en sémiotique la conversion de la formulation verbale et syntaxique de la
modalité (devoir faire) en une expression nominale et taxinomique (prescription). Les deux prédicats se
trouvent alors condensés en une seule valeur modale. (Greimas et Courtés, article «Devoir», p. 96).
305
«[le Destinateur] souvent posé comme appartenant à l’univers transcendant» (Greimas et Courtés, p.
95) ; «Du point de vue du Destinataire, l’état de transcendance correspond à sa participation à l’être même
du Destinateur» (p. 399) ; «le Destinateur transcendant (absolu, souverain, originel, ultime, etc.)» (p. 47) ;
«le Destinateur … exerce un pouvoir factitif qui le place dans une position hiérarchiquement supérieure
par rapport au Destinataire» (p. 247).
294
/Vouloir/
306
«Catégorie ... dont la dénomination est motivée par le sens du mot thymie — “humeur, disposition
affective de base” — la catégorie thymique sert à articuler le sémantisme directement relié à la perception
qu’a l’homme de son propre corps» (Greimas et Courtés, article «Thymique», p. 396).
307
F. Alberoni, L’érotisme, p. 43.
308
Le DSAM, par exemple, parle d’une mystique «féminine» : «La mystique féminine serait-elle plus
humaine que la mystique masculine ...?» («Humanité du Christ», vol. 7 (1), 1969, col. 1088) ; «dans la
mystique féminine, on se trouve en pleine spiritualité bernardienne» («Mystique», vol. 10, 1980, col.
1911) ; et aussi col. 1906, 1909, 1914.
295
309
On trouve ces idées développées dans L’orpheline de la Bérésina sur Thérèse de Lisieux, dans
Mystique et féminité et dans Anorexies religieuses, anorexies mentales sur notamment Marie de
l’Incarnation (voir la bibliographie).
296
310
Nous espérons ici contribuer au programme sémiotique anticipé par Greimas et Courtés : «Le désir,
…ne fait pas partie, à proprement parler, de la terminologie sémiotique. … La sémiotique, loin de nier la
réalité du désir, le considère comme une des lexicalisations de la modalité du vouloir. Son propos serait de
développer une logique volitive…» (Article «Désir», p. 94).
311
Le concept de nécessité est une dénomination qui relève de deux ordres de modalités. La nécessité peut
être considérée comme un /devoir être/ ou comme un /ne pas pouvoir ne pas être/.
312
Ce qu’il est convenu d’appeler les figures de style ou figures de rhétorique peuvent être considérées
comme des opérations, au sens fort, du langage : suppression ou soustraction — partielle ou complète,
adjonction ou addition, permutation (Dubois, Rhétorique générale, p. 47 ; «Avec la litote, le caractère
297
négation revient à un énoncé positif (/ne pas pouvoir ne pas vouloir/ = /vouloir/). Ce
détour semble très proche de ce que la psychanalyse a identifié dans la dénégation, un
procédé de langage qui manifeste le désir inconscient : le locuteur dira, à son insu, la
vérité de son désir en le niant. Laurent Danon-Boileau explique bien ce processus en
faisant référence à la lettre de 1925 de Freud, où il raconte qu’un patient lui relatant un
rêve où une femme était mise en scène s’était empressé de dénier que cette femme fut sa
mère : «Vous allez penser que cette femme est ma mère, mais ce n’est pas ma mère»313.
La stratégie dénégative consiste, non seulement à poser la possibilité que cette femme
pourrait être la mère en niant toutefois que cela soit (l’affirmation est logiquement
précédente à la négation) — mais aussi à reporter l’origine du /vouloir/ de l’énonciataire
à l’énonciateur314 : en l’occurrence ce n’est pas le patient qui penserait la chose mais son
interlocuteur. Et en l’occurrence, dans le récit de vision, le /pouvoir/ du Destinataire
tient dans le /pouvoir/ du désir qui est paradoxalement aussi un /non-pouvoir/.
arithmétique des opérations rhétoriques apparaît clairement», p. 133). Deux grands sémioticiens ont
reconnu le caractère arithmétique des opérations sémiotiques. Pour François Martin, «[la lettre] oeuvre
sous le mode d’une opération, elle est donc toujours en travail» (Pour une théologie de la lettre, p. 209
souligné par l’auteur). Pour expliquer l’opération figurale, François Martin retient la soustraction : «le
figural retient et met en oeuvre d’abord la soustraction : il retire ou retranche de l’objet vu ce qui ferait de
celui-ci le “Tout-à-voir”» (ibidem, p. 169) ; et la division : «les sujets-disciples sont soumis à cette autre
opération qu’est la division [...] divisés de n’être pas tout voyant parce qu’entendant» (ibidem, p. 169-
170). François Martin décrit l’instauration du sujet de l’énonciation par des opérations langagières d’ordre
arithmétique, telles «la multiplication des figures par déplacement et contiguité d’un élément figuratif à
l’autre», (la métonymie), qui «entraîne la langue au plus près de la sensation et de la perception dont elle
reproduit le mouvement d’extension par contacts successifs» (p. 342). Michel de Certeau, dans La fable
mystique, reconnaît, principalement dans la soustraction et la division, lui aussi, cette dimension
arithmétique des opérations symboliques : «il s’agit aussi d’indiquer deux pratiques dont cette littérature
[mystique] est l’effet : une soustraction (extatique) opérée par la séduction de l’Autre [...]» (47) ;
«Trancher, c’est le procès de l’alliance quand il s’agit de l’absolu qui se trace par ce qu’il ôte
[circoncision]. Travail de sculpture, cher à Jean de la Croix. Théologie négative : elle signifie par ce
qu’elle enlève. Le signe lui-même est dès lors un effet d’enlèvement ou de division» (p. 189 souligné dans
le texte).
313
Danon-Boileau, Le sujet de l’énonciation, p. 40-41.
314
« Ce que signifie la dénégation, c’est que l’énonciateur ne se reconnaît pas comme origine, comme
support, du contenu de pensée qu’il exprime, mais veut charger un autre que lui de cette responsabilité»
(Danon-Boileau, Le sujet de l’énonciation, p. 42).
298
L’effet de cette première vision serait donc le désir de Dieu, attribué au sujet-
Destinataire par le sujet-opérateur, sous le mode du contrat amoureux, selon le /vouloir/
du Destinateur. Ou, pour le dire autrement, le désir de Dieu est l’effet d’une vision où
l’Autre est investi sur le mode du contrat amoureux. En première instance, c’est le
contrat amoureux, sur le mode thymique et érotique, qui modalise ici le sujet mystique.
315
«Aucun “non”, dit Freud, ne provient de l’inconscient» (Chemama et Vandermersch, article
«Dénégation», p. 88).
316
Ibidem. «[...] ce que S. Freud a appelé la Verneinung, c’est-à-dire la dénégation [...] Le patient ne peut
laisser parler le sujet, sujet de l’inconscient, que sous une forme niée». (Chemama et Vandermersch,
article «Imaginaire», p. 187)
317
«M’ayant été commandé de celui qui me tient la place de Dieu … de mettre par écrit ce qui me sera
possible des grâces et faveurs que sa divine Majesté m’a faite …», La Relation de 1654, p. 45.
299
Le «sujet voulu» est le sujet du désir en tant que «lieu de désir ou de crainte» (p.
31), donc de l’ordre de la pulsionnalité et de la valorisation thymique
(phorique/dysphorique, ça fait du bien, ça fait du mal). Le sujet voulu correspond, sur le
plan épistémique, au «sujet de l’adhésion», modalisé par le seul /vouloir/, en fonction de
la valorisation thymique : il adhère ou non à telle ou telle valeur symbolique selon que la
valorisation thymique est phorique ou dysphorique. L’action de ce sujet, sujet voulu et
sujet de l’adhésion, est «défini[e] par le naturel de son existence thymique» (p. 47) —
par naturel, entendons «spontanée et non-réfléchie» (p. 32). Par conséquent, s’il est
possible de la qualifier de «sincère» ou d’«authentique» (p. 32), son action ne s’actualise
pas en rapport à un univers symbolique assumé : soit l’univers symbolique intervient
dans son action à l’insu du sujet, soit c’est sa propre action qui s’actualise, en tout ou en
partie, à l’insu du sujet.
318
Nous ne nous arrêterons pas, aux fins de cette analyse, à la terminologie adoptée par Geninasca, même
si elle ne nous semble pas d’un abord facile. Notre but dans cette thèse n’est pas de régler les problèmes
terminologiques qui ne manquent pas de surgir dans des disciplines en pleine formation comme la
sémiotique, où les théoriciens bénéficient d’une latitude qui n’est pas nécessairement conviviale à l’égard
de l’énonciataire. Ce qui nous paraît important de retenir, c’est que le «sujet voulu-sujet de l’adhésion» est
de l’ordre du thymique et que «le sujet voulant-sujet de l’assomption» et de l’ordre du symbolique.
319
«L’assomption, [...] a pour effet de poser, au double sens d’instaurer et de reconnaître, les valeurs»
(Geninasca, p. 31).
300
320
«les valorisation prédicatives correspondent [...] à un savoir sur les valorisations thymiques qu’elles
rendent accessibles à l’interprétation et à la prévision. C’est ainsi que l’assomption qui conditionne les
jugements (ou évaluations prédicatives) transforme la nature des valorisations thymiques elles-mêmes. Au
travers du processus interprétatif [...] les valorisations thymiques deviennent objet de savoir : tel état
phorique sera interprétable en termes de passions et correspondra tout à tour, au regret, au désir non
satisfait ou au remords» (ibidem, p. 34).
321
C’est pourquoi Geninasca place la catégorie épistémique du «croire» sous la modalité du /vouloir/ : «on
ne croit jamais si on ne consent à croire» (p. 45). Et c’est pourquoi la toute dernière modalisation de
Thérèse de Lisieux («je veux croire») est si troublante : parce que le préalable vient en dernier.
301
Le sujet thymique (le «sujet voulu» de Geninasca) est seul avec son désir et son
objet. Il est à lui-même sa propre origine (désir) et sa propre fin (satisfaction). Le désir et
la jouissance unitaires n’intégrant pas «de l’autre» ne peuvent atteindre une dimension
éthique. Le désir et la jouissance unitaires, même s’il s’agit du désir et de la jouissance
de Dieu323, posent donc d’emblée un problème d’ordre éthique à l’expérience
«mystique», quant à la fécondité de l’expérience, — et d’autant en contexte chrétien où
la considération des autres et la fécondité pour les autres est centrale. Quant au sujet du
symbolique, (le «sujet voulant» de Geninasca), il risque de s’arrêter à une logique
binaire et en conséquence à une éthique normative, qui prend le relais de l’acte
d’assomption du sujet, qui assume à la place du sujet. Seul le sujet résultant de la
transaction instaurée entre ces deux pôles, thymique et subjectif / symbolique et social,
(le «sujet sémiotique» de Geninasca), peut tenir les deux pôles ensemble et atteindre une
dimension éthique. Seul ce sujet peut être dit «libre», parce que distancé et de la
contrainte pulsionnelle et de la contrainte sociale, et «engager son désir et sa liberté dans
323
Lorsque le «sujet laisse le savoir issu de son expérience se réduire aux sentiments que cette dernière
provoque en lui. Le tout se soldera alors vraisemblablement par des états d’âme, transports spirituels
possiblement aussi spectaculaires que stériles». (Raymond Lemieux, «Éthique du désir et mystique de
l’action», Revue d’éthique et de théologie morale, no 214 (sept. 2000), p. 118).
303
324
Raymond Lemieux, ibidem.
304
Nous avons vu, avec la structure d’énonciation, que le clivage entre les univers
conscient et inconscient demeure bien délimité. La vision ne se donne pas comme réalité
objective mais bien comme réalité subjective. Or, lorsque le sujet décrit la modalisation
dont il a été l’objet, la modalisation principale /ne pas pouvoir ne pas vouloir/ est bien
délimitée aussi comme un effet de la vision. Les deux structures du texte conservent leur
statut particulier, mais une interaction se forme entre les deux. Que les visions
intérieures soient des formations de l’inconscient ne signifie pas qu’elles n’ont pas
d’effet réel. Toute l’autobiographie de Marie de l’Incarnation est consacrée à démontrer
l’effet que ces visions ont sur le sujet et sur sa vie. C’est pourquoi l’autobiographie peut
être considérée comme l’interprétation des formations de l’inconscient par le sujet. Le
sujet mystique tire sa compétence d’un univers qui n’est pas celui du sujet rationnel ou
du sujet de conscience, puisqu’il construit sa compétence à partir de visions
explicitement débrayées du monde de la conscience (en tant que formations de
l’inconscient). Il n’est pas possible de dire pour autant que le sujet mystique est
strictement sujet de l’inconscient, puisqu’il interprète les irruptions325 de l’inconscient
dans sa vie. Le sujet mystique est donc bien ici sujet de l’énonciation, à l’articulation du
conscient et de l’inconscient, de la subjectivité et de l’univers symbolique.
Certeau. Mais elle est elle-même modalisée de manière à ce qu’on ne puisse en conclure
qu’il s’agisse d’un /vouloir/ simple ou d’une volonté du sujet. Le /vouloir/ est d’abord
modalisée par un /pouvoir/ qui vient du Destinateur, non du sujet lui-même, comme si le
désir même ne provenait pas du sujet. Ensuite, le /vouloir/ actualisé est en fait un
consentement au désir d’un autre, qui est ici l’Autre, sous le mode thymique et érotique
du contrat amoureux, l’une des formes du désir d’unité (vouloir faire un). La
modalisation suit un parcours qui élabore et renforce manifestement la position de
l’Autre dans la modalisation du sujet. Enfin, la dernière modalisation du /vouloir/, /ne
pas pouvoir ne pas vouloir/, combine les deux modalités mises en action dans le
/vouloir/ mystique, le /vouloir/ et le /pouvoir/, dans une forme négative, ce qui contribue
à nier que le sujet soit à la source de son désir. Le caractère érotique du désir s’en trouve
également renforcé puisque la modalité négative /ne pas pouvoir ne pas/ connote une
contrainte de l’ordre du pulsionnel. La rencontre amoureuse, ce qu’on appelle «tomber
en amour», a lieu lorsque «le sujet rencontre l’objet qui coïncide exactement avec
l’image de son désir»326. La particularité de cette rencontre-ci, ce qui en fait une
rencontre mystique, c’est que l’objet du désir appartient à l’univers symbolique.
326
Le Dictionnaire de la psychanalyse décrit la rencontre amoureuse de cette manière : «une rencontre,
une coïncidence entre l’objet et l’image exacte de son désir» (Chemama et Vandermersch, p. 187).
306
[1] Après tous les mouvements intérieurs que la bonté de Dieu m'avait donnés pour
m'attirer [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR] à la vraie pureté intérieure, en laquelle je ne
pouvais [NON POUVOIR] entrer de moi-même, n'ayant eu jusqu'alors aucun directeur ni
qui que ce fût pour me conduire [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR/DEVOIR], ne m'en
étant pas seulement avisée [NON SAVOIR], ne sachant pas [NON SAVOIR] qu'il fallait traiter
des affaires de son âme à personne qu'à Dieu mais qu’il suffisait de dire seulement ses
péchés à son confesseur, sa divine Majesté voulut [VOULOIR] enfin elle-même me faire
ce coup de grâce : me tirer de mes ignorances [NE PAS POUVOIR NE PAS SAVOIR] et me
mettre en la voie où elle me voulait [VOULOIR] et par où elle me voulait [VOULOIR] faire
miséricorde : ce qui arriva la veille de l'Incarnation de Notre-Seigneur, l'an 1620, le 24e
de mars.
[2] Un matin que j'allais vaquer à mes affaires, que je recommandais instamment à Dieu
avec mon aspiration ordinaire, In Te Domine speravi, non confundar in aeternum... en
cheminant je fus arrêtée [NE PAS POUVOIR] subitement, intérieurement et extérieurement,
comme j'étais dans ces pensées, qui me furent ôtées [NE PAS POUVOIR] de la mémoire par
cet arrêt si subit.
[3] Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts [NE PAS POUVOIR NE PAS
POUVOIR (SAVOIR)] et toutes les fautes, péchés et imperfections que j'avais commis
depuis que j'étais au monde, me furent représentés [SAVOIR] en gros et en détail, avec
une clarté et distinction plus certaine que toute certitude que l'industrie humaine pouvait
exprimer [NE PAS POUVOIR (DIRE)].
[4] Au même moment, je me vis [SAVOIR] toute plongée en du sang, et mon esprit
convaincu [SAVOIR] que ce sang était le Sang du Fils de Dieu, de l'effusion duquel j'étais
coupable par tous les péchés qui m'étaient représentés, et que ce Sang précieux avait été
répandu pour mon salut.
327
La Relation de 1654, p. 67-72.
307
[5] Si la bonté de Dieu ne m'eût soutenue [FAIRE POUVOIR ÊTRE], je crois que fusse morte
de frayeur, tant la vue [SAVOIR] du péché, pour petit qu'il puisse être, est horrible et
épouvantable.
[6] Il n'y a langue humaine qui le puisse exprimer [NE PAS POUVOIR(DIRE)].
[7] Mais de voir [SAVOIR] un Dieu d'une infinie bonté et pureté, offensé par un
vermisseau de terre, surpasse l'horreur même, et un Dieu fait homme mourir pour expier
le péché et répandre tout son Sang précieux pour apaiser son Père et lui réconcilier par
ce moyen les pêcheurs!
[8] Enfin il ne se peut dire [NE PAS POUVOIR (DIRE)] ce que l'âme conçoit [SAVOIR] en ce
prodige.
[9] Mais de voir [SAVOIR] outre cela que personnellement on est coupable, et que quand
on eût été seule qui eût péché, le Fils de Dieu aurait fait ce qu'il a fait pour tous, c'est ce
qui consomme et comme anéantit l'âme : Ces vues [SAVOIR] et ces opérations sont si
pénétrantes qu'en un moment elles disent tout [POUVOIR (DIRE)] et portent leur efficacité
et leurs effets. [POUVOIR]
[10] En ce même moment, mon coeur se sentit ravi [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR] à
soi-même et changé en l'amour de celui qui lui avait fait cette insigne miséricorde, lequel
lui fit, dans l'expérience de ce même amour, une douleur et regret de l'avoir offensé la
plus extrême qu'on se la peut [POUVOIR] imaginer.
[12] Ce trait de l'amour est si puissant [POUVOIR] et inexorable pour ne point relâcher la
douleur, que je me fusse jetée dans les flammes pour le satisfaire.
[13] Et ce qui est le plus incompréhensible [NON SAVOIR], sa rigueur semble douce.
[14] Elle porte des charmes et des chaînes qui lient et attachent [NE PAS POUVOIR] l'âme
en sorte qu'il la mène [DEVOIR] où il veut [VOULOIR], et elle s'estime heureuse de se
laisser ainsi captiver [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR].
308
[15] Or, en tous ces excès, je ne perdais point la vue [SAVOIR] que j'étais plongée dans ce
précieux Sang, de l'effusion duquel j'étais coupable, et c'était d'où dérivait mon extrême
douleur, avec le même trait [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR] d'amour qui avait ravi [NE
PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR] mon âme et qui m'insinuait que je m'allasse confesser.
[16] Revenant à moi, je me trouvai debout, vis-à-vis de la petite chapelle des RR. PP.
Feuillants, qui ne commençaient que de s'établir à Tours.
[18] J'y entrai et rencontrai un Père, seul, debout au milieu de la chapelle, qui semblait
n'y être que pour m'attendre.
[19] Je l'abordai, lui disant, étant pressée [DEVOIR] par l'Esprit qui me conduisait
[DEVOIR] : «Mon Père, je voudrais [VOULOIR] bien me confesser, car j'ai commis tels
péchés et telles fautes.»
[20] Je commençai par une abondance de l'esprit à lui dire [POUVOIR (DIRE)] tous les
péchés qui m'avaient été montrés [SAVOIR], avec une abondance de larmes provenant de
la douleur que j'avais dans le coeur.
[21] Après que j'eus tout dit [POUVOIR (DIRE)], je vis que ce bon Père avait été
grandement surpris de la façon de m'annoncer et de lui dire ainsi tous mes péchés, qu'il
connut SAVOIR n'être pas naturelle, mais extraordinaire.
[22] Il me dit avec une grande douceur : «Allez-vous-en, et demain me venez trouver
dans mon confessionnal» [DEVOIR].
[23] Je ne fis pas seulement réflexion [NON SAVOIR] qu'il ne m'avait pas donné
l'absolution de mes péchés.
[25] Il se nommait dom François de Saint-Bernard. Je ne lui dis pas néanmoins ce qui
m'était arrivé ni ce qui occupait mon esprit, mais seulement mes péchés, ne croyant point
[NON SAVOIR] qu'il fallût parler d'autre chose à son confesseur ; et plus d’un an de suite
que je me confessai à lui, je me comportai de la sorte.
[26] Ayant entendu dire à une bonne fille qu’il fallait [DEVOIR] demander congé à son
confesseur de faire des pénitences et de ne les point faire de soi-même, je lui demandai
permission [POUVOIR]. En ce commencement, ce fut une ceinture de crin et la discipline,
et il me régla l'ordre que je devais tenir [DEVOIR] en la confession et la communion, qui
fut les fêtes et dimanches et les jeudis pour cette première année. Lorsque je désirais
[VOULOIR] plus souvent, il me le permettait.
[27] Revenant à ce qui m'était arrivé, je m'en revins à notre logis, changée en une autre
créature, mais si puissamment [POUVOIR] changée que je ne me connaissais [NON
SAVOIR] plus moi-même.
[28] Je voyais [SAVOIR] mon ignorance [NON SAVOIR] à découvert qui m'avait fait croire
[PARAÎTRE SAVOIR] que j'étais bien parfaite, mes actions innocentes, et je confessais que
mes justices n'étaient qu'iniquités.
[29] Après cette opération de Dieu dans mon âme, je fus plus d'un an que l'impression
du Sang de Notre-Seigneur demeura attachée à mon esprit par une nouvelle impression
de ses souffrances, et mon âme recevait sans cesse de nouvelles lumières, qui me
faisaient voir [SAVOIR] et découvrir les plus menues poussières d'imperfections,
desquelles j'étais inspirée [VOULOIR] de me confesser.
[30] Or ce n'est pas que j'eusse des scrupules, car je possédais une grande paix ; mais ce
qui m'était montré être péché et imperfection, cela était en une si grande clarté que mon
esprit en était en ce moment convaincu [SAVOIR], et j'en parlais à Notre-Seigneur, en lui
présentant l'effusion de son Sang précieux. Mes allées, venues, mon veiller, agir et
dormir étaient tout dans cette occupation.
310
[31] Je n'avais pas besoin [NE PAS DEVOIR] de méditer ce que j'avais à faire : l'Esprit qui
me conduisait m'enseignait tout cela et me réduisait [NE PAS POUVOIR NE PAS DEVOIR] où
il voulait [VOULOIR].
2.241 La modalisation
La seconde vision débute en confirmant l’état initial de /ne pas pouvoir ne pas
vouloir/ («pour m’attirer» [1]), que nous avons homologué au désir dans l’analyse de la
première vision, de /non-pouvoir/ («je ne pouvais entrer de moi-même» [1]) et de /non-
savoir/ («ne m’en étant pas seulement avisée» [1]), dans lequel s’éprouve le sujet-
Destinataire. L’acquisition d’un savoir par le sujet-Destinataire se fait sur le mode du /ne
pas pouvoir ne pas savoir/ («me tirer de mes ignorances» [1]), dans le même mouvement
contraignant du désir et dans le même procédé de double négation que nous avons
observé pour la modalisation par le /vouloir/ dans le premier récit de vision. C’est dans
et par la vision, en tant que formation de l’inconscient, mode cognitif débrayé du
311
[3] Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts [...] [NE PAS POUVOIR NE
PAS VOIR].
En fait, la modalité du /pouvoir/ est actualisée sous toutes les formes possibles —
l’affirmation et la négation, la relativité et l’absoluité :
un /pouvoir/ affirmé et absolu est associé à la vision ([9] «ces vues sont si pénétrantes
[…] qu’elles disent tout») et à la confession ([21] «Après que j’eus tout dit») ;
328
Dans le discours mystique, le Destinateur opère une performance sémiotique : l’attribution de la
compétence au sujet-Destinataire.
312
un /pouvoir/ relatif est associé à l’imagination ([10] «une douleur […] la plus extrême
qu’on se la peut imaginer»), mais pour être dénié tout de suite par une phrase elliptique
et exclamative qui produit un effet d’absoluité ([11] «Non, il ne serait pas possible !») ;
un /non pouvoir/ absolu est associé à l’expression, au dire du sujet : ([3] «une clarté et
distinction plus certaine que toute certitude que l’industrie humaine pouvait exprimer» ;
[6] «Il n’y a langue humaine qui le puisse exprimer»; [8] «Enfin, il ne se peut dire ce que
l’âme conçoit…»).
Enfin, la modalité du /devoir/, qui avait fait sa première occurrence à la toute fin
de la première vision (sous la figure de la «conduite»), prend de l’ampleur ici. Le
/devoir/ est associé au registre pragmatique :
[1] ne sachant pas qu’il fallait [DEVOIR] traiter des affaires de son âme à personne qu’à
Dieu ;
[26] qu’il fallait [DEVOIR] demander congé à son confesseur [...] il me régla l’ordre que
je devais tenir [DEVOIR].
329
«C’est ainsi par exemple que la nécessité est la dénomination correspondant aussi bien au devoir-être
qu’au ne pas pouvoir ne pas être, que l’impossibilité recouvre à la fois les structures modales de devoir ne
pas être et de ne pas pouvoir être» (Greimas et Courtés, article «Devoir», p. 96-97).
313
dernier, c’est /ne pas pouvoir/ faire autrement que /vouloir/ — donc de l’ordre de la
nécessité. Dans les figures de la modalité déontique :
La modalité du /savoir/ est figurée par le voir, par la vision donc, dont on peut
supposer avec J. Geninasca, qu’elle soit toujours chargée de valeur thymique330. Le fait
de voir suscite chez Marie de l'Incarnation une réaction affective dans le sens d'effet,
d'être affectée. C'est le fait de voir les péchés qui noue sa manière d'être, en rapport à
Dieu et à elle-même. Il se forme donc une homologie de fonction entre la vision et
l’affect : /voir/ et /être affecté/ sont ici des significations équivalentes, voir c’est être
affecté : «Mais de voir … surpasse l’horreur même [7] ; «Mais de voir … c’est ce qui …
anéantit l’âme» [9]. La vision, en raison de la réaction affective qu’elle entraîne,
susciterait donc la prise de conscience : «Je voyais mon ignorance à découvert qui
m’avait croire que j'étais bien parfaite, mes actions innocentes...» [27]. Il est tout à fait
remarquable (et paradoxal) que la vision, mode cognitif débrayé du conscient, soit
330
«Composants élémentaires, proprio- et extéroceptifs, de l’expérience esthétique, émotion et image (il
reste à le montrer) se présupposent réciproquement.» (p. 213).
314
Le /savoir/ acquis par la vision est valorisé par les figures de la «clarté», de la
«distinction», de la «certitude» («avec une clarté et distinction plus certaine que toute
certitude» [3]) et de la «conviction» («mon esprit convaincu» [4]). À partir de notre
cadre théorique, nous proposons que la valorisation du /savoir/ acquis par la vision
découlerait du fait que l’imaginaire est solidaire du corps. L’imaginaire produit un effet
thymique, euphorique ou dysphorique. L’effet euphorique d’une production de
l’imaginaire est immédiatement interprété comme authentique, puisque le thymique est
toujours ressenti comme «naturel» et «authentique». C’est ce qu’explique bien Jacques
Geninasca : «Les états thymiques étant marqués du sceau de la spontanéité incontrôlable
et du “naturel”, les valorisations qu’ils manifestent apparaissent comme un donné [...]
dont l’authenticité ne saurait être contestée : il est ou il n’est pas» (p. 213). C’est
pourquoi «l’expérience de la “syntonie” “naturelle” des valorisations thymiques et
prédicatives engendre la certitude» (p. 47). En corollaire, l’effet dysphorique sera
interprété comme étant aussi «naturel», aussi «certain», mais disharmonique, signe d’un
dysfonctionnement, d’un conflit ou d’un «mal».
Il faut prendre garde que ce que nous considérons dans cette thèse comme
l’«imaginaire» ne correspond pas à ce que l’énonciateur dénomme «imagination». La
vision est pour nous de l’ordre de la fonction imaginaire, investissement du symbolique
par l’imaginaire. Pour l’énonciateur, la vision est réelle, c’est-à-dire qu’elle n’est surtout
pas un produit de l’imagination, car cette dernière est homologuée par l’énonciateur au
fantasme conscient, à l’activité consciente de l’imaginaire. L’activité inconsciente de
l’imaginaire se présentant comme une altérité, comme une irruption pour le sujet ;
l’énonciateur l’interprète comme réel, — comme provenant de lui certes, comme d’une
instance «intérieure», — mais d’une instance d’altérité en lui. Tout ce qui a trait à
l’imaginaire, pour le sujet de cette époque, relève de l’imagination consciente et active,
d’un vouloir imaginer (avec toutes les figures de complaisance, d’amusement, de leurre,
315
d’illusion331 qui lui sont associées). Or, si l’énonciateur n’insiste pas encore sur le fait
qu’il n’y a pas de ce /vouloir imaginer/ à la base de ses visions (elle le fera plus tard,
dans la première vision de la Trinité), la compétence est nettement établie dans le /non
vouloir savoir/ et le /non pouvoir/ («envisageant sans dessein de petites images […] mes
yeux furent fermés» [2]). De plus, la seule occurrence du terme /imaginer/ est actualisée
pour être immédiatement déniée : «une douleur […] la plus extrême qu’on se la peut
imaginer. Non, il ne serait pas possible !» [10-11].
Il faut aussi remarquer que, dans la vision que nous analysons, l’investissement
des valeurs symboliques par l’imaginaire et le thymique est postérieur à la vision des
valeurs symboliques ; ce sont les valeurs symboliques (les péchés [3], le sang du Fils de
Dieu [4], un Dieu d’une infinie bonté [7], etc.) qui s’imposent au sujet sur le mode
imaginaire («je me vis toute plongée en du sang» [4]) et provoquent un investissement
thymique : la frayeur devant l’horreur du péché [5], l'anéantissement devant la
responsabilité personnelle dans le péché [9]. Si les effets sont du registre thymique, ils
portent sur des objets symboliques, non sur des objets thymiques, à l’inverse des
expériences affectives du genre du sentiment océanique de Romain Rolland ou de Julien
Green (rapporté par Certeau, EU, p. 1034-1), par exemple, ou encore du Mysterium
tremendum de Rudolf Otto («effroi mystique» ou «terreur sacrée») qui a marqué la
conception des sciences des religions.
331
Les fantasmes de l’imagination sont d’ailleurs associés au diable, le maître de l’illusion : «Il me vint
une grande crainte d’être trompée et que ce ne fut quelque piège du diable ou de l’imagination » (La
Relation de 1654, p. 123).
316
332
«Fonction complexe et latente qui embrasse toute l’activité humaine, comportant une part consciente et
une part inconsciente, qui est attachée à la fonction du langage [...] Le fait symbolique remonte à la plus
haute mémoire de la relation de l’homme au langage et est attesté par les monuments les plus somptueux
laissés par le temps comme par les manifestations les plus humbles et primitives de groupes sociaux
(Chemama et Vandermersch, article «Symbolique», p. 421)
317
333
Symbolique, et textuel, dans le cas de Marie de l’Incarnation, puisque c’est un énoncé des Écritures qui
démarre la vision imaginaire.
318
thymique» (Geninasca, p. 47) sans assumer un système symbolique, alors que Marie de
l’Incarnation se trouve à l’articulation du «sujet voulu» (thymique) et du «sujet voulant»
assumant des valeurs symboliques.
334
Françoise Chébaux, 30 mots de Françoise Dolto…, p. 55. Le sous-chapitre intitulé «La dialectique du
symbolique et de l’imaginaire» (p. 53-56) résume magistralement la pensée de Dolto à ce propos. En tant
que psychanalyste lacanienne, Françoise Dolto n’est certes pas dupe de la fonction leurrante de
l’imaginaire, mais elle lui accorde un rôle de soutien du symbolique. Aux prises avec ce «piège», ou cette
«tricherie» de structure que constitue l’inadéquation foncière entre l’imaginaire et la réalité, quelle
possibilité l’humain a-t-il en dehors de la symbolisation pour se construire de manière viable?
335
Nous pensons à la génération des Oury, Gervais, Michel, théologiens de la spiritualité, certains
l'exprimant de manière explicite, telle Adriazola : «pour mieux apprécier l'orthodoxie de [sa] doctrine
[...]» (La connaissance spirituelle chez Marie de l'Incarnation, Cerf, 1989, p. 15).
319
voyais mon ignorance à découvert qui m’avait fait croire que j’étais bien parfaite» [27]).
Mais en même temps, la figure installée dans le dénouement prend une dimension
d’autant importante : la confession est présentée comme un remède efficace à une
tension qualifiée par ailleurs d'excessive («douleur et regret extrême» [10]). Or, cet
efficace se rapporte à un sacrement, à un geste relevant du symbolique et du rituel. De
surcroît, ce sacrement est un acte de langage. Qu'il soit très près de la mise en parole
dans la cure psychanalytique, cela saute aux yeux. Freud l'avait bien vu, lorsqu'il
remarquait (sans doute non sans ironie de sa part) : «Nous agissons, autant que faire se
peut, [...] en confesseur qui, grâce à la persistance de sa sympathie et de son estime une
fois l'aveu fait, donne une sorte d'absolution»339. Il est fort intéressant de remarquer que
Marie de l'Incarnation attribue le dénouement à l'acte de confession lui-même, plus qu'à
l'absolution («Je ne fis pas seulement réflexion qu'il ne m'avait pas donné l'absolution»
[23]).
339
Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, article «Neutralité», p. 266.
321
thymiques. Sur le plan symbolique, sur le plan du langage, le sujet dispose ici du
/pouvoir dire/ ; c’est le plan de l’imaginaire qui lui pose problème. Cette reconnaissance
de la difficulté, voire de l’impossibilité, à rendre compte par le langage de l’imaginaire
et du thymique qui lui est associé, démontre une posture épistémologique vigilante et
honnête. En effet, «les valorisations thymiques» ne sont tout simplement «pas
communicables comme telles» alors que les valeurs symboliques sont «verbalisables» et
«transmissibles» (Geninasca, p. 32-33), donc accessibles et utilisables dans un acte
pragmatique tel que la confession. Les valeurs thymiques mystiques ne sont en fait ni
plus ni moins communicables que toute autre valeur thymique, poétique ou lyrique.
L’«ineffable» est le point de chute de tout discours qui tente de rendre compte de ces
valeurs. La spécificité du discours mystique ne tient donc pas tant dans le caractère
ineffable des objets dont il traite, mais dans le fait que ce soit des objets symboliques qui
sont chargées de valeur imaginaire et thymique. Le poète lyrique qui tente de rendre
compte de son état d’âme traite de la valeur d’objets thymiques, ses sentiments, ses
émotions, auxquels il peut ou non associer une valeur symbolique : ainsi, le sentiment de
crainte (thymique) provoqué par l’orage peut être interprété (ou imaginé) comme le
courroux d’un dieu anthropomorphe (symbolique). À l’inverse, le mystique qui tente de
rendre compte de son état d’âme traite de la valeur d’objets symboliques auxquels
s’associe une valeur thymique par l’intermédiaire de l’imaginaire : «Mais de voir
[imaginaire] un Dieu d’une infinie bonté et pureté [symbolique], offensé par un
vermisseau de terre, surpasse l’horreur même [thymique]» [7].
322
En fait, l’ignorance dont il est ici question est une méconnaissance, dénomination
de la structure modale /ne pas savoir ne pas savoir/, plus qu’un simple /ne pas savoir/. La
modalité du /savoir/ ne se définit pas de la même manière selon la dimension sémiotique
où elle se situe. Sur la dimension pragmatique, elle est transitive, orientée vers un objet ;
cette forme de /savoir/ constitue l’identité du sujet pragmatique qui doit acquérir une
compétence en termes de /savoir être/ ou de /savoir faire/ pour fonder son action. Sur la
dimension cognitive, la modalité épistémique fait retour sur le sujet : il s’agit d’un acte
réflexif sur la modalité elle-même, un /savoir/ sur le savoir. Alors que sur la dimension
pragmatique, la modalisation du /savoir/ se déploie dans une opposition binaire (/savoir
(quelque chose)/ vs /ne pas savoir (quelque chose)/), sur l’axe cognitif elle ne vise pas
tant l’objet du /savoir/ que la modalité elle-même. Si, en plus, on tient compte des deux
axes conscient et inconscient du sujet, la modalisation épistémique /savoir ne pas savoir/
acquiert un statut épistémologique :
Le sujet qui sait (quelque chose) ne se pose pas comme sujet de son acte de /savoir/.
Seul le sujet qui redouble l’acte épistémique, qui pose un acte épistémique sur son
/savoir/ peut accomplir un acte épistémologique. C’est ce que nous voyons à l’œuvre ici,
323
au début, un /savoir/ insu s’impose dans une vision, une formation de l’inconscient : «je
fus arrêtée … intérieurement et extérieurement [2] …les yeux de mon esprit furent
ouverts [3]» (/ne pas pouvoir ne pas savoir/) ;
le /savoir/ qui en résulte est une prise de conscience, la remontée vers la conscience d’un
/savoir/ insu : «je voyais mon ignorance» [28] (/savoir ne pas savoir/) ;
le résultat final sur le sujet consiste en un /savoir/ sur la méconnaissance qui le leurrait :
«mon ignorance … qui m’avait fait croire que j’étais bien parfaite» [28] et en une
ignorance sur son identité («je ne me connaissais plus moi-même» [27]), conséquence de
fait que la méconnaissance a été dévoilée.
Il est à noter que cette ignorance finale est une transformation, le résultat de la
performance opérée dans et par la vision : «je revins… changée en une autre créature,
mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même» [27] — et non
un simple constat d’état. La transformation ou le changement ont été si radicaux que
Marie de l’Incarnation elle-même a interprété cette vision comme l’occasion de sa
324
341
La psychanalyste Lucie Cantin a remarqué que la jouissance mystique (chrétienne) est le lieu d’une
«éthique de l’impossible».
CHAPITRE 3 INTERPRÉTATION DES RÉSULTATS
du discours mystique chrétien qui fasse sens dans l’épistémè contemporaine tout en
résolvant des apories auxquelles les disciplines logiquement concernées par la mystique,
dont au premier chef la théologie, se trouvent confrontées avec la mystique. Dans un
troisième temps, nous nous sommes intéressés à l’énonciataire dans le discours de
l’énonciateur, au poste de la production de l’écriture donc, à travers un élément du
métatexte de La Relation de 1654, une lettre de Marie de l’Incarnation (26 octobre 1653
à son fils) dans l’hypothèse que l’énonciataire joue un rôle important dans l’écriture
mystique (chapitre 2.1). Enfin, nous avons jugé indispensable de faire l’analyse de textes
mystiques, de textes représentant la position de l’énonciateur (chapitre 2.2) car, que la
mystique pose problème ou non à ses énonciataires, il faut bien se rapporter au discours
primaire, au discours de l’énonciateur pour pouvoir ancrer la lecture dans l’écriture. De
là vient une des hypothèses à la base de notre thèse, que la mystique fait peut-être
problème au poste de l’énonciataire plutôt qu’à celui de l’énonciateur. Autrement,
comment la mystique pourrait-elle se révéler signifiante et inspirante pour les
énonciataires littéraires et psychanalystes et paraître ambiguë et problématique pour la
majorité des énonciataires «scientifiques» (théologie et sciences des religions), puisque
le texte reste le même? (Michel de Certeau faisant exception dans le corpus des textes
épistémiques, mais il travaille dans le paradigme du langage.) Que les préoccupations
des uns et des autres ne soient pas les mêmes, cela semble une évidence, mais c’était en
fait à démontrer, dans leurs tenants et aboutissants. En fin de parcours, nous pouvons
avancer que la théologie pensée dans le paradigme du langage permet d’expliquer les
désirs et les idéalisations des uns et les contradictions et les apories des autres.
constat : «Dans les récentes publications sur le problème mystique, c’est pratiquement
devenu un lieu commun de souligner l’absence de contours précis du terme mystique et
d’autres semblables» (p. 742), pour éviter finalement la problématique de la définition
(ce que c’est) en la remplaçant par une problématique normative (ce qu’on doit penser).
Aussi, bien que nous ayons déclaré au début de notre recherche que ce n’était pas tant la
définition de la mystique sur le plan du contenu qui nous intéressait, mais plutôt le
travail, la manière de procéder des théoriciens, il semble que nous soyons ramenés, par
le corpus lui-même, mais aussi par la méthode et l’épistémologie, au problème de la
définition de la mystique. Le fait que la mystique pose problème est, en soi, un problème
d’ordre épistémologique et méthodologique.
342
Nous envisageons l’être humain dans son plein sens de verbe, plutôt que dans le sens d’état, comme un
processus, une dynamique, un devenir... Être humain n’a pas de connotation ontologique ou substantialiste
pour nous, l’être dépend d’un faire.
329
transformation épistémique, la mystique chrétienne n’a plus été pensée dans les termes
de l’apophatisme et le sens de «mystique», en chrétienté, a glissé de l’apophatisme à
l’«expérientalisme». Ce qui relevait de l’apophatisme a commencé à poser problème et
fut réinterprété en conséquence en d’autres termes, difficiles et ambigus, comme celui de
la passivité343 (l’expérience passive ou la passivité dans l’expérience) par exemple.
343
«ce mot de “passivité” est le plus suggestif pour signifier que l’âme, sans raisonnement et sans
discours, se sait et se sent investie par un mouvement qui ne vient pas d’elle-même et la porte au-delà
d’elle-même» (DSAM, «Mystique», col. 1956).
344
«la Constitution conciliaire Lumen gentium, tout en affirmant avec force l’appel de tous les chrétiens à
la sainteté, ne fait aucune allusion à la vie mystique» (DSAM, «Mystique», col. 1891).
331
de traditions différentes. C’est pourquoi aussi, ce genre d’analyse met l’accent sur les
similitudes entre les formes de mystique plutôt que sur les spécificités.
L’expérience spirituelle était dorénavant comprise comme une relation entre êtres,
(l’être considéré ici comme état et non comme faire), l’être divin et l’être humain. Nous
avons aussi remarqué, lorsque nous avons traité de l’autobiographie, que le choix du
genre littéraire adopté par le mystique n’est certainement pas indifférent. Il est fort
plausible que la disparité des genres littéraires ou des stratégies discursives dans la
tradition mystique chrétienne soit en rapport avec la conception anthropologique du sujet
lui-même. Ceci représente une avenue de recherche intéressante pour une relecture de la
littérature mystique. Par exemple, la mystique ontologique de l’essence s’est élaborée
dans une large mesure dans des sermons (discours plus ou moins institutionnels
s’adressant à une collectivité), alors que les autobiographies (discours personnels
s’adressant à des destinataires intimes) ont été un fait massif au XVIIe siècle, un genre
privilégié par les modernes, au moment où «une autonomie progressive du “je” [se]
constate» dans le discours poétique, remarque Certeau (FM, p. 244) — mais la tendance
a touché le discours littéraire en général. Or, ce «je» qui s’autonomise et prend de
l’expansion à la modernité, ce sera le moi du sujet de conscience, le moi de l’expérience.
«Cette transformation [...] respecte globalement le langage religieux reçu, mais elle le
traite autrement» (ibidem). Ce ne sont donc pas les contenus qui changent dans la
mystique à la modernité, mais le mode d’énonciation, qui correspond ou coïncide avec le
sujet dont il est l’expression.
Nous pensons avoir démontré, à partir des textes, qu’il existe des formes ou des
logiques différentielles du désir. La notion de «mystique», lorsque confondue à celle de
«mysticisme», est sous-tendue et définie par le désir d’unité, comme en témoignent la
majorité des textes épistémiques que nous avons analysés (sauf Certeau). Pour
l’Encyclopédie des religions comme pour l’Encyclopédie des mystiques, la mystique se
définit par le désir d’unité, la seconde axiologisant en plus de définir, en situant
explicitement l’authenticité de la mystique dans le désir d’unité (n’est véritablement
mystique que celui qui aspire à l’unité). Il en va de même pour le DCT, qui situe
l’élément mystique dans le désir de retour vers l’unité d’une origine paradisiaque et
associe l’état mystique à un état pré-langagier ; pour le DVS qui définit la mystique
comme «une expérience religieuse particulière d’unité-communion-présence» ; pour le
Lalande qui définit la mystique comme la «croyance à la possibilité d’une union intime
et directe de l’esprit humain au principe fondamental de l’être» dans la version
philosophique, union à Dieu dans la version religieuse. Tandis que, comme nous avons
pu le voir dans le discours de Marie de l’Incarnation, si le mystique chrétien est habité
par le désir d’unité, il ne s’y arrête pas, en raison du désir de l’Autre qui l’anime. Le
mystique chrétien a donc bien une spécificité et cette spécificité réside dans le désir de
l’Autre, dans un désir de structure trinitaire et non seulement de structure unaire ou
unitaire. Lorsque les mystiques chrétiens d’un commun accord, et paradoxalement,
insistent pour ne pas valoriser le «mysticisme», ou l’aspect «mystique» de leur
spiritualité, c’est l’arrêt ou l’absolutisation du désir d’unité qu’ils refusent. Les
mystiques chrétiens sont mystiques, mais pas seulement, ils sont surtout chrétiens.
345
«par ce terme [mystique] nous entendons nous référer à tel moment ou tel niveau, à telle expression de
l’expérience religieuse au cours de laquelle un monde religieux déterminé est vécu comme une expérience
d’intériorité et d’immédiateté» (DVS, p. 742).
334
par ce terme [mystique] nous entendons nous référer à tel moment ou tel
niveau, à telle expression de l’expérience religieuse au cours de laquelle
un monde religieux déterminé est vécu comme une expérience
d’intériorité et d’immédiateté. On pourrait aussi, et mieux encore peut-
être, parler d’une expérience religieuse particulière d’unité-communion-
présence ([3-4], p. 742).
346
«Une longue tradition rapproche l’expérience poétique de l’expérience du sacré, voire de l’extase
mystique d’une rencontre unitive entre le poète et le monde». Paule Plouvier, Mystique et poésie, p. 7, déjà
citée dans l’introduction, où l’énoncé a servi de prétexte, de point de départ.
335
Au bout du compte, il appert que les heuristiques de même que les apories des
différentes conceptions de la mystique sont liées à leur arrière-plan épistémique et
métaphysique. Et au premier chef, la conception anthropologique paraît déterminante.
Les conceptions de la mystique sont intimement liées aux conceptions anthropologiques,
à tel point que lorsqu’on ne dispose pas d’une anthropologie supportante, qui permette
de penser la mystique, on a tendance à éviter simplement le problème et à le transposer,
comme c’est le cas pour le DVS qui ne considère que l’aspect normatif et confessionnel
de la définition de mystique. Cette attitude a été remarquée par Michel de Certeau347, qui
reproche aux disciplines concernées scientifiquement par la mystique de rejeter trop
rapidement un aspect récurrent de la mystique, l’effet du symbolique sur le corps, faute
347
«l’analyse philosophique ou théologique des textes abandonnant [...] trop vite à la psychologie ou à
l’ethnologie le langage symbolique du corps» (EU, p. 1033-3).
336
Dans les textes de référence que nous avons analysés, la mystique pose
«problème» lorsque les positions épistémologiques coïncident avec une métaphysique de
la représentation ou une métaphysique de l’expérience, la seconde n’étant qu’une
conséquence de la première. Dans l’épistémè du langage, le processus est inversé : ce
qui fait problème dans la métaphysique de la représentation devient heuristique dans une
métaphysique du langage.
Il y a comme un poids des choses qui sans cesse nous porte à prêter la
consistance de l’acquis et comme la réalité de l’habitable à ce qui n’est
pourtant que l’éphémère apparition d’un moment évanescent, incapable
de se soutenir dans la permanence et la solidité d’une existence assurée.
La tentation la plus subtile peut-être, c’est celle de la représentation.
C’est le moment où, fatigués d’une marche incessante et désespérant de
jamais voir se concrétiser les promesses de l’invisible, les pèlerins se
mettent à fabriquer des images dans lesquelles ils croient pouvoir
enfermer l’infinité seulement encore pressentie de ce qui se dissimule
348
Jean-François Malherbe, Le langage théologique à l’âge de la science : lecture de Jean Ladrière, Paris,
Cerf, 1985.
337
L’une des conséquences d’une attitude épistémique sous-tendue par une métaphysique
de la représentation, c’est que l’interprétation (le résultat de l’acte herméneutique de la
lecture) est prise pour le réel même et non pour une représentation du réel. Le désir du
réel, et plus précisément du contact (de la conjonction) avec le réel est, pensons-nous, à
la base de la métaphysique de la représentation. Le désir du réel étant nécessairement le
désir d’une forme de conjonction est une forme de désir unitaire, qui est la forme
première du désir mystique. «L’image du monde [et de] soi dans lequel le désir croit
pouvoir se dire [...] n’atteste jamais que son impuissance à s’égaler à lui-même»
(Ladrière, op. cit.), à être un et à faire un.
349
L’action comme discours de l’effectuation. Louvain, Éd. de l’Institut supérieur de philosophie, 1974.
338
particulier (DVS) — alors qu’elle est exactement (et simplement) cela, l’effet produit
dans la subjectivité par un système symbolique350.
Mais alors que le religieux s’ancre dans un système symbolique particulier, ayant
une cohérence particulière, le discours mystique (chrétien) rend compte à l’intérieur
même d’un système symbolique particulier, d’un processus plus archaïque, du dispositif
symbolique lui-même que constitue le langage et qui fonde la subjectivité. C’est
pourquoi les mystiques sont aux prises avec la problématique de l’indicible, des limites
du langage comme tel, et non pas seulement avec une problématique symbolique
particulière. La problématique binaire se pose, pour le mystique chrétien, en rapport
avec lui-même. C’est vers lui-même qu’il se retourne dans son questionnement, dans
une sorte de conversion épistémologique. Ce n’est pas l’Autre qu’il met en doute, c’est
sa propre capacité (/pouvoir/) : la «surprise» du mystique351, c’est qu’il ne comprend pas
l’expérience qu’il a du symbolique, il s’étonne de vivre l’univers symbolique de manière
aussi intense.
La différence majeure entre les attitudes et les résultats des textes épistémiques
d’une part, et des études sémiotiques d’autre part, vient du fait que dans les secondes, les
figures du texte primaire ne sont pas interprétées immédiatement dans un système de
concepts mais sont considérées d’abord dans leur fonctionnement textuel. C’est ainsi
que Mino Bergamo peut arriver à donner une conception de l’extase qui ne fasse pas
appel à une expérience psychologique mais uniquement à son fonctionnement dans le
350
«Au fond nous avons peine à admettre que la subjectivité puisse être une affaire de textes...» (Pierre
Legendre, L’inestimable objet de la trasnmission, Paris Fayard, 1985, p. 91, cité par François Martin,
Pour une théologie de la lettre, p. 446 note 1) ... ou de langage.
351
«les vastes structurations latentes du langage s’articulent toujours [..] sur le désir et la surprise du
mystique» (De Certeau, FM, p. 1035-3).
339
texte352; c’est ainsi qu’il débouche également sur une vision socio-historique du
phénomène mystique de grande portée :
C’est ainsi que Denys Turner arrivera à débusquer l’erreur moderne qui interprète en
termes d’expérience des figures mystiques qui n’ont pas ce sens dans leur contexte ; et
qu’il peut interroger finalement le sens contemporain de l’expérience religieuse dite
mystique. C’est ainsi que Michel de Certeau pourra voir dans le contrat énonciatif
mystique, basé sur la modalité du /vouloir/, l’instauration d’une nouvelle forme de
contrat spirituel en regard de celui qui a précédé et, en même temps, une autre forme de
contrat épistémique que celui qui se mettait en place à cette époque (modernité -XVIIe
siècle), la rationalité cartésienne.
Dans la majorité des textes épistémiques que nous avons examinés, (en fait tous
sauf ceux Certeau), la figure actorielle principale est occupée par une réalité extra-
langagière ou considérée comme telle. Nous avons relevé ce fait curieux que le pré-texte
est souvent un fait textuel, mais immédiatement interprété soit comme concept, soit
comme réalité. Nous avons même pu constater dans le Dictionnaire critique de théologie
(DCT) que ce qui est offert au lecteur comme «fait mystique à l’état brut», c’est un
témoignage, un discours, un acte de langage (supra p. 67). Dans l’Encyclopédie des
mystiques, le texte analysé s’ouvre sur un fait de langage, — «le mot mystique qui,
utilisé de façon arbitraire, peut sembler chargé d’ambiguïté [...]» (plans pragmatique et
sémantique), duquel on cherche à discerner le sens authentique (plan sémantique et
axiologie) pour aboutir à «l’expérience», à une réalité extratextuelle, comme critère
dernier de validation. Il en va de même pour l’Encyclopédie des religions : le texte
352
«le texte représente l’espace intérieur comme le lieu de l’ex-stase, comme le lieu où se réalise un
mouvement extatique, qui met le sujet hors de soi, en le projetant dans l’Autre divin. L’interne et l’externe
coïncident, l’interne est l’externe, l’espace intérieur étant celui en lequel le sujet, déplacé en l’Autre, est
extatiquement posé hors de soi.» (Bergamo, AA, p. 10-11)
340
s’ouvre sur un fait textuel mais passe immédiatement au concept puis à l’expérience
comme réalité dernière. Dans le Dictionnaire de la vie spirituelle (DVS), le programme
de l’énonciateur est explicitement motivé par un fait textuel : l’absence de précision du
terme mystique dans les textes secondaires (les textes sur la mystique). Mais un
glissement de niveau logique se produit, car on passe immédiatement d’une réalité
textuelle, l’absence de précision du terme mystique dans les textes secondaires, à une
réalité existentielle, l’expérience religieuse, pour une raison d’ordre normatif, qui est la
direction que doit prendre la recherche en contexte chrétien. Cette dérive (du texte à
l’expérience) produit un effet pervers sur le plan théorique et théologique : car
l’interrogation sur l’identité chrétienne de la mystique ne concerne-t-elle pas en
définitive un fait de langage, l’adéquation entre une identité chrétienne, forcément
construite dans et par les textes des saintes Écritures, le corpus chrétien — et une
identité construite dans les textes mystiques, appartenant à un autre ensemble du corpus
chrétien, la tradition? Dans le Lalande, le rapport à l’objet est strictement conceptuel : il
s’agit d’exposer à quels concepts le terme mystique réfère dans la pensée philosophique
occidentale. Il en va de même pour le Dictionnaire de spiritualité (DSAM), mais dans le
champ de la théologie spirituelle.
Sur le plan du rapport à l’objet, dans les trois études sémiotiques que nous avons
explorées, la figure actorielle principale appartient à l’univers langagier (alors que dans
les textes de référence, c’était une réalité extra-langagière). Chez Turner, ce sont des
métaphores (des contructions langagières) qui sont étudiées et non des concepts (des
«représentations mentales d’un objet» - Petit Robert) ; chez Bergamo, ce sont «les textes
qui expriment la fascination des spirituels pour l’espace intérieur» (et non les spirituels
qui expriment leur fascination pour l’espace intérieur dans des textes) (AA, p. 8) ; chez
Certeau, c’est une manière de parler, une énonciation d’un type particulier, qui fait
l’originalité de ce qu’on appelle discours mystique à partir de la modernité (et non
l’objet, ce dont on parle353). Dans les textes sémiotiques, l’énonciation énoncée, qui
pourrait se formuler exemplairement de cette manière : «J’étudie le langage de
353
Pour De Certeau, la transformation de la mystique à la modernité «respecte globalement le langage
religieux reçu» (FM, p. 15), donc ce n’est pas l’énoncé qui est mis en cause mais plutôt l’énonciation.
341
l’intériorité qui se comporte de telle manière dans les textes», rend compte d’une
distanciation ou d’une médiation dans le rapport avec l’objet, médiation qui passe par le
langage, parce qu’il y a reconnaissance que ce qu’on peut étudier, c’est d’abord le
langage, le fait langagier que sont, par exemple, les métaphores de l’intériorité. La
métaphore est ici un fait de langage qui a une réalité dans le texte avant d’être une réalité
extra-textuelle, alors que dans le paradigme non-langagier la métaphore représente une
réalité posée avant le langage, réalité (ou expérience) responsable de la production du
langage (particulier, mystique, poétique, etc.) propre à l’exprimer. Dans les textes
épistémiques, l’énonciation est la plupart du temps gommée au profit de l’énoncé :
«l’intériorité s’exprime dans des métaphores de telle manière dans les textes».
Lorsqu’elle est énoncée, l’énonciation se borne à mettre le sujet d’énonciation sur la
scène mais dans le même type de rapport avec l’objet : «j’étudie l’intériorité qui
s’exprime dans des métaphores de telle manière». Bien qu’il semble y avoir médiation :
«les métaphores me permettent d’atteindre la réalité qu’est l’intériorité», du fait que la
réalité est visée avant le langage, la médiation elle-même est court-circuitée, parce qu’il
ne peut y avoir que le langage pour opérer la médiation. Parce que, dans cette façon de
concevoir le langage comme simple expression, le postulat de la possibilité d’un accès à
la réalité sans l’intermédiaire obligé du langage est sous-entendu, logiquement
présupposé. Autrement dit, dans ce paradigme, on pense qu’il est possible qu’existe pour
l’humain une réalité à l’état brut, non entamée, non touchée, non «infectée»354 par le
langage.
Pour illustrer cette différence cruciale entre les deux paradigmes ou les deux
conceptions de la relation du sujet à l’objet, nous travaillerons avec les schémas élaborés
par Raymond Lemieux pour rendre compte de la médiation obligée du langage entendu
comme dispositif symbolique. Raymond Lemieux explique dans ces schémas intitulés
354
Nous reprenons l’expression si efficace de De Certeau («Quelque chose d’irréductible reste [...] dont on
ne désinfecte pas une société», EU, p. 1036-3) à propos du rapport du social au désir subjectif ; le
contraire est toutefois aussi vrai, le désir subjectif d’un accès brut à la réalité non médiatisée par le social.
342
«La distance donnée» et «La distance construite»355 qu’il n’y a pas de rapport immédiat
entre le sujet (de connaissance) et l’objet.
S .................................................................. O
langage
________________________
Figure 12 «La distance donnée»
355
Raymond Lemieux, L’intelligence et le risque de croire, Fides, 1999, p. 43 et 47.
343
S ...............................................................O
«le regard donné» l’objet
langage
(la langue naturelle)
Langage
(la méthode)
«le regard construit — la science»
________________________
Figure 13 «La distance construite»
médiation. C’est la question de l’épistémologie : «le regard donné institue une première
distance entre le sujet et l’objet. Le travail scientifique exige de la dépasser mais y
trouve son point de départ. En ce sens la science consiste à critiquer le lieu de son
regard» (Lemieux, 1999, p. 44-45). Nous voulons insister sur le fait, implicite pour
Raymond Lemieux, mais pas si évident en soi, que, pour que la démarche scientifique
puisse se «dépasser» en se critiquant, il faut qu’elle soit d’abord conscientisée en tant
que médiation. Or, nous avons vu dans notre épistémè actuelle nombre de textes qui se
donnent comme référence et comme étant de valeur scientifique, et qui n’ont pas encore
conscientisé le premier niveau de médiation, «la distance donnée». Et par ailleurs, nous
avons vu dans le discours mystique que nous avons analysé, qu’un énonciateur peut
opérer ce genre de distanciation et de critique en dehors de la démarche scientifique.
C’est le cas notamment des énonciateurs mystiques, le cas a été souligné par plusieurs
observateurs (Certeau, DVS, Turner).
356
C’est l’une des contributions initiales et essentielles de De Certeau à l’étude de la mystique ; la
nouveauté de la mystique à la modernité tient dans le fait que la spiritualité se situe dans ce «nouveau lieu
qu’est le je, [...] qui [embraie] sur la question du sujet » (FM, p. 221).
345
Denys Turner, qu’il est plus à l’aise dans ce que cet auteur situe comme la
«postmodernité», mais que nous nous contenterons de situer comme le paradigme du
langage, sans faire référence à une notion historique. Dans le paradigme du langage,
d’autres réalités que les réalités pragmatiques sont non seulement possibles mais
complémentaires les unes des autres : les réalités cognitives, y compris imaginaires, ne
sont pas moins réelles que les réalités pragmatiques. L’important est de voir quels
rapports s’établissent entre elles. Et dans ce paradigme la structure humaine ne se réduit
pas à une structure binaire, à la dualité caractéristique de la modernité — résumée de
manière exemplaire dans la célèbre formule de Shakespeare (1564-1616) : «être ou ne
pas être» — mais comprend, dans les deux sens du mot, soit reconnaît et intègre, une
structure trinitaire où l’être humain est toujours déjà médiatisé.
Or, ce que nous avons vu s’établir comme structure dans les textes épistémiques, c’est la
plupart du temps (DCT, DVS, Encyclopédie des mystiques, Encyclopédie des religions),
un rapport d’inégalité hiérarchisé où l’Énonciateur2 se place en position de supériorité
vis à vis de l’Énonciataire2 (Énonciateur > Énonciataire). Nous pensons que la structure
d’énonciation où l’énonciateur se place en supériorité vis à vis de l’énonciataire est la
conséquence de l’attitude de l’énonciateur secondaire qui a tendance à se substituer à
l’énonciateur primaire et à oublier sa position première d’énonciataire. Car quel est le
statut premier de l’énonciateur d’un texte secondaire sur la mystique, sinon celui
d’énonciataire de la source primaire, le texte mystique? Il est, sur ce plan, assez
remarquable que les textes sémiotiques (Bergamo, Turner, Certeau dans les deux textes
analysés) restent au plus près des énonciateurs primaires puisqu’ils travaillent toujours
directement sur leurs textes. Ils établissent une relation égalitaire avec l’énonciataire,
invité à lire l’analyse de l’énonciateur à partir du texte de l’énonciateur primaire, qui
n’est pas lu à travers d’autres énonciateurs et des concepts pré-fabriqués, mais
directement, «dans le texte» pour utiliser une vieille formule que la sémiotique remet au
premier plan. Il est de plus remarquable que, dans les textes sémiotiques, la position que
l’énonciateur adopte envers les énonciataires ne semble pas différer de celle qu’il adopte
lui-même comme énonciataire (il n’y a pas sous-estimation du lecteur).
347
Énonciateur0 (l’Autre)
↓
Énonciataire0 (le mystique) -Énonciateur1 (le mystique) →
______________
Figure 14 Structure d’énonciation des textes mystiques
reçoivent de l’Autre. C’est pourquoi nous pouvons dire que les énonciataires de la
mystique ne partagent pas la même épistémologie que les énonciateurs mystiques. Ce
qui se dit dans la structure d’énonciation des textes mystiques, c’est qu’aucun
énonciateur1 ne peut être en position de l’Énonciateur0, que tout énonciateur humain est
énonciataire d’un Autre-énonciateur et se fait énonciateur à son tour pour d’autres
énonciataires. Seul l’Autre peut être en position d’Énonciateur0. La structure
d’énonciation des textes mystiques est trinitaire : l’énonciateur mystique, en position de
sujet de l’énonciation, assume les deux positions d’énonciataire et d’énonciateur ; alors
que l’énonciateur épistémique, ayant la propension à oublier sa propre position
d’énonciataire, tend à se considérer énonciateur dans une relation binaire où l’Autre
passe par lui et non le contraire. Dans la logique trinitaire, la relation n’est pas
hiérarchisée entre l’énonciateur mystique et ses énonciataires : le seul décalage se trouve
entre l’Énonciateur0 et tous les autres énonciateurs1-2-3, etc. Nous retrouvons ici la
structure d’énonciation que nous avons vue à l’oeuvre dans l’épître de Paul aux
Éphésiens (supra p. 87-89). Ce qui corrobore l’une des conséquences de notre thèse
selon laquelle le christianisme étant de structure trinitaire, il produit une énonciation de
structure trinitaire.
357
«Ainsi, même le langage de l’objectivité chrétienne et donc de la médiation (celui des Écritures en
premier lieu [...]) n’est pas le langage que le mystique chrétien abandonne au fur et à mesure qu’il
progresse dans l’intériorité» (DVS, p. 744). «Le sens de la mystique chrétienne n’est pas de substituer un
nouveau savoir à celui qui est donné dans la Révélation» (DSAM, «Mystique», col. 1974).
358
«l’Écriture sainte joue un rôle capital dans l’expérience intérieure de Marie de l’Incarnation» (Robert
Michel, Vivre dans l’Esprit, «L’Esprit et l’Écriture sainte», p. 146-150). Le chapitre V, «La Parole de
Dieu», de la Physionomie spirituelle de Marie de l’Incarnation, de dom Oury (Solesmes, 1980, p. 66-86),
est consacré à ce sujet. Dans un article non publié, produit pour les séminaires de lecture du Centre
349
Dans les textes que nous avons analysés, il arrive que la mystique soit
axiologisée. L’axiologisation de la mystique est un phénomène aussi déconcertant
qu’intéressant. Pourquoi faudrait-il que la mystique soit vraie ou fausse, réelle ou non
réelle, correcte ou erronée? Quel est l’enjeu d’une telle préoccupation? Dans certains
textes épistémiques, l’axiologisation de la mystique concerne surtout le caractère de
réalité du phénomène dit mystique, dans l’opposition réel/non réel, mais encore faut-il
voir comment le concept de réalité est interprétée. Pour le DCT, la réalité qu’on cherche
à établir et à comprendre est celle du «fait mystique»360 qu’on se préoccupe
d’authentifier, parce que le texte est considéré comme la simple traduction de
l’expérience et que l’expérience est valorisée comme représentant la réalité. Dans le
DSAM, on valorise de la même manière une réalité extra-textuelle, mais les nombreuses
d’études Marie-de-l’Incarnation, Oury s’était intéressé aux sources scripturaires de la lettre LXVIII
(1995).
359
«l’importance aux yeux du chrétien de l’évangélisation de cette expérience, afin qu’elle puisse [..] se
développer en écho à la révélation fondamentale de Jésus, Parole unique du Père» (DCT, p. 778) ; «le
problème même de la possibilité de l’expérience mystique dans le christianisme ne peut se résoudre au
seul niveau de la constatation empirique : [...] il faut en déterminer le vrai sens [...] c’est-à-dire à partir de
sa correspondance ou de sa divergence avec la Révélation» (DVS, p. 743).
360
La problématique se déploie dans un parcours du «fait» : reconnaître le «fait mystique à l’état brut»,
«dire le fait», et enfin «authentifier les faits mystiques» (supra p. 67).
350
Les textes sémiotiques axiologisent aussi la mystique, mais pas de la même façon
ou pour les mêmes raisons. Pour Certeau, la mystique se définit dans la problématique
de la présence361 ; mais assez paradoxalement, cette problématique se trouve davantage
au point de vue des énonciataires qu’à celui des énonciateurs qui, eux, vont dans le sens
d’une critique d’une métaphysique de la présence. Il fait même de cette attitude critique
des énonciateurs vis à vis de la présence un critère définitoire de la mystique.
361
«L’écriture que je dédie aux discours mystiques de (ou sur) la présence (de Dieu)» (FM, p. 9).
351
En tenant compte du point de vue critique des mystiques, la définition de Certeau repose
donc sur une structure anthropologique trinitaire, et pas seulement unitaire. Il faut voir
que cette définition est le contraire de celle mise en avant par le DCT, par
l’Encyclopédie des mystiques et par l’Encyclopédie des religions. Elle s’accorde avec
l’idéal du DVS en expliquant ce que le DVS a renoncé à expliquer parce qu’il ne prend
pas assez en compte la dimension anthropologique : que la structure trinitaire est
essentielle à la dynamique du désir humain et a fortiori au désir de Dieu ; et
corollairement, qu’un désir qui se fixe dans l’unité ne rend pas compte du désir humain à
part entière et ne peut en aucun cas rendre compte du désir de Dieu, à moins de
confondre soi avec Dieu. Dans la tradition judéo-chrétienne, cet interdit de structure est
attesté par le fait que seul Dieu est défini par une formule unaire : «Je suis celui qui
suis» ou encore «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et
le Verbe était Dieu».
Turner adopte un point de vue axiologique sur la mystique. Il ne s’en cache pas, il avait
au départ une présupposition négative, qui s’est avérée confirmée par les analyses de
textes, envers ce qu’il appelle l’«expérimentalisme» moderne. Il va très loin dans cette
critique, jusqu’à refuser qu’une expérience faite par «un moi» puisse être spirituelle au
352
sens de la mystique chrétienne. Pour Turner l’expérience que l’on dit mystique à
l’époque moderne n’en est simplement pas. Il questionne la possibilité et la pertinence
même de penser en termes d’expérience spirituelle.
362
Cette situation paradoxale a été développée dans le thème chrétien de la «docte ignorance». «Mais
l’âme ignore ce qui arrive en sa région la plus intime, quand bien même elle n’ignore par que quelque
chose est en train de lui arriver. Elle sait et ne sait pas, elle est connue et inconnue à elle-même. Et c’est
précisément cette ignota cognitio, cette connaissance qui ne connaît pas [...] qui stimule sa volonté de
savoir, qui la fait tendre incessamment vers l’opération divine, laquelle se soustrait obstinément à son
regard» (AA, p. 196).
353
L’expérience dont parle Tauler est une expérience de l’ignorance et du désir et non une
expérience de l’objet de l’ignorance et du désir. Il existe donc bien une expérience dans
la mystique dite de l’essence, mais une expérience des effets du désir de Dieu — et non
une expérience de Dieu comme tel. Cette définition de Tauler correspond parfaitement à
celle de Turner pour qui, en définitive, on ne peut pas savoir ce qu’on ne sait pas :
Turner reconnaît donc, lui aussi, sinon une expérience de Dieu du moins des effets
d’expérience à la relation à Dieu qui, à strictement parler, ne peut être expérimentée :
«what I have called the ‘experiental feedback’ of that which cannot itself be
experienced» (DG, p. 250). Denys Turner se comporte, pourrait-on dire, comme
Séguenot, en mettant l’accent sur l’impossibilité de l’expérience de Dieu comme tel.
C’est l’idéal spirituel de Denys Turner qui l’entraîne à prendre une position radicale. Il
se comporte aussi comme les auteurs qu’il analyse, comme l’auteur du Nuage
d’inconnaissance ou Denys le Chartreux qui critiquent la tendance expérientaliste au
nom de la simple logique de ce qu’avait été jusque là l’attitude mystique. Comme on l’a
déjà observé, l’attitude de Turner est motivée par une sorte d’exaspération devant non
seulement les erreurs herméneutiques contemporaines, mais également envers l’attitude
spirituelle moderne et contemporaine. À titre exemplaire, cette remarque, empruntée à
363
Dans ce même esprit, on se rappelera les visites de Dieu de saint Bernard : «Je confesse que j’ai eu, moi
aussi, la visite du Verbe — je parle en insensé — et cela plusieurs fois. Et bien qu’il soit entré souvent en
moi, plusieurs fois je n’ai pas senti qu’il entrait. J’ai senti qu’il était venu, je me rappelle qu’il était là ;
parfois même j’ai pu pressentir son entrée, mais la sentir, jamais, et sa sortie non plus» (Sermon 74 sur le
Cantique).
354
Jean de la Croix, témoigne de l’idéal spirituel de Turner : «their motive is personal peace
rather than God» (extrait de La Nuit obscure de Jean de la Croix, DG, p. 242).
L’attitude de Turner est celle d’un sujet concerné par la spiritualité dans une
confession, en l’occurrence dans la foi chrétienne, d’un sujet animé par une
préoccupation spirituelle chrétienne. Nous avons rencontré une attitude semblable dans
le DVS, pour lequel l’important n’est pas l’expérience mystique elle-même, mais de
savoir si l’expérience est chrétienne ou ne l’est pas. À la différence que Turner déplie
des intelligences anthropologiques là où le DVS ne rencontre qu’aporie. Le DVS ne
théorisant pas l’expérience comme telle accepte d’emblée la définition expérientaliste de
la mystique qu’elle constate faire problème et se rabat sur l’identité chrétienne, imposée
comme devoir plutôt qu’advenue de signification. C’est pourquoi le DVS n’a pas tort
mais n’a pas raison non plus. Il laisse le sentiment d’un discours qui arrive à des
conclusions incontournables, mais à des conclusions qui sans être fausses ne sont pas
basées sur les bonnes raisons, sur le fond du problème. On pourrait dire que le DVS
maintient l’importance de la structure chrétienne trinitaire par intuition. Cette situation
épistémique ne serait vraisemblablement pas un précédent pour la théologie chrétienne,
comme l’a remarqué François Martin à propos des encycliques Providentissimus Deus
de Léon XIII et Spiritus Paraclitus de Benoît XV : «Au crédit du magistère romain
reconnaissons qu’ainsi, sans en avoir vraisemblablement l’intention explicite, il sut
défendre et protéger le texte à lire dans la forme sémiotique où il est donné» (Pour une
théologie de la lettre, p. 61). Il est important pour l’intelligibilité du christianisme dans
l’épistémè contemporaine de savoir qu’on peut fournir des explications signifiantes sur
le plan anthropologique à ce que le magistère et la tradition ont maintenu d’un point de
vue normatif.
même paradigme épistémique, les résultats des lectures sémiotiques des divers auteurs
présentent des interprétations qui ne sont pourtant pas identiques. L’identité des
résultats, c’est-à-dire la production de résultats identiques, critère de validation dans
d’autres sciences, n’est pas un critère de validation herméneutique. Non identiques, les
résultats ne sont quand même pas contradictoires et apparaissent complémentaires entre
eux. Cette disparité introduite dans du semblable laisse de l’espace pour une heuristique.
Ces lectures permettent d’espérer un avenir pour une relecture des textes de la tradition
chrétienne. Car, qu’est-ce que la «vie intérieure», sinon le terrain en même temps que
l’impasse de la spiritualité?364
364
Deux critiques de penseurs contemporains sur l’expérience spirituelle valent d’être citées : «le discours
arrogant de l’illumination intérieure et de l’indicible [...] doit être révoqué car [il unifie] le sujet» (Badiou,
Saint Paul : la fondation de l'universalisme, p. 68) ; «l’intériorité, (fût-ce sous le nom d’expérience ou
attitude spirituelle), cette forme bourgeoise du théologique» (Belo, Fernando, Lecture matérialiste de
l'Évangile de Marc, p. 13). On remarquera que Badiou, sans aucune intention théologique, révoque le
discours de l’«unité mystique» au nom de la (nécessaire) division du sujet.
365
Rappelons, pour exemple, dans l’article du DCT, le rapprochement, qui reste non thématisé, entre la
structure trinitaire de l’âme et la question du sujet. Trop souvent, il nous semble qu’on peut dire la même
chose des textes théologiques : qu’ils sont pleins de bonnes intuitions mais qu’ils ne peuvent les justifier.
356
qui leur permettrait d’en rendre compte et de leur rendre justice. Peut-être ont-ils trop
tendance au plein justement. Il est possible que le désir d’unité, responsable de la
valorisation des similitudes bien attestée dans les trois textes, ne supporte guère la
méthode comme telle, puisqu’elle établit une distance, un écart entre le sujet de
l’énonciation (aussi bien l’énonciataire que l’énonciateur) et son désir366. Il est d’ailleurs
remarquable que ces textes sont très peu référencés sur le plan de la méthode. En tant
qu’énonciataires de la mystique, les énonciateurs de ces articles sur la mystique nous
semblent motivés par un désir unitaire qui est l’une des formes du désir mystique.
Écrivant sur la mystique, l’énonciataire est animé lui-même par un désir mystique
(entendons désir d’unité). À cet égard, la conception littéraire de la mystique que nous
avons cité en introduction paraît exemplaire de la conception unitaire que l’on se fait
généralement de la mystique : «Une longue tradition rapproche l’expérience poétique de
l’expérience du sacré, voire de l’extase mystique d’une rencontre unitive entre le poète
et le monde». Nous nous demandions pourquoi la mystique paraissait source
d’inspiration dans certains domaines mais problématique en théologie et dans les
disciplines qu’elle concerne sur le plan épistémique (de la connaissance). Nous pouvons
maintenant avancer que lorsque la mystique est considérée au premier degré, au sens de
désir d’unité, elle est source d’inspiration certes, mais non questionnée, non libérée du
fantasme unaire.
366
La «méthode, celle-ci n’étant rien d’autre que cette construction de la distance entre lui [le sujet
épistémique] et le système des objets qu’il observe» (Raymond Lemieux, L’intelligence et le risque de
croire, p. 48).
357
spirituelle est distanciée de l’unitaire mais reste préoccupée par le désir d’identité, par le
désir de départager ce qui est chrétien de ce qui est mystique. En conséquence, le désir
d’unité est thématisé dans une problématique dualiste où il se situe en opposition à une
attitude chrétienne. Cependant, cette position réputée chrétienne n’est pas thématisée
autrement que par une normativité, une déontique (un /devoir faire/) qui s’impose au
chrétien. Quant au Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, son titre même
devrait alerter sur sa position binaire : en effet, la mystique n’était admise, dans
l’épistémè du DSAM, au départ, qu’en liaison à une ascétique ; le Dictionnaire a, au fil
du temps, révisé cette position puisqu’il est dénommé simplement le Dictionnaire de
spiritualité (DS) dans les volumes plus récents. L’attitude épistémique du DSAM est
binaire, préoccupée par un désir de scientificité qui se manifeste dans une problématique
de l’authenticité (vrai/faux, réel/irréel). Dans le Lalande, la mystique est comprise
comme désir d’unité et attitude unitaire ; mais sans théorisation du désir, dans un cadre
rationaliste binaire, le désir ne peut qu’être disqualifié et relégué dans l’irrationnel, ce
qui est signifié par la dernière acception en date, l’acception péjorative du terme
mystique.
Les attitudes épistémiques unitaires, dans les articles épistémiques, sont souvent
intégrées dans une problématique binaire, du fait de la valorisation et de l’axiologisation.
Lorsque la position unitaire est la seule valorisée, toute autre position se trouve
dévalorisée et paradoxalement l’attitude se binarise, séparant l’unité de ce qui ne l’est
pas ou lui fait obstacle. On se retrouve donc dans la situation paradoxale où l’énoncé
valorise l’attitude unitaire dans une énonciation foncièrement binaire ou dualiste367. Ce
qui n’est pas le cas dans l’énonciation mystique (celles des énonciateurs mystiques) qui
présente des énoncés unaires, oxymoriques et tautologiques, dans une énonciation
trinitaire. Dans le DCT, l’attitude unitaire de l’énonciateur est aux prises avec la
problématique de l’authenticité (vrai/faux, réel/irréel) et avec l’aporie de l’opposition
réalité/langage. Dans l’Encyclopédie des mystiques, l’attitude unitaire de l’énonciateur
fortement axiologisée produit une dualité constante et finalement une attitude binaire
367
Nous avons également observé cette situation énonciative dans une étude d’un ouvrage de spiritualité
bouddhique : «Pratique de la voie tibétaine : au-delà du matérialisme spirituel par Chögyam Trungpa :
une analyse de discours», 1999, 21 p., non publié.
358
Les attitudes épistémiques sont donc reliées à une métaphysique qui les sous-
tend. C’est dire en même temps qu’une épistémè a toujours sa métaphysique. C’est dire
encore, une attitude épistémique étant animée par un désir, qu’une métaphysique est
aussi forcément animée par un désir. Nous pensons que la métaphysique elle-même est
une élaboration du désir368. L’épistémologie, — dans le sens général que nous lui
donnons dans cette thèse, soit éthique de la connaissance en général ou attitude
épistémique éthique du sujet — est donc liée au désir en tant qu’éthique du désir :
critiquer une métaphysique, c’est critiquer une forme de désir. C’est pourquoi nous
parlons de conversion épistémologique dans la mystique chrétienne, au sens sémiotique
de transformation, d’une attitude à une autre, en l’occurrence d’un désir de logique
unitaire à un désir de logique trinitaire.
368
«Les connaissances renvoient dès lors leurs producteurs et leurs utilisateurs aux aspirations qui les
motivent, à ce qu’ils vivent comme un manque à combler, bref au désir plus ou moins obscur qui les
habite.» (Lemieux 1999, p. 42, souligné dans le texte)
360
tourner vers/ et /ce vers quoi/ est orienté le mouvement, l’objet. Si nous considérons le
deuxième élément de signification, l’objet du mouvement, la problématique est binaire :
il s’agit de /se tourner vers/ un objet plutôt qu’un autre. Dans la définition religieuse de
«conversion», «Dieu» est considéré comme un implicite, puisqu’il est mis entre
parenthèses369. D’où, probablement, le sens courant et normatif (et de logique binaire)
qu’il a pris en christianisme, selon la première définition donnée par le Petit Robert : «le
fait de passer d’une croyance considérée comme fausse à la vérité présumée». Cette
définition de la conversion s’en tient à une logique de l’objet et à une logique binaire. Ce
qui signifie que par «conversion» on entend nécessairement se tourner vers Dieu en lieu
et place d’un autre objet. Si nous considérons maintenant le premier élément de
signification, le mouvement /se tourner vers/ dans conversio comporte également une
forte connotation de changement, de transformation par le renversement370, et pas
seulement par l’orientation. Le terme «conversion» comporte donc l’idée sémiotique de
transformation (élémentaire), de renversement d’une situation sémiotique donnée en son
contraire (donc de la conjonction en disjonction et vice versa), ce qui est encore un
mouvement de logique binaire. Nous avons vu, lors de l’analyse de la vision de sept ans
de Marie de l’Incarnation, une relation décisive s’établir entre Dieu et le sujet mystique,
sous le signe du désir unitaire. Dans la vision du sang, moment considéré par la
tradition, et à la suite de Marie de l’Incarnation elle-même, comme sa conversion au
sens religieux, nous avons assisté à la transformation d’une situation épistémique de
méconnaissance à une situation de constat d’ignorance porteur d’un déplacement d’ordre
éthique, où le sujet (du désir) modalisé en tant que sujet thymique dans la première
vision, se voit modalisé en sujet (du désir) éthique (ou sujet éthique tout en demeurant
sujet du désir) dans la seconde vision. La conversion opérée dans la vision du sang ne
peut donc pas être considérée comme relevant simplement du mouvement de se tourner
vers Dieu puisque, à partir de la première vision, le sujet mystique était déjà (tout)
orienté vers Dieu. En quoi peut donc consister la conversion (vers Dieu) d’un sujet qui
369
On remarquera ici le même genre de procédé de mises entre parenthèses que nous avons vu chez De
Certeau, dans l’expression «la présence (de Dieu)» : «L’écriture que je dédie aux discours mystiques de
(ou sur) la présence (de Dieu) a pour statut de ne pas en être» (FM, p. 9) (voir supra p. 226-227).
370
Goelzer, Dictionnaire latin-français, Flammarion — et Picoche, Dictionnaire étymologique du
français, Le Robert.
361
était déjà tout tourné vers Dieu? Dans cette situation, la problématique de la conversion
ne peut plus viser l’objet. Nous proposons que la conversion, dans le parcours de Marie
de l’Incarnation, tienne en ce que le sujet du désir unitaire (sous la forme du désir
érotique, l’une des formes du désir unitaire) se reconnaît comme sujet divisé, ici en
l’occurrence, divisé de l’objet de son amour par le péché. La problématique de la
conversion concernerait ici le sujet et non l’objet de la conversion.
Dans une telle logique (trinitaire), la jouissance unaire (la conjonction) n’est pas niée
mais réorientée, en quelque sorte, hors de l’autoréférentialité. Dans une telle logique
(trinitaire), l’alternative binaire (la disjonction) perd son caractère d’essentiel ou de
nécessaire (vrai ou faux?) pour devenir contingente à un troisième terme, relative à une
371
Deux grandes figures du christianisme témoignent de ces logiques du désir. On pensera à la conscience
aiguë de la division du sujet chez saint Paul et bien sûr à saint Augustin, l’un des théoriciens de la Trinité
chrétienne, converti du manichéisme (de logique binaire) au christianisme (de logique trinitaire).
372
François Martin, Pour une théologie de la lettre, p. 196.
362
373
«la mesure de l’amour c’est d’aimer sans mesure» (Marie de l’Incarnation, La Relation de 1654, p.
401).
374
Dans la définition du «terme «coexistence» du Petit Robert : «existence simultanée», il est assez
remarquable que l’exemple retenu soit celui de la Trinité chrétienne : coexistence des trois personnes
divines». Comme quoi, bien que probablement inconsciemment, la Trinité chrétienne est encore
paradigmatique.
363
L’entrée du sujet dans le langage ne se fait pas sans perte ni sans représenter une
potentielle source de souffrance pour le sujet. Le petit d’homme a son origine dans une
relation fusionnelle, intra-utérine d’abord et ensuite dans le stade oral, transition de la
matrice de chair à la matrice culturelle. Au stade oral, l’infans ne rencontre qu’une
altérité faible, puisque le premier autre comble ses besoins de survie et répond à ses
demandes. Cet autre fait partie de lui-même, il est de l’ordre du même (altérité faible).
Mais cet autre n’est pas tout, il a des manques et il a un autre (et un Autre). L’altérité
faible est constitutive du sujet, ce qui en fait un sujet divisé, à l’origine, mais sous la
375
En ce sens, Lacan a forgé le terme «parlêtre», pour indiquer la constitution langagière de l’être humain.
364
376
La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en
m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est
constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui
à son tour se désigne par je. [...] De ce fait, je pose une autre personne, celle qui, tout extérieure qu’elle est
à «moi», devient mon écho à qui je dis tu et qui me dit tu. [...] aucun des deux termes ne se conçoit sans
l’autre ; ils sont complémentaires mais selon une opposition “intérieur/extérieur”, et en même temps ils
sont réversibles. Ainsi tombent les vieilles antinomies du “moi” et de l’ “autre”, de l’individu et de la
société [...] C’est dans une réalité dialectique englobant les deux termes et les définissant par relation
mutuelle qu’on découvre le fondement linguistique de la subjectivité.» (Émile Benveniste, Problèmes de
linguistique générale, p. 260).
377
«“Je” et “tu” est la dyade de l’amour» (D.R. Dufour, Les mystères de la Trinité p. 91). «Comme rien,
dans le schème unaire, ne vient absolument garantir notre présence et que les preuves se renversent en leur
contraire, il nous reste alors à nous contenter de nous éprouver mutuellement comme coprésents l’un à
l’autre — la dyade “je-tu” est l’organe de cet échange» (p. 92). «Dans l’apprentissage des relations
d’inversibilité entre les “deux premières personnes”, déduites du rapport “je-tu” isolé par Benveniste, la
phase orale représente en quelque sorte le premier temps» (p. 285).
365
structure trinitaire : il intègre soi (je), l’autre (tu) et l’Autre (il). Il faut trois personnes
pour faire un être humain378.
378
Il semble que ce phénomène langagier, le système des trois personnes verbales, soit universel, bien que
l’organisation des personnes, et notamment la priorité qui leur est acccordée, varie considérablement selon
les cultures, ce qui fait que chaque système verbal est original (Benveniste, Problèmes de linguistique
générale, p. 227). La fonction sociale de ces variations est la plus évidente dans des langues comme le
coréen ou le japonais, par exemples, qui doivent tenir compte du rang social du sujet et de l’interlocuteur
(p. 226). Mais il n’est pas exclu que ces variations rendent compte également des subjectivités. Dans cet
esprit, Benveniste a remarqué la transcendance du je en culture occidentale : «Cette polarité [des
personnes verbales je et tu] ne signifie pas égalité ni symétrie : “ego” a toujours une position de
transcendance à l’égard de tu» (p. 260). La «subjectivité» qui se construit dans un système où le je est en
position de transcendance implicite représente un univers subjectif qu’on peut supposer fort différent de
celui qui se construit dans un système où la “première personne” correspond à notre troisième personne
(il/elle) et la “dernière personne” à notre première, comme dans la grammaire de l’Inde (p. 225).
366
personnes» pour faire ce Dieu. C’est dans la structure de cet Autre singulier, figuré et
nommé, qu’il faut chercher la spécificité de la mystique chrétienne.
La théologie chrétienne pose qu’il faut trois personnes pour faire Dieu. Dans la
perspective d’une anthropologie du langage, on a dit qu’il faut trois personnes pour faire
le sujet humain. Est-ce qu’une telle homologie de structure peut être pure coïncidence?
Le premier rapport que le sujet entretient avec son désir est de structure
tautologique et de dynamique autoréférentielle (revenir sur soi, rapporter à soi) ; nous
l’avons appelé tout au long de cette thèse désir d’unité. La tautologie est une logique du
langage. Forcément vrai de par sa structure (Wittgenstein), l’énoncé tautologique (ou
unaire), présente cependant un défaut : il fait défaut sur le plan de la signification, il ne
fournit pas de sens sémantique seulement un sens de direction, un mouvement
centripète. D’où le vertige et le vide que provoque ce mouvement de la pensée se
retournant sur elle-même. D’où aussi la jouissance que provoque ce mouvement sans fin
de la pensée par lequel je se perd en attestant son être. L’énoncé unaire typique est sorti
de la bouche de Yawhé-Dieu : «Je suis celui qui suis». Mais justement, Dieu n’est pas
un sujet humain. Si Dieu peut se prévaloir de l’identité unaire sans s’y perdre, pour le
sujet humain, la logique unaire n’est pas viable à long terme. Elle est cependant une
structure obligatoire, parce qu’elle est source de jouissance. C’est de cette étape du désir
que provient la foi et l’espérance. Car cette structure s’appuie sur une relation elle-même
obligatoire en raison de l’état de dépendance absolue où se trouve le petit humain (le
sujet de désir) à sa naissance. L’autre qui assure survie et subsistance permet (rend
possible) le sentiment unaire où se forge le narcissisme primaire. Cette première
structure est porteuse de foi, foi en la jouissance, et d’espérance, espérance de
jouissance.
379
Cet énoncé n’a pas manqué d’être remarqué par la psychanalyse, par Julia Kristeva notamment (Au
commencement était l’amour : psychanalyse et foi, Histoires d’amour).
368
Geninasca a bien décrit dans le «comportement» du «sujet voulu»380, dont nous avons
dénoncé la faiblesse voire la lacune sur le plan de l’identité (le sujet voulu n’a pas
d’identité) (supra p. 293). La question de la motivation du sujet éthique n’est pas
nouvelle mais son ancrage dans une anthropologie sémiotique permet de sortir de
l’alternative thymique/symbolique, — ou le ressenti ou le symbolique, ou l’individu ou
l’institution, ou le vouloir ou le devoir —, en démontrant la nécessaire articulation entre
les deux. Dans le parcours mystique, parce que le désir de l’Autre a son origine dans le
désir unaire, dans la jouissance, le sujet du symbolique n’est pas exilé du thymique, il y
puise le pouvoir de la motivation (le /pouvoir vouloir/). La théorisation sémiotique
donne au symbolique la place qui lui revient sans refouler pour autant le thymique.
380
«lieu de désir et de crainte, défini par la naturel de son existence thymique, il est incapable de projets,
de faires subordonnés au savoir et au vouloir qui régissent les intentions préalables. En l’absence de la
structure modale requise pour accomplir l’acte fondateur de l’assomption, il n’est pas en mesure [...]
d’assumer [...] la responsabilité de ses actes ou de prendre en charge la vérité de ses dires» (La parole
littéraire, p. 32).
369
l’union) prend l’Autre comme autre, mais la structure même de cet Autre lui interdit de
s’arrêter à la relation unitaire. Comme nous l’avons vu chez Marie de l’Incarnation, le
sujet mystique est passé du désir d’unité à la conscience de sa division qui interdit, à
partir de cette étape irrémédiable, le retour à la forme fantasmatique du désir d’unité.
Comme nous avons pu le remarquer également, le mystique est un pourfendeur
d’illusions, s’en remettant constamment à un autre — le directeur spirituel, le
confesseur, le ou la supérieure — pour dégager son rapport au grand Autre de
l’imaginaire. Mais le sujet mystique dépasse (va au-delà) également la forme
fantasmatique (paranoïaque) de la division, puisqu’il maintient son désir d’unité malgré
la reconnaissance de sa limitation, voire de son impossibilité, puisqu’il tient ensemble
l’unité et la division constitutive du sujet dans le désir de l’Autre, porteur du sens. De
cette manière encore, ce Dieu soutient le désir humain dans ses mutations vers
l’intégration de la perte du sentiment de totalité et du rapport d’immédiateté à la réalité,
source de souffrance, mais également passage obligé d’humanisation.
Si le mystique prend l’Autre comme son autre, l’Autre demeure ce qu’il est dans
le substrat symbolique qui est le sien, en l’occurrence, le Dieu des Écritures chrétiennes.
Comme nous espérons l’avoir démontré, il y a précédence du symbolique sur
l’expérience pour le mystique chrétien. La structure trinitaire de ce Dieu est donc
corollairement prééminente à d’autres formes structurantes du désir, dont au premier
chef à la structure unaire et au deuxième chef à la structure binaire. C’est pourquoi, s’il
est tenté de se perdre en Dieu et s’y perd effectivement pour un moment, le mystique
chrétien en revient toujours. C’est aussi pourquoi le mystique chrétien ne verse pas dans
un manichéisme ou un moralisme paranoïaque (aimer ou tuer) : la dialectique de
l’alternative ne se pose pour le mystique qu’en rapport avec l’Autre. Les termes de
l’alternative ne valent pas en eux-mêmes et pour eux-mêmes (la vie/la mort, la
jouissance/la souffrance) mais au regard de l’Autre (dont l’une des principales figures
chrétienne est «la volonté de Dieu»).
CONCLUSION GÉNÉRALE
Nous avons misé sur une théorie relevant du paradigme du langage, la théorie
sémiotique de l’énonciation, pour relire et expliciter ce qui se joue dans et à propos de la
littérature spirituelle chrétienne, dans une perspective d’anthropologie théologique et de
théologie spirituelle. Nous sommes rendus au bilan et à la prospective. Le premier
élément du bilan portera justement sur la méthode de lecture et le cadre théorique choisis
et les avancées anthropologiques qu’il permet en théologie spirituelle. Le second
élément du bilan résumera et justifiera une série de démystifications conséquentes à la
mise en oeuvre d’une lecture sémiotique de textes mystiques chrétiens et de textes
traitant de la mystique. Une thèse est un parcours dont l’intérêt réside autant (et peut-être
même surtout), dans l’exposition et la transparence de son élaboration, que dans son
terme. Mais ce n’est évidemment qu’un parcours dans un immense potentiel de
recherche. Ce qui fait qu’à sa fin, une thèse prend une allure de commencement. Dans la
partie prospective de la conclusion nous indiquerons quelques unes des voies de
recherche ouvertes par les résultats de la thèse. La thèse étant interdisciplinaire, la
prospective le sera tout autant. La littérature spirituelle est un carrefour qui intéresse, en
plus de la théologie, des disciplines des sciences humaines, et au premier chef la
littérature et l’anthropologie. Nous tenterons donc une prospective dans ces trois
champs, littérature, anthropologie et théologie, dans l’objectif d’indiquer l’impact de
notre recherche sur des questions actuelles, existentielles et sociales, qui se posent à
notre monde contemporain et impliquent l’avenir.
371
Épistémologie et spiritualité
Une certaine idée de négativité ouvrait donc cette thèse : négativité du sujet,
théologie négative, anthropologie négative. Idée difficile à admettre, voire même
impensable dans une épistémè positiviste où le rendement domine les corps et les
esprits. Idée qui semble au premier abord à contre-courant et qui aura peut-être indisposé
le lecteur : que peut-on faire en partant sur une base négative? L’indisposition aura été à
la mesure de l’emprise de la valorisation du positivisme. Nous espérons avoir ébranlé la
fibre positiviste et démontrer que la soustraction n’est pas une opération honteuse,
qu’elle est même nécessaire pour l’advenue d’un sujet éthique du désir, et qu’elle porte
une grande fécondité : la soustraction produit paradoxalement un surplus, voire un
excès, c’est l’une des leçons à tirer des mystiques. Nous espérons avoir suggéré qu’une
telle anthropologie entraîne avec elle une attitude d’humilité urgente dans le contexte
actuel, à un moment de l’histoire où la vanité humaine atteint des proportions
inhumaines. Au moment où l’humain s’approche de la possibilité de réaliser son
immortalité dans la réalité et non seulement dans un univers virtuel, on peut se demander
avec inquiétude qui, ou quoi, bénéficiera d’une telle survie. Il fut un temps où l’on
s’inquiétait de la nature de l’humain dans l’opposition homme/animal, en désirant bien
381
Sur le «marché» actuel des spiritualités, une problématique de la spiritualité en opposition à un
«matérialisme spirituel» était l’apanage de maîtres spirituels orientaux, surtout bouddhistes. Le tibétain
Chögyam Trungpa, par exemple, en a fait le propos d’un des ses ouvrages : «Pratique de la voie
tibétaine : au-delà du matérialisme spirituel, Paris, Seuil, 1976 (Points)».
372
On a longtemps (voulu) penser que le sujet humain était une âme, une substance
spirituelle, une chose ou un être donc. Or, en toute logique, le spirituel ne peut être
substantiel. Avec une anthropologie fondée sur le langage, la subjectivité est le produit
du langage et elle n’a donc une consistance que langagière. François Martin, théologien
et sémioticien, avait nettement perçu cette dimension lorsqu’il disait, dans un énoncé à
prendre «à la lettre» : «le texte scripturaire inclut en lui-même le processus qu’il a la
charge de mettre en oeuvre : l’institution de la subjectivité»384. Or, nous pensons que le
discours mystique (chrétien) rend compte de cela, de «l’institution de la subjectivité» par
le texte : alors que «le religieux» s’ancre dans un système symbolique particulier, ayant
une cohérence particulière, le discours mystique chrétien rend compte de surcroît, à
l’intérieur du système symbolique particulier qui est le sien, d’un processus plus
archaïque et plus fondamental, du dispositif symbolique lui-même que constitue le
langage et qui fonde la subjectivité (du moins occidentale). Mais aussi, François Martin
était conscient de la difficulté, voire du refus, qu’une telle perspective allait susciter :
«au fond nous avons peine à admettre que la subjectivité puisse être une affaire de
382
Faut-il le rappeler, «qui veut faire l’ange fait la bête» (Pensées, dans l’édition établie par Michel Le
Guern, Gallimard, 1977, § 572).
383
La culture d’anticipation populaire offre à profusion des modèles de combinaison homme-machine, de
l’intelligence artificielle à la «sexmachine». Elle n’est pas loin des réalisations possibles et des aspirations
et prétentions de la techno-science.
384
Pour une théologie de la lettre, p. 446.
373
385
François Martin prend ici à son compte un énoncé de Pierre Legendre, tiré de L’inestimable objet de la
transmission : études sur le principe généalogique en Occident, Paris, Fayard, 1985, p. 91.
386
Chantal Théry, à propos de Marie de l’Incarnation, laisse tomber, comme si c’était une évidence : «Et,
comme bien des intellectuel/le/s, elle avoue :[...]» («Chemins de traverse et stratégies discursives chez
Marie de l’Incarnation», Laval théologique et philosophique, juin 1997, p. 310).
374
au «postmodernisme», mais que nous nous contentons pour notre part d’associer au
paradigme du langage. La richesse de l’interprétation des écrits spirituels dépend en
grande partie de la compétence des instruments intellectuels qui doivent se montrer à la
hauteur, pourrait-on dire, de ces textes. Mais la question n’est pas que d’ordre
intellectuel et épistémique, c’est ce qu’il importe de souligner pour la théologie
chrétienne. Lorsque Turner appelle de ses vœux un meilleur appareillage intellectuel en
théologie spirituelle, il ne s’adresse pas qu’aux théologiens chercheurs, il vise également
les «spirituels», les esprits orientés vers la spiritualité387. Ce qui est en cause c’est, plus
que la théologie spirituelle, la spiritualité elle-même et la spiritualité chrétienne en
particulier. Dans une visée pragmatique, nous pensons que la théorisation des formes du
désir mystique peut contribuer à fournir des critères de discernement en spiritualité
chrétienne.
387
«Whether there is anything in all this to appeal to the contemporary student of ‘mysticism’ or the
contemporary ‘practitioner’ of spirituality I am rather more inclined to doubt : at any rate they will have
little to gain and much misinterpretation to contribute until such time as ‘spiritually’ minded Christians
and scholars of ‘mysticism’ alike equip themselves intellectually so as to understand the coherence [...]
and the prescription of [a] Meister Eckhart [...]» (DG, p. 272).
375
Nous tenterons maintenant de faire le bilan des avancées que nous aura permises
la sémiotique de l’énonciation sur la question de la mystique en particulier et de la
spiritualité en général. Plusieurs des résultats de cette thèse vont dans le sens d’une
démystification de la mystique — et la thèse générale, bien sûr : la conversion
épistémologique réalisée par les énonciateurs mystiques chrétiens, du désir d’unité au
désir de l’Autre, constitue une démystification de la mystique entendue au sens de désir
d’unité. La question résiduelle serait donc : «Est-ce que la démystification, avec tout
l’arrière-plan de déconstruction qu’elle connote, peut constituer une avancée?» Nous
pensons que oui pour deux raisons.
Du désir d’unité
388
Dans l’Encyclopédie des mystiques.
389
Dans le DVS.
377
Le discours spirituel courant fait cas d’une recherche d’un certain état ou
sentiment d’existence, décrit comme une paix intérieure, un état psychologique paisible,
harmonieux, réconcilié, d’entente avec soi-même et avec le monde. Cette attitude est
celle du désir d’unité : — désir d’une unité enfin réalisée en soi-même qui supprimerait
une fois pour toutes la division du sujet — et désir d’une unité avec le monde, sans
division, sans conflits, ce qui risque fort d’impliquer «sans différences». C’est l’idée (ou
l’idéologie?) qu’on se fait généralement de la spiritualité (du moins en Occident, et c’est
l’idée qu’on se fait en Occident, à tort ou à raison il faudrait voir, de la spiritualité
orientale). Or, cette manière d’être et de s’éprouver a toutes les caractéristiques de ce
que la psychanalyse freudienne a identifié comme l’«homéostasie», la tendance de
l’organisme à réaliser le principe de plaisir390, à réduire les tensions et les excitations, en
induisant à l’état de satisfaction et de repos. L’état de quiétude et de repos est du côté de
la «pulsion de mort»391, de l’extinction des excitations et des tensions, ce qui a suggéré à
Freud qu’il existe une liaison entre le plaisir et l’anéantissement. Qu’une attitude
spirituelle aspirant à la paix et donc à la fin de la division (désir d’unité) soit de l’ordre
de la pulsion de mort pose évidemment des questions incontournables à la spiritualité
chrétienne et l’enjeu est considérable pour cette spiritualité censée être toute tournée
vers «la vie» (promue au rang de «Vie»). En fait, et c’est ce qu’il importe de voir, cette
attitude ne coïncide pas avec l’attitude des mystiques eux-mêmes, caractérisée par un
390
«Pour S. Freud, le principe de plaisir [...] peut être conçu sur le modèle de l’apaisement d’un besoin, lié
à la satisfaction des pulsions d’autoconservation mais, par lui-même il tendrait vers une déréalisation. [...]
Il est par ailleurs surtout présenté comme principe de diminution de la tension [...] De plus, l’existence
d’un au-delà du principe de plaisir vient interroger, à partir de l’hypothèse de la pulsion de mort, sur ce
que l’homme recherche effectivement. La notion lacanienne de jouissance constitue une tentative pour
résoudre ces difficultés» (Chemama et Vandermersch, article «Plaisir (principe de)», p. 320-321).
391
Freud place la pulsion de mort «à la base du principe premier de fonctionnement de l’appareil
psychique. Ce dernier repose sur la tâche — jamais achevée, toujours à recommencer — qui consiste à
rabaisser l’excitation, et donc, la tension de l’organisme, au degré le plus bas possible. À première vue,
c’est la recherche de la satisfaction — le principe de plaisir — qui ramène le sujet, par la décharge
pulsionnelle, à ce point d’étiage. Mais plus fondamentalement, Freud y voit aussi l’expression de la
pulsion de mort puisque ce retour au point de départ, au niveau minimum d’excitation, est en quelque
sorte l’écho de la tendance qui pousse l’organisme à revenir à son origine, à son état premier de non-vie,
c’est-à-dire à la mort. (Chemama et Vandermersch, article «Pulsion de vie - pulsion de mort», p. 358).
378
parcours qui n’a pas pour terme une unité dans le repos. Le propre de la quête mystique
est de ne jamais se satisfaire en deçà de Dieu, insaisissable et transcendant. Comme nous
avons pu le voir se déployer dans cette thèse, le mystique ne s’en tient pas au désir
d’unité. Il a même une conscience aiguë de la division du sujet. Une mystique comme
Marie de l’Incarnation jouit de l’unité momentanément réalisée dans l’imaginaire, sans
culpabilité, et, sur la base de l’espérance que consolide cette jouissance, passe à autre
chose, à l’action pragmatique, dans son interprétation de la volonté de l’Autre bien-aimé.
Car l’unité n’a pas, et par conséquent ne peut pas donner, de «sens». L’unité ne
va nulle part ailleurs que dans un rapport autoréférentiel du sujet à lui-même. Si l’unité
procure la jouissance de l’ipséité, elle ne donne aucun sens à l’existence dans la réalité
intersubjective. La recherche de l’unité, si elle est vécue de manière exclusive, ne
favorise pas l’articulation de la dimension subjective à la dimension sociale, qui est
autant constitutive de l’être humain. L’identité par l’unité est toutefois nécessaire
comme étape de la constitution du sujet, celle de la formation d’une structure qui puisse
accueillir la foi et l’espérance en la possibilité de la jouissance. Sans cette structure, le
sujet n’a pas de base sur laquelle appuyer et intégrer les autres étapes du parcours du
désir. C’est pourquoi, si nous le démystifions en tant que valeur ultime, nous ne
dénigrons pas le désir d’unité dans cette thèse, nous ne faisons qu’indiquer qu’il ne peut
379
représenter le tout du désir, la seule forme ou la principale forme du désir humain, sans
le réduire ou le trahir.
De l’ineffable
De l’expérience
«idéologie» de l’«intériorité» (supra p. 352), l’intériorité étant l’une des figures du désir
d’unité. La spiritualité peut facilement donner dans l’impasse du désir d’unité et alors
mériter les qualificatifs de «discours arrogant» (Badiou) ou de «forme bourgeoise du
théologique» (Belo). Pour que la quête spirituelle ne tombe pas dans l’errance intérieure
et fantasmatique, il est primordial, au sens fort de ce qu’il faut faire en premier, de
reconnaître la précédence du symbolique.
Prospective littéraire
392
Par contre, la prétérition a fait l’objet d’études de théorie littéraire sur lesquelles il serait possible de
s’appuyer, telles une récente étude de Danielle Forget (Figures de pensée, figures de discours, Québec,
Éd. Nota bene, 2000). Philippe Hamon a aussi traité de la prétérition dans un sens en cohérence avec notre
problématique et notre approche (dans Du descriptif, Paris, Hachette supérieur, 1993).
382
maintenir l’apophatisme dans le discours mystique moderne, dans le discours qui se fait
récit d’une expérience subjective. L’hypothèse s’avère en tout cas congruente avec
l’observation de Certeau selon laquelle le déplacement opéré à la modernité dans le
discours mystique a consisté justement à privilégier l’énonciation sur l’énoncé393.
393
Voir supra p. 328. Ce qui pouvait avant être assumé sur le mode énoncif et propositionnel, ne peut plus
être assumé que sous le mode énonciatif de la subjectivité.
394
«Contrairement cependant à la plupart des discours religieux […] , ils [les discours esthétiques]
assument — pour traduire […] ce qu’on pourrait appeler leur “épistémologie implicite” — le statut
véridictoire, et donc relatif, de tout univers de croire, de tout dire.»( J. Geninasca, La parole littéraire, p.
99-100).
383
propre attitude épistémique et finalement son propre désir. Ce que, pour paraphraser et
nuancer le propos de Geninasca, il est douteux que la plupart des discours poétiques
assument ou réalisent. Il serait intéressant de vérifier cette hypothèse dans des discours
poétiques et des discours mystiques, pour voir quelle est la consistance des uns et des
autres sujets.
Voilà deux projets, — d’ailleurs reliés dans leur contenu puisque l’établissement
de l’identité du sujet de l’énonciation passe par le style, une notion qui peut être
redéfinie sémiotiquement en tant que stratégie énonciative —, relevant d’une
interdisciplinarité entre littérature et théologie. Mais la relecture de la littérature
spirituelle que permet la sémiotique de l’énonciation peut soutenir un nombre
inépuisable de problématiques relevant de ces deux domaines.
Prospective anthropologique
dans notre culture est symptomatique. L’image, parce qu’elle produit un simulacre de
l’effet d’immédiateté tant désiré, est l’un des aspects sous lequel le symbolique s’efface.
Le slogan «une image vaut mille mots», par exemple, met en évidence l’effet émotif de
l’image mais tend à dévaloriser le texte, les mille mots qui donneraient pourtant à
l’image sa dimension humaine en la situant dans un cadre de réflexion humain395. La
priorité accordée à l’expérience sur le symbolique est une autre façon de banaliser la
médiation du texte : le texte y perd sa dimension de travail à faire, à la lecture autant
qu’à l’écriture. Il devient un simple mode d’emploi, un aide-mémoire, une légende à
apposer au bas du tableau imaginaire et émotif de l’expérience.
395
«Du tableau qui fait jouir aux commentaires qui font comprendre» (De Certeau, FM, p. 73).
385
contemporaines396, il faut des lieux pour le faire. Et si, toujours en accord avec Raymond
Lemieux, la responsabilité de la transmission du symbolique est aussi du côté de
l’écoute397, nous proposons de considérer la lecture comme un de ces lieux où peut se
penser l’Autre. Que la théorie et la pratique de la lecture sémiotique se prête bien à cet
objectif est une conséquence du fait que l’Autre est une catégorie intégrée à
l’anthropologie sémiotique et que partant, la considération de l’Autre ne peut pas être
exclue de cette lecture. La lecture sémiotique demande une suspension de la satisfaction
dans la lecture équivalente à la suspension de la satisfaction du désir nécessaire à la
symbolisation. La lecture ordinaire est un acte de langage immédiat, non débrayé, non
distancié. La lecture sémiotique nous offre un instrument de distanciation heuristique qui
dérange, parce que «le lecteur est face au texte comme le sujet face à son désir»398.
Prospective théologique
396
«quand aucune figure de l’Autre n’arrive plus à s’imposer dans la culture, quand les figures de l’Autre
sont ouvertes à l’infini, le sujet y trouve certes une très grande liberté [...] [mais] Laissé à lui-même, il est
constamment confronté à ses incapacités et réduit à souffrir, par là même, de son manque à devenir sujet.
Le terrain est alors prêt pour la névrose […] À moins que, autre scénario connu, toute distance abolie, la
possibilité même d’une subjectivité ne s’abîme dans l’horreur du vide, ou encore qu’elle ne s’aliène à de
soi-disant lois naturelles, au service d’intérêts pervers.» (Lemieux, «Théologie de l’écriture et écriture
théologique», Laval théologique et philosophique, p. 225-226)
397
«Chacun est responsable de ce qu’il entend. Chacun est libre de reconnaître ou non le sens qu’un récit
peut éveiller en lui.» (Lemieux, «La fable du corps […]», p. 286)
398
Bertrand Ogilvie, Lacan : la formation du concept de sujet, p.123, cité plus haut p. 259.
387
Nous avons pu constater, dans cette thèse, l’impact du système symbolique sur la
construction du sujet : la reconnaissance de la division du sujet est provoquée, chez
Marie de l’Incarnation par une irruption de l’Autre sous la forme d’éléments de son
système symbolique religieux, le catholicisme (du XVIIe siècle). Le système
symbolique est ici responsable de la mutation du sujet mystique, de sujet du désir
thymique en sujet éthique du désir. Il paraît par la suite légitime de poser l’hypothèse
que la structure trinitaire du christianisme favoriserait l’intégration de la fonction
symbolique ainsi que le déplacement nécessaire à la suspension de la satisfaction
nécessaire à la symbolisation. En christianisme, l’expérience relevant du désir d’unité est
intégrée dans une structure trinitaire actualisée par un système symbolique, la Trinité
chrétienne. Cet impact du système symbolique chrétien sur l’intégration de la fonction
symbolique pourrait être analysé et démontré plus en profondeur. Par exemple et
notamment, la Trinité se retrouve dans les discours de mystiques qui ne sont pas
reconnus comme «mystiques trinitaires» par la tradition, c’est-à-dire des mystiques qui
ne font pas une place centrale à la Trinité dans leur spiritualité (Thérèse d’Avila, par
exemple, raconte, dans la Septième Demeure, une vision de la sainte Trinité). Les
visions trinitaires ont été considérées par la théologie spirituelle comme des «visions
intellectuelles», (et les mystiques trinitaires sont d’ailleurs considérés comme des
«intellectuels»), mais sans plus d’investigation. Voilà une autre belle intuition qui
mériterait d’être explorée.
Il est aussi possible que nous ayons la surprise de trouver la structure trinitaire là
où on ne s’y attendrait pas, notamment dans des quêtes de sens athées, autant sinon plus
que dans des quêtes qui n’ont de spirituelle que la prétention. Que le paradigme
388
399
«Comme l’a montré Heidegger, [Nietszche] confirmait le “déclin [de l’Idéal] comme monde
suprasensible à pouvoir d’obligation et de gratification”. Ce déclin dont le christiasnisme lui-même
pourrait être considéré comme une des conséquences [...]» (Julia Kristeva, Au commencement était
l’amour : psychanalyse et foi, p. 77). «Mais si le sacré est ce mécanisme [...] que Jésus est venu dévoiler et
démentir, il se pourrait bien que la sécularisation soit en réalité un effet positif de l’enseignement de Jésus
(Gianni Vattimo, Espérer croire, p. 36). «[le théologien] doit sans cesse démystifier les produits mêmes
de cette inscription [de l’Autre] pour éviter qu’ils ne deviennent idoles parmi les autres idoles. L’acte
théologique ne peut dès lors tenir que sur la désacralisation des images du sacré qu’il produit [...]»
(Raymond Lemieux, «Théologie de l’écriture et écriture théologique», Laval théologique et
philosophique, p. 241).
389
comme une certaine tendance psychanalytique l’a compris, «une satisfaction suffisante
est nécessaire et préalable pour pouvoir ensuite suspendre la satisfaction, opération
nécessaire à la symbolisation400. Or le Dieu du christianisme, tel qu’interprété par les
mystiques, permet cette satisfaction partielle ou d’étayage dans la satisfaction imaginaire
orale ou érotique du désir d’unité : «l’âme n’a plus de tendance, elle possède Celui
qu’elle aime», dira Marie de l’Incarnation après les noces mystiques (Relation de 1654,
p. 141) —, mais il n’en fait pas la satisfaction ultime du désir. C’est pourquoi la figure
trinitaire du Dieu du christianisme, qui conserve les attributs de l’Autre mais prend
également la figure de l’autre pour un je, est une stratégie féconde. La structure
paradoxale du désir mystique qui fait tenir ensemble satisfaction et insatisfaction serait
l’effet du désir de l’Autre, lorsque l’Autre est le Dieu de Jésus Christ.
400
«Il va de soi que cette expérience de la déception ne peut prendre de valeur structurante que par
opposition avec une expérience de staisfaction suffisante» (Danon-Boileau, Le sujet de l’énonciation, p.
25. «Il faut que l’enfant éprouve d’abord le plaisir de la satisfaction de la pulsion, [...] et que la personne
qu’il aime, s’occupant de lui, admette, de son côté, le plaisir qu’il tire de sa pulsion satisfaite» (Chébaux,
F. 30 mots de Françoise Dolto, p. 28). «Il [le sujet humain infans] se vivait comme faisant Un avec elle ;
obligatoirement. Sans ce ressenti leurrant, il n’aurait pu se construire» (Guillerault, dans Chébaux, p. 128).
«Dans le leurre qu’il invente [...] le leurre jouissif solitaire qui entretient le désir, en l’absence de la mère
nourrice [...] C’est là que s’origine la source de la symbolisation, et par là même, l’articulation de la
fonction imaginaire à la fonction symbolique» (Chébaux, p. 54).
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