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Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance

par Artavazd Pelechian

« Une naissance sans géniteurs. Imaginez un monstre qui dévore ce dont il est issu. Ou
encore un processus, dans lequel les uns en mourant ignorent à qui ils donnent naissance, les
autres, en naissant, ignorent qui ils tuent. »

Je ne sais si je qualifie avec précision l'essence de cette méthode ou de cette théorie, mais
cette définition m'apparaît aujourd'hui comme la plus exacte. Le phénomène dont je veux parler
nécessite la modification tant des notions traditionnelles que des moyens descriptifs. Mais cette tâche
est d'autant plus complexe que la définition même de ce phénomène entraîne l'utilisation de moyens
descriptifs connus, correspondant aux notions traditionnelles.

Nous savons que, pour répondre à son désir de vitesse, l'homme inventa la roue. Après
quelques millénaires, l'homme désira se mouvoir encore plus rapidement. Il apparut alors qu'il était
paradoxalement limité par cette même roue. Mais quel est donc le but de mon propos ?

On a souvent voulu voir dans mes films Au début et Nous une résurrection ou une répétition
des principes de montage des années 20, des principes d'Eisenstein et de Vertov. La presse soviétique de
même que la presse étrangère ont d'ailleurs fait écho à de telles considérations.

Je répondrai en disant que, pour exprimer à l'écran mes sentiments et mes pensées, je me
suis toujours efforcé de puiser dans ce qu'avaient créé de mieux non seulement Eisenstein et Vertov
mais également mes maîtres directs ou indirects : Guerassimov, Romm, Youtkevitch, Kristi, Paradjanov,
Tchoukhraï, Bergman, Resnais, Kurosawa, Kubrick et d'autres.

Je ne suis pas issu d'Eisenstein et de Vertov, mais je me suis plutôt rallié à eux en fin de
compte. Pourtant, intérieurement, je sentais que je ne répétais, ni n'imitais leurs principes, mais que je
tendais à créer quelque chose de personnel.

Ce n'est que petit à petit que j'ai pris conscience de ce qui différenciait mon approche du
travail de montage de celle définie par les théories du montage des années 20.

Sans vouloir m'attarder sur des banalités, il me semble nécessaire de rappeler un certain
nombre de lieux communs, car les différences dont il sera question ici sont à ce point fondamentales
qu'elles requièrent une analyse des principes de base des théories du montage de Vertov et d'Eisenstein.

À chaque œuvre d'art correspond une forme. Mais les lois qui régissent l'élaboration de
cette forme et par conséquent celles qui régissent sa perception sont différentes d'un type d'art à
l'autre.

Ainsi, les œuvres d'art plastique (art graphique, peinture, sculpture, architecture) sont
appréhendées visuellement, et leur forme peut être perçue à chaque instant dans son ensemble. Les
traits généraux d'une forme dans l'espace sont en principe perçus avant les détails

Les autres œuvres d'art, au contraire, se déroulent dans le temps, (littérature, musique). De
ce fait leur entité est générée progressivement dans notre conscience par une série de détails liés entre
eux grâce au concours indispensable de la mémoire. Dans ce cas, comme nous le savons, les traits
généraux sont en principe perçus après les détails.

Le cinéma fait appel simultanément aux possibilités des arts plastiques et temporels.

Mais il ne faut en aucun cas, que ce soit en théorie ou en pratique, confondre cette
combinaison de possibilités avec la somme d'éléments de différents types d'art.

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Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance

Au début des années 20, Vertov écrivait déjà : « Nous ne protestons pas contre les menées du
cinéma à l'encontre de la littérature et du théâtre, nous sommes en faveur de l'utilisation du film dans toutes les
branches de la science, mais ces fonctions sont pour nous accessoires, ce sont des ramifications dérivées du cinéma. Le
plus important pour nous c'est la perception cinématographique du monde. » Il invitait les cinéastes à le suivre
« en terrain vierge, dans un espace à quatre dimensions (3 + temps), à la recherche de leur matériel, de leur mètre et de
leur rythme ».

Le montage est devenu ainsi l'arme la plus importante et la plus spécifique du cinéma pour
l'organisation spatio-temporelle du matériel. Si pour les réalisateurs et les théoriciens des débuts du
cinéma le montage permettait une simple présentation d'événements sur un écran, Eisenstein et Vertov
ont, quant à eux, mis à jour les possibilités du montage en tant que méthode « d'organisation du monde
visible », sa signification en tant que « nerf principal de l'élément cinématographique ». « Le cinéma, écrivait
Eisenstein, c'est avant tout du montage. »

En développant les principes du montage dans le cinéma sonore, Eisenstein retenait


l'action réciproque et contrapuntique de l'image et du son comme élément essentiel. Dans ses travaux
théoriques, il s'efforçait de « trouver la clé de la commensurabilité entre un fragment de musique et un fragment
d'image ». Le même problème fut posé par Vertov : « Le film est sonore, ce n'est pas une version sonorisée d'un
film muet. Le film est synthétique, ce n'est pas l'addition du son et de l'image. On ne peut représenter quelque chose
unilatéralement, soit par l'image ou soit par le son. L'image n'est que l'une des facettes d'une œuvre multiforme... On
assiste à la naissance d'une troisième œuvre, qui n'existe ni dans le son ni dans l'image, qui existe uniquement dans
l'action constante et réciproque du phonographe et de l'image. »

Vertov considérait qu'une véritable interprétation cinématographique de la réalité ne


pouvait être réalisée qu'en se basant sur la fixation documentaire de faits réels. Pour lui, la fiction c'était
« du théâtre restauré ». Eisenstein a « concédé » au cinéma le droit d'utiliser toute forme de matériel en le
transposant « au-delà de la fiction ou du documentaire ».

J'ai conçu et réalisé le film Nous comme une fiction. Il est regrettable que l'on appelle
« artistiques » les films présentant des héros individuels joués par des acteurs. La notion de film artistique
est en fait beaucoup plus large et plus riche que la notion de fiction. Tchernijevski avait déjà remarqué
que « bien dessiner un visage » et « dessiner un beau visage » étaient deux choses tout à fait différentes. C'est
pourquoi, pour apprécier la valeur artistique de l'objet représenté, entrent en ligne de compte non
seulement le « qui-sujet », le « quoi-objet », le « qui-objet », mais également le « comment ».

Dans mon film, il n'y a pas de travail d'acteur, et il ne présente pas de destins individuels.
C'est là le résultat d'une option dramaturgique et de mise en scène consciente. Le film repose pour sa
structure compositionnelle sur un principe précis, sur le montage audiovisuel sans aucun commentaire
verbal.

Il est presque impossible de traduire le sujet de tels films par des mots. Ils existent sur
l'écran et il faut les regarder. Mais comme la forme de n'importe quelle œuvre d'art exprime son
contenu, et que leur unité est déterminée par la logique de la vision du monde de l'auteur, je vais tenter
de présenter les idées et les intentions qui m'ont guidé lors de la réalisation de ce film.

Le titre même du film exprime la conscience de l'homme, se sentant partie de sa nation, de


son peuple, de l'humanité tout entière. Je ne parle pas seulement de ma propre conscience d'auteur,
mais également de celle des personnes auxquelles j'ai dédié ce film. Il s'agit de mes contemporains et
compatriotes. Je me suis efforcé de donner dans le montage un tableau généralisé de leur existence sur
le sol natal.

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Cette démarche a évidemment des traits communs avec mes travaux précédents - mes films
La Terre des hommes et Au début - dans lesquels mon intention consistait également à réunir les personnes
représentées dans une généralisation sociale et politique, en utilisant tout d'abord le matériel d'une
journée de travail, puis des épisodes tirés de l'histoire révolutionnaire. Mais, parallèlement à cette
analogie, il y a aussi des différences.

En commençant le film Nous, je me suis imposé une série de nouveaux objectifs


déterminant les particularités caractéristiques de ce film.

Alors que dans Au début la dramaturgie prenait appui sur les mouvements des courants
humains et des masses populaires, je me suis attaché cette fois à des individus distincts, en m'efforçant
de me rapprocher de leur âme. Mais je ne voulais pas présenter des individualités uniques. Mon but
consistait à montrer à travers des individus distincts non seulement le particulier, mais aussi le général,
afin que les caractéristiques des individus représentés soit subordonnées à la connaissance de ce qui est
typique, et qu'ainsi ne se forme pas dans la conscience du spectateur l'image d'un individu isolé, mais
celle de tout un peuple. J'ai voulu donner une espèce de cardiogramme de l'esprit populaire et du
caractère national.

J'ai décidé de présenter l'histoire d'un peuple non pas en présentant les monuments du
passé, mais en observant le présent, les gens d'aujourd'hui. J'ai essayé de m'appuyer sur les événements
et les situations de la vie réelle au travers desquels les traditions historiques, les traits caractéristiques de
l'image et du comportement de mon peuple se manifestaient et s'appréhendaient de la façon la plus
évidente. Bien sûr, tous ces éléments nationaux concrets, reproduits dans la généralisation du montage,
ne devaient pas réduire le contenu idéologique du film à un éloge flatteur de tout ce qui a trait au pays
natal, ni à des considérations sur le caractère exceptionnel de la nation, mais devaient susciter un
authentique gentiment patriotique et un grand retentissement civique. Je m'étais fixé comme but de
faire apparaître, par le biais des passions et des espoirs nationaux, des valeurs internationales propres à
tous les hommes, afin que les qualités des individus représentés éveillent chez le spectateur l'idée d'une
volonté inébranlable et créatrice et l'oblige ainsi à faire l'expérience de la force et de la beauté de
l'amour humain.

Tels étaient les objectifs essentiels.

Dans quelle mesure les ai-je atteints ? Suis-je satisfait des résultats de mon travail ? Il est
difficile de donner une réponse claire à ces questions. Le temps a passé depuis la réalisation de ce film.
Si je tournais ce film aujourd'hui, je le ferais d'une manière très différente. De plus, le film a été écourté
plusieurs fois et a subi des transformations. Je peux dire que la première version répondait aux
principaux objectifs que je m'étais fixés. Le montage audiovisuel, dénué de commentaire verbal, pouvait
effectivement et avec succès être appliqué à un long métrage.

La version actuelle du film conserve l'intention de base ainsi que l'expression propre à tous
les hommes du thème national. Le film a perdu cependant en diversité et en variété pour ce qui est de
l’incarnation de l'image et a perdu son unité. Ainsi, les coupures ont porté préjudice non seulement à la
forme du film, mais également à son contenu.

Quelques mots sur la nature des coupures. Comme je l'ai déjà dit, le film devait se baser sur
la combinaison d'une mise en évidence d'individus séparés avec une représentation généralisée des
sentiments et de l'état des masses. Nous avons réussi à filmer quelques faits réels desquels émanait
d'une manière frappante et dramatique la volonté créatrice de la masse. Ce matériel prenait une place
très importante, presque centrale. Malheureusement, pour des raisons « sérieuses », qui ne renvoyaient
pas à des critères sémantiques et esthétiques, ce matériel a dû être éliminé. Pour remplacer les scènes
coupées, nous avons dû chercher un autre matériel exprimant les idées de création. On a inclus par
exemple, dans le film, des scènes montrant des gens en train de casser et de tailler la pierre. Le thème

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était représenté ainsi uniquement à un niveau symbolique, ce qui a une portée bien plus faible que dans
la première version.

Lors des coupures, j'ai été confronté à une règle impitoyable : n'importe quelle
transformation détruit l'équilibre d'un film et entraîne à sa suite toute une série de nouvelles
transformations. La transformation d'une partie entraîne la réorganisation de l'ensemble.

Lorsque la version complète fut terminée, j'ai entendu toute une série de remarques
critiques et de reproches. Je mentionne certaines d'entre elles, afin d'expliquer ma position, qui est
d'ailleurs restée inchangée pour toutes les variantes du film.

On m'a dit par exemple que pour souligner la spécificité nationale il aurait fallu plus de
détails pittoresques. On faisait apparemment référence à des détails comme par exemple la préparation
originale du chachlik, le jeu de Nardy, etc. Mais après un examen sobre, il est facile de constater que des
détails exotiques de ce genre ne répondent pas à mon objectif, car ils constituent une manifestation
superficielle, secondaire de la spécificité nationale. Ces particularités exotiques ne peuvent être élevées,
au rang d'éléments véhiculant une véritable tradition nationale qui est déterminée par la sagesse
intérieure.

On m'a demandé par exemple pourquoi je ne montrais pas de gardes-frontières. Voici ma


réponse : dans mon film il n'y a pas de gardes-frontières, ni de plombiers, ni de représentants des
nombreuses autres professions importantes. Ce qui m'importe c'est de montrer un individu créateur,
pas de faire un inventaire des professions.

On m'a également reproché d'avoir insisté d'une manière excessive sur le rappel du
massacre des Arméniens par les Turcs. Que faut-il répondre ? J'ai appris récemment que l'un des
membres du jury du Festival d'Oberhausen a demandé à ses collègues soviétiques de quel épisode
historique il était question dans les scènes d'archives du film Nous. On lui expliqua qu'en 1915, alors que
la guerre sévissait dans toute l'Europe, l'Arménie fut le théâtre d'un massacre qui coûta la vie à deux
millions et demi d'Arméniens. Il ignorait ce fait et fut très étonné par les chiffres. « Vous ne vous êtes pas
trompés ? C'est peut-être 20 000 ? Deux millions ? Mais c'est la moitié des victimes d’Auschwitz ! » Exactement.
Lorsque je rappelle cet événement, mon but n'est pas de diriger les sentiments du spectateur sur le fait
lui-même, mais je voulais souligner l'horreur des guerres impérialistes qui poussent un peuple à en tuer
un autre. Le matériel d'archives inclus dans le film comprend la chronique de guerre française,
allemande et anglaise. J'ai cherché ainsi à exprimer le caractère intolérable de toute animosité nationale,
de tout génocide. L’honneur d'une nation ne peut résider dans le massacre d'autres nations. Cela
concerne tous les peuples Et les scènes du film montrant le retour des Arméniens dans leur patrie
expriment le caractère intolérable des guerres mondiales qui arrachent les individus à leur terre à leurs
compatriotes. Ces scènes parlent du renouvellement de la nation, de l'établissement des qualités
actuelles de l'esprit national, qui se sont développées au cœur des cataclysmes sociaux et des processus
révolutionnaires du 20e siècle.

En choisissant le matériel pour ce film, ce n'était pas tant le contenu factuel des scènes qui
importait, mais leur résonance imagée (obraznoe zvoutchanie). Les prises de vues de faits réels furent
complétées de vues mises en scène. Tous les épisodes centraux contiennent des scènes représentant des
mouvements de masse mis en scène. C'est le cas de l'épisode intitulé « Grandes Funérailles », et des
derniers épisodes du rapatriement.

Pour ne pas nuire à l'unité de la facture, nous avons utilisé des interpositifs pour les plans
mis en scène. Et le film contient peu de scènes d'archives.

J'ai déjà dit que le choix du matériel était déterminé par sa résonance imagée, son
expressivité, sa capacité à suggérer une généralisation.

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Lorsque le montage fut terminé, il apparut qu'il n'y avait pratiquement pas de plans moyens
et que le film tout entier était construit à l'aide de plans d'ensemble et de gros plans. Ce n'est à mon
sens pas un hasard.

Je ne conteste pas le rôle du plan moyen, et j'ajouterai qu'il peut être très utile. Dans mon
film, cependant, j'ai choisi un autre biais pour exprimer mes idées avec précision et j'ai renoncé au plan
moyen. Le gros plan d'un objet est évidemment plus expressif que le plan moyen, dans lequel l'objet est
entouré de détails quotidiens.

On croit souvent qu'il ne faut pas monter directement un gros plan avec un plan général,
que l'on ne peut les lier que sur un plan moyen. Je considère que c'est un mythe, une norme arbitraire.
Je suis convaincu que les possibilités du montage sont infinies. Il est incontestable, par exemple, que
l'on peut faire un montage d'un très gros plan d'un œil humain avec un plan général de la galaxie.

Il me semble également erroné de dire que le gros plan est prédestiné à l'observation de
détails. Les fonctions du gros plan sont plus nombreuses, il peut être porteur d'un accent signifiant, à
travers lui il est possible d'exprimer une image générale, qui peut finalement se développer en une
symbolique infinie. Eisenstein faisait une différence entre les termes « rapproché » et « gros ». Le terme
« rapproché » définit les circonstances physiques de ce que l'on voit. Le terme « gros » définit
l'appréciation du spectateur. « Cette comparaison met immédiatement en relief la fonction principale du gros
plan dans notre cinéma - qui n'est pas tant de montrer et de représenter que de signifier, définir et mettre en évidence.»

L’une des principales difficultés de mon travail fut le montage de l’image et du son. Je me
suis efforcé de trouver un équilibre organique permettant l’expression unifiée simultanément de la
forme, de l'idée et de la charge émotionnelle par le son et par l'image. Il fallait que le son soit
indissociable de l'image et l'image indissociable du son. Je me fondais et me fonde encore sur le fait que,
dans mes films, le son se justifie uniquement par son rôle au niveau de l'idée et de l'image. Même les
bruits les plus élémentaires doivent être porteurs d'une expressivité maximale et, dans ce but, il est
nécessaire de transformer leur registre. C'est pour cette raison que, pour l'instant, il n'y a pas de son
synchrone ni de commentaire dans mes films.

Le montage détermine la fonction principale du film, c'est-à-dire l'expression de l'idée.


Malheureusement, on retient souvent la définition de « film de montage », le soupçonnant
automatiquement de quelque déficience sur le plan artistique et même peut-être sur le plan de l'idée.
Mais cela équivaudrait à reprocher à la musique sa musicalité, à l'arbre sa qualité d'arbre et à la
plaisanterie son manque de sérieux.

Dans le cas où le son synchrone, conjointement avec l'image, est à même de remplir sa
fonction représentative, il faut l'utiliser. Il en va de même pour le dialogue et le commentaire.

Je ne peux concevoir mes films sans musique. Lorsque j'écris les scénarios, je dois prévoir la
structure musicale du film, les accents musicaux, le caractère émotionnel et rythmique de cette
musique, qui est nécessaire, indispensable à chaque scène. La musique ne constitue pas pour moi un
complément de l'image. C'est avant tout la musique de l'idée exprimant le sens à l'unisson avec l'image.
C'est également la musique de la forme. Je veux dire que la portée du son musical dépend à chaque
instant de la forme, de la composition et de la durée de l'ensemble. J'ai déjà attiré l'attention sur le fait
que la transformation ou la coupure d'un quelconque passage du film me contraignait à d'autres
transformations, à reconsidérer l'ensemble. Je voudrais apporter quelques précisions sur ce point.

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Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance

Après l'élimination d'un fragment du matériel, je devais obligatoirement le remplacer. Pour


des raisons thématiques tout d'abord, mais également parce qu'il existe une loi à laquelle est soumise la
durée du film dans sa totalité d'une part, et la durée de chacune des scènes le constituant d'autre part.
De ce point de vue, un film est presque semblable à une œuvre musicale. J'ai remplacé certains passages
non pas parce que je devais montrer un fait précis à cet endroit-là. Il m'importait avant tout de ne pas
perdre le thème qui devait résonner à cet endroit précis, durant un laps de temps donné. L'élimination
d'une scène déséquilibrait les proportions du film, sa composition temporelle. Afin de sauver cette
composition temporelle, j'ai dû parfois insérer dans le film un matériel neutre, bien qu'il manquât de
valeur sur le plan figuratif. (Il s'agit par exemple des scènes montrant la voiture détruite, les volutes de
fumée, et quelques autres.)

Il en va de même pour le travail avec le phonographe. Les règles de composition temporelle


sont également rigides. Pour chaque élément sonore, il faut trouver la bonne « dose » de durée et la
bonne intensité, afin d'aboutir à un équilibre précis du mouvement du son.

Depuis que le cinéma est devenu sonore, le rôle du son a connu de très nombreuses
définitions. Le son (y compris la musique) peut jouer un rôle dans la représentation du sujet, dans
l'illustration, en tant qu'accompagnement et en tant que moyen pour la mise en place d'un état d'esprit,
et enfin en tant qu'élément contrapuntique, Dans la pratique, j’ai compris petit à petit qu'aucune de ces
définitions ne me satisfaisait, que les potentialités du son étaient sensiblement plus importantes et plus
riches. En ce qui me concerne, j'ai travaillé dans le sens d'une combinaison du son et de l’image qui ne
consiste pas en un mélange physique des éléments, mais en une combinaison chimique. Et j'ai découvert
tout à coup qu'en cherchant à augmenter la signification et l'expressivité du son, je faisais un montage
du phonographe et de l’image, transgressant ainsi les canons et les méthodes de montage que je
m'efforçais de suivre jusque là.

C'est cette « transgression » que je voudrais placer au centre de mon travail théorique.

L'une des affirmations de base d'Eisenstein nous est connue depuis longtemps : un plan,
confronté au cours du montage aux autres plans, est générateur de sens, d'appréciation, de conclusion.
Les théories du montage des années 20 portent toute leur attention sur la relation réciproque des
scènes juxtaposées, qu'Eisenstein appelait le « point de jonction du montage » (montaznyj styk) et
Vertov un « intervalle ».

C'est lors de mon travail sur le film Nous que j'ai acquis la certitude que mon intérêt était
attiré ailleurs, que l'essence même et l'accent principal du montage résidait pour moi moins dans
l'assemblage des scènes que dans la possibilité de les disjoindre, non dans leur juxtaposition mais dans
leur séparation. Il m'apparut clairement que ce qui m'intéressait avant tout ce n'était pas de réunir deux
éléments de montage, mais bien plutôt de les séparer en insérant entre eux un troisième, cinquième,
voire dixième élément.

En présence de deux plans importants, porteurs de sens, je m'efforce non pas de les
rapprocher, ni de les confronter, mais plutôt de créer une distance entre eux. Ce n’est pas par la
juxtaposition de deux plans mais bien par leur interaction par l’intermédiaire de nombreux maillons que
je parviens à exprimer l'idée de façon optimale. L'expression du sens acquiert alors une portée bien plus
forte et plus profonde que par collage direct. L'expressivité devient alors plus intense et la capacité
informative du film prend des proportions colossales.

C’est ce type de montage que je nomme montage à contrepoint.

Il me faut à présent expliquer les « mécanismes » du montage à contrepoint sur la base de


mes films. Ces « mécanismes » ont été entièrement conditionnés par un seul objectif : exprimer les idées
qui me touchent et transmettre au spectateur ma position philosophique.

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Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance

Dans le film Nous, le premier élément de base du montage à contrepoint apparaît dès le
départ. Le film commence par une pause suivie du plan suivant : le visage d’une fillette. La signification
figurative n'est pas encore claire pour le spectateur, seule une impression rêveuse mêlée de crainte lui
parvient. La musique démarre à ce moment-là suivie par une pause réalisée sur un fondu. Le visage de la
fillette apparaît une seconde fois 500 mètres de pellicule plus loin, en liaison avec le même accord
symphonique. À la fin du film, au cours de l'épisode sur le rapatriement, cet élément de base du
montage est inséré une troisième fois, mais seulement au niveau sonore : l'accord symphonique se
répète sur un plan montrant des gens sortant sur un balcon. On pourrait voir dans une telle structure
une simple répétition. Mais la fonction de ces éléments du montage ne se réduit justement pas à une
simple répétition. Dans mon premier film par exemple, La Patrouille de montagne, présentant des gens
pleins d'abnégation, qui dégagent quotidiennement la voie pour le passage des trains dans les gorges des
montagnes arméniennes, j'utilise le procédé de la répétition des plans. Le film commence et se termine
par des plans identiques montrant des travailleurs-alpinistes marchant à la lumière de lanternes sur fond
de ciel sombre. Entre ces plans il y a à nouveau une distance. Mais cet éloignement (de même que la
similitude des plans) ne produit pas dans le cas de ce film un effet « contrapuntique », mais conduit
justement à la répétition, favorise un retour à l'état d'esprit initial et contribue ainsi à
l'accomplissement lyrique du film.

Le même procédé a été appliqué dans le film La Terre des hommes, dont la structure
dépendait d'un principe de montage différent - basé sur la confrontation associative de plans liés par un
thème commun. C'est le thème de la découverte permanente de la beauté du monde, que l'homme
réalise dans sa vie et dans son travail, qui est développé dans le cadre d'une grande ville, présentée au
cours d'une journée de labeur.

Ce film démarre et se termine sur l'image de la sculpture de Rodin, « Le Penseur », qui


tourne sur elle-même. Cette sculpture célèbre est devenue depuis longtemps le symbole de l'expression
inaltérable de la pensée humaine.

Sa fonction répétitive mise à part, donnant au film une finalité poétique, on décèle ici - sous
forme de potentialité - sa fonction au niveau de l'action contrapuntique. À l'issue du film, la sculpture
de Rodin acquiert un nouveau sens initial ; le dernier plan ouvre un nouveau cycle de la pensée, dont le
développement se situe au-delà des limites du film.

Dans le film Nous, les éléments du montage qui se répètent sortent sans aucun doute du
cadre des fonctions auxquelles ils correspondaient dans les films La Patrouille de montagne et La Terre des
hommes. Dans le film Nous, ils soutiennent la structure générale de l'action contrapuntique.

Un plan, apparaissant en un point précis, ne délivrera sa pleine conséquence sémantique


qu'après un certain laps de temps, au bout duquel il s'établira dans la conscience du spectateur une
démarche associative non seulement en liaison avec les éléments qui se répètent, mais également avec
ce qui les entoure dans chaque cas. Ainsi, les principaux éléments de base véhiculent une expression du
thème des plus condensées, tout en contribuant à distance au développement thématique et à
l'évolution de plans et d'épisodes avec lesquels ils n'ont pas de liens directs.

Ces éléments apparaissent à chaque fois dans un contexte différent, dans une réalité
sémantique distincte, ce qui rend le montage de ces contextes primordial.

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Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance

Les changements de contextes nous permettent d'approfondir et de développer un thème.


Ainsi, lorsque dans les dernières scènes du film Nous se répète l'accord symphonique, l'image de la
fillette apparaissant au début du film devient claire. De cette triple répétition (la fillette au début, la
fillette au milieu, les gens sur le balcon à la fin) se dégage le principal support du montage à contrepoint.
Mais dans le film Nous il y a d'autres éléments de soutien visuels et acoustiques. Ils apparaissent l'un à la
suite de l'autre durant la première moitié du film : les soupirs, le chœur, les mains en gros plan, les
montagnes. Par la suite, ces éléments se ramifient pour ainsi dire, certaines parties de l'image et du
phonographe se fondent dans d'autres sphères, acquièrent d'autres dimensions et durées d'action. Ils se
transposent partiellement dans d'autres épisodes, et sont alors confrontés à d'autres éléments et
d'autres situations. Mais dès la seconde apparition de la fillette tous ces éléments séparés se regroupent
à nouveau comme investis d'un nouveau rôle, ils prennent place, sous une forme différente, dans un
autre ordre de succession, pour l'accomplissement de nouvelles fonctions.

C'est d'abord le chœur qui entre en scène, puis les soupirs (se terminant dans un cri),
ensuite - les mains, et enfin les montagnes.

Je le souligne une nouvelle fois : le montage à contrepoint peut se baser aussi bien sur des
éléments visuels qu'acoustiques, ainsi que sur toutes les combinaisons possibles de l'image et du son. En
organisant mes films sur de telles combinaisons, je me suis efforcé de les rendre semblables à un
organisme vivant possédant un système de relations et d'interactions internes complexes.

Il est facile de remarquer que dans le film Nous la première et la troisième partie sont les
plus réussies. Elles sont réussies justement parce c'est en elles que l'action du montage à contrepoint est
conservée dans la plus large mesure. Dans la seconde partie, à la suite des coupures et des
transformations, les principes du montage à contrepoint ne « fonctionnent » plus, d'où la faiblesse de
cette seconde partie, qui devient la faiblesse du film dans son ensemble.

Voilà d'après moi les raisons qui provoquèrent les critiques citées plus haut, suscitées non
pas par les défauts effectifs du film, mais par ceux qu'il n'avait pas.

Ainsi, une fois que le système de montage à contrepoint est élaboré, il devient impossible
d'y apporter des modifications de détails, d'éliminer arbitrairement l'un ou l'autre des éléments. Le
système doit être accepté ou rejeté dans son ensemble. À l'action réciproque à distance dont il est
question ici, correspondent certaines analogies dans la composition des formes en poésie et en musique.
Mais ces analogies ont un caractère extérieur et descriptif. Leurs rôles diffèrent ici à un point tel, que
l'analyse de telles analogies exige une attention particulière et une discussion concrète et détaillée.

Je m'arrêterai encore sur une des particularités du montage à contrepoint. Dans un système
de liaisons contrapuntiques, la signification sémantique des différents plans peut varier. Il
semblerait .bien que la définition même des plans (« général », « moyen », « gros ») se modifie et nécessite
de ce fait des précisions. Le dernier plan « général » du film Nous - des gens se tenant sur les balcons d'un
grand immeuble - acquiert la fonction et la résonance de l'un des plus « gros » plan du film grâce à ces
liens contrapuntiques. Il en va de même pour les épisodes « Les Grandes Funérailles » et
« Rapatriement » qui se définissent comme des « gros plans », bien qu'ils soient constitués presque
exclusivement par des plans « généraux ». Comme nous le voyons, l'action contrapuntique a remplacé
ici la signification du « gros » plan par le « général », et inversement. En conséquence, les appellations
traditionnelles des plans - « gros », « moyen », « général» - deviennent fluctuantes et relatives. A chaque
fois, l'appellation de » gros » plan peut être appliquée aux trois types de plans, selon le rôle et la charge
dont chacun d'entre eux est investi par le montage à contrepoint. Il résulte qu'en changeant son champ
d'action le montage à contrepoint peut conduire soit à la prépondérance de l'un d'eux, soit à leur
nivellement général.

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Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance

Le montage à contrepoint se distingue en premier lieu par le fait que les liaisons de
montage à distance ne s'établissent pas uniquement entre des éléments séparés (un point avec un autre
point), mais également - et c'est là le point principal - entre tout un ensemble d'éléments (un point avec
un groupe, un groupe avec un point, un plan avec un épisode, un épisode avec un épisode). 11 y a alors
action réciproque entre un processus et un autre qui lui est opposé. C'est ce que je désigne sous le nom
de principe des blocs du montage à contrepoint.

Dans le film Nous, l'épisode initial « Grandes Funérailles », dont la structure s'appuie sur
différents principe de montage, parmi lesquels le montage à contrepoint, remplit la nouvelle fonction
de la nouvelle action contrapuntique.

Nous remarquons cette fonction des « blocs » dès le commencement du dernier épisode du
film « Rapatriement ».

S'inscrivant dans une réciprocité contrapuntique, ces épisodes-blocs mettent en évidence le


thème concret, tout en lui conférant un caractère d'imperfection, puisque chaque épisode se termine
par un point d'interrogation. Ainsi, en voyant à l'écran l'épisode des funérailles, nous y décelons le sens
autonome de funérailles concrètes et nous percevons simultanément l'image d'un peuple dans une
situation particulière de la vie.

Le dernier épisode du rapatriement a lui aussi une signification autonome. Nous voyons le
fait concret du retour des gens dans leur patrie, et nous percevons simultanément l'image d'une
harmonie entre les hommes et la nature.

Mais puisque ces deux « blocs » ont été réalisés à l'aide des mêmes éléments thématiques
(dans l'un - gros plans des mains, portant le cercueil et l'image montagnes en train de s'effondrer ; dans
l'autre, des mains liées dans une étreinte et des montagnes, qui ne s'effondrent pas cette fois, mais se
dressent vers le ciel), l'action réciproque à distance ne s'opère pas seulement entre ces éléments, mais
également, et avec l'aide de ceux-ci, entre des épisodes-blocs entiers.

En somme, nous voyons comment ces épisodes « font éclater » les limites des thèmes
autonomes et réels, et comment, en raison de l'influence du montage par blocs, ils transforment leurs
caractéristiques individuelles et génèrent une idée nouvelle, et donnent à chacun des épisodes une
nouvelle couleur, une nouvelle interprétation, une nouvelle résonance : - dans le premier cas - « la perte,
la mort », dans le second cas - « le gain, la vie ». Cette méthode de montage par blocs fut également
utilisée dans le film Les Habitants et auparavant déjà dans le film Au début.

Le film Les Habitants est construit sur l'idée d'une relation pleine d’humanité avec la nature
et le monde animal : « Arrête-toi, Homme, et regarde autour de toi, où en es-tu arrivé ?» Il est question bien
sûr des agressions perpétrées par l’homme contre la nature, et de la menace que constitue la destruction
de l'harmonie naturelle. Le film Au début est consacré aux grands processus révolutionnaires qui sont à
l'origine de la transformation sociale du monde. Ce film est basé sur la succession d'un grand nombre de
documents d'archives historiques. Dans ce cas, la méthode des blocs implique une combinaison
d'éléments différente. Le premier élément conducteur du montage consiste en une série de plans : les
mains de Lénine en mouvement, l'apparition du titre « Au début » et des gens en train de courir à
l'époque de la révolution d'Octobre. Le second élément conducteur - c'est le dernier épisode, durant
lequel le titre « Au début » apparaît à nouveau et l'on voit une multitude de gens en train de courir,
mais cette fois le plan est tiré de la chronique contemporaine de la lutte sociale dans différents pays du
monde.

Je ne m'arrêterai pas sur les autres éléments conducteurs du montage, éléments acoustiques
et visuels (la musique, les coups de feu, l'image des mains, les tailleurs de pierre, etc..)

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Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance

Par l'action réciproque à distance de ces deux blocs principaux, il résulte que tous les
thèmes, même éloignés les uns des autres, se trouvent dans diverses positions d'interdépendance
compositionnelle, et dans un même temps ils forment un tout fini, duquel émane non seulement la
sensation de liens profonds entre le passé et le présent, mais également l'idée d'un lien entre le présent
et le futur. Par ce lien, la dynamique de la pensée fondamentale sur la continuité dialectique et le
développement permanent de la société augmente sa capacité et multiplie ses plans.

Ainsi, deux thèmes différents, placés en divers points de ces films, deviennent, grâce à la
réciprocité des blocs, les deux pôles d'un seul et même processus. Dans le film Au début, je m'attache à
l'évolution progressive du processus vital menant des causes aux effets, alors que dans Nous je suis
l'itinéraire inverse allant des effets aux causes. Je présente d'abord le phénomène pour remonter ensuite
à sa source, son explication historique. Ainsi, dans le film Au début, les éléments historiques deviennent
contemporains, alors que dans Nous nous sommes en présence du processus inverse.

Voilà encore une des possibilités de principe de la méthode du montage à contre-point.

Dans la polémique qui opposait Eisenstein et Vertov, Eisenstein opposait au ciné-


œil » (kinoglaz) de Vertov sa devise du « ciné-poing » (kinokulak), le « je vois » de Vertov à son propre
« je comprends ». Il s'agissait en fait de deux approches différentes, de deux manières différentes
d'aborder l'analyse conceptuelle du matériel cinématographique brut et son utilisation lors du montage.
En « pensant sur la pellicule », Vertov ne négligeait cependant pas l'observation constante de la réalité ;
il transposait ses prises de vues en une forme poétique, mais il n'altérait pas la nature première du
matériel. Eisenstein créait et façonnait lui-même le matériel de ses films, le considérant déjà à ce stade
comme une « réalité seconde », ce qui lui donnait la possibilité de transformer les éléments historiques
en éléments contemporains et inversement. On peut avancer dès lors que les principes d'Eisenstein et
de Vertov s'opposaient et concordaient à la fois. Dans les deux cas, bien que la formulation diffère, il est
question du système de la conception du monde de l'auteur pour la mesure et l'appréciation du matériel
filmé.

L'expérience du montage à contrepoint dans les films Au début et Nous montre à son tour
que l'organisation de l'idée et du sens ainsi que l'interprétation du matériel de départ (primaire ou
secondaire) nécessite non seulement un « ciné-œil » et un « ciné-poing », qui renvoient à des
systèmes de conception du monde de l'auteur pour la mesure et l'appréciation du matériel filmé, mais
également un « ciné-je peux » (kinomogou), c'est-à-dire un système ou une méthode cinématographique
permettant la mesure du système de conception du monde de l'auteur.

Afin d'exprimer encore plus concrètement la particularité spécifique du principe de


montage à contrepoint, je présente les deux schémas suivants :

On peut représenter de la façon suivante les liaisons du montage considérées du point de


vue du « point de jonction » ou de l’« intervalle » entre « plans voisins »

A -> B
<-
- du point de vue du montage à contrepoint, les liaisons entre les plans (ou entre les blocs)
sont tout à fait différentes

A -> B -> A -> B


<- <- <-

Ce schéma simplifie la réalité à outrance, car la réciprocité contrapuntique des plans et des
blocs intervient à des intervalles différents, par l'intermédiaire de nombreux maillons, en suivant des
voies si complexes et si tortueuses, qu’il est impossible de donner une projection de la forme générale
de leurs mouvements conjugués. Et ce n'est d'ailleurs pas nécessaire.

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Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance

Le point essentiel : le montage à contrepoint confère à la structure du film non pas la forme
d'une chaîne de montage habituelle, ni même la forme d'une conjugaison de différentes « chaînes », mais
crée au départ une figure circulaire, ou, plus précisément, une figure sphérique tournant sur elle-même.

Les éléments ou complexes fondamentaux, les détonateurs principaux du montage à


contrepoint, exercent une action réciproque sur d'autres éléments selon une droite et remplissent une
fonction que l’on pourrait qualifier de nucléaire, entretenant ainsi un double lien contrapuntique avec
n'importe quel autre point, avec n'importe quel autre élément du film, selon des lignes vectorielles. Ils
provoquent une « réaction en chaîne » bilatérale entre tous les maillons subordonnés, descendante
d'abord, ascendante ensuite.

Les éléments conducteurs, reliés par de telles lignes, forment de part et d'autre de grands
cercles, entraînant à leur suite et dans une rotation correspondante tous les autres éléments. Ils
obéissent à des mouvements centrifuges inverses et s'engrènent l'un dans l'autre et semblent s'effriter,
comme les dents de pignons mal réglés.

À chaque instant, en chaque lieu, dans n'importe quel segment temporel du film, ils
changent de position, de configuration, conférant à l'action du film cet effet particulier de pulsation, de
respiration.

Dans le cas du montage à contrepoint, les interactions entre les différents éléments du
montage ont lieu avec une rapidité telle, presque instantanément, que la vitesse est indépendante de la
distance entre les éléments eux-mêmes.

La méthode, basée sur la juxtaposition de plans voisins, créait une distance entre les plans,
des « intervalles ». Le montage à contrepoint, lui, assemblant les plans à distance, les unit si fermement
qu'il annule cette distance.

Le montage à contrepoint n'est pas un réservoir de procédés autonomes tout prêts dans
lequel on puise à loisir.

Cette méthode permet l'expression de la pensée de l'auteur et du réalisateur, et on ne peut


l'utiliser qu'en la soumettant à chaque fois à une idée ou une conception données.

Il faut - sur la base de la conception sémantique - définir et savoir à l'avance quels éléments
pourront et devront se trouver en position de réciprocité à distance, déterminer leur composition
thématique. Il faut programmer à l'avance tous leurs itinéraires, leurs capacités de développement, les
formes et les trajectoires de leurs mouvements complexes, le changement de tous les angles et
coordonnées possibles, qu'ils vont former dans chaque segment temporel, du point de départ jusqu'à
l’arrivée.

En un mot, tout doit être clair dès le départ afin d'avoir un contrôle total sur tous les
processus, et de pouvoir garantir avec précision la réception du film.

Les propriétés et les particularités du montage à contrepoint, qui ont été mises en
évidence, ont des racines si profondes qu'elles conduisent à une nouvelle compréhension de la nature
même du cinéma et des lois qui régissent l'art cinématographique. Un exemple : la méthode du montage
à contrepoint ne s'appuie pas sur « une interaction constante entre le phonographe et l'image », comme
l'entendaient Vertov et Eisenstein, mais sur l’interaction constante entre des processus « diffus » par
lesquels l'image est décomposée par le phonographe, et le phonographe décomposé par l'image.
Certains signes permettent de percevoir le reflet de ces processus sur l'écran, bien qu'ils restent
difficilement décelables.

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Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance

L'image projetée à l'écran fait apparaître un détail après l'autre et ne peut être appréhendée
dans son ensemble avant ces détails (alors que c'est le cas des arts plastiques). Comme cette image est
appréhendée visuellement, elle n'acquiert les contours du tout que graduellement, sur la base d'une série
de détails, apparaissent l'un après l'autre, liés dans notre conscience avec le concours indispensable de
la mémoire. Ce qui est, comme nous le savons, une des caractéristiques des arts temporels.

Il en résulte une représentation des traits généraux de l’architecture, non dans sa totalité,
mais dans une succession de détails formant un tout non seulement à l’aide de la vue, mais surtout grâce
au concours de la mémoire : non dans l'espace, mais dans le temps.

Le déroulement dans le temps confère aux formes de l'espace un caractère instable, mais de
son côté la dynamique de l'espace confère un caractère instable aux formes temporelles.

Dès lors, il apparaît que sur l'écran le « j’entends » correspond à un état instable de vision,
et le « je vois » à un état instable de l'action auditive.

De cette façon, la possibilité de comparer différentes composantes du film, qui considérées


séparément ne se trouvent pas sur leur « territoire » propre et sont ainsi privées de stabilité, apporte
une confirmation supplémentaire au fait que sur l'écran ne se produit pas une interaction directe entre
différentes composantes spatio-temporelles, mais justement une action réciproque entre des processus
contraires et instables où l'image fonctionne en tant que phonographe transformé, et le phonographe
en tant qu'image transformée.

Lors d'un montage à contrepoint, les éléments d'arts plastiques et d'arts temporels, bien
qu'ils soient soumis à un processus instable de décomposition, ne se fondent jamais et gardent toujours
une certaine distance. On peut remarquer de ce fait qu'une œuvre cinématographique ne s'élabore pas
sur la base d'une synthèse des arts spatio-temporels en tant que tels, mais s'élabore sur les bases même
des arts spatio-temporels.

En d'autres mots, le cinéma, basé sur la méthode de montage à contrepoint, ne peut plus
être défini comme un art synthétique, puisqu'il ne s'inspire pas de la littérature, de la musique, de la
peinture, mais se tourne lui aussi vers les mêmes sources d'inspiration que la littérature, la musique et la
peinture.

C'est pourquoi il ne faut pas considérer la naissance de l'art cinématographique comme une
fusion synthétique, mécanique ou pas, de différents types d’art.

L'art cinématographique n'est pas issu des autres formes d'art, bien au contraire - ce sont
ces dernières qui auraient dû dériver de l'art cinématographique, bien que le processus historique
objectif nous ait conduit à voir et à connaître la progéniture avant les géniteurs.

Reprenons maintenant l'image de ce monstre qui dévore sa progéniture. Cette image ne


devrait plus nous paraître aussi étrange et absurde : il s’agit là de l’une des conclusions les plus
monstrueuses de la théorie du contrepoint.

La méthode et le système de montage à contrepoint ne renient ni n'annulent les méthodes


de montage d'Eisenstein et de Vertov, simplement le « rayon d’action » de ces méthodes dans le cas de
l'utilisation de l'action contrapuntique diminue et ne remplit plus qu'une fonction limitée.

Je suis convaincu que le cinéma basé sur la méthode du montage à contrepoint est capable
de mettre à nu et d'expliquer un certain nombre de corrélations entre des éléments connus et inconnus
du monde qui nous entoure, que ne pouvait dévoiler le cinéma issu de la théorie de l’ « intervalle » et
de la « juxtaposition » d'éléments voisins.

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Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance

Le cinéma issu du montage à contrepoint est capable de mettre à jour toutes les formes de
mouvement : des plus « basses » et élémentaires, jusqu'aux plus élevées et plus complexes. Il est
capable de parler simultanément le langage de l'art, de la philosophie et de la science.

Il convient de rappeler ici que le terme cinématographe tire son origine des termes grecs
signifiant : « qui inscrit le mouvement ».

Je considère que mon film Nous ainsi que mes travaux précédents ont un caractère
expérimental. La méthode de création figurative que j'ai découverte n'a pas reçu dans ces films une
expression pleine et complète. C'est pour cette raison que mes films ne représentent pas un bilan de
mes recherches, mais constituent une simple étape, bien que cette étape soit pour moi des plus
importantes.

Jusqu'à présent, je n'ai travaillé qu'avec du matériel documentaire. Dans le cinéma de


fiction, cette expérience permet de créer un milieu et une atmosphère authentiques et convaincants. Je
pense que les principes du montage à contrepoint peuvent et doivent être utilisés dans le domaine de la
fiction. La fiction, qui inclut le jeu d'acteur et la couleur, permettra de développer toutes les possibilités
de cette méthode, qui ne seront plus alors limitées par les éléments documentaires du milieu.

C'est dans cette perspective que je trouve indispensable d'utiliser toutes les possibilités du
cinéma découvertes par nos maîtres. Mais le développement du cinéma nécessite également la
découverte de possibilités nouvelles dans l’expression artistique.

C'est dans ce sens que j'ai cité le vieil exemple sur l'invention de la roue.

En conclusion, j'ajouterai : si Vertov s'appuyant sur sa méthode de montage pour examiner


les relations réciproques d'éléments voisins invitait les cinéastes à le suivre dans « le terrain vierge » de
la relativité de l'espace et du temps (les théories de la relativité d'Albert Einstein), alors la méthode du
montage à contrepoint, s'appuyant sur les formes complexes d'action réciproque de divers processus à
distance, franchit des limites au-delà desquelles nos conceptions et nos lois déterminant l'espace et le
temps sont caduques et au-delà desquelles les uns, en naissant, ignorent qui ils tuent, les autres, en
mourant, ignorent à qui ils donnent naissance.

Mars 1971 - Janvier 1972

(Ce texte est extrait du livre Mon cinéma à paraître dès la rentrée. Il a été publié une
première fois dans le catalogue du Festival de Nyon en octobre 1989. Nous reprenons sa traduction du
russe par Barbara Balmer-Stutz.) Le schéma de la page 1021 , erroné dans les précédentes éditions de ce
texte, a été corrigé par l’auteur.

in : Trafic n°2, 1992

1 Ici page 10.


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