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Caravansérail
1924
ROMAN
édition de
Luc-Henri Mercié
Nous tenons à remercier
le Conseil des arts du Canada
qui est à l’origine de cette étude.
Notre gratitude va également à
M. Jacques Baron qui a bien voulu
rédiger quelques notes pour éclairer
certains passages d’un texte
dont l’approche critique n’était
possible que grâce aux travaux
de M. Michel Sanouillet.
L.-H. Mercié
Pour Germaine Everling
LUC-HENRI MERCIÉ
a1
1. Le galuchat
……………………………………………………………………………
………………………………………………………………
………………………………………………
— Voyez-vous, mon vieux b 2 m’a toujours été plus sympathique à
regarder qu’un Rembrandt !
Claude Lareincay c, jeune littérateur, candidat au génie, auquel je
m’adressais, sembla désespéré :
— Cher ami, dit-il, je vous en prie, soyez sérieux, laissez-moi
continuer à vous lire mon manuscrit, je ne sais s’il est très fameux d,
je voudrais que vous me disiez sincèrement e votre avis.
Évidemment il avait besoin d’un point d’appui f. Voyant que
j’étais résigné, il se recala dans les coussins du divan g, reprit les
papiers épars, les rassembla dans une belle couverture bleue h sur
laquelle s’étalait le titre de L’Omnibus i, puis il se remit à lire
doucement sur un ton un peu trop « Conservatoire 3 » :
Dès notre arrivée au bar, je vis dans cet endroit, pour un jour à
la mode 40, plusieurs personnes de connaissance, toujours les mêmes
d’ailleurs, petites personnalités parisiennes en quête de célébrité.
J’entendis chuchoter mon nom 41, mais mon amie m’entraînait à une
table retenue, juste à côté de l’orchestre. Celui-ci, par une réaction
attendue, exécutait la musique la plus silencieuse qu’il m’ait été
donné de percevoir 42 ; cependant, de temps en temps, un Nègre
devenu méridional par la fréquentation de Paris, poussait un
véritable hurlement. Une jeune femme, à qui l’on venait de me
présenter, me con a : « Vraiment, ces hommes ont l’air de bêtes,
mais ce sont des types épatants ; on dit qu’ils ont un tempérament
formidable. Quel est votre avis ? »
Je n’eus pas le temps de lui répondre : deux couples arrivaient à
notre table, les amis de Berthe sans doute, une grande femme
blonde, assez jolie, portant un collier de perles fausses et des dents
magni ques bl – ou le contraire, je ne me souviens plus bien ; elle bm
était accompagnée par un homme tellement distingué qu’il donnait
l’impression de vendre de la parfumerie. Le second ménage était
moins brillant bn. L’homme s’évertuait à faire des compliments sur
l’esprit des autres et sa femme qui, après un divorce retentissant,
venait de se marier de nouveau avec lui, cherchait à me persuader
que c’était un être d’une bonté, d’une intelligence, d’une nesse
exceptionnelles bo.
Henriette Violet bp arriva à son tour « très en charme », avec l’air
fatigué d’une femme qui a tout épuisé avant de quitter son lit.
Un grand personnage, appartenant, me dit-on, à une Cour abolie,
vint la saluer et l’invita à danser ; ma voisine, la blonde aux perles,
devint écarlate en le regardant, elle m’avoua après le départ de
l’Altesse qu’elle ne pouvait voir cet homme sans être prise de l’envie
impérieuse de lui tirer les yeux hors des orbites avec une épingle,
ainsi qu’on en use envers les bigornos [sic] pour les tirer de leurs
coquilles 43 !
Je la calmai doucement. À ce moment un homme s’approcha de
nous au prix de mille e orts ; bien qu’il fût en tenue de soirée, il
portait sous le bras une petite serviette de chagrin noir : c’était
Lareincay bq ! Nous ne pouvions l’éviter, on le casa tant bien que
mal, il sortit son manuscrit 44.
— J’ai beaucoup ré échi depuis tantôt, me dit-il ; je viens de
travailler deux heures et je voudrais vous faire connaître certaines
modi cations que j’ai apportées à ceci et surtout un chapitre que j’y
ai ajouté.
— Dites-moi les principaux passages de ce chapitre, lui répondis-
je, agacé, nous verrons les modi cations une autre fois.
À voix basse, il lut pour moi :
br 45
« Il vivait depuis lors en état d’hallucination perpétuelle , il
bs 46
rêvait tout éveillé comme un mangeur d’opium . La
somptuosité de ses souvenirs ne pouvait se comparer qu’à son
deuil présent. Impossible d’avoir une imagination plus riche bt et
d’être à la fois plus pauvre. Maintenant qu’elle savait de quelle
47
façon il avait employé le premier jour du mois , Marie ne
pouvait s’étonner qu’il fût aussi dépourvu le cinquième pour
bu
venir . Pourtant il était excusable, n’est-il pas vrai ? Mais elle lui
en voulait d’avoir parlé trop tôt, l’empêchant ainsi de mentir à
Paul bv. Elle était restée étendue sur son divan et, comme sa tête
portait dans l’ombre bw, il ne pouvait en voir la sou rante
expression, lui-même passait sans cesse la main sur son front bx
doutant de son état de veille ; à la n, il eut assez de cette
contrainte et l’interpella violemment :
— Pourquoi ne me réponds-tu pas ? Tu frétilles sur ton divan,
comme une anguille dans l’herbe by ?
— Pourquoi ?
— Oui, pourquoi, pourquoi ?
— Tu veux savoir ? Au diable la fausse honte bz, je vais te faire
un aveu complet. Je suis à bout, il est écrit que celui qui a joué
jouera et l’argent que tu me demandes te servirait à perdre
encore ca. Laisse-moi, je veux être seule ; oui, va-t’en.
Il avait sur la face la colère et le désespoir.
— Te quitter, dit-il, te laisser à lui ! Alors que c’est toi-même…
Il était si jeune encore… »
LE RONDIBÉ DU RADADA 63
PIPI 64
LA NUIT
La nuit est couchée derrière la terre
Cette mèche de cheveux
S’apparente à la nuit
Prends garde ma bien-aimée
Voici l’heure où le soleil
Va se jeter sur toi
Le soleil décolore la lune
Il monte dans le ciel
La lumière est pour les curieux
Mais ck je n’aime que tes baisers
La nuit est couchée derrière la terre
65
Je continuai à ne me souvenir en rien de ces élucubrations ;
tout au plus si j’y retrouvais mon in uence ! Véritablement, je me
serais cru moins poète ! Lareincay, souriant, nit par m’avouer :
— Écoutez, ne m’en veuillez pas, je vous ai conté une blague, ces
poèmes sont de moi, mais si je vous l’avais dit tout d’abord vous
cl
n’auriez pas consenti à les écouter ; vous avez toujours l’air si
distrait, j’ai employé ce petit truc pour capter votre attention. Ainsi,
en ce moment même, vous avez l’air tellement ailleurs, serait-il
indiscret de vous demander à quoi vous pensez ?
66
— Nullement, je pense à la pensée . Notre pensée est absolue
dans le moment où nous pensons, elle a sa propre existence, elle
déborde, en se heurtant à tout ce qui déborde, elle entreprend son
petit voyage et devient l’objet de l’idée. L’idée est intermédiaire
entre le mouvement chimique de notre cerveau et l’objet.
« Le bleu, le vert, le rouge, en n toutes les couleurs du prisme,
sont objets internationaux, mais ne participent pas de l’idée, ils ont
un caractère aussi cyclique que la bicyclette ! La valeur d’une
pensée pouvant revêtir le caractère d’une idée entre les mains de
celui qui s’en sert au vol.
Je vis les yeux de Lareincay accomplir une rotation en arrière ;
jamais son œil blanc n’avait été aussi expressif ! Il cherchait à
percevoir, au fond de lui-même, la surenchère qu’il pourrait bien
m’opposer : n’en trouvant pas, il me parla d’un point qu’il avait dans
le dos. Fort à propos, on vint me prévenir que la voiture était
arrangée.
Nous repartîmes, Rosine et moi, laissant le jeune auteur qui nous
faisait des signes de la main, ces signes signi aient sans nul doute :
au revoir !
Nous démarrâmes en trombe à travers les rues de Paris et
franchîmes la porte du Bois sans déclarer l’essence 67. Impossible de
débrayer, nous allions, nous allions, et en quelques heures, d’une
traite, nous arrivâmes à Marseille vers minuit. Cette folle vitesse, le
danger constant qui en résultait, m’avaient lié à cette femme plus
que des années passées près d’elle n’auraient pu le faire, nous
tenions l’un à l’autre par la force de tout ce que nous avions risqué
ensemble. Tant il est certain que la monotonie ne peut que détacher
les êtres les uns des autres, alors que l’imprévu, avec tous ses
dangers, les unit davantage. Nous continuâmes le lendemain sur
Monte-Carlo où nous nous précipitâmes à la roulette ! Mon amie
joua et gagna cinq cent mille francs, dont elle m’o rit la moitié ! Je
suis persuadé que c’est en raison de l’exaltation causée par ce gain
que nous passâmes après cette soirée une nuit d’amour
extraordinaire, la première ! Cette femme que je méprisais un peu,
cette femme à laquelle je me croyais supérieur, me montra que l’être
possédant des vices est au-dessus de celui qui est simplement
intelligent.
Le lendemain, Rosine Hauteruche voulut absolument visiter avec
moi une exposition de peinture organisée au pro t des victimes du
trente et quarante 68 ; elle s’extasia devant une toile de Cormon et
me dit : « Quel malheur que vous ne fassiez pas de tableaux comme
celui-ci 69. Ce que ce serait beau ! » Cette phrase me t plaisir, me
prouvant que, moi aussi, j’avais un vice, celui de vouloir exprimer
l’impalpabilité d’une suggestion. Suggestion de tout ce qui nous
entoure, de tout ce que nous ne voyons pas mais que nous sentons,
besoin de croire dans l’œuvre que l’on peut faire avec l’aspect
ridicule des choses que personne n’a jamais vues !
En sortant de l’exposition, je m’arrêtai un instant devant un des
derniers tableaux de Marie Laurencin 70, j’eus l’impression d’une
femme faisant sa petite matérielle à la roulette 71 ! En face, était
accroché un Pablo Picasso, lequel, comme Ribby, habille mieux 72.
Mon amie me dit :
— Alors, décidément, vous n’aimez plus la peinture ?
— Cela m’ennuie abominablement 73.
— Vous n’aimez pas la Nature non plus, vous ne voulez jamais
vous arrêter en voyage pour visiter, pour voir quoique [sic] ce soit.
— Il y a longtemps que j’ai tout vu, et dans la nature il n’y a
pour moi qu’une chose qui compte, c’est le soleil 74. Si nous allions à
Cannes ?
Elle accepta.
Nous arrivâmes à Cannes d’assez bonne heure pour pouvoir,
après nous être habillés, dîner au Casino ; c’était l’époque chic de
Cannes : février. Les cosmopolites y avaient remplacé peu à peu les
vagabonds de novembre, ceux qui espèrent qu’à ce moment-là « ce
sera moins cher », les sensibles de décembre qui fuient Paris dès les
premiers froids et, en n, les paisibles propriétaires qui viennent en
janvier « jouir un peu de leur villa » avant de la livrer aux Anglais.
Tous ceux qui étaient là n’étaient certainement pas venus pour se
soigner, ni pour voir les mimosas en eur : la seule cure qu’ils
entreprenaient était celle du baccara, il est vrai que, pour certains,
elle est radicale !
L’assistance au dîner de gala du samedi était donc
particulièrement brillante.
Attendant Rosine dans le hall, je regardais arriver les femmes
enveloppées de leur capes d’hermine ou de chinchilla, elles avaient
une façon bien spéciale de se draper ! On aurait dit qu’elles
portaient leurs fesses dans la fourrure ainsi que les Négresses du
Dahomey portent sur les reins leur enfant serré dans un cabas !
Au vestiaire, les larbins bien stylés les débarrassent de leurs
précieux manteaux. J’étais surpris de ne pas les voir apparaître
toutes nues, n’ayant sur le corps que leurs perles enroulées. S’il y a
dans l’Inde des charmeurs de serpents, nous avons ici les
charmeuses de perles.
Rosine Hauteruche arriva à son tour, avec assurance, sur ses
lèvres nes et fatiguées s’étalait le sourire méprisant que je lui
connaissais bien quand elle se trouvait au milieu d’autres femmes.
Nous descendîmes au restaurant : Chenal 75 partageait une table
avec Sem-le-tendre 76. En passant près d’eux, j’entendis Sem lui dire
« … Quelle vie ! J’en ai assez de ces repas pris à n’importe quelle
heure. J’aime encore mieux payer mon dîner ! » Un peu plus loin
Reynaldo Hahn, gon é par sa musique, semblait un de ces ballons
qu’on distribue dans les restaurants de nuit et qui faiblissent vers
trois heures du matin 77.
Poiret t son entrée, il était travesti en bégonia 78. Vogliano,
derrière lui, était en poêle à frire !
Henri de Rothschild 79, heureusement un peu sourd, Henri
Letellier, éternellement à la recherche d’une gure nouvelle qui
pourrait lui en rappeler une autre, voyaient les maîtres d’hôtel
s’empresser au-devant d’eux. Maurice Rostand 80, au milieu de cette
foule, m’apparaissait comme un savon de bains. Vous savez ces
petits savons roses qui savent si bien otter ? On a plaisir à les
enfoncer dans l’eau tant ils mettent de grâce à remonter à la
surface ; Van Dongen 81, le petit géant, rapin pour femmes du
monde, qui peint comme d’autres font des tours de cartes, semblait
inquiet du menu. J.G. Domergue 82, toujours distingué dans le
vulgaire, surveillait les derniers apprêts de son gala en papier. Je vis
aussi, cherchant sa table, Sarah Rafale, aux yeux d’oiseau siamois
[sic], qui a toujours l’air un peu triste de n’avoir pas vécu à l’époque
de Kranach [sic] 83.
Les Billy Arnold’s se délectaient de sonorités dissonantes, d’où le
rythme même était banni, si bien que chacun des couples de
danseurs exécutait un pas di érent ! Les garçons faisant le service
en étaient gênés pour circuler à un pas normal entre les tables.
La comtesse Triple 84, souple et blonde, me t demander près
d’elle un instant :
— Nous soupons ici ce soir avec la princesse Chapeau 85, me dit-
elle, ne manquez pas de venir ; mais, vous n’êtes pas seul ? Bien
entendu, amenez votre amie. Par exemple, ajouta-t-elle tout bas en
désignant Rosine, où as-tu ramassé ça ? C’est une ordure !…
— Chez Cartier, lui dis-je, un jour que je passais rue de la Paix !
Je rejoignis mon amie, elle n’était plus seule :
Lareincay, arrivé le soir même, lisait, installé à ma place !
« Non, répéta Marie, il y a huit jours encore vous étiez pour moi
un aimable inconnu, dès lors je pouvais sans inconvénient me
livrer à la faiblesse du Pommard, mais aujourd’hui je ne l’aime
plus, je préfère boire de l’eau. Elle se pencha et lui dit encore :
Merci ! »
— Oui, c’est très extraordinaire, dis-je à Lareincay, ce roman est
absolument déconcertant, je ne doute pas qu’il ait beaucoup de
succès.
Il me raconta qu’il avait tout à l’heure lu ces passages à Rosine
Hauteruche et qu’elle l’avait vivement et sincèrement complimenté.
— Comme le vôtre, son avis m’est précieux, ajouta-t-il, car je la
considère non seulement comme une femme exquise mais encore
comme une femme remarquablement intelligente.
Je lui conseillai de ne point négliger cet avis, en e et…
Après être repassé au Carlton, à l’insu de Rosine, a n de changer
de vêtements, je rejoignis les o ciers à l’hôtel des Séraphins,
considéré comme un véritable Family House ; le deuxième étage y
étant rigoureusement réservé aux fumeurs, cela procurait aux
habitants du premier et du troisième un calme délicieux.
Tout se passa selon le rite consacré, je dispense le lecteur de la
plus banale des descriptions : au matin, je quittai le premier les
matelas cambodgiens où j’avais peu dormi pour aller respirer l’air
frais de la mer, je restai longtemps sur la terrasse à la regarder, puis
je m’amusai de voir sortir un à un du palace, en plein soleil, les
fumeurs en habit noir qui n’avaient pas prévu le retour diurne ! Un
Anglais matinal se méprit, posa sa pipe sur une table et interpella
mon ami le capitaine Mulart pour lui commander un thé avec toast,
beurre et con ture !…
Les o ciers me demandèrent de venir déjeuner avec eux le
même jour, j’acceptai et, après avoir été prendre mon auto, je les
retrouvai vers midi.
Le déjeuner fut cq somptueux et intelligent, la conversation tomba
un instant sur le cubisme et sur Dada 94. Un jeune enseigne au regard
noir et profond me pria de lui dire ce « que c’était que le cubisme et
qui l’avait inventé ».
— Dieu, lui dis-je.
Il parut froissé :
— Dieu ?
— Dieu, c’est vous si vous le désirez.
— Allons, voilà que vous parlez « Dada ». Y a-t-il une di érence
entre les cubistes et les dadaïstes ?
— Je ne sais pas, peut-être.
— Voyons, ne vous moquez pas, expliquez-nous le cubisme 95.
Il pensait me pousser à bout, je sentis qu’à leur insu la
conversation prenait un ton « brimade ». Je repris :
— Il y a un petit traité de Gleizes et de Metzinger qui dévoile
tout le mystère du cubisme 96.
— Ah ! Est-ce bien ?
— Je ne l’ai pas lu !…
— En n, dites-nous au moins qui l’a inventé, dites-le-nous.
— Metzinger, Picasso, Apollinaire, Max Jacob 97, mais plus
probablement Princet, en n c’est lui qui le dit !
— Qui est Princet 98 ?
— Un agent d’assurances.
— Un agent d’assurances sur quoi ?
— Un agent d’assurances sur le cubisme !
— Je vous en prie, parlez sérieusement, un agent d’assurances
sur quoi ?
— Que sais-je, peut-être sur les fous… ou sur les gens trop
sensés !
— Mais qu’est-ce que c’est au juste que le cubisme ?
— Eh bien, mais… de la peinture !
— Allons, il n’y a rien à faire, vous ne voulez donner aucune
explication ?
— Que voulez-vous, ce sont toujours les autres qui m’en
donnent !
— Et Dada ? Au moins, vous ne pouvez nous refuser de dire ce
que c’est que Dada !
— Dada, c’est l’armistice, c’est la paix ; c’est la concentration qui
s’évapore ou le contraire, concentration de nos imbéciles ambitions.
Jérôme vaudra un jour plus cher que Cézanne parce que Cézanne
aura valu plus cher que Jérôme 99 !
— Avouez que vous avez fait Dada pour vous faire de la
publicité, dit, à son tour, le capitaine Mulart.
— Pardon, mon capitaine, c’est le public qui s’est fait de la
publicité 100 ; la publicité vis-à-vis d’un être vivant ne peut durer, la
publicité existe pour Cézanne, pour le savon Cadum, elle ne peut
exister pour moi, car je ne suis ni peintre, ni littérateur, ni espagnol,
ni cubain, ni américain 101…
— Ni Dada, n’est-ce pas ?
— Ni Dada, je suis vivant 102. Voyez-vous, le bruit, le mouvement
qui s’est fait autour de ce mouvement a été créé de la façon dont
certains ingénieurs fabriquent une voiture automobile ; mais cette
invention ne peut exister que parce que d’autres ingénieurs avaient
trouvé auparavant le carburant, l’essence. L’essence, c’est Dada, le
moteur, c’est le public 103 : mais ne soyez pas inquiets, vous n’êtes
pas dadas, vous êtes comme ces carburateurs bien réglés qui
absorbent les gaz, en ignorant l’énergie qu’ils transmettent à la
chambre d’explosion. Les uniformes que vous portez s’appellent Fiat,
Rolls-Royce, Citroën ou Ford. La folie des hommes est de se mouler
dans un écrin et de croire que cet écrin a la forme d’un cœur ! J’ai
vu un jour, peintes sur le mur d’un café, auprès d’une porte, les
initiales W.-C. traversées d’une èche, cela m’a fait songer au cœur
des hommes ! C’est vrai qu’il y a de bien beaux tatouages sur les
bras ou sur la poitrine des souteneurs, les èches y traversent des
cœurs à la manière de l’indication que j’ai lue sur le mur du café !…
Le commandant semblait quelque peu scandalisé, il me reprit :
— Vous allez fort ! On vous pardonne tout, mais si vous
mélangez les souteneurs avec les ingénieurs… quelle audace !
— Moi, audacieux, mon commandant, mais vous savez bien que
je ne suis qu’une plaisanterie, rien en n !
— Je proteste, vous avez fait autrefois des œuvres sérieuses,
compréhensibles.
— Ah oui ! Je vois, compréhensibles comme Dieu, comme la loi
de la pesanteur, compréhensibles à la façon dont les écoles Berlitz
rendent compréhensibles la langue française en espagnol, et
l’espagnol en anglais !
Un o cier moins « intelligent » que les autres, sentant que le
terrain devenait froid, prit l’initiative de diriger les débats !
— L’homme qui me semble le plus génial, c’est Jean Cocteau,
c’est lui qui a inventé l’impressionnisme, n’est-ce pas ?
— Si vous voulez.
— Et, quoi que l’on en dise, le cubisme et le dadaïsme 104 ?
— Si vous voulez.
— Et aussi cet art tabac cr, odorant comme une cigarette
autrichienne ?
— Pour Tabac cr, vous faites erreur : ce n’est pas Jean Cocteau,
c’est Jean Cocti 105.
— Je crois que vous n’aimez pas Jean Cocteau.
— Vous vous trompez, je l’aime beaucoup. C’est un homme
extrêmement amusant.
— C’est lui qui a écrit sur vous que vous preniez la patronne du
tir comme cible, je crois ?
— Oui c’est lui, mais ce qu’il s’est bien gardé de dire, c’est que je
tire à balles sur les œufs, tandis que lui se sert de petits plombs 106…
On s’en apercevra le jour où les forains nettoieront leur baraque.
Cette fois il changea de conversation.
— Je n’aimerais pas, dit-il, aller en auto avec vous, on vous dit
d’une témérité…
Je suppose qu’en parlant ainsi, il voulait paraître « cubiste » car,
peu de jours auparavant, je l’avais vu exécuter des « tonneaux », des
« vrilles », des « feuilles mortes », à quarante-cinq mètres du sol,
puis descendre de son avion comme on sort de sa chambre à
coucher.
J’assistais à ces exploits en compagnie de mon ami Christian
Da 107, un grand amoureux qui travaille à perfectionner le jeu de
l’Amour, au moyen du goudron, il me conta que le brave
commandant Mulart, mon hôte, écrivait chaque jour, entre deux
lancers de torpilles sous-marines, des lettres de cent cinquante-deux
pages, parfumées à la brillantine de Grasse, pour déclarer à la belle
comédienne Georgette-Georgette 108 qu’il était amoureux d’elle ! Que
d’éléments contraires dans le cœur d’un o cier !
Le déjeuner nit par une crème au chocolat délicate et comme
personne ne se sentait le courage de venir en auto avec moi, je pris
le parti de rentrer seul à Cannes. En route, je me mis à songer que
j’avais raté ma vie en ne me faisant pas o cier de marine !
5. La pierre de lune
L’ENFER
Toutes les portes du ciel s’ouvrent
Pour recevoir le poète
Car les derniers battements de son cœur
Sont des élans vers Dieu
Paris semble n’avoir qu’un cœur
Cœur capital de la capitale 127
Unique boucle d’oreille
Que ma maîtresse porte sur le ventre
Les pressentiments sont souvent tristes
Aussi il n’y a que la Charité
LAC
Les tempes des jeunes lles
Dans les ténèbres épaisses
Jusqu’à leur mariage
Amusent Tékétili
Dans les livres
Certains mots
Se trouvent pliés
Au son de la musique
Méridionale
La vie rustique
Danse
Sur la toile des idées
Sa main dans sa main
Nous fermons la ville
Pour la possession du beau
Les inventions
Les théâtres
Les femmes
Les ramoneurs
Une lampe électrique posée sur la soie rose
Un poisson mort
Tout forme une guirlande que l’on attache
Dans son cerveau
Aux jours de fêtes.
— C’est joli, mais pas très personnel 145, je préfère L’Omnibus,
a rmai-je.
— Ah ! Permettez-moi alors de vous en lire quelques nouvelles
pages, et déjà Lareincay cherchait dans sa serviette…
— Non, non, je suis trop sous l’in uence de vos poèmes,
j’écouterais mal.
Rosine demanda ce que nous ferions de notre soirée.
— J’ai l’intention de vous conduire chez des amis, rue Fontaine ;
ils se réunissent chaque soir pour des séances de spiritisme qui sans
doute vous amuseront.
Elle accepta, mais prit rendez-vous avec Lareincay au Jockey,
pour deux heures du matin.
7. Les rideaux de mousseline
(Ici, Larençay s’embrouilla dans ses feuillets et j’en pro tai pour
l’interrompre.) J’avais été poli et n’avais pas marqué un instant mon
ennui à entendre ces redites d’une recherche philosophique que je
connaissais bien, recherche à cheval sur la frontière franco-
196
allemande ; mais, vraiment, cela devenait monotone et puis
Larençay avait une façon de s’écouter en lisant toutes ces belles
phrases ! Il se croyait en Sorbonne et ne s’apercevait pas – ou
s’apercevait trop – que nos proches voisins avaient l’hypocrisie de
sembler prendre un vif intérêt à sa lecture.
— Mon cher ami, lui dis-je, en posant ma main sur son bras,
arrêtez-vous quelques minutes, je ne sais plus ce que je mange et,
tenez, je viens d’avaler les cure-dents qui se trouvaient dans ce petit
pot, j’ai également dévoré mon mouchoir, c’est d’ailleurs à l’appui
de vos théories, les cure-dents et le mouchoir n’étant que temps par
rapport à mon estomac qui, de ce fait, devient espace, mais je ne
vous cache pas que cela me fatigue beaucoup !
— Vous m’étonnez, me répondit-il, un peu piqué, hier, tenant
compagnie à Rosine Hauteruche qui est grippée, je lui ai lu cet essai,
elle en était enthousiasmée.
— Rosine était dans son lit, lui répondis-je, c’est un confort
appréciable pour se pénétrer d’abstractions. D’ailleurs ne croyez pas
que ma fatigue dénote de l’ennui, je suis seulement submergé par la
puissance de votre cerveau : il faut absolument que le Collège de
France vous désigne comme la plus grande lumière de ce soir et que
vous y fassiez une conférence !
— Je n’en demande pas tant, votre compréhension me su t
largement ; maintenant que vous savez tout de moi, m’aimez-vous
un peu ? Aimez-vous mon cerveau ?
— Je ne vous aime pas, je vous admire de plus en plus ! Vous
avez un uide qui doit agir sur les femmes, pourtant votre visage
dégage une sérénité inexplicable, vous avez le calme d’un jeune
homme qui vient d’être con rmé.
De suite, il voulut payer l’addition, mais mollement, je
m’empressai de faire le geste protecteur et rapide, et jetai au garçon
la somme de 275 F demandée. Le romancier m’emmena en sortant
voir de la peinture rue Richepanse, l’exposition du groupe 19 781,
exposition de « jeunes », dont l’adresse et l’habileté dépassent celles
des hommes de la plus grande expérience. En quittant la galerie,
nous vîmes à côté de la porte un tableau qui semblait être fait par
un enfant. Ayant demandé à un vendeur de qui il était, il nous
répondit avec un peu de mépris que ce tableau était d’un certain
Lionel Lejeune dont Vollard achetait toutes les œuvres ; je me
souvins, en e et, que Vollard m’en avait parlé et avec tout l’esprit
qu’on lui connaît il m’avait dit : « Oui, j’ai l’intention de prendre
toute sa production, naturellement jusqu’au jour où il saura
peindre 197 ! » Il y a des gens qui savent en e et ce que c’est que
savoir peindre, il y a même certains critiques qui savent discerner le
génie dans un tableau !
— Ah, ces hommes me plaisent, ils sont beaux ! dis-je à
Lareincay.
Il ne répondit pas tout de suite, mais, après avoir fait quelques
pas, il me dit, presque bas :
— Croyez-vous que ces gens soient sincères ?
— Sincères ? Mais naturellement, aussi sincères que vous l’êtes
vous-même !
Il me regarda avec hostilité, j’eus l’impression que depuis
quelque temps il devenait un peu mon ennemi ; heureusement, à
l’angle de la rue, nous rencontrâmes ce bon Satie ; il avait une
ombrelle à la main, contre le grand soleil, il nous dit aimablement
bonjour, puis, disparut dans le hall des Trois-Quartiers. Lareincay
me con a :
— Cette rencontre me fait souvenir d’un rêve que j’ai fait il y a
quelques jours : je voyais Erik Satie habillé de rose, chaussé de
souliers dits « Bains de Mer », il avait de petites ailes
cupidonnesques xées dans le dos et tenait un let à papillons ; il
s’obstinait à poursuivre une gentille note de musique qui,
silencieusement et malicieusement, s’échappait toujours, heureuse
de voltiger en liberté dans un parc bleu.
— Comme vous êtes méchant ! lui dis-je en riant.
Je le quittai à une station de taxis, désirant me rendre chez un de
mes amis docteur. J’ai l’habitude de faire véri er, de temps en
temps, les boulons de ma machine pour me tranquilliser. Lareincay,
lui, allait au journal auquel il collabore. (En ouvrant ce journal le
lendemain, je vis que je ne m’étais pas trompé sur ses sentiments à
mon égard : dans un article, en première page, il me traitait de
grand homme !) J’arrivai en avance à mon rendez-vous chez le
docteur X… ; la douleur dont je sou rais depuis quelques jours avait
complètement disparu, pourtant, j’étais un peu inquiet car, deux
jours avant, un autre ami, grand chirurgien des hôpitaux de Paris,
m’avait palpé le ventre comme il aurait fait d’une chambre à air à
crevaison douteuse, déclarant ensuite : « Appendicite, je l’opère
mardi. Où est ton téléphone ? Je vais retenir ta chambre à la maison
de santé. » Il téléphona en priant de me garder la chambre « Les
Glycines », particulièrement agréable, m’a rma-t-il, en ajoutant que
Marthe Chenal l’avait occupée pour se faire couper les ongles de
pieds ! Levant les yeux sur moi, il me vit très pâle : « Tu es stupide,
me dit-il, cette opération n’est rien, un jeu, un véritable repos. Tiens,
j’ai un bon camarade, chirurgien comme moi et père de cinq
enfants, à la naissance de chacun d’eux, il les circoncit et leur enlève
l’appendice, ils sont ainsi tranquilles pour la vie ; quant à toi, vingt
et un jours après l’opération, tu seras sur pied ! »
J’adore ce chi re de vingt et un jours qui guérit toutes les
maladies ! Cela me rappelle une cure faite en Suisse, où je me
soignais pour hypotension ; je rencontrai à mon hôtel René
Ransson 198, lequel sou rait, lui, d’hypertension. Eh bien, nous étions
soumis exactement au même traitement. N’en étant mort ni l’un ni
l’autre, nous en conclûmes que ce n’était pas la cure en elle-même,
mais les vingt et un jours qui nous avaient guéris.
Je demandai à mon ami quelques jours de répit avant ma
villégiature aux Glycines, prétextant d’importantes a aires à régler
dans la semaine, et je venais aujourd’hui prendre un autre conseil.
Le docteur me t entrer. C’est un homme que j’aime beaucoup, il est
d’une simplicité, d’une bonté pour ses malades, meilleure encore
pour eux que tous les médicaments qu’il faut bien leur ordonner. Je
lui demandai de ses nouvelles avec intérêt, sachant qu’il sou rait
depuis vingt ans d’un ulcère à l’estomac ; il me dit que pour la
première fois depuis sa maladie, il n’avait eu aucune crise depuis
plusieurs mois ; il m’avoua n’avoir suivi aucun traitement ; je
songeai à mon appendicite. Il m’examina et m’interdit toute
opération. « C’est votre vieille névralgie qui s’est simplement
déplacée », me dit-il. Il prit ma tension artérielle avec le « Vaquez »,
l’appareil enregistra 9 et 14 1/2, moyenne admirable ; je partis
enchanté et me rendis chez un pâtissier pour me réconforter d’une
tasse de thé. Je rencontrai là Berthe Bocage et lui comptai mon
aventure :
— À votre place, me dit-elle, je prendrais un troisième avis.
Venez donc avec moi, c’est le jour de consultation de mon médecin.
Je la suivis ; j’étais surtout très heureux de passer quelques
instants en sa compagnie. Le docteur nous t introduire
immédiatement. Il me parla peinture, littérature, pendant trois
quarts d’heure ! Nous nîmes par tomber d’accord qu’il n’y a rien à
comprendre et que nous pouvons tout juste constater, puis il me
passa devant les yeux une lampe électrique de deux mille
bougies 199 ; « Grand nerveux », déclara-t-il, travaillez, distrayez-
vous, je vais prendre votre tension artérielle au « Pochon ».
L’appareil enregistra 6 et 11 ! « Faiblard, dit alors le maître, reposez-
vous, ne travaillez pas, sortez peu le soir. »
Très impressionné, j’en oubliai de lui parler de mon appendicite
et je partis désespéré, avec la sensation que je ne m’étais réellement
bien porté que le temps que j’avais mis à traverser Paris ! Je résolus
alors d’employer ma psychothérapie personnelle pour tâcher de me
convaincre que je n’étais pas malade ; j’eus l’énorme chance de
tomber, le soir même, en ouvrant un journal américain, sur un
article médical. Il se terminait en a rmant qu’à New York, la mode
d’opérer de l’appendicite était complètement tombée en désuétude ;
toute opération étant une chose très grave en elle-même, les
médecins étaient d’avis de chercher à les éviter jusqu’à la dernière
limite. De tout cela, je tirai une conclusion : c’est que les seuls
hommes qui ne se soignent pas sont ceux à qui leurs connaissances
ont fait connaître qu’ils ne connaissent rien. Le corps médical ne
croit pas plus à la médecine que le corps clérical ne croit à Dieu.
Heureusement pour les uns comme pour les autres qu’il reste, dans
la masse, certains êtres plus docteurs que les docteurs et plus curés
que les curés…
Ma douleur ayant cessé toute manifestation, je décidai de
continuer à me soigner suivant mes théories et je résolus d’aller
passer la soirée au théâtre ; j’avais justement reçu une place pour la
répétition générale d’une pièce que l’on donnait dans un théâtre du
boulevard, l’auteur était un idiot qui n’avait pu commettre que
quelque chose de très reposant !
Assis dans mon fauteuil, je commençais à jouir d’un spectacle
bien amusant avant le lever du rideau : l’ingéniosité déployée par
les gens de la critique pour se glisser à leur place en évitant le
pourboire à l’ouvreuse ! À côté de moi était un gros bonhomme
aussi encombrant qu’un perroquet et sa cage en chemin de fer ! Dès
que la pièce fut commencée, il se mit à converser avec son voisin ;
c’était un critique imbu de l’importance de sa mission, critique
in uent, paraît-il, et même auteur à ses heures ; il me semblait être
engraissé par toutes les stupidités qu’il écrivait journellement et par
toutes celles qu’il écrirait encore et qu’il s’évertuait à répéter à son
confrère assis à ses côtés : on ne la lui faisait pas à lui ! Il connaissait
le théâtre depuis trop longtemps, savait ce qui porte, ou ne porte
pas ! Sarcey autrefois le lui avait dit : « Mon cher, vous avez le sens
du théâtre ! » Il mit en jeu un artiste que je trouvais remarquable et
s’appliqua à le démolir ; visiblement, il parlait dans le but d’éblouir
une petite femme assise devant lui, jeune théâtreuse, me sembla-t-il,
qui paraissait terrorisée par les sarcasmes de ce pauvre crétin.
Il parlait maintenant de Marcel Levêque 200 pour le comparer à Le
Bargy 201, naturellement en cherchant à diminuer celui qui possède
le plus de talent ! Il exaltait la Comédie-Française, « cette grande
famille de comédiens » (famille imbécile, grotesque qui n’apporte au
théâtre que la valeur du persil sur une tête de veau). Il passait en
revue les femmes qui jouaient devant nous ; visiblement, il les
divisait en deux catégories : les couchables et les non-couchables par
rapport à lui ! J’avais la gorge serrée, j’avais envie de tuer ce
personnage après lui avoir rasé les moustaches et peint le nez en
rouge, que sais-je encore ! Je sentais monter en moi la même
exaspération que celle qui m’envahit toujours devant les
représentants de ce qu’on nomme la force publique.
À la n du premier acte, il prédit le dénouement qui se trouva
d’ailleurs complètement opposé à l’idée qu’il s’en faisait !
À l’entracte, au foyer, je rencontrai Rosine Hauteruche que je
n’avais pas été voir depuis plusieurs jours ; elle ne me t aucun
reproche mais semblait nerveuse, gênée. Je lui annonçai ma visite
pour le lendemain, je désirais lui remettre un cadeau à l’occasion de
son anniversaire. En quittant Rosine, je me trouvai à côté d’une
femme qui chantait professionnellement dans les cafés de nuit, des
chansons réalistes ; me reconnaissant, elle m’invita à souper le soir
même en m’assurant, pour m’attirer chez elle, que son appartement
était situé de telle façon qu’un train passait par la cuisine toutes les
nuits à deux heures vingt-trois du matin et qu’elle avait dans son
antichambre une glace où l’on se voyait de dos lorsqu’on s’y
regardait de face ! Je ne résistai pas à ma curiosité ; après qu’on eut
acclamé le nom de l’auteur, je quittai la salle sans lui laisser le
temps d’apparaître en scène, sa tête ne m’étant pas sympathique, et
je retrouvai la chanteuse à la sortie.
En taxi, nous causâmes, elle me demanda ce que je pensai de
Derain.
— Il a l’esprit inventif et sentimental, lui dis-je, sa puissance
s’exprime mieux à travers un bleuet que lorsqu’il l’emploie à
endosser le smoking de Renoir, de Matisse ou de Césanne !
— Et Gauguin ?
— Gauguin me fait penser aux fausses sculptures nègres ; il a un
esprit de député socialiste ; vous savez, le député à cravate
lavallière, à pantalon d’artiste, le député rapin, ami de Mirbeau,
comme Mirbeau était l’ami de la m… !
Mon interlocutrice me t l’honneur de rire :
— Oui, je sais, dit-elle, vous n’aimez rien, pourtant…
— J’aime Odilon Redon, si vous voulez ; pourquoi un Cézanne
deux cent mille francs et un Odilon Redon deux mille francs ?
Cézanne ne signait pas ses tableaux, ne les considérant jamais
comme nis ; c’est ce qui a permis à un marchand génial de les
terminer en les vendant très cher, les tableaux ont toujours la valeur
de leur prix, c’est bien certain ! Redon, qui était un homme
merveilleux, signait ses tableaux mais il n’y a eu personne pour leur
attribuer la même valeur qu’aux Cézanne, d’ailleurs on ne blu e pas
avec un soleil ! Ah ! le blu ! Ce qu’on peut arriver à blu er les
gens, vous ne vous en doutez pas !
« Tenez, Jarry mettait de l’encre dans son pernod, mettait en
vers tout le journal dont il était rédacteur en chef 202, par besoin de
blu er, d’épater les autres, de s’épater lui-même, il épatait
inconsciemment mais professionnellement.
« Ce qui est plus rare, c’est d’être étonné d’épater, alors qu’on
tâche de ressembler à la masse sans y parvenir !
— Je ne comprends pas du tout ce que vous voulez dire par
« ressembler à la masse ». Qu’entendez-vous par la masse ?
— La masse ? Mais c’est une chose qui n’existe pas, c’est
pourquoi c’est impossible de lui ressembler !
— Pour parler comme vous, j’aurais cru que la masse était
représentée par Dieu ; en ce cas, il n’y aurait pour lui ressembler
qu’à se mettre une fausse barbe et à prendre l’air pauvre ! Un
homme riche ne ressemble jamais à Jésus-Christ ; les Jésus-Christ
ont toujours l’air misérables, je me demande pourquoi ?
— Jésus-Christ avait dû perdre quelque chose à quoi il tenait
beaucoup, cela l’avait rendu triste !
— Vous êtes idiot pour un homme qu’on dit intelligent.
Nous étions arrivés ; en descendant du taxi, nous vîmes une
luxueuse auto arrêtée devant la porte de l’immeuble. Un homme
tournait éperdument la manivelle sans arriver à aucun résultat, je
m’approchai et vis avec stupeur que, sous le capot levé, il n’y avait
pas de moteur ! je lui marquai mon étonnement et l’engageai à
cesser ses e orts stériles, mais il me répondit qu’il était catholique
croyant et qu’il avait prié Dieu de faire partir la voiture ; comme je
lui a rmai qu’elle ne partirait pas, il me répondit que Dieu pouvait
tout.
En entrant chez la chanteuse, la première chose qui frappa mon
regard, dans la pièce qui lui sert de petit salon, fut une sorte de
grande boîte vitrée accrochée au mur ; elle contenait une goélette en
miniature, toutes voiles dehors, petites voiles blanches tendues vers
l’Amérique, paraît-il ; au bas du cadre une inscription : « Ce tableau
appartient à Jean Cocteau » et chez Cocteau, me dit la divette, il y a
la même goélette, dans la même boîte, seule l’inscription di ère :
“Cette goélette appartient à Yvonne George.” C’est en cas de mort de
l’un des possesseurs, a n que les notaires puissent réunir les œuvres
sans complications. » Pour les amateurs de mystère, voilà une belle
histoire, n’est-il pas vrai ? » En y ré échissant, j’ai compris que
c’était une sorte de mariage outre-tombe, seule union permise à
certains êtres. La goélette m’avait fait complètement oublier ce qui
m’avait décidé à accepter le souper, je ne verrai sans doute pas
passer le train dans la cuisine, ni la glace où l’on ne peut contempler
son visage…
Quelques amis de mon hôtesse arrivèrent bientôt : entre autres,
un jeune Russe des ballets de Diaghilev, ancien général dans les
armées du tzar, un prêtre en civil, neveu d’un homme politique
connu, une étudiante en médecine, laquelle portait en broche un
scalpel en miniature, fait de platine incrusté de rubis ! Voyant mon
admiration pour ce bijou, elle me l’o rit un peu plus tard dans la
soirée. Elle nous parla beaucoup des hôpitaux, de ses travaux, nous
assura que nombre de soldats, blessés de guerre, étaient encore en
traitement : plaies qui se rouvraient, esquilles provoquant de
l’infection ; chaque jour apportait un contingent d’anciennes
sou rances sans cesse renouvelées.
— Et si vous pouviez voir les enfants que font ces malheureux,
ajouta-t-elle, c’est à vous dégoûter à la fois de la Patrie et de la
maternité !
L’abbé Z… écoutait attentivement, visiblement ému, comme
révolté. Et cette révolte éclata tout à coup et nous eûmes à subir un
véritable réquisitoire :
— L’immondicité de la guerre, nous dit-il, est, je pense, une
chose indiscutable, ses conséquences ne peuvent donc être
qu’immondices. Moi qui étais forcé d’y prendre part, je n’ai eu,
pendant toute sa durée, qu’une idée : le suicide, a n de n’être plus
le spectateur d’un drame volontaire aussi écœurant ; le courage
physique m’a manqué, c’est pourquoi je suis encore là. Comment ai-
je pu accepter d’être en quelque sorte le complice de ceux qui
arrivent à faire croire aux peuples que la guerre contient un
mysticisme, que la guerre renferme une beauté. Beauté de la folie,
peut-être !
Nous étions stupéfaits de cette sortie. Ce prêtre passait pour un
bon garçon, aimant à fréquenter les milieux de théâtres parce que
les femmes étaient gentilles avec lui, le considérant comme un
porte-veine lorsqu’il venait s’asseoir un instant dans leurs loges, les
soirs de premières… Nous l’aurions cru incapable d’une pareille
violence ; il continua :
— Quant à l’uniforme, voyez-vous, l’uniforme agrémenté de
croix et de galons, c’est une invention pire que celle de tous les
stupé ants ! L’homme le plus simple, le meilleur, devient absurde et
dangereux le jour où on lui accroche deux bandes rouges ou une
bande dorée sur la manche. Instantanément, il se croit di érent des
autres. Pensez donc qu’il a le droit d’être injuste sans que cette
injustice soit discutée ! Bien plus, il est protégé par son compère,
supérieur et galonné, ravi s’il est possible d’être encore plus injuste
que lui. Ah ! vraiment, l’invention de la « supériorité », manifestée
par un étalage de clinquants et de camelote, dénote chez la race
humaine la folie de la domination. Le but, la joie, c’est de tyranniser
un être, des êtres, en n de parvenir à dominer son voisin sans y
avoir le moindre droit, sans rien lui donner en échange, sans faire le
moindre e ort personnel, mais simplement en suivant un petit train-
train journalier pendant des années, cela jusqu’au jour où l’on prend
sa retraite et où nous sommes alors vengés par le Vermouth-
Guignolet ou l’Amer-Citron ! Car, avouez que s’ils ont cherché toute
leur vie à avilir les autres, ils réussissent bien à s’avilir eux-mêmes
de café en café.
Je m’amusais beaucoup du ton de cet exorde en un pareil
endroit, dont les bourgeois pensaient certainement « qu’on devait
bien y rigoler » ! Je voulus pousser à bout l’orateur :
— Mais le petit soldat, hasardai-je, que pensez-vous du petit
soldat ?
— Le petit soldat ? Eh bien, le malheureux, il est empêtré et
ridicule dans ses vêtements qui lui vont mal, il a l’air bêta devant les
dorures d’un uniforme sur mesure ; si par hasard sa physionomie
laisse transparaître une intelligence, une personnalité, les gradés
n’ont qu’une idée, lui couper le nez ou les oreilles, lui crever les
yeux a n d’être tout de même certains de leur supériorité.
Heureusement que l’État veille ! Il ne se soucie pas d’avoir des
dommages et intérêts à payer et n’approuverait pas cette façon
d’agir. L’État économise a n de pouvoir gaspiller plus largement !
C’est ainsi que pendant la guerre, on gaspillait les hommes ; plutôt
dix hommes tués qu’un cheval, les hommes, il n’y avait qu’à les
prendre, le cheval valait de l’argent immédiat 203 ; les rentes aux
veuves, aux orphelins, aux mutilés, on verrait toujours bien après…
« Ah ! les esclaves que l’on achetait n’existent plus, les
gouvernements s’en o rent à l’œil tant qu’ils veulent.
« Le militarisme, la politique, soutenus par l’imbécile su rage
universel, sentent mauvais, personne actuellement n’est responsable
de cette odeur, les canailles peuvent s’en payer à cœur joie. Je
comprends à la rigueur qu’on se fasse tuer pour une idée, pour un
homme que l’on aime ou qu’on admire, mais se faire tuer pour une
République, quelle absurdité ! Si on voulait se battre, c’est contre
certains représentants du pays, qui nous pillent, nous grugent tous
les jours qu’il fallait le faire, ces aigre ns qui cachent leurs
escroqueries derrière la amme du Soldat Inconnu ! Vive l’homme
responsable que sa valeur met au sommet d’une nation ; il faut une
tête, maquillons-la si vous voulez du nom de roi ou d’empereur, peu
importe ; actuellement, chaque homme se croit un petit roi, on lui a
dit qu’il pouvait aspirer à tout. Égalité de l’intelligence ? Pourtant,
l’intelligence qu’il n’admettra jamais, c’est celle qu’il sentira
supérieure à la sienne.
« En art, tout le monde veut être un génie ! Les docteurs ont des
diplômes qui prouvent l’entière capacité de chacun. Il n’y a plus
d’ouvriers, il n’y a que des travailleurs. Et tout cela baigne dans une
sauce grasse de discours qui sent le chou- eur froid ; l’amour de
parler est devenu en France aussi grand qu’en Espagne ou en Italie ;
vous savez que les gens qui parlent ne font en général rien d’utile !
Si encore ils parlaient pour ne rien dire, peut-être cela leur
permettrait-il de penser à quelque chose en même temps.
Il y eut un silence après ce ux de paroles pénibles ; je regardais
le prêtre, il était pâle avec de la sueur au front.
— Mon père, lui dis-je, si j’étais magistrat, je vous ferais arrêter,
ma profession d’homme de lettres se rapproche de celle de l’huissier
et je ne peux que faire un constat.
Il sembla ne pas entendre, en proie à une exaltation qui
continuait intérieurement. Le jeune général russe semblait
abasourdi ; placé à côté de moi, il me posa cette étonnante
question :
— Monsieur, on m’a dit que Dieu était cannibale, est-ce vrai ?
— Oui, c’est vrai, mais il ne mange que des oiseaux, comment
voulez-vous qu’un homme, qui vit dans l’espace, mange autre chose
que des oiseaux !
— Vous considérez donc que les oiseaux sont faits de chair
humaine ?
— Bien plus humaine que celle de mes semblables !
Le Russe eut l’air de se contenter de mon a rmation, sans l’avoir
bien comprise ; les Russes ont sans doute toutes les facultés mais ils
ne savent pas s’en servir, il faut croire ; ils ont une imagination
volcanique, pourtant, ils n’ont à peu près contribué en rien à
l’évolution depuis un siècle, ce qui n’empêche pas tout le monde de
s’écrier : « Quel peuple intelligent ! » Il est vrai qu’ils ont le front
haut, l’œil noir et profond et qu’ils s’appliquent, tels les Allemands,
à porter des lunettes d’or.
Pendant que nous prenions le café, la jeune doctoresse me
questionna sur l’opinion que je devais avoir sur le jeune prêtre ;
psychiquement parlant, elle le considérait comme un demi-fou, car
déjà elle l’avait vu se livrer à des manifestations violentes et hors de
propos.
— C’est une idée xe chez lui, ajouta-t-elle, la vue d’un uniforme
le rend furieux et je crois que la présence de cet ino ensif petit
Russe en uniforme de bal costumé a dû contribuer à le déchaîner ce
soir.
Il a été victime, en 1916, d’un grand choc nerveux, une atroce
aventure à Vauquois ; arrivant de Constantinople avec son régiment,
il apprit par hasard que son jeune frère était en ligne à deux
kilomètres de là. Vous pensez sa hâte de le revoir ! Un camarade
descendant aux tranchées se chargea de prévenir le jeune homme,
celui-ci ne put y tenir ; il partit en pleine nuit pour aller embrasser
son aîné, dont le régiment devait repartir le lendemain pour une
destination inconnue. Hélas, le malheureux rentra une demi-heure
trop tard à son poste pour que son absence passât inaperçue, sans
interrogatoire, sans explications, il fut fusillé comme déserteur,
quelques minutes après, par les ordres d’une brute galonnée…
— Je comprends qu’il ait horreur de la guerre… et des galons.
Pourtant, c’est plutôt à l’esprit de famille que devrait aller sa
rancune !
J’en avais assez d’entendre parler guerre, soldats, fusillade et
République, je me rapprochai des autres et fus très amusé de voir
Lareincay arrivé là depuis un instant. Il avait vraiment l’art de se
fau ler partout !
En n, par extraordinaire, il ne portait point de manuscrit, il
racontait qu’il venait d’assister sur les boulevards à une conférence
sur Einstein, accompagnée de projections cinématographiques. On
eût dit vraiment qu’il avait découvert le personnage et qu’il se
faisait un plaisir de le mettre à la portée de tous. Mon sourire
l’énerva sans doute, car il me pria un peu ironiquement de dire ce
que je pensais de ce philosophe, déjà un peu démodé.
— Einstein, lui répondis-je, est persuadé que l’heure indiquée par
le cadran de la gare de Lyon n’est pas la même pour un bicycliste,
un automobiliste ou le simple âneur qui prend son bock de bière
brune à la terrasse d’un café. Sa théorie pourrait être exacte si ces
trois individus avaient exactement le même âge, mais comme il est
certain qu’ils sont nés au moins à quelques secondes d’intervalle les
uns des autres, elle est fausse, aussi fausse que les autres et l’heure
est la même pour tous. La seule vision géniale d’Einstein est d’avoir
aperçu son propre derrière au bout de la longue-vue avec laquelle il
cherchait à voir et à comprendre l’in ni !
Lareincay haussa les épaules, je lui assurai qu’il n’y avait pas là
de quoi se frapper, et j’ajoutai :
— Si vous aviez entendu tout à l’heure les imprécations de l’abbé
Z… sur la guerre, vous auriez été ravi et cela eût compensé votre
déception à propos d’Einstein !
— Ah ! j’avoue avoir horreur de la guerre, approuva-t-il, à part
le jour de la déclaration et celui de l’armistice, le reste est trop
violent pour moi, je suis si nerveux !
Le général russe, se disposant à partir, notre amie la chanteuse
l’invita à déjeuner pour le surlendemain, le priant d’amener son
frère :
— Ce garçon si exquis rencontré l’autre jour au thé de l’hôtel
Ritz.
— Mon frère sera très sensible à votre bonne pensée, remercia le
général, mais il n’est jamais libre à l’heure des repas, il ne prend que
le thé car il est plongeur au Café de Paris !
J’eus l’impression d’une société bien désorganisée et me promis
de prendre désormais mille précautions de bon ton envers les
chasseurs de restaurants, les chau eurs de taxi et autres possesseurs
de professions libérées, on ne sait jamais, n’est-ce pas, il est prudent
d’appeler « mon prince » les crieurs de journaux.
Je m’aperçus que la doctoresse m’attendait pour se faire
reconduire chez elle : après le cadeau reçu du scalpel en platine, je
ne pouvais me dispenser de la mener aussi loin qu’elle pourrait le
désirer. Je dis au revoir à tous et, prenant Lareincay à part, je crus
lui faire plaisir en lui demandant des nouvelles de son livre ; il me
dit que le jour même, il en avait commencé un autre qui me plairait
encore moins que le précédent ! Dans la crainte qu’il ne m’en lût la
première partie, je m’esquivai précipitamment en le priant de
con rmer à Rosine que j’irais la voir le lendemain. Il fut glacial dans
son acquiescement…
11. Cache-cache
J’ai horreur d’écrire des lettres, on y dit trop ce que l’on pense.
J’envoyai seulement à Rosine le petit poème suivant auquel je ne
reçus jamais de réponse.
LE CHAT DE CRISTAL 209
CAOBA
Le plus grand malheur de la vie, c’est la vie.
Les larmes ressemblent aux étoiles,
Dans une poêle à frire !
Le ciel est un appareil de photographie.
Dieu est l’hyposul te du diable.
La Nature m’a nommé roi,
Les hommes : fumiste !
Si je pouvais lire dans mon esprit,
Je n’y verrais qu’un mot !
Tombola.
Mes yeux sont xés dans le vide,
Ma tête a la forme d’un entonnoir.
Parmi le cortège des illusions,
Au son d’une musique de tambours,
En écho majestueux, je souris aux désirs.
Le chef de musique, c’est moi.
Les musiciens sont des jeunes lles.
Notes
1. Le galuchat
1. « Galuchat. » D’une manière générale, les titres ne sont pas de nature à éclairer la teneur
des chapitres. Mais cette peau de poisson, parfois utilisée à la place du cuir, placée ici,
informe le sens de la lecture. Galuchat, c’est un substitut, par dé nition bon marché,
quelque chose qui ressemble au cuir, comme Lareincey, « jeune littérateur, candidat au
génie », ressemble à un écrivain véritable.
2. La Pomme de pins. Numéro unique d’une revue publiée à Saint-Raphaël par Christian et
Francis Picabia au moment du congrès de Paris (numéro du 25 février 1922).
3. 3. Ce « ton », Picabia le connaissait par sa femme, Gabrielle Bu et, ancienne élève de
Vincent d’Indy à la Schola Cantorum.
4. Ce symbole a ché de la respectabilité bourgeoise ne peut qu’exciter la verve de Picabia.
Dans le texte qui nous occupe, les fréquentes allusions ironiques à la Légion d’honneur
rendent savoureuse une lettre inédite de Picabia à Germaine Everling, exposée à
l’Université d’Ottawa en novembre 1972 :
La Coupole, neuf heures du soir.
Comme tu peux le voir, je suis à la Coupole après une journée bien remplie, je t’assure. 1)
J’ai un tableau acheté par le Luxembourg, j’ai demandé à ce que Rose Adler fasse le cadre […].
2) De Monzie m’a décoré de la Légion d’honneur, c’est à ne pas croire. Je te prie de ne pas trop
parler de tout cela. 3) J’ai changé mon Austin contre une plus forte […]. 4) André Breton et
Duchamp sont contre moi, a aire G.B.F.P., délicieux amis n’est-ce pas ? Breton, cela ne m’étonne
pas étant donné qu’il a acheté douze tableaux à Gabrielle. Je pense avoir terminé avec la police
judiciaire dans trois ou quatre jours, certainement jeudi au plus tard. J’ai un petit tableau que
quatre personnes voulurent acheter ; vraiment je ne me suis pas encore remis de ma journée.
Mervod va bien, mais quelle vie, la pauvre, Guevara est soûl du matin au soir […]. Marthe
Pignon organise des soirées de baccara chez elle, cela me coûte assez cher, mais je suis obligé d’y
aller pour rencontrer le Président.
Nous sommes, il est vrai, en 1933 !
5. Qui est ce Paul-Paul, héros de l’œuvre a igeante de Lareincey ? L’expression « car
c’était lui », qui accompagne le prénom, semble indiquer qu’une personne réelle a servi de
modèle au personnage. Or des quatre Paul de la poésie française, on ne peut guère retenir,
à cette date, que Paul Éluard avec qui Picabia est en fort mauvais termes. Éluard avait
collaboré à 391 mais les relations entre les deux hommes s’étaient refroidies, dès
mars 1920, avec l’a aire de la lampe à huile. L’année suivante, en avril 1921, l’histoire du
portefeuille, oublié par le garçon du Certà et restitué par Éluard, n’eut pas l’heur de plaire
à Picabia. Rappelons que celui-ci termine Caravansérail au moment de la fugue d’Éluard, le
15 mars 1924. Picabia naturellement ne partage pas l’enthousiasme des surréalistes pour ce
« lâchez tout » exemplaire. Sur leur communiqué de presse, cette remarque de sa main :
« Fumisterie. Jacques Vaché était un con. Paul Éluard ? » Les vrais griefs portent sur le
fond : une conception radicalement di érente de l’acte créateur. Éluard est un poète
lyrique, très attaché à la littérature, et de surcroît un poète publié à la NRF, bref, le
contraire d’un dadaïste. Cependant – et malgré le lyrisme cocardier de Lareincey –, les
rapprochements entre Éluard et Paul-Paul tournent court. Il reste que Paul-Paul – Lareincey
est le support de tout ce que déteste Picabia dans « la vie courante » : sentiment de la
nature, musique militaire, Marseillaise, patrie.
6. Cris de paons, cris de fauves. C’est par hypallage que les chiens poussent ici des cris de
« fauvettes ».
7. Cette a rmation ne vaut pas pour Picabia qui emmène Germaine Everling à Martigues,
à l’hôtel où il avait séjourné naguère avec Gabrielle Bu et durant leur voyage de noces.
Caravansérail s’achève d’ailleurs de façon analogue.
8. En 1924, l’onanisme entraîne encore l’impuissance comme au XIXe siècle. Voir, à cet
égard, les carnets de Victor Hugo.
9. Roman de Jean de La Brette.
10. Cette déclaration, faussement générale, peut di cilement passer pour un plaidoyer pro
domo puisque Picabia s’est fait, dans 391, le champion incontesté de la « mu erie ». « Je
n’arrive pas à concilier, lui écrit Reverdy, votre charmante attitude personnelle et celle que
vous prenez publiquement. » (391, t. II, p. 112.)
11. Allusion aux jeunes confrères, bientôt « surréalistes » qui ont entre dix-sept et trente
ans en 1924. Picabia a, lui, quarante-cinq ans.
12. La « délicatesse » de Picabia consiste à écrire parfois « bicyclette » lorsqu’il pense
« pédale ».
13. Époque de Joséphine Baker et du célèbre Bal nègre de Montparnasse.
14. Nouvelle charge contre la Légion d’honneur qui revient à trois reprises dans cette seule
page : « Quant aux hommes, écrit Picabia dans Jésus-Christ Rastaquouère, ils veulent tous
devenir ministres. Beaucoup d’hommes portent à leur boutonnière le souvenir des
aventures amoureuses de leur femme. » Par ailleurs, Germaine Everling rapporte dans
L’Anneau de Saturne (p. 29) ces paroles du maître : « Tous les artistes ont des têtes de
cruci és ; ceux qui n’ont pas une tête de cruci é ressemblent à des garçons épiciers. Les
cruci és font de l’art pour le vendre […], les garçons épiciers, pour avoir la Légion
d’honneur ! »
15. Napoléon et la Légion d’honneur rajeunissent l’image de Narcisse. On notera comment
le nom de Napoléon suscite le mot « esplanade », lequel déclenche à son tour la satire
contre les invalides de la pensée moderne.
16. Le portrait de « cet homme » évoque un dessin de Picabia reproduit dans le n° XVII de
391 (t. I, p. 117). Le personnage, chauve, portant bouc et lunettes, fait des bulles de savon
avec une pipe Gambier comme celle que fumait Rimbaud. Le pro l est celui d’Erik Satie.
Dans le texte, à la relecture du tapuscrit, Picabia a ajouté, après le mot « Gambier »,
cette ligne autographe : « Il fait des e ets de torse avec ses cheveux. »
Si on se reporte à nouveau à 391, page 118 cette fois, c’est-à-dire à celle qui est en
regard du dessin de Satie, on retrouve imprimée la phrase manuscrite ajoutée à
Caravansérail, identique, à cette variante près : le pronom personnel est devenu un nom
propre : « André Breton fait des e ets de torse avec ses cheveux. » L’allusion de
Caravansérail s’adresse donc plutôt à Breton qu’à Satie avec lequel Picabia est dans les
meilleurs termes puisque tous deux travaillent alors de concert, si j’ose dire, à Relâche.
C’est le côté Rimbaud, le côté rêveur et rhétoriqueur de Breton, habile à faire des bulles
avec son esprit, que dénonce Picabia, pourtant orfèvre en la matière.
17. La « brioche » semble obtenue par télescopage des deux expressions usuelles pain de
savon et savon de Marseille. Picabia a ectionne les à-peu-près et les catachrèses du style
« cris de fauvettes » (cf. note 6).
18. Dans le dessin de 391, Satie, en sirène, porte une muse sur son dos. L’addition des
cheveux, dans le passage du dessin au texte, ayant métamorphosé Satie en Breton, il est
permis de penser que c’est le lyrisme surréaliste, hérité de Lautréamont et de Rimbaud, qui
est visé dans cette phrase sibylline.
19. Comprendre « lu et approuvé par André Breton ».
20. Via la NRF.
21. Aveu très conforme à la philosophie « instantanéiste » de Picabia.
22. Ce sans-gêne et le mot « bottines » appellent certains rapprochements moins anodins
qu’il n’y paraît à première lecture.
Il y a d’abord, dans le n° XIV de 391 (t. I, p. 93), en post-scriptum au poème de Picabia
« Notre-Dame-De-La-Peinture », cette déclaration solennelle en gros caractères : « Tous les
matins j’en le mes bottines. » Deux ans plus tard, en février 1922, après l’échec du congrès
de Paris, Tzara est mis en cause par Breton dans un article de Comœdia, en date du 2 mars,
intitulé « Après Dada ». Tzara rétorque le 7, dans le même organe, avec « Les Dessous de
Dada » où je relève cette phrase : « Un ami m’écrivait que Breton était un comédien achevé
et qu’il changeait d’homme comme on change de bottines. »
L’ami en question n’était autre que Francis Picabia dont la lettre à Tzara, datée du
3 juillet 1920, a été publiée par Michel Sanouillet dans Dada à Paris, p. 498. Je n’en retiens
que ce passage prémonitoire du ton de Caravansérail : « Breton est un comédien achevé et
ses deux petits amis pensent comme lui qu’il est possible de changer d’homme comme l’on
change de bottines ; moi je suis absolument décidé à ne pas me laisser faire et à espacer de
plus en plus mes relations avec ses [sic] jeunes littérateurs. »
Breton, dans le « Lâchez tout » des Pas perdus, reviendra sur cette querelle : « On a dit
que je changeais d’homme comme on change de bottines. Passez-moi le luxe, par charité, je
ne puis porter éternellement la même paire : quand elle a cessé de m’aller, je la laisse à
mes domestiques. »
Malgré l’adoucissement – ou précaution oratoire – de la phrase suivante : « J’aime et
j’admire profondément Francis Picabia », il est di cile de distraire la personne de Breton
des composantes de Lareincey.
2. La bulle de savon
23. Le titre reprend une phrase du chapitre 1.
Tout ce chapitre 2 est le récit d’une soirée de Francis Picabia dans son rôle d’homme à
femmes et de séducteur. Inutile de rappeler, outre ses deux mariages, ses liaisons
tumultueuses et innombrables passades. Toutefois, si Picabia a toujours trompé femmes et
maîtresses, il aura réussi le tour de force de ne jamais se fâcher véritablement avec aucune
d’elles. Les femmes apprécient sa « vitalité », son humour et sa conversation qui charrie
pêle-mêle les bons mots, les paradoxes, les lieux communs et les ré exions pertinentes
présentées avec impertinence. Tous ceux qui l’ont bien connu gardent de lui l’image d’un
personnage éblouissant – animateur et boute-en-train – avec quelque chose d’inquiétant et
de trouble. Fascinant, cynique, déconcertant. On a donc a aire, ici, à un moment « type »
de la vie quotidienne de Picabia : le tête-à-tête avec une ex-maîtresse restée une amie et
une con dente.
24. Une femme réelle se cache-t-elle derrière ce nom ridicule ou s’agit-il d’un personnage
ctif inventé pour donner la réplique au narrateur et le faire parler ? Nous verrons que
certains détails autorisent des rapprochements avec au moins deux modèles.
25. Ce compliment s’adresse, de toute évidence, à Gabrielle Bu et.
26. À peu près. Picabia a rencontré Gabrielle Bu et en 1908 et l’a épousée en 1909.
27. Oui et non, tout au moins si l’on considère Gabrielle Bu et comme un des modèles
plausibles de Berthe Bocage.
Nous sommes en 1924, et Picabia a rencontré Mme Corlin, née Germaine Everling, en
1917. En 1920, il s’installe chez elle, rue Émile-Augier, mais il restera en relation, et pas
seulement en relation épistolaire, avec sa femme légitime. L’une et l’autre seront d’ailleurs
enceintes simultanément ou presque : 15 septembre 1919, naissance de Vicente, deuxième
ls de Gabrielle ; 5 janvier 1920, naissance de Lorenzo, ls de Germaine Everling.
28. Tout, dans ces dernières remarques, semble désigner Gabrielle qui entendait se
consacrer à la musique et Picabia à la peinture. Donc pas de « concurance » [sic] entre eux
sur le plan de la création. L’autre raison de la liberté de leurs rapports et de leurs propos
sera donnée un peu plus loin : ils avaient « tout épuisé ensemble, querelles et plaisirs ».
En revanche, la femme élégante et mondaine, « en grande toilette », ayant le goût des
dîners en tête à tête, ressemble davantage à Germaine Everling.
Remarquons en n que, composite ou non, Berthe Bocage sert de porte-parole à Picabia
lui-même. L’indi érence philosophique de Berthe Bocage aux critiques et aux compliments,
sa méditation sur son trésor d’enfant, valent surtout pour Picabia. Le thème étant grave, il
était préférable qu’un personnage parle à la place de l’auteur qui eût trouvé ridicule
d’évoquer sur un ton nostalgique ses propres souvenirs d’enfance. Picabia multipliera
d’ailleurs les con dences par personnage interposé. L’alibi littéraire n’enlève rien à la
justesse de ses observations : pouvoir d’émerveillement de l’enfant opposé à la lassitude et
à l’incuriosité de l’adulte. Thème de l’incommunicabilité du bonheur, de l’impossibilité de
faire partager ses joies, où perce le pessimisme récalcitrant de Picabia. Le « marron
sculpté » n’est pas mieux accueilli par les adultes que l’œuvre d’art par le public.
29. Les pages 13 et 14 du tapuscrit original n’ont pas été retrouvées.
30. Si la ré exion se poursuivait longtemps sur les cimes abordées quelques pages plus
haut, le narrateur nirait par se prendre au sérieux. Et Picabia a soin d’éviter cet écueil : le
dogmatisme du raisonneur juvénile. L’intrusion du calembour, du grotesque, le retour subit
au prosaïsme (le perdreau), à la remarque cocasse, tirent la conversation de l’ornière des
idées et du pédantisme. Comme chez Stendhal, Mérimée, Laforgue ou Lautréamont, il y a
chez Picabia une volonté de « contre-lyrisme » entraînant le déraillement contrôlé du
discours.
31. Écho de l’admiration que Francis Picabia éprouve pour Nietzsche qu’il cite volontiers
mais dont il n’a lu que quelques pages. Il en a gardé le goût des aphorismes et une leçon
philosophique, l’hédonisme, une exaltation de la vie et de l’instant. En cette année 1924, la
tombe du Soldat inconnu est un sujet de plaisanterie plus dangereux que les blasphèmes.
32. L’idée très simple et très juste – le génie veut un milieu, mais il choque et dérange cette
société malade et exténuée, incapable de nourrir une plante aussi vivace – est sauvée de la
platitude par la trivialité agressive de l’image.
33. Henriette Violet deviendra, au chapitre suivant, Henriette Pipi. Dans la pièce de Tzara,
La Première Aventure céleste de M. Antipyrine, des pancartes indiquaient les noms des
personnages, parmi lesquels : « M. Bleubleu, M. Cricri, M. Pipi », etc.
« Picabia avait des relations féminines très en dehors du surréalisme. Je l’ai connu
avec Germaine Everling et je n’ai connu qu’elle dans le milieu. » (Note de Jacques Baron)
34. Père cubain issu d’une grande famille espagnole. À noter, dans le paragraphe qui suit,
le rôle des couleurs associées au bonheur comme dans cette jolie phrase de 391 que
Gabrielle Bu et a placée en épigraphe d’Aires abstraites : « Il faut traverser la vie, rouge ou
bleu, tout nu, avec une musique de pécheur subtil, prêt à l’extrême pour la fête. »
35. « Je ne suis pas peintre, je ne suis pas littérateur, je ne suis pas musicien, je ne suis pas
professionnel, je ne suis pas amateur. » (Jésus-Christ Rastaquouère) [cf. p. 64].
36. Il s’agit de Germain Nouveau, frère spirituel de Rimbaud, redécouvert par Breton. C’est
précisément le détachement et le dénuement de Nouveau, poète errant s’il en fut,
qu’admirait André Breton (cf. « Avant-propos à l’exposition Germain Nouveau », in La Clé
des champs). Picabia s’en prend donc ici à l’une des trois étoiles du rmament surréaliste :
Rimbaud, Nouveau, Lautréamont. Pas surprenant que Caravansérail ait déplu à Breton !
37. Cézanne.
38. Critique très originale, pour 1924, de l’anecdote et de la trop grande importance
accordée à la biographie.
39. Ici, nouvelle charge. Cette évocation du complexe d’Œdipe chez le cheval est
évidemment parodie de la psychanalyse, cette science toute neuve qui fascine les
surréalistes. Picabia n’était pas sans savoir que Breton avait rendu visite au professeur
Freud, à Vienne, dès 1921.
En une seule page, la biographie (Nouveau), l’anecdote (Cézanne) et les théories de
l’inconscient sont critiquées et tournées en dérision.
3. Inhalation perpétuelle
40. Picabia qui est l’inconstance même – le mouvement et le changement perpétuels – est
toujours prompt à dénoncer la versatilité du public, ses engouements passagers, son
attitude de girouette. La mode de tel cabaret nègre change aussi vite que la mode en
peinture. Et Picabia de déplorer chez les autres ce qu’il pratique lui-même avec tant de
naturel.
41. Picabia méprise les « petites personnalités » qui hantent les cabarets dans lesquels il est
lui-même très répandu, mais il lui est agréable d’entendre « chuchoter » son nom. Rien
d’extraordinaire à cela ; Picabia est une des gures de la vie parisienne et ce moins comme
peintre ou écrivain célèbre que comme riche dilettante un tantinet fumiste.
42. Un blues.
43. Ce « grand personnage » réfugié est très probablement Serge de Diaghilev qui était
corpulent avec de gros yeux.
44. « Aragon aimait lire à ses amis ce qu’il venait d’écrire sur-le-champ – et dès qu’il avait
un instant, il avait la plume à la main. Breton nous a lu Nadja, chez lui, avec assez de
solennité. Éluard, de temps en temps, sortait un poème. Mais je ne crois pas que l’un ou
l’autre ait tenté de lire leurs œuvres et de demander conseil à Picabia. On savait très bien
que Picabia se foutait de tout ce qui n’était pas lui. Il lançait des idées de manifestes ou
autre chose. Quand il demandait à ses amis ou relations d’avoir des idées, c’était pour les
réfuter. On ne pouvait que se mé er de lui. » (Note de Jacques Baron.)
45. L’expression rappelle le titre du chapitre : Inhalation perpétuelle.
46. Parodie des activités surréalistes : sommeils hypnotiques et récits de rêves. Ce que
Picabia tourne en dérision est comme par hasard au centre des préoccupations de Breton.
Une part importante du premier Manifeste sera consacrée au rêve et en novembre 1929,
faisant écho au Rimbaud de « l’Alchimie du Verbe » (« Je nis par trouver sacré le désordre
de mon esprit »), Breton écrira à propos de la « Première exposition Dalí » : « En n de
compte, tout dépend de notre pouvoir d’hallucination volontaire. » (In Point du jour.)
47. Au Casino.
48. Le nom du « jeune littérateur » varie au l des pages et des fautes de frappe. On trouve
d’abord Lareincey, puis Lareinçay et en n Lareincay (sans cédille). Ces variantes autorisent
une double lecture de son nom. Lareincey et Lareinçay donnent « la rincée » dont la
signi cation, dans le cas de l’auteur de L’Omnibus, se passe de commentaires. Sans cédille,
au contraire, le nom devient, ou peu s’en faut, « l’air inquiet ». Malmené par le maître, on
comprend que le bon jeune homme reparte, avec sa « serviette de chagrin noir », « partagé
entre l’orgueil et l’inquiétude ».
49. Les Blancs s’étaient mis à faire du jazz nègre, y compris des amateurs comme Jean
Cocteau que Picabia avait surnommé « le Parmentier du Jazz-Band ».
50. Le Trouvère de Verdi et Carmen de Bizet.
51. Picabia a séjourné à trois reprises aux États-Unis : en 1913, pour l’Armory Show ; en
1915, à l’occasion de sa mission très spéciale (un achat de mélasse) à Cuba où il n’ira pas ;
et en 1917, année de la publication des trois numéros new-yorkais de 391.
52. Il s’agit de Jean Cocteau, l’enfant terrible de l’avant-garde que le public prenait
volontiers pour le chef du mouvement Dada !
Depuis Parade, en 1917, il était aussi célèbre que Picabia, son « ami » de longue date.
Et comme lui très répandu dans les bars et la haute société : « Un cocktail, des Cocteau. »
Or Cocteau – qui avait lancé Le Bœuf sur le Toit – était l’étoile du Gaya, rue Duphot,
café rival et voisin du Certà « dadaïste » du passage de l’Opéra. Cocteau avait, par ailleurs,
des talents de mime extraordinaires. (Il s’était produit sur la scène du Théâtre des Champs-
Élysées avec les Fratellini.) Pierre de Massot décrit en ces termes l’arrivée de Cocteau chez
Picabia : « Il entre, n, délicat, fragile, une cravate de soie voyante nouée autour du cou,
et, aussitôt, séduit l’assistance. Toujours debout, on dirait qu’il danse. Avec un esprit sans
pareil, une verve incomparable, il mime tour à tour Marinetti, Breton, Tzara, Mme Lara,
Grommelynck, Picabia, Mme Rachilde, Cocteau lui-même, etc., et fait sourire, et même rire
tout le monde. Qui dira la séduction du sourire de Picabia écoutant Cocteau. » (Cité par
Germaine Everling dans C’était hier : Dada et repris par Michel Sanouillet, Dada à Paris,
p. 191.)
53. Cette vivandière de faunes est probablement Mme de La Hire, amie et biographe de
Picabia.
54. Pure invention en souvenir des joyeuses soirées new-yorkaises. « Nous fûmes dès notre
arrivée incorporés dans une bande hétéroclite et internationale où l’on faisait de la nuit le
jour […] dans un déchaînement inimaginable de sexualité, de jazz et d’alcool. » (Gabrielle
Bu et, Aires abstraites, p. 161.)
55. L’auteur du calembour « Ovaire toute la nuit » est Marcel Duchamp. Quant à Pierre
Moribond, il ne peut s’agir que de Paul Morand qui avait publié, en 1922, Ouvert la nuit.
On saisit par là le processus d’occultation de l’identité d’une personne réelle. Morand
donne mourant puis moribond, le maintien des initiales facilitant la clé.
56. Les pages 26 et 27 n’ont pas été retrouvées.
4. Out
57. Au chapitre précédent, Pierre Moribond entrait en scène anqué d’un « jeune homme »
ici nommé et identi é grâce à cette seconde allusion à la « vaisselle ». Picabia n’a pas
l’imagination des personnages et n’a guère à se soucier de la création d’êtres ctifs quand
son entourage immédiat lui fournit un vaste répertoire de tempéraments originaux. Dans
Caravansérail, il nomme, emprunte, arrange, travestit et compile, mais invente nalement
très peu. En revanche, il « compose » volontiers. Lareincey, véritable collage ou patch-
work, n’est personne en particulier et beaucoup de monde à la fois. Or Pierre de Massot ne
me paraît pas étranger à cette « confection ». Né en 1900, c’est bel et bien un « jeune
homme » en 1924. Dans la première lettre qu’il adresse à Picabia, en février 1920, il se
présente comme un « tout jeune écrivain provincial ». Depuis lors, pré gurant Lareincey, il
n’a cessé de poursuivre le grand homme dont il a fait son idole et son maître à penser.
Lorsque Pierre de Massot arrive à Paris en novembre 1921, il s’installe chez Picabia,
c’est-à-dire rue Émile-Augier, chez Germaine Everling, comme Tzara l’année précédente.
Auteur du premier ouvrage critique sur Dada, précepteur des enfants de Gabrielle Bu et,
factotum de la famille et « gérant de 391 », Massot est devenu, dès 1922, un inconditionnel
de Picabia. Sur le plan littéraire, il ne se dégagera jamais complètement de l’in uence du
maître qu’il imite à son insu. En 1924, Massot a plusieurs livres sur le feu : une étude sur
l’armée, un texte sur la lingerie féminine, Sans dessous de soie, un autre texte intitulé Le
Retour au port, puis après la première représentation de Relâche, il entame La Part de Dieu.
Dans ces conditions, il est in niment probable que de Massot ait lu ou tenté de lire ses
manuscrits à Picabia.
Dans Caravansérail, Picabia rencontre Rosine Hauteruche par le truchement de De
Massot qui – en la personne de Lareincey – nira par prendre sa place auprès de la dame.
Version améliorée de la cour (assidue ?) que Pierre de Massot avait faite à Germaine
Everling (cf. à cet égard « Nocturne pour le matin », 391, t. I, p. 103 et L’Anneau de Saturne,
p. 116). Quant au dessin de Picabia, reproduit dans le numéro XVII de 391, il n’a, lui, rien
de platonique : un homme, portant une femme sur son dos, chevauche une autruche dont le
cou et la tête gurent un sexe en érection. Titre : « Pierre de Massot et son autruche. »
(Rosine Hauteruche, alias Germaine ?) Date : 23 avril 1924.
58. Ce métal argenté, c’est encore le plaqué, l’arti ciel, le succédané et l’ersatz. La vraie vie
est en Rolls, ou en Delage décapotable à bord de laquelle Picabia pouvait aisément narguer
ses petits amis dadaïstes et sans le sou.
59. Le dérivatif par excellence. La course en auto pour secouer « l’exil des causeries », pour
fuir le prosaïsme de la vie quotidienne. Les fuites de Picabia, avec Apollinaire ou autre,
sont justement célèbres. Ses cent vingt-sept voitures, ses yachts, témoignent à l’envi de son
instabilité.
60. Ce n’est pas l’avis de tout le monde. Durant la guerre, Picabia avait « servi quelques
mois comme chau eur d’un général que terri ait la vitesse à laquelle ce deuxième classe
[…] le conduisait dans Paris ». « C’est avec lui, ajoute Pierre de Massot, que j’ai pris le goût
de la vitesse et du danger. » (Picabia, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 2002, p. 32
et 41.)
61. Malgré les traits communs invitant à toutes sortes de rapprochements, il est impossible
de « réduire » Berthe Bocage à Gabrielle Bu et et Rosine Hauteruche à Germaine Everling.
Dans le cas de Rosine Hauteruche, d’autres modèles demeurent hautement vraisemblables.
Je songe, par exemple, à la chanteuse russe Hania Routchine qui était, avec Marthe Chenal,
une habituée du salon de la rue Émile-Augier. Passons sur les idylles de Picabia avec ses
« familières » pour rappeler que la déclaration suivante gure sur L’Œil cacodylate :
« J’aime Francis, Hania Routchine. » Et remarquons que Picabia a conservé, en les
inversant, ses initiales : Rosine Hauteruche.
62. Les pages qui suivent – nonobstant le comique de situation – o rent un bon exemple de
la complexité des jeux auxquels se livre Picabia : un poème de lui s’avère être de Lareincey,
c’est-à-dire de Picabia lui-même, lequel peut ainsi s’écouter avec complaisance puis
changer brusquement d’avis.
63. Du Rat Dada ?
64. Le poème est formé d’un chapelet d’images saugrenues créées à partir de répétitions : le
dernier mot de chaque vers est repris en tête du vers suivant. De complément il devient
sujet d’un verbe unique : « ressembler. » Le poème est donc « tricoté » selon un système
anaphorique très simple et très e cace pour relancer l’idée de façon arbitraire jusqu’à la
chute nale comique : « J’en suis certain. »
65. À peine exagéré. Picabia oubliait la teneur – et jusqu’à l’existence – des numéros de 391
une semaine après leur publication.
66. Picabia ayant écouté, contrairement à son ordinaire, les déclarations de Lareincey, il
était naturel qu’il prît à son tour la parole pour éblouir ses auditeurs. « Je l’ai déjà dit, et je
le répète, Picabia est un virtuose de la conversation. » (Propos de P. de Massot rapportés
par Germaine Everling in L’Anneau de Saturne, p. 115.)
D’où ce discours pataphysique dans un garage – avec l’intrusion du grotesque dès que
la surenchère est devenue impossible (« point dans le dos », « la voiture était arrangée »).
L’intérêt de cette page tient à ce mot « surenchère », à cette volonté d’épater qui fait de
Picabia un athlète de la foire intellectuelle.
67. « À cette époque-là, il y avait encore une barrière d’octroi entre Paris et Neuilly. En
principe, on devait déclarer l’essence, mais cette formalité était plus ou moins tombée en
désuétude. » (Note de Jacques Baron.)
68. Humour assez noir dans le contexte de l’époque, le « trente et quarante » étant, comme
on sait, un jeu de cartes.
69. Fernand-Anne Cormon, peintre d’histoire, auteur des Vainqueurs de Salamine, médaille
d’honneur au Salon de 1887, avait remplacé Gustave Moreau comme professeur à l’École
des beaux-arts. Son premier travail avait été de rappeler ses élèves à l’ordre académique.
Parmi eux : Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Matisse, Rouault, Marquet.
En 1894, Picabia avait suivi les cours donnés par Cormon dans son atelier privé de
Montparnasse. Il y contracta une « Cézannophobie » virulente et, par antidote, un goût très
vif pour le destin ingresque où il excellait. Puis l’élève évolua sans son maître qui reste,
avec Meissonier, un bel exemple du style pompier cher à Salvador Dalí.
En avril 1920, l’invitation, rédigée par Tzara, de l’exposition Picabia au Sans Pareil,
précise : « Francis Picabia envoie des scaphandriers gon és dans le ventre musical de
M. Cormon. »
En 1924, Rosine Hauteruche est déjà un peu esseulée dans son admiration pour le
peintre d’histoire.
70. La maîtresse de feu Apollinaire était une amie de longue date de Picabia qui t d’elle
plusieurs portraits mécanomorphes. Durant la guerre, réfugiée à Barcelone, Marie avait
collaboré à 391 avec des poèmes et des dessins dont un portrait au pastel des enfants de
Picabia.
71. « Gagner sa matérielle » : gagner sa vie. Comprendre : qui tente de gagner sa vie en
faisant une peinture commerciale. Allusion peu charitable au cubisme assagi et distingué
de Marie.
Picabia avait-il pardonné à l’auteur des Méditations esthétiques les huit pages consacrées
à Marie Laurencin, alors que sa propre peinture n’avait fait l’objet que de trois pages – au
demeurant assez tièdes – dans un volume qu’il avait lui-même nancé ? Il reste qu’à une
époque, Picabia avait exposé avec Marie Laurencin et s’était même occupé de faire
connaître sa peinture. Le 20 décembre 1916, à Marius de Zayas : « J’ai vingt et une œuvres
de Marie Laurencin, je pense les emporter (à New York) pour que vous puissiez lui faire
une exposition. »
72. Auprès de l’autre « Pica », Francis fait assez piètre gure et l’on ne peut que déplorer la
sottise de ses sorties sur Picasso. Ribby était un tailleur de confection bon marché sur les
boulevards. Il avait comme slogan : « Ribby habille mieux. »
73. On peut s’interroger sur la sincérité de cette réponse. Ce qui ennuie Picabia par-dessus
tout, c’est la gloire sans cesse croissante de Picasso et l’admiration sans borne que lui
vouent Breton et son groupe. Longtemps Picabia avait été le seul peintre o ciel du
mouvement Dada à Paris. En mai 1921, l’accueil que les dadaïstes réservèrent à Max Ernst
qui exposait pour la première fois au Sans Pareil ne lui t, pour le moins, aucun plaisir. Le
jour du vernissage, il brillait par son absence. Le 3 octobre 1921, Breton écrit à Derain :
« C’est lui [Max Ernst], vous savez, qui peint sur des clichés photographiques résultant du
groupement de clichés antérieurs tels que réclames illustrées, planches de botanique,
images sportives, ouvrages de dames, etc., et qui a fait mourir de dépit Picabia. » (In Dada
à Paris, p. 248.) En 1924, la peinture – celle des autres – avait quelques raisons de
l’ennuyer, toute nouvelle gloire ascendante lui portant ombrage.
74. Parfaitement exact. Il s’installera à Cannes à la n de cette année 1924.
75. Marthe Chenal, actrice et cantatrice, la Callas des années 1920, à qui revenaient de
droit les grands rôles à l’Opéra-Comique. Parmi ses triomphes, La Marseillaise, qu’elle avait
chantée, le 11 novembre 1918, sur les marches de l’Opéra, enroulée dans un drapeau
tricolore. Ce fut l’une des plus belles femmes de son temps et sa célébrité était mondiale.
Ainsi, de New York, le 8 mai 1922, Marcel Duchamp peut-il écrire à Picabia : « J’ai pensé
que peut-être Marthe Chenal pourrait écrire quelque chose avec photos pour Little Review
en collaboration avec vous et que son nom ici ferait une excellente publicité. »
À partir de 1920, Marthe Chenal devient l’amie dévouée de Picabia, toujours très er
de s’a cher, malgré sa taille, en compagnie de cette femme immense et illustre.
Lors du Festival Dada de la salle Gaveau, le peintre – dominant la mêlée – parade dans
la loge de la cantatrice. En décembre 1920, Marthe Chenal et le Tout-Paris assistent à
l’antivernissage dada des œuvres de Picabia chez Povolozky. Picabia passe l’été 1921 à
Villers-sur-Mer dans la propriété de Mme Chenal qui doit être la vedette des Yeux chauds.
Le réveillon cacodylate a lieu, chez elle, à Paris, etc.
Importance de cette amitié ? Chaque sortie o cielle du peintre et de la cantatrice a
force de provocation. La beauté et la gloire de Marthe Chenal ne peuvent qu’irriter les
« jeunes littérateurs ». Dada est contre la société. Mme Chenal est une patriote militante et
l’égérie des anciens combattants. Dans Les Beautés de la guerre, Aragon note : « L’art, que ce
fût Maeterlinck, Paul Fort ou Paul Claudel, c’était toujours un peu Mme Chenal enveloppée
dans un drapeau. »
76. G. Goursat, dit Sem-le-tendre, dessinateur.
77. Allusion aux mœurs du compositeur ami de Marcel Proust ? Ce ballon qui se dégon e
rappelle le « sexe de dada », attraction numéro un du Festival Dada à la salle Gaveau en
mai 1920. (Cf. Dada à Paris, p. 177 et note n° 2.)
78. La mode « rétro » et une exposition récente ont attiré l’attention sur l’œuvre de ce
grand couturier de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, le rival de Jacques Doucet, installé
rue de la Paix. Doucet lui-même était l’arbitre des élégances dans le genre traditionnel.
Poiret, au contraire, était très excentrique dans son habillement.
En tant que mécène, Poiret avait aidé Derain, Vlaminck et Dufy à leurs débuts. Picabia
avait fréquenté chez lui dès sa période impressionniste en 1907. Avec Max Jacob et les ls
Pissarro, il faisait alors partie de « la bande à Poiret ». En 1924, Picabia le rencontre encore,
parfois chez Marthe Chenal. Mais le peintre fait désormais partie de la « bande à Doucet »,
que Picabia, à cette date, se serait bien gardé de travestir en bégonia !
79. L’été, Henri de Rothschild vivait à bord de son yacht ancré à Hon eur, non loin de la
propriété de sa maîtresse où Picabia et Germaine Everling séjournèrent en 1921. La
maîtresse en question étant Marthe Chenal, le baron Henri avait tout intérêt à être un peu
myope et un « peu sourd ».
Georges Ribemont-Dessaignes à Tzara, le 17 septembre 1921 : « Picabia a fait un long
séjour chez Chenal et avait fait avec elle qui, entretenue par le baron Henri de Rothschild,
devait avoir son théâtre, des projets grandioses. Mais récente rupture et tout est à l’eau. »
80. Maurice, ls d’Edmond Rostand, poète, romancier et polémiste, est dé ni quelque part
comme un « écrivain abondant mû par des idées généreuses. » En 1924, paraît un livre de
lui intitulé Insomnies…
81. L’ancien Fauve avait mal tourné en portraitiste mondain. Il eut, à plusieurs reprises,
maille à partir avec Dada et avec Picabia, en 1921, lors du Salon des Indépendants, à
propos de L’Œil cacodylate.
82. Jean-Gabriel Domergue, vivante antithèse de la vraie peinture, est le type du
portraitiste mondain de la Côte d’Azur, très inférieur au précédent.
83. Danseuse du Bœuf sur le Toit. « L’air un peu triste de n’avoir pas vécu à l’époque de
Kranach » [sic]. Comprendre : « Triste de ne pouvoir sortir nue, un voile à la main, comme
les èves de Cranach. »
84. Baronne Jeanne Double, sœur de la chanteuse Jacqueline Batell et mère de Lecomte du
Noüy.
85. Sans doute la princesse Murat, baronne Lydie Haingerlot, épouse, en deuxième noces,
du prince Joseph-Joachim-Napoléon Murat. Selon Jacques Baron, la princesse était « très
excentrique et un peu gouine ».
86. Conseil repris du Pilhaou-Thibaou, « supplément illustré de 391 ». « Tous les juifs sont
devenus catholiques (allusion à la conversion de Max Jacob) et tous les catholiques, juifs. »
87. Les superstitions absurdes des joueurs, dadaïstes sans le savoir, sont une façon
détournée de s’en prendre à cette autre superstition des objets – émetteurs de signes – qui
fascinent Breton et ses amis.
88. Claude Farrère, romancier, disciple de Loti, o cier de marine, élu à l’Académie
française contre Claudel…
Cette faune des salles de jeu incarne tout ce que Dada refuse et vomit. La seule
évocation complaisante de ces personnages a valeur de provocation. Certes, Picabia ironise,
mais il est des leurs. On touche d’ailleurs ici à une de ces ironies de structure caractéristiques
de Caravansérail : Picabia emmène sa maîtresse au Casino pour la distraire. Au chapitre 7,
ils iront se distraire chez les « spirites » de la rue Fontaine…
89. Auteur, avec Henri Duvernois, de vaudevilles à succès du genre Après l’amour.
90. Faut-il rappeler que Marcel Duchamp est un ami intime de Picabia, que l’œuvre qui t
scandale à l’Armory Show, en 1913, est Nu descendant un escalier, peinte en 1912. La
dernière toile de Duchamp Tu m’ , exécutée pour la bibliothèque de K. Dreier, date de
1918. Duchamp se consacre alors, quasi exclusivement, aux échecs. Il se passionne
également pour le « trente et quarante » et la roulette. À l’automne 1924, il lance, pour
nancer une martingale « neutre », son « Obligation de la Roulette de Monte-Carlo ».
91. Duchamp aurait considéré le parasitisme comme l’un des beaux-arts.
92. Le scénario abandonné de Cendrars, Après-dîner, venait de fournir à Picabia le point de
départ – ou l’occasion – de Relâche, œuvre tout à fait originale et picabienne. D’où sa
brouille avec Cendrars.
93. Allusion au air et aux spéculations adroites d’Ambroise Vollard, le célèbre marchand
de Chagall (dès 1918), de Cézanne, Picasso, Rouault, etc. Dans C’était hier : Dada, Germaine
Everling a laissé cet amusant portrait de Vollard :
« Accroché aux murs, parmi quelques Cézannes, un Renoir représentait Vollard en
toréador, dont le costume avait fourni au maître un admirable échantillonnage de sa
palette, mais Dieu sait que le modèle n’avait rien d’un jeune Andalou ! Sa haute et forte
taille, légèrement voûtée, ses traits épais, où un seul œil vivait à la fois, intensément, alors
qu’il tenait presque toujours l’autre fermé, des bras assez courts lui donnaient l’aspect d’un
grand singe anthropomorphe. Il en avait d’ailleurs la malice ! »
94. La conversation avec des o ciers de marine sur Dada et le cubisme prouve, pêle-mêle,
la célébrité des deux mouvements et la confusion qui règne dans les esprits.
95. Issu de Cézanne, instaurant des lois, créant, au contraire de la perspective illusionniste
de la Renaissance, une perspective tactile, le cubisme est une leçon d’ordre – un nouveau
classicisme – dont Picasso est l’inventeur. Cela su t. Picabia, pourtant classé cubiste-
orphiste par Apollinaire, partira en guerre contre le cubisme, sa dernière bête noire : « Le
cubisme représente la disette des idées. »
96. Albert Gleizes et Jean Metzinger, cubistes orthodoxes, coauteurs du livre intitulé Du
cubisme, paru en 1912. Une « interview de Jean Metzinger sur le cubisme », par Tristan
Tzara, avait été publiée dans le numéro XIV de 391. Je n’en citerai que la phrase liminaire
qui donne le ton : « Tristan Tzara et Jean Metzinger se rencontrèrent en juillet 1920 chez
une demi-mondaine, laquelle désirait vendre ses tableaux cubistes pour s’o rir une capote
en gleizes. »
97. On notera l’absence de Braque parmi les géniteurs du cubisme selon Picabia.
Apollinaire est cité à cause des Peintures cubistes et Max Jacob en tant qu’auteur du Cornet à
dés.
98. Animés par le désir de créer – en rompant en visière avec l’impressionnisme – une
peinture plus scienti que qu’intuitive, les cubistes s’étaient parfois intéressés aux
mathématiques. Le titre choisi par Jacques Villon pour désigner le groupe de Puteaux
témoigne assez de cette curiosité : La Section d’or. D’aucuns pensent que Maurice Princet,
mathématicien amateur et actuaire dans une compagnie d’assurances, aurait exercé une
in uence – au demeurant mal dé nie – sur le cubisme en général, et plus particulièrement
sur la période dite « hermétique » de Picasso.
99. La dé nition de Dada se fera en deux temps selon un pli caractéristique de l’esprit de
Picabia qui ne peut parler raison qu’en tirant d’abord des salves de paradoxes et
d’absurdités. Il prend donc ici le contre-pied exact du programme dé ni par Tzara dans le
Manifeste Dada 1918 : « Que chaque homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif,
à accomplir. Balayer, nettoyer. »
Dada est à la fois révolte et exhortation à la révolte. Mais s’il n’était que cela, Dada
sombrerait dans le pire des conformismes, celui de l’avant-garde contestataire. Au nom de
la liberté, par conséquent, Dada revendique le droit de se contredire : « J’écris ce manifeste
pour montrer qu’on peut faire les actions opposées ensemble, dans une seule fraîche
respiration ; je suis contre l’action ; pour la continuelle contradiction, pour l’a rmation
aussi, je ne suis ni pour ni contre et je n’explique pas car je hais le bon sens. » (Tzara.)
Déclarer : « Dada, c’est l’armistice, c’est la paix », c’est encore faire acte de dadaïsme pur,
ce qui est assez commode puisque Dada légitime n’importe quoi, y compris « Gérome »
orthographié « Jérôme ».
100. Les dadaïstes – tout particulièrement Tzara – avaient le génie de la publicité et des
relations publiques. Inversement, il est clair que le « public » s’est servi de Dada pour sa
publicité, si on entend par public certaines personnes étrangères au mouvement (Léo
Poldès, René Hilsum, Cocteau, etc.). Cf. à ce sujet les mises au point de Michel Sanouillet in
Dada à Paris.
101. Cette manière de se dé nir par négations successives est très dada – comme est très
dada également la méthode inverse. À propos de Dada, au Grand Palais, en 1920, Picabia
déclarait : « Dada est américain, Dada est russe, Dada est espagnol, Dada est suisse, Dada
est allemand, Dada est français, belge, norvégien, suédois, monégasque. Tous ceux qui
vivent sans formule, qui n’aiment des musées que le parquet, sont dada. »
102. Je ferai appel ici au témoignage de Georges Ribemont-Dessaignes : « On était au
temps héroïque. On était gon é de vie, on était poussé par un instinct assez merveilleux où
vivre avait un sens que la métaphysique germanique a changé de signe et que
l’existentialisme moderne n’a fait que badigeonner aux couleurs ténébreuses de l’absurde,
même lorsque c’est au nom de la liberté. » Et plus précisément : « Francis Picabia n’a cessé
de voir l’envers de tout art, de toutes manières de faire, de dire, d’exprimer, au moment où
elles se présentaient et de redouter la répétition, parce que la répétition, c’est l’ennui, c’est
l’image du rien, du vide, du gou re. En quelque sorte, Picabia a été un obsédé et un
angoissé. Toute sa vie s’est passée à peupler le vide d’une gure pleine, toujours nouvelle,
mais d’une nouveauté cinglante, portant trace comme d’un coup de fouet au visage du
témoin conformiste. » (Déjà Jadis, p. 18 et 44.)
« Je suis vivant » rend compte de sa philosophie et de son œuvre. Picabia n’a pas,
comme Breton, une doctrine à proposer, mais un art de vivre. Et Georges Ribemont-
Dessaignes, Tzara et Picabia ont, en commun, vitalité et amour de la vie. Voici la première
phrase du premier manifeste de Tzara : « Dada est notre intensité » suivi de « Dada est la
vie sans pantou es ni parallèles ». Et l’ennemi de la vie, c’est l’ennui que l’un et l’autre
veulent « cruci er » (le mot est de Tzara).
103. Après les paradoxes, digressions et mots d’esprit, voici le deuxième temps, la
dé nition pertinente : « L’essence, c’est Dada, le moteur, c’est le public », la phrase étant
d’ailleurs « réversible ». Le public a été, en e et, le ressort ou le moteur du mouvement
Dada. Et justement, le carburant toujours identique (manifestations stéréotypées) que Dada
a fourni au public a ni par lasser public et dadaïstes. Dada a été tué par la répétition.
104. Cocteau donné pêle-mêle pour l’inventeur de l’impressionnisme, du cubisme et du
dadaïsme. Il est vrai que c’est l’opinion d’un o cier de marine. Cette présentation
malicieuse re ète assez bien la réputation de Cocteau, homme Protée de l’avant-garde, en
butte aux brocards et aux sarcasmes de ses confrères.
105. Un « gelato », des « gelati ». Un « cocto », des « Cocti ». Mais la correction, par
Germaine Everling, de « art tabac » en « art Tabu », fournit la clé du calembour et de
l’allusion. Le mari de Suzanne Duchamp, le peintre Jean Crotti, avait bel et bien publié un
manifeste Tabu, sous la forme d’un grand tract jaune distribué aux portes du Salon
d’automne de 1921. « Tabu est le Mystère… Nous voulons exprimer ce qui ne se peut voir,
ce qui ne se peut toucher… » Dans La Pomme de pins de 1922, Tabu est annoncé comme
« une religion nouvelle ». Elle n’aura guère eu que deux adeptes : Jean Crotti et Suzanne
Duchamp.
106. Allusion à la pantomime de Cocteau, Les Mariés de la tour Ei el.
107. Libraire et traducteur de Pound.
108. Georgette-Georgette : Georgette Leblanc, actrice célèbre qui en 1923 avait failli jouer
dans un lm dont le scénario devait être con é à Picabia. Le projet fut abandonné et
Georgette Leblanc devint l’héroïne de L’Inhumaine.
5. La pierre de lune
109. Picabia s’en prend ici au pittoresque des artistes (costumes et ateliers de rapins) dans
la mesure où ce pittoresque équivaut à un conformisme. Mais le mot en soi lui fait horreur
puisqu’il implique nécessairement des idées reçues, une convention, une norme. En
revanche, le mot est faible appliqué à Jarry, personnage plus que pittoresque. D’après
Germaine Everling, Picabia n’avait jamais lu une traître ligne de Jarry. Sa façon d’écrire
Urbu pour Ubu le con rme.
110. Lassitude caractéristique. Picabia est pour la nouveauté (le contraire du pittoresque)
qu’il abandonne dès qu’elle devient mode – à moins qu’il ne choisisse de relancer une mode
exténuée, par exemple le portrait académique, quand on attend de lui de nouvelles
innovations scandaleuses. Il y a là une forme particulière de dandysme. Lancer une mode
puis marcher à contre-courant est, en e et, une façon d’être « toujours en avance sur les
autres ».
111. Sa pensée procède volontiers par antithèses et associations d’idées. L’image du « bon
élève » appelle une ré exion sur « le mauvais élève », laquelle suscite à son tour une
méditation sur l’éducation en général. Il improvise donc sur un thème provoqué, chemin
faisant, par le langage.
112. Sur le chapitre de l’éducation, les idées de Picabia auront mis un demi-siècle à
s’imposer. L’éducation sexuelle, théorique certes, mais o cielle, vient de faire son
apparition dans les écoles (Le Monde, 3 janvier 1973). À quand l’apprentissage de la
roulette au lycée ?
113. L’horreur de Picabia pour les mots, les discours et les lettres est-elle bien de même
nature que celle de Breton et de ses amis ? N’est-ce pas plutôt l’habileté de Breton à manier
les mots qui lui a fait prendre en grippe la littérature – comme l’art de Picasso l’a dégoûté
de la peinture cubiste ?
Dans le roman d’Aragon, Aurélien, le peintre Zamora (Picabia) « se mettait à l’échelle
de la célébrité. Il n’avait jamais admis de rester comme ça, un peu en marge. Il se savait
plus intelligent que les autres peintres, et une bonne fois pour toutes, il avait posé que le
talent est a aire d’intelligence ». (NRF, 1944, p. 176.)
114. Soucieux de bien celer son intrigue, Picabia, songeant au dénouement, multiplie les
présages.
115. Mallarmé, en termes plus lyriques, faisait Don du Poème : « Je t’apporte l’enfant d’une
nuit d’Idumée. »
116. Parodie très picabienne des discours de Maurice Barrès.
117. Paul Éluard avait publié en 1918 ses Poèmes pour la paix.
118. Faut-il prendre au sérieux les con dences de Picabia, éphèbe qui aurait vite retrouvé
le chemin des dames ? Volonté de choquer plutôt. En 1924, l’homosexualité fait encore
partie des mœurs honteuses. Dans Contre Sainte-Beuve, le jeune homme laisse voir à son
« poignet un rang de perles », signe distinctif. Par provocation, Picabia portait parfois en
bracelet le collier de perles de Germaine Everling. Et Pierre de Massot raconte dans son
Francis Picabia, publié chez Seghers : « Chaque soir, nous allions rue Sainte-Anne, à La Vie
Parisienne, applaudir notre amie Suzy Solidor, puis nous nissions la nuit dans une curieuse
boîte de nuit de l’avenue Victor-Hugo, Mon Jardin, où les lles n’enlaçaient que les lles,
où les garçons ne dansaient qu’entre garçons. Picabia adorait cette atmosphère qu’il
recréait, en la trans gurant, dans ses transparences. »
119. Picabia veut dire « isochrone ».
120. Le passage évoque l’ampoule électrique intitulée « Américaine » qui orne la
couverture du n° VI de 391. Il s’agit d’une photographie retouchée à l’encre de Chine, avec
les mots irt et divorce, signi ant que l’Américaine est une allumeuse.
121. Laforgue, avant lui, considérait qu’il y avait trois sexes : l’homme, la femme et
l’Anglaise.
122. Chevaux savants qui comptaient jusqu’à cinq avec leur patte.
123. Picabia est athée, réactionnaire et iconoclaste. Les surréalistes seront athées, marxistes
dissidents et nalement zélateurs d’un art dégénéré. En 1957, Tzara lui-même, dans sa
préface au livre de G. Hugnet, annexe Dada à l’histoire de l’art : « Dada a essayé de détruire
non pas tant l’art et la littérature que l’idée qu’on s’en était faite. » (L’Aventure Dada,
Seghers.) Seul, peut-être, Picabia sera resté en marge jusqu’à la n.
124. Baptisé ainsi par Picabia en souvenir des bombardements de la « grosse Bertha »…
Dans le même esprit, cette nouvelle brève publiée dans le numéro XIV de 391 : « Francis
Picabia n’a pas fait son devoir pendant la guerre, il continue. »
125. L’écriteau n’est pas une invention de Picabia qui s’est borné à améliorer l’original.
Dans un des meublés où il vécut avec Germaine Everling, une pancarte au mur
mentionnait : « Champagne : 20 francs. La coupe : 2,50 francs. » (L’Anneau de Saturne,
p. 148.) Cet écriteau – véritable collage – annonce le style des pancartes qu’Aragon
introduira dans Le Paysan de Paris en 1926.
126. Célèbre danseuse peinte par Lautrec.
127. Le livre d’Éluard, Capitale de la douleur, paraîtra deux ans plus tard, en 1926.
6. Cheveux d’ange
128. Chaque chapitre est l’occasion de rencontrer des gens nouveaux et de renouer
connaissance avec Lareincey. Picabia a soin de varier les lieux de rendez-vous. Ici, chez
Rosine, à qui un boxeur et un écrivain servent de chenets…
129. La présence de Georges Carpentier, ex-champion du monde de boxe, surprendra
quiconque n’est pas au fait des relations bigarrées de Picabia. Dans Aurélien (p. 172),
Aragon remarque que « chez Mrs Goodman » (Germaine Everling) « dé laient sans n les
amis de Zamora, ses relations disparates, faites de jockeys célèbres, de duchesses, de
littérateurs, d’hommes riches et désœuvrés, de jolies femmes de toute espèce, de joueurs
d’échecs, de connaissances faites en voyage, sur les transatlantiques ».
Carpentier avait fréquenté chez Picabia au Tremblay en 1922. À Paris, il était, rue des
Petits-Champs, le voisin de Gabrielle Bu et.
130. Le deuxième chenet fait di culté : aucun auteur, à ma connaissance, n’a commis
L’Ange des champs. Delteil a publié En robe des champs. Breton et Soupault ont écrit de
concert Les Champs magnétiques. Georges Ribemont-Dessaignes était surnommé « l’ange
dada ». Mais L’Ange des champs ?
131. Carpentier s’était fait battre à New York, en juillet 1921, par Jack Dempsey.
132. Fait inhabituel sous cette plume, les pages d’éloge qui vont suivre, les expressions
touchantes : « mon ami », « être exceptionnel », « son intelligence », « Roi des abeilles »,
« tellement charmant », etc.
Sous le pseudonyme transparent de « Sébastien Manteaubleu », on reconnaît Jacques
Doucet, le célèbre couturier de la rue de la Paix. Mécène et amateur – éclairé par Breton –,
Doucet aura été le plus grand collectionneur de son temps. Ses manuscrits, aujourd’hui
conservés à la bibliothèque Sainte-Geneviève, constituent le Fonds littéraire Jacques
Doucet. Sur ce point, comme en matière d’éducation, Picabia aura été bon prophète.
Néanmoins, le portrait de Manteaubleu par Picabia jure quelque peu avec celui qu’en a
laissé Breton dans ses Entretiens (p. 97-98).
Dans Aurélien, Aragon a donné un portrait physique de Doucet (p. 172).
Dans la discussion qui s’ensuit Zamora défend Roussel (Doucet) :
« Mais qu’est-ce que nous ferions sans lui ? Je veux dire Picasso, Derain, moi… »
L’éloge de Doucet est donc quelque peu intéressé… Si Caravansérail avait été publié en
1924, personne n’aurait été dupe de la manœuvre.
Je renvoie le lecteur aux stratégies de Zamora dans Aurélien.
133. Il est très possible que certains poètes aient fabriqué des manuscrits sur mesure.
Manière indirecte de mettre Doucet en garde ?
134. Le air de Doucet est tel qu’il achète même des Picabia.
135. C’est décidément le chapitre des amabilités. Il est vrai qu’en l’occurrence le
compliment ne s’adresse qu’à Man-Ray [sic] photographe, auteur, de surcroît, du portrait
de Picabia qui devait illustrer Caravansérail.
136. Le jugement est plus subtil que le piètre calembour qui précède. « Il y a chez ce
peintre un côté optimiste. » Seurat est, en e et, un peintre lumineux, l’auteur de scènes de
plein air très savantes et très gaies : Un dimanche après-midi à la Grande Jatte (1886), Une
baignade (1888), et d’intérieurs animés comme La Parade (1888) et Le Chahut (1890). « Un
côté optimiste et poseur » : une des toiles les plus célèbres de ce peintre, mort à trente-trois
ans, a pour titre Les Poseuses.
« Ses œuvres ressemblent à des sculptures nègres qui seraient exécutées par les
Fratellini. » Picabia a en tête l’esquisse pour Le Cirque. Dans cette toile, le clown, le cheval,
l’écuyère et les spectateurs sur les gradins s’étagent et se superposent comme les gures
sculptées des mâts de case africains qui mêlent représentation humaine et animale.
L’acrobate et le clown du tableau expliquent le rapprochement avec les Fratellini.
La boutade de Picabia ne vaut, strictement, que pour Le Cirque. En condamnant Seurat
qui a in uencé Van Gogh et les Fauves, il renie sa propre manière néo-impressionniste et
fauve.
Mais contrairement à ce qu’a rme Picabia, Doucet a fait partie du « bateau » Seurat
en achetant précisément, et grâce à Breton, l’esquisse pour le Cirque !
137. Picabia relève et souligne la contradiction entre l’art « immortel » de Seurat, peintre
de l’immuable, soucieux de constantes et de lois, et le goût de Duchamp pour
« l’éphémère », cette indi érence à l’égard des « choses » qu’on appelait ses « œuvres ».
138. Le portrait de Rrose Sélavy, alias Duchamp (en fait Carpentier !), orne la couverture
du dernier numéro de 391 dans lequel Picabia entend lancer L’instantanéisme pour rivaliser
avec le surréalisme d’André Breton.
139. Manœuvre pour supplanter Breton dans ses fonctions de « conseiller artistique »
auprès de Jacques Doucet ?
140. L’encens est un peu lourd. Féroce avec tout le monde, Picabia est l’indulgence même
pour son meilleur client. Chez lui, tout devient qualité – jusqu’au fait de ne pas avoir la
Légion d’honneur. Picabia pouvait-il, en 1924, publier de telles agorneries ?
141. Joseph Delteil, bien oublié aujourd’hui, eut son heure de gloire en 1923 avec un
premier roman : Sur le euve Amour. En 1924, il publie un recueil de poèmes : Le Cygne
androgyne. Dans son Histoire du surréalisme, Maurice Nadeau ne craint pas d’écrire qu’en
1924 « de nouvelles forces sont venues grossir les rangs surréalistes : Georges Limbour,
André Masson, Joseph Delteil, Antonin Artaud » (p. 55).
Dès 1923, Delteil vibrionne dans les eaux surréalistes. On trouve son nom au
sommaire de Littérature. En octobre 1924, il signe le pamphlet rédigé contre Anatole
France, Un cadavre. Ce qui, aux yeux de Picabia, pouvait aggraver son cas, c’est que Delteil,
en juin de la même année, avait signé, au lendemain de la représentation de Mercure, le
communiqué d’Hommage à Picasso, repris dans le numéro XVIII de 391.
Avant de monter dans le « bateau » de Breton, Delteil avait collaboré à l’unique
numéro de la revue Surréalisme, d’Ivan Goll, publié en octobre 1924, quelques semaines
avant le Manifeste. L’article est intitulé « Esthètes et anges ». On y relève cette phrase :
« Cocteau est un esthète. Rimbaud, que je mets à quelques lieues au-dessus d’Oscar Wilde,
est un ange. » Il est vrai qu’à cette date Caravansérail est terminé.
142. Drieu, au contraire, a été un dadaïste de la première heure ; il collabore à Littérature
dès mai 1919, participe aux réunions du Café Certà, à la première matinée Dada du
23 janvier 1920 et assiste au vernissage Picabia. En 1921, il comparaît comme témoin au
procès Barrès, et en 1924, signe Un cadavre. On peut s’interroger sur les griefs de Picabia à
son endroit. Drieu, indépendant, franc-tireur et n lettré, est très répandu dans la bonne
société. C’est un extraordinaire séducteur. Avec Max Ernst, c’est lui le don Juan du groupe
surréaliste (et le modèle de l’Aurélien d’Aragon). Drieu est cité ici parce qu’il incarne la
« Littérature », avec Cocteau et Gide dont les noms suivent.
143. Sur Gide, Picabia pense comme Arthur Cravan qui préférait la boxe à la littérature.
144. Allusion au poème de Rimbaud : Les Chercheuses de poux.
Rimbaud, objet de culte pour les surréalistes, est pour Picabia un excellent sujet de
plaisanterie.
« L’aventure du Harrar, écrit Breton, a valu, et continue à valoir, à Rimbaud une
grande part de l’intérêt passionné que nous lui portons. » (Entretiens, p. 16.)
145. En e et, puisque le poème est de Picabia !
7. Les rideaux de mousseline
146. Ce chapitre 7 débute au restaurant et se termine au restaurant devant un plat
d’écrevisses. Dans l’intervalle, un intermède rue Fontaine où habite André Breton. Inutile
de dire où vont les préférences de Picabia qui se rend rue Fontaine, comme on va au
cirque, pour se divertir, et qui ne cache pas qu’il prend ses amis les « spirites » pour des
amuseurs : « Il y en a un ou deux qui sont très drôles, nous partirons après les avoir
entendus », « je m’amusais beaucoup ».
C’est assez dire que Picabia ne croit pas aux « sommeils ». Il n’y participe que par
plaisanterie et il s’en ira e ectivement quand il aura épuisé le « pittoresque » du spectacle.
D’entrée de jeu, il assimile les séances de sommeil aux séances spirites traditionnelles. Or
Breton avait réagi là contre, essayant, dès 1924, de dissiper toute équivoque : « Il va sans
dire qu’à aucun moment, du jour où nous avons consenti à nous prêter à ces expériences,
nous n’avons adopté le point de vue spirite. En ce qui me concerne, je me refuse
formellement à admettre qu’une communication quelconque existe entre les vivants et les
morts. » Cependant, Breton lui-même avait autorisé la confusion en donnant à son article
des Pas perdus le titre d’Entrée des médiums (le mot apparaît plus loin dans le texte de
Picabia). Et Aragon de renchérir : « Le grand choc d’un tel spectacle appelait forcément des
explications délirantes : l’au-delà, la métempsycose, le merveilleux » (Une vague de rêves).
Naturellement Picabia s’est empressé de ne retenir que l’aspect « délirant », sans chercher à
comprendre l’intérêt des sommeils, sans croire un instant que l’activité poétique de ses
amis ait pu tendre « à la récupération des pouvoirs originels de l’esprit ». (Breton,
Entretiens, p. 78.)
Picabia ravale les sommeils au rang du jeu de société : d’abord amusant puis
éprouvant et imbécile. Mais le témoignage de ce franc-tireur incrédule ne manque pas
d’intérêt : Picabia a e ectivement assisté, à maintes reprises, aux séances de la rue
Fontaine. Il ne dresse, bien entendu, le procès-verbal d’aucune séance particulière mais
trace une sorte de portrait-robot caricatural de la réunion type – et ce à partir de souvenirs
et de références exactes faciles à véri er. Pour fantaisiste qu’il soit, le récit demeure celui
d’un témoin oculaire. En n, ce chapitre donne la juste mesure de l’imagination de Picabia
et permet de confronter son scepticisme désabusé à l’enthousiasme lyrique et grave de
Breton et d’Aragon.
147. Picabia n’est jamais très méthodique. Crevel, oublié ici, aura plus loin la parole.
148. C’est bien de cela qu’il s’agit. Mais le texte qui suit est du Picabia tout pur, malicieux
sous une feinte incohérence. Les images sont belles et si le texte est poétique, c’est sous le
couvert du masque de l’hypnose. La volubilité du sujet contraste vivement avec le
laconisme habituel des procès-verbaux « spirites » de Jersey ou « surréalistes » de la rue
Fontaine.
149. Les Baigneuses et les Femmes à leur toilette de cet ascète de la peinture, célèbre pour sa
Décollation de saint Jean-Baptiste et son Pauvre Pêcheur, incarnent assez mal l’idéal masculin
de la beauté féminine.
150. Allusion à Salomé qui avait fait décapiter saint Jean-Baptiste. Un tableau de Cranach
représente la princesse juive portant la tête du saint sur un plateau. On saisit le rapport
avec Puvis de Chavannes, auteur de la Décollation. L’incohérence de Picabia, toujours
calculée, est parfois érudite.
151. Il faut revenir, en le complétant, au passage déjà cité d’Une vague de rêves : « Le grand
choc d’un tel spectacle appelait forcément des explications délirantes : l’au-delà, la
métempsycose, le merveilleux. Le prix de telles interprétations était l’incrédulité et le
ricanement. »
Il n’est pas douteux que Picabia ait été au premier rang des rieurs. Ce qu’il exploite ici,
sur le mode ironique habituel, c’est précisément le thème de la métempsycose, dogme
fondamental du brahmanisme (réincarnations successives de l’âme dans di érents corps et
transmigration de planète en planète) et non du christianisme !
En outre, ce « Seigneur qui voltigez » est une réminiscence précise du poème Zone
d’Apollinaire : « C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs. Il détient le
record du monde pour la hauteur. »
152. Robert Desnos.
153. Dans le procès-verbal de la séance du 27 septembre 1922 publié dans Littérature, c’est
à Desnos qu’on pose la question : « Vivra-t-il longtemps ? » à propos de Max Ernst.
154. La qualité de l’image tient autant à l’insolite et au saugrenu de l’idée (prendre la tour
Ei el pour jouer aux anneaux) qu’au contrepoint concret-abstrait : balayer la boue des
hypocrisies, en faire des anneaux pour jouer dans l’espace, etc.
« La tour Ei el » apparaît dans le procès-verbal de Littérature. À Péret endormi : « Voici
la tour Ei el. »
155. Einstein fascinait peintres et poètes. Un tract dada quali ait Max Ernst de « Einstein
de la peinture ». Picabia, qui avait ses propres vues sur la relativité – dont il sera parlé plus
loin – a ectait de prendre Einstein et Freud pour des gobe-mouches.
156. Fait vécu, observé par Picabia et con rmé par Aragon et Breton au sujet de Crevel :
« Dans les conditions d’obscurité et de silence requises en pareil cas, Crevel ne tarde pas, en
e et, à heurter de la tête le bois de la table et presque aussitôt se lance dans une longue
improvisation parlée. » (Entretiens, p. 83.)
157. Tristan Benjamin doit son nom aux prénoms de Tzara et de Péret.
158. Dans le procès-verbal du lundi 2 octobre 1922, reproduit dans Littérature, Péret
mentionne qu’il voit des plantes. Il était, par ailleurs, connu pour la légèreté de ses propos,
endormi ou non.
159. Le nombre 17 n’est pas choisi au hasard. Breton avait la superstition de ce chi re qui,
suivi du nombre 13, formait les initiales de son nom : 17 13.
160. Freund : ami. La quatrième édition du livre de Freud, Trois essais sur la théorie de la
sexualité, avait été publiée en 1920.
161. Point culminant de la farce.
162. Fait vécu, semble-t-il. Sur un ton plus serein, Aragon note, à propos des sommeils :
« Toute la vie nous sollicite, comme nous passons, nos femmes au bras, et nous o re des
violettes : tous les problèmes en bouquets. » (Une vague de rêves.)
163. Breton rapporte dans Littérature que lors du troisième essai, le 27 septembre 1922,
auquel participent Éluard, Ernst, Morise et Péret, une jeune lle, Mlle Renée, qui
accompagne Péret, s’endort la première, en proie à l’e roi. Personne n’y échappe. Aragon y
fait allusion dans Une vague de rêves et Breton, dans ses Entretiens, con rme les faits (p. 39-
90). Nul doute que Picabia ait été témoin de scènes analogues, soit chez Breton lui-même,
soit chez Mme de La Hire.
164. Apollinaire – blessé au front, comme sur le tableau prémonitoire de De Chirico ? Cela
expliquerait la « tablette de chocolat » et Rosine transformée en mannequin articulé.
« L’étoile » sur la tête, ou « au front », fait également songer à Roussel. Mais Picabia savait-
il que Roussel se nourrissait de brioches et de chocolat ?
165. Il faut absolument opposer cette bou onnerie dadaïste au sérieux surréaliste, à la
phrase nale d’Une vague de rêves par exemple : « Qui est là ? Ah très bien : faites entrer
l’in ni. »
166. René Crevel.
167. Ce passage de Caravansérail va inspirer à Picabia l’une des plus célèbres séquences du
lm Entr’acte, qu’il prépare en collaboration avec René Clair. C’est « L’enterrement à Luna
Park » où un chameau tire un corbillard.
168. Picabia se range parmi ceux qui croient et crient à la supercherie, en particulier à
propos de Desnos. Témoin incrédule et ironique des sommeils, en 1922, il ne peut se
défendre d’une impression de déjà-vu. Pourquoi cet appareil spirite, ces transes et cette
hypnose, pour en venir à un résultat déjà obtenu par Dada, et par Picabia lui-même
(Pensées sans langage, Jésus-Christ Rastaquouère) plusieurs années auparavant. Impression
d’être plagié par des comédiens ?
169. Allusion à la dame qui initia René Crevel au sommeil hypnotique.
170. Remis à l’honneur par les surréalistes. Breton connaissait fort bien ses œuvres. Picabia
fort mal.
171. Phrase clé pour comprendre la psychologie et le comportement de Picabia.
172. Passage révélateur sur la philosophie de Picabia. Le passé est nul et non avenu. Le
futur est un sujet de spéculation. Reste le présent qui l’occupe tout entier avec cette volonté
de transformer le carpe diem horacien en spasme « instantanéiste ».
173. Célèbres traiteurs parisiens des années 1920.
174. Rappelle le titre du chapitre : « Les rideaux de mousseline. »
175. On dit « coi euse » ou plus joliment « Bonheur-du-jour ». Faut-il préciser que ce n’est
pas le beau style que recherche Picabia !
176. Tzara portait monocle et Breton de fausses lunettes, par coquetterie.
8. Mimosas
177. Picabia regarde de plus en plus du côté de la Côte d’Azur où il s’installera à la n de
cette année 1924 dans une maison qu’il a fait construire, « Le Château de Mai », à Mougins.
178. Erreur de Picabia. Genèse XIX : « La femme de Loth regarda en arrière et elle devint
une statue de sel. »
179. Le titre du roman de Lareincey ne sou re aucun malentendu et l’opinion de Picabia
sur la merveille pas davantage. Ce roman « pour tout le monde », fait de poncifs, de clichés
stylistiques, d’images d’Épinal et de chromos, impose nalement la lecture que nous avions
proposée du nom de son auteur « La Rincée », l’éternel jus des romans de quatre sous. « Le
pauvre Lareinçay n’a fait que regarder derrière lui », au contraire de Picabia, dont la force,
en tant que créateur, est d’oublier pour renaître.
180. Hommage à Marcel Duchamp qui s’est arrêté de produire. Jacques Vaché avait été
plus loin en refusant de créer.
181. Aux poncifs du cirque, Picabia préfère l’imprévu de « l’accident ». Il est déjà très
proche de ce que sera, cinquante ans plus tard, le « happening ».
182. Philippe Lemaire, sculpteur, auteur du Dernier Jugement qui orne le fronton de la
Madeleine.
183. Peut-être Vlaminck à cause de l’allusion aux statues nègres et aux courses cyclistes.
184. Voilà qui nous éloigne de Vlaminck. Dans la pièce de Roussel : Impressions d’Afrique,
représentée en 1911, l’unijambiste Lelgoualch joue de la ûte avec son propre tibia.
185. Le poème de Breton « Pièce fausse » avait paru dans Clair de terre l’année précédente
(novembre 1923).
9. Quinze-seize
186. Il s’agit du ls de Léon Daudet, jeune homme fugueur qui fréquentait les milieux
anarchistes, mort dans des circonstances mal élucidées. Son père – l’homme de l’Action
française – prétendit que le « meurtre » était dû à une machination policière.
187. Astuce en deux temps, le second sauvant le premier de la platitude.
188. Important si l’on songe à l’Adam et Ève que Picabia prépare pour Ciné Sketch avec,
comme acteurs, Marcel Duchamp et celle qui deviendra Mme René Clair.
189. Picabia et « Émile Coton » s’acheminent avec optimisme vers le krach de 1929.
190. Dans ce monologue intérieur, Picabia retrouve le ton de Julien Sorel.
191. Librettiste, auteur de musique légère.
192. Allusion à Germaine Everling.
193. Guide touristique allemand.
194. Le nom de ce remède utilisé par Picabia pour soigner un zona ophtalmique est à
l’origine du célèbre tableau de signatures : L’Œil cacodylate.
195. Selon Man Ray, Picabia avait continuellement le percepteur à ses trousses.
10. Épiphanie
196. L’antisémitisme de Picabia, plus provocateur que sincère, rend compte de ce
salmigondis navrant sur les théories d’Einstein, juif allemand.
197. Allusion au Douanier Rousseau qui, selon Vlaminck, portait ses tableaux chez Vollard
comme le boulanger livre ses petits pains.
198. Écrivain français rencontré en Suisse.
199. Ce fait vécu pourrait bien être à l’origine de la mise en scène de Relâche où le mur de
scène sera couvert de quelque quatre cents projecteurs destinés à aveugler les spectateurs.
200. Marcel Lévesque, acteur, ami de Cendrars.
201. Acteur de la Comédie-Française.
202. L’Ymagier.
203. Voir Céline sur la question.
11. Cache-cache
204. Amateur de soleil – la seule chose qu’il aime dans la nature –, Picabia avait une sainte
horreur des voyages en chemin de fer.
205. Cette philosophie, prônée en 1924, aura mis, elle aussi, cinquante ans à passer dans
les mœurs.
206. La remarque semble inspirée par l’importance qu’avait alors le salon de Mme
Muhlfeld.
207. La sincérité de Picabia n’est pas, ici, sujette à caution.
12. Bendix
208. Variante cocasse, en e et, de la eur d’oranger.
209. Ce poème et le suivant – l’envoi nal – sont, parmi tous ceux glissés dans
Caravansérail, les seuls dont Picabia reconnaisse explicitement la paternité.
Variantes
EAN : 978-2-7144-5660-1