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L Écriture

a
b et
o représentation
r
Les intersections entre œuvres et pensées séparées par des a
millénaires donnent parfois le vertige. Le platonisme est présent t
dans le discours des romantiques, ses idées anciennes semblent o
revenir, fraîches, intactes et comme neuves. D’abord elles nous i
paraissent littéralement identiques, ensuite nous réagissons au r
vertige en nous accrochant à notre sens historique, pour séparer e
ce que le hasard semble avoir réuni : nous nous méfions du
piège de l’immobilité apparente, et voulons saisir la distinction L
derrière le masque de l’uniformité. Mais un troisième moment a

Le Platonisme
doit succéder au vertige et à la prise de distance : il faut accepter n

Le Platonisme romantique
le retour historique des idées pour pouvoir accéder à une vision g
critique, qui l’englobe dans une narration et qui permette de a
sortir de l’alternative exclusive entre permanence et nouveauté. g

romantique
e
Les études ici réunies portent sur les philosophes et les écrivains s
qui, à l’époque romantique, ont cherché dans le platonisme la
source d’une doctrine pour l’homme moderne. Ont collaboré à
ce volume Claudio Ciancio, Dominique Combe, Sergio Givone, L
Jean Lacoste, Jean-Pol Madou, Dagmar Mirbach, Giuseppe i
Riconda, Federico Vercellone. t
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sous la direction de
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Paolo Tortonese est professeur de littérature française à l’université u
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Paolo Tortonese
de Paris 3 Sorbonne nouvelle. Il est l’auteur de L’Œil de Platon et
le regard romantique (2006). e
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Illustration de couverture : Henry Fuseli, Désespoir de l’artiste c
devant la grandeur des ruines antiques, 1778/1780, Crayon rouge, i
lavis en brun, sur papier, 42 x 35,2 cm, (détail). 16 € é 11
© 2009 Kunsthaus Zürich. Tous droits réservés.
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ean:9782915797589 é
ISBN: 978-2-915797-58-9
s Université de Savoie
ISSN : 1774-3842

Couv Platonisme romantique_main.indd 1 10/11/2009 10:38:48


Hölderlin : entre Héraclite et Platon

Jean-Pol M adou

Que Friedrich Hölderlin ait été plus attiré par la Grèce présocratique,
celle d’Héraclite, que par la Grèce classique, plus attiré par la parole des
Tragiques que par la logique aristotélicienne, ne saurait occulter le fait que
son œuvre entretient un rapport discret mais non moins intime avec la pen-
sée platonicienne. On ne saurait méconnaître l’importance des dialogues
du Banquet et de Phèdre pour la genèse de l’œuvre hölderlinienne même si
le nom de Platon ne s’y trouve pas souvent mentionné. N’oublions pas que
Hölderlin est un poète et que c’est à partir de son expérience poétique, à
partir ce qu’il appela « la démarche de l’esprit poétique »1, qu’il tenta d’opérer
une percée au-delà des limites que Kant, et avec lui l’Université allemande,
avaient assignées à la pensée. Et c’est dans cette stratégie de dépassement ou
de déplacement de la pensée kantienne que la référence à Platon prit tout son
sens. Bref, quel usage Hölderlin fit-il de la pensée platonicienne et en quoi
cet usage différa-t-il de celui de l’Université dominée alors par les kantiens ?
Né en 1770 en Souabe, Hölderlin, conformément à la tradition fami-
liale qui le destinait à une carrière de pasteur, fit ses études au célèbre sémi-
naire protestant, le Stift de Tübingen, où il se lia d’amitié avec deux de ses
condisciples, Hegel et Schelling (1788-1793). Hölderlin, Hegel et Schelling
ont constitué au sein de cette vénérable institution un véritable foyer de
contestation. Ils lisent Platon, Spinoza, s’abreuvent de Rousseau, exaltent les
idéaux de la Révolution française et vont jusqu’à défier l’autorité en allant
planter dans la cour de l’école un arbre de la Liberté coiffé d’un bonnet
phrygien. Cette amitié qui survivra à leurs années d’études culmina en 1796
dans la rédaction d’une sorte de manifeste philosophique qui pèsera de tout
son poids sur l’histoire de la pensée moderne. Ce manuscrit anonyme, lacu-
naire et sans titre fut perdu puis retrouvé en 1917 par Franz Rosenzweig qui
lui donna enfin un nom : Le plus ancien programme systématique de l’ idéa-
lisme allemand. C’est sous ce titre que le manuscrit entrera dans l’histoire de

1 Hölderlin, Œuvres, sous la direction de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard,


Bibliothèque de La Pléiade, 1967, p. 610.

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Le Platonisme romantique
la philosophie. Qui des trois larrons a rédigé le texte ? Quelle fut la part de
Hölderlin ? Chacun semble y avoir laissé quelque part son empreinte. Il s’y
trouve du Hegel mais aussi du Schelling et sans aucun doute du Hölderlin.
Mais il n’est pas facile de démêler l’apport de chacun d’entre eux. En effet,
l’idée que l’humanité a besoin d’une nouvelle mythologie, d’une religion
sensible, d’une philosophie esthétique constitue le point de départ commun
aux trois penseurs. Dans une note de l’édition des Œuvres de Hölderlin
en « Pléiade », Philippe Jaccottet suppose que le texte aurait été rédigé par
Schelling sous l’influence directe de Hölderlin en 1795, et copié de la main
de Hegel en 1797. Peut-on imaginer Hegel en copiste ? Quel est l’enjeu de
ce texte et en quoi concerne-t-il notre sujet : la présence de Platon dans la
pensée et l’esthétique à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle ?
Le projet qui anima les trois jeunes philosophes consista à suppléer
aux lacunes du kantisme et non à le renverser. Il s’agissait d’accomplir ce
que Kant n’avait pas pu mener à bien : la réconciliation de la nature et de la
liberté annoncée dans la troisième Critique, celle de la faculté de juger. C’est
sur un ton bien kantien que le manuscrit dès l’ouverture proclame haut et
fort que toute métaphysique se ramène à la morale et que « l’éthique n’est
rien d’autre que le système complet de toutes les idées, ou, ce qui revient au
même, de tous les postulats pratiques »2. En d’autres mots, les idées, objets de
la raison spéculative, se révèlent être en dernière instance des postulats pra-
tiques. Bien qu’il soit écrit dans la langue de Kant, le manuscrit en déplace
subrepticement mais non moins violemment la problématique en dehors de
son lieu d’origine, car jamais Kant n’aurait accepté l’idée que la métaphy-
sique puisse se subordonner ou se réduire à la morale. La première phrase
du manuscrit trahit sans doute plus l’influence de Spinoza qu’elle ne traduit
l’orthodoxie kantienne. En effet, Kant a toujours affirmé que la Raison spé-
culative était impuissante à produire des objets de connaissance (l’existence
de Dieu, l’immortalité de l’âme, la liberté) puisqu’elle ne saurait les produire
qu’en dépassant les limites de toute expérience possible. La Raison, livrée à
elle-même et suspendue de la sorte dans le vide, ne saurait produire que des
entités fantomatiques. En revanche, la Raison n’acquiert son véritable pou-
voir que dans son usage pratique, seul capable de fonder la liberté et l’auto-
nomie humaine. On comprend dès lors la violence que notre manuscrit fait
subir à la pensée kantienne. Affirmer, comme le fit Kant, l’orientation pra-
tique de la Raison spéculative ne signifie aucunement que la Raison pratique
est la Raison spéculative. Or c’est bien ce pas que franchissent les auteurs
du manuscrit en identifiant éthique et métaphysique. « La raison pratique,

2 Ibid., p. 1157.

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Hölderlin : entre héraclite et platon
écrit Hegel à Schelling, doit dominer le monde des phénomènes. »3 Aussi la
Nature n’est-elle plus seulement un objet de connaissance théorique mais un
champ où viennent s’inscrire les œuvres de la liberté humaine.
Un second trait qui différencie et éloigne notre manuscrit de l’ortho-
doxie kantienne tient au statut de la subjectivité. Alors que chez Kant le moi
n’est jamais qu’une forme pure qui accompagne ses représentations et qui,
détachée de celles-ci, ne s’avère être qu’une forme vide et creuse, incapable
de se représenter, le moi se voit maintenant doté du pouvoir de se représenter
comme un être absolument libre. La subjectivité, fondement de tout système
métaphysique, se voit élevée au rang d’absolu. On s’attend donc maintenant
à ce que cette métaphysique de la liberté prenne une tournure politique.
Déception ! Si la liberté n’est pas incompatible avec la nature, puisqu’elle est
appelée à y réaliser ses projets, l’État, produit de l’histoire, n’offre ici singu-
lièrement aucun intérêt philosophique. Si le manuscrit aborde la question du
politique sous l’angle des rapports de la liberté et de l’État, c’est pour mieux
la contourner, voire la congédier au profit de l’art et de l’expérience esthé-
tique. Ce qui peut paraître surprenant de la part de nos trois auteurs très
engagés politiquement à l’époque. Loin d’apparaître comme la condition
inaliénable de la liberté, l’État y est dénoncé comme une machine dont les
hommes ne seraient que les rouages passifs :

De la nature j’en viens à l’œuvre humaine. En tête, l’idée d’humanité – je


veux montrer que l’État, étant quelque chose de mécanique, l’idée d’État
n’existe pas, aussi peu qu’existe l’idée de machine. Seul ce qui est objet de
liberté s’appelle idée. Nous devons donc dépasser aussi l’État ! – Car tout État
est obligé de traiter l’homme libre comme un rouage mécanique ; et c’est ce
qu’il ne faut pas ; donc il doit disparaître.4

Comme il n’y a d’idée que de la liberté (seule la liberté peut être objet d’idée),
l’État et avec lui la constitution, la législation, le gouvernement se voient pri-
vés de toute dignité philosophique. L’ État n’a donc plus qu’à disparaître ou,
comme l’affirmera Marx plus tard, à dépérir. On ne peut être que surpris par
cette faillite du politique à laquelle vient suppléer dans le paragraphe sui-
vant, sans transition aucune, l’appel à la Beauté platonicienne, seule capable
de réunir en une synthèse supérieure la nature et la liberté :

3 Lettre de Hegel à Schelling, 30 août 1795, dans Fr. Hegel, Correspondance, t. I, 1785-
1812, Paris, Gallimard, 1962, p. 33.
4 Hölderlin, op. cit., p. 1157.

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Le Platonisme romantique
En dernier lieu, l’idée qui les résume toutes, celle de beauté, prise au sens
supérieur, platonicien. Or, je suis convaincu que l’acte suprême de la Rai-
son est celui qui, englobant toutes les idées, est un acte esthétique, et que
la Vérité et la Bonté ne s’allient que dans la Beauté. Le philosophe doit avoir
autant de force esthétique que le poète. Les hommes dépourvus de sens
esthétique pratiquent une philosophie de la lettre seule. La philosophie de
l’esprit est une philosophie esthétique. On ne peut avoir d’esprit en rien, on
ne peut même pas raisonner sur l’Histoire – en l’absence de sens esthétique.
Ceci révèle ce qui manque véritablement aux hommes qui ne comprennent
pas les idées – et qui avouent volontiers que tout leur est obscur, dès qu’il ne
s’agit plus seulement de tableaux et de registres.5

Mais l’idée du Beau diverge de la présentation que nous en avait faite Pla-
ton dans Le Banquet. Car le Beau n’est plus ici une idée suprasensible, une
entité métaphysique existant en soi mais une émanation de la liberté, de la
subjectivité. Le Beau est l’acte suprême de la Raison qui a la faculté d’englo-
ber toutes les idées. Si chez Platon le Beau et le Vrai viennent s’unir dans le
Bien, ici c’est le Vrai et le Bien qui viennent s’unir dans le Beau. Toutefois,
si le Beau se voit placé au sommet de la hiérarchie métaphysique, le Bien lui
demeure consubstantiellement lié. Aussi la Beauté est-elle pensée comme la
forme suprême de la vertu, la réalisation même de la perfection morale. La
primauté accordée au Beau signifie donc que l’unité de la Raison spéculative
et de la Raison pratique ne saurait s’accomplir que dans une philosophie
esthétique. La poésie se voit ainsi reconnaître une dignité égale sinon supé-
rieure à la philosophie à telle enseigne que, si la philosophie disparaissait, la
poésie serait amenée à assumer la tâche qui fut à l’origine la sienne : l’éduca-
tion de l’humanité :

La poésie acquiert ainsi une dignité plus grande, elle reprend à la fin sa fonc-
tion première – celle d’ instruire l’ humanité ; car la philosophie, la science de
l’histoire disparaîtront, seule la poésie survivra à toutes les autres sciences
et à tous les arts.6

L’ élévation de la poésie à la dignité ontologique, au rang d’expression


suprême du Beau, est la préoccupation majeure des jeunes poètes allemands
au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Cette élévation est appelée à trans-
former la philosophie en une philosophie esthétique, prélude à la disparition
et à l’auto-abolition de la philosophie. Parole de l’origine, réveillée par l’avè-

5 Ibid., p. 1157-1158.
6 Ibid.

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Hölderlin : entre héraclite et platon
nement de la Raison, la poésie, aura pour mission d’éduquer non seulement
le peuple privé de lumières mais aussi le philosophe, l’historien et l’homme
de science que guette à chaque instant la stérilité de l’intellect pur ou la
myopie de l’investigation empirique. Hypérion, roman épistolaire que Höl-
derlin écrit la même année, s’en fait l’écho. À la faveur d’un long discours
sur l’excellence des Athéniens adressé à sa bien-aimée Diotima (dont le nom
est emprunté à la prêtresse de l’amour, la Diotime de Mantinée du Banquet
de Platon), le héros éponyme en vient à stigmatiser le fonctionnement à vide
de la raison pure et de l’intellect privés d’intuition et de sens esthétique. Les
principes de la raison doivent se fonder sur l’idéal de beauté :

Sans la beauté de l’esprit et du cœur, la raison est comme un contremaître


que le propriétaire de la maison a imposé aux domestiques : il ne sait pas
mieux qu’eux ce qui doit résulter de leur interminable travail, et se contente
de crier qu’on se dépêche ; encore est-ce tout juste s’il ne regrette pas que le
travail avance : celui-ci terminé, il n’aurait plus d’ordres à donner, et son rôle
serait joué.7

Aussi le politique, dont nous annoncions un peu vite la faillite ci-dessus,


revient avec force, porté par le projet d’éducation esthético-morale. C’est en
effet à l’application politique de la philosophie esthétique que sont consacrés
les trois derniers paragraphes du programme :

En même temps, on entend dire si souvent que les masses ont besoin d’une
religion sensible. Pas seulement les masses, le philosophe aussi en a besoin.
Monothéisme de la raison et du cœur, polythéisme de l’imagination et de
l’art, voilà ce qu’il nous faut.8

Le monothéisme de la Raison et le polythéisme de l’imagination et de l’art


seront appelés à s’articuler dans une mythologie de la Raison. Lorsque la Rai-
son devient mythologique, elle permet au peuple de s’instruire, lorsque le
mythe devient raisonnable, elle permet au philosophe de développer sa sen-
sibilité :

Je parlerai d’abord d’une idée qui, à ma connaissance, n’est encore jamais


venue à l’esprit de personne – il nous faut une nouvelle mythologie, mais

7 Ibid., p. 204-205.
8 Ibid., p. 1158.

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Le Platonisme romantique
cette mythologie doit être au service des idées, elle doit devenir une mytho-
logie de la raison.9

Le plus ancien programme systématique de l’ idéalisme allemand, qui, au regard


de l’histoire de la philosophie, a valeur de manifeste, est le point de départ
de trois démarches philosophiques qui emprunteront très vite des chemins
différents. Hegel développera une philosophie de l’Esprit, Schelling une phi-
losophie de la Nature et Hölderlin une pensée de l’Un-Tout fondée tant sur
les fragments d’Héraclite que sur Le Banquet de Platon. Que deviendra dans
l’œuvre de Hölderlin ce platonisme dont nous venons de repérer les traces
dans le manifeste ? Et de quel Platon s’agit-il ?
Tournons-nous maintenant vers le roman Hypérion dans lequel Höl-
derlin fait maintes fois référence à la théorie critique qu’il était en train d’éla-
borer à la même époque dans ses essais et dans sa correspondance. Certes, le
discours conceptuel et argumentatif du philosophe ne sied pas au libre déve-
loppement de la fiction romanesque. Aussi est-ce sous la forme d’aphorismes
placés dans la bouche de Hypérion, le héros éponyme, que Hölderlin fait
entrer au cœur du récit des fragments de son travail critique. Et c’est bien à
l’ombre d’Héraclite et de Platon, mais aussi sous le regard de Kant, le « Moïse
de la nation allemande »10, que s’est effectuée l’élaboration de sa pensée phi-
losophique et de sa théologie esthétique. Toutefois, comment concilier des
pensées aussi incompatibles que celles d’Héraclite et de Platon ? Le Platon
invoqué par Hypérion est celui du Banquet et de Phèdre. Tout autre Platon
semble ignoré. Toute l’œuvre de Hölderlin est littéralement déchirée entre la
nostalgie de la Grèce et les exigences de la philosophie moderne. L’ Être existe
comme beauté, mais « il est perdu pour nous », et la philosophie moderne se
voit condamnée à parcourir « une orbite excentrique » pour le retrouver11.
Sur ce point la pensée de Hölderlin recoupe celle de Schiller, auquel il doit
beaucoup et selon laquelle l’homme doit retrouver par ses propres forces ce
que la nature originellement lui prodiguait. Voici ce qu’écrit Hölderlin dans
un projet de préface à Hypérion à la faveur de l’avant-dernière version :

Nous parcourons tous une orbite excentrique, et il n’est pas d’autre chemin pos-
sible de l’enfance à l’accomplissement.
L’ unité de l’âme, l’Être, au seul sens du mot, est perdu pour nous et nous

9 Ibid. Voir Panagiotis Thanasas, « Mythologie de la Raison, un manifeste hégélien de


jeunesse », article en ligne : http ://methodos.revues.org/document341.html.
10 Hölderlin, lettre à son frère, 21 août 1794, Sämtliche Werke, Stuttgarter Hölderlinausgabe,
Stuttgart, W. Kohlhammer, 1987-1991 t. VI, p. 304.
11 Hölderlin, Œuvres, éd. cit.,p. 1150.

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Hölderlin : entre héraclite et platon
devions le perdre, si nous devions le désirer, le conquérir. Nous nous arra-
chons au paisible ἕν καί παν du monde pour le rétablir par nous-mêmes.
[…] Souvent il nous semble que le monde est tout et que nous ne sommes
rien, mais souvent aussi que nous sommes tout, et le monde rien. Hypé-
rion a connu aussi cet écartèlement entre les deux extrêmes.
Mettre fin à ce combat entre nous et le monde, rétablir la paix de
toute paix qui surpasse toute raison, nous unir avec la Nature en
un Tout infini, tel est le but de toutes nos aspirations […].
Nous n’aurions aucune idée de cette paix infinie, de cet Être au seul sens du
mot, nous n’aspirerions nullement à nous unir avec la Nature, nous ne pense-
rions ni n’agirions, il n’y aurait absolument rien (pour nous), nous ne serions
rien nous-mêmes (pour nous), si cette union infinie, si cet Etre au seul sens
du mot, n’existait pas. Il existe – comme Beauté ; pour parler comme Hypé-
rion, un nouveau royaume nous attend, où la beauté sera reine.
Je crois qu’à la fin nous nous écrierons tous : saint Platon, pardonne-nous !
nous avons gravement péché contre toi.12

Que signifie Platon pour Hölderlin ? Sans doute Platon est-il ici moins le phi-
losophe qui s’oppose en amont aux présocratiques et en aval à Aristote que la
métaphore de la Grèce toute entière et de ce qu’elle a produit d’unique dans
l’histoire de l’humanité : la parole philosophique comme parole de beauté.
En effet, tout se passe comme si l’essence de la Grèce venait se recueillir et
se révéler dans la dialectique ascendante de la Beauté platonicienne. Or,
qu’est-ce que la Grèce sinon le lieu où, à travers l’art et la religion, l’Être s’est
révélé comme Beauté ? Telle est, selon Hölderlin, la source d’où découle la
philosophie. Comme le résume Marc Crépon :

L’ essence de la philosophie n’a pas son principe dans l’activité qui la fonde,
mais dans la source dont elle procède, et dans la détermination de son lieu
d’apparition au terme d’une généalogie idéale qui la rattache à l’art et à la
religion. Si l’excellence de l’Athénien le vouait à la philosophie, c’est qu’elle
le mettait à même de prendre conscience de lui-même comme d’une nature
belle, et par là le situant à l’opposé des errances de l’homme moderne, de la
nature comme beauté et comme Être absolu.13

Et si, dans le manuscrit du trio, la Beauté était pensée comme une émana-
tion de la subjectivité, comme un acte de la Raison et de la liberté, dans
Hypérion, en revanche, c’est la Beauté qui se voit pensée comme source de

12 Ibid., p. 1150.
13 Marc Crépon, « Y a-t-il une beauté pour la philosophie (Une lecture de Hypérion) » dans
Hölderlin, Paris, Cahiers de l’Herne, 1989, p. 184.

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Le Platonisme romantique
liberté. Et Hypérion d’affirmer : « De la beauté spirituelle des Athéniens sui-
vit nécessairement leur sens de la liberté. »14
L’ étrange et consternant compagnonnage d’Héraclite et de Platon
dans Hypérion ne va pas sans susciter en nous quelques doutes sur la façon
dont Hölderlin pouvait lire les fragments de l’un et les dialogues de l’autre.
Quel accès avait-il, par exemple, à l’œuvre d’Héraclite ? La critique érudite
a pu déterminer qu’un étudiant du Stift de Tübingen pouvait avoir accès à
une édition des fragments d’Empédocle et d’Héraclite, en l’occurrence celle
établie en 1573 par l’humaniste français Henri Étienne15. C’est vraisem-
blablement dans cette édition que Hölderlin découvrit Empédocle, auquel
il consacrerait quelque temps plus tard une tragédie qui, malgré ses trois
ébauches, resterait inachevée. Quant à Platon, l’intérêt qu’il y trouva se
limita aux dialogues du Banquet et de Phèdre. C’est en s’appuyant principa-
lement sur ces deux textes que Hölderlin s’efforça de mieux définir sa pensée
tant par rapport à Kant que par rapport à Schiller. Ainsi dans une lettre du
10 octobre 1794, adressée à son ami Neuffer, Hölderlin écrit :

Peut-être pourrais-je t’envoyer une étude sur les idées esthétiques ; comme
elle peut passer pour un commentaire du Phèdre de Platon et qu’un pas-
sage reproduit textuellement mon étude, cela pourrait peut-être convenir à
Konz. Au fond elle contiendra une analyse du beau et du sublime qui sim-
plifie celle de Kant tout en y ajoutant d’autres aspects. C’est ce que Schiller a
déjà fait en partie dans son étude sur la Grâce et la Dignité, sans cependant
franchir avec assez d’audace, à mon avis, les limites kantiennes.16

Le roman Hypérion se déploie tout entier sous le signe du Banquet et de la


dialectique ascendante de la Beauté. Dès la troisième lettre de Hypérion
adressée à son ami Bellarmin, le héros s’écrie :

Sais-tu de quel amour furent unis Platon et son bien-aimé ? C’est ainsi
que j’aimai et fus aimé. Je fus heureux.
C’est un bonheur que les semblables s’unissent, mais qu’une grande âme en
élève à elle de plus modestes est divin.17

14 Hölderlin, Œuvres, éd. cit., p. 202.


15 Poesis philosophica, vel saltem, Reliquiae poesis philosophicae, Empedoclis, Permenidis
Xenophanis, Cleanthis, Timonis, Epicharmi, par Henri Étienne, s.l., 1573. Voir Marc Crépon,
op. cit.
16 Hölderlin, Œuvres, éd. cit., p. 324.
17 Ibid., p. 140.

60
Hölderlin : entre héraclite et platon
La difficulté pour nous aujourd’hui tient à ce voisinage d’Héraclite et Pla-
ton. Si Platon est invoqué comme une figure sacrée, Héraclite, lui aussi, fait
l’objet d’une louange sans pareille. Alors que leurs définitions de la beauté ne
sauraient à nos yeux s’accorder, Hölderlin n’y voit nulle opposition, mais au
contraire une croissance continue. Tout se passe pour Hölderlin comme si
Platon avait mené à son terme la parole d’Héraclite, comme si le platonisme
cueillait les fruits d’un arbre qu’Héraclite aurait fait fleurir. Entre la floraison
héraclitéenne et le mûrissement platonicien, nulle discontinuité. La parole
d’Héraclite n’est donc pas ce logos énigmatique dont la métaphysique de
Platon nous aurait détournés (Heidegger) :

Seul un Grec pouvait inventer la grande parole d’Héraclite, ἓν


διαϕέρον ἑαυτῳ ­– l’Un distinct en soi-même –, car elle dit l’essence
de la beauté, et avant qu’elle fût beauté, et avant qu’elle fût inventée,
il n’y avait pas de philosophie.
Le tout était là, on pouvait dès lors définir. La fleur s’était épanouie : on
pouvait analyser.
La beauté était advenue parmi les hommes, elle se manifestait dans la
vie comme dans l’esprit, elle était l’entente infinie.
On pouvait la décomposer, la dissocier en esprit, recomposer en pensée l’ob-
jet de cette dissociation ; ainsi allait-on acquérir une connaissance de plus
en plus précise du Plus haut et du Meilleur, et l’ériger ensuite en loi dans les
multiples domaines de l’esprit.18

Relevons la définition de la beauté selon Héraclite : l’Un distinct en soi-


même, l’Un qui porte en lui le principe de sa différenciation, ἓν διαϕέρον
ἑαυτῳ  . Ce fragment d’Héraclite Hölderlin a pu le lire dans l’édition
d’Étienne, mais aussi et avant tout dans le Banquet lui-même où il se voit
placé par Platon dans la bouche de l’un des convives, le médecin Eryximaque
– il semble qu’il s’agisse dans le Banquet d’une référence au fragment 51 du
classement Diels (arc et lyre) mélangé au 50 (ἓν πάντα εἰναι : tout-est-Un ou
Un-tout)19. Cependant le convive du Banquet ne le cite que pour mieux le
réfuter. Ce n’est donc pas la grande parole d’Héraclite dont parle Hölderlin.
Car du point de vue platonicien, la différence interne à l’Un chez Héraclite
ne serait qu’une simple opposition alors que Hölderlin y entend tout autre
chose. Abordant la question des rapports entre Amour et Musique, Amour
et Consonance, Eryximaque juge la parole de l’Ephésien défectueuse :

18 Hölderlin, Ibid., p. 203.


19 Cela correspond aux fragments 1 et 125 de l’édition établie par Marcel Conche :
Héraclite, Fragments, Paris, PUF, 1986.

61
Le Platonisme romantique
Ainsi, probablement, que veut aussi le faire entendre Héraclite, en dépit de
la forme défectueuse dans laquelle il s’exprime : l’unité, dit-il en effet, se com-
pose en s’opposant elle-même à elle-même, tout comme l’accord de l’arc ou celui
de la lyre. Or, il est d’une complète inconséquence de dire qu’un accord est
une opposition, ou qu’il est constitué des oppositions qui n’ont pas disparu.
Ce que sans doute il voulait dire cependant, c’est que, d’une opposition
antérieure de l’aigu et du grave, puis de leur conciliation ultérieure, l’art
musical fait un accord ; car il serait impossible assurément que l’accord pût
exister, si subsistaient encore et l’aigu et le grave ! L’ accord musical est en
effet une consonance […]20

Eryximaque écarte d’un geste le fragment d’Héraclite comme définition


possible de la beauté. L’ idée que l’Un se compose en s’opposant à soi-même
comme la tension de l’arc ou l’accord de la lyre se voit donc écartée du Ban-
quet mais retenue par Hölderlin qui y entend tout autre chose. Qu’est-ce à
dire ? Tout l’effort de la pensée hölderlinienne consiste à penser autrement
le rapport du sujet et de l’objet, du moi et du monde, c’est-à-dire en une
liaison plus radicale et complexe que celle d’une simple opposition, celle où
le sujet et l’objet sont unis de telle manière qu’on ne peut les séparer sans
en altérer l’essence, unité sans médiation, unité immédiate que Hölderlin
appelle tantôt l’Être pur et simple, tantôt l’intuition intellectuelle. Tout ce
qui est divisé, le sujet et l’objet, le moi et le monde, l’esprit et la matière,
les dieux et les mortels, loin de s’opposer, viennent partager leur différence
selon un lien de corrélation et d’appartenance réciproque. Et partageant leur
différence, chacun des termes s’y divise à son tour, produisant ainsi une
structure non à deux ni à trois mais à quatre dont Hölderlin montrerait plus
tard, dans la période qui suit Hypérion, qu’elle ne se laisse pas maîtriser par la
dialectique hégélienne. C’est à la fois contre Platon et aussi contre Kant – et
déjà en quelque sorte contre Hegel – que s’affirme la pensée de Hölderlin.
Comment Hypérion peut-il s’écrier : « saint Platon nous avons gravement
péché contre toi ? » La pensée de l’Un-Tout est-elle compatible avec la dia-
lectique ascendante de la Beauté à laquelle nous initie Le Banquet ? Car la
Beauté en soi ne se révèle qu’au terme d’une initiation amoureuse, d’une
ascension, ce qui implique un dessaisissement progressif du sensible au profit
du suprasensible. La beauté platonicienne ne se dévoile que dans l’au-delà,
dans le royaume des idées. C’est à une tout autre expérience que nous invite
la pensée hölderlinienne de l’Un-Tout. Ainsi dans la Jeunesse d’Hypérion, le
vieux sage lui aussi se réfère au Banquet, et plus particulièrement au récit

20 Platon, Le Banquet, dans Œuvres complètes, éd. Léon Robin, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1950, p. 713.

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Hölderlin : entre héraclite et platon
mythique de la prêtresse Diotime que Socrate rapporte à ses convives, mais
il en inverse le mouvement d’ascension en un de descente :

Quand notre esprit, continua-t-il en souriant, eut quitté son libre vol d’être
céleste pour l’incliner de l’Ether vers la terre, quand l’abondance se fut unie
à la pauvreté, c’est l’amour qui naquit. L’ événement eut lieu le jour même de
la naissance d’Aphrodite.21

Mais le mythe aussitôt résumé, le vieux sage en renverse la signification,


puisque la Beauté est amenée à se révéler dans les choses les plus humbles :

La pauvreté de la finitude est inséparablement unie en nous à la surabon-


dance de la divinité […]. Le conflit de tendances, toutes deux indispen-
sables, est harmonisé par l’amour, fils d’abondance et de pauvreté. L’ a mour
lutte sans fin pour atteindre au bien suprême, son regard est dirigé vers
le haut et la perfection est son but, car son père, l’abondance, est de race
divine. Mais il cueille aussi des baies au roncier et glane ses épis dans les
chaumes de la vie, et quand on lui donne généreusement à boire par une
journée de chaleur accablante, il ne méprise pas la cruche de la terre, car
l’indigence est sa mère.22

Aussi le beau peut-il se lire sur le visage d’un enfant, alors que pour Platon la
Beauté en soi ne saurait y élire domicile :

C’est dans l’infime que se révèle le sublime. Le haut archétype de toute har-
monie, nous le trouvons dans les paisibles mouvements du cœur, il s’offre ici
même sur le visage de cet enfant…23

Rien de moins platonicien. Rien non plus de moins kantien. Soulignons les
mots sublime et harmonie qui nous permettront, en guise de conclusion, de
situer Hölderlin tant par rapport à Platon que par rapport à Kant. L’ usage
très éclectique que fit Hölderlin du platonisme s’inscrit donc dans le cadre
d’un débat avec la philosophie de Kant qui représentait pour lui comme
pour ses contemporains une exigence alors incontournable. Même le vieux
sage de la Jeunesse d’Hypérion le rappelle : « C’est sur les limites de la finitude
que se fonde la foi. »24

21 Hölderlin, La Jeunesse de Hypérion, dans Hypérion ou l’ermite de Grèce, trad. de Robert


Rovini, Paris, Union générale d’éditions, coll.10/18, 1968, p. 238.
22 Ibid., p. 239.
23 Ibid., p. 237-238.
24 Ibid., p. 238.

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Le Platonisme romantique
La théorie selon laquelle l’âme serait une harmonie, donc un composé
de matière sonore, de cordes et de lyres, de rythme et de temps, défendue
par Simmias dans le Phédon (92c), est réfutée par Socrate. En effet l’âme est
réminiscence. Et il n’y a de réminiscence que de ce qui est absolument simple.
La problématique du sublime, quant à elle, nous permet de situer Hölderlin
par rapport à la troisième Critique, dans laquelle Kant différencie le Sublime
du Beau, et en arrive à les opposer comme le plaisir positif au plaisir négatif.
Pour Kant le beau est un sentiment de plaisir suscité par le libre jeu d’une
forme, laquelle trouve en elle-même sa propre finalité, tandis que le sublime
suscite un sentiment de crainte ou d’admiration devant ce qui excède toute
forme, l’infiniment grand, voire l’informe. Rien de moins kantien dans l’idée
que le sublime pourrait se révéler dans l’infiniment petit. Quant à établir
une quelconque analogie entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, cela
reviendrait pour Kant à restaurer une sorte d’harmonie qui dépouillerait le
sublime de sa violence. Le sublime hölderlinien est le rayonnement même du
Beau dans l’éclat des choses finies. Ce qui caractérise la Grèce, c’est que le
sublime y est retenu dans la forme du beau. Si pour Kant la mer est la méta-
phore du sublime en tant que métaphore de la tempête, du déchaînement et
du dépassement des limites de la représentation, inversement chez Hölderlin
la mer est la métaphore de l’ouverture à partir de laquelle la présence et la
beauté sont possibles25. Le beau hölderlinien est cette force, ce trait qui tient
ensemble les contraires. Mais alors que chez Héraclite c’est le polemos qui les
tient ensemble, chez Hölderlin c’est l’amour et la beauté qui les nouent selon
des liens d’appartenance réciproque. C’est dans cette double infidélité tant à
l’égard d’Héraclite qu’à l’égard de Platon que Hölderlin s’est frayé une voie
dans le champ de la philosophie moderne, une voie totalement différente de
celles de ses deux condisciples du Stift de Tübingen :

Les dissonances du monde sont comme les querelles des amants. La récon-
ciliation habite la dispute, et tout ce qui a été séparé se rassemble.
Les artères qui partent du cœur y reviennent : tout n’est qu’une seule vie,
brûlante, éternelle.
Ainsi pensai-je. J’en dirai plus une autre fois.26

25 Georges Leyenberger, Métaphore de la présence (II), La philosophie de Hölderlin, Paris,


Osiris, 1994, p. 136.
26 Hölderlin, Œuvres, éd. cit., p. 273.

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