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BULLETIN d’INFORMATION
et de LIAISON
de l’Association
des Amis de Panaït Istrati
– no 21-22 -
37e année
Printemps - Été 2019
Prix : 6 €
2
un vagabond, un nobel
une veuve et les autres…
Chères amies, chers amis,
I
ncontestablement, quel que soit l’angle sous lequel on l’aborde, cette nouvelle édition de la correspondance
entre Panaït Istrati et Romain Rolland établie par les soins de Daniel Lérault et Jean Rière chez Gallimard est
un événement et fera date.
Même si les lectrices et les lecteurs du Haïdouc sont instruits de tout ce qui concerne Panaït Istrati, il n’est cepen-
dant pas inutile de souligner le caractère remarquable et l’incomparable singularité de ces lettres dans l’histoire
des correspondances littéraires. Rien ne prédisposait à ce qu’un vagabond roumain sachant à peine le français
se trouve sur le chemin de l’écrivain et l’intellectuel de renommée internationale, figure du pacifisme lors de la
Grande Guerre et prix Nobel en 1915. L’aspect tout à fait romanesque des circonstances qui le mèneront jusqu’à
Romain Rolland, tout comme le mystère de la transmission des écrits d’Istrati parvenus à L’Humanité – à propos
desquels Daniel Lérault et Jean Rière ouvrent une nouvelle piste (p. 51 de la Correspondance) – et bien d’autres
péripéties de la vie du « prince des vagabonds » entraînent l’enthousiaste éclairage impressionniste de la lecture
nomade de Denis Taurel. L’adjonction, dans les notes et dans les annexes, d’extraits du journal inédit de Romain
Rolland conservé à la BnF, où ce dernier exprime sa véritable pensée et ses sentiments sans fard sur Panaït Istrati,
donne à cette édition une indéniable valeur ajoutée… si ce n’est une touche sensationnelle ! Cet exceptionnel
témoignage ssur une amitié hors du commun 1 est en outre un témoignage sur le XXe siècle, le communisme et le
stalinisme, les fascismes et les nationalismes, un témoignage encore riche d’enseignements aujourd’hui.
Aucune œuvre n’échappe à l’emprise des ayants droit et à l’appréciation des éditeurs comme des critiques dont
les comportements et les interprétations reflètent tout le spectre des couleurs de l’arc-en-ciel, de la malveillance à
la bienveillance en passant par l’insatisfaction ou l’émerveillement. Ainsi que le démontre méticuleusement Jean
Rière le vagabond et le Nobel sont une nouvelle fois associés et… séparés par la destinée éditoriale posthume
de leur correspondance devenue la proie d’une veuve dont le qualificatif d’abusive serait lui faire encore trop
d’honneur au regard des dommages causés. La livraison du Haïdouc numéro14-15 de l’automne-hiver 2017-2018
s’en était déjà fait l’écho par les plumes liées de Daniel Lérault et Jean Rière ainsi que de la nécessité d’établir une
édition conforme aux lettres originales. Nous est enfin restituée la transcription des lettres d’après les autographes
sans leur adaptation en bon français comme cela avait été le cas dans les précédentes éditions pour les lettres de
Panaït Istrati, permettant ainsi de mesurer ses efforts, ses réussites et sa progression dans l’apprentissage et la maî-
trise de la langue française. Pour sa part Daniel Lérault 2 présente ici trois lettres inédites qui illustrent les rapports
de Panaït Istrati avec ses éditeurs de livres et de revues 3. On remarquera particulièrement l’attention peu connue
portée par Philippe Soupault à l’auteur de Kyra Kyralina.
Enfin cette correspondance est surtout un véritable « livre de vie », sur les rapports entre amitié et morale, entre
morale et politique, un « récit édifiant 4 » où l’énergie vitale et créatrice comme l’exigence artistique et morale
de Panaït Istrati ne se contentent pas de phrases, fussent-elles les plus belles, mais d’actions concrètes. Dans ses
lettres à Romain Rolland se déploient toutes les qualités littéraires et humaines que « le prince des vagabonds » a
su porter haut comme le Bien, le Beau et le Juste, et, pour le citer, « la culture du Beau et par-dessus tout une vraie
fraternité dans les faits, avec l’homme vaincu par la vie ».
Christian Delrue, le 20 octobre 2019
1. De 18 ans son cadet, Panaït Istrati n’aura rencontré Romain Rolland qu’à peine plus d’une dizaine de jours. Il lui consacrera
deux articles :
– « Un mot sur Romain Rolland, l’homme », Nice, décembre 1925, publié dans le Pagine libere, Bucarest, 1926, reproduit dans Daniel
Lérault, Le Vagabond du monde, Plein Chant, p. 91-93.
– « Les trois phases de mon Romain Rolland », Liber amicorum Romain Rolland, éditions Roniger, Zurich-Leipzig, 1926, reproduit dans
Alexandre Talex, Le Pèlerin du cœur, Gallimard, p. 150-156.
2. On lira également avec intérêt l’article de Daniel Lérault, « Rolland et Istrati / Istrati et Rolland », paru dans le numéro 43 de
juillet 2019 des Études Romain Rolland Cahiers de Brèves.
3. Les rapports d’Istrati avec ses éditeurs mériteraient une étude détaillée dont Jean Hormière avait posé les premiers jalons (cf. le
numéro 13 des Cahiers Panaït Istrati, 1996, p. 109-119).
4. Accordez-moi l’analogie, certes formelle, mutatis mutandis, avec « la littérature d’édification » des XVIIe et XVIIIe siècles destinée
à l’élévation spirituelle et morale des familles chrétiennes particulièrement celles des milieux populaires ! Toutefois à chacun sa mo-
rale… celle d’Istrati, pourfendeur des popes et des églises, ne pouvant se confondre avec cette forme d’expression de la morale chré-
tienne, lui qui concluait ce qui peut être considéré comme son testament par ces mots : « Rien ne peut me faire revenir à la croyance de
ma mère et, au point où j’en suis, dépourvu de toute croyance, je me sens incapable de lutter avec la mort de mon âme qui tâtone dans
une obscurité impénétrable » (cf. « Pages de carnet intime » reproduit dans Alexandre Talex, Le Pèlerin du cœur, Gallimard, p. 247-259).