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Hannah

L'HumaineCondition
LE TRAVAIL

cetterareté des documentshistoriques,il y a cependantun témoignageobstiné


et très clair: le simple fait que toutes les langues européennes,anciennes et
modernes,possèdent deux mots étymologiquementséparést pour désigner
ce que nous considéronsaujourd'hui comme une seule et même activité,et
conserventces mots bien qu'onles emploieconstammentcommesynonymes.
Ainsi,la distinctionde Lockeentre l'ouvragedes mains et le travaildu corps
rappelleun peu l'anciennedistinctiongrecqueentre le kheirotekhnès, l'artisan,
auquel correspond l'allemand Handwerker,et ceux qui, «tels les esclaves
CHAPITREIll et les animaux domestiques,pourvoientavec leurs corps aux besoins de la
vie2 », soit en grec t6 s6matiergazesthai,travaillentpar le corps (et pourtant
LE TRAVAIL même ici le travail et l'œuvre sont déjà traités comme identiques puisque
le verbe employén'est pas ponein,travailler, mais ergazesthai,ouvrer). Il
n'y a qu'un cas, linguistiquement toutefois le plus important, dans lequel
les modernes comme les anciens ne parviennent pas à employerles deux
mots comme synonymes,c'est dans la formation d'un nom correspondant.
On trouvera dans ce chapitre une critique de Karl Marx.Cela est gênant Là encore, nous trouvons l'unanimité; avant le milieu du xixe siècle,le mot
à une époqueoù tant d'auteurs qui naguère vivaient en empruntant, expres- «travail»ne désignejamais le produit fini, le résultat de l'acte de travailler,
sément ou sans le dire, au trésor des idées et des intuitions de Marx, ont il reste un substantifverbal à classer avecle gérondif,tandis que le nom du
décidéde devenirantimarxistesprofessionnels;ce faisant,l'un d'eux a même produit est invariablementdérivé de celui de l'œuvre. Cependant,au moins
découvertque KarlMarxn'avaitjamais su gagner sa vie, oubliantsoudain les en allemand et en français, l'usage a si bien suivi l'évolutionmoderne que
générations d'intellectuelsque Marx a «entretenus».Devantcette difficulté, travailet Arbeits'emploientpour le produit fini, alors que la forme verbale
on m'excusera de rappeler ce que dit un jour Benjamin Constant quand il du substantif«œuvre» est tombée en désuétude3•
se vit contraint d'attaquer Rousseau: «J'éviterai, certes, de me joindre aux Si cette distinction a pu être négligée dans !'Antiquité,si l'on n'en a pas
détracteurs d'un grand homme. Quandle hasard fait qu'en appar~nceje me étudié la signification,c'est pour une raison assez évidente,semble-t-il.Lié
rencontreaveceux sur un seul point,je suis en défiancede moi-même;et pour à l'origine à la volonté passionnée de se libérer de la nécessité et au refus
me consoler de paraître un instant de leur avis[ ...] j'ai besoin de désavouer non moins passionné des effortsqui ne laisseraient point de trace, point de
et de flétrir, autant qu'il est en moi, ces prétendus auxiliaires1• »
1. Ainsile grec distingueponeinet ergazesthai, le latin laborareetjacereoufabricari(mêmeracine),
l'anglais laboret work,l'allemand arbeitenet wêrkèn.Dans tous ces cas, seuls les équivalentsde
«travail• signifient sans équivoquepeine et malheur. Uallemand Arbeitne s'appliquait d'abord
«Le travailde notrecorpset l'œuvrede nos mainsz.» qu'aux travaux des champs exécutés par les serfs et non à l'œuvre de l'artisan, appelée Werk.
En français, travaillerqui a remplacé labourervient de tripalium,sorte d'instrument de torture
La distinctionque je proposeentre le travail et l'œuvre n'est pas habituelle. (cf. Grimm, Wôrterbuch, p.1854et suiv.; et Lucien Febvre, •Travail: évolutiond'un mot et d'une
idée•, Journalde Psychologienormaleet pathologique,1948,vol.XLI,n° 1).
Les preuves phénoménales en sa faveur sont trop évidentes pour passer 2. Aristote,Politique,1254b 25.
inaperçues.Maishistoriquement,c'estun fait qu'à part quelquesremarquesçà 5. C'estle cas d'ouvreren français et de werkenen allemand.Dans ces deux langues, à la différence
et là, jamaisdéveloppéesd'ailleursmêmedans les théoriesde leurs auteurs,on de l'emploide laboren anglais, les mots travailleret arbeitenont à peu près perdu le sens original
ne trouveà peu près rien pour l'appuyer,ni dans la traditionpolitiqueprémo- de peiner, souffrir. Grimm (op. cit.) avait déjà noté cette évolutionau milieu du siècle dernier:
«Wiihrendin iilterer Sprache die Bedeutungvon molestiaund schwerer Arbeitvorherrschte, die
derne ni dans le vaste corpus des théories modernes du travail. En face de von opus,opera,zurücktrat,tritt umgekehrtin der heutigen diesevor und jene erscheint seltener.•
[«Alorsque dans la langue ancienne, le sens de molestia(lat. peine, charge) et de dur labeur
prévalait sur le sens d'œuvre [du lat .opus,qui signifieœuvre, ouvrage,travail),ce dernier ressort
1. «De la liberté des anciens comparéeà celle des modernes• (1819),réimp. in Coursde politique à présent tandis que le premier semble plus rare•, Dictionnairede Grimm.)Il est remarquable
constitutionnelle (1872),II, 549. aussi que l'on ait de plus tendance, dans les trois langues, à employer œuvre,work, Werk,pour
2. John Locke,Le SecondTraitédu gouvernement[éd.citée p.22). désigner les œuvres d'art.

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monument ni d'œuvre mémorable, le mépris du travail gagna du terrain Nousverrons plus loin qu'à part leur mépris du travail, les Grecs avaient
en même temps que la polisqui dévoraitles journées des citoyensexigeant leurs raisons pour se méfier de l'artisan,ou plutôt de la mentalité homofaber.
leur abstention (skholè)de toute activité autre que politique et, finalement, Toutefois,cetteméfiancen'est le fait que de certainesépoques,tandis que tous
il recouvrit tout ce qui demandait un effort.L'ancienne coutume politique, les jugements anciens sur les activitéshumaines, y compris ceux d'Hésiode
avantl'épanouissementde la cité,distinguaitsimplementles esclaves,ennemis par exemple,qui est censé louer le travail1, reposent sur la convictionque le
vaincus (dmôesou douloi)que le vainqueur emmenait chez lui avec le reste travailcorporelrendu nécessairepar les besoinsdu corpsest servile.Aussides
du butin pour en faire des domestiques(oiketaioufamiliares)travaillantpour occupationsqui ne consistaientpas à travailler dur, auxquelleson se livrait
vivre et faire vivre le maitre et, d'autre part, les demiourgoi,ouvriers de tout cependantpour gagnersa vie et non pour le plaisir,étaientassimiléesau statut
le monde, libres de passer librement du domaine privé au domaine publict. du travail,et c'est ce qui expliqueles variations des valeurs et du classement
Plustard, on changeajusqu'aunom de ces artisans que Solondésignaitencore qui leur furent attribuéesà différentesépoqueset en diversendroits.Dire que
comme les fils d'Athénaet d'Héphaïstos,on les appela banausoi,gens dont le travail et l'artisanat étaient méprisés dans !'Antiquitéparce qu'ils étaient
l'intérêt principal est le métier et non pas la place publique.C'est seulement réservés aux esclaves,est un préjugé des historiens modernes. Les Anciens
à la fin du vesiècle que la poliscommençaà classer les occupationsd'après faisaientle raisonnementinverse: ils jugeaient qu'il fallaitavoirdes esclaves
les efforts qu'elles exigeaient,de sorte qu'Aristotemit au rang le plus bas i\ cause de la nature servile de toutes les occupationsqui pourvoyaientaux
celles «où le corps est le plus déformé».Il n'admettait pas les banausoiau hesoins de la vie2• C'est même par ces motifs que l'on défendaitet justifiait
droit de cité; il aurait cependantacceptéles bergers et les peintres (mais ni l'institutionde l'esclavage.Travailler,c'était l'asservissementà la nécessité,
les cultivateursni les sculpteurs2). et cet asservissement était inhérent aux conditions de la vie humaine.
Leshommes étant soumis aux nécessités de la vie ne pouvaient se libérer
1. Cf.J.-P.Vernant,•Travail et nature dans la Grèceancienne• (Journalde Psychologie normaleet qu'endominantceuxqu'ils soumettaientde forceà la nécessité.La dégradation
pathologique,1955,vol.LII, n° 1): • Le terme(demiourgoi]chezHomèreetHésiodene qualifiepas à
l'originel'artisanen tant quete~comme"ouvrier": il dtifi,nittouteslesactivitésquis'exercenten dehors
du cadrede l'oikos,enfaveur d'un public,dèmos: lesartisans- charpentiers ·etforgerons- mais 011reprochaitainsi à Socrated'avoirinculquéà ses disciplesun esprit servile(Mémorables, I, 2, 56).
non moinsqu'euxlesdevins,les hérauts,lesaèdes*.• Aupoint de vue historique,il importe de distinguerd'une part le mépris des cités grecquespour
2. Politique,1258b35et suiv. Pour le jugement d'Aristotesur l'admission des banausoiau droit Iouleoccupationnon politique,causé par l'énorme consommationde temps et d'énergieimposée
de cité, voir Politique,III, 5. Sa théorie suit de près la réalité: on estime que 80% des travailleurs 11ux citoyens,et d'autre part le mépris plus ancien et plus général pour les activitésqui ne servent
libres, ouvriers, commerçants étaient des non-citoyens,soit des •étrangers• (katoikounteset qu'à la sustentation - ad vitae sustentationem,comme on le di.sait encore des operaseroiliaau
metoikoi),soit des esclaves émancipés qui s'élevaient dans ces classes (cf. Fritz Heichelheim, xv111 • siècle. Dans le monde d'Homère, Pâriset Ulyssetravaillentà bâtir leur maison, Nausicaa lave
Wirtschqftsgeschichte desAltertums(Leyde,Sijthoff],1938, I, p. 398).Jacob Burckhardt,qui dans sa le lingede ses frères,etc. Toutcela relèvede l'autonomiedu héros homérique, de son indépendance,
Griechische Kulturgeschichte (vol.II, sec.6 et 8) rapporteles opinionsgrecquessur qui appartientou clela libre suprématiede sa personne. Il n'y a pas d'œuvre sordide si elle accroitl'indépendance;
non à la classe des banausoi,remarque aussi que nous ne connaissonsaucun traité de sculpture. lu même activitépeut être signe de servilités'il ne s'agit plus d'indépendancemais de salut pur
Étant donné que l'on possède beaucoup d'essaissur la musique et la poésie, ce n'est sans doute cl. simple, si elle n'exprime plus la souverainetémais la soumission à la nécessité. On connait
pas un hasard de la tradition, pas plus que le fait que nous ayons tant d'histoires sur l'orgueil 11uturellement le jugement différentqu'Homèreporte sur l'artisanat Mais le vrai sens en est très
voire l'arrogance des peintres célèbres, auxquelles ne répond aucune anecdote de sculpteurs. Ilien élucidédans un essai de RichardHarder,Eigenartder Griechen(Fribourg,Herder](1949).
Ce jugement a survécu pendant des siècles.On le trouve encore à la Renaissance: la sculpture 1. Hésiodedistinguele travail et l'œuvre (ponoset ergon);l'œuvre est due à Éris, déesse de la lutte
s'y rangeait au nombre des arts serviles,la peinture occupant une positionmoyenne entre arts s11lutaire(Les Travauxet lesJours, 20-26),le travail comme tous les maux est sorti de la boite de
servileset arts libéraux(cf.OttoNeurath,•Beitriigezur Geschichteder OperaServilia•,Archivfür 1'11ndore (90et suiv.),c'est un châtiment de Zeus que Prométhée• le rusé> a trompé.Depuislors,
Sozialwissenschqft und Sozialpolitik,1915,vol.XLI,n°2). Une remarque d'Aristotesur la vie des , les dieux ont caché la vie aux hommes» (42et suiv.),ils ont maudit • les hommes mangeurs de
pasteursindiquebien que l'opinion publiquedans les cités grecquesjugeaitles occupationsd'après p11 in• (82).PourHésiode,il va de soi que les travauxdes champs sontle lot des esclaveset des bêtes.
l'effortet le tempsqu'elles exigeaient:«Il y a de grandesdifférencesdans les façonsde vivre.La plus li louela vie de tous les jours - ce qui est assez extraordinairepour un Grec-, mais son idéal,c'est
paresseuse est celledes bergers; car sans travail[ponos] , ils tirent leur nourriturede leurs animaux le gentleman-farmeret non pas le laboureur; c'est le propriétairequi reste cbez lui, fuit l'aventure
et ils ont des loisirs [skholazousin] • (Politique,1256a30et suiv.). On notera qu'Aristote,suivant 1•11mer commeles affairespubliquesdel' agora(29et suiv.)et gouvernetranquillementson ménage.
probablementl'opinioncourante, cite la paresse (aergia)un peu comme conditionde la skholè, ~- Aristotecommenceson célèbre chapitre sur l'esclavage(Politique,1253b 25) en déclarant que
l'abstentionde certainesactivités qui conditionnela vie politique.D'une manière générale,il faut , sans le nécessaire la vie de même que la vie bonne est impossible».Avoirdes esclaves,c'est
se rappelerque aergiaet skholène sontpas la même chose.IJoisivetéavaitles mêmes connotations 111façon humaine de maitriser la nécessité,ee n'est donc pas para phusin,contre nature; la vie
que pour nous, et une vie de skholène passait pas pour oisive.Cependantl'équivalencede skholè l'exige. C'est pourquoi les paysans, qui pourvoyaient aux besoins de la vie, étaient classés par
et d'oisiveté caractériseune évolutioninterne de la polis.Ainsi,Xénophonraconteque l'on accusait l'latoncommepar Aristoteavecles esclaves(cf.RobertSchlaifer,• Greek Theoriesof Slaveryfrom
Socrated'avoircitéle vers d'Hésiode: « Cen'est pas l'ouvragequi déshonore, c'estl'oisiveté[aergia]. • llomer to Aristotle•,art cit). .

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de l'esclave était un coup du sort, un sort pire que la mort, car il provoquait 1·1·s distinctions qui avaient au moins discerné les activités, en opposant la
une métamorphose qui changeait l'homme en un être proche des animaux l'1111templationà toute espèce d'activité.En même temps, l'activité politique
domestiques1. C'est pourquoi si le statut de l'esclavese modifiait,par exemple l'ile-mêmefut ramenée au rang de la nécessité qui, dès lors, devint le dénomi-
par la soumission, ou si un changement des conditions politiques générales 11111.eur commun de toutes les articulations de la vita activa.Et l'on ne saurait
élevait certaines occupations au rang d'affaires publiques, la «nature» de l'llisonnablement attendre aucun secours de la pensée politique chrétienne,
l'esclave changeait automatiquement2. qui accepta en l'affinant la distinction des philosophes et, puisque la religion
L'institution de l'esclavage dans l'Antiquité,au début du moins, ne fut ni s'11d resse aux foules quand la philosophie est réservée à l'élite, lui conféra
un moyen de se procurer de la main-d'œuvreà bon marché ni un instrument 1111 e valeur universelle, obligatoirepour tous les hommes.
d'exploitationen vue de faire des bénéfices; ce fut plutôt une tentative pour Maisil est étonnant au premier abord que l'époquemoderne - qui a renversé
éliminerdes conditionsde la vie le travail.Ce que les hommespartagentavecles Ioules les traditions, l'ordre traditionnel de l'action et de la contemplation
autres animaux,on ne le considéraitpas commehumain. (C'étaitd'ailleursaussi 11011moins que la hiérarchie traditionnelle de la vita activaelle-même, en
la raison de la théorie grecque,si mal comprise,de la nature non humaine de l(iorifiantle travail source de toute valeur et en élevant l'animallaboransau
l'esclave.Aristote,qui exposasi explicitementcette théorie et qui, sur son lit de 1·11ngjadis occupépar l'animalrationale- n'ait pu produire une seule théorie
mort, libéra ses esclaves,était sans doutemoins inconséquentque les modernes 1111 ns laquelle fussent nettement distinguésl'animallaboranset l'homofaber,
n'ont tendanceà le croire.Il ne niait pas que l'esclavefût capabled'êtrehumain; • le travail de nos corps et l'œuvre de nos mains». Au lieu de cela, on trouve
il refusait de donner le nom d'«hommes»aux membres de l'espèce humaine d'abord la distinction entre travail productif et improductif, et un peu plus
tant qu'ils étaient totalementsoumis à la nécessité5.) Et il est vrai que l'emploi 111rd la différenciationdu travail qualifié et du travail non qualifié, et enfin,
du mot «animal»dans le conceptd'animallaborans,par oppositionà l'emploi dominant cette double hiérarchie sous prétexte d'importance fondamentale,
très discutabledu même mot dans l'expressionanimalrationale, est pleinement 111division de toutes les activités en travail manuel et travail intellectuel. De
justifié. L'animallaboransn'est, en effet,qu'une espèce, la plus haute si l'on l'CStrois distinctions,cependant, celle qui fait le départ entre travail product~f
veut, parmi les espèces animales qui peuplent la terre. c:i travail improductif est la seule qui aille au fond du problème, et ce n'est
Il n'est pas surprenant que l'Antiquitéclassique ait négligé la distinction pas par hasard que les deux grands théoriciens de ce domaine, Adam Smith
entre l'œuvre et le travail. Du ménage privé au domaine politique public, du d KarlMarx, ont fondé sur elle tout l'édificede leurs doctrines. C'est à cause
domestiquequi était esclaveau père de famille qui était citoyen,des activités de sa« productivité»que le travail,à l'époquemoderne, s'est élevéau premier
obligatoirement cachées à celles qui étaient dignes de paraître et de rester rnng, et l'idée apparemment blasphématoire de Marx: l'homme créé par le
en mémoire, la différenceétait telle qu'elle recouvrit et détermina toute autre lravail(et non par Dieu), le travail (et non la raison) distinguant l'homme des
distinction,et finalement,il ne resta plus qu'un critère: consacre-t-onplus de 1111tresanimaux, ne fut que la formulation radicale et logique d'une opinion
temps et d'effortau privé ou au public? l'occupationest-elle motivéepar cura 11cceptée par l'époque moderne tout enti.ère1•
privatinegotiiou curareipublicae,le souci des affairesprivées, ou de l'État4?
Quand se développa la théorie politique, les philosophes effacèrent encore 1. , La création de l'homme par le travail humain» fut une des idées les plus arrêtées de Marx,
depuis sa jeunesse. On la trouve sous maints aspects dans les Jugendschriften [Écritsde jeunesse}
(où, dans la •Kritikder HegelschenDialektik>[•Critiquede la dialectique hégélienne•], il l'attribue
1. C'est en ce sens qu'Euripide qualifiede •mauvais• tous les esclaves:ils voient tout du point de 1\ l legel)(Marx-Engels Gesamtausgabe, !•• partie,Berlin,1952,vol.5, p.156,167). Onvoit clairement
vue du ventre (SupplementumEuripideum,éd. Arnim, frag. 49, n°2). d11nsle contexte que Marx voulait remplacer la définition traditionnelle de l'homme, animal
2. Ainsi Aristoterecommandait de traiter avec plus de dignité et non en esclavesles serviteurs à mtionale,par la définitionanimal laborans.La théorie,est renforcéepar une phrase de la Deutsche
qui l'on confiaitdes • occupationslibres• (ta eleutherat6n erg6n).D'autre part, dans les premiers ldeologie [L'idéologieallemande]qui fut suppriméeplus tard: • Der erste geschichtlicheAkydieser
siècles de l'Empire romain, quand augmentèrentla valeur et l'importance de certaines fonctions l11dividuen , wodurch sie sich von den Tieren unterscheiden,ist nicht, dass sie denken, sondern,
qui avaienttoujours été remplies par les esclavespublics - tâches de fonctionnaires, en fait - ces dass sie anfangenihre Lebensmittelzu produzieren• [•La première particularitéhistorique de ces
seroipub/icieurent le droit de porter la toge et d'épouser des femmes libres. i 11dividus , par laquelle ils se distinguent des animaux, ce n'est pas qu'ils raisonnent, mais qu'ils
5. Selon Aristote, les deux qualités qui manquent à l'esclave - c'est à cause de ces défauts qu'il rnmmencentà produire leurs moyensd'existence»](ibid.,568).Il y a des formulesanaloguesdans
n'est pas humain - sont la faculté de délibérer et décider (to bouleutikon),et celle de prévoir et les«êikonomisch-philosophische Manuskripte• (ibid.,125), et dans • Die heilige Familie•[LaSainte
choisir (proairesis).Ce n'est évidemmentqu'une manière plus explicitede dire que l'esclaveest /,'amille](ibid.,189). Engelsles a employéessouvent,par exempledans la préface de 1884d' Ursprung
soumis à la nécessité. derFamilie[L'Originede lafamille (de la propriétéprivée et de l'État)]ou dans l'article de 1876:
4. Cicéron,De re publica,V,2. • LeTravaildans le passage du singe à l'homme• (cf.Marx-Engels, SelectedWorks,Londres, 1950,

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De plus, Smith et Marx s'accordaient tous deux avec l'opinion publique Sans doute, l'évolutionhistorique qui fit sortir le travail de sa réclusion et
moderne lorsqu'ils méprisaient le travail improductif, jugé parasitaire, qui l'installa dans le domaine public, où l'on put l'organiser et le « diviser1 »,
considéré comme une sorte de perversion, comme si rien n'était digne du 11pportait-elleun argument de poids à ces théories.Maisil y eut à cet égard un
nom de travail à moins d'enrichir le monde. Marx partageait certainementle litit encore plus significatif,déjà devinépar les économistesclassiqueset bien
dédain de Smithpour les «domestiques»pareils à «des invitésparesseux [...] 111is en lumière par KarlMarx: le travail,indépendammentdes circonstances
qui ne laissent rien pour ce qu'ils ont consommét». Or, c'était précisément historiques, et qu'il soit situé dans le domaine public ou dans le domain~
à ces serviteurs, à ces domestiques, oiketaiou familiares,travaillant pour privé,possède en effet une «productivité»propre, si fragiles, si éphémères
subsister, employésbeaucoup moins pour produire que pour permettre une qu'en soient les résultats. Cette productiviténe réside pas dans les produits
consommation sans effort, que l'on avait toujours pensé, avant les temps du travail, mais dans l'«énergie» humaine que n'épuise pas la production
modernes, lorsqu'on identifiaitle travail avec l'esclavage. Ce qu'ils laissaient dt! ses moyens de vivre et de subsister, qui peut au contraire produire un
pour prix de leur consommation,c'étaitni plus ni moins que la liberté de leurs •surplus», c'est-à-direplus qu'il ne faut pour sa «reproduction».C'est parce
maîtres ou, en langage moderne,la productivitépotentiellede leurs maitres. que le surplus de «forcede travail» (Arbeitskrajt) , et non ,le travail lui-même,
En d'autrestermes,la distinctionentre travailproductifet travailimproductif t·xplique la productivitédu travail, que l'introduction de ce terme - Engels
contient, encoreque de manièrepréjudicielle,la distinctionplus fondamentale 1'11bien noté - constitua l'élément le plus original, le plus révolutionnaire
du travail et de l'œuvre2 • C'est, en effet,la marque de tout travail de ne rien dt: tout le système de Marx2.Bien différente de la productivité de l'œuvre,
laisser derrière soi, de voir le résultat de l'effortpresque aussitôt consommé qui ajoute de nouveaux objets à l'artificehumain, la productivitéde la force
que l'effortest dépensé.Et pourtant,cet effort,en dépit de sa futilité,naît d'une de travail ne produit qu'incidemmentdes objets et se préoccupe avant tout
grande nécessité,il est motivépar une impulsionplus puissante que tout, car des moyensde se reproduire; comme son énergie n'est pas épuisée lorsque
la vie elle-mêmeen dépend.Les temps modernes en général et Karl Marx en s11reproduction est assurée, on peut l'employer à la reproduction de plus
particulier,accabléspour ainsi dire par la productivitéréelle, sans précédent, d'une vie, mais elle ne «produit» jamais rien que de la vie5.Par oppression
de l'humanitéoccidentale,tendirentpresqueirrésistiblementà considérertout violente dans une société esclavagiste,ou par exploitation dans la société
travail commeune œuvre et à parler de l'animal laboransen des termes qui rnpitalistedu temps de Marx,on peut la canaliser de telle sorte que le travail
eussent mieux convenuà l'homofaber,en espérant sans cesse qu'il ne restait de quelques-uns suffiseà la vie de tous.
plus qu'un pas à faire pour éliminer complètementle travail et le besoin5. De ce point de vue purement social,qui est celui de toute l'époquemoderne,
111ais qui a trouvé sa meilleure et sa plus cohérente expressiondans l'œuvre
vol.II). Il semble que ce soit Hume qui ait le premier insisté sur le travail distinguant l'homme de de Marx, tout travail est «productif»,et il n'y a plus rien de valable dans
l'animal (AdrianoTI!gher,Homofaber [Rome, Libreria di scienze e lettere, 1929;_Le Travaildans l'ancienne distinction entre l'exécutionde «tâches serviles» qui ne laissent
les mœurs et dans lesdoctrines , trad. Elena Boubéeet René Maublanc,Alcan, 1951]).Le travail ne 1111cune trace et la production d'objetsassez durables pour être accumulés.
jouant pas de rôle important dans la philosophiede Hume, cela n'a qu'un intérêt historique; pour
lui cette caractéristiquene rendait pas la vie humµine plus productive, mais seulement plus dure, I.e point de vue social, nous l'avons vu, s'identifie à une interprétation qui
plus pénible que celle de l'animal. Il est toutefois intéressant ici de noter avec quel soin Hume ne tient compte que d'une chose: le processus vital de l'humanité; dans
répétait que ni la pensée ni la raison ne distinguent l'homme de l'animal et que le comportement
des bêtes démontre qu'elles sont capables de l'une et de l'autre. 111e/mande],• Es handelt nicht darum die Arbeit zu befreien, sondern sie aufzuheben• [•Il ne s'agit
1. Wealth of Nations (éd. Everyman), vol. II, p. 502 [Recherch es sur la nature et les causesde la pas de libérer le travail mais de l'abolir»)( Gesamtausgabe, I'• partie, vol.III, p.185), et de longues
richessedes nations]. a11n ées plus tard dans le vol.III de DasKapita~chap.48: «Das Reich der Freiheit beginnt in der
2. La distinction entre travail productif et improductifest duecaux physiocrates qui distinguaient Tat erst da, wo das Arbeiten (...) aufbôrt• [«Le règne de la liberté ne commence, en réalité, que là
entre classes productives, propriétaires et stériles. Comme ils pensaient que la source de toute 1111 cesse le travail[ ...)•) (Marx-Engels, Gesamtaus gabe, II; partie, Zurich, 1955, p.875).
productivité se trouve dans les forces naturelles de la terre, leur norme de productivité était liée 1. Dans l'introductionau livre II de Wealth ofNations(vol.I, p.241et suiv.)[Recherches sur la nature
à la création d'objetset non aux besoins des hommes. Ainsi le marquis de Mirabeau, le père du ,·t les causes de la richessedes nations],Smith explique que la productivité est due à la division du
célèbre orateur, qualifie de stérile « la classe d'ouvriersdont les travaux, quoique nécessairesaux 1111vail plus qu'au travail lui-même.
besoins des hommeset utiles à la société, ne sont pas néanmoinsproductifs*• et donne comme ~-CLintroductiond'Engelsà «Salaire, Travailet Capital»(SelectedWorks(Londres, 1950),I, p. 584)
exemple d'ouvrage stérile et d'ouvrage productifla différenceentre tailler une pierre et la produire oil Marx avait introduit le terme avec une certaine insistance.
(cf.Jean Dautry,• La notionde travail chez Saint-Simonet Fourier»,JournaldePsychologie nonnale 1. Marx a toujoursdit, dans sa jeunesse surtout,que la grande fonctiondu travail est la «production
et pathologique, 1955, vol.LII, n° 1). ,li: vie•, et donc rangeaitle travailavec la procréation (cf. Deutscheldeologie [L'idéologie allemande],
5. Jusqu'à la fin, Marx conserva cet espoir. On le trouvedéjà dans la Deutsche ldeologie [/./Idéologie p. 19; cf. aussi «Salaire,Travailet Capital•, p. 77).

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son système de références tout devient objet de consommation.Dans une lrnvail»dont tous les êtres humains devraient posséder à peu près la même
humanité complètement«socialisée»,qui n'aurait d'autre but que d'entretenir quantité.En outre, une œuvre non qualifiéeétant une contradictiondans les
le processus vital - et c'est l'idéal, nullement utopique hélas ! qui guide les lermes,la distinctionelle-mêmen'est valableque pour le travail,et en essayant
théories de Marxt, il ne resterait aucune distinction entre travail et œuvre; d'en faire un système de référence on montre déjà que l'on abandonne en
toute œuvre serait devenue travail, toutes choses ayant un sens non plus de li1veurdu travail la distinctionentre le travail et l'œuvre.
par leur qualité objectivede choses-du-monde,mais en tant que résultats du Toute différente,la catégorie plus populaire des travaux manuel et intel-
travail vivant et fonctionsdu processus vital2 • lectuel. Ici, le lien sous-jacent entre l'homme qui peine avec ses mains et
On notera que les distinctionsentre travail qualifiéet non qualifié,comme t'elui qui peine avec sa tête est encore le travail accompli - dans un cas
entre travail manuel et travail intellectuel,ne jouent pas le moindre rôle ni pnr la tête, dans l'autre par quelque autre partie du corps. Cependant, la
dans l'économieclassiqueni dans l'œuvre de Marx.Comparéesà la produc- pensée,que l'on peut supposer être l'activitéde la tête, bien qu'ell~ressemble
tivité du travail, elles sont en effet d'importance secondaire. Toute activité 11n peu au travail - étant aussi un processus qui, sans doute, ne prend fin
exige un certain talent, une certaine qualification,le nettoyageet la cuisine qu'avecla vie - est encore moins «productive»que le travail; si le travail ne
autant que la littérature ou l'architecture.La distinctionne s'appliquepas à laissepoint de trace durable,la pensée ne laisse absolumentrien de tangible.
des activités différentes,elle signale seulement des étapes et des qualités à l.'actede pensée ne se manifestejamais de lui-même en objets.Dès qu'il veut
l'intérieur de chacune d'elles. Elle pourrait avoir une certaine importance manifesterses pensées, le travailleur intellectuel doit se servir de ses mains
grâce à la divisionmoderne du travail, qui fige en occupationsde toute une 1:t acquérir des talents manuels tout comme un autre ouvrier. En d'autres
vie les besognes jadis assignées aux jeunes et aux débutants. Mais cette termes,penser et ouvrer sont deux activités qui ne coïncidentjamais tout à
conséquence de la division du travail, d'après laquelle chaque activité est l'ait;le penseur qui veut faire connaîtreau monde le «contenu»de ses pensées
divisée en tant de parcelles que chaque exécutant spécialisén'a besoin que doitd'abords'arrêter de penser et se rappeler ses pensées. La mémoire, dans
d'un minimum de savoir-faire,tend à abolir complètementle travail qualifié, ce cas comme dans tous les autres, prépare l'intangible et le fugace à leur
comme Marx l'a prédit. C'est pourquoi ce que l'on vend et ce que l'on achète (:ventuellematérialisation; c'est le commencementdu processus de l'œuvre
sur le marché du travail, ce n'est pas le talent individuel,c'est une «forcede t:t, de même que pour l'artisan l'étude du modèle à suivre, c'en est le stade le
plus immatériel.L'œuvre elle-même exige toujours un matériau sur lequel
1. Marx a souvent employéles termes vergesellschofteter Menschou gesellschoftliche Menschheit on l'exécutera et qui par la fabrication, par l'activité de l'homo faber sera
(•homme socialisé»]pour désigner le but du socialisme(par exemple,vol.III de DasKapita~875,
et la 10•des ThèsessurFeuerbach):« Le point de vue de l'ancien matérialismeest la société"civile";
lransforméen un objet-du-monde.Le caractèreouvrier du travailintellectuel
celui du nouveau est la société humaine,ou humanité socialisée» (SelectedWorks,II, p.567). Il 11'est pas moins dû à l'«œuvre de nos mains» que toute autre espèced'ouvrage.
s'agit de supprimer le fossé entre l'existenceindividuelleet l'existencesociale ,del'homme, pour ll sembleplausible,et il est en effetcourant,de relier la disµnctionmoderne
que l'homme • dans son être le plus individuelsoit en même temps un être social (Gemeinwesen) » <:ntre travaux manuel et intellectuel à.la distinction ;mcienne entre arts
(Jugendschriften [Écritsdejeunesse], p.115).Marxnomme souvent cettenature socialede l'homme
« libéraux» et arts «serviles».Mais la marque qui distingue ces professions
son Gattungswesen, son être d'espèce[«êtregénérique»],et la fàmeuse«aliénationde soi» est avant
tout le fait d'êtrealiéné du Gattungswesen (ibid.,p. 89): «Eine unmittelbareKonsequenzdavon,dass n'est aucunement le «degré d'intelligence»ni le fait que !'«artiste libéral»
der Menschdem Produkt seiner Arbeit,seiner Lebenstiitigkeit,seinem Gattungswesenentfremdet travaille avec son cerveau tandis que le «sordide boutiquier» se servirait
ist, ist die Entfremdung des Menschen von dem Menschen.» («Une conséquence immédiate du rie ses mains. Le critère ancien est principalement politique.Sont libérales
fait que l'homme est rendu étranger au produit de son travail, à son activité vitale, à son être
générique,est celle-ci: l'homme est rendu étranger à l'homme.»]La sociétéidéale est un état de les occupations comportant la prudentia,l'aptitude à bien juger qui est la
choses où toutes les activitéshumaines dériventde la• nature» humaine aussi naturellem!;ntque qualité de l'homme d'État, et les professions d'intérêt public (ad hominum
la sécrétion de la cire par les abeilles; vivre et travailler pour vivre seront devenus une seule et utilitatemY,telles que l'architecture, la médecine et l'agriculture2 • Tous les
même chose,et l'on ne pourra plus dire que la vie «commence,pour le travailleur,où l'activitéde
travail cesse» («Salaire,Travailet Capital»,éd. citée, p. 77).
2. Ce que Marx à l'origine reproche à la sociétécapitaliste,ce n'est pas seulement de transformer 1. Par commodité,je suis l'examen que donne Cicérondes occupationslibérales et serviles dans
tous les objets en marchandises, c'est que «le travailleur se comporteà l'égard du produit de son le De ojficiis,1, 150-154.Les critères de prudentiaet d'utilitasou d'utilitashominumse trouvent
travail comme à l'égard d'un objet étranger» («dass der Arbeiter zum Produkt seiner Arbeit ais 11uxpar.151et 155.(La traduction de prudentiapar« degré d'intelligencesupérieure»,selon Walter
einem fremden Gegenstandsich verhiilt»)(Jugendschriften [Écritsdejeunesse],
p.85)- autrement Miller,me paraît fausse.)
dit que les chosesde ce monde,une foisproduitespar les hommes,sont dans une certaine mesure 1. Le classement de l'agriculture parmi les arts libéraux est évidemment tout romain. Cela ne
indépendantes,«aliénées»de la vie humaine. lient pas à une «utilité»spéciale de cette occupationcomme nous le penserions,mais bien plutôt

130 131•
CONDITION DE L'HOMME MODERNE LE TRAVAIL

métiers, celui du scribe commecelui du charpentier,sont«sordides»,indignes ot'il'intellectuel n'est vraiment pas «ouvrier», occupé comme tout ouvrier,
d'un citoyen de plein droit, et les pires sont ceux que nous dirions les plus du plus humble artisan au plus grand artiste, à ajouter un objet de plus,
utiles: «poissonniers, bouchers, cuisiniers, éleveurs de volailleet pêcheurs1 ». durable si possible, à l'artifice humain - on ne saurait sans doute mieux
Mais même dans ces métiers, il n'y a pas forcément que du travail corporel. le comparer qu'au «domestique»d'AdamSmith, encore que sa fonction soit
Il existe une troisième catégorie dans laquelle on paye l'effort lui-même, la moins de garder intact le processus vital et de pourvoir à sa régénération
fatigue (les operaedistinctes de l'opus,l'activitépure distincte de l'œuvre), et que d'assurer l'entretien des diverses machines géantes de la bureaucratie
alors le « salaire est en soi un gage de servitude2 ». dont le fonctionnementconsomme ses propres services et dévore ses propres
produitsaussi rapidement,aussi impitoyablementque le processusbiologique
lui-mêmet.
La distinction entre travaux manuels et intellectuels, bien qu'on puisse
la faire remonter au Moyen Âge3,est moderne et elle a deux causes fort
différentes, toutes deux cependant également caractéristiques du climat de L'objectivitédu monde
l'époque moderne. Commedans les conditionsmodernes, chaque occupation
dut prouver son «utilité» pour la société dans son ensemble, et l'utilité des Le mépris du travail dans la théorie ancienne et sa glorification dans la
occupationsintellectuellesdevenant plus que douteuse face à la glorification lhéorie moderne s'orientent sur l'attitude ou l'activité subjective du travail-
du travail, il était tout naturel que les intellectuels voulussent, eux aussi, se leur, tantôt se méfiant de son dur effort, tantôt exaltant sa productivité. Le
faire ranger dans la populationlaborieuse.Mais en même temps, contredisant HIIbjectivismede cette conceptionest peut-être plus évidentdans la distinction
en apparence seulement cette évolution,l'estime et la demandede cette société 1111Lre travail facile et travail pénible, mais nous avons vu qu'au moins dans
pour certainstravaux «intellectuels»atteignirentun degré sans précédentdans lt• cas de Marx - qui, étant le plus grand théoricien moderne du travail,
notre histoire,sauf pendant la décadencede l'Empire romain. Il convientde se Ht:rl forcément de pierre de touche dans ces discussions - la productivité
rappeler ici que, dans toute l'histoire ancienne, les services«intellectuels»des d11travail se mesure aux choses dont le processus vital a besoin pour se
scribes, dans le domainepublic commedans le domaineprivé,furent exécutés rnproduire; elle réside dans le surplus que possède virtuellement l'énergie
par les esclaveset jugés en conséquence.C'estla bureaucratisationde l'Empire du travail humain, elle n'est point dans la qualité ni le caractère des objets
romain accompagnée de l'élévation sociale et politique des empereurs, qui produits.De même, le jugement des Grecs, qui estimaient les peintres plus
provoqua une revalorisation des services «intellectuels4 ». Dans la mesure que les sculpteurs, ne se fondait certes pas sur la primauté de la peinture2• Il
Nomble que la distinction du travail et de l'œuvre, si constam~ent négligée
à l'idée romaine de patria, d'après laquelle le domaine public occupe non seulement la ville de pur nos théoriciens, si obstinément conservée par le langage, ne soit plus
Romemais aussi l' agerRomanus. 011effet qu'une différence de degré, si l'on ne prend pas en considération le
1. C'estcettesimpleutilitépour vivreque Cicéronnommemediocrisutilitas(par.151)et qu'il élimine
des arts libéraux.(Latraductionme sembleà nouveaufautive;ce ne sont pas les «professions[...] 1111ructèred'objet-de-ce-mondede la chose produite: son emplacement, sa
dont ne découlenul petit bénéficepour la société•, mais les occupationsqui, par contraste avec 1'011ction, la durée de son séjour dans le monde. La distinction entre un pain,
celles-là,transformentl'usage ordinaire des biens de consommation.)
2. Les Romains voyaient entre opus et operaeune différence si décisive qu'ils avaient deux
formulesdifférentesde contrats, locatiooperiset locatiooperarum,ce dernier ne jouant qu'un rôle Av111tcet anoblissementdes services, les scribesétaientmis au rang des gardiensd'édificespublics
insignifiantpuisque la plupart des gros travaux étaient faits par des esclaves(cf. Edgar Loening, 1111111 ~me des gens qui conduisaientles gladiateursaux arènes (ibid.,p. 171). Il parait remarquable
in Handwiirterbuch der Staatswissenschaften
, 1890, I, 742et suiv.). . 111111celle élévationdes «intellectuels• ait coïncidéavec l'établissementd'une bureaucratie.
5. Les operaliberaliafurent identifiésau MoyenÂgeavec le travailintellectuelou plutôt spirituel 1, , l ,c travail de certains des ordres les plus respectables de la société est, comme celui des
(cf. OttoNeurath• Beitriigezur Geschichte des Opera Servilia•, Archivfür Sozialwissenschaft und 1l11111cstiques, improductifde toute valeur>, écrit Adam Smith qui y range • toute l'armée et la
Sozialpolitik,1915,vol.XLI,n°2). 11111rl11 c •, les «fonctionnairespublics• et les professionslibéralescomme•gens d'Église,hommesde
4. HenriWallondécritcetteévolutionsous le règne de Dioclétien:• { ..] lesfonctionsjadis servilesse liil, médecins,gens de lettres de toute espèce•. Leur œuvre «commela déclamationdes acteurs,la
trouvèrentanoblies,élevéesau premierrangde l'État. Cettehauteconsidérationqui de l'empereurse li11r1111gue de l'orateurou l'air desmusiciens[...] périt dans l'instantmêmede sa production•(op.cit,
répandaitsur lespremiersserviteursdu palais,sur lesplus hauts dignitairesde l'empire,descendait 1, 1),205-296).Il est clair que Smithn'aurait eu aucune difficultéà classernos• emploisde bureau•.
à touslesdegrésdesfonctionspubliques{ ..] le servicepublicdevintun office public.Leschargesles , A11contraire, aucune peinture, sans doute, ne fut autant admirée que le Zeusd'Olympie;cette
plusserviles{ ..] lesnomsquenousavonscitésauxfonctionsde l'esclavage, sontrevétusde l'éclatqui 1111 111c de Phidiaspassait pour avoirun pouvoirmagiquequi faisaitoublierles souciset les peines;
rejaillitde lapersonnedu prince*• (Histoirede l'esclavage dansl/lntiquité,op. cit., III, p.126et 151). li H1111i sail de la contemplerpour n'avoirpas vécu en vain, etc.

132 133·
CONDITION DE L'HOMME MODERNE LE TRAVAIL

dont la «vie moyenne»ne dépasse guère une journée, et une table, qui survit sont aussi futiles que la vie. Pour devenir choses de ce monde, pour devenir
aisément à plusieurs générations humaines, est certainement beaucoup plus 1·xploits, faits,événements,systèmesde pensées ou d'idées, il leur faut d'abord
nette et plus décisive que la différenceentre un boulanger et un menuisier. t-lre vues, entendues, mises en mémoire puis transformées, réifiées pour
Le curieux écart entre le langage et la théorie, que nous avons noté en ninsi dire, en objets: poèmes, écrits ou livres, tableaux ou statue~,documents
commençant, apparaît donc comme une contradiction entre le langage 1•1 monuments de toute sorte. Pour être réel et continuer d'exister, tout le
«objectif»,tourné-vers-le-monde,que nous parlons, et les théories subjectives 111onde factuel des affaires humaines dépend premièrement de la présence
dont nous nous servons en essayant de comprendre. C'est le langage et les d'un autrui qui voit,entend et se souvient,et secondementde Ja transformation
expérienceshumaines fondamentalesqu'il recouvre, bien plus que la théorie, de l'intangibleen objets concrets. Sans la mémoire, et sans la réification dont
qui nous enseignent que les choses de ce monde parmi lesquelles s'écoule 111mémoire a besoin pour s'accomplir et qui fait bien d'elle, comme disaient
la vita activasont de natures très diverses et qu'elles sont produites par des les Grecs,la mère de tous les arts, les activitésvivantes d'action, de parole et
activitéstrès différentes.Considéréscommeparties du monde, les produits de de pensée perdraient leur réalité à chaque pause ét disparaîtraient comme
l'œuvre - et non ceux du travail - garantissent la permanence, la durabilité, si elles n'avaient jamais été. La matérialisation qu'elles doivent subir afin de
sans lesquelles il n'y aurait point de monde possible. C'est à l'intérieur de demeurer au monde a pour rançon que la «lettre» toujours remplace ce qui
ce monde de choses durables que nous trouvons les biens de consommation 11aquit de l'«esprit»,ce qui en vérité existaun instant comme'esprit. Il leur faut
par lesquels la vie s'assure des moyens de subsistance. Nécessaires au corps payer cette rançon parce qu'essentiellement,elles ne sont pas de ce monde, et
et produites par son travail, mais dépourvues de stabilité propre, ces choses qu'ellesont donc besoin d'une activitéde nature entièrement différente;pour
faites pour une consommationincessante apparaissent et disparaissent dans leur réalité et leur matérialisation,elles dépendent de l'ouvrage qui construit
un milieu d'objetsqui ne sont pas consommés,mais utilisés comine des outis lous les objets de l'artifice humain.
et auxquelsen les utilisant nous nous habituons et nous accoutumons.Comme
tels, ils donnent naissance à la familiarité du monde, à ses coutumes, à ses
rapports usuels entre l'homme et les choses aussi bien qu'entre l'homme La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait
et les hommes. Les objets d'usage sont au monde humain ce que les biens que nous sommes environnés de choses plus durables que l'activité qui les a
de consommation sont à la vie. C'est d'eux que les biens de consommation produites,plus durables même, en puissance, que la vie de leurs auteurs. La
reçoivent leur caractère d'objets; et le langage, qui n'autorise pas l'activité vie humaine, en tant qu'elle bâtit un monde, est engagée dans un processus
de travail à former quoi que ce soit d'aussi ferme, d'aussi non verbal qu'un constant de réification, et les choses produites, qui· à elles toutes forment
substantif, suggère que très probablement nous ne saurions même pas ce l'artifice humain, sont plus ou moins du-monde selon qu'elles ont plus ou
qu'est un objet sans avoir devant nous «l'œuvre de nos mains». rnoinsde permanence dans le monde.
Distincts à la fois des biens de consommation et des objets d'usage, il y a
enfin les «produits» de l'action et de la parole, qui ensemble'forment le tissu
des relations et affaires humaines. Laissés à eux-mêmes, non seulement la le travailet la vie
tangibilité des objets leur fait défaut; ils sont encore moins durables, plus
futilesque ce que nous produisonspour la consommation.Leur réalité dépend Les objetstangiblesles moins durables sont ceux dont a besoin le processus
entièrementde la pluralité humaine, de la constanteprésence d'autrui qui peut vital. Leur consommation survit à peine à l'acte qui les produit; selon les
voir, entendre et donc témoigner de leur existence.Agiret parler sont encore 1:xpressions de Locke,toutes les« bonnes choses» qui sont «réellement utiles
des manifestationsextérieures de la vie humaine, laquelle ne connaît qu'une ù la vie de l'homme», à la «nécessité de subsister», sont «généralement de
seule activité qui, encore que liée de bien des façons au monde extérieur, ne courte durée», périssables, au point que si on ne les consomme pas, elles se
s'y manifeste pas nécessairement et pour être réelle n'a besoin d'être ni vue, corrompent et périssent d'elles-mêmes1. Aprèsun bref séjour dans le monde,
ni entendue, ni utilisée, ni consommée: c'est l'activité de la pensée. dies retournent au processus naturel qui les a fournies, soit qu'elles entrent
Toutefois,considéréesdans leur appartenance-au-monde,l'action,la parole par absorption dans le processus vital de l'animal humain, soit qu'elles se
et la pensée ont beaucoup plus de rapports communs qu'elles n'en ont avec
l'œuvre ou le travail.Elles ne« produisent» pas, elles ne produisent rien, elles 1. .JohnLocke,Le SecondTraité du gouvememen4 op. cit., sec. 46 [éd. citée, p. 35].

134 131
CONDI TION DE L 'HOMME MODERNE LE TRA VAIL

corrompent; sous la forme que leur a donnée l'homme, et qui leur procure dans la penséepolitiquegrecque,sonten effetles deux activités dontle résultat
une place éphémère dans le monde des chosesfaites de main d'homme,elles finalsera toujoursune histoire assezcohérentepour être contée,si accidentels,
disparaissentplus vite que toute autre parcelle du monde. Considéréesdans si fortuitsque puissentparaitre un à un les événements et leurs causes.
leur appartenance-au-monde, elles sont moins de-ce-mondeque tout autre C'estseulementau sein du mondehumain que le mouvement cycliquede la
objet,et en même temps elles sont plus naturelles que tout.Bienque faites de nature se manifesteen croissanceet en déclin.De même que la naissance et
main d'homme,elles vont et viennent, sont produites et consomméesselon la mort, ce ne sontpas des événementsnaturels à proprementparler; ils n'ont
le perpétuel mouvement cycliquede la nature. C'est aussi un mouvement point de place dans le cycle infatigable, incessantoù se meut perpétuellement
cycliqueque celui de l'organismevivant, sans exclure le corps humain, tant toute l'économiede la nature. C'estseulementlorsqu'ilsentrentdans le monde
qu'il peut résister au processus qui le pénètre et qui l'anime. La vie est un luitde main d'hommeque les processusnaturels peuvent se caractériserpar la
processusqui partout épuisela durabilité,qui l'use, la fait disparaitre,jusqu'à croissanceet le déclin; c'est seulementlorsquenous considéronsles produits
ce que la matièremorte,résultantede petitscyclesvitauxindividuels,retourne de la nature, cet arbre ou ce chien, comme des êtres individuels,les ôtant
à l'immensecycleuniverselde la nature,dans lequelil n'y a ni commencement 11insi à leur environnement«naturel»pour les placer dans notre monde,qu'ils
ni fin, où touteschosesse répètentdans un balancementimmuable, immortel. commencentà croitre et à décliner.Si la nature se manifestedans l'existence
La nature et le mouvement cyclique qu'elle impose à tout ce qui vit ne humaine par le mouvement cyclique de nos fonctions corporelles, elle fait
connaissentni mort ni naissance au sens où nous entendons ces mots. La Me ntir sa présence dans le monde fait de main d'homme en le menaçant
naissance et la mort des êtres humains ne sont pas de simples événements constammentd'hypercroissanceou de corruption.Le caractère commun au
naturels; elles sontliées à un mondedans lequelapparaissentet d'où s'en vont processus biologiquedans l'homme et au processus de croissance et déclin
des individus,des entités uniques, irremplaçables,qui ne se répéteront pas. dans le monde,c'est qu'ils font partie du mouvementcyclique de la nature et
La naissanceet la mort présupposentun monde où il n'y a pas de mouvement par conséquent se répètent indéfiniment; toutes les activitéshumaines qui
constant,dont la durabilitéau contraire,la relativepermanence,font qu'il est viennent de la nécessité de leur tenir tête sont liées aux cycles perpétuels
possibled'y paraitre et d'en disparaitre, un monde qui existait avant l'arrivée de la nature et n'ont en elles-mêmesni commencement ni fin à proprement
de l'individuet qui survivra à son départ.Sansun monde auquelles hommes parler ; alors qu'ouvrer prend fin quand l'objet est achevé,prêt à s'ajouter au
viennenten naissantet qu'ils quittenten mourant,il n'y auraitrien quel'éternel 11tonde commun des objets,travaillertourne sans cesse dans le même cercle
retour,l'immortelleperpétuitéde l'espècehumaine commedes autres espèces que prescrivent les processus biologiquesde l'organismevivant, les fatigues
animales.Unephilosophiede la vie quin'aboutitpas,commecellede Nietzsche, 1•1 les peines ne prennent fin que dans la mort de cet organisme1•
à l'affirmationde }\éternelretour» (ewigeWiederkehr) commeprincipesuprême
de l'être, ne sait tout simplementpas ce dont elle parle. 1. .Jusqu'au dernier tiers du x1x• siècle, il n'était pas rare que la littérature insistât sur la connexion
1•11ln : le travail et le mouvement cyclique de la vie. Ainsi,Schulze-Delitzch(Die Arbeit[•Le Travail»],
Le mot «vie»cependanta un senstout différentsi on l'emploiepar rapportau l ,i'lpzig [Keil], 1863)commence par décrire le cycle-·désir-e!fort-satisfaction: «Beimletzten Bissen
monde,pour désignerl'intervalle entre la naissanceet la mort. Bornéepar un 111 11~1schon die Verdauung an.» [•Avecla dernière bouchée commence déjà la digestion.•] Mais
commencementet par une fin, c'est-à-direpar les deux événementssuprêmes 1111 1s1 l'énorme littérature postmarxiste sur le problème du travail, le seul auteur à insister et à
de l'apparitionet de la disparitiondans le monde,cettevie suit un mouvement lhi'oriser sur cet aspect élémentaire de l'activité de travail est Pierre Naville, dont La Vie de travail
1 ses problèmes [Armand Colin, 1954, rééd. Hachette, 1974]est la contribution récente la plus
strictementlinéaire, causé néanmoins par le même moteur biologiquequi l11 lr rcssante et peut-être la plus originale. À propos des traits particuliers de la journée de travail,
animetous les vivantset qui conserveperpétuellementle mouvementcyclique 1ll~ll11 cte des autres mesures du temps de travail, il écrit: «Le trait principal est son caractère cyclique
naturel. La principale caractéristiquede cette vie spécifiquementl)umaine, 11 11rythmique. Ce caractère est lié à la fois à l'esprit naturel et cosmologique de la journée [...] et
11111 •11 ractère des fonctions physiologiques de l'être humain, qu'il a en commun avec les espèces
dont l'apparitionet la disparitionconstituentdes événementsde~ëe-monde, 1111h 11 1l1es supérieures[ ...]. Il est évident que le travail devrait être de prime abord lié à des rythmes
c'est d'être elle-mêmetoujours emplied'événementsqui à la fin peuvent être Pl l'11 11 ctions naturels.»Il s'ensuit le caractère cycliquede la dépense et de la reproduction d'énergie
racontés, peuventfonderune biographie;c'est de cettevie, biospar opposition 1111111 /:Lermine l'unité de temps de la journée de travail. L'idée la plus importante de Naville est
à la simplez6è,qu'Aristotedisaitqu'elle« est en quelquemanière une sorte de 111111 1.: caractère temporel de la vie humaine, en tant qu'elle n'est pas seulement une partie de la
l'h•de l'espèce, s'oppose absolument au caractère temporel cyclique de la journée de travail. « Les
praxis1». Carl'actionet la parole,qui, nous l'avonsvu, étaientétroitementliées li111l li•s naturelles supérieures de la vie [...] ne sont pas dictées, comme celles de la journée, par la
11 ~1·,·ssilé et la possibilité de se reproduire, mais au contraire par l'impossibilité de se renouveler,
1. Politique, 1254 a7. ,11111 111\l'échelle de l'espèce. Le cycle s'accomplit en une fois et ne se renouvelle pas» (p.19-24).

136 137,
CONDITION DE L'HOMME MODERNE L E TRAVAIL

Quand Marx définissaitle travail comme «le métabolismede l'homme avec Cet aspect destructeur, dévorant de l'activité de travail n'est, certes, visible
la nature», processus dans lequel «le matériau de la nature est adapté par un que du point de vue du monde et par oppositionà l'œuvre qui ne prépare pas
changement de forme aux besoins de l'homme»,de sorte que «le travail s'est 111matière pour l'incorporer, mais la change en matériau afin d'y ouvrer et
incorporéà son sujet»,il indiquaitclairementqu'il «parlaitphysiologiquement» et tl'11tiliserle produit fini. Du point de vue de la nature, eest plutôt l'œuvre qui
que travailet consommationne sont que deux stadesdu cycleperpétuelde la vie 1·s1destructrice, puisque son processus arrache la matière à la nature sans
biologique1• Ce cyclea besoind'êtreentretenupar consommation,et l'activitéqui 111lui rendre dans le rapide métabolisme du corps vivant.
fournitlesmoyensde consommation,c'estl'activitéde travail2.Toutce queproduit
le travailestfaitpour être absorbépresqueimmédiatementdansle processusvital,
et cetteconsommation,régénérantle processusvital,produit- ou plutôtreproduit (~gaiement liée aux cyclesperpétuelsdes mouvementsnaturels, mais moins
- une nouvelle «forcede travail»nécessaire à l'entretien du corps3• Du point s(:vèrementimposée à l'homme par la «conditionde la vie humaine1»,il y a une
de vue des exigencesdu processusvital,de la «nécessitéde subsister»,comme s1·condetâche du travail: la lutte incessantecontre les processus de croissance
disaitLocke,le travailet la consommationse suiventde si près qu'ils constituent 1·1de déclin par lesquels la nature envahit constamment l'artifice humain,
presqueun seul et même mouvementqui, à peine terminé, doitse recommencer. 111 enaçant la durabilité du monde et son aptitude à servir aux hommes. La
La «nécessité de subsister» régit à la fois le travail et la consommation,et le protection et la sauvegardedu monde contre les processusrn1turelssont de ces
travail,lorsqu'ilincorpore,«rassemble»et «assimile» physiquementles choses l~ches qui exigentl'exécutionmonotonede corvéesquotidiennementrépétées.
que procure la nature4,fait activementce que le corps fait de façon plus intime (:ctte lutte laborieuse,distinctede l'accomplissementessentiellementpacifique
encore lorsqu'ilconsommesa nourriture.Ce sont deux processusdévorantsqui tl11travail obéissant aux besoins immédiats du corps, bien qu'elle soit encore
saisissentet détruisent de la matière,et «l'ouvrage»qu'accomplitle travail sur 111oins «productive»que le métabolismedirect de l'homme avec la nature, est
son matériau n'est que la préparation de sa destructionfinale. l1rn1ucoupplus étroitementliée au monde qu'elledéfendcontre la nature. Dans
11:s vieilleslégendes, dans les contes mythologiques,elle a souvent revêtu la
lo(randeur de combatshéroïques contre d'écrasantspérils, comme dans le récit
1. DasKapital.Cette formule est fréquente chez Marx qui la répète presque verbatim. Le travail est
l'éternellenécessité naturelle d'effectuer le métabolisme entre l'homme et la nature (cf.par exemple tl'l:lercule qui compteau nombre des douze «travaux»le nettoyagedes écuries
Das Kapital, vol.I, Jrepartie, sec.2 et IIl•partie, chap.5). On trouve presque la même formule dans tl'Augias. Une idée analogue d'exploits héroïques, exigeant force et courage,
le vol.III de DasKapita~p.872. li est évident que lorsque Marx parle comme il le fait souvent du 11cc omplis dans un esprit de lutte s'exprime,dans l'emploi que l'on faisait au
«processus vital de la société•, il ne pense pas par métaphore.
Moyen Âgedes motstravail,labour,Arbeit. Cependant,la lutte quotidiennedans
2. Marx appelait le travail «consommation productive• et ne perdit jamais de vue qu'il s'agissait
d'une conditionphysiologique. luquelle le corpshumain est engagépour nettoyerle monde et pour l'empêcher
3. Toute la théorie de Marx repose sur l'idée originelle que le travailleur avant tout reproduit tic s'écrouler ressemble bien peu à de l'héroïsme; l'endurance qu'il faut pour
sa vie en produisant ses moyens de subsistance. Dans ses premiers écrits, il pensait «que les réparer chaque matin le gâchis de la v~ille n'est pas du courage, et ce qui
hommes commencent à se distinguer des animaux quand ils commencent à, produire leurs
moyens de subsistance• (Deutsche ldeologie [L'idéologieallemande] , p.10). C'est bien le contenu n~nd l'effortpénible,ce n'est pas le danger,mais l'interminable répétition.Les
de la définition de l'homme comme animal laborans.Il est d'autant plus remarquable que dans • travaux»d'Herculeont une chose en commun avec tous les grands exploits:
d'autre.s passages Marx ne se contente pas de cette définition, parce qu'elle ne distingue pas assez Ils sont uniques; malheureusement,il n'y a que les mythiquesécuries d'Augias
nettement l'homme des animaux. « IJaraignée poursuit des opérations qui ressemblent à celles pour rester propres une fois l'effortaccompliet la tâche achevée.
d'un tisserand et l'abeillefait honte à plus d'un architecteen construisant ses alvéoles. Mais ce qui
distingue le plus mauvais architecte de la meilleure abeille, c'est que l'architecte élève son édifice
en imagination avant de l'ériger en réalité. À la fin de chaque processus de travail, on obtient irn
résultat qui existaitdéjà dans l'imagination du travailleur à son commencement• ('Çapital,p.198). Travailetfertilité
Il est évident que Marxne parle plus du travail mais de l'œuvre - qui ne l'intéressait pas ; la preuve
en est que l'élément apparemment dominant de l'«imagination• ne joue absolument aucun rôle
dans sa théorie du travail. Dans le vol.III du Kapital,il répète que le surplus de travail au-delà L'ascension soudaine, spectaculaire du travail, passant du dernier rang,
des besoins immédiatssert à l' • extension progressivedu processus de reproduction• (p.872,278). de la situation la plus méprisée, à la place d'honneur et devenant la mieux
Malgré quelqueshésitations çà et là, Marx demeura convaincu que • Miltonproduisit Le Paradis ronsidérée des activités humaines, commença lorsque Locke découvrit dans
perdupour la même raison qu'un ver à soie produit de la soie• (Theoriesof SurplusValue,Londres
[Lawrence & Wishart], 1951, p.186).
4. John Locke, Le SecondTraitédu gouvernemen~ sec.46, 26, 27 [éd. citée, p.35, 20, 21]. 1. Ibid., sec.34 [éd. citée, p.26].

138 139·
CONDITION DE L'HOMME MODERNE LE TRAVAIL

le travail la source de toute propriété.Elle se poursuivitlorsque AdamSmith jamais l'animal travaillant de recommencer le même effort et reste, par
affirma que le travail est la source de toute richesse ; elle trouva son point conséquent,«une nécessité éternelle imposée par la nature1 ». Quand Marx
culminant dans le «système du travail1 » de Marx, où le travail devint la uffirmeque le «processusde travail s'achèvedans le produit2»,il oublie qu'il
source de toute productivitéet l'expressionde l'humanité même de l'homme. u défini lui-même ce processus: «métabolismeentre l'homme et la nature»,
De ces trois auteurs, seul Marx s'intéressait au travail en tant que tel; Locke en quoi le produit est immédiatement «incorporé», consommé et annihilé
s'occupait de l'institution de la propriété privée comme base de la société, l)ar le processus vital du corps.
et Smith voulait expliquer et assurer le progrès sans frein d'une accumu- Comme ni Locke ni Smith ne s'occupent du travail en tant que tel, ils
lation indéfinie de richesse. Mais tous les trois, Marx surtout, avec plus de peuvent se permettre certaines distinctionsqui, en fait, équivaudraientà une
force et de cohérence, considéraientle travail comme la plus haute faculté distinctionde principe entre le travail et l'œuvre, n'était l'interprétation qui
humaine d'édificationdu monde; et comme le travail est en fait l'activité !raite comme purement accessoiresles caractères authentiques de l'activité
la plus naturelle, la plus étrangère-au-monde,tous les trois, surtout Marx de travail. Ainsi Smith nomme-t-il «travail improductif»toutes les activités
là aussi, se trouvèrent en proie à d'authentiques contradictions. Ceci tient liées à la consommation,comme s'il s'agissait d'un caractère accidentel et
apparemment à la nature même du problème: la solution la plus évidente 11égligeabled'une chose qui aurait pour nature véritabled'être productive.Le
de ces contradictions,ou plutôt la raison la plus évidente pour laquelle ces mépris dontil accable«lesbesogneset servicessubalternes(qui]généralement
grands auteurs n'ont pu les apercevoir,c'est qu'ils confondaientl'œuvre et le périssentdans l'instant de leur exécutionet laissentrarement la moindretrace
travail, de sorte qu'ils attribuaient au travail des qualités qui n'appartiennent ou valeur3»est en soi beaucoupplus proche de l'opinionprémoderne que de
qu'à l'œuvre. Cette confusion mène toujours à des absurdités manifestes l'enthousiasmemoderne concernantces occupations.Smithet Lockesavaient
qui, toutefois,ne paraissent pas, d'ordinaire,aussi éclatantes que dans cette c11 core que ce n'est pas toute espècede travailqui «ne met pas de la différence
phrase de Veblen: «La preuve durable du travail productif est son produit de valeur entre les choses4 »,et qu'il existeune sorte d'activitéqui n'ajouterien
matériel - communémentquelquearticle de consommation2»,où la« preuve • 11 la valeur des matériaux sur lesquels elle agit5». Certes,le travail apporte
durable»du commencement,nécessaireà la prétendueproductivitédu travail, 11ussià la nature quelquechose de l'homme, mais la proportion entre ce que
est immédiatementdétruitepar la «consommation»finale,exigéeen quelque donne la nature - les« bonnes choses»- et ce que l'homme ajoute est, dans
sorte par l'évidencefactuelle du phénomène. les produitsdu travail,exactementl'inversede ce qu'elleest dans les produits
Ainsi Locke,afin d'épargner au travail le déshonneur de ne produire que de l'œuvre.Les «bonnes choses»,bonnes pour la consommation,ne perdent
«des choses de courte durée», dut introduire l'argent - «chose durable qui
peut se conserver sans se gâter» - sorte de deus ex machina.sans lequel le 11mlerst wahrhaft produziert in der Freiheit von demselben.» [«Parla production pratique d'un
corps laborieux, dans l'obédience du processus vital, n'aurait jamais rien 111111deobjectif,le façonnement de la nature non organique, l'homme s'affirme comme un être
engendré d'aussipermanent que la propriété,puisqu'il n'y a point de «choses ~foérique conscient. [... !Janimal]ne produit que sous l'emprise du besoin physique immédiat,
lnrrdisque l'hommeproduitmême lorsqu'ilest libéré ae tout besoinphysiqueet ne produüvraiment
durables» à conserver pour survivre à l'activité du processus de travail. Et qnc lorsqu'ilen est vraiment libéré.»]Ici, comme dans le passage du Kapitalcité plus haut, Marx
Marx lui-même, qui définit l'homme comme animal laborans,dut admettre irrtroduitévidemmentun concept de travail tout différent: il parle d'œuvre et de fabrication.La
que la productivité du travail à proprement parler ne commence qu'avec 111/lrne réificationest mentionnée dans DasKapital(vol.I, III• partie, chap.5), bien que de manière
n"Hci équivoque:• [DieArbeit]ist vergegensllindlichtund der Gegenstandist verarbeitet.• [• (Le
la réification(Vergegenstanlichung), avec l'«édificationd'un monde objectif» v11il]a été objectivé,tandis que l'objet a été travaillé.»]Le jeu de mots sur Gegenstand[objet]
tr·11
(Erzeugungeinergegenstandlichen Welt3). Maisl'effortdu travail ne dispense nhscurcit le vrai développementdu processus: par la réification,une chose a été produite, mais
l'•ohjet» que ce processusa transforméen chosen'est,du pointde vue du processus,qu'un matériau
1. Expressionde KarlDunkmann(SoziologiederArbeit[Halle,Marhold],1933,p>'i'ii)qui remarque ,,1 rrun une chose. (!Jéditionanglaise de la Modern Library, p.201, ne comprend pas le sens du
avecraison que le grand ouvrage de Marx devrait s'intituler Systemder Arbeit. lr•xlc allemand et élude donc l'équivoque.)
2. Cette curieuse formule de Thorstein Veblense trouve dans The Theoryof the Leisure Glass 1. (:eue formulerevient souvent dans les livres de Marx (voir par exempleDasKapita~vol.I (éd.
[NewYork,Macmillan],1917,p.44. Modern Library),p. 50 et vol.III, p. 875-874).
5. Le mot vergegensliindlichenn'est pas très fréquent chez Marx mais apparaît toujours danij J, , Iles Prozesserlischtim Produkt• [«Leprocès [detravail]s'éteint dans le produit.»](DasKapita~
un contexteimportant (cf. Jugendschriften[Écritsde jeunesse],p. 88): «Das praktische Erzeugen v11 I.I, Ili' partie, chap.5).
einer gegensllindlichenWelt, die Bearbeitung der unorganischen Natur ist die Bewiihrungdes 1.Adurn Smith, op. cit.,I, 295.
Menschenais eines bewussten Gattungswesens.[... Das Tier] produziert unter der Hersschaftdes !\.John Locke,Le SecondTraitédu gouvernement,sec.40 [éd.citée, p.41].
unmittelbarenBedürfnisses,wiihrendder Menschselbstfrei vomphysischenBedürfnisproduzierl , Ad11111 Smith, op. cit.,I, 294.

140 141 •
CONDITION DE L'HOMME MODERNE LE TRAVAIL

jamais complètementleur naturalité: le grain ne disparait pas dans le pain l'i le point de vue moral du prophète1 »ni à une dialectiqueexigeantle négatif,
comme l'arbre dans la table. Ainsi Locke, tout en faisant peu de cas de sa Il: mal, afin de produire le positif,le bien. Il reste qu'à tous les stades de son
propre distinction entre «le travail de nos corps et l'œuvre de nos mains», muvre, Marx définit l'homme comme animal laboransavant de l'entraîner
dut-il reconnaître la différenceentre les choses «de courte durée» et celles dans une société où l'on n'a plus besoin de cette force, la plus grande, la
qui durent assez pour pouvoir «se conserver sans se gâter1 ». La difficulté plus humaine de toutes. On nous laisse la triste alternative de'choisir entre
pour Smithet pour Lockeétait la même; leurs produits devaientrester assez l'esclavage productifet la liberté improductive.
longtempsdans le monde des choses tangibles pour acquérir une «valeur»: Ainsise pose la question de savoirpourquoi Locke et ses successeurs, en
aussi importe-t-ilpeu que la valeur soit définiepar Lockecomme ce qui peut tl(!pit de leur pénétration,ont voulu si obstinémentfaire du travaill'originede
se conserver et devenir propriété ou par Smith comme ce qui dure assez 111 propriété,de la richesse, de toutes les valeurs et finalementde l'humanité
longtempspour pouvoir être échangé. 111ême de l'homme. Ou, en d'autres termes, quelles furent les expériences
Mais ce ne sont là que des vétilles, comparées à la contradiction fonda- Inhérentes à l'activité de travail qui s'avérèrent d'une si haute importance
mentale qui traverse d'un trait rouge toute la pensée de Marx et que l'on ne pour les temps modernes?
rencontre pas moins dans le troisièmevolume du Capitalque dans les écrits Historiquement,les théoriciens politiques à partir du xvuesiècle furent
du jeune Marx. L'attitude de Marx à l'égard du travail, c'est-à-dire à l'égard "" présence d'un processus inouï d'accroissementde richesse, de propriété,
de l'objet central de sa réflexion, a toujours été équivoque2 • Alors que le d'ucquisition. En essayant d'expliquer cette augmentation constante, ils
travail est une «nécessitééternelle imposée par la nature», la plus humaine l't!marquèrentnaturellement le phénomène du processuspmgressif,de sorte
et la plus productive des activités, la révolution selon Marx n'a pas pour que,pour des raisons que nous aurons à examiner plus tard2, le concept de
tâche d'émanciperles classes laborieuses,mais d'émanciperl'homme, de le processusdevint le concept clé de l'époque et de ses sciences,historiques et
délivrerdu travail; il faudra que le travailsoit abolipour que le «domainede la 1111turelles. Dès le début, on se représenta ce processus, puisqu'il paraissait
liberté»supplantele «domainede la nécessité».Car «le domaine de la liberté Huns fin, comme un processus naturel et plus spécialementsous l'aspect du
ne commenceque lorsque cesse le travail déterminé par le besoin et l'utilité processusvital.La superstitionla plus grossièredes tempsmodernes- l'argent
extérieure», lorsque prend fin la «loi des besoins physiques immédiats3 ». l'nitde l'argent - de même que sa plus fine intuition politique- la puissance
Des contradictionsaussi fondamentales,aussi flagrantes sont rares chez les l'ngendre la puissance - doit sa vraisemblanceà la métaphore sous-jacente
écrivains médiocres; sous la plume des grands auteurs, elles conduisent au tic la féconditénaturelle de la vie. De toutes les activités humaines, seul le
centre même de l'œuvre.Dans le cas de Marx,dont on ne peut mettre en doute 11·11vail(ni l'actionni l'œuvre)ne prend jamais fin, et avanceautomatiquement
la loyauté, l'honnêteté à décrire les phénomènes tels qu'ils se présentaient 11 11accord avecla vie, hors de portée des décisionsvolontairesou des projets
à ses yeux, les contradictions graves, notées par tous les critiques, ne sont hII mainementintelligibles.
attribuablesni à la différence«entre le point de vue scientifiqued~l'historien Ce qui peut-être indique le plus clairementle niveau de la pensée de Marx
l'i la fidélité de ses descriptions à la réalité phénoménale, c'est qu'il fonda
1. Op.cit.,sec.46 et47 [éd. citée, p.35-36]. 1u11te sa théorie sur le travail et la procréationconçus commedeux modes du
2. L'Êtreet le travail(Puf, 1949)de Jules Vuilleminest un bon exemple de ce qui arrive quand 111~me processus de fertilité vitale. Pour lui, le travail était « la reproduction
on essaye de résoudre les contradictionset les équivoquesde la pensée marxiste. On ne peut le
faire qu'en abandonnant totalement l'évidence phénoménale pour traiter les concepts de Marx
titi la vie», assurant la conservation de l'individu, et la procréation était la
comme s'ils constituaienten eux-mêmesun puzzle d'abstractionstrès compliqué.Ainsi,le travail pt·oduction «de la vie d'autrui» assurant la perpétuation de l'espèce3• Cette
«naît apparemment de la nécessité•, mais «en fait réalise l'œuvre de liberté et affirme notre ltl6e est chronologiquementl'originejamais oubliéede la théorie qu'il élabora
pouvoir•; dans le travail «la nécessitéexprimeune liberté cachée• (p.15, 16).Faceà êes tentatives 1111suite en substituant au «travailabstrait» la force de travail de l'organisme
de vulgarisation alambiquée,on se rappellera le détachement de Marx à l'égard de son œuvre,
tel que le dépeintl'anecdotesuivante: en 1881,Kautskydemanda à Marx s'il n'envisageaitpas de 111en se représentant la plus-value comme la quantité de force de travail
faire une édition de ses œuvres complètes;Marx répondit: •Il faut d'abord que ces œuvres soient ~11 hsistant lorsque le travailleur a produit ses moyensde reproduction.C'est
écrites• (Kautsky,Aus der FrühzeitdesMarxismus,1935,p. 53).
5. Das Kapital,III, p. 875. Dans la DeutscheIdeologie[L'Idéologieallemande],Marx déclare que 1, l ,11lormuleest d'EdmundWilson(Ththe FinlandStation,Anchor,éd. 1953[rééd. Collins,19601),
«die kommunistischeRevolution[...] die Arbeitbeseitigt»[•la révolutioncommunistesupprime le la critique est bien connue dans la littérature marxiste.
111111s
travail•] (p.59),après avoir dit quelquespagesplus haut (p.10) que c'est uniquementpar le travail ~. Voir infraau chap.VI, «Le renversementdans la vita activaet la victoire de l'homofaber».
que l'homme se distinguedes animaux. t I !1:utscheIdeologie[L'/déologi
e allemande],p.17.

142 143'
CONDITION DE L 'HOMME MODERNE LE TRAVAIL

ainsi qu'il sonda l'expérience à une profondeur que n'avait atteinte aucun 111qu'ils ne réclamaient ni l'immortalité terrestre individuelle,ni l'assurance
de ses prédécesseurs - auxquels il devait pour le reste presque toutes ses Ill' l'immortalité de l'âme: la mort leur apparaissait sous la forme familière
inspirations décisives - et que n'atteignit aucun de ses successeurs. Il fit cl1· la nuit, du repos, du sommeil éternel, «après une heureuse vieillesse,âgés
cadrer sa théorie, la théorie de l'époque moderne, avec les plus anciennes, 111rnssasiés de jours ».
les plus persistantes idées sur la nature du travail, lequel dans la tradition l.u joie de vivre, qui est celle du travail, ne se trouvera jamais dans l'œuvre:
hébraïque comme dans la tradition classique était lié à la vie de façon aussi 111lti 11 e saurait se confondreavecle soulagement,la joie inévitablementbrève,
intime que la procréation. De même, le véritable sens de la productivité du cptlsuivent l'accomplissement et accompagnent la réussite. Le bonheur du
travail qui venait d'être découverten'apparaît que dans l'œuvre de Marx, où 11 ·11va il, c'est que l'effort et sa récompense se suivent d'aussi près que la
il repose sur l'équivalence de la productivité et de la fertilité, de sorte que le prnduction et la consommation des moyens de subsistance, de sorte que
fameux développementdes «forces productives»de l'humanité parvenant à 1,, honheur accompagne le processus tout comme le plaisir accompagne
une société d'abondance n'obéit, en fait, à d'autre loi, n'est soumis à d'autre 1,, l'onctionnement d'un corps en bonne santé. Le «bonheur du plus grand
nécessité qu'au commandement primordial « croissez et multipliez», dans 11 1111 bre » dans lequel nous généralisons et vulgarisons la félicité dont la vie
lequel résonne la voix de la nature elle-même. 1t11· restre a toujours joui, a conceptualisé en «idéal» la réalité fondamentale
La féconditédu métabolismehumain dans la nature, provenant de la sura- 111 • l'humanité travailleuse. Le droit de poursuivre ce bonheur est, certes,
bondance naturelle de la force de travail, participe encore de la profusion que ltllMS i indéniable que le droit de vivre; il lui est même identique. Mais il
nous voyons partout dans l'économie de la nature. Le «bonheur », la «joie» 11 '111·ien de commun avec la chance qui est rare, ne dure pas et que l'on
du travail est la façon humaine de goûter le simple bonheur de vivre que 111 • peut pas poursuivre, car la chance, la fortune, dépendent du hasard
nous partageons avec toutes les créatures vivantes, et c'est même la seule 111de ce que le hasard donne et reprend, bien que la plupart des gens en
manière dont les hommes puissent tourner avec satisfaction dans le cycle , poursuivant le bonheur» courent après la fortune et se rendent malheureux
de la nature, entre la peine et le repos, le travail et la consommation,avec la 111~ rne quand ils la rencontrent, parce qu'ils veulent conserver la chance et
tranquille et aveugle régularité du jour et de la nuit, de la vie et de la mort. 1 11jouir comme d'une abondance inépuisable de «biens». Il n'y a pas de
1

Fatigues et labeurs trouvent leur récompense dans la fécondité de la nature, h11 11h eur durable hors du cycle prescrit des peines de l'épuisement et des
dans la calme assurance que celui qui a bien travaillé à la sueur de son front plnisirs de la régénération, et tout ce qui déséquilibre ce cycle - pauvreté,
continuera de faire partie de la nature dans ses enfants et dans les enfants 1l(•11 1e1ment où la fatigue est suivie de misère au lieu de régénération, ou
de ses enfants. L'AncienTestament qui, bien différent en cela de l'Antiquité 11 1·11 11d e richesse et existence oisive où l'ennui remplace la fatigue, où les
classique, tenait la vie pour sacrée et par conséquent ne considérait ni le 1111 '.ules de la nécessité, de la consommation et de la digestion écrasent à
travail ni la mort comme un mal (et moins encore comme un argument 11111r t, impitoyables et stériles, le corps impuissant - ruine l'élémentaire
contre la vie)1,fait voir combien les patriarches s'inquiétaientpeu de la mort, honheur qui vient de ce que l'on est en vie.
1,Il force de la vie est la fécondité.L'être vivant n'est pas épuisé lorsqu'il a
1.Nulle part dansl'AncienTestament la mortn'est le • salairedu péché•. Et la malédictionqui chassa tH11 11·vu à sa propre reproduction, et sa «plus-value»réside dans sa multipli-
l'hommedu paradis ne lui donna pas pour châtiment le travail et la naissance: elle fit seulement 111ilion potentielle. Le naturalisme cohérent de Marx découvrit la «force de
que le travail devint pénibleet que la femme enfanta dans la douleur. D'après la Genèse, l'homme
(Adam)avait été créé pourveiller sur la terre (adamah),commel'indique son nom, forme masculine
tr11 v11 il» comme mode spécifiquementhumain de la force vitale aussi capable
du mot «terre• (Genèse, 2, 5-15). «Et Adam ne devait pas labourer l'adamah[...] et Lui,Dieu, cré11 qw: la nature de créer une plus-value, un surproduit S'intéressant presque
Adam de la poussière del' adamah[...]. Lui, Dieu, prit Adam et le plaça dans le jardin d'Éden pour 1••d 11 sivement à ce processus, celui des «forcesproductivesde la société»,dans
le cultiver et le garder> (je suis la traduction de Martin Buber et Franz Rosenzweig, Die Schri/1 , lil vie de laquelle, comme dans la vie de toute espèce animale, la production
Berlin, s.d.). Le mot pour •labourer> qui plus tard signifia travailler, leawod,a le sens de •servir•.
La malédiction (5, 17-19)n'emploie pas ce mot, mais le sens est clair: le service pour lequelfut créé l'i ln consommation s'équilibrent toujours, Marx ignora complètement la
l'homme devientservitude.La malédiction est généralementmal comprise,parce qu'on l'interprète
inconsciemmentà la lumière des idées grecques. Les auteurs catholiquesévitent d'ordinairecettu ll1111dwcr ks], 1955,p. 9. Il est intéressantdans ce contexte de comparerla malédictionde l'Ancien
erreur (cf.par exempleJacquesLeclercq, Leçonsde droitnaturel[Namur,Wesmael-Charlier],1940, l\•N lnrnent avecl'explicationapparemment semblable de la peine du travaildans Hésiode. Hésiode
vol.IV,2• partie, •Travail, propriété•, p. 51): «La peine du travailest le résultat du péché originel 1111 1111c les dieux, pour châtier l'homme, lui dérobèrent la vie de sorte qu'il dut la chercher, alors
1
{ ..]. L'homme 110ndéchuellttravaillé dans lajoie, maisil ellttravaillé *•; ou J. Chr. Nattermann, Din 1111 1111pnravant il n'avait, parait-il,qu'à cueillir les fruits des champs et des arbres. La malédiction
moderne Arbeit soziologischund theologisch betrachtet [Dortmund,Verlagsanstalt d. westdeutschen 11 111NINlc ici non seulement dans la dureté du travail mais dans le travaillui-même.

144 145'

CONDITION DE L 'HOMME MODERNE LE TRAVAIL

question d'une existence séparée d'objetsdu-monde dont la durabilité résiste • 111al nécessaire», «une fâcheuse conséquence de la nature humaine 1 », et
et survit aux processus dévorantsde la vie. Du point de vue de l'espèce,toutes duns le pire comme un parasite de la société qui sans lui serait parfaitement
les activités trouvent en effet leur dénominateur commun dans le travail, et Nuine2• Ce que les temps modernes ont défendu avec tant d'ardeur, ce n'est
pour les distinguer il ne reste d'autre critère que l'abondance ou la rareté des pus la propriété en soi, c'est l'accroissement effréné de la propriété, ou de
biens à introduire dans le processus vital. Quand tout est devenu objet de 1'11ppropriation; contre tous les organes qui eussent maintenu la permanence
consommation, le fait que la plus-value du travail ne change pas la nature, • 111orte» d'un monde commun, ils ont lutté au nom de la vie, de la vie de la
la «courte durée» des produits eux-mêmes perd toute importance: on le voit Nociété.
assez chez Marx,dans le mépris aveclequelil traite les laborieusesdistinctions Il n'est pas douteux que, le processus naturel de la vie étant situé dans
de ces prédécesseursentre travauxproductifet improductif,ou travaux qualifié 1,·corps, il n'y ait point d'activité plus immédiatement vitale que le travail.
et non qualifié. l ,ocke ne pouvait se contenter ni de l'explication traditionnelle du travail,
1'1111séquencenaturelle et inévitablede la pauvreté qu'il ne saurait en aucun cas
11 hnlir,ni de l'explicationtraditionnelle de l'origine de la propriété attribuée à
Si les prédécesseurs de Marx ne purent se débarrasser de ces distinctions l'ucquisition,à la conquêteou à une répartition originelledu monde commun5.
qui équivalent essentiellement à la distinction plus fondamentale entre l :,~ qui l'intéressait en fait, c'était l'appropriation, et le but de sa recherche
œuvre et travail, ce n'est pas qu'ils étaient moins «scientifiques»,c'est qu'ils (•luit une activité d'appropriation du monde, activité dont, en même temps,
raisonnaient encore d'aprèsl'hypothèsede la propriété privée,ou du moins de Il' caractère privé serait absolument indiscutable.
l'appropriation individuelle de la richesse nationale. Pour établir la propriété Certes rien n'est plus privé que les fonctions corporelles du processus
l'abondance ne peut suffire; les produits du travail ne deviennent pas plus vll11I, la féconditécomprise, et il est remarquable que les rares cas où même
durables quand ils sont abondants,ils ne peuvent s'entasser ni s'emmagasiner I', humanité socialisée» respecte et impose un caractère strictement privé
pour devenir propriété d'un homme; au contraire, ils n'ont que trop tendance
à disparaitre dans le processus d'appropriationou à «périr inutilement» s'ils 1. '1'1111s les auteurs de l'époquemoderne s'accordentà penser que le • bon• côté •productif• de la
ne sont consommés «avant de se gâter». 1111 111r e humaine se reflète dans la société,et que la perversité de cette nature rend nécessaire le
B1111vcrneme nt. SelonThomas Paine: «La société est produite par nos besoins,le gouvernement
p11r11otr e perversité; celle-là fait notre bonheur positivementen unissant nos affections,celui-ci
11i·'~111ivement en réprimantnosvices[ ...). La sociétéen tout Étatest un bien, mais le gouvernement
Le caractèreprivéde la propriétéet de la richesse 111 ~111c dans le meilleur État un mal nécessaire» (Common Sense,1776 [Le Sens commun, trad.
lkl'ltardVincent,Sillery(Québec),Septentrion,19951).Ou selon Madison:«Maisqu'est-ceque le
Il doit paraitre bien étrange, au premier abord, qu'une théorie qui s'acheva K"t1vcrnement lui-même,sinon le plus grand blâmequ'onpuisse adresser à la nature humaine? Si
l1•Nhommes étaientdes anges,il n'y aurait pas besoin de gouvernement.Si les anges gouvernaient
de manière si concluante par l'abolition de toute propriété ait eu pour point 1,,., hommes, il n'y aurait pas besoin de contrôle ni externe ni interne.• (The Federalist,Modern
de départ la fondation théorique de la propriété privée. Cependant la chose l.ihr11ryéd., p.337 [LeFédéraliste, trad. GastonJèze, rééd. Economica,1988).)
semble un peu moins étrange si l'on se rappelle l'aspect très polémique de . C'était l'avis d'AdamSmith, par exemple, qui s'indignait de !'«extravagance publique du
l'intérêt de l'époque moderne pour la propriété, dont les droits s'affirmaient a1111vcrnemen t•: •Toutou presque tout le revenu publicsert, dans la plupart des pays, à entretenir
11, ·N,imployésimproductifs•(op. cit.,I, 306).
explicitement contre le domaine commun et contre l'État. Comme aucune , • Avant1690,personne ne comprenaitque l'homme eût naturellementdroit à la propriété créée
théorie politique avant le socialisme et le communisme n'avait proposé p111 · son travail; après 1690,l'idée fut bientôtun axiomede la sciencesociale• (RichardSchlatter,
d'établir une société entièrement sans propriété, et comme aucun:gouverne- l'l'itJ ,ae Property: TheHistoryof an Idea,New Brunswick,RutgersUniversityPress, 1951,p.156).
lwhkmment.Les conceptsde travailet de propriété s'excluaientmutuellementalors que travail et
ment avant le xxesiècle ne s'était montré sérieusement enclin à exproprier p,111 vrcté (ponoset penia,Arbeit et Armut) allaient de pair en ce sens que l'activitécorrespondant
ses citoyens,le contenu de la théorie nouvelle ne pouvait certainement pas 1·,··1111de pauvreté était le travail. C'est pourquoi Platon qui déclarait que les esclaves étaient
s'inspirer du besoin de protéger les droits de la propriété contre l'intrusion , 11111 11vais •, parce qu'ils n'étaient pas maitres de la part animale de leur être, en disait à peu près
possiblede l'administrationgouvernementale.Maisprécisément,alors que de 11111111l de l'état de pauvreté. Le pauvre n'est «pas maitre de soi• (penèsôn kai heautou mè kratôn
11l'ltre VII,351al). Aucunauteur classiquene songeaau travail comme à une source possiblede
nos jours toutes les théories de la propriété sont évidemmentsur la défensive, 111'11 ,·sse.D'aprèsCicéron- qui ne fait probablementque résumer l'opinionde ses contemporains
les économistesétaient agressivement,ouvertement hostiles à l'ensemble de 111 propriété provientsoit anciennementd'une conquête ou d'une victoire,soit d'une répartition
la sphère du gouvernement considéré dans le meilleur des cas comme un l~Mnli· (aut vetereoccupationeaut victoriaaut lege)(De ojficiis,I, 21).

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CONDITION DE L'HOMME MODERNE LE TRAVAIL

concernentprécisémentles «activités»rendues nécessairespar le processus 111r1nnti que par la transformation de la propriété en appropriation ou par
vital. Dans ce nombre, le travail,étant une activitéet non pas seulementune 111 1t·interprétation de la «séparation du commun» qui y voit le résultat, le
fonction,est pour ainsi dire la moins privée,la seule que nous n'éprouvions • produit»,de l'activitécorporelle.Souscet aspect,le corps devienten effetla
pas le besoin de dissimuler; il reste pourtant assez proche du processus q11 lntessencede toute propriétépuisqu'ilest la seule chose que l'on ne puisse
vital pour rendre plausible l'argument en faveur du caractère privé de p11 rtuger même si l'on y consent.En fait,il n'y a rien de moins commun et de
l'appropriation,argument très différentdu plaidoyerpour le caractère privé 11111 1ns communicable,et donc de plus sûrementprotégécontrela vue et l'ouïe
de la propriété!.Lockefondaitla propriétéprivée sur la chose la plus indivi- tl11domainepublic, que ce qui se passe à l'intérieur du corps, ses plaisirs et
duellementpossédéequi soit,«la propriété [de l'homme]dans sa personne», Nt'M douleurs, son travail de labeur et de consommation.De même, rien ne
c'est-à-diredans son corps2• «Le travailde nos corpset l'œuvrede nos mains» 110 11s expulse du mondeplus radicalementqu'une concentrationexclusivesur
se confondentparce qu'ils sont l'un et l'autre les «moyens»de «s'approprier» 111 vie corporelle,concentrationimposéepar la servitude ou par l'extrémité
ce que «Dieu[ ...] donna [...] aux hommes en commun».Et ces moyens,le tl'1111 e souffranceintolérable. Si, pour une raison quelconque,on veut que
corps, les mains, la bouche, sont les outils naturels de l'appropriationparce l'1·xistence humaine soit entièrement «privée»,indépendante du monde et
que loin «d'appartenir à l'humanité en commun» ils sont donnés à chacun 11 1l1quement consciente du fait de son existence, on devra nécessairement
pour son usage particulier5. 1'0 11d er son raisonnement sur de telles expériences; et puisque les corvées
De même que Marx dut introduireune forcenaturelle,la « force de travail» 11 1pitoyables
1 de l'esclavagene sontpas«naturelles»,mais d'originehumaineet
du corps,pour expliquerla productivitédu travail et le processusgraduel de opposées à la féconditénaturelle del' animallaboransdont l'énergien'est pas
l'accroissementdes richesses,Locke,encoreque moinsexplicitement,dut faire ~puisée ni le temps consumélorsqu'il a reproduit sa propre vie, l'expérience
remonterla propriétéà une originenaturelle,l'appropriation,afind'ouvrirune • 1111turelle» qui est à la base de l'indépendancesoitstoïcienne,soitépicurienne
brèche dans les murailles stablesde-ce-mondequi séparent«du commun»la 11 '1'.sLpas le travailni la servitude,c'estla douleur.Le bonheur que l'on atteint
portionde monde que chaquepersonnepossèdeen particulie~.Marx,comme tl11 11s l'isolementet dont on jouit confinédans l'existenceprivéene sera jamais
Lockeencore,voulutvoir dans le processusde l'accroissementdes richesses q11 c la fameuse «absence de douleur», définition sur laquelle s'accordent
un processusnaturel, suivantses propreslois automatiquement,hors de toute ohligatoirementtoutes les variantesd'un sensualismecohérent.L'hédonisme,
décision et de toute finalité. S'il y avait une activité humaine à faire entrer p1111r lequelseules les sensationsdu corps sont réelles, n'est que la forme la
dans le processus, ce ne pouvait être qu'une «activité»corporelle dont on pl11 s radicale d'un mode de vie apolitique,totalement privé, véritable mise
ne pût arrêter le fonctionnementmême si on le voulait.Faire obstacleà ces 1111pratiquede la devise d'Épicure: lathe biôsaskai mè politeuesthai(«vivre
«activités»,c'esten effetdétruirela nature,et pour toutel'époquemoderne,que 1·11c hé et ne point se soucier du monde»).
l'on se cramponneà l'institutionde la propriété privée ou qu'on la considère Normalement, l'absence de douleur n'est rien de plus que la condition
commeun obstacleà l'accumulationdes richesses,tout frein ou tout contrôle 1·11 rporellenécessaire pour connaître le monde; il faut que le corps ne soit
imposéau processusde la richesse équivautà un attentat contre la vie même pus irrité, que par l'irritation il ne soit pas rejeté sur soi, pour que les sens
de la société. p11 issent fonctionnernormalement,recevoirce qui leur est donné.L'absence
L'évolutiondes temps moderneset l'avènementde la société,dans lesquels tlt· douleur n'est habituellement«ressentie»que dans le bref intervalle entre
la plus privée des activités humaines, le travail, est devenue publique en 111souffranceet la non-souffrance,et la sensation qui correspondau concept
recevant le droit de fonder son domaine commun,font peut-être douter que 1w11 sualiste du bonheur est le soulagement plutôt que l'absence de peine.
l'existencede la propriété en tant que possessionprivée d'une!place dans le l .'intensité de cette sènsationne fait aucun doute; en fait, elle n'a d'égaleque
mondepuisserésister à l'implacableprocessusde l'accumulationde richesse. 1•1•lle de la sensationde douleur elle-même1• L'effortmental que requièrentles
Il est vrai néanmoinsque le caractèreprivé de ce que l'on possède,c'est-à-dire
son indépendancecomplètepar rapport au« commun»,ne saurait être mieux I, 11me semble que certaines formes bénignes et assez fréquentes d'addiction aux stupéfiants,
11lll'ihuéesd'ordinaireà l'accoutumanceque provoquentles drogues,pourraient être dues au désir
1. Voirsupra,dans le chap.n: • Domaineprivé: la propriété•. 11,• 1·/:péter un plaisir de soulagement accompagnéd'une intense euphorie. Le phénomèneétait bien
2. John Locke,Le SecondTraitédu gouvememen~op. cit., sec.26 [éd. citée, p.21-22). 1•111111u dans !'Antiquité,mais dans la littérature moderneje ne trouve, pour étayer mon hypothèse,
5. lbid., sec.25 (éd.citée, p.21). 1111'1111 e paged'lsak Dinesen(• Converseal Night in Copenhagen•, Last Tales,1957,p. 558et suiv.) où
4. Ibid., sec.51 [éd.citée, p.24-25). ,•Ili· dte la «cessationde la souffrance»parmi les «trois sortes de parfait bonheur• [KarenBlixen,

148 149'
CONDITION DE L'HOMME MODERNE LE TRAVAIL

philosophiesqui, pour diversesraisons,veulentnous « libérer» du monde est St·11leune irrésistibleméfianceenvers les sens et leur capacité d'expérience
toujours un acte d'imaginationdans lequel la simple absence de souffrance 11d( )quate du monde - cette méfiance est à l'origine de toute philosophie
s'éprouveet s'actualise comme sensation de soulagement1• Hpécifiquementmoderne - explique la décision étrange, voire absurde,
En tout cas la souffranceet le soulagementde la souffrancesont les seules d'111.ilisercomme exemples d'expérience sensorielle des phénomènes qui,
expériencesdes sens à être si indépendantesdu mondequ'ellesne contiennent lt'ls la douleur ou le chatouillement,empêchent évidemment nos sens de
l'expérienced'aucun objet-de-ce-monde.La douleur que me fait une épée ou fonctionnernormalement; seule cette méfiance peut aussi faire dériver de
le chatouillement que me cause une plume ne me disent absolument rien t't!s phénomènesla subjectivitédes qualités«secondes»et même des qualités
de la qualité ni même de l'existence-au-mondede l'épée ou de la plume2• , premières».Si nous n'avions d'autres perceptions sensorielles que celles
d11nslesquellesle corps se sent lui-même,c'est peu de dire que la réalité du
111onde extérieurserait douteuse,nous n'aurions mêmepas l'idée d'un monde.
«Conversationnocturne à Copenhague•,Les Contes,Gallimard,coll.«Quarto•,2007;les citations
se trouvent successivementp. 885 et 881). Platon réfute déjà ceux qui «lorsqu'ils sont arrachés La seule activitéqui correspondestrictementà l'expérienced'absence-du-
à la souffrancecroient fermement avoir atteint le but du plaisir• (La République,585a), mais 111onde, ou plutôt à la perte du monde que provoquela douleur, est l'activité
concèdeque les « plaisirs mêlés• qui suiventla peine ou la privation sont plus intenses que les dt~travail,dans laquellele corps humain, malgré son activité,est également
plaisirs purs, tels que de respirer un parfum exquisou de contemplerdes figures géométriques. 1·ejeté sur soi, se concentresur le fait de son existenceet reste prisonnier de
Chosecurieuse,ce sont les hédonistesqui embrouillèrentla questionen refusantd'admettreque le
plaisir du soulagementest plus intenseque le «plaisirpur•, pour ne rien dire de la simpleabsence Non métabolismeavec la nature sans jamais le transcender, sans jamais se
de peine. C'estainsi que CicéronaccusaitÉpicure d'avoirconfondul'absencede douleur avecle délivrerde la récurrence cycliquede son propre fonctionnement.Nousavons
soulagement(cf.VictorBrochard,Étudesdephilosophieancienneet dephilosophiemoderne,Alcan, ,·ité plus haut la double peine liée au processus vital, ces peines accouplées
1912,p.252 et suiv. [nouv.éd. Vrin,19541).Et Lucrèces'écriait: •Ne vois-tupas que la nature ne
réclame que deux choses, un corps sans souffrance,un esprit sans souci et sans crainte [...) ?• q11ele langagedésigne d'un seul nom et qui, selon la Bible,furent imposées
(Dererumnatura,II, 16). 1•11mêmetempsà la vie humaine: l'effortdouloureuxqu'exigela reproduction
1. Brochard (op. cit.) donne une excellenteanalyse des philosophes de )'Antiquitétardive, en dt! la vie individuelleet de la vie de l'espèce.Si cet effort douloureux de la
particulier d'Épicure. Le bonheur sensuel que rien ne trouble dépend de la capacité de l'âme vie et de la féconditéétait la véritableorigine de la propriété,cette propriété
de fuir dans un monde plus heureux qu'elle crée, de sorte qu'à l'aide de l'imaginationelle peut
toujourspersuaderle corpsde goûterle mêmeplaisirqu'ellea une foisconnu(p.278et 294et suiv.). st!rait certes aussi privée,aussi étrangère-au-mondeque le fait éminemment
2. Toutesles théoriesqui nient que les sens soientcapablesde nous donner le monde refusentde privéd'avoirun corps et de connaître la souffrance.
reconnaitrela visionpour le plus nobleet le plus parfaitde nos sens et lui substituentle toucherou Maiss'il s'agitbien là essentiellementdu caractèreprivé de l'appropriation,
le goût qui sont bien les sens les plus privés,ceux dans lesquelsle corps se sent surtout lui-même
en percevantun objet.Tous les penseurs qui nient la réalité du monde extérieur approuveraient
1·e n'est pas du tout ce que Locke, dont les concepts étaient encore ceux
Lucrècequi disait: «Car le toucher, rien que le toucher (par tout ce que les hommes nomment de la tradition prémoderne, entendait par propriété privée. Quelle qu'en
sacré) est l'essence de toutes nos sensations corporelles• (op. cit.,IV). Mais cela ne suffit pas; lùL l'origine, cette propriété restait pour lui «un enclos dans le commun»,
le toucher ou le goût dans un corps non irrité donnent encore trop de la réalité du monde: si je c'est-à-dire en premier lieu une"place .dans le monde où ce qui est privé
mange des fraisesj'ai le goût de fraises,je ne goûte pas le goût; ou, pour emprunter un exemple
à Galilée,quand «je passe la main d'abordsur une statue de marbre puis sur un hommevivant•, peut se cacher et s'abriter du domaine public. Commetelle, elle demeurait
j'ai conscienced'un marbre et d'un corpsvivantet non principalementde ma main qui les touche. t\11contact avec le monde commun même à une époque où l'accroissement
C'estpourquoiGalilée,lorsqu'ilveut démontrerque les qualitéssecondescommeles couleurs,les de richesse et d'appropriationcommençaità menacer le monde commun.
goûts,les odeurs,ne «sontrien autre que des noms qui résidentuniquementdans le corpssensitif•,
est contraintde renoncerà cet exempleet d'introduirela plume et la sensationde chatouillemen~
l,a propriété n'aggravepas, elle p~llieplutôt la rupture entre le monde et le
avant de conclure: «Je suis convaincuque c'est une existenceprécisémentsemblableet non pas processusde travail,en raison de sa propre sécuritédans-le-monde.Demême
plus grande que possèdentles diversesqualitésque l'on attribue aux corps nafurels, tels que les le caractère de processus qui distinguele travail,la contrainte,l'impitoyable
goûts,les odeurs,les couleurs et autres• (Il Saggiatore,in Opere,IV,p.555et suiv.). Cetargument pousséequ'exerceconstammentsur le travaille processusvital,rencontre un
ne peut se fonderque sur les expériencessensoriellesdans lesquellesle corpsest nettementrejeté
sur soi et donc en quelquesorte rejeté du monde où il se meut normalement.Plus la sensation
obstacledans l'acquisitionde la propriété.Dans une sociétéde propriétaires,
interne est forte, plus l'argument devientplausible.Descartessuit le même raisonnement: «Le 1\ la différence d'une société de travailleurs ou d'employés,c'est encore le
seul mouvementdont une épée coupequelquepartie de notre peau nous fait sentir de la douleur, 111onde et non pas l'abondancenaturelle ni la simple nécessité de vivre qui
sans nous faire savoirpour cela quel est le mouvementou la figurede cette épée.Et il est certain se tient au centre des préoccupationshumaines.
que l'idée que nous avonsde cette douleur n'est pas moins différentedu mouvementqui la cause,
ou de celui de la partie de notre corps que l'épée coupe, que sont les idées que nous avons des Tout devient différent si l'intérêt dominant n'est plus la propriété mais
couleurs,des sons, des odeurs ou des goûts• (Principes,IV,197). l'accroissement de richesse et. le processus d'accumulation comme tel.

150 151·
CONDITION DE L'HOMME MODERNE LE TRAVAIL

Ce processus peut être infini comme le processus vital de l'espèce, et son m 1le activiténécessaire à l'entretien du processus vital. Mais cette perte elle-
infinité est constamment menacée, interrompue par le fait regrettable que les ~me semblecorrespondreau développementhistorique qui a rendu le travail
111
individus ne vivent pas éternellement,n'ont pas de temps infini devant eux. Il 111olns pénible et par conséquent plus semblable encore à l'automatisme du
faut que la vie de la société dans son ensemble, au lieu des vies limitées des processus vital. Si à la fin du siècle (avec Nietzsche et Bergson),la vie, et non
individus, soit considérée comme le gigantesque sujet du processus d'accu- 11le travail,fut proclamée«créatrice de toutes les valeurs", cette glorification
1111
mulation, pour que ce processus se développeen toute liberté, à toute vitesse, 1111
dynamismeélémentairedu processusvital excluaitle minimum d'initiative
débarrassé des limites qu'imposeraientl'existenceindividuelle et la propriété : l'on trouve même dans les activités telles que le travail et la procréation
11111
individuelle. Il faut que l'homme n'agisse plus en individu, uniquement qu'impose à l'homme la nécessité.
préoccupé de son existence,mais en «membre de l'espèce»,en Gattungswesen
comme disait Marx,il faut que la reproduction de la vie individuelles'absorbe
dans le processus vital du genre humain, pour que le processus vital collectif Cependant, ni l'énorme accroissement de fertilité ni la socialisation du
d'une «humanité socialisée»suive sa propre «nécessité»,c'est-à-dire le cours processus, c'est-à-dire le fait que ce processus n'a plus pour sujet l'homme
automatique de sa fécondité, au double sens de la multiplication des vies et Individuel,mais la société,l'homme collectif,ne peuvent éliminer le caractère
de l'abondance croissante des biens dont elles ont besoin. Nlrictement, voire cruellement privé de l'activité de travail et de l'expérience
Il y a une coïncidence frappante entre la philosophie du travail de Marx tlos processus corporels dans lesquels la vie se manifeste. Ni l'abondance
et les théories du développement et de l'évolution au x1xesiècle: évolution 1111biens ni la diminution du temps effectivementpassé à travailler n'ont de
naturelle d'un unique processus vital depuis les formes les plus simples de 1•l11rncesd'aboutir à la fondation d'un monde commun, et l'animal laborans
la vie organique jusqu'à l'apparition de l'animal humain, et développement 11xproprié n'est pas moins privé lorsqu'on lui dérobe le lieu privé où il pouvait
historique d'un processus vital de l'humanité considérée comme un tout; cette ,w cacher et s'abriter du domaine commun.Marx a prédit correctement,encore
coïncidence fut signalée très tôt par Engels, qui appelait Marx «le Darwin de qu'avec une jubilation mal justifiée, le «dépérissement» du domaine public
!'Histoire». Ce qu'ont de commun toutes ces théories, en diverses sciences ll11nsles conditions de libre développement des «forces productives de la
- économie, histoire, biologie,géologie-, c'est le concept de processus, qui Hnciété», et il a eu également raison, c'est-à-dire est resté logique avec sa
était pratiquement inconnu avant les temps modernes. Commela découverte conceptionde l'homme animallaborans,lorsqu'il a prévu que les «hommes
des processus par les sciences naturelles avait coïncidé avec la découverte de 11ocialisés» emploieraientleurs loisirs, étant délivrés du travail, à ces activités
l'introspection en philosophie, il est tout naturel que le processus biologique slrictement privées et essentiellement hors-du-monde, que l'on appelle des
qui se déroule en nous soit devenu finalement le modèle du nouveau concept; • passe-temps1 ».
dans le cadre des expériences livrées à l'introspection, nous ne connaissons
qu'un processus,celui de la vie dans nos corps, et la seule activitédans laquelle
nous puissions le traduire, et qui lui corresponde, c'est le travail. Après cela, Lesinstrumentsde l'œuvreet la divisiondu travail
il peut paraître presque inévitable qu'à la mise en équation de la productivité
et de la fertilité dans la philosophie du travail à l'époque moderne aient dû Malheureusement, ceèi paraît tenir aux conditions de la vie telle qu'elle
succéder les diverses variétés de philosophie de la vie qui reposent sur la est donnée à l'homme: le seul avantagepossible de la féconditéde la force de
même équation1. La différenceentre les théories du travail et les philosophies tnwail réside dans son aptitude à pourvoir aux nécessités de la vie pour plus
de la vie qui les ont suivies est surtout que ces dernières ont perdµ de vue la d'un homme ou plus d'une famille. Les produits du travail, les produits du
métabolismede l'homme avecla nature ne demeurent pas dans le monde assez
1. Ce rapport a été entrevu par les disciples de Bergsonen France (cf. surtout Édouard Berth,
Les Mefaitsdes intellectuels[MarcelRivière,1914],chap.1 [rééd. Krisis,2007],et GeorgesSorel, 1. Dansune sociétécommunisteou socialistetoutes les professionsdeviendraientpour ainsi dire
D:1ristoteà Marx [MarcelRivière,1935;rééd. éd. du Sandre,2007]).À la même école appartient des passe-temps:il n'y aurait plus de peintres,mais seulementdes gens qui, entre autres choses,
en Italie AdrianoTilgher (op. cit.),qui souligneque l'idée de travail est centrale et constituela clé p11sseraient une partie de leur temps à peindre; il y aurait des gens qui • aujourd'hui font ceci,
de la nouvelleconceptionde la vie. IJécolede Bergson,comme son maitre, idéalise le travail en d1:main cela,qui chassentle matin,vontpêcherl'après-midi,élèventdu bétaille soir, sont critiques
l'égalant à l'œuvre et à la fabrication.Mais il y a une ressemblancefrappante entre le moteur de 11pr ès diner, commebon leur semble,sans pour autant devenirchasseurs,pêcheurs, bouviersou
la vie biologiqueet l'élanvital*de Bergson. l'l'iliques• (DeutscheIdeologie[L'idéologieallemande] , p. 22 et 373).

152 153•
CONDITION DE L'HOMME MODERNE LE TRAVAIL

longtempspour en faire partie, et l'activitéde travailelle-même,exclusivement 1llll'frence des cités médiévalesqui étaient surtout des centres de production1.
concentréesur la vie et son entretien,s'intéressesi peu au monde qu'ellese situe 1;t i prix à payer pour soulager du fardeau de la vie les épaules de tous les
hors du monde.L'animallaboransmené par les besoinsde son corps ne se sert 1lloyens était énorme, et il ne s'agissaitpas d'injustice,ni de violence forçant
1

pas librementde ce corpscommel'homofaberdeses mains, outilsprimordiaux, 1111c partie de l'humanité à s'enfoncer dans les ténèbres de la souffrance et de
et c'est pourquoi Platon estimait que les travailleurs et les esclaves n'étaient ln 11 écessité. Puisque ces ténèbres sont naturelles, inhérentes à la condition
pas seulement soumis à la nécessité et incapables de liberté, mais, en outre, humaine - il n'y a d'artificielque l'acte de violence auquel recourt un groupe
inaptes à gouverner la partie «animale» de leur être1. Une société de masse, d'hommespour tenter de se débarrasser des fers qui nous enchaînent tous à
une société de travailleurs telle que Marx l'imaginait en parlant d'«humanité 111 Nmdfranceet à la nécessité-, le prix à payer pour se libérer absolument de
socialisée»consiste en spécimens hors-du-monde de l'espèce Homme, qu'ils ln nécessité, c'est en un sens la vie elle-même, ou du moins faut-il substituer
soient esclavesdomestiquesréduits à cet état par la violenced'autrui, ou qu'ils /l 111vraie vie une vie par procuration. Dans les conditions de l'esclavage,les
soient libres accomplissantvolontairementleurs fonctions. 1(1'1111ds de ce monde pouvaient même user de leurs sens par procuration,
Certes, si l'animal laboransest hors-du-monde, c'est dans un sens tout IIHpouvaient «voir et entendre par leurs esclaves», comme le dit la langue
différent du refus de la publicité du monde dont nous avons vu qu'il est le f(l't:cque dans Hérodote2.
propre de l'activité des «bonnes œuvres ». L'animal laboransne fuit pas le A son niveau le plus élémentaire, le dur labeur de se procurer et les
monde, il en est expulsé dans la mesure où il est enfermé dans le privé de pl11is irs de s'«incorporer» les nécessités vitales sont si bien mêlés dans le
son corps, captif de la satisfactionde besoins que nul ne peut partager et que t•ycle biologique,dont le rythme circulaire conditionne la vie humaine en
personne ne saurait pleinement communiquer.Le fait que la servitude et la """ mouvementunique et linéaire, que l'éliminationparfaite de la peine et de
réclusion dans la domesticitéont été généralementla conditionsocialede tous l'l'ffort du travail déroberait à la vie biologiqueses plaisirs les plus naturels
les travailleurs avant l'époque moderne est dû principalement à la condition 111, pis encore,priverait la vie spécifiquementhumaine de toute son animation
humaine; la vie qui, pour toute autre espèce animale est l'essence même de 11 de toute sa vitalité. La condition humaine est telle que la peine et l'effort
1

l'être, devientun fardeau pour l'homme à cause de sa «répugnance»innée « à 11c sont pas simplement des symptômes que l'on peut faire disparaître sans
la futilité2».Ce fardeau est d'autant plus lourd que parmi les désirs prétendus l'hnnger la vie; ce sont plutôt les modalités d'expressionde la vie elle-même,
«plus nobles», aucun n'est aussi fort, aucun n'est aussi réellement imposé à 1111même temps que de la nécessité à laquelle elle est liée. Pour les mortels,
l'homme par la nécessité, que le sont les besoins élémentaires de la vie. La 111 • vie facile des dieux» serait une vie sans vie.
servitude était la conditionsocialedes classes laborieusesparce qu'on y voyait Car notre croyance à la réalité de la vie est autre chose que la croyance
la condition naturelle de la vie. Omnisvita servitiumests. lt ln réalité du monde. Celle-ci provient surtout de la permanence et de la
On ne peut se débarrasser du fardeau de la vie biologique qui pèse sur !111rabilitédu monde, qui sont bien supérieures à celles de la vie mortelle.
l'existenceproprementhumaine entre la naissance et la mort, qu'en employant SI nous pensions que la fin du monde dût accompagner notre lllOrt ou la
des serviteurs; dans !'Antiquité,la principale fonction des esclaves était de 1rnivre de près, le monde perdrait toute réalité, comme ce fut le cas aux yeux
porter le fardeau de la consommationbien plus que de produire pour la société des premiers chrétiens tant qu'ils furent persuadés de l'accomplissement
en général4• Si le travail servile a pu jouer un rôle aussi énorme dans les l111médiat de leurs prévisions eschatologiques.La croyance à la réalité de la
sociétés anciennes sans que l'on en découvrît le gaspillage,l'improductivité, vie,au contraire, dépend presque exclusivementde l'intensité avec laquelle
c'est que la cité antique était avant tout un «centre de consommation»,à la 011éprouve la vie, de la force avec laquelle elle se manifeste. Cette intensité
nst telle, cette force est si élémentaire que chaque fois qu'elle domine, dans le
honheur ou dans la souffrance,elle effacetoute autre réalité de-ce-monde.Que
1. La République , 590c.
2. ThorsteinVeblen,The Theoryof theLeisureGlass,op. cit., p. 33.
3. Sénèque,De tranquillitateanimae,II, 3. 1. Max Weber, •Agrarverhiiltnisse im Altertum•, GesammelteAuj'siitze zur S9zial- und
4. Cf.l'excellenteanalysede WinstonAshley,in TheTheoryofNaturalSlaveryaccordingtoAristotle 1/ïrtschaftsgeschichte,op.cit.,[«Structuresagrairesdans !'Antiquité•,in «Essaissur l'histoiresociale
and St. Thomas(Thèse de l'UniversitéNotreDame, 1941,chap.5), qui souligneavec raison: • Ce 1'1(:conomique•]p.13.
serait ne rien entendre à l'argumentd'Aristoteque de croire qu'il considéraitles esclavescomme 'J.llérodote,I, 113,par exemple: eide te dia tout6net passim.Expressionanalogue dans Pline,
universellementnécessairescommeoutils de productionseulement.Il souligneau contraire leur N11/ ttralishistoria,xx1x,19: alienispedibusambulamus;alienisoculisagnoscimus;alienamemoria
nécessitépour la consommation.» ml11tamus; alienavivimusopera.

154 155·
CONDITION DE L 'HOMME MODERNE L E TRAVAIL

la vie des riches perde en vitalité, en familiarité avec les «bonnes choses» de lls accroissent la fertilité naturelle de l'animal laboranset fournissent une
la nature ce qu'elle gagne en raffinement,en sensibilitépour les belles choses nhondancede biens de consommation.Maistous ces changementssont d'ordre
du monde, on l'a bien souvent remarqué. Le fait est que la capacité humaine q1111 ntitatif,tandis que la qualité propre des objets fabriqués, du plus simple
de vivre dans le monde comporte toujours une aptitude à transcender et à Ilien d'usage aux chefs-d'œuvrede l'art, dépend essentiellementde l'existence
s'aliéner les processus de la vie, alors que la vitalité et la vivacité ne peuvent 1l'lnstruments adéquats.
se garder que dans la mesure où les hommes acceptent de se charger du l~n outre, les limitations des instruments quand il s'agit de faciliter le
fardeau, des labeurs et des peines de la vie. ll'llvail de la vie - le simple fait qu'une centaine d'appareils ménagers et une
Il est vrai que les extraordinairesperfectionnementsde nos outils (les robots dt:rni-douzaine de robots au sous-solne remplacent jamais les services.d'une
que l'homofabera fournis à l'animallaborans,par oppositionaux instruments honne - sont des limitationsfondamentales. Témoignagecurieux et inattendu
parlants, humains - puisqu'on appelait l'esclave instrumentumvocale- que de cette constatation: elle a pu être prédite des milliers d'années avant que
l'homme d'action devait gouverner et opprimer en voulant libérer l'animal Nt: produisit le fabuleux développementmoderne des outils et des machines.
laborans)ont rendu plus aisé, moins pénible que jamais le double labeur S11run mode mi-fantaisiste, mi-iropique, Aristote imagina un jour ce qui,
de la vie, l'effort de l'entretenir et le travail de l'enfanter. Cela n'a certes pas depuis lors, est devenu une réalité, à savoir que «tous les outils exécuteraient
ôté au travail son caractère d'obligation,ni dispensé la vie de sa soumission il:11rouvrage sur commande[ ...] comme les statues de Dédale ou les tripodes
au besoin et à la nécessité. Mais à la différencede la société esclavagiste,où d'lléphaïstos qui, selon le poète, entrèrent d'eux-mêmes dans l'assemblée
la «malédiction»de la nécessité était sans cesse présente, la vie de l'esclave des dieux». Ainsi «la navette tisserait, le plectre ferait résonner la lyre sans
témoignantquotidiennementdu fait que« la vie est un esclavage»,cette condi- qu'une main les guidât».Cela,poursuit Aristote,signifieraitcertainement que
tion n'est plus aussi manifeste, elle n'apparaît plus aussi pleinement: aussi l'11rtisan n'aurait plus besoin d'assistants,mais cela ne voudrait pas dire que
est-il beaucoup plus difficilede la remarquer et de s'en souvenir. L'homme l'on pourrait se dispenser d'esclaves domestiques. Car les esclaves ne sont
ne peut pas être libre s'il ne sait pas qu'il est soumis à la nécessité, car il pus des outils à fabriquer, à produire, mais à vivre, la vie consommant sans
gagne toujours sa liberté en essayantsans jamais y réussir parfaitement de se t·t:sse leurs services1• Le processus de fabrication est limité et la fonction de
délivrer de la nécessité. Et s'il est vrai peut-être que ce qui le pousse le plus l'outil a une finalité prévisible, contrôlable dans le produit fini; le processus
fortement à cette libération, c'est son «dégoût de la futilité», il est possible de vie qui exige le travail est une activité sans fin et le seul «instrument» à sa
aussi qu'une telle aspiration s'affaiblisseà mesure que la «futilité» sembleplus rr1 esure serait un perpetuummobile, c'est-à-dire l'instrumentumvocaleaussi
facile et qu'elle requiert moins d'effort.Car il reste probable que les énormes vivant, aussi «actif»que l'organisme vivant qu'il sert.Précisément, parce que
changements de la révolution industrielle derrière nous et les changements • des instruments domestiques rien ne résulte que l'usage de la possession
plus grands encore de la révolutionatomique qui nous attend seront toujours ,:lle-même»,ces instruments ne peuventpas se remplacer par des outils«d'où
des changements du monde, et non pas de la condition fondamentale de la r(:sulte quelque chose de plus que le simple usage2 ».
vie humaine sur terre. Si les outils et instruments, faits pour une production entièrement différente
Les outils et les instruments qui peuventfaciliterconsidérablementle travail de leur simple usage, sont d'une importance secondaire pour le travail en tant
ne sont pas eux-mêmesdes produits du travail, mais des produits de l'œuvre; qu'activité,il n'en va pas de même pour l'autre grand principe du processus de
ils n'appartiennent pas au processus de consommation: ils font partie du 1ravail humain: la division du travail. La division du travail naît directement
monde des objets d'usage. Leur rôle, si grand soit-il dans le travail d'une du processus de l'activitéde travail et il ne faut pas la confondreavec le prin-
civilisationdonnée, ne peut jamais avoirl'importancefondamentaledes outils cipe apparemment similaire de la spécialisationqui règne dans les processus
destinés à toutes sortes d'œuvres.Aucune œuvre ne peut se faire sans outils; de l'activité d'œuvre, comme on le fait habituellement. La spécialisation de
la naissance de l'homofaber et l'avènement d'un monde artificiel d'objets l'œuvre et la division du travail n'ont en commun que le principe général
sont contemporains, en fait, de la découverte des outils et instruments. Au d'organisation qui lui-même n'est lié ni à l'œuvre ni au travail, mais doit son
point de vue du travail, les outils renforcent et multiplient la force humaine
et parviennent presque à la remplacer, comme dans tous les cas où des forces
1. Politique, 1255b50-1254a 18.
naturelles, animaux domestiques,énergie hydraulique ou électricité, et non 2. Winston Ashley, The Theoryof Natural Slavery, according ta Aristotle and St. Thomas, op. cit.,
plus simplement des choses, sont soumises à un maître humain. De même, rhap.5.

156 157 •
CONDITION DE L 'HOMME MODERNE LE TRAVAIL

origineà la sphère strictementpolitiquede la vie, au fait que les hommes sont 1l'lles de l'appropriationindividuelleen dissolvanttoute richesse stable,toute
1

capables d'agir,et d'agir ensemblede façon concertée.C'est seulement dans possession d'objets «entassés» et «thésaurisés», en argent à dépenser et à
le cadre de l'organisationpolitique,dans lequel les hommes ne se bornent 1·011 sommer. Nous vivons déjà dans une société où la richesse s'évalue en
pas à cohabiter mais agissent ensemble,qu'il peut y avoir spécialisationde lt•rmes de gain et de dépense, qui ne sont que des modificationsdu double
l'œuvre et divisiondu travail. 111é tabolismedu corps humain. Le problème est donc d'adapter la consom-
Mais tandis que la spécialisationest essentiellementguidéepar le produit 11111Lion individuelleà une accumulationillimitée de richesse.
fini,dont la nature est d'exigerdes compétencesdiversesqu'il faut rassembler Commeil s'en faut encore de beaucoupque l'humanité dans son ensemble
et organiser, la division du travail, au contraire, présuppose l'équivalence 11 11utteint la limite de l'abondance, on ne peut envisagerque sous réserve et
qualitative de toutes les activités pour lesquelles on ne demande aucune 1111plan national la manière dont la sociétépeut surmonter cette limitation
compétence spéciale, et ces activités n'ont en soi aucune finalité: elles ne 11111.
urelle de sa propre fertilité.En ce cas, la solutionparaît assez simple.Elle
représentent que des sommes de force de travail que l'on additionne de 1·011siste à traiter tous les objets d'usagecomme des biens de consommation,
manière purement quantitative.La divisiondu travail se fonde sur le fait que tlt: sorte que l'on consommeune chaise ou une table aussi vite qu'une robe,
deux hommespeuventmettreen communleur forcede travailet« se conduire l'l 11ne robe presque aussi vite que de la nourriture. De tels rapports avec les
l'un envers l'autre comme s'ils étaient un 1 ». Cette «unité» est exactement 11 hjets du monde correspondentd'ailleursparfaitementà la manière dont ils
le contraire de la coopération,elle renvoie à l'unité de l'espèce par rapport Hont produits.La révolutionindustriellea remplacé l'artisanat par le travail;
à laquelle tous les membres un à un sont identiques et interchangeables. Il en résulte que les objets du monde moderne sont devenusdes produits du
(La formation d'un collectif du travail dans lequel les travailleurs sont lr11vail dont le sort naturel est d'être consommés,au lieu d'être des produits
organiséssocialementd'après ce principe d'une force de travail commune et tlt: l'œuvre, destinés à servir. De même qui;)les outils, bien que tirant leur
divisibles'opposeessentiellementaux diversesorganisationsouvrières,depuis 111·igine de l'œuvre, ont toujours été employésaussi dans les processus de
les anciennescorporationsjusqu'à certainssyndicatsprofessionnelsmodernes 11·11vail, de même la division du travail, entièrement ajustée aux processus
dont les membres sont unis par les qualificationset spécialisationsqui les tlt: travail,est devenue l'une des principales caractéristiquesdes processus
distinguentdes autres.)Commeaucunedes activitésen lesquellesle processus 111odernes de l'œuvre,autrementdit de la fabrication,de la productiond'objets
est divisé n'a de fin en soi, leur fin «naturelle»est exactementla même que tl'11sage. C'est la division du travail plutôt qu'une mécanisationaccrue qui a
dans le cas du travail «non divisé»: soit la simple reproductiondes moyens 1·cmplacé la spécialisationrigoureuseexigéeautrefoisdans l'artisanat. On ne
de subsistance,c'est-à-direla capacitéde consommationdes travailleurs,soit fuit appel à l'artisanat que pour concevoiret fabriquer des modèles; l'œuvre
l'épuisementde la force de travail.Toutefois,ni l'une ni l'autre de ces limites pusse ensuiteà la productionde masse,laquelledépendaussi des outilset des
ne sont définitives;l'épuisementfait partie du processusvital de l'individu, 11111chines. Mais,en outre, la productionde masse serait tout à fait impossible
non de la collectivité,et le sujet du processus de tr,avail,lorsqu'il y a division MIi ns le remplacementdes artisans et deJa spécialisationpar les travailleurs
du travail,est une force collectiveet non pas individuelle. L'«inépuisabilité» 1:1la divisiondu travail.
de cette force de travail correspondexactementà l'immortalitéde l'espèce, Lesoutils, les instruments soulagentl'effortet la peine et par là changent
dont le processus vital pris comme un tout n'est pas davantageinterrompu lt:smodalitéssous lesquellesl'urgentenécessitéinhérente au travailse mani-
par les naissances et les morts individuellesde ses membres. ft:stait jadis universellement.Ils ne changentpas la nécessitéelle-même; ils
Plusgrave,semble-t-il, est la limitationimposéepar la capacitéde consom- 11c servent qu'à la dissimulerà nos sens. Il y a quelquechose d'analoguedans
mation,qui reste liée à l'individu,même lorsqu'uneforcecollectivede travail les produitsdu travail qui ne deviennentpas plus durables dans l'abondance.
a remplacé la force de travail individuelle.Le progrès de l'accumulationde l ,e cas est tout différentdans la transformationcorrespondantedu processus
richesse peut être sans limites dans une «humanité socialisée» qui s'est tic l'œuvrepar l'introductiondu principe de divisiondu travail.Ici, la nature
débarrassée des limitations de la propriété individuelle et qui a surmonté 111ême de l'œuvre est modifiéeet le processus de production,bien qu'il ne
produise aucunement des objets pour la consommation,prend les carac-
1. Cf.Viktor von Weizsiicker, • Zum Begriffder Arbeit•,in FestschriftfürAlfred Weber(1948).IJessai léristiques du travail. Si les machines nous ont jetés dans une cadence de
contient d'intéressantes observations; dans l'ensemble, il est malheureusement inutilisable, car
Weizsiickerobscurcit encore le concept de travail en supposant de façon assez gratuite que le 1·épétitioninfinimentplus rapide que le cycleprescrit des processusnaturels
malade doit • exécuter un travail• afin de guérir. (cl cetteaccélérationspécifiquementmoderne n'est que trop capablede nous

158 159,
CONDITION DE L 'HOMME MODERNE LE TRAVAIL

faire oublier le caractère répétitif de toute activité de travail), la répétition l'émancipationde l'activitéde travail,qui précédade plusieurs sièclesl'éman-
infinie du processus lui-même le marque du sceau de l'activité de travail. cipationpolitiquedes travailleurs.L'importantn'est pas que,pour la première
C'est encore plus évident dans les objetsd'usageproduits par ces techniques loisdans !'Histoire,les travailleurssoientadmis en pleineégalitéde droitsdans
de travail.Leur abondancemême les transformeen biens de consommation. le domaine public: c'est que nous ayonspresque réussi à niveler toutes les
La perpétuitédes processusde travailest garantiepar le retour perpétuel des 11ctivitéshumainespour les réduire au mêmedénominateurqui est de pourvoir
besoinsde la consommation;la perpétuitéde la productionn'est assuréeque si 11uxnécessitésde la vie et de produire l'abondance.Quoi que nous fassions
les produitsperdentleur caractèred'objetsà employerpour devenirde plus en nous sommescensés le faire pour «gagnernotre vie»; tel est le verdict de la
plus des chosesà consommer,ou en d'autrestermes,si l'on accélèretellement société, et le nombredes gens,desprofessionnelsen particulier,qui pourraient
la cadence d'usure que la différenceobjectiveentre usage et consommation, protestera diminuétrès rapidement La seule exceptionque consentela société
entre la relativedurabilitédes objetsd'usageet le va-et-vientrapide des biens mncerne l'artiste qui, à strictementparler, est le dernier « ouvrier»dans une
de consommation,devientfinalementinsignifiante. société du travail.La même tendanceà rabaisser toutes les activitéssérieuses
Avecle besoin que nous avonsde remplacerde plus en plus vite les choses 11ustatut du gagne-painse manifestedans les plus récentesthéoriesdu travail,
de-ce-mondequi nous entourent, nous ne pouvons plus nous permettre de qui,presque unanimement,définissentle travail comme le contraire du jeu.
les utiliser,de respecteret de préserverleur inhérente durabilité;il nous faut l~n conséquence,toutes les activitéssérieuses,quels qu'en soientles résultats,
consommer,dévorer,pour ainsi dire, nos maisons,nos meubles,nos voitures reçoiventle nom de travail et toute activitéqui n'est nécessaireni à la vie de
commes'il s'agissaitdes «bonneschoses»de la nature qui se gâtentsans profit l'individuni au processusvital de la sociétéest rangéeparmi les amusementst.
à moins d'entrerrapidementdans le cycleincessantdu métabolismehumain. Dansces théories qui, en répercutantau niveau théoriquel'opiniôncourante
C'estcommesi nous avionsrenverséles barrières qui protégeaientle monde, d'une sociétéde travail,la durcissentet la conduisentà ses extrêmes,il ne reste
l'artificehumain, en le séparant de la nature, du processusbiologiquequi se
poursuit en son sein comme des cyclesnaturels qui l'environnent,pour leur 1.Ilien que ce couple travail-jeu paraisse au premier abord tellement général qu'il n'a aucun sens,
abandonner,pour leur livrerla stabilitétoujoursmenacéed'unmondehumain. 1·'csl une catégoriecaractéristiqueà un autre égard: la véritable antithèse sous-jacenteest celle de
ln nécessité et de la liberté et il est bien remarquable de voir combien il est plausiblepour la pensée
111odeme de considérer le jeu comme la source de la liberté. Cette généralisation mise à part, on
111:ut dire que les idéalisationsmodernes du travailse rangent en gros dans les catégoriessuivantes:
Lesidéauxde l'homofaber,fabricateurdu monde:la permanence,la stabilité, 1) Letravailest un moyenpour une fin supérieure.C'estgénéralementla positioncatholique,qui a le
la durée,ont été sacrifiésà l'abondance,idéaldel' animallaborans.Nousvivons l(l'11nd mérite de ne pas pouvoir s'évadercomplètementdu réel, de sorte que les connexionsintimes
1•111.re travail et vie, entre travail et douleur sont d'habitude au moins mentionnées.Un représentant
dans une sociétéde travailleursparce que le travail seul, par son inhérente ~111inentde cetteécoleest Jacques Leclercq,de Louvain(cf.en particulierson analyse du travailet de
fertilité,a des chancesde fairenaitrel'abondance;et nousavonschangél'œuvre ln propriétédans Leçonsde droitnature~op. cit.,vol.IV,2• partie). 2) Le travail est un façonnement
en travail, nous l'avons brisée en parcelles minuscules jusqu'à ce qu'elle se ilnnslequel •une structure cjonnéeest transforméeen structure autre et supérieure». C'est la thèse
f1·111.rale du fameux livre d'Otto Lipmann, Grundriss ' der Arbeitswissenschqft
[Iéna, Fischer], 1926.
prête à une divisionoù l'on atteintle dénominateurcommunde l'exécutionla 1) Dans une société de travail, le.travail devient un plaisir ou •peut être rendu aussi pleinement
plus simpleafin de faire disparaîtredevantla force de travail (cette partie de "nllsfaisant que les activités de loisir• (cf. Glen W. Cleeton,Making WorkHuman [YellowSprings,
la nature, peut-être même la plus puissante des forces naturelles) l'obstacle Anlioch Press], 1949).C'est aujourd'hui la position de Corrado Gini (EconomicaLavorista,1954)
de la stabilité«contrenature»,purement de-ce-monde,de l'artificehumain. 11 111 considère les États-Uniscomme une societàlavoristaoù •le travail est un plaisir et où tous les
li11 111mes veulenttravailler-(voirun résumé allemandde sa positiondans Zeitsschriftjürdiegesamte
S11111tswissenschqft, 1953et 1954,CIXet CX). Cette théorie est d'ailleurs moins neuve qu'elle ne le
1111·1ult.Elle a été formuléepar FrancescoNitti (•Le travail humain et ses lois•, Revueinternationale
Unesociétéde consommateurs i/1•sociologie,1895),qui soutenaitmême que• l'idée que le travailest pénibleest un faitpsychologique
hli:n plus que physiologique•,et que la peine disparaitradans une sociétéoù tout le monde travaillera.
•I) Enfinle travailest l'affirmationde l'hommecontrela nature, laquelleest dominéepar le travail.C'est
On dit souvent que nous vivons dans une société de consommateurs et l'hypothèse qui est à la base, explicitementou non, de la tendance nouvelle,surtout française, d'un
puisque,nous l'avonsvu, le travailet la consommationne sont que deux stades liunwnismedu travail, dont le représentantle plus connu est GeorgesFriedmann.Aprèsces théories
d'un même processus imposé à l'homme par la nécessité de la vie, ce n'est t•l 1·cs discussionsacadémiques,il est rafraichissantd'apprendre qu'à la question• Pourquoitravaille-
! 1111 ?• une grande majoritéd'ouvriersrépond simplement:• Pourpouvoir vivre• ou •Pour gagner de
qu'une autre façon de dire que nous vivons dans une sociétéde travailleurs. l'lll'l(cnt• (cf.Helmut Schelsky,Arbeiterjugend Gestemund Heute [Berlin,BildungsgeschForschung],
Cettesociétén'est pas née de l'émancipationdes classeslaborieuses,mais de IIIM, dont les publicationssont remarquablementexemptesde préjugés et d'idéalisations).

160 161 •
CONDITION DE L 'HOMME MODERNE LE TRAVAIL

même plus l'«œuvre» de l'artiste:elle se dissoutdans le jeu, elle perd son sens violence, les arts de la guerre et de la piraterie,et finalementl'absolutismequi
pour le monde.On a le sentimentquel'amusementde l'artisteremplitla même meltaientles vaincus au servicedes vainqueurs,et c'est ainsi qu'ils tinrent la
fonction dans le processus vital de travail de la sociétéque le tennis ou les 116cessitéen respecttoutau longde la plus grandepartiede l'Histoiret.L'époque
passe-tempsdans la vie de l'individu.L'émancipationdu travailn'a pas abouti 111oderne,beaucoupplus nettementquele christianisme,a provoqué- en même
à son égalitéavecles autres activitésde la vita activa,mais à sa prédominance lllmps que la glorificationdu travail- une énorme baisse de prestigepour ces
à peu près incontestée.Aupointde vue du «gagne-pain»,touteactivitéqui n'est ! l'ls et un déclin,moins marqué mais non moins important,du recours à la
pas liée au travail devientun «passe-temps1 ». violence dans les affaireshumaines en général2.L'élévationdu travail et la
Afinde dissiper la vraisemblancede cette auto-interprétationde l'homme 11(1cessité propre au métabolismede travail paraissent profondémentliées à
moderne,il convientde rappeler que toutesles civilisationsqui ont précédéla Ill dégradationde toutes les activitésqui naissent directementde la violence,
nôtre auraientplutôt admis avecPlatonque l'«art du gain» (tekhnè misthamè- 11omme l'emploide la force dans les relations humaines, ou qui recèlent un
tikè) est entièrementindépendantdu contenufactueldes arts, même de ceux, lôment de violence,ce qui est le cas, nous le verrons, de tout artisanat Tout
commela médecine,la navigationou l'architecture,qui comportaientune rému- Milpassecommesi l'éliminationprogressivede la violenceau cours des temps
nération. C'estpour expliquercette rémunération,qui est évidemmentd'une modernesentraînait presque automatiquementle retour de la nécessité à
nature toute différentede la santé,objetde la médecine,ou de la construction M on niveau le plus élémentaire. Ce qui s'est passé une fois déjà dans notre
d'édifices,objetde l'architecture,que Platonintroduisitun art supplémentaire histoire,aux sièclesde la décadencede l'Empireromain, se produitpeut-être
accompagnantles autres arts. Cet art supplémentairen'est conçu en aucune !le nouveau.Déjàà cetteépoquele travailétait devenul'occupationdes classes
façoncommeélémentde travailprésent dans les arts d'ailleurslibres,mais au libres «pourne leur apporterque les obligationsdes classesserviles3 ».
contrairecommel'art au moyenduquell'«artiste»,le professionneldirions-nous, Quel'émancipationdu travail à l'époquemoderne non seulementéchoue à
se libère de la nécessitéde travailler2• Cet art appartientà la même catégorie llllllaurer une ère de libertéuniversellemais aboutisseau contraireà courber
que celui du maître qui doitsavoiruser d'autoritéet de violenceen gouvernant 1llrc la vérité si ce n'est sous la torture• (ReginaldH. Barrow, Slaveryin the Roman Empire,op.
les esclaves.Il a pour but d'écarterl'obligationdu gagne-painet les buts des l'II., p.51); c'est une erreur complète.La croyanceétait au contraire que nul ne peut inventer un
autres arts sont encoreplus éloignésde cettenécessitéélémentaire. 1111·,11songe sous la torture: • On croyait recueillir la voix même de la nature dans les cris de la
L'émancipation du travail, accompagnée de l'émancipation des classes 111111 lcur. Plus la douleur pénétrait avant, plus intime et plus vrai sembla être ce témoignage de
111chair et du sang• (Henri Wallon,Histoirede l'esclavagedans /'Antiquité,op. cit.,I, p. 525). La
laborieuseslibéréesde l'oppressionet de l'exploitation,a été certainementun IJ~ychologiedes Anciensvoyait mieux que nous l'élément de liberté, de libre invention dans le
progrès dans le sens de la non-violence.Il est moins sûr qu'elle ait été aussi llll'nsonge.Les «nécessités• de la torture passaient pour détruire cette liberté, elles ne pouvaient
un progrèsdans le sens de la liberté.Aucuneviolencehu,maine, sauf celle de pnr conséquent être appliquéesaux citoyenslibres.
la torture,n'est comparableà la force de contraintede la nécessité.C'estpour L Les mots grecs les plus anciens pour esclaves,douloiet dm6es,désignent les vaincus. Sur la
MII CITe et la ventedes prisonniersde guerre commesourceprincipalede l'esclavagedans !'Antiquité,
cetteraison queles Grecsemployaientpour «torture»un mot (anagkai) dérivé vnlr·W.L. Westermann,Sklavere~Loc.cit. ··
du mot signifiant«nécessité»,et non de bia,violenceexercéepar l'homme sur , A cause des récents perfectionnementsdes outils de guerre et de destruction, nous risquons
l'homme; c'estce qui expliqueaussile faithistoriqueque dans toute!'Antiquité nujourd'hui de négligercette tendance importantedes temps modernes. En fait,le XIX'sièclea été
1'1111 des plus paisibles de !'Histoire.
occidentale,la torture, «nécessitéà laquellenul ne résiste»,n'était appliquée t llcnri Wallon,Histoirede l'esclavagedans /'Antiquité,op. cit.,III, p.265. Wallonmontre bien
qu'aux esclavessoumis à la nécessitéde toute façon3• C'étaientles arts de la 1•11mmentla généralisation de la fin du stoïcisme,tous les hommes sont esclaves,reposait sur
l'fvolution de l'Empire romain; une fois l'antique liberté peu à peu abolie par le gouvernement
1. Le rôle du passe-tempsdans la sociétéde travail est très frappant; c'est peut-être l'expérienceà li11p érial, finalement il n'y eut plus personne de libre, tout le monde eut un maître. Il y eut un
la base des théories sur le travail-et-le-jeu. Particulièrementà noter dans ce contexte: Marx,qui 11111 rnantlorsqueCaligulad'abord, puis Trajan,consentirentà se faire appelerdominus,nom réservé
ne se doutaitpas de ce développement,escomptaitque dans sa sociétéutopiquesans travail,toutes n11lr efoisau maître de maison. Ce qu'on a appeléla moraleservile de !'Antiquitétardiven'admettant
les activitéss'exécuteraientd'une manière très semblableaux passe-temps. 1111s de vraie différenceentre la vie de l'esclaveet celle de l'homme libre avait un arrière-plan très
2. La République,546. Donc, •l'art du gain écarte la pauvreté comme la médecine écarte la 1·~1iliste.Désormais,l'esclavepouvait dire à son maitre: « Personnen'est libre, tout le monde a un
maladie» (Gorgias,478).La rémunération étant volontaire (Edgar Loening,Handworterbuchder » Wallonécrit:« Les condamnésaux mines ont pour confrères,à un moindredegré de peine,
1111111.re.
Staatswissenschajten, op. cit.),les professions libérales ont dü en effet atteindre une perfection lt1s condamnésaux moulins,aux boulangeries,aux relais publics,à tout autre travailfaisantl'objet
11'1111c corporation particulière• (p.216).• C'est Je droit de l'esclavagequi gouvernemaintenant le
remarquable dans • l'art du gain•.
5. lJexplicationcourante aujourd'hui de cette coutume caractéristiquede toute !'Antiquitégrecque 1'1111yen; et nous avons retrouvé toute la législationpropre aux esclavesdans les règlements qui
Hilll vcrnent sa personne, sa famille ou ses biens• (p.219-220).
et romaine est qu'il faut en chercher l'origine dans • la croyance que l'esclaveétait incapable de

162 163 •
CONDITION DE L'HOMME MODERNE LE TRAVAIL

toute l'humanité pour la première fois sous le joug de la nécessité, c'est un cdle ne ferait que l'accentuer: finalement une humanité totalement« libérée»
danger que Marx avait bien perçu lorsqu'il soulignait que le but de la révolu- des entraves de l'effort et du labeur serait libre de «consommer» le monde
tion ne pouvaitpas être l'émancipationdéjà accompliedes classes laborieuses t'rttier et de reproduire chaque jour tout ce qu'elle voudrait consommer.
et qu'elle devait consister à émanciper l'homme du travail. Au premier abord Combien d'objets apparaîtraient et disparaitraient à la journée, à l'heure,
ce but paraît utopique - le seul élément strictement utopique de la doctrine <lunsle processus vital d'une pareille société, dans le meilleur des cas cela
de Marx1.Être émancipé du travail, déclare Marx, c'est être émancipé de la 11'aurait aucune importance pour le monde, à supposer que le monde et son
nécessité, ce qui finalement signifierait être émancipé de la consommation c:uractère d'objetpuissent résister au furieux dynamisme d'un processus vital
aussi, c'est-à-dire du métabolisme naturel qui est la condition même de la lotalementmécanisé. Le danger de l'automatisation future est bien moins la
vie humaine 2• Mais l'évolution de ces dernières années, en particulier les mécanisation tant déplorée de la vie naturelle que le fait qu'en dépit de son
perspectives qu'ouvrirait le progrès del'« automatisation»,font que l'on peut 11rtificialitétoute la productivité humaine serait aspirée par un processus
se demander si l'utopie d'hier ne sera pas la réalité de demain, et si un jour vItal considérablementintensifié et en suivrait automatiquement,sans labeur
l'effort de consommation ne sera pas tout ce qui restera des labeurs et des l!l sans effort,le perpétuel cyclenaturel. La cadence des machines ne pourrait
peines inhérents au cyclebiologiquedont le moteur enchaîne la vie humaine. qu'accélérer la cadence naturelle de la vie, elle ne changerait pas, sinon pour
Cependant cette utopie elle-même ne saurait changer, du point de vue le rendre plus fatal, le caractère principal de la vie à l'égard du monde, qui
du monde, la vanité intrinsèque du processus vital. Les deux stades par 1:st d'user la durabilité.
lesquels doit passer le cycle perpétuel de la vie biologique, celui du travail Ily a loin de cette utopie à la diminution des heures de travail qui n'a cessé
et celui de la consommation,peuvent changer de proportion pour en arriver tic s'opérer progressivementdepuis près d'un siècle. On a d'ailleurs exagéré
même au point où presque toute la «force de travail» de l'homme se dépen- l'importance de cette diminution parce qu'on l'a mesurée aux conditions
serait à consommer, ce qui entraîne le grave problème social des loisirs, d'exploitation exceptionnellement inhumaines qui ont régné au cours des
problème, essentiellement, d'occasions suffisantes d'épuisement quotidien premiers stades du capitalisme. Si l'on considère des périodes un peu plus
pour maintenir intacte la capacité de consommation5• Une consommation longues, le total des temps libres dont jouit dans l'année chaque individu
sans peine ne changerait rien au caractère dévorant de la vie biologique, tic nos jours apparaît moins comme une victoire de l'époque moderne que
mmme un retour tardif à la normale1. À ce point de vue comme à d'autres
1. La sociétésans classe et sans État de Marxn'est pas utopique.Sansparler du fait que la tendance le spectre d'une vraie société de consommateurs est plus alarmant comme
moderne est nettement de supprimer les distinctionsde classes dans la société et de remplacer ltléal de la société actuelle que comme réalité déjà existante.L'idéal n'est pas
le gouvernementpar cette • administration des choses• qui, selon Engels, devait caractériser la
sociétésocialiste,ces idéaux chez Marx lui-mêmeétaient évidemmentconçus en conformitéavec 11ouveau;il était clairement indiqué dans le postulat de l'économie politique
la démocratieathénienne,sauf que dans la sociétécommunistetout le mondejouirait des privilèges dussique: le but ultime de la vita activa,c'est l'accroissement des richesses,
des hommes libres. l'ubondanceet «le bonheur du plus grand nombre». Et qu'est-ce,finalement,
2. Il n'est peut-êtrepas exagéré de dire que La Conditionouvrière(Gallimard,coll. • Espoir>,1951
[repr. dans Œuvres,Gallimard,coll. «Quarto•, 1999,p.135-210))de SimoneWeilest le seul livre,
dans l'énormelittératuredu travail,qui traite le problèmesans préjugéni sentimentalisme.IJauteur, t. On calcule qu'au MoyenÂgeles gens ne travaillaient guère plus de la moitié de l'année. Il y
qui, en tête de son .Journal d'usine»,avait mis en exergue ce vers d'Homère:poil' aekadzomenè, nvnit cent quarante et une fêtes chômées (cf. Émile Levasseur, Histoiredes classesouvrièreset
kraterèd'epikeiset'anagkè(•bien malgré toi, sous la pression d'une dure nécessité»,p. 35),conclut 1/1 : l'industrieen.Franceavant 1789, op. cit., p.239, et André Llesse, Le Travail... (Guillauminet
que l'espoir en une libération éventuelledu travail et de la nécessité est le seul élément utopique C''I, 1889,p.253, sur le nombre de jours ouvrables en France avant la Révolution). lJextension
du marxisme tout en étant en fait le moteur de tous les mouvements révolutionnairesouvriers 11111n strueusede la journéede travailcaractérisele débutde la révolutionindustrielle, les travailleurs
d'inspirationmarxiste. C'est «l'opium du peuple• que Marx avait attribué à la religion. ~111111obligés de concurrencer les premières machines. Auparavant,en Angleterre,la journée de
3. Il va sans dire que ces loisirs tels qu'on les conçoit aujourd'hui ne sont pas du tout la skholè lrnvail allait de onze ou douze heures au xv•siècle à dix heures au XVJJ• (cf. Heinrich Herkner,
antique, qui n'était pas un phénomène de consommation,étalée ou non, el ne résultait pas d'un • Arbcitszeit»,Handworterbuchfürdie Staatswissenschqft, 1923,I, p.889 et suiv.). En résumé,« les
«tempslibre• pris sur le travail, puisqu'il s'agissaitau contraire d'une «abstention»conscientede fmvailleurs ont connupendantla première moitiédu x1x•siècledes conditionsd'existencepiresque
toutes les activitésliées à l'existence,activitéde consommationtout autant qu'activitéde travail. 1•1•1/essubiesauparavantpar lesplus infortunés* • (ÉdouardDolléans,Histoiresdu travailenFrance
La pierre de touche de cette skholè,par oppositionà l'idéal moderne des loisirs, est la frugalite lllomat-Montchrestien],1955).Le progrès accomplià notre époque est généralement surestimé
bien connue, souvent décrite, de la vie des Grecs à l'époque classique.Il est caractéristiquequo 1111i sque nous le mesurons à l'aune d'un véritable• âge des ténèbres». Il est possible,par exemple,
le commercemaritime qui plus que toute autre cause fut responsablede la richesse d'Athènesfut 11111 : l'espérance de vie telle qu'elle existe aujourd'hui dans les pays les plus civiliséscorresponde
jugé suspect; c'est pourquoi Platon, à la suite d'Hésiode,recommandait que les nouvelles cités m ilcment à ce qu'elle était durant certains siècles de !'Antiquité.Nous n'en savons évidemment
1'it:11, mais la longévitéde nombreux personnages célèbres invite à poser la question.
fussent fondéesloin de la mer.

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CONDITION DE L'HOMME MODERNE LE TRAVAIL

que cet idéal de la sociétémoderne,sinon le vieux rêve des misérables qui a MIi bissepas un arrêt catastrophique.
Maissi l'idéalétaitdéjàréalisé,si vraiment
son charme tant qu'il demeure un rêve, mais se révèle marché de dupe dès nousn'étionsplus que les membresd'une sociétéde consommateurs,nous ne
qu'on le réalise? vivrionsplus du tout dans un monde,nous serions simplementpoussés par
L'espoir qui inspira Marx et l'élite des divers mouvementsouvriers - le 1111processus dont les cyclesperpétuels feraient paraître et disparaitre des
temps libre délivrantun jour les hommes de la nécessitéet rendant productif ohjets qui se manifesteraientpour s'évanouir,sans jamais durer assez pour
l'animal laborans- repose sur l'illusion d'une philosophie mécaniste qui 1•11vironner le processus vital.
assume que la force de travail,commetoute autre énergie,ne se perd jamais, Lemonde,la maison humaine édifiéesur terre et fabriquéeavecles maté-
de sorte que si elle n'est pas dépensée, épuisée dans les corvées de la vie, riaux que la nature terrestre livre aux mains humaines, ne consistepas en
elle nourrira automatiquement des activités «plus hautes». Le modèle de l'hosesque l'on consomme,mais en choses dont on se sert. Si la nature et la
cette espérance chez Marx était sans aucun doute l'Athènesde Périclèsqui, lt:rre constituentgénéralementla conditionde la vie humaine, le monde et
dans l'avenir,grâce à la productivitéimmensémentaccrue du travailhumain, lt:s chosesdu monde sont la conditiondans laquelle cettevie spécifiquement
n'aurait pas besoin d'esclaveset deviendraitréalité pour tous les hommes. hII mainepeut s'installer sur terre. La nature, aux yeux de l'animallaborans,
Cent ans après Marx, nous voyonsl'erreur de ce raisonnement: les loisirs 11s t la grande pourvoyeusede toutes les «bonnes choses» qui appartiennent
de l'animal laboransne sont consacrés qu'à la consommation,et plus on ~gaiementà tous ses enfants,lesquels«les lui prennent» et« s'y mêlent»dans
lui laisse de temps, plus ses appétits deviennent exigeants,insatiables. Ces le travailet la consommation1. La même nature, aux yeux de l'homofaber,le
appétits peuvent devenir plus raffinés,de sorte que la consommationne se 1•onstructeurdu monde,«ne fournitque les matériauxpresquesans valeur en
borne plus aux nécessités mais se concentre au contraire sur le superflu: 1•11x-mêmes », et dont toute la valeur réside dans l'œuvre accompliesur eux2.
cela ne change pas le caractère de cette société, mais implique la menace Suns prendre ses biens à la nature pour les consommer, sans se défendre
qu'éventuellementaucun objetdu mondene sera à l'abri de la consommation, 1·ontre les processusnaturels de la croissanceet du déclin,l'animallaborans
de l'anéantissementpar consommation. 11e survivrait pas. Mais si nous n'étions installés au milieu d'objets qui par
La désagréablevérité,c'estquela victoirequele mondemodernea remportée lour duréepeuventservir et permettred'édifierun mondedontla permanence
sur la nécessité est due à l'émancipationdu travail, c'est-à-direau fait que !l'opposeà la vie, cette vie ne serait pas humaine.
l'animallaboransa eu le droit d'occuperle domainepublic,et que cependant, Plus la vie devient facile dans une société de consommateurs ou de
tant qu'il en demeure propriétaire,il ne peut y avoir de vrai domainepublic, lruvailleurs,plus il devientdifficilede rester conscientdes forcesde nécessité
mais seulementdes activitésprivéesétalées au grand jour. Le résultat est ce 1111xquelles elle obéit même quand le labeur et l'effort,manifestationsexté-
qu'on appellepar euphémismeculture de masse, et son profondmalaise est t'lcures de la nécessité,deviennentà peine sensibles.Le dangerest qu'unetelle
un universel malheur causé d'une part par le manque d'équilibre entre le Hociété,éblouiepar l'abondancede sa fécondité,prise dans le fonctionnement
travailet la consommation,d'autrepart par les exigencesobstinéesde l'animal hént d'un processussans fin,ne soitplus capablede reconnaitresa futilité- la
laboransqui veut un bonheur que l'on n'obtient que dans l'équilibreparfait f\1tilitéd'une vie qui «ne ·se fixe ni ne se réalise en un sujet permanent qui
des processusvitaux de l'épuisementet de la régénération,de la peine et du dure après que son labeur est passé3».
soulagement.La poursuite universelledu bonheur et le malheur généralisé
dans notre société(ce sontles deuxfacesd'unemêmemédaille)sont des signes
très précis que nous avonscommencéà vivre dans une sociétéde travail qui
n'a pas assez de labeur pour être satisfaite.Car l'animallaborans,et non pas
l'homme de métier, ni l'homme en action,est le seul qui ait jamais demandé
à être heureux ou cru que les mortels peuvent être heureux.
Un des signaux d'alarme les plus visibles indiquant que nous sommes
peut-être en voie de réaliser l'idéal de l'animal laborans,c'est la mesure
dans laquelletoute notre économieest devenueune économiede gaspillage 1.John Locke,Le SecondTraitédu gouvememen~sec.28 (éd. citée, p.22-23].
W.Ibid., sec.43 [ibid.,p.33-34].
dans laquelle il faut que les choses soient dévoréesou jetées presque aussi t AdamSmith, Wealthof Nations,op. cit., vol.!, p.295 [Recherches
sur la natureet lescausesde la
vite qu'ellesapparaissentdans le monde pour que le processuslui-mêmene 1'/to
lu:sse des nations].

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