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Méchoulan, Éric. Le livre avalé - de la littérature entre mémoire et


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LE LIVRE AVALÉ
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(espace)
littéraire

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LE L I V R E AVALÉ I
de la littérature
entre mémoire et culture
(xvi e -xvin esiècle)

Éric Méchoulan
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Les Presses de l'Université de Montréal

Méchoulan, Éric. Le livre avalé - de la littérature entre mémoire et culture, Les Presses de l'Université de
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Conception graphique : Gianni Caccia
Mise en pages : Yolande Martel

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada


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Méchoulan, Éric, 1959-


Le livre avalé : de la littérature entre mémoire et culture, xvie-xvme siècle
(Espace littéraire)
Comprend des réf. bibliogr.
ISBN 2-7606-1970-2
i. Mémoire dans la littérature. 2. Culture dans la littérature. 3. Littérature et société.
4. Littérature - Histoire et critique. 5. Littérature française - Histoire et critique.
I. Titre. II. Collection.
PN56.M44M42 2004 8o9'.93353 C2004-941547-6

Dépôt légal : 4e trimestre 2004


Bibliothèque nationale du Québec
© Les Presses de l'Université de Montréal, 2004

Les Presses de l'Université de Montréal remercient de leur soutien financier le ministère du


Patrimoine canadien, le Conseil des Arts du Canada et la Société de développement des
entreprises culturelles du Québec (SODEC).
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération canadienne des sciences
humaines de concert avec le Programme d'aide à l'édition savante, dont les fonds
proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

IMPRIMÉ AU CANADA EN OCTOBRE 2004

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« Et j'allais vers l'ange, en lui disant de me donner
le petit livre. Et il me dit : Prends-le et avale-le ;
il sera amer à tes entrailles, mais dans ta bouche
il sera doux comme du miel.
Je pris le petit livre de la main de l'ange, et je
l'avalai ; il fut dans ma bouche doux comme du
miel, mais quand je l'eus avalé, mes entrailles
furent remplies d'amertume.
Puis on me dit : II faut que tu prophétises de
nouveau sur beaucoup de peuples, de nations,
de langues, et de rois. »
Apocalypse, 10, 9-11
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« Ce que ce livre aurait dû rendre présent, c'est


donc l'approche d'une cohérence qui n'est pas
plus la nôtre, celle de l'homme, que celle de Dieu
ou du monde. En ce sens, c'aurait dû être un livre
apocalyptique (le troisième temps dans la série
du temps). »
Gilles DELEUZE, Différence et répétition

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Avant-propos

OMME L'ONT SIGNALÉ de nombreux auteurs, au sens strict, ce que


cnous entendons par «littérature» date seulement du xix siècle. e

Auparavant, les constellations sociales où brillent les œuvres étaient tout


autres ; on était loin, en particulier, d'une évidente autonomie, telle qu'elle
apparaît constitutive de la sphère littéraire à partir des années 1850. Com-
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ment alors concevoir la littérature quand elle n'est pas encore autonome?
Qu'est-ce que «la littérature d'avant la littérature » ? Selon quelles cristal-
lisations historiques, qui auraient permis la quête de son autonomie, l'art
des œuvres d'écriture s'est-il transformé ? Faut-il simplement discerner un
champ de forces en train de gagner son autonomie, des belles-lettres sur le
chemin glorieux de leur liberté, bref, une contrée en voie de développe-
ment ? Le risque de la téléologie implicite est évident ; mais pire encore, la
linéarité supposée du développement apparaît trop simplificatrice.
Qu'une fonction-auteur émerge lentement et façonne certaines atti-
tudes sociales d'écriture et que des institutions soient installées et régulent
la vie littéraire dès la Renaissance, que le statut social, juridique et financier
de l'écrivain s'établisse dès le xvne siècle, que la ferveur publique recon-
naisse aux littérateurs un double pouvoir de modelage et de critique à
l'époque des Lumières, tout cela ne suffit pas pour lire à rebours de
l'autonomie conquise du xixe siècle une phase de fragile et lente, mais
uniforme, « autonomisation ». L'histoire n'opère pas selon le principe de
ces fonctions que les mathématiciens appellent « monotones ». La consti-
tution de la « littérature » suppose plutôt la configuration changeante de
variations minimes aux résonances parfois étonnantes. À la glorieuse
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10 L E L I V R E AVALÉ

incertitude du sport, il faudrait aussi joindre celle de l'histoire et retrou-


ver le sens des surprises que réserve le temps aux sujets qui s'y inventent.
En ce sens, l'histoire de la littérature ne peut se limiter aux litanies
d'auteurs ou aux théories d'œuvres. Elles sont, bien sûr, indispensables,
comme le sont les perspectives institutionnelles ou le tracé complexe des
carrières d'écrivain. Mais il me semble utile de prendre la « littérature » de
plus loin.
Ainsi, il nous est devenu évident que l'activité littéraire participe de ce
que nous nommons la «culture». Qu'est-ce que la culture? Je n'entends
pas ici en donner de définition stricte (il en existe beaucoup), je voudrais
seulement souligner, dans une perspective historique, qu'il n'existe de
« culture » que depuis les temps modernes. L'émergence de la littérature
est en fait contemporaine de la constitution de la culture comme mode
d'organisation ou de représentation de la société. Ce qui signifie qu'elle en
reçoit une autorité particulière, mais aussi qu elle en alimente les manières.
Or, quelle façon les hommes avaient-ils de se représenter à eux-mêmes la
légitimité de leur communauté et de leurs façons de vivre ensemble, avant
que la culture n'en fournisse des modèles ? Manifestement, c'est la tradi-
tion ou la mémoire qui jouaient ce rôle : elles permettaient de lier les
hommes à leur passé et donnaient aux moindres gestes l'autorité de l'an-
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cien. Ne faut-il pas alors tâcher de comprendre comment la littérature a


émergé dans le creuset complexe de ce passage entre mémoire et culture ?
La valeur sociale reconnue aux œuvres littéraires, aux postures d'écrivain,
aux usages de lecture participe des nouvelles modalités du vivre-ensem-
ble, ici en les reproduisant, là en y résistant, ailleurs en s'y établissant.
Que la littérature soit ainsi partie prenante du déplacement général
qui touche les sociétés modernes ne signifie pas qu'il suffit alors de jalon-
ner le passage massif d'une légitimation par la mémoire à une institu-
tionnalisation de la culture (on peut même penser que c'est une idée bien
moderne que de chercher coupure et nouveauté radicales, comme si des
époques différentes restaient bouclées sur elles-mêmes). Encore une fois,
la perspective doit être rien moins que linéaire, comme l'affirme Ariette
Farge : « L'histoire n'est point le récit équilibré de la résultante de mou-
vements opposés, mais la prise en charge d'aspérités du réel repérées à
travers des logiques dissemblables se heurtant les unes aux autres1. »
À partir de minuscules variations d'occurrences singulières, d'abord
guettées, puis reprises, enfin dénouées, on peut examiner comment des
déplacements majeurs ont lieu. C'est que les faits circulent volontiers les
uns dans les autres, et cependant, pas un événement qui ressemble à un
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AVANT-PROPOS 11

autre, pas un événement qui ressemble à lui-même l'instant d'après. Bien


des actes de parole, sciemment innovateurs ou parfaitement rétrogrades,
sont ainsi sources de bouleversements inaperçus ou témoins de déplace-
ments insoupçonnés. C'est pourquoi il faut adopter parfois un préjugé de
calligraphe qui trouve à la forme de l'écriture plus de sens qu'aux significa-
tions avouées et à la résistance du papier plus de portée qu'aux références
instituées.
Dès lors, les variations d'échelle seront de règle : tantôt un genre,.tantôt
une œuvre, tantôt une vie, tantôt une crise, tantôt un rôle social, tantôt
un dispositif imaginaire. Variations aussi des concordances de temps :
nombreux sont les points d'inflexion par où apprécier la convergence des
courbes et nombreuses aussi les vitesses relatives ou les ponctuations
probables qui imposent de reprendre des périodisations à chaque fois
différentes où coexistent, se superposent, se succèdent, s'enchevêtrent, se
contredisent, se transforment des groupes d'événements. Plutôt que la
médiatisation d'une représentation bien centrée, qui donne, certes, l'illu-
sion de la profondeur de champ, on préférera ici l'immédiateté des surfaces
où se mobilisent les représentations. Que, pour les fins de la mise au jour,
il soit plus évident de présenter, d'un côté, les révolutions de la mémoire
comme une fragmentation de la communauté, de l'autre, l'invention de
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la culture comme une institution de la subjectivité, ne doit pas faire illu-


sion : « Un bon ébéniste se sert d'un ciseau peu aiguisé. En effet, le ciseau
de Maître Myokan ne coupe pas très bien2. »
En sous-titrant ce travail « De la littérature entre mémoire et culture »,
l'idée est bien de saisir comment quelque chose comme la littérature existe
en fonction du passage, infiniment plus vaste, de société de mémoire à
société de culture, mais ce passage n'est ni uniforme, ni constant, ni définitif;
l'important, pour caractériser la littérature, tient moins aux deux termes
qu'à leur liaison : la littérature se forme sur le principe d'un « entre-deux».
Il s'agit donc de parcourir quelques fragments du grand labyrinthe de
l'histoire.
Dans un précédent ouvrage, Le corps imprimé, j'avais tâché de saisir
certains déplacements historiques depuis l'intérieur même des textes lit-
téraires. Il s'agit, ici, de prendre des écarts maximaux avec les évidences
de l'institution littéraire afin d'appréhender l'ampleur des discours à
l'œuvre et de débrouiller une petite partie de l'écheveau dans lequel s'est
constitué notre sens de la «littérature». Car, si l'on tient à produire une
histoire de la littérature, elle ne saurait être qu'un amalgame de discours,
d'événements, d'institutions dans lesquels des publications font, peu à
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12 L E L I V R E AVALÉ

peu, corps. Comment décider des discours, des événements, des institu-
tions qui ont effectivement façonné le corpus que nous reconnaissons
aujourd'hui comme littéraire, voilà où joue la tentative et l'approche.
Avec les Lettres modernes, c'est le livre de la culture que les individus
avalent jusque dans les contradictions que cela implique, ayant l'impres-
sion du miel dans la bouche et de l'amertume dans les entrailles, selon ce
qu'en dit l'Apocalypse, telle que je l'ai cité en exergue.
Corps imprimé, d'un côté, livre avalé, de l'autre, forment ainsi le para-
doxe constitutif des ouvrages que nous appelons «littéraires».
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Introduction

I L N'EST PAS DE GROUPE qui ne sente la nécessité de légitimer son ordre


ses règles et jusqu'à son existence. Il ne suffit pas de vivre ensemble, il
faut encore en susciter le droit. Rien d'humain n'existe sous le ciel qui
n'ait sa raison inscrite dans des valeurs. L'invention de cette légitimité
peut se faire de deux manières et délimite donc, de ce point de vue, deux
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types de société.
Ainsi, la légitimité peut venir du dehors, de l'extérieur du groupe. Que
ce soit un ou des dieux, des esprits, la nature, peu importe, l'essentiel est
que personne à l'intérieur de la communauté ne puisse revendiquer l'éta-
blissement de l'ordre social comme son invention. Il y va de la perma-
nence de la société elle-même. Si certains membres du groupe pouvaient
légitimement revendiquer la création de tel rituel, de tel mythe, de telle
croyance, de tel savoir, ils acquerraient du coup la possibilité de modifier
à leur guise l'ordre même de la communauté. Il faut bien que l'ordre
social soit reçu, mais ce don impose une dette toute spéciale envers ce
dehors sacré qui demeure au-delà de n'importe quel pouvoir humain.
D'où l'importance du passé, car c'est de lui que vient la légitimité, en même
temps que l'intelligibilité du présent. C'est autrefois que furent institués
les règles et les rituels, les permissions et les chants, les obligations et les
fêtes : les ancêtres deviennent des figures divines, dispensatrices de savoirs
et d'être. Ces sociétés valorisent la tradition, elles souscrivent à un culte
de la mémoire, par où le passé maîtrise le présent, par où les hommes
du présent ne contrôlent pas les souvenirs qui leur sont légués. Il s'agit
avant tout, pour eux, de recevoir et de transmettre un héritage. Il s'agit de
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14 L E L I V R E AVALÉ

façonner le passé comme présent afin de paraître immobile (ce qui ne


signifie pas bien sûr que la société soit immobile : on peut changer les
mythes, varier les rites, déplacer les obligations, adapter les savoirs, à la
condition de toujours introduire les changements au nom du passé : le
mythe raconté par le chef d'une tribu indienne, au petit matin, la colère
d'Achille que chante l'aède, le soir, ne sont pas strictement identiques à
ceux de la veille, c'est toujours cependant «le conte » qui parle, l'impéris-
sable tradition de la voix). La mémoire figure alors comme une énergie
sociale, un moyen collectif de répétition et d'invention: les êtres sont
dans la mémoire. Du coup, l'univers apparaît sur le fond d'une signifiance
généralisée : de chaque fait qui arrive, on se demande : « De quoi est-ce le
signe ? » La répétition permet ainsi de densifîer certains événements élus,
afin de mieux laisser dans l'ombre la multiplicité ordinaire des instants
(on assure la continuité des temps par le discontinu des événements). Ces
sociétés qui cultivent la mémoire, par volonté d'indifférence1, sont, en
fait, des sociétés de l'oubli par hypermnésie locale.
Soit la légitimité provient de l'intérieur même du groupe : non plus
hétéronomie donc, mais autonomie (autonomie des sujets, de la raison,
des nations: autant de possibilités, au besoin, congruentes). Les règles de
l'ordre social ne sont plus reçues, elles demandent à être créées, inventées
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par les individus qui forment la société. Tradition et mémoire sont criti-
quées et tenues pour des obstacles à la réalisation de l'ordre social dans la
mesure où elles empêchent justement de telles inventions. Loin de four-
nir une énergie sociale, elles ne sont prises que pour des techniques rou-
tinières qui bloquent les innovations individuelles sous le poids du passé.
Il faut désormais les soumettre au jugement des individus, car c'est en
eux que réside la valeur, c'est par eux que se décide la venue des réalisa-
tions communes. Au relatif anonymat de la tradition succède la nécessité
de se faire un nom, d'imprimer sa marque sur les réalisations de l'histoire
comme si l'on pouvait signer au bas de la page du temps. Dans ce type de
société, les êtres doivent produire le présent comme futur, car c'est à sa
part d'avenir que l'on juge la validité du présent: il s'agit de paraître
mobile (ce qui ne signifie pas, là non plus, que l'on soit effectivement
mobile). L'avenir projeté explique (littéralement déplie) le présent, car le
passé n'a de valeur qu'à passer par le discours de l'histoire, il n'est plus
source d'intelligibilité, ni de présence immédiate, c'est, au contraire, lui
qu'il faut comprendre : coupé du présent, le passé est devenu une énigme.
Les êtres ne sont plus alors dans la mémoire, c'est la mémoire qui réside
dans les êtres, et seulement sous la forme d'une faculté mineure et négli-
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INTRODUCTION 15

geable. Du coup, l'univers est perçu sur le fond d'une insignifiance généra-
lisée: de chaque moment du temps, on se demande: «En quoi est-ce un
signe ? » Dans le temps désormais uniforme, il faut faire de chaque instant,
au moins potentiellement, la surprise fabriquée d'un événement, afin de
mieux laisser dans l'ombre l'insupportable répétition (on produit une
discontinuité temporelle par le flux continu d'événements). Ces sociétés
qui dévaluent la tradition, par désir de différences, sont, en fait, des sociétés
de l'oubli par hvpermnésie générale2.

La mémoire : avant-hier et aujourd'hui

Je suis desséché par la soif et je meurs :


vite, donnez-moi de l'eau fraîche qui
jaillit du marais de Mnémosyne.
Orphée, fragment 17

Une des aventures intéressantes des sociétés occidentales tient à ce qu'elles


semblent documenter le passage ou l'inflexion d'un type de société à
l'autre.
Alphonse Dupront voit ainsi dans les Lumières la manifestation d'un
plus vaste procès, « celui de la définition d'une société des hommes indé-
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pendante, c'est-à-dire sans mythes ni religions (au sens traditionnel du


terme), société "moderne", c'est-à-dire société sans passé, ni traditions,
du présent, et tout entière ouverte à l'avenir3 ».
Pierre Chaunu amplifie encore l'originalité de cette césure :
Tout a muté sur l'horizon 1630. Tout a rebondi autour de 1680. L'Europe des
Lumières est née à cette hauteur, au point d'intersection des pensées d'une
étroite élite conquérante, à l'Ouest, avec les structures presque immobiles d'un
monde très vieux, manières de produire, de vivre ensemble, d'aimer. [...]
Nulle période n'est autant un commencement et une fin. Commencement de
la croissance soutenue, fin de la société traditionnelle où la connaissance et
l'éthique se transmettaient par voir-faire et ouï-dire, fin de la chrétienté4.

Marcel Gauchet, soulignant l'équivoque constitutive de l'expérience


du temps « entre un toujours déjà-là qui nous réduit à rien et un jamais
encore advenu qui nous projette dans la libre ouverture d'un faire », pense
la nouveauté historique des sociétés modernes qui ne sont plus structu-
rées par la religion, « comme si l'espèce humaine avait successivement
choisi de privilégier l'une ou l'autre de ces dispositions temporelles5 ». Ce
n'est d'ailleurs pas seulement, comme semble l'indiquer Marcel Gauchet,
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16 L E L I V R E AVALÉ

l'insistance du passé ou le projet du futur qui aiguisent le rapport social


au temps, mais la gestion du passage même entre passé et futur, qu'on
s'obstine à y voir apparaître un legato, un tuilage impeccable, ou bien
qu'on y cherche la production des staccatos incessants du nouveau : ainsi
la sacralisation de la mémoire est à l'insistance du passé dans le présent,
ce que le mythe du progrès est à la projection du présent dans le futur.
Dans les métamorphoses de la mémoire apparaissent, dès lors, des
déplacements considérables qui touchent autant les statuts sociaux que
les représentations collectives. Chris Wickham et James Fentress remar-
quent combien, au sortir du Moyen Âge, « l'histoire de la mémoire est
celle de sa constante dévalorisation [...]. La mémoire, de plus en plus,
s'est retirée, pour nous, dans l'individuel. C'est une source de savoir privé
et non social6 », et Krzysztof Pomian relève comment, à l'époque mo-
derne, pivotent les relations entre histoire et mémoire, de sorte à en in-
verser les rapports au temps et aux individus, de sorte, aussi, à en
renverser les valeurs7. On a le sentiment que les lents bouleversements
des sociétés médiévales aux États modernes, que décrivent les historiens,
épousent, en fin de compte, les positions opposées qu'une logique des
modes de légitimation suppose.
Il va sans dire qu'à entrer dans l'empiricité des phénomènes, nos socié-
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tés contemporaines ne manquent pas d'être travaillées par la mémoire


collective comme l'ont, depuis quelques décennies déjà, montré Maurice
Halbwachs et Fernand Dumont8. Réciproquement, le sens de la tradition
dans la société médiévale ne recoupe pas impeccablement les postures
univoques que la logique décrit. Il vaut, néanmoins, la peine de mettre en
valeur brièvement, et par souci du contraste, le statut de la mémoire au
Moyen Âge.
Dans sa diligente dette envers l'Antiquité, Augustin fait de la mémoire
une des trois facultés de l'âme comme Cicéron en faisait une des trois
parties de la prudence (autrement dit, de l'intelligence éthique). La
mémoire est ce qui régule la vie quotidienne comme une vie éthique.
L'activité psychique des membres de la communauté est dès l'abord collec-
tive : la mémoire n'est pas seulement fama publica, renommée, elle est
surtout mémoire des héritages que forment les privilèges, les rituels, les
identités ou les coutumes. «Plus que le témoignage individuel, c'est
l'expression ritualisée de la mémoire dans la communauté et imposée par
la tradition qui importe [...], le passé devient plus le support d'un com-
portement que l'objet d'un savoir9. » Loin d'être réduit à l'autrefois ou au
jadis, le passé est utilisé à la fois comme modèle du présent et justifica-
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INTRODUCTION 17
tion du futur, jusque dans l'exploitation de l'anachronisme et dans la
vertu de l'oubli10. En ce sens, les « personnes » au Moyen Âge ne sont pas
des entités individuelles autonomes, pourvues de droits juridiques, mais
des personœ, c'est-à-dire « les supports matériels de rôles qu'elles n'écri-
vent pas, mais qu'elles reçoivent, sous la forme d'un destin, de la puis-
sance qui réside dans la memoria, une puissance qui est au-delà du
pouvoir ou du contrôle des hommes11 ». La mémoire est simultanément
technologie du quotidien, éthique des relations sociales et puissance
d'être. Guillaume de Saint-Thierry place ainsi au sommet de l'âme le
pouvoir de la mémoire12, car elle est à la fois soigneuse récollection du
passé, et, plus fondamentalement encore, manière d'être présent à la pré-
sence elle-même.
La mémoire doit être pensée comme une instance de passage, une
force d'animation, non comme un positionnement dans le passé ou quel-
que chose dont on ne peut plus que réfléchir l'absence. Catapultant le
passé dans le présent, elle permet de donner du sens aux gestes habituels
ou aux événements inattendus, elle fait de la vérité d'un moment l'éter-
nité de la vérité : « La vérité pénètre dans le palais de l'intelligence où elle
se lie avec la mémoire pour engendrer l'éternelle vérité de la pensée13. »
Que serait une vérité qui ne passerait pas le seuil de l'instant ? À passer
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pour mémorable, la vérité vire à l'immuable : elle est devenue un modèle


(de pensée, de sens, de pratiques). Dans son Livre des anges, Raymond
Lulle alloue trois facultés aux anges : Intelligence, Volonté, Convenance ;
mais dans son traité de VArbre de science, la Convenance devient Mémoire,
car les deux disent le même : la mémoire est ce qui accorde, ce qui har-
monise, ce qui sert de médiation entre Dieu et les hommes, par la vertu
de l'exemple. La structure de la mémoire, en effet, est avant tout une
structure de l'exemplaire : la transmission des savoirs, des gestes, des cou-
tumes y demande une technicité en même temps qu'une autorité. Dans
cette religion de la commémoration qu'est le christianisme, il n'est guère
surprenant de voir allouer à la mémoire un rôle aussi capital.
Voyons, juste pour l'exemple, les usages des recueils d'exempla. Ces
petites histoires, qui illustrent une leçon morale, ont pour charge de léguer
à chacun les modèles à suivre et les significations à donner, eh reliant sens
moral et récit exemplaire. De même que la mémoire noue passé et pré-
sent, intelligible et sensible14, Yexemplum lie vie quotidienne et valeur
éthique par le fil coloré d'un événement exemplaire. Avec les recueils
d'exempla, mnémotechnique, morale collective et ontologie de la mémoire
se suralimentent les unes les autres. Ainsi le premier recueil écrit pour les

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18 LE L I V R E AVALÉ

prédicateurs au milieu du xine siècle, le Tractatus de diversis materiis


predicabilibus d'Etienne de Bourbon, est-il composé dans l'ordre théma-
tique des sept dons de l'esprit (crainte, piété, science, force, conseil, intel-
ligence, sagesse). On pourrait penser qu'il s'agit d'un choix peu propice à
la remémoration puisqu'il manque d'ordre rationnel, mais ce serait
oublier la force d'animation de la mémoire, dans la mesure où les prédi-
cateurs s'avéraient parfaitement capables de passer d'un exemplum à
l'autre, selon leurs besoins, grâce aux opérateurs de passage mémoriels
qui validaient les connexions analogiques : « La mémoire du prédicateur
est alors [...] invoquée autant qu'aidée15. » Lorsque, à la fin du xme siècle,
les livres d'exempla commencent à être rangés sous forme alphabétique,
cela suppose un déplacement considérable, dans la mesure où les techni-
ques de lecture ne reposent plus sur les glissements thématiques de la
mémoire, mais sur l'arbitraire du classement alphabétique. Si l'on peut
voir une expansion des arts de mémoire, ce sont, dès lors, des outillages
mnémotechniques qui visent plus à maîtriser les pratiques du mémora-
ble qu'à partager la puissance d'animation collective. Sans doute les tech-
niques de mémoire influent-elles sur les habitudes mentales et les gestes
répétés, comme le maintient Mary Carruthers16, mais en perdant, peu à
peu, l'Être-Mémoire dans lequel baignaient les légitimations et les iden-
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tités de chacun.
Cette interprétation paraît aller à l'encontre des grands travaux de
Frances Yates et de Paolo Rossi, qui montrent l'importance du théâtre de
mémoire de Giulio Camillo, de la pensée ésotérique de Giordano Bruno
et des méthodes combinatoires de Raymond Lulle à Leibniz. Pour ces
premiers exégètes des arts de mémoire, ce n'est qu'au xvme siècle que la
coupure décisive se ferait. Qu'il y ait rémanence des mnémotechniques
ne signifie pourtant pas que les enjeux ontologiques et collectifs de la
mémoire perdurent. On peut même penser que les arts de mémoire sont
d'autant plus disponibles pour les explorations sur les rationalisations ou
l'hermétisme des méthodes qu'ils ne font plus partie intégrante de la per-
pétuation des héritages et des formations d'identités17. Paolo Rossi recon-
naît d'ailleurs «l'absorption de la mémoire par la logique» et le fait
qu'elle en soit, du coup, «profondément transformée18». Les Méditations
de Descartes n'ont plus guère que le nom de commun avec la technique
médiévale de la meditatio, dont Mary Carruthers a montré l'imprégna-
tion mémorielle. En perdant de sa puissance spéculative et de son anima-
tion collective, la mémoire passe au service du jugement et de la raison
individuelle et ne tarde pas à se voir reléguée fort bas dans l'échelle des
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INTRODUCTION 19

valeurs. Il devient, désormais, de moins en moins possible d'y trouver un


mode de légitimation sociale, un répertoire de rôles et d'attitudes, une
manière de mettre en forme des expériences et de pouvoir les interpréter.
L'ultime feu d'artifice des arts de mémoire ressemble fort à un feu de
paille19.
Ainsi serait scellé le destin de la mémoire dans nos sociétés, tellement
scellé qu'il a fallu beaucoup de temps pour parvenir à reconnaître cette
dimension collective, voire ontologique de la mémoire. Au moment où
Frances Yates et Paolo Rossi travaillent encore à cette reconnaissance, au
début des années 1960, Alphonse Dupront remarque combien « la mémoire
collective est la matière même de l'histoire. N'est-il pas très significatif
d'une mentalité, la nôtre, dite moderne, que nous ne l'ayons encore qua-
siment pas différenciée comme matière d'étude20 ? »
Depuis lors, les travaux sur la mémoire collective se sont multipliés
dans diverses disciplines, au point de défier toute tentative de faire un
état de la question. Certes, la mémoire joue de nouveau un rôle éminent
dans les oeuvres de pensée dès la fin du xixe siècle : sans mémoire, pas
d'intuition de la durée, donc du vivant chez Bergson, pas de retour du
refoulé ni de travail analytique chez Freud, pas de généalogie ni d'éternel
retour chez Nietzsche. Mais Maurice Halbwachs est encore un pionnier,
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dont on n'entend d'ailleurs que depuis peu les leçons, lorsqu'il rapporte,
dans les années 1920, la sociologie à une nécessaire analyse des mémoires
collectives.
Aux révolutions des temps modernes, et à l'empire sur nous de la
notion même de révolution qu'ignoraient nos ancêtres21, succède, depuis
deux dizaines d'années, la restauration de la mémoire. Les liturgies com-
mémoratives, la grande messe du patrimoine, le pieux recyclage de l'ancien
à défaut de l'antique, tout est bon pour les dévots de la mémoire : qu'im-
porté le tesson pourvu qu'on ait l'ivresse du passé. Le succès public d'un
travail savant comme les Lieux de mémoire (et jusqu'à la locution elle-
même aussitôt publiée que disséminée du bureau du ministre de la Cul-
ture aux journalistes des pages sportives, des panneaux publicitaires à la
juridiction du patrimoine) témoigne de cette « fièvre commémorative22 »,
de cette « tyrannie de la mémoire23 » dans nos sociétés contemporaines.
On en dirait autant de la tradition qui est devenue un argument de
vente pour les marchands en mal de renouveau, mais aussi un objet
d'étude récent des historiens, des philosophes, des sociologues et même
des ethnologues, dont on se serait attendu à ce qu'ils prissent en compte
la notion plus tôt, eux qui s'occupent des sociétés « traditionnelles24 ». La

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2O LE L I V R E AVALÉ

production scientifique multiplie d'ailleurs les ouvrages sur le sujet jus-


qu'en ses disciplines les plus inattendues (la paléontologie, par exemple,
ou la neuro-chimie) retrouvant dans la tradition, non un inutile fardeau,
mais la composante nécessaire de toute production humaine, même si
cela apparaît encore comme un « véritable paradoxe : [... ] l'homme est à
la fois individu zoologique et créateur de la mémoire sociale », du coup
« la tradition est biologiquement aussi indispensable à l'espèce humaine
que le conditionnement génétique l'est aux sociétés d'insectes [...]. À
partir de Vhomo sapiens la constitution d'un appareillage de la mémoire
sociale domine tous les problèmes de l'évolution humaine25 » ; c'est aussi
la conclusion des travaux d'un neuro-chimiste comme Steven Rosé : pour
lui, le cerveau humain diffère de celui des autres animaux par la création
d'une mémoire artificielle, qui libère un grand nombre de neurones pour
d'autres fins, en s'inscrivant dans une mémoire collective, hors de laquelle
aucun processus biologique humain ne serait compréhensible26.
La présence parmi nous de la mémoire collective n'est donc ni affaire
de quelques disciplines, ni pur commerce des signes, elle relève d'une
phantasmatique sociale et indique certaines modifications du rapport
que les sociétés occidentales entretiennent avec elles-mêmes. C'est un
symptôme de la culture actuelle qu'elle soit si souvent alliée à la mémoire
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ou à la tradition : on ne cesse de voir apparaître des syntagmes, autrefois


improbables, aujourd'hui inaperçus, comme «mémoire culturelle» ou
« tradition culturelle ». Plus encore, on allie parfois histoire et mémoire,
comme si la culture occidentale qui a tant investi sur le progrès comme
destination et le discours historique comme appropriation du passé pou-
vait impunément ramener à elle mémoire et tradition qu'elle a systémati-
quement dévalorisées27. Le succès de l'histoire des mentalités semble bien
caractéristique de ce déplacement : ce n'est pas simplement que l'on in-
vente un nouveau questionnaire et de nouveaux objets d'étude, mais c'est
une soudaine et surprenante valeur qui se trouve allouée aux faits de
tradition. Lors d'une rencontre, en 1980, sur «Histoire des mentalités,
histoire des résistances, ou les prisons de longue durée », il est significatif
de sentir la réaction de Michel Vovelle (bien placé pour sentir le proces-
sus) qui, au moment de livrer les deux interprétations possibles de l'iner-
tie des mentalités (soit une façon de « charrier les scories des idéologies
mortes », soit une manière de tenir « le trésor d'une identité préservée,
l'expression la plus authentique des tempéraments collectifs : en somme,
ce qu'il y a de plus précieux») s'étonne devant l'importance subite de
cette seconde interprétation, alors que des générations ont rejeté l'inertie
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INTRODUCTION 21

pesante des traditions, « signe des temps, dans une société en quête de ses
"racines"28'». Il n'y a pas seulement ici éternel retour des racines (ou de
leur quête), mais phénomène bien daté d'une nouvelle fascination.
Peut-on comprendre ce retournement des valeurs allouées à la mémoire
collective en saisissant alors son rôle dans la culture? Encore faudrait-il
que nous sachions à quoi nous en tenir sur la notion même de culture.

La culture : naguère et jadis

Si la culture est la chose du monde la plus répandue, elle n'en semble pas,
pour autant, la plus évidente. Qui l'analyse ne peut manquer de trouver
dans ses expressions les plus courantes quelques petits paradoxes ; sept,
pour être précis, qui se chevauchent ou se superposent partiellement,
mais qui ont chacun leur impact propre.
1. La culture est universaliste et particularisante : tout être est de cul-
ture, mais chacun relève d'une culture.
2. La culture désigne l'ensemble de la société (puisque tout phénomène
social est de toute façon culturel) et une sphère particulière à l'intérieur
de la totalité sociale (le domaine des représentations en général, ou bien
des modes esthétiques et intellectuels plus spécifiquement).
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3. La culture est un concept différenciant (entre l'élite et le populaire,


le civilisé et le primitif, l'humain et le non-humain) et holistique (il vaut
comme identité du groupe).
4. La culture est un répertoire inconscient d'habitudes collectives qui
façonne nos dispositions et un stock de créations conscientes, d'inven-
tions volontaires, de styles singuliers.
5. La culture valorise l'innovation et même, ultimement, la libération
des formes reçues, tout en faisant de ces valeurs des marchandises sur le
marché des biens symboliques, réinstaurant une aliénation sociale.
6. La culture fonctionne comme une façon de discipliner les membres
d'une communauté et elle suscite aussi la création de cultures alternatives,
ou, au moins, de contre-modèles culturels.
7. Si l'art a bien partie liée avec la culture, alors celle-ci favorise loisir,
oisiveté, improductivité ; et si la culture a partie liée avec l'éducation, l'ap-
prentissage, voire le dressage, alors elle doit avantager travail, production,
fabrication.
Bien souvent, on tranche et on découpe dans ces antinomies les postu-
lats indispensables pour avancer dans telle ou telle recherche, avec pour
conséquence de dissoudre la tension, mais également la dynamique des
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22 LE L I V R E AVALÉ

oppositions. Abandonner des éléments encombrants conduit aussi à ratio-


naliser abusivement la construction historique de ces antinomies, voire à
l'oublier purement et simplement.
À ces difficultés conceptuelles s'ajoutent certains problèmes de notre
actualité : si la mémoire semble essaimer partout, on peut faire le même
constat pour la culture, qui est devenue industrielle et politique, voire
polymorphe avec le multiculturalisme ou particulariste lors des négocia-
tions du GATT ou de I'ALÉNA ; chaque groupe, large ou minuscule, paraît
vivre à l'heure de la culture : il y a des cultures d'entreprise ou des grandes
écoles, une culture de I'ONU à l'heure de la mondialisation ou une culture
de mort quand le pape condamne l'avortement dans son encyclique
Evangelium vitœ, la crainte qu'une culture Disneyland ne submerge la
vieille Europe ou l'émerveillement qu'un « objet, même le plus ordinaire,
enferme [... ] une culture29 ». Marc Auge, en bon ethnologue de la vie quo-
tidienne, note que l'« on n'a jamais autant parlé de culture qu'aujourd'hui
(à propos des médias, à propos de la jeunesse, à propos des immigrés) et
cette utilisation du mot, pour plus ou moins incontrôlée qu'elle soit,
constitue à elle seule une donnée ethnologique30 ».
Et, de même que pour la mémoire, les productions savantes ne sont
pas en reste: Charles Percy Snow, en 1959, conçoit, lors d'une célèbre
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conférence à Cambridge, le divorce entre literary intellectuals et natural


scientists, dans les termes d'un conflit entre deux cultures^ avant que Wolf
Lepenies n'en fasse un système à trois en introduisant la sociologie ; sous
l'impact de l'École de Birmingham, le développement des études sur la
« culture de masse » conduit à la création institutionnelle des Cultural
Studies en Grande-Bretagne ou aux États-Unis ; l'anthropologie se tourne
de plus en plus vers l'analyse des productions symboliques : relations de
parenté ou circuits économiques sont conçus, d'abord, comme des prati-
ques culturelles ; après l'éblouissant déploiement des théories de la litté-
rature et des sciences des signes, la sociologie et l'histoire culturelles des
œuvres littéraires prennent une importance accrue depuis les années 1980.
Peut-être cette nouvelle autorité de la culture se discerne-t-elle au
mieux chez les historiens : à la polarisation politique et diplomatique du
xixe siècle succède la valorisation économique et sociale du xxe siècle,
avant que l'histoire des mentalités, la psychologie historique ou l'anthro-
pologie historique ne tournent radicalement l'investigation du passé vers
les dispositifs symboliques et les pratiques culturelles. Comme y insiste
Aron Gourevitch, annoncer que «l'historien moderne ne peut pas ne pas
être historien de la culture», ce n'est pas ajouter là une dépendance
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INTRODUCTION 23

nouvelle à l'édifice bien bâti de l'histoire, mais « reconstruire, de fond en


comble, l'édifice tout entier31 ». À partir du moment où chaque posture
sociale, chaque souci économique, chaque geste violent ou tendre se fait à
l'ombre d'une culture qui, à la fois, les rend possibles, leur donne du sens,
leur permet d'être entendus, contestés ou réappropriés, il devient évident
que politique, social ou économique ne forment plus des domaines sou-
verains, mais les pierres de l'édifice de l'histoire que la culture appareille :
En fait, ce qu'il faut penser, c'est comment toutes les relations, y compris celles
que nous désignons comme des rapports économiques ou sociaux, s'organi-
sent selon des logiques qui mettent en jeu, en acte, les schèmes de perception
et d'appréciation des différents sujets sociaux, donc les représentations cons-
titutives de ce que l'on peut appeler une "culture"32.
Qu'il s'agisse là d'un développement spécifique de l'historiographie
n'empêche pas qu'il y a une histoire culturelle à faire de cette prospérité
générale du culturel aujourd'hui33, aussi bien qu'un examen attentif de
cet expressionnisme de la culture.
Plus encore, il faudrait aussi s'interroger sur l'histoire culturelle de la
culture elle-même, car à la prendre comme ce réservoir de pratiques, de
schèmes, de représentations conscients et inconscients, qui induisent
valeurs et significations sociales, on tend à en faire un transcendantal
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sans naissance probable ni disparition possible. Non seulement doit-on


repérer comment et pourquoi les sociétés occidentales modernes ont
« inventé » la culture34, mais il faut également inscrire cette invention dans
des rapports de force que la culture elle-même tend à occulter, soit sous
la guise d'un transcendantal anthropologique, soit sous l'apparence du
pur jeu d'apparences qui formerait le domaine esthétique35. Autrement
dit, que nous tombions sur des paradoxes conceptuels ou sur une dissé-
mination inquiétante, il devient indispensable de replier la culture sur
elle-même et de tâcher de comprendre comment et pourquoi nos sociétés
modernes ont inventé semblable concept et permis pareilles migrations.
C'était déjà ce que réclamait Walter Benjamin : « II faut étudier comment
le concept de culture est né, quel sens il a eu aux différentes époques et à
quel besoin il répondait quand il fut forgé. Il pourrait apparaître à cette
occasion que ce concept, dans la mesure où il désigne l'ensemble des
"biens culturels", est d'origine récente36. »
Si l'on fait une brève histoire du mot (indicative ou suggestive comme
toute histoire sémantique), on voit, en effet, que la «culture» apparaît
assez tard dans la langue française. Le terme latin renvoie aux pratiques
agricoles et, au figuré, aux manières de révérer les dieux ou de rendre

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24 LE L I V R E AVALÉ

meilleurs les esprits : c'est un même soin des terres, des intelligences et des
âmes. Au xvie siècle, Du Bellay en reprend explicitement les valeurs agri-
coles pour l'amener à une manière collective de faire fructifier la langue :
Que si les anciens Romains eussent été aussi negligens à la culture de leur
langue, quand premièrement elle commença à pululer, pour certain en si peu
de tens elle ne feust devenue si grande. Mais eux, en guise de bons agriculteurs,
l'ont premièrement transmuée d'un lieu sauvaige en un domestique: puis
affin que plus tost et mieux elle peust fructifier, coupant à l'entour les inutiles
rameaux, Font pour échange d'iceux restaurée de rameaux francz et domes-
tiques, magistralement tirez de la langue greque, les quelz soudainement se
sont si bien entez et faiz semblables à leur tronc, que désormais n'apparaissent
plus adoptifz, mais naturelz37.

Quoique la culture ne soit ici employée que pour qualifier le développe-


ment de la langue latine, elle s'offre déjà comme travail et production de
soi (le verbe «produire» revient fréquemment dans le traité) à partir
d'une altérité arraisonnée et domestiquée : la culture est fabrication d'une
naturalité, selon un modèle de filiation. Du Bellay mêle deux modèles : la
réception d'un ailleurs (ici géographique plus que temporel) et la pro-
duction d'un désormais.
Mais ce n'est encore que filage métaphorique, qui doit beaucoup au
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modèle tacite par où la genèse de soi se fait à partir d'une régénération,


comme on le perçoit déjà chez Pic de la Mirandole. Dans son De hominis
dignitate, l'homme apparaît, en effet, sans place déterminée, sans règle à
appliquer, sans nature définie, mais cette plasticité inattendue lui permet
justement d'établir ses règles, de constituer son essence, de produire sa
place dans le monde : « Doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et hono-
rifique de te modeler [plastes] et de te façonner [fictor] toi-même [...], tu
pourras dégénérer [degenerare] en formes inférieures, qui sont bestiales ;
tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer [regenerari] en formes
supérieures, qui sont divines38. » Même si l'enjeu reste ici théologique
(c'est Dieu qui parle à sa créature et lui laisse liberté de se façonner à sa
guise), il prendra peu à peu des implications de plus en plus séculières et
civiles, jusqu'à devenir un maître-mot de la Révolution et définir, du
coup, la coupure entre Ancien et Nouveau Régime39. Pour en arriver là, il
aura fallu que le terme suppose une coupure temporelle entre passé et
présent, d'abord subie dans la découverte d'une Antiquité de plus en plus
étrangère aux siècles qui l'admirent40, ensuite produite par rapport à un
passé proche, voire un présent, que l'on entend renvoyer aux enfers de
l'oubli. Alors, la culture aura prise sur son avenir.
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INTRODUCTION 25

Étant donné les déplacements impliqués, on conçoit que l'innovation


inspirée de Du Bellay ne forme pas de rameaux immédiats, même si
augmentent les références verbales, au point que les dictionnaires de
Furetière (1690) et de l'Académie française (1694) enregistrent « cultiver »,
au sens de s'exercer et faire fleurir sciences et arts, esprits et mémoires,
connaissances et amitiés, autrement dit, faire s'épanouir dons personnels et
relations sociales, comme « cultures de l'esprit » ou « culture des lettres ».
Suivant toutes les histoires du mot41, la culture est utilisée de façon
absolue, pour la première fois, chez La Bruyère, dans la sixième édition
des Caractères (1691) :
Je nomme Eurypyle, et vous dîtes : « C'est un bel esprit. » [... ] Mais vous-
même, vous croyez-vous sans aucun esprit ? et si vous en avez, c'est sans doute
de celui qui est beau et convenable : vous voilà donc un bel esprit ; ou s'il s'en
faut peu que vous ne preniez ce nom pour une injure, continuez, j'y consens
de le donner à Eurypyle, et d'employer cette ironie comme les sots, sans le
moindre discernement, ou comme les ignorants, qu'elle console d'une certaine
culture qui leur manque, et qu'ils ne voient que dans les autres42.
Sans insister sur les arabesques ironiques de La Bruyère, il suffit de noter
que la culture apparaît comme outil de distinction, comme spectacle d'un
manque : à l'ignorant, elle échappe irrémédiablement. Mais quelle culture ?
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L'emploi qu'on dit absolu est, à lire de près, modalisé : c'est une « certaine
culture » qui fait défaut pour apprécier le bel esprit, autrement dit, impli-
citement, soit culture des lettres pour discerner la valeur des références
tacites de l'homme spirituel, soit culture du monde pour juger de son art
de converser.
En fait, il est possible de trouver une occurrence absolue du mot plus
vieille de sept ans43 et plus instructive encore que celle de La Bruyère ; elle
se trouve dans la traduction par Amelot de la Houssaie de VOrâculo
manualy arte deprudenda de Baltasar Graciân:
Cultiver et embellir.
L'homme naît barbare, il ne se rachète de la condition des bêtes que par la
culture ; plus il est cultivé, plus il devient homme. C'est à l'égard de l'éduca-
tion que la Grèce a eu droit d'appeler barbare tout le reste du Monde. Il n'y a
rien de si grossier que l'ignorance ; ni rien qui rende si poli que le savoir. Mais
la science même est grossière, si elle est sans art. Ce n'est pas assez que l'enten-
dement soit éclairé, il faut aussi que la volonté soit réglée, et encore plus la
manière de converser44.
Cinq éléments sont ici importants. D'abord, le type de texte dans lequel
survient la notion de culture : non une description ironique des caractères
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26 LE L I V R E AVALÉ

humains, comme chez La Bruyère, mais un traité de pyrotechnie morale


où la prudence aristotélicienne éclate, dans le ciel jésuite, en feux d'arti-
fice de la rationalité de cour45. Après cela, l'opposition dédoublée de l'ani-
mal et de l'humain, du barbare et du civilisé (comme nous dirions
aujourd'hui). Puis, la définition de l'homme comme processus: n'est
humain, non celui qui naît homme, mais celui qui tâche de le devenir, en
un travail de fabrication de soi-même qui est « rachat » de sa naissance,
un rachat du péché originel par le commerce des hommes. Ensuite, le
polissage des êtres que permet le savoir, en les rendant plus ingénieux,
mais surtout la politesse nécessaire pour réguler, réglementer l'exercice
de sa volonté (autrement dit, de son désir) et le commerce des discours
avec d'autres : l'homme de culture n'est pas simplement savant, il est par-
dessus tout social ; l'éducation ne charge pas uniquement les esprits de
connaissances, elle modèle des attitudes, des conduites, des manières, des
âmes. Enfin, à l'instar des rameaux grecs entés sur la souche romaine, le
terme « culture » germe grâce au plant espagnol repiqué dans le terreau
français.
Le concept ne s'impose pourtant pas facilement, ni seul. Il entre en
concurrence avec d'autres termes aux origines plus anciennes, voire plus
nobles : courtoisie, civilité, politesse, urbanité et trouve, au xvme siècle,
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un adversaire sérieux en la personne de la « civilisation46 ». Norbert Elias,


Lucien Febvre, Fernand Braudel, Raymond Williams, Hannah Arendt,
Emile Benveniste, autrement dit, certains des plus grands noms de la
sociologie, de l'histoire, des études littéraires, des sciences politiques et
de la linguistique, ont dévolu des travaux aux aventures conceptuelles
de la culture et de la civilisation47. Mais ils ne pouvaient encore observer
ni la diffusion massive de la notion de culture, ni son parallèle avec
la mémoire ou la tradition (parallèles lobatschevskiennes puisqu'elles se
recoupent en certains points) : c'est ce nouveau contexte qui ouvre une
voie quelque peu différente des leurs. L'hypothèse tentante est, en effet,
de pousser le parallèle jusqu'à l'antagonisme : si l'on peut décrire un pas-
sage de sociétés à base traditionnelle vers des sociétés modernes, encore
faut-il comprendre comment ces mutations sociales, économiques, poli-
tiques parviennent à se légitimer selon les nouveaux modes du vivre-
ensemble, comment sens, valeur, identité, transmission se formalisent
selon des convenances et des styles inédits — est-ce que la culture n'opé-
rerait pas alors comme le relais de la mémoire ? De même que Ton parle
d'une «invention de l'homme moderne», il faudrait ainsi penser une
« invention de la culture ».
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INTRODUCTION 27

La littérature : qu'en faire ?

Classiquement, la littérature fait partie de cette sphère qu'on dit cultu-


relle. Or, si l'on peut essayer de penser une invention de la culture aux
xvne et xvme siècles, il ne fait guère de doute que la littérature y joue un
rôle spécifique : rôle double d'aûleurs, puisqu'elle donne une assise ima-
ginaire et un mode de communication aux nouvelles pratiques de socia-
bilité en même temps qu'elle reçoit de cette «sphère culturelle» une
publicité et une valeur incontournables. Difficile, dès lors, d'être surpris
de voir, dans les inventaires de bibliothèque, même provinciales, de la
seconde moitié du xvme siècle, les ouvrages religieux céder largement la
prééminence aux livres d'histoire et surtout de belles-lettres48.
La facture esthétique des œuvres littéraires a toujours fait problème
pour l'historien : il faudrait pouvoir l'oublier afin que le texte joue pleine-
ment son rôle de document, ou sciemment (pour certains, scientifique-
ment) abandonner l'œuvre à son insoutenable légèreté. Mais cette
séparation est elle-même un effet des temps modernes: la chanson de
Roland ne dit pas le passé sur le mode des chroniques royales, elle n'est
pas pour autant moins crédible. Il s'agit là du paradoxe constitutif de la
« littérature » depuis la fin du xvme siècle, ainsi que le résume Jacques
Rancière : « La littérature est "sociale", elle est l'expression d'une société
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en ne s'occupant que d'elle-même, c'est-à-dire de la manière dont les


mots contiennent un monde. Et elle est "autonome" pour autant qu'elle
n'a pas de règles propres, qu'elle est le lieu sans contours où s'exposent les
manifestations de la poéticité49. »
Dès lors, ce qu'il faut comprendre est la formation historique de cette
particularité des œuvres et leur constitution esthétique : que la discipline
théorique de l'esthétique naisse au xvme siècle est l'indice d'un autre type
de légitimation et de consommation des « belles-lettres ». C'est à partir de
là qu'il devient possible d'éviter les apories documentaires et d'ouvrir une
histoire des constellations de la valeur littéraire sous l'Ancien Régime :
Les œuvres ne coïncident jamais, certes, avec le regard que jettent sur le
monde et les choses, dans la réalité ancienne disparue à jamais, les personna-
ges mis en écriture ou en scène. Les écrivains parlent à leur place. Au cœur des
personnages fictifs se joue le rapport au réel, mais ils permettent aussi une
lecture des valeurs et des pratiques sociales dans les codes mêmes qui organisent
les fictions et participent de la communication du temps50.

Comment s'y prendre concrètement. En multipliant les analyses à dif-


férents niveaux. Ainsi, la mémoire est sens donné aux événements, il faut

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28 LE L I V R E AVALÉ

savoir comment elle devient lacune et obstacle à partir d'un certain


moment (et pour cela, focaliser sur un texte « exemplaire » : les Essais de
Montaigne) ; la mémoire est pourvoyeuse d'identités collectives, il faut
saisir comment elle s'avère être vaporisation personnelle, jusque dans les
façons de construire des vies chez les mémorialistes; la mémoire est
valeur allouée aux personnes et transmission des héritages, il faut enten-
dre pourquoi elle s'efface comme une dette à oublier, en examinant une
crise paradigmatique où le rapport à l'auteur prend quelques tournures
modernes (la querelle des Lettres de Guez de Balzac) ; la mémoire est
aussi affaire politique, comme il y a des mises en scène, le pouvoir opère
sur des mises en mémoire, comme on le voit dans le cas spectaculaire des
Entrées royales. Et, à chaque fois, mieux appréhender le rôle joué par les
belles-lettres dans ces «révolutions» de la mémoire (révolutions qui
découvrent les périgées et les apogées de la mémoire, jusqu'à l'anachro-
nisme de la révolution sociale et politique qui disloque pour de bon le
socle mémoriel, commandant tantôt une dérive, tantôt un effondrement,
de ses continents).
Mais de quelle manière passer de la mémoire à la culture, s'ils appar-
tiennent à deux univers hétérogènes ? Où repérer un quelconque passage,
lorsque les enjeux paraissent si vastes ? Le mieux est de choisir deux postes
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frontières afin d'observer les transits : la souveraineté et la grâce. Ce sont


des positions politiques aux fondements des échanges sociaux. La souverai-
neté dit sans doute une des plus fortes spécificités des sociétés modernes.
La grâce témoigne d'usages qui semblent, au contraire, en disparaître. Il
s'agira donc de concevoir le principe de souveraineté et son ancrage dans
la grâce, afin de mieux comprendre le rapport au langage de la louange.
Ensuite, on tâchera d'en suivre les effets sur les lettres, la langue et le style,
afin de comprendre comment la littérature a pu s'adosser à une souverai-
neté de la langue et à une grâce du style. Enfin, on pourra saisir, d'une part,
comment les manières de « civiliser » la grâce économique et religieuse
deviennent rhétorique sociale et fondement mondain de l'esthétique,
d'autre part, comment la catégorie du goût assure le passage du particu-
lier au public et de la subjectivité à la communauté des connaisseurs.
On pourra alors entrecroiser aux accidents de la mémoire les émer-
gences de la culture, on pourra enter sur les pertes ou les insistances de la
mémoire les greffons du culturel : voir, ainsi, comment le rôle de « salon-
nière » s'adosse au lieu commun de la femme civilisatrice ; comment la
culture d'élite s'affirme d'autant plus univoque qu'elle invente au passage
son contraire, la culture populaire ; comment l'art du monde et l'art litté-
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INTRODUCTION 29

raire œuvrent en deçà des jeux de centre et de marge qu'ils vont néanmoins
contribuer à constituer depuis la République des lettres jusqu'aux recon-
naissances juridiques des droits de l'auteur; autrement dit, comment
femmes, marginaux, peuple sont simultanément autres mais indispensa-
bles, indispensables parce que autres, à l'institution de la culture. Je dois
réserver pour un autre ouvrage la possibilité de comprendre comment,
enfin, la valeur esthétique est instituée à partir des nouveaux rapports à
l'économie politique, au travail et au temps, bref, à la dette héritée ou
déniée.
Le portrait du temps présent est celui d'un visage outrageusement
fardé, un visage fait de forces mobiles et lisses où l'on n'aperçoit jamais
les rides du passé ni les traces des aventures anciennes, non par fuite
intarissable du temps présent, mais parce que nous avons construit notre
appréhension du maintenant avec tout l'art de la cosmétique moderne
(là où les Anciens l'édifiaient en prudente cosmologie). Notre littérature,
quand elle n'est pas mise en scène fragmentée de mémoires ressuscitées,
prend l'allure assez spectrale chez Beckett, chez Blanchot, chez Duras,
« d'une mémoire qui a été entièrement purifiée de tout souvenir, qui n'est
plus qu'une sorte de brouillard, renvoyant perpétuellement à de la
mémoire, une mémoire sur de la mémoire, et chaque mémoire effaçant
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tout souvenir, et cela indéfiniment51. » Ce sont ces nappes de langage sta-


gnant qui opacifient l'atmosphère de la vie littéraire, jusqu'à en brouiller
aujourd'hui les avenues habituelles ou les solitudes reconnues, les destins
annoncés ou la perte reconduite. En appariant interrogation contempo-
raine sur le statut de la littérature, prolifération anesthésiante de la
culture et reproduction industrieuse de la mémoire, c'est tout un dépla-
cement de valeurs que l'on observe, non par rupture décisive ou brutale,
mais, au contraire, par l'élan donné jadis et en fonction des logiques
intrinsèques de diverses conjointures sociales. S'appuyant sur le fait que
la mémoire n'aurait «jamais connu que deux formes de légitimité : histo-
rique ou littéraire », Pierre Nora va jusqu'à voir dans le nouveau rapport
que nous entretenons avec la mémoire et l'histoire «le deuil éclatant de la
littérature52 ».
Il devient, dès lors, stratégique de partir en quête de certains de ces
tramages de l'histoire qui ont permis au présent de devenir notre énigme
favorite. C'est à ce questionnement du maintenant qu'il faut lier l'investi-
gation de l'autrefois, non pour y chercher les clauses secrètes du contrat
social que nous semblons, aujourd'hui, résilier avec la culture ou passer
avec la mémoire (ce serait croire que pourraient revenir intégralement les
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30 LE L I V R E AVALÉ

vertus anciennes de la tradition dans des sociétés radicalement différentes


et, en particulier, le fait qu'il y ait des leçons à tirer du passé pour mettre
en forme et expliquer notre présent), mais pour en rapporter une sagesse :
faire affleurer un pli du temps. Si la culture apparaît, aujourd'hui, en son
existence historique, c'est qu'elle est usée jusqu'à la corde et que sa trame
appelle nos regards. Si la mémoire devient le surplomb à partir duquel
interroger ses surprenantes distributions, voire sa collective disparition,
c'est que l'on voit à travers la culture. Et surtout cette investigation ne
cherche en rien à vanter les heureux temps de la tradition à jamais per-
due : mémoire ou culture forment des façons d'assembler les hommes et
de lier les temps, qui, en soi, ne valent pas plus l'une que l'autre. Réfléchir
le pliage historique de l'autrefois sur le maintenant permet simplement de
faire, du même coup, apparaître les œuvres, les auteurs, les publics en des
postures oubliées, car le grand arbre de la littérature plonge ses racines
dans un sol qui n'est pas le sien. Touchée immédiatement par le passé,
l'histoire devient intempestive.
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PREMIERE PARTIE

Les révolutions de la mémoire


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CHAPITRE 1

L'amnésie de Montaigne :
pour une nouvelle expérience
du passé

UPPOSONS UNE DATE où la mémoire aurait déjà basculé du côté de


s son déclin ; supposons une œuvre où l'on puisse repérer à la fois les
anciens usages mémoriels et les nouvelles pratiques culturelles ; suppo-
sons le tranchant définitif d'un texte pour exposer, comme sur une table
d'opération, les entrailles d'un moment d'histoire ; non pas une transi-
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tion, mais une œuvre qui fasse problème. Ce texte est considéré comme
un chef-d'œuvre.
Georges Duby, dans un article de 1969 où il était un des premiers à
donner au culturel une position importante dans les recherches histori-
ques, souligne, certes, combien cette histoire culturelle doit se faire à par-
tir de la « production courante » plutôt que des « chefs d'œuvre1 ». Mais il
s'agit aussi de « situer dans la chronologie ces flexions qui scandent la vie
d'une culture2 ». Or, comment indiquer les flexions ? L'image même de
« production courante » laisse à penser qu'il devrait être délicat de mar-
quer, tracer, sceller les inflexions du flux de l'histoire. Pourtant les flexions
font bien partie d'une dynamique des fluides.
Par où passent alors les points de rebroussement ou les notables
infléchissements? «Particulière attention doit être prêtée à certaines
œuvres maîtresses qui cristallisent les tendances novatrices, qui portent
condamnation des formes tenues désormais pour surannées, et qui
demeurent ensuite, pour un temps plus ou moins long, exemplaires —
c*est ici que le chef d'œuvre prend valeur explicative3. » Même si Georges
Duby signale qu'il faut aussi reconnaître les énergies propres aux ateliers
des nouvelles forces culturelles (cours princières, universités ou couvents
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34 LE L I V R E AVALÉ

des ordres mendiants), l'inflexion paraît la mieux repérable, la mieux


dépliée (ex-pliquée) dans l'œuvre qui ne court plus, que l'on a immobi-
lisée, dont on a fait un exemple.
Partons alors d'une de ces œuvres maîtresses ; elle nous permettra, en
même temps, de réfléchir sur ce qu'est un exemple, autant pour l'histo-
rien que pour le contemporain de Montaigne.

L'amnésie de Montaigne
Dans un des premiers essais qu'il compose en 1572 ou 1573, Montaigne
choisit comme thème les menteurs et commence sa leçon par un propos
personnel qui sonne comme un aveu :
[A] II n'est homme à qui il siese si mal de se mesler de parler de mémoire. Car
je n'en reconnoy quasi trasse en moy, et ne pense qu'il y en aye au monde une
autre si monstreuse en défaillance. J'ay toutes mes autres parties viles et com-
munes. Mais en cette-là je pense estre singulier et très-rare, et digne de gaigner
par là nom et réputation4. » Et, dans la première édition, il embraye aussitôt
sur ses menteurs : « Ce n'est pas sans raison qu'on dit que qui ne se sent point
assez ferme de mémoire, ne se doit point mesler d'estre menteur5.
Autrement dit, le défaut de mémoire est à porter tacitement au crédit de
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la franchise et de l'honnêteté de Montaigne : qui n'a pas de mémoire ne


saurait mentir. C'est dire d'office le piètre compte de la mémoire, à tout le
moins individuelle, mais aussi jouer du paradoxe de l'amnésique renommé,
par où le manque de mémoire est, cette fois-ci, retourné en mémoire
collective. La fama publica fait circuler le nom de Montaigne, assure sa
traversée des temps, permet la pérennité de sa présence, alors même qu'il
en dénie la portée politique, éthique, voire ontologique. Les ajouts des
années 1580 vont, en effet, boucler le sort de la mémoire collective. Entre sa
première confidence et l'amorce de la référence aux menteurs, Montaigne
amplifie ainsi sa critique:
[B] Outre l'inconvénient naturel que j'en souffre [C] — car certes veu sa
nécessité Platon a raison de la nommer une grande et puissante déesse — [B]
si en mon pa'ïs on veut dire qu'un homme n'a poinct de sens, ils disent qu'il
n'a point de mémoire, et quand je me plains du défaut de la mienne, ils me
reprennent et mescroient, comme si je m'accusois d'estre insensé. Ils ne voyent
pas de chois entre mémoire et entendement. C'est bien empirer mon marché.
Mais ils me font tort, car il se voit par expérience plustost au rebours que les
mémoires excellentes se joignent volontiers aux jugements débiles. Ils me font
tort aussi en cecy, qui ne sais rien si bien faire qu'être amy, que les mesmes
paroles qui accusent ma maladie représentent l'ingratitude.
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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 35

Il y a déjà grande ironie à mettre en scène la mémoire dans un chapi-


tre dévolu aux menteurs, mais, avec cet ajout, tout un pan du rapport à la
mémoire s'écroule. Loin de donner à l'entendement sa mesure collective
et sa manière de franchir les obstacles du temps, la mémoire, désormais,
s'y oppose. À tout le moins pour un homme de qualité et de « culture »
comme Montaigne. La discorde conceptuelle recoupe, en effet, une diffé-
rence sociale. Là où ses paysans et ses domestiques fondent encore leur
relation à l'univers sur les assises de la mémoire, Montaigne invoque déjà
entendement et jugement personnel comme creuset du rapport au
monde. Il est fascinant de voir dans ce texte les deux régimes présents
l'un à l'autre jusque dans leur conflit. Se prétendre sans mémoire est —
pour les gens de Montaigne toujours ancrés dans la conception médié-
vale — une double aberration : puisque la mémoire est aussi sens alloué
aux événements, ne pas en avoir revient à être, littéralement, insensé;
mais pour celui qui, en plus, revendique son manque de mémoire, il élève
sa folie au carré. Rien d'étonnant à ce que ses gens refusent de le croire.
Plus surprenant, néanmoins, que Montaigne soit sourd à leurs jugements,
sauf à supposer un déplacement considérable des statuts réciproques de
l'entendement et de la mémoire dont témoigne le livre des Essais.
Les serviteurs de Montaigne semblent plus proches d'un Chrétien de
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Troyes que de leur maître. Dans Le chevalier au lion, Yvain devient fou
pour avoir manqué à sa promesse, « por quant mes ne li sovenoit de rien »
(désormais il ne se souvenait de rien) ; mais, par l'effet d'un baume magi-
que, il guérit de sa folie, il « rot son san et son mimoire6 » (il retrouve son
sens et sa mémoire). À la folie ne s'oppose pas seulement la raison, mais
aussi la mémoire ; entendement et souvenir sont pratiques germaines qui
se perdent et se retrouvent ensemble. Chez Bonaventure des Périers, com-
prendre et se souvenir vont encore de concert : quand un jeune homme
découvre, le soir de ses noces, qu'il n'est pas le premier à connaître sa
femme, cela «luy fit souvenir qu'on la luy avoit belle baillée7». Cette
remarque ne signifie pas qu'il se remémore qu'on lui avait raconté des
histoires, mais bien qu'il comprend qu'on l'a trompé.
La folie de Montaigne tient à l'abandon de cet étroit cousinage et à
l'antagonisme trouvé aux figures du sens et du souvenir. On pourrait y
ajouter conscience et mémoire avec l'histoire de Lynceste, dont Montaigne
signale dès l'abord qu'il ne la lit jamais sans s'en offenser, « d'un ressenti-
ment propre et naturel » (c'est-à-dire d'un sentiment qui lui est personnel,
qui fait partie de son être8), car Lynceste, accusé de conjuration contre
Alexandre, prépare soigneusement sa défense en prison, mais au moment
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36 L E L I V R E AVALÉ

de parler publiquement, sa mémoire lui fait défaut, il hésite et les soldats,


mésinterprétant son trouble, l'exécutent aussitôt, car « ce n'est à leur advis
plus la mémoire qui luy manque, c'est la conscience qui luy bride la
langue et luy oste la force. Vrayment c'est bien dict9 ! » Et Montaigne de
rapporter à ses propres manques cette histoire exemplaire de Lynceste :
«Autant que je m'en rapporte à elle [la mémoire], je me mets hors de
moy, jusques à essaier ma contenance10. » Là où Yvain se retrouve, littéra-
lement, hors de lui-même (ce qui signifie aussi hors de toute société,
puisqu'il vit nu, solitaire, dans la forêt : marques évidentes de sauvagerie)
en perdant la mémoire, Montaigne, à compter sur la mémoire, perd son
pouvoir sur lui-même, son adéquation à soi-même, il ne se contient plus11.
Suivant le principe des vases communicants, désormais, l'excellence de
l'un fait la débilité de l'autre : qui gagne en mémoire perd en jugement,
qui accroît son entendement peut oublier de se souvenir. À quelle balance
peser la gravité de la mémoire ou l'alambic du jugement? Quelle est
l'autorité qui octroie les gains de valeur et les pertes de prestige ? « II se voit
par expérience... », dit Montaigne. Mais est-ce l'expérience des Anciens
dont l'âge est un sage reflet et la prudence la vertu exemplaire ? À voir le
résultat, tout se passe comme si la mémoire collective avait plutôt déjà
basculée sous le contrôle du couple sacro-saint des temps modernes:
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expérience et jugement. Le procès est faussé («Ils me font tort» est à


entendre d'une oreille juridique), puisque l'expérience est juge et partie.
Dans ce jeu à somme nulle où le profit de l'un fait la perte de l'autre,
Montaigne n'est pas seul à condamner la mémoire. La rationalisation
médicale, par exemple, que critique et exploite à l'occasion Montaigne,
schématise à sa manière les mêmes propositions :
La mémoire pour estre bonne & ferme demande de l'humidité, & que le cer-
veau soit de grosse substance [...]: au contraire l'entendement veut que le
cerveau soit sec & composé de parties fort subtiles & délicates. La mémoire
montant donc d'un point, il faut de nécessité que l'entendement se ravale &
s'abaisse d'autant : & qu'ainsi ne soit, je prie le curieux lecteur de songer à
tous les hommes qu'il a jamais connus doués d'une excellente mémoire, & je
m'asseure qu'il trouvera qu'aux actions qui appartiennent à l'entendement, ils
sont presque insensés12.
On ne saurait voir là une simple avancée du savoir médical, loin des
pratiques courantes. La vulgate est aussi celle de l'élite mondaine, comme
en témoigne Du Refuge (maître des requêtes et conseiller d'État) : « L
Mémoire a pour partage l'humidité du cerveau [...]. L'Entendement & la
Mémoire ne se peuvent en façon quelconque trouver en mesme degré,
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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 37

pource que le sec & l'humide ne se peuvent imaginer en aucun subject


avec pareille force. De là nous pouvons conclure que qui aura grand
Entendement aura peu de Mémoire13. » Comme chez Montaigne, on peut
repérer le parallèle entre différence de valeur et distinction sociale, jusque
dans le type de cuisine utilisé : les plats à base humide et de grossière
substance comme les panades, les bouillies, les soupes et les ragoûts for-
ment l'alimentation ordinaire des masses laborieuses, tandis que les mets
plus secs et plus délicats forment la diététique des gens aisés aux activités
intellectuelles14. La métonymie des valeurs qui assure le passage entre
mémoire, humidité, substance grossière et plats populaires projette l'an-
cienne valorisation sociale de la mémoire dans les couches du passé le
plus vulgaire15.
Pratique d'élite, le jugement s'oppose à la mémoire ; pratique élective,
l'amitié montaignienne témoigne de la maladresse mentale de ceux qui
confondent défaut de mémoire et ingratitude personnelle. Oublier ce que
l'on doit à son ami ne saurait se situer sur le même plan que des oublis
plus occasionnels ; la dette amicale, pour Montaigne, n'est pas de celles
qu'on abandonne : « Certes je puis aiséement oublier, mais de mettre à
nonchalloir la charge que mon amy m'a donnée, je ne le fay pas. Qu'on
se contente de ma misère, sans en faire une espèce de malice, et de la
malice autant ennemye de mon humeur16. » L'ingratitude est ennemie de
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Montaigne justement dans la mesure où grâce, gratuité et gratitude


forment les facettes de l'amitié. Que la première rencontre de l'amitié (à
partir de l'édition de 1588) se produise au milieu d'une déprise de la
mémoire collective ne relève pas d'une pure coïncidence, car amitié et
mémoire partagent un même horizon : le politique.

Mémoire des Anciens, mémoire des ancêtres


Ce ne sont pas seulement les gens de Montaigne qui témoignent de la
valeur éminente de la mémoire, mais aussi les Anciens si estimés. On
conçoit sans peine la distance à garder avec ses gens pour un noble
d'autant plus fier de le paraître qu'il ne l'est que depuis peu. En effet, ce
n'est guère que depuis son grand-père, Grimon Eyquem, à la fin de sa vie,
et surtout son père, Pierre Eyquem, que le passage d'honorable marchand
bordelais au statut de « noble homme » est acquis. Par ailleurs, la mère de
Montaigne est encore directement issue d'une grande famille marchande
de Toulouse (peut-être juive17)- II est donc d'autant plus nécessaire à
Montaigne de faire apparaître son statut social qu'il en peut moins prouver
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38 LE L I V R E AVALÉ

le long héritage : les Essais sont aussi une manière de produire sa noblesse
(au double sens de montrer et de fabriquer), dans la mesure où une des
conditions de la noblesse tient à son caractère « immémorial18 », autre-
ment dit, concrètement, au fait de remonter au moins à trois générations.
Au xvie siècle, noblesse et renommée sont étroitement liées, certains
faisant même remonter le terme latin nobilis à noscibilis (reconnu,
renommé). Montaigne participe ainsi de ce nouveau groupe social au
statut encore incertain : plus vraiment bourgeois, pas tout à fait gentil-
homme. Il tient aux uns par le souci économique ou par la culture classi-
que, aux autres par le loisir ostensiblement campagnard (la vie sur ses
terres) ou par la valeur accordée aux armes. Cela détermine l'invention
de nouveaux styles de vie dont les Essais forment pratiquement un parfait
manuel19.
Il devient donc très important, pour Montaigne, de pouvoir marquer
certaines différences essentielles entre ses gens et lui-même en s'inscri-
vant en faux contre le privilège abusif qu'ils accordent à la mémoire ;
mais comment faire du prix alloué à la mémoire par les auteurs qu'il
estime le résultat d'une illusoire inflation ? Au sein du même passage sur
les «Menteurs», et avant d'indiquer le sentiment de ses propres servi-
teurs, Montaigne ajoute une référence qui semble contredire ce qu'il va
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pourtant avancer : « [B] Outre l'inconvénient naturel que j'en souffre [C]
— car certes veu sa nécessité, Platon a raison de la nommer une grande et
puissante déesse — [B] si en mon paï's [...]». Mais on voit bien que la
référence à Platon conduit à renvoyer la mythologie des Anciens aux chi-
mères du vulgaire, plutôt qu'à octroyer aux paysans l'autorité du passé.
L'opération est renouvelée dans un autre essai (« De la présomption »),
aussi critique que celui sur les menteurs :
[B] y regardant de près, je crains que ce defauct [de mémoire], s'il est parfait,
perde toutes les fonctions de l'âme. [C] Memoria certe non modo philoso-
phiam, sed omnis vitae usum omnesque artes una maxime continet.
[A]Plenus rimarum sum, hac atque illac effluo.
Il m'est advenu plus d'une fois d'oublier le mot [C] du guet [A] que j'avois
[C] trois heures auparavant [A] donné ou receu d'un autre, [C] et d'oublier
où j'avoi caché ma bourse, quoy qu'en die Cicero. le m'aide à perdre ce que je
serre particulièrement20.

La rencontre ironique de Cicéron et de Térence illustre le jeu des cita-


tions et l'art des manipulations chez Montaigne : il lui est loisible d'ajouter
des références contraires à sa propre position, à condition de les vider de
leur autorité aussitôt par des citations autres (pas même directement
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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 39

contradictoires, mais ici littéralement trouant la plénitude imposante de


la mémoire par le comique de la juxtaposition), ou par des expériences
personnelles qui exhibent leur vanité (même si oublier le mot du guet
implique de ne plus savoir faire la différence entre amis et ennemis, même
si perdre son argent pour l'avoir soigneusement dissimulé offre de sérieu-
ses conséquences, on sent bien que ces expériences sont « valorisantes »,
puisqu'elles supposent un mouvement incessant, une liberté de passage,
au besoin jusqu'à la perte, plutôt qu'une contrainte, un lien, une obli-
gation qui paraissent faire de la mémoire une prison et non une force
d'animation21).
Ce n'est pas que Montaigne soit devenu résolument insensible aux
anciennes valeurs de la mémoire, sans quoi il ne parviendrait même pas à
provoquer ces rencontres d'ennemis. Il partage manifestement avec les
humanistes le souci des textes antiques, souci où s'articule à la valeur de
la mémoire comme rhétorique sociale la nécessité d'une mémoire des
Anciens22. Montaigne est encore assez admirateur et fin connaisseur des
Anciens pour reconnaître leurs dispositifs symboliques et déjà promoteur
d'autres façonnements, d'autres protocoles, d'autres formes de savoir pour
ne pas adopter un point d'ironie jusque dans ses références aux mœurs
antiques, surtout si l'on veut les rabattre sur des expériences présentes :
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[B] Les Lacedemoniens sacrifioient aux muses, entrant en bataille, afin que
leurs gestes fussent bien et dignement escris, estimant que ce fut une faveur
divine et non commune que les belles actions trouvassent des temoings qui leur
sçeussent donner vie et mémoire. [A] Pensons-nous qu'à chaque arquebousade
qui nous touche, et à chaque hazard que nous courons, il y ayt soudain un
greffier qui l'enrolle23 ?
Les Muses antiques, filles de Mnemosyne, la déesse Mémoire, avaient, en
effet, pour charge d'assurer la renommée et la gloire des êtres de valeur.
Mais les événements errent dans un monde qui ne parvient plus à les
chanter ; l'aède inspiré à la voix enchanteresse prend, désormais, le visage
d'un greffier à l'écriture maigre qui tient registre des actions, comme,
dans un tribunal, on écrit les témoignages des plaignants.
Cette activité de « mise en rolle » (dont Montaigne a pu faire l'expé-
rience lors de ses années de conseiller à la Chambre des Enquêtes24) n'est
pourtant pas à prendre seulement en mauvaise part. Ce n'est pas tant le
greffier qui est en cause que le statut même de ce qui doit être relevé et
rapporté : même si combats et batailles abondent comme références dans
les Essais (preuves réitérées du statut nobiliaire de Montaigne), l'événe-
ment digne d'être « enrollé » concerne plus les attitudes, les habitudes et
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40 LE L I V R E AVALÉ

les gestes, bref, tout ce qui peut relever des mœurs ou des styles d'exis-
tence. Répondant à une demande sur ses capacités à servir, Montaigne
reconnaît, avec une once de plaisir, « ne sçavoir faire chose qui [1]'esclave
à autruy», mais il poursuit en supposant un possible service: « [JJ'eusse
dict ses veritez à mon maistre, et eusse contrerollé ses meurs, s'il eust
voulu [...] les observant pas à pas, à toute oportunité, et en jugeant à
l'œil pièce à pièce, simplement et naturellement, luy faisant voyr quel il
est dans l'opinion commune, m'opposant à ses flateurs25. » Là où le rhap-
sode antique, le « couseur de chants », proclamait la gloire de tel ou tel en
l'insérant dans le réseau mémoriel des autres compositions et en lui
permettant d'être à nouveau récité par les rhapsodes à venir, le greffier
des mœurs dresse le registre des actions de son prince, cas par cas, exer-
çant à chaque fois et pour chaque occasion son jugement : aux louanges
de la mise en mémoire qui évalue des grandeurs continues s'opposent
les vérités du greffier qui mesure des multiplicités discontinues («Non
seulement je trouve mal-aisé d'attacher nos actions les unes aux autres,
mais chacune à part soy je trouve mal-aysé de la designer proprement par
quelque qualité principalle, tant elles sont doubles et bigarrées à divers
lustres26. »)
Ne pouvant enregistrer les mœurs de son prince afin de lui permettre
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d'appréhender ce qu'il est (propos bien risqué), Montaigne fait de sa


librairie le greffe de ses propres actions en leur fuyante multiplicité :
Dernièrement que je me retiray chez moy, [...], il me sembloit ne pouvoir
faire plus grande faveur à mon esprit que de le laisser en pleine oysiveté s'en-
tretenir soy-mesmes et s'arrester et rasseoir en soy [...], au rebours, faisant le
cheval eschappé, il se donne cent fois plus d'affaires à soy-mesmes qu'il n'en
prenoit pour autruy; et m'enfante tant de chimères et monstres fantasques les
uns sur les autres, sans ordre et sans propos, que pour en contempler à mon
aise l'ineptie et l'estrangeté, j'ai commencé de les mettre en rolle, espérant
avec le temps luy faire honte à luy-mesmes27.
La première représentation de son projet suppose, pour Montaigne,
moins un enregistrement de faits mémorables que la mise en « rolle » de
parcelles de savoir ou de fantaisies étranges, dont l'intérêt ne tient pas à
leur exactitude ou à leur valeur intrinsèque, mais à la vérité du jugement
qu'on en tire. Même si les actions de son roi sont de plus grand ressort
que les monstres fantasques de son esprit, la logique qui préside à la vérité
demeure identique : elle dépend de l'attention d'un greffier à en rendre
compte, comme dans un livre de raison, afin de permettre au roi ou à
l'essayiste de se rendre compte d'eux-mêmes28. Pour que la vérité appa-
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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 41

raisse, il faut que le greffier l'ait dépouillée du vêtement de l'instant et


qu'elle surgisse nue dans l'écriture qui la juge.
Tel est ce que des figures prévenantes, comme celles de Sénèque ou de
Socrate, ne cessent d'offrir jusque dans leurs morts. Sénèque, d'abord,
qui fait de son image le paiement d'une dette personnelle envers ses pro-
ches, afin que ceux-ci méritent la gloire d'être d'authentiques amis dans
la mesure où ils conserveront dans leur mémoire le registre moral de son
existence: «Puis que je ne puis, leur dit-il, vous laisser autre chose en
reconnoissance de ce que je vous doy, je vous laisse au moins ce que j'ay
de plus beau, à sçavoir l'image de mes meurs et de ma vie, laquelle je vous
prie conserver en vostre mesmoire, affin qu'en ce faisant vous acquériez
la gloire de sincères et véritables amis29. » Socrate, ensuite, qui, lors de son
procès, a su ne pas « corrompre une teneur de vie incorruptible et une si
saincte image de l'humaine forme, pour allonger d'un an sa décrépitude
et trahir l'immortelle mémoire de cette fin glorieuse. Il devoit sa vie, non
pas à soy, mais à l'exemple du monde30. » Sénèque, pour ses amis, Socrate,
pour le monde, font de leur existence même une leçon exemplaire où
l'image de soi rejoint l'image de «l'humaine forme» en une couture
impeccable, puisque « chaque homme porte la forme entière de l'humaine
condition31. » Les êtres humains se referment sur leur nature d'homme,
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mais à condition d'y reconnaître une dette constitutive : ce que Sénèque


doit à ses amis, Socrate le doit à chacun, non parce que celui-là privilégie-
rait le cercle de ses proches et celui-ci l'horizon du monde, mais parce
que chacun, sachant recevoir l'exemple et le faire sien, peut renouer sous
la diversité des êtres le fil d'une parenté souterraine et secrète.
Le modèle, pour Montaigne, en reste celui du père :
Le soing des morts nous est en recommandation. Or j'ay esté nourri dés mon
enfance avec ceux icy. [... ] J'ay eu plus en teste les conditions et fortunes de
Lucullus, Metellus et Scipion, que je n'ay d'aucuns hommes des nostres. Ils
sont trespasséz. Si est bien mon père, aussi entièrement qu'eux [...]; duquel
pourtant je ne laisse pas d'embrasser et practiquer la mémoire, l'amitié et la
société, d'une parfaicte union et très-vive32.
La valeur exemplaire, à laquelle s'adosse tout art de mémoire, est affaire de
dette reconnue autant que de nourriture première. Homme sans mémoire,
Montaigne est, cependant, être du passé, artisan infatigable d'une «très-
vive » union avec les morts, comme si la fidélité, impliquée par tout senti-
ment de gratitude, faisait de la ressemblance au père ou aux Anciens une
tâche indéfiniment reconduite. Au point, d'ailleurs, de porter la gratitude
jusqu'à la gratuité, car c'est envers les morts que la dette semble la moins
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42 LE L I V R E AVALÉ

obligatoire et, pourtant, la plus obligeante ; Montaigne poursuit ainsi en


effet: «Voire, de mon humeur, je me rends plus officieux envers les
trespassez [...]. La gratitude est là, justement en son lustre. [... ] Ceux qui
ont mérité de moy de l'amitié et de la reconnoissance ne l'ont jamais
perdue pour n'y estre plus : je les ay mieux payez et plus soigneusemens,
absens et ignorans33. » La mort pourrait suspendre les dettes et annuler les
reconnaissances ; au contraire, pour Montaigne, elle les rend plus néces-
saires encore et vitales.
La mémoire des Anciens doit être recueillie et valorisée, mais sans laisser
pour autant la mémoire personnelle trop empiéter sur le jugement. Ce
sont, désormais, deux usages distincts. Il faut donc leur ménager, des pla-
ces, ici, impérissables et, là, circonscrites. Pour qui, à l'instar de Montaigne,
se vante de n'avoir pas de mémoire, sinon par gratitude amicale ou obli-
geance ancestrale, on doit tenir le registre des multiplicités par lesquelles
se forme le passé pour mieux en extraire jugement ou vérité : « Je veux icy
entasser aucunes façons anciennes que j'ay en mémoire, les unes de
mesmes les nôtres, les autres différentes, afin qu'ayant en l'imagination
cette continuelle variation des choses humaines, nous en ayons le juge-
ment plus esclaircy et plus ferme34. » Ce qui assigne à la mémoire un rôle
mécanique d'ustensile, de moyen pour une fin qui la dépasse : « C'est un
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outil de merveilleux service que la mémoire et sans lequel le jugement


faict bien à peine son office35. » La mémoire n'abrite plus savoirs et sens,
mais elle n'est pas dépossédée de toute opportunité : elle est encore émer-
veillement des ressemblances ou des différences, dissémination des exem-
ples et des valeurs, marques éveillées des parentés et des dettes ; mais un
émerveillement suspect, une dissémination immaîtrisable et des marques
en quête de leur autonomie ou de leur gratuité36. Le problème est là:
comment rapatrier en soi des valeurs exemplaires dont on ne peut se
passer pour s'établir et qui, en même temps, menacent le rapport qu'on
entretient avec soi-même ?
Suivons la tactique contorsionnée d'un «exemple» pris dans l'essai
«De la solitude». L'oisiveté et la solitude (le lieu même de Montaigne
retiré dans sa librairie) vont du même train que le rejet de l'ambition : la
retraite est façon de se retirer en soi-même. Mais le danger est de ne
savoir se gouverner, de voir survenir monstres fantasques ou chimères. La
solution ?
Présentez vous tousjours en l'imagination Caton, Phocion et Aristides, en la
présence desquels les fols mesmes cacheroient leurs fautes, et establissez les
contrerolleurs de toutes vos intentions : si elles se détraquent, leur révérence
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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 43

les remettra en train. Ils vous contiendront en cette voie de vous contenter de
vous mesmes, de n'emprunter rien que de vous37.
Autrement dit, faites d'exemples antiques les greffiers de vous-même,
instituez-les écrivains de vos intentions, car le respect que vous leur devez
vous forcera à vous contenir, à vous satisfaire de votre être, au point de
rejeter tout autre exemple que le vôtre. Le modèle passé n'a de validité
qu'à permettre d'en dénier l'inspiration, l'exemplarité des Anciens ne
vaut qu'à vous permettre de vous établir au centre de vos propres actions :
manière originale de tirer sa révérence au passé.
Comment mieux annuler les dettes de la mémoire qu'en empruntant à
soi seul?
J'aymerois mieux m'entendre bien en moy qu'en Cicéron. De l'expérience que
j'ay de moy, je trouve assez dequoy me faire sage, si j'estoy bon escholier. Qui
remet en sa mémoire l'excez de sa cholere passée, et jusques où cette fièvre
l'emporta, voit la laideur de cette passion mieux que dans Aristote, et en con-
çoit une haine plus juste. [... ] La vie de Cassar n'a poinct plus d'exemple que
la nostre pour nous38.
À la mémoire collective qui instruisait des rôles sociaux se substitue une
mémoire individuelle, outil du jugement sur soi, expérience sur laquelle
se modeler à partir du moment où l'entendement l'a, en quelque sorte,
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digérée : on ne demande plus aux exemples anciens la part de vérité de


nos actions ; on ne requiert d'eux que la possibilité de cadrer nos intentions
en une méticuleuse inversion du centre et de ses marges. Chaque mémoire
possède en elle-même, désormais, le principe intérieur de sa proliféra-
tion ; l'imprimerie en figure la technologie modèle : les gloses, qui étaient
interprétations des textes de la tradition, occupent ainsi la pleine page des
nouveaux imprimés («nous ne faisons que nous entregloser39»).
Il faut alors distinguer un double travail des signes qui suit la distinc-
tion sociale établie, dès le départ, par Montaigne, entre lui et ses gens. D'un
côté, l'action trouve sa vertu, donc sa force et sa valeur, en elle-même,
selon le modèle privilégié de l'action vertueuse ; de l'autre, la mémoire
collective peut, par un propice ouvrage d'illusion, favoriser un modelage
des actions en fonction de valeurs et de forces étrangères à elles-mêmes.
Ici, autonomie de la valeur ; là, hérétonomie du prestige.
Il seroit à l'advanture excusable à un peintre ou autre artisan, ou encores à un
Rhetoricien ou Grammairien, de se travailler pour acquérir nom par ses
ouvrages ; mais les actions de la vertu, elles sont trop nobles d'elles mesmes
pour rechercher autre loyer que de leur propre valeur, et notamment pour la
chercher en la vanité des jugemens humains. Si toute-fois cette fauce opinion
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44 LE L I V R E AVALÉ

sert au public à contenir les hommes en leur devoir ; si le peuple en est esveillé
à la vertu ; si les Princes sont touchez de voir le monde bénir la mémoire de
Trajan et abominer celle de Néron [...]: qu'elle accroisse hardiment et qu'on
la nourrisse entre nous le plus qu'on pourra40.
La fama publica peut être le lieu d'un travail, d'une production sociale
forcément précaire, pour certains fabricants d'objets ou de savoirs. La vertu
ne se paie, elle, que de sa propre valeur, sans attendre rien de la recon-
naissance d'un public. C'est pourquoi on peut exploiter les marques visi-
bles et bruyantes de ses productions afin d'être payé de retour, si l'on s'en
tient à la dimension publique des phénomènes; il peut même devenir
indispensable, étant donné la faiblesse innée de ceux qui composent le
public, de s'en tenir à cette mémoire collective comme à une bourse des
valeurs sociales pour mieux les contenir en ce qu'ils doivent. L'être dénué
d'obligations publiques, libre de se clore sur ses propres expériences pour
mieux les évaluer en ses jugements, peut aussi voir, depuis sa position en
retrait du public, les logiques tacites et les productions d'illusion qui
commandent les possibilités du vivre-ensemble. Qu'il faille nourrir le
public de fausses opinions comme on les paye de fausse monnaie41, sans
doute, mais quelle nourriture choisir pour l'être sans mémoire ?
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Digero, ergo sum

Pour Montaigne, le modèle de cette fausse monnaie ou de cette illusoire


nourriture est le pédantisme42 :
Nous ne travaillons qu'à remplir la mémoire, et laissons l'entendement et la
conscience vuide. Tout ainsi que les oyseaux vont quelque-fois à la queste du
grein, et le portent au bec sans le taster, pour en faire bêchée à leurs petits,
ainsi nos pédantes vont pillotant la science dans les livres, et ne la logent qu'au
bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement et mettre au vent. [...] Que
nous sert-il d'avoir la panse pleine de viande, si elle ne se digère ? si elle ne se
transforme en nous ? si elle ne nous augmente et fortifie43 ?
On pourrait voir dans l'image des oiseaux la marque d'un dévouement
silencieux. Pourtant, selon le partage bien connu du cru et du cuit, la
nourriture que les pédants donnent à leurs élèves ne saurait demeurer
sans cuisson. Le but est de pouvoir la digérer (pour la médecine galénique,
la digestion est une forme de cuisson des aliments), sans quoi les enfants
ne sauraient en profiter pour former leur raison plutôt que leur mémoire.
La transmission du savoir ne consiste pas à redonner ce que l'on a reçu
dans sa forme et sa matière inchangées, sauf à rester pédant, mais à com-
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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 45

muniquer ce que l'on a auparavant transformé et qui nous a déjà fait


croître : ce n'est pas autrui que l'on donne, mais soi-même, ce n'est pas la
chose reçue, mais la chose augmentée de notre usage. Ainsi des Essais
eux-mêmes.
La meilleure preuve de la mauvaise transmission du savoir dont témoi-
gnent les pédants se trouve dans la façon que les élèves ont de le recevoir :
« Qui pis est, leurs escholiers et leurs petits ne s'en nourrissent et alimen-
tent non plus ; ains elle passe de main en main, pour cette seule fin de
faire parade [...] comme une vaine monnaie inutile à tout autre usage et
emploite qu'à compter et jetter44. » Qui n'a su faire proprement sien un
savoir qu'il transmet n'engage pas ceux qui le reçoivent à vraiment s'en
nourrir. Fausse valeur, monnaie de compte dont on n'achète rien, nourri-
ture éphémère, toutes formes de dilapidation des connaissances là où l'on
prétendait assurer leur saine circulation.
Il faut donc digérer, soit. Et les images abondent, chez Montaigne, pour
greffer l'alimentation de l'esprit sur l'intériorisation physique. Mais, encore
une fois, le souvenir qui en demeure ne rend pas compte de la bonne
digestion ; il faut guetter les expériences qui en surgissent, évaluer l'exis-
tence modifiée, enrichie, accrue de celui qui a su faire d'un savoir étranger
la marque de sa liberté :
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Qu'il juge du profit qu'il aura fait, non par le tesmoignage de sa mémoire
mais de sa vie. [... ] C'est tesmoignage de crudité et indigestion que de regor-
ger la viande comme on l'a avallée. L'estomac n'a pas faict son opération s'il
n'a faict changer la façon et la forme à ce qu'on luy avoit donné à cuire.
Nostre âme ne branle qu'à crédit, liée et contrainte à l'appétit des fantasies
d'autruy, serve et captivée soubs l'authorité de leur leçon. [... ] II faut qu'il
emboive leurs humeurs [à Xénophon et à Platon], non qu'il aprenne leurs
préceptes. Et qu'il oublie hardiment, s'il veut, d'où il les tient, mais qu'il se les
sçache approprier45.

Le profit est fonction de l'appropriation, comme la digestion est mesure


de la transformation des aliments ou la liberté, travail de l'oubli. L'enjeu ne
tient pas seulement à la constitution d'un capital de connaissances, mais
à la production d'une éthique de la digestion: comment ne pas rester
asservi au désir ou à l'autorité d'autrui? Les essais sur le pédantisme
(I, xxv) et sur l'institution des enfants (I, xxvi) ne précèdent pas pour rien
ce qui devait constituer le centre exact du premier livre, à savoir la repro-
duction du Discours de la servitude volontaire de La Boétie : la question
politique de la servitude passe par le problème éthique de l'appropriation
des savoirs et de la constitution d'un sujet. Si le passé semble contrainte
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46 LE L I V R E AVALÉ

plus qu'héritage, dette à rembourser plus que don qui accroît, alors il
devient impératif de réordonner la relation à la mémoire et l'évaluation
des libertés.
Digérer est affaire de physiologie, mais c'est aussi, en latin et dans le
français du xvie siècle, une opération rhétorique. Digerere signifie sépa-
rer, répartir ; pour Cicéron ou pour Quintilien, la digestio est la division
d'une idée générale en ses parties, c'est un geste qui distribue de part et
d'autre. Il ne s'agit donc pas seulement d'une activité naturelle, mais d'un
travail de l'esprit. « La lecture me sert spécialement à esveiller par divers
objects mon discours, à embesongner mon jugement, non ma memoyre46. »
Des œuvres du passé, on doit produire, moins l'ameublement du souve-
nir, que le façonnage du jugement. Le geste de distinguer en partageant et
en ordonnant est, du même coup, distinction sociale de celui qui démon-
tre sa capacité à diviser et à disposer. Là où les connaissances paraissent
glisser vers ce qui leur ôte toute stabilité, la digestion en décomposant
encore plus, mais méthodiquement, le savoir amassé, lui redonne un lieu,
un corps, un être qui peut, alors, en rétablir la valeur, en redistribuer
l'autorité. Au passé légué fait place le présent du jugement, au savoir
ancien, l'actualité physique d'un appareil digestif.
Lorsque le passé devient étranger au présent, il faut recomposer une
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immédiateté du savoir, une présence pressentie de l'autorité : l'intériori-


sation méthodique de la digestion permet de transformer l'autre en
même, l'énigme en appui; la force du disparate en puissance de distribu-
tion. La vérité trouvée aux événements dépend moins d'eux-mêmes que
du jugement qui les ordonne, comme la valeur nutritive des aliments
n'est empiriquement fixée que par celui qui les digère. Voilà ce qui rend
possible de retourner le principe de division, qui risque toujours d'em-
porter vers plus de diversité, en faisant de la digestio une dispositio. En
disposant le passé ou l'univers sous le regard qui distingue, on commande
à l'ajointement des positions (la librairie de Montaigne joue exactement
un tel rôle puisqu'il y contrôle à la fois les livres rangés à sa vue et son
domaine rendu soigneusement visible par les différentes ouvertures47).
Dès lors, la digestion n'est plus simplement décomposition des événe-
ments, mais extraction des harmonies qu'ils recelaient :
Comme, en un concert d'instruments, on n'oit pas un leut, une espinete et la
flutte, on oyt une harmonie en globe, l'assemblage et le fruict de tout cet amas
[...] ce n'est pas assez de compter les expériences, il les faut poiser et assortir et
les faut avoir digérées et alambiquées, pour en tirer les raisons et conclusions
qu'elles portent48.
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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 47

Précisément parce qu'elle est aussi métaphore et que, dans le transit de


l'image, apparaît l'image du transit, il est loisible à la digestion de pro-
duire une unité qui rassemble les événements qu'elle disperse. Chaque
essai ramasse ainsi des lieux hétérogènes du savoir (textes antiques de
poètes, d'historiens, de philosophes, chroniques plus récentes, événe-
ments rapportés, lieux communs, pratiques personnelles, récits de voyage)
comme dans un appareil digestif, pour mieux en assimiler les leçons et les
expériences propres. Dans le microsystème de la phrase, les métaphores
assurent des translations, comme la pluralité des objets convoqués sont
transformés par le macrosystème des références. Il n'est d'assiette que
transitoire : peinture, selon les mots célèbres, non de l'être, mais du pas-
sage49. Passage intestinal qui aboutit, en toute logique corporelle, à voir
dans les Essais une production d'excréments : « Ce sont icy, un peu plus
civilement, des excremens d'un vieil esprit, dur tantost, tantost lâche50 »,
vide indéfiniment renouvelé, corps qui fabrique sa propre vidange. La
grande conception cyclique du temps qui ramène l'ancien dans le nou-
veau et relance le récent dans l'antique se résume au cycle corporel de
l'ingestion et de l'excrétion. L'écriture recompose des itinéraires intérieurs,
des opérations alimentaires, toute une liturgie de l'instable et de la méta-
morphose, là où la rumination médiévale remâchait, aux fins de la
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mémoire, les éléments d'un tout reconstituable.


Certes, Montaigne participe encore d'une logique de la ruminatio,
comme en témoigne ce passage où, venant de citer Virgile, puis Lucrèce,
il se plaît à en remâcher des éléments sonores, surtout verbes d'action ou
de sensation, pour mieux affirmer la valeur des productions passées:
« Quand je rumine ce "rejicit, posât, inhians, molli, fovet, medullas, labefacta,
pendet, percurrit" et cette noble "circunfusa", mère du gentil "infusus",
j'ay desdain de ces menues pointes et allusions verballes qui nasquirent
depuis51. » D'une citation l'autre, les termes s'articulent et se répondent
pour former un nouveau texte, mais qui conserve son statut démembré.
On se sent à la fois proche des manières médiévales et déjà loin de leur
propédeutique. Hugues de Saint-Victor, par exemple, conçoit la lecture
comme une cueillette de fruits qu'il faut « ruminer » : meditatio et ruminatio
forment deux opérations concurrentes52. Lorsque Pétrarque lit Virgile, il
ne suit pas « la distinction fondamentale que nous faisons entre "ce que
j'ai lu dans un livre" et "mon expérience" [...], car [pour Pétrarque] "ce
que je lis dans un livre" est "mon expérience", et je la fais mienne en
l'incorporant (et nous devons entendre le terme "incorporer" tout à fait
littéralement) dans ma mémoire53 ». Pour Montaigne, la lecture n'est plus

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une impeccable incorporation, mais une difficile digestion et « l'estomac


de la mémoire » n'est rien sans les enzymes du jugement qui décomposent
et permettent l'appropriation des éléments. Les ouvrages figurent autant
des menaces que des offrandes, puisqu'ils obligent plus qu'ils ne déli-
vrent : « Quand j'escris, je me passe bien de la compaignie et souvenance
des livres, de peur qu'ils n'interrompent ma forme. Aussi que, à la vérité,
les bons autheurs m'abattent par trop et rompent le courage. Je fais
volontiers le tour de ce peintre, lequel, ayant misérablement représenté
des coqs, deffendoit à ses garçons qu'ils ne laissassent venir en sa boutique
aucun coq naturel.» Pourtant, Montaigne poursuit en reconnaissant
certaines prégnances: «Mais je me puis plus malaiséement deffaire de
Plutarque [...], il s'ingère à vostre besongne et vous tend une main
libérale et inespuisable de richesses et d'embellissements. Il m'en faict
dépit d'estre si fort exposé au pillage de ceux qui le hantent : je ne le puis
si peu racointer que je n'en tire cuisse ou aile54. » Comment bien digérer
ce qui vient s'ingérer dans votre être et interrompre la circulation inté-
rieure (jusque, d'ailleurs, dans les images choisies : au coq rejeté par le
peintre appartiennent cette cuisse ou cette aile remâchées par Montai-
gne) ? Le passé collectif n'est plus tisserand des instants, c'est le présent
individuel sur lequel pèse la charge d'assurer la continuité temporelle:
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chez Montaigne, la mémoire, parce quelle lie les êtres à d'autres, les empri-
sonne, alors que le jugement, parce qu'il délie, noue le sujet à lui-même.
C'est pourtant encore un nœud temporel qu'il s'agit de décrire et un
héritage qu'il faut gérer: fréquenter («raccointer») des auteurs du passé
est une manière de se rendre soi-même fréquentable, c'est-à-dire réitérable.
On doit se métamorphoser en être de librairie («livre consubstantiel à
sonautheur»):
[A] C'est pour le coin d'une librairie, et pour en amuser un voisin, un parent,
un amy, qui aura plaisir à me racointer et repratiquer en cett' image. [...]
Quel contentement me serait-ce d'ouïr ainsi quelqu'un qui me recitast les
meurs, le visage, la contenance, les parolles communes et les fortunes de mes
ancestres ! [...] [C] Ay-je perdu mon temps de m'estre rendu compte de moy si
continuellement, si curieusement ? Car ceux qui se repassent par fantasie seu-
lement et par langue quelque heure, ne s'examinent pas si primement, ni ne
se pénètrent, comme celuy qui en faict son estude, son ouvrage et son mestier,
qui s'engage à un registre de durée, de toute sa foy, de toute sa force.
Les plus délicieux plaisirs, si se digèrent-ils au-dedans, fuyent à laisser trace
de soi [...]. Aux fins de renger ma fantaisie à resver mesme par quelque ordre
et projet, et la garder de se perdre et extravaguer au vent, il n'est que de donner
corps et mettre en registre tant de menues pensées qui se présentent à elle.

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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 49

J'escoute à mes rêveries par ce que j'ay à les enroller. [...] Quoy, si je preste un
peu plus attentivement l'oreille aux livres, depuis que je guette si j'en pourray
friponner quelque chose de quoy esmailler ou estayer le mien [...] nullement
pour former mes opinions ; oui, pour les assister, pieç'a formées, seconder et
servir55.

Toute la logique mémorielle est inversée : plutôt que le passé investisse le


présent et lui donne sens et valeur, il n'est qu'un réservoir où voler (mais
le fripon est aussi, selon les dictionnaires du xvie siècle, un gourmand : le
passé est ce que l'on va déguster) des éléments qui confortent la forme
d'un présent qui leur préexiste. La mémoire est le moyen secondaire,
hétéronome, qui soutient le jugement de soi et l'autonomie du sujet. On
cherche dans le passé des fréquentations heureuses, des êtres qui nous
touchent, des personnes qui nous renforcent, plutôt que des exemples qui
nous dressent, des rôles qui nous façonnent, des personœ (des masques)
qui éclairent notre visage.
Mais le présent pose le problème de sa fragilité: fort du sentiment
d'immédiateté qu'il procure, il doit bousculer le temps afin de ne pas
s'évanouir totalement et laisser la place aux autres présents déjà prêts à
l'anéantir. Le jugement est un révélateur des événements ; il faut aussi un
fixateur du jugement. Depuis le cycle de l'ingestion et de l'excrétion, on
doit mettre en œuvre une manière d'en conserver les occasions, d'en thé-
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sauriser les occurrences : que tout soit circulation n'entraîne pas que rien
ne puisse demeurer. La vertu de la digestion requiert encore une gestion
du divers. Livre de compte, registre temporel, enrôlement des rêveries
autorisent alors la formation, non d'une langue héritée, mais d'un verna-
culaire enrichi des verdicts rendus. De même que l'on est curieux de ses
ancêtres, on devient curieux de soi, au point de s'enregistrer et de léguer
un corps imprimé. L'économie du legs persiste donc, mais sous la forme
paperassière d'un registre de soi dont le sujet est, à la fois, l'instrument et
l'effet, l'ordre et la fantaisie : économie propre des lettres modernes.
L'essai-excrément, une fois produit, devient simultanément signe sou-
mis au déchiffrement et instance de contrôle56. Il est aussi résistance aux
aliments, refus d'assimiler, rejet des singularités étrangères: « [E]xcremens
d'un vieil esprit, dur tantost, tantost lâche et toujours indigeste57. » On
pourrait croire que la pratique de Montaigne ressemble diablement aux
opuscules pédants qui multiplient les citations sans les avoir digérées. Il le
remarque lui-même avec ironie, mais c'est pour mieux noter qu'il ne se
les est pas appropriées et que toute science se fait du présent :

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50 LE L I V R E AVALÉ

Je m'en vais écorniflant par-ci par-là des livres les sentences qui me plaisent,
non pour les garder car je n'ai point de gardoires, mais pour les transporter en
cettui-ci ; où à vrai dire, elles ne sont non plus miennes qu'en leur première
place. Nous ne sommes, ce crois-je, savants que de la science présente, non de
la passée, aussi peu que de la future5*.

Ce corps imprimé peut bien apparaître tatoué de multiples emprunts,


tantôt ils ne sont enrôlés que pour mieux émailler l'écriture présente,
tantôt ils font l'objet d'un véritable travail d'assimilation; si le verbe
digerere est également utilisé en matière agricole pour la transplantation
des arbres, Montaigne y noue aussi bien le souci économique: «Je ne
compte pas mes emprunts, je les poise59. [... ] Ez raisons et inventions que
je transplante en mon solage et confons aux miennes, j'ay à escient omis
parfois d'en marquer l'autheur60. » Pour qui entend se « rendre compte de
[soy] », ou bien les emprunts restent de surface, sans remboursements
nécessaires, ou bien ils forment d'impeccables transplants, rendant illisi-
bles les anciennes provenances : ici greffes, là tatouages.
De toute façon, le bon compte est celui qui fait disparaître les endette-
ments, car cela permet aussi de rendre les liens inopérants :
O combien je suis tenu à Dieu de ce qu'il luy a pieu que j'aye receu immédiate-
ment de sa grâce tout ce que j'ay, qu'il a retenu particulièrement à soy toute
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ma debte ! Combien je supplie instamment sa saincte miséricorde que jamais


je ne doive un essentiel grammerci à personne ! [... ] Je n'ay rien mien que
moy et si en est la possession en partie manque et empruntée. Je me cultive et
encourage, qui est le plus fort, et encore en fortune, pour y trouver de quoy
me satisfaire quand ailleurs tout m'abandonneroit61.

C'est dans le greffe de la librairie que la greffe peut faire l'objet d'une
culture, révoquant, oubliant ou abandonnant à Dieu le loisir de répondre
des emprunts et des souches originelles. Sans que le terme de « culture »
apparaisse nommément, la logique qui y préside s'instaure déjà dans le
geste d'écriture (peut-être aussi la geste) des Essais; elle s'y trouve,
pourrait-on dire, en gestation.

La couture des lopins et l'amitié cannibale

Parallèlement à la digestion qui, d'un même trait, décompose et ramasse,


il est une autre règle de gestion des énoncés qui opère sur les lopins et les
coutures. Elle semble propre à Montaigne, champion de l'amnésie : « C'est
un outil de merveilleux service que la mémoire et sans lequel le jugement
faict bien à peine son office : elle me manque du tout. Ce qu'on me veut
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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 51

proposer, il faut que ce soit à parcelles62. » Le savoir du passé ne vient que


par lambeaux, ayant dès le départ perdu son intégralité. Mais s'il est indis-
pensable de s'installer à l'écart des héritages comme on se retire de la
scène publique, cela n'assure pas encore sa propre intégrité: «Je me
presche il y a si long temps de me tenir à moy et séparer des choses
estrangeres [...]. Or à un esprit indocile, il faut des bastonnades; et faut
rebattre et resserrer à bons coups de mail ce vaisseau qui se desprent, se
descout, qui s'eschape et desrobe de soy63. » De même que la digestion ne
palliait pas tous les dangers de la décomposition et de l'évidement tou-
jours renouvelé, l'isolement face aux pratiques étrangères ne colmate pas
les brèches possibles dans le navire du moi.
Pourtant ce régime constitue la base même de l'écriture montai-
gnienne : « Chez moy, je me destourne un peu plus souvent à ma librairie,
d'où tout d'une main je commande à mon mesnage. [... ] Là, je feuillette
à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à
pièces descousues ; tantost je resve, tantost j'enregistre et je dicte, en me
promenant, mes songes que voicy64. » Encore que l'on puisse concevoir la
« mise en rolle » comme la couture nécessaire aux rêveries et aux fantaisies
du moi, même si Montaigne insiste fortement sur les limites de l'entre-
prise: «Ceux qui s'exercent à contreroller les actions humaines, ne se
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trouvent en aucune partie si empeschez, qu'à les r'apiesser65. » Car cela


touche au statut même des savoirs et des pratiques; tout se tient par
certains côtés et, cependant, tout glisse et fuit comme le sable dans la
main : aucun savant sablier pour en ramasser autre chose que les heures
qui s'éparpillent.
Dans l'Apologie de Raymond Sebond, Montaigne critique le rêve huma-
niste d'une merveilleuse encyclopédie où les érudits font de l'homme
une chose publique imaginaire. C'est un subject qu'ils tiennent et qu'ils
manient : on leur laisse toute puissance de le descoudre, renger, rassembler et
estoffer, chacun à sa fantasie ; et si, ne le possèdent pas encore. Non seulement
en vérité, mais en songe mesmes, ils ne le peuvent régler, qu'il ne s'y trouve
quelque cadence ou quelque son qui eschappe à leur architecture, tout énorme
qu'elle est, et rapiécée de mille lopins faux et fantastiques66.
Il est devenu impossible de rassembler tout ce qui compose un être et
l'érudit ordinaire pêche par vanité lorsqu'il prétend, d'une connaissance
de détail, passer à l'institution d'une totalité. Le projet montaignien est
tout différent : « Je voudroy que chacun escrivist ce qu'il sçait, et autant
qu'il en sçait [...] car tel peut avoir quelque particulière science ou
expérience de la nature d'une rivière ou d'une fontaine, qui ne sçait au
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52 LE L I V R E AVALÉ

reste que ce que chacun sçait. Il entreprendra toutes-fois, pour faire cou-
rir ce petit lopin, d'escrire toute la physique67. » Or, c'est au lopin qu'il
faut se tenir : les détails en disent plus long que les brillantes synthèses, les
instants sont plus éloquents que les immenses discours, l'immédiateté est
plus souveraine que les artificieuses médiations. « Pour juger d'un homme,
il faut suivre longuement et curieusement sa trace. [...] Nous sommes
tous de lopins et d'une contexture si informe et diverse, que chaque pièce,
chaque momant faict son jeu. Et se trouve autant de différence de nous à
nous mesmes que de nous à autruy68. »
De ce rapiéçage de lopins montaigniens, il ne s'agit pas de reconstituer
une vision d'ensemble, plutôt quelque chose comme un emportement
des mots, une théorie du lopinage ou de l'arrachement. Chaque instant
nous sépare de nous-même, chaque moment résiste au palimpseste du
moment suivant ; le lopin est un morceau de terre où l'on peut à peine se
loger. Coudre ce que le temps découd, sans doute, mais aussi découdre ce
que les hommes cousent si soigneusement. Faire de l'instant une mince
cicatrice de la vérité, un témoignage de son passage incisif, voilà bien à quoi
sert de « contreroller » les fantaisies furtives et les monstres grotesques.
De l'inconstance des êtres, on fait l'inconsistance de leurs représentations,
de l'apesanteur des formes une liberté de la matière, de l'instabilité des
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espèces et des genres une population d'hybrides, puisque les choses peu-
vent dissembler d'elles-mêmes ou, au contraire, paraîtrent toutes liées
par quelque endroit.
Là où l'on attendrait un tableau en bonne et due forme, représentation
achevée, totalisée jusqu'au point de fuite qui en ordonne les plans d'ana-
lyse et bien contenue dans son cadre, Montaigne propose son « registre
de durée » comme la peinture de ces fresques grotesques1 dont on se sert
pour entourer le tableau proprement dit, « corps monstrueux, rappiecez
de divers membres, sans certaine figure, n'ayants ordre, suite ny propor-
tion que fortuite69 ». Négation de l'espace et fusion des espèces sont les
deux principes qui régissent, en effet, la peinture des décors grotesques,
inspirés de l'ancienne Rome et remis à la mode au début du xvie siècle70.
Écriture de décor, peinture de bordure font des lopins de corps où une
stèle peut fleurir en un buste de femme ou une bosse de chameau empe-
ser la gueule grinçante d'un fauve, sans rupture ni inconséquence. Certes
l'univers des Essais est celui de la pesée du jugement, il est aussi, curieuse-
ment, celui de l'apesanteur des rêveries.
De nouveau, paradoxe de l'homme? Mais ce serait encore parler en
général, et faire d'un lopin toute une métaphysique. On peut, à l'inverse,
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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 53

trouver dans cette oscillation entre jugement et fantaisie, entre registre


précis et métamorphose incessante, certaines singularités contemporaines,
à commencer par le maniérisme pictural, par exemple. André Tournon
avait déjà finement observé que le style coupé, la phrase subtile et sinueuse,
les images concrètes de Montaigne tenaient du maniérisme et Daniel
Arasse conclut son grand ouvrage sur un Montaigne qui dresserait «le
bilan de l'âge maniériste71 ». Il arrive à Montaigne de songer parfois à se
retirer à Venise, la république existante qui répond le plus à son idéal. Or,
c'est sans doute du Tintoret, le grand maniériste vénitien, qu'il s'approche
le plus : reprenant imperturbablement les poses léguées par ses prédéces-
seurs, le Tintoret impose un art de la surface où la pesée du dessin se
fond dans l'apesanteur du coloris, où l'achèvement de l'œuvre vaut par
un frémissement d'inachevé et où la nonchalance affichée de la touche
est le signe et la figure de l'art. Daniel Arasse souligne l'élégance com-
mune et la sprezzatura partagée par le courtisan et le peintre72, de même
la mobilité de la phrase montaignienne cherche à épouser l'élégance for-
tuite du moment, l'inconditionné soigneusement prémédité et ruminé,
comme si l'apesanteur de l'instant pouvait servir de contrepoids à la fuite
et au décousu des êtres.
Fuir l'affectation tout en donnant au moment sa saveur méditée et son
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apprêt le plus séduisant ; ne pas découvrir son travail pour mieux exhiber
son art ; trouver dans l'impromptu de la conversation le modèle étudié
d'une magie des mots où ils s'oublient eux-mêmes, «ornements sans
nom» comme pour les capricieux grotesques, esthétique sans règles
comme pour la bella maniera des peintres de la Renaissance; voilà les
passages obligés des arts de cour italiens, puis européens, où s'édifient, non
seulement de nouvelles modalités du rapport aux autres, mais surtout des
relations inédites à soi-même ; voilà aussi la recherche d'un Montaigne,
dans sa librairie, comme un prince italien dans son studiolo :
Je tors bien plus volontiers une bonne sentence pour la coudre sur moy, que je
ne tors mon fil pour l'aller quérir. [...] Je veux que les choses surmontent, et
qu'elles remplissent de façon l'imagination de celuy qui escoute, qu'il n'aye
aucune souvenance des mots. Le parler que j'ayme, c'est un parler simple et
naif, tel sur le papier qu'à la bouche [...], esloingné d'affectation, desreglé,
descousu et hardy: chaque lopin y fasse son corps [...]. J'ay volontiers imité
cette desbauche qui se voit en nostre jeunesse, au port de leurs vestemens : un
manteau en escharpe, la cape sur une espaule, un bas mal tendu, qui représente
une fierté desdaigneuse de ces paremens estrangers, et nonchallante de l'art.
Mais je la trouve encore mieus employée en la forme du parler. Toute affecta-
tion, nommeement en la gayeté et liberté françoise, est mesadvenante au
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54 LE L I V R E AVALÉ

cortisan. Et, dans une monarchie, tout Gentil' homme doit estre dressé à la
façon d'un cortisan. Parquoy nous faisons bien de gauchir un peu sur le naïf
et mesprisant.
Je n'ayme point de tissure où les liaisons et les coutures paraissent, tout ainsi
qu'en un beau corps, il ne faut qu'on y puisse compter les os et les veines73.

Soigneusement cousu, mais sans couture apparente ; encore lopin, et déjà


corps ; bien dressé pour mieux être libre : tel est l'art paradoxal des com-
portements. Paradoxal, car, là aussi, contre l'opinion commune : c'est une
distinction sociale qui se revêt de l'idéal courtisanesque. Renouant avec la
leçon médiévale ou byzantine qui installe les hiérarchies évidentes du
céleste et de l'humain sur la surface des toiles ou des murs (la figure
divine et centrale doit être manifestement plus grande que tel saint, lui-
même plus grand que tel donateur priant sur un bas-côté, presque en
bordure de l'œuvre), le maniérisme décale la profondeur démocratique
et objectivante du cadastre de la perspective pour réinscrire une hiérarchie
démesurée où l'énormité du premier plan, parfois refluant vers un bord,
laisse apparaître la petitesse d'êtres éloignés (au besoin plus importants)
partageant, pourtant, la surface de l'œuvre (on peut songer à La Madone
au long cou du Parmesan ou au Martyre de saint Maurice du Greco74).
Le vêtement, dont nous avons déjà aperçu l'importance symbolique au
même titre que l'alimentaire, est bien typique des procédures de distinc-
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tion : on ne peut commencer à afficher son mépris de riches habits qu'à


condition de les porter, mais décalés, mais « déprisés » (c'est une façon de
traduire l'intraduisible sprezzatura de Castiglione). Les habits de prix sont
retirés du circuit usuel des valeurs pour signifier une valeur supérieure,
une mesure sans mensuration. Emprunts et parures sont des ornements
étrangers que l'affirmation de sa liberté personnelle doit étaler pour
mieux s'en défaire. Ce que chacun coud sur soi, de la citation empruntée
au vêtement somptueux, possède un coût dont il faut s'affranchir.
Le dressage courtisan, au moins chez Castiglione, mais encore chez
Montaigne, est censé installer un espace d'obligations fondateur de liberté
personnelle. Qu'il n'en aille pas de la sorte dans les cours fréquentées par
le maire de Bordeaux ou par le gentilhomme du duc d'Urbino suppose
seulement une prévarication des formes nobiliaires. Que les guerres civiles,
qui bouleversent la France, aient fait empirer l'ordre commun a, en même
temps, mis en valeur le caractère aléatoire et arbitraire du lien social :
En fin je vois par nostre exemple que la société des hommes se tient et se
coust, à quelque pris que ce soit. [... ] La nécessité compose les hommes et les
assemble. Cette cousture fortuite se forme après en loix ; car il en a esté d'aussi

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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 55

farouches qu'aucune opinion humaine puisse enfanter, qui toutesfois ont


maintenu leurs corps avec autant de santé et longueur de vie que celles de
Platon et Aristote sçauroyent faire75.
La couture a son prix qui se paye parfois très cher, car elle n'est que
couture du hasard, sans intrinsèque nécessité.
Il est alors vital de reformer une morphologie sociale adéquate, une
couture impeccable où les lopins font les corps, même dans leurs provi-
soires et instables autonomies. Le modèle minimal (minimal quant au
nombre seulement) est l'amitié. Dans son célèbre chapitre du premier
livre, Montaigne met en valeur diverses façons de coudre ensemble les
amis. Il y a, certes, une couture vénérable qui lie les enfants aux pères (ou
les frères entre eux) : elle est même qualifiée de « cousture naturelle76 »,
mais elle offre le défaut de n'être pas librement choisie et d'amener, parfois,
avec les compétitions qu'elle suppose, des conflits et des heurts farouches
(même si Montaigne se hâte de souligner qu'il appartient à une « famille
fameuse de père en fils, et exemplaire en cette partie de la concorde fra-
ternelle77»). L'amitié conjugale est, elle aussi, écartée, pour des motifs, là
encore, d'obligation et de dépendance, et l'amour, pour son désir déstabi-
lisant. L'amitié que recherche Montaigne n'a « affaire ny commerce, que
d'elle mesme. Joint qu'à dire vray la suffisance ordinaire des femmes n'est
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pas pour respondre à cette conférence et communication, nourrisse de


cette saincte couture78»: l'amitié est un commerce, certes, une affaire,
sans doute, mais le lien est sans obligation, l'affection sans assujettisse-
ment, la couture, sainte et nourricière en même temps que nourrie79. La
couture enchante la surface, la nourriture fait la plénitude intérieure, bref,
l'amitié est un échange qui n'implique aucun passif et ne prive pas de soi.
Il s'agit même plus que d'une couture, aussi sainte soit-elle, puisqu'elle
va jusqu'à s'effacer, abolissant du même coup les endettements du registre
de l'existence: « [E]n l'amitié dequoy je parle, elles [les âmes] se meslent
et confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel qu'elles effacent
et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes80. » En oubliant la couture
qui lie les âmes, on peut pénétrer l'autre, on peut se dé-couvrir, mettre au
dehors l'intériorité par excellence des entrailles : « Nos âmes ont charrié si
uniement ensemble, elles se sont considérées d'une si ardante affection,
et de pareille affection descouvertes jusques au fin fond des entrailles
l'une à l'autre81 », que nourrir et se nourrir de son ami « d'une faim, d'une
concurrence pareille82 » sont devenus réciproquement possibles.
L'amitié semble tout entière se résoudre au tête-à-tête rarissime de deux
êtres d'élection et non à une forme délectable de communauté politique,
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56 LE L I V R E AVALE

telle qu'Aristote et Cicéron ont pu en parler, et comme Charron, saint


François de Sales, Malebranche ou Spinoza continueront à y réfléchir au
siècle suivant83. Il est, néanmoins, possible de trouver une pensée du lien
politique chez Montaigne qui suive l'économie amicale: elle se trouve
dans l'essai sur les cannibales. Jean Starobinski et Olivier Pot ont déjà
rapproché la façon dont sont désignés ami et sauvages d'un terme identi-
que, évoquant la fusion organique plutôt que la couture apparente:
« moitié84 ». Et la surprise de Montaigne tient, entre autres, au spectacle
d'une société qui se maintient «avec si peu d'artifice et de soudeure
humaine85 ». Aucune couture visible du côté amical, pas de soudure appa-
rente, du côté cannibale : voici un corps social où l'hétéronomie ne fait
jamais surface, où l'obligation est liberté, où l'autorité politique tient tout
entière dans les modes de sociabilité86, sans permettre de division sociale
ou de hiérarchie explicite, à l'instar de l'amitié, « qui a son vrai gibier en
l'equalité87 ».
Le geste cannibale lui-même, loin de fournir la preuve d'une sauvage-
rie insondable et d'une asocialité fondamentale, témoigne à l'inverse du
sens politique et du réseau amical que tresse la consommation commune
de chair humaine :
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Apres avoir long temps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commo-
ditez dont ils se peuvent aviser, celuy qui en est le maistre, faict une grande
assemblée de ses cognoissans : il attache une corde à l'un des bras du prison-
nier [...] et donne au plus cher de ses amis l'autre bras à tenir de mesme; et
eux deux en présence de toute l'assemblée l'assomment à coups d'espée. Cela
fait, ils le rostissent et en mangent en commun et en envoient des lopins à
ceux de leurs amis qui sont absens88.

Instrumentation coutumière, la mort est donnée en compagnie de son


ami afin de pouvoir nourrir l'ensemble de la communauté par un
lopinage rigoureux. Or, ces morceaux de chair ennemie sont aussi lopins
de chair amie, gigots de viande paternelle : « J'ay une chanson faicte par
un prisonnier, où il y a ce traict: qu'ils viennent hardiment trétous et
s'assemblent pour disner de lui ; car ils mangeront quant et quant leurs
pères et leurs ayeux, qui ont servy de nourriture et d'aliment à son corps
[... ] savourez-les bien, vous y trouverez le goust de votre propre chair.
Invention qui ne sent aucunement la barbarie89. » Là où l'on croyait man-
ger un corps étranger, on savoure, en fait, les corps déjà assimilés de ses
propres ancêtres : cuisiner l'autre, c'est goûter au même — l'appropria-
tion est complète. La sociabilité cannibale permet, non seulement d'assu-

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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 57

rer des liens amicaux entre membres de la communauté présente, mais


aussi de gérer, voire digérer, le passé légué et l'amitié ancienne des pères.
On pourrait, bien sûr, ne voir là que le hasard d'un exemple, et bien
excessif encore, si l'on ne retrouvait, dans l'Apologie de Raymond Sebond,
un passage du même acabit :
II n'est rien de si horrible à imaginer que de manger son père. Les peuples qui
avoyent anciennement cette coustume, la prenoyent toutesfois pour tesmoi-
gnage de pieté et de bonne affection, cerchant par là à donner à leurs
progeniteurs la plus digne et honorable sépulture, logeant en eux mesmes et
comme en leurs moelles les corps de leurs pères et leurs reliques, les vivifiant
aucunement et régénérant par la transmutation en leur chair vive au moyen
de la digestion et du nourrissement90.
La façon si investie qu'a Montaigne d'entrer dans les raisons d'une cou-
tume apparemment si horrible, témoigne du sens secret qu'il y découvre :
une manière respectueuse de ne plus faire du passé une origine, sans
néanmoins le tenir pour un corps étranger91. Il faut cannibaliser la
mémoire afin de susciter une société amicale, il faut transplanter en soi et
nourrir à son sol des racines étrangères et des graines ancestrales afin de
constituer une communauté de lopins.
L'atrocité des pratiques cannibales s'inscrit, en fait, dans la syntaxe de
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la représentation : manger son père est un témoignage, de même « ce n'est


pas, comme on pense, pour s'en nourrir [...]: c'est pour représenter une
extrême vengeance92 » que les Indiens dévorent leurs ennemis. Là où l'on
pensait avoir affaire à une pulsion dévoratrice, magie des instincts ou
bestialité maladive, on fait face à des systèmes de régulation sociale et à des
pratiques signifiantes: non l'exercice sauvage de la force, mais l'arpentage
soigneux d'une représentation93. Se nourrir du passé ou de l'ami, digérer
les autorités ou le père, contribuent à la formation d'une représentation
de soi, comme les pratiques cannibales aménagent une représentation du
lien politique et affectif. Même si Montaigne affiche un grand souci de
l'empiricité des faits rapportés et valorise la singularité des phénomènes,
les sociétés sauvages dont il parle semblent recueillir en elles la forme
d'une représentation du politique comme tel94 : tissu social sans couture
apparente, d'une part, et, d'autre part, corps politique homogène produit
à partir d'une digestion commune de corps fragmentés. Car, au xvie siècle,
comme une vérité semble s'arracher à l'erreur qui l'a constituée, c'est
dans l'espace politique que la temporalité mémorielle tend à être projetée.
Mais l'autonomie politique rêvée occupe aussi le lieu, immédiatement
circonscriptible, de l'autonomie individuelle.
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58 L E L I V R E AVALÉ

Le registre personnel des Essais n'aurait-il pas alors « cannibalisé » la


réflexion politique du Contr' un\ En même temps que champion de
l'amnésie, Montaigne paraît prince de l'amitié, si l'on ne devait, en effet,
s'interroger sur le curieux destin des écrits de La Boétie. D'abord conçu
pour accueillir en son exact centre De la servitude volontaire, texte de
libération politique s'il en est, le premier livre des Essais se débarrasse de
l'ouvrage de La Boétie, remplacé par ses sonnets, plus inoffensifs, eux-
mêmes déplacés rapidement, pour ne plus laisser en leur lieu que l'hymne
tressé par Montaigne à l'amitié autant (voire plus) qu'à l'ami. Les grotes-
ques qui devaient servir de décor personnel et fantasque au tableau éla-
boré de l'assujettissement social ont dévoré l'espace central et installé
partout jongleurs et chimères. Laissant à la dispersion son apparence de
désordre, il n'est plus question d'articuler pensée politique et réflexion
amicale au cœur de l'espace ouvert du savoir, mais d'installer une pratique
du lopinage généralisé, une distribution des emprunts au centre décentré
de l'œuvre. C'est la logique même du registre de durée : en lieu et place
de la rumination qui dispose les exemples passés pour mieux appréhen-
der et mettre en forme les expériences présentes, le sujet de l'écriture
accumule ses expériences du passé et du présent pour mieux les ramasser
et les arraisonner (le « contre-rolle » est à la fois mise en registre et, littéra-
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lement, contrôle : il fixe les expériences ; en les fixant, il en rend raison, et


en en rendant raison, il les fixe). Là où la mémoire diffusait des rôles dont
elle assurait l'homogénéité finale, le sujet comptable produit les siens dans la
pure succession d'instantanés autonomes95.

Le dissociable et le sociable : le goût de soi

L'expérience présente devient ainsi un mystère qu'il faut sonder, un hasard


que l'on doit calculer, car ce ne sont pas seulement les êtres qui se libèrent
du passé en repoussant l'autorité de la mémoire collective, ce sont aussi
les événements qu'on affranchit du même coup. Dans le registre de soi-
même, le passé ne forme plus le poids nécessaire aux activités incessantes,
c'est le jugement qui établit les pesées et les valeurs (y compris du présent,
puisque les expériences contemporaines sont susceptibles de façonner des
exemples autant que les héritages du passé). Par le travail du jugement, le
passé est transformé, digéré, afin de produire une forme neuve en même
temps qu'une plus-value96.
Si le bel oxymoron du « noble commerce97 » peut qualifier l'amitié, on
le doit au double enjeu de la production personnelle des valeurs et de la
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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 59

valeur héritée d'un prestige. Les usages de ceux qui copient les savants et
leurs « inventions anciennes rappiecées » font que « n'ayant rien en leur
vaillant par où se produire, ils cherchent à se présenter par une valeur
estrangiere98 » : ainsi se négocient les valeurs. Voici la mémoire qui joue les
siennes en propulsant le caractère étranger du passé dans le présent,
comme si elle, ne se déplaçait qu'à la surface du temps, et voici la produc-
tion de soi qui impose, en même temps, le modèle nobiliaire de la valeur"
et l'idée commerciale d'une production, comme si seules la profondeur
temporelle de l'héritage noble permettait l'affranchissement du passé, et
la production de soi dans l'instant, l'appropriation de l'autrefois.
Pour avoir cannibalisé et digéré ce qui a été reçu, on peut s'imaginer
exonéré de toute dette et ne devoir qu'à soi ce que l'on est : « capacité de
trier le vray», «humeur libre de n'assubjectir aisément [sa] créance100»,
deux dimensions fondamentales pour qui prétend se donner à soi-même
ses propres lois, pour qui entend devenir autonome. Le vocabulaire de la
naissance («les plus fermes imaginations que j'aye [...] nasquirent avec
moy101 ») et de la production (« Je les produisis crues et simples102 ») indi-
que le double lieu de leur autorité : tantôt noblesse, tantôt commerce. Les
dispositifs du savoir, fatalement étrangers, ne viennent qu'après coup, afin
d'assurer la prise initiale des croyances sur le monde : « [D]epuis je les ay
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establies et fortifiées par l'authorité d'autruy, et par les sains discours des
anciens, ausquels je me suis rencontré conforme en jugement : ceux-là
m'en ont assuré la prinse103.» Le passé ne pourvoit plus au présent; il
l'étaie seulement, il l'établit, pour autant qu'il ne fasse que répéter ce que
le jugement a déjà décidé : ce n'est plus le présent qui récite ses expériences
sous le masque signifiant des rôles portés par la mémoire, mais le passé qui
glose l'événement présent, assurant ainsi la prise du moi sur des expériences
déjà saisies.
Pareil établissement ne doit que maçonner les murs d'un château déjà
solidement fondé; pour Montaigne, que faut-il avant tout? « [Mj'establir
et contenir tout en moy ; ce m'est plaisir d'estre désintéressé des affaires
d'autruy et desgagé de leur gariement104. » La contenance est au sujet
moderne ce que les rôles étaient à la mémoire collective: des manières de
boucler l'instant qui passe et de donner à la fuite du temps le visage d'une
signification. La retraite nobiliaire, la contenance courtisane sont autant de
façons d'afficher un affranchissement de tous les liens d'obligation comme
de toutes les matières mercantiles: plaisir du désintéressement, plaisir
désintéressé. Sur la naissance de l'esthétique et, avec elle, de la littérature,
ce double concept plane au xvme siècle; il constitue un dispositif de
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60 LE L I V R E AVALE

valorisation dès l'époque de Montaigne, puisqu'il faut passer par des


modelages aristocratiques plutôt que par des normalisations marchan-
des, puisque les puissances symboliques relèvent de pratiques et de sta-
tuts différents des pouvoirs économiques, et même politiques105 : la
« culture » n'apparaît qu'à mesure de la discordance entre valeurs allouées
aux représentations de soi et pouvoirs d'influer sur les cours des valeurs
matérielles.
Est-ce à dire que l'on tombe, du coup, dans une fragmentation radicale
des instants comme des êtres, où rien de ce qui rassemble des moments
dans un destin ou une histoire ne pourrait aussi regrouper des hommes
dans une communauté ou une société? À l'instar de la couture et des
lopins, le démembrement est, en même temps, dispositif d'assimilation et
principe d'assemblage. Mais la contradiction des opérations ne peut être
escamotée. Là où le sentiment traditionnel fait de la collectivité une évi-
dence de chaque instant, au point de ne définir ses membres qu'en fonc-
tion de sa totalité, la perspective moderne, de façon très nominaliste,
forme un ensemble à partir de ses éléments : la tension entre individus et
société semble alors impossible à éviter. Elle trouve sa formulation la plus
synthétique chez Kant quand il parle de « l'insociable sociabilité des
êtres », mais Montaigne en fournit déjà la façon : « II n'est rien si dissociable
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et sociable que l'homme : l'un par son vice, l'autre par sa nature106. » Le
sage, s'il lui faut supporter la vie commune lorsqu'il y est obligé, montre
combien il est sociable ; mais, quand il est libre de se séparer des autres, il
se doit d'élire une vie solitaire, affirmant la possibilité et la valeur du
dissociable.
Dis-sociable, l'être peut se disjoindre des autres êtres, se découdre de
la vie commune, faire de soi un lopin, valoir par soi-même (à défaut de
pour soi-même), mais il demeure aussi dans un commerce avec les autres,
dans un échange qui reconnaît la réciprocité des valeurs, comme dans
l'amitié : évoquant les mystères du «temple de Pallas », Montaigne y dis-
cerne « le vray point de l'amitié que chacun se doibt » et il y revient, mot
pour mot, quelques lignes plus loin, pour préciser les valeurs reconnues
aux dettes envers soi-même et envers les autres : « Cettuy-cy, sachant exac-
tement ce qu'il se doibt, trouve dans son rolle qu'il doibt appliquer à soy
l'usage des autres hommes et du monde, et, pour ce faire, contribuer à la
société publique les devoirs et offices qui le touchent107.» Mais il s'agit
bien d'un rôle à savoir adopter, d'un jeu dont on connaît les règles
d'usage, d'une comédie avec ses tréteaux et ses planches : « La plupart de
nos vacations sont farcesques [...]. Il faut jouer deuement nostre rolle,
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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 61

mais comme rolle d'un personnage emprunté. Du masque et de l'appa-


rence il n'en faut pas faire une essence réelle, ny de l'estranger le propre.
Nous ne sçavons pas distinguer la peau de la chemise. C'est assés de s'en-
fariner le visage, sans s'enfariner la poitrine108. » De même que les dis-
cours anciens obligeaient à des emprunts qu'il fallait dissimuler en les
assimilant, les rôles légués par les traditions peuvent être, pour ainsi dire,
« performés », sans se rendre pour autant étranger à soi-même. En un sens,
le « rolle » impose son « contre-rolle », registre de durée où seront épinglées,
encore poudreuses de vie, les expériences, afin de mieux collationner ses
moments d'existence et retrouver, sous les masques d'emprunt, la pro-
priété d'un visage.
Si « chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition109 »,
cela tient à la forme même de la condition : moins obligations d'un statut
social ou soumission aux circonstances que le fait même de se trouver
obligé ou soumis, la nécessité de se produire sur la scène sociale comme
des êtres conditionnés, des êtres qui existent sous la condition d'autres
événements qu'eux-mêmes, des êtres d'hypothèse. Le temps des hommes
est le conditionnel, eux qui se désireraient, pourtant, inconditionnés. En
enregistrant les multiples circonstances qui nous façonnent, le « contre-
rolle » dénoue les événements de leurs conditions pour les rassembler et
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les recoudre selon des dispositions que l'on dira, dès lors, propres, appro-
priées, sans autres conditions que la distribution résolue des fantaisies.
Les discours s'y trouvent, en quelque sorte, neutralisés (à l'image de la
devise montaignienne, « empruntée » aux sceptiques, «je suspens » ou «je
m'abstiens»), mais rechargés d'une valeur autre, que l'on espère person-
nelle et nourrissante : source d'un plaisir désintéressé. Avec les emprunts
et les parures des exemples anciens, on ne trouve plus dans le passé l'ori-
gine de ce que l'on est : en rendant l'origine innombrable, on la vide de
son sens, de son énigme, de sa cruauté — c'est un ornement, des grotes-
ques librement peints sur les murs d'une mémoire absente, autour du
point de fuite vide d'un tableau hypothétique110.
Pour contrer donc les rôles qui nous sont dévolus, il suffit de les enrôler
dans un registre à double entrée (passif-actif) : les rôles appris par cœur
dans les rouleaux manuscrits de la tradition sont contre-rollés dans le livre
imprimé des Essais, ils y sont contredits, contrecarrés, décommandés. Les
pratiques héritées du monde deviennent commerce affairiste du moi : « Je
n'ay affaire qu'à moy, je me considère sans cesse, je me contre-rolle, je me
gouste. Les autres vont tousjours ailleurs s'ils y pensent bien; ils vont
tousjours avant, [...] moy je me roulle en moy mesme111.» Le manuscrit

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62 LE L I V R E AVALÉ

enroulé qui a donné son nom au rôle d'enregistrement commercial ou


militaire, puis au rôle du comédien, est désormais la quintessence de la
pratique montaignienne : en se roulant dans sa propre farine, on ne cher-
che plus les masques, mais les constitutions secrètes et les concassages
singuliers qui nous ont formés sous la roue des instants.
Pourtant l'usage de l'écriture cherche l'impression du moment, comme
l'enrôlement établit l'imprimerie du corps, susceptible de se nourrir de
soi. Se « contre-roller » apparaît synonyme de se « gouster » : l'écriture du
moi est recherche du goût de son propre corps en même temps qu'action
de l'apprécier (en établir la valeur) et de le savourer (en percevoir les
caractères). Le goût est un jugement tout entier pris dans l'instantané du
corps : c'est une expérience, un essai : « J'ay assez vescu, pour mettre en
compte l'usage qui m'a conduict si loing. Pour qui en voudra gouster, j'en
ay faict l'essay, son eschançon112.» «Essai» peut en effet désigner un
échantillon de nourriture ou de boisson, et c'est avec beaucoup d'acuité
que Juste-Lipse traduit « essay » par gustus : à l'instar du dispositif physique
et réfléchissant du goût, l'essai tâte de la matière du moi pour mieux en
estimer les valeurs spécifiques. Le goût est préférence personnelle autant
que symptôme social, signe spontané et signe reconnu, éminemment for-
tuit et systématiquement produit, à peine deviné et déjà certain. Pour
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résoudre la fuite des instants, rien de mieux que le contrepoint d'un goût.
De même que l'on recherche la souveraineté d'un corps politique, le
goût assied la souveraineté du sujet personnel dans ses valeurs singulières
comme dans ses jugements généraux, dans le temps hérité comme dans
le temps qui survient113. Le goût est une couture du fortuit, une chance de
la construction, un progrès immobile. Il fait la part du salé ou de l'acidité
des événements, il distingue le miel et l'amertume du livre avalé.
D'où la composition des Essais qui à « faute de mémoire naturelle » en
forge une «de papier114», de même qu'Ovide «a cousu et r'apiecé sa
Métamorphose, de ce grand nombre de fables diverses115». La mémoire
est encore legs à assurer, que ce soit pour une personne en particulier
(«je ne veux tirer de ces escrits sinon qu'ils me représentent à vostre
mémoire au naturel116»), ou, plus généralement, «à la commodité parti-
culière de mes parens et amis : à ce que m'ayant perdu (ce qu'ils ont à
faire bien tost) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et
humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vifve, la
connoissance qu'ils ont eue de moy117». L'anthropophagie autorisait une
impeccable couture sociale en passant par la médiation de la vengeance et
le décousu des corps, l'écriture des Essais permet un legato temporel qui
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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 63

préserve dans la durée du registre de compte l'incision de chaque instant


et de chaque humeur, qui noue d'un même fil d'encre goût de soi et
nourriture des autres, obligation et souveraineté.
Pour la tradition, l'autorité du moi naissait des legs mémoriels qui lui
donnaient prise sur le monde des événements ; désormais, l'aveu de la
mémoire et le désir de se léguer prend sa source dans la quête de soi : « Je
suis affamé de me faire connoistre [...] moy, qui me voy et me recherche
jusques aux entrailles118. » II ne faudrait pas y voir simplement l'opposi-
tion tacite d'une mémoire fatalement publique et d'un individu forcé-
ment privé, rivé à son for intérieur comme les traditions seraient vouées
à la mesure d'une communauté. Les sujets de la tradition sont emplis de
rôles savourés qui leur permettent justement de s'ériger en sujets, en sup-
ports d'identités et de sens ; les sujets « culturels » entent sur la circulation
publique l'état et la valeur de leurs singularités, auxquelles ils donnent,
du coup, le visage de significations propres : « Plaisante fantasie : plusieurs
choses que je ne voudroy dire à personne, je les dis au peuple, et sur mes
plus secrètes sciences ou pensées renvoyé à une boutique de libraire mes
amis plus féaux119. » L'exemplarité n'est plus modèle intime, mais vertu
inédite dont l'impression fait la valeur.
La difficulté de toute tradition est de parvenir à assurer une diffusion
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suffisante des rôles à tenir, afin de permettre à chacun de donner sens aux
rencontres hasardeuses, car le monde de la tradition doit s'affirmer
comme la tradition d'un monde ; le problème de toute culture est de faire
de la contingence un signe, de prendre les événements à rebrousse-poil
en caressant le fortuit dans le sens de l'universel, car le temps de la cul-
ture ne peut réjouir et convaincre de sa généralisation qu'à condition
d'apparaître conditionné comme culture du moment.
Dans la tradition, il faut faire passer le présent pour un passé, car on
lui confère alors signe et valeur ; dans les temps modernes, il faut faire
passer le présent comme déjà passé tout en le maintenant comme encore
présent. D'un côté, le présent doit être oublié comme présent pour recevoir
sa présence du passé qui le baigne; de Vautre, chaque présent bifurque, ici
pour se jeter dans l'océan des souvenirs, là pour rester sur le sable mouvant
de l'instant120. Il n'est pas question de faire basculer Montaigne tout entier
dans ce nouveau régime des signes et des temporalités, mais de voir se
nouer dans son œuvre des dispositifs étrangers l'un à l'autre. Montaigne
semble dire : il y a certes une tradition qui nous précède avec ses fan-
tômes, avec ses usages rassurants et ses exploits quotidiens, mais là où se
trouve quelqu'un et ce en quoi consiste sa singularité n'est nulle part

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64 LE L I V R E AVALÉ

ailleurs que dans les actes dont il se rend capable ; derrière ou hors les
actes effectués par quelqu'un, il n'y a personne. Encore faut-il que ces
actes signifient, que leur valeur en soit connue, puis reconnue.
C'est en quoi la mémoire met « hors de soi » ceux qui font porter au
crédit des gestes le sens et la portée des actions : ici est la liberté, là l'escla-
vage. «Autant que je m'en rapporte à elle [la mémoire], je me mets hors
de moy, jusques à essaier ma contenance ; et me suis veu quelque jour en
peine de celer la servitude en laquelle j'estois entravé, là où mon dessein est
de représenter en parlant une profonde nonchalance et des mouvements
fortuites et impremeditez, comme naissans des occasions présentes121. »
La mémoire prive la sprezzatura du bonheur de l'instant, donc de sa non-
chalante légitimité ; elle ôte au courtisan la valeur qu'il donne à ses gestes,
lorsqu'ils surgissent d'une politique de l'instantané plutôt que d'une religion
de l'héritage. Il ne faut pas y voir une simple vocation pour l'immédiat : il
s'agit bien de «représenter [...] des mouvemens fortuites». À l'instar des
cycles de la vengeance, on ne cherche pas l'éblouissement sauvage de la
pulsion, mais la règle secrète d'une chance saisie et arrêtée dans la beauté
de l'instant : effet d'immédiateté plus qu'immédiateté même. S'il faut un
héritage antique pour donner sa plénitude à cet art de l'instantané, on
peut le voir apparaître dans la notion de kairos122.
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Proche étymologiquement de keiro (couper) et de krino (juger), le


kairos est ce lopinage du temps que le jugement recoud du fil de ses valeurs
ou qu'il pèse grâce au contre-poids de ses expériences (la balance fait
aussi partie des attributs iconographiques du kairos, dieu à la tête chauve,
sauf une mèche brève par laquelle on tente de l'attraper). C'est un art,
plus encore qu'une technique, qui, par la digestion du présent123, par
la mesure trouvée au temps, offre aux autres ou à soi-même la beauté
fortuite d'un geste médité, mais non prémédité. Ainsi, le style coupé de
Montaigne propose une stylisation du temps plus encore que du langage,
une manière de greffer (comme chez Du Bellay) les possibilités de l'ancien
sur la puissance de l'actuel, d'enter sur ou de transplanter dans son goût
présent les effets du passé: la culture des lettres y devient couture des
êtres.
Peut-on y reconnaître une exemplarité d'époque ou un côté hors-pair ?
Plus généralement, le chef-d'œuvre des Essais demeure-t-il au plus haut
point singulier ou peut-on y discerner des fractures, des inflexions ou des
reprises typiques de la fin de la Renaissance ? La question est celle-là même
qui agite le texte de Montaigne : à quoi reconnaître un exemple qui soit
modèle valant au-delà du goût d'un seul ? Sortant du régime médiéval de
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L'AMNESIE DE MONTAIGNE 65

Yexemplum, on entre dans un âge où la répétition n'est plus la généralité


et où elle ne relève pas encore de la certitude scientifique. L'expérience
traditionnelle (qui est aussi expérience de la tradition) est simultanément
tout ce qu'exploité Montaigne et tout ce qu'il sent lui échapper, voire tout
ce qu'il tente de fuir. En ce sens, Giorgio Agamben repère bien l'opposi-
tion entre l'expérience ancienne qui se traduit en maximes, proverbes et
autres formes de l'exemplarité mémorielle et la nouvelle expérience qui
réclame expérimentation et certitude scientifique, mais il simplifie la
position de Montaigne lorsqu'il affirme : « Comme le montre bien la der-
nière œuvre de la culture européenne qui s'appuie encore entièrement
sur elle — les Essais de Montaigne —, l'expérience est en effet incompati-
ble avec la certitude ; une expérience devenue calculable et certaine perd
aussitôt de son autorité124. » Les Essais supposent une autre forme d'auto-
rité, lentement négociée entre un auteur et un public, et non les façons
traditionnelles de l'autorité léguée. Pourtant, ce n'est pas encore un sujet
de connaissance qui, hors de toute variation temporelle, peut sans cesse
réitérer l'expérience de la certitude.
Montaigne cherche, en fait, une répétition qui ne serait pas ressem-
blance, un échange qui ne serait pas équivalence, un lien qui ne serait pas
obligation, une dette qui aurait pour grâce de passer pour gratuite ; bref,
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il recherche dans une reprise qui enchaîne la reprise qui sauve. La résis-
tance aux legs du passé ne conduit pas Montaigne à partir en quête d'un
maximum de différences, mais d'un minimum de ressemblances : la répéti-
tion devrait aller, non des textes anciens au livre présent, mais du moi,
exemple pour le livre, au livre, exemple pour le moi; celui-là faisant retour
sur celui-ci, celui-ci faisant écho à celui-là. Les citations empruntées, que ce
soit de façon avouée ou déguisée, n'ont pas besoin de guillemets, ces petites
cicatrices des greffes pratiquées : c'est l'ensemble des Essais qui semble pré-
cédé d'un inédit «Je dis que... ». Le livre cite Montaigne comme il allègue
Plutarque ou Platon. La répétition exemplaire est à la fois reproduction et
rencontre, mais rencontre dans un espace singulier et reproduction d'un
temps particulier.
A posteriori, on peut voir combien les modernes vont exacerber le pro-
blème sous les traits de l'induction en épistémologie, de la représentation
en philosophie politique, des figures de l'être en philosophie de l'histoire,
du jugement de goût en esthétique. Il est possible, bien sûr, de réfuter
rapidement les analyses qui chercheraient l'origine sous les originalités.
Mais retenir une œuvre (fût-elle magistrale) en guise de démonstration
générique n'implique ni que le génie, qui parle en elle, s'exprime pour

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66 L E L I V R E AVALÉ

tout un chacun, ni qu'il soliloque à l'écart de tout ce qui est connu. Des
différences de degré peuvent être repérées entre tel chef-d'œuvre et les
«productions courantes» (pour reprendre le terme de Georges Duby),
elles ne s'établissent jamais en différences de nature (sauf par vocation
idéologique). L'événement ne s'oppose pas à la règle, car il n'est de régula-
rité que des événements qui la réitèrent et d'événement que des règles qui le
supportent. Cela ne conduit pas, pour autant, à ignorer les hiérarchies
de valeur125. Que le livre des Essais puisse passer pour un chef-d'œuvre
ne lui donne pas d'autre position spécifique que sa diffusion postérieure
et sa condensation présente. On n'y part pas en quête de causes ou de
fins, mais d'usages et de valeurs dont l'éclosion y paraît plus ralentie
qu'ailleurs. Il n'est donc pas question de faire des Essais la première des
œuvres modernes ou la naissance de la « culture », mais de saisir dans sa
densité propice les tours et les torsions d'une mémoire en train de
s'échapper à elle-même et de voir apparaître des logiques (du goût, de la
souveraineté, de l'autonomie, de la subjectivité, du public) où se noueront
en effet culture et littérature.
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CHAPITRE 2

La raison des mémoires :


formes sociales de la subjectivité
chez les mémorialistes

S i L'ON TENTE DE SAISIR ce qui advient à la mémoire collective au


tournant des xvie-xvne siècles, il est un genre de textes qui ne peut
manquer d'attirer l'attention dans sa spécialisation même : lés mémoires.
Genre inconnu de la poétique ancienne, il répond manifestement à des
problèmes d'un type nouveau et, surtout, permet d'entendre des voix
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inattendues, étrangères souvent aux territoires des belles-lettres, mais qui


vont aussi en infléchir les composantes. Au xvie siècle déjà, mais surtout
au xviie siècle, les mémoires connaissent un essor et une légitimation
surprenants. Qu'un grand personnage de la vie politique ou religieuse
donne son existence pour exemple et glisse sous les événements qui ont
ponctué son époque les sens qu'il en tire ou les valeurs qu'il y a déposées,
cela se comprend aisément. Mais en un temps où les coutures sociales se
défont et où la mémoire collective perd de son ancienne énergie, à une
époque où les religions se maltraitent réciproquement et où l'ordre poli-
tique renvoie les enjeux moraux et les appartenances religieuses aux pra-
tiques et aux décisions intérieures des individus, sur quoi fonder les
valeurs publiques des actions et les significations sociales des discours ?
La morale, par exemple, a longtemps constitué un discours privilégié
du rapport aux autres et à la communauté. La philosophia moralis réflé-
chissait sur les conduites et les mœurs, sur les caractères sociaux des êtres,
afin de permettre à chacun de « bien vivre » (eu zen) dans la cité et en
accord avec les dieux. Ainsi, immédiatement liée à la puissance de la théo-
logie ou au pouvoir de la cité, la morale indiquait à chacun le rôle social
qui devait être le sien. Les humanistes de la Renaissance, cependant, en
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68 LE L I V R E AVALÉ

compilant avec amour les sagesses antiques, tendent peu à peu à détacher
la morale d'une inscription exacte dans une tradition purement chré-
tienne (Mélanchton en est un bon exemple) et à en faire une pédagogie
personnelle. Sur un plan plus sociologique, noblesse et vertu ne semblent
plus aller de pair : le modèle de gloire et d'honneur incarné, par exemple,
par un Bayard cède la place à des conduites guerrières de moins en moins
morales qu'il s'agit de relégitimer. Autant donc du point de vue intellec-
tuel que social, la morale se trouve de plus en plus en porte-à-faux. Mais
c'est surtout à partir du moment où la conscience morale, lors des guerres
de religion, s'avère source de conflits et de meurtres et non fondement de
paix et d'harmonie, que la pensée morale ne peut plus ni se trouver dans
le simple prolongement d'une religion, ni s'adosser à une tradition com-
munautaire. Sans appui extérieur à sa conscience, l'homme apparaît
comme un individu, libre de ce qu'il pense et croit, mais sans pouvoir de
l'énoncer et de le défendre publiquement.
La politique moderne naît, au xvne siècle, de ce face-à-face entre indi-
vidus et État (sans la médiation de corps intermédiaires, ni d'Églises atti-
trées) où, d'un côté, l'individu est riche de sa conscience intérieure, mais
dénué de pouvoir public et, de l'autre, l'État s'avère souverain responsa-
ble du bien commun, mais détaché de toute morale ou d'évidence reli-
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gieuse. Au moment où se développent les discours de la «raison d'État»,


les «politiques» qui soutiennent Henri IV posent une neutralité reli-
gieuse de principe et, en 1635, l'entrée en guerre de la France aux côtés des
puissances protestantes contre l'Espagne catholique témoigne de cette
nouvelle disjonction entre État et religion particulière, entre conduite
morale de chacun et amoralité du pouvoir. Comme l'exprime Jean de
Silhon, dans une lettre qui fait l'apologie du pouvoir de Richelieu, « bien
que le Souverain n'aye point de pouvoir sur l'esprit, ny sur ses produc-
tions tandis qu'elles se tiennent à leur principe ; & qu'elles ne sortent pas
dehors, cela estant de la seule jurisdiction divine ; Si est-ce qu'il peut dis-
poser de l'extérieur selon la nécessité ou la bienséance de ses affaires, &
hors l'interest de la conscience1 ».
L'essor des mémoires semble bien s'inscrire dans ce creuset du for inté-
rieur qui est à la fois place publique, forum et discours du dedans. Les
Essais témoignent déjà de ce dédoublement des perspectives, mais sans
donner à l'écriture de la vie la dimension chronologique d'un sens ou d'une
raison (sens ou raison qui existent tacitement jusque dans l'apparent
désordre ou la négligence affectée des récits et des souvenirs des mémo-
rialistes). Il faut suivre les détours nombreux des mémoires pour mieux
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LA R A I S O N DES M É M O I R E S 69

appréhender les aventures de la memoria. En un sens, cette dernière


s'étoile lentement dans ces mémoires que des êtres, pour la plupart jetés
dans un désarroi radical, écrivent en réserve du monde. Non seulement la
mémoire collective se voit diffractée avec ces individus cherchant dans le
repli du passé les secrets de leurs disgrâces, mais elle apparaît liée, au
moins provisoirement, au retrait dans le privé, à la retraite domestique et
intime : double négation de son caractère collectif.
Avec l'écriture des mémoires, le Tombeau de la gloire publique se
change en testament de l'honneur privé, et la mémoire officielle de la
communauté, en mémoire particulière de la famille ou du lignage, nous
dit Pierre Nora2. De même, Philippe Ariès note que la renommée chevale-
resque qui exemplifie l'extraordinaire se transforme en une morale inté-
rieure où chaque instant prend la couleur d'une aventure : « L'héroïsme
médiéval et baroque, spectaculaire et merveilleux, celui de l'Arioste et de
Don Quichotte, s'est "privatisé" et vulgarisé. Il a été remplacé par une
morale ordinaire et intérieure [...]. Cette morale est celle de l'homme seul
devant lui-même, c'est l'Honneur3. »
Qu'il y ait, sur une longue durée, passage effectif d'une mémoire col-
lective profondément investie à des mémoires solitaires, encore familiales
ou bientôt personnelles, ne fait guère de doute. Mais comment se fait la
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transition ? Qu'est-ce qui légitime le passage d'une manière à l'autre ? À


quoi repérer les déplacements et le détail de certaines cassures ? Et quel en
est l'enjeu pour les lettres modernes ?
En se détournant ainsi du chef-d'œuvre de Montaigne, en cherchant
dans nombre d'écrits aux qualités littéraires souvent douteuses de quoi
aiguiser le regard, on pourrait penser faire succéder l'homogène à l'hété-
rogène, la régularité à la singularité, la série à l'événement. On aurait tort.
Autant l'événement ne se cristallise qu'au regard de la série, autant la
régularité est un produit (et non une somme) des singularités. Pour le
tourner musicalement, la tonique des Essais résonne sur la fondamentale
des mémoires.
Car les mémoires constituent aussi un événement. Ils forment, au
début des temps modernes, une constellation spécifique dont on a déjà
remarqué l'éclat particulier4. Pour mieux appréhender cet événement des
mémoires, on peut rapidement les confronter à ce qui n'en forme ni une
origine souterraine, ni une clef de lecture, mais un possible diapason : les
livres de raison.

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70 LE L I V R E AVALÉ

Ce que les comptes racontent

C'est dans les cités marchandes italiennes du xme siècle qu'apparaissent


les premiers livres de compte, où sont inscrits sur des carnets variés débits
et crédits de la famille, ainsi que naissances, morts, généalogies, chroniques
locales ou régionales, enseignements, préceptes, conseils ou faits qu'on
estime dignes d'être écrits : on les appelle des ricordanze, des mémoires.
Au voisinage des transactions financières et de la litanie des déclarations
de mariage et de décès, frémissent ainsi des fragments d'existence plus
singuliers, tantôt la stupéfaction d'un saumon inattendu, tantôt la peur
d'une épidémie, tantôt l'éblouissement d'une procession, tantôt la recette
pour conserver le romarin et la marjolaine. Dans la Florence du xive siècle,
ces mémoires prennent parfois un autre nom: ils deviennent des libri
dette ragioni5. Ces livres de raison sont des livres de compte, bien sûr, mais
ils restent aussi, plus fondamentalement, des livres de mémoire, au point
de n'avoir souvent, en guise de titre ou d'anaphore, que le performatif
« Pour mémoire », « Mémoire soict » ou « Mémoire sera » : le futur n'est pas
une prédiction, mais au mieux une promesse, au moins une demande.
Livre de raison.
Pour mémoire.
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Le consulat de mon père.


L'an mil quatre cens quatre vingz et unze, maistre Jehan Dauree, mon père,
fust esleu consul [...]
L'an mil quatre cens quatre vingtz et dix huict, le xxviie de Décembre, jour
et feste des Ingnoscens, nasquis je Pierre Dauree, comme je ay treuvé par
escript de la main de feu mon père. [...]
Audict moys de novembre [1648] par lettres patantes du seigneur connes-
table présentées et publyees Agen l'on fist descendre toutes les cloches de leurs
clochers et rendre toutes les armes aux habitans et icelles mètre dans la maison
de la ville ; et demeurasmes long temps sans horrologes6.
Au nom de Dieu soict. Ammen, et ce 30 juillet
Naissence de Raymond d'Austry
Mémoire soict que, le lundy a 5 heures apprès midy, en l'année 1550 [cor-
rigé 1549] et 20 may, nasquis je, Raimond d'Austry. [...]
Mémoire que, le 3 juilhet 1569, esposa monsieur Laurens Matty ma sœur
Francoyse Austrine. Et décéda mad sœur le judy 15 octobre 1569, en Roudez.
Plus, sera mémoire que, le 3 jour du moys de may 1566, entrys je, Raimond
d'Austry, en apprantyssaige chès Monsieur Benoict d'Ouvrier, marchand à
Thle[...]
Mémoire que, en l'année 1570, le froment valut 10 L cestier et y eust grande
mortalyté de paoure monde par famine7.
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LA RAISON DES M É M O I R E S 71

Sera mémoire qui jay appigeonné ma feue [petit colombier] de Capdebosc


de nouveau en l'année mil six cens quarante sept et au mois d'octobre. [...]
Sera mémoire que le 23 jung 1656 heure de six à sept heures du soir feust
prins proche le molin de Barlet de la présent ville un saumon. [... ]
Mémoire du mariage dentre Arnaut du Drot et mademoiselle Betrade de
Tartanac qui espousarent le quinze de février i6/58.
Les livres de raison sont autant comptes que contes (selon l'ambiguïté
des graphies de l'époque) : comme des provisions pour l'avenir, on y resserre
les événements familiaux, locaux, voire «nationaux» importants, aussi
bien que le détail des acquisitions et des échanges, qu'ils soient monétaires
ou matrimoniaux — manière de découper du vivant dans l'ensemble des
événements9. Chaque occurrence occupe une position identique, chaque
événement subit le même effet de se voir annoncé par les trompettes de la
mémoire : tempête de grêle, entrée royale, duel de Chasteneray et de Jarnac,
brebis monstrueuse, naissance du fils attendu, vente de terres. Par sa
manière d'inscrire les moments dignes d'héritage au compte courant des
jours, le livre de raison ressemble à un prière d'insérer, voire à un livre de
prière retourné en psalmodie de la mémoire10. Il ramasse sur le chemin
de l'existence des poussières chaque fois différentes, et l'on a pourtant le
sentiment qu'à chaque fois c'est un même tourbillon qui apparaît,
comme de nouveaux mots dans de nouvelles phrases d'où émerge sans
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cesse un ancien sens.


Le texte fixe non seulement des instants dont la valeur semble évidente,
mais aussi les legs ancestraux, à commencer par la continuation qu'il
requiert de génération en génération. On lègue des savoirs sur la famille,
voire des savoirs propres à la famille, mais on lègue aussi le livre lui-
même et l'humeur de son écriture : sous l'impulsion du passé, la vie s'épa-
nouit en s'éparpillant. Le 6 septembre 1426, Gilles Benoist commence son
livre de raison en rappelant d'abord les « conseils de vie » légués par son
grand-oncle Etienne, puis par son oncle Pierre et finit (après, entre autres,
être passé par la mention de certaines nécessités : « Mémoire soit que, au
mois de décembre 1423, nous fîmes vider nos latrines et lieux d'aisance,
qui sont au-delà du corridor de notre hôtel et maison») par des recettes
de médicaments chargés d'une saine circulation intestinale : « S'ensuivent
les suppositoires qui sont bons pour faire aller à la garde-robe et pour
lâcher le ventre : suppositoire de miel et de sel gemme. Si tu le veux plus
fort mets de la poudre centaurée. Un suppositoire de foie de mouton avec
une côte de chou11. »
Tout est marqué du sceau traditionnel de l'expérience : trivialités quo-
tidiennes ou règles de vie, passage d'un roi ou d'une épidémie, bûcher de
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72 LE L I V R E AVALÉ

livres de galanterie ou muet qui fait son testament en peinture. Et chaque


chose notée est précisément communicable en tant qu'expérience, non
seulement aux membres de la famille qui pourront y trouver de quoi
alimenter leurs propres existences, mais aussi à de plus lointains lecteurs :
« En non de Dieu soit amen soit memoyre a tous ceulx que varont et oront
ce presant escript que le premier jour de may len de grâce 1529 après
paques que estoit ung samedi sur la rase de la nuit [au moment où la nuit
commence] après soper en tonant et faysent grant escler tunba le foudre
dedans le chasteux de Turenne12. » Ces livres de raison ne sont donc pas
simplement des comptes familiaux, mais des trésors de mémoire qui peu-
vent être lus ou écoutés, comme certains contes à la veillée. Ce qui est
légué ne tient pas seulement au nombre d'informations, mais plus profon-
dément au plaisir du passé, à la saveur d'une écoute, comme le comprend
fort bien Montaigne qui a trouvé, lui, une autre manière de tenir son
registre et de répondre à l'héritage paternel :
En la police œconomique mon père avoit cet ordre, que je sçay louer, mais
nullement ensuivre. C'est qu'outre le registre des négoces du mesnage où se
logent les menus comptes, [...] il ordonnoit à celuy de ses gens qui lui servoit
à escrire, un papier journal à insérer toutes les souvenances de quelque remar-
que, et jour par jour les mémoires de l'histoire de sa maison, très-plaisante à
veoir quand le temps commence à en effacer la souvenance13.
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Acheter une terre ou donner un conseil n'occupent pas deux dimen-


sions différentes de l'existence: même s'ils peuvent investir différents
lieux, ils sont tramés du même fil, le fil d'une sagesse de la vie que l'on
aurait appelé autrefois «prudence». À la différence des informations qui
comptent tant pour nous, et dont nous cherchons la validité dans l'exac-
titude et la rapidité, les moments de mémoire marqués dans les livres de
raison s'en tiennent à l'autorité des figures : ainsi l'on voit des « erreurs »
qui nous surprennent, comme ce seigneur de La Landelle de La Graë qui
note, le dimanche 7 mai 1570, le passage du « roy François Ier de ce nom »
dans la forêt voisine de chez lui, alors qu'à cette date c'est son petit-fils
Charles IX qui règne, François Ier étant mort depuis 23 ans14. Mais ce qui
compte ici tient seulement à la figure du pouvoir, quel qu'en soit l'empiri-
que porteur. Au contraire, les achats et les ventes se doivent d'être inscrits
rigoureusement, même s'ils demeurent encore longtemps projetés sur
l'horizon du divin15, tout comme les événements extraordinaires ou dou-
loureux sont reçus comme des signes venant manifestement de Dieu16.
Le sens des événements doit donc être cherché au dehors des activités
humaines, même si celles-ci, de plus en plus, peuvent former une totalité
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LA RAISON DES M É M O I R E S 73

que l'on peut appréhender, comme pour une appropriation de ce qui


semble demeurer extérieur au pouvoir des hommes. Les êtres ne sont pas
eux-mêmes le sens de leur destin, mais ils tâchent d'en décrire les limites,
les moments signifiants et la substance générale. Le livre de raison n'est
plus simplement le réservoir de fragments d'opérations financières ou
morales à chaque fois investies de tout le poids de la mémoire collective,
mais il devient souvent une manière de se ramasser en soi ou en sa famille
pour mieux sauter de l'autre côté de l'existence : il est moins commerce
des jours et des êtres que testament soigneusement colligé. L'homme peut
bien ne pas encore être seul producteur de soi, il est déjà au centre du
monde dont il reçoit le sens.
Même un ecclésiastique comme Michel Le Vayer, qui fut aumônier
et prédicateur à la cour de Louis XIV, fait de son livre de raison un récit
a posteriori des principales étapes de sa vie, ainsi que des naissances et des
morts de sa famille, au point de l'intituler «Estât et progrès de mon
âge17 ». Dans leur livre de raison, les Hibon de la Fresnoye, une famille de
petite noblesse du Boulonnais, inscrivent scrupuleusement sur plus de
deux siècles quelques événements de portée générale sur le fond régulier
des mariages, des naissances et des décès, mais ils consacrent tout un
cahier à la révolte contre Colbert en 1656-1657 pour défendre leurs privi-
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lèges ; un siècle plus tard, ces événements sont repris et réécrits comme
une gloire jetée rétrospectivement sur des ancêtres soudain mêlés aux
aventures de l'État. De même, certains autres événements rapportés sont
reformulés à la façon des romans galants (amants empêchés de s'épouser,
etc.) : les usages fictionnels servent ici à mettre en scène le mouvement
autonome des individus et leurs résistances aux avanies du pouvoir18. En
tête d'un censier de ses propriétés, le livre de raison de François Née
d'Urville ne fait plus que raconter d'un bloc les difficultés et les mésaven-
tures qu'il a subies pour pouvoir reprendre la charge de lieutenant du roi
qu'il tenait de son père: on est là entre le mémoire judiciaire et les
mémoires d'une existence19. Ces divers exemples témoignent du fait que
le compte courant des vies, désormais, ne s'écrit plus au rythme des expé-
riences et des conseils légués, mais au détour des états et des révoltes
passés. Du trésor traditionnel de la mémoire, on entre peu à peu dans le
livre de raison au sens strict : le décompte de soi, qu'il s'agisse de ce qui
change et fuit ou de ce qui demeure et se ménage20.
Furetière, dans son Dictionnaire universel, donne la définition suivante :
« Livre de raison est un livre dans lequel un bon mesnager ou un Marchand
escrit tout ce qu'il reçoit & despense, pour se rendre compte & raison à
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74 L E L I V R E AVALÉ

luy mesme de toutes ses affaires. » II est donc devenu indispensable de se


rendre compte de ce que l'on fait, plus encore : de se rendre compte de
son moi et de se rendre des comptes à soi-même, à la fois donc réaliser ce
que l'on est pour mieux réaliser ce que l'on vaut. La raison, devenue
affaire individuelle, est ce que l'on se rend à soi-même, ce qu'on est appelé
à se rendre pour mieux en affirmer, au bout du compte, la souveraine
possession : c'est une dette envers soi dont les livres de raison rendent
compte en même temps que du profit dont le «moi» doit bénéficier
(voire dont il figure la plus-value). C'est pourquoi Furetière poursuit sa
définition en notant que « les Marchands tiennent aussi ce Uvre en débit
& crédit qui n'est en effet qu'un extrait de leurs autres livres ». L'invention
du registre à partie double a eu pour effet de loger dans un seul livre ce
qui faisait auparavant l'objet de presque autant de carnets que d'opéra-
tions, donc de centraliser les singularités des divers achats ou ventes grâce
à l'écriture qui en totalise et en visualise les données : à la variété que la
mémoire rendait homogène succèdent les variables dont le calcul peut
rendre raison.
Le marchand est au centre de ses opérations : il en apparaît comme le
produit. D'autant qu'au modèle purement financier se surimposent deux
techniques tacites, l'une issue de la rhétorique et de son septénaire topique
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de questions (qui, quoi, où, quand, combien, en présence de qui, com-


ment21), l'autre de la confession et de ses interrogations rituelles. Le
« moi » s'établit comme le nœud provisoire où se rassemblent et se dissé-
minent l'impression des multiples opérations quotidiennes et l'expres-
sion de leurs valeurs. Ce n'est donc pas directement le modèle mental de
l'économie marchande qui induit les êtres à se concevoir comme produc-
teurs ou débiteurs, mais la prégnance de techniques déjà institutionnali-
sées par les comportements religieux ou les pratiques scolaires de la
rhétorique qui donne une forme à la conception de soi que la puissance
du calcul va démultiplier et transformer, comme l'imprimerie, jouant le
rôle d'un accélérateur de la circulation du savoir, conduit à en modifier
certaines composantes22.
C'est peut-être dans cet aller-retour entre dette et crédit que se « réalise »
la puissance de la raison, la puissance de son appel à être rendue23, de même
que la puissance de l'individu à s'en voir investi et à la posséder. Tout un
univers bascule donc dans le passage des ricordanze aux Hbri délie ragione.
Là où la mémoire collective lègue des modèles et des rôles dont chacun,
selon son statut, peut faire l'expérience, jusqu'à en retransmettre les
apprentissages et les épreuves, la raison apparaît comme un calcul de soi,
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LA RAISON DES M É M O I R E S 75

gouvernant les débits indispensables et les crédits nécessaires. La mémoire,


justement parce qu'elle est d'office héritage d'un savoir commun, com-
mande un sens des dettes en même temps qu'une valeur du crédit, alors
que la raison ordonne une instrumentation et une distribution des sin-
gularités ; mais toutes deux forment des manières de chiffrer le quotidien.
Il ne faut pourtant pas rabattre simplement les livres de raison sur les
registres de compte à partie double. Pierre de Savonne, tout à la saveur
des opérations comptables, affirme, à la fin du xvie siècle, que l'on com-
prendra mieux les transactions et leurs implications avec ces nouveaux
registres qu'avec les livres de raison24 ; et, réciproquement, Furetière, un
siècle plus tard, dans une des entrées pour « livre », ajoute ce bémol : « se
dit abusivement des Registres des Marchands, Banquiers, Greffiers, &
autres gens, où il n'y a aucune mention de littérature. On enseigne aux
Apprentifs Marchands à tenir des Uvres de compte, des livres à double par-
tie, en débit & crédit.» Par «littérature», il faut, bien sûr, entendre toute
pratique d'écriture au-delà des nombres et de leurs conforts. Là où un
récit s'amorce, là où une voix vise l'exemple qui la fonde, là où un conseil
cherche l'oreille la plus propice, là où la perte d'une terre ou d'un fils
requiert le réconfort d'une maxime25. Alors que les registres à partie double
vont prendre l'allure amincie de colonnes de chiffres qui se répondent, les
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livres de raison vont tourner parfois aux mémoires personnels ou les


mémoires tantôt prolonger tantôt infléchir la pratique familiale des livres
de raison.

Rendre raison et rendre service

Quand Sully « intitule ses mémoires Oeconomies royales, il vient rendre


les comptes de la nation ; mais [... ] il vient aussi plaider pour la rigueur
de son administration26 ». Le livre de raison peut tourner au mémoire
juridique par où l'on justifie les comptes anciens, comme l'on réfute de
soudaines accusations. Le plat calcul des échanges n'y suffit pas ; il y faut
le récit bien tressé des réciprocités. À la différence des livres de raison
qu'appelle surtout le sens communautaire de la transmission, c'est un
heurt social qui motive la plupart du temps l'écriture des mémoires.
Philippe Ariès relevait l'opposition de la gloire et de l'honneur, de la
renommée, par définition extérieure, et de la morale intérieure. C'est
pourtant bien l'espace social qui est en jeu dans le surgissement des
mémoires, si l'on discerne les points d'impact qui les firent surgir. Et
d'abord, la médisance.

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76 LE L I V R E AVALÉ

Pour Biaise de Montluc, un bruit a couru qui lui « oste entièrement la


bonne famé et renommée d'un homme de bien ; et puisque ce bruict a
coureu partout, je n'ay peu faire moingz que de rendre compte de ma vie
et de toutes choses qui sont passées entre mes mains, et par le menu et à
la vérité27». Pour le Maréchal de Bassompierre, la façon dont Scipion
Dupleix, historiographe du roi, a cru bon de mettre en scène son rôle et
de légitimer son emprisonnement réclame rectification et réécriture de
l'histoire28. Pour Marie Mancini, découvrant ses mémoires écrits par un
inconnu, elle se voit contrainte de produire sa propre version afin d'éviter
«ce qui pourrait faire tort à [sa] réputation», donnant dès la première
phrase la leçon générale de cet exercice : « Comme il n'y a point d'action
plus exposée à la vue du public que celles des personnes de grande qua-
lité, il n'y en a point aussi qui coure plus de danger de la censure et de la
médisance: surtout en France29.» Même Louis XIV, dont la position
semble exclure tout misérable commérage, ne peut se fier uniquement à
l'histoire officielle pour chanter ses hauts faits, il sent la nécessité de com-
poser, sur un régime plus secret, des mémoires : les rois
doivent, pour ainsi dire, un compte public de toutes leurs actions à tout l'uni-
vers et à tous les siècles, et ne peuvent toutefois le rendre à qui que ce soit dans
le temps même, sans manquer à leurs plus grands intérêts et découvrir le
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secret de leur conduite. Et, ne doutant pas que les choses assez grandes et
assez considérables où j'ai eu part, soit au dedans, soit au dehors de mon
royaume, n'exercent un jour diversement le génie et la passion des écrivains, je
ne serai pas fâché que vous ayez ici de quoi redresser l'histoire, si elle vient à
s'écarter ou à se méprendre30.
Il s'agit donc à chaque fois de redresser des torts, de rétablir des faits,
de redonner aux événements leur véritable portée : « rendre raison » se dit
aussi de la vengeance que l'on réclame. Écrire ses mémoires, c'est porter
devant le tribunal de la postérité les diffamations que l'on a subies. Mais
les mémoires sont également des machines à rumeur, puisqu'ils s'installent
dans l'ordre du témoignage, tantôt direct par celui qui les raconte, tantôt
indirect par ce qu'il entend dire : « [L]e bruit court, l'on dit, l'on croit, l'on
a cru, ces termes [... ] ne vous rebuteront-ils point de mes nouvelles, et ne
vous sembleront-elles point des fables? [...] Je vous conte ce que j'ai vu
et ouï dire31. » Toute la valeur supposée à ce que l'on rapporte tient au
statut de celui qui l'énonce : il doit se montrer proche des faits et distant de
tout intérêt personnel. Le débit des nouvelles repose sur le crédit du témoin.
Dans le grand procès de l'histoire, dès lors, ferraillent témoins contre
témoins. Batailles de bruits, conflits d'interprétation fomentent et font
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LA RAISON DES M É M O I R E S 77

vivre les mémoires. Aucun hasard de trouver en large majorité, jusque


vers la fin du xvne siècle, des mémoires écrits par des nobles d'épée, mais
aussi de robe, les uns pour soutenir leurs anciennes valeurs, les autres
pour établir leurs nouveaux rôles32 : c'est sur le terrain des livres que se
poursuivent les combats et que s'assurent les réputations, mais aussi que
l'exécution des promesses est exigée et que les obligations sont rappelées.
Quant aux modes de communication, les postures sont variées : un Sully,
grand seigneur, fait écrire par quatre secrétaires et imprimer ses mémoires
chez soi de son vivant, une Henriette d'Angleterre laisse à une de ses
intimes, Madame de Lafayette, le soin de rédiger et de publier sa vie après
sa mort, un La Rochefoucauld peaufine ses mémoires qui circulent secrè-
tement sous forme manuscrite avant d'être édités malgré lui. Bruit écla-
tant de la publication ou bruit discret du manuscrit que l'on recopie,
secret proclamé ou curiosité inédite, la médisance est le revers de la glo-
rieuse médaille de la renommée : fama est désigne autant la réputation
établie que le bruit qui court.
Les mémoires sont à la fois mémoires juridiques qui apportent les
pièces nécessaires pour le jugement de la postérité et mémoires des dettes
que rois et grands personnages ont contractées envers les acteurs de leur
gloire33. À Vethos du mémorialiste qui valide les contre-bruits qu'il pro-
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page répond l'éthique de justes réciprocités et de valeurs honorées. « Les


hommes vertueux qui travaillent en vostre service, oultre les bienfaits
qu'ils peuvent espérer de vostre libéralité, attendent encore ceste recom-
pense que le témoignage de leurs faicts soit rendu tel, qu'ils puissent estre
estimez entre vos aultres sujets34. » Crédit financier pour les bienfaits, cré-
dit symbolique pour l'estime d'autrui : tous deux sont menacés par une
monarchie qui ne reconnaît plus les anciennes modalités des dettes.
On voit parfaitement l'exercice de la loi monopolisé par la justice
royale dans les Mémoires des Grands-Jours d'Auvergne d'Esprit Fléchier :
familier de lettrés bien en cour comme Conrart et Chapelain, précepteur
du fils de M. de Caumartin, maître des requêtes35 (la haute instance de
l'administration), il suit son maître et toute la famille en Auvergne pour
les procès extraordinaires des Grands-Jours en 1665, par lesquels les excès
féodaux et les privilèges abusifs des nobles sont systématiquement dévoilés
et condamnés. Sur un ton mi de galanterie mondaine, mi d'histoire tragi-
que avec procès et exécutions capitales, Fléchier semble mettre en scène
un pouvoir royal qui cherche à mieux protéger les bourgeois, les paysans
et les pauvres gens contre les abus de la noblesse. En fait, il raconte et
l'impérialisme parisien du monde des salons et l'emprise grandissante de

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78 L E L I V R E AVALÉ

la monarchie sur les formes locales de justice et sur les privilèges fiscaux :
manières parallèles de rendre homogènes façons d'être, de penser, d'agir
ou d'admirer36. La dette reconnue envers le bon peuple de France sert à
faire oublier la mainmise royale sur les pouvoirs nobiliaires37.
Mais la dissolution des liens sociaux ne touche pas seulement le rapport
entre juridisme monarchique et justice seigneuriale, elle atteint aussi les
relations entre grands et petits : Louis de Pontis, cadet d'une famille de
petite noblesse, rappelle, dans ses premiers souvenirs, les actes de géné-
rosité et de reconnaissances de dettes qui paraissent constituer et établir
son univers, pour mieux mettre en valeur les cessations de paiement, les
promesses reniées et la fausse gloire des grands qui, loin de protéger et de
donner, condamnent et méprisent : « Telle est la conduite, et telles sont les
railleries des grands, qui font gloire de regarder avec indifférence les
malheurs où non seulement ils voient tomber, mais ils font tomber effec-
tivement les petits38. »
Les mémoires, plus que tout autre forme d'écrits personnels, se trouvent
donc au cœur de jeux de pouvoir. Et ils cherchent chaque fois à installer
leur auteur dans le juste exercice de la puissance. Ils témoignent de réseaux
d'alliance ou de signes électifs afin d'autoriser l'écriture du passé. Ce n'est
pas d'être soi qui légitime la qualité du mémorialiste, mais d'être appelé
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par d'autres à livrer au public le bon état de ses créances. Marie Mancini
peut se targuer de répondre à de faux mémoires; elle s'appuie quand
même sur ses proches, évoquant «les pressantes instances de plusieurs
personnes de qualité, qui sont intéressées à ce qui [la] touche ». Daniel
Huet, membre éminent de la République des Lettres, place d'entrée de
jeu ses mémoires sous l'ordre de Dieu (via saint Augustin), mais il y
ajoute les demandes réitérées de ses amis qui veulent connaître des anec-
dotes savoureuses sur les érudits qu'il fréquentait. Ce n'est pas seulement
qu'il faille justifier la plénitude orgueilleuse de l'écriture de soi (surtout
pour les personnes aux origines obscures, sans manifeste pouvoir politi-
que, ou pour ceux qui revendiquent un ardent jansénisme et devraient
éviter les vanités du moi), il s'agit également de rétablir dès l'abord des
réciprocités disparues ou menaçant de s'effacer. Michel de Marolles, pre-
mier homme de lettres à rédiger ses mémoires au lendemain de la Fronde,
les dédie à ses amis et à ses proches en les impliquant d'office dans une
impeccable circularité de l'échange : « Je ne saurois vous donner une
meilleure marque de l'estime que je fais de votre amitié, que de vous don-
ner ma propre Vie. [... ] Là, Messieurs, vous vous trouverez vous mêmes39. »
Le signe du crédit symbolique que Marolles donne à ses proches se mesure
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LA RAISON DES MÉMOIRES 79

au don lui-même de ses mémoires : sa vie y est simple miroir des actions
de ses amis, le portrait du moi est avènement des autres. Les nombreuses
manifestations sentimentales font partie de la constitution des réseaux
affectifs : aimer son roi, son patron, ses amis définit ce que l'on est40.
Nicolas Fontaine cherche, lui aussi, une continuité mémorielle, une
manière de lier son destin à celui de Dieu, cette fois, par les diverses
manières de désigner ses opérations d'écriture : « repasser dans ma mé-
moire», «faisant revenir dans l'esprit», «repassant devant vous [Dieu] »,
« je repasse à ce sujet dans le secret de mes pensées », « Mon Dieu, que les
trésors de grâces que vous avez si richement répandus dans l'âme de votre
serviteur reviennent en votre mémoire41 », comme si repasser ou faire
revenir les grâces anciennes pouvait, du même fil, nouer mémoire
humaine et mémoire divine, comme si la reprise de positions identiques
ou l'écriture des états anciens donnait un même visage au devenir. La
réciprocité touche jusqu'à l'exercice du temps : « Le tems qui va m'échaper
des mains, me confirme dans ce dessein, afin que lorsqu'il arrache & ravit
tout, je tâche de mon côté de lui arracher & lui ravir quelque chose qui
subsiste malgré sa rapidité, & qui me serve pour l'autre vie, en me faisant
revenir dans l'esprit tant de choses qu'il a déjà moissonnées42. » Ce qui
revient, le temps l'a déjà fauché ; ce que le temps a arraché, il est possible
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de lui en reprendre des fragments, pour faire du temps qui dévore ce qui le
supporte. Le temps emporte l'existence, la mémoire insiste dans l'écriture.
Fontaine quête encore la même réciprocité secrète entre lui et ceux qui
sont déjà du côté de Dieu : « Je mets ma joie & ma gloire à me souvenir
d'eux afin que je devienne digne qu'ils se ressouviennent de moi43. »
L'exercice du souvenir se donne comme une fidélité heureuse, en même
temps qu'il permet une mise à nu de liens devenus pesants parce qu'ils
emprisonnent au lieu d'affermir. Fontaine peut décrire les mauvais usages
de l'Église dans la persécution de Port-Royal parce qu'il a su retrouver la
générosité cachée des liens. Ainsi, à peine sorti de la Bastille, le voici
tâchant de ritualiser la retraite, de retrouver le bénéfice de l'attache : « Je
fis la resolution, pour perpétuer ma gratitude, de me faire une espèce de
bastille, en me tenant aussi resserré dans ma retraite, que si j'avois des
grilles & des barreaux qui m'y renfermassent44. » Plutôt qu'un monde de
forces qui paraissent indifférentes à leurs objets (puisque le propre d'une
force est simplement de lutter outre ou de s'adjoindre une autre force), il
faut rattacher aux forces les signes qui en faisaient la dignité, autrement
dit la socialité. À commencer par les signes d'élection qui légitiment la
prise de parole. Provenant de Dieu, ces signes engagent à s'exprimer en

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80 LE L I V R E AVALÉ

faisant impression sur les corps: Huet brusquement malade, du Fossé


atteint soudain d'une paralysie de la langue, Campion touché par des deuils
successifs, tous induisent de leurs misères physiques ou sentimentales la
nécessité de rebrousser chemin. Ils passent dans Tordre des significations
d'une existence, parce qu'ils se croient déjà marqués d'un signe.
Se rendre visible sous la forme d'un témoignage, c'est rendre lisibles
les visages, les puissances, les pièges, les bonheurs qui furent autant d'évé-
nements, c'est donner au passé l'animation d'un langage, c'est encore
faire du futur la possibilité d'un héritage. Henri de Campion regrette, à la
fin de sa vie et à l'orée de ses Mémoires, de n'avoir pas eu d'histoire des
actions de ses ancêtres sur lesquelles il eût pu « régler [ses] mœurs et [sa]
conduite45 » ; du coup, il écrit pour sa famille et ses enfants ce qui lui a
tant manqué. Régler une existence consiste encore à réciter sa vie, à repas-
ser par son passé. Comme pour mieux indiquer la clef de sa composition,
Pontis, lorsqu'il se plaît à raconter générosités et dettes qui le formèrent,
en souligne la valeur exemplaire : « Comme les actions de générosité doi-
vent être proposées pour servir d'exemple, je suis obligé de rapporter en ce
lieu celle dont M. de Vitry usa à mon égard46 [...].»« Obligé » ne signifie
pas ici « forcé », mais reconnaissant des heureuses obligations qui sont les
nôtres, lorsqu'elles permettent de tisser un sens des mêmes valeurs. Par
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là, on entend mieux l'écho de nombre de ces mémoires, à se vouer au


service d'une autre affaire que leur propre gloire.
L'histoire a longtemps sonné comme le destin ouvragé des mémoires :
une manière d'en hausser la portée à la dimension de la monarchie ou de
la nation. Que la publication massive de manuscrits ou d'éditions rares
ait pris place dans la première moitié du xixe siècle relève d'une forme
d'appropriation nationale du passé. Et il est vrai que ces mémoires s'en-
ferment souvent dans des dénonciations de l'histoire des historiographes
légitimes de leur époque47, mais ils entendent aussi servir l'histoire, comme
on sert son seigneur. Nous sommes encore dans un réseau d'obligations
et de dettes. Fontaine écrit des Mémoires pour servir à l'histoire de Port-
Royal, ou Lancelot des Mémoires touchant la vie de Monsieur de S. Cyran,
pour servir d'éclaircissement à l'histoire de Port-Royal, Nicolas de Neufville
des Mémoires servans a l'histoire de nostre temps, Aubery du Maurier des
Mémoires pour servir à l'histoire de la Hollande et des autres Provinces
Unies, et Madame de Motteville des Mémoires pour servir à l'histoire
d'Anne d'Autriche où, de façon exemplaire, elle avoue cette nécessité :
« payer, par le simple récit de ce que j'ai reconnu en elle, l'honneur qu'elle
m'a fait de me donner sa familiarité48 ». Du côté spirituel, le sens de la
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LA RAISON DES MÉMOIRES 8l

dette est identique : Claude Lancelot, dans une lettre du 10 octobre 1663 à
M. de Sacy, lui avoue avoir senti un mouvement particulier de son âme à
la lecture de la correspondance de M. de Saint-Cyran, la veille de l'anni-
versaire de sa mort, mouvement qu'il attribue à la bienveillance de Dieu
et qui l'engage à s'« acquitter de ce devoir49 ».
C'est ce sens des obligations qui entraîne des acteurs de second plan à
dire leur mot sur les grands événements : liés par des dettes personnelles,
ils vont au besoin contre l'histoire officielle, faisant passer les attaches
familiales, claniques ou électives avant le parti de l'État, à moins qu'ils n'en
épousent les querelles, avec l'espoir d'une légitimation plus forte. En quel-
ques décennies, les mémoires d'épée qui s'opposent au pouvoir deviennent
mémoires de cour qui s'y logent50.
Quand le comte de La Châtre publie ses mémoires afin de justifier son
rôle dans les luttes d'influence, après la mort de Louis XIII, pour le con-
trôle de la Régence51, il attaque au passage le comte de Brienne, qui se
sent tenu de lui répondre (avant d'écrire lui-même ses mémoires).
Brienne affirme chercher moins la défense de son honneur que la gloire
de sa reine, au nom de l'intérêt supérieur de l'État :
ce qui a de tout temps jette dans le mal-heur plusieurs personnes douées de
grandes qualitez : c'est lors qu'elles ont étably la générosité à suivre un second
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devoir, qui est moins important, elles négligent le premier & le plus nécessaire
[...], ils sont en cela semblables à ceux qui abandonnent leurs Pères & leurs
Enfans pour secourir un Estranger. La faute qu'ils commettent envers le Père
commun de l'Estat surpasse d'autant plus celle qu'ils font contre leur famille,
que la Republique est plus considérable qu'aucune maison particulière, & que
les obligations naturelles que nous avons d'estre fidelles à nostre Prince sont
plus estroittes que celles que nous devons à nostre propre Père52.

Il y a donc comme une gradation des générosités où ceux qui s'inscri-


vent dans la perspective de l'État surpassent nécessairement les intérêts des
coteries et des personnes. Cependant, le pouvoir a besoin aussi d'incarna-
tions et d'individus : le duc d'Orléans eût-il gagné, La Châtre aurait pu
alors revendiquer le bien suprême de l'État pour ligne de sa conduite.
Cette incarnation n'est pourtant pas tant liée à une personne qu'à un
statut. C'est pourquoi le bruit que fait courir La Châtre atteint bien la
reine par-delà Brienne et, réciproquement, engage celui-ci à vanter aveu-
glément les mérites de celle-là, «la meilleure Princesse qui aye jamais
régné ». La médisance est à la flatterie ce que le secret est à l'ostentation :
sur la scène du monde, l'une entre côté jardin et l'autre côté cour.

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82 LE L I V R E AVALÉ

Grâce et disgrâce
L'opposition à l'histoire officielle, qui forme comme la basse continue des
mémoires, tient à ces fidélités rejetées par l'État, mais aussi aux disgrâces
qu'imposé la monarchie. De nombreux commentateurs ont remarqué
combien la plupart des mémoires ont été écrits à l'écart de la cour, lors de
retraites forcées ou de prisons subies, l'âge avançant ou l'ennui gagnant.
Parce qu'ils sont des perdants, les mémorialistes tentent de regagner leur
mise de fonds en investissant dans l'écriture. Là résiderait leur grâce.
L'oisiveté donnait à l'existence une durée ennoblie, elle devient, lors de
mises à l'écart, le signe dramatique d'un vide.
En fait, tout fonctionne selon un double régime qui allie grâce et dis-
grâce. À l'orée du genre se dresse déjà Commynes qui rappelle, dans son
prologue, « les pertes et douleurs » reçues depuis la mort du roi (même si
sa disgrâce date du vivant de Louis XI, une fois que Charles le Téméraire
est éliminé) en même temps que lui reviennent en « mémoire les grâces
qu['il a] receues de luy53». L'Avertissement de l'éditeur aux. Mémoires de
Fontaine est tout aussi caractéristique de cet aller-retour lorsqu'il évoque
Port-Royal «qui n'est pas moins célèbre par le mérite de ceux qui l'ont
composée que par les disgrâces qui ont été jusqu'à la renverser de fond en
comble », et cependant cette « maison a été comblée des grâces du ciel à
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mesure de ce qu'elle a été exercée par les passions des hommes54 ». De


même du Fossé rappelle l'épisode de ce général allemand, consigné à la
Bastille au moment où il croyait être échangé contre un prisonnier fran-
çais, et trouvant chez Saint-Cyran, lui aussi embastillé, un inattendu
réconfort, «car, pénétré de sa disgrâce et touché intérieurement de la
grâce de celuy qui menageoit cette occasion pour son salut, il prit une
telle confiance en l'abbé de S. Cyran qu'il se mit sous sa conduitte [...].
Tel étoit cet illustre prisonnier, destiné de Dieu à tirer tant d'âmes de la
captivité du démon55. » La disgrâce se renverse en grâce comme la capti-
vité en libération : Saint-Cyran prisonnier est celui qui affranchit. Mais à
condition de changer de niveau, puisque répond à la disgrâce matérielle
une grâce toute spirituelle, selon le modèle préféré des jansénistes. Pour
autant qu'elle demeure humaine, il devient même possible de voir la dis-
grâce comme le signe d'une attention divine, comme la marque d'une
élection, dans la mesure où elle est épreuve. La disgrâce qui nous échoit de
l'ordre d'un prince ou même d'un pape est moins une force qu'ils exercent
sur nous qu'un signe éventuel de la puissance divine.
Le roi ne s'y trompe pas qui entend avant tout exercer son droit à distri-
buer des grâces. De Thou, dans son portrait pourtant peu louangeur de
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LA RAISON DES M É M O I R E S 83

Charles IX, souligne qu'il « apportoit un très-grand soin à distribuer ses


grâces & à les placer à propos, & scrupuleux au dernier point à balancer le
mérite de chacun56 ». On connaît, par ailleurs, la phrase célèbre (et assas-
sine) des Mémoires de Louis XIV au moment où, débarrassé de Mazarin,
il prend le contrôle des affaires du pays : « le désordre régnait partout ». Il
est cependant très symptomatique que ce désordre se repère aux mauvais
usages des grâces : « Les grâces exigées et arrachées plutôt qu'attendues
[... ] n'obligeaient plus personne57. » Or, le roi tient à obliger, autrement
dit à resserrer les liens d'autorité en même temps que de services, et ses
premiers efforts visent à remodeler la machinerie des grâces. Que l'on
vienne désormais les lui présenter directement, c'est affirmer l'immédiateté
du don que suppose la grâce58. Qu'il en décide seul manifeste que la grâce
et la sûreté du jugement de Dieu habitent en sa majesté59. La grâce est, en
effet, occasion de donner et privilège d'ordonner ; elle atteste d'un pouvoir
autant que d'une générosité. Comme le rappelle Saint-Évremond : « [O]n
dit à son égal, à son ami, ou à son inférieur, faites-moi cette grâce ou
faites-moi ce plaisir. Mais quand on s'adresse aux Princes, aux Rois, & aux
personnes de grande qualité, on leur demande des grâces [...] parce que
les grâces marquent du côté de celui qui les fait une grande supériorité, &
du côté de celui qui les reçoit une grande dépendance60. » Or, cette grâce
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est aussi stimulée par la puissance mémorielle.


Tantôt en ce qu'elle témoigne d'un juste souvenir des services rendus
et qu'elle respecte l'échange attendu au-delà de ce qui était espéré — sans
qu'il y ait pourtant de contrainte pour le roi : c'est la liberté de donner
qui fait le prix de la grâce. La grâce oblige qui reçoit et non qui distribue :
« quant aux grâces, les faisant librement et sans contrainte », on les alloue
avec justice et bonheur, puisque «le souvenir des services, favoriser et
élever le mérite, faire du bien en un mot, ne devait pas seulement être la
plus grande occupation, mais le plus grand plaisir d'un prince61 ». Donner
des biens, c'est faire du bien : il y a comme unediffusiondu bien qui ajoute
à la reconnaissance insipide (voire importune) des dettes la profonde
jouissance des dons. Le métier de roi est ainsi traversé d'une plus-value de
plaisir.
Tantôt en ce qu'elle élève la force au rang de signe, en ce qu'elle octroie
au pouvoir instantané sur les corps une puissance immédiate sur les
esprits, en ce qu'elle révèle le nom et la renommée plus contraignants que
l'épée et l'armée : « Les rois, qui sont nés pour posséder tout et comman-
der à tout, ne doivent jamais être honteux de s'assujettir à la renommée
[...]. La réputation fait souvent elle seule plus que les armées les plus
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84 LE L I V R E AVAL!

puissantes. Tous les conquérants ont plus avancé par leur nom que par
leur épée62. » La force assise dans un nom redouble de puissance avec la
renommée qui la diffuse, elle s'y révèle plus stable, plus solide, plus effi-
cace que s'il fallait sans cesse en faire l'épreuve. C'est pourquoi même le
roi, qui en principe n'est assujetti qu'à Dieu, doit aussi en devenir le sujet.
On comprend alors mieux la colère ou la jubilation qui touche aux
questions des préséances : ce sont les marques évidentes de la puissance
mémorielle. Pierre Goubert, dans sa présentation des Mémoires de
Louis XIV, s'étonnait qu'autant de place fut allouée à de minuscules que-
relles, ici de places des ambassadeurs français, là d'entrée des carrosses
princiers, mais cela tient à l'essence même du pouvoir qui requiert des
cérémonies afin de mieux gagner des batailles63. La renommée, c'est
une victoire qui ne cesse d'être rejouée, une victoire qui dure par-delà le
moment qui la certifie. Elle doit chaque fois s'actualiser dans des signes
distinctifs ou dans des marques ostentatoires.
Madame de Motteville raconte ainsi la joie sans pareille de la princesse
Marie lorsqu'elle devient reine de Pologne : ni le trône de ce pays lointain
ni, bien sûr, le vieux mari ne l'éblouissent, mais bien l'émotion de se voir,
lors du couronnement, d'une marche au-dessus de Monsieur, frère du roi.
Et l'on connaît, chez Saint-Simon, ses manières d'exprimer sa douleur
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lorsque les bâtards du roi lui dament le pion, à lui duc et pair de France,
ou ses façons de thésauriser son bonheur, le matin glorieux du 26 août
1718, lorsque leurs prétentions sont cassées par le Régent :
II se peignit un brun sombre sur quantité de visages. La colère étincela sur celui
des maréchaux de Villars et de Bezons, d'Effiat, même du maréchal d'Estrées.
Tallard devint stupide quelques moments, et le maréchal de Villeroi perdit
toute contenance. Je ne pus voir celle du maréchal d'Huxelles, que je regrettai
beaucoup, ni du duc de Noailles que de biais par-ci par-là. J'avais la mienne à
composer, sur qui tous les yeux passaient successivement. J'avais mis sur mon
visage une couche de plus de gravité et de modestie. Je gouvernais mes yeux
avec lenteur, et ne regardais qu'horizontalement pour le plus haut. [...] Con-
tenu de la sorte, attentif à dévorer l'air de tous, présent à tout et à moi-même,
immobile, collé sur mon siège, compassé de tout mon corps, pénétré de tout
ce que la joie peut imprimer de plus sensible et de plus vif, du trouble le plus
charmant, d'une jouissance la plus démesurément et la persévéramment sou-
haitée, je suais d'angoisse de la captivité de mon transport, et cette angoisse
même était d'une volupté que je n'ai jamais ressentie ni devant ni depuis ce
beau jour64.
Si la grâce est si vivement vécue, la disgrâce sera, on le conçoit, pur
effondrement. Se retrouver à l'écart du monde, relégué au fond de la
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LA R A I S O N D E S M É M O I R E S 85

province n'induit pas seulement ennui et mélancolie ; l'exilé perd surtout


son statut et sa réputation. Comment ne pas comprendre, alors, qu'il
tente de se recomposer une mémoire commune, une renommée valide en
réécrivant sa vie ? Quelle grâce souterraine saura-t-il trouver sous la dis-
grâce du souverain? Les mémoires sont des manières de renaître: une
« réexistence des anéantissements passés », comme le dit éloquemment
Saint-Simon. Que ce dernier commence à écrire ses Mémoires en 1694
(l'année où Louis XIV crée un rang intermédiaire entre princes et ducs
pour ses bâtards), et peu après avoir perdu, avec ses pairs les ducs, son
procès contre le maréchal de Luxembourg (dont il fera une première rela-
tion qu'il enverra à Rancé en même temps que son projet de mémorialiste
en soulignant qu'il s'agit de «tout ce qu'il y a de plus âpre et de plus
amer65 »), indique combien le fait d'écrire tient au sentiment de sa disgrâce
et à la nécessaire présence d'une grâce secrète. Pendant que la disgrâce
établit les variations d'un déficit, jetant les existences humaines dans la
vanité du temps, la grâce construit un arrière-monde qui donne du prix
au quotidien, elle creuse les figures momentanées des êtres afin de les
vider de leurs incertitudes et de leurs aléas.
Ainsi que le dit joliment Albert Sorel, tout mémorialiste est «un pro-
phète de son propre passé66 ». Formé aux drames, il cueille dans son his-
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toire les traits d'une lutte sourde ou affirmée qu'il projette sur le monde
qui l'a connu. Du coup, les hommes croisés, les femmes aperçues autre-
fois, deviennent esclaves de leurs gestes, figés dans le souvenir qui inter-
prète les anciennes perceptions. Même aux meilleurs, le pur éloge ne
convient pas. Comment maintenir alors un esprit de charité pour qui
entend proclamer la vérité des êtres rencontrés ? Comment dire les petites
vanités, les dérisoires lâchetés, les moues et les badinages, les fautes invo-
lontaires et les ignorances voulues, parfois les impeccables cruautés qui
nous composent, sans chaque fois médire ? Au lieu de l'hostilité, parfois
légitime, ne sombre-t-on pas au moins dans la curiosité ?
C'est tout le problème que Saint-Simon essaye de poser, lorsqu'en 1743,
revenant sur l'écriture de ses Mémoires il rédige ce qui en servira de préface :
La charité peut-elle s'accommoder du récit de tant de passions et de vices, de
la révélation de tant de ressorts criminels, de tant de vues honteuses, et du
démasquement de tant de personnes pour qui sans cela on aurait conservé de
l'estime, ou dont on aurait ignoré les vices et les défauts ? Une innocente igno-
rance n'est-elle pas préférable à une instruction si éloignée de la charité ? et
que peut-on penser de celui qui, non content de celle qu'il a prise par lui-
même ou par les autres, la transmet à la postérité et lui révèle tant de choses
de ses frères ou méprisables ou souvent criminelles67 ?
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86 LE L I V R E AVALÉ

Il y répond, d'abord, en soulignant la nécessité de connaître toutes les


traditions de l'Église et l'histoire ancienne à laquelle elles s'adossent, mais
cela laisse pendant le problème de l'histoire plus récente, dans la mesure
où elle nous serait trop proche et les personnes trop voisines. Cependant,
l'ignorer conduirait à ne même plus savoir qui sont les gens que l'on
rencontre, d'où ils viennent et quels héritages les ont formés. De manière
bien typique, Saint-Simon est révolté par certaines questions qui lui
paraissent friser l'aberration : « Quelle surprise de s'entendre demander
qui était ce monseigneur qu'on a ouï nommer et dire qu'il était mort à
Meudon? Qui était le père du Roi, par où et comment le Roi et le roi
d'Espagne sont-ils parents68 ? » L'histoire particulière de l'époque récente
est indispensable pour mesurer la place que l'on occupe et les êtres qui
nous entourent: les mémoires font partie de l'écriture de cette indis-
pensable histoire qui permet aussi de ne pas se faire prendre aux pièges
ordinaires du monde.
Charité bien ordonnée commence par soi-même, dit le proverbe sur
lequel Saint-Simon tisse sa propre variation comme sur un canevas
immémorial :
[N]e croyons pas que la charité défende de voir toutes sortes de vérités et de
juger des événements qui arrivent, et de tout ce qui en est l'accompagnement.
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Nous nous devons pour le moins autant de charité qu'aux autres : nous devons
donc nous instruire pour n'être pas des hébétés, des stupides, des dupes con-
tinuelles [...]. Connaissons donc tant que nous pourrons la valeur des gens et
le prix des choses69.

La charité tourne, dans les mémoires, à un calcul général des êtres.


S'instruire du passé, lire les intrigues des hommes, évaluer leurs passions
secrètes, estimer ce qu'ils sont vraiment, telles sont les valeurs sociales des
mémoires par où les déchéances et les disgrâces peuvent être relevées et
inscrites à leur juste compte. Le don que représente la charité autorise,
précisément parce qu'il loge à l'enseigne de la gratuité, la juste perspec-
tive sur le prix des êtres et les valeurs de leurs actions.
Du Fossé, avant Saint-Simon, est troublé de la même inquiétude et
rassuré de la même certitude : « De quelque ménagement que j'aye usé, et
quelque règle que je me sois prescritte, de ne point blesser la charité, il y
a certaines veritez de fait qui choquent toujours », mais on ne peut pas
cacher, par une injustice manifeste, la vérité qu'il est nécessaire que l'on
connoisse, pour rendre à chacun ce qui luy est dû. Si je m'en suis bien ac-
quitté, que la gloire en soit rendue à celuy, de la plénitude duquel nous avons
receu tout le bien qui est en nous [...], que si quelqu'un se trouve choqué
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LA RAISON DES M É M O I R E S 87

contre mon intention, il ne doit point l'imputer à d'autre qu'à soy ; puisqu'un
historien n'est point responsable des fautes d'autruy70.
Selon le principe de la justice distributive et d'une économie souveraine,
le mémorialiste, narrateur (mais, du même coup, juge) des aventures de
chacun, rend ce qui est dû : on obtient les vérités que l'on mérite.
Par ailleurs, redonner ce qui est dû est un devoir ; un devoir soumis à
une double posture. Que les dettes soient reconnues avec justice, il faut
en rendre compte à Dieu, seul vrai responsable de cette répartition;
qu'elles soient déniées, il faut s'en prendre à soi-même : l'historien n'en
est pas responsable. Double façon, pour le mémorialiste, de s'effacer de
son texte, soit pour en redonner le crédit à Dieu, soit pour en allouer les
défauts aux acteurs. Donnant à lire les autres, l'auteur se révèle en fait
lisible à partir des autres : la grâce est ce qui trace dans le moi le discours
de l'autre, moins comme une mémoire collective qui nous constituerait
qu'à la façon d'un Dehors qui nous instituerait.
Au bout du compte, pour Saint-Simon, la charité tient également aux
bons conseils que chaque lecteur peut en tirer: «Ce sont des avis et des
conseils qu'ils reçoivent de chaque coup de pinceau à l'égard des person-
nages, et de chaque événement par le récit des occasions et des mouve-
ments qui l'ont produit, mais des avis et des conseils pris de la chose et
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des gens par eux-mêmes qui les lisent71. » II y a comme une immédiateté
du récit, une présence des lecteurs à la scène de l'histoire, en même temps
qu'une distance qui leur permet d'en calculer les effets et d'en mesurer les
valeurs. Loin de s'opposer, donc, à la charité ou de la ramener à ses inté-
rêts propres, les mémoires sont eux-mêmes œuvres de charité parce qu'en
eux perce encore cet artisanat du récit que sont l'exemple et sa leçon. Mais
un exemple délié d'une mémoire collective au sens strict et dépouillé de
sa mystique immémoriale au profit des jeux de salon et des coulisses de la
cour.
La caritaSy héritage de Perds platonicien et de Yagapè paulinienne72, se
veut aussi grâce. C'est bien cette grâce inscrite en filigrane du texte qui
irrigue et sauve les disgrâces racontées ou subies. Mis hors du lieu de
pouvoir, le mémorialiste a pouvoir d'en dire et d'en lire les machinations,
mais aussi d'en faire éprouver l'essentielle disgrâce :
Écrire l'histoire de son pays et de son temps, c'est repasser dans son esprit [on
connaît la formule] avec beaucoup de réflexion tout ce qu'on a vu, manié, ou
su d'original [;..], souvent les riens apparents qui ont mû les ressorts des
événements qui ont eu le plus de suite, et qui en ont enfanté d'autres ; c'est se
montrer à soi-même pied à pied le néant du monde, de ses craintes, de ses
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88 LE L I V R E AVALÉ

désirs, de ses espérances, de ses disgrâces, de ses fortunes, de ses travaux; c'est se
convaincre du rien de tout par la courte et rapide durée de toutes ces choses73.

Les petits riens qui font les grandes choses, voilà l'élément favori du
mémorialiste qui fait saisir aux lecteurs curieux les événements secrets
qui ont produit l'histoire. Mais ces « riens apparents » vibrent aussi d'un
néant qui les anime, un « rien de tout » qui en dilapide la vertu. Du plu-
riel de ces « riens » au singulier d'un « rien » fondamental, les mémoires
font l'expérience toujours neuve74. L'extraordinaire n'est pas rabattu sur
le quotidien, il résonne du néant du monde. Si les petits faits semblent
importants pour expliquer et penser les bouleversements de l'histoire, ils
témoignent pourtant du vide qui la fait se mouvoir. Il ne faut pas se
méprendre sur la tonalité religieuse même dans des mémoires mondains :
il y a là prégnance d'une morale plus que d'une religion. Mais celle-ci
donne au moins les figures explicites pour articuler grâce et disgrâce,
charité et médisance, pouvoir et impuissance.

Le légitime et l'illégitime
Lorsque Huet note dans ses Mémoires que ceux du duc de La Rochefou-
cauld sont écrits avec une « grande finesse de jugement et dans un si beau
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style qui a toute la noblesse du personnage qui tenait la plume75», il


énonce ce que tout mémorialiste rêve qu'on dise de lui : le statut social et
le caractère personnel (tout ce qui fait Vethos) se fondent dans le style et
en assurent la légitimité. Cela ne signifie pas que les mémoires adoptent
volontiers la grande éloquence de l'histoire. Tout au contraire, les mémo-
rialistes ne cessent de revendiquer l'usage d'un style moyen, dépourvu de
la bassesse des choses triviales comme du sublime des grandes affaires. Ils
vont à l'encontre de l'histoire officielle jusque dans le style par lequel elle
tourne les événements. Parce qu'ils n'ont pas la légitimité évidente des
historiens, il leur faut la validité d'un ethos et l'élégance tranquille d'une
manière d'écrire.
Car les mémoires ne naissent pas seulement de l'opposition entre nobles
d'épée et pouvoir royal, mais aussi de l'écriture de l'histoire que mono-
polise la monarchie et de la méfiance qu'entretiennent les nobles envers
les lettrés auxquels sont confiés sa rédaction76. Qu'est-ce qu'un savant
peut connaître de l'humeur de la bataille ou des chambres du pouvoir?
Plus largement, cette opposition recoupe celle qui fait repousser les pédants
par les mondains. Le purisme d'un Malherbe ou d'un Vaugelas permet
lentement de placer les savants à la remorque d'une langue décidée par
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LA RAISON DES M E M O I R E S 89

l'usage des honnêtes gens de la cour et de la ville. La valorisation antique


de l'éloquence orale fait glisser le modelage des discours vers la conversa-
tion mondaine. Un savant oratorien comme le Père Lamy, professeur de
philosophie, entérine sans effort ce modèle : « Autant qu'on le peut et que
la matière le permet, il faut donner à son discours le tour libre des con-
versations77. » La tâche des mémoires consiste donc à récupérer, contre les
orthodoxies conjuguées du pouvoir royal et du savoir érudit, les appro-
priations du passé ; tâche défensive qui s'acharne à reprendre le terrain de
la mémoire occupé désormais par les institutions politiques et les insti-
tutions savantes, mais tâche qui va se révéler productrice de nouvelles
dispositions.
Pour Philippe Ariès, « les Mémoires sont le lieu de convergence de l'art
d'écrire et du sens de l'honneur78 ». À l'intériorisation des codes de l'hon-
neur s'adjoint la valeur allouée à l'écriture pour asseoir la renommée,
même si ce n'est pas sa propre main qui rédige. Ainsi, Henriette d'Angle-
terre dit à Mme de La Fayette : « [V]ous escrivés bien [... ] écrives, je vous
fourniray de bons mémoires79. » La diffusion de l'imprimerie implique
une croissance du nombre des lecteurs, elle suscite par là même un intérêt
inédit pour l'écriture. Les nobles d'épée y découvrent une autre manière
de raffermir leur réputation et les robins une nouvelle façon de valider
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leur position. Mais, comme il leur faut se démarquer de l'éloquence de


l'histoire officielle, ils ne sauraient reprendre à leur compte le ton de
l'épopée. Ils empruntent, de plus en plus, un style moyen qui leur permet
de parler simplement des grands événements et élégamment des petites
choses80. C'est cette mediocritas aurea qui devient au cours du siècle le
parangon de la prose mondaine. Aux trois styles hérités de l'Antiquité, on
voit ainsi s'en ajouter un autre qui les transcende tous comme chez Charles
Sorel81.
Les mémoires jouent déjà de cette capacité à traverser l'ordre des
discours, parce qu'ils s'énoncent depuis une position de retrait tout en
prétendant se tenir au cœur des événements. Comme le style moyen qu'ils
adoptent transcende les sujets dont ils parlent, l'œil vif du mémorialiste-
témoin perce les jeux de scène, les intentions cachées, les passions conte-
nues, les petits riens qui font les véritables intrigues. Là encore, il s'oppose
aux pédants qui s'entêtent à démêler «les ressorts qu'ils montent et qu'ils
relâchent presque toujours sur des cadrans de collège82 ». Rabattant scola-
rité sur scolastique, le mémorialiste ne veut voir dans l'écriture des histo-
riens officiels qu'une illusoire saisie du monde. Si le Discours de la méthode
tourne l'enquête philosophique à la façon de mémoires, les mémorialistes
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90 LE L I V R E AVALÉ

cherchent en deçà des préjugés des historiens l'expérience d'un memoro,


ergo swra83.
Ce ne sont pas seulement les disgrâces et les retraites forcées qui favo-
risent la revanche de l'écriture. Dès le départ, nombre de mémorialistes
occupent des positions secondaires ou minoritaires: cadets de famille,
protestants au milieu de catholiques, femmes parmi les hommes. Encore
si l'on peut se targuer d'un titre ronflant ou d'aventures au plus près du
pouvoir, il est loisible de glisser sa vie sous l'existence palpitante des
Grands; mais les mémoires d'un Pontis, petit officier du roi retiré à
Port-Royal, causent un scandale lors de leur publication en 1676, dans
la mesure où ils autorisent l'idée d'une écriture de soi qui ne requiert
plus de légitimité sociale. On peut se réjouir des aventures multiples qui
occupaient l'existence des petits nobles provinciaux sous Henri IV puis
Louis XIII, au temps d'une monarchie ritualisée et pesante comme celle de
Louis XTV. On peut apprécier la leçon morale de l'ingratitude du monde
et de la vanité de l'existence humaine. Mais il est difficile d'accepter que
l'on se fasse un nom par l'écriture de ses souvenirs au lieu de défendre sa
renommée par ses mémoires. Soudain, on s'aperçoit que le nom peut être
issu des mémoires au lieu d'en figurer l'origine. Ce n'est plus la collectivité
qui réfléchit sa valeur dans un être, mais une existence qui publie les valeurs
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(ou les non-valeurs) du monde.


Est-ce pour autant le signe clair et net du passage du monde de la
tradition et de la mémoire collective, qui alloue leurs rôles aux individus
et distribue les significations de leurs existences, à l'univers moderne de
sujets autonomes, définissant leurs identités et déterminant par eux-
mêmes le sens de leurs vies ? Rien n'est moins évident, car celui qui par-
vient à dire la valeur du monde, qui l'accueille ou le rejette, le fait encore
au nom de ce monde. La misanthropie d'un Alceste est aussi ridicule que
les banalités d'un Oronte. Le désir d'une retraite hors du monde, la
recherche d'un désert ne touchent qu'en vertu d'une négation de soi ou
de l'affirmation d'un petit cercle : sortir du monde ne se fait pas dans le
souci de mieux se recueillir en soi-même, mais dans l'espoir d'une socia-
bilité amicale et privilégiée ou dans l'attente de l'autre, qui chemine en
nous et qui nous creuse jusqu'au vertige. « Les Thébaïdes sont l'exception,
métaphores plus que réalités, l'anachorétisme appartient au rêve passéiste
et au mythe84 », ainsi que le rappelle Bernard Beugnot. Quant au passage
de la gloire à l'honneur, évoqué par Philippe Ariès, il ne concerne pas un
sens purement individuel de l'honneur, celui-ci réside en effet « dans ce
face à face constant entre familles et communautés, dans cette indistinction
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LA RAISON DES M E M O I R E S 91

entre vie privée et vie publique. C'est ce regard omniprésent qui procure
le savoir sur l'autre et le droit de parler de lui85. »
II y a bien une marginalité du mémorialiste ; la marge semble même
envahir la pleine page de l'histoire. Encore faut-il s'entendre sur cette
« marginalité », bien éloignée de la malédiction littéraire du xixe siècle.
Littéralement, le mémorialiste occupe les marges de l'administration du
passé par la monarchie et ses élites savantes : la belle allégorie de Bassom-
pierre en témoigne, qui écrit dans les marges de l'historiographe du roi,
Scipion Dupleix, avant de rassembler ses notes vindicatives puis de faire
le récit de son existence86. Inversement, les marges des mémoires attirent
tout autant les réactions des lecteurs qui s'y découvrent diffamés, comme
le raconte Saint-Simon à propos de son père qui apprend soudain qu'il
aurait trahi sa promesse, pendant la Fronde, de livrer Blaye, dont il est le
gouverneur, à Monsieur le Prince :
M. de La Rochefoucauld, ruiné, en disgrâce profonde, [...] ne pouvait oublier
l'entière différence que Blaye, assuré ou contraire, avait mise au succès du
parti, et lé vengea autant qu'il put, et Mme de Longueville, par ce narré. Mon
père sentit si vivement l'atrocité de la calomnie, qu'il se jeta sur une plume et
mit à la marge : L'auteur en a menti. Non content de ce qu'il venait de faire, il
s'en alla chez le libraire, qu'il découvrit, parce que cet ouvrage ne se débitait
pas publiquement dans cette première nouveauté. Il voulut voir ses exemplai-
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res, pria, promit, menaça et fit si bien qu'il se les fit montrer. Il prit aussitôt la
plume et mit à tous la même note marginale87.
La disgrâce est une marge du pouvoir d'où l'on peut écrire, d'où l'on
se doit d'écrire la puissance d'une marge. Mais alors la marge est libre
d'accueillir d'autres sujets, d'autres interventions, d'autres marques. Là
où, dans le livre savant, on a des références marginales sur lesquelles
s'accoude le texte ou des gloses qui déploient le discours dans un com-
mentaire descendant jusqu'aux conséquences ou remontant jusqu'aux
causes, voici que s'installent des contradicteurs et des adversaires. Biaise
de Montluc, en essayant de reprendre le modèle militaire des Commen-
taires de César jusque dans son titre, y fait affleurer son titre à s'exprimer,
en même temps qu'il y efface les valeurs savantes du commentaire érudit.
Le problème n'est pas, selon une version douteuse du perspectivisme,
que chaque sujet peut désormais imposer sa propre vision du monde,
mais qu'il est devenu possible à des énonciateurs inhabituels de se glisser
au lieu où l'on est autorisé à décrire les aspects du temps. Les mémoires ne
suggèrent pas une dissémination des perspectives, mais un peuplement du
point de vue.

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92 LE L I V R E AVALÉ

On pourrait penser qu'il en va de cette économie de la marge comme


du célèbre tableau de Holbein, Les ambassadeurs, où la présence exacerbée
du pouvoir lorsque l'on regarde la peinture de face, à la « place du roi »
comme on dit au théâtre, est minée si l'on se déplace vers le côté droit et
que l'on découvre aux pieds des ambassadeurs un crâne allongé, symbole
de la vanité du monde. De ce regard en marge surgirait la profonde révé-
lation de la mort, invisible de face. Mais, en fait, le crâne anamorphique
«saute aux yeux» par son caractère incongru ou énigmatique. Que le
regard marginal en résolve le problème vient de ce qu'il a été invité, non
à varier de point de vue (et donc à changer de vérité), mais à trouver la
condition sous laquelle la vérité d'une variation peut apparaître. Comme
chez Pascal, le peuple, les demi-habiles, les habiles ou les chrétiens parfaits
ordonnent les cas de figure d'une même vérité selon leurs puissances88.
C'est dire que la condition sous laquelle une vérité s'actualise est non
seulement intellectuelle, mais aussi sociale. Là, bien sûr, habite la lutte la
plus féroce, qui détermine moins des marginalités individuelles que des
affrontements de clans, des revendications communes sous la figure de
singularités, même si percent, ici et là, des valorisations de soi inatten-
dues ou d'inédites légitimités personnelles.
Le centre est variable à la façon de la série alternée des coniques à
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partir du sommet du cône. Toute la gradation pascalienne reconduit, du


même élan, sa théorie des coniques et sa conception des puissances89. Au
sommet du cône, le chrétien parfait, image du Christ, est à même de
saisir la vérité de la relativité des conditions. Il voit les diverses façons
d'occuper, donc de construire, le centre. À chaque étage de l'histoire, se
fondent des totalisations locales. Le pouvoir royal aspire à devenir la tota-
lisation des totalisations, « avoir les yeux ouvert sur toute la terre ; [... ]
découvrir les vues les plus éloignées de nos propres courtisans, leurs inté-
rêts les plus obscurs qui viennent à nous par des intérêts contraires90 ».
C'est bien ce modèle que reproduit Huet lorsqu'il officie dans son évêché
«n'y ayant pas un point où [il] ne port[ât] [ses] regards, pour être au
courant de toutes les affaires concernant l'Eglise d'Avranches91 », ou que
réitère Saint-Simon au moment du lit de justice contre les bâtards du roi :
gouvernant impeccablement sa contenance, il scrute chaque visage,
épouse chaque réaction, saisit chaque changement de couleur, autant qu'il
est lui-même contemplé par tous, amis et ennemis, comme dans ce célèbre
frontispice du Leviathan de Hobbes, où le corps géant de l'État est cons-
titué d'une multitude d'hommes aux visages levés, contemplant la figure
du souverain qui regarde au loin l'avenir ou le spectateur.
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LA R A I S O N DES M E M O I R E S 93

Les mémoires ne favorisent donc pas un éclatement ou une parcellisa-


tion des points de vue, mais une façon d'épouser au plus près le sommet
de la perspective. Moins vaporisation de subjectivités qui s'affirment, cha-
cune traînant avec elle son espace propre, que fabrication de nouvelles
manières de ramasser les expériences sous le regard totalisant d'un même
pouvoir. Ils s'inscrivent contre l'État et le monopole du regard jeté sur les
événements, mais à la condition de travailler à sa manière, comme le
souligne Roger Chartier :
C'est dans l'emprise plus ou moins forte, plus ou moins contraignante exercée
par l'État sur la société que s'enracine la distribution des activités humaines
entre le permis et le licite, le montré et le caché, le public et l'intime. D'autre
part, en portant l'accent sur les variations historiques de l'économie psychique,
point tenue pour universelle ou immuable, une telle perspective conduit à
rapporter les progrès de la privatisation [... ] aux transformations de la struc-
ture de la personnalité92.
La distance regrettée ou affichée avec la cour et le centre évident du pou-
voir politique et social redouble la distance que le mémorialiste entretient
envers son passé. Refaire le trajet d'une existence, c'est aussi se replacer
au cœur des événements, recomposer la fascination d'un centre, que l'on
ait vécu dans son ombre ou que l'on ait cru en être le soleil. La distance
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entre la marge du présent et la centralité du passé conduit à propulser le


Maintenant dans l'ombrage accueillant de l'Autrefois.

Le miroir et l'énigme

II est pourtant des cas, qui semblent exceptionnels, où la position de retrait


et de marge n'ôte pas la faculté d'apparaître au centre des événements.
Philippe de Hurault, comte de Cheverny, chancelier de Henri III, renvoyé
chez lui en même temps que tous les membres du conseil peu avant l'as-
sassinat du duc de Guise, trouve dans sa mise à l'écart un lieu de neutra-
lité où viennent, par un étonnant mouvement centripète, catholiques et
huguenots avec leurs lots d'informations et leurs populations de petits
secrets. La distance devient juste distance, la demeure privée accueille les
savoirs publics, la monade est remplie du monde: « [Ajinsi en poursui-
vant ce que je fis pendant mondit séjour chez moy, je diray sommaire-
ment ce qui se faisoit en mesme temps parmy le monde93. » Hors de tout
parti, étranger au lieu du pouvoir, Cheverny joue le rôle d'une plaque
tournante des multiples intrigues, ramenant ses opérations au seul ordre
de la connaissance et du jugement : il n'exerce pas de pouvoir, il s'établit
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94 L E L I V R E AVALÉ

dans la puissance des signes. Dans l'intervalle édifié entre passé et pré-
sent, comme entre centralité et marginalité, se glissent, en même temps,
la leçon d'un évanouissement et la lecture des événements.
On peut alors se demander si cette posture exceptionnelle ne caracté-
rise pas l'ordre même des mémoires. Ce n'est plus l'action du pouvoir qui
s'y trouve mise en œuvre, mais les signes de ce pouvoir avec ses résonances
les plus subtiles, les plus secrètes aussi. On cherche sous les faits publics
des réalités imperceptibles à l'œil du commun, on fouille sous les rôles
sociaux afin de mettre à jour des profondeurs inattendues, on dépouille
les personnes de masques d'abord inaperçus, bref, on fait de ce qui appa-
raît un monde des apparences. L'Être ne se manifeste plus, il faut en édifier
le décor qui a tout l'air d'un trompe-l'œil94.
Là où les anciens cherchaient, dans le monde plein de la communauté,
de quoi laisser une trace d'eux-mêmes, là où ils croyaient aux vertus
immortelles d'une épitaphe louant leur kleos (leur gloire), les modernes
trouvent dans le privé de quoi cautionner leur durée publique, au risque
de basculer dans la vanité. Pour Heraclite, «le maître dont l'oracle est
celui de Delphes ne dit ni ne cache rien, mais donne des signes95 ». Désor-
mais, il est possible de produire des signes parce que l'on affirme et que
l'on cache. Le secret était un mode de la manifestation, maintenant la révé-
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lation est une modalité du secret. Du coup, la politique prend sa véritable


portée de se trouver fondée dans les détails de minuscules ferments per-
sonnels: la rêverie galante qui rapporte, avec désinvolture, les grands
événements aux pathétiques amoureux en dit peut-être plus long sur
l'histoire des modernes que la seule grandeur de l'historiographie officielle.
En donnant à l'État le monopole du secret96 (avec celui des finances,
de la justice et de la guerre), on fait du public le spectateur intéressé aux
apparences et aux effets. Car les secrets de la raison d'État, l'insondable
des motifs politiques qui conduisent désormais la monarchie absolue en-
gendrent, par principe, la possibilité publique de les lire et de les diffuser.
Plus l'État agit selon la raison d'État, plus son action est dans le principe
ouverte à l'investigation [...]. Ce qui compte, c'est le sentiment d'accessibilité
dont ce discours témoigne et, derrière, l'identification au point de vue de
l'État qui le porte. Or cette identification, c'est l'État lui-même qui, du de-
dans, en suggère le possible structurel. En imposant le point de vue des inté-
rêts qui s'imposent à lui, il instaure le point de vue du public97.
La diffusion des mémoires ne répond pas seulement aux désirs personnels
de prendre certaines revanches sur l'existence, mais aux intérêts publics de
déchiffrer les nouveaux mystères de Paris ou de Versailles. Rendre lisible
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LA R A I S O N D E S M É M O I R E S 95

son existence conduit aussi à rendre visibles les intérêts secrets dont le pouvoir
suppose qu'ils mènent le monde. Les mémoires, même s'ils sont souvent
destinés à demeurer dans un cercle étroit d'intimes, même s'ils ont pour
vocation d'instruire les enfants de la famille des multiples ressorts de
l'existence humaine, induisent aussi des manières de lire le double jeu,
secret et public, du pouvoir98.
Bien sûr, Huet marque la distinction ferme des domaines: «II faut
prendre garde toutefois de ne pas confondre les mémoires des empereurs
relatifs aux affaires publiques et à leur gouvernement, avec ceux qui ont
rapport à leurs affaires privées". » Mais les miroirs des princes reposant
sur la vertu, d'un côté, ou ceux jouant de la virtù machiavélienne, de
l'autre, lient, de façons opposées et congruentes, intériorité morale et
comportement public. Le privé des princes n'est pas le domaine de tous,
mais on le tient, bientôt, pour crucial. En un sens, le règne de Louis XIV
joue le rôle d'un pivot : de la surprise que suscite un jeune roi, que l'on
croyait uniquement occupé de ses divertissements, en prenant soudain
les rênes de l'État, jusqu'au vieux souverain « montespisant » sa cour, les
rapports entre privé et public montent sur la scène de l'histoire. Le roi est
d'autant plus indéchiffrable100 qu'il devient l'être par excellence qu'il faut
scruter et pénétrer101.
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Mais les effets en sont déjà repérables auparavant. Ainsi Mme de Motte-
ville, dans ses Mémoires, s'attache-t-elle, non aux grands événements,
mais à la vie intime de la famille royale. Et il faut porter cela à son crédit,
car le lecteur est « récompensé » du manque d'extraordinaire et de gran-
diose par la plongée dans le particulier et le secret : là où l'on peut enfin
estimer les êtres, c'est-à-dire en calculer les valeurs :
Ceux qui les liront un jour n'y trouveront pas de si grands événements que
dans les autres [...]; mais en récompense ils y trouveront la vie particulière de
la Reine mère, à quoi je me suis principalement attachée, aussi bien qu'à la
manière dont le Roi vivait avec elle et avec toutes les personnes sacrées qui
composaient la famille royale [...]. C'est ce particulier que ceux qui écriront
l'histoire générale ne sauront point, ou ne trouveront pas mériter d'y être mis.
Cependant c'est ce particulier, dans lequel on ne s'étudie point, qui trahit le
secret de nos inclinations, et, marquant notre caractère, fait connaître si nous
sommes dignes d'estime ou de blâme102.
La séparation des domaines est bien reconnue : du côté de l'histoire, le
ressort des événements ; du côté des mémoires, le secret des caractères.
Or, la valeur des personnages tient ici au dévoilement de leur intériorité
plus qu'à ce que les faits manifestent. Drame de tous les puissants:

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96 LE L I V R E AVALÉ

m'aime-t-on pour moi-même ou pour le pouvoir que je détiens ? Drame


moderne, ignoré d'un Agamemnon, d'un Cyrus ou d'un roi Marc. On ne
trouve désormais de valeur aux êtres qu'en sachant ce qu'ils sont plutôt
que ce qu'ils font, puisque le secret intérieur est plus fondamental que les
effets apparents. L'inquiétude ontologique qui touche l'être et le paraître
provient, en définitive, de cette certitude qu'un secret intéressé court sans
cesse sous les effets visibles et les manifestations les plus neutres.
Même pour un Louis XIV, le royaume des faits est aussi celui des inter-
prétations, où l'intention véritable, l'intériorité manifestée, se trouve tou-
jours détournée d'elle-même. L'interaction avec les autres ne semble plus
digne ni assurée de dire ce que nous sommes, car elle fausse sans cesse le
sens de nos actes. En même temps, comment trouver en deçà de nos
gestes, de nos manières de faire, de nos efforts, l'être véritable et caché
que nous contiendrions? Pour Mme de Motteville, il se repère encore
dans le cercle familial, là où l'on « ne s'étudie point ». Mais c'est oublier le
travail des attitudes qui façonne aussi les rapports familiaux, surtout dans
le cercle du roi, tout ce qui ressortit à la contenance.
Les moralistes iront plus loin dans le repérage obsessionnel des mas-
ques et des apprêts. C'est encore une des dimensions des mémoires. Un
des charmes certains de l'écriture de Retz tient à ce travail de sape qui
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passe sous les événements qu'il raconte, faisant s'effondrer les personna-
ges, tour à tour, dans leurs illusions sur les autres ou dans leurs croyances
en eux-mêmes. Inversement, la maxime peut dorer sur tranche le petit
volume de son existence et déplacer sa disgrâce comme chez Bussy-
Rabutin : « Cela n'a pas été mon choix, la fortune en a disposé autrement ;
c'est une folle qui quelquefois récompense un honnête homme, mais qui
le plus souvent élève un sot103. »
Que les mémoires aient fait le plaisir de tant de faussaires, soit du
vivant des personnages (comme pour Marie Mancini), soit, de façon plus
prudente, après leur mort (comme dans le cas célèbre de Courtilz de
Sandras et des Mémoires de d'Artagnari), ne provient pas d'un malheureux
coup du sort ou d'une sordide exploitation d'un genre. Les mémoires
apocryphes disent le fonctionnement caché du genre lui-même, car l'apo-
cryphe, avant de désigner un ouvrage faussement attribué à un écrivain,
relevait du secret : « Dans ses premières acceptions, apokruphos désigne ce
qui est "caché", "tenu secret", par opposition à ce qui est "visible", "public".
[...] apokruphos désigne encore le sens caché, susceptible d'être mis au
jour par l'étude de la Loi; ou un savoir ésotérique, ainsi l'exégèse allégo-

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LA RAISON DES M É M O I R E S 97

rique que Philon d'Alexandrie réserve au petit nombre par opposition à


l'explication littérale accessible à tous104. »
Les développements de l'herméneutique biblique ne viennent pas seu-
lement du souci critique de la philologie héritée des humanistes, mais
aussi de ce nouveau sens du secret résidant au cœur des êtres. De même
l'enthousiasme, au xvne siècle, pour l'allégorie dénoue l'enjeu encore
mémoriel de l'allégorèse médiévale pour aller, de plus en plus, vers le
cryptage ou le déchiffrement des individus. Dans une lettre à son ami Le
Mettayer, curé de Saint-Thomas d'Evreux, il est symptomatique de voir
Du Fossé rendre compte de ses mémoires en ces termes :
C'est un effet du mauvais goût ou de la délicatesse de notre siècle qui a de la
peine à recevoir la vérité toute nue, et qui demande qu'elle soit, pour le dire
ainsy, enveloppée de langes, comme l'enfant dans le berceau. J'ay taché d'user
de tout le ménagement possible en ne nommant point les personnes, et en
parlant chrétiennement des choses les plus injustes et les plus déraisonnables,
et surtout je fais entrer, autant que je peux, l'histoire générale dans mon his-
toire particulière, affin que les choses paroissent moins recherchées, et soient
plus favorablement reçues comme faisant partie de mon sujet. Je marque cecy
exprès, affin qu'entrant dans mes veuës, vous supportiez plus aisément plu-
sieurs choses qui sont comme le canevas sur lequel est la broderie, ou comme
les ombres dans le tableau105.
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Ce ne sont pas les événements qui règlent les productions personnel-


les, mais l'histoire générale qu'on lit sous le couvert du récit de soi. Dans
cette nouvelle représentation des profondeurs où s'étagent les vérités, le
dessin général (le canevas) vient de l'actualité d'un moi, et la perspective,
que la disposition tactique des ombres libère de l'à-plat naïf de la surface,
suppose un sujet qui la crayonne. D'où la nécessité, pour qui veut enten-
dre le texte, de littéralement «entrer dans les vues» du mémorialiste:
c'est sous la condition de son point de vue qu'apparaît, blottie dans les
langes de l'écriture, la vérité générale.
Dans le troisième volume de ses mémoires, comme d'autres joignent
des pièces d'archives pour certifier leurs propos, Michel de Marolles glisse
divers petits traités ou textes de circonstances écrits durant sa vie. Dans
l'un d'eux, il rapporte le dessein d'un ballet, le ballet du temps. Le Temps
doit être représenté par un Vieillard robuste et vigoureux, le Jour par un
jeune adolescent, la Nuit par une jeune fille, « les Minutes & les Momens,
qui feront le Récit, paroîtront comme des Ombres d'Hommes & de Fem-
mes, tristes & gaies, vieilles & jeunes, vêtues de couleurs différentes ; ou
bien se feront voir les uns après les autres par une fenêtre de Nuée, à côté,

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ou derrière le Chariot du Tems106 ». Ce n'est pas le temps lui-même, en sa


généralité, qui ordonne le récit, mais les minutes et les moments, ces
morceaux de temps comme les femmes et les hommes sont des morceaux
du corps public, aux humeurs, aux âges et aux vêtements variables. Ce sont
des ombres apparaissant au gré des circonstances, traînées par le temps,
qui en disent la valeur et en estiment le discours. L'histoire particulière
donne ainsi le goût des grands événements, comme une façon de trouver
dans la fugacité d'un objet l'éternité de son sens.
L'herméneutique des secrets, l'estimation des détails font des moments
du passé des éclats chargés soudain d'une étrange intensité : rien de ce
que font les hommes ne peut laisser indifférent107. Le passé de la tradition
venait se loger dans chaque présent pour en guider tacitement les gestes;
voici que le présent chargé d'apparences doit lire dans un passé qui n'est plus
(par la disgrâce, par la retraite, par les deuils) la puissance signifiante d'un
destin. Puisque la discontinuité semble toucher l'ordre des temps comme
l'ordre de la communauté, il s'agit alors de produire, soi-même, du dis-
continu sur le fond d'une continuité supposée, il s'agit de fabriquer le
discontinu d'un signe pour mieux composer la répétition d'une identité.
François Garasse, après la censure de sa Somme théologique, est envoyé
loin de Paris par ses supérieurs. Il écrit du fond de sa disgrâce un Récit au
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vrai des persécutions soulevées contre les Pères de la Compagnie de Jésus


dans la ville de Paris, l'an 1624-25-26, fait par le Père Garasse qui en souffrit
une bonne partie où se superposent ses escarmouches personnelles et les
querelles de la compagnie, voire les desseins de Dieu. Les persécutions en
question sont censées être annoncées dès 1621 par des possédées ou des
religieux dévots, le diable se glisse sans peine sous les ennemis des jésuites
et sous d'entêtés diffamateurs : tout signifie la persécution des jésuites et,
en leur sein, de Garasse lui-même, dont la situation présente peut se lire
dès lors à l'aune de ce passé raconté.
Côté janséniste, Lancelot vibre de l'émotion que Dieu lui envoie à la
lecture des lettres de Saint-Cyran et qui le détermine à écrire ses Mémoires,
ou bien il s'ébahit de « la manière toute miraculeuse dont il a plu à Dieu
de [1]'attirer auprès de lui [Saint-Cyran], & de [le] mettre sous sa con-
duite108 » ; Fontaine raconte, par ailleurs, le plaisir pris par M. Le Maître,
un des solitaires les plus connus, aux récits des conversions spirituelles où
les existences plient devant le respect des signes. Quant aux protestants,
on voit bien un gentilhomme comme Dumont de Bostaquet mettre Dieu
de l'avant à chaque catastrophe ou à chaque réconfort109, même si l'aveu-
glement face à la distribution divine des signes fait partie de la faiblesse
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LA RAISON DES M É M O I R E S 99

humaine, que ce soit par manque de prévision personnelle110 ou par


absence de vision générale111.
Marguerite de Valois, dans un des récits d'enfance les plus développés
des mémoires écrits à l'époque, se plaît à souligner qu'ayant à choisir, à
l'âge de cinq ans, pour son « serviteur, de monsieur le prince de Joinville,
qui a esté ce grand infortuné duc de Guise, ou du marquis de Beau-
préau112 », elle rejette celui-là malgré sa prestance, dans la mesure où il se
montre impatient et brutal, «augure certain de ce que nous avons vu
depuis », commente-t-elle elle-même. Le discernement royal est déjà l'apa-
nage de la jeune princesse, comme il sera celui du futur cardinal de Retz
lorsqu'il annonce à Monsieur, sur le ton de la plaisanterie, leurs destins
respectifs113.
Le fait même d'avoir de la mémoire entre dans les signes distribués
par la nature ou par Dieu : Montluc chante la valeur de la sienne, Bassom-
pierre souligne d'entrée l'« excellente mémoire, que la Nature [lui] a
départie114», Mlle de Montpensier loue l'«heureuse mémoire que Dieu
[lui] a donnée115 ». Mais n'en pas avoir est aussi un signe : Lancelot affirme
que la sienne est fort mauvaise, et pourtant Saint-Cyran lui demeure
« aussi présent dans l'esprit, que s'il vivoit encore parmi nous », et, repre-
nant le modèle de saint Irénée qui écrit la Vie de saint Policarpe en suivant
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ce que Dieu a écrit dans son cœur, c'est Dieu lui-même qui rappelle à
Lancelot ce qu'il lui faut savoir. La fréquentation des signes permet ainsi à
la vie de se charger d'intensité en dédoublant sa scène intérieure :. le sens
d'une existence doit être à la fois, du passé au présent, une vérité origi-
naire qui se déplie en soi et, du présent au passé, le calcul d'une vérité
dérivée que le sujet déplie pour soi.
Richelieu « scrutait tout geste et tout acte de langage afin de renforcer
l'autorité royale116». Ce rêve d'une impeccable et invisible centralité du
savoir épouse les conduits du secret dont les mémoires forment certains
des miroirs nécessaires à l'examen des détails. La dimension confession-
nelle apparaît cruciale, non seulement par le modèle augustinien des Con-
fessions qui, souvent, se superpose dans les mémoires d'épée au patron
césarien des Commentaires117, mais par la ritualité qu'ont prise les confes-
sions dans la vie courante : Henri de Campion, image même de l'ancienne
noblesse, fait de ses Mémoires une « espèce de confession générale118 ». Le
témoignage est ainsi mis au service de la communauté (pas seulement de
l'histoire), sous la forme d'un rituel de soi. Là où l'histoire ne reconnaîtra
peut-être que les usages d'une vie, la confession traque l'exemplarité qui
s'y dessine, que ce soit pour la transmission familiale d'une expérience, à
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100 LE L I V R E AVALÉ

l'instar encore des livres de raison119, ou pour la répétition d'une drama-


turgie collective120. Plus généralement, les corps de ceux et celles qui écri-
vent leurs existences prennent la figure de corps imprimés dont le souvenir
s'actualise, d'un côté, par les impressions faites sur leurs corps, de l'autre,
par le récit qui s'imprime dans les mémoires121.
Alors que l'historiographie se fait de plus en plus critique, voire scepti-
que (s'il faut en croire Richard Popkin122) et que le providentialisme d'un
Bossuet fait figure d'ultime résistance, on croit bien le retrouver courant en
filigrane sous les histoires particulières des mémorialistes. Mais c'est une
providence qui ressemble de plus en plus (si l'on excepte les mémoires
vraiment augustiniens) à celle que met en scène Lenglet du Fresnoy : au-
delà des rôles sociaux qui sont les nôtres, la providence « nous a destinez
à de plus grands & à de plus nobles emplois. Nous posséder nous-mêmes,
pour parvenir un jour à la possession de l'Etre suprême : Voilà quelle est
notre destination123. » Ce ne sont plus les dettes envers le passé ou Dieu qui
comptent, ce ne sont plus les rôles légués par la tradition qui importent, mais
la possession de soi. Les signes que les mémorialistes disent recevoir du
Dehors sont déjà productions d'eux-mêmes et fabrications de leur aura,
même s'il leur faut encore recourir à cette figure extérieure dont ils ne
formeraient que les réverbérations particulières. Ici, l'histoire explique ce
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que les hommes font, là les mémoires rapportent ce que les hommes sont.

La morale de l'histoire

Dans la seconde moitié du xvie siècle, au moment où le genre des mémoi-


res commence à s'établir, l'histoire n'a pas encore rompu tous les ponts
avec la mémoire collective. Bodin distingue trois sortes d'histoires : l'his-
toire humaine qui explique les gestes de l'homme à travers ses sociétés,
l'histoire naturelle qui déduit leur marche progressive, l'histoire sacrée
qui considère les manifestations de Dieu. « La première vient opérer la
discrimination de l'honnête et du honteux, la seconde du vrai et du faux,
la troisième de la piété et de l'impiété124. » L'histoire des hommes permet
un jugement moral qui reconnaît sous les figures transitoires des êtres la
pesée du vice et de la vertu ; or, l'efficience de l'histoire vient de ce que les
méchants, accablés de « la crainte de l'infamie », attachés « à l'opinion de
la postérité », supportent mal « que leur mémoire et leur nom demeure
[sic] entaché d'une opprobre éternelle125 ». L'histoire est un relais de la
mémoire collective, dans la mesure où elle souscrit à une morale des
héritages. Comme la tradition parle d'un thésaurus memoriœ, l'histoire
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LA RAISON DES M É M O I R E S 101

amasse et distribue « tout ce que les anciens ont su découvrir et connaître


au terme d'une longue expérience, tout cela est conservé dans le trésor de
l'histoire126 ».
La Popelinière inscrit déjà cette conception de l'histoire dans l'économie
d'un processus, il n'en fait plus que la première phase d'une dynamique
qui touche à la fois l'histoire et l'écriture de l'histoire. D'abord, naturelle
et grossière, l'histoire, par des marques, par des signes, par des chants, fait
couler les
instructions de père en fils, comme une héréditaire traditive qu'ils donnoient
de main en main à leur postérité. Car la cause et premier motif de l'origine de
l'histoire, ne peut estre rapporté qu'au désir d'honneur, soing du public et des
successeurs, qui pousse naturellement tous hommes et les belles âmes: de
conserver la mémoire du bien, le nom des vertueux et louanges de toutes
actions honnestes. Pour davantage mesme illustrer lesquelles, on ajoute la
mémoire du mal127.
Ensuite, pour La Popelinière, l'histoire, prise en charge par les poètes,
s'enrichit en même temps qu'elle devient ésotérique et secrète. Contre ces
abus d'autorités, on arrive enfin à une histoire grave et véritable, avant que
celle-ci ne dégénère dans ce qui forme un cycle parfait d'ascension et de
chute. L'histoire véritable n'opère plus selon les critères de « la première
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mémoire, c'est à dire l'histoire de tous peuples» à leurs débuts. Là où


l'histoire s'articulait à son étymologie et respectait le principe des témoi-
gnages, des choses vues par soi-même, La Popelinière invite à une critique
des témoins et à un recours aux textes et aux archives. Sinon, « vous n'au-
riez que des histoires particulières, qui vous donneroient la cognoissance
des choses seules, ausquelles auroient assisté ceux qui les descriroient128. »
Or, cette forclusion dans le seul contemporain entraîne aussi les histo-
riens à soumettre le passé aux manières du présent : « Ny les façons des
mœurs, des temps et des affaires, estoient telles qu'ils les leur font raconter.
Car ils les représentent la plus part telles qu'elles estoient, non selon le
temps et mœurs anciennes : mais selon le siècle de celuy qui les recite129. »
Dans la tradition, le passé investit sans cesse le présent, jusqu'à susciter
des nouveautés qui tireront leur validité de paraître provenir des anciens ;
mais si l'on met à distance le passé, si l'on en respecte la lettre propre,
alors le présent ne peut plus lire le passé à l'aune de ses nouveautés, puis-
qu'elles sont désormais moins héritages que créations. Il faut développer
une critique qui n'entérine plus la continuité des temps, mais en exacerbe,
au contraire, les différences. Avec La Popelinière, on passe d'un modèle du
témoignage à un paradigme de la trace.
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1O2 LE L I V R E AVALÉ

Les mémoires forment, dès lors, des noyaux de résistance aux nouvelles
pratiques historiographiques, qu'elles épousent les volontés d'un pouvoir
monarchique qui entend prendre en charge l'administration du passé
comme celle du présent, ou qu'elles travaillent à une philologie critique
des événements à coups d'archives et de contextualisations. Les mémoires
dressent encore la saveur du témoin contre le savoir de l'historien, le privi-
lège des gestes contre l'autorité des résultats. Mais ce sont à chaque fois des
économies du point de vue. Le parfait historien est, pour La Popelinière,
hors des contraintes ou des servitudes, hors des liens sociaux qui le ramè-
neraient à des intérêts de clan ou d'État ; plus encore, il est « comme sorti
de ce monde, pour s'habituer en l'autre130 », dans la mesure où il vise
l'avenir. Il parle, non au nom du passé pour interpréter le présent comme
le voudrait la tradition, mais au nom du futur pour lire passé et présent,
comme l'exige sa « nouvelle traditive131 ». Adopter la perspective de l'ave-
nir, c'est se placer au sommet du cône du temps, sortir de la contingence
du monde pour mieux en arrêter les significations. Prendre pied dans le
présent, c'est s'approprier les particularités du passé comme si elles y
vivaient encore et coller aux expériences pour mieux en estimer les routes
ou les déroutes. Double façon de renier le poids de la mémoire : d'un côté,
l'histoire s'installe hors du monde afin d'expliquer, de déplier les ressorts du
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passé; de l'autre, les mémoires s'incrustent dans le monde pour n'y peindre
que les aventures et les avanies des hommes. Mais, ici et là, il s'agit de mieux
s'établir dans une morale à portée universelle. Il faut pouvoir extraire
vices et vertus de l'histoire comme des vies particulières. L'histoire y
trouve, pour un temps encore, sa légitimité ; les mémoires y fondent leur
valeur sociale.
D'une éthique collective de la mémoire, on est passé à une universalité
de la morale personnelle. Comme le note très justement Nadine Kuperty-
Tsur, «l'enjeu pour le mémorialiste ne consistera pas à présenter les
valeurs qui ont régi ses actes comme des valeurs individuelles, ce qui
risquerait de lui supprimer toute audience, mais bien à les ériger en
valeurs universelles définissant un idéal moral», ou encore: «Privé de
son rôle social, le sujet se définit à partir des seules qualités dont il peut
encore se targuer. Or celles-ci [...] relèvent d'une morale universelle132.»
Entre la fidélité à l'héritage collectif et la création individuelle de soi, la
morale peut, en effet, jouer un rôle de garant des conduites privées sans
briser la dynamique d'une individuation des pratiques. La morale, dans
la mesure où elle doit être intériorisée, favorise un rapport personnel aux
codes de conduite, aux valeurs et aux significations quotidiennes, sans
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LA R A I S O N DES M É M O I R E S 103

délier les êtres de toute autorité extérieure. Toutefois, cette extériorité ne


désigne plus un Dehors temporel ou divin ; elle ressortit d'une généralité.
La vertu n'est pourtant pas un vêtement à choisir dans la garde-robe
de la morale quotidienne. Pour toute l'Antiquité et le Moyen Âge, c'est
une énergie, le repli de l'intelligible sur le sensible. Mais au moment où le
sensible devient avant tout le lieu des apparences, il est essentiel d'en
contrôler les effets. C'est à quoi sert, désormais, l'appareil des vertus et des
vices, où l'agir humain a pour vocation d'être prolongé par un agir supra-
humain. Pourtant, ainsi que l'indique l'idée de vocation, la noblesse du
lignage favorise, au Moyen Âge et sans doute encore jusqu'au xvne siècle,
la noblesse des actions, donc des vertus. Campion, avec ses amis, le soir
au campement, lit ainsi des ouvrages pour mieux plier son existence aux
valeurs de la morale : « Nous examinions les plus beaux passages, pour
apprendre à bien vivre et à bien mourir, selon la morale, qui étoit notre
principale étude133. » II n'est, par ailleurs, pas de séparation irréductible
entre l'horizon théologique de la grâce et l'élection sociale des vertus.
On voit combien Louis XIV dispense des grâces, non seulement en raison
de sa propre vertu, mais aussi en récompense des vertus reconnues de ses
sujets.
Cependant, si la grâce passe ainsi du religieux au politique, la vertu
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court aussi bien du social au théologique lorsque, par exemple, un Fran-


çois de Sales avance que « la charité arrosant une âme, produit en elle les
œuvres vertueuses chacune en sa saison [...]; et bien que tous doivent
avoir toutes les vertus, tous néanmoins ne les doivent pas également pra-
tiquer, mais un chacun se doit particulièrement adonner à celles qui sont
requises au genre de vie auquel il est appelé134 ». Indication, non seule-
ment des difficiles aller-retour entre religieux et politique, mais aussi d'un
déplacement des modèles : dans ces sociétés théologico-politiques, le poids
passe lentement du premier au second, sans cesser d'user des mêmes réfé-
rences.
Ce n'est pas prétendre que les vertus antiques, et encore médiévales, ne
s'articulent pas à une conception de la vie collective, tout au contraire.
L'héritage aristotélicien indique assez sa participation à une éthique
sociale, mais c'est une autre conception du bien collectif qui se met en
place et, en particulier, du sens des réciprocités. Vertus antiques et vertus
chrétiennes valent comme reconnaissance des dettes tissées entre mortels
et immortels, entre vivants et ancêtres, entre membres d'une même com-
munauté. Or, c'est une nouvelle distribution des reconnaissances qui
s'instaure lentement à partir du xvie siècle: plutôt que d'accueillir des
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104 LE L I V R E AVALÉ

rôles qui leur venaient du dehors, les sujets doivent se produire eux-
mêmes sur la scène sociale, afin de mieux construire la société dans son
ensemble. De même, les débats théologiques sur la grâce sont aussi des
positionnements nouveaux sur la question de la dette : à qui dois-je ce
que je suis ? Les mémorialistes, justement parce qu'ils se trouvent pris dans
des rôles inattendus, tentent d'articuler leurs destins personnels à ces
questions exemplaires. Ils partent en quête de la vertu des gestes anciens
et de la grâce qui murmure sous le bruit de leurs vies.
De Thomas d'Aquin aux jésuites du xvue siècle en passant par Machia-
vel, la vertu est d'abord affaire de visibilité. Il y a tout un travail social par
où la vertu doit apparaître135. La justice du Prince rend visible la justice de
Dieu de même que les vertus rendent manifestes la sainteté d'une
personne. Le charisme du Prince de Machiavel figure, par excellence, la
visibilité d'un don (la charis, c'est la grâce) par où il attire à lui et emporte
toutes les adhésions. De là le lien omniprésent des vertus et de l'honneur :
la reconnaissance sociale est indispensable. Mais c'est justement ce lien
qui devient de plus en plus questionnable : les vertus ne sont plus que les
moyens mis en œuvre pour apparaître honorable, pour asseoir une renom-
mée136. D'où la nécessité, dans les mémoires, tantôt de prendre à rebrousse-
poil le tracé des apparences et de rendre visibles les vertus ou les vices
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oubliés en chemin, tantôt d'en faire les moyens d'une lutte politique.
Le modèle aristotélicien de la vertu, comme juste milieu entre deux
vices opposés (avec lequel joue encore Machiavel), cède devant une autre
conception du commerce social où la différence de nature entre vice et
vertu perd toute sa netteté. La Rochefoucauld ou La Bruyère se font un
malin plaisir de ruiner cette physique du contrepoids moral, qui trouvera
du côté du politique seul sa résolution. Nul hasard, donc, de voir, sous la
plume du cardinal de Retz, cette remarque, qui témoigne d'un autre calcul
des relations humaines : « [I]l y a certains défauts qui marquent plus une
bonne âme que de certaines vertus137. » La vertu n'est plus puissance de
faire le bien ; elle implique un gouvernement de soi : le don de Dieu est
devenu production sociale. La vertu s'est donc vouée tantôt à l'obscurité
des desseins divins, tantôt à la diffusion des destins politiques. Elle s'est
transformée en discipline. De cette transformation, les mémoires sont
aussi le témoignage.
Dans son Homme universel, Graciàn fait de la vertu «le dernier sceau »
de toutes les perfections, autant dire leur signe. La vertu, en gagnant ce
statut universel, ne devient guère plus que la signature apposée aux actes
de l'existence, au lieu d'en figurer la source secrète. La morale n'est plus
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LA R A I S O N DES M É M O I R E S 105

un calcul des dettes et des réciprocités contingentes selon des modalités


traditionnelles, mais l'ordre de valeurs auxquelles doivent se conformer
les individus suivant un dressage des comportements. Vertus antiques et
vertus chrétiennes perdent, entre Hobbes et Montesquieu, leurs assises
fondamentales : celui-là en fait un outillage social, de simples moyens en
vue d'une vie pacifique, celui-ci les soumet à une seule puissance, «la
vertu politique ». Du coup, l'excellence, pour les Grecs, ou le salut, pour
les chrétiens, n'offrent plus aux individus un sens de leur destin, une
aspiration à s'élever, un désir, voire un amour, du bien ; ils ne subsistent
plus qu'à passer par un travail sur soi sans contrepartie autre que l'édifi-
cation d'une cité au libre commerce (commerce marchand et commerce
social)138. Les vertus deviennent des instrumentations de soi dont appa-
raît, dès lors, le caractère pénible autant que nécessaire (en un sens, Sade
ne fera jamais que pousser à bout cette logique de la vertu pour mieux en
saisir la profonde infortune). On ne peut plus amener les êtres à aimer la
vertu, il faut désormais l'imposer pour la bonne existence politique.
Cette discipline touche tout autant la grâce. La grâce, c'est l'invisible
qui pointe dans le visible. Mais comment en repérer les façons d'apparaître
dans ce régime général des apparences ? Les signes d'une possible élection
deviennent de plus en plus précaires à repérer. Les multiples positions
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théologiques sur la grâce tentent de trouver le pivot par où la transcen-


dance habiterait à nouveau l'histoire. C'est pourquoi les mémorialistes
cherchent sous la vertu des détails la grâce d'une rupture. La construc-
tion intérieure des mystiques, comme en témoignent les mémoires de
sœur Jeanne des Anges ou de Madame Guyon, passe par l'édification
sociale du commerce entre Dieu et les hommes. Grâce et vertus qui
étaient avant tout puissances, dispositions, sont, désormais, objets qui se
travaillent et conduites qui s'apprennent (au point de sembler facilement,
pour un regard inquisiteur, apparat d'acteur ou hypocrisie sociale). On
peut, certes, continuer à exiger qu'elles soient libéralement données par
Dieu ou la Nature, on peut y chercher les signes d'une élection, mais il est
des modèles que l'on doit suivre et des comportements que l'on doit
reproduire, qui permettent de faire croire à la prégnance d'un invisible.
Les mémoires ne capturent pas encore la formation de moi souverains ;
ils demeurent dépendants d'enjeux collectifs, depuis les destinataires sans
cesse invoqués, et pour lesquels on est censé écrire, jusqu'au public impli-
cite de lecteurs qu'on espère. Mais ces inscriptions, dans l'ordre d'un col-
lectif, n'opèrent plus vraiment selon les règles de la mémoire: il faut,
désormais, que le passé en général soit devenu une énigme pour qu'on ait
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106 LE L I V R E AVALÉ

le plaisir de s'y apercevoir en sa singularité et d'y reconnaître une forme


plutôt qu'un héritage ou un exemple. L'universalité de la morale est le
nouvel horizon public des êtres, la continuité qui autorise la production
discontinue des particuliers. Les mémoires ne façonnent ou ne témoignent
pas pour autant de sujets autonomes, mais d'une « institutionnalisation
de la subjectivité », selon l'heureuse formule que Roland Barthes donne
pour la littérature139.
Marie-Thérèse Hipp a suffisamment insisté sur certains aller-retour
entre romans ou nouvelles et mémoires pour .que l'on puisse mesurer les
dettes réciproques, du sentiment de véracité que donnent les mémoires à
la séduction du sens que fournissent les romans ; c'est à chaque fois un
paysage intérieur que l'on cherche de plus en plus à décrire140. Plus sour-
dement encore mémoires et lettres modernes partagent un sens nouveau
de l'écriture : ce n'est pas tant la structure d'une vie, mais sa texture que
l'on cherche, moins les éléments clairs que les plis secrets. Le modèle n'est
pas la statuaire, mais le tissage et l'incessant renouvellement des modes. La
diffraction de la mémoire collective joue donc dans l'élection de mémo-
riaux personnels, mais aussi dans l'élaboration d'un destin public des
apparences, des événements, des trajectoires singulières et secrètes. Il
n'y a donc pas qu'une simple rencontre de thèmes ou de contenus entre
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mémoires et lettres, mais une nouvelle structuration des valeurs de l'écri-


ture et des significations de l'existence.
La trajectoire sociale des mémoires indique aussi que le patron héroï-
que de la grande noblesse d'épée, même s'il demeure sous-jacent, tend à
laisser apparaître d'autres modes de légitimation lorsque gens de robe ou
d'Église, petits nobles de province ou bourgeois lettrés se sentent autori-
sés à écrire, voire à publier le récit de leurs existences. Est-ce la vie qui
devient moins exemplaire et peut, donc, être racontée par des personnages
que rien ne voue socialement à une valeur collective, ou est-ce l'exempla-
rité qui n'est plus tenue par les rôles sociaux qu'elle ordonnait? Si les
mémoires sont une écriture de soi, n'est-ce pas l'écriture comme pratique
exemplaire de cette institutionnalisation de la subjectivité qui entre alors
sur la grande scène publique — et quel est ce public qui la reçoit ?

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CHAPITRE 3

Renommée et publicité :
la querelle des Lettres
de Guez de Balzac

P OUR LE GÉOGRAPHE, il existe deux sortes d'îles : l'île de type océani-


que, issue d'une éruption, d'un surgissement aussi bref que déter-
minant, ou l'île continentale, produite par érosion, fractionnement et
dérive. En un sens, dans l'histoire des œuvres écrites, les Essais sont du
genre océanique et les mémoires du genre continental. Par ailleurs, de
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part et d'autre, ce ne sont pas simplement des auteurs qui s'installent au


large de terres bien connues, mais un état du public, ou plutôt du rapport
entre public et particuliers, qui les y porte. Il ne faut pas, bien sûr, se
leurrer sur ce jeu entre privé et public : les travaux récents des historiens
nous obligent à réaliser qu'une telle différence ne vaut vraiment qu'à partir
du xvne ou du xvine siècles. Non que tout fût public auparavant, et que
le privé s'instaurât lentement, au sein de la sphère publique, de concert
avec la valeur croissante allouée à la subjectivité. Public et privé se consti-
tuent du même mouvement, celui qui signe le retrait de la tradition ou, pour
le dire autrement, la faillite de la Mémoire. Les travaux en Allemagne de
Reinhart Koselleck et de Jûrgen Habermas ont montré l'institution de
cette progressive dissociation du public et du privé en insistant sur leur
caractère politique, tandis que les travaux en France de Philippe Ariès et
de Roger Chartier ont plus insisté sur le modelage social inédit que cette
disjonction impliquait1.
Dans un ouvrage déterminant, Hélène Merlin a déjà indiqué que le
texte de Montaigne constitue « un livre repère dans l'imagination, la cons-
truction de ce lieu2 » du public, dans la mesure où l'on y voit dessinés la
dissociation, sur le plan ontologique, du public et des particuliers, en
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108 LE L I V R E AVALÉ

même temps que l'établissement inédit de la souveraineté politique. Les


Mémoires font, de même, l'épreuve de cette dissociation entre for extérieur
et for intérieur : la mémoire collective s'y efface au profit d'un rapport au
public et au particulier. Si l'on parle de « for intérieur », il ne faut pour-
tant pas simplement rabattre le particulier sur la subjectivité : le particulier
est l'institutionnalisation de la subjectivité. C'est pourquoi, de même que
Michel Foucault parle d'une «fonction-auteur», il faut entendre le parti-
culier comme une «fonction-sujet».
Il serait absurde de croire qu'il n'existe de « sujet » qu'à partir de Des-
cartes ou d'«auteur» qu'à dater de Montaigne. Mais, avec eux, c'est la
fonction-sujet qui change et, en particulier, son lien au politique. En
même temps qu'apparaissent de nouveaux modes de subjectivation, se met
en place toute une « manutention des esprits » (comme le disait Mersenne).
Là où une continuité ontologique liait la mémoire collective aux mémoires
individuelles, le public et le particulier occupent des positions désormais
différentes dont tous les rapports sont à négocier. Ainsi que le fait remar-
quer Hélène Merlin,
tandis que les héros de Corneille trouveront à construire leur différence imagi-
naire (leur gloire) dans la fusion identifiante avec le public, la figure du sacrifice
élevant la partie (le particulier) au rang du Tout [...], le moi de Montaigne
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rompt avec toute identification imaginaire au public. En ruinant le paradigme


du sacrifice par celui du « prêt » ou du « louage », Montaigne trace un écart
ontologique entre le moi et le public, au point que le public devient même une
instance menaçante pour le moi [ . . . ] . Car le public — « la société publique »
— n'est qu'un agencement de rôles et de fonctions, un théâtre dont les signes
ne renvoient pas à un sens fondateur3.

On peut même se demander si la différence entre Montaigne et


Corneille ne dessine pas, au fond, deux tactiques opposées pour répondre
à un identique problème : là où Montaigne affirme nettement une discon-
tinuité ontologique en rapportant l'ancienne coalescence des signes avec
les êtres à des phénomènes économiques d'emprunt, Corneille réinscrit
cet imaginaire ontologique dans l'économie du sacrifice, de la dépense et
du don. De part et d'autre, c'est à la dette que l'on a affaire, tantôt pour
en dénier la portée positive, tantôt pour y distiller une dimension à la fois
sacrée et rationalisée. L'économie nobiliaire de la dépense rejoint l'écono-
mie chrétienne du don dans le sacrifice de soi : la gloire n'est pas encore
radicalement séparée de la grâce4. Toutes deux témoignent d'une élection.
C'est pourquoi l'imitation devient un terrain crucial pour comprendre
les déplacements en cours. Tant que la tradition permet, par l'imitation,
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RENOMMÉE ET PUBLICITÉ 109

de nouer son destin à des figures connues et valorisées, la puissance


exemplaire du passé insémine encore les actes du présent, aussi novateurs
soient-ils. À partir du moment où l'imitation n'assure plus les bienfaits
de l'imprégnation, les valeurs tacites de la reprise et de la répétition, les
défis salutaires offerts par les héritages, alors le monde apparaît comme
un théâtre dont les signes ne renvoient plus à un sens fondateur.
À un niveau élémentaire, on voit bien, par exemple, que ce sacrifice
nobiliaire du sang versé sur les champs de bataille entre, peu à peu, en
contradiction avec des usages et des valeurs nouvelles de la noblesse
provinciale: les convocations du ban et de l'arrière-ban lors des conflits
contre l'Espagne s'avèrent de moins en moins efficaces. Là où Richelieu
entend faire de la noblesse un ordre de service et de combat, celle-ci se
préoccupe plus «de pedigree familial et de bonne tenue culturelle. On
trouve là le germe d'un divorce entre la monarchie hégémonique et un
monde de gentilshommes rénovés au gré desquels le sang bleu, hérité et
cultivé de père en fils, importe davantage que le sang rouge, versé sur les
champs de bataille5 ». L'héritage nobiliaire tient plus à une culture du
particulier qu'à un sacrifice pour le public. La particule n'est plus signe
d'un devoir — autrement dit, d'une dette reconnue et estimée —, elle
devient forme d'une différence.
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Cela ne signifie pas que l'imitation n'a plus cours, mais qu'elle doit
être repensée, refaçonnée, réévaluée. On a longtemps fait de l'imitation
un problème « littéraire » avec pour apogée la querelle des Anciens et des
Modernes. Il faut comprendre que l'imitation relève d'une pratique beau-
coup plus large et témoigne autant des usages de la mémoire collective que
des manières de dire le social. On voit ainsi, dans des écrits théologiques
ou philosophiques, toute une anthropologie assise sur le principe d'imi-
tation, que l'on s'en méfie et que l'on y trouve une contagion dangereuse
des passions comme chez saint François de Sales et Malebranche ou que
l'on y recherche, avec Spinoza, une liberté politique dans la mesure où
chacun s'affirmerait dans l'affirmation même des autres6. Du côté juri-
dique, la maxime aristotélicienne de « l'art imite la nature » est sans cesse
reprise, en particulier pour rejeter l'idée qu'une personne puisse adopter
une autre personne plus vieille qu'elle, en accord avec l'autorité de l'âge
et l'importance du passé, « car l'adoption imite la nature et il serait mons-
trueux que le fils fût plus âgé que le père7 ». Dans la liste des best-sellers, il
ne faut pas s'étonner de voir constamment réédités la Vie des hommes
illustres de Plutarque, censée inspirer les conduites nobles, mais aussi
l'Imitation de Jésus-Christ qui figure, symboliquement, comme le premier
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110 LE L I V R E AVALÉ

in-folio sortant des presses de l'Imprimerie royale, créée en 1640 par


Richelieu et dirigée par Sébastien Cramoisy8. Quand saint François de
Sales prononce l'oraison funèbre du duc de Mercœur, tombé glorieuse-
ment au combat, il en tire une évidente morale : « Nous aurons un riche
exemplaire et beau sujet d'imitation» ou, lorsque l'on parle du roi, on
l'envisage comme un modèle : « Les Roys estans bons & vertueux chacun
les imite, & tasche à se perfectionner pour leur plaire9. » Réciproquement,
Réforme et Contre-Réforme composent l'image d'un soldat de Dieu et
fabriquent des emblèmes où la vertu, habillée à la militaire, relève d'un
idéal mi-féodal mi-romain qu'il s'agit d'imiter. Les débats « littéraires » sur
l'imitation ne forment donc qu'une figuration ponctuelle d'un régime de
signes et de pratiques qui la déborde largement.
C'est pourtant en ce lieu singulier que ce régime, de la façon la plus
radicale, va se muer en question, car là plus qu'ailleurs l'enjeu porte sur la
gloire: gloire de ceux qui y sont célébrés et gloire des auteurs qui les
célèbrent. La mémoire collective est affaire de renommée. Qu'advient-il à la
renommée sous l'Ancien Régime? C'est déjà le problème des mémoires;
il s'agit aussi de la question qui aimante les écrits épistolaires, avec, au
cœur de cette interrogation, la place de l'imitation, ainsi que l'a justement
rappelé Marc Fumaroli :
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La polémique de René de Lucinge contre Pierre Mathieu, de Bassompierre


contre Scipion Dupleix, des Mémoires contre l'histoire éloquente, précède et
accompagne la polémique de Dom Goulu contre l'éloquence « peignée » et
« hyperbolique » de Balzac. Elle plonge ses racines dans le débat fondamental
de l'humanisme autour de l'imitatio dceroniana. Ce débat portait en apparence
sur le genre épistolaire. Il a des conséquences non moins décisives sur le genre
historique. Lettres et Mémoires ont un destin parallèle10.

Il est donc essentiel de scruter précisément les années 1620, durant lesquel-
les a pris place cette « querelle de l'éloquence » autour de la publication
des Lettres de Guez de Balzac.

Les démêlés de la querelle des Lettres de Guez de Balzac

L'année 1624 compte deux événements mémorables : le 3 mai paraissent


les Lettres de Jean-Louis Guez de Balzac ; le 29 avril, entre au Conseil du roi
Armand Jean du Plessis Cardinal de Richelieu. Guez de Balzac, quoique
tout jeune (il est né en 1597), est déjà connu des milieux mondains. Il fait
partie de la clientèle du duc d'Épernon et, à ce titre, lui a servi de secrétaire,
rédigeant certaines de ses lettres officielles (en particulier deux lettres au
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RENOMMÉE ET PUBLICITÉ 111

roi qui seront imprimées en 1619 afin de justifier les louvoiements politi-
ques du duc). Cela ne l'empêche pas de rechercher d'autres protections,
puisqu'il écrit aussi à Richelieu.
Balzac publie ses lettres dans un recueil, après que certaines d'entre
elles eurent circulé déjà dans les salons mondains ou du côté de la Cour.
On les admire aussitôt, mais on les critique tout autant, puisque, dans
une des lettres à Boisrobert qu'il publie dans son recueil et qui date du
début de l'année 1624 (25 février), il commence de la sorte : « J'ay esté sur
le poinct de ne vous escrire plus, voyant que mes lettres vous font des
ennemis, & que pour les deffendre vous avez tous les jours quelqu'un à
combattre11.» Qu'est-ce qui motive les engouements et les résistances?
Sans doute la façon qu'a Balzac de mêler grande éloquence et conversa-
tion personnelle, héritage humaniste et badinerie de courtisan, harangue
politique et ironie du trivial.
De manière prudente, Balzac a inclus en postface de son recueil une
justification, presque un mode d'emploi, de son ami La Motte-Aigron. À
ses yeux, les grands sujets, dignes des anciennes harangues, ne sauraient
être «bannis de toutes les lettres», ni l'éloquence qui l'accompagne,
même si l'on n'est plus « en ce temps-là, où l'on accusoit publiquement le
gouvernement de l'Estat, [... ] & que par conséquent il n'y a plus moyen
d'estre éloquent de cette sorte12». Il n'y a pas d'hésitation sur la rupture
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historique : la grande éloquence civique d'un Du Vair, au xvie siècle, ne


saurait plus avoir cours, car l'espace «public» se constitue autrement13.
Les Lettres de Balzac reposent sur — voire contribuent à construire —
cette autre manière d'espacer public et particulier.
Il est ainsi une comparaison qui, de façon très instructive, vient sous la
plume de La Motte-Aigron : pour mieux situer l'éloquence des Lettres de
Balzac, il invente le cas de figure d'un Cicéron devant produire une
harangue en la seule présence de César et non devant le public officiel du
Sénat. Même si César est bien un personnage public, le maître de Rome
et, donc, de Cicéron lui-même, celui-ci ne peaufine pas son discours par
égard pour la grandeur du conquérant, mais en fonction de la qualité de
l'orateur qui «eust peu disputer de la gloire [...] avecque luy14». Le lien
que tresse la lettre, ou, dans ce cas imaginaire, la harangue, entre le desti-
nateur et le destinataire, ne conduit pas d'un particulier à un personnage
public, mais d'un particulier à un particulier pour autant que les anime
une émulation d'auteur, elle, tacitement publique. Adressant ses lettres au
cardinal de La Valette ou au cardinal de Richelieu, Balzac, tel un Cicéron
ressuscité, entend fonder la qualité et la recherche de son écriture sur la
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recherche et la qualité d'une écoute. Loin de la séduction des foules, il


faut aménager une société d'élite qui partage les mêmes goûts et les mêmes
séductions, bref, les mêmes connivences.
C'est aussi à partir de 1624 que le fameux salon de Mme de Rambouillet
prend une réelle importance dans les élites parisiennes : il est l'exemple
même des nouvelles connivences qui informent le public mondain, dès
lors que le modèle savant, voire pédant, des robins ne permet pas d'as-
seoir l'éloquence mondaine et dès lors que les habitudes brutales des no-
bles d'épée, sans culture ni éducation, ne s'imposent plus, au sortir des
guerres civiles ou de la cour encore bien provinciale et militaire d'Henri
IV. De même que les jésuites dispensent une éducation qui allie l'huma-
nisme classique à l'élégance courtoise, se retrouvent dans les salons de la
grande noblesse jeunes « transfuges du Palais, poètes, romanciers, auteurs
de ballets de cour, qui font bon ménage avec les jeunes gentilshommes
pauvres cherchant fortune par les Belles-Lettres15 ».
La meilleure manière de construire une identité est encore de manifester
ce que l'on rejette. D'un côté, le jésuitisme agressif du père Garasse, de
l'autre, le libertinage satirique de Théophile de Viau. Tous deux font l'objet
de lettres sévères de Guez de Balzac qui critique autant le pli désolant du
pédantisme que l'égarement d'esprit de l'hérésie. Ils ne sont pas seulement
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les représentants de manières adverses, ils font aussi partie du passé de


Balzac : Garasse a été son professeur au collège de Puygarreau à Poitiers,
Théophile son compagnon de voyage en Hollande. Ne pourrait-on dire
que Balzac réprouve alors la fascination des anciens au même titre que
l'attrait du moderne ? Théophile de Viau semble bien s'inscrire en faux
contre la puissance du passé : « Ces larcins, qu'on appelle imitation des
autheurs anciens, se doivent dire des ornemens qui ne sont point à nostre
mode. Il faut escrire à la moderne ; Démosthène et Virgile n'ont point
escrit en nostre temps, et nous ne sçaurions escrire en leur siècle ; leurs
livres, quand ils les firent, estoient nouveaux, et nous en faisons tous les
jours de vieux16. » Inversement le père Garasse vitupère contre les nouveau-
tés hérétiques de Théophile dans sa Doctrine curieuse des beaux esprits
qu'il publie en i62317.
Mais le mouvement ne se situe pas dans le seul espace littéraire. Le
texte de Garasse fait partie d'une cabale lancée contre les libertins dans le
cadre d'une contre-réforme catholique en veine de reconquête des âmes.
On ne doit pas oublier que Vanini a été brûlé en 1619. Théophile est, de
même, jugé et condamné à mort in absentia le 19 août 1623, puis capturé
et emprisonné le 17 septembre. Les deux lettres que Guez de Balzac écrit
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contre son ancien ami sont autant de prudentes prises de position dans
une polémique à haut risque, qu'un sage rejet des nouveautés littéraires
ignorantes du bien-fondé des règles18. De l'autre côté, Balzac ne se prive
pas de démolir la Doctrine curieuse du Père Garasse, non sur le fond du
problème, mais sur ses tours de langage et sa tentative d'allier séduction
de l'éloquence moderne et sévérité de la théologie classique. Il ne s'agit
donc pas encore d'un débat net et circonscrit à l'opposition des Anciens
et des Modernes, même si ce conflit s'inscrit aussi dans les divers aspects
de la polémique et concourt à lui donner un certain sens. En fait, l'oppo-
sition à Théophile de Viau n'est pas seulement poétique, elle est aussi
religieuse ; et la critique du père Garasse n'est pas uniquement religieuse,
elle est aussi poétique. On peut dès lors distinguer différentes phases dans
la querelle.
Une première phase, en 1625-1626, avec les réponses de Garasse et de
Théophile à Balzac, auxquels s'adjoignent le frère André de Saint-Denis
qui prend la défense des feuillants, allusivement critiqués par Balzac, l'abbé
de Crosilles, familier des salons et circulant dans l'entourage du comte de
Cramail (mécène et auteur lui-même, qui a bien connu et apprécié Vanini),
et Charles Sorel qui, dans sa seconde édition de l'Histoire comique de
Francion, ajoute de nouveaux chapitres où apparaît le pédant Hortensius
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qui s'exprime en hyperboles loufoques à la Balzac (Sorel a aussi été le


secrétaire du comte de Cramail et en reste proche). Les attaques viennent
donc autant du côté religieux que du côté mondain. Ici, on lui reproche sa
prétention à se passer du savoir hérité, là on l'accuse de vaine pédanterie.
Il est défendu par Malherbe (mais un Malherbe quand même circons-
pect), Racan ou Boisrobert (qui assure le lien avec Richelieu).
Une seconde phase se déroule durant l'année 1627, où paraît le Recueil
de lettres nouvelles qu'édité Nicolas Faret, en le dédiant soigneusement à
Richelieu (ce recueil comprend de nouvelles lettres de Balzac, mais surtout
de vifs éloges de l'éloquence balzacienne et certaines lettres de la querelle
qui avaient circulé de façon manuscrite), YApologie pour monsieur de Bal-
zac, rédigée officiellement par un ami de Balzac, le prieur François Ogier,
à laquelle on a joint la Conformité de l'Eloquence de M. de Balzac avec celle
des personnages du temps présent et du passé du frère André, qui était
restée jusque-là manuscrite, et la réponse détaillée et emportée du supé-
rieur des feuillants, dom Jean Goulu, avec ses Lettres de Phyllarque à Ariste
où il est traité de la vraye et bonne éloquence contre la fausse et mauvaise du
sieur de Balzac. Cette même année paraît une deuxième édition augmentée
des Lettres de Balzac.

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Une troisième phase présente, en 1628, une démultiplication du con-


flit, où les amis de Balzac (Bergeron, Descartes, La Motte-Aigron) pren-
nent sa défense, où deux nouveaux venus (Javerzac et de Vaux) critiquent
radicalement autant Goulu que Balzac, où Goulu et Bergeron prennent la
peine de répondre à Javerzac et où Balzac, ni plus ni moins, engage des
stipendiés pour aller bastonner Javerzac (mais au nom de Goulu !).
Enfin, une dernière phase marque les années 1629-1630 : Goulu meurt
subitement ; Du Barry fait jouer, avec grand succès, La comédie des comé-
dies, qui est composée comme un florilège de citations de Balzac ; et Jean-
Pierre Camus, évêque de Belley, tente de faire le point dans sa Conférence
académique sur le différend des belles lettres de Narcisse et de Phyllarque.
Après quoi la querelle semble mourir lentement, pour mieux ressusciter
d'autre façon quand Balzac publie, en 1631, Le Prince. Balzac fera imprimer
en 1644 seulement, dans des Œuvres diverses, une « Relation à Ménandre »
qui reprend manifestement des textes contre Goulu des années 1628-1629,
mais réécrits et réaménagés après-coup.
Comme on le voit, la polémique déjà alimentée par les conversations
de salon (et remise en scène, par Camus, comme un entretien entre amis
dans les loisirs que laisse le siège de La Rochelle en 1628) trouve son véri-
table lieu dans les échanges imprimés et publics qui façonnent ainsi un
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espace littéraire qui n'est ni celui des académies érudites, ni celui des
salons mondains. Comme le dit bien Christian Jouhaud, « les propos hos-
tiles se trouvent ainsi déplacés, coupés des pratiques de sociabilité qui
contribuaient à leur donner un sens, et exposés aux regards dans l'espace
même où la suprématie de l'épistolier paraissait vouloir s'affirmer19. » Entre
familiarité et secret, intimité et publicité, semble se tisser ainsi une autre
forme de sociabilité où l'éloquence traditionnelle se trouve décentrée.

Vanité, autorité et nouveauté

Que reproche-t-on donc à Balzac? Un premier reproche touche la per-


sonne de l'épistolier: il ne cesse, en effet, de se flatter lui-même, de for-
muler ses propres louanges, de chanter sa gloire personnelle. Dans la
gamme raffinée des vices, Balzac succomberait à la vanité. Si l'on doit
bien percevoir la dimension morale de la critique (l'amour-propre est
déjà sévèrement condamné dans ce premier xvne siècle, avant que les
moralistes n'en dressent le tableau le plus noir et le plus retors), il ne faut
pas replier simplement l'accusation sur un donné psychologique. La vanité
de Balzac ne tient pas seulement à la satisfaction affichée de lui-même,
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mais à sa manière de se hisser au niveau des grands personnages auxquels


il s'adresse par le ton familier, plaisant, badin qu'il alloue à ses lettres,
passant de son goût pour les melons ou de ses incessantes maladies à des
réflexions politiques et à des commentaires sur l'actualité. Autrement dit, la
vanité est un vice social, un manque de sens pour les hiérarchies humaines.
On voit comment Garasse glisse de faute en faute, moins pour les dis-
tinguer que pour en montrer le redoublement permanent :
Le premier est en vostre façon d'escrire, dissipée, vagabonde, arrogante, im-
prudente et sauvage [...]. La seconde tare de vos Lettres gist en un trop grand
amour de vous-mesme. [...] La troisiesme faute de vos Lettres est un desdain
insupportable de tout ce qui n'est pas vous-mesme. [... ] La quatriesme, qui
est comme vostre humeur prédominant, git en un air de libertinage qui anime
toutes vos Epistres20.
De l'écriture virevoltante à Tamour-propre et du mépris d'autrui au liber-
tinage, tout est filé du même mouvement qui va de la poétique à la théo-
logie en passant par la morale. Quand on connaît la pression des jésuites
pour la condamnation de Théophile de Viau, on conçoit bien que ces
modestes inflexions peuvent conduire loin.
La vanité peut aussi s'« emplir » d'un autre sens, celui de la vacuité.
Dans l'appréciation de ses correspondants, Balzac n'ajouterait rien, avec
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ses louanges, au-delà des faits, puisqu'ils sont en eux-mêmes glorieux.


Estimer les actions du cardinal de Richelieu semble inutile, puisqu'elles
parlent pour elles-mêmes21. La louange est alors pure et simple flatterie :
elle ne reconnaît pas une valeur supérieure; elle cherche à gagner une
récompense immédiate. Il est, par ailleurs, un autre vide qui menace tou-
jours le discours : ne donner que des paroles dénuées de poids, de signifi-
cations ou de réalité22. À la volupté épicurienne s'adjoint alors la vacuité
sophistique : la légèreté morale de Tune rallie l'inconsistance langagière
de l'autre.
L'éloge court toujours le risque de tourner à vide, de mettre des mots
sur des illusions, de reconnaître des supériorités imaginaires. Il s'agit
donc de mesurer au plus juste la louange que l'on donne, afin de ne pas
paraître trop plié aux hypocrisies mondaines ni trop calculateur de
récompenses attendues. Il ne faut pourtant pas juger des éloges, souvent
dithyrambiques, que l'on trouve au hasard des épîtres du temps, sur le
mode de notre relation contemporaine à la louange. L'habitude du clien-
télisme et les nécessités de la renommée (au sens de la mémoire collec-
tive) engagent chacun, au xvne siècle, à échanger des bribes de gloire ou
des échantillons d'estime23. Bernard Bray a montré comment fonctionne
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ce que l'on peut appeler une « culture de la louange » en rapportant au


processus de civilisation toute l'affabilité mondaine et les démonstrations
enthousiastes d'amitié24. La louange ne constitue donc pas un mal en soi ;
il suffit de prendre garde à ne pas verser le don nobiliaire de la gloire au
compte courant des bénéfices recherchés, dans la mesure où «l'acte de
louer est le constat d'une obligation25 ». Or, tel est bien ce que semble par-
fois faire Balzac au goût de ses critiques mondains : « [I]l imite icy en tout,
ces pauvres faiseurs de vers, qui tendent la main droite pour donner un
Sonnet, & la gauche pour recevoir la charité [... ] comme luy ils escrivent
pour l'Eternité, & comme eux il demande la recompense de cet honneste
loisir. Les louanges deviennent suspectes lors qu'elles sont mercenaires26. »
Pourtant, le propos de Balzac consiste bien à calculer au plus juste le
commerce de l'éloge, autant par sa complicité railleuse que par le tour
spirituel de ses louanges. Puisqu'il distribue la gloire, écrit Ogier, il est
aussi libre de s'en réserver pour lui-même : « Les hommes rares doivent
donc s'eslever au dessus des opinions populaires. Ils peuvent dire par
franchise ce que les autres disent par vanité : Ils ne sont point subjets à
nos petites coustumes : Ce n'est pas pour eux que les loix de nostre bien-
séance ont esté faites27.» Exercice de liberté et non d'assujettissement,
témoignage de sincérité et non d'hypocrisie : la franchise est autant politi-
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que que sociale et la vanité n'en figure que le masque, auquel se trompent
les jugements « populaires », ceux qui ne sont pas susceptibles d'estimer à
leur tour la gloire de Balzac. Le problème — j'y reviens dans un instant —
est de savoir à quoi se reconnaître soi-même assez supérieur aux autres et
suffisamment rare pour s'excepter de la condition commune.
Descartes, dans Pépître latine qu'il envoie à Balzac, trouve un argument
plus sûr — même s'il le noue aussi à la rareté —, car il repose sur la lecture
de la totalité des lettres de Balzac et sur le principe de non-contradiction :
On apperçoit neantmoins dans ses écrits une certaine liberté généreuse, qui
fait assez voir qu'il n'y a rien qui luy soit plus insuportable que de mentir. [... ]
Mais qui voudra prendre garde que Monsieur de Balzac déclare librement
dans ses écrits les vices et les vertus des autres, aussi bien que les siens, ne
pourra jamais se persuader qu'il y ait dans un mesme homme des mœurs si
différentes, que de découvrir tantost par une liberté malicieuse les fautes
d'autruy, & tantost de publier leurs belles actions par une honteuse flaterie ;
ou de parler de ses propres infirmitez par une bassesse d'esprit, & de descrire
les avantages & les prérogatives de son âme par le désir d'une vaine gloire :
Mais il croira bien plustost qu'il ne parle comme il fait de toutes ces choses que
par l'amour qu'il porte à la vérité, & par une générosité qui luy est naturelle28.

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Ce n'est donc pas la vanité qui pousse Balzac à se glorifier lui-même,


mais la juste reconnaissance de ce qui lui est dû, au même titre qu'il
distribue aux autres avec justice et élégance la gloire ou les avanies qui
leur reviennent29. Il sait allier la vérité d'un trait au charme de sa descrip-
tion : « Je ne sçay que c'est de flatter, mais je sçay l'art de dire la vérité de
bonne grâce, & il faudroit que les actions des hommes fussent plus gran-
des que celles qui ont mérité des Temples & des Autels, si je ne les esgallois
par mes paroles30. » Reste le problème de savoir ce qui peut assurer Balzac
de sa propre rareté : de qui tient-il le pouvoir de distribuer ainsi la gloire ?
Qui lui a donné souveraineté sur le royaume de l'éloquence ?
Hors d'un office ou d'une appartenance à une compagnie reconnue,
on peut encore affirmer sa prééminence par une érudition hors pair : le
savoir n'est pas seulement goût de la recherche, il est aussi désir de pres-
tige. Or, sur ce point aussi, Balzac est largement contesté. Ainsi l'auteur
de la Lettre de Phycargue critique « l'impudence de ceux qui n'ayans peu
estre ny Philosophes, ny Jurisconsultes, ny Poètes, ny Historiens, ny
Théologiens, deviennent aussi tost éloquents, pour ce qu'il n'ont peu estre
sçavants31 ». L'éloquence n'est ici qu'un défaut de savoir, une manière de
court-.circuiter les positions institutionnelles par où l'on établit les quali-
tés de chacun. Javerzac, de son côté, ironise sur Balzac qui se croit, par un
bel oxymore, « docte par inspiration32 », tandis que dom Jean Goulu se
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lance dans un ample mouvement oratoire :


A t'il quelquefois paru dans les barreaus ? est-il monté dans les chaires des
Prédicateurs ? s'est-il trouvé dans les conseils, & dans les assemblées, pour y
proposer ses advis, & délibérer des affaires publiques ? C'est bien une grande
audace, de se dire Orateur ou Eloquent, à qui n'a jamais parlé que dans un
cabinet avec des femmes ou dans une chambre avec des domestiques. Il faut
donc que cet Orateur prétendu, se restraigne dans la qualité de simple écri-
vain. Mais quel écrivain ? de letres [sic] : ce qui ne suffit pas pour prendre
quelque part à la gloire de l'Orateur, comme a peu faire Isocrate33.

Là encore, la critique vise la simple mondanité de Balzac, mais aussi le


fait qu'il s'établisse par l'écriture plutôt que par l'oralité de la grande
éloquence et, qui plus est, par des écrits secondaires comme les lettres. La
légitimité de Balzac à se draper de la majesté oratoire semble bien nulle et
non avenue : on rabat ainsi la critique sociale de l'absence de statut sur une
critique morale de la vanité. Garasse l'avait déjà souligné dans sa Response
du sieur Hydaspe au sieur de Balzac, « n'ayant pris qu'à pièces et lopins
quelques légères cognoissances des choses esgarrées et sans suite, je ne
sçay pas avec quelle hardiesse vous pouvez parler de la logique et de la

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théologie. » Le lopinage montaignien est, en effet, ce dont hérite Guez de


Balzac, mais pour donner au spectacle du savoir l'élégance de la sociabi-
lité mondaine.
S'opposent en fait deux modèles de légitimation: érudition des sa-
vants ou urbanité des mondains. Depuis la fin du xvie siècle, dans le
monde des lettres, se sont développés en concurrence les « éloquens » qui
méprisent l'histoire antiquaire jugée trop pédante et les «doctes» qui
rejettent l'histoire éloquente remplie, à leurs yeux, de faussetés et d'im-
précisions sous couvert de belles phrases34. L'éloquence se trouve en fait
partagée entre l'érudition humaniste qui devrait lui permettre de fonder
le rapport des particuliers au public et le pouvoir des lettrés mondains
qui devrait autoriser de nouveaux modes de socialité. Il est significatif
que le cercle savant des Dupuy et Peiresc ait secrètement conseillé les
attaques de Goulu (lui-même fils et petit-fils de professeurs du Collège
de France). C'est toute'la tradition de la grande éloquence civile qui
rejette la nouvelle attitude face au savoir dont témoigne la jeune généra-
tion mondaine35. Réciproquement, les tenants de la mondanité élégante
trouvent dans l'occasion de la querelle de quoi affirmer une identité et un
pouvoir, une connivence et un statut, un domaine et une domination.
La critique des érudits touche en fait jusqu'au royaume de l'éloquence,
dans la mesure où il devrait s'étendre, à leurs yeux, bien au-delà de ce
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mélange de familiarité railleuse et d'éloge hyperbolique :


Que paisiblement & perpétuellement il [Balzac] possède la qualité de souve-
rain, voire seul distributeur de la Gloire, l'unique effect qu'il prétend de cet
unique souverain bien l'Eloquence, dont l'Empire majestueux est & a tousjours
esté de bien plus ample estenduë : Car elle encourage les Roys, elle applaudit à
leurs Conseillers, telle fois mesme qu'elle entreprend de les conseiller si elle
s'aperçoit de quelque péril en des délibérations desja prises ou à prendre ; elle
esclaircit & orne toutes les Sciences & Professions ; elle propose les Loix, ou
elle les abroge ; elle affermit les bonnes moeurs ; elle paroist dans les Conseils ;
elle se fait escouter devant & dedans les Tribunaux souverains; elle triomphe
dans les Chaires : & pour cela elle n'abandonne pas la grâce & la douceur de la
conversation particulière. Et cependant il semble que le S. Ogier restreigne sa
domination en la seule louange des grands hommes36.

Ce sont en fait deux rapports à l'État qui se dessinent dans ce partage —


c'est-à-dire deux mythologies, mais aussi deux cristallisations du pouvoir.
Dans l'un, l'érudit est conseiller du prince, ordonnateur de la vie civile,
dévoué au bien public et influençant jusqu'à la conversation des particu-
liers. Dans l'autre, le mondain n'entonne plus que des variations infinies
sur le thème forcé des louanges du pouvoir et de ses grands hommes ou
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ne vante plus que des amis élus. Ici, l'éloquence doit être publique ; là, elle
se veut sociale.
Dans la préface, bien sûr laudative, que La Motte-Aigron écrit pour les
Lettres, il entend souligner que l'éloquence de Balzac, pour n'être plus
modelée sur le patron de l'humanisme érudit, n'en allie pas moins la
grandeur des sujets au soin de l'écriture. De même, Descartes apprécie la
façon de plier de hautes pensées dans le langage usuel de la cour. L'élo-
quence mondaine ne peut donc se ramener à la seule louange, même si
elle recherche une complicité sociale et une connivence de groupe. La
réflexion politique ou morale se glisse dans des tournures spirituelles,
sous des comparaisons inattendues, elle apparaît au détour d'un bavar-
dage tantôt tranquille, tantôt incisif, libéré du corset de la démonstration
scolaire, car il faut à la vérité la belle apparence de l'éloquence pour
qu'elle puisse convaincre vraiment37.
Dès lors, ce que les tenants de Balzac louent comme élégante nouveauté,
ses opposants le décrient comme innovation monstrueuse. L'écart ne se
joue pas simplement entre valeur de l'ancien et privilège de l'inédit : il tra-
verse, en fait, la notion même de nouveau. Pour Goulu, certes, il semble
que la nouveauté constitue un défaut en soi, tant il rejette les « manières
recherchées de s'expliquer qui sont nouvelles, pource qu'elles sont sauvages
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& monstrueuses », ou les pensées de Balzac que les ignorants admirent


« non pour ce qu'elles sont belles, mais pour autant qu'elles sont nouvelles
& monstrueuses38 ». Il existe, cependant, un bon usage de la nouveauté
que détermine la capacité à trouver dans le trésor de la memoria les indis-
pensables innovations de l'éloquence qui fait défaut à Balzac, « où est-ce
que ce jeune homme confit en voluptés, [... ] pourroit avoir acquis cette
abondance judicieuse de choses & de paroles, ce fons inépuisable d'où il
faut que l'Orateur tire toujours de nouvelles pensées39».
Faute de connaître les lettres classiques pour leur avoir préféré les
plaisirs mondains, le « jeune » Balzac ne peut savoir comment user de la
copia, cette généreuse production du passé dans le présent. La tradition
autorise les nouveautés, au double sens du verbe : permettre et légitimer.
À l'inverse, Balzac introduit une « opinion toute nouvelle » sans pouvoir
alléguer aucun dieu ni aucun maître de qui il la tiendrait : « Je ne tiens,
nous respondra-t'il, ny l'Art, ny l'opinion que de moy. [... ] Les autheurs
des hérésies de nostre temps, ont dit quelque chose de pareil à cecy40. » La
comparaison est aussi forte que dangereuse : Balzac serait en train de pro-
duire une Réforme de l'éloquence qui nierait le juste poids des traditions
et des héritages au seul nom de sa valeur personnelle, comme un Luther a
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12O LE L I V R E AVALE

pu monter de lui-même à l'assaut de l'Église catholique. Certains préfèrent


les comparaisons politiques aux théologiques : « Quelques uns l'accusent
de vouloir introduire une nouveauté capable d'esmouvoir beaucoup de
sédition, sur ce que durant l'accez de ses divines fureurs, il s'est qualifié
Empereur de l'éloquence41. »
Chef de l'hérésie ou tyran arrogant, aux legs des anciens et de ses pères,
il répond à chaque fois en alléguant son autorité particulière pour déci-
der seul des nouvelles figures du nouveau. De Vaux ne se contente pas,
néanmoins, de ramener dans l'orbe de la memoria, comme le fait Goulu,
la légitimité des nouveautés ; il donne aussi toute sa valeur à l'opinion
publique :
Que si on trouve estrange qu'un homme qui n'est pas cogneu pour éloquent.
& qui n'a de lettres humaines, que ce qu'il en faut pour parler avecque raison,
ait osé choquer la gloire de nostre siècle: qu'on considère que [...] les
Autheurs qui exposent au public, des opinions nouvelles, ou contestées, doivent
souffrir indifféremment, & sans murmurer, la mauvaise rencontre de tous ceux
qui ne veulent pas estre de leur advis42.
Entre donc en scène un autre personnage que le tenant de la tradition
érudite ou que le partisan de l'éloquence mondaine : l'opinion publique
qui juge de la querelle.
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C'est également le terrain sur lequel les partisans de Balzac s'aventu-


rent avec plaisir, dans la mesure où ils y avancent, fort du succès des
Lettres. À l'instar de la querelle du QW, quelques années plus tard, le suc-
cès public est censé faire taire les doctes censeurs : Balzac lui-même, dans
une lettre par laquelle Faret clôture symboliquement son recueil, se tar-
gue du « favorable jugement qu['il a] receu de la voix publique43 ». Silhon
(un des écrivains au service de Richelieu), présentant quelques fragments
du Prince de Balzac à Monsieur de Marca, président au parlement de
Navarre, revient sur la querelle des Lettres: « [j]e ne puis comprendre
comme quoy de petits Autheurs [...] ayent osé luy déclarer la guerre,
condamner tous les bons esprits, qui se sont rengez de son party, &
démentir la voix publique qui conserve sa réputation44. » Mais il faut dis-
tinguer une nouveauté de mode, aussi passagère que renouvelable, qui
naît « du desordre de nos passions, & de la force de l'exemple », et une
nouveauté qui dure, issue des « pures inclinations de la partie raisonna-
ble45». La première, par trop vulgaire, cumule, de façon significative, les
passions turbulentes et la force de l'exemplarité (autrement dit de l'éner-
gie motrice de la memoria) ; tandis que la seconde repose sur la pureté de
la raison qui « attire à soy l'estime & l'amour des hommes de son temps,
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& s'assure de la faveur, & des applaudissemens de ceux de l'advenir»,


bref, qui exerce « une tyrannie sans violence46 ».
L'accusation politique est ainsi retournée : oui, Monsieur de Balzac est
un tyran, mais l'attraction magnétique de son éloquence nous amène de
nous-même à reconnaître les charmes de ses Lettres. Ce qui permet aussi
de rapporter à une autre légitimité la prise de pouvoir au royaume de
l'éloquence: «La nature qui l'avoit destiné à une si grande chose, luy
imprima elle-mesme le désir de l'entreprendre, après l'avoir pourveu des
principes nécessaires, & de toutes les qualitez propres pour en venir à
bout47. » On reconnaît ainsi la nature de l'autorité de Balzac en la faisant
remonter à une autorité naturelle. Ce ne sont pas les héritages ou la corne
d'abondance de la mémoire dans lesquels Balzac trouve les nouvelles
étoiles de son éloquence, c'est la nature elle-même qui lui donne les règles
et la volonté d'écrire. Il revendique ainsi un lien direct, sans médiation
entre lui et la nature. Que devient alors l'imitation qui était censée régu-
ler la relation au passé et aux modèles mémoriels, en même temps que
légitimer les productions ?

Imitation et autonomie
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Balzac pose à l'évidence un sérieux problème aux tenants de l'imitation.


On le mesure au trouble qu'il génère : Goulu s'inquiète des mauvais stimuli
stylistiques qu'il entraîne chez les lecteurs de son âge, Sorel met en scène
cette imitation avec la parodie vivante de Balzac qu'est Hortensius48, tandis
que, sous le nom de Polydecque, un des partisans de Balzac affirme que
celui-ci « est le premier qui est monté à cette sublime & inimitable per-
fection d'escrire eloquemment49 ». Le premier problème que pose Balzac
réside, en fait, dans sa réception : comment l'imiter ou ne pas l'imiter,
peut-on l'imiter ou peut-on ne pas l'imiter? Cela tient à la nouveauté
affirmée de son éloquence : imitant Du Vair, on pouvait avoir l'impres-
sion d'imiter aussi Cicéron; suivre Balzac signifie rester greffé sur sa prose
(dans les salons mondains, on dira bientôt «parler Balzac» pour désigner
ironiquement cette captatio stylistique de l'hyperbole élégante).
Les adversaires de Balzac cherchent alors à montrer qu'il n'échappe
pas au sort commun de l'imitation: à l'instar de tous les écrivains, il
reprend les legs des anciens et même les productions plus récentes. Dès
1625, circule une Conformité de l'Eloquence de M. de Balzac avec celle des
plus grands personnages du temps présent et du passé, issue du milieu des
feuillants. Goulu, qui prend le relais de ces accusations, cherche à montrer
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comment Balzac non seulement imite, mais encore dissimule avec soin ses
emprunts : il dérobe aux yeux de ses lecteurs ce qu'il a dérobé aux auteurs
du passé. Le père Garasse ironisait déjà sur les « lambeaux mal digérez »
qu'il reconnaissait dans la prose de Vunico éloquente (comme Balzac
aimait à se faire appeler). Le supérieur des feuillants enfonce encore le
clou : non seulement il imite en prenant soin de cacher ce qu'il vole, mais
encore ce ne sont que des citations de seconde main qu'il a tirées de Juste
Lipse ou de recueils de lieux communs. Il n'y a chez Balzac ni originalité,
puisqu'il imite les anciens, ni bonne imitation, puisqu'il ne les a pas soi-
gneusement digérés en les étudiant longuement. Comme, par ailleurs,
« ce qu'il a pris pour de nouvelles vertus en l'éloquence, sont les vices
anciens des mauvais écrivains du temps passé50 », la nouveauté même qu'il
revendique s'avère et illusoire et sans valeur. Javerzac le résume joliment :
« Balzac serait pauvre s'il n'avait tant dérobé51 », sa fortune apparente
vient seulement d'un enrichissement frauduleux, permis par de systéma-
tiques non-reconnaissances de dettes.
De Vaux essaye, dans sa critique de Balzac, de définir la bonne imita-
tion:
On imite son compagnon, prattiquant son art : mais on desrobe, quand on se
sert de sa matière [...]. Il faut donc pour prattiquer l'art simplement, se servir
de ses instrumens, & des maximes du mesme art ; & lors que nous voudrons
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imiter Ciceron en quelqu'une de ses Oraisons, nous servir des mesmes parties,
avec lesquelles il l'a composée ; y adjouster la grâce des figures, & la force des
argumens. Que si nous venons à l'imiter en quelqu'une de ses parties seule-
ment, & nous voulons conserver la gloire de ne tenir de luy que l'exemple ; il se
faut bien prendre garde de nous servir de ses passages, ny mesme de ses
argumens : il en faut trouver qui ayent les mesmes beautez, & les mesmes forces
[...]. Et M. de B. quelques spécieux noms qu'il donne à l'adresse de son esprit,
ne nous sçauroit persuader qu'il ait simplement imité les autheurs aux exemples
qu'il nous apportera tantost, puis qu'à travers les desguisemens qu'il a donnez
à ses passages, nous verrons l'âme & les pensées de ceux qu'il a desrobez. [... ]
Car comme je ne trouve point estrange qu'un suivant s'accommode des habits
du vieux temps, & d'une père de chausses à la guise de son maistre, s'en face
une à la mode pour luy : je ne trouveray pas mauvais aussi qu'il se serve des
conceptions des Anciens, & qu'il nous face admirer dans la douceur & la grâce
de nostre siècle, ce qu'ils ont fait voir au leur, de beau & de majestueux. Seule-
ment estimay-je de mauvaise grâce, qu'après en avoir loué Fart, & trouvé si
heureusement l'usage, il le blasme en ses maistres, & n'ait pas honte de les
livrer entre les mains d'une Chambre de justice, pour leur faire le procès52.
L'imitation n'est une valeur qu'à s'inscrire dans une pratique et non à
repiquer les boutures d'antan. Ce ne sont pas des phrases, des images, des
tournures que l'on emprunte, mais l'élan que doit donner l'exemple. Il ne
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faut pas apercevoir sous la trame de notre discours, des couleurs anciennes,
mais, tout au contraire, de nouvelles couleurs sur la trame du passé. Sauf
à bien user ainsi de l'imitation, selon les principes de Vinventio, on tombe
dans le vol et le déguisement, en donnant tout le poids à Velocutio. La
comparaison avec le serviteur qui hérite des vieux habits de son maître
pour s'en faire de nouveaux est instructive : d'abord, il met à sa façon les
vêtements issus d'une autre mode ; ensuite, il reconnaît tacitement la hié-
rarchie en place. Selon la différence des temps, le majestueux et le beau
peuvent légitimement prendre les apprêts de la grâce et de la douceur. Or,
Balzac se contente de reprendre les phrases et les pensées des Anciens en
dissimulant les emprunts et en déniant leur prééminence. Il n'observe
donc ni les règles de la bonne imitation, ni le respect dû aux supérieurs. Il
est un mauvais serviteur de l'histoire.
Pourtant, selon la logique de la sprezzatura, la dissimulation se retourne
en art de faire: entre le travail et son apparence un divorce a été pro-
noncé53. Dans YAnti-phyllarque, Goulu, qui affirme avoir écrit d'une traite
sa longue diatribe, se voit sévèrement tancé de laisser, du coup, apparaître
les traces évidentes de ses travaux, voire la copie des auteurs anciens.
Alors que chez Balzac on ne sent pas le travail quoiqu'il y passe beaucoup
de temps ; chez Goulu, on sent l'étude, quoiqu'il affirme ne pas y avoir
travaillé54. Celui-ci dévoile ses années d'apprentissage savant, ses lectures
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érudites, ses automatismes d'écriture : il œuvre dans le tout fait ; tandis


que celui-là manifeste un élan délesté du travail qui l'a rendu possible : il
fabrique avec autant de soin le nouveau que le surgissement du nouveau.
L'imitation besogneuse rend les signes obstinément muets sur eux-mêmes,
car on les sent traversés d'autres voix plus bruyantes, comme les vestiges de
marques anciennes. Le travail de l'éloquence donne aux signes une parole
inattendue, car il s'y dissimule sous le vertige de masques nouveaux. Ce
qui, pour l'une, est fondement est devenu, pour l'autre, représentation.
À ce déplacement s'ajoute le débat sur la bonne imitation et surtout sur
celui qui en décide. Christian Jouhaud a observé que Balzac provoquait
une « délocalisation de l'éloquence55 », d'où toute une critique radicale de
la part des savants qui en avaient jusque-là le monopole. Pour eux, Balzac
ne fait l'admiration que des ignorants, dans la mesure où lui-même se
situe hors des disciplines reconnues : il ne possède pas une position d'ora-
teur, tout juste une pose. Du coup, les critiques de Javersac peuvent aussi
atteindre Balzac d'un bord opposé, lui reprochant de se flatter seul d'un
nouvel état de l'éloquence qui, n'étant plus arrimé à la connaissance des
Anciens, devient accessible à une autre catégorie de personnel :

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Il ne faut pas douter qu'il n'y ait peut estre cinq cens hommes en France qui
n'ont jamais veu Dispautere ny Quintilian, qui font de meilleures lettres que
Balsac, & qui n'oseroient pourtant se vanter d'estre doctes, n'y ayant rien que
l'imagination qui opère en ce genre d'écrire pour les pensées : le sens commun
pour l'arrangement & la disposition des matières, & l'usage de nostre langue
naturelle pour les termes56.

L'amusant de l'affaire est de retrouver dans cette répartition (pensées,


arrangement et disposition) les trois tiroirs de la rhétorique classique:
invention, élocution, disposition. Sortez la rhétorique par la grande porte
du savoir, elle rentre par la fenêtre des manières de classer. Les lettres ne
sont plus, dès lors, l'objet d'une simple opposition entre un particulier
qui prétend avoir inventé une nouvelle éloquence et des érudits qui le
repoussent sur le terrain de l'imitation bornée ; elles deviennent un enjeu
de pouvoir beaucoup plus large.
Cet enjeu de pouvoir touche aussi la reconnaissance d'un statut social.
Si l'on appartient à la République des Lettres, si l'on enseigne dans un
collège ou comme précepteur, si l'on est secrétaire d'un grand personnage
ou historiographe du roi, on occupe une position sociale reconnaissable.
Mais quel sorte de «lettré» peut bien être cet épistolier mondain, cet
« homme de lettres » ? Balzac témoigne, en fait, de l'absence de statut des
littérateurs : « [S]ous l'Ancien Régime et tout spécialement au xvne siècle,
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les littérateurs — les auteurs en langue vulgaire dont l'écrit est l'activité
principale — sont dépourvus de statut clair dans la société de leur temps,
ce trait soulignant d'ailleurs une spécificité forte de leur identité sociale :
leur statut, c'est, au fond, de ne pas en avoir57. » Balzac paraît exemplaire
de cette impossibilité d'appartenir à une corporation ou à un « corps »
des gens de lettres : il ne joue que des « lopins » de la mémoire lettrée.
Charles Sorel, dans sa Bibliothèque française, remarque, avec finesse,
l'équivoque significative engendrée par l'homonymie entre les lettres
(pratique privée rendue publique) et les Lettres (République du livre58).
Avec ses Lettres, Balzac prétend occuper le territoire sacré des Lettres que
l'on dit «belles », de même qu'avec le purisme de Malherbe et de Vaugelas,
la souveraineté sur la langue doit résider dans le « peuple » (autrement dit,
les gens du monde, le «public» des lettres). Cette prétention est à la fois
tyrannique (pourquoi lui?) et vaine (quel territoire, quel corps constitué
au juste?). En se produisant lui-même comme Auteur, Balzac institue
aussi un corps de littérateurs et un public pour les lettres.
Mais comment savoir qui a autorité pour décider des usages de la lan-
gue et de l'éloquence, ou, pour le dire autrement, qui fait l'auteur ? Est-ce
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que Balzac démembré en série de lieux communs, en foule de citations


empruntées, en tas d'hyperboles ou de comparaisons ridicules est encore
l'auteur-Balzac ? Dans ses relations à Ménandre, qu'il écrit en partie au
moins dans les années 1628-1629, Balzac a cette réflexion : « Par ce moyen,
Ménandre, chaque chose deviendra une autre. Personne ne pourra ni se
conserver ni se connaître, tout s'en va changer de nom. Il n'y aura plus de
différence entre l'orthodoxe et l'hérétique. Il n'y aura plus de livre qui
soit de l'avis de son auteur ni d'auteur qui ne désavoue son livre59.»
Renouant avec l'inquiétude platonicienne du Phèdre, où l'écriture était
disqualifiée dans la mesure où l'auteur ne pouvait contrôler les interpréta-
tions abusives de ceux qui le lisaient, Balzac la pousse du côté de l'identité
même de l'auteur. Si le livre échappe à son auteur, s'il en vient à le contre-
dire ou l'auteur à le renier, alors le livre bascule dans une inquiétante
autonomie qu'il tient de ses lecteurs. Ne plus se tenir à soi condamne à ne
plus maîtriser ce que l'on est et ce que l'on produit. Il ne faut pas voir là
simple désappropriation du moi ou pathologie de la subjectivité : l'ortho-
doxie y perd aussi bien son latin et menace de verser indistinctement
dans l'hérésie. Ce sont les institutions du sens qui s'avèrent dissoutes.
L'ironie de Balzac nous fait mesurer, jusque dans son excès, les décisions
nouvelles qui touchent la «fonction-auteur». La conscience doit se faire
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relief pour dominer son œuvre et en devenir responsable. C'est en ce


point, dans ce hiératisme du moi à s'instituer auteur, que se joue l'iden-
tité de l'ouvrage et le sens de la «vanité» balzacienne. Cette querelle des
Lettres fait chanter à l'octave la note aiguë du Moi et la note grave
de l'Institution, de sorte à faire disparaître dans l'accord la hauteur des
sons qui les sépare. Mais ce n'est pas l'institution savante qui apparaît
susceptible d'un tel accord, dans la mesure où elle implique le Moi dans
les exemples du passé. Seule l'institution mondaine déplie le Moi dans les
règles du groupe, même si l'on peut parfois s'y tromper et prendre
de vieilles dentelles pour de nouveaux trésors : « Ce sont des ruses et des
stratagèmes de collège ; mais la cour, qui est si fine, s'y laisse néanmoins
attrapper. Ce sont des illusions et des enchantements pour les ignorants ;
et le malheur est que ces messieurs remplissent les villes et les provinces.
Ce sont des anagrammes des livres comme il y a des anagrammes des
noms. Il se fait une dislocation générale de tout le corps de l'oraison60. »
La relocalisation de l'éloquence, provoquée par Balzac, répond à cette dis-
location générale. Sous le sujet apparaissent des rôles qui ne le fondent
plus, mais qu'il traîne sans pouvoir s'en débarrasser: il faut les déjouer
plutôt que les rejouer. L'ignorance change de camp : elle réside désormais,
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en un ultime paradoxe, chez les savants eux-mêmes, versant l'érudition


au compte des préjugés.
À quel «sujet-Balzac» a-t-on, dès lors, affaire? Un sujet centré sur
l'expérience de soi, comme pensée plutôt que comme langage, ainsi que
Descartes, bientôt, en instituera la nécessité ? Pas encore, puisque Balzac
multiplie les rôles, c'est-à-dire les registres stylistiques, les destinataires,
les lettres vraiment envoyées à des particuliers ou sciemment faites pour
le public, etc. Descartes y discerne une « généreuse liberté », par laquelle
Balzac persuade d'autant mieux de ce qu'il avance qu'il s'en est aupara-
vant convaincu lui-même. Y aurait-il contradiction avec l'aveu de Balzac
à Garasse, après leur réconciliation, lorsqu'il affirme qu'il a écrit cette
lettre par jeu, sans penser vraiment ce qu'il disait? Ou avec la défense
d'Ogier, dans YApologie, qui détourne la critique de Goulu à propos des
badineries galantes de Balzac auprès d'une jeune protestante, en posant
pour préalable qu'il s'est « donné carrière » de composer des lettres amou-
reuses, autrement dit qu'il a donné libre cours et poussé jusqu'au bout la
logique spécifique de ce genre d'écriture ? En fait, il y a repli de l'auteur
sur l'acteur, selon l'économie de la rhétorique cicéronienne, plus que
foyer d'un cogito. Car le sujet-Balzac est, avant tout, un sujet linguistique :
il est fait d'un feuilletage de styles, alors que Descartes voudra mettre de
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côté le langage et sa dimension rhétorique. Même s'il tient pour impor-


tants les modèles de l'expression et les dispositifs de communication, le
sujet ne semble plus pouvoir se fonder magistralement sur eux.
Il n'en demeure pas moins, pour Descartes, que Balzac parvient à conci-
lier grandes pensées et langage de la cour, qu'il allie la majesté de l'ancien
et l'élégance du nouveau: «parmy l'ornement & l'élégance [elegantias
& ornatum] de nostre âge, il [a] pu garder la force & la majesté [vires &
majestatem] de l'éloquence des premiers siècles61 ». Mais il ne s'agit pas de
nouer délicatement anciens et modernes, puisque la fable que. conclut
cette phrase montre bien que Balzac, sautant hardiment par-dessus les
corruptions des anciens, rejoint en fait l'origine de l'éloquence:
Cet art [l'éloquence] comme toutes les choses, a eu dans tous les temps ses
vices aussi bien que ses vertus. Car dans les premiers siècles où les hommes
n'estoient pas encore civilisez, où l'avarice & l'ambition n'avoient encore
excité aucune dissenssion dans le monde, & où la langue sans aucune con-
trainte suivoit les affections & les sentimens d'un Esprit sincère & véritable ; il
y a eu à la vérité dans les grans hommes une certaine force d'éloquence, qui
avoit quelque chose de divin, laquelle provenant de l'abondance du sens, & du
zèle de la vérité, a retiré des bois les hommes à demy sauvages, leur a imposé
des loix, leur a fait bastir des villes, & qui n'a pas eu plutost la puissance de
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persuader, qu'elle a eu celle de régner. Mais peu de temps après, les disputes
du Barreau, & l'usage fréquent des harangues, l'ont corrompue chez les Grecs
& chez les Romains, pour l'avoir trop exercée ; Car de la bouche des sages, elle
est passée dans celle des hommes du commun, qui desesperans de se pouvoir
rendre maistres de l'esprit de leurs auditeurs, en n'employant point d'autres
armes que celles de la vérité, ont eu recours aux sophismes & aux vaines
subtilitez du discours ;[...] je les trouve avoir esté en cela très misérable, de
n'avoir pu passer pour bons orateurs, sans paroistre de meschans hommes.
Mais pour Monsieur de Balzac, il explique avec tant de force tout ce qu'il
entreprend de traitter, & l'enrichit de si grands exemples, qu'il y a lieu de
s'étonner que l'exacte observation de toutes les règles de l'art n'ait point
affoibly la véhémence de son stile, ny retenu l'impétuosité de son naturel ; &
que parmy l'ornement & l'élégance de nostre âge, il ait pu garder la force & la
majesté de l'éloquence des premiefs siècles62.
L'éloquence est donc bien ce qui civilise, ce qui tisse les liens sociaux par
la parole commune, ce qui assied aussi l'autorité des souverains. Balzac,
par sa « généreuse liberté », reprend cette générosité originelle, creuset de
la société civile, en instituant un nouveau principe de rassemblement du
divers et de continuité des temps. Tout se passe comme si Balzac demeu-
rait dans une personnification traditionnelle et exemplaire des rôles, en
cherchant néanmoins à les centrer dans l'espace bouclé d'un moi. C'est
pourquoi le démembrement des Lettres en un florilège de citations rate
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l'originalité balzacienne sur laquelle Descartes, lui aussi à la recherche


d'une autre éloquence comme d'une autre philosophie, ne s'est pas
trompé : « La grâce & la politesse y reluisent comme la beauté dans une
femme parfaitement belle, laquelle ne consiste pas dans l'éclat de quelque
partie en particulier, mais dans un accord & un tempérament si juste de
toutes les parties ensemble [in omnium tali consensu & temperam consistit],
qu'il n'y en doit avoir aucune qui l'emporte par dessus les autres63. » Le
particulier ne vient que rehausser la tonalité générale pour mieux s'y
abolir; à la vertu morale de la tempérance s'adjoint la vertu civile du
consensus.
Ce n'est pourtant pas un consensus qui suscite l'adhésion de chacun :
un des conflits majeurs de la querelle touche justement à cette question
en même temps qu'au rapport entre particulier et public. Ainsi, en 1619,
Balzac écrit, en tant que secrétaire, des lettres pour le duc d'Épernon, son
patron, afin de justifier sa conduite face aux ordres du roi ; elles circulent
dans le public et sont même imprimées séparément sous le nom du duc.
Balzac les publie en 1624 dans le recueil de ses propres lettres. Mais qui
est F« auteur » de ces lettres : celui qui les a composées ou celui qui les a
autorisées de son nom? Est-ce le sujet écrivant ou le personnage écrit?
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Est-ce le particulier qui les a rédigées ou l'homme public qui les a signées ?
Dans le système du clientélisme, le patron paye en protection (symboli-
que et financière) ce que le protégé donne en service. Ramener les lettres
écrites au nom du duc d'Êpernon dans l'orbe de ses productions person-
nelles ne conduit-il pas Balzac à reprendre ce qu'il avait donné ou ce pour
quoi il avait été rétribué64? Public et particulier, dette et dénégation se
cristallisent au premier plan de la querelle. Au point, d'ailleurs, de devenir
perceptible chez les savants qui condamnent la relocalisation de la grande
éloquence publique par un particulier sans titres légitimes, ou chez un
Théophile de Viau quand il écrit à Balzac : « vous pillez aux particuliers ce
que vous donnez au public65 ».
Les Lettres mêmes jonglent avec ces deux instances, puisque Balzac
n'hésite pas à rendre publics ses goûts ou ses maladies en même temps
que ses avis politiques ou ses condamnations touchant la religion. Il publie
aussi le particulier des Grands dont il a la familiarité rendant, du coup,
douteux leur personnage public. Richelieu, même s'il entend récupérer la
nouveauté balzacienne (à l'instigation de son conseiller Boisrobert), se
méfie de cette ambiguïté jetée sur la personne des Grands : « [E]n approu-
vant tout ce qui est de vous en vos lettres, [... ] je trouvois quelque chose
à désirer en ce que vous y mettez d'autruy, craignant que la liberté de
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vostre plume ne fist croire qu'il y en eust en leur humeur & en leurs
mœurs66. » Balzac semble donc jouer d'une nouvelle médiation entre par-
ticulier et public, entre rôles exemplaires et souveraineté d'un moi, où se
superposent image publique des personnages et public lecteur de ces per-
sonnes, présentation de soi et représentation commune.
Quand bien même Balzac semble s'autoriser seul et se couronner lui-
même, il faut d'abord reconnaître qu'il est enfant de son succès : recon-
naissance qu'il doit, dès ses débuts, à la circulation de ses lettres dans les
cercles mondains, puis que les éditions successives de ses Lettres prouvent
sans peine. Comme Corneille avec Le Cid, il peut se prévaloir de son
succès public contre les critiques savantes. Ensuite, il faut aussi avouer
que Balzac n'est pas seul en cause : selon l'usage des clientélismes et des
protections, il est nimbé de la grâce récente de Richelieu et soutenu par la
faveur ancienne de d'Êpernon, mais il s'établit également dans des cercles
aux contours flous, tactiques, vivants, qui s'opposent aux érudits comme
les Dupuy, aux jésuites comme Garasse ou Voisin, aux mondains libertins
comme Théophile ou le comte de Cramail — sa liberté résulte du croise-
ment de ces contraintes. Chaque groupe est un bouquet de petites diffé-
rences qui forment une identité. De l'extérieur, chacun taxe les autres
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d'hérésie (ainsi Jacques Dupuy parle des partisans de Balzac comme des
«sectateurs pour son style67») ou affirme sa puissance («Le parti de
Phyllarque n'est point aussi fort qu'il se persuade, et d'ailleurs nous ne
sommes pas si peu de gens au nôtre que lui et les siens puissent tirer
avantage de notre faiblesse, puisqu'il est composé de personnes honnêtes
de toute condition, dont la plupart tiennent un rang assez considérable
pour châtier son insolence et sa témérité, s'il n'y avait encore de la gloire
pour lui d'être battu de si bonnes mains68. ») La querelle ne va pas sim-
plement d'un Balzac à un Garasse ou à un Goulu, mais elle oppose des
groupes, mobilise des pamphlétaires, suscite des attaques verbales et phy-
siques (n'oublions pas la bastonnade de Javerzac). Ce sont des luttes de
partis qui ont lieu sous couvert d'affrontements personnels et qui témoi-
gnent d'une pluralisation des querelles, même si les figures traditionnelles
de l'orthodoxie et de l'hérésie ne cessent d'être employées69. Quand Goulu
accroche Balzac, il le fait au nom des feuillants (et au titre de savant) :
c'est tout un corps qui réplique par la voix de son supérieur et « un corps
qui ne meurt jamais », selon la définition que rappelle Goulu. Car la com-
munauté forme un corps au sens juridico-mystique du terme : ce corps se
dit dans les termes de la mémoire, héritage sans cesse renouvelé par les
vivants qui en remplissent la figuration, à l'instar du roi qui meurt et
revit au-delà des corps particuliers dans le corps public70.
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Mais, au lieu de demeurer dans l'imagination des héritages, Balzac


s'invente sa propre loi d'écriture, partie prenante d'une autonomie nou-
velle permise par des groupes de pression suffisamment puissants pour
s'opposer aux institutions traditionnelles du sens: «Narcisse [...] fait
profession de se donner la loi & les règles d'écrire à soi-mesme71. » Sous la
figure du génie, pour les uns, ou du présomptueux, pour les autres, s'ins-
taure, en fait, un rapport inédit à l'éloquence dans la mesure où il con-
sonne avec une nouvelle donne sociale (la constitution d'une élite lettrée
qui n'est ni érudite, ni cléricale, mais qui circule dans les milieux mon-
dains proches de la cour et des Grands) ; avec un nouvel ordre politique
qui diffuse et impose de plus en plus son pouvoir sur les instances d'auto-
rité traditionnelles ; avec une autre présence du religieux, simultanément
délié du politique et innervant, sous la guise d'une morale teintée de néo-
stoïcisme, les comportements et les pratiques quotidiens, ^autonomie de
l'écriture balzacienne est collective, ou, pour mieux dire, publique : elle
force la constitution d'une scène qui ne relève plus d'une memoria dont
les membres formeraient le grand corps du temps, mais de particuliers
qui génèrent, en s'alliant, de nouveaux champs de force.
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130 LE L I V R E AVALÉ

L'abbé Crosilles y découvre l'ombre de troubles politiques: il la dit


capable d'« esmouvoir beaucoup de sédition72 », puisqu'elle prétend, non
seulement donner des lois à soi-même, mais régler l'éloquence de cha-
cun. Cependant, la logique de l'imitation ne peut plus rester identique :
les règles léguées devaient leur puissance à l'autorité du passé, les lois nou-
velles tiennent leur autorité de la puissance du présent; celles-là supposent
un principe généalogique de continuité, celles-ci requièrent un principe sin-
gulier de discontinuité. Javerzac, quoiqu'il critique sévèrement les pédan
tismes lourdement hérités de Goulu, ne se prive pas de refuser, au nom
même de l'autonomie, l'écriture de Balzac, «laquelle je pensoy bien qu'il
ne me vouloit pas contraindre à imiter, estant un privilège de tous les
Escrivains, d'avoir leurs sentimens libres, & bien souvent particuliers, que
chacun a permission de réfuter comme bon luy semble73 ». On conçoit,
dès lors, l'horizon séditieux de la position de Balzac, même s'il prétend à
l'empire de l'éloquence. Crosilles, là encore, fournit une intéressante
comparaison : « On ne s'offence point de voir que l'Espagne ait tousjours
le dessein de la Monarchie universelle, pource qu'elle n'a pas le pouvoir
d'y parvenir ; Pourquoy donc ? [sic] se fascher d'un particulier qui n'a
d'elle que ceste vision74.» En pleine tension croissante avec l'Espagne,
l'analogie politique parle d'elle-même : particulier ou État construisent
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une position à laquelle ils ne peuvent accéder, celle d'une inadmissible et


solitaire plénitude absolue.
C'est aussi sur ce terrain du politique que les balzaciens prennent de
haut l'érudition d'un Goulu et le modèle des Anciens :
L'opinion de la liberté (dit-il) haussait le courage aux anciens orateurs, et leur
donnait des sentiments de générosité dont ceux qui naissent sous la servitude
d'un monarque sont entièrement destitués. Et donc les François ne sauraient
jamais estre si généreux, ni si bien réussir en éloquence, qu'ont fait autrefois
les Grecs & les Romains. Ce qui pourtant est aussi faussement affirmé que
témérairement avancé. Et quoi? Appellerons-nous servitude la sujétion que
nous avons à l'autorité royale ? Aurons-nous moins d'honneur d'estre soumis
à un Roi que nos anciens orateurs d'avoir esté asservis à la volonté brutale de
cette beste à plusieurs testes? [...] c'est l'approbation qu'aimé Phyllarque,
voilà pourquoi il l'estime tant75.

L'argument est déjà celui sur lequel Perrault fera tourner son poème, Le
siècle de Louis XIV, car il s'agit de glisser sous la nécessaire valorisation du
régime monarchique aux dépens des démocraties antiques le prix des
lettres modernes. Le succès dont Balzac peut se targuer contre les érudits
n'empêche pas de le montrer lié et dévoué à l'État. Le public lecteur doit
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idéalement se replier sans faute sur l'utilité publique conçue par le pou-
voir royal: «préférant l'interest de l'Estat au sien propre, il [Balzac] a
mieux aimé travailler pour la gloire du Roi et de monsieur le Cardinal
que pour sa justification76 ». Mais il est vrai que, s'il distribue ainsi la
gloire aux hommes en place, cela le positionne dans un lieu d'autorité,
dont l'autonomie par rapport aux institutions traditionnelles peut deve-
nir problématique.
La puissance des lettres ne saurait se mesurer au pouvoir politique,
mais cette différence n'empêche pas une tacite équivalence de s'établir.
Goulu ne manque pas de s'en inquiéter: «À entendre le S. Ogier, vous
diriez qu'il [Bérulle] ne tient l'honneur & la réputation que de M. de
Balzac tout seul77. » On ne sait plus exactement ce qui octroie de la valeur
aux êtres : leurs actions méritoires ou l'éloge éloquent de l'écrivain. Dans
l'espace de la memoria, la valeur court dans le circuit du geste à sa recon-
naissance, car chacun participe du même lieu et joue le rôle qui lui a été
distribué ; dans le champ du public, la valeur doit s'établir à partir des
particuliers, sans devenir toutefois attachée univoquement à l'un de ces
particuliers : l'intérêt privé menace sans cesse l'utilité publique. Gomme
l'analyse Hélène Merlin, la figure de Balzac apparaît, aux yeux d'un
Goulu, comme « emblématique du libre-particulier, cette figure qui ruine
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toute idée même d'exemplarité — qui dévoie le public hors de son sens
religieux, décompose l'organicité du politique78 ».
Jusqu'où pousser cette équivalence ? Jusqu'à quel point, dans l'opération
historiographique elle-même, peut-on glisser du politique au littéraire,
du pouvoir monarchique à la puissance de l'éloquence, des actions de
valeur à la valeur des actions? Il faut examiner rapidement les événe-
ments d'ordre politique des années 1620 afin de mieux évaluer les liens à
tracer avec les problèmes des belles-lettres.

L'ordre du politique

II y a coïncidence, à quelques jours près, de la parution des Lettres de


Balzac et de l'entrée de Richelieu au conseil du roi. Cette entrée ne s'est pas
faite seulement par égard pour les qualités, depuis longtemps connues,
du cardinal, ni par souci de complaire à la reine mère, sous la protection
de laquelle Richelieu s'était placé, mais aussi par une large campagne de
libelles qui critiquaient vigoureusement la politique de La Vieuville et
réclamaient la venue de Richelieu, campagne contrôlé par celui-ci aux
dépens de celui-là. Comme on le sait, le renvoi de La Vieuville et la venue

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de Richelieu ne marquent pas un virage radical de la politique française,


puisque, sur bien des points, Richelieu ne fait que poursuivre l'œuvre de
son prédécesseur, mais des inflexions successives tracent une autre courbe,
en particulier dans la politique étrangère et dans la réorganisation de
l'administration du royaume.
Ainsi les négociations avec l'Angleterre, entamées par La Vieuville, per-
mettent le mariage le 11 mai 1625 d'Henriette de France avec Charles Ier,
où le contrat sous-jacent consiste en la protection des catholiques d'Angle-
terre en échange de l'aide de la France aux protestants de l'Empire contre
les menées des Habsbourg d'Autriche et d'Espagne. Avec l'alliance déjà
conclue entre la France et les Provinces-Unies en 1624, ou avec l'affaire de
la Valteline qui oppose Espagnols et Français, on obtient dès lors une
redistribution étonnante des puissances européennes, dans la mesure où
elle suit désormais, de façon évidente, les lignes de faille politiques plus
que les fractures religieuses.
L'enjeu se situe aussi du point de vue de la légitimité royale. Si le roi de
France doit se soumettre à l'autorité du pape, alors sa politique étrangère
ne saurait aller contre les intérêts des nations catholiques, mais cela vou-
drait dire aussi qu'il tient son pouvoir d'une puissance temporelle autre
que la sienne. Ce n'est donc pas seulement le contrôle effectif de terri-
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toires, de circuits commerciaux, de places fortes qui se joue dans l'affron-


tement, mais la constitution même de l'autorité monarchique. C'est
pourquoi des libelles comme le Mysteria Politica (dû sans doute à Jacques
Keller, recteur du collège jésuite de Munich) qui est imprimé en Hollande
en février 1625 ou comme YAdmonitio ad regem qui paraît au début du
mois de septembre condamnent la politique d'alliance avec les protestants
et réitèrent la soumission des rois aux papes. À quoi répond aussitôt le
Miroir du temps passé à l'usage du présent rédigé par Fancan, le pamphlé-
taire favori de Richelieu, qui accuse les jésuites (de Bellarmin à Garasse)
de manipulations politiques sous couvert de propos théologiques.
Les pamphlets fusent, répondant les uns aux autres, courant l'Europe,
traduits de langue en langue. Il faut en suivre certains effets. Ainsi, le
23 septembre 1625 paraît Le Catholique d'État) issu directement d'un consei
réuni par Richelieu (comprenant, entre autres, Bérulle et le Père Joseph)
qui attaque l'Espagne et distingue radicalement pouvoirs spirituel et
temporel («Les lois de l'Estat sont autres que celles des Casuistes et les
maximes de l'Eschole n'ont rien de commun avec la politique79»). Ou,
inversement, est diffusé le Sapiens Francus qui réclame, pour Fancan, les
peines dues aux hérétiques et, pour Richelieu, rien de moins que l'assas-
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sinat. Le 30 octobre, Mysteria Politica et Admonitio sont condamnées par


le lieutenant civil de Paris et brûlés en place de Grève; le ier décembre, la
Sorbonne censure 1''Admonitio, mais en termes très généraux pour ne pas
heurter le pape ; le 13 décembre, dans l'assemblée du clergé, pourtant réunie
pour des raisons financières, l'évêque de Chartres (proche de Richelieu)
fait un rapport condamnant YAdmonitio et glisse au passage l'affirmation
d'une indépendance absolue des rois face au pape; le 28 décembre, le
nonce du pape découvre ce texte et exige une nouvelle version, qui est
déposée le 12 janvier, avec l'appui de Richelieu : elle condamne clairement
les libelles, mais en des termes généraux. Richelieu a gagné et une con-
damnation claire par le clergé des libelles et une position au-dessus des
partis. Mais le parlement de Paris entend que l'enregistrement de la cen-
sure soit fait en date du 13 décembre afin d'en garder la mesure radicale.
L'autorité ecclésiastique s'oppose à celle des parlementaires, dans des
séries de condamnations et de censures qu'envenimé encore l'ouvrage d'un
jésuite, le père Santarelli, qui enseigne que le pape peut déposer les rois
non seulement pour hérésie, mais pour crime, voire simple négligence. Il
faut enfin que le roi tranche, non sans résistances, le conflit entre le clergé
et le parlement du haut de son autorité. Comme l'analyse Christian
Jouhaud,
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tous les protagonistes de cette affaire en sortirent, en réalité, affaiblis. Sauf un :


le pouvoir d'État. Il avait commencé par laisser agir et, peut-être, encouragé la
riposte contre Rome et les jésuites, avant de sembler prendre le parti inverse.
Des forces hostiles jouaient ainsi librement l'une contre l'autre, et à visage
découvert. L'entrée en scène de chacune provoquait des réactions qui en sus-
citaient d'autres, dans une atmosphère de tension accrue. Ensuite, le pouvoir
se posa en conciliateur et réussit, de ce fait, à accélérer le processus de neutra-
lisation des adversaires, inauguré par leur affrontement mutuel. L'affaiblisse-
ment de deux familles de pensée puissantes, et porteuses à ses yeux — dans la
radicalité de leurs raisonnements — de dangers manifestes était ainsi obtenu
à bon compte80.
Il faut aussi réaliser qu'il s'avère d'autant plus essentiel, pour le roi, de
poser sa souveraineté hors du pouvoir du pape et dans un lien immédiat
à Dieu que la légitimation de la monarchie absolue ne passe pas par
une sécularisation de l'administration du pouvoir, qui s'opposerait, dans
son principe, à l'ordre théologique, mais, juste au contraire, par une
re-sacralisation et une détermination théologique de l'État absolu81.
Ces luttes ne surgissent pas, sous forme de polémiques, uniquement par
l'affrontement de groupes sociaux ou de clans politiques différents ; il leur
faut des pamphlétaires. Or, d'une part, toute une nouvelle génération de
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jeunes gens formés par les collèges, en particulier jésuites, mais sans for-
tune suffisante pour acheter un office ni vocation ou possibilité d'appar-
tenir à l'Église, se trouvent sur le « marché de l'emploi » ; d'autre part, à
partir de 1625, il y a une crise de l'édition internationale qui force les
éditeurs à se replier sur les langues nationales/les petits formats et les
textes faciles de grande diffusion. Dès lors, le marché des libellistes s'avère
une affaire profitable pour tous : aux déterminations du pouvoir politi-
que qui y trouve matière à diffuser les légitimations qu'il recherche ou les
louanges qu'il désire, aux conflits des différents clans qui en profitent
pour se faire entendre, s'allient les contraintes économiques et une nou-
velle conjoncture sociale82. Les écrivains permettent ainsi à l'État de faire
circuler, dans la sinuosité des débats, tout un réseau de concepts et de
thèmes porteurs d'une conception de la monarchie que Richelieu entend
contrôler, de même qu'il parvient presque, par ses polémistes, à retourner
la paix de Monçon avec l'Espagne, qui consacre le recul des Français sur
l'affaire de la Valteline, en vraie réussite83.
Ce contrôle du pouvoir royal sur ses sujets bien aimés passe, plus géné-
ralement, par l'exercice de trois puissances : l'armée, la justice, l'impôt.
Il est significatif de voir édicté, en 1626, un règlement qui complète
celui de 1619 et octroie à l'un des secrétaires d'État la charge des affaires
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militaires : à partir de cette date, pour la première fois, Beaucler peut être
considéré comme ministre de la guerre84. Cela n'empêche pas Richelieu
de tenir lui-même les rênes de l'armée royale, en particulier lors du siège
de La Rochelle où il maintient une discipline rigoureuse, faisant des
soldats assemblés une « armée de moines », comme il se plaît à le dire.
Loin des bandes de mercenaires qui alimentent les armées de l'Empire et
pillent tout sur leur passage, l'armée française est en majeure partie com-
posée du ban et de l'arrière-ban de la noblesse française et des recrues des
diverses provinces : un sens de l'unité de tous et de la discipline de cha-
cun sous la bannière royale s'y affirme de plus en plus (et cela d'autant,
peut-être, que l'on combat un ennemi de l'intérieur, les huguenots). La
guerre, ainsi mise en ordre par le roi et son ministre favori, permet à la
fois un contrôle des territoires, une discipline des âmes et une maîtrise
des corps.
De même, la justice a pour fonction de ramasser sous l'autorité royale
les justices provinciales ou locales, ainsi que les réseaux traditionnels d'arbi-
trage ou de règlement des conflits qu'on a pu baptiser, a posteriori, du
nom d'« infrajudiciaire85 ». On en a un cas exemplaire avec l'édit sur les
duels de 1626, que défie ouvertement le comte de Boutteville — gentil-
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homme de la branche cadette des Montmorency-Luxembourg et vrai


professionnel du duel (22 combats, 22 victoires), condamné à mort par le
parlement, mais gracié et exilé par le roi -— lorsque celui-ci vient se battre
en pleine place Royale le 14 mai 1627. Emprisonné et condamné à mort à
nouveau, cette fois-ci Louis XIII rejette sa grâce et il est exécuté le 22 juin.
Cela s'ajoutant à l'exécution de Chalais qui avait été mêlé au complot
contre la vie de Richelieu, la grande noblesse se voit sévèrement mise au
pas par l'État, au moins dans ses conduites manifestes et ses pratiques
agressives86. Comme le résume Joël Cornette, « la guerre, le roi et l'État
législateur sont indissolublement unis dans un violent processus de disci-
pline et de contrainte sociale pour faire barrage aux "passions", assurer la
paix civile87 ». L'administration judiciaire se développe ainsi en nombre
aussi bien qu'en autorité, là où les souverainetés locales sont systémati-
quement réduites (ainsi, les fortifications qui hérissaient les grandes cités
comme le moindre bout de village sont démantelées à partir de 1626 ; ou
en 1628, le Dauphiné, État provincial, devient siège d'élection, relevant
désormais directement de l'État royal, alors que Languedoc et Provence
résistent et négocient le maintien de leur ancien statut contre une contri-
bution financière importante).
Pour la guerre, il faut de l'argent et, par conséquent, des impôts. Mais
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l'impôt autorise, en même temps, un contrôle des richesses, des circula-


tions, des biens et des personnes : l'administration fiscale est une manière
de quadriller de mieux en mieux le territoire français. Et pour accroître
l'impôt, donc l'administration, rien de mieux que la guerre. Justice et fisc
permettent donc l'instauration d'une prise de pouvoir grandissante sur
les affaires locales, en particulier avec la croissance régulière des inten-
dants qu'on envoie en mission dans les villes et les provinces du royaume.
Emmanuel Le Roy Ladurie parle même d'une « véritable révolution du
prélèvement fiscal88 », tant le fardeau des impôts s'accroît rapidement à
partir de 1625, et encore plus après 1630. Même si le caractère prédateur
du fisc n'est pas l'unique moyen, pour l'État, de connaître et de contrôler
l'administration du pays, puisque les normes et les règlements en fixent
aussi, positivement, les façons et les conduites, l'essentiel est de parvenir à
instituer le roi comme « seul capable de dire le général qui ne peut résul-
ter de la simple agrégation des préférences particulières, pas plus que la
justice dont le roi est le garant ne se réduit à la composition des intérêts
privés89 ».
L'exercice de ces trois puissances n'évite pas les famines de 1627-1628,
quand elles ne suscitent pas les émeutes populaires récurrentes contre la
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pression fiscale (le 15 juillet 1630, Marillac écrit à Richelieu: «Tout est
plein de séditions en France. Les parlements n'en châtient aucune»). À
cela s'ajoute la peste qui se répand en 1626-1627. En quelques années, plus
de 10 % de la population périt (probablement plus de 2 millions de morts
sur une population de 17 à 20 millions). C'est, en même temps, le grand
moment de la monarchie avec, d'un côté, le siège de La Rochelle qui
devient un haut lieu de la victoire contre les protestants (et, indirectement,
contre l'Angleterre), suivie du démantèlement l'année suivante des places
fortes de Provence et du Languedoc ; de l'autre, l'affaire de la succession
de Mantoue, qui permet de s'opposer vigoureusement aux Espagnols (et,
indirectement, à la papauté) et d'installer, en fin de compte, un prince
français sur le duché de Mantoue. Malgré toutes les conjurations des
Grands et du parti dévot, Richelieu, avec le soutien du roi, peut imposer à
la fois une politique de contrôle à l'intérieur (contrôle de la noblesse, des
parlements, du clergé, des villes, des protestants) et de puissance militaire
à l'extérieur. En un mot, c'est l'autorité du roi qui, à chaque fois, est
réaffirmée. Mais quelle « autorité » au juste ?
La question omniprésente dans les temps de la minorité de Louis XIII,
provoquée aussi par les récents régicides, est de savoir d'où vient la sou-
veraineté. Le pape est l'héritier de saint Pierre qui, lui-même a reçu du
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Christ sa puissance : on demeure dans le registre du legs. Qu'en est-il


pour le roi ? Ou bien son pouvoir temporel est soumis à la puissance
spirituelle du pape qui le lui octroie — économie de l'héritage —, ou
bien son pouvoir lui vient directement de Dieu, sans la médiation de la
papauté, le rendant ainsi représentant de Dieu dans son État — écono-
mie de la représentation. Mais cette représentation se dit dans le langage
du théologique (corps mystique qui ne meurt jamais, souveraineté qui se
rapporte d'abord à l'autorité héritée du pape), non par laïcisation du
vocabulaire, mais par resacralisation de l'État qui autorise sa rationalité
politique. En un sens la « raison d'État » trouve dans l'intimité divine la
puissance de son secret et le sceau de sa valeur90. Pour reprendre ce qu'en
énonçait Théophile de Viau dans Pyrame et Thysbé, au moment où les
lettres de Balzac circulaient dans les cercles mondains : « Les Dieux sont
rois du ciel, les Rois dieux de la terre », affirme Syllar, dévoué à l'absolu-
tisme royal ; « II leur faut obéir, si leur commandement / Imite ceux des
Dieux qui font tout justement », suppose Deuxis, plus inquiet des limites
du pouvoir d'État ; cependant, « Sache qu'un serviteur doit obéir au Maître.
/ Considérant de près et l'honneur et le droit, / Tout le monde sans doute
ici nous reprendrait ; / Mais nous sommes forcés, le Prince le fait faire, / II
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lui faut obéir, c'est un point nécessaire91 », conclut Syllar. Le principe


d'imitation par où le prince devrait distiller à son peuple les justes lois du
ciel est ramené à l'obéissance aveugle aux secrets d'État. Les voies des
princes sont aussi obscures que celles du Seigneur. Par le haut est ainsi
réitéré un contrat direct entre le roi et Dieu, ignorant délibérément la
médiation du pape ; par le bas, s'instaure aussi un lien direct entre le roi
et son peuple, court-circuitant les anciennes autorités traditionnelles de
la noblesse, des parlements ou des cités.
Le clientélisme d'État habite de plus en plus les désirs d'écriture.
Certains amis de Balzac se réunissent ainsi chez Conrart à partir de 1629
et seront bientôt transformés en conscrits des Lettres avec l'institution de
ce groupe en Académie française en 1634. Balzac est exemplaire des deux
phénomènes nouveaux qui ont présidé à cette création, ainsi que le note
Marc Fumaroli : « apparition d'un type d'hommes de lettres "spécialisés"
dans l'art de "bien écrire", et de bien écrire en français, fort différent du
type de "studieux" de "grande littérature" qui avait prévalu au xvie siècle ;
une conception nouvelle, et elle aussi plus spécialisée, de la "défense et illus-
tration" de la langue française, dans la ligne inaugurée par Malherbe92 ».
Parlant de «l'intention de l'Histoire, & celle du Monde» (ce qu'on
appellerait, depuis le xixe siècle, le « sens de l'histoire»), Balzac, dans son
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Socrate chrétien, ramène l'autonomie des princes à deux tribunaux « dont


ils ne peuvent décliner la Juridiction, & devant lesquels il faut tost ou
tard, qu'ils se représentent : C'est au dehors le tribunal de la RENOMMEE,
& celuy de la CONSCIENCE au dedans : Ils ne sçauroient s'empêcher de
comparoistre devant l'un & l'autre Tribunal, & d'y rendre compte de leurs
actions93. » Notons-le : ils ne se présentent pas seulement, ils doivent se
représenter. Conscience et renommée sont des instances de la représenta-
tion afin de rendre des comptes, aux autres, pour le dehors, à soi-même,
pour le dedans. La gloire est bien ce que les lettres tentent de prendre en
charge, mais en un moment où le sens de la renommée change radicale-
ment, tenu qu'il est désormais dans le filet de la représentation plutôt que
dans les flux de la mémoire.
Le for intérieur vient redoubler l'aura extérieure, tantôt pour s'y
conj oindre, tantôt pour s'en dissocier, constituant un lieu à part entière
(selon les dictionnaires, la locution même de « for intérieur » apparaîtrait
en 1635). Avec les Lettres de Balzac et la querelle qui s'ensuit apparaissent
des changements de pratiques plus que de conceptions : l'imitation demeure
une saine valeur, à condition d'en user de façon toute différente de l'an-
cienne inventio, travestie maintenant dans les apprêts mondains, dans les
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gestes visibles de Yelocutio made in France. Comme le souligne Michel de


Certeau, le même phénomène caractérise le rapport du théologique et du
politique : « [Cje qui est donc nouveau, ce n'est pas l'idéologie religieuse (le
pouvoir impose un retour à l'orthodoxie catholique) ; c'est la pratique qui
désormais fait fonctionner la religion au service d'une politique d'ordre »,
ou encore : « Le geste l'emporte sur le contenu. Il devient le signe le plus
sûr. [... ] Le "sens spirituel" est désormais arrimé à un langage de pratiques,
alors qu'au Moyen Âge il se déplaçait dans un univers cosmologique
d'idées et de mots qui étaient des choses. L'énonciation d'une parole prend
la forme institutionnelle d'une opposition visible et sociale à d'autres
ensembles de comportements94. »
L'économie de la représentation politique, ainsi, côtoie ou exploite les
lettres : non seulement comme culture de la louange qui aide à la sacrali-
sation du roi ou de ses lieutenants, mais aussi par le principe même de la
représentation qui cumule absence et présence : « Comparant le mystère
de Dieu au mystère royal, dans une lettre adressée au Père Mersenne, le
15 avril 1630, Descartes écrivait : "Nous ne pouvons comprendre la gran-
deur de Dieu [...]. Mais cela même que nous la jugeons incompréhensible
nous la fait estimer davantage ; ainsi qu'un roi a plus de majesté lorsqu'il
est moins familièrement connu de ses sujets"95. »
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À cette sacralité diffuse, mais inscrite dans la figure du roi, s'adjoint une
discipline des corps et des âmes comme différence et discontinuité. En
effet, à l'opposé des clercs au Moyen Âge ou des humanistes au xvic siècle,
ce n'est plus l'univers que disent et décrivent les gens de « lettres » ; ils
produisent plutôt le monde en lequel ils se reconnaissent. Ils ne reçoivent
plus du passé ou du cosmos, les marques insignes, les indices vivaces, les
signes mystérieux par lesquels ils pourraient appréhender et pratiquer
l'univers; voici, désormais, qu'ils fabriquent des réseaux de différence,
des codes tacites par lesquels se constitue une autre souveraineté sur les
signes. Il y a moins la densité temporelle de la mémoire que l'espace
conflictuel et magnétique d'un champ de forces, car se déprendre des
modèles légués demande et une valorisation nouvelle accordée à ces
écarts et une puissance accordée aux sujets pour pouvoir résister aux imi-
tations tacites et aux diffusions imperceptibles qui les formaient sans
qu'ils le sachent ni le désirent.
Mais à quel champ de forces a-t-on affaire ? La querelle sur l'éloquence
balzacienne fonctionne, bien sûr, dans le champ des lettres avant toute
chose (elle ignore l'exécution de Chalais ou l'affaire de la Valteline, l'ac-
croissement du fardeau fiscal ou la peste qui ravage les provinces). Mais
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RENOMMÉE ET PUBLICITÉ 139

on perçoit aussi qu'elle se construit en conjonction avec le champ du


politique96. Les mêmes figures, les mêmes questionnements, les mêmes
opérations irriguent l'ordre politique et le monde des lettres. Comment
entendre cette «imitation» et en quel sens? Jusqu'alors mon «geste»
historiographique consistait simplement à juxtaposer deux types d'événe-
ments ou de discours. En quels points est-il possible de saisir leur couture
réciproque ou l'invasion de celui-ci dans celui-là ? Et est-ce nécessaire ?
À propos de Corneille et de ses pièces de 1636-1640, Joël Cornette note
qu'il « traduisait sur la scène du théâtre une transformation majeure de
l'autorité politique dont Richelieu, au même moment, était l'instrument
politique97 ». On pourrait en dire autant de Balzac et de la querelle des
Lettres, tant on voit cette question de l'autorité ne cesser de s'y poser déjà,
au moment où celle de Richelieu ou du roi fait problème. C'est un peu la
position de Marc Fumaroli lorsqu'il dit, à propos des Lettres de Balzac, de
leur succès mondain et de leur appui par Richelieu: «Pour l'homme
d'État, cette évolution, goûtée du public, devait être soutenue : elle allait
dans le sens d'un adoucissement des mœurs, elle déplaçait une partie des
débats publics du politique à l'esthétique, et surtout, elle pouvait fournir
un véhicule à la persuasion d'État, pour peu qu'elle fût identifiée offi-
ciellement aux intérêts supérieurs de la langue du royaume98. » Traduc-
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tion, d'un côté, déplacement, de l'autre, les lettres serviraient ainsi à


montrer, tester, faire passer des problématiques issues du politique. C'est
supposer, bien sûr, qu'il existe quelque chose comme «un espace poli-
tique» distinct de «l'espace esthétique», deux espaces dont le lien au
«public» (le même public?) resterait mystérieux. Si la question touche
celle de l'autorité, donc aussi du legs, de l'héritage, de la production de
soi, alors comment décider et du sens du déplacement et de la portée de
la traduction ?
Je proposerais plutôt de ne pas décider des types de liens qui coordonne-
raient le politique et les Lettres et de les prendre pour des manières voisines
de répondre à des problèmes identiques. L'un ne serait pas la traduction ou
la substitution de l'autre (le politique ne préexisterait même pas au poé-
tique), ils répondraient tous deux à l'urgence d'un même problème, celui
de la souveraineté, de l'identité, du lien à la communauté dans un univers
qui n'est plus tenu par la tradition, dans un monde qui n'est plus animé
par la memoria. En un sens, cela rejoint un propos d'Hélène Merlin qui
décrit ainsi le rapport entre la figure balzacienne des lettres et la figure
cardinalice du politique : « L'analogie entre Balzac et Richelieu n'est pas
l'analogie d'une image à son modèle, mais de deux images à un modèle
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14O LE L I V R E AVALÉ

commun: celui d'une puissance en acte, se prouvant, s'autorisant par


l'œuvre produite". »
En lieu et place d'une histoire des médiations, par où l'on comprendrait
comment la littérature s'est façonnée ou a été exploitée par le politique,
on peut proposer cette réflexion immédiate où les lettres s'édifient ados-
sées au politique, arc-boutées contre le politique, mais aussi où le politi-
que se définit grâce à cette nouvelle dimension des discours, tous deux en
relation au public qui les reçoit et les reprend, en relation à un « public »
qu'ils forment aussi. Le registre du particulier que les épîtres en vers ou
en prose mettent en scène et sur lequel elles s'appuient pour mieux
thématiser, interroger, jouer avec l'ordre public, est ce qui, au bout du
compte, autorise les lettres à réfléchir, non le politique, mais les problè-
mes qui, en s'y formulant tacitement ou explicitement, forment l'espace
politique. L'esthétique n'opère pas comme .une sage neutralisation du
questionnement politique; c'est la constitution d'un champ apparem-
ment plus neutre, permettant du coup de répondre ou de mettre en jeu
certains problèmes radicaux de la représentation d'une société à elle-
même, qui articule peu à peu les instances provisoires d'une esthétique.
C'est par là que l'on retrouve la conclusion d'Hélène Merlin :
Les guerres de religion se sont trouvées en effet résolues par l'interdit du débat
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politique : le pouvoir d'État a confisqué la responsabilité publique. Mais elles


ont fourni aux querelles «littéraires» une quaestio qu'on peut résumer ainsi:
où se trouve la source de la souveraineté, la représentation légitime, dans le
public ou dans Y auteur? À travers le transfert de la quaestio, soutenue par ses
actualisations fictives [... ] s'est forgé le public. Matière politique passive re-
conquérant une forme dans l'espace « littéraire », cette personne juridique
d'abord littéraire, forte de sa nouvelle forme, a pu entrer progressivement
dans de nouvelles analogies qui la rendaient à l'espace juridico-politique100.
Il faut alors moins concevoir des relations de causalité ou de neutrali-
sation qu'une « solidarité » entre le politique et les lettres (pour employer
un terme choisi de Christian Jouhaud101). Cependant, la solidarité sup-
pose surtout un fonctionnement mécanique : deux pièces sont solidaires
quand elles opèrent ensemble dans un même processus, quand elles sont
liées dans un même mouvement par contact, par engrenage ou par inter-
médiaire. Les lettres sont-elles solidaires du politique comme la bielle est
solidaire du vilebrequin? On doit sortir du seul modèle mécanique et
adjoindre, à la solidarité du fonctionnement, l'effet d'une tactique. Dans
une polémique, c'est justement cet élément tactique qui l'emporte.
Évoquant surtout Hobbes, Reinhart Koselleck parle d'une « commu-
nauté de situation entre l'absolutisme et la philosophie rationaliste102 ».
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R E N O M M É E ET PUBLICITÉ 141

De même ne peut-on parler d'une communauté de situation entre sou-


veraineté politique et autorité littéraire, sans que l'un soit la traduction,
le reflet ou la substitution de l'autre sur un terrain différent? C'est la
situation qui fait le lien : les deux problèmes devant se penser dans une
solidarité de conceptions existantes, de discours disponibles, d'arguments
compréhensibles, mais aussi faisant, du coup, exister des critères aussi
nouveaux qu'exportables et manipulables. La communauté de situation
suppose une cohérence des tactiques autant qu'un fonctionnement solidaire.
Le rapport des lettres au politique ou à l'économique ne serait ainsi
pas d'explication, au sens où politique et économique expliqueraient les
formations spécifiques des discours, ils ne l'impliqueraient pas non plus,
au sens causal et mécaniste du terme : ils s'y impliqueraient (comme on
est impliqué dans un même crime, parfois sans le vouloir). L'explication
ne sert qu'à annuler les différences dans un calcul des positions. L'impli-
cation met en œuvre les différences et ponctue les intensités.
Les lettres disent aussi une commune nouveauté : la publicité des
conduites. Il n'y a pas brutale émergence d'une sphère publique comme
Vénus sortant des flots écumeux, mais les possibilités, dans les discours
politiques mêmes (en particulier les réflexions sur le concept de raison
d'État), « d'un basculement de la chose politique du côté de la publicité »,
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comme le dit Marcel Gauchet, qui poursuit en évoquant aussi certaines


de « ses expressions embryonnaires dans l'espace polémique ouvert par la
littérature pamphlétaire de la période103 ». Il pense ici aux pamphlets poli-
tiques des années 1614-1617, pendant et à la suite des États généraux, mais
le principe vaut, dans ses effets, pour la polémique « littéraire » aussi bien.
Chacun peut juger des secrets de l'écriture, au nom d'une rationalité du
déchiffrement. La divulgation au public de traits intimes ou de rédactions
tacites est aussi divulgation du public à lui-même. La querelle objectivise,
en quelque sorte, cette entité mystérieuse du public, elle le porte sur scène,
non comme un décor mais justement comme une scène, illuminée des
flambeaux de la polémique.
Socialement, de quel public s'agit-il ? Pour beaucoup, de la conjonction
de la noblesse parlementaire à l'éducation savante et humaniste, encore
latine, et de la noblesse d'épée, formée par les romans et les livres d'his-
toire, déjà bien française, auxquels s'adjoignent de jeunes lettrés qui trou-
vent dans la maîtrise du langage l'occasion de carrières mondaines.
Parallèlement au souci du cardinal de Richelieu de constituer une véritable
aristocratie royale, non brisée en ses anciens honneurs, mais unifiée au
service du monarque, le public mondain que suppose la nouvelle écriture
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142 LE L I V R E AVALÉ

de Balzac allie la sereine reprise des savoirs passés et l'élégance allègre des
conversations contemporaines.
Détourner la noblesse de cour des clans féodaux et des complots contre l'auto-
rité de l'État, intégrer dans les conseils de la monarchie les robins des parle-
ments, au total mettre au service du roi une noblesse docile, n'est-ce pas
l'ambition du cardinal? S'y ajoute le vif désir de promouvoir une culture
homogène, dénominateur commun d'une élite fidèle104.

Car c'est bien là que se noue aussi cette communauté de situation, dans la
tentative d'homogénéiser un public, de le rendre justement solidaire des
particuliers qui le composent, par-delà les solidarités traditionnelles des
familles, des clientèles, des professions. Les Lettres de Guez de Balzac ne
proposent pas seulement des modèles d'une commune éloquence, tirée
des anciens et adaptée au goût des mondains ; elles suggèrent aussi des
positions singulières mais réappropriables, des modes du moi.
Les Lettres [...] offrent la forme, effectivement vide, donc endossable par tout
un chacun, d'un moi praticable, un moi d'usage, pour jouer ce nouveau rôle,
sérieux et bouffon à la fois, dans la nouvelle société mondaine qui se caractérise
par la généralisation de la représentation. Un moi d'usage, car il permet d'user
du moi sans le découvrir vraiment, sans l'exposer105.

À ces problèmes d'autorité ou de souveraineté, de production de soi et


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d'institution du public, il faut reconnaître un nom : culture. Est-ce pure


chance de voir apparaître ce nom, en pleine querelle, venu de celui qui
tente, pour des motifs opposés à ceux de Balzac et qui ne fonctionneront
pas immédiatement, d'inventer un lieu commun entre érudition héritée
et éloquence nouvelle ? Le père Garasse s'adresse directement à Guez de
Balzac et lui rappelle le temps de son éducation :
Vous sçavez que la chèvre qui allaitoit jadis un jeune loup le faisoit en
souspirant et prévoyant le malheur qui luy devoit arriver d'une si mauvaise
géniture. Il [Garasse parle de lui-même instruisant le jeune Balzac] vous a jadis
allaité plus charitablement que vous ne le méritiez [...]; il estoit bien aise de se
tromper volontairement et vous abismer dans les obligations. Vostre mauvais
naturel a surmonté sa culture ; le temps, qui sert pour adoucir effarouche le
vostre, et si maintenant, par excez d'ingratitude, la mémoire des bienfaicts
receus vous est odieuse, le temps viendra auquel, par excez de vos présomp-
tions maniaques, vous serez odieux à tout le monde et à vous-mesmes106.

Encore proche de sa vertu agricole, la culture est affaire de nourriture et


d'obligation : on doit la digérer sans perdre la saveur de la dette qui l'agré-
mente. La culture, pour Garasse, consiste à donner pour mieux assujettir :

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RENOMMÉE ET PUBLICITÉ 143

elle institue un sens des réciprocités. Mais Garasse sent bien que Guez de
Balzac remet justement en cause cet entendement de la culture, par
l'ingratitude foncière dont il témoigne, par son rejet des dettes envers le
passé.
Au moment où le terme de « culture » apparaît, pour la toute première
fois, dans son usage absolu, 60 ans avant qu'il ne soit repris chez Amelot
de la Houssaie et La Bruyère, il désigne un « malaise dans la mémoire »
(comme Freud parlait d'un «malaise dans la civilisation»). Loin de sup-
poser des déplacements élégants où l'on pourrait passer avec assurance
du temps de la tradition à celui de la civilisation, où l'on repérerait sans
peine les derniers vestiges de la mémoire collective et les premiers monu-
ments de la culture, il est évident que rien de ce qui concerne ce passage
n'est évident. C'est bien dans le creuset des ressources mémorielles que se
bâtit le rapport à la culture, au sujet moderne et à la souveraineté qu'elle
soit politique ou littéraire. Cette prime occurrence du concept de « cul-
ture » qu'emploie le père Garasse renvoie, en fait, au temps de la tradition
et de la mémoire, mais un temps usé, compromis, tandis que semble
surgir un autre monde — la culture naît d'une fracture autant que d'une
érosion.
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CHAPITRE 4

Le public du souverain :
mises en mémoire et grâces
dans les Entrées solennelles

S trés
i MÉMOIRE ET CULTURE, public et renommée semblent ainsi enchevê-
e
dans ce premier xvn siècle, comment saisir le passage qui, sur
une plus longue durée, semble flagrant ? Où repérer les disjonctions, les
nouveautés, les pertes, les reprises ? Il est apparu, dans les chapitres précé-
dents, que les dettes que les êtres entretiennent avec leur passé se trouvaient
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ici et là remises en cause, rejouées, déplacées, voire déniées. De même la


question politique, mais aussi littéraire, de l'autorité et de la souveraineté
paraissait mobiliser de nouveaux schémas et d'autres formes de légiti-
mité. De part et d'autre, l'enjeu réside dans l'autonomie ou l'hétérono-
mie des sociétés. Il faut alors saisir les rapports de force, les possibilités
discursives, les intérêts conceptuels qui ont pu présider aux pratiques
d'écriture, aux carrières d'auteur, aux intérêts d'éditeurs ou aux usages
du public lecteur. À quoi sert de gloser sur l'autonomie de la sphère litté-
raire sous l'Ancien Régime ou sur son autonomisation progressive, avant le
« grand bond » au milieu du xixe siècle, si l'on ne sait pas encore très bien
ce qu'il en est de l'autonomie de la société elle-même et des relations
qu'elle entretient avec les figures de la transcendance et de l'immanence,
de la grâce qu'elle reçoit ou de la souveraineté qu'elle produit ?
Il est ainsi nécessaire de saisir à la fois comment se sont construites
notion et pratique de la souveraineté ou de la grâce dans les usages juri-
diques, théologiques et politiques, et comment leur spectacle s'est assuré
dans certains déploiements sociaux. De ce point de vue les Entrées royales
semblent fournir un cas intéressant pour clore cette partie, avant de reve-
nir, dans la seconde partie, sur les figures classiques des lettres modernes :
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146 LE L I V R E AVALÉ

le langage du côté du public, le style du côté de l'auteur, les conduites


sociales du côté du monde.

Entrée du souverain

II existe une certaine concomitance entre la faillite de la mémoire collective


chez Montaigne et l'avènement politique de la souveraineté chez Bodin.
Mais, de même que l'on ne peut rabattre le principe de souveraineté sur
l'organisation d'un contrat social, ni sur un pur exercice de force, il n'est
possible de saisir l'impact du nouveau rapport au politique, modalisé en
particulier par ce concept de souveraineté, sans prendre garde au poids
que lui confèrent les pratiques anciennes de la mémoire.
La notion de souveraineté est, certes, d'origine lointaine : d'un côté,
héritage du droit romain (Ulpien disait déjà dans son Digeste que «prin-
ceps legibus solutus est», le prince est délié des lois), d'un autre côté, héri-
tière des modifications du modèle papal qui s'affirme, sur le plan
spirituel, comme dominus absolutus, et de l'affrontement avec l'empereur
qui amène le roi de France à déclarer qu'il est « empereur en son royaume ».
Même si, au xme siècle, un Beaumanoir soutient que chaque baron est
souverain dans sa baronnie, le roi, premier des barons, est souverain par-
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dessus tous1. S'inscrivant encore dans l'économie symbolique des rapports


féodaux d'obligation (donc de réciprocités personnelles), la souveraineté
demeure affaire de degré. Il faut attendre, d'une part, la mise en place
progressive d'un État plus fort (grâce aux puissances fiscale et militaire,
les nécessités de celle-ci justifiant les besoins de celle-là) et la relégitimation
des rapports du roi à Dieu et à son peuple imposée par les guerres de
religion pour que le principe de souveraineté, en son caractère superlatif,
devienne constitutif du pouvoir politique moderne2. Etienne Pasquier
note, à la fin du xvie siècle, que par « ce mot on entendoit simplement
celuy qui estoit le Supérieur des autres », non que « tous ces sieurs eussent
une puissance absolue en leurs dignitez, comme est maintenant l'usage
du Souverain3 ». Il marque donc bien la différence entre l'usage médiéval
du concept et le principe de souveraineté que ses contemporains ont ins-
tauré : la supériorité relative du premier des barons (un comparatif) n'est
pas du même ordre que la supériorité absolue du souverain moderne (un
superlatif4).
De façon classique, c'est à Bodin que l'on attribue le passage du concept
au principe de souveraineté : faisant partie du clan de ceux que l'on nomme
les « politiques », il tente de dégager le pouvoir royal des affrontements de
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LE PUBLIC DU S O U V E R A I N 147

ses sujets, d'une part, en coupant la souveraineté de ses assises commu-


nautaires traditionnelles et, d'autre part, en renvoyant immédiatement le
pouvoir du roi à la puissance de Dieu. Est-ce que le principe de souverai-
neté n'entérine pas la suprématie de l'intérêt sur la grâce, du contrat sur
le don et de la force sur la persuasion? À ses débuts, rien n'est moins
évident. Si l'on revient à la première formulation explicite et systématique
donnée par Bodin, on s'aperçoit que la souveraineté s'inscrit d'abord
dans une logique du don :
Car le peuple ou les seigneurs d'une République, peuvent donner purement &
simplement la puissance souveraine & perpétuelle à quelcun pour disposer
des biens, des personnes, & tout Testât à son plaisir, [...] tout ainsi que le
propriétaire peut donner son bien purement & simplement, sans autre cause
que sa libéralité, qui est la vraye donation : & qui ne reçoit plus de conditions5.
Pour que le don soit une vraie donation, il faut le faire de façon incondi-
tionnelle : sans attente d'un échange futur qui verrait revenir ce qui fut
donné, même si l'entente tacite consiste bien à faire assaut de générosité :
on ne saurait confondre l'émulation et le défi avec le remboursement et
l'intérêt. Chez Bodin, loin de nous trouver déjà dans la contrainte du
contrat, nous circulons encore dans l'économie temporelle particulière
du don6.
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Ce n'est pas simple affaire de juriste encore sensible aux héritages tradi-
tionnels. Henri IV maintient, lui aussi, ce sens du don et de la dette. Pour
Christian Jouhaud et Robert Descimon, Henri IV se présente comme « roi
de la grâce qui préfère un gouvernement personnel axé sur la Cour (du
moins, sur les seigneurs et grands officiers qui ont son amitié et sa con-
fiance) à un gouvernement abstrait promouvant une gestion rationnelle
des intérêts et privilèges qui s'opposaient dans la société [...]. On ne sau-
rait penser une politique plus différente des principes qui sont nôtres7 ».
Cette ancienne politique repose, en effet, sur des régimes d'obligation qui
ne sont plus ceux que nous pratiquons : en particulier, la réciprocité des
dons et la proportionnalité des amitiés que suppose l'exercice des fidé-
lités. La grande nouveauté de l'État féodal qui est à l'origine de l'État
moderne tient justement à l'originalité du prélèvement fiscal sous la
forme de ces dons, à la fois réclamés et consentis, extorqués et gratuits,
où la réciprocité apparaît dans la redistribution que l'État est censé chari-
tablement opérer des richesses ainsi récupérées8. Au début du xvne siècle,
la critique de la paulette suppose justement que «cette vénalité tarit
nécessairement la source des bienfaits qui sont le véritable nerf de l'auto-
rité royale9». L'autorité est proportionnelle à la générosité plus encore
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148 L E L I V R E AVALÉ

qu'à la force (du moins, est-ce ce que l'on veut croire ou faire croire,
diront bientôt un Pascal ou un La Rochefoucauld).
Bodin ne fait donc pas exception aux usages avérés. Le peuple, en
donnant la puissance souveraine, abandonne ses pouvoirs particuliers.
Réciproquement, le souverain donne à son peuple des lois (le souverain
moderne, avant tout, crée du droit10) et de la protection. Ce terme « n'em-
porte aucune subjection de celuy qui est en protection [... ] le protecteur
se contente de l'honneur et recongnoissance de son adhérant : et s'il en
tire autre proffit, ce n'est plus protection. Et tout ainsi que celuy qui
preste, ou accommode autruy de son bien, ou de sa peine, s'il en reçoit
proffit questuaire, ce n'est ni prest, ni accommodation, ains un pur louage
d'homme mercenaire11. » Le souverain peut, certes, assujettir et tirer pro-
fit (pour le bien public) de l'obéissance de ses sujets ; il doit aussi œuvrer
comme parfait protecteur, sur le mode de la charité et du don.
Ce n'est pas un hasard si la comparaison usuraire vient sous la plume
de Bodin. Tous les ouvrages des théologiens ou des juristes qui cherchent
à ordonner les bons et les mauvais usages du commerce et, surtout, du
change font la distinction entre l'intention de tirer un profit et le désir de
se montrer charitable. En deçà des contrats qui peuvent être passés et qui
déterminent des positions juridiques précises, il existe un droit plus fon-
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damental qui impose sa force, ou plus précisément une loi antérieure au


système du droit : loi chrétienne qui repose sur toute une théologie de la
charité et de la grâce, mais aussi loi commune, qui participe d'un implicite
des relations humaines où dons, reconnaissances et obligations réciproques
naissent d'une liberté première et permettent l'expression de cette liberté.
Il nous faut faire ici un certain effort d'imagination et ne pas rabattre
automatiquement dons et contre-dons sur une vaste hypocrisie sociale ou
ne pas voir apparaître d'inutiles paradoxes dans des réseaux d'obligations
qui font les êtres véritablement libres12.
Les moralistes de la seconde moitié du xvne siècle écriront les difficul-
tés nouvelles de la générosité et de la charité: l'intérêt surgit partout
comme la nouvelle loi sous les anciennes valeurs, à la manière de Tartuffe
derrière le zèle chrétien. Mais il s'agit là d'une tension encore récente. On
le perçoit justement fort bien avec les exemples privilégiés de l'usure, du
change ou des dépôts : ils appellent tous, pour notre plus grande surprise,
« une argumentation en terme de grâce13 ». En ce sens, l'économie telle
que nous l'entendons n'a pas vraiment cours aux xvie et xvne siècles. Ainsi,
la participation à un gain financier est légitime en tant que bénéfice. [... ] La
désigner comme beneficium ne voulait pas dire qu'on la considérait comme
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LE P U B L I C DU S O U V E R A I N 149

un excédent dans une relation composée, mais qu'on la qualifiait d'abord et


principalement comme un acte de générosité. Tel est le point essentiel, puis-
que la grâce doit dominer. Par définition, le bénéfice ne répondait pas à un
principe de rétribution mais à un motif généreux14.
Il en va exactement de même pour la protection du souverain. Témoi-
gnage de sa liberté à donner, la protection ne contraint pas celui qu'elle
oblige ainsi. La logique de l'obligation repose sur la liberté plus que sur la
contrainte15. Pour ce qui touche les impôts, le roi n'a pas non plus le droit
de les lever à sa seule guise ; ils doivent être consentis généreusement par
les membres de la communauté. Pour le clergé, on continue longtemps à
parler de « dons gratuits », même quand ils deviennent réguliers. En 1613,
Charles Loyseau, dans son fameux Traité des Seigneuries, énumère les cinq
actes de souveraineté : « faire loix, créer officiers, arbitrer la paix et la
guerre, avoir le dernier ressort de la justice et forger monnoye » et il pour-
suit avec une réticence évidente: «Aucuns y adjoustent la levée des
deniers et subsides16. » À côté des ressources ordinaires issues du domaine
royal, se sont, en effet, lentement instituées des ressources que l'on dit
« extraordinaires » par suite des guerres qu'il faut financer : long proces-
sus qui va de Charles VII à Richelieu. Ce n'est guère avant Louis XIV
qu'ils prennent la forme financière d'une dette au sens d'un dû contrac-
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tuellement assumé17.
Même si Bodin s'est toujours affirmé comme un défenseur de la liberté
de l'impôt, persuadé qu'il est que le roi ne devrait y recourir qu'excep-
tionnellement, l'évolution était rendue possible par les termes même de
la République. Il suffit d'un «toutefois» pour faire basculer l'exception
dans la règle : « II n'est en la puissance de Prince du monde, de lever impost
à son plaisir sur le peuple, non plus que de prendre le bien d'autruy [...]:
et toutefois, si la nécessité est urgente, en ce cas le prince ne doit pas
attendre l'assemblée de ses estats, ni le consentement du peuple, duquel
le salut dépend de la prévoyance, et diligence d'un sage Prince18. » II y a là
une logique qui échappe à celui qui l'énonce. On le voit chez Bodin qui,
faisant tourner le poids de l'État sur le pivot inventé de la souveraineté, se
distancie radicalement de l'ancienne façon de penser la République qui
était «société d'hommes assemblés, pour bien et heureusement vivre:
laquelle définition toutesfois a plus qu'il ne faut d'une part, et moins
d'une autre : car les trois poincts principaux y manquent, c'est à sçavoir,
la famille, la souveraineté, et ce qui est commun en une Republique:
joinct aussi que ce mot, heureusement, ainsi qu'ils entendoyent, n'est
point nécessaire19 ». Le bonheur ne fait plus partie de la définition de la

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150 LE L I V R E AVALÉ

République, car l'homme n'est plus un animal politique. Pour les Anciens,
puisqu'il est de la nature de l'homme de vivre en société, toute réflexion
sur le politique doit consister dans l'examen des justes régimes où la féli-
cité de chacun pourra trouver à se déployer : le vivre-ensemble est donné,
le bien vivre-ensemble est à bâtir. Pour Bodin, le vivre-ensemble n'est plus
une donnée de nature, c'est justement lui qu'il faut commencer par édi-
fier. D'où sa propre définition qui ne part même plus de la société, mais
de la fin et de l'instrument nécessaire à toute République moderne : un
droit gouvernement20.
La société est le produit du droit gouvernement au lieu d'en être
l'inlassable énergie et la source plurielle. Ce renversement fait l'originalité
de l'État moderne et l'envergure volontaire (plutôt que rationnelle) de la
souveraineté. Cela permettra, peut-être, à l'État de légitimer et de régula-
riser les nouveautés sociologiques et économiques du « régime de l'extra-
ordinaire» et de «l'institutionnalisation de l'exceptionnel» sans conflit
majeur, mais non sans résistances ponctuelles depuis les nombreuses ré-
voltes anti-fiscales jusqu'aux troubles de la Fronde21. La fameuse devise
nécessitas non legem habet implique moins une limitation naturelle des
droits du monarque, comme chez Bodin, que la source de sa puissance,
puisque le souverain seul est susceptible de décider de ce qui s'avère néces-
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saire22. Mais, en tant que protecteur bienveillant, distribuant dons et pré-


sents, le souverain de Bodin joue encore d'une économie sociale de la grâce.
Alors même que Grotius pousse plus loin que Bodin la théorie du
droit naturel et du droit des gens, il est frappant de le voir, lui aussi,
conduire sa réflexion selon les lignes de la grâce. En mettant à la source
du droit le soin de la vie sociale, il souligne en même temps son ancrage
dans la bienveillance (sentiment qui naît avant toute éducation), la recon-
naissance et la gratitude23. Il ne s'agit plus d'un droit relevant seulement
de Dieu. La sociabilité humaine forme ses propres principes, détermine la
pente de ses penchants et de ses raisons, quand bien même il n'y aurait
pas de Dieu. Qu'on ne voie pas là d'athéisme, mais une distance trouvée
entre un Dieu créateur de ce qui permet à l'homme de former ses lois et
l'autonomie humaine qui en découle. Comme le dit Peter Haggenmacher,
la compétence de Dieu est devenue indirecte, « celle d'un créateur plutôt
que d'un législateur24 ».
Mais cette logique de la grâce produit aussi certains problèmes concep-
tuels. Si celui qui donne s'avère, en définitive, supérieur à celui qui reçoit,
comment statuer sur les rapports du peuple et du roi, puisque le peuple

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LE P U B L I C DU SOUVERAIN 151

donne la puissance qu'il détient au roi qu'il institue de sa seule volonté?


Il faut, alors, faire la différence entre un don qui est prolongé par un sujet
qui le reconduit volontairement et un don qui est perpétué sans que le
sujet puisse revenir sur sa nécessité — différence, donc, entre un don et
un abandon. Pour Grotius, le peuple est « auteur » du roi au moment où il
lui abandonne la puissance souveraine. Il ne l'est plus par la suite et ne
saurait légitimement contester le pouvoir du roi qui est devenu seul
« auteur » des lois. L'exemple pris par Grotius est particulièrement parlant :
« C'est ainsi qu'une femme se donne un mari auquel elle devra toujours
obéir25. » Plus généralement encore, Grotius prolonge l'idée d'un Suarez
où un peuple peut se rendre volontairement esclave d'un monarque
comme un homme privé peut se vendre à un maître : il y a moins don et
réciprocité que vente et servitude26.
Ces considérations théoriques où se pose sans cesse le problème de la
grâce et du contrat pivoteront dans le Leviathan de Hobbes. Mais elles ne
touchent pas uniquement des propos intellectuels. On discerne dans la
structure même de l'« administration » de l'État cette même opposition et
le même retournement. Jean Domat distinguera, à la fin du siècle, trois
genres de fonctions publiques : i) le bien de l'État et le service du prince
qui en est le chef (charges de gouvernement et charges militaires) ; 2) le
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service de la personne du prince (maison royale) ; 3) le bien commun de


la société (charges de justice, de finance et de police). Or, la condition
juridique des officiers de la maison du roi ou de ses armées diffère de celle
de ses officiers de justice et de finance, puisque ceux-là dépendent des
grâces du prince et ceux-ci de Y achat des offices. La « vénalité » n'implique
pas forcément de péjoration morale, elle désigne le mode d'acquisition
par contrat de vente, mais elle souligne, du coup, ce qui la différencie
fondamentalement des grâces. Quoique les offices fussent conçus comme
des «dignités», il devient paradoxalement indispensable de les vendre
afin d'assurer les besoins grandissants de l'État royal, de ses guerres, de
son administration, mais aussi de ses dons et de ses grâces. Un des effets,
là encore paradoxal, est de favoriser une indépendance (toute relative)
des officiers par rapport au prince : forts du bien commun dont ils ont le
souci, ils prennent un peu de la place allouée autrefois, immédiatement, à
la communauté. Ayant passé contrats avec le pouvoir royal par l'achat de
leurs offices, ils n'en sont pas les sujets comme le sont ceux qui ont béné-
ficié des grâces. Bien entendu, chacun se considère comme le sujet du roi,
mais on peut sentir la tension possible entre la valeur d'un contrat qui

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152 LE L I V R E AVALÉ

suppose une association réfléchie des contractants sur la base d'une éga-
lité de principe et la puissance d'une grâce qui implique une entente libre
de la générosité et de la reconnaissance.
On voit cette opposition servir à Mathieu de Morgues, au moment des
guerres de religion des années 1620, pour marquer les différences entre
bons sujets catholiques et mauvais sujets protestants (puisque sujets qui,
de par l'Édit de Nantes, recourent au principe du contrat et de la libre
association) : « [V]ous n'avez aulcun droict de vous opposer aux volontez
du Roy, [et] si vous dictes que vous estes fondez en contract avec luy, je
vous demanderé si l'Escriture des hommes vous dispense des loix de
l'Escriture Saincte, si par les Edits vous avez renoncé au debvoir des
Chrestiens, & si vous avez esté trans-formez de subjects, en associés27. »
C'est avec cette logique de la grâce que Hobbes rompt pour de bon. La
souveraineté ne s'articule plus sur la réciprocité des bienveillances, mais
sur la peur de l'autre. Le lien social ne tient plus à la puissance de la
générosité, mais à la reconnaissance de la faiblesse. Mais pourquoi argu-
menter ici en termes de don et de grâce, là en termes de contrat et de
peur? La peur est, chez Hobbes, cette rumeur intérieure que la société
dissipe, mais sans laquelle elle ne pourrait exister. Elle ne fonde pas une
nature de l'homme ; elle figure simplement la conséquence de sa faiblesse.
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Contrairement à ce que l'on croit parfois, la conception hobbesienne ne


conduit pas à une philosophie de la force (il faut de la force pour punir,
mais la punition suppose de la loi pour être légitime : nul n'abandonne-
rait l'exercice de sa propre force s'il n'y avait une loi valable pour tous qui
châtierait ceux qui attentent à sa sécurité ou qui proportionnerait la puni-
tion à la faute), mais à une pensée de la faiblesse. Et non une faiblesse
devant Dieu — autrement dit, devant le suprêmement puissant —, mais
devant le plus faible des hommes. Si le fort l'emportait toujours sur le
faible, il existerait au moins un pouvoir stable et le monde serait fait de
maîtres et d'esclaves. Or, dans la physique des rapports humains (car c'est
bien une physique sociale que cherche à concevoir Hobbes), la ruse ou le
regroupement des plus faibles font contrepoids à la force. Le plus faible
trouve toujours assez de force pour tuer le plus fort28. L'égalité des hommes
est d'abord une égalisation des puissances de tuer : donner la mort, voilà
le don premier des êtres humains.
Comme le signalent R. Descimon et C. Jouhaud, « le lien traditionnel
corporatif qui unissait la royauté, la communauté et la divinité n'était pas
rompu. Mais il était distendu, l'intermédiaire de la communauté sem-
blant de moins en moins utile au sein d'une monarchie absolue insistant
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LE PUBLIC DU SOUVERAIN 153

sur le caractère immédiat de la relation entre le roi et Dieu. C'est peut-être


dans cette distance qu'est née l'idée moderne de politique29. » Le souve-
rain, en devenant manifestation de l'unité du peuple et de la visibilité de
Dieu, conjugue en sa personne les anciennes médiations des communau-
tés et des corps. Hobbes en fournit, sans doute, la théorie la plus serrée.
Il est alors possible de répondre à la question laissée en suspens : pour-
quoi la peur plutôt que la bienveillance, la punition plutôt que le don ? À
la réciprocité des parties s'est substituée l'univocité du souverain, faisant
en sorte que toutes les configurations possibles entre membres des com-
munautés doivent, désormais, transiter obligatoirement par le pouvoir
royal. La liberté ne réside plus dans la libéralité des obligations ou des
bienfaits ; elle loge dans les signes de la justice royale. Là où les liens com-
munautaires et religieux immédiats se sont lentement défaits, Hobbes
propose de faire de l'État l'institution qui permet la franchise des individus.
Il fonde « une anthropologie individualiste correspondant à une huma-
nité pour qui sont devenus problématiques les liens sociaux, politiques et
religieux. [... ] D'entrée de jeu, il décrit les individus en vue de leur exis-
tence en tant que sujets du souverain : sans intermédiaire corporatif, ils
sont intégrés à l'ordre public de façon à pouvoir s'épanouir librement en
tant qu'individus30. » Mais cette liberté ne peut plus être laissée aux liens
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communautaires de réciprocités ; elle doit provenir de la loi du souverain.


Au lieu d'une immédiate association des êtres dans une tradition com-
mune ou une mémoire collective, il faut le contrat passé par peur de l'autre.
Les guerres civiles, les crises religieuses, la distance ressentie envers un
passé jugé de moins en moins actuel ne trouvent de solution qu'à passer
par la contrainte et le contrat. La grâce ne compte encore que pour autant
qu'elle s'intègre au modèle du souverain et à l'ordre supérieur de la loi.
Le tour imprimé par Hobbes est de saisir dans la peur et le désir de
conservation de soi, compréhensibles lors des guerres civiles, l'énergie
suffisante pour définir les conditions d'une sortie des guerres et la forma-
tion d'un État de paix fondé sur ces mêmes sentiments. Tout le monde a
toujours su qu'on ne pouvait compter sur la simple bonne volonté des
hommes, mais les traditions communautaires, le sens de sa gloire et de sa
renommée, la mémoire des bienfaits réciproques ont pu amener les êtres à se
sentir libres dans les liens mêmes par lesquels ils s'obligeaient les uns les autres.
Quand ces formes s'éparpillent et se défont, l'État s'installe comme ultime
garantie du sort commun des êtres. Se sentir exister dans la nudité de l'indi-
vidu, dénoué des liens communautaires, génère la crainte pour sa vie;

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154 LE L I V R E AVALÉ

éprouver la peur de l'autre, dans une guerre de chacun contre chacun,


requiert la nécessité d'un État n'ayant plus besoin que d'individus.
Prétendre qu'au mitan du xvne siècle les réalités politiques se confor-
ment exactement aux propos de Hobbes serait largement exagéré. Les
corps conservent leurs façonnements traditionnels, l'honneur est encore
bien souvent supérieur à la conservation de soi, le souci de la renommée
présente ou de la mémoire future compte encore dans l'évaluation des
gestes et des discours, les liens de clientèle gardent leur efficacité, la valeur
exemplaire de la bonne vie conforte toujours les admirations et les
amitiés31. La Fronde, en France, témoigne bien de ces maintiens. Il n'en
demeure pas moins que se cristallisent, chez le philosophe anglais, des
conceptions et des pratiques contemporaines dont on voit l'avancée dans
la seconde moitié du siècle. Quand Pascal ou Spinoza s'appuient encore
sur un sens de la grâce et des réciprocités, c'est pour mieux critiquer un
monde déjà en partie installé. Mais, entre Bodin et Hobbes, les usages du
politique et de la souveraineté se sont déplacés. Il vaut alors la peine d'exa-
miner sur un cas de figure les ressources de la mémoire et de la réciprocité
des dons pour la constitution de la souveraineté. Avec les Entrées royales,
nous avons, en effet, des scénographies de la mise en mémoire (comme
on parle de « mise en œuvre ») du pouvoir royal, mais aussi l'esquisse de
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nouvelles relations entre savoir du gouvernement, constitution d'un public


et arts du spectacle.
Pourquoi prendre pour cas significatif les déploiements occasionnels
des Entrées royales? C'est que, sous l'Ancien Régime, «il n'y a pas de
cérémonies sans qu'à leur éclat vienne s'associer, en individus ou en sym-
bole, la représentation de la souveraineté32. » Plus encore, c'est la notion
même de public qui est mise en jeu et mise en scène par ces cérémonies
où le monarque, les Grands, les autorités civiles, militaires et ecclésiastiques
et l'ensemble de la population participent à ces figures soigneusement
composées de la souveraineté33. Les Entrées sont également l'occasion de
productions textuelles qui ne sont, bien sûr, guère passées dans le canon
des grandes œuvres de la littérature. Il n'empêche que ce sont des ouvrages
qui relèvent des lettres.
Dans le lot des fêtes et des cérémonies qui ornent rituellement les
années qui passent, les Entrées forment un des exemples les plus frappants
et les mieux documentés. La fête, en général, ne ponctue pas simplement
le temps de l'existence à la façon d'un repos ou d'une détente dans le
cours du travail quotidien ; c'est un « élément de vie dont les contempo-
rains attendent des effets puissants, comparables à ceux de la magie et de
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LE PUBLIC DU SOUVERAIN 155

l'astrologie [...], c'est l'indispensable partenaire de l'existence humaine


et de la vie collective. Elle doit exprimer le souci de plaire, mais aussi
d'instruire34 ». De même, les rituels éloges du roi (et de la ville) sont,
d'abord, « une contamination avec l'action de grâce rendue à Dieu35 ». La
mise en scène de la souveraineté suppose ce dédoublement constant des
plans entre passé immémorial et présent de la cérémonie, souci humain
du roi et présence divine du monarque.
Il est bon, avant tout, de prendre certaines distances avec la plupart
des interprétations des historiens sur les Entrées du xvne siècle. Produites
par des médiévistes ou des spécialistes de la Renaissance, l'histoire des
Entrées solennelles a été souvent racontée sous la figure de la dégénéres-
cence et de la corruption : où il y avait liesse et spontanéités populaires, il
n'existerait plus que le cadre rigide des applaudissements obligés ; où se
négociaient entre le roi et la cité des échanges de droits, de privilèges et de
reconnaissances, n'aurait plus lieu que l'exaltation du pouvoir royal ; où
se réaffirmait la dignitas du souverain dans sa fonction plus que dans son
temporaire titulaire, serait désormais proclamée l'identification de la
royauté à la personne même du souverain ; où prenaient place une mise
en scène et une leçon politique de ce que devrait être le parfait prince,
n'interviendraient plus que des discours encomiastiques vantant les chefs-
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d'œuvre du roi présent36. Les ruptures ne sont pas si évidentes, ni si radi-


cales ; surtout, elles ne sont pas à tout coup les signes d'une décadence.
Qu'il y ait déplacement des Entrées du Moyen Âge à celles du xvne siècle
va, bien entendu, sans dire, mais, à l'instar des autres grands rituels de la
monarchie (funérailles, sacre, lit de justice) les Entrées nous permettent
peut-être de mieux comprendre la mise en place originale de la monarchie
absolue selon les réseaux encore valides de la tradition et de la mémoire.
Deux éléments cruciaux y sont articulés : d'une part, la conjuration d'une
perte avec son désir concomitant de la pérennisation d'une identité recon-
quise, d'autre part, l'invention de dispositifs de représentation de la puis-
sance royale. Quelles en sont les implications temporelles pour les Entrées ?

Première station : l'arc de verdure du don et de la dette

Privilégier la dimension temporelle, ce n'est pas dire que, dans la définition,


classique depuis Bodin, de la souveraineté comme puissance absolue et
perpétuelle, je ne m'attacherai qu'à cette seconde dimension37. Il s'agit au
contraire d'appréhender comment sont liées ces deux dimensions de la
souveraineté.
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156 L E L I V R E AVALÉ

On a vu combien la souveraineté s'inscrit, d'abord, dans une logique


du don. En ce sens, les Entrées royales ne forment pas simplement la
manifestation éclatante du pouvoir souverain ; elles réinscrivent les villes
dans le désir de donner. De même que les impôts sont des dons consentis
de façon extraordinaire avant de devenir réguliers, les Entrées royales au
xviie siècle témoignent sans doute d'un semblable déplacement. Dans
l'Entrée de Lyon du 11 décembre 1622, la relation faite au nom des chanoi
nes et des comtes de Lyon spécifie que les présents offerts par la ville « ne
se faisoient pas pour enrichir les Roys, mais pour immortaliser leur gloire,
& tesmoigner à la postérité par ces marques d'obeyssance & d'affection,
le sentiment & inclination que les peuples avoient pour leurs Majestez38 » ;
en même temps le texte signé par les échevins et le prévôt des marchands
importe un autre terme : Sa Majesté « estant née pour les combats, elle est
aussi destinée pour les triomphes, parmy lesquels nous supplions très-
humblement V. M. d'agréer ceux que nous offrons & consacrons à l'im-
mortalité de sa gloire, pour arres de nostre fidélité39 ».
Les Entrées royales font partie du système de dépense et de l'institution
du marché qui a accompagné le flux des idées absolutistes40. Contre-don
encore implicite de la ville au roi : elle rend hommage à la libéralité légen-
daire du souverain en lui rendant en fête ce qu'il octroie de droits, de
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privilèges, de bénéfices ou de grâces41, mais, en se reconstruisant le temps


d'une journée, en se faisant propre et belle, les rues adoucies par le sable
ou parfumées d'herbes fraîches, ornée de magnifiques arcs de triomphe,
scandée de peintures et de scénographies où l'éphémère tient autant au
plâtre et au carton-pâte des monuments d'un jour qu'à la chair et aux os
fragiles des tableaux vivants ou des rôles occasionnels, la ville reconnaît
aussi ses dettes envers celui dont elle reçoit sa légitimité.
Or, cette dette apparaît simultanément de plus en plus « impayable »
et, du coup, de plus en plus nécessaire. En Avignon, pourtant cité papale,
on se demande comment on «pourroit honorer la mémoire de ses
bienfaicts, & de l'obligation immortelle qu'il s'acqueroit sur elle de nou-
veau42». La perpétuité des rois tient aussi à l'immortalité de l'obligation,
et l'obéissance à l'impôt (outre des raisons évidentes de contraintes phy-
siques et de participation nobiliaire aux finances publiques et au pouvoir
monarchique43) fonctionne également grâce à cette pérennité du sentiment
de dette. La puissance absolue du souverain ne joue donc pas seulement
sur le don inconditionnel au pouvoir royal, mais aussi sur la perpétuité
d'une dette qui trouve dans les Entrées son plus brillant témoignage,
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LE P U B L I C DU S O U V E R A I N 157

puisque les cités « n'espargneroyent ny le particulier, ny le public, pour


s'acquitter de ceste réception44 ».
Inversement, refuser l'Entrée dans une ville est une punition exercée
par le pouvoir royal et la publication en signale autant la portée exemplaire.
Quand des vignerons, en 1630, se révoltent à Dijon, de crainte de voir
imposer à la province un statut de pays d'élection (qui implique, donc,
des impositions directement levées par les officiers du roi et non un « don
gratuit » décidé par le parlement) et qu'ils malmènent certains officiers et
brûlent les meubles du premier président du Parlement, le roi qui devait
passer par Dijon fait confisquer les canons, refuse d'être salué, interdit de
venir au-devant de lui. Il n'y aura pas de joyeuse Entrée, à l'instar de celle
qui eut lieu l'année précédente, mais avertissement et condamnation de
toutes formes de résistance. On voit ce que le discours juridique d'un
Bodin devient quand il est énoncé par Marillac, garde des sceaux, en pré-
sence de plus de cent notables à genoux devant le roi : « L'ordre estably
de Dieu en la terre est tel, que tout le bien de l'homme, & tout son bon-
heur, consiste à l'observer [...]. Cet ordre est dans les Monarchies par
l'authorité de commander, & par le devoir de l'obeyssance. [... ] Se révolter
contre le Magistrat, c'est se révolter contre le Roy mesme qui règne par
ses officiers45. »
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Deuxième station : l'arc de triomphe de l'éphémère

« Construits pour durer, les monuments [aux morts] témoignent avant


tout de l'éphémère46», à l'inverse les monuments des entrées royales,
construits pour l'éphémère, témoignent avant tout de la durée. Les traces
n'en demeurent pas, seul le témoignage subsiste. Car il est deux rapports
au passé qui résiste à l'oubli, au passé qui ne passe pas : par l'empreinte et
la trace, ou par le témoignage et la dette. Il faut à la trace du monument
le témoignage du livre, à l'empreinte de l'événement la dette de la lecture.
L'éphémère ne disparaît pas dans le flux uniforme du temps, remplacé
par les instants qui lui succèdent ; il résiste par la durée même qui le fixe,
prenant, du coup, l'autorité de ce qui fut et demeure comme un repère
dans les vestiges du passé. Le contrôle du temps ne tient pas seulement
à la maîtrise de la durée, mais aussi à l'élection de ce qui va disparaître :
à la beauté du temps qui dure, il faut adjoindre la sublime flambée de
l'événement.
L'allégorie indispensable est ici la foudre, à la fois par son caractère lumi-
neusement instantané et par son image de puissance céleste. La harangue
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158 LE L I V R E AVALÉ

au roi, prononcée par l'avocat Ferrier au nom des Consuls de la ville,


commence ainsi :
Sire,
Les Aegyptiens voulans éternisez les actions d'un Prince, les ont représentées
par la foudre, d'autant qu'il n'y a rien qui resonne, ni qui esclate d'avantage.
Appelles la mit en la main d'Alexandre en despit de la jalousie de Lisippe,
pour donner à entendre au monde, que la mémoire d'un si grand Roy ne
devoit jamais estre oubliée.
Geste voix que les victorieuses actions de V. M. ont porté jusques aux
extremitez de la terre, & laquelle a poussé les nations estrangeres à lever ceste
mesme foudre des mains d'Alexandre pour la placer dans la vostre, & rendre
avec plus de raison votre los immortel, m'a amené aux pieds de V. M. au nom
de vostre Ville d'Arles, de qui je vous présente les vœux afin de la supplier
très-humblement d'aggreer que nous entrions au partage de ce désir, que vos
gestes pleins de générosité ont imprimez dans le cœur de ceux qui ne sont
point vos subjects47.
L'éternité de la mémoire passe par les références aux Égyptiens et à
Alexandre, dans les temps anciens, comme par l'impression sur les étran-
gers, dans l'espace lointain. Mais la puissance de la foudre est principe
d'échange, allant d'Alexandre à Louis XIII, distribuée par le désir de
reconnaître les victoires éclatantes du roi, de proclamer les justes puni-
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tions subies et de vanter la générosité essentielle du souverain. La


mémorialisation du monarque suppose donc d'incessantes réciprocités.
La frappe instantanée des opérations militaires trouve dans la voix publi-
que le roulement de son tonnerre et l'écho de ses conquêtes.
Les allégories sont aussi des façons d'inscrire dans une continuité des
temps la répétition des figures (à Reims, en 1610, pour l'entrée du sacre, le
troisième arc de triomphe comporte des figures d'Hercule, d'Alexandre
et d'Achille « tous trois représentes dans l'âge qu'a le roi48 », comme s'il
fallait installer dans le moment présent l'antiquité des images). On réutilise
également d'anciens livres d'entrées ou d'anciens tableaux: à Paris en
1628, à la porte du Collège de Clermont «se voyoit un vieil Tableau
employé d'autresfois à divers usages, où estoit dépeint le Roy monté sur
un Pégase49. » La répétition, loin de faire problème, contribue encore à
l'autorité de ce qui est livré au public. Le legs manifeste de l'ancien sanc^
tionne la qualité du nouveau dispositif et donne au présent l'aura du
précédent. On doit saisir que « dans une société du geste, du discours, de
la parole claironnante, il [l'imprimé] solennise l'expression, la fige pour
l'histoire50 », mais le livre impose, en outre, le sceau de la mémoire sur la
page des événements quotidiens.
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LE P U B L I C DU S O U V E R A I N 159

Ainsi, à l'instar des textes explicites des juristes, théoriciens de l'État


monarchique, les Entrées royales participent des modes de représentation
et de légitimation du pouvoir ; plus encore elles mettent en « œuvres » la
qualité tactique du pouvoir monarchique : faire l'événement et mettre en
scène la mémoire. C'est en donnant à la fracture d'un jour ou d'une
bataille l'épaisseur temporelle d'identités passées que la minceur d'un
événement peut prendre, dans l'Entrée qui déjà le commémore, une valeur
absolue. En repliant sur les victoires royales les grands noms d'Alexandre
ou d'Hercule, de Charlemagne ou de saint Louis, on les nimbe de la pous-
sière dorée de l'ancien. Comme le rappelle Monique Cottret, « le temps
de l'absolutisme demeure celui de l'antiquité sanctifiée, du passé révéré
[...]. Les sacres, les funérailles, les lits de justice, constituent autant d'évé-
nements qui masquent leur nouveauté sous le signe de l'éternité51. » Mais
cette nouveauté, même prise sous le masque du renouveau, doit affirmer
du jamais vu: Louis XIII est plus puissant qu'Hercule, plus souverain
qu'Alexandre, plus généreux que Persée. C'est pourquoi l'Entrée en
célèbre par avance l'héritage. L'événement présent peut même devenir
l'explication de l'exemple ancien, selon le modèle de la typologie chré-
tienne qui perçoit dans Moïse l'annonce du Christ, mais dans le Christ
l'incarnation historique de la figure présagée dans l'Ancien Testament.
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Ainsi, Morel explicite le fonctionnement allégorique du feu d'artifice qu'il


doit tirer pour l'Entrée du roi à Paris en 1628 :
[P]our donner plus de grâce à mon entreprise, j'executeray un beau dessein
que j'ay pris chez les Poètes anciens, & qui convient parfaictement à vostre
dernière victoire, puis qu'aussi bien, au jugement de tous, dans le courage
invincible, & les autres qualitez eminentes de vostre Majesté l'on trouve tous
les jours le sens moral, & la vérité des plus belles Fables qu'inventa l'antiquité,
purement & naïsvement expliquée52.

De la fable antique à l'événement récent, il y a convenance, mais de l'évé-


nement récent à la fable antique, il y a explication.
Sans cesser d'être événement elle aussi, l'Entrée ramasse en elle-même
la durée d'une mémoire en amont comme en aval (par le rappel des
entrées anciennes et des rites qu'elles supposaient, en même temps que par
1:'appel aux entrées à venir qui commémoreront encore celle qui se joue
au moment présent). C'est bien pour ce genre de rituel que la conception
augustinienne du temps fonctionne au mieux, car on y glisse toujours
d'un présent à l'autre (présent du passé, présent du présent, présent du
futur: distensio animi qui est rétention dans l'éternité). L'Entrée met en
scène le mouvement : parade, procession, cheminement, jusque dans les
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16O LE L I V R E AVALÉ

déplacements conceptuels et imaginaires auxquels entraînent les allégories,


les discours ou les tableaux vivants ; mais ce mouvement vise à l'immuable.
L'absolutisme implique un contrôle du temps, une manière de pro-
mouvoir l'éternel dans le transitoire, en faisant, par exemple, du corps
actuel du roi la pérenne présence de la succession monarchique. L'éphé-
mère, en devenant monumental, met en scène le changement de niveau
qui touche le corps du roi : l'espace symbolique qu'il occupe témoigne du
temps réel qu'il maîtrise. C'est aussi pourquoi, selon la pratique manié-
riste, cet espace doit s'emplir de productions démesurées, de réseaux
multiples d'inscriptions, d'allégories et de références, où, paradoxale-
ment, le sens paraît d'autant plus sûr qu'il cascade selon des lignes de
pente soigneusement définies. Comme invite à le penser Daniel Arasse,
« le caractère éphémère de ces manifestations encourageant leur prolifé-
ration exubérante53 ». L'éphémère semble bien condition de dépense : le
moins de temps suppose un plus de choses, la durée raccourcie oblige
l'espace à se gonfler.
Qu'est-ce encore que l'éphémère ? Ce qui ne résiste pas au temps, bien
sûr, ce qui se dégrade et disparaît rapidement, mais aussi ce qui apparaît
brutalement, ce qui surgit à la vitesse de l'éclair. On sait que les Entrées
requièrent un travail rapide et une collaboration de multiple corps d'arti-
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sans et d'artistes: moins de 10 jours à Arles, à peine 2 semaines à Troyes


pour concevoir l'Entrée, pour construire, décorer et ériger les arcs de
triomphe, peindre les tableaux nécessaires, écrire les discours, imaginer les
emblèmes, rédiger les inscriptions, nettoyer les rues, évacuer les pauvres.
La vitesse de disparition est le pendant de la vitesse de production (même
si certains monuments de bois ou de plâtre restent quelques années en
place, même si certains tableaux sont recyclés). Les Entrées cherchent
toujours à reconstituer dans leur émergence quelque chose d'un fiât lux.
Aux soulèvements réprimés par le Roi et son armée, en ces années 1620,
répondent les soulèvements architecturaux de la ville enthousiaste,
comme autant de poches de mémoire soufflées par la force immédiate de
la dépense ou gonflées par la puissance royale de la médiation.

Troisième station: la fontaine d'Oubli

La mémoire et l'éphémère. J'aurais aussi bien pu dire, pour reprendre


deux autres noms évocateurs que Paul Ricœur utilise dans sa lecture de
l'œuvre de Hannah Arendt lorsqu'il s'agit, justement, de penser l'espace
du politique, « le perdurable et le fragile54 ». Fragilité qui touche chaque
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LE P U B L I C DU SOUVERAIN 161

instant, par définition, mais fragilité qui atteint en fait le perdurable lui-
même. Cette fragilité y porte un nom, elle s'appelle « oubli ».
Thomas Pavel a justement souligné cet «art de l'éloignement» qui
obsède le xvne siècle et où l'omniprésence du passé sert aussi à escamoter
le présent55. Comme dans toute fête, encore plus quand elle se veut com-
mémoration, il y a comme une conjuration de l'actuel, une manière de se
défaire du vêtement du présent pour revêtir le luxe d'un costume taillé
sur le patron immémorial de l'antique. Même l'allégorie, dans le repliage
temporel qu'elle implique ou dans l'éternité d'une discipline des vertus
qu'elle suppose, permet de court-circuiter l'ordinaire du temps présent
afin d'y voir fleurir des figures inattendues. La météorologie y compose,
elle aussi, les images nécessaires pour que disparaisse le temps qu'il fait :
s'il pleut à Paris, «voyant que mon Roy estoit un vrai Soleil, De despit
qu'il [le soleil] en eust cacha son beau visage » ; s'il fait beau à Troyes, « le
Soleil Prince des Astres respandant sa blonde chevelure sur nostre
hémisphère, vouloit se trouver au triomphe du premier monarque des
Princes de la terre»; et même l'astrologie zodiacale est heureusement
déplacée : arrivant à Lyon à un autre moment que sous le signe du Lion
(alors même que l'Entrée joue de la superposition des deux), voici le roi
«Soleil libre en ses entreprises [...], sans estre attaché à la nécessité
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d'aucunes loix, comme est ce grand père de lumière, qui ne peut s'escarter
du chemin ordinaire que le Créateur de toutes choses a prescrit à ses
courses56 ». Peu importent, donc, temps qu'il fait ou temps qui passe, cha-
que événement est doublé d'un signe qui dévoile sa profondeur et annule
sa contingence.
Mais il faut aller plus loin et proposer l'hypothèse suivante : les Entrées
royales ne dévoilent pas seulement, à leurs publics, les trésors de la
mémoire dans l'ombre des événements, ce sont aussi des machines à
oublier, des instruments pour publier l'oubli. Si tant d'entre elles commen-
cent les trajets par un portail de Clémence ou insistent sur la clémence
royale comme dans l'Entrée de Paris de 1628 où l'on s'exclame : « C'est
beaucoup qu'une Rochelle forcée, je l'accorde ; c'est davantage neantmoins,
que de luy avoir pardonné57 », elles le font pour insister sur l'oubli politi-
que. Que l'on n'y voie pas opposition à la mémoire, les deux sont liés,
comme si au squelette de l'oubli s'attachaient les muscles du souvenir.
L'oubli est essentiel aux hommes comme il l'est aux destinées sociales :
oubli de notre fragilité et du caractère éphémère de tout ce que nous
touchons ou de tous les sentiments que l'on pense les mieux installés en
nous.
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162 LE L I V R E AVALÉ

Qu'est-ce que veulent faire oublier ces Entrées, hors de notre banale
condition? Une instance éminemment politique, pour laquelle il faut
rappeler, remettre en mémoire un contexte qui disparaît dans les apprêts
somptueux de ces Entrées qui fêtent les victoires de Louis le Juste.
Dans l'accord conclu avec le pape Clément VII, en 1595, par Henri IV
figurait le rétablissement du culte catholique en Béarn et Navarre, mais
les biens ecclésiastiques n'avaient pas été rendus pour autant. Louis XIII,
par arrêt du Conseil, le 25 juin 1617, enjoint de procéder à la restitution.
L'assemblée de Loudun, côté protestant, refuse aux religieux catholiques
l'entrée dans le Béarn, pourtant réuni depuis 1616 à la Couronne. En 1620,
après la déroute rapide des partisans de la reine Marie, Louis XIII à la tête
de son armée en profite pour occuper le Béarn, redonner à l'Église ses
privilèges, abolir les franchises et transformer le conseil souverain en par-
lement de Pau où ne siégeraient que des conseillers catholiques. Inquiets
devant ces menaces, en décembre 1620, les protestants réunis en assem-
blée à La Rochelle décident, malgré des dissensions, de prendre les armes.
Louis XIII parvient, en juin 1621 à emporter Saint-Jean d'Angély tenu par
Soubise, frère cadet du duc de Rohan, mais reste bloqué devant Montauban
défendu par La Force du 21 août jusqu'au 18 novembre, en dépit de ses
25 ooo hommes de troupe contre seulement 6 ooo protestants. Son armée
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est décimée par le typhus et la scarlatine (le chancelier Du Vair et le duc de


Luynes, favori de Louis XIII, y laissent leur vie). Cette année se termine
donc par une débâcle aussi grave que spectaculaire. En 1622, Soubise,
depuis La Rochelle, remonte jusque dans le Poitou, pille Les Sables
d'Olonne, mais est surpris aux marais de Rie le 16 avril. L'armée royale
parvient alors à s'emparer des petites places protestantes de Guyenne
(ainsi le prince de Condé, sous les yeux du roi, emporte Négrepelisse en
juin 1622), contourne soigneusement Montauban et assiège Montpellier,
sans parvenir à l'investir. Un traité est enfin conclu, le 19 octobre, qui ne fait
que maintenir l'Édit de Nantes, amnistier tous les faits de guerre et exiger le
démantèlement d'un certain nombre de sites fortifiés protestants58.
Voilà pour les brillantissimes victoires du roi. Quant à sa clémence, s'il
a racheté le droit de pillage à ses troupes lors de la prise de Saint-Jean
d'Angély (pour la somme de quatre livres par soldat), Condé a pu, sans
problèmes, massacrer les habitants de Négrepelisse :
[T]out ce qui se rencontra d'hommes petits et grands, et de femmes et de filles
passèrent par le fil de Fespée [... ] Les mères tenant leurs enfans s'estans sauvées
au travers de la rivière ne peurent obtenir aucune miséricorde [...]. En demie
heure, tout fut exterminé dans la ville, et les rues estoient si pleines de morts et
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LE PUBLIC DU S O U V E R A I N 163

de sang qu'on y marchoit avec peine. Ceux qui se sauvèrent dans le chasteau
furent contraints le lendemain de se rendre à discrétion, & furent tous pendus59.

On peut aussi rappeler ce que disait de Louis XIII Tallemant des Réaux :
II estoit un peu cruel, comme sont la pluspart des sournois et des gens qui
n'ont guères de cœur [...]. Au siège de Montauban, il vit sans pitié plusieurs
huguenots, de ceux que Beaufort avoit voulu jetter dans la ville, la pluspart
avec de grandes blessures, dans les fossez du chasteau où il estoit logé ; [... ] et ne
daigna jamais leur faire donner de l'eau. Les mouches mangeoient ces pauvres
gens60.

Mais il ne faudrait pas rabattre simplement l'oubli de cette piètre et


terrible actualité sur les pratiques somptueuses des Entrées. L'enjeu est
peut-être plus considérable et l'on en prendra la mesure en citant Les
tragiques de d'Aubigné :
Jadis nos Rois anciens, vrais pères & vrais Rois,
Nourrissons de la France, en faisant quelquesfois
Le tour de leur païs en diverses contrées,
Faisoyent par les citez de superbes entrées.
[... ] ces villes nourricières
Prodigoient leur substance, & en toutes manières
Monstroient au ciel serein leurs thresors enfermez,
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Et leur laict & leur joye à leurs Rois bien-aimez.


Nos tyrans aujourd'hui entrent d'une autre sorte,
La ville qui les void a visage de morte.
Quand son prince la foulle, il la void de tels yeux
Que Néron voyoit Romm' enTesclat de ses feux;
Quand le tyran s'esgaye dans la ville où il entre,
La ville est un corps mort, il passe sur son ventre,
Et ce n'est plus du laict qu'elle prodigue en l'air,
C'est du sang61 [...].

Ce qui est peut-être en jeu touche à cette mutation rapide du monarque


en tyran, de l'Entrée joyeuse en carnage sanglant, de dépense d'argent, de
temps et d'intelligence en dépense de souffrances et de vies humaines.
Cette citation de d'Aubigné nous permet de nous rendre compte de l'ab-
sence, dans ces Entrées des années 1620, du parallèle sans aucun doute le
plus évident à aller chercher, beaucoup plus proche que celui de Persée,
d'Hercule, de Charlemagne ou de saint Louis (beaucoup trop proche assu-
rément) : celui des guerres de religion et de l'affrontement sanglant entre
protestants et catholiques à la fin du siècle précédent. En dépit du caractère
même de ces guerres intérieures, de ces rivalités confessionnelles, tout est
fait pour gommer le retour aux désordres des décennies antérieures.
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164 LE L I V R E AVALÉ

Et cela a bien affaire avec la tournure absolutiste : comme l'aurait dit


Richelieu lui-même en 1625 : « tant que le party des huguenots subsistera
en France, le Roy ne sera point absolu dans son royaume62». Denis
Crouzet avait déjà insisté sur le fait que les Entrées de Henri IV témoi-
gnaient d'une « volonté d'extinction de la mémoire. La clémence abolit
l'histoire » ; dès lors, « par les louanges qui assurent son pouvoir d'une
nécessité divine et qui en signifient la rationalité, se pérennise une quête
de l'apaisement humain63». C'est encore au renouvellement de cet apai-
sement que servent les Entrées de Louis XIII. Les volutes maniéristes des
inscriptions et des tableaux encomiastiques composent la figure fasci-
nante d'un souverain absolu, maître du temps, des batailles et des hom-
mes, afin de mieux faire fuir le fantôme angoissant des anciennes guerres
de religion. L'absolutisme y trouve, bien sûr, son compte. Non comme
théorie soigneusement mise en place par le roi ou une élite administrative,
mais comme une pratique répondant, dans la reprise et la refonte d'anciens
rituels, à des menaces ou à des peurs immédiates.

Quatrième station : la harangue du Public

La renommée, lafama publica, est bien ce que harangues, monuments et


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inscriptions chantent sans cesse, de sorte à unir la ville et le pays tout


entier dans un même chœur: «permettes, SIRE, que vostre très-obligée
ville d'Avignon, où vostre Gloire a autant de temples qu'il y a de cœurs
des citoyens consacrez à vostre humble service, soit au moins l'Echo
resonnant de vostre Renommée64 ». Pourtant, Lawrence Bryant ou Ralph
Giesey ne voient plus dans cette unité qu'une vaine redondance que radi-
calisera, sous Louis XIV, le repli sur la cour: pour celui-là, les Entrées
royales prennent place sur « le théâtre privé de la cour plutôt que sur la
scène publique des rues de la cité65 » ; pour celui-ci, « Louis XIV se libère
des anciens rites royaux qui rapprochaient, en des cérémonies publiques,
le roi et ses sujets ; il les. remplace par un culte de la personnalité qui se
célèbre dans ses résidences privées66 ». C'est résoudre rapidement les rap-
ports complexes qui s'instituent justement au xvne siècle entre public et
privé, et surtout supposer l'homogénéité du public des Entrées. On peut
observer que le «joyeux avènement » des Entrées royales se retrouve dans
le principe de l'ouverture au public des appartements royaux : la médaille
qui en célèbre l'événement porte pour devise Comitas et Magnificentia —
Pro Hilaritati Publicœ Aperta Regia (Familiarité et magnificence — Le
palais du roi ouvert pour la joie publique67). Mais plus fondamentale-
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LE P U B L I C D U S O U V E R A I N 165

ment, la sacralisation de la personne du roi, même si elle implique aussi


une distance par rapport aux membres de la nation et une absence physi-
que des réjouissances collectives, suppose seulement de nouvelles maniè-
res d'être-au-public (comme on parle d'être-au-monde). Quant au public
des Entrées, il serait illusoire de prendre l'enthousiasme proclamé des
relations pour une unité sans faille. Le spectacle est fait pour le roi,
d'abord, avec sa cour et ses soldats ; pour les notables de la cité, ensuite ;
pour le peuple, enfin. Autant de destinataires hétérogènes, dont le dernier
s'efface définitivement lors du passage à l'imprimé : ainsi entre le roi et les
notables de la cité, les objectifs et les impressions ne sauraient être iden-
tiques : bien souvent, les triomphes du roi servent aussi à valoriser l'his-
toire, les traditions, les pouvoirs de la ville. De la relation de l'Entrée
d'Arles, sur les 200 exemplaires imprimés, deux, recouverts de satin et de
velours, sont offerts au roi et au duc de Guise, 124 autres sont donnés aux
officiers, magistrats et conseillers de la cité68 : c'est bien dire l'importance
locale d'autovalorisation. Quand bien même Louis XIII demande-t-il aux
villes dans lesquelles il a fait des Entrées de lui en faire parvenir les récits et
les gravures, ces ouvrages sont faits «tant pour [les] mander à Sa Majesté
que pour servir de mémoire à la postérité [... ] sans sattacher à lespargne
pour maintenir & conserver a la ville Ihonneur quelle a receu de ladite
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entrée69 ». Les louanges du roi retombent sur la gloire de la ville : la dépense


est source de légitimation, puisqu'elle est preuve de prestige et signe de joie.
Les architectures éphémères, les décorations multiples, le soigneux
polissage des rues qu'emprunté le cortège font en sorte que la ville entière
mue : on connaissait tel passage, telle place, telle porte, voici que l'on vit
ailleurs. La ville, pour mieux se décrire et se montrer au regard du Roi,
sort de son quotidien, se cherche ailleurs qu'elle n'est, abolit la durée
monotone des jours en redessinant son espace et en réécrivant sa matière,
exposant sur son décor nouveau une secrète et ancienne identité. La ville
devient une cité — en jouant même sur les mots, on peut dire que la ville
en multipliant les manières de « se citer » affirme son être mis en mots, en
tableaux et en voix.

Cinquième station : les salves de la révolte

Les harangues sont sources de louange et mises en scène des soumissions.


Mais le lien entre le roi et son peuple ne brille pas toujours par son évi-
dence : dans la « relation des cerimonies » de l'Entrée de Lyon du 11 décem-
bre 1622, bien après l'éclatant spectacle des cortèges censé ramener dans
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166 LE L I V R E AVALÉ

le présent de l'histoire un âge d'or depuis longtemps aboli, le peuple ne


surgit dans le texte qu'une fois l'Entrée finie et la typographie même, en
cul-de-lampe, assure l'amenuisement progressif jusqu'au nom purement
fonctionnel de ceux qui le composent, « subjects70 ». Les harangues per-
mettent aussi de glisser des critiques au milieu des louanges : ainsi, bien
différent du discours de 1622 à Grenoble qui vantait la concorde retrouvée,
celui de 1629, alors même qu'on célèbre encore la victoire de La Rochelle,
dénonce les entreprises guerrières du roi qui appauvrissent le royaume
(en particulier le Dauphiné qui subit le passage des troupes royales entre
1623,1626 et 1629) et surtout les tentatives pour faire de cette province un
pays d'élection plutôt qu'un pays d'État, avec, comme toujours, la nouvelle
centralisation de la pression fiscale que cela suppose71. L'évêque Pierre
Scarron tente ainsi de faire le partage entre les nécessités de la louange et
d'incontournables remontrances :
Je suis contraint, SIRE, de practiquer ce jourd'huy le contraire [du discours
agréable] devant le plus grand, & le plus S[acré] Roy de la terre habitable
puisque Filiade des maux du Dauphiné ne se peut exprimer en peu de mots,
& sa misère ne peut estre représentée qu'avec sentiment : je rechercheray néant-
moins des paroles de soye, non pas de flatterie, mais d'une naïsve vérité, puis
que dans une clameur publique je suis obligé de remonstrer très-humblement
à vostre Majesté ce que les rusez dissimulent, les misérables endurent, les bons
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déplorent, & les pierres racontent72.

Malgré le temps épouvantable de ces jours de février 1629, le souverain se


hâte alors de s'éloigner de sa bonne province du Dauphiné.
Il est loisible de s'attarder sur un exemple, même s'il présente un cas
particulier, dans la mesure où l'Entrée, qui paraît le lieu par excellence
de l'unanimité, montre aussi la dysharmonie, voire la révolte. En 1622,
Marseille reçoit le roi après Arles et Aix, avant Avignon. Ces trois villes
composent de magnifiques livres d'Entrée, mais pas Marseille. L'Entrée a
pourtant fait l'objet d'une relation, mais elle n'est pas publiée et elle n'est
insérée dans les archives municipales que très tardivement (probablement
en 1691 d'après les notices qui l'entourent). Elle paraît dans l'Histoire de la
ville de Marseille en i69673. Cette relation décrit, comme à l'ordinaire, les
préparatifs, le détail des processions et des arcs de triomphe, la liesse
populaire et la joie des notables. La louange n'y est pas ménagée :
Marseille attendoit avec Impatience la venue de son Roy Elle qui a toujours les
fleurs de lys Emprimés au Centre et au Milieu de son CoeUr avoit ouverte le
Cabinet de ses affections pour le faire voir en Evidance a son prince. [... ] II dit
navoir jamais veu des subjects plus zelles a son service, bénit a haute voix son
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peuple, prie la Majte divine de luy heureusement Conserver, jamais on na veu


tant de Majte comme il en paroist au prince, sa pieté, sa Justice Et sa Clémence
sont divinement emprinte sur son front, Cest 1 image vivace de ce grand héros
henry le Grand on voit renaistre en luy les palmes et les lauriers de ce Monarque
et comme le soleil esblouit la veue de Ceux qui le regardent de trop près un
chacun s'extasie de contempler en luy tant de merveilles74.
Une des caractéristiques de cette Entrée est que le roi s'y exprime plus
que d'habitude et, surtout, pour louer à son tour la ville et ses habitants.
L'échange des admirations et des plaisirs réciproques semble tout à fait
impeccable. Ainsi, quand toute la procession est en vue du port, « le Roy
de cette montée y prit un extrême plaisir de voir ledit Port dit a quelques
seigneurs qui estoient près de luy qu'il ne croyoit pas qu'il y en eust un
pareil en toute l'Europe, jamais yl n'avoit veu tant de peuple comme il y
en avoit le long du Chemin de toutte sorte de quallitez75 ». Rien ne paraît
détonner dans cette Entrée.
Pourtant, c'est oublier un épisode troublant que la relation se garde de
rapporter et qu'Antoine de Ruffi ne mentionne pas plus. Un notaire de la
petite ville d'Auriol raconte le passage du roi et de sa cour et comment il
les a suivis jusqu'à Marseille. Selon Jacques Ravat, à plusieurs reprises, les
hommes rencontrés sur le chemin se plaignent, au roi lui-même, de la
cruauté du duc d'Épernon du temps de Henri IV (la mémoire des répres-
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sions est encore bien vivace76). Mais dans la plaine de Saint-Michel, au


pied des murailles de la ville où avaient été dressés une estrade et un dais
pour que le roi puisse recevoir les discours des notables, ce n'est plus
seulement le duc d'Épernon qui est en cause :
Audict teatre il y advoit deux entrées, l'une vers Marseilhe et l'aultre vers
ladicte église, par laquelle le Roy y entra, et par icelle illec seroit este noble
François de la Ceppede de Cassïn, dict le Cadet de Peipin, qui se voulust
advancer et aproucher de monter au dict teatre et au bout des degrés d'iceUuy
avec une grande pertuisane qu'il advoit aux mains. A la vérité, il feust grande-
ment repousse par les susdictes gardes par deux ou trois fois, et sy ne feust
l'adsistance dudict sieur de Nans, qui s'en donna garde, ils l'auroient tue, et
feust contraint tout promptement se absenter et obster delà77.
Vouloir approcher le roi, une grande pertuisane à la main, ne semble
pas indiquer une dévotion particulière. Les gardes ne s'y sont pas trom-
pés. Quelles que soient les motivations particulières qui ont pu conduire
François de La Ceppede à désirer assassiner ou, au moins, menacer le roi,
il faut saisir l'ampleur du problème et comprendre que, en dépit de la
liesse générale à voir le souverain, des tensions existent depuis longtemps
entre le pouvoir royal et sa bonne ville de Marseille.
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168 LE L I V R E AVALÉ

Durant les guerres de religion, Marseille s'installe du côté de la Ligue


et en profite même, sous l'impulsion de Charles de Casaulx qui règne en
maître dans la cité, pour s'opposer à Henri IV au point de rechercher
une indépendance politique en se mettant sous la protection militaire de
l'Espagne78. Henri IV ne pouvait tolérer cette ultime poche de résistance à
la reconquête de son royaume: après avoir tenté d'acheter Casaulx, il
commandite son assassinat à un de ses proches, Pierre de Libertat. En
apprenant la mort de Casaulx en février 1596 et la main mise sur la ville
par Libertat soutenu par les troupes du duc de Guise, gouverneur de
Provence, Henri IV se serait même exclamé : « C'est aujourd'hui que je suis
roi de France ! » C'est dire l'importance symbolique de cette ville, en même
temps que l'importance matérielle de n'avoir pas permis à l'Espagne de
prendre ainsi pied en Provence79.
L'édit royal de juillet 1596 est, de ce point de vue, significatif, puisqu'il
commence par un énoncé de politique générale, retraçant l'influence de
l'Espagne sur les divisions du Royaume sous couvert de défendre le
catholicisme. Puis il critique la tyrannie de Casaulx et loue le réveil des
Marseillais « d'une profonde léthargie », les ramenant à « l'ancienne vertu &
fidélité de leurs pères ». Ce qui permet de conserver à la ville ses privilèges
et de pouvoir abolir les conflits sous le vœu de l'oubli :
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Nous voulons, entendons & commandons que la mémoire de tout ce qui s'est
passsé [sic] en la dicte ville, & territoire d'icelle despuis le commencement des
presens troubles jusques à maintenant demeure estaincte & abolie [...] sans
qu'il en puisse estre faict aucune recherche, ny poursuitte civillement, ou
criminellement. A peine contre ceux qu'y contreviendront destre tenus &
reputez pour perturbateurs du repos & tranquillité publique ; imposans sur ce
silence perpétuelle à nos procureurs généraux, & à tous autres.

Mais il faut aussi faire le tri entre ce qui doit être politiquement oublié et ce
qu'il est nécessaire de se remémorer publiquement « affin de laisser quelque
marque à la postérité de la desloyauté, perfidie, cruauté & tyranniques
comportemens desdicts Loys d'Aix & Charles casaux [sic]. Nous voulons
& entendons que leur mémoire soit perpétuellement condamnée : & leur
famille bannie à perpétuité ». Les Entrées ont bien pour fonction politique
la publicité de la mémoire et de l'oubli.
Les problèmes concrets des Marseillais ne disparaissent pas pour
autant, en particulier ceux liés aux dettes immenses engagées par les
ligueurs, dettes que l'épidémie de 1598 n'arrange pas80. Louis de Cabre,
seigneur de Roquevaire, divise alors la cité en se faisant fort d'obtenir une
annulation des dettes que le parti des créanciers réclame : il cherche ainsi
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LE P U B L I C D U S O U V E R A I N 169

des appuis populaires contre les grands marchands de la ville. Après des
affrontements avec le pouvoir royal, qui vont jusqu'à l'agression en 1607
de Guillaume du Vair, premier président du parlement, le roi impose son
choix des consuls de la cité qu'il prend dans le parti adverse de Louis de
Cabre (en particulier Marc Antoine de Vento qui essaye de réconcilier les
deux factions). Le lieutenant de l'Amirauté, Barthélémy de Valbelle, sou-
tient alors Roquevaire (son oncle par alliance) qui provoque une émeute
le 22 novembre 1609 en s'opposant aux nominations des consuls par le
roi. Rapidement maîtrisée, cette révolte ne fait qu'entraîner l'arrestation
de Roquevaire, son jugement à Aix où, fort de ses alliances personnelles,
il obtient une lettre d'abolition que la mort du roi, en mai 1610, facilite
encore. Pendant ce temps, Valbelle parvient à jouer sur tous les tableaux :
il maintient le calme dans la ville après le régicide et s'en vante auprès du
pouvoir royal, il négocie le remboursement des dettes, retrouvant la con-
fiance des créanciers sans perdre celle de ses amis. Même si la faction
adverse regroupe des familles importantes, Valbelle domine si bien la cité
phocéenne qu'il parvient, lorsqu'il meurt en 1625, à laisser sa puissance à
son fils Antoine et surtout à son neveu Cosme qui domine la ville pen-
dant 20 ans81. « Les Valbelle avaient un pied dans la ville et l'autre dans la
hiérarchie de l'administration royale de la province. [...] Les affronte-
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ments à Marseille concernaient certes toujours le consulat, mais le centre


du pouvoir s'était déplacé en direction des officiers royaux et de la pro-
tection de médiateurs entre la ville et la Couronne. Ces médiateurs y
trouvaient leur compte. » Pourtant, « pendant la Fronde, son chef Antoine
de Valbelle se refusa obstinément à accepter une intervention royale dans
le domaine de son pouvoir : Marseille. Il était loyal envers le roi de son
propre gré : un fidèle, mais non pas un sujet82. » On sent, dès lors, l'évolu-
tion des rapports entre pouvoir monarchique et puissances locales : en
favorisant certaines oligarchies urbaines, la monarchie s'assure de leur
fidélité en même temps qu'elle leur laisse tirer, en quelque sorte, les mar-
rons socio-économiques du feu de l'autorité. Sous Henri IV, on ne discerne
pas une « volonté de limiter les libertés urbaines, ni de renforcer l'autorité
centrale. Les mobiles semblent avoir résidé, d'abord, dans la volonté de
développer des réseaux pyramidaux de fidélités citadines83 ». Avec Louis
XIV, la fidélité ne suffira plus, il faudra devenir assujetti pour de bon.
L'histoire de Marseille témoigne donc de troubles et de résistances
encore récentes au pouvoir monarchique : entre 1595 et 1610, le seul défi
manifeste à l'autorité royale vient de Marseille84. Quand le roi exige des
contributions exceptionnelles pour mener la guerre contre les protestants
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170 LE L I V R E AVALÉ

à la fin de 1621, les notables marseillais (dont quelques-uns sont protes-


tants) font la sourde oreille. Il faut attendre une sommation explicite du
roi à la fin juillet 1622, pour que le conseil accepte de payer sa quote-part
sur les 100 ooo livres exigées de la province (soit 38 089 livres85). La résis-
tance se fait d'autant plus que la diffusion des modèles culturels français
n'y paraît pas aussi forte qu'à Arles (ville de noblesse ancienne) ou à Aix
(ville de noblesse de robe), cités tournées vers la vallée du Rhône à la
différence de Marseille plus ouverte sur le commerce méditerranéen.
L'absence d'une élite aristocratique ou robine, la forte présence de négo-
ciants peu lettrés favorisent un maintien des traditions locales, un sens de
la communauté et de l'indépendance éloigné des valeurs nationales et
culturelles que devrait susciter l'absolutisme86. Il est caractéristique que
le provençal conserve une position prééminente, même chez les gens
de bien (Mlle de Scudéry se plaindra encore, dans les années 1640, de ne
pouvoir vraiment converser avec les dames marseillaises chez lesquelles
elle se rend). Même si une différenciation semble s'instaurer lentement,
au cours de la première moitié du siècle, entre le peuple et l'élite, les
résistances aux modèles extérieurs demeurent vivaces87.
L'Entrée de Marseille et, surtout, les écritures de cette Entrée témoi-
gnent bien de ces résistances. Après la mort de Libertat, on avait installé
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sa statue Porte Royale, avec une inscription soigneusement ambiguë:


Hbertas sic datus urbi (la liberté fut ainsi donnée à la ville), déplacée
ensuite sous un buste de Louis XIV, elle devient : sub cujus imperio summa
Hbertas (sous son règne la plus grande liberté)88. Dans les années 1650,
Marseille rue une dernière fois dans les brancards du pouvoir, mais en
1660, Louis XIV entre dans la cité, par une brèche et non par la porte
Royale, comme dans une ville conquise. Ainsi que l'écrit le chevalier de
Clerville à Mazarin: «Son Altesse [le duc de Mercœur, gouverneur de
Provence] a fait incontinent après mon retour en cette ville travailler à la
démolition de cette orgueilleuse porte qui faisait jurer les Roys entre deux
guichets et qui a si fièrement porté, huit ans durant, cette inscription
scandaleuse qu'on a fait oster depuis huit jours89. »
La mémoire des Entrées royales dans Marseille retient donc bien ce
sentiment de contrainte et d'obligation, cet incessant danger et cette réci-
proque méfiance. À la joie de la fête semble se mêler, inextricablement, le
tremblement retenu de la force. Faire reconnaître au roi les privilèges de
la ville sous la puissance effective de ses murailles, ou forcer la ville à
payer le soutien aux armées du roi et les dépenses d'une somptueuse
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LE P U B L I C D U SOUVERAIN 171

Entrée sont deux manières de saisir que tout ne se résout pas aux dons et
aux contre-dons, aux gloires exaltées et aux supériorités reconnues. Il
faut aussi doubler l'exercice de la force d'une démonstration de puissance.
Les Entrées écrivent dans les esprits les beautés et les grandeurs d'une
présentation immédiate du pouvoir. Ainsi que le souligne Christian
Jouhaud,
si toute action publique est représentation, elle l'est devant quelqu'un. Or c'est
la conception et l'appréhension de ce public qui se transforment profondé-
ment au cours des années vingt et trente du [xvne] siècle. Ainsi nous voyons
disparaître peu à peu les métaphores organicistes qui servaient si fréquem-
ment à évoquer le « peuple ». Celui-ci est de moins en moins une partie d'un
grand corps dont le pouvoir serait la tête ; il acquiert au contraire une autono-
mie d'objet (susceptible donc d'être manipulé)90.
Même si c'est justement en 1622 qu'est instituée la Congregatio de
propaganda fidei, participant de la force de la Contre-Réforme, la « pro-
pagande » de l'État ne fonctionne pourtant pas de façon aussi univoque
et claire qu'on l'estime parfois. Comme le dit Michèle Fogel, « la monarchie
française, au contraire, ne cesse de se débattre et de tâtonner : parler de
propagande à chacune de ses manifestations visuelles ou écrites depuis la
fin du xve siècle revient à la créditer d'une conscience claire de ce qu'elle
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fait, de ce qu'elle croit, voire même d'une capacité à jouer résolument sur
une coupure entre ce qu'elle croit et ce qu'elle veut faire croire91. » Qu'il
existe donc des pratiques de manipulation de ce nouvel objet que serait le
« peuple », certes, mais non de façon linéaire et sans heurts. Les Entrées
ne sont pas simplement de la propagande monarchiste.
D'autant qu'il faut ici différencier fortement l'effet de l'Entrée vécue
et l'impression de l'Entrée racontée et décrite. Avec le livre d'entrée, on
perd la voix publique, la clameur, le bruit, même s'il est chargé d'en
reconduire la logique mémorielle : la clameur est un mode de la renom-
mée publique, de la mémoire collective, les vivats en sont la manifesta-
tion sonore. Mais le livre offre aussi ceci de rassurant pour le pouvoir ;
l'impeccable déroulement de l'entrée, son décodage facilement reçu et
l'absence de tout inattendu, incontrôlé, voire dangereux : il faut l'éternité
et non l'intempestif.
Cela dit, même dans le spectacle vécu, il y a une différence, dans les
cérémonies d'entrées comme dans les rituels d'exécution publique, entre
« assister » et « voir ». D'un côté, il y a des acteurs qui participent en fonc-
tion de leur statut et de leur proximité du pouvoir royal, de l'autre, on a

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1/2 LE L I V R E AVALÉ

des spectateurs qui doivent disparaître dans l'indifférenciation et l'éloi-


gnement du pouvoir : « les uns doivent s'y préparer, occupant la place qui
correspond à leur rang, donc à leur existence politique, tandis qu'aux
autres est donnée une connaissance de ce qui va arriver, mais non point
des gestes et des conduites pour y répondre, rejetés qu'ils sont dans cette
masse sans nom et sans contour, "tous", présence évoquée et déniée à la
fois, et pourtant nécessaire92 ». Les Entrées royales ne sonnent donc pas
seulement, au xyne siècle, la mise à distance du monarque et de ses sujets,
mais aussi la séparation, même dans les festivités93, d'une élite (ou, plu-
tôt, d'élites différenciées selon leurs prérogatives qui font l'objet de luttes
symboliques récurrentes) et d'une masse populaire (que l'on a aupara-
vant, soigneusement, épurée de ses mendiants et autres personnes dou-
teuses). Les bons usages des lettres, avec leur lot de références et de codes,
de subtilités rhétoriques et de beautés poétiques, servent ainsi à une diffé-
renciation des publics et à une distinction des élites.

Sixième station : le feu d'artifice du discours et de l'image


Quand on voit, sur le passage du cortège, certaines inscriptions aux réfé-
rences énigmatiques ou, sur les arcs de triomphe, certaines figures au
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dessin improbable, on peut quand même se demander s'il faut accorder


la plus grande place au souci pédagogique du cheminement et de la mise
en scène des pouvoirs et des vertus royales, ou au contraire si l'on ne
devrait pas estimer à sa juste importance la nécessité de rendre ce que
l'on voit incompréhensible et incroyable. Le dispositif de représentation ne
tient pas seulement grâce à la cohérence et à l'intelligence d'un message,
mais aussi grâce à la cohésion et à l'immédiate séduction de ce qui ébahit.
C'est bien ce que rappelle Paul Veyne dans son analyse de la colonne
Trajane: «La colonne n'informe pas les humains, n'essaie pas de les
convaincre par sa rhétorique: elle les laisse seulement constater qu'elle
proclame la gloire de Trajan à la face du ciel et du temps94. »
Si l'on prend, par exemple, un emblème qui remplit un des coins du
premier arc triomphal dans l'Entrée d'Arles, on peut y voir une main qui
plante une épée en terre et chasse des brouillards, sous laquelle cette phrase
est inscrite : « Hac tristia nubila petto ». Pour ceux qui lisent, ils y reconnais-
sent du latin ; pour ceux qui comprennent le latin, ils entendent « Par elle,
je chasse le triste nuage » ; pour les quelques savants, ils reconnaissent un
vers d'Ovide. Mais est-ce suffisant pour déchiffrer l'emblème ? Il faut tout
un dispositif herméneutique pour rendre compte de l'exégèse :
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LE P U B L I C D U S O U V E R A I N 173

Crésias médecin du Roy Cyrus, parmy les merveilles qu'il raconte des Indes,
dit, qu'il y a une fontaine de laquelle on tire de l'or, & a en son fonds une
minière de fer, duquel on forge des espées qui chassent les tempestes: la
royauté est la fontaine, sa source en est divine, & ses eaux glorieuses : l'or qui
s'y trouve est la clémence, & la bonté du Prince: le fer, sa justice, laquelle
escarte les pernicieux desseins des subjects rebelles: la main doncques qui
tient ceste espée, c'est la main du Roy, à qui seul appartient le droit du glaive,
& il est enfoncé dans la terre, qui est les flancs de la rébellion, laquelle n'est
composée que du marc du peuple, de qui les desseins sont exprimez par les
brouillars, que le vent, & force occulte de ceste espée escarte & dissipe95.
C'est aller chercher bien loin les sources du type et de l'antitype, selon
les formules habituelles des théologiens. Même si l'usage savant et mon-
dain des emblèmes est assez répandu pour que paraisse clair le principe
d'un tel dépliage des références, il n'en demeure pas moins que cet
emblème-ci demeure dans un brouillard que seule l'épée de l'exégète peut
faire entrer dans le terreau de notre entendement. Héritier de l'héral-
dique, l'emblème est une représentation figurée qui doit, en principe,
receler quelque chose d'énigmatique dont la devise, voire une glose,
explique les subtilités. Ici, cependant, la figure joue de l'ellipse, au point
de raréfier le public qui la comprend et de mettre hors de portée le roi et
le sens. Le livre recompose seul la communauté de signification, mais à
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distance du roi et de la fête. Alors que l'héraldique manifeste la commu-


nauté d'un lieu propre (par le sang et le fief), l'emblématique suppose
l'appropriation personnelle d'un lieu commun qui n'apparaît ici que dans
le nuage du mystère96.
L'imprimé fausse sans doute la perspective vécue de l'Entrée, car il a
tout loisir d'insister sur l'intelligibilité des représentations et sur les leçons
d'histoire, de morale ou de politique qu'il faut en tirer, là où le spectacle
cherche plutôt le moment de capture des âmes et des corps97. Même si
l'imprimé, par sa richesse et sa diffusion, peut aussi contribuer à l'admira-
tion stupéfaite de ceux qui le lisent, on pourrait percevoir ici « la différence
entre l'expression, qui dépense sans frein, et l'information, propagande ou
publicité, qui calcule ses dépenses en fonction d'une cible98 ». L'excès des
présents est démonstration de l'extraordinaire, en même temps qu'il peut
aussi véhiculer des messages précis et codés.
On voit ces deux temps de l'émotion esthétique et de l'intelligence
herméneutique opérer chez le roi lui-même lorsqu'il reçoit en cadeau de
la ville de Lyon une chaise ornée :
[S]a Majesté tenant ledit présent, & l'ayant longuement considéré, dit tout
haut, qu'il le trouvoit beau, & demanda audit Sieur Prévost des Marchands
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174 LE L I V R E AVALÉ

l'explication de l'histoire relevée à personnages, dans l'ecusson d'iceluy, en-


semble des devises & escriteaux desquels on l'avoit accompagné, à quoy ledit
Sieur Prévost des Marchands ayant satisfaict en peu de paroles, au contente-
ment de sa dite Majesté, se retira avec sa compagnie".
La matérialité somptueuse des arcs ou des cortèges peut bien fasciner les
regards et aiguiser les joies, de sorte que les images du pouvoir trouvent
leur élan dans les pouvoirs de l'image, le livre d'Entrée propose décidé-
ment une autre fascination : celle d'un immatériel où l'étincelle de l'ima-
gination suffit à enflammer le discours. Dans l'Entrée de Paris en 1628, le
douzième arc, dit de la Gloire, prend à son service le Temps afin de se
parfaire, puis la France en conjure le labeur grâce à l'Éternité : « L'Eternité
fut donc priée de r'achever l'ouvrage, tandis que nous saisismes le Temps ;
& ceux qui sont les plus robustes d'entre nous, le lièrent, & le donnèrent
garrotté à la France, afin que la Gloire de son Roy fust éternelle, comme
est la nostre, & ne fust plus tributaire du changement100. » Les mots ne
font pas que raconter une histoire là où l'arc de triomphe présente obsti-
nément la même figure, ils déploient aussi tout un imaginaire des rela-
tions et du mouvement incessant des idées, hors d'une immédiate
matérialité. On le voit encore à la description du char du triomphe qui se
refuse à toute matière :
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ces choses estant trop communes pour soustenir celuy qui n'a point de sem-
blable en terre, & trop subjectes aux inviolables Loix du destin, qui préside sur
les choses de ce monde avec une telle injustice, qu'il semble que le naistre soit
un crime qui mérite la mort pour estre matière d'un Chariot, qui ne représen-
tant rien de mortel doit mesurer sa durée à celle de l'éternité. C'est pourquoy
il faut que la gloire s'alonge pour estre le Timon, la renommée se r'enforce
pour servir d'essieu, la pompe se courve [sic] pour faire le tour des roues, &
que les trophées se dressent en pointe pour en estre les rayons, le moyeu qui
leur servira de base, sera la force : Et afin d'achever nostre oeuvre les victoires,
l'honneur, & les louanges composeront le siège, sur lequel nous verrons
paroistre nostre Auguste Louïs à l'ombre de ses Lauriers101.
Quant à l'attelage il est formé de quatre vertus : Prudence, Magnimité,
Fortune et Clémence, « premier douaire des Roys & fidèle gardienne de
leur authorité ». Hors de la matérialité, hors de la compréhension, le roi,
monarque absolu, n'est plus préhensible : il incarne une fonction qui se
présente d'abord comme représentation. Elle n'a de prise qu'imaginaire.
En être ébahi comme d'une manifestation divine, tel est aussi un des
usages des Entrées.
Descartes assurait à Mersenne que
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LE P U B L I C DU S O U V E R A I N 175

nous ne pouvons comprendre la grandeur de Dieu, encore que nous la


connaissions. Mais cela même que nous la jugeons incompréhensible nous la
fait estimer davantage ; ainsi qu'un roi a plus de majesté, lorsqu'il est moins
familièrement connu de ses sujets, pourvu toutefois qu'ils ne pensent pas pour
cela être sans roi, et qu'ils le connaissent assez pour n'en pas douter102.

De même, les Entrées ont pour fonction d'exhiber non le roi dans sa
personne familière, mais le souverain dans son personnage presque divin.
La majesté du roi tient au spectacle qu'il offre jusque dans l'incompré-
hension des allusions et des références qui en déploient les inlassables
vérités. Peut-être parce qu'il s'agit plus de faire oublier une faiblesse que
de voiler une trop grande puissance. Le roi caché sous son personnage
public est, en fait, l'inverse du dieu caché sous ses incompréhensibles
manifestations. Celui-ci suppose un for intérieur où se découvre sa grâce,
celui-là réclame un forum public où se déploie son spectacle.
Ainsi que le note Denis Crouzet,
l'idéologie politique, qui s'impose sous Henri IV et se recompose durant le
xvne siècle selon une relative continuité du système de représentation, a pour
fonction de pallier les insuffisances et inachèvements de la technostructure
étatique même. L'absolutisme classique est d'abord langage ; il est un discours
qui, s'il authentifie la potestas absoluta du roi, n'en est pas moins un écran
destiné à cacher les faiblesses mêmes du pouvoir103.
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Triomphe des mots, temps garrotté, autorisent en définitive un nouveau


rapport à l'imagination : nombre d'Entrées, dans la sacralisation du roi,
cherchent à réinscrire la France dans le mythe de l'âge d'or où les sujets
obéissent « sans loix, sans force, sans contrainte104 ». Le discours absolutiste,
c'est justement le phantasme du pouvoir absolu du discours et des ima-
ges plutôt que de la force et de la contrainte, l'incarnation immédiate de
la médiation, même si elle se monnaye par des guerres, la nécessité des
victoires et la contrainte des corps et des biens.
Dans la réception du roi à Lyon, l'Entrée proprement dite se poursuit
sur la scène soignée du Collège des jésuites. On y joue, d'abord, une pièce
héroïque où le passé se replie sur le présent : Philippe Auguste l'emporte
sur Othon à Bouvines comme Louis XIII vient de l'emporter sur les
rebelles protestants. Non seulement la victoire ancienne permet de
déchiffrer la puissance du roi actuel, mais les prédictions faites par Merlin
recouvrent le futur Louis XIII plus encore que Philippe Auguste : « Logeons
icy ses évocations magiques, & les prédictions de la statue, plus fidèlement
accomplies en ce temps pour la pluspart, au desadvantage de la Rébellion,
qu'au temps passé contre Philippe Auguste. Sa Majesté prit singulier plaisir
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176 LE L I V R E AVALÉ

à cette pièce105. » La mémoire du pouvoir opère dans un dédoublement des


temps où le passé rencontre le présent, mais aussi où l'ancien annonce le
nouveau. La durée mémorielle du pouvoir souverain court comme un
destin, glissant sous le plan divin une planification des hommes. Or, c'est
par les jeux du langage même que les prédictions suscitent des échos
actuels. La statue animée par la magie de Merlin prononce ses prédictions
en requérant des auditeurs une écoute qui conjoint les syllabes déjetées
comme symptôme des temps diffractés (même si l'écrit, là encore, permet
une lecture plus facile par la capitalisation) :
Lors l'on verra ROCHE jointe avec ELLE,
Sans teste un corps, ou teste sans cervelle :
Et l'ALBANOIS attaché avec MONT,
Et le PELIER allant aussi à MONT
Bien-tost rendu, LY mis après SAINCT ANGE,
Le NEGRE avec sa PELISSE se range106 [...]
La Rochelle, Montauban, Montpellier, Saint-Angély, Nègrepelisse sont
disséminés dans les vers comme le futur remémoré attend son remem-
brement des syntagmes du passé.
À la mise en scène héroïque s'adjoint la représentation d'un âge d'or
où les temps désunis sont recomposés. Entre la victoire de Philippe
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Auguste et celle de Louis XIII, ce sont les bergers qui servent de passeurs
et, avec eux, c'est la pastorale qui pénètre dans l'épopée :
Le roi rend véritable le dire du devin [...]: il laisse à sa postérité le nom
d'AUGUSTE pour tous, & celuy de JUSTE pour le Donteur des Rebelles. Toute
la France se conjoint au triomphe de son Roy. Les Bergers entre autres délivrez
de la rage de Ferrand ne se peuvent tenir de dancer à leur mode, avec mille
bons présages pour celuy qui méritera d'estre surnommé LE JUSTE, Voicy ce
que chacun dit devant la danse : [...] Ah! que j'ay souhaitté de fois Que la
saison d'or d'autrefois Fust redonnée à nostre France107.
La pastorale est un ballet heureux où se théâtralise l'expérience d'une
harmonie difficilement conquise, où « l'ordre sacré de la Grâce et l'ordre
profane de la Nature s'entremêlent108 ». Les danses élégantes et gracieuses
des bergers reconduisent une naturalité des signes où futur et passé se
rejoignent, ainsi qu'une harmonie où doit encore résonner la composante
guerrière sous la forme sublimée de la chasse. Les danses qui concluent
la pièce font, en effet, se succéder bergers et chasseurs, de même que la
pastorale jouée pour la reine roule sur des scènes de chasse au léopard
(puisque Jeanne en bergère guerrière chasse, exemplairement, les Anglais
symbolisés par les léopards).
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LE PUBLIC DU S O U V E R A I N 177

L'imaginaire héroïque et pastoral prolonge la double disposition du


souverain : pasteur de son peuple, ici, protecteur princier, là. Dans l'âge
d'or du locus amœnus pastoral, on sent percer « le désir, temporellement
marqué, d'un corps homogène : prince et peuple ensemble, dans le même
lieu. Le topos vient toujours en effet, en contrepoint d'une violence ou
d'une inquiétude, témoigner d'un lien retrouvé plutôt que constitué, re-
présenté, on s'en souvient, par le bout recourbé de la houlette de Pan, e
identifié au règne de Saturne-Chronos109 ». La mise en scène éclatante de
la souveraineté passe bien par la tradition indéfiniment reconduite d'un
temps plus retrouvé qu'inventé, où passé et présent se succèdent sans
solution de continuité. Le lieu pastoral ramasse, en fait, les temporalités
disjointes des expériences dans l'expérience politique de la mémoire.
L'âge d'or constitue, ainsi, moins un premier temps des expériences que
l'expérience réconciliée du temps lui-même. La mémoire joue encore de
son autorité ontologique passée, mais sous la figure nouvelle du proces-
sus de civilisation décrit par Norbert Elias. Dans La société de cour, celui-
ci inscrit la poétique pastorale dans la psychologie sociale des pratiques
mondaines qui instaurent, de plus en plus, une intériorisation des con-
traintes, une érotisation des conduites et une profondeur des consciences.
Il en fait une instance typique de ce « désir qu'Urfé traduit ici, au début
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du grand courant civilisateur [... ] par les mots "vivre plus doucement et
sans contrainte"110». Tel est bien l'imaginaire politique de ces mises en
scène pastorales.
On le voit, même dans l'inversion de l'âge d'or et dans la théâtralisa-
tion contraire de l'enfer, avec l'Entrée de la reine Anne d'Autriche à La
Rochelle en 1632, une Entrée soigneusement composée par Richelieu lui-
même qui, malade, ne pourra en profiter sinon par les relations (impri-
mées aussi bien à Lyon qu'à Rouen ou à Montpellier afin manifestement
d'en assurer une pleine diffusion). Le spectacle présente «le skelet, & le
phantosme de La Rochelle resuscitée à l'arrivée de vostre Majesté111 ». Ce
spectacle d'un fantôme de ville, quatre ans après le terrible siège, a mani-
festement pour charge de persuader de l'absolu du pouvoir royal et d'en
fixer l'image dans les mémoires.
On pourrait même faire l'hypothèse que les Entrées forment un inter-
médiaire entre deux types de mise en scène du pouvoir, celle d'un
Guicciardini, au xvie siècle, qui voit dans la persuasion la puissance secrète
qui permet à la force de durer, et celle d'un Pascal qui trouve dans Y ima-
gination le lien effectif entre la force des hommes et la perpétuité de leur
pouvoir112. Les Entrées royales des années 1620 proposent un dispositif de
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178 LE L I V R E AVALÉ

représentation qui ressortit encore de la persuasion, alors qu'il est déjà


emporté par le mouvement de l'imagination. La monarchie absolue peut
se perpétuer précisément parce qu'elle assied son pouvoir de persuader
sur l'imagination de sa puissance : à l'éphémère de la force, il faut allier la
mémoire qu'autorisé le saut dans l'imagination. C'est en ce lieu sans
doute que l'on en discerne l'intérêt pour une histoire de la littérature, car
l'imagination, déplacée de ses rôles traditionnels dans l'épistémologie
antique et médiévale, va devenir le furieux creuset de l'écriture litté-
raire113. C'est aussi en ce point que l'on aperçoit un déplacement considé-
rable du rapport au collectif, dans la mesure où la mémoire ne joue
désormais plus qu'un rôle de fixation de positions individuelles, même
sacralisées, là où elle animait l'ensemble d'une communauté.
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DEUXIEME PARTIE

Les mots et les gestes :


entre grâce et souveraineté
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CHAPITRE 5

Le don des mots :


éloges du Prince de Guez de Balzac
et souveraineté de la langue

« ô j'ai lieu ! ô j'ai lieu de louer »


SAINT-JOHN PERSE, Éloges

G RÂCE ET SOUVERAINETÉ se trouvent liées dans le rapport au langage.


Tout ce qui rend public la valeur du souverain et les valeurs recon-
nues et allouées par le roi se donne déjà, immédiatement, dans les mots.
En ce sens, on ne peut faire simplement de la louange une preuve de
rhétéronomie des lettres. C'est dans le creuset mémoriel de l'éloge que
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s'installe une autorité du style (chapitre 6), une esthétique des gestes
(chapitre 7) et un sens commun du goût (chapitre 8) dont il faut bien
percevoir les effets si l'on entend comprendre les déplacements qui per-
mettent une autonomie de la littérature ou de la culture.

Éloge de la louange
Donner un tour magique aux apparitions du roi vise à montrer l'effica-
cité de la grâce. Le souverain se communique dans l'événement qui le
proclame. L'essentiel des Entrées ne tient pas tant aux messages savam-
ment construits — ils réitèrent tous d'identiques figures et des éloges
similaires — qu'aux effets d'une rhétorique de l'émerveillement1. La
louange fait plus que façonner une propagande d'État. Il s'agit, certes,
d'une écriture politique, mais aussi d'une écriture du politique — et
d'une écriture « littéraire » du politique. Car, en ces temps d'hétéronomie
des lettres, on ne saurait tenir pour marginales toutes les expressions d'un
service, d'une dette ou d'une demande. Les abondantes dédicaces des
ouvrages à de grands personnages ou à des hommes influents ne forment
pas simplement une sorte de hors-d'œuvre qu'il faudrait mépriser dans
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182 LE L I V R E AVALÉ

nos âges où l'autonomie de la littérature s'est imposée (comme valeur


sans doute plus que dans les faits). Loin de la modernité et de l'intransi-
tivité de l'écriture, les propos classiques de la rhétorique alimentent tou-
jours les manières de s'exprimer sous l'Ancien Régime : on écrit quelque
chose à quelqu'un en tenant compte des statuts sociaux de chacun. La
louange ne constitue pas un dispositif provisoire et suranné des lettres au
xvne siècle, mais, au contraire, un de ses foyers.
Dans l'héritage des divisions rhétoriques anciennes, l'épidictique était
voué à l'éloge et au blâme, comme le délibératif à l'exhortation et au
conseil, et le judiciaire à l'accusation et à la défense. Le judiciaire s'appuie
sur du vraisemblable, parle du passé et repose sur des enthymèmes (ces
syllogismes troués que l'auditoire doit combler). Le délibératif a pour
critère l'utilité, comme temps le futur et comme technique l'exemple. L'épi-
dictique concerne le présent, joue de l'amplification et recherche le beau.
Par ce terme, il ne faut pas entendre des qualités seulement esthétiques,
mais bien éthiques : distinguant, au sein de l'épidictique, l'éloge et le pané-
gyrique, Aristote fait de celui-ci un discours qui glorifie des actes et de
celui-là un propos qui met en lumière des vertus ; mais de l'un à l'autre,
la différence est de degré : même le panégyrique établit les valeurs éthiques
des actions d'un être2. Car l'essentiel est là : l'épidictique établit des valeurs
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communes. Pour Hérodote, l'histoire elle-même est bien conçue comme


un éloge : elle doit sauver les événements de l'effacement du temps et la
mémoire des grandes et admirables œuvres de l'absence de renom ou de
l'oubli de la gloire3. La structure de l'éloge est encore mémorielle: elle
suppose un partage collectif de valeurs. Quand ce partage n'a plus cours,
les éloges paraissent inauthentiques, exagérés, obligatoires, alors qu'ils ins-
piraient poètes, historiens et public, qu'ils mettaient en valeur les mots
du poète en même temps que les faits du patron, qu'ils disaient le vrai, le
mémorable, un vrai collectivement reçu et non abstraitement produit.
L'épidictique ne cherche pas forcément la vérité en elle-même ni ce qu'il
faudrait faire dans tel ou tel cas, mais il met au jour ce qui permet juste-
ment d'évaluer une situation. Distribuer la louange et le blâme, c'est
disposer sur la place publique les degrés des vertus sociales et des vices
évitables. Avec la deixis, on montre du doigt, on met devant (épi) les
yeux; mais on a besoin d'une technique de discours pour faire saisir la mise
en situation des valeurs : épi veut dire aussi « plus », l'épidictique établit ce
qui vaut plus par le surplus de son propre discours. L'amplification est
bien son outil favori, puisque son propos est d'exhiber dans un cas singu-
lier une valeur pour tous. Qu'il faille pour cela user des multiples ressorts
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LE DON DES MOTS 183

rhétoriques du discours et même de la fiction ou de l'exagération manifeste


n'entache pas l'importance politique de l'éloge, comme le signale très
bien Barbara Cassin : « II y a un moment dans tout éloge où le langage
prend le dessus sur l'objet, moment où le langage se fait fauteur d'objet,
moment où la description, le lieu commun, s'ouvrent. C'est le moment
de la création et, entre autres, de la création des valeurs. C'est évidem-
ment le moment de convergence logologique entre critique de l'ontologie
et institution du politique4. »
L'éloge n'opère pas de façon univoque : soit du sommet de l'État vers
le public (propagande), soit des individus vers le monarque divinisé (flat-
terie) ; l'éloge court le long de circuits retors, y compris ceux du simple
divertissement et du plaisir de la performance. L'important est que ces
circuits composent une trame sociale5. L'éloge de quelqu'un passe aussi
par l'éloge du langage à le décrire. Il faut un discours conscient de sa
valeur pour établir les valeurs d'une situation. La figure politique de
l'épidictique tient ainsi à la reconnaissance de sa propre valeur, comme
discours de vérité sans doute, mais surtout comme puissance du discours.
Et si le souverain moderne prend les allures de l'homme de la situation,
alors l'épidictique, qui apprécie ou déprécie les événements, qui établit le
prix de tels mouvements, de telles paroles sur le marché symbolique des
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valeurs sociales, apparaît bien comme l'art des situations, en particulier


des situations exceptionnelles.
L'éloge tire justement les comportements ordinaires vers l'extraordinaire
afin d'en saisir la valeur et, du coup, l'exemplarité. Même si le délibératif
fonctionne à l'exemple de façon privilégiée, il faut d'abord que l'exem-
plarité de telle anecdote ait été reconnue. «L'éloge et les conseils sont
d'une commune espèce », dit Aristote (1367 b 36), mais les actes louables
demandent à être mis en valeur selon les lieux communs du plus et du
moins (1367 a 15-32). C'est encore cette valeur de l'éloge qui a cours aux
xvie et xviie siècles. Pas de noblesses reconnues, de fidélités avérées, de
valeurs communes qui ne passent par cette encomiastique généralisée. La
majesté antique n'impliquait pas de statut surhumain, au moins parce
que les dieux participaient de ce monde-ci, alors que la souveraineté
moderne requiert ce médiateur central que serait l'État pour rendre pré-
sent un Dieu devenu inaccessible et investir, du coup, dans la figure du
monarque absolu le miracle de sa présence6. L'éloge est un rituel aussi
indispensable que les psaumes adressés à Dieu. Il existe ici une solidarité
essentielle du juridique (le prince délié des lois et décidant du statut de

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184 LE L I V R E AVALÉ

l'ordinaire et de l'extraordinaire) et du théologique (le prince vivante


représentation de Dieu sur terre et miracle de sa présence).
Mais quel mode de présence doit-on, dès lors, accorder au louangeur,
face à l'absolu du souverain? S'il s'agit d'établir les qualités respectives
des situations et de savoir les mettre en valeur, quelle position prendre
puisque seul le roi interprète validement les événements et décide de leur
statut ? Dans pareille configuration, l'éloge, encore communément néces-
saire à la vie publique afin d'assurer le train des renommées et l'autorité
des positions sociales, ne saurait épouser exactement la position unique du
roi. Les Entrées solennelles pouvaient mettre en scène le souverain tout
en exaltant ses vertus et représentant ses hauts faits ; les juristes savaient
décrire les opérations légales qui faisaient le souverain. Mais où trouver
d'autres façons élogieuses de présenter et de mettre en valeur la stature
unique du monarque absolu ?

Institution d'un prince

Pour répondre à cette question, on peut se tourner vers un texte com-


mencé pendant les années 1620 et publié en 1631, un texte manifestement
problématique et qui connut un destin contraire aux espoirs de son
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auteur : Le Prince de Guez de Balzac. Après avoir édité ses Lettres en 1624
puis travaillé à leur réédition, Balzac avait soigneusement fait annoncer
que l'éloquence nouvelle dénoncée par ses adversaires allait servir un des-
sein inattaquable : écrire un éloge du roi. La préface de La Motte Aigron
du recueil de 1624 signalait déjà l'héritage spécifique des Lettres:
Véritablement c'est se tromper que de croire que les grands subjets doivent
estre bannis de toutes les lettres; que l'éloquence mesme n'y doive paroistre
que laschement, et que la majesté des deux soit seulement réservée pour les
chaires et pour les harangues [...]. Mais outre que nous ne sommes plus en ce
temps-là, où l'on accusoit publiquement le gouvernement de l'Estat, et que les
orateurs faisoient rendre compte de leur charge aux Lieutenants Généraux des
armées, et que par conséquent il n'y a plus moyen d'estre éloquent de cette
sorte, il y a encore des raisons par lesquelles on peut connoistre que le mérite
des lettres n'est pas moindre que celuy-là des harangues7.
Aux côtés, donc, de l'éloquence délibérative des harangues et de l'élo-
quence judiciaire du barreau ou de la chaire, Balzac revendique tacite-
ment celle qui demeure : l'éloquence de l'éloge et du blâme, l'éloquence
qui alloue les valeurs, en commençant par elle-même. C'est bien le statut
de l'épidictique qui est en jeu dans cette querelle. La « délocalisation de

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LE DON DES MOTS 185

l'éloquence » dont parle Christian Jouhaud, à propos des Lettres de Guez


de Balzac, touche, en fait, d'abord une des dimensions intérieures de l'élo-
quence : l'épidictique est propulsé sur le devant de la scène et prend pres-
que seul la place du délibératif, dont la politique de la monarchie absolue
sait se passer, et du judiciaire qui tend à se restreindre aux lieux érudits (à
l'exception de l'éloquence de la chaire qui conserve encore des lieux
d'exercice mondains, mais en se rapprochant de l'éloge et du blâme).
L'épidictique est alors détaché de ses lieux d'exercice classiques et prend
la pente des mondanités.
Voici que paraît donc en 1631 (le privilège date du 18 septembre), au
moment où la querelle des Lettres s'est estompée, le texte tant attendu : Le
Prince doit montrer la validité profondément politique de son éloquence
et la juste position sociale revendiquée par Balzac. Il est publié par l'édi-
teur habituel de Balzac, Toussaint Du Bray. Roméo Arbour a présenté
Toussaint Du Bray comme le grand éditeur littéraire du début du siècle.
C'est sans conteste vrai : du point de vue du roman (à commencer par
VAstrée d'Honoré d'Urfé) et de la poésie, il a publié abondamment les
ouvrages des jeunes auteurs et de façon souvent judicieuse (pour la qua-
lité des œuvres aussi bien que pour leur succès mondain). Par contre, peu
de textes savants, anciens ou modernes (moins de 10 %). Pourtant, il faut
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s'entendre sur le terme de « littérature », car Roméo Arbour y inclut toutes


sortes d'œuvres : « la littérature épistolaire, les œuvres de moralistes, les
ouvrages d'histoire, de pensée politique ou sociale, de doctrine religieuse,
de critique littéraire8 ». « Littérature » a le sens, très large au xvne siècle,
de connaissance des choses écrites, d'érudition. En ce sens, morale, pen-
sée politique ou spiritualité en relèvent bien, mais le droit et la théologie
tout autant. On ne peut jouer sur le tableau d'un sens large des anciens,
tout en récupérant l'ordre contemporain du littéraire et en ramassant à la
suite des romans et des poésies un ensemble disparate qu'on regroupe
rapidement sous le nom d'essais. Dans son ouvrage, par ailleurs tout à
fait remarquable, Roméo Arbour tranche justement ce qui devrait faire
l'objet de l'interrogation : comment se constitue ce que nous appelons du
nom de « littérature » ?
Qu'un éditeur privilégie certains textes constitue, certes, une des façons
de mieux comprendre comment s'établit un corpus que nous avons depuis
lors plus ou moins bien défini, mais, pour l'époque, ce n'est sans doute
pas un hasard non plus si les genres, facilement rattachables à notre con-
ception de la littérature, comme le roman ou la poésie, voisinent avec des
traités de civilité comme L'honneste homme, ou l'art de plaire à la Cour de
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186 LE L I V R E AVALÉ

Nicolas Faret, avec des ouvrages de morale comme Les morales de


Torquato lasso ou avec des réflexions politiques comme De la souveraineté
du Roy de Cardin Le Bret, Le Ministre d'Estat de Jean de Silhon, De l'Auto-
rité des Roys de François de Colomby ou le Panégyrique pour le Roy de
Harlay de Champvallon (je ne prends que des titres publiés dans les an-
nées 1630-1632). C'est dans cet ensemble de textes qu'il faut considérer la
publication de l'ouvrage de Guez de Balzac (Le Prince obtient son privilège
le même jour que Le Ministre d'Estat}. Entre politique, civilité, morale et
belles-lettres se tissent des liens tantôt inapparents, tantôt éclatants.
Le livre de Balzac est aussi ambitieux que ce qui était attendu9. Comme
le résume Christian Jouhaud :
L'originalité du Prince tient à son triple rapport au politique : il s'inscrit dans
la tradition des miroirs du Prince (centrés sur sa personne, ses vertus), il pro-
pose un traité du pouvoir monarchique, de la souveraineté et des droits inté-
rieurs et extérieurs de la monarchie française, il appartient enfin au genre
épidictique, visant l'apparat de la célébration du prince comme performance
rhétorique, mais il fonde l'efficacité de son éloge de Louis XIII sur un récit et
une analyse de l'histoire récente du royaume. Ce sont là trois régimes de poli-
tisation de l'écriture qui [... ] rassemblent et superposent des pratiques et des
modèles scripturaires divergents et appartenant à des traditions autonomes10.
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Il est, en effet, difficile de comparer, par exemple, le livre de Balzac à


celui de Cardin Le Bret. Le juriste du roi est soucieux de définir son pro-
pos, d'établir ce qu'il faut entendre par souveraineté, d'en assurer les mar-
ques : faire et interpréter les lois, lever les impôts sans le consentement
des sujets, détenir seul la puissance du glaive. Armé de citations latines,
de termes grecs et de références nombreuses au droit et aux Anciens,
Cardin Le Bret cartographie les pouvoirs du roi et assied l'autorité savante
de sa souveraineté. Même s'il peut ici ou là glisser quelques louanges au
roi actuel ou, plus souvent, aux rois de France en général, même s'il peut
évoquer certaines des vertus indispensables aux monarques, il entend
avant tout fonder la puissance souveraine sur la force logique du Droit.
Pour ne prendre qu'un exemple dont on a déjà examiné l'importance, il
tranche ainsi la question de l'impôt :
Aristote dit, qu'il y a deux espèces de Monarchies : l'une absolue, qu'il appelle
panbasileian; & l'autre dont la puissance est limitée. [...] Les premiers
pouvoient de leur seule autorité & sans le consentement de leurs Sujets, impo-
ser des Tailles, & lever des Subsides, lorsqu'ils jugeoient être nécessaires pour
le bien de leurs affaires. Mais ces derniers n'avoient point ce pouvoir, que du
consentement de leurs Peuples, & pour des causes urgentes & raisonnables, &
au défaut de leurs revenus ordinaires.
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LE DON DES MOTS 187

Et bien que le Roïaume de France ait toujours été pleinement Monarchique


pantales monarchia dit Nicetas : néanmoins nos anciens Rois se gouvernèrent
du commencement avec tant de modération, qu'ils levoient fort peu de chose
sur leurs Sujets, parce que les revenus de la Couronne étaient alors suffisans
pour entretenir leur dépense. Mais depuis que la guerre, comme un feu
dévorant, a consommé la plupart du fond de leur Domaine, ils ont été con-
trains d'user absoluement de leur Autorité, & de lever sur leurs Peuples des
Tailles, & des Subsides, même sans leur consentement ; qui est un des Droits
les plus remarquables de la Souveraineté11.

La tactique de Cardin Le Bret est de jouer sur le double tableau du


principe de souveraineté et de l'histoire récente. De droit, le roi de France
est monarque absolu, donc il a le pouvoir de décider seul des impôts à
exiger de son peuple ; de fait, il a par sa bienveillance limité volontaire-
ment les impôts, mais l'extraordinaire de la guerre l'a obligé à y recourir.
Les tentatives juridiques de limiter l'emprise royale sur les impôts
(comme chez Bodin et encore en partie chez Loyseau) n'ont plus cours.
Au moment où le tour de vis fiscal devient de plus en plus fort, il n'est
pas question de laisser planer le moindre doute sur la légitimité du roi à
lever les impôts à sa convenance. Mais on voit aussi comment la monar-
chie française a su traverser les divisions aristotéliciennes et couvrir tout
le terrain politique : quoiqu'elle fut absolue, elle fonctionnait comme si elle
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avait le souci du consentement de son peuple. La guerre, seule, a con-


traint le roi à exercer la plénitude de sa légitime souveraineté. Tacitement,
c'est donc la nécessité qui oblige le souverain à faire appel aux finances de
tous après avoir sacrifié les siennes.
Guez de Balzac, moins avisé peut-être des légitimations juridiques
appelées par la politique fiscale nouvelle, n'en sent pas moins l'impor-
tance de motivations qu'il va chercher, par-delà les lois humaines, dans
l'ordre, explicite cette fois, de la nécessité :
Elle [La justice] est contrainte icy et ailleurs d'employer des moyens que les
Loix n'ordonnent pas, mais que la nécessité justifie, & qui ne seraient pas
entièrement bons, s'ils n'estoient rapportez à une bonne fin.
L'utilité publique se fait souvent du dommage des particuliers. Le vent du
Nort purge l'air en desracinant des arbres, & en abatant des maisons. On
racheté la vie par l'abstinence, par la douleur, par la perte mesme de quelque
partie, qu'on donne volontiers pour sauver le tout. Bien que le Roy [... ] soit
infiniment sensible à la misère, & aux plaintes de son peuple, il n'a pu
neantmoins s'empescher de l'amaigrir en le guérissant, ni de tirer de ses veines
& de sa substance dequoy luy procurer son salut. Mais on doit souffrir de bon
cœur les courtes peines qui produisent les longues prosperitez. Nous ne pou-
vons désirer avec honneur d'estre déchargez d'un faix que nous portons
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188 LE L I V R E AVALÉ

conjointement avec nostre maistre, & en des occasions où le Prince employé


tout le sien, & n'espargne pas sa propre personne, il est bien juste que les
Subjets fassent quelque effort de leur costé, & qu'il n'y ait rien de paresseux ni
de lasche en son Estât pendant qu'il travaille, & qu'il se hazarde.
Les Dames romaines jetterent autrefois toutes leurs pierreries dans un
abysme, qui s'ouvrit au milieu de la ville, s'imaginant le fermer par là ; & celles
de Carthage en une pressante nécessité se coupèrent elles-mesmes les che-
veux, & les donnèrent au public pour faire des cordages à des machines de
guerre. Et si cela est, ne sommes-nous pas bien délicats de nous plaindre, &
bien injustes de murmurer12 ?

Le roi est, bien sûr, roi de justice, mais c'est la justice elle-même qui
répond aux contraintes de la nécessité, non le roi. La nécessité justifie ce
que la justice, par ses lois, n'avait pourtant pas ordonné. On songe à ce
que Pascal écrira 30 ans plus tard : « ne pouvant faire que ce qui est juste
fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste13 ». Mais Pascal reste dans le
circuit inconstant des hommes, tandis que Balzac désigne deux ordres
différents : aux lois humaines, la justice et la bonté du roi, au gouverne-
ment de la nécessité, la force et la contrainte du souverain. Mélange de
maximes, de comparaisons, de lieux communs et de métaphores filées,
tout le subtil discours de Balzac qui dit, reprend, détourne, réitère,
déplace, décale, ramasse une seule et même idée, glissant du « on » public
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et intemporel au « nous » investi et actuel, finit par des références à l'his-


toire antique, non la grande histoire politique à laquelle s'adosse Cardin
Le Bret, mais de simples anecdotes, et qui mettent en scène des femmes.
Le travail de légitimation ne joue pas au même niveau. Non seulement le
discours est-il ainsi soigneusement ouvragé, mais aussi argumenté sur
différents plans qui vont des vertus classiques du prince au souci de la
nécessité, en passant par une actualité et une pratique généreuse de la
politique. Le peuple est ainsi pris entre deux modèles : le modèle présent
du roi et le modèle antique des femmes. Que l'exemple ultime vienne
ainsi de femmes inattendues installe la leçon politique sur une scène
paradoxale: l'homme d'aujourd'hui ne peut faire moins que la femme
d'autrefois, ni être moins généreux que son prince. Cela ne conduit pas à
valoriser les femmes, mais à rejeter la possible dévalorisation des hom-
mes actuels qui ne sauraient se mettre à la hauteur de femmes antiques.
Ces femmes, même héroïques, ne font, en effet, pas partie de la commu-
nauté politique, puisqu'elles «donnèrent au public» leurs cheveux. Le
sacrifice ne vient pas d'une partie du public pour le tout, mais de membres
de la communauté pour le public. Diamants qui rappellent la vanité du
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LE D O N D E S M O T S 189

luxe ou cheveux qui font la beauté naturelle des femmes sont ici choisis
pour l'absence de travail qu'ils supposent. L'exemple de femmes hors
public, à l'écart du monde du travail, marque en creux la leçon politique
que le bon lecteur doit en tirer : lui qui fait partie du public et qui œuvre
dans l'univers de la production, il lui faut, à l'instar de son roi, ne pas
s'épargner et travailler.
Balzac s'attache moins à la fondation en droit des pratiques de l'État
qu'à la leçon des pratiques qui fondent l'État actuel — plus proche en
esprit de Machiavel que de Bodin. La politique moderne offre ce double
aspect d'une configuration juridique dont le roi est l'auteur et d'une
actualité pratique dont il est l'acteur. C'est plus l'acteur que met en scène
Balzac, avec la fascination que peut susciter l'immédiateté de la perfor-
mance, car la vitesse d'action est la grâce propre du souverain qui, « à la
grandeur des choses qu'il a faites, a presque tousjours adjousté la grâce de
les faire promptement. [... ] La vitesse de ses actions trouble la veuë &
l'imagination des spectateurs14. » Là où, par exemple, des conjurés cher-
chent le secret d'un renversement, le roi perçoit leurs menées et les ren-
verse avant qu'ils s'en soient rendus compte15. C'est ce qui l'amène, sous
forme quand même interrogative, à une proposition qui frise l'arbitraire
et sera sévèrement critiquée par un Mathieu de Morgues par exemple :
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« Sur un simple soupçon, sur une légère deffîance, sur un songe qu'aura
fait le Prince, pourquoy ne luy sera-t-il pas permis de s'asseurer de ses
Subjets factieux, & de se soulager l'esprit, en leur donnant pour peine
leur propre repos16 ? » Si la pénétration du roi est si effective, rien n'empê-
che, en effet, de voir dans les songes des preuves aussi valides que des
témoignages extérieurs. Balzac ne souscrit pas à la nécessité de l'arbitraire,
mais il file la conséquence logique d'un éloge des qualités d'interpréta-
tion et de « voyance » du monarque. Ici réside la fragilité de sa posture.
L'arbitraire royal est d'autant moins son lot qu'il souscrit pleinement
aux thèses bodiniennes d'une autolimitation du souverain :
En nostre Religion, la Raison & l'Equité doivent estre les bornes de la volonté
des Rois, comme les Fleuves & les Montagnes sont celles de leurs Royaumes.
Ils doivent mettre en mesme rang les choses injustes & les impossibles : Et
puisque ce n'est point une imperfection en Dieu de ne pouvoir pas pécher, ce
ne peut estre aussi en eux un défaut de puissance de ne point faire de mal.
Quelle apparence y a-t-il que les petites fautes soient punies, & que les gran-
des soient honorées17?

Trois types d'arguments sont mobilisés. D'abord, une comparaison expli-


cite naturalise cette autocontrainte sociale. Ensuite, une comparaison
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19O LE L I V R E AVALÉ

implicite divinise l'autolimitation du pouvoir. Enfin, une maxime fausse-


ment interrogative socialise la contrainte sur soi. Trois arguments aux
façons variées, aux contours bien définis et aux implications considéra-
bles, enchaînés rapidement, sans laisser au lecteur beaucoup de prises
immédiates.
Il faut ralentir le rythme et étudier ce qui est avancé pour apercevoir
les difficultés et les conséquences. Les limitations physiques du royaume
seraient analogues aux bornes morales de la raison et de la justice, vertus
royales par excellence, mais ce n'est là qu'une fragile analogie qui vaut
plus par ce qu'elle évoque élégamment que par ce qu'elle prouve. La com-
paraison entre Dieu et le roi frise, quant à elle, l'hérésie : il est impossible
à Dieu de pécher puisqu'il est parfait et cette impossibilité ne remet pas
en cause sa toute-puissance, de même ne pas faire le mal pour le roi,
savoir suivre la contrainte du juste et du raisonnable, n'invaliderait pas
son pouvoir absolu. Ce parallèle prolonge ce que Balzac énonçait plus
tôt : « humainement parlant, & dans la rigueur de nostre justice, il semble
qu'il [le roi] n'ait pas perdu son innocence18 ». Nouvel Adam d'avant le
péché, le souverain ne participe pas des limites humaines et son désir de
rester dans les bornes de la justice témoignerait bien de cette puissance
surhumaine plus que d'une forclusion de son pouvoir. L'éloge hyperboli-
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que conduit à des thèses théologiques douteuses. Comme le fait remarquer


Christian Jouhaud, «les théologiens pourront donc s'offusquer du roi sans
péché, mais, en outre, la figure parfaite du prince, dont le livre prétend
révéler les contours, pourrait bien se fissurer à l'endroit même où cette
perfection semblait trouver sa source, dans la dévotion et la piété — en
réalité forcément humaines et donc imparfaites19». L'hyperbole ne fonc-
tionnerait donc pas faute d'avoir elle-même su s'autolimiter et demeurer
dans les bornes naturelles ou théologiques du raisonnable et de l'équitable.
Le troisième argument ramène, néanmoins, un espace social que les
deux premiers avaient évacué et, du coup, redonne une vraisemblance à
l'excès de vérité propre à toute hyperbole. Il y a, bien sûr, beaucoup
d'apparence à la punition des petits délits et au respect des grandes injus-
tices ; pourtant, Balzac suppose encore une communauté ordonnée par la
renommée et la mémoire, où les actes sont pesés sur la balance de l'hon-
neur, c'est-à-dire de ce qui est louable. Dans sa dissertation politique De
la gloire, Guez de Balzac renvoie Madame de Rambouillet à la consistance
ancienne de la valeur et de la renommée dans un mélange inextricable de
dette reconnue et de gratuité recherchée : « la Gloire n'est pas tant une
debte, dont s'acquite le Public, qu'un adveu de ce qu'il doit, & tout
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LE DON DES MOTS 191

ensemble une Protestation qu'il est insolvable20 ». Les métaphores juridico-


économiques servent, paradoxalement, à ne pas soumettre la gloire aux
puissances de l'économie politique, mais à la conserver dans l'ordre
mémoriel des rétributions symboliques de l'honneur. Dans ce cadre, on
ne saurait se passer d'éloges puisqu'ils alimentent la gloire et signalent les
dettes. La limite devrait se percevoir aisément : pour le souverain tyranni-
que, l'« excès [... ] de ses crimes21 » va à l'encontre de l'hyperbole excessive
qui loue le juste souverain. Le terme même d'apparence importe (« Quelle
apparence y a-t-il que les petites fautes soient punies, & que les grandes
soient honorées? ») : il ne désigne pas simplement ce qui existe dans l'ordre
des phénomènes, il ne renvoie pas seulement à une vraisemblance (car
alors, les contre-exemples s'imposeraient facilement), mais à une valeur
sociale, puisque les « apparents » indiquent les hommes au statut reconnu,
à la dignité évidente22. La raison du roi ne reconduit pas ici la nouveauté
de la raison d'État. Balzac rejette, au contraire, l'idée «qu'en matière
d'Estat, & pour commander, il est loisible de violer le Droict, & qu'il le
faut observer en autre chose23 ».
Comment comprendre une position qui semble contradictoire: ici,
pour l'arbitraire royal et la quasi-divinisation de la personne de Louis XIII ;
là, pour l'auto-limitation, favorisant plutôt «une Supériorité de vertu,
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qu'une Souveraineté de puissance24 » ? Balzac paraît vouloir replier par-


faitement, dans l'économie hyperbolique de l'écriture, l'« idée du prince »
sur le roi vivant, reconnaissant ainsi la dimension pratique et contingente
de la politique moderne tout en reconduisant d'anciennes valeurs com-
munautaires qui s'inscrivent en faux contre les nouveautés de la raison
d'État25. Cela permettrait de mieux saisir les motifs de l'échec du Prince :
pris dans les scandales de positions excessives, par certains côtés, mais
néanmoins insuffisantes, par d'autres côtés, aux yeux d'un Richelieu,
Balzac aurait gaspillé le crédit politique d'auteur qu'il s'était acquis par
ses manœuvres dans la querelle des Lettres.
Cela rejoint l'interprétation de Christian Jouhaud qui discerne dans
l'ambivalence d'une allégorie du roi qui doit épouser de près son portrait
véritable une des causes internes du manque de réussite de Balzac. À quoi
s'ajoutent, de façon plus extérieure, la focalisation sur la personne du roi
aux dépens de la fonction de premier ministre qui était sévèrement criti-
quée par les Grands et aurait eu besoin de légitimation, ainsi que la tenta-
tive, sans doute maladroite, de Balzac pour ménager son ancien parti
(celui du duc d'Épernon et de la reine mère) tout en faisant obédience à
Richelieu. De ce point de vue, les lettres adressées au Cardinal que Balzac
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102 LE L I V R E AVALÉ

ajoute à son ouvrage, en témoignant d'un savoir des secrets de la politique


— en particulier du conflit entre la reine mère et le premier ministre lors
de ce que l'on a appelé la « Journée des dupes » —, rejouent encore cette
même ambivalence entre l'idée du politique et la pratique du pouvoir :
parce qu'il peut en écrire les principes immanents, Balzac saurait en décrire
les ressorts réels. Tallemant des Réaux le rapporte :
Le cardinal de Richelieu fut chocqué de ce qu'il louoit trop de gens ; il disoit
que c'estoit l'elogiste général. Puis Balzac s'avisa de mettre à la fin du Prince,
qu'il eut le tort de ne pas luy dédier, deux lettres où il pensoit dire délicate-
ment ses desmeslez avec la Reyne-mere. Cela fascha l'Eminentissime, qui dit à
Boisrobert : « Qui a dit à cet homme que je suis mal avec la Reyne-mere ? » Le
cardinal de Richelieu ne fit rien pour luy [...]. Cela fust cause que Balzac se
retira à Balzac, où il demeura presque tousjours26.

Ce serait donc une maladresse ponctuelle, sans doute, mais qui fonctionne
selon le principe même de l'ouvrage qui serait à l'origine de la retraite
prématurée de Balzac.
F. E. Sutcliffe et Roméo Arbour se méfient, pourtant, de la mauvaise
langue de Tallemant. Si les lettres à Richelieu ont été publiées, c'est fort
probablement avec l'autorisation du cardinal. Les réactions fortes en
Angleterre, à Bruxelles (où l'ouvrage fut brûlé) et à Paris par Matthieu de
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Morgues, pamphlétaire habituel de la reine mère, ont pu discréditer le


livre au niveau politique et obliger le ministre à prendre ses distances
avec Balzac27. Mais cette interprétation suppose encore ce mauvais fonc-
tionnement interne par où se superposeraient de trop près la fiction
juridico-théologique du Prince parfait et l'analyse historique du souve-
rain réel. Les ouvrages de Simon et de Cardin Le Bret vont certainement
plus loin que celui de Balzac sur les nouvelles légitimations des procédu-
res de la monarchie absolue, mais ils adoptent le dispositif beaucoup plus
traditionnel (et savoureusement opaque) des juristes : ils peuvent susciter
les réticences de leurs pairs, non le scandale politique du Prince. La mala-
dresse de Balzac ne tient peut-être pas seulement à ce pliage de l'allégorie
du prince parfait sur la réalité du roi existant, mais aussi au repli d'une
idée du prince inactuelle sur l'actualité d'un souverain qui n'y correspond
pas et à la mise en scène trop élégante d'enjeux de pouvoir.

Le loisir et l'entre-deux

Même si, ponctuellement, l'opération élogieuse ne produit pas les fruits


escomptés, on peut se demander quelle est la posture d'énonciation de
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LE DON DES MOTS 193

Balzac qui l'autorise à une semblable mise en scène? Il y aurait deux


modes de légitimation que Balzac serait susceptible de revendiquer. Le
premier relève d'un pouvoir traditionnel, celui des savants. Le second
repose sur une puissance nouvelle, celle de la cour. Or, ces deux instances
sont l'une et l'autre écartées, plus encore, sévèrement renvoyées à leurs
vices propres.
La cour est productrice de pathologies : maladies de l'âme que sont
défiance, jalousie et soupçon. Même lorsque la cour produit sa plus sub-
tile sélection dans un Conseil, l'exemple honni de l'Espagne montre qu'il
fait vaciller l'exercice authentique de la souveraineté en la divisant. Cour
et Conseil disséminent la puissance du souverain dans l'hétérogénéité des
désirs. Au lieu de reposer dans l'Un et dans la raison qui lui est attachée,
on tombe dans la multiplicité passionnée des individus. Côté protestant,
l'exemple de Rohan est tout aussi malheureux, puisqu'il apparaît « esclave
d'une infinité de Maistres [...]. Si bien que pour se conserver cette vaine
image de commandement sur eux, il faut qu'il les gouverne avec des arti-
fices honteux, [...] il faut qu'il soit le flateur & le corrupteur de son
Armée28 ». L'éloge qui donne son juste prix aux choses diffère de la flatterie
qui cherche son seul intérêt, surtout lorsque le flatteur doit proférer les
fausses louanges d'êtres inférieurs par crainte qu'ils ne reconnaissent plus
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où se situent les véritables valeurs. Ayant cessé de reconnaître le roi pour


son unique souverain, Rohan est incapable de maintenir une juste hiérar-
chie des valeurs. La puissance des courtisans est donc puissance de dissé-
mination des autorités et perte des légitimes circuits de reconnaissance.
Quant aux savants qui pourraient, dès lors, assurer le prestige ancien
de la connaissance, à distance des passions politiques, ils sont rejetés en
bloc par le privilège éminent reconnu aux actes et, en particulier aux
armes. Loin de la prudence dont les philosophes ont fait la vertu politique
par excellence, Louis XIII reçoit par science infuse ou, au moins, sans
apprentissage spécifique le sens des événements et la sagacité suffisante
pour évaluer les situations, exemplaire en ceci du savoir proprement
royal : « II est certain que la principale science des Rois doit avoir pour
objet la Royauté. Leur philosophie doit estre practique [...]:!! faut qu'elle
fasse des expériences d'une chose, dont l'Eschole ne sçait faire que des
discours29. » L'autonomie de la science politique est, désormais, évidente :
son laboratoire est la pratique, sa théorie consiste en expériences. Les
savants sont rabattus du côté des exercices vains, voire vaniteux, des dis-
cours. Pourtant, à la fin de son premier chapitre, Balzac semblait se présen-
ter comme philosophe :
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194 LE L I V R E AVALÉ

Et s'il est vray qu'il n'y a personne à qui la jouissance du repos soit plus sensible,
qu'à celuy qui le sçait gouster par le moyen de la Philosophie, qui apprend à
bien devoir, encore qu'elle ne donne pas de quoy payer ; ce seroit à faux que je
ferais profession d'une estude si honneste, si des effets je ne montois à la
cause, & ne rendois quelque preuve de reconnoissance au second fondateur
de cet Estât, par le bienfait duquel je resve icy en seureté sur le bord de la
Charente ; je considère à mon aise les diverses beautez de la Nature, & possède
sans trouble toutes les richesses de la campagne30.

Il existe donc bien une validité de la philosophie : quand elle est moins
savoir que goût. Sa valeur réside dans la reconnaissance qu'elle permet,
puisqu'elle apprend à devoir, et non dans la seule connaissance. Mais sa
limitation immédiate est qu'elle ne donne pas de quoi payer les dettes
ainsi reconnues. Il faut sortir du lieu proprement philosophique pour
que les bienfaits du roi puissent être retournés et circuler autrement dans
l'espace des savoirs. Appelons ce genre de circulation: écriture. Ce qui
signifie, évidemment, éloquence, mais une éloquence extraite des circuits
savants et étrangère aux positions courtisanesques.
Du coup, l'écrivain s'institue dans ce face-à-face avec le souverain,
débarrassé de médiations qu'il révoque, afin que se tresse, entre pratique
et discours, un échange inédit, une forme de réciprocité qui, tout en
reconnaissant les dettes et la valeur du repos donné par le roi, permette
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aussi de s'en acquitter. Au souverain les vertus de l'immédiat avec la grâce


de la vitesse, à l'écrivain la médiation des valeurs par la grâce mémorielle
de l'éloge. Ainsi semblent se répartir les autorités : le roi « entend la science,
sous la protection de laquelle toutes les autres se reposent, & toute la
société des hommes se maintient; la science dis-je de gouverner. Il ne
veut point disputer de la gloire du langage avec ses Subjets, & les Autheurs
de son temps31. » Le souverain est auteur de son royaume (Louis XIII en
serait le «second fondateur») comme Balzac est auteur de la gloire du
roi. Si « l'estime, qui est le fondement de l'autorité32 », relève du pouvoir
de l'éloquence et de la science du bel éloge, elle fixe les valeurs communes
et extraordinaires et nécessite des auteurs. Le roi crée, avec sa science de
gouverner, des valeurs par ses bienfaits et ses protections, l'écrivain, de son
côté, crée des valeurs, par la gloire du langage.
On discerne à rebours l'usage des faux bienfaits (en une allusion à
Henri III, mais qui pourrait être étendue) : lorsque
la bonté du Prince estoit une rente & un revenu certain aux meschans. Il
espuisoit ses coffres pour soudoyer les Armées de ses ennemis, & payoit tous
les jours une chose qu'il n'acqueroit jamais. A la moindre rumeur il descendoit
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LE DON DES MOTS 195

de son Throsne, pour traiter avec ses Subjets. D'un Souverain il se faisoit une
personne privée ; & d'un Législateur, un Advocat. Par cette brèche l'entre-deux
qui le sépare du Peuple, estoit rompu, & la puissance changée en égalité33.

Le bienfait ne doit pas acheter, mais obliger ; il doit être signe de supério-
rité et non marque d'impuissance. L'écrivain reconnaît les justes bienfaits
du souverain et, par les valeurs qu'il sait assigner, redonne au roi la gloire
qui lui revient et la distance impossible à combler d'avec ses sujets. Il
investit un lieu que le roi ne doit justement pas occuper : que le souverain
se fasse éloquent à la manière d'un avocat, qu'il use du langage pour
traiter avec ses sujets, plutôt que d'imposer sa souveraineté, le fait déchoir
de son trône et prive ses bienfaits de leur efficacité symbolique.
« Le pouvoir de l'écrivain selon Balzac pourrait être de colmater la brè-
che, et d'occuper comme médiateur le dangereux espace de l'entre-deux
entre souverain et sujets afin de lui donner forme34 », affirme Christian
Jouhaud. À l'instar des dames romaines qui jetaient leurs bijoux pour
combler l'abîme, Balzac jetterait les diamants de son éloquence pour
colmater cette brèche, il donnerait au public le langage susceptible de le
sauver. Mais il faut prendre garde aux termes employés : « par cette brèche
l'entre-deux qui le sépare du Peuple, estoit rompu, & la puissance changée
en égalité». Comment ce qui sépare peut-il être rompu? Comment une
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brèche peut-elle briser un entre-deux? L'écrivain doit affirmer l'entre-


deux comme abîme et l'écart comme lien, pour mieux empêcher qu'ap-
paraissent la brèche comme égalité et le langage comme rupture. Il doit
coller aux mots qui ont été éloignés du pouvoir de chacun afin de pouvoir
éloigner le spectre de la division. De même que le souverain moderne se
pose en tant que médiateur, à distance des événements du commun,
l'écrivain, à l'écart des savants et des courtisans, recompose les médiations
langagières en donnant leur prix aux différences et aux distinctions. Le
politique est idéal pour autant qu'il s'incarne sans reste dans l'action de
gouverner et abandonne les puissances du langage aux auteurs du temps35.
On comprend alors combien il était nécessaire à Balzac de mettre en
scène un souverain aussi idéalement accompli. L'inactualité que j'évoquais
tient sans doute à ce que les principes du passé sur lesquels s'appuie Balzac
ne touchaient déjà plus vraiment l'exercice de la monarchie absolue, mais
elle tient peut-être aussi à une posture à venir qui ne pouvait être pleine-
ment déchiffrable: puissances du langage comme résistances aux pou-
voirs de l'État. L'ensemble est, cependant, assez ambigu pour qu'un
Richelieu s'en soit prudemment méfié. Il n'entendait certainement pas
laisser la pleine souveraineté du langage aux auteurs.
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196 LE L I V R E AVALÉ

Cette répartition des autorités n'a donc pu immédiatement fonction-


ner. Pourtant, Guez de Balzac l'avait soigneusement mise en scène, dès sa
longue introduction. À la différence, en effet, des traités comme celui de
Cardin Le Bret, Balzac commence par un récit de sa retraite paisible au
bord de la Charente, bien loin d'une scène publique joyeusement délais-
sée. Endroit de repos et de quiétude, de liberté et de bonheur, où les
discussions ne sont jamais de politique, de théologie, ou de philosophie,
mais de melons et de vignes, où le plaisir de la lecture ne fait que prolonger
les joies de la nature. Locus amœnus de la pastorale la plus traditionnelle,
Balzac fait de son loisir un espace heureux, à l'écart du monde, sociable
du bout des lèvres et seulement jusqu'à midi, réservant pour la fin du jour
une lente promenade le long de la Charente. Échos de Virgile, mais aussi de
la littérature agricole récente qui a pour caractéristique de remémorer
des expériences personnelles36, plutôt que des postures collectives. La
fascination pour la nature qui affleure dans les pastorales se déploie d'au-
tant mieux sur le fond de ces relations nouvelles à l'agriculture. Bernard
Palissy n'inscrit pas pour rien sa réflexion sur le développement agricole
dans un topos pastoral doublé d'une institution divine :
Quelques jours après que les émotions et guerres civiles furent apaisées, et
qu'il eut plu à Dieu nous envoyer sa paix, j'étais un jour me promenant le
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long de la prairie de cette ville de Saintes, près du fleuve de Charante : et ainsi


que je contemplais les horribles dangers desquels Dieu m'avoit garanti au temps
des tumultes et horribles troubles passés, j'ouïs la voix de certaines vierges, qui
étaient assises sous certaines aubarées, et chantaient le Psaume cent-quatrième37.

L'accord entre la paix civile, la voix des vierges et la grâce divine est
exemplaire. Le psaume CIV rappelle au peuple juif toutes les grâces de
Dieu jusqu'à l'entrée en terre promise. La pastorale installe l'harmonie
céleste et politique dans l'élection d'un lieu et le destin d'un particulier.
Balzac se présente, lui aussi, comme un particulier par excellence, loin
des affaires de son temps, appliqué à jouir du repos autorisé par son roi.
Pourtant le public va le rejoindre par l'intermédiaire d'un gentilhomme
flamand, échappé de galères turques, à qui il a fait la charité. Le bienfait
de Balzac lui est, en effet, retourné sous la forme d'un récit :
II ne se parloit aujourd'huy en toute l'Afrique que dés victoires de nostre Roy,
& que La Rochelle avoit esté cause cette année de mille gageures, & de quasi
autant de querelles; jusque-là que parmi les esclaves un François s'estant
picqué contre un Espagnol, qui soustenoit qu'elle ne se prendrait point, & que
le Roy n'en sçauroit venir à bout sans l'assistance du Roy d'Espagne ; le Fran-
çois ne pouvant souffrir cette parole, & n'ayant rien pour la repousser, se fit
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LE DON DES MOTS 197

des armes de ses propres chaisnes, & en frapa si rudement son compagnon,
qu'il l'estendit tout roide mort aux pieds de leur commun Maistre38.
Ce récit paraît si exemplaire à Balzac qu'il lui faut trouver une façon de
témoigner son identique amour de l'État : il est loin de l'abondance de
Paris, il n'a guère de pratique du monde et chemine sans guide — à ce
qu'il prétend. Et puis « qu'y a-t-il de commun entre l'agriculture et la
politique39 ? » Or, le problème tient justement à la définition de cet espace
commun, de cette communauté de lieu. Bernard Palissy recevait de Dieu,
par la voix de vierges qui chantaient un psaume, l'idée de consacrer ce
lieu à l'expérience du jardinage ; Guez de Balzac trouve, dans l'apparition
poétique d'un gentilhomme flamand qui semble sorti de l'Enéide, la
nécessité de commuer cette expérience en éloge du roi. L'agriculture n'est
pas forcément si éloignée que cela de la politique : commence ici et là une
« culture des expériences », mais en passant par la Grâce de Dieu ou la
grâce du roi.
L'exemple de cet esclave français suscite ainsi un mouvement intérieur
qui donne à Balzac le désir de célébrer le caractère exemplaire du roi.
Redondance des exemplarités par où la renommée fonctionne encore.
Homme privé, ermite même, le voici qui doit chanter les louanges publi-
ques du souverain, afin de reconnaître les bienfaits et les protections qu'il
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en a, même indirectement, reçus. Le public est cet entre-deux où se lient


et se séparent les particuliers et l'État. Face au gouvernement qui préside
aux actions quotidiennes, Balzac installe le loisir des particuliers au cœur
duquel résident les possibles pouvoirs du langage. Mais c'est un simple
exemple extérieur qui le pousse à cette entreprise — alors même que
l'ouvrage est annoncé bien avant la prise de La Rochelle ! —, un exemple
qui donne au loisir campagnard de Balzac l'allure d'un impossible para-
sitisme. N'ayant en rien contribué aux merveilleuses victoires du roi, il
lui faut au moins les confier au langage. Rien de plus désintéressé, appa-
remment, que cette façon de venir, après coup, sans la moindre demande,
célébrer les miracles royaux.
En bout de course, pourtant, revenant sur ce qui l'a conduit à écrire
un tel éloge du roi, Balzac propose diverses solutions : « soit que je sois
passionné de la gloire de mon Maistre ; soit que je m'intéresse dans le
dessein que j'ay entrepris; soit que la lumière des choses présentes
m'éblouisse; soit que le seul amour de la vérité me fasse parler40».
L'amour de la vérité : la posture est classique, elle valide tacitement la
louange. La fascination pour le souverain présent : la posture est néces-
saire, elle fait partie de l'éloge. S'intéresser dans son propre dessein : voilà
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198 LE L I V R E AVALÉ

qui s'avère plus ambigu. Dans l'éloge du souverain seraient ainsi contenus
l'intérêt public d'un particulier, autant que la passion pour la gloire du
roi. Cela ne conduit pas à désavouer sa condition désintéressée, mais à
revendiquer ouvertement une position paradoxale : du fond de son loisir,
éloigné de la Cour et des batailles, Guez de Balzac fait partie de ces
«acteurs intéressés au désintéressement, de [ces] gens appelés par fonc
tion à se soucier d'une déchiffrabilité du champ politique, de [ces] gen
pour lesquels l'abstraction cognitive de la place qu'ils occupent est le
moyen de tenir leur place41 ». Faute d'une fonction précise (et peut-être
pour en acquérir une, ou, à tout le moins, le financement qui s'y trouve
généralement lié), Balzac se met en scène dans les coulisses du théâtre royal,
en installant au point de fuite de son décor le travail de la grâce langagière et
l'intérêt du désintéressement politique. On voit alors les quatre proposi-
tions de Balzac se superposer : la lumière opaque des miracles royaux sur
la parole amoureuse de la vérité, la passion pour la gloire (la publicité) du
roi sur l'intérêt particulier à écrire cette gloire.
Ainsi, toute louange comportant l'éloge du langage, toute gloire du
langage que célèbre immédiatement l'écrivain glorifie à la fois ce qui est
loué et ce qui le loue : écart qui relie, séparation qui unit et non brèche
qui égalise tout. N'est-ce pas là l'opération que désigne Marcel Gauchet
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quand il affirme que « ce qui fonde la séparation du politique est simulta-


nément ce qui fonde son appropriation: telle est la loi d'airain de sa
conflictualité intrinsèque. La contradiction ne passe pas simplement entre
la volonté de retranchement des maîtres et la puissance des sujets. Elle
traverse le comportement des maîtres, voués à dissiper le mystère dont
par ailleurs ils excipent42 » ? L'entre-deux suppose bien deux positions à
l'écart l'une de l'autre et un espace intermédiaire qui ne participe ni du
pouvoir souverain ni de la simple sujétion, un espace qui relie et sépare à
la fois, un espace où s'écrive la distance et où s'affirme l'écriture de cette
distance même, — entre-deux, mais aussi déchirement.

La souveraineté de la langue
Quand il se penche sur l'histoire moderne et boucle sans doute le temps
de l'Ancien Régime, Hegel, dans la Phénoménologie de l'esprit, en repère
aussi la nouveauté essentielle dans la conscience d'un déchirement. Sorti
du monde ancien de la nature, la culture (Bildung) permet à l'être-pour-
soi de prendre enfin pour objet son propre être, mais autre qu'il n'était :
en accédant à l'universel, l'honnête homme, la conscience noble aliènent
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LE DON DES MOTS 199

leurs Soi. La culture est, en effet, ce moment historique caractéristique des


temps modernes pour Hegel. Or, cette culture a opéré une révolution du
rapport au langage : il n'est plus seulement mode d'expression de l'essence,
mais existence même de l'esprit. « C'est la force du parler comme telle, qui
réalise ce qui est à réaliser43. » Alors s'impose la louange par où la cons-
cience noble, qui en aliénant son Soi personnel a élevé le pouvoir absolu
de l'État, apparaît comme la source du langage jusque dans Y héroïsme de la
flatterie. La louange est simultanément éloge de la puissance du langage
qui loue, jusque dans son universalité, et flatterie du pouvoir loué, jusque
dans son individualité :
Cette réflexion éloquente du service [... ] élève ce pouvoir, qui n'est d'abord
qu'en soi, à l'être-pour-soi et à la singularité de la conscience de soi. L'esprit
de ce pouvoir devient alors tel qu'il est un monarque illimité, — qui ne connaît
pas de limites, car le langage de la flatterie élève le pouvoir à son universalité
clarifiée44.

Mais la flatterie tourne mal, pour Hegel, et montre seulement la cons-


cience vile de la richesse pénétrer la noblesse de l'État. Dans l'échange
explicite de l'offre de louange contre demande de positions, de rentes ou
d'argent, on ne reconnaît plus le service silencieux du féodal, encore plein
du sens immédiat de l'honneur qui figurait sa véritable rétribution. De la
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sorte, « le langage qui donne à la richesse la conscience de son essentialité,


et ainsi s'empare d'elle, est également le langage de la flatterie, mais de
l'ignoble flatterie, — car ce que ce langage énonce comme essence, il le sait
comme essence abandonnée45 ». La culture fabriquée par ce service de
l'éloquence conduit seulement à un langage déchiré, un langage de l'entre-
deux.
Cette réflexion hégélienne n'intervient pas ici comme l'élévation à la
puissance philosophique de contingences historiques, mais comme la
forme prise historiquement d'une réflexion sur l'Ancien Régime. Elle
n'en décrit donc pas l'essence, mais la figure coagulée au moment de son
achèvement. Hegel y discerne la première instance de la « culture » (au
moins sous son aspect de Bildung, de processus de formation de l'esprit,
de mise en image de soi). Il la lie à la puissance du parler et de l'écrire. Il
y sent passer le vent de l'éloge. Il voit se dessiner le portrait illimité du
pouvoir. Mais avec, à chaque fois, le sentiment d'un déchirement, d'une
corde mentale qui noue et délie en même temps.
Quoique la configuration ne soit pas identique, la posture de Guez de
Balzac, dans son Prince, ramasse ces mêmes éléments. Mais l'éloge y paraît
d'autant plus possible qu'il est nécessaire et l'entre-deux d'autant mieux
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20O LE L I V R E AVALÉ

délimitable qu'il vise l'illimité. L'éloge du pouvoir doit se renverser en


pouvoir de l'éloge : chiasme qui ne suppose pas d'égalité finale, mais une
réciprocité des opérations. On trouve dans la bouche même du roi-soleil
l'expression ironique de cette réciprocité. Le 2 janvier 1685, Racine
prononce le discours de réception à l'Académie française de Thomas
Corneille et de M. de Bergeret (premier secrétaire aux Affaires étrangères).
Il y fait habilement l'éloge du roi. Le succès en est tel que Louis XIV désire
l'entendre à son tour. Racine note, parmi les « bons mots du roi », ce qu'il
lui aurait dit en cette occasion : « Je vous louerais davantage, si vous ne
me louiez pas tant46. » Mesure du plus et du moins, chiasme de la louange,
ironie de la posture ; mais non critique et rejet : à preuve le fait que Racine
lui-même le note soigneusement et que Louis Racine, dans la biographie
de son père, en souligne l'effet mondain : « comme il avait réussi parce
qu'il louait ce qu'il admirait [Corneille], il réussit également dans l'éloge
de Louis XIV [...]. Louis XIV, informé du succès de ce discours, voulut
l'entendre. L'auteur eut l'honneur de lui en faire la lecture, après laquelle
le Roi lui dit : "Je suis très content : je vous louerais davantage, si vous
m'aviez moins loué." Ce mot fut bientôt répandu partout47. » La louange
fait partie du processus de civilisation par où le langage reconduit en lui-
même la grâce des relations mondaines.
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Mais, au xvne siècle, le langage ne peut être limité à ces opérations


secondes, car il est en train de devenir le pivot d'une nouvelle autonomie.
Au cœur des affaires humaines apparaît, en effet, la souveraineté de
l'usage peu après celle de l'État. Le terme politique de «souveraineté»
devient, alors, disponible pour désigner une légitimité encore inédite sur
la langue de chacun. Qu'on ne voie pas s'ériger ainsi un pieux parallèle
entre la centralisation ou l'unification du pouvoir étatique et l'institution
de l'Académie française ou la vertu civile du purisme de la cour. Marc
Fumaroli a certainement raison de voir se dessiner, grâce en particulier à
Richelieu, le portrait d'une cour royale occupant le centre du royaume
d'Éloquence en même temps que le cœur du royaume de France, d'où
sortiraient maints chefs-d'œuvre comme autant de cristallisations du
« mode d'expression de l'homme d'État, du chef de guerre, du gentil-
homme, du magistrat, dont elle [l'éloquence française] manifeste l'auto-
rité48 ». Cependant, la langue est aussi autrement politique. Le purisme
figure l'exemple, par excellence, des nouvelles liaisons entre le principe de
souveraineté et les modalités de la langue.
Le purisme d'un Malherbe, poète officiel de la cour, ou d'un Vaugelas,
grammairien de l'Académie française, s'appuie sur un désir de raffiner le
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LE DON DES MOTS 201

langage ; autrement dit, de le débarrasser des scories régionales, des bour-


souflures pédantes, des pratiques spécialisées, des syntaxes alambiquées,
des mots qui paraissent bas et vulgaires et de tout ce qui sonne ancien. À
l'instar du noble honnête homme qui ne se pique de rien, la langue de la
cour doit éviter tous les particularismes : cette langue s'impose à chacun
parce qu'on n'y parle que de ce qui est commun et actuel49. La purification
du lexique repose sur un principe de raréfaction : rejetant l'objectif "de la
Pléiade qui, dans l'accroissement des termes employés, trouvait un indis-
pensable enrichissement, Malherbe voudrait que ce qui est rare fût cher.
Les critiques du purisme ont beau objecter de l'appauvrissement effrayant
de la langue, il est toujours possible de faire valoir la raréfaction comme
une autre manière de concevoir l'économie symbolique du langage.
Mais le passage est encore plus radical qu'une opposition économique.
«Pour la première fois, depuis que la langue existait, on retournait le
vieux brocard : verbis imperare, non servire debemus50 », celui-là même que
reprenait encore Montaigne : « c'est aux paroles à servir et à suivre ». Le
règne de la grammaire commence lorsque les paroles commandent et
que nul n'a plus autorité sur la langue. Vaugelas n'entame pas par simple
modestie ses célèbres Remarques en affirmant : « Ce ne sont pas icy des
Loix que je fais pour nostre Langue de mon authorité privée ; Je serois
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bien téméraire, pour ne pas dire insensé ; car à quel titre & de quel front
prétendre un pouvoir qui n'appartient qu'à Y Usage, que chacun reconnoist
pour le Maistre & le Souverain des Langues vivantes51 ? » II faut prendre
au sérieux ce qui se dit ici : si l'on passe pour fou dès que l'on prétend
donner des règles à la langue ou créer des mots de sa seule autorité, c'est
bien qu'entre l'usage reçu et l'usage inventé s'est installée une différence
de nature. Aucun particulier n'a de pouvoir légitime sur l'ordre de la
parole. Les termes politiques de maître et de souverain doivent être pris
au pied de la lettre52. De la même façon que le souverain est un monarque
délié des lois parce qu'il est seul habilité à en produire, l'usage peut seul
départager ce qui se dit de ce qui ne se dit pas puisqu'il est seul habilité à
décréter les manières de parler. On perçoit facilement le glissement politi-
que de cette conception de l'usage, lorsque Vaugelas tente de situer la place
qui revient aux « bons auteurs » aux côtés, ou plutôt à la suite, de la cour :
« le consentement des bons Autheurs est comme le sceau, ou une vérifica-
tion, qui authorise le langage de la Cour53 ». Les bons auteurs sont aux
courtisans ce que les parlements sont au roi : une instance d'enregistrement
et de diffusion qui peut, au besoin, faire quelques remontrances, mais ne
décide jamais de la production des lois. Suivant le privilège habituel
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2O2 L E L I V R E AVALÉ

accordé à l'oral sur l'écrit, le langage parlé à la cour précède, de fait et de


droit, l'écriture du bon usage, mais il n'est pas pour autant exempt de
« fautes familières » que corrigent les bons auteurs. On sent même une
division du travail linguistique opérer « dans la vie civile et dans le com-
merce ordinaire du monde [... entre] le langage des honnestes gens, &
tous les stiles des bons Escrivains54 », comme si le style passait sur le devant
de la scène sociale de l'écriture pendant que la parole tenait salon dans le
monde des courtisans et des honnêtes gens.
Le style relève, dans l'ordre traditionnel de la rhétorique, de Yelocutio.
De fait, là où l'éloquence ancienne mettait l'accent sur Yinventio, c'est-à-
dire sur cette réserve d'arguments et d'idées que l'on peut puiser dans le
« magasin de la mémoire » (pour reprendre une métaphore usuelle), le
régime moderne de la parole investit sur les manières de faire et les façons
d'orner le détail des discours. Il est significatif que cette image vienne
qualifier, chez Vaugelas, le travail de Yelocutio : « II est certain que la Cour
est comme un magazin, d'où nostre Langue tire quantité de beaux termes
pour exprimer nos pensées55. » D'où la critique d'un La Mothe Le Vayer
qui ne découvre plus dans les prestiges de l'ornementation et du choix
judicieux des mots le fond stable de Yinventio et de la memoria, mais
seulement les examens maniaques « de paroles, & j'ose dire de syllabes,
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[qui] ne sont pas pour réussir noblement aux choses sérieuses, ny pour
arriver jamais à la magnificence des pensées56 ». Loin de venir à la suite du
choix des arguments et de leur juste disposition, l'élocution ne consiste
plus simplement à déterminer les manières de parler, mais à fonder dans
l'usage les formes civiles de toute communication, donc des formes de pen-
sée tout autant. L'usage de la langue est encore une figure de la mémoire
collective, mais elle semble, désormais, en asseoir les fondements, plutôt
que d'en arranger les portraits mouvants. On peut mesurer à trois exem-
ples contraires (que je donne à rebours de la chronologie) les résistances
ou les avantages que l'on trouve à ce nouvel état du langage.
À la fin du siècle, il est devenu évident pour un Racine, dans son dis-
cours de réception à l'Académie française de l'abbé Colbert, que les mots
ont d'autant plus de prix qu'ils permettent de chanter les louanges du
roi : « Tous les mots de la langue, toutes les syllabes nous paraissent pré-
cieuses, parce que nous les regardons comme autant d'instruments qui
doivent servir à la gloire de notre auguste protecteur57. » On dira qu'il
s'agit bien là du langage mis au service du souverain : radicale hétérono-
mie de l'éloge. Certes, c'est une perspective qui existe et que l'on ne peut
négliger, mais elle n'est rendue possible que dans la mesure où le langage
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LE DON DES MOTS 203

lui-même a pris une certaine autonomie par rapport aux pensées et aux
inventions, sinon on ne peut saisir en quoi de simples syllabes, dépourvues
de significations ou de références par elles-mêmes, pourraient célébrer la
gloire royale. Le service du roi repose, en fait, sur l'autonomie du langage
qu'a induit la valeur première accordée à l'usage et à l'élocution.
Descartes, dans ses Méditations, semble, au contraire, se méfier de la
place prise par le langage dans le mouvement de la pensée. Il souligne,
sans doute, l'aspect linguistique nécessaire par où le cogito peut apparaî-
tre, mais l'équivalence entre renonciation verbale et la conception spiri-
tuelle ne suppose pas une impeccable superposition, car même dans
l'esprit les mots se glissent, le langage interfère, les faux amis se bouscu-
lent. À la fin de son examen du morceau de cire, Descartes ne bute pas
seulement sur l'obstacle des sens, mais aussi sur l'opacité du langage:
« Car encore que sans parler [tacitus & sine voce, silencieux et sans parole]
je considère tout cela en moi-même, les paroles toutefois m'arrêtent, et je
suis presque trompé par les termes du langage ordinaire [hœreo tamen in
verbis ipsis, &fere decipior ab ipso usu loquendi, je suis toutefois arrêté par
les mots, et je suis presque abusé par l'usage même du langage58]. » C'est
bien l'usage qui égare et qui trompe (en particulier, dans le cas du morceau
de cire, par le mouvement du discours qui replie trop vite la possibilité de
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voir sur la nécessité de juger). Le langage se trouve là où il ne devrait pas


opérer, empiétant sur la seule puissance de penser. Plus encore, le langage
se trouve au point de fondement, alors qu'on devrait y découvrir la pen-
sée hors de l'emprise des mots. Descartes reporte alors sur le vulgaire ces
mauvaises manières de parler: «Un homme qui tâche d'élever sa con-
naissance au delà du commun [vulgus] doit avoir honte de tirer des occa-
sions de douter des formes et des termes de parler du vulgaire59.»
Conformément aux tenants du purisme, le langage est aussi un signe de
distinction sociale ; les mauvais usages de la parole sont seuls en cause60.
Plus profondément, cependant, on voit la position fondamentale qu'en
vient à occuper le langage, jusqu'à déployer ses manières dans le silence
même de la pensée.
Inversement, le vulgaire se voit dénier l'accès à ses emplois ordinaires
s'il ne maîtrise pas assez les bons usages de la parole, non seulement dans
des emplois où le maniement de la langue s'impose, mais, encore une
fois, là même où la parole n'a pas lieu d'être. Ainsi, le Rôle des présenta-
tions ironise sur les exigences nouvelles qui heurtent celles qui proposent
le service de nourrices :

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2O4 LE L I V R E AVALÉ

[L]a première demande qu'on fait à ladicte exposante est si la nourrice qu'elle
recommande sçait bien parler françois, ce qu'elle ne peut ny ne doit garantir,
mais seulement ce quy est de son estât, que la nourrice a bon laict, est et sera
tousjours si Dieu plaist, de bonne vie, et mourra sans reproche : de quoy ne se
contentent les monsieux, disant qu'il faut à leur enfant une nourrice quy parle
françois, et encore immatriculée au secrétariat des Grands Jours de l'éloquence
françoise61.

Comme le veulent les puristes, le bon usage ne diffère pas du bel usage.
L'éloquence est à la grammaire ce que la majesté est à la souveraineté :
une façon d'en diffuser le rayonnement propre. Parler français, parler
bien le français et parler le français avec élégance ressortissent d'une iden-
tique vocation de la langue qui témoigne du caractère fondamental de ses
achèvements.
Ces trois exemples, choisis loin des débats immédiats sur la langue,
témoignent du relief que prennent les manières de parler à partir du
moment où l'usage occupe tout le terrain de la légitimité. L'enrichisse-
ment du vocabulaire, voire des locutions et des tournures syntaxiques,
que valorisait l'ancien régime des mots apparaît, désormais, comme un
aveugle travail de démolition « de toute la Langue, dont on sapperoit les
fondemens, si cette façon de l'enrichir estoit recevable62 ». La question est
bien celle des fondements. À la différence de la rhétorique qui est tout
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entière dans la pragmatique des discours, sans besoin d'asseoir une légiti-
mité que ses inventions lui procurent, la théorie de l'usage conduit la
recherche vers une quête des sources. C'est pourquoi, en dépit du caractère
apparemment volatil des manières de parler, Vaugelas insiste sur l'instaura-
tion de «structures profondes » de la langue. Que ce soient les analogies de
construction qui permettent de repérer la validité de telle forme plutôt que
telle autre, ou les règles qui président aux références des bons usagers, il
existe une perspective impérissable sur le paysage varié de la langue63.
Il est vrai que cette perspective ne suit pas les règles rationnelles de la
construction géométrique du sens. La langue, paradoxalement, ignore les
occupations de la raison ; ses analogies ne répondent pas de la logique
immanente d'un système. Elle peut même aller contre ce que la raison
exigerait : non seulement, les mots désignent arbitrairement les choses,
mais la morphologie ne semble pas suivre à chaque fois des modèles de
dérivation rigoureusement bâtis. La comparaison qui vient sous la plume
prudente de Vaugelas est édifiante :
il est de l'Usage comme de la Foy, qui nous oblige à croire simplement &
aveuglément, sans que nostre raison y apporte sa lumière naturelle ; mais que
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LE DON DES MOTS 205

néanmoins nous ne laissons pas de raisonner sur cette mesme foy, & de trouver
la raison aux choses qui sont par dessus la raison. Ainsi l'Usage est celuy auquel
il se faut entièrement sousmettre en nostre Langue, mais pourtant il n'en
exclut pas la raison ny le raisonnement, quoy qu'ils n'ayent nulle authorité64.

La rationalité de bon nombre de manières de parler n'implique jamais,


par conséquent, de reconnaître à la raison une autorité sur la langue. Il y
faut une obéissance aussi stricte qu'à Dieu. La légitimité réside dans ce
que la cour et les bons auteurs passent au crible de leurs préférences.
L'usage a ses raisons que la raison ne connaît pas.
Ce défaut de rationalité, en un moment où elle semble pourtant une
vertu indispensable à la bonne marche des affaires humaines, n'en com-
porte pas moins un avantage d'un autre type :
ce mesme Usage fait aussi beaucoup de choses contre la raison, qui non seule-
ment ne laissent pas d'estre aussi bonnes que celles où la raison se rencontre
[miracle du bon usage !], que mesme bien souvent elles sont plus élégantes &
meilleures que celles qui sont dans la raison, & dans la règle ordinaire, jusques-
là qu'elles font une partie de l'ornement & de la beauté du Langage [miracle
du bel usage!]65.

Uelocutio a détrôné Yinventio de ses anciens privilèges en même temps


qu'elle paraît relever la raison de ses pouvoirs66. Le beau langage constitue
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la marque du bon usage, l'un se renverse en l'autre sans contrainte ni


perte. Le vulgaire est d'autant mieux révoqué qu'à l'inverse peut-être du
sens commun, l'élégance de la parole n'a jamais été la chose du monde la
mieux partagée. Pourtant ce que fonde, en définitive, le bon et bel usage
devrait être une communauté. Monde d'élite, sans doute, mais commu-
nauté de langue et d'habitude. Loin de la pédanterie du latin qui sonne
trop savant, loin des régionalismes ou des termes de métier qui heurtent
les oreilles par leurs particularités, l'usage des honnêtes gens recompose
une identité et un sentiment nécessaire de la communauté. La définition
de ce qui est commun commence par l'exclusion de ce qu'il entend ne
pas être. Mais, ici, la langue commune, quadrillée de la sorte par le bon
usage, se voit aussi assortie d'une impérative élégance.

Politique de l'élégance commune

Le préfacier hollandais (Bayle peut-être) du Dictionnaire universel de


Furetière a mis en relief le statut de cette langue commune. Il oppose
l'entreprise de Furetière où sont rassemblés tous les termes qui existent,
quelle que soit leur provenance, et le propos du Dictionnaire de l'Académie
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2O6 LE L I V R E AVALÉ

française où les mots et les tournures sont choisis afin de polir la langue et
d'aider à la composition des ouvrages d'esprit :
Cette illustre Compagnie peut bien enseigner à ceux qui veulent écrire sur ces
matières, comment il faut débarrasser une période, & donner à son discours
la netteté & la majesté convenables ; mais pour ce qui est des termes propres à
chaque Art, pour ce qui est des phrases consacrées dans chaque matière, c'est
à l'Académie, c'est aux Parlemens, c'est même au Conseil d'Estat à les appren-
dre des Maîtres en chaque profession67.

À l'usage élégant qui vaut pour l'écriture générale, il faut adjoindre les
usages des particuliers, chacun maître de son petit royaume lexical. Côté
Furetière, le beau style apparaît comme un style parmi d'autres; côté
Académie, il fait l'essentiel. On pourrait se dire alors que le langage com-
mun se dévoile plutôt chez Furetière puisqu'il englobe un plus grand
nombre et une plus forte variété d'expressions. C'est exactement le con-
traire, « le langage commun n'est icy qu'en accessoire68 ».
On ne peut entendre un énoncé aussi surprenant qu'en réalisant la
nécessité d'édifier une communauté de langage sur une définition res-
trictive de l'usage. Le langage commun ne consiste pas dans la somme des
discours particuliers, mais dans la différence qu'alloué l'élégance d'une
parole. Ne fallait-il pas un poète, comme Malherbe, plutôt qu'un prédica-
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teur ou un grammairien, pour lancer sur le marché mondain les nécessi-


tés du bon usage ? Pas plus là qu'ailleurs, l'innovation ne saurait résider
dans une individualité, même marquante. L'évolution du rapport à la
langue dépasse le seul pouvoir d'un Malherbe, mais il est notable qu'un
poète ait pu jouer un rôle social (et mythique) aussi central dans les des-
tinées du langage69. Et cela, même si ce n'est pas lui, au sens strict, qui
valorise la langue commune comme exclusive, mais bien Vaugelas. L'élé-
gance de l'expression fait l'objet, désormais, de l'institution de la langue.
La préface du Dictionnaire de l'Académie française le confirme : « Cet
ouvrage est un Recueil fidelle de tous les termes & de toutes les phrases
dont l'Eloquence & la Poésie peuvent former des éloges70. »
Remarques de Vaugelas ou Dictionnaire de l'Académie française pro-
meuvent la même politique de la langue: l'élégance des expressions
comme communauté linguistique. Ceux qui se dressent sur leur chemin
peuvent multiplier les critiques, ils n'ont pas légitimité pour décider :
[C]omme le sentiment de ces habiles gens, qui n'étoient après tout que des
particuliers, ne suffisoit pas pour dissiper les doutes, & pour fixer le Public sur
l'usage des phrases & des mots, l'Académie françoise vient de lever cet obstacle,
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LE DON DES MOTS 207
& d'aplanir cette difficulté [...], elle a décidé pour ou contre, après quoi il faut
mettre le doigt sur la bouche, n'étant plus permis d'en appeler71.
Le bon et bel usage n'est pas l'affaire des particuliers, qui risquent toujours
de faire verser la langue commune dans l'irréductible des passions, des
métiers et des goûts. Des règles de l'usage, il ne faut pas discuter, mais les
observer. L'Académie française, à l'instar des bons auteurs, ne sert que de
relais institué pour la juste diffusion et la bonne connaissance des règles.
Sous cette imposition ne peut-on reconnaître la crainte récente encore de
la désunion? Le sentiment de la langue commune fondé sur un usage
intouchable et indiscutable par les particuliers n'évoque-t-il pas la néces-
sité d'asseoir l'État par-delà les opinions et les croyances particulières?
S'il devient si nécessaire de vanter la souveraineté de la langue comme la
souveraineté du roi, n'est-ce pas dans l'angoisse de retomber dans la
guerre civile — guerre des corps aussi bien que guerre des mots, guerre
des armes autant que guerre des livres ?
En positionnant la langue en dehors du pouvoir de chacun, on main-
tient et suscite le sentiment d'une communauté, on construit du trans-
cendantal. La souveraineté de l'usage (et même sa tyrannie) impose un
lien social que personne n'a légitimité à discuter, contester ou raisonner.
Ici réside l'importance du caractère non raisonnable de l'usage. S'il devait
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être formé selon des structures rationnelles, il pourrait alors faire l'objet
d'interprétations singulières et de discussions publiques. Puisqu'il con-
trevient manifestement aux pratiques de la raison, il se situe en deçà ou
par-delà les désirs et les raisonnements de chacun. Le fameux mot de
Malherbe selon lequel il s'en remettait aux «crocheteurs du Port-au-
Foin » pour témoigner du bon usage, indique le paradoxe nécessaire de la
langue commune au sortir des guerres de religion : les gens du vulgaire
deviennent les mieux placés pour décider du commun, dans la mesure
exacte où ils n'ont pas la moindre légitimité pour en juger. Leur donner un
semblable privilège conduit à reconnaître que nul ne possède de droit sur
la langue et que les mieux positionnés pour l'apprécier sont précisément
ceux qui ne sauraient en fournir de raisons72. D'où la possibilité de légiti-
mer la posture des écrivains eux-mêmes, en dehors des circuits reconnus
par l'appartenance à un corps d'élite (qu'il soit savant ou nobiliaire).
Marie de Gournay repère avec autant d'acuité que de regret la com-
munauté de lecture ainsi formée aux dépens de l'ancienne poésie qui, par
sa hauteur et sa variété, réclamait des individus supérieurs pour l'apprécier.
Mais elle ne discerne pas que ce langage commun reforme, en fait, une
élite autant qu'il institue une communauté. Vaugelas se fait un devoir de
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208 LE L I V R E AVALE

préciser que l'usage commun relève du peuple au sens de populus et non


de plebs. Le travail des expressions ne devrait reconduire qu'une naturalité
des positions sociales : le bon usage fait l'objet d'un dressage des comporte-
ments linguistiques de même qu'il épouse d'office la posture du parfait
courtisan. Dans le vaste processus d'autocontrainte décrit par Norbert
Elias, la langue figure au premier rang des raffinements civils et des prati-
ques de distinction. L'élégance des discours reconstitue une équivalence
des louanges réciproques dont la monnaie doit demeurer le plaisir pris à
l'autre :
Reconnaître des qualités vertueuses est, sans doute, un pur jugement moral,
mais le faire savoir, sous les espèces de la louange ou de la déclaration d'es-
time, est déjà une «gratification» [...]. Ainsi dispose-t-on d'un principe de
sélection qui se fonde sur la «règle»: les personnes seront choisies selon
l'usage « élégant », « délicat » qu'elles feront des ressources du langage [...]. Le
parler « pur », « châtié », est tenu pour indicatif des vertus de la personne73.
Il s'établit ainsi une continuité entre morale et langage qui projette les
discours dans le courant calme de la bonne société.
Quand Madeleine de Scudéry fait dire à Sapho que « le grand secret est
de parler tousjours noblement des choses basses ; assez simplement des
choses eslevées ; & fort galamment des choses galantes, sans empressement
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ni affectation74 », elle déconstruit de l'intérieur le modèle classique de


l'éloquence en cherchant moins les distinctions nettes entre les trois styles
(le haut ou sublime, le moyen ou médiocre, le simple ou bas) que leur
tissage dans une communauté de langage. Charles Sorel fait exactement
de même lorsqu'il enchaîne sa description des styles en affirmant que
outre les trois sortes de styles, j'en établis aussi un qui est commun à tous,
lequel on peut appeler transcendant: c'est le style naturel propre aux choses
basses et aux hautes. En ce qui est des choses basses, il les décrit naïvement et
véritablement, sans pourtant abaisser sa dignité ; et pour les choses hautes, il
ne les exprime point par l'enflure et par des ornements vains, mais par la
force et la netteté des paroles. C'est en cela que se trouve l'élégance du dis-
cours avec la vraie et parfaite éloquence75.
À l'éloquence traditionnelle des trois styles s'ajoute l'indispensable élé-
gance qui traverse et transcende les catégories afin de former un langage
véritablement commun. L'élégance mondaine des expressions devient
ainsi garante de l'autonomie de la langue.
Autonomie voisine de celle du politique, de même que la souveraineté
de la langue accompagne celle du roi. Il est, en effet, caractéristique de
cette dimension politique de la langue qu'elle ne soit jamais soumise à
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LE DON DES MOTS 209

l'autorité supérieure d'un maître. En cela, on peut vraiment la donner


comme souveraine, au point que le monarque absolu trouve dans la
langue la limite de son propre pouvoir : pas plus que le moindre de ses
laquais, il n'exerce de puissance sur l'usage du langage. Il est libre de créer
les lois qu'il désire, il n'a aucun droit à inventer un nom inédit : « II n'est
pas permis à qui que ce soit de faire de nouveaux mots, non pas mesme
au Souverain76. » Le vis-à-vis politique de l'auteur souverain des lois et de
l'élégant usager des mots retrouve le face-à-face balzacien de la science de
gouverner et de la gloire du langage.
Si le bon usage ne se superposait pas au bel usage, les experts en élé-
gance que sont les écrivains n'auraient pu acquérir l'étrange autorité à
laquelle ils parviennent. À l'instar du pouvoir qui est, avant tout, pouvoir
de durer, la gloire du langage prolonge et magnifie la temporalité du
monarque. Mais elle le peut d'autant qu'elle s'éternise elle aussi. On ne
peut comprendre la préface du Dictionnaire de l'Académie française quand
on y prétend être parvenu « à ce glorieux point d'immutabilité, puisque
les livres & les autres monumens qui parleront de VOSTRE MAJESTÉ,
seront tousjours regardez comme faits dans le beau siècle de la France77 »,
si l'on ne réalise pas que le beau langage immortalise et, par conséquent,
immobilise. La préface du Dictionnaire universel de Furetière reconnaît,
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au contraire, qu'un « dictionnaire est un de ces livres qui peuvent estre


amélioré à l'infini78 », puisqu'il porte moins sur l'élégance du style que
sur la variété (donc la variabilité) des mots. La langue commune si soi-
gneusement recherchée trouve dans le beau langage les moyens de cons-
truire et de faire durer une communauté. Vaugelas peut, ainsi, définir la
valeur spécifique des bons auteurs par leur capacité à immortaliser: « [C]e
divin pouvoir n'est donné qu'à ceux qui escrivent excellement, puisqu'il
se faut sçavoir immortaliser soy-mesme pour immortaliser les autres79. »
L'éloge ne constitue pas une banale excroissance du rapport à la lan-
gue, il en dessine le volume intérieur. D'un point de vue sociologique, les
habitudes du mécénat et du clientélisme façonnent, bien sûr, les faveurs
de la louange. On peut même avancer que « les révérences forcées impli-
quées par la position de client ou de pensionné [... ] ont donné l'un de
ses traits essentiels à la production littéraire française de l'âge classique80 ».
Mais il semble réducteur de n'y découvrir que les affres de la flatterie, la
vaine habitude des dissimulations et le trivial calcul des intérêts person-
nels. L'éloge imprime tout un élan social, toute une déclinaison des pas-
sions communes. Il détermine, en fait, deux plans : l'un où se dressent des
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21O LE L I V R E AVALÉ

valeurs, reconnaissables au plaisir qu'elles fournissent ; l'autre où s'étalent


des faveurs, assignables selon l'intérêt qu'on y trouve.
Quand bien même nombre d'auteurs tentent de défaire les trompe-
l'œil de la flatterie, ils n'en désignent que l'éclat sombre et non la lumino-
sité sociale. Les circuits de fidélités réciproques, les formes politiques
d'amitié, les marques retournées d'estime conservent aux louanges la fraî-
cheur d'une sincérité que l'on ne peut écarter trop vite par un geste ana-
chronique de méfiance. Les illusions existent, mais tout ne se résout pas à
d'interminables simulations. Si tout n'était que simulation, le concept
même de simulation en serait touché et ne pourrait opérer dans les jeux
de langage où il apparaît. Les éloges distribuent ainsi valeurs effectives et
plaisirs réels, admirations authentiques et jouissances exactes, de sorte à
former une beauté commune. Ils prolongent les nécessités sociales du
plaisir et de la complaisance. « Que cet art de plaire associe étroitement
bien-dire et savoir-vivre n'a évidemment rien pour surprendre, à l'heure
où s'élaborent puis se fixent les nouvelles normes, rhétoriques et morales,
de la conversation civile81.» Entre pratiques clientélaires et politesse mon-
daine, les usages du compliment et de la louange agrémentent les échanges
et leur alloue un liant d'autant plus puissant qu'il ne doit pas apparaître
comme lien contraignant.
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Roland Barthes avait ramassé dans une formule éloquente le lien entre
euphorie de la communauté et magnification de la langue : « Le langage
classique est porteur d'euphorie parce que c'est un langage immédiate-
ment social82. » Le paradoxe de cette immédiateté sociale façonne bien le
sens nouveau que l'on accorde au langage. La rhétorique et la tradition
accordaient déjà une valeur éminemment transitive aux productions de la
parole (savoir à qui l'on s'adresse, connaître comment parler selon le sujet
choisi, etc.). Quand Roland Barthes poursuit en soulignant que « le langage
classique se réduit toujours à un continu persuasif, il postule le dialogue
[...].!! n'y a aucun genre, aucun écrit classique qui ne suppose une con-
sommation collective et comme parlée83 », il évoque seulement le climat
traditionnel des sociabilités anciennes. La rhétorique n'a jamais vraiment
disparu de l'horizon social ni ne s'est nulle part circonscrite aux manipu-
lations savantes, même si elle a pu éclore avec plus d'éclat en certaines
périodes. Mais il s'agissait alors de faire encore servir les mots aux idées,
aux arguments, aux passions qu'ils exprimaient ou de les lester avec soin
de l'évidence des choses.
Désormais, l'élégance doit faire plus. Elle doit charger le langage d'une
densité inconnue, sans la gravité des idées ou le poids du monde. La pensée
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LE DON DES MOTS 211

peut ainsi travailler seule, certains affirment même qu'il lui faut travailler
seule, en retrait du langage, car les mots semblent soudain étrangement
pesants. Au for privé se ramène l'exercice présent de la pensée, pendant
que dans l'espace public s'élance le travail de représentation des signes :
Que si les réflexions que nous faisons sur nos pensées n'avoient jamais regardé
que nous-mêmes, il auroit suffi de les considérer en elles-mêmes, sans les
revêtir d'aucunes paroles, ni d'aucuns signes : mais parce que nous ne pou-
vons faire entendre nos pensées les uns aux autres, qu'en les accompagnant de
signes extérieurs: & que même cette accoutumance est si forte, que quand
nous pensons seuls, les choses ne se présentent à notre esprit qu'avec les mots
dont nous avons accoutumé de les revêtir en parlant aux autres, il est néces-
saire dans la Logique de considérer les idées jointes aux mots, & les mots
joints aux idées84.
À la pensée sans langage, les nécessités sociales ont collé des signes dont
on ne peut plus se défaire tant le pli de la coutume a été pris. Les mots
pèsent par eux-mêmes sur le présent continu des idées et des choses. La
langue est une mémoire sociale, enfouissant la pensée de chacun dans des
replis insondables et indicibles, pourtant intensément présents, qui ne
découvrent leurs effets que revêtus des atours de l'élocution. L'impérative
élégance des expressions donne tout son sens aux liens sociaux qui pas-
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sent ainsi par l'ordre de la langue, mais elle peut aussi tordre les significa-
tions et fausser les relations humaines. C'est ainsi que l'équivoque fascine
et terrifie : on en fait un jeu mondain autant qu'un monstre social. Et ce
ne sont pas simplement d'austères philosophes ou de scrupuleux direc-
teurs de conscience qui tentent ainsi de chasser l'écume trouble de l'équi-
voque de la surface lisse de la pensée: «Tourment des Ecrivains, juste
effroi des lecteurs ; / Par qui de mots confus sans cesse embarrassée / Ma
plume en écrivant, cherche en vain ma pensée85 », soupire Boileau. L'auto-
nomie allouée au langage est bonheur d'expressions et inquiétude des
mots. On espère toujours que l'euphorie commune ne faussera pas le juste
rapport à soi.
De même que la conscience religieuse et morale devient affaire privée
tandis que la sociabilité politique occupe tout le terrain public, la pensée
disparaît dans la conscience de chacun pendant que le langage porte toute
la fabrique sociale des signes. Hélène Merlin, dans une réflexion extrême-
ment riche, insiste sur l'utilité pacificatrice de la langue comme civilité.
Pourtant, il n'est pas évident qu'elle ne tende à simplifier, d'une part,
l'opposition entre force brutale et douceur des mots86, d'autre part, le lien
entre sujet de droit et sujet d'énonciation : « la codification de la langue

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212 LE L I V R E AVALÉ

sert donc à juridiser les rapports sociaux, en séparant la langue de la


personne, ou encore, en obligeant la personne par rapport à la langue.
Autrement dit, la codification de la langue, sous ses aspects les plus lin-
guistiques, repose sur un modèle de société fondé sur un contrat social de
sociabilité pacifique87. » En ce sens, on sent souvent pointer, chez Hélène
Merlin, un modèle hobbesien du contrat social, rationnel et volontaire,
pour penser le nouveau sujet de la langue: «La théorie du bon usage va
donc à contre-courant d'un certain régime de la force. En écartant de la
langue toute espèce de forme monarchique, elle oppose un droit — une
civilité, un contrat tacite — au simple "crédit" social88. »
On trouve bien, chez Hobbes, une inquiétude flagrante en ce qui con-
cerne l'éloquence qui entraîne aux ruptures avec l'ordre établi et même aux
guerres civiles : un des enjeux du contrat politique consiste, pour lui, à
priver de portée publique les paroles emportées des particuliers. Le sujet
de droit qui abandonne89 son droit naturel à user de la force trouve une
contrepartie dans la protection, égale pour tous, de la loi représentée par
le souverain. De même, il y aurait abandon par les sujets de leur pouvoir
d'intervention publique, prise en charge exclusivement par l'ordre politi-
que, et en contrepartie liberté d'usage et de réflexion sur le langage. Mais
à condition que le langage définisse un sujet de droit, loin des réciprocités
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amicales ou des obligations envers des supérieurs. C'est déjà ce que récla-
mait Montaigne, précisément pour mieux échapper aux guerres civiles :
J'eschape ; mais il me desplait que ce soit plus par fortune, voire par ma pru-
dence, que par justice, et me desplait d'estre hors la protection des loix et
soubs autre sauvegarde que la leur. [...] Or je tiens qu'il faut vivre par droict
et par autorité, non par recompense ny par grâce. [... ] Je ne trouve rien si
cher que ce qui m'est donné et ce pourquoy ma volonté demeure hypothéquée
par tiltre de gratitude, Et reçois plus volontiers les offices qui sont à vendre. Je
croy bien : pour ceux-cy je ne donne que de l'argent ; pour les autres je me
donne moy-mesme. Le neud qui me tient par la loy d'honnesteté me semble
bien plus pressant et plus poisant que n'est celuy de la contrainte civile. On
me garrotte plus doucement par un notaire que par moy90.

Entre modèle marchand et ordre juridique, il est clair que la contrainte


civile ne trouve pas, chez Montaigne, son instance privilégiée dans la réci-
procité de la grâce, de l'amitié et des usages nobiliaires.
Qu'un tel modèle commence à circuler, parfois de manière tacite, sem-
ble assez évident. Peut-on pour autant le généraliser ? Il semble bien que
l'amitié garde pour beaucoup de ses vertus sociales, que les multiples
formes de réciprocité alimentent encore l'essentiel des relations et que
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LE DON DES MOTS 213

l'invention d'un sujet de droit91 ne suffit ni à comprendre l'articulation


des sujets à la langue ni à évaluer les nouvelles autorités des écrivains. Et
même l'enchaînement passionnel au roi ne saurait être éliminé par les
prestiges du contrôle de la langue, tant la louange en demeure le point de
fusion évident. Joël Cornette souligne, d'ailleurs, avec raison que « com-
prendre la signification de toutes ces pétitions d'amour qui jalonnent le
discours politique est une entreprise délicate : là pourtant, dans la rela-
tion psychologique et affective avec le pouvoir, pourrait bien résider la
raison la plus profonde de la longue adhésion des Français à l'État
monarchique92 ». Loin des relations de droit ou des rapports de force, les
ressources de la grâce et la sociabilité des amitiés de la République des
Lettres ou des salons à la mode forment, elles aussi, des modèles impor-
tants pour la compréhension des nouveaux statuts des écrivains. En ce
sens, ramener le rapport à la langue à une forme de droit, rationnel et
volontaire, minimise l'irrationalité et le caractère involontaire de l'évolu-
tion de la langue, sur lesquels joue justement le purisme de Vaugelas pour
mieux retirer du pouvoir d'un roi, d'un groupe de savants ou d'une élite
nobiliaire les effets perceptibles des mots.
La paix sociale trouve, en effet, dans le souci nouveau du style com-
mun et dans l'autonomie dévolue au langage un soutien inattendu. Le
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pléonasme d'un langage «porteur d'euphorie» (phorein signifie déjà


«porter») signale cette capacité nouvelle du langage à se soutenir tout
seul et à se suspendre hors de portée du pouvoir des particuliers, en même
temps qu'à soutenir heureusement les êtres qui s'y accrochent : Yimmé-
diateté sociale est à ce prix. Mais le paradoxe suppose aussi de n'être pas
reconnu comme paradoxe, de même que son objet doit témoigner d'un
travail qui ne paraît jamais. L'oratorien Bernard Lamy le met bien en
évidence :
Mais enfin, outre cette exactitude à garder les lois de l'usage, et ce soin à
n'employer que des façons de parler pures, il faut avouer que ce qui élève au-
dessus du commun ceux qu'on admire est un certain art, ou un bonheur qui
leur fait trouver des expressions riches et ingénieuses pour dire ce qu'ils pen-
sent. [...] Ce choix d'expressions riches et heureuses fait ce qu'on appelle
l'élégance ; mais outre cela, pour rendre un discours élégant, il est nécessaire
que l'on y fasse apercevoir une certaine facilité [...]. Cette facilité se fait sentir
dans un ouvrage lorsque l'on se sert d'expressions naturelles, et que l'on évite
celles qui semblent recherchées, et qui portent les marques sensibles d'un esprit
qui fait les choses avec peine. Ce n'est pas que, pour se servir des ternies
naturels et propres, il ne soit besoin de travail ; mais il ne doit pas paraître. Il
faut se donner la torture en composant si l'on veut bien faire, mais il faut que
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214 LE L I V R E AVALÉ

le lecteur conçoive, à la facilité qu'il trouve d'entendre ce qu'on lui dit, qu'on
était de fort bonne humeur lorsqu'on écrivait93.
De même que l'on peut trouver outrageantes les contorsions flatteuses
des éloges qui se disent toujours sincères, il est possible de considérer
comme étranges les paradoxes de cet usage arbitraire qui doit, néan-
moins, promouvoir des termes naturels et propres, de ces termes naturels
qui doivent être recherchés pour se distinguer du vulgaire et passer pour
élégants et, cependant, donner une impression de facilité, de cette torture
du travail de l'écriture qui doit disparaître sous la séduction de la bonne
humeur. Il faut, pourtant, tenir de telles conceptions (ou prescriptions)
pour socialement valides et supposer que leurs auteurs n'ont pas le senti-
ment de devenir schizophrènes avant la lettre lorsqu'ils superposent les
nécessités du travail avec la naturalité des apparences. Si l'élégance du
style en arrive à occuper ce territoire commun, il devient indispensable
d'en saisir l'économie propre et le lien particulier à la vérité, avant de
comprendre la formation sociale des pratiques esthétiques.
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CHAPITRE 6

La communauté du style :
vérité de Dieu
et politesse des hommes

L A MÉMOIRE DES RÔLES qui sont alloués à chacun assure, dans une
société traditionnelle, la transmission de la vérité. La vérité y demeure
de l'ordre de la manifestation ou de la révélation : les sujets en sont tou-
chés. Lorsqu'il faut, au contraire, travailler les apparences afin de toucher
à la vérité (de soi, des autres, de la communauté, de la nature), ce sont les
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sujets qui la produisent sur la scène du monde. Les choses ne dévoilent


plus d'elles-mêmes leur teneur de vérité ; elles se figent dans une muette
identité où elles ne sont plus que ce qu'elles sont. Il faut donc faire appa-
raître leur vérité, montrer combien leur mutisme obstiné est une parole
secrète. C'est alors que le style, qui nouait le langage à des formes com-
munes d'expression, glisse le travail de la langue dans le creuset du sujet.

L'impossible style ?
Même si l'on est prêt à reconnaître l'ancrage immanquablement histori-
que et biographique de toute prise de parole, il n'en demeure pas moins
qu'un geste constant des philosophes est de rechercher une vérité des
discours qui ne soit pas, de part en part, soumise au relativisme de l'his-
toire. Pourtant, lorsque Aristote parle de la lexis ou Cicéron et Quintilien
de Velocutio-, ils ne l'entendent pas comme le jaillissement spontané de la
parole individuelle, mais comme une norme sociale, une convenance des
mots, des sujets abordés, de la position sociale du locuteur et de ceux
auxquels il s'adresse. Les styles sont des codages linguistiques et gestuels
qui témoignent de la bonne transmission des pensées : ils renvoient aux
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216 LE L I V R E AVALÉ

métiers de vivre1. Fonctionnant comme des mises en scène adéquates de


la vérité, les styles sont grégaires. Dans la mesure où ils opèrent au sein
d'une société qui en mesure et en ordonne les effets, ils permettent à la
vérité de la pensée et à la pensée de la vérité d'être mises à jour et trans-
mises. La doctrine des trois styles repose sur des humeurs sociales, non
sur des soucis personnels.
À compter du moment où ce rapport impeccablement collectif au lan-
gage — voix de chacun où vibre le sens commun de la tradition — se
tord, se déforme et se disjoint, les sujets tentent de trouver en eux-mêmes
l'homogénéité et le sens d'une identité que la communauté jusqu'alors
assurait2. Le style n'est plus la parole commune des êtres, c'est désormais
le balbutiement furtif d'un vivant. Là où le style flânait sur les chemins de
l'identité collective, il se fraye maintenant un passage étroit, solitaire, dans
la forêt hostile du social. D'où l'idée que le style révèle l'intimité secrète
d'un sujet, sa singularité la plus immédiate et donc aussi, quelque part,
son originalité, la fraîcheur qu'il sait donner aux tournures anciennes du
langage. Mais entre ces deux possibles se glisse une tournure commune
où le style fait fond sur une immédiateté sociale, même si celle-ci devient,
de plus en plus, l'objet d'un travail inapparent de médiation.
Le surgissement irréfléchi d'un moi dans le discours ne s'impose, peu
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à peu, qu'en passant par le refus de faire apparaître le travail de constitu-


tion sociale du moi, tout ce qui va poindre sous le nom de « contenance ».
À partir du xvne siècle, le style apparaît de moins en moins comme le
déploiement adéquat de la pensée, il trahit le sujet : il le trahit en faisant
de ses pensées des mots et il le trahit en révélant sa constitution intime de
façon irréfléchie. C'est bien contre cette irréflexion que lutte Descartes,
pour ramener la pensée à elle-même, c'est-à-dire en deçà des mots, tant il
est devenu nécessaire de disjoindre pensée et langage à partir du moment
où le langage n'est plus l'être (même s'il peut encore le dire) — « désonto-
logisation» du langage (ainsi que Michel de Certeau la nomme), qui
désunit la parole sociale et l'intimité de l'existence. Si le style trompe, si la
manière d'user des mots prive la vérité de son possible déploiement, c'est
qu'ils ne partagent plus fondamentalement le même socle que la pensée :
le langage est un code que la rhétorique ordonne et configure d'autant
plus nécessairement qu'il n'orchestre plus une immédiate plénitude de
l'être. Le style n'est plus « sociodégradable ».
Auerbach remarque, dans Mimesis, que le style intermédiaire, où se
fond gravité tragique et réalisme, au xvme siècle, rend tout à coup les
anciens codes stylistiques du sublime et du bas éminemment « frivoles3 ».
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LA C O M M U N A U T É DU STYLE 217

Il en va de la sorte justement parce que ces styles apparaissent brusque-


ment comme des codes que ne soutient plus une immédiateté qui les trans-
figurait jusque-là en nécessité. Les tentatives déjà notées de Théophraste
Renaudot, de Madeleine de Scudéry ou de Charles Sorel d'afficher un
style moyen, commun à tous les propos, démembre, peu à peu, l'ancienne
disposition des trois styles.
Il serait sans doute juste de trouver dans ce partage entre éloquence et
vérité, l'héritage lointain de l'opposition devenue classique de la rhétori-
que et de la philosophie, celle-là même que Cicéron remarque et critique :
«les philosophes méprisèrent l'éloquence, les orateurs la sagesse4». Et, de
fait, on trouve sans peine, au xvne siècle, des dénonciations de l'éloquence
eu égard à la vérité. Presque au hasard, telle déclaration catégorique de
Malebranche : « [TJous les divers styles ne nous plaisent ordinairement
qu'à cause de la corruption secrète de notre cœur [...], c'est une certaine
intelligence pour ce qui touche les sens, et non par l'intelligence de la
vérité, qui fait que certains auteurs nous charment et nous enlèvent
comme malgré nous5. »
L'éloquence relèverait ainsi des avanies du sensible, voire de la sensi-
blerie — rien de la vérité authentique n'y pourrait jamais être atteint.
L'éloquence, tout au plus, servirait de cadre, de sertissage pour les authen-
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tiques joyaux du vrai :


C'est donc une illusion toute pure de prétendre que ce qu'il y a d'effective-
ment beau dans les Anciens, ne puisse passer dans nôtre langue ; c'est vouloir
que la vérité soit attachée à certains sons & à certains traits, ce que la raison ne
sçauroit goûter. [...] Quant aux grâces qui dépendent du langage de certains
tours & de certaines figures qui sont simplement dans les mots ; elles sont peu
de chose, & elles ne méritent pas plus nôtre estime & nôtre attention que l'or
ou l'argent dont on se sert pour monter les pierres précieuses6.
Par ailleurs, hors du cadre savant, un autre genre d'authentification
des expériences sensibles tend à faire de l'art de parler un vestige impor-
tun, s'instaurant jusque dans les cercles mondains et faisant en sorte que
les vertus de l'empirique apparaissent comme le mode moderne d'accès à
la vérité. Non seulement, donc, l'expérience indispensable aux nouvelles
productions scientifiques, mais aussi l'expérience personnelle — cette
« cicatrice de l'action » selon l'heureuse formule de Bernard Beugnot7 —,
si visible dans l'efflorescence des mémoires et des récits de voyage. Ainsi,
dans Le courtisan désabusé, l'expérience peut désormais rivaliser avec
l'éloquence autant qu'avec la raison lorsqu'il s'agit de convaincre du vrai :
« [C]omme les expériences d'une personne qui a passé toute sa vie dans
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la Cour & dans les Armées, peuvent imprimer plus fortement les veritez
dont il parle dans l'esprit de ses lecteurs que le simple raisonnement, j'ay
cru que mon travail ne seroit pas entièrement inutile, encore qu'il soit
dépourveu des ornemens du sçavoir & de l'éloquence8. »
Est-ce à dire que tout discours n'est plus soutenu par le souffle de
l'éloquence ? Certes pas. Tout un courant de pensée, au xvne siècle, tend à
conjoindre l'a propos de la rhétorique et la parole de vérité, plutôt qu'à
les diviser. Pareille conjonction n'est pas le résultat d'une simple réunion :
c'est en fait la recherche de la vérité en philosophie qui doit nécessaire-
ment s'allier la puissance de l'éloquence (selon un registre de fait très
cicéronien). Constat de la prégnance de la rhétorique dès lors que l'homme
est un animal parlant. Comme le souligne Bernard Beugnot,
la culture rhétorique ne se réduit pas à un ensemble de préceptes ou au traité
des figures qui en est souvent pour la modernité le seul visage. Elle est un lieu
d'échange et de communication, précisément une culture, où s'apprend en
même temps que l'art de parler un art de vivre ; les questions existentielles ne
peuvent en effet être résolues ou simplement posées hors de la parole qui les
porte9.
Il ne s'agit pas de déchiffrer les figures de la vérité sous les couleurs de la
rhétorique, mais bien de saisir que le chemin conduisant au vrai doit
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passer par le pays d'éloquence.


Dans une de ses merveilleuses lettres à teneur encomiastique, Guez de
Balzac joue à relever ainsi son éloquence propre par une démonstration
de sa capacité à dire le vrai, déniant dès lors, à l'instant même où il l'af-
firme et l'autorise, le tour élogieux (et donc soupçonnable) de sa prose :
« [J]e loue le Prince d'Aurange & le Marquis de Spinola, comme si j'estois
des deux partys contraires en mesme temps : En effet, Monseigneur, je
pense avoir de l'obligation à ceux qui me donnent le moyen de mettre
ensemble les deux plus rares choses du monde, c'est à sçavoir la vérité &
l'éloquence10. » C'est dire que l'éloquence balzacienne ne saurait être dis-
sociée de la véracité de ce qu'elle énonce, lors même qu'elle paraît tomber
exemplairement dans les travers de l'éloge forcé : de l'éloquence à la vérité,
le legato est impeccable. À la condition de saisir que semblable unité est le
résultat d'un échange : de ceux qui octroient la possibilité d'allier le beau
parler de la louange et l'authenticité du mérite à celui qui le rend comme
une nécessité. Pour qui se sent obligé, il importe de redonner, sous une
autre forme, ce qui lui a été offert. Mais cela se présente comme une
exception (à la mesure de ces grands personnages qui, seuls, peuvent sus-
citer une si exaltante union et provoquer semblable effet).
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LA C O M M U N A U T É DU STYLE 219

Que ce chemin de pensée qui sinue dans le pays d'éloquence soit aussi
un chemin de parole, voilà ce qui gêne certains et suscite un désir d'arra-
cher la réflexion aux détours du langage, même retranché de ses pouvoirs
rhétoriques. Ainsi Descartes, dont on a vu qu'il pavait la voie du cogito
avec l'oubli des puissances langagières. Le soupçon jeté sur les artifices de
la parole, sans doute, n'est pas chose nouvelle. Pourtant, que dire du
soupçon qui semble gagner la vérité elle-même ? Tel est l'élément beau-
coup plus original qui engage, au xvne siècle, tout un courant de pensée,
toute une série de pratiques qu'il importe de retracer, car ces pratiques
permettent de saisir la relation entre communauté du style et véracité des
expériences personnelles ' '.

L'effrayant spectacle de la vérité


La Fontaine dans «Le statuaire et la statue de Jupiter» souligne cette
inquiétude humaine face à la vérité :
Chacun tourne en réalités,
Autant qu'il peut ses propres songes :
L'homme est de glace aux vérités ;
II est de feu pour les mensonges12.
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Comment expliquer cette réticence face à l'expérience de la vérité,


alors même que chacun devrait y tendre ? Comment comprendre cette
résistance, cette froideur pour une vérité que l'on désirerait pourtant sans
apprêts, offerte et nue? Contempler une vérité, pire, la dire, voilà qui
pourrait bien nous nuire : « Rien ne demande plus de circonspection que
la vérité, car c'est se saigner au cœur que de la dire. Il faut autant
d'adresse pour la savoir dire que pour la savoir taire13.» Prudence de
l'homme de cour que l'on supposerait facilement machiavélienne, s'il ne
s'agissait beaucoup plus de ce sentiment de corruption — conquête pro-
prement chrétienne sur fond de néo-stoïcisme — qui touche tout mem-
bre de la cité des hommes. Pierre Aubenque discerne, avec grande
perspicacité, cet écart novateur par rapport à la prudence antique, écart
suscité par « une révélation qui a fait défaut à Aristote comme aux autres
Grecs, celle de l'existence d'une volonté pervertie, et par la réflexion cor-
rélative sur l'essence et la signification du péché14 ». C'est le péché originel
qui jette l'homme dans une inquiétude face à la vérité, d'une part, en ce
qu'elle ne lui est plus immédiatement accessible, d'autre part, en ce qu'elle
peut révéler de terrible pour chacun : il y a là comme un noli me tangere qui
obsède notre rapport au vrai. La volonté de vérité est frappée d'indignité
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22O LE L I V R E AVALÉ

théologique, puisque « nous sommes incapables et de vrai et de bien15 ». Il


ne reste donc à l'être humain qu'à accepter de ne pouvoir soutenir le
spectacle de la vérité, comme une preuve supplémentaire de sa misère,
sans pour autant nécessairement choir dans le divertissement. Les pages
ulcérées de Pascal sur l'usuel oubli de notre condition dans les folies
mondaines disent bien la faiblesse humaine et la nécessité de ne pas s'illu-
sionner à son sujet.
Le goût du beau langage ne saurait échapper à cette lecture à la fois
anthropologique et théologique. Nicole y ramène, sans hésiter, mais avec
une singulière retenue, le plaisir des figures de style : « [S]i l'on considère
attentivement d'où peut venir que nôtre esprit se plait tant aux Métapho-
res, on trouvera que c'est de cette foiblesse de nôtre nature, qui se lassant
de l'image simple de la rigide vérité, cherche à se délasser par le mélange
des Métaphores, dont le propre est de s'écarter un peu de la vérité16. » Telle
est sans doute la juste posture augustinienne (et l'on sait l'importance de
saint Augustin pour tout le siècle). Mais de là, tout se passe comme si la
vérité nous étant, en son immédiate présence, inaccessible, il devenait
essentiel de recourir à l'éloquence, au style, aux élégantes tournures du
langage pour mieux appréhender et fixer l'insaisissable vérité. Déjà Guez
de Balzac — qu'on ne peut supposer janséniste avant la lettre — criti-
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quait sèchement La doctrine curieuse du père Garasse sous prétexte qu'« il


n'y a point de doute que la vérité ne fut beaucoup plus forte toute seule &
desarmée, qu'elle n'est avec l'assistance que ce pauvre homme luy veut
donner & que ce ne soit abandonner la cause de Dieu, de la laisser soute-
nir à des mains si foibles & si mauvaises17». C'est dire, tacitement, que la
vérité eût paru encore plus forte si elle avait reçu les secours des mains
puissantes de la bonne éloquence. Même saint François de Sales cherche
dans la saveur de la langue la vérité divine : « Que votre langage soit doux,
franc, sincère, rond, naïf et fidèle [...] vous ressouvenant que Dieu est le
Dieu de vérité. [ . . . } Car en matière de parler, on ne regarde pas à la quan-
tité, mais à la qualité18. » Par où l'on voit qu'aux critères classiques de la
vérité (franchise, sincérité, naïveté et fidélité) s'ajoutent des critères mani-
festement stylistiques (douceur, rondeur, voire naïveté encore) faisant de
la qualité du parler une valeur assignable autant aux procédures de l'élo-
quence qu'aux nécessités de la vertu chrétienne. C'est aussi ce que recom-
mande Fortin de la Hoguette à son fils :
La diversité des visages ne procède que de la diversité des esprits, ny celle du
style, que de celle du tempérament & des mœurs. Un homme lent languira,
un artificieux rusera, un bavart sera diffus, un brouillon confus, un trompeur

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LA C O M M U N A U T É DU STYLE 221

ambigu, le seul homme franc sera net en sa parole. Que ton style, en parlant
ou en escrivant, n'aye jamais d'autre but que d'effigier le plus naïvement qu'il
se pourra l'image réelle des notions de ton âme. Cela estant, outre que tu
t'exerceras à estre véritable, en te produisant au dehors tel que tu es, par la
parole escrite & non escrite, insensiblement, sans art & sans estude tu devien-
dras éloquent19.

L'éloquence, en ce qu'elle fait apparaître le vrai, est la monnaie dont se


payent les hommes dans leur commerce quotidien, puisque d'accès direct
à la vérité, il n'est plus question. La surenchère qu'impliqué tout mouve-
ment de bien parler par rapport à l'existence même des choses prend le
tour d'une nécessité et non d'une condamnation. Comme le dit Rapin, à
l'autre bout du siècle :
Après tout, la vraye Eloquence, qui n'a rien que de réel, consiste à bien
représenter les choses comme elles sont. Le tour le plus naturel de les dire, est
tousjours le plus difficile, mais c'est aussi le plus agréable : parce que rien ne
plaist en cet art que ce qui est naturel. Et comme la vraye pénétration est de
voir les choses comme elles sont : la vraye persuasion est de les faire sentir par
les images que l'Eloquence en fait, comme elles doivent estre. Mais parce que
les choses frappent plus fortement l'esprit immédiatement par elles-mesmes,
que par leurs images : ces images qui ne sont que les figures de l'Eloquence, ne
doivent estre mises en usage, que quand elles sont plus fortes & plus excessives,
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que les choses mesmes20.


L'écart relevé par Nicole entre vérité et éloquence devient, chez Rapin,
le lieu même qui permet à l'image, toujours plus faible en sa puissance de
convaincre que les choses elles-mêmes, de rattraper, pour ainsi dire, cette
faiblesse et de la retourner en force. Puisqu'il n'est pas d'accès immédiat à
la vérité, il faut jouer la carte de la médiation et donc user de l'éloquence.
C'est pourquoi Rapin précise que « le dessein d'un Poëme doit estre com-
posé de deux parties, de la vérité, & de la fiction ; la vérité en est le pre-
mier fond, la fiction en fait l'accomplissement21 ». Pas question, donc, de
dissocier radicalement vérité et fiction, celle-ci ne fait que prolonger et
achever celle-là : la fiction, c'est la vérité amenée jusqu'à nous. On ne sau-
rait donc la réduire au mensonge pur et simple : « II faut bien prendre
garde de confondre dans ce style la fiction avec la fausseté. L'une imite &
perfectionne en quelque façon la Nature; l'autre la gâte & la détruit
entièrement. Nôtre langue sur tout aime la vérité jusques dans les inven-
tions Poétiques22. »
Inversement, il devient nécessaire de jouer de la litote plutôt que de
l'hyperbole dans certains usages de l'éloge :

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une louange grossière, quelque vraye qu'elle soit, vaut presque une injure, &
les personnes raisonnables ne la peuvent supporter. J'entens par le mot de
grossière, une louange directe & toute visible, qui n'a aucune enveloppe. C'est
louer les gens en face, & d'une manière qui ne ménage point leur pudeur ; au
contraire une louange délicate est une louange détournée, qui n'a pas mesme
l'air de louange23.
Épousant la manière opaque et voilée de la figure de rhétorique ou de la
fable exemplaire, l'éloge témoigne du même refus d'une vérité immé-
diate. Il faut pourvoir la vérité d'une figuration sociale, afin qu'elle soit
reçue, acceptée, légitime.
Même si la rhétorique est affaire de persuasion, d'entraînement à agir
— en ce sens elle s'occupe avant tout de productions d'effets —, jamais
sa puissance n'atteint le cœur des choses et des êtres. Malgré sa prégnance
au xviie siècle, l'éloquence n'est pas la manifestation des choses mêmes,
elle en est, au pire la reproduction, au mieux la présentation. Cela n'est
pas sans nuire à sa reconnaissance sociale, mais on peut en dire autant de
la vérité. Si l'éloquence ne la manifeste pas, comment apparaît-elle ? D'où
l'invention de nouveaux modes de production de la vérité, depuis l'expé-
rience personnelle jusqu'à l'expérimentation scientifique, où l'on vise à
chaque fois la transparence de la parole qui la porte plutôt que l'opacité
des figures qui la contiennent. Les résistances sont, pourtant, fortes et
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l'on tente de ramener, dans l'orbe du bien parler, autant les questions
morales que les propos politiques.

Être vrai et paraître vrai


Lorsque Boileau affirme, dans sa préface à l'édition «favorite» de 1701,
« l'effet infaillible du vrai, quand il est bien énoncé, c'est de frapper les
hommes », on pourrait n'y voir qu'une insistance sur le lien entre vérité
et force matérialisé par leur inscription réciproque dans une causalité. Ce
serait oublier l'incise : quand il est bien énoncé. Autrement dit, on ne peut
séparer l'énoncé de la vérité de son énonciation si l'on veut qu'elle agisse
avec toute sa force, avec tout son effet. Pour Platon, le tort de la fiction
mimétique n'est pas seulement de produire de l'être, sans en avoir la légi-
timité, mais surtout que cette illusion d'être fasse de l'effet. Désormais, si
l'on veut que l'être-vrai frappe infailliblement les hommes, on doit avoir
recours à l'éloquence comme effet. Afin que la solution chimique de la
vérité cristallise, il faut le petit choc de l'éloquence. C'est ainsi que, dans
une des premières lettres qui suit sa séparation d'avec sa fille, Madame de
Sévigné écrit :
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LA C O M M U N A U T É DU STYLE 223

Je n'en ai reçu que trois de ces lettres qui me pénètrent le cœur. [... ] Elles sont
premièrement très bien écrites, et de plus si tendres et si naturelles qu'il est
impossible de ne les pas croire. La défiance même en serait convaincue. Elles
ont ce caractère de vérité que je maintiens toujours, qui se fait voir avec auto-
rité, pendant que le mensonge demeure accablé sous les paroles sans pouvoir
persuader ; plus elles s'efforcent de paraître, plus elles sont enveloppées. Les
vôtres sont vraies et le paraissent. Vos paroles ne servent tout au plus qu'à
vous expliquer et, dans cette noble simplicité, elles ont une force à quoi l'on
ne peut résister. Voilà, ma bonne, comme vos lettres m'ont paru24.

Roger Duchêne fait remarquer, en commentaire de ces quelques lignes,


qu'« il ne s'agit pas là, comme on l'a cru parfois, d'un jugement littéraire,
mais bien de rassurer sa correspondante. Ses protestations ont été reçues
comme des vérités, parce qu'elle avait su user des mots qu'il fallait25. »
Cela est juste, à la condition de saisir que, si le jugement ne relève pas de
la critique stylistique, il se fonde sur elle et marque, de la plus claire
manière, les contraintes réciproques de la vérité et de l'éloquence, du
paraître vrai et de l'être vrai. Le propre du mensonge est de toujours finir
par apparaître : non simplement parce que la vérité viendrait en dévoiler
les errements, mais parce qu'il « demeure accablé sous les paroles » : c'est
l'économie du langage lui-même qui provoque un effet de saturation. Le
menteur est pris au piège du langage : il a cru que, dans un univers où les
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mots n'ont pas un rapport nécessaire aux choses, il pouvait déplacer à sa


guise les significations et les faire jouer à son avantage. Mais il oubliait
ainsi que le langage est un produit du commerce humain, laissant alors
de côté le sens des convenances et des mesures dans les échanges sociaux,
ou cherchant à « envelopper », de façon finalement embarrassée, ce qui eût
dû simplement apparaître. L'aporie nécessaire du mensonge est celle-là
même que décrit Quintilien26. La force des lettres de Madame de Grignan
tient à ce qu'elle se contente de faire apparaître ce qui est, en une « noble
simplicité » (alliance, donc, des deux catégories extrêmes du style, qui en
annule l'écart, tout en en respectant la référence). Sans que Madame de
Sévigné ait eu à lire Quintilien pour autant, voilà bien des propos informés
par Yunivers de la rhétorique.
Pourtant, l'énoncé le plus extraordinaire — et qui risque de passer
inaperçu — est celui où Madame de Sévigné insiste : « Les vôtres sont
vraies et le paraissent. » On attendrait sans doute que le paraître vienne
avant l'être, comme si la vérité ne devait que confirmer, après coup, la
validité de ce qui était apparu : d'abord le phénomène, puis l'affirmation
de sa véracité : vos lettres, non seulement paraissent vraies, mais elles le
sont. Or, c'est le contraire qui arrive. À quoi sert de redoubler l'être avec
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224 LE L I V R E AVALÉ

le paraître ? En quoi Y apparence de la vérité peut-elle encore ajouter à ce


qui devrait frapper comme la plénitude de Y être vrai ?
Une première manière de répondre consiste à citer un texte exactement
contemporain de cette lettre, tiré du Nouveau Traité de civilité de Courtin,
où celui-ci fournit une magnifique fable des origines de l'éloquence :
II est vrai que l'on n'aurait pas eu besoin d'autres préceptes ni d'autres règles
pour le discours que d'être sincère et véritable, la vérité seule étant d'une force
merveilleuse pour tourner l'esprit où elle veut. Mais parce que, depuis que la
malice et l'intérêt se sont emparés de l'esprit de l'homme, les uns substituant
le mensonge en la place de la vérité, pour abuser de la créance de ceux avec
qui ils agissent selon leurs différentes vues, et que les autres, par l'expérience
trop établie qu'ils ont de la duplicité de l'esprit de l'homme, craignent d'être
trompés et se raidissent souvent par cette crainte aussi bien contre la vérité
que contre le mensonge, l'on a été obligé de faire un art de bien parler, qui est
l'éloquence, afin que, comme auparavant l'esprit donnait de lui-même entrée
à la vérité sans le secours de l'art par la confiance mutuelle qui régnait parmi
les hommes, cet art pût aussi vaincre la répugnance que le soupçon avait
introduite dans l'esprit pour la vérité, en la disant nettement et d'une manière
agréable et animée qui, non seulement instruise, mais touche et persuade27.
Il y a donc eu un heureux temps où d'être vrai on avait la liberté. En ce
temps-là existait une force propre à renonciation de la vérité, car chacun
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y croyait immédiatement. Avec la chute dans l'intérêt privé, les uns ont
essayé d'en abuser par le mensonge et les autres ont cessé de croire à ce
qui était affirmé. Comment alors rétablir la puissance du vrai ? Par l'élo-
quence, nous dit Courtin, qui ne consiste pas à mentir et truquer, mais au
contraire, à soutenir de ses énergies propres l'intérêt public de la vérité. Si
l'on ne peut plus, par conséquent, se contenter de l'être vrai pour y croire, il
faut bien recourir à ses apparences. Paraître vrai est le nécessaire supplé-
ment de l'être vrai.
Une deuxième réponse se trouve, antérieurement, chez Pascal: « [I]l
faut avoir recours à elle [la coutume] quand une fois l'esprit a vu où est la
vérité, afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance qui nous
échappe à toute heure28. » À l'inverse de bien des existentialismes qui
cherchent à révéler la médiation de la vérité dans l'immédiateté de l'exis-
tence, pour Pascal, c'est sous couvert de la médiation de l'existence et de
ses incessantes répétitions coutumières que s'énonce l'immédiateté, que
surgit l'éclat de la vérité. Pour que la lumière du vrai persiste et nous innerve,
il lui faut Vombre accueillante de l'existence et l'opacité réfléchie de la chair.
À l'instantané subreptice de la vérité, on doit ajouter la teinture de l'élo-
quence pour mieux la fixer et l'établir, pour mieux en assurer la crédibilité.
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LA C O M M U N A U T É DU S T Y L E 225

Rien de plus fugitif que la croyance : à peine les signes de la vérité sont-ils
perçus qu'ils risquent de s'effacer. Coutume et éloquence, en leur plus
exacte pratique, ont pour tâche de crayonner sur le mur de la mémoire la
silhouette fugitive de la vérité, comme la fille du potier de Sicyone avait,
d'un trait de charbon, dessiné la forme de son amant avant qu'il ne la
quitte : à la nudité désirable de la vérité (image de son immédiateté) répli-
que l'éloquence du désir qui la peuple des innombrables instants de l'exis-
tence (image de sa médiation). C'est en ce sens que l'éloquence imite le
vrai ou que le paraître imite l'être : non comme une vaine duplication ou
une illusoire copie, mais comme la fixation fragile d'une vision qui menace
de nous échapper, comme la teinture ouvragée des propres couleurs de la
vérité. On perçoit l'effectivité sociale de ce qui pourrait sembler seulement
spéculation intellectuelle dans le Traité de la noblesse de l'abbé Gilles-
André de La Roque lorsqu'il affirme qu'« il ne suffit pas d'être noble, mais
qu'il faut être réputé tel29 ».
Si Descartes tente de traverser ou d'écarter la question du langage,
l'éloquence même du style pascalien tente d'en montrer, par ses propres
effets, l'ombre propice à l'accueil du vrai. Pascal, sur ce point, ne rompt
pas avec la tradition aristotélicienne, amplement déployée au Moyen Âge,
qui rapporte au langage le lieu de production de la vérité. Hobbes, lui
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aussi, s'y tient, mais en ne saisissant que la relation de dénomination ou


de représentation des mots aux choses selon un « sens propre » unique-
ment validable par la juridiction de l'État. Pascal, au contraire, cherche
dans la «raison des effets» et dans ce que l'on nommerait dans notre
jargon d'aujourd'hui une «anthropologie pragmatique» les façons par
où s'articulent l'éloquence du langage et les vertus du vrai. En ce sens, il
est proche de Spinoza qui, de son côté, rejette aussi toute réduction du
langage à la nomination, toute séparation de la connaissance et de l'affect,
puisque les affects permettent de faire durer les idées, marquant ainsi la
«puissance d'agir» du corps, qu'il soit diminué (devenant tristesse) ou
augmenté (progressant en joie)30.
Hors des sentiers, bientôt abondamment battus, des conceptions car-
tésienne et hobbesienne des rapports entre langage et vérité, existent donc
d'autres chemins, proches les uns des autres et qui délimitent une autre
perspective sur l'être et le paraître. C'est à cette perspective que l'on pour-
rait encore donner le nom de «classicisme» (à condition de voir que
«baroque» ou «préciosité» s'y retrouveraient aussi: on y gagnerait de
laisser de côté certaines facilités de l'histoire littéraire en abandonnant d'an-
ciennes lignes de fracture). Est classique celui ou celle pour qui les couleurs
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226 LE L I V R E AVALÉ

du paraître (par définition opaques : même le blanc n'est pas transparent)


autorisent être et vérité, non à « apparaître » (le propre de l'être ou de la
vérité est justement d'apparaître), mais à produire tout leur effet.
Il s'agit dès lors, exemplairement, d'une conception doxale. Je rappelle
que le terme grec de doxa, s'il désigne l'apparence au sens de vaine opi-
nion et d'illusion, signifie aussi gloire et valeur sociale31. Ce dernier sens
se maintient au xvne siècle : un « apparent » est quelqu'un d'importance32.
Préside alors aux destinées de l'être et du paraître une logique sociale des
apparences qui va se perdre, peu à peu, sous les coups des penseurs du
xvme siècle33. Cette logique sociale court, manifestement, sous les prestiges
mémoriels de la gloire aristocratique. On la voit s'exercer, avec hauteur,
chez un Honoré d'Urfé: «Cesse donc amy, de prier que la Fortune ne
r'attaque plus ma constance. Que si tu veux m'obliger, souhaitte plustost
que je puisse tousjours me faire paroistre tel que je suis. Quel de tous ces
anciens, de qui le nom a vescu jusques à nous, n'a acquis ceste immorta-
lité par les contrarietez de la Fortune34 ? » Face à la fortune, la vertu néo-
stoïcienne consiste à résister, mais la vertu aristocratique exige aussi de le
faire savoir : la mémoire du nom est à ce prix. « Conduits-toy de cette
sorte. Ne vueille pas seulement estre vertueux, ains aussi tasche de faire
paroistre que tu le sois. [...] Que si tu avais à vivre tout seul, ceste
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réputation seroit vaine: mais puis que tu ne peux t'esloigner ny séparer


des hommes, [... ] il faut que ser[ve] l'opinion35 » : ce n'est pas déjà la voix
de l'opinion publique, mais c'est encore l'énergie de la mémoire collec-
tive qui anime le redoublement de l'être en paraître36.
Quintilien, qui cherchait à renverser le préjugé philosophique contre
la rhétorique, fait remarquer incidemment que leur différence est aisée à
saisir : « Philosophia enim simulari potest, eloquentia non potest37 ». La phi-
losophie a en effet connu maintes imitations, mais l'éloquence ne s'imite
pas : de même, si l'on veut paraître, il faut effectivement montrer ce que
l'on veut faire apparaître ; mais être s'imite et se copie sans que l'on soit
assuré qu'il ne s'agisse pas d'une vaine illusion38. C'est en ce sens qu'un
bon nombre de mondains et certains théologiens se retrouvent sur un
territoire commun. Certes, à partir du moment où le divin ne soutient
plus pleinement le rapport des mots aux choses, du langage à la vérité, de
l'être à l'apparence, on cherche soit à viser être et vérité au travers du
médium idéalement neutre et transparent du langage, soit à assurer la
validité du recours aux mots par une institution de la vérité selon une
juridiction étatique ; mais on peut aussi tenter — et tel est le terroir curieu-
sement commun — de lire l'être et la vérité grâce aux figures du paraître
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LA C O M M U N A U T É DU STYLE 227

et de l'éloquence. Encore Buffon, dont on a lu si souvent le mot d'ordre


sur le style à contre-sens comme une preuve de la singularité psychologi-
que de l'écriture de chacun, dit bien qu'« un beau style n'est tel en effet
que par le nombre infini de vérités qu'il présente39». Mais il ne faut pas
s'illusionner sur une semblable éloquence : la faire paraître n'est pas une
mince affaire, en aviser les effets requiert une grande maîtrise, comme
l'annonce Guez de Balzac : « la pierre philosophale se trouverait beaucoup
plus aysément que l'éloquence que je m'imagine40 ». C'est que vouloir le
vrai ne suffit pas, encore faut-il, comme le demande Pascal, «aimer la
vérité » : être vrai, c'est rechercher sa beauté, paraître vrai, c'est désirer en
être transpercé à jamais.

Le style de Dieu : style des choses mêmes ?

Il existe bien sûr un modèle de discours où les choses mêmes sont acces-
sibles — mais, par définition, ce modèle ne peut générer que des approxi-
mations —, c'est la parole divine. Or, il est nécessaire de passer par le
modèle théologique pour mieux comprendre les implications de la nou-
velle « subjectivation » des styles mondains. Et cela d'autant plus que la
question même du style de Dieu apparaît sur la scène pratique des tra-
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ductions de la Bible. Dans sa préface à la traduction du Nouveau Testa-


ment, Le Maistre de Sacy saisit parfaitement l'économie spécifique des
rapports entre éloquence et vérité, dès que l'inspiration divine est pré-
sente et non la triviale rhétorique humaine: « [A]u lieu que dans les
eloquens du monde les paroles ornent les choses ; dans S. Paul c'est l'éclat
des choses mêmes qui rejaillit sur les paroles, & comme elles sortent de sa
bouche estant pleines du feu de son cœur, elles touchent aussy & embra-
sent le cœur de ceux qui le lisent41.» Tel est le renversement idéal de
l'éloquence à la vérité : les couleurs de rhétorique ne viennent pas embel-
lir la réalité des choses dépeintes, ce sont les choses mêmes qui colorent et
illuminent le discours qui les prononce. Idéal, bien entendu, impossible à
atteindre (sauf sans doute sur la scène paradoxale du mystique, dans la
mesure où « est "mystique" un "modus loquendi"42 » qui tente justement
de témoigner de cette complétude allouée ponctuellement à l'inaccom-
pli). Cet idéal demeure pourtant un modèle dont il faut, à la fois, souli-
gner l'oppressante impuissance et rappeler la nécessité d'y souscrire —
comme un ciel renversé en prison infinie. L'abbé du Jarry énonce cette
double règle : « [I]l n'y aurait pas moins de témérité, que d'impossibilité à
vouloir imiter parfaitement le stile des Autheurs Canoniques ; mais il faut
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228 LE L I V R E AVALÉ

faire tous ses efforts pour en prendre le tour & la manière, quand on
explique les veritez qu'ils nous révellent43. » Justement parce qu'il s'agit
d'une Révélation, une écriture non inspirée immédiatement par Dieu,
une écriture frappée au coin de l'éloquence humaine ne saurait en redon-
ner la force silencieuse.
Un des enjeux importants de la Réforme a été de mettre à la disposi-
tion du plus grand nombre la parole de Dieu et faire en sorte que chacun
puisse avoir accès à la parole de Dieu de la même manière que Dieu écrit
immédiatement en tous, comme le dit éloquemment d'Aubigné : « Dieu,
qui d'un style vif, comme il te plaist, escris / Le secret plus obscur en l'obs-
cur des esprits44 ». Sur ce point la Contre-Réforme a fini par se résoudre à
lutter avec les protestants sur leur propre terrain, celui de la Bible en
vernaculaire. Mais traduire le verbe divin apparaît comme une entreprise
redoutable, puisque « si pour faire une bonne traduction il faut estre fort
exact à suivre toutes les pensées de son Autheur; c'est principalement
dans les livres de la sainte Escriture, où les mystères se rencontrent quasi
partout» (Nouveau Testament, Marolles, 1649). Ce n'est d'ailleurs pas
seulement affaire de mots, dans la mesure où, dans la parole de Dieu,
« nous devons, selon la doctrine des saints Pères, respecter jusqu'à une
lettre & à un point, étant un crime de changer un terme en la Loy du
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Prince45 ». À s'en tenir strictement à pareil critère, on voit bien qu'une


traduction devient à peu près impossible. Dans la pratique, les tentatives
démontrent plus de souplesse — et, du coup, suscitent aussi plus de con-
testations. L'enjeu de la traduction de la Bible est surtout de valider, par
l'opération de traduction, la juste doctrine soutenue par telle ou telle
entreprise d'interprétation théologique (protestante contre catholique,
mais aussi jésuite contre janséniste). Les traductions font donc l'objet de
vives polémiques théologiques46. Mais elles s'inscrivent également dans le
déplacement d'autorité depuis le latin, langue savante et langue d'église,
vers le vernaculaire, langue d'État et langue nationale. Non seulement
Richelieu invite à la traduction de la Bible en français (ce que fera Jacques
Corbin, avocat au parlement de Paris — et non théologien ! —, par où
l'on saisit que cette traduction est plus affaire d'État que de pure doctrine
religieuse), mais un panégyrique qui lui est dédié indique bien que le
texte de Dieu doit venir trouver son lieu propre dans la langue française :
«Jusques à quand cette Arche d'Alliance logera elle sous les peaux du
Barbarisme, & n'aura point sa retraite dedans le Palais de la Langue pure
Françoise47 ? »
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LA C O M M U N A U T É DU STYLE 229

Si l'on tente d'apercevoir les déplacements qui touchent le statut du


style dans sa relation à la communauté et à la personne, à la mémoire et
aux conduites mondaines, à la vérité et aux apparences, alors il est donc
bien important de passer par sa figuration la plus inattendue : le style de
Dieu. Lorsqu'on analyse en série les traductions de la Bible, on voit que le
problème du style se pose, chez les théologiens, de façon contemporaine
aux questions qui animent les réflexions des poéticiens, depuis le style
comme norme sociale jusqu'au style comme révélation intime. Est-ce à
dire que la parole de Dieu suivrait ce déplacement du normatif vers le
subjectif? On pourrait en trouver un exemple chez Richard Simon lors-
qu'il décèle certaines additions dans le Pentateuque qui font que Moïse
ne saurait en être l'unique auteur, puisque son argument repose sur une
question de style : ces autres auteurs, postérieurs à Moïse, écrivent « d'un
stile coupé & sentencieux48 ». Ce n'est pourtant qu'un cas particulier et,
d'ailleurs, la référence touche la valeur rhétorique du style. C'est du côté
protestant qu'il faut peut-être aller chercher une plus tenace obligation
de prendre en compte le travail d'énonciation. Ainsi, Jacques Abbadie
affirme que « il faut savoir lire le stile de ce divin Rédempteur, [car il]
avoit accoutumé l'esprit de ses disciples à ce langage figuré qui cachoit
des objets spirituels sous l'enveloppe des images sensibles49 ».
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Cependant, si la question du style surgit dans les disputes théologiques,


c'est, plus généralement, qu'elle touche certaines assises de la société
d'Ancien Régime. Marc Fumaroli a montré combien l'art de l'éloquence en
fonde les comportements et les discours50. Mais la fin du xvne siècle voit
à la fois l'usage constant de la rhétorique et l'étirement de ses concepts
vers la formation d'un style commun. Le texte biblique joue un rôle
exemplaire de ce déplacement des catégories de la rhétorique, dans la
mesure où il se soumet à ses dénominations pour mieux en refuser les
limites. Ainsi, autant Le Maistre de Sacy, côté catholique, que David
Martin, côté protestant, accolerit à la majesté, à la gravitas du style élevé,
la nécessité du style simple susceptible de parler à tous : celui-là décrit le
texte biblique comme relevant à la fois de « la simplicité d'un Apostre, &
de la gravité de la parole de Dieu» (Nouveau Testament, Sacy, 1667);
celui-ci affirme qu'« on y sent d'abord une majesté & une grandeur qui
surprend, qui saisit, & qui donne à l'âme une élévation qu'elle ne trouve
nulle part ailleurs ; & on y voit en même temps cette majesté tempérée de
douceur; & accommodé à nôtre foiblesse; de manière qu'on s'appercoit
aisément que c'est Dieu qui parle à des hommes, & qui sans rien perdre

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230 LE L I V R E AVALÉ

de sa grandeur, vient se mettre à nôtre portée» (Nouveau Testament,


Martin, 1696).
Or, là est bien le problème pour toute traduction de la Bible : comment
rendre à la fois le bas et le haut ? comment accorder la grandeur de Dieu et
la simplicité de l'écriture apostolique ? C'est ce que les jésuites se plaisent
à souligner : « En s'éloignant de certains tours & de certaines expressions
qui sont particulières à l'Ecriture, on luy oste souvent ce caractère de
simplicité & en mesme temps de majesté, qui distingue la parole de Dieu
d'avec la parole des hommes » (Nouveau Testament, Bouhours, Le Tellier,
Besnier, 1697). Pourtant, à se tenir dans le registre de la simplicité, la bas-
sesse du style risque de donner un tour trop vulgaire à la parole divine :
accessible à tous, soit, mais essentiellement différente de chaque écriture
humaine, telle doit être la mesure du texte biblique.
S'il faut bien que l'Écriture sainte soit proportionnée à la misérable
stature humaine, le risque est de plier le texte de Dieu à celui de sa créature
et, du coup, de ne saisir que le hiatus entre la simplicité du langage et la
grandeur du sujet : « [I]l n'y a rien de plus contraire au bien des âmes que
[... ] de voir dans ces sortes de versions une si grande disproportion entre
la Majesté de Dieu qui parle, & la bassesse surprenante des paroles qu'on
luy attribue » (Nouveau Testament, Sacy, 1667). Et c'est bien ce qui occupe
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encore Sacy et ses amis de Port-Royal dans la version complète de la Bible


qui paraît en 1700 : pour eux, l'obscurité du style de saint Paul « vient en
partie de la sublimité des misteres & des veritez qu'il traite, en partie de
l'extrême disproportion des paroles dont il est obligé de se servir pour les
expliquer. Il parle de choses toutes célestes & toutes divines ; & il n'a que
des paroles humaines à emploier » (Bible, Sacy, 1700). À la bassesse rhétori-
que du style s'alimente la bassesse théologique de l'homme, à la grandeur
du style, la majesté de Dieu. Il se dessine comme une « proportionnalité »
entre les catégories stylistiques et les descriptions ontothéologiques. Voilà
bien ce que la traduction, tout à coup, met à jour.
Semblable proportion en fait cependant frémir plus d'un et l'on voit
un théologien comme Nicolas Des-Isles, prédicateur du roi, s'opposer
aux jansénistes et tenter de distinguer subtilement entre vertu chrétienne et
statut social: «l'humilité est une vertu, mais la bassesse ou la petitesse est
une imperfection51 », ou encore François de Clermont, évêque de Noyon,
affirmer dans son approbation à la version du Nouveau Testament de
Godeau : « Le secours des Argumens & des Notes y démesle subtilement
le Mystère caché sous la simplicité du texte de l'Evangile, relevé l'humilité
d'un stile bas en apparence» (Nouveau Testament, Godeau, 1668; mes
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LA C O M M U N A U T É DU STYLE 231

italiques). Autant les jansénistes trouvent dans la bassesse du style de quoi


soutenir toute une vision des êtres et du monde, autant leurs adversaires
cherchent à dissocier le lexique rhétorique des questions proprement
théologiques. Il s'agit néanmoins, de part et d'autre, de faire travailler les
catégories classiques du style pour mieux épouser les problèmes de la
traduction des saintes Écritures. Mais pour qui veut critiquer les traduc-
tions, nul tour plus efficace que de souligner l'inadéquation entre
l'authentique simplicité du texte biblique et les illusoires élégances ou les
bassesses vulgaires de la mise en français. Richard Simon raille ainsi la
version de Corbin pour être « rude & barbare dans les expressions », celle
d'Amelote dont la « manière ordinaire est d'exprimer les plus petites cho-
ses par des grands mots », celle des Messieurs de Port-Royal chez lesquels
«le stile simple & même bas de Saint Paul n'a rien que de grand &
d'élevé52 », et Bossuet ne se prive pas de charger Simon des mêmes maux
pour sa traduction de 1702 : « [N] otre critique a peu connu, je ne dirai pas
cette justesse d'esprit qui ne s'apprend point, & le bon goût d'un style
simple ; mais je dirai le grave. & le sérieux, qui convient à un traducteur
de l'évangile: en sorte que nous voyons concourir ensemble dans cette
version avec la témérité & l'erreur, la bassesse & l'affectation, & tout ce
qu'il y a de plus méprisable53. »
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Certes, on trouve déjà au xvie siècle ce type de critique, mais de façon


moins récurrente qu'un siècle plus tard54, tout comme se développe et se
radicalise l'accusation d'élégance qui apparaît dans la préface de la tra-
duction de René Benoist :
Si notre diction n'est assés propre & élégante, ou nos sentences non assés bien
ageancées, nous disons avec sainct Paul, que le Royaume de Dieu n'est en la
parole : & que le parler élégant n'est requis à la vérité : laquelle est assés belle,
excellente & désirable d'elle mesmes [sic], sans estre fardée ou enrichie d'un
beau & élégant parler, lequel est nécessaire aux hérétiques, pour persuader leur
mensonge, & farder & colorer leur vieille flasque, & ridée masque d'hérésie.
(Bible, Benoist, 1568)

II peut arriver que l'on souligne la valeur d'une traduction élégante,


comme le sous-titre de celle de Corbin l'indique : La saincte Bible, nou-
velle traduction tres-elegante, tres-literale et très-conforme à la Vulgaire du
Pape Sixte V, reveuë & corrigée par le très exprés commandement du Roy,
où le « tres-elegante » est imprimé en caractère aussi gros que « saincte »
et plus gros que tout le reste du sous-titre. Cependant, dans l'ensemble,
l'élégance de la traduction n'est pas ce que l'on recherche, de crainte que
l'éloquence humaine ne fausse le sens des textes divins. Dans la Bible de
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232 LE L I V R E AVALÉ

Diodati revue par Samuel et Henri Des Marets en 1669 — un bel in folio
à l'impression très soignée —, les notes mêmes sont explicitement
dépourvues d'« ornemens ; le sujet n'en pouvoit souffrir » : la rhétorique
relève par excellence de la mondanité des contemporains et de la sagesse
des anciens (toujours sujette à caution pour un vrai chrétien). C'est ce
caractère trop humain qui fait, paradoxalement, de l'éloquence un syno-
nyme de bassesse aux yeux d'un janséniste comme Sacy : « comme le stile
de l'Evangile est extraordinairement simple, on s'est efforcé de représenter
dans la version cette admirable simplicité en évitant les tours & les manières
de parler qui pouvoient ressentir l'éloquence humaine » (Nouveau Testa-
ment, Sacy, 1667).
L'affectation du style, la recherche des termes et des tours de phrase va
à l'encontre d'un style qui doit nécessairement être « coulant & facile »
comme le rappelle David Martin (Nouveau Testament, Martin, 1696). Un
autre protestant, Jean Le Clerc, tente d'expliquer cette réticence devant les
déploiements de l'éloquence et les charmes de l'élégance :
si l'Esprit de Dieu avoit dicté aux Apôtres des discours également méthodiques,
clairs & élegans ; on auroit pu dire, avec beaucoup de vrai-semblance, que la
beauté du stile & de la disposition avoit gagné le cœur de leurs auditeurs;
plutôt que la solidité des pensées, & la grandeur des miracles, dont ils l'avoient
soutenue. On auroit pris en un mot la révélation divine pour une sagesse
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humaine, telle qu'étoit la Philosophie des Grecs. (Nouveau Testament, Le


Clerc, 1703)
Qui dit éloquence, dit illusion et mensonge: là où les mots séduisent,
c'est aux dépens des choses mêmes. Plus loin de la vérité révélée sont les
hommes, plus ils dépendent des puissances trompeuses : la simplicité du
texte biblique apparaît aussi comme une marque de sa transparence, une
preuve de son évidente révélation ou dévouement des choses mêmes.
Dans sa préface à la traduction complète de la Bible, David Martin
raisonne sur l'apparente faiblesse du style des apôtres, ainsi que sur leur
diversité, en marquant le fait que les Évangiles, quoique inspirés par le
Saint-Esprit, sont essentiellement le fait d'hommes :
Les Livres divins n'ont pas été faits pour plaire par la délicatesse & le choix des
expressions, mais pour instruire & sanctifier par l'évidence de la vérité, & par
la nature même des choses dont ils sont remplis. C'est en partie la raison de la
diversité de stile qui se trouve entre plusieurs de ces saints Ecrits [...]. Chacun
de ces Ecrivains a conservé son caractère, & pour ainsi dire, son tour d'esprit,
& le Saint Esprit ou les a souvent laissez maîtres de leurs expressions, ou leur
en a fourni à chacun de propres à son caractère particulier : & sur tout qui
fussent toujours convenables au sujet dont ils parloient. (Bible, Martin, 1707)
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LA C O M M U N A U T É DU STYLE 233

La simplicité est donc à la fois la marque d'esprits simples, peu au fait des
raffinements de la rhétorique grecque, et le signe d'une accession immé-
diate aux choses mêmes. Sacy explique aussi l'usage du style figuré de
l'Ancien Testament comme une façon, pour Dieu de « se conformer, pour
le dire ainsi, à la manière de parler de ces anciens, & particulièrement des
Egyptiens» (Psaumes, Sacy, 1689).
Pourtant un bénédictin comme Augustin Calmet souligne la valeur
éloquente, au moins de certains passages, comme ceux des Psaumes :
Les plus habiles, & les plus judicieux Ecrivains tombent d'accord que les
Pseaumes sont un modèle de la vraye, & noble éloquence : des grands, & subli-
mes sentimens ; des mouvemens tendres, vifs, & pathétiques ; des manières de
parler fines, expressives, & toujours convenables au sujet ; qu'on y trouve des
exemples achevez de politesse, & d'éloquence en tout genre de discours. Outre
cela, ils renferment la morale la plus juste, la plus pure, & la plus parfaite ; ils
inspirent les sentimens de piété les plus touchans, & les plus divins ; ils décou-
vrent les mystères de la Religion les plus profonds, & les plus importans. Enfin
l'agréable, & l'utile y sont par tout si sagement mêlez, qu'il est mal-aisé de dire
lequel des deux l'emporte sur l'autre55.
Mais les Psaumes représentent un cas particulier où les beautés poéti-
ques et la recherche stylistique sont plus évidentes que partout ailleurs56.
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Mais il s'agit d'une « noble », voire de « la vraye éloquence » ; autrement


dit, s'il y a éblouissement du style, c'est à l'aune de la vérité: loin des
illusions proprement humaines de la fausse éloquence, signe de la bas-
sesse habituelle des êtres, l'éloquence divine est seule véritable. Calmet
insiste, comme Le Maistre de Sacy, sur le fait que semblable éloquence ne
s'exerce qu'au-delà des ornementations humaines: «La parole de Dieu
est au-dessus de toutes les beautez, & de tous les ornemens. Les anciens
Traducteurs Grecs de l'ancien Testament, quoiqu'ils vécussent dans des
tems où la Langue Grecque étoit dans sa perfection, ont-ils cherché à
s'exprimer purement, élégamment, poliment ? Non ; mais à bien rendre la
force de leur original57. » Le style propre au texte biblique, la marque de sa
beauté, c'est donc sa force, qui permet le passage immédiat de cœur à cœur,
sans que les mots nuisent à la production des effets de la Révélation.
Sur ce point, tous les traducteurs s'accordent pour en signaler l'impor-
tance et la difficulté: «un Interprète pour vouloir parler trop élégam-
ment, s'expose à ne pas exprimer la propriété, & la force des mots de son
original» (Nouveau Testament, Simon, 1702). Déjà dans la version pro-
testante de Genève, c'est ainsi que l'on traite le problème des hébraismes :
« nous en avons retenu mot à mot ceux qui ont quelque force particulière,
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234 LE L I V R E AVALÉ

ne se pouvans si bien représenter en nostre langue, & qui n'en sont telle-
ment esloignés qu'ils puissent apporter quelque obscurité. Les autres ont
été adoucis par nous» (Bible, 1605). Or, la question est bien de savoir ce
qu'il faut conserver et ce que l'on doit « adoucir». Dialectique de la force
et de la douceur qui devient cruciale, dans la mesure où le texte divin est
vu d'abord comme une œuvre qui doit émouvoir plus que seulement
enseigner, faisant appel à la foi plus qu'à l'intelligence : « ce Livre est un
Ouvrage tout divin, & donné du Ciel pour animer les fidèles, plutôt que
pour les instruire » (Psaumes, Polinier, 1697).
Pourtant, entre adoucissement et affaiblissement, la marge est souvent
faible. Il faut sans doute adoucir les aspérités orientales (les hébraïsmes),
mais il ne saurait être question d'affaiblir le texte de Dieu. Une approbation
de G. Bourret, théologien de la Sorbonne, à une traduction de Charles
Hure en montre l'importance: «La parole Evangélique m'a paru expri-
mée dans cette Traduction avec toute la fidélité requise, & sans perdre la
simplicité de son stile, qui ne contribue pas peu à la force qu'elle a sur les
cœurs de ceux qui la lisent avec l'attention & les autres dispositions né-
cessaires» (Nouveau Testament, Hure, 1702). On doit donc à la fois être
fidèle à la lettre du message évangélique, trouver l'équivalence de la sim-
plicité apostolique et ne rien perdre de l'élan qui inspira les apôtres. Or, la
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puissance du texte biblique risque de se dissoudre s'il devient trop obscur


ou trop orné par les aléas de la traduction. Sur ce point s'opposent jésuites
et jansénistes. Les premiers affirment que les hébraïsmes « perdent beau-
coup de leur force quand on veut les expliquer en d'autres termes ou par
périphrase » (Nouveau Testament, Bouhours, Le Tellier, Besnier, 1697) ;
les seconds soutiennent que « lors que l'on a vu qu'une traduction toute
littérale afoiblissoit trop la force, ou obscurcissoit trop le sens de l'Ecri-
ture, on a tasché de marquer le sens dans le texte par une expression
claire, & en même temps la plus liée aux paroles qu'on a pu trouver ; mais
[...] on a mis en même temps la lettre à la marge, afin qu'on ne fust pas
privé de la traduction simple de la lettre» (Nouveau Testament, Sacy,
1667). Le sens ne suffit donc pas à l'affaire ; il faut en maintenir la force et
l'efficacité évangélique, en gardant la lettre, soit dans le corps du texte, soit
en marge (ce n'est donc pas simplement un décalage, même s'il joue un
rôle, entre les registres différents de l'Ancien et du Nouveau Testament).
Mais la médiation de la traduction risque à chaque fois de mettre à mal
l'immédiateté du discours divin.

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LA C O M M U N A U T É DU STYLE 235

La politesse des hommes : pour ou contre le style de Dieu ?


La « politesse » de la langue française serait-elle en cause ? Le style com-
mun irait-il à l'encontre du message de Dieu ? On sait combien le « pro-
cès de civilisation » a amené les traducteurs à éliminer tout ce qui serait
allé contre les bienséances et les nouvelles contraintes corporelles et psy-
chologiques. Or, on touche là, de nouveau, à un point crucial de la langue
biblique. Doit-on « polir » la rudesse de certains passages, ou, au contraire,
en conserver le style propre ? Amelote n'hésite pas : pour mieux conserver
la force, « il faloit dominer sur les paroles, Se comme un vainqueur affran-
chir le sens de la servitude des phrases barbares & étrangères. J'ay dû
tempérer autant que je l'ay pu la simplicité de l'Evangile, avec la politesse
de l'esprit & de la langue des François » (Nouveau Testament, Amelote,
1666). Mais généralement l'opinion est de rejeter l'illusoire politesse du
style français pour mieux s'approcher du texte original: « [J]'ay mieux
aymé paroistre fidèle à rendre les expressions de saint Paul & des autres,
qu'exact à suivre la politesse de nostre Langue» (Nouveau Testament,
Godeau, i66858). C'est que la traduction des Livres saints ne peut être
comparée à celle d'autres ouvrages, ainsi que le rappelle Veron : « Nous
pouvons donc estre plus libres es traductions des autres livres, pour les
rendre plus élégantes, chaque langue ayant ses termes propres, mais il
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vaut mieux estre plus fidelle que poly en la traduction des Escritures
sainctes» (Nouveau Testament, Veron, 1647).
Reste pourtant à savoir si ce manque de politesse dans les traductions
de la Bible vient du fait que ceux qui l'ont rédigée étaient eux-mêmes des
hommes simples, sans souci du bien écrire ni connaissance de l'éloquence
(quand bien même ils étaient inspirés par Dieu), ou bien si ce sont des
traductions trop littérales qui font sonner comme basses et vulgaires des
expressions, en leur langue d'origine, pourtant élégantes. Pour Richard
Simon « les Hébreux n'ont pas été des Ecrivains fort polis59 », alors que,
pour un bénédictin comme Jean Martianay, il faut résoudre la question
des hébraïsmes afin « que les Prophètes qui sont si polis & si eloquens
dans les sources, ne leur paraissent plus barbares dans les Traductions
que nous en avons60 ». Les deux types de remarques ne font en fait que
développer un nouveau sentiment des langues et de leurs étrangetés réci-
proques : que l'on choisisse de se mouler sur le style de la langue origi-
nale, ou que l'on tente de l'adapter aux usages du français, la distance des
langues et de leurs historicités propres, jusque dans les styles d'écriture
qu'elles impliquent, paraît insurmontable: «il n'est pas possible de

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236 LE L I V R E AVALÉ

représenter parfaitement en nôtre langue le caractère des livres saints»


(Nouveau Testament, Simon, 1702) — et, par caractère, il faut entendre
« style », les deux sont encore synonymes. On voit, par exemple, Chiron,
dans un ouvrage préparatoire à une nouvelle traduction, souligner que
«S. Jérôme en a conservé un grand nombre [d'hébraïsmes] pour faire
sentir le style des Auteurs sacrés jusque dans sa traduction », et pourtant
ne pas hésiter à choisir la solution opposée pour sa future traduction :
« [N]ous éviterons exactement la barbarie du stile qu'on rencontre souvent
dans les autres. Car il est arrivé que sous prétexte de conserver les idiotis-
mes du langage des Auteurs sacrés, on a affecté des tours de phrases & des
expressions Hébraïques dont les Prophètes & les Evangelistes ne se seraient
jamais servis, s'ils eussent parlé en nôtre langue61. »
L'enjeu, bien sûr, est de rendre plus clair, plus accessible le texte original.
Mais ce faisant, on prend le risque de substituer à des opacités volontaires
des éclaircissements abusifs. Si, comme le souligne le père Mauduit (ora-
torien proche des jansénistes), «le stile des Apôtres, & sur tout celui de
Saint Paul, est plein d'hebraïsmes, qui y répandent par tout de grandes
obscuritez62 », alors il peut être « dangereux en ces occasions-là de mettre
dans le corps d'une traduction en la place de ces mots équivoques
d'autres expressions plus claires, sous prétexte d'en ôter l'obscurité»
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(Nouveau Testament, Simon, 1702). L'abbé du Jarry l'énonce sous une


forme paradoxale qui n'est pas sans rappeler la formule du père Bernard
Lamy : « [I]l n'y auroit pas moins de témérité, que d'impossibilité à vou-
loir imiter parfaitement le stile des Autheurs Canoniques; mais il faut
faire tous ses efforts pour en prendre le tour & la manière, quand on
explique les veritez qu'ils nous révellent63. »
La solution trouvée demeure bien impressionniste : il s'agit de se fami-
liariser suffisamment avec l'écriture biblique pour être à même de juger
lorsqu'il faut s'écarter de la littéralité ou au contraire la conserver absolu-
ment. C'est en ce sens que les théologiens se font stylisticiens. Dans la
polémique autour de la traduction de Port-Royal, Arnauld et Le Tellier se
renvoient l'un à l'autre ce qui sonne à chaque fois comme une accusation
péremptoire: les fautes des adversaires viennent de ce qu'ils sont dans
« l'ignorance du stile de l'Ecriture64 ». Richard Simon ne cesse d'affirmer,
dans son Histoire critique du Vieux Testament, qu'«un Traducteur de
l'Ecriture [...] doit s'être exercé long-tems dans le style des Livres Sacrés,
avant que de les traduire65 ». Et il se fait un plaisir d'accrocher au passage
la traduction de Bouhours sous prétexte que celui-ci est plus à l'aise dans
le style des écrivains de son temps : « [N]'ayant lu toute vostre vie que des
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LA C O M M U N A U T É DU S T Y L E 237

Auteurs profanes, il n'est pas possible que vous ayez réussi dans une tra-
duction de l'Ecriture, qui demande une très longue étude du stile des
Ecrivains Sacrés66. » Pour Simon, il faut même garder parfois jusqu'à
l'étrangeté des hébraïsmes afin d'« accoutumer peu-à-peu au stile de
l'Ecriture ceux qui lisent ces versions » (Nouveau Testament, Simon, 1702)
Par rapport à « la difficulté qu'il y a d'exprimer dans les Langues de
nôtre tems, des sentences extrêmement concises, & des manières de par-
ler figurées, & fort différentes des nôtres » (Bible, Ostervald, 1724), la seule
parade consiste à se pénétrer lentement du style même de la Bible, de
s'accoutumer à ses tournures et à ses expressions, comme Arnauld et Nicole
faisaient de l'accoutumance le secret du juste rapport au langage ou comme
Pascal en décrivait la puissance de médiation entre paraître et être. Jean
Le Clerc résume admirablement ces problèmes :
II n'est pas possible d'entendre un ancien Original, avec la même exactitude,
que ceux qui l'ont écrit; [...] il faudroit que Dieu ressuscitât les Apôtres, il
faudrait que Jésus-Christ lui-même descendît du Ciel ; pour nous expliquer
en nôtre Langue la parole de vie, & pour répondre aux questions que nous
leur pourrions faire, lors que nous craindrons de ne pas bien entendre ce
qu'ils nous diroient. Mais comme cela n'arrivera, qu'au dernier Jour, [...] j'ai
donc tâché, par la lecture perpétuelle des Originaux, & des meilleurs Inter-
prètes, pendant longues années, de me rendre le stile des Ecrivains Sacrez
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assez familier, pour pouvoir juger du véritable sens des passages, qui sont
ambigus, & réduire les Hébraïsmes, & tout ce qu'il y a de particulier à des
idées aussi nettes, qu'il me seroit possible. (Nouveau Testament, Le Clerc, 1703)
La question du style disparaît cependant des préoccupations théolo-
giques au cours du xvinc siècle, au fur et à mesure que de nouvelles
traductions de la Bible se font plus rares. Mesenguy en 1729, Barneville en
1735 et Le Gros en 1739 n'accordent plus aucune importance au problème
du style, et la nouvelle édition de la version de David Martin en 1744 a
supprimé de la préface les références au style qui y figuraient 50 ans plus
tôt. Tout se passe comme si la traduction du style de la parole divine ne
soulevait plus d'enjeux théologiques majeurs, n'engageait plus une expé-
rience propre de la vérité. Sans doute le style prend-il de plus en plus une
valeur subjective et il devient, dès lors, difficile d'y reporter un discours
qui ne saurait être assigné à une seule voix. Mais surtout style et élo-
quence passent dans la trappe de la rhétorique que l'on considère désor-
mais comme un obstacle à la production sincère et authentique de
paroles vraies. Quand bien même le « style de Dieu » avait en propre de
transcender les catégories stylistiques de la rhétorique, il ne dépendait pas
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238 LE L I V R E AVALÉ

moins de ses critères. Comme l'a bien pressenti Spinoza: «Dieu n'a pas de
style ». Il parle le langage de chacun. Pendant un siècle, pourtant, la traduc-
tion aura révélé nombre d'enjeux autant linguistiques que théologiques,
soulignant que la métaphysique ne se situe pas au-delà du langage ; elle
est distillée dans l'alambic sublime ou naïf du style. Dieu en figurait le
parfait possesseur. Il faudra des spécialistes dans la pratique du langage.

Communauté et coutume des styles


Si l'usage fait la langue comme l'accoutumance fait le style, tous deux
sont partie prenante d'une communauté. Mais on ne peut plus parler du
style sur le fond seul d'une norme collective. On continue à écrire tout au
long du xvne siècle, des « styles de parlement » ou des « styles de jurispru-
dence », comme autant de répertoires des tournures légales. Peu à peu, le
style prend, pourtant, une autre pente qui le conduit à exprimer la figure
indéfinie et toujours présente d'une communauté jusque dans le portrait
personnel. Quand cette communauté s'estompera, l'intimité seule paraî-
tra sur le devant de la scène. On en discerne les premiers linéaments au
cours du xvne siècle. La Mothe Le Vayer fait, par exemple, une différence
entre deux termes jusque-là synonymes :
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II faut faire la distinction entre les styles et les caractères, ceux-ci étant limités et
souvent semblables en plusieurs auteurs, là où les styles sont infinis et toujours
différents comme les visages ne manquent jamais de quelque air particulier
qui les distingue. Nous pouvons faire élection de celui des trois caractères qui
nous agrée le plus pour ce qu'ils dépendent de l'art absolument. Au lieu que
c'est la nature qui nous forme le style, d'où vient qu'on ne juge pas moins
régulièrement des mœurs d'un homme par son style que par ce qui dépend
de sa physionomie67.
Ce que les Latins nommaient des gênera dicendi est généralement rendu,
depuis le Moyen Âge, par styles. Mais Aulu-Gelle signale, dans les Nuits
attiques, largement lues au xvne siècle, qu'il existe « trois gênera dicendi
que les Grecs appellent karakteras68». De style à caractère, les différences
ne sont donc guère visibles. La Mothe Le Vayer cherche, au contraire, à
déployer selon des trajectoires divergentes le sens commun du caractère et
la valeur personnelle du style. La comparaison avec le visage ne conduit
pourtant que sur le seuil des mœurs : s'il est possible de juger selon des
règles les mœurs d'une personne à la vue de son visage ou de son style,
c'est qu'ils sont pour beaucoup le résultat irréfléchi d'une marque biolo-
gique, mais qu'ils proviennent aussi de conduites apprises et construites
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LA C O M M U N A U T E DU S T Y L E 239

par l'accoutumance (la coutume n'est jamais qu'une seconde nature,


comme le rappelle Pascal). Avec La Mothe Le Vayer, le style d'écriture
devient tacitement un style de vie, qu'il soit immédiat ou réfléchi.
Bernard Lamy, quant à lui, plie le style en deux : sur l'adret, la variété
des êtres, des climats, des préjugés, des modes et des matières brille dans
la diversité des styles; sur l'ubac, la division normative en trois genres
donne un relief ombreux à l'identité des caractères. Les images du chan-
gement que la nature et les coutumes impliquent abondent chez Bernard
Lamy, mais il existe toujours un « néanmoins » qui ramasse le multiple
sous les catégories anciennes : « L'art de parler n'ayant point de matière
limitée, et s'étendant à toutes les choses qui peuvent être l'objet de nos
pensées, il y a une infinité de styles différents, les espèces de choses que
l'on peut tracer étant infinies. Néanmoins les maîtres de l'art on [sic]
réduit toutes les matières particulières d'écrire sous trois genres69. » Dans
le style, on reconnaît encore l'étiquetage des sentiments ou des concepts,
même si le rapport secret que chaque sujet entretient avec ce qu'il dit et
ce qu'il est l'en éloigne de plus en plus.
Le style, plié qu'il est entre convention sociale et irréflexion du moi,
joue comme un coin enfoncé entre pensée et être — un coin qui joint
aussi et sur lequel repose l'arche du sujet. Il est ce qui fait travailler l'iden-
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tité, jadis parménidienne, entre être et penser. Le style va consister dans


cet apprentissage de soi, dans les moyens de focaliser et figurer le propre,
au moment où le sens de l'éducation humaine dérive depuis le principe
d'une marque qu'il faut laisser sur les êtres pour en faire rituellement des
hommes vers la valeur de la croissance biologique où il ne faut plus que
révéler ce qui est toujours déjà présent en chacun et qui assure sa marque
propre dans le social. C'est aussi le moment où les belles-lettres devien-
nent la clef positive du style, puisque c'est là que la singularité d'une
écriture ou un mode d'existence peuvent être exemplairement travaillée.
La communication étant, par ailleurs, de moins en moins portée par une
tradition immédiatement distribuée, les écrivains deviennent des experts
du style, ceux qui savent justement exprimer les sentiments de chacun : là
où tout le monde surexpose ou sous-exposé les clichés de son existence,
le littérateur, en bon technicien du style, sait trouver les dégradés de
lumière et d'ombre où s'ancre la vérité des affects, c'est-à-dire leur pratique
commune. Depuis l'Astrée, qui devient le manuel des conduites élégantes
et polies, romans, nouvelles, poésies tâchent de mettre en scène l'économie
des conduites, des langages, bref, des styles de la mondanité.

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24O LE L I V R E AVALÉ

Le bon et bel usage passe par ces manières policées, comme la vérité
des êtres prend les tours que la langue autorise. L'élégance des expres-
sions devient indispensable dès lors que les pensées les plus intimes ne
cessent d'emprunter leurs formes et qu'il s'agit de communiquer à
d'autres ce qui nous a touché de la façon la plus séduisante et persuasive
possible. L'agréable ne se résorbe pas dans un plaisir aussi personnel que
variable ; c'est tout l'humain qui fait l'élégance du style : « Au rapport de
l'objet avec lui-même, cohérence interne objective, s'ajoute celui de l'ob-
jet avec le sujet de l'expérience esthétique ; mais cet aspect subjectif ne
doit pas faire illusion: il ne s'agit pas d'un point de vue individuel et
arbitraire, débouchant sur l'indétermination de l'agréable, mais d'un rap-
port à l'universel, donc d'une relation intelligible et formulable70. » On
connaît trop le mot d'ordre de Buffon dans sa grande leçon sur le style. Il
s'est trouvé souvent interprété à rebours, une fois que l'idéologie du style
comme révélation d'un individu s'est imposée, alors qu'il reconduit cette
ancienne valeur du style comme inscription de l'homme dans son uni-
versalité : « le style, c'est l'homme même ».
Le style requiert donc un travail, une éducation afin d'atteindre à la
naturalité des pensées et des choses, il demande une réforme de la mémoire
pour que prenne place une réforme de l'entendement : l'esprit
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ne conserve pas seulement les idées des choses qu'il conçoit, mais aussi des
manières, des tours, et de l'air avec lequel il les a conçues, et ces idées de
manières et de tours demeurant dans la mémoire, sont comme des moules ou
des cachets que l'esprit imprime sur les nouvelles pensées qu'il produit en-
suite, et comme des formes dont il les revêt. De sorte que ce qui fait que les
uns parlent mieux et plus agréablement que d'autres, c'est que leur esprit est
rempli d'idées de tours et de manières plus agréables. On en tire encore cet
autre avantage que l'on apprend non seulement à s'exprimer, mais on apprend
aussi à penser71.
L'élégance des expressions induit un plus juste rapport à soi et une
meilleure relation aux autres. Le style commun que l'on recherche tant
parvient à dire la vérité sur le monde et sur les êtres dans la mesure où il
sait la rendre transmissible.
Ce qui demeure de la tradition et de la mémoire dans l'univers désac-
cordé du langage et de la pensée habite le style et sa transmission. Aimer
la vérité demande de s'y connaître en styles d'amour: « [L]a vraie rhétori-
que est fondée sur la vraie morale, puisqu'elle doit toujours imprimer une
idée aimable de celui qui parle, et le faire passer pour honnête homme ;
ce qui suppose que l'on sache en quoi consiste l'honnêteté et ce qui nous
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LA C O M M U N A U T É DU STYLE 241

fait aimer72. » Travailler ses expressions de sorte à passer toujours pour


être de bonne humeur, disait Bernard Lamy; tel est l'objet de cette styli-
sation des comportements et des discours. À l'instar des louanges, il ne
faut pas y déceler seulement les travers d'une illusoire construction de soi
ou l'emprise aliénante de modèles imposés sur les individus. Sur le fond
présent de la transmission des expériences et des héritages respectés, la
mémoire collective insémine encore toutes ces pratiques de rôles ou de ce
que l'on peut appeler des éthè. Ils témoignent d'un souci des autres encore
plus que d'un souci de soi73.
Pourtant, la nécessité d'une formation et d'un travail des apparences,
les beautés suspectes de la politesse vont perdre de leur communauté de
sens. Retz en note l'ambiguïté, du point de vue du politique, lorsque le
style devient un obstacle plutôt qu'un passage, des singularités affichées
plutôt qu'une réciprocité opératoire : « Les favoris des deux derniers siècles
n'ont su ce qu'ils ont fait, quand ils ont réduit en style l'égard effectif que
les rois doivent avoir pour leurs sujets; il y a, comme vous voyez, des
conjonctures dans lesquelles, par une conséquence nécessaire, l'on réduit
en style l'obéissance réelle que l'on doit aux rois74. » Les principes récipro-
ques de l'impression et de l'expression deviennent, peu à peu, les signes
d'une marque et d'un silence, d'une altérité sociale et d'une individualité
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impossible.
Quand le style commun est installé au carrefour des relations humaines,
il agit comme un passeur. Il indique les beautés des contraintes héritées
et le plaisir de la performance agréable. La poétique du quotidien offre
d'office une utilité éminemment sociale, comme «la poésie n'est utile
qu'autant qu'elle est agréable75 ». Tel est ce qui alloue une position parti-
culière aux spécialistes des expressions agréables que sont les «bons
auteurs ». Se rendre soi-même gracieux, c'est susciter, dans l'univers de la
Cour, les bonnes grâces du prince. Les écrivains sont particulièrement
bien placés pour mettre en scène et diffuser les valeurs de la politesse, de
l'urbanité ou de la civilité. Madeleine de Scudéry, dans une de ses Conver-
sations qu'elle extrait de ses propres romans, offre le spectacle nécessaire de
la Cour pour la formation des êtres, mais elle prend aussi soin de valoriser
la diffusion que son écriture permet :
II est vrai, reprit Théanor, que la source de la politesse étant le désir de plaire
par quelque motif que ce puisse être, soit d'ambition ou d'amour ; ce désir
doit être plus vif dans un état monarchique que dans une république, parce
que les grâces dépendant d'un seul, le désir de lui plaire rend capable de plaire
à tous. Le prince attirant et rassemblant dans sa Cour ce grand nombre de

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242 LE L I V R E AVALE

gens de qualité qui l'environnent, on peut dire qu'ils se servent les uns des
autres, pour acquérir la politesse. [... ] L'amour des sciences et des beaux-arts,
quand le prince les favorise, sert beaucoup à établir la politesse: l'amour
même en échauffant le cœur, sert à la faire régner dans le monde, pourvu que
la vertu le règle, car sans cela elle la bannit. Les livres bien faits la portent en
quelque façon dans les provinces les plus éloignées ; et si on imprimait tout ce
que nous avons dit aujourd'hui, on ne serait plus excusable de manque de
politesse en nulle part76.
À l'instar de la langue, la politesse a son bel et bon usage. Il y a autant
de sens à dire que la langue nous aliène qu'à prétendre que la civilité nous
contraint: sans ces usages, appris sans qu'on s'en rende compte ou
travaillés en parfaite conscience de leur nécessité, rien ne serait jamais
exprimé. Le problème ne se situe donc pas tant dans la volatilité des pen-
sées personnelles ou dans la pression des conduites sociales, que dans la
façon par laquelle la grâce commune vient rétribuer le style de chacun.
Car la question de la valeur est liée à celle de la vérité en ce qu'elle sont,
désormais, fonction d'un public. L'auteur offre ce double visage qui, par un
côté, sent la valeur de sa vérité intérieure, et par un autre côté, s'expose et
reçoit sa validité et son autorité du public.
Quand, à la fin du siècle, dans son épître X, Boileau écrit à ses propres
vers et trace son portrait, l'évolution semble bien jouée. Boileau affirme
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sans peine: «J'allai d'un pas hardi, par moi-même guidé, / Et de mon seul
génie en marchant secondé, / [... ] Je sus, prenant l'essor par des routes
nouvelles, / Elever assez haut mes poétiques ailes77 ». Ce n'est pas, pour-
tant, sans précautions qu'il agit de la sorte, mais ce sont les censeurs qu'il
vise et non le public : « Je ne sais si les trois nouvelles épîtres que je donne
ici au public auront beaucoup d'approbateurs ; mais je sais bien que mes
censeurs y trouveront abondamment de quoi exercer leur critique [...].
Le public n'est pas un juge qu'on puisse corrompre, ni qui se règle par les
passions d'autrui78. » Comment est-il possible de changer la force du sen-
timent de sa valeur en liquidité publique sans se payer de mots ? Il faut
faire reposer la valeur personnelle sur un élément apte à établir sa légiti-
mité sociale. En l'occurrence ne peut jouer un tel rôle que le vrai :
Rien n'est beau que le vrai : le vrai seul est aimable ;
II doit régner partout et même dans la fable :
De toute fiction l'adroite fausseté
Ne tend qu'à faire aux yeux briller la vérité.
Sais-tu pourquoi mes vers sont lus dans les provinces,
Sont recherchés du peuple, et reçus chez les princes ?
Ce n'est pas que leurs sons, agréables, nombreux,
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LA C O M M U N A U T É DU ST^LE 243

Soient toujours à l'oreille également heureux [...]


Mais c'est qu'en eux le vrai, du mensonge vainqueur,
Partout se montre aux yeux et va saisir le cœur [... ]
Et que mon cœur, toujours conduisant mon esprit,
Ne dit rien aux lecteurs qu'à soi-même il n'ait dit.
Ma pensée au grand jour partout s'offre et s'expose ;
Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose79.
L'éloquence apparaît donc soumise à la vérité et, si les discours de Boileau
séduisent ou persuadent, c'est qu'ils court-circuitent en quelque sorte
tous les relais pour parler directement de cœur à cœur. La vérité ne se
passe pas de l'éloquence, comme le cœur n'esquive pas l'esprit. Le passage
est en fait permis dans la mesure où le travail du vrai s'exerce en premier
lieu sur l'individu : la référence immédiate, encore une fois, n'est pas tant
le public que le moi80. Je me livre aux autres, et je ne livre aux autres que
ce que j'ai déjà délivré de moi-même. Le discours vrai réclame d'abord
tout un travail sur soi dans la mesure où « Sans cesse on prend le masque,
et, quittant la nature, / On craint de se montrer sous sa propre figure. /
Par là le plus sincère assez souvent déplaît. / Rarement un esprit ose être
ce qu'il est81 ». Mais ce travail fait, le public reçoit le discours pour vrai, le
reconnaît comme valeur, le rétablit comme nature. D'où vient alors cet
usage du masque, cette incapacité à être ce qu'on est ?
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Mais la seule vertu peut souffrir la clarté :


Le vice, toujours sombre, aime l'obscurité ;
Pour paraître au grand jour il faut qu'il se déguise;
C'est lui qui de nos mœurs a banni la franchise.
Jadis l'homme vivait au travail occupé,
Et, ne trompant jamais, n'était jamais trompé. [...]
Aucun rhéteur encore, arrangeant le discours,
N'avait d'un art menteur enseigné les détours.
Mais sitôt qu'aux humains, faciles à séduire,
L'abondance eut donné le loisir de se nuire,
La mollesse amena la fausse vanité.
Chacun chercha pour plaire un visage emprunté.
Pour éblouir les yeux, la fortune arrogante
Affecta d'étaler une pompe insolente [... ]
L'ardeur de s'enrichir chassa la bonne foi :
Le courtisan n'eut plus de sentiments à soi. (v. 113-138)
Faire briller la vérité, c'est, pour Boileau, révéler la vertu. Le vice par-
ticipe au contraire du déguisement, du masque et de l'obscurité (cela
explique, soit dit en passant, la difficulté à user de l'allégorie qui cache
autant qu'elle montre, qui joue du masque pour mieux apparaître, qui
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244 LE L I V R E AVALE

relève en définitive d'un discours de l'autre, quand Boileau recherche la


voix du même). D'où vient le vice ? Du loisir. La valeur de vérité apparaît
en fait proportionnelle au travail. L'éloquence n'est que le discours du
loisir, de la vaine oisiveté, de Votium des courtisans. Les êtres sont dès lors
disjoints d'eux-mêmes, dissociés de leur essentielle proximité à eux-
mêmes: ils n'ont «plus de sentiments à soi». Or, c'est cette proximité à
soi qui permettait la proximité aux autres et la parfaite circulation de la
vérité, c'est-à-dire de la valeur-travail.
Au lieu de révéler le juste crédit de l'être dans le rapport de soi à soi,
l'éloquence force à « emprunter » son visage à d'autres. Le rejet de l'écono-
mie marchande autant que de l'économie ostentatoire82 n'empêche cepen-
dant pas la valorisation prééminente du travail. Le travail témoigne en
fait d'une économie du temps que le loisir, au contraire, nie et dilapide.
La nature ne se révèle que dans la plénitude du temps accordé au travail.
C'est par là que se résout le paradoxe du social et du naturel qui imprègne
la société de cour et que soulignent bien les arts de civilité: comment
instituer et régler socialement des comportements et des discours qui
doivent apparaître comme purement naturels. Dans la mesure où le travail
est immédiatement accordé à la nature, le travail sur soi que réclame la
société de cour ne saurait faire apparaître que le naturel des êtres. Il se
trouve simplement qu'entre le travail et le naturel s'est glissé le masque
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de l'économie83.
Si l'on sort des épîtres de Boileau pour citer son Art poétique, on peut
y découvrir un autre mythe d'origine qui modifie et confirme à la fois
celui de YÉpître à Seignelay:
Avant que la raison, s'expliquant par la voix,
Eût instruit les humains, eût enseigné les lois,
Tous les hommes suivaient la grossière nature,
Dispersés dans les bois couraient à la pâture :
La force tenait lieu de droit et d'équité ;
Le meurtre s'exerçait avec impunité.
Mais du discours enfin l'harmonieuse adresse
De ces sauvages mœurs adoucit la rudesse,
Rassembla les humains dans les forêts épars [...]
Cet ordre fut, dit-on, le fruit des premiers vers. [.., ]
Mais enfin l'indigence amenant la bassesse,
Le Parnasse oublia sa première noblesse.
Un vil amour du gain, infectant les esprits,
De mensonges grossiers souilla tous les écrits ;
Et partout, enfantant mille ouvrages frivoles,
Trafiqua du discours, et vendit les paroles. (Chant IV, v. 133-172)
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LA C O M M U N A U T E DU STYLE 245

L'éloquence, cette fois, est valorisée, comme une manière d'adoucir les
mœurs, de régler une juste économie politique. Et la poésie en est direc-
tement issue, avant qu'elle ne soit pervertie par l'économie (tout court),
issue maintenant d'une mystérieuse « indigence » alors qu'elle venait tout à
l'heure de l'« abondance » : tantôt manque, tantôt trop-plein, l'économie ne
respecte jamais la bonne mesure, elle jette les êtres hors d'eux-mêmes. Il
s'agit donc, pour Boileau, de rétablir l'éloquence dans ses anciens droits,
dans l'exacte adéquation à soi. Sans doute le discours masque-t-il aisément
la nature des êtres, mais il peut en devenir aussi le révélateur et l'ordon-
nateur. Le travail sur soi se poursuit par le travail des mots («Vingt fois
sur le métier remettez votre ouvrage», Chant I, v. 172). L'empire sur soi,
c'est-à-dire aussi l'empire des mœurs, est lié à l'empire de l'éloquence.
Comme dans le Traité de civilité de Courtin, l'éloquence doit témoi-
gner d'un travail sur soi et non sur l'autre, le premier révèle le naturel de
l'être, le second renvoie à la perversion des signes. L'éloquence, qui con-
cerne la manière de s'exprimer (d'exprimer le soi), doit moins tendre à
faire impression, qu'à donner l'impression que l'expression de soi n'est
autre que l'impression de la nature. Il faut travailler sur soi, non pour se
modifier (comme le voudra le xixe siècle), mais pour exhiber ce que la
nature a inscrit en soi. Telle est l'ultime façon dont les rôles traditionnels
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perdurent: oubliés sous le masque des nouvelles codifications sociales,


Boileau cherche obstinément à les faire resurgir.
La société traditionnelle assujettit le langage à des rôles qui assurent à
la fois au groupe la possibilité de durer, de traverser le temps impu-
nément, et aux individus d'être « sujets » pour autant qu'ils portent ces
rôles, qu'ils en sont les supports, voire les « suppôts » mémoriels. Ce sont
ces rôles que la tradition assigne et qui permettent aux sujets de se recon-
naître et de reconnaître les autres. Au moment où l'urbanisation mêle des
individus aux rôles inconnus, mal distribués, sans reconnaissance de la
totalité du groupe ; au moment où la présence divine ne porte plus témoi-
gnage de l'unité du groupe et de sa station dans l'immanence des signes ;
le langage déborde en quelque sorte les rôles traditionnels : le sujet n'est
plus « parlé » par ses rôles et il n'a pas les moyens de « les parler » de façon
légitime. La solution qui s'offre à lui semble, désormais, de les « faire par-
ler » à partir d'une posture unique — ce qui ne constitue pas une simple
inversion de termes ou un banal changement de position du sujet (il était
là, le voici maintenant ici), mais de façon beaucoup plus radicale, une
impossibilité nouvelle de seulement assigner une position au sujet.

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246 LE L I V R E AVALÉ

Tout l'enjeu des écrits de ceux que l'on nomme des « moralistes » (La
Rochefoucauld, La Bruyère, Pascal même) tient à renonciation ou à la
dénonciation de cette inattendue incapacité du sujet à se positionner:
jusqu'alors le sujet n'existait que pour autant qu'il occupait une position,
il était ce qu'il manifestait. Au xvne siècle, que le sujet surgisse du sein de
son apparaître ne le désigne plus que sous la guise instable des apparences :
il lui faut désormais adopter une posture. En faisant parler les anciens rôles
au lieu d'être parlé par eux, il passe dans l'ordre des signes, il devient en
quelque sorte l'assujetti des signes (que ce soient ceux d'abord de la cons-
cience, de la présence à soi, de la raison, ou depuis la fin du xixe siècle du
langage lui-même), alors les rôles ressemblent à des masques dont l'inté-
riorité se revêt. Le sujet ne traverse plus le temps du même pas débon-
naire ou festif que le groupe traditionnel (ce qui n'est bien sûr qu'une
manière d'essayer de contrôler la temporalité), il est de part en part «jeté
dans le temps », à la fois traversé et porté par le flux du temps : il ne peut
plus dépenser du temps (dans les palabres ou dans les fêtes), il doit au
contraire l'épargner, le faire produire afin de se produire lui-même
comme sujet. Telle est la ligne de résistance de Boileau: à condition de
retrouver cette parfaite adéquation du temps et du travail, le naturel surgit
à nouveau des apparences. Moins appliqué à dénoncer, dans ses épîtres,
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les instabilités des apparences, Boileau cherche au contraire à en réaffir-


mer le sens, à en récupérer la plénitude.
Luc Thoré fait remarquer que « dans la dialectique intérieure à tout
langage, entre langage constituant et langage constitué, elle [la société
traditionnelle] donne la première place à la tradition, c'est-à-dire à celui-
ci. Dans la société moderne, l'équilibre est rompu en faveur du premier et
cette rupture change totalement la place et le poids du langage dans la
structure sociale, ainsi que son sens. Car en s'apercevant constituant, le
langage découvre que tout langage n'est qu'une sorte de code84. » Le sujet
n'apparaît plus dans l'articulation des loti, il se figure comme figure —
figure de pensée (« je pense, donc, je suis ») ou figure de mots85. L'exemple
de la rhétorique indique bien comment on passe d'une rhétorique de
rôles, à base essentiellement oratoire, à une rhétorique des styles singu-
liers et des tropes universels («restreinte» comme dit Genette, sans aper-
cevoir que cette restriction engage en fait moins un dénuement qu'une
inflation). « Faire parler » les rôles entraîne en effet une productivité de la
parole qui tend à s'excéder elle-même. Le temps ne peut plus se tenir à
l'écart du langage ; il l'ordonne au contraire et lui offre une nouvelle et
éminente vertu opératoire : traduire l'excès du langage sur les rôles dans
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LA C O M M U N A U T É DU STYLE 247

la dilatation de la durée. Le «sujet moderne» n'est pas tant effacé au


moment même que produit, il est pris et se donne dans un processus
d'endettement infini à l'égard de lui-même : sa manifestation devient es-
sentiellement économique — une économie bientôt psychique ou psy-
chologique qui trouvera dans l'expérience du sublime le modèle de cette
temporalisation de l'endettement. En un sens, c'est de cette dette dont le
sujet moderne tente de s'acquitter, ou plutôt qu'il voudrait reconnaître,
par la production nouvelle des diverses écritures du moi (Mémoires,
journal, épître). Comme on l'a vu avec les livres de raison, il faut rendre
raison de soi-même en faisant le compte de ses valeurs, afin de mieux
maîtriser ce que l'on est et ce que l'on possède. Avec cette souveraine
possession de soi, telle que l'exprime Boileau, le passage vers les autres et
l'autorité publique de l'expérience personnelle doivent être assurés.
De la tradition aux temps modernes, c'est la valeur du monde privé
qui a changé, ou plutôt, dans une société mémorielle, le monde privé ne
saurait acquérir la valeur qu'il possède, voire la simple possibilité de
reconnaissance qu'il a conquis au sein des sociétés modernes : l'individu
n'apparaît qu'au moment où il ne vit plus du rôle qui fut le sien, ni du
croisement des discours de la communauté qui le constituaient. Au
moment où le monde privé devient le soutien et l'ordonnance immédiate
de la personne, au moment où l'individu apparaît dans sa « naturalité »
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nouvellement promue86, et où il se caractérise par sa « vision du monde »,


occupant ainsi le centre de référence d'une construction du monde, alors,
de même que dans l'intimité, l'amour devient une nécessaire surdétermi-
nation des relations entre individus, voire entre époux87, le public est donné
comme l'horizon de l'intime. Privé et public sont devenus des valeurs.
Pareil processus ne se fait pas dans la chaleur d'un événement. Ce
« moment » que je désigne ainsi est un point du temps tout théorique,
dans la mesure où les solidarités de la famille, de la clientèle, du métier,
de la ville conservent par bien des côtés tous leurs effets. Et l'individu
figure encore souvent au croisement des identifications collectives. Il n'en
demeure pas moins que les ressources traditionnelles ne parviennent plus
pleinement à édifier le sens commun et à donner à chacun l'identité qu'il
réclame : la vertu de la mémoire des rôles s'est muée en valeur du travail de
soi — et la valeur en vérité. Ces débats ne sont pas matières intellectuelles
uniquement. On peut suivre dès le début du xvie siècle, dans les traités de
civilité, les destins croisés de la gratuité de la grâce et du travail inapparent
des apparences. Ce sont sur ces pratiques civiles que sera entée, jusque
dans ses paradoxes, la théorie esthétique du xvme siècle, et, par là même,
le sort de la culture et des lettres.
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CHAPITRE 7

Civiliser la grâce :
les styles mondains de Castiglione
à Courtin

E nes
NTRE LA MÉMOIRE DES RÔLES et la culture de soi, les lettres moder-
se sont donc présentées, peu à peu, comme des lieux d'apprentis-
sage où des discours, des conduites, des usages pouvaient être transmis et
reproduits. Mais il ne faut pas y trouver simplement un répertoire des
bonnes manières. Pliée dans des récits, des drames, des poèmes, l'instruc-
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tion commune passait aussi par une pratique du plaisir. Sur quelles bases
cette forme d'utilité a-t-elle pu être valorisée? Comment les exercices
mondains ont-ils mis de l'avant des styles d'existence que les lettres ont
réinvesti de styles d'écriture ? En quoi souveraineté et grâce ont-elles pu
coexister dans l'art de vivre et la poétique de la politesse ? Bref, où repérer
un déplacement de l'investissement social des lettres sinon dans les prati-
ques civiles telles qu'elles sont produites dans les multiples traités qui en
décrivent les gracieuses arabesques ?
Pour Guez de Balzac, comme pour nombre de ses contemporains, le
prestige de la Renaissance italienne est incontestable. Il ne réside pas seu-
lement dans la saveur érudite de l'humanisme ou dans la production des
beaux-arts et des belles-lettres, mais dans son art de vivre : « La distinction
du courtisan, la finesse de sa culture, sa capacité de réflexion, en un mot :
sa morale et son style, sont les thèmes, fréquemment repris, des traités
italiens de l'époque. Balzac envisageait d'éditer, à l'intention spéciale de
l'hôtel de Rambouillet, une œuvre de Giovanni délia Casa. Le Galateo
(1561) de ce dernier, comme le Cortegiano de Balthazar Castiglione (1498-
1519), l'ont inspiré dans ses travaux1. » La conquête d'une élégance des
expressions et d'une politesse des conduites trouve ses «avant-gardes»
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250 LE L I V R E AVALÉ

chez ces courtisans italiens qui font l'allègre théorie des nouvelles mœurs
curiales.
Au Moyen Âge, la cour est conçue comme un enfer : « La cour n'aime,
n'écoute, n'honore que les hommes futiles ; le courtisan déteste tous les
arts, serviteurs de la vertu », s'indigne Jean de Salisbury en 1157 ; Gautier
Map, en 1193, prétend que « la cour n'accorde pas sa grâce à ceux qui sont
aimables ou méritent d'être aimés, mais bien à ceux qui sont indignes de
vivre2 ». Du xiie au xv* siècle, la cour transite lentement de l'Enfer vers le
Purgatoire. Les dénonciations sont toujours fortes; pourtant, la cour
commence aussi à paraître comme une « escolle de toute honnesteté et
où se tiennent les gens de bien soubz lesquelz on apprend à civillement
vivre », à ce qu'en dit, du moins, Jean Bouchet à l'aube du xvie siècle3. Il
devient, dès lors, vital de passer par la cour afin de se défaire de sa rusti-
cité et d'acquérir la politesse nécessaire à la bonne vie.
Les traités italiens forment, à leur tour, une lecture indispensable à
l'élaboration française de l'honnêteté. L'urbanité balzacienne doit autant
aux lointains modèles latins qu'aux récentes manières italiennes. De leur
côté, les Entrées solennelles ponctuent, certes, la montée du pouvoir de la
monarchie en exacerbant les grandiloquentes mises en scène et les éloges
forcenés du roi. Il n'en demeure pas moins que ces Entrées forment aussi
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de splendides leçons d'urbanité et de politesse. «L'allégorie est mise au


service des bienséances. En divertissant, les fêtes enseignent une civilisa-
tion des mœurs4. »
C'est que le divertissement est partie prenante de ces figures nouvelles
de la civilité. Il ne vient pas uniquement orner un fond sempiternel, ni
servir de secrètes propagandes d'État. Le plaisir généré par le divertisse-
ment contribue au polissage des comportements comme l'élégance des
expressions linguistiques permet une plus subtile honnêteté des mœurs :
il y a une utilité sociale, voire pédagogique, du plaisir5. Parallèlement, donc,
à une histoire des contraintes sociales et des autocontraintes psychiques,
à côté d'une histoire des modes de subjectivation modernes et d'une disci-
pline nouvelle des corps, il faudrait pouvoir esquisser une histoire sociale
du plaisir où le vertige de la grâce trouverait sa juste utilité. Encore faut-
il savoir comment il est possible de se rendre ainsi socialement gracieux.
Sans importun jeu de mots, cela revient aussi à comprendre comment se
rendre gratuit.

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C I V I L I S E R LA G R Â C E 251

La gratuité et la grâce

Comment faire de soi un être gratuit ? Aux xvie et xvne siècles, la réponse
qui devrait aller d'elle-même est : par la grâce de Dieu. Mais justement, la
grâce divine pose des problèmes que les débats théologiques exacerbent
plus qu'ils ne les résolvent. Les mérites de l'homme vertueux, qu'il s'agisse
des vertus morales ou théologales, ne suffisent pas pour recevoir la grâce
divine. La grâce que Dieu alloue à ceux qu'il élit relance le problème
classique du don. Au sens strict, celui qui donne ne le fait pas pour rece-
voir autant, voire plus. Un don est gratuit ou n'est pas. Pourtant, dons et
contre-dons des sociétés traditionnelles semblent justement allouer une
valeur commune aux dons en ce qu'ils fondent l'échange social, jusqu'à la
nécessaire « émulation » qu'ils suscitent : à ce qui m'est donné, je dois
répondre par un surcroît. Le don, à n'exister que gratuit, réclame un
Dieu : pas moins. Si Jacques Derrida parvient à mettre en scène le don
sous la forme d'un paradoxe — le don n'est possible que s'il est impos-
sible —, c'est qu'il adopte pour l'immanence des relations sociales la
perspective d'un transcendantal, ou, plus précisément, explore le « repli
indécidable » du transcendantal et du conditionné6. Mais l'échange quo-
tidien est justement échange. Don et grâce s'instituent à partir d'une rela-
tion à autrui plus qu'à l'Autre. Chez les Grecs, la charis (la «grâce»)
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appartient bien au monde de l'échange de dons et implique autant la


largesse que la reconnaissance qui lui est due. Au cœur de la charis habite
la réciprocité, par où il s'agit à la fois de plaire et de complaire. Mais
peut-on dire de cette grâce qu'elle est gratuite ?
Prenons un exemple au début du xvne siècle. Eustache Du Refuge, de
son ascendance noble de province garde l'idée d'une gratuité du don que
sa pratique de la cour (il fut maître des requêtes et conseiller d'État) lui fait
reconnaître comme machiné de part en part par les règles de l'échange
(donc du calcul) :
Les bien-faicts sont le cyment de la société humaine, & les ceps & manottes
(disoit un ancien) avec lesquels on peut lier & captiver autruy : mesment [sic]
en la Cour, où l'interest est le seul lien, qui rassemble & maintient tant de gens
les uns avec les autres, quoy que poussez de diverses, & le plus souvent de
contraires affections. [... ] Selon la Philosophie, le bien-faict ne devroit estre
mercenaire, ny faict souz espérance d'une pareille. Mais en la Cour il ne s'en
faict point autrement. Et neantmoins si faut-il le faire, de sorte que l'on ne
découvre en nous ceste espérance, donnant à cognoistre le plus que nous
pourrons, que le bien-faict est gratuit: autrement l'on ne nous en sçauroit
plus de gré qu'à un usurier qui presteroit son argent à intérest. [... ]

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252 LE L I V R E AVALÉ

Passons à la recognoissance du bien-fait, laquelle consiste à le bien rece-


voir, s'en ressouvenir, & le sçavoir recompenser dignement & à temps. Le bien-
faict doit estre receu gratieusement avec parole amiable, & visage riant. Quant
à la ressouvenance, nous la devons tesmoigner en publiant le plaisir que nous
avons receu non seulement en le prisant & en en faisant cas, mais aussi en
louant nostre bien-faicteur. Et pour le regard de la recompense elle doit estre
proportionnée au bien-fait, aux personnes, & aux moyens que l'on a de le
recognoistre7.
Le don s'oppose radicalement à l'intérêt, mais il n'est de rapport à
autrui — au moins à la cour — qu'intéressé. Même si c'est le don, non
l'intérêt, qui fait la vie commune, il n'existe qu'à la mesure de ce qu'il
emprisonne : la figure des liens sociaux n'est pas étrangère à sa littéralité.
Il faut captiver l'autre, soit de force dans la matérialité des liens, soit par
séduction avec la grâce que l'on déploie. Quand bien même ce discours
affirme la prépondérance du bienfait sur l'intérêt, en fait, il saisit — mal-
gré lui-même — combien l'intérêt est à la source du don. Donner, c'est
obliger l'autre.
L'obliger à quoi ? À répondre, et donc à s'ouvrir. Voilà pourquoi, pre-
mier temps, l'échange touche jusqu'au physique : à la grâce reçue répond
déjà le gracieux d'une parole aimable et d'un visage ouvert. La grâce est
ouverture à l'autre, mais une ouverture qui l'enserre dans les liens de la
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réciprocité. Savoir recevoir un don fait partie intime de sa réponse. Il


reste, deuxième temps, à en publier la marque, puisque l'échange a prin-
cipalement pour but de constituer un ensemble social : je ne donne pas
seulement à un individu, mais j'ouvre un espace commun par l'acte de
donation. En donnant un objet, je donne aussi un monde. Il suffit enfin,
troisième moment, de reconnaître quoi rendre et quand rendre ce qui fut
donné (« reconnaissance » due au donateur) : tout don engendre un sens
de la mesure, même si c'est pour l'avouer démesuré. On doit toujours
montrer que l'on a « prisé » le don, autrement dit, qu'il est possible d'en
calculer la valeur marchande autant que symbolique, bref que l'on a su
Y estimer. Rendre un don, c'est reconnaître la valeur sociale de ce qui fut
donné, reconnaître sa dette et savoir saisir le moment pour redonner
exactement ce qu'il est légitime d'offrir : ni trop peu, car rien ne serait
remboursé, ni trop, car ce serait offensant. L'homme de cour, pour Eusta-
che Du Refuge, doit développer, à l'instar des anciens, un sens du kairos.
La valeur n'est pas uniformément répartie dans l'ensemble du champ
social. Ce champ, par définition, est un champ de forces, il est constitué
de magnétismes spécifiques, d'aimantations particulières qui allouent à
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C I V I L I S E R LA G R Â C E 253

tel instant du temps, à tel personnage, à telle répartie une grâce, donc une
autorité, qu'aucune méthode ne saurait prendre en charge. Le roi doit
figurer au cœur de ce mouvement des grâces, par celles dont il témoigne
autant que dans celles qu'il distribue : « Considérer les courtisans comme
des solliciteurs impécunieux ou des assistés permanents est méconnaître
la mystique royale [...], les Valois se sont efforcés de ritualiser les gestes
ordinaires de leur service domestique, de transformer leurs compagnons
en courtisans8. » Hors la parenthèse d'Henri IV, qui apprécie plus la fami-
liarité des conduites que la déférence des gestes, les Bourbon (et surtout
Louis XIV) développent ce modèle du respect et de la grâce.
On se tromperait, cependant, si l'on voulait ramener ces nécessités
sociales au seul ordre de la cour. Descartes, en des termes fort proches de
ceux d'Eustache Du Refuge, leur donne une extension générale. Pour lui,
la reconnaissance est «fondée sur une action qui nous touche, et dont
nous avons désir de nous revancher », c'est une vertu et « l'un des princi-
paux liens de la société humaine », à quoi s'oppose l'ingratitude, vice des
« hommes brutaux, et sottement arrogants, qui pensent que toutes choses
leur sont dues» ou des faibles «qui [...] n'ayant pas la volonté de leur
rendre la pareille, ou désespérant de le pouvoir, et s'imaginant que tout le
monde est mercenaire comme eux et qu'on ne fait aucun bien qu'avec
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espérance d'en être récompensé, ils pensent les avoir trompés » et finissent
par les haïr9. L'ingratitude témoigne, en fin de compte, d'une potentielle
perversion du don, là où il prend une tournure purement mercantile. Si
le don et la reconnaissance qu'il impose établissent un échange social (un
désir de se « revancher »), le symbolique doit l'emporter sur le marchand,
tout comme le respect des signes devrait prendre le pas sur la force phy-
sique. À la générosité du donateur répond la générosité de celui qui en
reconnaît la dette. Les ingrats, eux, refusent d'être pris dans des dettes
(tout leur est dû). Ils veulent recevoir et non agir en retour ; or, la valeur
va à l'action et non au pâtir : les ingrats sont les esclaves des passions, sans
parvenir à y déceler les retournements de la vertu.
Il est pourtant une passivité essentielle qui permet de déterminer une
différence de nature entre la générosité et le mercenariat sur le fond de
laquelle s'érige la difficile différence de degré entre symbolique sociale et
simple mercantilisme : c'est le rapport à Dieu. Encore une fois, la seule et
authentique gratuité ne saurait venir que de l'exemple divin. L'homme
s'y voit établi dans son essentielle passivité. Il ne saurait être sauvé, dans
sa tentative de rendre la grâce qui lui est octroyée, qu'à mesurer la déme-
sure du don qui lui est fait et son incapacité à en trouver un quelconque
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254 LE L I V R E AVALÉ

équivalent. On ne se revanche pas de Dieu. Pour prendre un exemple


presque contemporain du Traicté de la Cour, saint François de Sales écrit
dans son Introduction à la vie dévote :
Ce n'est plus honneur d'être beau quand on s'en regarde : la beauté pour avoir
bonne grâce doit être négligée [....] car l'honneur qui est beau étant reçu en
don, devient vilain quand il est exigé, recherché et demandé. [...] Au contraire
la vive considération des grâces reçues nous rend humbles ; car la connais-
sance engendre la reconnaissance. Mais si voyant les grâces que Dieu nous a
faites, quelque sorte de vanité nous venait chatouiller, le remède infaillible
sera de recourir à la considération de nos ingratitudes, de nos imperfections,
de nos misères10.
L'ingratitude, à condition de savoir l'observer jusqu'en soi-même,
devient source de gratitude envers Dieu. De même que Ton répond mini-
malement à une grâce qui nous est faite par une attitude gracieuse, on peut
reconnaître la grâce divine par la gratitude qui découvre jusqu'à notre
passivité fondamentale et notre état irrémédiable d'endetté. Connaître
son impuissance à redonner ce que la grâce de Dieu nous a alloué, c'est
reconnaître sa dette. Car, au plus profond, nous ne sommes pas l'auteur de
nous-même : « Qu'avons-nous de bon que nous n'ayons reçu ? », demande
saint François de Sales dans cette même page. La gratuité ne serait donc
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jamais du ressort de l'humain : le « don en soi » lui est impossible. L'homme,


tout au plus, sait recevoir. Et cette réception situe seule le plan où peut
s'établir la puissance de sa gratitude. En « rendant grâces » à Dieu, on ne
lui rend, au sens strict, rien, sinon la réflexion de la grâce divine comme
une surface polie renvoie l'image du visage qui la et s'y contemple. Le poli
du miroir amène aussi à la politesse des hommes.
Au xvie siècle, les pratiques de la civilité instaurent, certes, à leur hori-
zon la gratuité de la grâce divine, mais cela conduit paradoxalement à
une indifférence vis-à-vis des positions religieuses: de plus en plus la
grâce sociale invente dans sa relation à l'autre le sens de sa gratuité. Guez
de Balzac, à sa brillante habitude, avait su résumer le désir qui liait mon-
dains et lettrés depuis la Renaissance : « civiliser la doctrine11 », autrement
dit amener dans l'orbe du mondain les textes savants de l'Antiquité afin
qu'ils innervent le sens des relations à soi et à autrui. Il est bien possible
que, depuis le début du xvie siècle, on ait tout autant tenté de « civiliser la
théologie » en faisant, en particulier de la grâce, l'élan d'un nouveau vivre-
ensemble.

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C I V I L I S E R LA G R Â C E 255

La pudeur : contrainte ou fête ?


Norbert Elias a été le premier à allouer aux pratiques de civilité, qui se
mettent en place à partir du xvie siècle, un rôle majeur en même temps
qu'il en faisait un symptôme des modalités modernes de la socialisation.
Le « procès de civilisation » repose sur une intériorisation croissante des
interdits sociaux jusque-là imposés du dehors. Les multiples traités de
savoir-vivre et de bonnes manières favorisent le dressage des corps et des
mœurs et permettent le développement d'une autocontrainte des indivi-
dus par eux-mêmes12. Dans son sillage, Roger Chartier et Jacques Revel
ont insisté sur la contribution de ces nouvelles institutions du vivre-
ensemble à l'évolution des comportements sociaux. Orest Ranum y décèle
même la contrainte exercée par la monarchie absolue pour mieux mettre
au pas la noblesse13.
La centralité accordée à l'idée de contrainte a cependant peut-être
faussé certaines perspectives. Même si tous reconnaissent la valeur créa-
trice, inventive des contraintes, il n'en demeure pas moins que le dressage
des êtres apparaît comme le destin de la civilité. C'est pourquoi les ana-
lyses s'occupent davantage du traité d'Érasme (le De civilitate tnorum
puerilium, publié en 1530), qui va manifestement dans le sens du dressage
contraignant, que de l'ouvrage de Castiglione (// Hbro del Cortegiano, paru
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en 1528 et traduit dès 1537 à la demande de François Ier), dans la mesure


où celui-ci dessine plus le portrait du bon courtisan parmi les jeux, les
plaisirs et les vertus de la bonne société14. Roger Chartier n'ouvre pas
pour rien son chapitre consacré à la civilité sur une opposition entre la
fête qui « soustrait les corps et les conduites aux normes du quotidien » et
la civilité qui entend « soumettre les spontanéités et les désordres, assurer
une traduction adéquate et lisible de la hiérarchie des états, déraciner les
violences qui déchiraient l'espace social15 ». S'il a manifestement raison
dans cette description du « projet » de la civilité, il restreint néanmoins les
possibilités de saisir la manière profondément festive des nouvelles prati-
ques curiales (et plus largement, au moins idéalement, sociales), ainsi que
le succès rapide et considérable d'un tel ouvrage16. Quant à Jacques Revel,
s'il octroie bien une place notable à l'héritage de Castiglione, c'est pour
l'opposer terme à terme à la position d'Érasme: vœu de transparence
sociale, d'ouverture à l'ensemble de la communauté, tension intérieure,
pour celui-ci, construction de son propre personnage, groupe fermé, agré-
ment tout extérieur, pour celui-là17. Là encore le constat paraît incontes-
table, mais il néglige un possible pivot commun aux deux héritages : la

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256 LE L I V R E AVALÉ

grâce et tout le faisceau de termes qui lui sont liés (pudeur, gloire, respect,
douceur, honnêteté, mesure, émulation).
Avant d'écrire son De civilitate morum puerilium, Érasme avait com-
posé un autre traité destiné à souligner l'importance de l'éducation, en
particulier des belles-lettres, pour les enfants : Declamatio depueris statim
ac liberaliter instituendis. Dans ce texte, Érasme invite les parents à pren-
dre soin des corps, mais surtout des esprits de leurs enfants, ce qui veut
dire aussi de leur âme : les amener au savoir, c'est en même temps les
entraîner à la vertu. Érasme ne considère pas que les enfants ont une
bonne nature innée, ils ont plutôt une aptitude à la vertu et un don de
l'imitation que l'éducation doit modeler : « La nature a accordé au pre-
mier âge un pouvoir d'imitation tout spécial, mais toutefois cette faculté
l'incline bien davantage vers le mal que vers le bien18. » L'éducation a
donc pour fonction de susciter, littéralement, une émulation pour l'hon-
nêteté (ad honestatem aemulatio). Sans cela, l'enfant risque de préférer les
facilités du vice aux plus obscures prospérités de la vertu. Les parents,
Érasme y insiste sans cesse, doivent une bonne éducation à leurs enfants :
de même que tout ne nous est pas dû, nul ne naît que pour soi (nemo sibi
nascitur19).
Afin d'aiguiser cette saine émulation, on peut recourir à deux stimu-
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lants: «le sentiment de la honte et celui de la gloire» (pudorem ac


laudem20). Tel est très exactement ce que Castiglione, de son côté, valorise
avec la noblesse qui « enflamme et incite les cœurs à la vertu, tant par la
crainte du déshonneur que par l'espoir aussi de la louange » (col timor
d'infamia corne ancor con la speranza ai laude21). La gloire n'est pas le seul
lot des nobles ; elle désigne une mise en scène du social par où chacun se
trouve sans cesse sous le regard des autres. L'infamie ou le déshonneur
touchent ceux qui cesseraient d'entretenir le respect de leur état : on ne
les respecterait, du coup, plus. Montrer ses manières, c'est dire qui l'on
est. Si on est regardé, alors il faut que le respect social transparaisse dans
sa manière de se montrer. C'est pourquoi Érasme commence son traité
par cette remarque : « Pour que le bon naturel d'un enfant se trahisse de
toutes parts (et il reluit surtout sur le visage), que son regard soit doux,
respectueux, honnête22. »
Or, la pudeur recourt, elle aussi, à ce même sentiment d'incessante
observation : « II n'y a pas d'endroit où ne soient les anges. Ce qui leur est
le plus agréable, chez un enfant, c'est la pudeur, compagne et gardienne des
bonnes mœurs*3. » Pudeur et gloire sont toutes deux des institutions sociales
qui permettent de réguler les comportements et de leur assigner des valeurs
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C I V I L I S E R LA GRÂCE 257

légitimes. Mathurin Cordier qui propose, en 1559, une Civilité honnête pour
les enfans, à peine démarquée de celle d'Érasme, rend encore plus évident
le lien social entre pudeur et grâce : « II faut que l'enfant ait la pudeur
convenable à son âge dépeinte sur son visage, c'est à dire une pudeur
vraie & sincère, que Dieu chérit, & qui honore la nature. Cette honte doit
estre tellement tempérée, qu'elle ne soit point la marque d'un esprit
étonné ou hébété»; «il faut que l'enfant ait une honte qui lui donne
bonne grâce, & non point qu'elle le rende étonné24 ». La pudeur est mesu-
rée ou n'est pas : une honte excessive marque seulement la sottise et le
caractère disgracieux d'un enfant. Mais ce n'est pas simplement la pres-
tance sociale que recherche la pudeur, ni d'ailleurs la seule contrainte
corporelle qui deviendrait de plus en plus rigoureuse: «d'Érasme à La
Salle, la pudeur se fait plus sévère25 », sans doute, mais c'est aussi qu'elle
change en partie de sens, car s'y dilue le rapport au divin. Au xvie siècle,
les anges surveillent autant, si ce n'est plus, que les humains26.
À force de n'y chercher qu'une atténuation sociale des corps et des
manières, nous avons en effet perdu le sens très profond de la pudeur. La
honte était une pratique édifiante. Castiglione rappelle le mythe du Prota-
goras où
Jupiter, ayant pitié des hommes qui, incapables de demeurer unis parce que la
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vertu civile leur faisait défaut, étaient déchirés par les bêtes sauvages, envoya
Mercure sur terre pour apporter la justice et la honte, afin que ces deux choses
ornassent les cités et liassent ensemble les citoyens. [...] Vous voyez donc,
Seigneur Ottaviano, que ces vertus sont octroyées par Dieu aux hommes, et
qu'elles ne s'apprennent point, mais sont naturelles27.
Aidôs et Dikè sont les vertus politiques par excellence, mais données gra-
cieusement par la divinité. Prométhée a volé le feu et le savoir technique
qui en découle ; cela n'a pourtant pas suffi aux hommes pour se sauver
puisqu'ils restaient isolés. Zeus alors les a gratuitement doués de l'art du
politique sous les formes de la pudeur et de la justice afin d'édifier leurs
cités. Aidôs désigne autant la pudeur que la honte, le respect des dieux et
des autres, les égards et la modestie, changeant ainsi la faiblesse de cha-
cun en puissance collective, non parce que tous les citoyens aliéneraient
leur liberté (ce serait la version moderne du contrat social), mais parce
que la loi que tous respectent, venant de Dieu, commence déjà dans les
égards que l'on montre à l'autre. Or, « avec de la grâce, la faiblesse appa-
rente, ou plutôt la réserve qui ne prétend rien s'arroger, devient une force
[...], Yaidôs [..'.] la "pudeur avenante" est chez Homère un des caractères
de la charis et chez Hésiode elle est suscitée par la c/ians28 ». La grâce
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258 LE L I V R E AVALÉ

apparaît donc éminemment liée au destin de la pudeur, et si les traités de


civilité mettent celle-ci de l'avant, c'est aussi pour mieux sceller la néces-
sité sociale de celle-là.

La saveur des apparences


Qu'est-ce alors que cette grâce ? Pour le courtisan, c'est « un air qui de
prime abord (al primo aspetto) le rende agréable (grato) et aimé de tous
ceux qui le voient. Et cela doit être comme un ornement qui harmonisera
et accompagnera tous ses actes, et assurera à première vue (nella fronte)
qu'un tel homme est digne du commerce et de la faveur (grazia)de cha-
que grand seigneur29 ». La grâce consiste d'abord à faire impression, dès le
premier regard, à l'instant même : il y a une immédiateté de la grâce. Et
pourtant elle s'avère tout entière médiation: puissance de médiation
entre les êtres, plus-value ajoutée à l'aspect d'une personne, reconnais-
sance de sa légitimité à côtoyer les princes. Le caractère pratiquement
performatif des variations lexicales sur la grâce indique ce double jeu
entre médiation et immédiateté. L'être pourvu de grâce est considéré par
les autres courtisans comme agréable, gracieux (grato), et s'attire en
même temps la grâce du prince. Le don que fait ce dernier ne fait jamais
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que reconnaître le don qui anime déjà le courtisan et s'y surajoute encore
en un surcroît aussi gratuit que la grâce qui harmonise le doux air du
courtisan.
Comment acquérir semblable harmonie de soi et harmonie avec les
autres ?
Il me semble que vous considérez cela comme l'assaisonnement (condimento)
de toute chose, sans lequel toutes les autres qualités et dispositions n'ont que
peu de valeur. [... ] Mais parce que vous avez dit souvent que c'est là un don
de la nature et des deux [... ] il n'est pas en notre pouvoir de l'acquérir par
nous-mêmes. Mais ceux qui par nature sont seulement aptes à devenir gra-
cieux par le travail, l'industrie et l'application, je désire savoir par quel art, par
quelle discipline et par quel moyen ils peuvent acquérir cette grâce30.
Il est clair, en effet, que ce tour particulier alloué aux gestes, aux discours,
aux regards est un don naturel, une puissance immédiate qui, en elle-
même, donne du sel aux moindres choses. Aucune entreprise de média-
tion ne saurait en redonner l'allure. Deux solutions seules apparaissent.
La première est classique : imiter celui qui possède un tel don « et, si c'est
possible, se transformer en lui31 », autrement dit, faire oublier le travail de
la médiation dans l'immédiateté de la métamorphose. La seconde, plus
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CIVILISER LA GRÂCE 259

inventive, mais en creux : fuir « l'affectation, et, pour employer peut-être


un mot nouveau, faire preuve en toute chose d'une certaine désinvolture
(sprezzatura), qui cache l'art et qui montre que ce que l'on a fait et dit est
venu sans peine et presque sans y penser32 ».
Le terme de sprezzatura signifie d'abord « mépris » (Chappuis en 1580
le traduit par un doublet « mépris et nonchalance ») et, pour user d'un mot
qui connaîtra une plus tardive heure de gloire, mais qui opère selon le
même principe dans la France du xvne siècle, « négligence » : la sprezzatura
néglige de charger actes et mots de tout leur poids. Alain Pons fait remar-
quer qu'elle désigne une façon « d'attacher peu de prix, ou plus exactement
de paraître attacher peu de prix, à ce que l'on fait ou dit33 ». La sprezza-
tura est une manière de se rendre gratuit: de rejouer l'immédiateté de la
grâce, de faire comme si ce qui venait des paroles, des attitudes, des gestes
apparaissait hors de tout calcul social, dénué de tout travail d'expression,
alliant «une certaine dignité, tempérée néanmoins d'une élégante et
aérienne douceur des mouvements (leggiadra ed aerosa dolcezza ai movi-
mentf4)». Pour l'imitation et la négligence, l'ordre du paraître est indis-
pensable, non seulement parce qu'il faut ouvrager un personnage que
l'on n'est pas forcément (gracieux à force de travail), mais surtout parce
que la tâche consiste à donner une légèreté aux propos les plus sérieux,
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une douceur aérienne aux gestes les plus graves. Il s'agit de creuser, d'évider
les innombrables actes du quotidien, de les rendre flottants au point de
pouvoir impunément détacher des formes et des figures du corps massif
des significations (un peu comme le sourire du chat Chester peut appa-
raître seul dans l'arbre du sens). La gratuité est à ce prix.
La grâce impose donc un art de la pose : entièrement artificiel tant il
cherche à vider l'expression du poids de la référence, parfaitement évident
puisqu'il est tout entier dans la suspension des rengaines du sens ; un art
de la découpe, par la coupure avec la pesanteur sociale des significations
autant que par le détachement qu'il implique sur le fond sombre du quo-
tidien. L'être gracieux se détache de ce fond justement parce qu'il sait se
détacher des choses qu'il fait, qu'il en néglige l'inhérente lourdeur : l'élo-
cution est déjà en train de prendre le pas sur l'invention. Le maniérisme
pictural, dont on pourrait penser qu'il se situe à l'opposé de la grâce du
courtisan tant il semble affecté, en figure, en fait, le parfait déploiement:
portraits où la pose est d'autant plus somptueuse et suggestive qu'elle a
vidé les visages de leurs expressions pour en fixer la tournure d'un style.
Le lien entre grâces courtisanesque et picturale est d'ailleurs fort clair pour
Castiglione, puisque le courtisan construit d'autant mieux son propre
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26O LE L I V R E AVALÉ

portrait qu'il connaît Fart de Yekphrasis : « [O]n voit chez certains hommes,
qui racontent et expriment de si bonne grâce et si plaisamment une chose
qui leur sera advenue, qu'ils auront vue ou entendue, qu'ils la mettent
devant les yeux par le geste et la parole et la font pour ainsi dire toucher
du doigt; et cette manière, puisque nous n'avons pas un autre mot, se
pourra appeler "festivité" ou "urbanité35". » Encore une fois, il s'agit de
métamorphoser la médiation du récit en immédiateté du regard et du
toucher.
L'urbanité est cet art qui fait de l'emprise des traditions une incessante
surprise et de la contingence une fête, car il y va à chaque fois de l'instan-
tané. Le courtisan plein de grâce séduit tout de suite le prince dans la
mesure où il sait immédiatement s'adapter aux circonstances et montrer
sa parfaite adéquation aux événements. Il parvient à la fois à se faire voir
et à faire voir; il représente d'autant mieux ce dont il parle qu'il parvient
à se glisser entre représenté et représentant pour mieux les rendre impec-
cablement adéquats l'un à l'autre. Travail de pure médiation qui vise à
disparaître dans l'immédiateté la plus inattendue, de façon à plus encore
séduire les autres. « Sans peine et presque sans y penser », c'est le mouve-
ment même de la grâce. Loin du modèle purement courtisanesque, c'est
aussi ce que valorisent les brèves prescriptions des manuels de comporte-
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ment : « Pour avoir bonne grâce, il doit se tenir droit sans aucun effort36. »
La grâce tient à ce que les comportements laborieusement acquis, les dis-
cours savamment repassés, les gestes par avance composés, jaillissent du
corps comme des impromptus.
Si l'affectation figure comme le défaut par excellence du piètre courti-
san ou du mauvais enfant, c'est que la grâce octroie un sens de la mesure
que l'affectation ignore. La tentation serait grande de ne considérer que
l'artifice de ces modes d'être, voire les paradoxes du type « sois naturel »
où l'on allie prescription et spontanéité. Ce n'est pas simple jeu de salon
ou désillusion de l'être. Il s'agit d'une économie psychique et sociale si
éloignée de la nôtre que nous ne pouvons plus la lire sans effort. C'est
ainsi qu'on a souvent, et à juste titre, décrit le propos érasmien comme
une tentative de retrouver une « transparence sociale37 » des êtres :
Universelles, les règles de la civilité érasmienne le sont parce qu'elles reposent
sur un principe éthique: dans chaque homme, l'apparence est le signe de
l'être [...], le vêtement lui-même, qui est «le corps du corps et donne une
idée des dispositions de l'âme » [... a] une valeur morale qui les fait considé-
rer par Érasme dans une perspective anthropologique et non sociale38.

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C I V I L I S E R LA G R Â C E 261

Il ne faut pourtant pas impliquer par là qu'il n'y aurait, dans le traité
d'Érasme, aucune continuité entre apparence, signe et être, ni aucun jeu
social à déterminer des comportements. Par exemple : « Qu'il [l'enfant]
sourie discrètement à une plaisanterie, mais qu'il se garde bien de sourire
à un mot obscène sans pourtant froncer le sourcil si celui qui a dit ce mot
est d'un rang élevé. Il doit composer sa physionomie, de telle sorte qu'il
paraisse n'avoir pas entendu39 » ; ou encore, pour nous rapprocher de la
grâce : « toute mauvaise habitude déforme, non-seulement les yeux, mais
le maintien et la beauté de tout le corps ; au contraire, des gestes réguliers
et naturels donnent de la grâce ; ils n'enlèvent pas les défauts, mais ils les
masquent et les atténuent40 ». Gomment entendre ces passages qui valori-
sent la composition et le masque dans le cadre d'une visée anthropologique
et morale? Est-ce contredire l'idéal de la transparence sociale? Je crois
plutôt qu'ils permettent de comprendre, d'une part, qu'il est illusoire de
séparer l'enjeu social de la perspective morale, d'autre part, que transpa-
rence et masque sont deux figures de la ruse du quotidien.
Lorsque les comportements et les paroles ne trouvent plus en dehors
de la société elle-même leur nécessaire légitimité, lorsque la tradition ne
permet plus d'asseoir en toute quiétude gestes et discours, les rôles sociaux
deviennent de plus en plus matière à ajustement. Manuels de savoir-vivre
ou traités de civilité ont ainsi pour charge de développer, non seulement
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des normes, mais surtout un sens du kairos social. Ils enseignent com-
ment le social doit paraître naturel. La question de la grâce ne fait qu'en
redoubler l'enjeu : à la gratuité de la grâce divine qui fond brusquement
sur tel ou tel répond cette grâce personnelle qui joue l'improviste, qui
façonne l'inattendu de sorte à octroyer aux pesanteurs sociales le carac-
tère aérien du gratuit. Si, par conséquent, il s'agit d'évider les corps trop
lourds des relations sociales, ce n'est jamais pour basculer dans l'éphémère
des apparences ou le déni de réalité. Érasme entend bien rendre vertueux
et religieux les enfants auxquels il conseille d'apprendre à paraître. Casti-
glione entend bien faire de son courtisan le meilleur conseiller du prince
sur le chemin de la vertu et de la bonne politique. Sens et référence ne
sont donc jamais évacués dès actions gracieuses ; ils y acquièrent une légè-
reté inattendue et une saveur que, sans cela, ils ne posséderaient pas.

Les vertus de l'élégance


« II faut que la discrétion assaisonne le tout, parce qu'il serait effective-
ment impossible d'imaginer toutes les occurrences ; et si le Courtisan est
un juste juge de lui-même, il s'accommodera bien aux temps et saura
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262 LE L I V R E AVALÉ

quand les esprits des auditeurs seront prêts à écouter41 ». L'assaisonne-


ment (condimento) caractérise aussi bien la grâce que la discrétion, car
celle-ci est partie prenante de celle-là. La saveur que l'on parvient à don-
ner à ses propos tient au calcul social que l'on est capable de faire : la
grâce n'est plus une cause de salut, c'est un effet salvateur. Effet qui sauve
les relations sociales, puisqu'il permet de s'accommoder aux autres et de
les accommoder. S'il devient si nécessaire de transiter par les signes et le
paraître, c'est pour mieux réguler la violence. L'État ne tardera pas à en
revendiquer le monopole, mais, à petite échelle, les traités de savoir-vivre
servent aussi à montrer l'effectivité du paraître pour les convenances
sociales. La tonalité particulière de celui de Castiglione vient de sa mise
en scène. En rapportant des conversations qui portent sur la description
du parfait courtisan, il montre par l'exemple les comportements gracieux
et les discours élégants, tout en marquant les processus de la régulation
sociale jusque dans les oppositions et les contradictions des divers inter-
locuteurs. Castiglione exhibe immédiatement les pratiques adéquates par
la médiation même du récit. Peut-on imaginer plus de grâce à traiter
d'un sujet aussi lourd qu'un manuel de savoir-vivre42 ? Le détour dissi-
mulé des conversations opère comme une preuve supplémentaire de la
valeur des pratiques qui y sont exposées.
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Giovanni Délia Casa, qui a écrit l'autre grand traité de civilité après
Castiglione et Érasme, permet de saisir le déplacement auquel va con-
duire l'idée de grâce et de discrétion comme assaisonnement. Là encore,
l'apprêt des manières ne contredit pas la vertu des êtres; il leur donne
figure commune: « [Êjtre bien éduqué, plaisant et de belles manières
dans les échanges et les rapports avec les gens, chose qui, en vérité, cons-
titue la vertu, ou ressemble fort à la vertu43. » Constitue ou ressemble ? Ce
doublon indique bien la puissance et la valeur des belles manières : elles
sont constitutives de la vertu justement parce qu'elles y ressemblent, elles
la montrent parce qu'elles la simulent. À en être le masque, elles en for-
ment aussi la figure latente. Qu'est-ce qui autorise ce court-circuit de la
ressemblance des belles manières à la constitution de la vertu ? L'ordon-
nance sociale de l'une et des autres. L'art du comportement est recon-
naissance tacite de la valeur des autres : « nos manières sont agréables
lorsque nous avons égard au plaisir d'autrui et non pas au nôtre44 ». Façon
de reconduire ce que soulignait Érasme (on ne naît pas de soi) et, plus
généralement, de saisir les dettes multiples qui nous lient aux autres dans
une même communauté. Morale comme politique sont issues de cette
valeur reconnue aux dettes qui nous constituent45.
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C I V I L I S E R LA G R A C E 263

L'élégance des manières oriente et aiguise notre souci des autres :


II ne faut donc pas se contenter seulement de faire les choses bonnes, mais il
faut s'appliquer aussi à les faire avec élégance. L'élégance n'est en quelque
sorte rien d'autre qu'une certaine lumière qui se dégage de la convenance des
choses qui sont bien composées et bien divisées les unes avec les autres et
toutes ensemble : sans cette mesure le bien n'est pas beau, ni la beauté plai-
sante. Et de même que les nourritures, aussi saines et bonnes soient-elles, ne
plairaient pas aux invités si elles n'avaient aucune saveur, ou bien si elles
l'avaient mauvaise, de même parfois les manières des gens, bien qu'étant par
elles-mêmes absolument inoffensives, sont néanmoins ineptes et pénibles si
l'on ne les assaisonne pas d'une certaine douceur qui s'appelle, je crois, grâce
et élégance. C'est pourquoi il est nécessaire que tout vice, par soi et sans autre
raison, déplaise aux autres, vu que les vices sont choses déplacées et inconve-
nantes, si bien que les esprits tempérés et bien ordonnés éprouvent du déplai-
sir et du dégoût de leur inconvenance46.
L'élégance est un sens de la mesure, une prise en compte de l'aménage-
ment des discours et des êtres par où le bien peut, de plus, apparaître
comme beau, et le beau, de surcroît, devenir plaisant. Le bien n'est vrai-
ment bien que s'il se rend agréable à autrui. Pour le bien, il ne suffit pas
d'être, il faut aussi apparaître comme désirable. Il serait, pourtant, réduc-
teur de ramener l'art de la convenance à la pesanteur du convenable.
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C'est avant tout un savoir de la dispositio. Comme dans la rhétorique


antique, on doit s'adapter aux circonstances sociales, aux événements qui
surgissent, à ce que l'on veut communiquer, mais se plier aux conditions
extérieures ne signifie pas ployer sous le fardeau de frustrantes contrain-
tes. Le bon orateur dispose selon une certaine convenance les objets de
son discours et convainc son auditoire de les considérer ainsi qu'il les a
disposés. À son image, l'homme élégant produit une topique sociale : un
art de mettre en scène, selon une certaine perspective, discours et événe-
ments, afin d'en frapper, séduire et convaincre le public.
C'est ici que la comparaison avec la nourriture et l'assaisonnement
joue un rôle promis à devenir crucial, puisqu'elle introduit la notion de
goûf7. La Poétique d'Aristote (redécouverte à la fin du xve siècle) définis-
sait déjà la tragédie comme la mimesis d'une action noble au moyen d'un
«langage assaisonné» (hedusméno logo). Hèdus qui veut dire «agréable»
est de la famille du plaisir (hèdone), mais, plus spécifiquement, hèdusma
désigne l'assaisonnement par lequel on relève la saveur d'un plat. La langue
tragique impose donc une saveur particulière, et, pour le moins, épicée.
Sans vouloir retrouver, dans l'usage par les traités de civilité de cette caté-
gorie de la Poétique, un emprunt direct — encore que Castiglione et Délia
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264 LE L I V R E AVALÉ

Casa eussent été assez lettrés pour en avoir lu une traduction latine —,
gardons-en au moins l'alliance entre assaisonnement du discours et plaisir
physique. D'autant que la notion même de nourriture vaut, à l'époque,
pour qualifier l'éducation (les deux termes sont pratiquement synonymes
dans les traités).
La comparaison qu'exploité Délia Casa est donc particulièrement char-
gée : de même que le bien, pour produire tout son vertueux effet, doit
séduire, la nourriture matérielle ou spirituelle, pour être encore mieux
assimilée, doit plaire. Or, quel est le sel qui servira à assaisonner discours
et attitudes, sinon « une certaine douceur qui s'appelle, je crois, grâce et
élégance » ? On se souvient de P« aérienne douceur » réclamée par Casti-
glione : la grâce en est constituée dans la mesure où elle donne une saveur
et une fluidité, là où rivalités, disputes, violences pourraient toujours
revenir. La douceur ne consiste pas seulement à donner une suavité aux
relations humaines ; elle en polit les arêtes trop vives. Le processus de
civilisation tient pour beaucoup à cette nouvelle saveur trouvée à autrui.
C'est, d'une certaine façon, renouer avec la grande époque de la Grèce où
la douceur est vertu par excellence, mais aussi avec une certaine latinité :
ainsi Horace, dans ses Satires même, notait les manières de se « rendre
cher à [s]es amis» («sic dulcis amicis occuram», littéralement: se rendre
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doux à ses amis48). Dans le monde, la douceur est ce qui fait votre prix.
L'être gracieux est homme de mesure : il sait éviter tout excès. Cette
conception de la vertu comme milieu entre deux vices, comme tempé-
rance entre deux excès contraires est justement ce qui lie la douceur à la
vertu. On conçoit alors que le vice et l'excès deviennent concomitants du
déplaisir et du dégoût. En fait, on peut dire que tout le dispositif esthétique
du goût sort de la formation morale du dégoût, à partir du moment où
vertu et plaisir se répondent. Mais à condition de bien entendre la valeur
politique de cette morale : le vice rend l'homme « déplaisant dans ses rap-
ports à autrui». Au lieu de la vertueuse douceur, de la prise en compte
d'autrui dans les dettes à reconnaître, l'homme vicieux considère que
tout lui est dû, qu'il n'a rien à donner et que seuls existent les rapports de
force. Le vicieux veut à tout prix être payé de ses moindres actions, il n'a
que des débiteurs ; le vertueux entend en tout temps être gratuit, il n'a de
récompense que son crédit auprès d'autrui. Le premier est irrespectueux et
impudique tant il ne regarde que lui, le second développe à l'inverse l'art
du respect et la séduction de la pudeur tant il prend en compte les autres.
C'est toute cette conception de la civilité qui pénètre les mœurs nobi-
liaires49 ou, plus largement, urbaines, et informe ce que Philippe Ariès a
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C I V I L I S E R LA GRÂCE 265

nommé des « groupes de convivialité ». Ainsi, dans son Testament, Fortin


de la Hoguette indique comment les trois types de regard (Dieu, autrui,
soi) sont intériorisés pour mieux fonder l'honnêteté :
Pour ne point errer en pas un de ces devoirs, il faut que tu sçaches, mon fils,
qu'il y a trois sortes d'yeux qui te regardent, à sçavoir, l'œil de Dieu, celuy de
ton prochain, & le tien : cela estant, je te conseille de te gouverner en public,
comme si l'œil de Dieu ne t'observoit que toy seul, & de vivre en ton particu-
lier comme si tout le monde avoit les yeux sur toy. Quant à ce qui est de ton
œil propre, qu'il n'y en ait aucun, je te prie, qui te regarde de plus prés, ny que
tu respectes plus que celuy-là. En ce faisant ta pudeur originelle se conservera,
laquelle n'estant rien autre chose qu'une reflexion de l'image de Dieu qui est
en nous, nous fait affectionner les choses honnestes, & nous imprime la honte
de celles qui ne le sont pas.
Veux-tu faire une espreuve certaine, & qui ne soit point trompeuse de ce
qui est honneste d'avec ce qui ne l'est point ? mets-toy toujours en la place
d'autruy [...] la place d'autruy est la vraye distance qu'il faut prendre pour en
bien juger50.
L'homme civil est un «juste juge » (Castiglione), s'il s'oublie soi-même
assez pour prendre la place de l'autre. Il s'est rendu assez gratuit pour
pouvoir échanger de position, sans en payer le prix d'une aliénation ou
s'en faire rétribuer par une domination. La contrainte est si largement
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dénoncée que, sous couvert d'en rejeter la pratique dans l'affectation des
discours et des gestes, on désavoue par avance la contrainte politique. La
topique des vices et des vertus se transforme lentement en anthropologie
des mœurs et des usages, en esthétique des comportements et des dis-
cours. Là où les arts de vivre étaient encore des arts de mourir à la fin du
xvie siècle ou au début du xvne siècle, ils deviennent des arts de vivre en
société, des arts de vivre heureux: il fallait apprendre l'art de plaire à
Dieu, il devient nécessaire de connaître l'art de plaire aux hommes51.
Dans un traité comme celui de Faret (qui, par son pillage cohérent des
traités précédents, connaît un large succès), la négligence qui fait la grâce
des relations sociales perd toute sa valeur lorsqu'elle tourne à l'excès : si la
«grâce naturelle [...] doit reluire comme un petit rayon de Divinité» au
dessus « des préceptes de l'Art », il y a pourtant
une reigle générale qui sert sinon à l'acquérir, du moins à ne s'en esloigner
jamais. C'est de fuyr comme un précipice mortel cette mal-heureuse & im-
portune Affectation, qui ternit & souille les plus belles choses, d'user par tout
d'une certaine négligence qui cache l'artifice, & tesmoigne que l'on ne fait
rien que comme sans y penser, & sans aucune sorte de peine. C'est icy à mon
advis la plus pure source de la bonne grâce : Car [... ] toutes les plus grandes &

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266 LE L I V R E AVALÉ

les plus rares [choses] perdent leur prix, lors que l'on voit paroistre de con-
trainte. En effect, la plus noire malice dont l'envie se serve pour ruyner l'es-
time de ceux qui l'ont bien établie, c'est de dire que leurs actions sont faites
avec dessein, & que tous leurs discours sont estudiez52.
Qu'y a-t-il de si dangereux à avoir machiné son discours ou soigneuse-
ment préparé ses actes ? Montrer que les êtres sont de l'ordre du calcul,
qu'ils peuvent être pris dans un marché des affects et un commerce des
désirs, qu'ils sont de part en part transparents et manipulables. La légè-
reté donnée aux tours gracieux des mondains est aussi manière de se
dissimuler, de devenir soi-même incalculable à force de grâce. La gratuité
nous retire des échanges ou les voue à une douceur qui leur est trop
souvent étrangère. La contrainte est une ruine, le prestige ne s'acquiert
qu'en éludant le calcul, en le travestissant dans la grâce, en faisant passer
le commerce social pour un jeu de salon. Point de surprise, dès lors, à
voir la femme saisie d'un rôle éminent. Représentante de la douceur, du
contrôle de la violence, mais aussi de la faiblesse, elle figure au centre des
salons pour être mieux exposée aux regards et retirée de la circulation du
savoir. Le topos de la « femme civilisatrice » fonctionne d'autant mieux
qu'elle apparaît dénuée de pouvoir et proche du naturel: «Si donc la
bonne grâce se remarque à faire tout comme par nature & sans estude, la
naïsveté est bien meilleure que la contrainte53. » Enjeu réel de pouvoir et
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de commerce, la figure féminine témoigne pourtant d'un refus de l'échange


marchand et d'une gratuité native. Honnête homme ou honnête femme
épousent le modèle nobiliaire selon lequel le prix alloué aux êtres est
inversement proportionnel à leur mercantilisme : en « psychologie sociale
(pour employer un jargon contemporain), il ne faut pas non plus déroger.
D'où la nécessité de multiplier en fin de compte la méfiance envers
toute forme de calcul, que l'on sait ultimement dissimulé: «II faut
encores considérer sur ce sujet, que la Négligence affectée, & ce mespris
trop évident dont l'on use jusqu'aux moindres gestes & au moindre clein
[sic] d'œil, sont des vices encore plus grands que le trop de soin54. » À
force de creuser les gestes et les paroles pour les rendre moins pesants aux
autres, ils deviennent des pièges dans lesquels on craint sans cesse de
tomber. La seule solution est la prudence: «celuy qui aspire à se faire
gouster dans les cabinets du Louvre, & dans les bonnes assemblées,
accompagne toutes ses actions d'une grande prudence55 ». Or, comment
se faire « goûter » ? En travaillant son propre goût, de sorte à n'en être
jamais le premier esclave. On se contraint d'autant plus que l'on cherche
à se libérer des empires inconnus de la contrainte : l'honnête homme a
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C I V I L I S E R LA G R Â C E 267

« accoustumé [son] goust à ne se rebuter point de tout ce qui ne luy est


pas agréable56 » en n'ayant
garde de se rendre si fort esclave de ses inclinations, qu'il ne puisse en tous
temps les faire ployer soubs celles de la personne à qui il aura envie de se
rendre agréable. [... ] Un esprit bien faict s'adjuste à tout ce qu'il rencontre, &
comme on disoit d'Alcibiade, il est si accommodant & fait toutes choses d'une
certaine sorte, qu'il semble qu'il ait une particulière inclination à chacune de
celles qu'on luy voit faire. Il n'y a point d'humeurs si extravagantes, avec qui il
ne puisse vivre sans brouillerie57.
L'horizon est bien celui du conflit : plier ses désirs à ceux des autres, faire
épouser ses inclinations à d'autres étrangères, afin de ne jamais engendrer
la moindre violence. On se contraint soi-même pour ne pas contraindre
l'autre. Cela permet de croire que l'autre, réciproquement, ne nous fera
pas violence. L'autocontrôlé des affects dont parle Norbert Elias est ici
particulièrement patent. L'habitude nous plie comme le vent courbe le
roseau ; l'ouragan de la violence ne déracine que les chênes trop vaniteux
pour ployer.
À l'évidence, le propos semble bien peu nobiliaire. Il faut un fils de
cordonnier de Bourg-en Bresse pour composer un idéal aussi peu soucieux
de la gloire de son état. À la cour toujours très martiale de Louis XIII, à
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une époque où le point d'honneur est jalousement observé jusque dans


des duels sanguinaires, le propos de Nicolas Faret semble plutôt inoppor-
tun. Comment expliquer alors le brillant succès de son ouvrage, réédité
7 fois en 30 ans ? Cela tient à l'évolution même de la noblesse. Comme l'a
montré Ellery Shalk, au xvie siècle, être gentilhomme relève d'une fonction
sociale (le métier des armes), cette fonction impliquant d'agir conformé-
ment à la vertu. Or, sous la pression des guerres civiles, la conception de
la noblesse se détache progressivement de son essence morale pour ne
plus se rattacher qu'au prestige de la naissance58. À l'instar de l'absolu-
tisme, la dissociation générique de la noblesse et de la vertu sort des guer-
res de religion. Ainsi, Jean Bodin, en véritable pivot intellectuel de la
souveraineté, signe déjà la disjonction de l'être noble et de l'homme ver-
tueux59. « Mais parallèlement à ce renforcement de l'État royal, roturiers
influents et nobles semblent avoir ressenti le besoin de présenter un front
commun, et l'on constate un rapprochement au sein des élites [... qui]
commença immédiatement après la défaite de la Ligue et se poursuivit
durant toute la première moitié du xvne siècle60. » Cette conception héré-
ditaire vide la noblesse de sa possible indépendance morale pour la met-
tre au service du souverain qui, réciproquement, en assure la continuité.
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268 LE L I V R E AVALÉ

Du coup, la vertu doit être apprise : la noblesse d'âme s'ajoute à la noblesse


de sang, elle n'en fait pas partie d'office. Académies d'équitation, collèges
jésuites ou manuels de savoir-vivre prennent, dès lors, une importance
sociale reconnue: ils donnent aux élites nobles le poids intellectuel et
moral qui correspond à leur condition.
La culture est essentiellement en France une nouvelle marque d'appartenance
au second ordre. Du temps où la noblesse était conçue comme le métier des
armes, les gentilshommes en étaient fréquemment dépourvus. [...] Mais, dès
la seconde moitié du xvne siècle, cette image du noble français a, dans la
plupart des milieux, presque entièrement disparu. Associer noblesse et culture
est devenu une habitude courante et largement répandue61.
Ce mouvement prolonge le nouveau sens accordé à Y urbanité: l'éduca-
tion reçue en ville (qu'elle soit scolaire ou mondaine) définit de plus en
plus la civilité authentique et retire à la noblesse rurale son ancienne
autorité. Dès la fin du xvie siècle, le rustique s'oppose à l'urbain, en ce que
« dans les villes les compagnies des personnages savants et bien appris se
rencontrent, les mœurs et la langue se façonnent : au contraire des villages
et pays plat, où les nobles et les villageois ne sont différents que d'habits
et de révérences, le résidu de leurs actions retirant au brutal [c'est-à-dire
relevant de la brutalité], sans compagnie [...] que des chevaux, chiens et
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oiseaux62 ».
Le traité de Nicolas Faret participe de ce mouvement d'éducation des
élites nobiliaires et roturières. Même si Maurice Magendie a raison de
souligner l'ancrage bourgeois de Faret, il tend à simplifier l'usage de son
traité en ne discernant pas l'utilité stratégique de sa position63. Il est
caractéristique que Faret demande au parfait courtisan d'être noble, mais
installe à ses côtés l'homme de bien. Entre les deux, la différence est seu-
lement de degré, ou, pour mieux dire, de vitesse: « [I]l faudrait que ce
dernier [l'homme de bien roturier] mît beaucoup de temps, devant que
de donner de soi la bonne opinion que le gentilhomme aurait acquise en
un moment, par la seule connaissance que l'on aurait eue de son extrac-
tion64. » Au total, le mouvement est double : les nobles doivent asseoir
leur position héréditaire par une meilleure éducation, les roturiers doivent
modeler leurs conduites sur la distinction nobiliaire. Comme le résume
bien François Billacois, « la noblesse ne décline pas ; elle se transforme en
des aristocraties65 ». Et ces aristocraties trouvent dans la culture de l'esprit
et des manières la meilleure façon d'édifier leurs pratiques de distinction.
Chez Nicolas Faret, en pleine Contre-Réforme, ces pratiques doivent
aussi souscrire au modèle de l'humilité et de la charité chrétiennes :
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C I V I L I S E R LA G R Â C E 269

Véritablement je ne m'estonne pas si ceux qui sont capables de bien connoistre,


& de bien gouster cette sorte d'hommes, que par un mot d'excellence on
nomme aujourd'huy des Honestes-gens, les caressent, les chérissent, & les
admirent, comme ils font : Puisque ce sont eux seuls, qui parmy la corruption
& les ordures des vices [...] conservent comme une image entr'eux, de ces
pures & innocentes mœurs, dont l'on dit qu'estoient composées les délices du
Paradis de nos premiers Pères66.
Pourtant, l'éducation passe aussi par le souci ancien du sage :
Ils ont ployé de bonne heure leurs âmes au bien, & les ont tellement accoustu-
mées à fuir les vices qui gastent la conversation, qu'il semble que naturelle-
ment ils exercent toutes les vertus, que les Sages mesmes par la force de leur
raisonnement ont beaucoup de peine à pratiquer ; sans estude ils sont civils &
courtois [...]. Et ces choses leur réussissent avec d'autant plus d'approbation,
qu'ils les font sans art & sans aucune contrainte67.
L'honnête homme, en aménageant ses propres inclinations de façon à en
assouplir les articulations, parvient à épouser les désirs des autres sans
jamais exhiber de contrainte, il opère à la façon d'un émollient social. En
ce sens il revient aux origines mythiques du Paradis où l'empathie avec
l'autre s'avérait parfaite. L'honnête homme donne au travail de média-
tion» que représentent toute communication avec l'autre et tout façon-
nage de soi, l'immédiateté de la grâce. Il peut ainsi court-circuiter la
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laborieuse vertu des Sages : à s'être tôt plié aux contraintes du monde, il
chemine désormais avec élégance dans l'espace du naturel, vertueux sans
peine et sage sans effort.

Grâce mondaine et esthétique du moi

Ce naturel hante cependant des lieux précis, en particulier la cour. Même


si depuis Castiglione, et à rebours de son courtisan, les traités de civilité
ont peu à peu semé l'image de l'honnête homme dans tout le champ
social (c'est déjà le projet érasmien), la cour en demeure le modèle avoué,
le centre de gravité. Or, s'il est un lieu de contrainte, voire une institution
de la servitude, c'est bien la cour. Castiglione pouvait encore rêver de ses
courtisans comme de secrets conseillers du prince. Un siècle plus tard,
l'honnêteté a peut-être essaimé, mais elle a perdu son envergure politique.
On saisit le malaise de Faret à mettre en scène la liberté souveraine de
l'honnête homme dans la gratuité de ses gestes et son volontaire esclavage
dans un lieu où, comme le dit ironiquement le père Caussin, on achète « la
gloire en monnoye de servitude68 ». La solution qu'y trouve Faret consiste

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27O LE L I V R E AVALÉ

à pousser la logique du désintérêt de soi à sa limite : l'État est ce « nœud


d'authorité & de justice pour la conservation du bien & du public », le
bien de l'État veut le gouvernement d'un seul, il faut donc protéger le
prince jusqu'à « aymer ses interests plus que les siens propres69 ».
Norbert Elias a largement insisté sur le développement, d'un même
mouvement, de la société de cour et du processus de civilisation. Alors que
le pouvoir central du roi confisque les dominations locales des nobles et
qu'il favorise d'autres puissances plus dévouées (gens de robe ou noblesse
seconde), les courtisans sont tenus de faire de leur faiblesse une vertu.
L'honnêteté apparaît comme cette nouvelle image de soi, d'abord proposée
aux nobles, puis, selon un phénomène de distinction classique, à tous
ceux qui en désirent les attraits. Cette image permet de reconquérir dans
la séduction ce qui est perdu pour le pouvoir, déplaçant dans l'ordre des
signes la force immédiate de la contrainte, mais à la condition que ces
signes n'apparaissent eux-mêmes qu'à l'aune d'une parallèle immédia-
teté, qu'on nommera la grâce. Façon, sans doute, de muer ce charisme
local en un nouveau centre d'attraction70. La grâce aspire au concentri-
que : elle ressemble à cette pierre que le geste joyeux d'un enfant a jetée
au milieu d'un lac. Jeu inutile de l'enfant ou pure compensation d'un
groupe nobiliaire dépouillé de ses pouvoirs sans doute, s'il ne fallait aussi
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en considérer le caractère profondément festif, voire inventif jusque dans


l'aporie. Louis XIV (ou son historiographe, Paul Pellisson) ne s'y trompe
pas. Dans ses Mémoires, il reconnaît que la société de plaisirs double la
force de l'État et succède même aux solidarités générées par les bienfaits :
[I]l fallait conserver et cultiver avec soin tout ce qui, sans diminuer mon auto-
rité et le respect qui m'était dû, liait d'affection avec moi mes peuples et sur-
tout les gens de qualité [...]. Cette société de plaisirs, qui donne aux personnes
de la cour une honnête familiarité avec nous, les touche et les charme plus
qu'on peut dire. [...] Par là nous tenons leur esprit et leur cœur, quelquefois
plus fortement peut-être, que par les récompenses et les bienfaits71.
Ainsi Mère, d'un côté, Graciân, de l'autre, tout en participant de l'éco-
nomie nouvelle de cette société de plaisirs, présentent les deux postures
extrêmes de la grâce mondaine. Ils partent d'une même nécessité : « Dans
le dessein de se rendre honnête homme [...] le plus important consiste à
connaître les meilleurs moyens de plaire72 » ; « Savoir trouver le goût d'autrui.
Car autrement c'est faire un déplaisir au lieu d'un plaisir. Quelques-uns
chagrinent par où ils pensent obliger, faute de bien connaître les esprits.
[... ] Quelquefois il a coûté plus à faire un déplaisir qu'un plaisir. On perd
et le don et le gré qu'on en espérait, à cause que l'on a perdu le don de
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C I V I L I S E R LA G R A C E 271

plaire73. » Mère et Graciân en tirent pourtant des conséquences inverses.


Pour l'un, il y a « une certaine aversion qu'ont la plupart des honnêtes
gens à se faire valoir eux-mêmes74 » ; pour l'autre, il faut « savoir faire
valoir ce que l'on fait. Ce n'est pas assez que les choses soient bonnes en
elles-mêmes, parce que tout le monde ne voit pas au fond, ni ne sait pas
goûter. [... ] C'est un grand point que de savoir faire estimer sa drogue
[...]; mais il faut que cela se fasse sans affectation75. »
L'honnête homme doit être bon acteur, pour Mère, afin d'être plus
libre : si rien ne lui tient trop à cœur, s'il peut s'attacher ou se détacher à
sa guise, il est alors libre de rester à distance de tout, y compris de lui-
même. Devenir l'acteur de ce que l'on est empêche de tenir trop à soi. À
partir de là, le refus de se faire valoir permet, littéralement, qu'on n'ait pas
de prix. Se rendre gratuit, c'est se retirer, à l'avance, des jeux de pouvoirs
économiques (qu'ils soient marchands ou symboliques). Pour Graciân, il
s'agit, au contraire, de récupérer une domination par l'économie des
signes qui sont affaire de valeur plus encore que de signification. Le goût
rend susceptible de lire telle gratuité assignée ou tel masque de la valeur.
En son absence, il faut rétablir les circuits par où ce qui vaut est recon-
naissable. À la confiance du chevalier français en une juste communauté
du goût qui permettrait de distribuer judicieusement ses dons en étant
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sûr de les voir revenir sous d'autres apprêts, s'oppose le scepticisme du


jésuite espagnol qui s'obstine à lire tous les calculs où se joue l'effectuation
des valeurs.
On pourrait croire que l'homme d'Église garde une conception sacrée
de la domination qu'il ramène dans l'espace mondain des luttes de séduc-
tion alors que le mondain rabat son désir de distanciation sociale sur
l'humble distance que l'on doit garder envers soi. En fait tout fonctionne
à l'opposé : la distance par rapport à soi est une manière de sacraliser sa
personne, la recherche du pouvoir une mise à distance du sacré. Deux
façons symétriques de se rendre inaccessible, à l'instar de l'étiquette
royale, depuis Henri III, qui vise avant tout à matérialiser la distance entre
le roi et les autres76. La politesse mondaine tend à disperser dans la
marqueterie de la cour et des salons la sacralité de la distance : elle est
l'Esprit-Saint descendant sur les esprits des courtisans en une vaste Pente-
côte sociale. Le travail de la distinction opère à partir de cette machinerie
sacrée de la distance. À partir de là, on peut soit jouer de la capacité à
mesurer cet espace tels des arpenteurs de la psychologie sociale, soit œuvrer
dans la démesure afin de mieux assurer sa propre valeur.

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2/2 LE L I V R E AVALÉ

Mais cette distance n'est pas seulement matière spatiale; elle touche
aussi au temps. Par exemple, Graciân invite à «faire une grâce de ce qui
n'eût été après qu'une récompense. C'est une adresse des grands politiques.
Les faveurs qui précèdent les mérites sont la pierre de touche des hom-
mes bien nés. Une grâce anticipée a deux perfections, Tune la prompti-
tude, par où celui qui reçoit reste plus obligé ; l'autre qu'un même don,
qui plus tard serait une dette, par l'anticipation est une pure grâce77. »
Savoir transformer une future obligation en grâce obligeante, voilà qui
assure sa domination sur les autres et son pouvoir sur le temps. Face au
sentiment grandissant d'une contingence du temps, d'un évidement de
son sens, on peut tenter de le remplir du prestige du passé (faire du règne
de Louis XIV la résurrection de l'empire d'Auguste), ou le charger de
densité par l'apparition d'une grâce. De part et d'autre, il s'agit de donner
le change, au sens monétaire et psychologique, autrement dit cacher et pro-
téger, jouer des apparences, mais aussi, du coup, suggérer. Le classicisme est
bien l'art de la suggestion : une aération du sens.
Toutefois, donner le change ne permet pas que de masquer et ruser ;
cela autorise toute une gestion du temps par accélération ou différement.
Avancer le paiement d'une dette suffit à la muer en grâce, différer ce qui
n'est que suggéré inscrit la plénitude à l'horizon d'une clôture, comme
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une marionnette suppose au bout des fils qui la conduisent le corps plein
de son manipulateur. La différence sociale est aussi affaire de différance
temporelle. La logique de la distinction charge le temps d'une illusion
d'immédiateté (la «bonne naissance» court-circuite les nécessités de
l'éducation et l'apprentissage du «bon goût»), la temporalité de la
différanceavoue l'immédiateté comme la floraison de médiations.
C'est bien par là que le théologique peut réinscrire les civilités à son
compte courant. Les respects témoignés à chacun (dans un cercle bien
délimité), la pudeur et la douceur affichées dans les relations humaines,
sont autant de stations sur le chemin de la vertu ; et ce chemin déjà ancien
conduit aussi au dieu chrétien :
Vous me direz que cette intention serait impure, de se porter aux actions
louables par les sentiers des respects humains, & je l'accorde : mais j'adjouste
qu'elle se peut facilement limer & purifier, si vous figurez en vostre esprit
qu'autant d'hommes qui veillent sur nos actions, sont autant de messagers de
Dieu [...] & vous changerez cette nécessité que vous avez de faire le bien par
l'honneste contrainte de ceux qui vous esclairent en une volonté si franche &
si désintéressée, que vous ferez en fin resolution de demeurer tousjours aux
termes de la vertu, quoy que tout le monde fust aveugle78.
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C I V I L I S E R LA GRÂCE 273

La logique sociale du regard et de la honte doit être intériorisée, et dans ces


mystères de l'intériorité, vous ne rencontrerez pas que vous-même, mais
bien votre Créateur : voilà le secret espoir qui anime les esprits religieux.
Nicole ou La Salle, à la fin du siècle, tenteront encore de rapatrier cette
technologie sociale de la grâce dans les desseins divins. Pascal même sem-
ble espérer un moment pouvoir jouer sur cette mondanité élégante pour
mieux l'amener à se dépasser vers une transcendance, plutôt que de cir-
culer seulement dans les cercles choisis du plaisir mondain. Mais rapide-
ment il ne se fait guère d'illusions sur la sacralisation des individus qui a
cours légal dans ces milieux: la grâce divine risque de n'y circuler que
sous couvert de fausse monnaie. Thérèse d'Avila avait fermement disso-
cié le contentement que l'on peut tirer de ses oraisons, du goût (gusto) de
la grâce divine elle-même79. À civiliser la grâce, on a rabattu le goût du
pouvoir de l'Autre sur soi au contentement de sa propre maîtrise. Le sens
de la mesure qu'impliquent les codifications de la politesse sert à voiler et
différer la force de la démesure qu'imposent les désirs de la puissance. La
présence se masque derrière ses propres défis et elle se dissout, guettant
un prochain surgissement, un éclat soudain de sens sous un rire, un geste,
un regard, un mot.
Dans le traité qui connaît le plus vif succès à la fin du siècle, Antoine
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de Courtin, connaisseur avisé des mœurs de la cour, fait le partage entre


la civilité et la bonne grâce, entre la « bonne disposition du dedans » et la
«belle disposition du dehors80». Le maître mot est, désormais, celui de
« contenance », dans la mesure où elle devrait assurer non seulement un
« accord entre le dedans et le dehors », mais aussi, de façon toute aristotéli-
cienne, «le milieu entre deux défauts opposés81». La précieuse substance
du moi doit être conservée et protégée des atteintes du monde, en même
temps que le monde doit reconnaître l'impeccable civilité de cette conte-
nance. L'analyse des expressions linguistiques permet à Courtin d'asseoir
sur la possession de soi l'ouverture aux autres: « [L]a civilité, à la
considérer en elle mesme, ne consiste qu'à se posséder [...]. Et c'est ce que
le monde exprime sans y penser, lorsqu'on dit d'une personne, qui ne sçait
se tenir, ny à ce qu'elle doit faire ou dire, qu'elle est décontenancée82. » La
surprise est captation d'un moi, détournement d'une substance informée
par les pratiques civiles. Ne pas savoir se tenir en société, c'est ne pas
parvenir à se tenir soi-même, à se contenir. Le processus d'autocontrainte
parvient ici à sa plus exacte formulation. L'intériorité morale de l'hon-
nête homme est intériorisation des conduites sociales, «l'âme belle et
bien cultivée» témoigne de la «bonne disposition du dedans83 ». Ainsi que
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274 LE L I V R E AVALÉ

La Bruyère va bientôt le noter, la culture est un signe de distinction par le


savoir des lettres ou par la connaissance du monde. Il suffit de se contenir
pour que les liens sociaux ne souffrent d'aucune incomplétude, d'aucun
malaise générés par des conduites de pouvoir. La culture suppose simulta-
nément un abandon aux autres et une maîtrise de soi.
C'est pourquoi la contenance se prolonge toujours dans la complai-
sance « si nécessaire pour la vie civile qu'elle est le ciment de toutes les
amitiez : comme au contraire la rudesse d'un certain air qui veut par tout
donner la loy, en est le renversement infaillible84 ». À la souveraineté qui
donne la loi à chacun s'oppose donc l'amitié qui donne du plaisir aux
autres : la complaisance est un éloge silencieux, une manière de dire à ses
interlocuteurs le respect et l'affection qu'ils inspirent. En se contenant,
l'honnête homme se garde soi-même des atteintes extérieures et cherche
dans la complaisance un plaisir commun : il est à la fois citadelle inté-
rieure et salon ouvert. Dans la mesure où il sait se tenir et se contenir, il
est souverain de lui-même ; puisqu'il entend plaire aux autres, il aban-
donne le terrain de la souveraineté sur tous.
La continuité essentielle de la contenance et de la complaisance gagne
sa légitimité en raccordant le sens de la mesure sociale au sentiment de la
posture chrétienne : la civilité vient de la modestie qui, elle-même, dérive
de l'humilité qui est aussi « le souverain degré de la charité85 ». Simples
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différences de degré qui permettent à l'honnête homme de circuler en


toute légitimité sur les passerelles étroites du monde, puisque l'on suppose,
du coup, l'impeccable liberté des contraintes: «la civilité doit estre [...]
toute libre, toute naturelle, & nullement façonniere ny supersticieuse86 ».
Les paradoxes entre une naturalité des conduites et leur laborieux appren-
tissage affleurent dans l'inquiétude face à la « bonne grâce » des visages
dont il devient parfois difficile de vérifier la stricte équivalence intérieure.
Savoir se tenir en société, savoir se contenir et se maîtriser, conduit aussi
à plier dans l'épaisseur nouvelle de sa conscience les secrets de ses gestes.
On devrait avoir accès sans peine au for intérieur de chacun et c'est pour-
quoi Courtin s'obstine à noter que l'on doit toujours regarder «l'intereur
[sic], pour juger de l'extérieur87 », même si la contenance extérieure rend
opaque la présence intérieure.
Les pratiques de la civilité inaugurent ainsi, de plus en plus, un monde
étale, alors même qu'elles se trouvaient entées sur des usages différentiels.
Les codifications importent un monde de contraintes là où il s'agissait
d'inventer des arts du surplomb. Courtisan et honnête homme agissent
selon des stratégies et fondent des événements. Ils se composent une forma
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C I V I L I S E R LA GRACE 275

di vivere, comme l'entendait Castiglione. Mais les formes vont se solidi-


fier dans des règlements du corps et des prises de distance dus à la dyna-
mique du processus de la distinction. On réclame dès lors des méthodes et
non des stratégies, des enseignements témoignant de leur labeur et non
des travaux sur soi dont on orchestre la disparition. La grâce, bientôt, ne
posera plus sa lumière sur les manières d'un être qu'à condition qu'il s'en
dessaisisse. Mais entre-temps les façons mondaines auront momentané-
ment allié sens de la gratuité et légèreté des échanges. Les réciprocités
auront gagné, à passer par le désintéressement, l'élégance, le jeu souve-
rain des apparences, une aura qui ne perdurera que dans les œuvres que
l'on va appeler « esthétiques88 ». Car si l'on parle souvent de ces manières
courtisanesques ou civiles comme d'une « esthétisation » des relations
humaines89, il faut retourner radicalement la référence et saisir que l'esthé-
tique, qui naît au xvnf siècle, est issue de cette rhétorique sociale qui cherche
dans la gratuité et la grâce la véritable saveur de l'existence.
Daniel Arasse se contente de les mettre en parallèle: « [A]vec le
xvie siècle [...] la réflexion esthétique fait de la "grâce" et de son "je ne
sais quoi" la qualité suprême qui distingue à la fois l'œuvre d'art (plus
belle que la vérité simplement imitée) et le courtisan dont l'indéfinissable
sprezzatura assure le brillant d'une Cour et la gloire d'un Prince90. » Peut-
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être faut-il voir plutôt la grâce sociale constituer lentement la question


fondamentale de cette nouvelle discipline qu'est l'esthétique: dans la
peinture et les belles-lettres, les artistes ne cessent de méditer sur cette
grâce, mais ils répondent aussi à une demande sociale, soit pour renvoyer
aux êtres qui la composent l'image d'une communauté gracieuse des
comportements et des discours, soit pour former et informer les gestes et
les paroles de personnages sociaux en quête de situations.

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T R O I S I È M E PARTIE

L'invention de la culture
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CHAPITRE 8

La communauté du goût :
les formes sociales du sensible

Et je pense qu'ici je ne ferai pas mal


De joindre à l'épigramme, ou bien au madrigal,
Le ragoût d'un sonnet, qui chez une princesse
A passé pour avoir quelque délicatesse.
Il est de sel attique assaisonné partout
Et vous le trouverez, je crois, d'assez bon goût.
MOLIÈRE, Femmes savantes, III, 2

L A SOUVERAINETÉ ne se présente pas seulement comme un concept


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politique moderne, mais comme une pratique sociale naturalisée.


L'impeccable souveraineté du monarque trouve ses petits répondants
dans la souveraineté que chacun doit exercer sur son for intérieur afin de
libérer les échanges publics de leur caractère contraignant et opaque.
Même si la souveraineté en vient à être exprimée en des termes de con-
trat plus que de don, au fur et à mesure qu'on avance dans le temps, il
n'en demeure pas moins qu'elle trouve dans la grâce sa plus juste mesure.
Les réseaux d'obligation créés par le souci de plaire et de complaire déter-
minent une rhétorique sociale où le souci de soi passe par l'intérêt pris
aux autres.
Styles de pensée mondains, styles d'existence aristocratiques ouvra-
gent, désormais, les manières et les comportements des élites. Les lettres
alimentent en même temps qu'elles sont alimentées par cette stylistique
galante. C'est dans ce creuset sociologique, plus que dans l'économie d'un
développement interne des poétiques, que l'on peut trouver la naissance
de l'esthétique. L'essor public des lettres passe aussi par cette esthétique
des attitudes et des discours mondains, à commencer par la primauté
accordée à un sens souvent négligé: le goût. Dès le début, le goût est
déterminé comme « bon goût », il est valeur sociale avant même d'être
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280 LE L I V R E AVALÉ

jugement public. Il permet de discriminer entre les élites naturellement


pourvues de goût et les imitateurs tâchant de transformer vainement un
mauvais goût dont ils ne peuvent se débarrasser. Il faut donc garder présent
à l'esprit que la catégorie « esthétique » du goût est, dès l'abord, une recon-
naissance sociale. Comprendre certaines trajectoires des lettres oblige à
prendre la mesure de ces évolutions plus généralement esthétiques.

Le marché du goût
Au début du Bourgeois gentilhomme, maître de musique et maître de
danse attendent leur élève. Peut-être avec une sourde ironie envers Lully,
chargé comme lui de la composition de cette comédie-ballet commandée
par le roi pour les fêtes de Chambord, Molière met en scène un maître de
musique bien différent du maître à danser. Celui-là ne cherche qu'à
exploiter l'ignorance de Jourdain en s'intéressant seulement aux ressour-
ces financières qu'il peut en tirer; celui-ci, sans mésestimer l'importance
de l'argent, aimerait aussi éduquer le goût de son élève, pas simplement
pour le bénéfice de Jourdain, mais en accord avec l'économie de la gloire
propre aux beaux-arts :
MAÎTRE DE MUSIQUE: [...] Ce nous est une douce rente que ce monsieur
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Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu'il est allé se mettre en
tête ; et votre danse et ma musique auraient à souhaiter que tout le monde lui
ressemblât.
MAÎTRE À DANSER : Non pas entièrement ; et je voudrais pour lui qu'il se con-
nût mieux qu'il ne fait aux choses que nous lui donnons.
MAÎTRE DE MUSIQUE : II est vrai qu'il les connaît mal, mais il les paie bien ; et
c'est de quoi maintenant nos arts ont plus besoin que de toute autre chose.
MAÎTRE À DANSER : Pour moi, je vous l'avoue, je me repais un peu de gloire,
les applaudissements me touchent [...]. Oui, la récompense la plus agréable
qu'on puisse recevoir des choses que l'on fait, c'est de les voir connues, de les
voir caressées d'un applaudissement qui vous honore. Il n'y a rien, à mon avis,
qui nous paie mieux que cela de toutes nos fatigues ; et ce sont des douceurs
exquises que des louanges éclairées.
MAÎTRE DE MUSIQUE : J'en demeure d'accord, et je les goûte comme vous.
[...] Mais cet encens ne fait pas vivre; [... M. Jourdain] a du discernement
dans sa bourse ; ses louanges sont monnayées, et ce bourgeois ignorant nous
vaut mieux, comme vous voyez, que le grand seigneur éclairé qui nous a intro-
duits ici.
MAÎTRE À DANSER : II y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites ; mais je
trouve que vous appuyez un peu trop sur l'argent; et l'intérêt est quelque
chose de si bas qu'il ne faut jamais qu'un honnête homme montre pour lui de
l'attachement.
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LA C O M M U N A U T É DU GOÛT 281

MAÎTRE DE MUSIQUE : Vous recevez fort bien pourtant l'argent que notre
homme vous donne.
MAÎTRE À DANSER : Assurément ; mais je n'en fais pas tout mon bonheur, et je
voudrais qu'avec son bien il eût encore quelque bon goût des choses1.
À la douce rente répondent les douceurs exquises, à la mauvaise
connaissance qui paie bien correspond la connaissance qu'il faudrait
améliorer par don, aux louanges monnayées font écho les louanges éclai-
rées. Deux systèmes de valeur sont opposés. Ils occupent, certes, des terri-
toires contigus, ils se recouvrent même partiellement: l'argent est reçu
avec plaisir à l'instar des justes applaudissements. Mais là où le maître de
musique cherche obstinément son profit, ne cachant jamais le souci de son
intérêt, le maître à danser, en parfait honnête homme, met la nécessaire
quête financière sous le surcroît de la gloire. Tous deux veulent des
récompenses (le don n'est pas gratuit, il oblige celui qui le reçoit à retour-
ner en compliments judicieux la grâce de l'art), mais le paiement du tra-
vail trouve son exacte mesure dans les louanges éclairées plus que dans
les louanges monnayées. Le bon goût rétribue mieux que la plus large des
bourses, même s'il vient en sus. Le maître de musique est, en fait, du côté
du bourgeois qu'il exploite, tandis que le maître à danser demeure du
côté du grand seigneur qu'il recherche. Le goût est un surcroît, une grâce
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ajoutée aux intérêts financiers. Il suppose un jugement éclairé îles Lumières


s'y reconnaîtront.
Dans le passage célèbre de son Art poétique où Boileau dénigre les
écrivains mercenaires pour mieux élever les auteurs intègres, la gloire est
(même négativement sous la figure du dégoût) liée à la valeur intrinsèque
du bon goût :
Travaillez pour la gloire, et qu'un sordide gain
Ne soit jamais l'objet d'un illustre Ecrivain.
Je sais qu'un noble Esprit peut, sans honte et sans crime,
Tirer de son travail un profit légitime :
Mais je ne puis souffrir ces Auteurs renommez,
Qui dégoûtez de gloire, et d'argent affamez,
Mettent leur Apollon aux gages d'un Libraire,
Et font d'un Art divin un métier mercenaire2.
Alain Viala a montré que l'opposition recouvre, en fait, les deux logi-
ques économiques divergentes du mécénat et du marché. Travail et gloire
ne courent pas sur des erres différentes, mais la reconnaissance de la
gloire par des sommes d'argent ou des charges généreusement distribuées
suppose une logique que Boileau voudrait aussi éloignée que possible de
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282 LE L I V R E AVALÉ

la recherche de ressources financières par la vente calculée de ses produc-


tions. Les grâces des Grands ou, de plus en plus, du souverain composent,
dans les faits, avec l'argent retiré du commerce littéraire3. Le maître à
danser monnaye son travail autant qu'il recherche l'estime des gens de
goût, à la différence du maître de musique, exemplairement mercenaire.
De façon plus large, ces dispositifs artistiques prolongent l'exercice
social de la conversation mondaine :
La conversation familière doit servir d'école d'érudition et de politesse. De ses
amis, il en faut faire ses maîtres, assaisonnant le plaisir de converser, de l'uti-
lité d'apprendre. Entre les gens d'esprit la jouissance est réciproque. Ceux qui
parlent sont payés de l'applaudissement qu'on donne à ce qu'ils disent; et
ceux qui écoutent, du profit qu'ils en reçoivent. Notre intérêt propre nous
porte à converser. L'homme d'entendement fréquente les bons courtisans,
dont les maisons sont plutôt les théâtres de l'héroïsme que les palais de la
vanité4.
L'héroïsme touche plus les conduites civiles que les anciens éclats guerriers
et l'érudition courtoise compte plus que le savoir lettré. On reconnaît à
peine l'opposition (ou la conjonction) prisée à la Renaissance des armes
et des lettres : entre l'érudition des savants et l'héroïsme des gentilshom-
mes se sont glissés savoirs mondains et civilité héroïque, tel est désormais
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le véritable centre de la dynamique sociale. Connaissance aristocratique


du monde et monde aristocratique de la connaissance forment un cercle
de connaisseurs où se partagent jouissances personnelles et apprentissages
sociaux. Le théâtre de Molière met sur le devant de la scène les dispositifs
collectifs du goût et les valeurs qui y sont assignées ; la prudence civile de
Graciân installe les gens de goût sur un nouveau théâtre social où la
représentation est gage de sa double fonction de plaisir et d'éducation.
La question du goût ne touche donc pas simplement les affaires que
l'on appelle trop vite esthétiques. Comme pour la rhétorique sociale de la
grâce, le goût relève autant d'une intimité du sens que d'une pratique
civile des sentiments ou d'une valeur économique des conduites. L'échange
instillé par le maître à danser entre travail de la création et louanges éclai-
rés, entre éducation du goût et récompense légitime requiert un échange
social plus large. Le goût concerne l'ensemble des relations humaines,
comme on en vient à le penser (ou, mieux, à le sentir) à partir des traités
de civilité. Le début du Dom Juan de Molière le signale à sa façon. Le
fameux éloge du tabac que prononce Sganarelle fait sans doute partie de
la tradition des éloges paradoxaux, comme il reproduit peut-être aussi le
boniment par lequel Molière haranguait jusque-là son auditoire5, mais
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plus encore que l'échange avec la tradition antique et le public du mo-


ment, l'éloge du tabac est éloge de l'échange :
C'est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n'est pas digne de
vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il
instruit les âmes à la vertu, et l'on apprend avec lui à devenir honnête homme.
Ne voyez-vous pas bien, dès qu'on en prend, de quelle manière obligeante on
en use avec tout le monde, et comme on est ravi d'en donner à droit et à
gauche, partout où l'on se trouve ? On n'attend pas même qu'on en demande,
et l'on court au-devant du souhait des gens6.

Il n'existe aucune solution de continuité entre la matérialité physique


du goût pour le tabac et l'apprentissage moral des conduites civiles. C'est
par le corps qu'on apprend la vertu comme, par le don, on éduque les
sociétés. L'échange social ne naît pas avec l'échange de produits dont on a
besoin, mais avec l'échange de dons qu'on n'a même pas le temps de
demander. Parce que le don est immédiat, la grâce sociale est médiation
de cette immédiateté7. Parce que le goût est une faculté éminemment
corporelle autant qu'il devient une faculté importante de l'esprit, il fait le
passage immédiat, l'échange nécessaire entre physique et psychique, entre
individu et société. Le goût est connaissance des harmonies tacites en
même temps qu'il est, lui-même, instance d'harmonie. La comédie-ballet
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qu'inventé Molière apparaît comme le plus sublime déploiement des


échanges entre les arts. Les Entrées de ballets qui bouclent Le bourgeois
gentilhomme disent, en plus des louanges implicites au roi, la fête du com-
merce humain par l'union de nations pourtant antagonistes.
Sixième Entrée
Tout cela finit par le mélange des trois nations, et les applaudissements en
danse et en musique de toute l'assistance, qui chante les deux vers qui suivent :
Quels spectacles charmants, quels plaisirs goûtons-nous !
Les Dieux mêmes, les Dieux n'en ont point de plus doux8.
Les applaudissements recherchés par le maître à danser résonnent
donc bien à la fin de la comédie, en même temps que l'usage social du
plaisir et le sentiment du goût. L'assistance sur scène des danseurs et des
comédiens applaudit tandis que, probablement, l'assistance du roi et de
la cour applaudit aussi, mêlant son bon goût et ses louanges éclairées au
spectacle théâtral qui se chante lui-même. À l'instar du langage, le spectacle
de l'éloge se retourne vite en éloge du spectacle. Le goût apparaît comme
un opérateur social qui fait de la sensation corporelle l'ancrage de la civilité
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mondaine. L'univers de la parole trouve son contrepoint « naturel » dans


la pratique de la danse et de la musique. L'harmonie de celle-ci prolonge
l'heureux commerce du langage. Quant à la danse, elle reconduit la fête
sociale de la grâce9.
Mais l'harmonie générale ne résonne vraiment bien que dans un cercle
choisi. Monsieur Jourdain a beau sentir qu'en acquérant du bon goût, il
pénétrerait dans la noblesse, l'éducation qu'il réclame et qu'il paye fort
cher ne lui sert manifestement à rien. L'économie sociale de la grâce s'op-
pose à celle du marché comme l'aristocratie éconduit la bourgeoisie, sous
prétexte, par principe, d'un lien quasi ontologique, mais, de fait, en fonc-
tion d'un souci de distinction sociale. L'honnête homme a beau ne pas se
donner forcément pour noble, il doit faire preuve d'une aristocratie de
manières et d'esprit. C'est pourquoi il ne faut pas réifier ici l'opposition
entre gentilhomme et bourgeois : Molière cherche à faire rire avant tout
et l'antagonisme dont il pousse tous les effets vaut pour le comique de
l'affaire. Mais il est incontestable que le goût prend d'autant plus d'im-
portance intellectuelle qu'il renvoie aussi à un statut social.
Les traités de civilité nous ont permis de comprendre combien la
culture des mœurs et de l'esprit était devenue l'apanage des aristocraties
de l'Ancien Régime. Du point de vue sociologique, les nobles dominent
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largement dans la composition du nouveau public mondain, à la fois par


le prestige du titre nobiliaire, par la compétence culturelle soigneusement
acquise, et, tout simplement, par le nombre10. Signe qui ne trompe pas, ils
investissent les institutions académiques, même pour ceux qui ne font
preuve d'aucun ouvrage particulier. Et, contrairement à certaines légen-
des, la domination persiste encore au siècle suivant, jusque dans la séduc-
tion de l'écriture: «II ne suffit pas à l'aristocratie de parrainer les
écrivains : elle entre en rangs serrés dans la République des Lettres. En ce
siècle, dont on a trop dit qu'il pensait bourgeoisement, il y a presque
autant de nobles auteurs que d'écrivains roturiers11.» Le goût ne saurait
donc passer pour un simple exercice subjectif; il est en prise sur les façon-
nements sociaux des élites.

Logique de la sensation et politique du sens commun

Lorsque Molière met ainsi en scène les privilèges du goût et les problèmes
que suscitent son acquisition ou son innéité, sa valeur de médiation sociale
ou son immédiateté physiologique, il participe à la reconnaissance du
statut nouveau que prend la notion de goût. On pourrait, pourtant, s'in-
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quiéter de voir investis dans le registre d'une sensation intime les signes
rationnels du jugement. Pour Hannah Arendt, l'idée moderne d'histoire
apparaît avec le doute jeté sur l'objectivité d'un monde extérieur à nos
sens et, du coup, c'est tout le domaine de la sensation qui est élevé à une
souveraineté inattendue :
[T]he most important conséquence of this doubt was thé emphasis on sensa-
tion qua sensation as more « real » than thé « sensed » object and, at any rate,
thé only safe ground of expérience. Against this subjectivization [...] no
judgments could hold out : they were ail reduced to thé level of sensations and
ended on thé lowest of ail sensations, thé sensation of taste. Our vocabulary is
a telling testimony to this dégradation. Ail judgments not inspired by moral
principle (which is felt to be old-fashioned) or not dictated by some self-
interest are considered matters of « taste », and this is hardly a différent sensé
from what we mean by saying that thé préférence for clam chowder over pea
soup is a matter of taste12.
Le propos pourrait paraître anecdotique dans l'ensemble de l'œuvre poli-
tique de Hannah Arendt, et encore plus dans l'histoire de la culture occi-
dentale, si le goût ne semblait jouer un rôle plus fondamental qu'on ne le
croit généralement, et surtout un rôle plus politique, comme nous en
avertit ironiquement Molière. Même s'il trouve sa place dans l'heureuse
disposition des fêtes et des divertissements, le goût apparaît comme
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l'énergie motrice du jugement politique et le lieu de transit entre corps et


esprit comme entre particuliers et corps social.
Luc Ferry, dans Homo Aestheticus : l'invention du goût à l'âge démocra-
tique, a mis en relief la concomitance entre l'invention du goût, l'institu-
tionnalisation de la subjectivité, le retrait du monde de la tradition et la
nécessité de refonder de l'intérieur le sens commun de la société. Sans y
déceler une «épistémé» partagée ou une causalité rigide, il y discerne
plutôt une solidarité de problèmes : « [L]'esthétique rencontre inévitable-
ment, mais a priori et à l'état le plus essentiel, les questions analogues
posées à l'individualisme dans le champ de la connaissance (comment
fonder l'objectivité en partant des représentations du sujet?) aussi bien
que dans celui de la politique (comment fonder le collectif sur les volon-
tés particulières?)13. » Tel est ce qui légitime l'enquête sur la naissance de
l'esthétique, dans la mesure où elle témoigne non seulement d'une nou-
velle gamme d'interrogations savantes, mais surtout d'un horizon de pro-
blèmes inédits. À compter du moment où la société ne reçoit plus d'un
Dieu ou d'une tradition héritée les sens multiples qui légitiment l'ordre de
la communauté et qui fournissent durée des identités et herméneutique
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du quotidien, le problème est bien de savoir comment constituer un lien


social, un sens des événements, une reconnaissance des institutions alors
que chaque individu semble, désormais, seul à devoir disposer de lui-
même: « [E]n quoi peut consister la culture d'un peuple démocratique,
tel est bien en effet le problème central de sociétés dans lesquelles la
subjectivisation du monde a pour corollaire inévitable l'effondrement
progressif des traditions sous l'exigence incessante qu'elles s'accordent
avec la liberté des hommes14. »
N'est-ce pas, pourtant, résumer trop rapidement le problème, dans la
mesure où, aux xvne et xvme siècles, les mesures traditionnelles du
monde sont encore souvent valides, les communautés conservent encore
leur force de cohésion et l'ordre complet des significations ne réside pas
simplement dans la pure subjectivité des individus? Le déplacement se
fait à l'évidence de façon progressive, fragmentaire et à des échelles diffé-
rentes, mais il est, sur la longue durée, difficilement contestable. Reste à
comprendre ce qui, ici ou là, le ralentit ou l'alimente. Le doute que sus-
cite le propos de Luc Ferry ne tient pas tant au problème ainsi repéré qu'à
la forme politique qu'il semble d'office imposer : avant d'en venir sans
doute, dans nos sociétés contemporaines, à un ordre démocratique, il
faut comprendre comment l'invention du goût s'enracine, pour une part,
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dans les usages de la cour et dans la légitimité de la monarchie absolue,


pour une autre part, dans les manières de vivre et le nouvel imaginaire
aristocratiques.
Que le terme de goût ait été choisi pour désigner le jugement de ce qui
est beau ou non paraît très significatif de l'importance allouée à la sub-
jectivité. Le goût suppose, en effet, que les critères objectifs, les modèles
ou l'Idée du beau ne soient plus décelables dans l'œuvre ou l'objet, mais
qu'ils apparaissent authentiquement dans la seule perception du sujet. Le
beau est relation plus que substance comme l'affirme Crousaz au début
du xvme siècle : « Quand on demande ce que c'est que le Beau, on ne
prétend pas parler d'un objet qui existe hors de nous [...], ce terme n'est
pas absolu, mais il exprime le rapport des objets, que nous appelons
Beaux, avec nos idées, ou avec nos sentiments, avec nos lumières, ou avec
notre cœur15. » Est-ce à dire que le goût implique, à plus ou moins brève
échéance, une irrationalité fondamentale et une opposition irréductible
au jugement ? Rien n'est moins sûr.
Robert Klein repère en Italie, bien avant le xvne siècle, les premiers
usages du concept de goût. Dans l'Antiquité et encore au Moyen Âge, le
giudizio (jugement) consisté dans l'anamnèse des règles idéales, mais il
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prend dans les milieux picturaux du xvie siècle la même valeur que celle
de discrezione chez Guichardin lorsque celui-ci parle de jugement politi-
que : une faculté de s'écarter des règles quand et où il le faut.
Pour identifier le giudizio ainsi compris — c'est-à-dire rapproché autant que
possible du particulier contingent — avec le goût tel que nous l'entendons
aujourd'hui, il ne faut plus lui ajouter qu'un seul caractère : la diversité selon
les tempéraments. Or la constatation que les jugements de beauté sont irrémé-
diablement divers est un lieu commun persistant dans les traités de l'amour,
de la beauté, de la grâce16.

Par la grâce de la maniera, la qualité propre au goût apparaît donc. De


concert avec la valorisation de l'élégance des manières que l'on trouve
chez Castiglione et chez Délia Casa, le goût est observation, discernement
et valeur du particulier.
Il faut aussi en repérer l'usage nouveau du côté des théologiens et des
pratiques usuelles de la piété. Ainsi, saint Ignace de Loyola en fait un
élément important de son dispositif spirituel. Dans la seconde des
«Annotations pour prendre quelque intelligence des exercices spirituels
qui suivent et pour aider celui qui doit les donner et celui qui doit les
recevoir», au début de son ouvrage, saint Ignace précise bien que la
mémoire est loin d'être suffisante : « Ce n'est pas, en effet, d'en savoir
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beaucoup qui satisfait et rassasie l'âme, mais de sentir et de goûter les


choses intérieurement17. » L'affirmation du goût prolonge le souci de plus
en plus évident de l'intériorité de la conscience et de la dévalorisation de
la mémoire, au point de résumer tous les passages obligés par les sens,
comme si le goût opérait à deux niveaux, celui, ordinaire, des qualités phy-
siques et celui, spécifique, de la valeur et du sens que l'on devait trouver à
l'ensemble des opérations sensibles, voire au passage du sensible au spiri-
tuel : « [E]n faisant une application des cinq sens sur les trois exercices du
jour ; noter, et s'y arrêter, les points les plus importants et les endroits où
l'on aura senti de plus fortes motions et plus de goûts spirituels18. » Le
fameux connais toi toi-même prend une tournure particulière quand la
connaissance passe par la nécessité de se goûter.
On en a déjà saisi l'impact chez Montaigne : « Je n'ay affaire qu'à moy,
je me considère sans cesse, je me contre-rolle, je me gouste. Les autres
vont tousjours ailleurs s'ils y pensent bien; ils vont tousjours avant, [...]
moy je me roulle en moy mesme19. » Le goût prend, dans la critique d'art
ou dans le retour sur soi, la valeur d'un jugement de connaisseur, jouant
sur le double tableau du particulier et du général : «gusto est irréductible-
ment personnel, expression de la subjectivité immédiate, mais il ne peut
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se passer d'un caractère normatif; de même, maniera est l'expression


d'une structure psychique, et pourtant affectée d'une valeur esthétique
absolue20 ». Il serait donc trop sommaire d'opposer radicalement la rai-
son et le sentiment, l'impression personnelle et l'expression d'une règle,
même lorsque les critiques commencent à avancer sur les terrains mou-
vants de la délicatesse et du «je ne sais quoi ». La Rochefoucauld, quand il
dit que «le bon goût vient plus du jugement que de l'esprit21 » peut ainsi
tenter de raffiner la référence et distinguer subtilement entre esprit et
jugement, le goût n'en apparaît pas moins lié à un être de raison.
On fait généralement crédit à Graciân de l'invention du concept
moderne de goût. D'autres occurrences existent avant celles de L'art de la
prudence que je citais au chapitre précédent, mais il importe peu d'attri-
buer à tel ou tel la paternité du concept; compte surtout le fait qu'il
apparaisse, dès le départ, lié aux manières de faire, aux styles de vie que
promeuvent les traités de civilité autant que les exercices spirituels. De là
son ambivalence : on peut le normer, donc le penser, mais il est avant tout
affaire d'expérience. Le chevalier de Mère y place la distinction entre
naturel et art, mais les deux reposent sur un fonds commun : « La diffé-
rence qu'il y a de ceux qui font les choses naturellement à ceux qui les font
par art, c'est que les premiers sentent par expérience [... ] et les autres ne
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les sentent qu'en faisant réflexion sur les règles de l'art22. » L'expérience
implique une immédiateté que les règles peuvent, au besoin, faire méditer
et reconduire ; inversement, le goût s'éduque par la lecture des manuels
de savoir-vivre autant qu'avec ce que l'on appelle de façon éloquente
«l'école du monde». La naturalité des pratiques civiles vient de leur
immédiate reproduction dans l'expérience mondaine : elles y naissent et
s'y reproduisent. Le goût apparaît ainsi comme un des éléments cruciaux
du dispositif nouveau de la culture-, à condition de bien percevoir la qua-
lité d'immédiateté et de naturalité qu'elle implique : « Le goût se cultive
aussi bien que l'esprit. [...] L'on juge de l'étendue de la capacité par la
délicatesse du goût. Une grande capacité a besoin d'un grand objet pour
se contenter. Comme un grand estomac demande une grande nourriture,
il faut des matières relevées à des génies sublimes. [...] Les goûts se for-
ment dans la conversation, et l'on hérite du goût d'autrui à force de le
fréquenter23. »
Cette structuration sociale des sujets devient chose si évidente que le
goût permet, peu à peu, d'affirmer l'identité d'un être plutôt que la géné-
ralité d'un style. Pour Nicolas Faret, l'honnête homme a «accoustumé
[son] goust à ne se rebuter point de tout ce qui ne luy est pas agréable24 »
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afin de mieux plier ses préférences aux expériences qu'il fait d'autrui.
Bientôt, l'imitation des personnes d'expérience et l'abandon aux goûts
des autres servira surtout au déploiement d'un registre personnel. Le goût
emporte ainsi avec lui un indispensable recours au subjectif. Du point de
vue des théoriciens, Luc Ferry signale avec justesse que raison et senti-
ment peuvent s'opposer sur bien des points, leurs tenants partagent tous
le même présupposé : le fondement du Beau réside en chaque individu,
puisque la raison comme le sentiment habitent la subjectivité. Même
l'imitation dont on aurait pu supposer la participation nécessaire à l'ancien
mode de l'exemplarité et de la mémoire relève, chez le père Bouhours, du
sujet qui contemple et non de l'objet modèle : « Le plaisir qu'on a de voir
une belle imitation, ne vient pas précisément de l'objet, mais de la réflexion
que fait l'esprit qu'il n'y a rien en effet de plus ressemblant : de sorte qu'il
arrive en ces rencontres qu'on apprend je ne sçay quoy de nouveau qui
pique & qui plaist25. » Le plaisir pris à la répétition tient au jugement du
sujet qui en calcule les effets plus qu'à la sérénité d'un rituel. La réflexion
ne contrevient pas plus au je ne sais quoi que le je ne sais quoi ne contredit
la réflexion. Tous deux fonctionnent de concert en s'opposant au régime
traditionnel de l'imitation.
Il ne faut, pourtant, pas lire originalité sous nouveauté. Ce serait céder
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prématurément à une vision romantique dont témoigne Hegel (et qui


demeure en bonne partie la nôtre) lorsqu'il affirme de façon péremptoire
que « le goût recule et disparaît devant le génie26 ». Le piquant ne vient
pas d'une production génialement inattendue, mais de la reconnaissance
inespérée d'un même régime social. Dans sa préface à l'édition de 1701,
Boileau le souligne aisément : « Qu'est-ce qu'une pensée neuve, brillante,
extraordinaire ? Ce n'est point, comme se le persuadent les Ignorants, une
pensée que personne n'a jamais eue, ni dû avoir. C'est au contraire une
pensée qui a dû venir à tout le monde, et que quelqu'un s'avise le premier
d'exprimer27. » La nouveauté ne réside pas dans la pensée qui, pour être
subtile et entendue, prisée et goûtée, doit déjà circuler virtuellement dans
la communauté des bons esprits; elle provient de la primauté d'une
expression, de la grâce d'une élocution.
À quoi, d'ailleurs, servirait de dire ce que personne n'a jamais conçu ?
Boileau peut l'affirmer avec d'autant plus d'aplomb que Bouhours l'a
exprimé avant lui: «les pensées qui surprennent, qui enlèvent, qui
picquent le plus, ou par la délicatesse, ou par la sublimité, ou par le simple
agrément sont en quelque sorte vicieuses si elles ne sont naturelles », pré-
tend Eudoxe ; Philanthe s'enquiert alors de ce naturel en matière de pensée :
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« J'entends, repartit Eudoxe, quelque chose qui n'est point recherché, ni


tiré de loin ; que la nature du sujet présente, & qui naist, pour ainsi dire
du sujet mesme. [... ] On diroit qu'une pensée naturelle devroit venir à
tout le monde ; on l'avoit, ce semble dans la teste avant que de la lire ; elle
paroist aisée à trouver, & ne couste rien dés qu'on la rencontre28. » La
subjectivité n'opère donc pas de façon simplement solipsiste. La beauté
ne réside plus dans l'extériorité d'un modèle ou d'une Idée, mais elle ne
se trouve pas encore dans la pure perception d'un individu ; elle circule
sur des chemins communs: tout objet suppose un certain nombre d'ex-
pressions sociales que chacun, s'il pense bien, partage d'office. Ce n'est
pas seulement de l'objet que naît la pensée, mais de la conception sociale
de cet objet. Il est possible que cette expression ait demandé du travail et
de la recherche, pourtant jamais travail ni recherche ne doivent paraître
comme tels.
Le naturel est, paradoxalement peut-être, un jeu social des apparences.
Comme le noble courtisan ou l'honnête homme des salons composent
par la grâce des conduites et des discours une soigneuse négligence,
l'homme d'esprit, loin de se mettre au centre du monde et de se couper
des personnes qui l'entourent, tente de s'inscrire dans une communauté
de pensée, de sorte que la réciprocité des échanges soit toujours impec-
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cable. Monsieur Jourdain pensait pouvoir acheter du savoir et du goût,


alors que la naturalité de la pensée garantit sa gratuité : elle « ne couste
rien». C'est bien cette gratuité affichée qui la met hors de portée des
bourses : elle est, littéralement, sans prix, non parce qu'elle se refuserait à
l'échange, mais juste au contraire parce qu'elle opère immédiatement selon
les circuits d'échange. La valeur d'une pensée, son piquant, sa délicatesse,
sa nouveauté, dépend de sa capacité à se résorber tout entière dans la
communauté qui la reçoit comme si c'était celle-ci qui la produisait.
En inscrivant dans la raison ou le sentiment la source des pensées
élégantes et des expressions du beau, on alloue à la subjectivité une puis-
sance novatrice. Mais, en privilégiant la communauté et ce qui pourrait
passer pour une memoria collective, les individus ne pointent pas encore
sous les sujets. C'est pourquoi le goût peut, certes, inviter à une prise en
compte de plus en plus évidente de la perception intérieure des sujets, on le
tient toujours pour un sens indéfectiblement social. Partisans des anciens
et des modernes ont tous déjà rompus avec le monde de la tradition
antique, mais ils supposent encore, pour une bonne part, l'assise première
d'une communauté. Est-ce de mémoire ou de culture dont il faudrait
alors parler? Si l'on se tourne du côté anglais qui eut tant d'influence sur
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LA C O M M U N A U T É DU GOÛT • 291

l'histoire conceptuelle du goût, on voit chez le duc de Shaftesbury la néces-


sité affirmée d'un travail du goût et d'une culture critique : « Use, practice,
and culture must précède thé understanding and wit [...]. A legitimate
and just taste can neither be begotten, made, conceived, or produced
without thé antécédent labour and pains of criticism29. » La culture ainsi
imaginée conserve un lien étroit avec son origine agricole: contre tout
caractère purement inné du goût, Shaftesbury souligne qu'il faut travailler
et faire fructifier le sol de la pensée avec les outils de la critique. La culture
ne désigne donc pas un ensemble d'œuvres ou un réservoir de coutumes
et d'habitudes plus ou moins conscientes, mais une pratique et un usage
volontaires du travail critique afin d'engendrer un goût qui ait sa légiti-
mité, autrement dit, sa reconnaissance sociale. Parce qu'il est un être voué
au commerce avec autrui, l'homme trouve dans la politesse de quoi ordon-
ner jusqu'au rapport à soi-même : « The sources of this improving art of
self-correspondence he dérives from thé highest politeness and élégance
of ancient dialogue and debate [...] and study of thé highest politeness
in modem conversation30. » Encourager le soliloque (la culture de soi)
suppose, donc, un entendement préalable du monde, que ce soit dans
la connaissance des auteurs antiques ou des mondains modernes. C'est
la politesse qui façonne au mieux l'intériorité des sujets et leur permet
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de converser légitimement avec eux-mêmes. De nouveau, on ne saurait


confondre l'ancrage des valeurs communes dans une pratique subjective
et la production du social à partir d'individus libres : la source intérieure
des sujets n'est qu'une résurgence de leur sociabilité.
Le goût permet à la fois les cérémonies de la perception et la sponta-
néité d'une culture où, par le travail et l'usage, la nature première devient
une seconde nature : « If a hatural good taste be not already formed in us,
why should not we endeavour to form it, and cultivate it till it become
natural31 ? » Le conatus civil, pour Shaftesbury, consiste à édifier son goût
de sorte à le rendre plus raffiné, plus juste, donc plus plaisant pour soi et
pour les autres. Avec le sens social du goût, c'est l'agrément que l'on
trouve au commerce des hommes qui apparaît, car, là encore, il y a une
utilité sociale du plaisir. Le goût est un instrument de civilisation dont il
faut savoir jouer de la façon la plus experte possible. Le développement
de la critique conduit à affiner les pratiques sociales et à démultiplier les
perceptions heureuses. Alors, « un lien social propre s'élabore dans la con-
templation esthétique. Le goût permet d'introduire le projet d'une socia-
lisation voire d'une civilité esthétique indissociable de tout horizon de
publicité32». À l'usage extérieur des comportements mondains doit cor-
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292 • LE L I V R E AVALE

respondre ainsi un exercice moral du bon goût qui règle les plaisirs de la
vie en société comme il a ordonné les agréments des apparences. La
moralité des conduites ne tient donc pas tant à un Dieu législateur, à une
Idée du Bien ou à des principes édifiants, qu'à un bon usage et à une
saine culture du goût, puisque « 'tis not merely what we call principle, but
a taste which governs men33 ». Le goût apparaît bien comme le sens social
et politique par excellence. Il ne dévalue pas la vue ou l'ouïe, mais il en
occupe l'ancien territoire avec une assurance qu'autorisent et sa produc-
tion de jugements de valeur et sa pratique d'intériorisation.

Le goût et le ragoût :
autour de la querelle d'Homère

Si l'intimité du sens gustatif et la publicité du jugement de goût composent


la double face de ce concept, encore faut-il en examiner plus soigneuse-
ment la possible réversion. La querelle des Anciens et des Modernes, que
l'on a toujours pris comme un moment clef, un symptôme évident du
déplacement qui touche les sociétés occidentales et les fait basculer dans
une modernité toujours plus échevelée, ne peut manquer de thématiser
les fonctions du goût dans les positions des adversaires. Si le goût sup-
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pose, en effet, un développement du sens critique, on verra bien dans les


querelles sur le Beau s'affirmer ses nouvelles valeurs sociales.
Plutôt que le premier grand moment de la querelle, avec l'affronte-
ment entre Boileau et Perrault, je retiens le deuxième moment, peut-être
plus instructif encore, puisque le propos n'est plus directement lié au
politique (la colère de Boileau naît d'un discours prononcé par Perrault à
l'Académie française où il chante les louanges du roi en même temps que
ceux des modernes), et qu'il permet, cependant, de mettre à jour les
enjeux profondément sociaux et politiques des problèmes soulevés. Le
deuxième épisode de la querelle commence en 1714, quand La Motte, aca-
démicien renommé, «traduit» Homère (c'est-à-dire réécrit, supprime,
invente des épisodes afin de produire une Iliade en XII chants accommo-
dée au goût du jour**) ; on conçoit le sentiment d'outrage ressenti par les
hellénistes et les amateurs d'Homère. Que Madame Dacier, célèbre érudite
et traductrice de YÏÏiade, monte à l'attaque du texte et des procédés de
La Motte ne surprend pas, mais qu'elle le fasse au nom de « la corruption
du goût », voilà ce qu'il faut relever35. À partir de là s'entremêlent criti-
ques dans les journaux, traités et polémiques diverses qui s'appuient tous
sur cette notion de goût.
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LA C O M M U N A U T E DU GOUT 293

Commençons, de manière oblique, par un ouvrage anonyme (disparu


des bibliothèques parisiennes) dont on trouve un compte-rendu développé
dans le Journal littéraire. Un certain M.D.L. se porte au secours de Madame
Dacier, malmenée par les Modernes, en tentant de compléter son catalo-
gue et ses raisons de la corruption du goût. L'intérêt de ce partisan des
Anciens tient à ce qu'il prend le goût en son sens le plus immédiat, confir-
mant, apparemment, le jugement narquois de Hannah Arendt: « [I]l est
fort surpris qu'on ait fait tant de volumes sur les Vêtemens des Anciens,
sur leurs Armures, sur leurs Enterremens, &c. & qu'on ait si peu travaillé
sur 1''Apprêt de leurs Mets & de leurs Ragoûts. [...] Par là, les Modernes
auraient pu corriger leur Cuisine Gothique, & se raprocher du bon Goût
des Anciens*6. » Ce sur quoi l'auteur compare cuisine ancienne et cuisine
moderne, en rapportant toujours l'avantage des préparations d'un Apicius
sur celles du Cuisinier françois37. Ce n'est pas sous-entendre qu'il existe-
rait un absolu du goût dont la décadence moderne favoriserait la corrup-
tion, juste au contraire, le goût est donné pour une « disposition relative »,
variable dans l'espace (les Hollandais aiment le lard sans maigre, bouilli
avec des pommes douces, alors que cela soulèverait l'estomac des gens de
Nevers) et variable dans le temps («la Mode est capable de le changer,
subitement38»).
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Le goût fonctionne en fait comme un baromètre des identités, puisque


sa relativité permet de graduer les différences entre les êtres. Différences
d'échelle sociale ou de coutume nationale, voilà que les appartenances
statutaires ou communautaires sont fonction de ce que l'on mange, car, au
bout du compte, le goût assure un continuum entre le corps et l'esprit :
« II prouve par diverses expériences de Physique, & sur tout de Chymie,
l'altération que les Alimens peuvent faire dans le Sang, & l'influence que
la qualité du sang a sur l'Humeur & sur l'Esprit des Hommes », donc si « le
Goût Physique a changé, il fait voir que, par une conséquence nécessaire,
le Goût Moral a changé aussi39 ». On conçoit mieux, dès lors, l'importance
de se tourner vers les apprêts culinaires pour comprendre par où la gran-
deur des esprits peut être fondée.
Les exemples que l'auteur donne pour appuyer sa thèse sont assez
explicites ; que ce soient les conditions sociales : « Dans quelque Païs que
ce soit, la Noblesse & la bonne Bourgeoisie ont plus d'esprit que les
Paisans ; & la différence est telle quelquefois, qu'à peine croiroit-on que
ce soit la même espèce d'Etres. Cependant toute cette différence ne vient
que de la différence des Alimens40 » ; ou que l'esprit national soit en jeu :
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294 LE L I V R E AVALÉ

[S]elon la manière différente dont les Nations se nourrissent, les humeurs &
les Génies sont diférens. Les Habitans des Isles de Bermude sont très petits
parleurs, à peine commencent-ils à parler dans un âge où les autres Peuples
sont faits [... ] ils ne parlent jamais avant Fâge de 35.ans [sic]. Ils sont d'ailleurs
extrêmement adonnez aux femmes, & les deux Sexes ne se doivent rien sur
l'article. Ils ont toujours une nombreuse lignée, & tout cela selon nôtre Auteur,
vient de ce que ces Peuples ne se nourrissent que de Poisson, animal muet, &
dont la vertu prolifique l'emporte sur toutes sortes d'animaux41.
À l'évidence, la variété des repas et la qualité de la cuisine assurent la
qualité des humeurs et la variété des génies. Bref, pour le dire d'une for-
mule facilement assimilable que cite le compte-rendu : « la Disposition de
notre Esprit suit toujours celle de notre Cuisine ».
Pour renouer avec la valeur des Anciens, il suffit donc de retrouver le
chemin de leurs cuisines. Ainsi, les Allemands, aux yeux de notre auteur,
font des livres pleins des modèles antiques, non parce qu'ils se contente-
raient de les copier ou de les imiter platement, mais bien parce que leur
art du ragoût ressemble fort à celui des Anciens : « ils pensent à peu près
comme eux, parce qu'ils se nourissent à peu près comme eux42 » ; ce que
M.D.L. prouve recette en main. Madame Dacier apparaît, bien sûr,
comme l'exception surprenante au système culinaire: elle triomphe
même de la mauvaise nourriture des Modernes où « tout est fade : voilà le
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Goût qu'on se forme par la lecture des Poèmes & des Romans de nos
jours43 ». Que faudrait-il donc faire pour récupérer le savoir et la valeur
des Anciens ? La seule solution envisageable est de demander au roi de
s'accoutumer lui-même à la Cuisine d'Apicius et, du coup, de l'imposer
partout ; alors « nos Chapelains seraient des Homeres, nos Des Marets des
Virgiles, &à4».
On pourrait voir dans cet essai, aussitôt disparu que publié, l'exemple
de ces doux délires qui apparaissent toujours aux franges des savoirs, si
l'on ne pouvait citer d'autres auteurs plus connus et plus estimés qui
emboîtent son pas sans peine. Ainsi l'abbé Dubos, dans son ouvrage jus-
tement fameux, affirme avec vigueur : « S'aviserait-on jamais, après avoir
posé des principes géométriques sur la saveur et défini les qualités de
chaque ingrédient qui entre dans la composition de ce mets, de discuter
la proportion gardée dans leur mélange pour décider si le ragoût est bon ?
On n'en fait rien [...], on goûte le ragoût, et même sans savoir ces règles,
on connaît s'il est bon. Il en est de même en quelque manière des ouvrages
d'esprit45. » Montesquieu, dans son Essai sur le goût, file lui aussi la com-
paraison culinaire : « Les gens délicats sont ceux qui, à chaque idée ou à
chaque goût, joignent beaucoup d'idées ou beaucoup de goûts accès-
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LA C O M M U N A U T É DU GOÛT 295

soires. [... ] Polixène & Apicius portoient à la table bien des sensations
inconnues à nous autres mangeurs vulgaires ; & ceux qui jugent avec goût
des ouvrages d'esprit ont & se sont fait une infinité de sensations que les
autres hommes n'ont pas46. » La délicatesse de goût assure à la fois dis-
tinction sociale et déploiement des sensations : les idées sont mises en
parallèle avec les goûts, mais comme le goût accompagne aussi le jugement,
il en est, semble-t-il, le plus fidèle allié.
Dans l'image du ragoût surgissent non seulement le dispositif culi-
naire, mais la référence tacite au multiple. Un ragoût est, en effet, un plat
où sont mêlés différentes viandes et divers légumes. Madame de Sévigné
avoue ainsi à sa fille: «nous disions des oraisons de saint Augustin, de
saint Prosper, et des Miserere en français; enfin ma bonne, c'était un
ragoût qui réveillait notre attention47 », pour signaler à la fois le salmi-
gondis de prières et le piquant de l'assaisonnement, puisque, aux xvnc et
xvme siècles, un ragoût est aussi une sauce aux nombreux ingrédients
chargée de relever un plat. Celui qui parvient à reconnaître en même
temps la multiplicité des aliments et les saveurs qui éveillent le désir est le
parfait homme de goût.
Une telle conception du goût semble convenir autant aux partisans
des Anciens qu'aux adeptes des Modernes. Cartaud de la Vilatte, qui écrit,
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plus tardivement, un essai sur le goût, fournit la définition suivante:


« [L]e Goût délicat est un discernement exquis, que la nature a mis dans
certains organes, pour démêler les différentes vertus des objets qui
relèvent du sentiment. Une bouche délicate décompose le ragoût le plus
profond, comme une oreille exercée distingue les parties d'une grande
Musique48. » De nouveau le parallèle est là entre la cuisine des sens et la
cuisine du jugement. Mais voudrait-on un partisan des Anciens que l'on
ne trouverait pas une position contraire : « Je dis historiquement quel est
mon goût, comme un homme dans un repas, dit naïvement qu'il aime
mieux un ragoût que l'autre. Je ne blâme le goût d'aucun homme, & je
consens qu'on blâme le mien49. » Fénelon reconnaît au goût sa valeur
toute relative, mais valeur néanmoins qui se mesure à l'aune du naïf
(autrement dit d'une immédiateté sincère, dépourvue des apprêts ou des
lentes médiations de la réflexion). M.D.L., loin d'être un cas particulier,
révèle, par l'excès même de son discours, un sort commun alloué à la
notion de goût. C'en est au point de voir revenir, ici ou là, marqué d'un
point d'ironie ou d'un sceau de légitimation, goût et ragoût dans des
séries de métaphores critiques50. La sensation culinaire est la forme tacite
du sens critique.
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296 LE L I V R E AVALÉ

Les utiles paradoxes du goût


Si la sensation peut donner ainsi au sens critique un volume dense et
savoureux, c'est que la notion même de goût semble prise dans une suite
de paradoxes. On peut ainsi relever sept paradoxes constitutifs du goût.
1. La maxime veut que l'on ne puisse disputer des goûts et cependant,
comme le fait remarquer, avec grand bon sens, Morvan de Bellegarde :
« Vous connoissez une Dame qui trouve du ragoût à manger des feuilles
de chêne, de la cire d'Espagne, de la chaux & du plâtre [...]. Peut-on
approuver, avec quelque raison, des goûts si ridicules? C'est donc une
fausse maxime51. »
2. Le goût relève d'une singularité, d'un penchant, d'une inclination ; il
a pourtant des principes, des règles, des critères : il semble à la fois parti-
culier et général (comme Kant le relèvera à la fin du siècle pour en faire le
moteur même du jugement réfléchissant).
3. Le goût est naturel et acquis : ainsi l'abbé Gédoyn fait la différence
entre un goût naturel, commun, relevant de la raison, qui ne trompe pas,
et un goût acquis qui repose sur la connaissance des règles et l'idée des
perfections que nous donnent les grands modèles, mais qui nous laisse
faillibles ; d'un côté, le sensé, et de l'autre, le sensible. Mais le sensé con-
siste avant tout dans une sensation et le sensible dans une idée52.
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4. Par là, Gédoyn implique un double effet des goûts, tantôt invitant
au variable, tantôt provoquant l'invariable. De même Terrasson parlera,
d'un côté, de la droite raison et de la belle nature qui suscitent en nous le
sentiment invariable du goût, et, d'un autre côté, du progrès, de l'espace
du sensible qui impliquent d'inévitables variations53.
5. Le goût relève donc de principes généraux tout autant que de sensa-
tions particulières, de la raison tout autant que du sentiment.
6. Le goût est nécessaire : il se glisse partout, il guide nos actions par le
jugement qu'il implique ; mais ce n'est qu'un supplément, un embellisse-
ment, ou, pour rester dans la note culinaire, un «assaisonnement54».
7. Enfin, pour revenir à notre point de départ, le goût opère à la fois au
sens figuré et au sens littéral, il verse tantôt dans la matérialité du culi-
naire, tantôt dans l'immatériel de l'esprit.
Tous ces paradoxes sont indispensables pour le fonctionnement du
goût. À commencer par cette hésitation entre figuré et littéral. Jean-Louis
Flandrin pose, avec beaucoup d'acuité, la question de leur formation res-
pective: « [L]e goût classique, en quoi Voltaire faisait consister le bon
goût, s'est-il formé d'abord dans les lettres et les arts, ou d'abord dans le
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LA C O M M U N A U T É DU GOÛT 297

domaine alimentaire55 ? » Mais ce n'est pas faute de certitude empirique si


l'on ne peut répondre à cette question ; la logique même des usages du
goût empêche d'y trouver aucune solution : la catégorie du goût n'opère
que dans la continuité tacite du figuré et du littéral, du matérialisme des
pratiques gastronomiques et de l'influence des idées esthétiques. Le filage
métaphorique du goût ne constitue pas une extension, parfois abusive, de
son emploi, mais au contraire le lieu même de son efficience, de la même
manière que le goût lie raison et sentiment, particulier et général, supplé-
ment et nécessité, nature et acquis, invariable et variable.
Crousaz, dans son Traité du beau, remarque que « le bon goût nous fait
d'abord estimer par sentiment ce que la raison aurait approuvé, après
qu'elle se serait donné le temps de l'examiner assez pour en juger sur
de justes idées», de même l'abbé Trublet, un peu plus tard, soutient
l'idée que le goût est un raccourci de la raison, un jugement accéléré, et
Montesquieu en fait « une application prompte et exquise des règles même
que l'on ne connaît pas56 ». Entre toutes les oppositions qui ordonnent le
fonctionnement de la catégorie de goût réside moins une différence de
nature que de degré, différence calculable à partir des vitesses respectives
de chaque terme. De même que, pour Faret, le noble donne un tour plus
rapidement gracieux à des gestes que le roturier, le goût est un jugement
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immédiat. L'immédiateté du goût ne provient pas d'une proximité plus


grande à soi, mais d'une accélération des médiations de la raison ou du
jugement. C'est pourquoi le goût n'est pas pris dans l'opposition entre
raison et autorité, puisqu'il est le lieu même dans lequel cette opposition
s'inscrit et trouve ses arguments. Le goût ne permet pas de partager
Anciens et Modernes, contrairement à ce qu'espérerait une histoire litté-
raire trop avide des coupures et des ruptures selon le modèle postérieur
des avant-gardes. Le goût est un opérateur de continuité, non de cassure.
Il permet en fait d'instituer des valeurs qui pourront alors faire l'objet de
conflits et devenir source de partages.
La querelle des Anciens et des Modernes tourne, en effet, autour des
valeurs accordées aux diverses instances du goût. C'est ce que Montesquieu
note lorsque, dans les Lettres persanes, il évoque avec ironie la portée du
conflit sur Homère: «Les deux partis avouaient que c'était un poète excel-
lent; il n'était question que du plus ou du moins de mérite qu'il fallait lui
attribuer. Chacun en voulait donner le taux; mais, parmi ces distribu-
teurs de réputation, les uns faisaient meilleur poids que les autres. Voilà la
querelle57 ! » Et les auteurs du théâtre de foire s'avèrent tout aussi sensibles
que Montesquieu à ce calcul des valeurs : « A. : Voulez-vous apprendre les
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298 LE L I V R E AVALE

causes / De la corruption du goût ? / C'est que, sans trop peser les doses,
/ On met de l'épice partout : / Sans sel pourtant on sait écrire. / Talaleri,
talaleri, talalerire58 ». Le goût est affaire de juste assaisonnement autant
que de bonne pesée du jugement : peser et penser vont de conserve. Mais
il s'agit à chaque fois d'un dispositif social : prétendre au calcul des doses
ou s'arroger le droit de fixer les taux revient à s'instituer soi-même
comme dispensateur des valeurs. Savoir distinguer la valeur des autres
implique de se sentir soi-même aussi, voire plus, distingué qu'eux.

Le goût et la civilité
Le goût est, dès lors, ancré dans les discours de civilité. Gédoyn fait remon-
ter le terme pris au figuré à l'urbanité romaine définie par Quintilien59. Et
Morvan de Bellegarde lie le dosage des valeurs à la société civile: « [L]e
sel de la fine raillerie fait tout l'agrément de la Société civile ; mais il faut
répandre ce sel avec circonspection : de même que l'on gâte un ragoût, en
y jettant trop de sel ; on se fait aussi haïr quand la raillerie est trop amere.
Ceux qui veulent se mêler de railler doivent avoir un goût exquis60. » Le
goût est un opérateur de distinction dans la mesure où il assied valeurs
sociales et valeurs personnelles. Cela est possible parce que le goût parti-
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cipe de différentes économies, à la fois physiologique et spirituelle, indi-


viduelle et sociale, historique et trans-historique. Le goût est un principe
d'accommodement qui, plus encore que d'agir en divers territoires (du
corporel au social), assure leur bonne liaison: « [Ojutre que la bonne
éducation contribue infiniment à polir, & à perfectionner l'esprit ; il est
certain que les bons alimens, & que les sucs des viandes exquises, qui se
mêlent avec le sang & les autres humeurs du corps, les subtilisent, & les
rendent plus propres aux fonctions de l'esprit61. » La politesse, ainsi pro-
duite par des humeurs dont ne demeure que l'essence, tient à la juste
alimentation des corps : qui mange mal ne saurait bien penser et, donc,
bien se comporter. Et, de même que l'on accommode les plats et que l'on
ajuste la nourriture aux fonctions de l'esprit, on s'accommode aux autres
et on s'ajuste à leurs goûts : « II faut savoir se façonner, & se plier au goût
des gens que l'on pratique62. »
D'où une attitude respectueuse envers le passé : « pour juger sainement
des Anciens, il ne faut pas les ramener à nos manières, à nôtre goût, à nos
mœurs ; il faut que nous remontions jusqu'à eux, pour nous accommoder
à leurs sentimens63 ». Puisque le principe est de lier corps, esprit, personnes
et temporalités, on conçoit qu'il sera aisé de retourner terme à terme le
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LA C O M M U N A U T E DU GOUT 299

propos de Morvan de Bellegarde, et de tenter d'ajuster les Anciens au goût


du présent, plutôt que de vouloir se conjoindre au leur. Peu importe que
l'on monte ou descende la gamme du bon goût, le tout est de ne pas la
hacher de staccatos saugrenus. Partisans des Anciens qui veulent modeler
le goût du présent sur celui du passé, ou tenants des Modernes qui enten-
dent ajuster les pratiques antiques au goût de leur public, participent,
fondamentalement, de la même économie sociale : le goût apparaît comme
le ciment implicite de la vie publique. Cartaud de la Vilate se plaît même à
enraciner le goût, éminemment social, dans l'état de nature, autrement dit
dans l'union sexuelle : « les deux sexes ne consultoient que leur péchant
[sic] ; ils s'assembloient, & chacun suivoit son goût sans contrainte64».
Le goût devient ainsi un opérateur de passage, un commutateur exem-
plaire qui permet de transformer le littéral en figuré, les aliments en esprits,
les individus en public et même les pensées en sentiments : « le grand talent
d'un écrivain qui veut plaire est de tourner ses réflexions en sentiments65 ».
Le goût donne un liant aux affaire sociales comme aux matières concep-
tuelles, car il alloue une sensation de plaisir aux nécessités de l'existence.
On peut même affirmer que « l'homme ne se seroit porté que par réflexion
à subir la fatigue de se nourrir, si un plaisir fort vif n'accompagnoit cette
peine66 ». Comme il fait des aliments indispensables à notre existence une
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source d'enchantement, le goût tourne la nécessité du lien social en par-


tie de plaisir.
C'est ainsi que l'on peut, impunément, arguer du goût, tantôt pour
affirmer l'assujettissement du goût ancien, tantôt pour mieux s'y plier.
Pourtant, ce sens de la continuité, du liant plutôt que du lien, ne cesse pas
d'être problématique, du fait même de sa dynamique. Le plaisir pris est la
mesure du mouvement imprimé sur nos sens et notre esprit. Etienne
Fourmont, parlant de l'esprit, rappelle que « le devoir d'un Poète est de
l'ébranler, de le divertir67 ». Ce qui montre combien la valeur du plaisir de
goûter tient aux déplacements induits du corps à l'esprit. Dans une critique
de Madame Dacier envoyée au Mercure, l'auteur relève la façon dont les
jugements des poètes témoignent de leur indocilité fondamentale face à
toute autorité, mais, de même, il note que le public exerce son jugement
de goût de manière aussi peu docile : quand Madame Dacier indique en
note de ses traductions d'Homère les passages dignes d'admiration comme
elle souligne chez Aristophane où il faut rire, «le public indocile &
brouillon a ri souvent sur les endroits admirables d'Homère, & a refusé le
devoir au grand comique d'Aristophane68 ». Si le goût provoque des effets
de continuité, ce n'est plus à la manière traditionnelle de l'autorité. Il s'agit,
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3OO LE L I V R E AVALÉ

désormais, d'une continuité critique, constitutive de l'espace public69, par


où le goût n'est pas simplement une disposition interne puisqu'il relève,
principalement, d'une pragmatique sociale : il constitue un climat, mais
un climat intériorisé. Le goût est ainsi un convertisseur social autant qu'un
échangeur des facultés psychiques (la Critique de la faculté de juger de
Kant — intitulée primitivement Critique du goût — servira, entre autres,
à instaurer un pont entre les deux premières critiques, celle portant sur la
connaissance et celle relevant du devoir moral, autrement dit, elle per-
mettra de circuler entre les facultés de l'entendement et du désir).
Du coup, un nouvel espace s'ouvre à la valorisation littéraire. La part
critique suppose une indocilité de tous bords, auteurs et lecteurs réunis :
une connivence de l'indocilité, sur le fond de laquelle Anciens et Modernes
peuvent se partager, qui pour s'accommoder, par-delà le goût présent,
aux ragoûts antiques, qui pour assaisonner du sel de l'actualité les plats
anciens. C'est, de part et d'autre, une manière d'articuler des raisons
autant que des motifs de séduction.
Pour Madame Dacier, c'est l'imitation des Anciens qui conduit au « bon
goût». Le passé n'est pas prestigieux de lui-même, mais il faut recon-
naître que la majorité des hommes du passé ont souscrit à la préémi-
nence d'Homère, « pour s'opposer à une décision revestuë de cette grande
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authorité, il faudroit qu'un homme fust asseûré que sa raison seule seroit
supérieure à celle de tous les autres hommes70 ». Ce n'est pas alléguer
force de l'autorité contre puissance de la raison, mais une raison contre
toutes les autres. Réciproquement, un Moderne comme l'abbé Terrasson
soutient que, depuis Perrault, la question porte sur la préférence à accor-
der à la raison ou au préjugé; ainsi articulée, la question est d'avance
décidée, plaçant implicitement tous les partisans des Anciens du côté de
la pure prévention. Comme le tournera ironiquement Saint-Hyacinthe :
« [J]e ne crois pas l'admirer [Homère], parce que je raisonne bien, mais je
crois raisonner bien, parce que je l'admire71. » Ce tourniquet de la raison
s'accorde avec l'illusion du consensus. Il faut, donc, rompre en visière
avec ces préventions de la majorité afin de pouvoir juger, par soi-même,
de la valeur intrinsèque d'un auteur. C'est alors donner un poids singu-
lier à celui qui goûte et juge l'œuvre, ainsi que le souligne encore Saint-
Hyacinthe, examinant les valeurs respectives d'Homère et de Chapelain :
« Que l'excellence d'un Auteur / Dépend de son Commentateur72 ». Doit-
on promouvoir la logique de la raison de chacun aux dépens d'une majo-
rité de voix, ou partager un consensus qui règle ce qu'il est raisonnable
d'apprécier?
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LA C O M M U N A U T É DU GOUT 301

La Motte, tout partisan des Modernes qu'il soit et tout contempteur


d'Homère qu'il apparaisse, est loin de revendiquer une posture marginale
au sein du monde des belles-lettres. Il avoue lui-même le peu de nou-
veauté de ses principes et de sa position : « le plaisir d'être raisonnable me
consoloit de n'être pas singulier73. » Que l'on s'inscrive du côté Moderne
ou du côté Ancien, on ne recherche pas l'exception, mais bien la règle du
bon goût et de la raison. Recherche d'autant plus vive qu'il est du plus
grand intérêt de participer du bon goût qui est rare, plutôt que du mau-
vais goût si commun (dans tous les sens du terme).

La communauté des connaisseurs


Dès lors que le commentateur prend une place prépondérante dans l'éco-
nomie des échanges esthétiques, l'œuvre singulière compte d'autant plus
que le public des gens de goût qui l'apprécie s'en affirme solidaire. La
querelle d'Homère a beau dresser partisans des Anciens contre adeptes
des Modernes, elle déploie surtout le fonds commun des arguments et
compose ce qu'il faut bien appeler un « ragoût de positions critiques ». La
Motte fait un principe général de la publicité, au point de le plier au
jusnaturalisme : « C'est un Droit naturel du public que de juger des écrits
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qu'on lui expose74. » Si le public possède ainsi un droit de juger, encore


faut-il que la composition des goûts permette de former une communauté
et ne livre pas les jugements au relativisme des sentiments personnels. Tant
que le goût affirme des valeurs que la communauté suscite et supporte, les
variations personnelles ne paraissent que dentelles de circonstance sur la
nappe sociale. Les problèmes naissent lorsque les sujets prennent des
positions individuelles dont la société reconnaît à la fois l'inattendu et la
validité. Ce n'est plus alors l'expérience personnelle informée par l'école
du monde que l'on rétribue, même si elle s'exerce à l'encontre des règles
(car aux normes explicites s'ajoutent toujours les sentiments tacites des
règles), mais la subjectivité originale d'une expérience inédite qui contre-
vient aux normes académiques et aux usages pratiques.
Montesquieu peut bien accorder une place à l'invention du particulier,
il la distingue encore de l'exercice social du goût lorsqu'il fait la différence
entre deux espèces d'esprit : « si la chose est extrêmement particulière, il se
nomme talent; s'il a plus de rapport à un certain plaisir délicat des gens
du monde, il se nomme goût75 ». D'où l'importance de la curiosité et de
l'association dans la valeur reconnue au goût. Loin de rapporter le sujet à
des expériences qu'il serait seul à faire, le goût invite à une communication
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302 LE L I V R E AVALÉ

des objets, des impressions, des idées et des êtres (au point, d'ailleurs,
qu'entre idée et sentiment il n'existe qu'une différence de degré76).
Plus encore, dit Hume, après son ami Montesquieu, le goût est faculté
de comparer : « By comparison alone, we fix thé epithets of praise or
blâme, and learn how to assign thé due degree of each77. » L'épidictique
informe ainsi le jugement critique lui-même. L'écrivain, par son statut
canonique et le développement de la critique devient objet de louange et
de blâme autant qu'il en était, d'abord, le sujet producteur. Hume affirme la
nécessité de la comparaison, de la pratique des œuvres afin d'affiner le
goût et d'améliorer son jugement. Il reprend l'anecdote de Sancho Pança
qui se vantait d'avoir hérité de la qualité du goût de ses oncles qui avaient
trouvé dans un vin, l'un, un étrange arrière-goût de cuir, l'autre, une
curieuse saveur de fer, et qui avaient, de fait, découvert une clef avec son
anneau de cuir au fond du tonneau. La connaissance des vins se fait par
comparaison comme le savoir des chefs-d'œuvre de l'art ou de la politesse
s'exerce par la pratique. Le ridicule de Sancho Pança vient seulement de sa
foi en l'hérédité des goûts : les dispositions ne sont rien sans la curiosité qui
les aiguillonnent. La pure subjectivité des jugements de goût n'apparaît
donc encore que sur le fond d'une communauté et d'une communication.
David Hume signale certes la possibilité d'un découpage sceptique qui
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vouerait les jugements de goût à la multiplicité variable des individus :


There is a species of philosophy, which cuts off ail hopes of success in such an
attempt, and represents thé impossibility of ever attaining any standard of
taste. The différence, it is said, is very wide between judgment and sentiment.
Ail sentiment is right ; because sentiment has a référence to nothing beyond
itself [...]. But ail déterminations of thé understanding are not right, because
they hâve a référence beyond themselves ; [... ] no sentiment represents what
really is in thé object. It only marks a certain conformity or relation between
thé object and thé organs or faculties of thé mind [...]. Beauty is no quality in
things themselves : It exists merely in thé mind which contemplâtes them ;
and each mind perceives a différent beauty. One person may even perceive
deformity, where another is sensible of beauty ; and every individual ought to
acquiesce in his own sentiment, without pretending to regulate those of thé
others78.
Hume pousse ici la logique spécifique du goût physique et, de même
que le plaisir trouvé à manger des ragoûts écossais peut ne pas être partagé,
le sentiment de beauté ne saurait avoir plus d'objectivité. Il m'est impos-
sible d'exiger de chacun qu'il aime ce que j'aime. À l'instar de l'amour, le
goût ne connaît pas de tyrannie. Les poétiques de la fin du xvne ou du
début du xvme siècle avaient déjà fait leur deuil de l'Idée de Beau ; avec
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LA C O M M U N A U T É DU GOÛT 303

Hume, les règles du goût semblent plus loin encore dans la pure subjecti-
vité des hommes
David Hume n'abandonne pourtant pas l'idée de règles pour le goût
Le sentiment ne renvoie à rien au-delà de lui-même, certes, mais il est
formé par la communication et il répond à une communauté d'intérêts
et de dispositions Le sentiment est personnel ; cependant, l'individu est
une personne sociale Luc Ferry voit une contradiction dans la façon qu'a
Hume d'avancer un relativisme radical du goût et de retomber dans
l'universalité d'une norme qui ressemble fort au conservatisme le plus
classique et qui souscrit parfois à des préjugés nationalistes (préférer
l'Écossais John Home à l'Anglais William Shakespeare) Mais, pour
Hume, la question de droit se résorbe dans les problèmes de fait : le con-
naisseur peut parfois se tromper dans ses jugements et reconduire les
préjugés de son temps ; il tente néanmoins de cultiver suffisamment son
goût pour élargir ses compétences, raffiner ses curiosités, exploiter les
comparaisons et s'extirper de son époque pour mieux apprécier histori-
quement les productions de temps et de lieux étrangers Qu'il faillisse
quelquefois ne signifie pas qu'il erre sans cesse et s'illusionne totalement
sur la valeur de ses jugements de valeur
Comme le note Luc Ferry, avec une pointe condamnatrice, la théorie
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humienne repose sur une « aristocratie esthétique79 » Dans la mesure où


le philosophe français cherche à penser la consonance du problème de la
démocratie politique (comment fonder en droit les jugements individuels
afin d'établir les règles générales du vivre-ensemble?) avec la naissance
de l'esthétique, il est clair que l'aristocratie du goût manifestement défen-
due par Hume, ne correspond pas à ses attentes80 La nécessité de trouver
un accord empirique emprunte, sans conteste, pour Hume la voie d'une
aristocratie du goût Mais c'est là le sens historique du concept tel qu'il a
été constitué Hume n'y reste pas simplement enfermé, comme dans une
idéologie aveuglante ; il tire de ses éléments la plus grande intelligence des
phénomènes possible
Entre l'auteur anonyme qui bâtit une laborieuse comparaison entre
cuisine antique et ragoût moderne et le penseur écossais qui édifie une
architecture complexe où les matériaux de son temps prennent une riche
coloration par leur rassemblement et le mouvement qui leur est donné, il
n'y a pas plus d'hésitation sur leurs qualités qu'à choisir entre un navet
industriel avachi par le temps et une courge soigneusement cultivée qui
vient de fleurir Il peut devenir plus délicat de préférer Chardin à Frago-
nard, mais c'est là aussi que le goût le plus personnel intervient avec son
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304 LE L I V R E AVALE

innocente validité81 Chez Hume, il en va de la variabilité des sentiments


de goût comme de la diversité de l'identité personnelle Contre Descartes
qui laisse de côté la variété des sensations et des impressions qui font le
moi, Hume démonte les illusions de l'identité, non pour conclure à son
inanité, mais pour montrer sa fabrication interne et sa formulation sociale :
le sentiment d'identité vient, en fait, d'illusions régulatrices Le doute
cartésien est en vérité un faux scepticisme qui conduit à révoquer toute
opération qui, ponctuellement, faillirait, sous prétexte que ce qui trompe
une fois peut tromper toujours Pour Hume, le juste usage du scepticisme
est de saisir à la fois la puissance dangereuse et le pouvoir régulateur des
illusions qui nous composent Là où Descartes insiste sur le toujours,
impliquant qu'il faille nous en débarrasser, Hume met l'accent sur le pos-
sible (cela n'arrive qu'en certaines occasions) De même, le jugement de
goût peut reconduire certaines erreurs ou certains préjugés, mais pas tou-
jours ni chez chacun C'est au connaisseur de savoir apprendre à mieux
juger, afin de mieux établir certaines régulations du goût
Pour résumer son propos sur la variabilité de l'identité, Hume prend
l'exemple de l'État : « as thé same individual republic may not only change
its members, but also its laws and constitutions ; in like manner thé same
person may vary his character and disposition, as well as his impressions
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and ideas, without losing his identity82 » Cet exemple vaut tout autant
pour l'exercice du goût qui peut changer d'un moment à l'autre chez une
même personne, d'un individu à l'autre, d'une époque à une autre, sans
devoir sombrer dans le relativisme le plus fuyant Comme l'avait bien
senti Luc Ferry, le questionnement est, au fond, celui qui définit aussi la
modernité politique, mais il ne s'agit pas de la poser uniquement à partir
de son ressaut démocratique Le problème surgit, en fait, dans l'ordre
aristocratique de l'univers d'Ancien Régime Il n'y a pas, au fond, d'anti-
nomie pour Hume (ni pour ses contemporains), dans la mesure où le
goût requiert, entre la subjectivité personnelle et la règle générale, le tiers-
inclus de la communauté des connaisseurs L'intersubjectif ne vient pas
seulement pallier les particularismes de chacun ; il induit en tout indi-
vidu l'usage social du plaisir que l'on va appeler bientôt esthétique
Même si l'économie du goût, avec ses paradoxes potentiels, ouvre la
scène sociale à la puissance de la singularité, du rejet, voire du mauvais
goûty il ne vient encore à l'esprit de personne dans cette première moitié
du xvme siècle de revendiquer une position d'exception et d'en faire la
valeur suprême d'un plus juste goût (comme Rousseau en invente la pos-
ture) Le goût permet et l'institution d'un centre et la mise à distance de
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LA C O M M U N A U T É DU G O Û T 305

ce centre, sans qu'il y ait encore à proprement parler de « marginalité » :


Gédoyn affirme qu'il faut «toujours se maintenir dans la possession
d'être ou le centre, ou l'asyle, du bon Goût83 », mais il avertit aussi son
public : « Ne soyons pas moins en garde contre les préjugés & contre les
opinions de notre tems ; car c'est encore une des causes les plus ordinaires
du mauvais goût Nous jugeons le plus souvent d'après autrui, rarement
par nous-mêmes, plus rarement encore avec connoissance de cause, &
c'est presque toujours la paresse ou l'amour propre qui nous entraîne
dans ces préjugés84 » Hume insiste, lui aussi, sur la nécessité, pour faire
œuvre de connaisseur, de se soustraire aux préjugés induits par sa posi-
tion personnelle :
When any work is adressed to thé public, though I should hâve a friendship or
enmity with thé author, I must départ from this situation ; and considering
myself as a man in général, forget, if possible, my individual being and my
peculiar circumstances A person influenced by préjudice, compiles not with
this condition [ ] , he never sufficiently enlarges his compréhension, or
forgets his interest as a friend or enemy, as a rival or commentator By this
means, his sentiments are perverted ; nor hâve thé same beauties and blemishes
thé same influence upon him, as if he had imposed a proper violence on his
imagination, and had forgotten himself for a moment So far his taste
evidently départs from thé true standard ; and of conséquence loses ail crédit
and authority85
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Pareille manière de ne se piquer d'aucun préjugé, d'aucun investisse-


ment purement personnel et de chercher à s'accommoder au goût spéci-
fique de l'ouvrage ou de la personne que l'on doit apprécier prolonge,
dans l'ordre du sentiment esthétique, les valeurs nobiliaires de l'honnê-
teté mondaine Le désintérêt ne conduit jamais à nier le monde et les
intérêts qui le constituent, mais à promouvoir une économie de la grâce
où l'obligation est d'autant plus forte qu'elle n'est pas soumise à un con-
trat mais à une émulation et qu'elle se paye de mots, de sentiments,
d'idées, de louanges plutôt que de seule monnaie La rhétorique sociale
de la grâce et la formation de pratiques civiles de comportements ont
formé l'armature indispensable aux déploiements théoriques du goût et
du sentiment esthétique Sans ces justes attitudes communes, c'est bien
l'autorité du connaisseur qui est perdue Le véritable paradoxe du goût
tient moins à son hésitation entre sensation subjective et norme trans-
cendante qu'à la constitution aristocratique d'un questionnement politi-
que général Le jugement de goût est exemplaire du jugement politique
par où, sans concept déterminant (pour parler comme Kant), nous émet-
tons un avis particulier dont nous nous attendons à ce qu'il soit partagé
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306 LE L I V R E AVALÉ

par tous et que nous pouvons, au besoin, tenter d'argumenter pour cha-
cun Les paradoxes du goût sont bien ceux de notre modernité politique
Par une de ces belles contradictions où elle discerne elle-même la qua-
lité des grands penseurs86, Hannah Arendt, après avoir dit pis que pendre
du goût, relève justement sa bénéfique ouverture au politique : donnant
la Critique de la faculté déjuger, et en particulier sa première partie sur le
jugement esthétique, pour la philosophie politique la plus originale et la
plus profonde de Kant, elle relève le fait que
Judging is one, if not thé most, important activity in which this sharing-
of-the-world-with-others cornes to pass What, however, is quite new and even
startingly new in Kant's propositions in thé Critique of fudgment is that he
discovered this phenomenon in ail its grandeur precisely when he was
examining thé phenomenon of taste87
C'est ainsi que le goût prend un caractère public et devient un exercice
politique du jugement au meilleur sens du terme, garant du vivre-ensemble
des sociétés modernes Le jugement du souverain qui décidait de la qualité
des événements trouve son répondant dans cet exercice du jugement de
goût et dans sa nécessaire publicité Que Kant (plus radicalement encore
que Hume) découvre en cela une valeur nouvelle aux paradoxes du goût,
sans doute ; mais à condition de comprendre qu'il ne fait que ramasser le
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coquillage conceptuel que la marée des gens de lettres, des habitués des
cafés, des disputeurs mondains, des aristocrates de salon et des péroreurs
érudits avait abandonné sur la plage de la philosophie

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CHAPITRE 9

La culture et l'exception du peuple :


fabrication des contes de fée
et de la culture populaire

Shommes
'IL DEVIENT POSSIBLE de civiliser mots et gestes afin d'établir entre les
une grâce idéale, les lettres modernes apparaissent comme
un art des situations et une esthétique des relations sociales La culture des
âmes devient en fait culture des esprits et des corps Encore faut-il voir
que cette culture, loin de désigner l'ensemble des êtres qui composent la
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nation, semble instaurer des coupures intérieures, sous prétexte de liens


rassurants Les avancées de la culture jouent sur les exceptions, sur les
marginalités que sont le peuple et les femmes
Avec les salons où la présence des femmes est simultanément centrale
et marginale, on voit comment se constitue la culture d'élite Mais cette
culture fonctionne dans une sorte de relation dialectique avec son
«autre», ce que l'on a appelé la « culture populaire» Il faut, cependant,
prendre garde à ces termes Il est, par exemple, trop expéditif de dire que
les contes de Perrault auraient été écrits « à partir des récits que lui faisait
sa nourrice lorsqu'il était enfant» et, du coup, qu'ils fourniraient un
« témoignage des échanges réciproques entre culture dite savante et cul-
ture dite populaire, ou plutôt à l'intérieur d'une vaste culture commune
aux Français du temps de Louis XIV1 »

Une « culture populaire » ?

Robert Mandrou, Peter Burke ou Robert Muchembled ont beaucoup fait


pour que la culture populaire apparaisse comme un sujet crédible de l'ana-
lyse historique en même temps qu'un possible objet de valeur Robert
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308 LE L I V R E AVALÉ

Mandrou, en centrant son analyse sur la Bibliothèque bleue, en a exhibé


certaines thématiques Mais il suppose un «consensus» entre classes
populaires et éditeurs de ces petits ouvrages destinés au colportage qui
force à parcourir un cercle plus ou moins vicieux entre le « niveau cultu-
rel » ou le « contenu de mentalité » dont témoigneraient ces publications
et celui de leurs fabricants: disent-elles quelque chose de ceux qui les
lisent ou de ceux qui les produisent ? De toutes les façons, cela conduit à
maintenir une « référence implicite aux cultures savantes2 », alors que Peter
Burke et Robert Muchembled ont tenté de mettre au jour les manières
qu'ont eues les élites cléricales de modifier en profondeur les manières de
faire et d'être des populations aussi bien rurales qu'urbaines et les élites
nobiliaires ou financières de se distancier et de se séparer d'une culture
jadis commune3 Histoire d'un dissensus plutôt que d'un consensus entre
classes dirigeantes et lettrées et peuple dénué à la fois de pouvoir et de
culture savante
Il est possible de discuter de l'intérieur la thèse et de raffiner, par exem-
ple, la chronologie: à partir de quand peut-on vraiment parler d'une
répression systématique et d'une exclusion de la culture populaire au pro-
fit d'attitudes plus « policées » ou plus « mondaines » ? François Lebrun,
tout en adhérant au schéma dans son ensemble, souligne l'efficacité du
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clergé et des agents du roi à partir de la fin du xvne siècle et non dès le
xvie siècle4 Pourtant, il est bien possible de douter du schéma lui-même
Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel ont orienté les
regards vers la mise en place du concept de « culture populaire » : com-
ment ne témoignerait-il pas plus des tentatives pour reconstituer, par une
élite scientifique, une origine perdue que de la réalité quotidienne de
peuples disparus ? La culture populaire, à l'instar des sociétés primitives,
opérerait surtout sur le mode d'un exotisme de bon ton5
Ainsi que l'affirme, en fin de compte, Roger Chartier, la notion de
« culture populaire » est bien une catégorie savante ; elle n'est sûrement
pas aussi homogène qu'on l'a parfois mythifiée, ni aussi dominée par des
élites qui s'en détachent peu à peu La grande histoire d'un âge d'or de la
culture populaire mis à mal et rejeté par l'imposition des élites sociales et
savantes des temps modernes demeure beaucoup trop simple (Robert
Muchembled, lui aussi, a pris des distances avec cette image) C'est pour-
quoi Roger Chartier propose de changer de perspective et, reprenant le
concept d'appropriation, entend voir comment peuvent coexister des
formes et des modes d'appropriation de la culture, qu'elle soit celle des
dominés ou celle des dominants : « Pas plus que la culture de masse de
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DU P E U P L E 309

notre temps, celle imposée par les pouvoirs anciens n'a pu réduire les
identités singulières ou les pratiques enracinées qui lui étaient rétives Ce
qui a changé, à l'évidence, c'est la manière dont ces identités ont pu s'énon-
cer et s'affirmer en faisant usage des dispositifs qui devaient les détruire6 »
Tous ces débats supposent, bien sûr, que quelque chose comme «la
culture » existerait de tout temps et que certains de ses avatars, ici savants,
là populaires, prendraient tournure en des moments privilégiés plus ou
moins repérables Si, par contre, on cherche à comprendre comment la
notion même, les valeurs et les significations de la culture apparaissent,
alors le rapport à la « culture populaire » doit être entendu autrement Il
n'y aurait pas d'abord une culture largement partagée qui se serait scin-
dée en deux, avec d'un côté des formes élitistes et, de l'autre, des façons
vulgaires, mais des réseaux de sociabilité traditionnelle qui quadrillent
l'ensemble de la communauté de façon différenciée, avec leurs manières,
leurs usages, leurs règles explicites et tacites, et l'invention au cours des
xvne-xvme siècles de la culture, qui est par définition la culture de l'élite
Mais cette culture vit aussi et se constitue de ce qu'elle écarte : la culture
mondaine se crée son repoussoir (et, du coup, son «refoulé») En même
temps que la tradition devient suspecte et quelle se voit rabattue sur les pré-
jugés, la culture populaire en reprend les formes ancestrales à la fois dévalori-
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sées comme vulgaires et magnifiées comme originaires


Ainsi que le fait remarquer Joël Cornette, parlant de la première moitié
du xvne siècle, « il faut insister sur la poursuite du travail de dévalorisation
des formes de sociabilité traditionnelles [] Dans le même temps, la
culture populaire (mais cette dernière existe-t-elle, et surtout comment la
définir?) tendait progressivement à être identifiée à celle des pauvres et des
marginaux7 » C'est une double marginalité qui se met en place, témoignant
en fait d'une double distanciation : l'autre/ois tourne au conte de fée en même
temps qu'il devient un laissé-pour-compte De même que le « monde » des
mondains désigne simultanément l'univers des hommes et son élite la
plus raffinée (le « grand monde »), la culture regroupe et l'ensemble des
formes de l'être-ensemble et les subtilités des groupes dominants L'idée
d'une culture commune dont se serait peu à peu détachée une élite grâce à
un polissage des mœurs et un raffinement des styles de vie comme des styles
d'écriture fait justement partie de l'idée commune de culture
La mise en place de la culture populaire recoupe l'instauration de la
pauvreté comme misère mentale et dégénérescence sociale La pression
économique devient ainsi tellement forte sur les petites gens et sur les
déshérités que
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310 LE L I V R E AVALÉ

les contrastes sociaux se trouvent accentués Ils se renforcent de facteurs


psychologiques, voire intellectuels Chez les élites, l'image de la pauvreté se
dégrade et prend une connotation réprobative Elle perd peu à peu l'auréole
de sainteté que le Moyen Âge lui avait conférée ; elle devient le fruit d'un vice :
la paresse Elle en sécrète un autre : l'envie Elle représente une plaie, un dan-
ger social
Et l'alphabétisation accroît encore les différences : « Dès le début du
règne personnel de Louis XIV, la culture écrite apparaît comme majori-
taire chez les hommes ; elle rejette dans les "ténèbres extérieures" d'une
vieille culture autrefois dominante, désormais dominée, ceux qui n'y par-
ticipent pas, essentiellement les classes inférieures 8 » Du coup, un des
enjeux de cette culture écrite consiste à maintenir son monopole et ne
pas laisser la petite bourgeoisie urbaine profiter du savoir et du pouvoir
mis ainsi à sa disposition Ainsi le mythe du valet parvenu témoigne d'un
usage dangereux par les domestiques d'une culture qui leur deviendrait
accessible Les Lumières n'existent qu'à supposer des ténèbres dont elles
se distinguent : ténèbres de la superstition religieuse certes, mais aussi
ténèbres de la superstition populaire, les deux se conjoignant déjà dans
les grands procès de sorcellerie du début du xvne siècle
Les auteurs de «la beauté du mort», tout en discernant bien cette
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invention de la culture populaire en liaison avec une inquiétude face aux


nouveaux visages de l'urbanité, ne la placent guère avant la fin du siècle
des Lumières : « Une sorte d'engouement pour le "populaire" saisit l'aristo-
cratie libérale et éclairée de la fin du xvme siècle Mais cette rusticophilie
que l'on rencontre dans les romans de Louvet et Rétif est aussi l'envers
d'une peur : celle de la ville dangereuse et corruptrice parce que les hiérar-
chies traditionnelles s'y fondent9 » La culture populaire, dans son intègre
ruralisme, est alors à la culture urbaine des artisans, ce que l'esclave
Ménon, en sa pureté prolétaire, était aux cordonniers ou aux tisserands
de Platon: une manière de valoriser une pureté originaire du lointain
déclassé, qui sait sans savoir qu'il sait, pour mieux éviter le proche inquié-
tant qui risque de montrer qu'il connaît et invente quelque chose d'autre
On peut, néanmoins, se demander si la vertu traditionnelle des campagnes
n'apparaît pas dès la fin du xvne siècle et ne se développe pas durant tout
le xvme siècle de façon à composer peu à peu une ressource où l'on
pourrait encore trouver les traits, disparus dans les grandes cités, des usages
et des mœurs d'antan La « culture populaire » naît du regard que les élites
jettent, avec une illusoire nostalgie et un véritable dégoût, sur les caractères
de la tradition
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DU P E U P L E 311

Dès le xviie siècle, la notion même d'urbanité opère au double niveau


de la vie des cités et de la culture des êtres Face à cela, les usages anciens
trouvent leur géographie propre L'espace des campagnes prend une
profondeur temporelle, une teinte surannée au moment où paysans et
nobles ruraux acquièrent, ensemble, une apparence rustique qui détonne
par rapport aux pratiques civiles de la cour et de la ville Le personnage du
provincial ridicule n'entre sur scène que sous Louis XIV De même que la
Contre-Réforme envoie dans les campagnes des missions où les prêtres
de la ville imposent des attitudes religieuses qui vont à l'encontre des
pratiques traditionnelles et tendent à les disqualifier comme ignorantes
et sauvages, de même les élites culturelles et administratives se concentrent
majoritairement dans les cités et ne voient plus dans les modes ruraux
que des lieux de loisir provisoire ou de pénible exil La mise à l'écart de la
province accompagne l'enfermement des fous, mais surtout des pauvres :
en 1656, l'hôpital général à Paris est, par édit royal, voué à séparer les
mendiants du reste de la population, afin de pouvoir les contrôler, d'une
part, de les mettre au travail, d'autre part Le mendiant ne participe plus
de l'imaginaire christique de la charité mais du symptôme social de la
misère, — donc, par une rapide métonymie, de la paresse et de la crimi-
nalité Il n'apparaît plus comme le symbole actuel d'une dette, mais
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comme le signe possible d'un vol La séparation culturelle campagne/ville


double, en fait, la disjonction sociale élite urbaine/peuple des villes,
d'autant que les résistances aux formes de contrôle et aux enfermements
des misérables sont nombreuses de la part du petit peuple qui, souvent,
n'hésite pas à défendre des mendiants inconnus contre la police10 À partir
de là, « une véritable mythologie populaire se forge [ ] Par opposition
aux forces populaires urbaines, chaotiques et violentes — la "mer agitée"
dont parle avec bonheur Marivaux —, la vérité du peuple se réfugie dans
les campagnes11 »
Mais la peur de la ville vient-elle vraiment d'un refus de toucher aux
« hiérarchies traditionnelles » dont la campagne serait le prudent conser-
vatoire ? Les élites mondaines prouvent au contraire que ces hiérarchies
sont susceptibles de certaines mobilités La culture s'acquiert même si elle
doit passer pour naturelle Par contre, face à la «naturalité» naïve du
peuple, il faut en affirmer la spécificité La culture populaire ne saurait
être celle qui se tisse dans les mots, dans les tournures, dans les styles des
élites jusqu'à en déplacer, voire en inverser certains codes Elle doit appa-
raître comme un univers radicalement séparé du quotidien heureux des
mondains L'avantage de repousser cet univers dans les confins du temps
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312 LE L I V R E AVALÉ

vient de ce qu'il ne touche plus les élites actuelles, sinon sous la forme
d'une féerie dont on se plait à considérer le charme ancien et l'absence
présente Le peuple (domestiques, artisans, voire mendiants) que côtoient
ces mêmes élites, ce peuple qui partage le même espace urbain tombe
sous le coup d'une double contrainte : il lui faut disparaître ici comme
culture propre et resurgir au loin comme culture de la tradition De même
que l'opinion publique est celle des élites lettrées et non celle du peuple,
la culture comme telle ne concerne vraiment que les «honnêtes gens»
Par crainte de cette culture du peuple des villes, culture tressée à partir
des souches traditionnelles et des composantes urbaines (n'oublions pas
que Paris, c'est « d'abord une population pauvre, pour les deux tiers com-
posée de migrants récemment venus de la campagne12 »), il faut à la fois
lui reconnaître un lieu propre — à condition que ce ne soit pas le sien —,
et lui dénier toute prise de parole — on inventera pour elle ses vieilles
traditions De façon voisine, la police traque toutes les opinions du peuple
par crainte des rumeurs et des remous, mais en refuse par principe jusqu'à
l'existence puisque le peuple ne saurait avoir d'opinions13
Est-ce à dire que le petit peuple des villes subit une acculturation radi-
cale qui le prive de ses racines traditionnelles pour mieux instaurer un
modelage des conduites et des discours inspiré des pratiques en cours
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dans les élites ? Pas forcément On discerne sans peine les innombrables
résistances à l'imposition d'un tel modèle, même s'il est très difficile d'en
mesurer l'inefficacité ou les réussites14 De toutes les façons, il est assuré
que, s'il faut chercher une « culture populaire », c'est dans le bricolage et
le montage de pratiques hétérogènes issues tantôt des ressources de la
tradition, qu'elle soit rurale ou urbaine, tantôt des privilèges de la culture
mondaine, qu'elle soit bourgeoise ou aristocratique Même quand le petit
peuple reprend les cartes distribuées par les élites, c'est pour jouer un
autre jeu, dont la police aura vite fait — et beau jeu justement — de
désigner le caractère délinquant Il en va du concept de culture populaire
comme de la notion de public : « [C] e public ne correspond pas à la sphère
publique institutionnalisée que Habermas a identifiée comme un fonde-
ment de la société civile démocratique Il se manifeste plutôt par des
actes individuels de délinquance qui forcent la police à reconnaître, avec
quelques réticences, qu'il existe et qu'il gagne en puissance15 » Le baptême
de la «culture populaire» ne concerne pas ce bâtard, mais un double
imaginaire qu'on renvoie très vite dans le bon air des campagnes d'autre-
fois sous l'enseigne éloquente du « il était une fois » Il est amusant de
voir un vitrier parisien comme Jacques-Louis Ménétra, revenant sur son
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DU P E U P L E 313

enfance, prendre justement appui sur les contes de fées prétendument


populaires pour mettre en doute les miracles du diacre François de Paris :
« dans ce temps ma bonne grand-mère ne cessait de me raconter tous les
contes bleus des miracles de monsieur Paris, [ ] ce prétendu saint de
nouvelle fabrique16 » Les contes de la Bibliothèque bleue semblent aussi
distants des conceptions de Ménétra que la dévotion aveugle envers des
conduites qu'il estime superstitieuses

Les contes de fée et le théâtre de la mémoire


On doit interroger la culture mondaine pour dessiner la figure de la cul-
ture populaire si l'on entend saisir la formation même de ce que l'on
nomme « culture », un peu comme Robert Muchembled disait qu'il fallait
« essentiellement demander à la répression de nous conter l'histoire de ce
qu'elle réprime17 » — à ceci près que cette répression de traditions con-
duit à une invention des élites Il ne s'agit donc pas de partir en quête des
pratiques authentiquement populaires, mais de comprendre comment la
culture est générée à partir de ce doublon culture mondaine/culture
populaire En ce sens, les contes de fées, qui connaissent une vogue sans
précédent à partir des années 1690, composent un corpus privilégié, dans
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la mesure où ils répondent exactement à la définition de la culture popu-


laire comme tradition orale, passé lointain, origine paysanne, à quoi s'ad-
joint l'idée du peuple-enfant, hors de la rationalité savante des adultes18
Marc Soriano a été le premier à tenter l'analyse systématique des Contes
de Perrault en tâchant d'y repérer le temps retrouvé des anciennes tradi-
tions Cependant, Marc Fumaroli a brillamment montré la vanité d'une
notion comme celle de culture populaire pour qui analyse les contes de
fées et Raimonde Robert a bien fait remarquer que « rompant avec tous
les critères esthétiques de la culture officielle, des adultes cultivés inventent
un genre littéraire qui consistera à mimer, pour des lecteurs adultes, une
situation convenue : celle des femmes du peuple amusant les enfants par
des contes merveilleux; or cette situation n'est elle-même qu'un stéréo-
type inventé à l'époque19 » Si l'invention de la culture populaire et de sa
transmission « nourricière » paraît manifeste, est-il aussi sûr qu'il s'agisse
d'une rupture avec l'esthétique de la culture officielle ? C'est réintroduire,
sous une guise plus subtile, le même type de question que posait, il y a
longtemps, Mary Elisabeth Storer : « Mais comment donc est-il arrivé que
le siècle de Boileau, le siècle de la raison, se soit donné ainsi à cœur joie à
toutes les extravagances du merveilleux20 ? » Cette interrogation suppose,
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3H LE L I V R E AVALÉ

d'une part, que la rationalité constitue la marque propre du «classi-


cisme» et, d'autre part, que les contes de fées s'y opposent — deux
pseudo-évidences L'opposition Boileau-Perrault, lors de la querelle des
Anciens et des Modernes, ne se rejoue pas sous la guise fabriquée de la
raison et du merveilleux Tous deux participent de la même rationalisation
des conduites et du même émerveillement des salons Perrault ne révolu-
tionne en rien l'esthétique officielle ; il en réarticule des éléments fonda-
mentaux — au point d'y thématiser des pratiques aussi importantes que
le pouvoir de la représentation (et la représentation du pouvoir), l'ordre à
la fois historique et mythique du corps du roi,Toralité (dans son sens de
voix dans les conversations aussi bien que d'ingestion pour la nourriture),
voire l'eucharistie comme l'a exemplairement montré Louis Marin21
Pourtant, sourdement, une référence manifeste à la mémoire ne
s'oppose-t-elle pas à la culture officielle des mondains ? L'oralité des con-
tes suppose sa transmission par une tradition immémoriale et collective
et non sa création soudaine par un individu particulier Comme le dit
Mademoiselle Lhéritier, en introduction d'un de ses propres récits dédié
à la duchesse d'Épernon en 1695 :
Vous voulez donc, belle Duchesse, interrompre pour quelques moments vos
occupations sérieuses et savantes pour écouter une de ces fables gauloises qui
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viennent apparemment en droite ligne des conteurs ou troubadours de


Provence Je sais que les esprits aussi grands et aussi bien faits que le vôtre ne
négligent rien; qu'ils trouvent dans les moindres bagatelles des sujets de
réflexions importantes que tout le monde n'est pas capable d'y découvrir [ ]
Vous vous étonnerez sans doute, vous que la science la plus profonde n'a
jamais étonnée, que ces contes, tout incroyables qu'ils sont, soient venus d'âge
en âge jusqu'à nous, sans qu'on se soit donné le soin de les écrire :
Ils ne sont pas aisés à croire :
Mais tant que dans le monde on verra des enfants,
Des mères et des mères-grands,
On en gardera la mémoire
Une dame très instruite des antiquités grecques et romaines, et encore plus
savante dans les antiquités gauloises, m'a fait ce conte quand j'étais enfant,
pour m'imprimer dans l'esprit que les honnêtetés n'ont jamais fait de tort à
personne, ou, pour parler comme le vieux proverbe, que beau parler n'écorche
point langue, et que souvent,
Doux et courtois langage
Vaut mieux que riche héritage22
Comment se tromper à ce discours où se mêlent l'autorité phantasmée
de contes immémoriaux et le savoir ordonné de la narratrice comme de
l'auditrice ? Des grands-mères aux mères, le conte circule impeccablement,
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LA C U L T U R E E T L ' E X C E P T I O N D U P E U P L E 315

pour autant que s'y superposent dame très instruite et savante duchesse
En effet, l'incrédulité ne porte pas seulement sur le contenu et ses événe-
ments féeriques, mais sur la transmission elle-même et la magie du seul
support oral Le passage de la prose sceptique à la mémoire rythmique
des vers marque aussi le déplacement ou plutôt l'interruption de la prose
quotidienne du savoir par le récit de bagatelles incroyables Mais ces baga-
telles sont aussitôt reprises dans l'orbe magique de la connaissance: la
duchesse saura y découvrir d'importantes réflexions en l'écoutant, comme
la dame très instruite a su s'en servir pour imprimer sur une enfant la
marque d'un savoir social Quoique ces contes immémoriaux ne paraissent
qu'antiquités incroyables ou histoires sans valeur, c'est encore le regard
moderne qui en repère les effets et en produit la valeur On peut ainsi
mettre en scène la mémoire collective par l'évocation d'une transmission
orale, d'un proverbe judicieusement placé ou de vers bien balancés, cette
transmission réclame l'écriture, le proverbe populaire est, par avance,
déchiffré et déplacé (le « beau parler» n'est pas strictement équivalent aux
« honnêtetés ») et le sens même des héritages se trouve effacé par la valeur
curiale de l'éloquence (la fée du conte portera, d'ailleurs, pour nom, aussi
évocateur que savant, celui d'Eloquentia nativa)
L'ultime mise en scène consiste à jouer soi-même de l'image de la
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transmission orale, en faisant comme si le conte soigneusement écrit


mimait un moment d'une conversation De même que Colbert «à ses
heures perdues avait des gens tout exprès pour l'entretenir de contes qui
ressemblaient assez à ceux de Peau d'Ane23 », la duchesse d'Épernon
prend soin de remplir ses temps libres de quelques contes anciens Mais
Mademoiselle Lhéritier inscrit quand même cette transmission dans une
série seulement féminine, à l'instar de l'enchaînement mère-grand/mère/
fille, comme si le conte qu'elle écrivait devait rejouer toutes les figures
anciennes et non exhiber de façon trop évidente la circulation mondaine
où hommes et femmes sont mêlés Pourtant, tacitement, la référence à ces
circuits mondains est repérable, puisque les vers écrits par Mademoiselle
Lhéritier sont ceux que son oncle, Charles Perrault, l'académicien, le
commis de Colbert, avait rédigé en conclusion de son conte publié l'année
précédente :
Le Conte de Peau d'Ane est difficile à croire,
Mais tant que dans le Monde on aura des Enfants,
Des Mères et des Mères-grands,
On en gardera la mémoire24

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316 LE L I V R E AVALÉ

Perrault termine, d'ailleurs, sa préface à l'édition de 1694 de ses contes


en vers en citant le madrigal «qu'une jeune Demoiselle de beaucoup
d'esprit a composé sur ce sujet », cette demoiselle n'étant autre que Made-
moiselle Lhéritier qui insère l'écrit de l'académicien dans la lignée fémi-
nine et dans l'innocence (la naïveté) populaire :
Le conte de Peau d'Ane est ici raconté
Avec tant de naïveté,
Qu'il ne m'a pas moins divertie,
Que quand auprès du feu ma Nourrice ou ma Mie
Tenaient en le faisant mon esprit enchanté

Le jeu des réciprocités mondaines recompose le théâtre des anciens


dispositifs de transmission Même le frontispice de l'édition originale des
Contes de ma Mère L'Oye, en 1697, met en scène avec soin une paysanne
filant au coin du feu et contant des histoires à une fillette et à deux gar-
çons La mémoire collective demeure prégnante, certes, en ses effets
exemplaires et en ses valeurs imitatives, mais elle est surtout reconfigurée
pour mieux servir de décor aux tournures nouvelles de l'honnêteté mon-
daine C'est une mémoire représentée plus qu'une mémoire interprétée
Il en irait de même si l'on voulait suivre les pistes indiquées par Louis
Marin en ce qui concerne les différents replis du corps du roi (corps
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historique physique, corps juridique politique, corps sacramentel sémio-


tique) ou les différents effets pragmatiques, institutionnels et imaginaires
du performatif eucharistique : ces replis du corps royal ne parviennent à
articuler pouvoir et représentation qu'à la condition de faire fond sur de
la mémoire — le pouvoir de la représentation tenant en définitive à sa
puissance de nous faire croire en cette immédiate présentation de la
mémoire, comme si les médiations politiques et sacramentelles pouvaient
s'incarner sans reste dans un corps et comme si le corps pouvait effacer
lui-même son caractère de médiation — ; les effets du corps christique,
par ailleurs, ne fonctionnent vraiment qu'à inclure le performatif « ceci
est mon corps » dans un rituel et ce rituel dans une commémoration25
À l'instar des contes recyclés ou inventés dans les circuits mondains, la
mémoire apparaît indispensable à leurs usages Mais il ne faut pas s'égarer
sur la valeur mémorielle de l'oralité ni sur l'importance reconnue de cette
diffusion orale : c'est la conversation mondaine qui donne ses couleurs
orales à la transmission de la mémoire et c'est le rassemblement dans les
salons qui alloue à la mémoire collective son illusoire profondeur de
champ
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DU P E U P L E 317

La vogue des contes de fées ne témoigne ni d'un retour à des savoirs


populaires et mémoriels, ni d'une opposition à l'esthétique officielle ou à
la rationalité des mœurs Ce serait simplement écouter encore le duo du
populaire et du savant que l'on tient «pour un découpage primordial
[ ] O r c'est justement [ ] l a distinction populaire/savant qu'il paraît
nécessaire de questionner26 » Les contes de fées sont la fantaisie savante
de la culture populaire On a pu les retrouver diffusés dans les minces
recueils de la Bibliothèque bleue et courir ainsi les campagnes, mais ces
éditions témoignent plus du sens commun des écrivains et des libraires
qui les composent ou qui les arrangent que des lecteurs et des auditeurs
qui s'en réjouissent en se les réappropriant Ils circulent d'ailleurs plus
souvent parmi le petit peuple des villes qu'au milieu des veillées rurales,
là où il est encore plus important de reconfigurer les modes traditionnels
comme mythes littéraires27 Les contes de fées thématisent alors la puis-
sance de la mémoire ; ils ne l'actualisent pas Ils participent de ce déplace-
ment conséquent par où « à la ratio de la signification succède une ratio
de la fabrication28» La mémoire donnait du sens; elle entre désormais
dans l'industrie de la culture, dans la mesure où le travail sur soi prend le
pas sur les rôles légués
Les contes de fées n'orrrent-ils pas, au contraire, le bonheur d'un repos,
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d'une pause dans la durée des travaux et des jours ? Le conte interrompt
les «occupations sérieuses et savantes» de la duchesse d'Épernon, ou,
dans Peau d'âne, Perrault s'adresse directement à Madame de Lambert
(dont le salon, au tournant des xvne et xvme siècles, est un des plus prisé,
à la fois un des plus joyeux et des plus moraux) :
Pourquoi faut-il s'émerveiller
Que la raison la mieux sensée,
Lasse souvent de trop veiller,
Par des contes d'Ogre et de Fée
Ingénieusement bercée,
Prenne plaisir à sommeiller29 ?

La raison n'est pas déjouée ou contrariée, mais endormie Elle devient


elle-même l'enfant qu'il faut bercer par un conte merveilleux C'est de
cela qu'il ne faut pas s'émerveiller: la raison peut bien comprendre la
nécessité de se reposer, de ralentir son rythme d'activité et de laisser une
histoire l'assoupir Mais il ne faudrait pas trop s'illusionner sur pareil
repos : au plaisir de l'histoire doit s'articuler le travail de l'interprétation
Comme la duchesse d'Épernon sait repérer les réflexions importantes
sous les bagatelles, Perrault souligne dans la préface à ses contes en vers
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318 LE L I V R E AVALÉ

« que les gens de bon goût [ ] ont été bien aises de remarquer que ces
bagatelles n'étaient pas de pures bagatelles, qu'elles renfermaient une
morale utile, et que le récit enjoué dont elles étaient enveloppées n'avait
été choisi que pour les faire entrer plus agréablement dans l'esprit et
d'une manière qui instruisît et divertît tout ensemble30 » En suivant les
modèles les plus classiques de la morale lettrée (docere et delectare), les
contes échappent aux banalités populaires Le travail de l'instruction peut
suivre les méandres délectables du récit, il n'en demeure pas moins ce qui
enlève à la bagatelle son statut de bagatelle

La fabrique du chaperon rouge


Lisons de près un des contes de Perrault, afin de mieux percevoir com-
ment se tisse la relation entre la bagatelle et ce qu'elle n'est pas Chacun
connaît bien Le petit chaperon rouge et se souvient des formules qui s'y
répètent Pourtant, ces répétitions, loin de fixer le conte, laissent pendant
un problème d'identité : que désignent ce loup et cet énigmatique chape-
ron rouge ? Et la moralité qui paraît devoir guider à rebours notre lecture
est-elle si fiable ?
Le nom de l'héroïne recèle un mystère puisqu'elle n'apparaît que sous
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son seul surnom, affublée, du coup, d'un trouble sexuel qui est, exemplai-
rement, marqué par la dernière phrase du conte : « ce méchant Loup se
jeta sur le petit chaperon rouge et la mangea31 » On peut même noter que
sur la gravure de l'édition originale qui surmonte le titre du conte, l'article
« LE » repose sur le bord du lit, perdu sur le grisé de la couverture, à peine
lisible, comme s'il fallait à la fois indiquer et effacer le déplacement généri-
que Cette ambivalence semble d'autant plus curieuse que la lignée fami-
liale, dans ce récit, demeure impeccablement féminine : comme pour la
transmission orale des contes, tout file de la grand-mère à la petite-fille
en passant par la mère L'homme ne réside qu'au loin, que ce soit topo-
graphiquement (quelques bûcherons dans la forêt) ou biologiquement
(animalisé dans le loup si l'on suit la suggestion de la moralité) La famille
n'est faite que de femmes, et de femmes mues par un identique désir : mère
et grand-mère sont folles de la fillette Le désir manifeste du loup n'est
peut-être que le prolongement ou la révélation du désir de la grand-mère
dont il a emprunté l'apparence : la grandeur inattendue des bras, des jam-
bes, des oreilles, des yeux et des dents fait aussi écho à la mère-grand En
tous les cas, le loup ne parvient à ses fins qu'en s'introduisant, par force et
par ruse, par amalgame et déguisement, dans la lignée féminine
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DU P E U P L E 319

De manière un peu similaire, le narrateur, dont la moralité nous indique


assez qu'il entend nous amener en ville, doit d'abord se glisser du côté de
la campagne Le petit chaperon rouge est une « fille de Village », proche
des forêts, dont l'oralité populaire est donnée par la simple répétition du
«c'est par delà le moulin que vous voyez tout là-bas, là-bas» L'oralité
s'inscrit dans une logique déictique qui permet à la désignation immédiate
de valoir pour toute description ; mais l'écrit, s'il ne peut ainsi désigner un
objet hors de la présence du lecteur parvient au moins à mettre en scène le
dispositif de désignation La répétition apparaît, pourtant, moins ellipse
du geste que lourde et inutile répétition : la petite campagnarde ne sait
pas emprunter les voies rapides de la communication urbaine À preuve
l'opposition entre les deux chemins suivis par le loup et par l'enfant La
moralité, elle aussi, entre dans les formes de la répétition, mais pour tirer
la fable rurale vers une leçon de bonne conduite en ville Et nous avons
quitté la petite paysanne pour gagner la ruelle des demoiselles élégantes :
[ ] tous les loups
Ne sont pas de la même sorte ;
II en est d'une humeur accorte,
Sans bruit, sans fiel et sans courroux,
Qui privés, complaisants et doux,
Suivent les jeunes Demoiselles
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Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles


Le réfèrent historique et social n'est plus le même si l'on écoute la fable
ou si l'on entend sa morale Comme bien souvent, celle-ci est décalée par
rapport au corps du récit et l'écart sociologique devient marqué par le
blanc de la page, le titre « Moralité » et l'usage des vers au lieu de la prose
Le conte ne peut rien dire de lui-même ; il faut la réflexion poétique de la
référence urbaine pour donner à lire le galant sous le loup En sortant des
villes, la culture populaire peut renouer sereinement avec l'animalité du
peuple Si « la comparaison vient spontanément aux nantis qui unissent
les pauvres et les bêtes dans un même halo d'animalité menaçante32 », il
devient possible, avec le conte de fées, de trouver une sagesse, d'autant
plus valorisante qu'elle s'affiche comme ancestrale et originaire, dans un
peuple-animal dépourvu de savoirs actuels Il ne s'agit plus de la même
animalité ici et là L'animal-nature se superpose à l'animal-monstre, la
fable fait oublier la tératologie, pour autant que la morale urbaine en
déchiffre les figures
Le conte semble, néanmoins, résister à ces manipulations Il relève des
« contes d'avertissement » où l'enfant, prévenu de ne pas faire ceci ou de
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32O LE L I V R E AVALE

ne pas se conduire comme cela, est puni pour avoir fait ce qui avait été
interdit La Barbe-Bleue en offre un exemple célèbre, appliqué à une jeune
femme plutôt qu'à un enfant Mais, dans le cas du Petit chaperon rouge, ce
conte d'avertissement ne contient aucun avertissement, puisque le texte
dit l'ignorance de la fillette : « la pauvre enfant, qui ne savait pas qu'il est
dangereux de s'arrêter à écouter un loup » Voici donc la petite fille punie
d'avoir ignoré ce qu'on ne lui a jamais dit Où réside alors la morale de
l'affaire? Elle paraît punie d'avoir écouté sans avoir entendu La fillette
est, en effet, structurée par les autres, par le regard et le savoir d'autrui,
sans jamais avoir accès à elle-même: elle est «la plus jolie qu'on eût su
voir» ; elle est désignée, par la communauté dans son ensemble, du nom
d'un objet donné par sa grand-mère : « Cette bonne femme lui fit faire un
petit chaperon rouge, qui lui seyait si bien, que partout on l'appelait le
Petit chaperon rouge » La synecdoque qu'on lui a donnée pour surnom
est l'exemple même de sa visibilité aux yeux de chacun À l'instar du
conte qui découvre ce qu'il est par la moralité qui lui est extérieure, la
fillette apprend son identité de l'autorité d'autrui L'écoute semble ainsi
entée sur un non-savoir originel, susceptible de faire l'objet de manipula-
tions par des sujets de savoir, sujets dont le loup offre le paradigme
Le loup, en effet, joue de la ruse avec l'aisance traditionnelle du renard
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La force ne lui est utile qu'au dernier moment Il sait différer la réalisa-
tion de son désir, coordonner ses actions en fonction d'un but, établir de
savantes tactiques, maîtriser autrui par ses paroles Bref, il apparaît
comme un excellent rhétoricien doublé d'un redoutable rationaliste Le
loup se met à la portée de l'enfant, il proportionne judicieusement son
discours en proposant un jeu : qui arrivera le premier à la maison de la
grand-mère? Ce défi est évidemment truqué: le loup, fort de sa plus
grande rapidité, choisit encore le chemin le plus court À l'évidence, le
petit chaperon rouge ne comprend pas le piège, elle ne discerne pas le
trucage et elle ne voit même pas la finalité du jeu (elle n'a d'ailleurs rien
répondu à la proposition de la compétition) : « [L]a petite fille s'en alla par
le chemin le plus long, s'amusant à cueillir des noisettes, à courir après
des papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu'elle rencon-
trait » Que recouvrent donc ces mondes si hétérogènes ? Ici monde de la
tactique, de la raison, de l'économie et du travail; là monde de l'igno-
rance, de l'amusement et du loisir
L'écoute devient une faute à partir du moment où elle se donne sous la
forme d'une pure réceptivité : il y manque le travail de l'entendement La
petite fille, structurée par le regard des autres, est tout entière dans ce qui
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DU P E U P L E 321

lui advient, non dans ce qu'elle produit Qu'elle soit nommée par ce qui
fut, originellement, un don n'est peut-être pas indifférent À l'inverse,
l'univers du loup témoigne de son travail sur les causes et les effets et le
conte semble abonder en son sens : les « car », les « à cause que » motivent
causalement les actions et les réactions suivant le modèle de la physique,
dont une des formules les plus célèbres du récit donne l'exemple par
excellence : « Tire la chevillette, la bobinette cherra » La première partie
de la phrase eût suffi pour amener le loup à pouvoir ouvrir la porte, mais
elle n'eût pas donné alors le sentiment de complétude causale, alimenté
par le chiasme du nom et du verbe et par l'adéquation de la description à
la réalité: «Le loup tira la chevillette et la porte s'ouvrit» Pourtant, ce
modèle causal est celui-là même que les formules finales vont parodier,
en déplaçant la physique vers le physiologique ; la causalité n'offre, pour
l'organique, qu'un effet de système: les grands bras sont grands pour
permettre d'embrasser, les grandes jambes pour mieux courir, etc
Le conte a bien valeur d'initiation et doit faire passer d'une innocence
dangereuse au labeur de l'interprétation Mais il s'agit aussi d'une initia-
tion classique où le parcours de la fillette devrait marquer les lieux ordi-
naires de la passation des pouvoirs féminins Responsable d'une offrande
qu'elle doit porter à sa grand-mère, il lui faut aussi s'enquérir de sa santé
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L'offrande de nourriture est soumission et demande de protection, même


si, en ce cas, l'ancêtre est mal en point et si la nourriture que lui apporte
la fillette est, au-delà de la galette et du petit pot de beurre, son propre
corps Le loup qui la dévore peut figurer la face noire et violente de la
grand-mère : le visage de son désir, peut-être, mais aussi le visage du juge
qui punit l'offense, car l'offrande n'est manifestement pas chargée de son
poids de respect (la petite fille montre bien peu d'empressement à la
porter) De même que le parcours initiatique est d'abord ramené à la
compétition par le loup, puis au simple amusement par le petit chaperon
rouge, l'offrande est vidée de sa valeur symbolique pour devenir dévoration
effective de celle qui la portait Le loup rationaliste et travailleur a avalé
l'innocence rurale et populaire, punissant doublement la fillette, puis-
qu'elle n'a pas su respecter le monde symbolique de l'Autrefois et qu'elle
n'a pas pu le remplacer par l'univers présent du Savoir
Tel est ce que la morale tente d'établir, articulant justement le voir au
savoir (elle commence par un « On voit ici » et se clôt sur un « qui ne sait »)
La moralité rachète le récit, elle lui donne un intérêt ; le conte n'est plus
une simple dépense de temps ou une reconnaissance des anciens, mais
un plaisir organisé en vue d'une économie : régler l'économie libidinale
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322 LE L I V R E AVALÉ

par l'économie narrative, c'est faire en sorte que le récit rapporte, rapporte
des événements et des connaissances Partant d'un don (le petit chaperon
rouge) et d'une offrande, le conte nous amène jusqu'aux rivages d'un
surplus que la moralité indexe Le sens sexuel court ainsi sous le conte
d'avertissement et rend compte, à un premier niveau, de l'équivoque ou
de l'allégorie33 Mais il ne faut pas s'y tenir, « nous sommes habitués, lors-
que derrière un contenu non sexuel nous croyons découvrir un sens
sexuel, à ne douter jamais qu'il s'agisse du vrai sens [ ] , or rien ne per-
met d'affirmer qu'il faille déclarer non pertinente la relation alimentaire
violente en lui donnant pour vrai sens de signifier le viol de l'héroïne34 »
Les sous-entendus savoureux de la moralité ne forment donc pas le der-
nier mot du conte ; ils font eux-mêmes partie de la plus-value tirée du
récit et confirment la dévoration du loisir par le travail La faute du petit
chaperon rouge est double : elle est punie de ne souscrire ni à l'ancien
savoir des femmes par manque de respect, ni au nouveau savoir masculin
par manque de travail Le loup hominisé par son déguisement de grand-
mère ou la petite fille en dehors des cadrages rigoureux de la sociabilité
apparaissent comme deux figures symétriques du wargus, du hors-la-loi,
de Yhomo sacer que chacun peut sacrifier
Le surplus ne relève, d'ailleurs, pas seulement du sens ; il touche aussi
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au rapport (nouant les deux sens de Foralité) entre nourriture et voix :


tout ce que le conte nous fait avaler En analysant la formule « la galette et
le petit pot de beurre » qui revient rituellement (en lieu et place du rituel
de l'offrande), Louis Marin l'avait déjà noté:
Elle est l'apéritif de la consommation du récit, de la consommation de la
nourriture, de la dévoration sexuelle Formule rituelle, elle est très précisé-
ment voix, non pas simplement musique et rythme, mais point non plus pa-
roles articulées, mais réunissant les uns et les autres dans un ensemble
complexe qui est plus et autre chose que les éléments dont il est composé ;
plus, et c'est là le jeu des allitérations phoniques pris dans les mots qui font
sens ; autre chose, et c'est là la puissance performante, l'efficace « magique » de
sa profération35
Le passage de la nourriture aurait aussi dû être transmission des voix En
lieu et place de la transmission féminine, le conte présente une production
bien masculine qui consomme fillette de la campagne ou demoiselles des
villes La moralité se nourrit, à son tour, du conte campagnard pour
mieux en contrôler le sens et en arrêter l'histoire Même si le récit lui-
même est déjà floué de son autorité traditionnelle, la morale en déplace
la signification générale et la référence évidente, car il ne faut pas laisser
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DU P E U P L E 323

croire que le sens pourrait sourdre des seuls mots du conte Le savoir
relève de l'écrit, non de l'oralité populaire Le petit chaperon rouge est un
conte sur les risques et les bénéfices du conte — et la morale de sa mora-
lité nous offre les intérêts composés de la « culture populaire », ainsi con-
tinuée et désinvestie, et de la culture savante, ainsi produite et souveraine,
émergeant toutes deux du même investissement social

Le conte oral, le conte écrit


Charles Perrault a composé ses contes dans le cadre mondain où il exerce
ses talents et cherche sa reconnaissance (ils ne seront, d'ailleurs, repris
dans la littérature de colportage que très tardivement et moins souvent
que d'autres contes plus ouvertement sophistiqués comme ceux de
Madame d'Aulnoy ou de Madame de Murât) Les contes ont beau relever
d'une tradition populaire, ils font aussi partie de l'ordinaire aristocrati-
que Leur teneur orale provient autant des conversations de salon que des
veillées autour du foyer Dans une lettre particulièrement soignée où se
mêlent vers et prose, Madame de Sévigné raconte à Mademoiselle de
Montpensier l'histoire fabuleuse d'une cane et de ses petits :
Et si, Mademoiselle, afin que vous le sachiez, ce n'est pas un conte de ma
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mère l'oie,
Mais de la cane de Montfort,
Qui, ma foi, lui ressemble fort*6

Et, en 1677, Madame de Sévigné enchaîne, dans son compte-rendu à


Madame de Grignan d'une soirée mondaine, la discussion fort dévote de
la onzième lettre provinciale et les «contes avec quoi l'on amuse les
dames de Versailles37 » L'univers épique de la galanterie romanesque ou
la magie des tragédies à machine ne se situent non plus jamais très loin
du monde merveilleux des contes de fées Madame d'Aulnoy, en fine
connaisseuse du marché éditorial et de la littérature galante, glisse, pour
la première fois, un conte dans L'histoire d'Hypolite, comte de Duglas en
1690 La vogue est lancée Les contes vont bientôt prendre leur autono-
mie, que l'on recycle certaines histoires très connues ou, plus souvent,
que l'on brode sur de nouvelles trames les aventures des fées
Il n'est pas possible de comparer strictement la version de Perrault
avec des versions orales de l'époque, mais on peut au moins la rapporter
aux contes traditionnels qui ont été recueillis plus tardivement Yvonne
Verdier en a fait une excellente analyse, étudiant tout spécialement les
trois éléments qui ne se trouvent pas chez Perrault : le choix rituel, offert
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324 LE L I V R E AVALÉ

par le loup, entre « le chemin des épingles » et « le chemin des aiguilles » ;


le repas cannibale (sa grand-mère) que prépare et parfois mange le petit
chaperon rouge sans le savoir; la fréquente échappée de la fillette des
griffes du loup, voire la mort du loup Ces éléments font référence à des
savoirs traditionnels et symbolisent la nécessaire initiation de la jeune
fille pubère pénétrant dans la classe des mères (au besoin par un repas
cannibale, par une incorporation des connaissances et des rites) Mais
c'est justement ce que la version de Perrault écarte et le loup n'offre que
des chemins truqués, non des choix d'apprentissage « Serait-ce donc que,
depuis le xvne siècle, la société se masculinise? Les grands pouvoirs et
mystères du corps féminin célébrés dans les vieilles sociétés paysannes
commenceraient-ils à être déniés dans la société qui se met alors en
place38?»
L'instauration de la culture se joue, manifestement, dans les villes plus
que dans les campagnes et en déplaçant les rôles sexuels traditionnels Le
pouvoir masculin, tout au long des xvne et xvme siècles, se renforce,
dévalorisant les pratiques féminines encore importantes dans les campa-
gnes Mais les manières urbaines, dans les milieux éduqués, tendent à
donner à la femme une posture civilisatrice, simultanément en retrait et
au cœur du processus de polissage des mœurs Les déplacements sont
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donc plus complexes qu'une simple masculinisation générale de la société :


il faut fortement différencier les rôles sociaux des hommes et des femmes,
ainsi que leurs figures symboliques, selon leurs milieux et leurs situations
géographiques Il n'en demeure pas moins que, pour un Perrault, femmes
des campagnes et petit peuple des villes se trouvent logés à la même ensei-
gne, celle qui dessine leur effacement Le loup urbain, travailleur, rhéteur
et rationaliste a dévoré la fille-femme-mère-grand-mère des sociétés tra-
ditionnelles Au rituel des chemins initiatiques, il a substitué une compé-
tition truquée dont il sort à chaque fois gagnant L'écriture a ramené les
anciens contes chargés de transmettre des savoirs à des effets d'avertisse-
ment : jeunes filles, soyez modernes, ne vous occupez pas de choses aussi
puériles que les antiques et rurales manières d'être, votre corps doit dis-
paraître dans le ventre de ce nouvel ogre, le travail et la raison
Le repas cannibale semble aller justement à l'encontre de cet idéal :
quoi de plus déraisonnable que d'imaginer la gentille fillette manger sa
vieille grand-mère ? Il est vrai que, chez Perrault, les ogres sont toujours
frustrés de leur lot de chair fraîche Mais il y a aussi un motif de cohérence
générale : si le petit chaperon rouge, d'une certaine façon, tue sa grand-
mère, en laissant le loup la manipuler, ce n'est plus pour se l'incorporer
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LA C U L T U R E E T L ' E X C E P T I O N D U P E U P L E 325

La fillette ne peut justement plus ingérer les savoirs traditionnels, car elle
se situe déjà en retrait des anciens modes de sociabilité Elle badine entre
deux lieux d'initiation : le rural où il lui faut entrer dans la lignée pro-
créatrice des femmes avec leurs savoirs spécifiques, et l'urbain où elle doit
entrer dans la lignée du travail et de la production, en prenant la place,
non des mères et grand-mères, mais des autres femmes dans la conquête
de la meilleure position possible, sans se laisser séduire par n'importe qui
et en rationalisant l'usage de son corps
Le conte écrit, produit pour la société galante, ne souscrit donc pas
aux thématiques imposées par la tradition Il en reconfigure l'oralité et en
déplace les valeurs Pourtant, comment Perrault peut-il se poser en défen-
seur du travail et du sérieux lorsqu'il s'amuse à faire des contes ? Justement
parce qu'il les écrit : si la moralité insiste autant sur la nécessité de voir et
de savoir ne pas tomber dans la séduction de l'écoute, c'est qu'elle con-
damne implicitement l'oralité, rivée qu'elle est à une littérale dévoration,
quand l'écrit réclame pour lui le rôle du juge et du savant On peut bien
jouer du plaisir de conter, mais au seul profit du voir, à seule condition de
le faire passer comme une exemplification du savoir Non que le conte
oral traditionnel n'ait aussi pour fonction la délivrance d'un certain savoir,
bien au contraire, mais pour Perrault, il n'est pas question d'allouer au
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conte oral trop de cette puissance : le savoir relève de l'écrit, il appartient


à une autre classe que le populaire39 Si l'on « invente » une culture popu-
laire à la fin du xvne siècle, c'est aussi pour pouvoir mieux la contrôler et
la tenir à distance

La proportion des contes

La supériorité de la culture mondaine s'affiche dans la comparaison avec


les enfants L'exemple de la lecture naïve leur est réservé : simple, elle n'est
littéralement pliée qu'une fois, selon le pli du plaisir Aux gens de goût de
savoir proposer une lecture complexe, pliée plusieurs fois, de faire, en
quelque sorte, prendre le pli de la vérité aux enfants, comme l'avance
Perrault dans sa préface à ses Contes en vers : « N'est-il pas louable à des
Pères et à des Mères, lorsque leurs Enfants ne sont pas encore capable de
goûter les vérités solides et dénuées de tous agréments, de les leur faire
aimer, et si cela se peut dire, les leur faire avaler, en les enveloppant dans
des récits agréables et proportionnés à la faiblesse de leur âge 40 » Par ce
mode (voire par cette mode des contes de fées), les gens de goût se donnent
comme le destin de leurs enfants, à l'instar du corps du Christ qui, dans
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326 LE L I V R E AVALÉ

l'eucharistie, se donne comme le destin glorieux de tous les corps en leur


résurrection Pour devenir une personne de goût, il faut acquérir le goût
de la vérité en avalant l'hostie du savoir dans le pain illusoire de la féerie
En s'appuyant sur l'exégèse la plus classique, le conte montre les ombres
qui le constituent autant que les lumières qui séduisent Comme le dit le
père Caussin: «Voila le style ordinaire de Dieu, tenir les perles dans des
coquilles, les bons parfums dans des boittes assez viles, & enchâsser des
images très-délicates, dans de petits marmouzets41 » Sous le marmouset
(jeune garçon de peu de valeur ou marionnette grotesque) apparaît une
image moins superficielle comme sous le conte doit surgir une vérité plus
solide : le merveilleux des fées trouve son point d'appui dans l'émerveille-
ment du style divin qui permet de goûter la vérité, de l'inscrire dans la
matérialité d'un corps à l'image du Dieu qui s'est fait homme sous la
figure de l'enfant Jésus Est-il vraiment étonnant de trouver des contes si
obsédés de nourriture lorsqu'il s'agit de légitimer une nouvelle structu-
ration psychologique et sociale : le goût ?
Le discours, ici, pour poser un problème de proportion, est lui-même
discours proportionné : il soumet l'imagination au contrôle de la pers-
pective et la voix au quadrillage de la vue L'imagination est à la fois une
opération et le produit de cette opération Tel est ce qui la stabilise suffi-
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samment pour qu'elle possède la séduction de l'image L'écriture est alors


aux contes de fées, ce que la géométrie est à l'espace, ou la diététique à
l'appétit : elle ramène le désir au « désir de connaissance » C'est le savoir
même de la proportionnalité : « [QJuelque disproportion qu'il y ait entre
la simplicité de ces Récits, et les lumières de votre esprit, si on examine
bien ces Contes [ ] Ils renferment tous une Morale très sensée, et qui se
découvre plus ou moins selon le degré de pénétration de ceux qui les
lisent42 » Le manque de proportion est avoué, mais uniquement en son
apparence En fait, il cache une proportionnalité plus subtile : la simplicité
des contes s'accorde aux âmes simples ou enfantines, leur subtilité répond
d'une lecture savante et éclairée Le principe du conte réside en ce dédou-
blement de la lecture, et sa valeur, dans le déploiement de ses valeurs Le
conte vaut peu pour les gens de peu, mais beaucoup pour les gens de sens
Ou plutôt il vaut autant pour ceux-là que pour ceux-ci (puisque, aux
yeux des gens de peu, il vaut beaucoup, ce n'est qu'aux yeux des gens de
sens qu'il vaut peu quand il s'accorde aux gens de peu) : le conte affiche à
chaque fois la plénitude de sa valeur, mais sa valeur à chaque fois diffère
Il faut citer de nouveau la préface des Contes en vers: « [L]es gens de
bon goût [] ont été bien aises de remarquer que ces bagatelles n'étaient
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DU P E U P L E 327

pas de pures bagatelles, qu'elles renfermaient une morale utile, et que le


récit enjoué dont elles étaient enveloppées n'avait été choisi que pour les
faire entrer plus agréablement dans l'esprit et d'une manière qui instruisît
et divertît tout ensemble » À l'instar des paroles du Christ qui, sous des
apparences figuratives et sensibles, « enveloppaient » des leçons morales
et spirituelles43, les contes cumulent les avantages du plaisir et du savoir
Ce qui oblige les lecteurs de contes à produire des lectures savantes : il faut
savoir reconnaître sous le sensible la spiritualité immanente Poser un tel
principe de lecture conduit à affirmer la supériorité cognitive, sociale et
éthique d'un certain groupe De même que la « lucidité » permet à certains
de capitaliser à la fois sur l'effectivité d'une pratique et la vertu d'une
distance, savoir lire autorise les gens de goût à tirer tous les bénéfices du
plaisir augmentés des intérêts de la morale
Si, dans un autre conte de Perrault, le chat botté excelle aux « tours de
souplesse », les gens de goût y doivent aussi briller C'est ce qui les diffé-
rencie de ceux qui « affectent de paraître graves44 » : ceux-ci ne sont tou-
chés que d'un seul style, le style gravis, et ce n'est même là, glisse Perrault,
qu'une vaine apparence, une affectation de ne se sentir affecté que par les
choses élevées Au contraire, les gens de goût touchent à tout, ils font un
savant grand écart du simple au grandiose, du banal au moral, de l'agréable
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au vrai, du populaire au savant D'une certaine façon, peuple et pédants


se rejoignent dans une commune incapacité à jouer des différences ; ils ne
s'accordent qu'avec la répétition du même : les gens graves apprécient ce
qui est élevé, les gens du peuple aiment ce qui est plaisant Ils commu-
nient dans l'immédiateté des signes À l'inverse les gens de goût vivent
dans la médiation, dans la légère hystérèse qui disjoint toujours les corps
des signes; ils excellent à circuler dans le réseau des différences, échan-
geant ici des signes contre des corps, changeant là les corps en signes
C'est dans la disproportion même qu'ils cherchent l'art subtil de régler la
juste proportion
Le conte de fées est ainsi élevé à la dignité de la fable, contrairement à
la différence que maintenait, de façon typique de la première moitié du
siècle, Jean Baudouin : « Ceux qui n'esplucheront de prés le sens moral
des Fables, et qui ne s'attachans par manière de dire à la première escorce,
ne penseront pas qu'il y ait rien de plus divin caché là dessous, ne pour-
ront en recevoir ceste utilité Car ceux-cy se seans auprès du feu, comme
font les enfans en hyver, se repaissent de contes de vieilles45» Sur les
contes de fées rejaillissent ainsi les privilèges scolaires, voire savants, de
l'allégorie Les histoires ne cessent de dire autre chose que ce qu'elles
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328 LE L I V R E AVALÉ

semblent raconter, la vérité passe par la fiction pour mieux convaincre et


séduire Encore faut-il montrer assez de connaissances et de subtilités
pour repérer sous les apparences féeriques du conte les réalités du sens
véritable C'est pourquoi la pédagogie a pris en main très tôt l'éducation
des savants et des mondains de sorte à les initier aux mystères du double
sens et de l'énigme, dont le goût de l'équivoque s'est trouvé longtemps
alimenté46
Les gens de goût s'avèrent personnes de calcul Politique, pédagogie,
perspective, économie, tout se ramène à un calcul de proportions Dernier
avatar de l'usage rhétorique : tenir le bon discours au juste moment à la
personne adéquate selon la manière qui lui sied et la matière qui lui con-
vient Cela implique d'être instruit de toutes les manières d'être, donc de
sortir du cénacle savant pour voyager dans les métamorphoses des atti-
tudes C'est ce qui est exprimé dans l'épître à la jeune duchesse d'Orléans
des Histoires ou contes du temps passé :
II est vrai que ces Contes donnent une image de ce qui se passe dans les
moindres Familles, où la louable impatience d'instruire les enfants fait ima-
giner des Histoires dépourvues de raison, pour s'accommoder à ces mêmes
enfants qui n'en ont pas encore; niais à qui convient-il mieux de connaître
comment vivent les Peuples, qu'aux Personnes que le Ciel destine à les con-
duire ? Le désir de cette connaissance a poussé des Héros, et même des Héros
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de votre Race, jusque dans des huttes et des cabanes, pour y voir de près et par
eux-mêmes ce qui s'y passait de plus particulier : cette connaissance leur ayant
paru nécessaire pour leur parfaite instruction47
Pour instruire les Princes des façons de vivre des gens du peuple, on
doit étudier aussi la manière dont leurs enfants sont instruits Puisque les
enfants sont dénués de raison, on leur propose des histoires qui n'en ont
pas plus Exit le discours de la raison : il n'a ici pas de valeur immédiate
Mais c'est la médiation qui doit lui restituer sa valeur L'instruction des
Princes redouble celle des enfants du peuple, l'absence de raison des
histoires redouble celle des enfants C'est de cette double répétition que
surgit la légitimité des contes pour le public des gens de goût ; le simple
devient double, équivoque, le conte parle d'une double voix Voix duplice,
complice aussi, mais surtout voix du double, de la mise en puissance des
valeurs Pour instruire les enfants, on imagine des contes dont la voix
dispose Pour instruire les Princes de l'instruction des enfants, on produit
l'image (écrite) de ces contes (oraux) que le peuple a imaginés et qui sont,
eux-mêmes, fables de l'imagination

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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DU P E U P L E 329

L'imagination et l'expérience

Soumettre le corps à un tel désir ou soumettre l'imagination à l'image


conduit à faire taire, d'une certaine façon, le langage qui les porte La
puissance des mots semble résider surtout dans son aptitude à faire voir,
à produire des images: le corps subsume les multiples exhibitions du
disparate, il montre comment l'unique demeure la finalité du multiple
Mais cela sur un tout autre mode que celui de la tradition Jusqu'aux
Temps modernes, la question la plus préoccupante est bien d'assurer le
passage du multiple à l'Un Déjà chez saint Thomas, mais avec combien
plus d'assurance à partir des xvie-xvne siècles, le problème porte désor-
mais sur le passage de l'expérience à la connaissance, de l'autre au même
L'être ne se manifeste plus jusque dans ses apparences; ses apparences
doivent entrer dans l'ordre de la certitude ou de l'incertitude Dès lors
que sujet et objet, théorie et pratique ont été soigneusement distingués,
dissociés, l'expérience n'est plus ce qui surgit dans l'étroit et asymptotique
rapport entre humain et divin, dans le « partage » entre Un et multiple
L'expérience apparaît seulement comme problème quand on en fait le
chemin spécifique de la connaissance, c'est-à-dire quand on l'en a déjà
dissociée : l'expérience devient l'intermédiaire nécessaire pour parvenir à
la terre promise du savoir, mais comme Moïse, elle n'y pénètre jamais Ce
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n'est pas un hasard si les Essais se terminent précisément sur la question


de l'expérience, car l'expérience d'écriture, chez Montaigne, se situe très
exactement dans le déplacement du sens de l'expérience Celle-ci ne relève
plus tout à fait du régime de l'autorité, même si les Essais sont un vaste
collage des antiques savoirs Mais elle ne dépend pas encore strictement de
la connaissance C'est pourquoi, chez Montaigne, on observe ce recours
obstiné à l'écriture : la seule expérience qu'il puisse thématiser est celle de
la prolifération des discours de l'expérience, sans qu'elle soit appuyée sur
autre chose que la faculté de discourir
Les contes de fées participent, un siècle après Montaigne, de ce nouveau
statut de l'expérience C'est l'extraordinaire, et non plus le quotidien, qui
s'avère porteur d'expérience Voilà qui exige lecture appliquée de l'extra-
ordinaire pour le rapporter à l'exigence de la vie quotidienne, et subtil
calcul de proportions L'aventure, et non la quête, devient la voie privilégiée
pour faire des expériences et aboutir à la connaissance Je dis « faire des
expériences », et non plus en avoir, car il faut travailler les expériences afin
d'en tirer du savoir, mais sans pouvoir, du coup, s'avérer capable de tota-
liser l'ensemble des expériences nécessaires Comme le fait pertinemment
remarquer Giorgio Agamben :
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Ce qui permet le mieux de mesurer le changement de sens de l'expérience,


c'est le retournement qu'il a produit dans le statut de l'imagination Car l'ima-
gination, à laquelle son « irréalité » vaut aujourd'hui d'être expulsée de la con-
naissance, en était au contraire pour les anciens le médium par excellence
[ ] Entre le nouvel ego et le monde des corps, entre res cogitans et res extensa,
point n'est besoin de médiation D'où l'expulsion de l'imagination, qui se
manifeste dans la nouvelle manière de caractériser sa nature : dans le passé,
elle ne relevait pas du « subjectif», elle se définissait plutôt comme la coïnci-
dence du subjectif et de l'objectif, de l'intérieur et de l'extérieur, du sensible et
de l'intelligible ; désormais c'est son caractère combinatoire et hallucinatoire,
jadis relégué à Farrière-plan, qui occupe le devant de la scène Le fantasme
n'est plus dès lors sujet de l'expérience, mais sujet de l'aliénation mentale, des
visions et des phénomènes magiques : autrement dit, de tout ce qui reste exclu
de l'expérience authentique48
Sans doute les contes de fées observent-ils ce déni de l'imagination
lorsqu'ils se présentent eux-mêmes comme des bagatelles Plus encore, en
usant de magie et d'illusion, ils reconnaissent pleinement cette nouvelle
assignation du fantasme En ce sens ils ne font que renforcer la nouvelle
division des facultés qui préside dans l'installation des Temps modernes :
il n'y a rien là qui les oppose à la rationalité de l'âge « classique »
On le discerne à l'évolution même que subit le terme de «curiosité»
Longtemps magie et curiosité furent plus ou moins associées, mais elles
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deviennent, au xvne siècle, l'objet de vigoureux pamphlets théologiques, en


particulier lorsque la curiosité porte sur l'avenir49 À la fin du siècle, pour-
tant, « simple "galanterie", jeu défendu peut-être, mais qui ne porte pas à
conséquence, la curiosité des choses occultes perd aux yeux des contempo-
rains son caractère délictueux50» On voit, chez Malebranche, combien la
curiosité conserve l'ambivalence qu'elle avait chez saint Thomas d'Aquin :
à condition de réguler sévèrement dans la pratique son désir de connaître,
elle se trouve au fondement même de la relation aux hommes et à Dieu
L'homme possède en effet trois inclinations naturelles (vers le bien en
général, vers l'amour de soi, vers l'amour des autres) ; or, la première naît
justement de l'écart désormais infini et indéfinissable qui sépare l'homme
de Dieu et suscite la curiosité : « tant que les hommes auront de l'inclina-
tion pour un bien qui surpasse leur force, & qu'ils ne le posséderont pas,
ils auront toujours une secrette inclination pour tout ce qui porte le
caractère du nouveau & de l'extraordinaire [ ] , le nouveau & l'extra-
ordinaire doit donc les réveiller; & il y a une curiosité qui leur doit
estre permise, ou plutost qui leur doit estre recommandée51 » Même si
La Bruyère ironise avec sévérité sur le collectionneur de curiosités dans
son chapitre sur la mode, le goût particulier et la reconnaissance générale
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des cabinets de curiosités sont incontestables dans la seconde moitié du


xviie siècle52
On mesure aussi cette ambivalence dans les contes, car la curiosité
heureuse qui fait demander tel ou tel conte raconte aussi les malheurs
provoqués par une telle curiosité53 La curiosité oscille, désormais, entre le
désir de comprendre l'ordinaire dont la science sera le produit ultime, et
l'appétit de l'extraordinaire, du nouveau de laquelle participe la notion
même de mode, qui devient une des formes privilégiées de temporalisa-
tion ou de collection des expériences L'expérimentation de l'ordinaire
réclame un dressage de la curiosité qui écarte les anciens contrôles éthiques
ou religieux et abandonne au goût social de la mode l'expérience du mer-
veilleux En ce sens on ne saurait analyser la vogue des contes de fées, dans
la société mondaine de la fin du xvne siècle, sans percevoir l'inscription
de l'extraordinaire des contes dans la nouveauté de la mode, comme le
marché de l'art entre dans la mise en valeur et la mise en série des collec-
tions privées Là où la mémoire jetait sur les événements quotidiens la
lumière de l'expérience du passé et leur donnait une profondeur extraordi-
naire, la culture isole chaque objet du temps qui le baignait et lui alloue
l'allure stupéfiante de la merveille Même le registre de là causalité fait
partie des événements surprenants : la formule canonique de la chevillette
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et de la bobinette, malgré les diminutifs qui lui octroient une saveur


archaïquement enfantine, sonne d'une manière qui fait de l'événement
banal d'un entraînement mécanique la magie d'un ordre suprême Jean
de Préchac, qui sait utiliser les modes littéraires pour alimenter son ordi-
naire, dédie avec verve deux contes, qu'il publie en 1698, à la Cascade de
Marly comme à une splendeur mécanique à la hauteur des pouvoirs fée-
riques du souverain, ou la princesse Palatine s'extasie dans une de ses
lettres du travail magique des jardins de Marly qu'elle visite avec le roi :
« On dirait que ce sont des fées qui travaillent ici, car là où j'avais laissé
un grand étang, j'ai trouvé un bois ou un bosquet ; là où j'avais laissé une
grande place et une escarpolette, j'ai trouvé un réservoir plein d'eau, dans
lequel on jettera ce soir cent et quelques poissons [ ] ; bref il y en a tant
d'espèces que c'est vraiment merveilleux54 »
C'est pourquoi il n'y a guère de surprise à voir survenir le féerique au
cœur de l'âge classique contrairement à ce que prétend Jacques Barchilon
(mais il se fait l'écho d'une longue tradition) : « L'apparition du conte de
fées comme genre littéraire dans les dernières années du i/e siècle est
aussi inattendue que la présence d'un coin de nature préservée dans les
faubourgs d'une grande ville55 », où, sous couvert de comparaison, revient
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la référence aussi sempiternelle qu'illusoire à la nature Raimonde Robert


paraît tomber dans le même piège lorsqu'elle attribue cette invention de
la culture populaire par une élite mondaine au fait suivant : « c'est parce
qu'ils sont devenus des blocs étrangers l'un à l'autre que le groupe privi-
légié a pu trouver du plaisir à redécouvrir la culture du peuple56 » Certes,
l'éloignement historique des salons mondains de modes d'apprentissage
et d'expérience traditionnels a joué un rôle important dans la (ré)écriture
des contes, mais il ne me paraît pas assuré que le plaisir vint d'une redécou-
verte D'abord, l'éloignement n'était pas aussi radical que cela57 Et sur-
tout ce plaisir tient, d'une part, au pouvoir exercé sur la tradition, d'autre
part, à l'invention réciproque du pouvoir d'asseoir sa propre expérience
du monde comme culture
Or, cela est possible en raison de la nouvelle position de l'imagination :
autrefois médium qui, dans l'union du sensible et de l'intelligible, apportait
la connaissance, l'imagination, devenue avant tout faculté de produire
des images, sort des limites de l'expérience, s'institue comme cela qui
peut aussi régir l'image du Monde désormais séparé de l'ensemble de la
communauté et que l'on nomme culture Ce n'est donc pas simple hasard
si ce rapport de pouvoir que Perrault décrit si exactement entre image et
imagination innerve le fait même que les contes soient avant tout histoires
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d'imagination, récits qu'animé et motive la curiosité : « II est vrai que ces


Contes donnent une image de ce qui se passe dans les moindres Familles,
où la louable impatience d'instruire les enfants fait imaginer des Histoires
dépourvues de raison, pour s'accommoder à ces mêmes enfants qui n'en
ont pas encore58 »
L'instruction, la construction intérieure des êtres, passe au besoin par
l'invraisemblable de l'imagination En 1696, Catherine Bernard tâche de
lancer sa carrière de femme de lettres en écrivant une nouvelle, Inès de
Cordoue, dans laquelle elle insère deux contes de fées, comme Madame
d'Aulnoy l'avait fait six ans auparavant Elle les présente comme une com-
pétition de salon entre deux dames qui doivent être jugées ainsi sur le
plaisir qu'elles fournissent à la société La règle en est « que les aventures
fussent toujours contre la vraisemblance, et les sentiments toujours natu-
rels On jugea que l'agrément de ces contes ne consistait qu'à faire voir ce
qui se passe dans le cœur et que, du reste, il y avait une sorte de mérite
dans le merveilleux des imaginations qui n'étaient point retenues par les
apparences de la vérité59 » L'invraisemblable devient ici récrin du natu-
rel, l'aventure extraordinaire apparaît comme le décor nécessaire pour
qu'éclatent au mieux les feux intérieurs des passions, pour que la vérité
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apparaisse Il ne s'agit plus seulement du modèle de l'allégorie, mais du


contraste affirmé entre la construction d'un monde merveilleux et la des-
cription d'un moi véritable dont les imaginations seules révèlent certains
secrets La culture de soi réclame ce sertissage imaginaire Peut-être même
est-ce comme imaginaire que la culture peut prendre son envol : pas simple-
ment magasin des gestes et des pratiques, ni musée des grandes œuvres,
la culture serait avant tout production d'images Il faudrait ici déployer
toute une histoire des figures de l'imaginaire pour comprendre comment
les plaisirs de l'imagination sont devenus indispensables à l'élaboration
sociale des individus et la constitution propice de la « littérature » Il n'en
demeure pas moins que les productions imaginaires de la culture doivent
s'inscrire sur les corps et dessiner les bons esprits
En 1738, alors que la mode des contes de fée est passée comme telle,
Paradis de Moncrif, membre de l'Académie française, en prolonge l'effet
de façon symptomatique : à la suite d'un traité de civilité classique où il
insiste sur les nécessités du plaisir social, il glisse plusieurs contes de fée
« afin de prouver l'utilité de quelques-uns des principes répandus dans
ces Essais60 » Le premier de ces contes est intitulé « Le don des fées, ou le
pouvoir de l'éducation » Il raconte l'histoire habituelle de deux jeunes
princes auxquels deux fées doivent donner des grâces: l'une donne à
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l'aîné l'esprit, la valeur et la probité ; l'autre hésite, puis déclare à la reine


qui s'inquiète devant son atermoiement :
Dans ce moment où il ne fait que de naître, ce seroit peut-être en vain que je
le douerais des plus heureuses qualités Les impressions que dans la suite il
recevra des objets dont il sera environné, mille obstacles différens pourraient
altérer l'effet de mes dons, si je l'abandonnois à lui-même Elle prit alors le
Prince entre ses bras: O précieux enfant [] je verserai, sans cesse, dans ton
âme, ces Philtres imperceptibles qui développent les vertus, & qui étouffent
les semences des vices Je ne te perdrai pas un instant de vue, jusqu'au temps
où tu seras digne de régner61
Les temps anciens sont révolus où les dons des fées n'intervenaient
qu'au moment de la naissance ou dans un analogon du baptême chrétien
De même que la pastorale catholique ou protestante cherche à modeler les
gestes et les pratiques de chaque instant, la fée ne peut plus se satisfaire
d'un don premier sans contrôler et faire prudemment travailler les évé-
nements pour un impeccable dressage Principe de surveillance constante
par la Fée Éducation plutôt que grâce généreusement donnée, il n'est plus
question d'abandonner le jeune prince à lui-même La fée doit sans cesse
tirer sur certaines chevillettes mentales pour que la bobinette du corps
ouvre la porte sociale de la bonne éducation
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Toute une mécanique éducative se met en place qui trouve son pen-
dant contemporain dans les dispositifs disciplinaires de surveillance que
Michel Foucault analyse chez le soldat ou le prisonnier Il y aurait ainsi
un rêve militaire de la société parfaite qui doublerait le songe juridique et
marchand du contrat social: « [S]a référence fondamentale était non pas
à l'état de nature, mais aux rouages soigneusement subordonnés d'une
machine [ ] , non pas aux droits fondamentaux, mais aux dressages in-
définiment progressifs, non pas à la volonté générale, mais à la docilité
automatique62 » Et, plus loin, Michel Foucault souligne que le pouvoir,
loin de réprimer et d'exclure seulement, « produit du réel ; il produit des
domaines d'objets et des rituels de vérité63 » Avec les salons mondains
comme avec les féeries littéraires, on voit que le pouvoir produit aussi des
dispositifs de plaisir; il s'appuie même sur eux pour que la docilité auto-
matique puisse prendre toute sa mesure machinale
Le petit conte de fées, par lequel Paradis de Moncrif donne un poids à
son dressage théorique et une légèreté à ses injonctions sociales, décrit,
en effet, l'efficacité des moyens de plaire au plus haut niveau du gouver-
nement Les deux princes semblent tous deux exemplaires dans leurs ca-
pacités à régner, mais l'aîné, en dépit des dons de la fée qui font de lui un
roi remarquable, ne fait que les développer aveuglément et exiger de ses
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sujets que l'on obéisse à ses volontés Le cadet, constamment encadré par
sa marraine, sait, au contraire, plaire à tous en gouvernant sagement
Quand un roi ennemi parvient à les vaincre militairement et à occuper
leurs pays, il n'entend pas exercer sa puissance directement et il laisse
libre choix aux peuples d'élire le meilleur parmi tous les citoyens Cet
exercice démocratique reconduit, en fait, au pouvoir le plus jeune prince
alors que son frère, malgré ses dons, est délaissé aussitôt C'est une splen-
dide leçon pour le conquérant : « Je n'envisageois que la domination qui
naît de la force, qui ne s'entretient que par la crainte, & qui ne cherche
qu'à s'étendre Vous me faites connoître que la véritable autorité sur les
hommes a sa source dans leur cœur64 » La culture des êtres réside donc
dans ces «philtres imperceptibles», imaginaires, au moyen desquels la
Fée Éducation dresse le détail expérimental des individus : le sentiment
d'affection produit par le souci de plaire permet à la puissance politique
de s'exercer immédiatement sans paraître contraindre, comme s'il deve-
nait possible de renverser simplement les liens tacites du plaisir en plaisir
des liens sociaux La douceur de la culture prend le pas sur la force et la
peur : elle fait, désormais, autorité

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Le travail invisible et l'économie de la voix

Les contes de fées exemplifieraient ainsi le rituel inapparent du travail


autant que la grâce évidente du plaisir En effet, la magie n'élimine pas
seulement les défauts, les vices ou les monstres ; elle efface de la vue tout
le travail de dressage des corps et des esprits De même que la culture
savante paraît s'estomper sous la naturalité du populaire, le travail des
apparences disparaît sous les apparences d'une nature généreusement
donnée, un peu comme le corps symbolique du Christ surgit dans la
matérialité même de l'eucharistie
René Démoris, à propos de Peau d'âne, remarque que « la rationalité
de l'opération commerciale a partie liée avec un déni de la variabilité, qui
est, en dernière instance, refus du temps et de la mort : en échangeant des
termes rendus équivalents, on peut prétendre que rien ne s'est produit de
nouveau, que rien n'a changé Partie liée, donc, de la problématique théo-
logique et de l'économique65 » Mais Peau d'âne permet aussi de distin-
guer le négoce de la fabrication : « Une industrie conjure en somme les
méfaits du commerce, amoindrit et dissimule la déprédation et la trom-
perie que ce commerce implique, restituant, sinon l'échange symbolique,
du moins son image [ ] En quoi se dessine la manière dont, au moyen
du mythe de la fabrication, une société commerciale résout provisoire-
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ment ses contradictions66 » René Démoris évoque ici la fabrication des


robes merveilleuses de la princesse, mais on peut noter que la princesse,
en dépit de son rang, met elle aussi la « main à la pâte », si l'on peut dire,
puisqu'elle fabrique de ses mains la galette réclamée par le prince et
qu'elle y laisse au passage son anneau comme une marque de fabrique En
plus des rituels négligés, la faute du petit chaperon rouge consiste aussi à
ignorer la valeur du travail investi dans la galette et le pot de beurre
qu'elle porte à sa grand-mère : à l'univers mémoriel des significations fait
place peu à peu le monde cultivé de la fabrication
À la fin du Chat Botté, Charles Perrault tire du conte deux moralités
bien différentes :
Moralité
Quelque grand que soit l'avantage
De jouir d'un riche héritage
Venant à nous de père à fils,
Aux jeunes gens pour l'ordinaire,
L'industrie et le savoir-faire
Valent mieux que des biens acquis

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Autre moralité
Si le fils d'un Meunier, avec tant de vitesse,
Gagne le cœur d'une Princesse,
Et s'en fait regarder avec des yeux mourants,
C'est que l'habit, la mine et la jeunesse,
Pour inspirer de la tendresse,
N'en sont pas des moyens toujours indifférents67

D'une moralité à l'autre, que l'on gagne des biens ou un cœur, le ressort
est économique Cela entraîne aussi des implications sociales, puisqu'un
meunier peut obtenir une princesse ou le savoir-faire d'un individu peut
valoir plus que l'héritage de la lignée Le problème ne réside pas seule-
ment dans l'allusion sous-jacente à l'anoblissement illégitime de riches
bourgeois Il surgit aussi d'un nouveau rapport à la séduction : séduction
du travail et travail de la séduction Les jeunes hommes doivent appren-
dre comment faire passer une économie du don et de l'héritage, de tout
ce qui est reçu, dans une économie de marché où ce qui importe est de
produire ; comment transformer le pouvoir des mots dans la puissance de
la représentation, et l'effet de cette représentation dans la représentation
d'une position sociale La réussite est à ce prix : une sorte d'inflation des
signes par où il devient possible de prélever sur les corps, sur les discours,
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une fabrique du pouvoir


Cette question de l'inflation est difficile à penser pour le discours clas-
sique de l'économie dans la mesure où la circulation monétaire ne se
conçoit pas autrement que sous la figure de vases communicants68 Sans
doute chez Boisguilbert, l'insistance sur la consommation plus que sur la
monnaie lui permet de penser des « profits réciproques », mais ce n'est
pas là prendre en compte ce qu'est une inflation Le problème n'apparaît
dans le discours économique qu'au moment où celui-ci a déjà construit
de quoi le contrôler, c'est-à-dire au moment où l'économie est conçue
comme une série d'opérations de mécanismes autostabilisateurs, comme
une vaste machinerie qui s'équilibre automatiquement69 Or, cette inflation
est aussi celle du langage à partir du moment où il n'apparaît plus que
sous la figure d'un code Que le peuple soit donné comme le souverain de
la langue ou qu'un purisme cultivé en récupère le règlement, les mots ne
sont plus accolés aux choses ; ils ne relèvent plus d'un legs, mais de l'ima-
gination populaire ou du contrôle d'une élite mondaine (non d'une élite
savante) Toute l'économie des signes en laquelle excelle le chat botté ou
dont le petit chaperon rouge ignore la puissance témoigne de la façon dont
le langage fait, désormais, l'objet d'un calcul des valeurs L'immédiateté
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des signes et des corps ne vaut plus dans un monde où voix et langage
semblent désaccordés Celui qui sait manipuler les signes et les corps
comme autant de médiations fait figure de nouveau héros des temps
modernes
Tant que la rhétorique s'appuie sur les statuts autorisés des «gens
graves », c'est-à-dire de ceux qui ont un poids social, une reconnaissance
commune, de ceux qui sont encore pleins de la mémoire collective, alors
la manipulation des signes suit les ressauts de l'ordre social; dès que
les opinions probables (celles qu'une communauté applaudit) ne se fon-
dent plus sur des êtres probes, dès qu'elles impliquent un calcul mathé-
matique du probable, alors le langage pose de nouveaux problèmes
Michel Foucault fait de ce déplacement repérable, le moment où «le nor-
mal a pris la place de Pancestral, et la mesure la place du statut, substituant
ainsi à l'individualité de l'homme mémorable celle de l'homme calculable,
ce moment où les sciences de l'homme sont devenues possibles70 » Ce
calcul porte sur l'invisible autant que sur le visible : la voix ancestrale doit
revenir comme visible et lisible pour autant que la voix du peuple ne s'y
fasse entendre que par la bouche fantomatique d'un imaginaire C'est
dire que cette culture qui va s'opposant à la nature de la voix (du cri, du
corps) comme son mauvais double porte, inscrit en elle, un désenchante-
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ment qu'il lui faut retourner comme enchantement: les contes de fée de la
culture mondaine vont revenir fasciner le petit peuple des villes et des
campagnes grâce à la diffusion de la Bibliothèque bleue
Le désenchantement dont parle Max Weber n'est peut-être pas celui que
l'on croit En donnant à la culture un lieu séparé, plus ou moins auto-
nome au sein de la société, on lui a alloué tout ce qui relevait de l'enchan-
tement du monde (un lieu de «consolation», comme dirait Adorno)
Mais avec l'accès à la culture, par l'éducation rendue systématiquement
obligatoire, de couches populaires jusque-là engagées dans d'anciens pro-
cessus d'être au monde, la culture s'est trouvée assez en porte-à-faux pour
être définitivement séparée du social, pour n'en figurer qu'une machina-
tion, littéralement une aliénation, le travail d'un autre dans le corps social
Le désenchantement porte en fait sur la culture comme séparée beau-
coup plus que sur la nature comme perdue Une fois que la nature eut
cessé de chanter, la culture a suppléé cette voix manquante, mais elle n'a
su le faire qu'en s'arc-boutant sur l'immédiate perte de la voix, sur le
double jeu des signes et des corps Les deux, bien entendu, sont liés : la
culture n'enchante que des individus désenchantés du monde, mais c'est
la faillite de cette culture qui engage la critique de Weber (la synchronie
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est significative) Il ne faut pas perdre de vue que le désenchantement du


monde fut aussitôt relevé d'un enchantement de la culture71 Toutes les
Lumières sortent d'un tel enchantement72
L'inclusion des contes de fées dans P« âge de la raison » ne relève donc
pas d'un d'un égarement Ils en favorisent l'éclosion et la certitude La
vertu du loisir ne s'oppose pas à l'instruction et à la rationalité ; elles la
supposent73 L'enchantement s'institue en un leurre aisé à saisir : il pro-
pose de replier momentanément la culture sur la nature en imaginant, en
mettant en images, l'instant primitif de la culture elle-même De la
primitivité à l'enfance ou au populaire, le chemin se trace facilement Il
offre le double avantage de l'origine et du dépassement idoine par l'adulte
ou par l'élite de cet état premier L'infantilisation des contes ne relève pas
d'une particulière adéquation à un destinataire enfantin, mais d'un jeu
interne, d'une comédie évidente pour mimer l'enfance comme on invente
le populaire Raimonde Robert en a fort justement analysé les ressorts74,
mais cette infantilisation participe aussi d'un mouvement plus vaste d'in-
térêt pour l'enfance comme telle et se trouve liée au développement de la
dévotion à l'enfant Jésus Or, cette dévotion, en particulier dans le quié-
tisme de Madame Guyon, correspond à la valorisation d'une parole
muette : « dans la spiritualité guyonienne, esprit d'enfance et communi-
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cation silencieuse vont donc de pair [ ] L'oxymore de Penfance-gloire,


plus glorieuse que toutes les grandeurs de la terre, appelle l'oxymore de la
"parole-muette", plus éloquente que toutes les paroles formulées 75 »
L'enfant apparaît comme le lieu par excellence de la voix lorsque le langage
ne s'y est point encore articulé : Vin-fans (celui qui ne parle pas) figure le
double clinamen de la fabula (le conte) et du fata (la fée) à partir de ce
verbe disparu: fari (parler)
Pareille disparition de la voix trouve son actualité dans le fait que le
public auquel les contes sont destinés est constitué avant tout de femmes,
que les salons mondains dans lesquels ils circulent gravitent autour des
femmes Peuple, enfant ou femme, la culture pour s'énoncer semble tou-
jours choisir ce qui s'avère le plus éloigné d'elle, ce qui paraît le plus
proche d'une origine ou d'une nature
Si les contes de Perrault, selon la formule de François Rigolot, sont
bien « la mise en scène de la domination du monstrueux76 », ils le doivent
à ce double jeu de la parole tantôt voix silencieuse, tantôt performance des
sons et des sens La voix ne subit plus la plénitude du travail du sens ; elle
participe d'un loisir essentiel, d'une irréductible vacance en laquelle se
mobilisent des énergies étrangères, des forces inconsidérées Si les contes
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LA C U L T U R E E T L ' E X C E P T I O N D U P E U P L E 339

jouent avec l'origine et le primitif, c'est qu'ils participent d'une ambition


plus vaste que leur projet de distraire ne pourrait le faire croire : « [L] es
contes de fées s'intègrent tout à fait au mouvement qui, soit au plan de la
production littéraire par la création de genres originaux, soit au plan de
la critique par la réhabilitation d'une littérature originelle, aboutit à
l'exaltation des valeurs nationales aux dépens du vieil humanisme gréco-
romain77 » Ce sont à chaque fois des discours sur le pouvoir, tantôt
discours de l'unité harmonieuse, tantôt de la légitimité sociale Et ils con-
duisent aussi à un discours sur leur propre pouvoir L'écriture des contes
permet à Perrault et aux autres auteurs (Madame d'Aulnoy, Mademoiselle
Lhéritier, etc) de passer d'un mouvement de filiation (oralement les contes
vont des grand-mères ou des nourrices aux enfants) à un mouvement
institutionneld'affiliation78
Qu'est-ce que vaut un conte? En général rien et cependant/par un
curieux principe de surenchère à partir de ce rien, il paraît valoir beaucoup
Mouvement identique à celui de la voix, rendue silencieuse et perdue, et
dont la perte resurgit comme valeur Le naturel est le nom que l'on donne
à ce mouvement : « la simplicité & le naturel de la narration, est ce qui fait
le principal mérite d'un Conte79» Or, ce naturel est bien évidemment le
produit qui fait passer la culture mondaine pour ce qu'elle n'est pas : la
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culture par excellence Elle tend à se faire oublier comme rhétorique au


moment même où «le féerique n'est qu'un autre nom de la rhétorique
mondaine80 » Comme elle, elle sait transformer le rien en suprême valeur,
les signes en effets, la menue monnaie des mots en monnaie de compte,
les femmes en marchandises, et, au bout du compte, se transformer soi-
même en Culture
Voilà sans doute pourquoi un conte ne vaut rien par lui-même, mais
est cependant plus que ce qu'il vaut, à moins qu'il ne vaille plus que ce
qu'il est Avec le conte, la valeur ne s'accorde pas à l'être Le conte vaut au
moment où se perd son être, où, de bagatelle, il devient sens, leçon,
morale Et cette valeur est celle du savoir, au moins explicitement Mais la
valeur du conte n'est-elle pas de s'établir à même cette question de la
valeur, avant même qu'on lui assigne un lieu lui-même autorisé, celui du
savoir, comme pour mieux retirer le savoir de l'horizon de la valeur ? La
« morale » est moins là pour assurer et légitimer des bagatelles par l'autorité
du savoir (savoir-être ou savoir-faire avec les autres, avec soi-même ou avec
Dieu), que pour permettre d'oublier qu'il existe une valeur du savoir, que
le savoir lui-même, loin de pouvoir univoquement assigner des valeurs
aux autres, est aussi soumis à la valeur, qu'il n'y a donc pas de position de
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savoir absolu La morale permet aussi de faire oublier que les contes
thématisent le savoir, ou l'impossible savoir, de la valeur En ce sens le
conte décrit plus une économie — et une économie politique puisqu'il
est question de corps social — qu'une épistémologie ou une éthique : il
décrit non seulement des systèmes de gestion (des signes, des corps, des
nourritures consommables ou non, etc), mais aussi des systèmes d'inges-
tion (le conte vit d'incorporations) On ne saurait donc être surpris d'y
trouver si souvent matière à nourriture et à déjeuner d'ogres, l'autre valeur
de Foralité
Les mondains, à partir d'une tradition populaire dont ils se sont en
partie seulement détachés, inventent la « culture populaire » comme un
lieu d'origine, et du même coup s'inventent eux-mêmes en une haute
culture (et non savante: tel est l'autre objectif) L'instauration de ce face-
à-face illusoire a aussi pour effet de voiler d'autres vis-à-vis : non seule-
ment celui entre culture mondaine et tradition savante, mais surtout celui
entre culture mondaine et culture populaire urbaines La culture mon-
daine se plaît à jouer des signes de la tradition populaire rurale pour
mieux nier le fait qu'il y ait quelque chose comme une autre culture au
lieu même où la mondanité officie Le danger ne vient pas des paysans,
mais des ouvriers, des artisans, des petits commerçants qui, par l'urbani-
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sation croissante, mêlent et déplacent les anciennes traditions rurales


L'urbanité, le fait d'être poli doit revenir exclusivement aux mondains En
se donnant, avec les traditions rurales, une «altérité» de référence, la
culture mondaine s'institue aussi comme l'oubli calculé d'une culture
plus immédiatement menaçante, parce que formée à des usages proches
des siens, mais impliquant d'autres effets Et cette altérité mythique peut
aussi servir, quand on en endosse le costume magique, à résister aux
nouveautés du pouvoir en place En ce sens, la « culture populaire » ne
recouvre pas simplement des réalités sociologiques ; elle est aussi exploi-
table, de façon tactique, par des membres de l'élite afin de se prévaloir de
gestes, de postures, de pratiques en lesquelles résideraient une vérité et
un sens que l'on présente comme menacés81
Avec les contes de fée, la tradition devient une voix, et cette voix un
mythe : à la fois perdue et retrouvée dans la mise en scène de sa perte ou
de ses anciennes réussites, exhibée au moment où l'on fait en sorte qu'elle
ne soit jamais atteignable; tel est bien le fonctionnement du mythe:
marquer le temps, le lieu d'une impuissance par rapport au passé afin
d'assurer le pouvoir d'un règlement et d'un calcul quotidien de l'avenir
Mais ce mythe ne doit surtout pas apparaître comme tel, car l'on passe
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LA C U L T U R E E T L ' E X C E P T I O N D U P E U P L E 341

«d'une mythique traditionnelle (mythique de religion, de sacralités,


d'autorité religieuse et politique) à une mythique nouvelle [ ] dont la
plus véhémente des affirmations est de ne pas se vouloir ou de ne pas se
savoir mythique82 »
La culture doit disparaître comme conte, fable, mythe : elle ne dit pas
le faux (plaisant) pour prêcher le vrai (utile), à l'instar du souverain, elle
prétend dire l'immédiateté du social puisqu'elle produit le social comme
immédiat Le conte emporte d'autant plus les adhésions qu'il évite la nos-
talgie éventuelle du mythe : il dévoile le temps originel disparu sur un ton
tellement enjoué qu'il arrache le lecteur à son quotidien sans le plonger
dans un désenchantement radical ; il joue sur un temps déjà humanisé,
voire historicisé, mais un temps encore pourvu de magie et d'allégresse
(la moralité du Petit chaperon rouge suffit à retourner la féerie terrifiante
du loup en un badinage mondain) Au tournant du xvme siècle, on tend
de moins en moins à dévoiler la vérité de la fable, de plus en plus à
chercher la signification ou la fonction du mythe83 La catégorie même du
fabuleux ne recouvre plus uniformément la fable ancienne, le conte tradi-
tionnel et la mythologie païenne84
Portée par l'expérience d'une parole muette, la culture populaire
disparaît sous les traces fantomatiques des traditions dont elle n'édifie
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que les ruines savamment composées pour mieux apparaître comme la


figure ancienne et inverse de la culture de l'élite Les savoirs traditionnels
de la memoria sont ainsi versés au compte courant des plaisirs savants de
la culture

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C H A P I T R E 1O

La culture et l'exception des femmes :


salons et opinion publique,
le cas de Julie de Lespinasse

M ONA OZOUF SIGNALE avec une justesse que l'apparition du tribunal


de l'opinion publique « est fonctionnellement liée à une dispari-
tion. Pour que l'opinion publique apparaisse comme une autorité suprême,
il faut que le monde se voit vidé des autres autorités héritées1. » En même
temps, on voit combien l'opinion prend le relais de certaines fonctions de
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la mémoire collective et des modes de sociabilité qu'elle impliquait. Dans


le vide lentement creusé entre l'État et la population, l'opinion publique
a établi un domaine où la culture des êtres devient une nécessité sociale2.
Dans les élites, ce polissage des attitudes et des discours passe par le statut
exceptionnel de la femme, comme l'opinion publique devait aussi comp-
ter sur la présence du peuple : « quand on parle d'opinion, il faut en dis-
tinguer trois espèces ; l'opinion des gens éclairés, qui précède l'opinion
publique et finit par lui faire la loi ; l'opinion dont l'autorité entraîne
l'opinion du peuple ; l'opinion populaire enfin, qui reste celle de la partie
du peuple la plus stupide et la plus misérable3 », prétend Condorcet.
L'opinion publique, au sens strict, réside dans le second moment, là où la
loi des élites cultivées, des gens de lettres, fait enfin autorité et où elle
cultive, à son tour, la multitude populaire. De même que les femmes de
salon, par le travail des comportements et le plaisir des gestes, fondent les
liens sociaux dans le cadre de leur univers civilisé, la culture des élites
jusqu'au peuple est indispensable au concept d'opinion publique, afin
qu'il résonne bien comme l'accord dominant, l'unité aperçue sous l'in-
constance des affaires humaines et sous le développement des opinions
particulières.
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344 LE L I V R E AVALÉ

Si le goût fonctionne à la fois comme sens intime, catégorie esthétique


et dispositif de reconnaissance sociale, quelle est la dimension publique
qu'il génère ou dans laquelle il prend son sens? Les lettres modernes
apparaissent, en effet, liées à la mise en place d'un public face au souve-
rain. Plus encore, les lettres, en ce qu'elles impliquent une façon de tou-
cher les lecteurs supposent un public dès l'abord « intime », voire amical
C'est peut-être dans ce repli de l'intime sur le public que l'on peut trouver la
figure qui a permis aux lettres déjouer un rôle particulier dans l'émergence
du public au xvif siècle. Comme le résume Hélène Merlin, « loin de cons-
tituer un lieu d'application ou un reflet, cet espace "littéraire" fournit le
creuset imaginaire où le nouveau sens de la notion de public s'élabore, le
foyer à partir duquel des images, des perceptions, prennent une cohérence
discursive4 ». Est-ce que ce public est, désormais, séparé de toute forme de
mémoire collective? Opère-t-il selon des principes qui seraient plutôt
ceux de la culture ? Les salons, par exemple, ne forment-ils pas des espaces
publics spécifiques qui impliquent des modes de comportement, des types
de discours, des habitudes morales frappées au coin de la grâce et de la
galanterie selon des manières qui rompent avec les rôles mémoriels de la
tradition ? Les évolutions ne sont pas si facilement dissociables et, encore
une fois, c'est dans le creuset des pratiques mémorielles que le public
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cultivé prend forme.

Morale publique et salon intime : à partir de Locke

Reinhart Koselleck a mis en évidence, chez Locke, un nouveau rapport à


la moralité et à la place des sujets dans un régime monarchique : à côté de
la loi divine et de la loi civile, la loi morale devient celle de l'opinion
publique. Alors que, au sortir des guerres de religion, le for intérieur de
chacun avait accueilli une liberté de conscience que l'État souverain per-
mettait d'autant mieux qu'il se réservait le droit et la puissance de légifé-
rer sur le domaine public, voici que ces lois morales gardées secrètes
forment, désormais, un consentement et un accord tacites de tous les
membres de la communauté :
thé measure of what is everywhere called and esteemed virtue and vice is this
approbation or dislike, praise or blâme, which, by a secret and tacit consent,
establishes itself in thé several societies, tribes, and clubs of men in thé world,
whereby several actions corne to fmd crédit or disgrâce amongst them,
according to thé judgment, maxims, or fashions of that place5.

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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DES F E M M E S 345

Pour Locke, la conscience morale ne se contente plus de maintenir une


liberté restreinte au cercle privé ; elle gagne de proche en proche selon les
circuits traditionnels des solidarités, des compagnonnages, voire de la
renommée et de la memoria, puisque le nom qu'il alloue à cette loi morale
est «law of opinion or réputation». Opinion et réputation forment ainsi
le tissu d'une communauté qui, selon les ressorts habituels de l'épidic-
tique, distribue éloges et blâmes, donne à chacun le crédit ou la disgrâce
qu'il mérite. La loi morale repose sur une économie sociale où chacun est
à la fois sous l'œil de l'État et sous le regard de ses voisins ; l'opinion
publique en reconduira en bonne partie la tournure puisqu'elle suppose
une visibilité opposée aux principes secrets et aux mystères avoués de
l'administration, en quoi elle pourra devenir un principe de moralisation
des comportements6.
À ceux qui objecteraient qu'une loi, pour être loi, doit posséder la
puissance nécessaire à son accomplissement, et que seuls Dieu et le sou-
verain ont l'autorité et la force indispensables à l'exercice de la loi, Locke
répond que «he who imagines commendation and disgrâce not to be
strong motives on men to accommodate themselves to thé opinions and
rules of those with whom they converse, seems little skilled in thé nature or
thé history of mankind7 ». Il faut donc préciser deux points pour compléter
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l'analyse de Reinhart Koselleck : d'une part, l'héritage de la mémoire collec-


tive, par la réputation et la valeur des éloges publics, est ce qui permet
d'asseoir la puissance nouvelle de l'opinion ; d'autre part, les circuits à la
fois intimes et collectifs de la loi morale trouvent leurs répondants dans
la circulation intérieure et communautaire du jugement de goût et de la
grâce mondaine (s'accommoder aux goûts d'autrui en figure l'exemple
par excellence).
Locke évoque les clubs, mais on pourrait, dans le contexte français,
parler plutôt des salons8. Il est significatif que, tout au long des xvne et
xvme siècles, ce soit plus dans ces communautés électives, à majorité aris-
tocratiques, que se soient formés de concert le sens des civilités, la
socialité du goût, la pratique du jugement et la grâce des belles-lettres, en
même temps qu'une imposition du principe de plaisir. Les salons éduquent
et exacerbent les sensibilités ; or, pour Locke, désormais, même la morale
relève simplement du plaisir ou du déplaisir9. Mais c'est un plaisir collec-
tivement partagé et apprécié.
Il y a sans conteste un puissant parallèle entre la société de cour, avec
les autocontraintes civilisatrices qu'elle impose, et l'installation de la
monarchie absolue; mais il faut bien reconnaître que les pratiques de
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civilité les plus galantes se sont instaurées surtout dans les marges de la
pleine page du pouvoir. C'est chez Marguerite de Valois, chez Madame de
Rambouillet, chez Madeleine de Scudéry ou chez Ninon de Lenclos plu-
tôt qu'à la cour d'Henri IV et de Louis XIII que l'honnêteté mondaine et
l'érudition des bonnes mœurs se sont édifiées, valorisées et répandues.
C'est auprès de Madame de Lambert, de la marquise Du Deffand, de
Madame Geoffrin ou de Mademoiselle de Lespinasse et non à la cour du
régent ou de Louis XV que le goût des arts, des lettres, de la philosophie
et de la conversation s'affine au plus. Comme le note Saint-Évremond
parmi tant d'autres, « ce qui est estonnant, c'est de voir dans la Cour la
plus polie, le bon et le mauvais goût, le vray et le faux esprit, tour à tour à
la mode comme les habits10 ».
L'attention aux autres suppose un souci de soi qui développe et rami-
fie la portée intérieure des passions et leurs régimes d'expression. Pour
Locke, « pleasure and pain and that which causes them, good and evil, are
thé hinges on which our passions turn11 ». La pratique des salons, ou plus
généralement, des ordres de la politesse invite à mieux connaître ses res-
sorts intimes afin de les accommoder plus aisément au milieu dans lequel
on se trouve. Le cogito cartésien ne provient pas seulement d'un rejet de
la tradition et de ses préjugés, d'un travail de la raison, d'une recherche de
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fondements, il est aussi l'acquis de conduites civiles et de comportements


politiques qui ont modifié l'économie psychique des individus, en allouant
au for intérieur une profondeur nouvelle et en conduisant les êtres à
se plonger en eux-mêmes afin de mieux vivre avec les autres. Comme
l'affirme déjà Charron, au début du siècle :
[I]l faut bien faire la mine conforme à la compagnie et à l'affaire, qui se
présente et se traitte, et s'accommoder à autruy ; triste si besoin est, mais au
dedans se tenir tousjours mesme. [...] Or cette solitaire occupation, et cet
entretien joyeux ne doit point être en vanité, moins en chose vitieuse ; Mais en
l'étude et conoissance profonde, et puis diligente culture de soy mesme : c'est le
pris fait, le principal, premier et plus plain ouvrage de chacun. Il faut tousjours
se guetter, tâter, sonder, ne jamais s'abandonner12.
La culture de soi n'a pas vocation à promouvoir de solipsisme, mais, au
contraire, à composer des rapports mondains où chacun cultive ses rela-
tions aux autres. Pourtant, c'est bien de soi qu'il faut partir, sans s'aban-
donner à la comédie des gestes sociaux. Plus on réfléchit (au double sens
de penser et de refléter) les gestes d'autrui, plus on doit « s'arraisonner soy
mesmes13 », comme l'affirme encore Charron, s'immobiliser dans la toile
d'araignée de ses propres gestes et en rendre raison.
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DES F E M M E S 347

Du bon usage des salons

J'ai, jusqu'à présent, laissé supposer que cette description du sujet moderne
et de son apparition dans le milieu pur du geste réflexif pouvait implici-
tement s'adosser à une indifférence sexuelle. Il n'est pourtant pas évident
que l'on puisse en faire aisément l'économie pour deux raisons apparem-
ment contraires: d'une part, la figure de la femme est porteuse d'une
inquiétante altérité; d'autre part, elle exerce un effet de modelage des
hommes en société. La femme civilisatrice est devenue un topos de la société
mondaine d'Ancien Régime14, mais elle conserve en même temps l'aspect
angoissant d'un renversement des valeurs. La préciosité constitue, sans
doute, le cas le plus évident de cette ambivalence. Les vertus du purisme
linguistique et de l'épuration des mœurs semblent s'y accomplir de façon
exemplaire, mais la préciosité apparaît d'autant plus scandaleuse que les
femmes y exercent une souveraineté incontestée. L'entente tacite tourne
au complot féminin. Pourtant, la préciosité est une invention qui permet
de dénoncer les pratiques nouvelles des salons galants et d'inscrire dans
des figures repoussoirs les inquiétudes générées par les mises en scène
mondaines de la subjectivité. La préciosité ne forme pas, à proprement
parler, un mouvement avec ses manifestes et ses partisans. Elle compose
plutôt une péjoration sociale de la galanterie et de l'honnêteté des salons15
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— ou, à tout le moins, un espace de problématisation de conduites, de


morales quotidiennes et d'usages mondains où se discute et s'institue le
«bon goût16».
Lorsque Rousseau, un siècle plus tard, écrit son Discours sur les sciences
et les arts, il a beau critiquer le fait que « l'un des sexes n'osant approuver
que ce qui est proportionné à la pusillanimité de l'autre, on laisse tomber
des chefs d'œuvre de poésie dramatique, et des prodiges d'harmonie sont
rebutés », il ajoute en note :
Je suis bien éloigné de penser que cet ascendant des femmes soit un mal en
soi. C'est un présent que leur a fait la nature pour le bonheur du genre hu-
main: mieux dirigé, il pourrait produire autant de bien qu'il fait de mal
aujourd'hui. [...] Les hommes feront toujours ce qui plaira aux femmes: si
vous voulez donc qu'ils deviennent grands et vertueux, apprenez aux femmes
ce que c'est que grandeur d'âme et vertu17.
Dans sa critique acerbe du goût et des pratiques mondaines où il ne
discerne que faussetés, apparences et vices, Rousseau ne peut guère
qu'envelopper les femmes. Mais il en reconnaît l'influence nécessaire : ici
pour les mondanités, ailleurs (dans un idéal héroïque) pour la vertu. Tout
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348 LE L I V R E AVALÉ

dépend de ce que l'on glisse sous la notion de civilisation. Il n'en demeure


pas moins que la femme apparaît à chaque fois comme une éducatrice du
genre humain, parce qu'elle tourne l'intérêt commun en plaisir public.
Rousseau aura tendance à disjoindre les deux, afin de réagir contre la
culture qui se met en place (« on ne demande plus d'un homme s'il a de
la probité, mais s'il a des talents ; ni d'un livre s'il est utile, mais s'il est
bien écrit18 ») ; Duclos, dans ses Considérations sur les mœurs de ce siècley
voudra, à l'inverse, en souligner la valeur par opposition au modèle éco-
nomique de l'Angleterre («à Londres [... ] tous les citoyens ont besoin les
uns des autres ; l'intérêt commun les rapproche. Les plaisirs produisent
les mêmes effets à Paris, tous ceux qui se plaisent se conviennent19»).
Si la culture est bien une invention mondaine, voire aristocratique,
alors il faut prendre en compte l'importance sociale des salons et, plus
encore, de leur manière de composer autour de la figure de la femme un
imaginaire des relations civiles. On devrait ainsi pousser d'un pas l'analyse
de Carolyn Lougee lorsqu'elle dit que «telle était la fonction des salons:
diffuser la culture, les valeurs et les manières qui servaient de supplément
et de légitimation aux nouveaux nobles20 ». Il s'agit, en fait, de diffuser
non seulement des valeurs culturelles, mais surtout le modèle même de la
culture. Les résistances que suscite pareil projet viennent, bien sûr, de
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l'inquiétude provoquée par l'amuïssement des distinctions sociales, mais


aussi par la perte du modelage de la tradition. Que ce soit au nom des
Anciens ou de la noblesse vertueuse du passé, les salons apparaissent pour
ce qu'ils sont : des espaces où se construisent d'autres rapports à la socialité.
Pour repartir à nouveau de Charron (sur une longue durée), on voit
que, pour lui, c'est encore la philosophie morale qui polit les êtres et les
rend sociables et sages :

[L]'estude de la Philosophie, je n'entends de toutes ses parties, mais de la


morale [...] instruit l'homme universellement à tout, en public et en privé, seul,
et en compagnie, à toute conversation domestique et civile, oste et retranche
tout le saulvagin qui est en nous, adoucit et apprivoise le naturel rude, farou-
che, et sauvage, le duit et façonne à sagesse. Bref c'est la vraye science de
l'homme [...]: Car elle apprend à bien vivre et à bien mourir21.

La morale n'est pas encore affaire de foi publique, pas plus que la conver-
sation mondaine n'est une leçon pour bien mourir. Les formes de la
socialité prennent donc bien d'autres tournures qui, pour les membres de
l'élite, reposent moins sur les héritages de la sagesse traditionnelle que sur
les plaisirs cultivés ensemble.
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DES F E M M E S 349

Ces nouvelles formes n'entraînent pas pour autant une perversion de


la valeur aristocratique au profit d'une référence «bourgeoise ». La socio-
logie des salons montre bien la présence massive de la noblesse (vieille
noblesse d'épée ou de robe, nouvelle noblesse de finances ou d'adminis-
tration), mais une noblesse qui assied son statut sur une culture partagée
plutôt que sur une essence vertueuse. Le paradoxe est qu'au moment
où les aristocrates doivent paraître ainsi cultivés, la noblesse ferme, en
principe, son accès en mettant l'accent sur l'héritage. C'est seulement au
xvne siècle que la noblesse française se définit avant tout par la naissance,
alors même qu'elle façonne son image sociale en promouvant une culture
de soi qu'exigent les nécessités nouvelles du service du roi et que favorise
le souci pédagogique des collèges. De là une tension que l'on discerne
sans peine entre ce travail de mobilisation des savoirs ou de stylisation
des gestes, des conduites, des discours et la naturalité apparente, l'aisance
souveraine dont le parfait honnête homme doit témoigner. Molière peut
ironiser sous les traits de Mascarille, ce valet qui joue au petit marquis :
« Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris. » II n'em-
pêche que tel est exactement le modèle aristocratique des valeurs : un
travail effacé, un geste qui ne présente que le milieu pur d'une fiction
sociale, la composition d'une médialité par définition neutre. Les hom-
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mes sortent du collège, sinon savants (phénomène plutôt rare), du moins


habitués à manipuler des tours rhétoriques, à user d'une technique ora-
toire que l'usage des salons va infléchir et développer : ce sont eux, en fait,
et quelques savants mondains, qui enseignent aux femmes, enfin sorties
du couvent, les ressources de la parole22. En retour, elles valorisent le
mince savoir lettré et la vive aisance sociale, une douceur des mœurs et
un effet d'immédiateté: «l'absence de formation initiale des femmes
devait conduire à poser cette primauté de l'intuition sur l'imitation, de la
spontanéité sur le travail [...]. Il ne reste plus qu'à les considérer comme
des modèles [...]. Par un renversement complet, ce sont les femmes qui
assurent la formation des hommes23. »
Les salons sont censés être égalitaires, non par souci démocratique,
mais par neutralisation des hiérarchies. Cela n'empêche en rien les hié-
rarchies sociales de se maintenir jusque dans la communauté élitiste du
salon24. L'honnête homme connaît bien sa rhétorique sociale et ne
s'adresse pas, y compris dans un salon, à un duc et pair comme à un
récent marquis ou à un avocat lettré : les élites conjuguent leurs différences,
elles ne les abolissent pas. Antoine de Courtin indique soigneusement
dans son Nouveau traité de la civilité les façons de se conduire dans ces
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350 LE L I V R E AVALÉ

situations où la justesse du ton doit souligner l'élégance de la conversa-


tion. Au début du siècle suivant, Voltaire peut certes passer pour un grand
homme de lettres, le chevalier de Rohan, fort de sa noblesse, le morigène
vertement pour une vétille, puis refuse de se battre en duel comme
Voltaire le réclame, envoie ses gens le corriger et le force à fuir en Angle-
terre. Duclos, plus maître de sa conduite ou plus conscient des pratiques
mondaines, partage de belles soirées avec les plus grands noms de l'aristo-
cratie, mais sait se retirer prudemment quand les jeunes nobles, protégés
qu'ils sont par leurs positions sociales, se lancent dans des entreprises qui
pourraient mal se terminer25.
À l'instar des amitiés qui peuvent exister entre supérieurs et inférieurs,
les relations mondaines sont, en fait, susceptibles de réunir sur un terrain
commun des personnes de rangs parfois fort différents. Nul n'ignore le
sens intime des respects, sans, pourtant, que ces hiérarchies tacites ou
explicites empêchent prises de parole et parade des conduites de la part de
chacun. Comme le rapporte le comte de Ségur à la fin du xvme siècle:
« L'antique usage laissait entre la noblesse et la bourgeoisie un immense
intervalle, que les talents seuls les plus distingués franchissaient, moins en
réalité qu'en apparence : il y avait plus de familiarité que d'égalité26. » Les
femmes jouent un rôle privilégié dans ces mises en scène familières dans
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la mesure où elles « catalysent », en quelque sorte, ces opérations de neu-


tralisation des hiérarchies sociales ou des hiérarchies de savoir. Elles figu-
rent, en effet, le sort de ces êtres de qualité qui savent parler de tout sans
avoir jamais rien appris : femmes savantes en douceur, vives par nature,
spirituelles sans l'affecter27. Elles participent ainsi au renouveau aristocra-
tique des modes de sociabilité, dans la mesure où c'est le modèle bour-
geois des relations qui tend à tenir la femme plus à l'écart de toute
position publique de pouvoir et non l'aristocratie urbaine28.
Je ne chercherai pas ici à analyser la constitution historique des salons
et pas même la position qu'y tenaient effectivement les femmes. Il est
possible de douter du rôle éminent qu'elles y auraient joué et, du coup,
de leur influence sociale, tant les pouvoirs réels et la supériorité symboli-
que des hommes semblaient évidents dans la société d'Ancien Régime. Il
est également possible que l'essor général, pour les milieux aisés, de l'édu-
cation lettrée (au sens large) ait profité aussi aux femmes et que celles-ci
soient parvenues à en faire une des instances par où elles pouvaient com-
battre et renverser les préjugés qui les maintenaient dans des positions
inférieures29. Entre le misérabilisme d'une vision qui enferme l'histoire des
femmes dans la litanie des soumissions et des souffrances et la perspective
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DES F E M M E S 351

glorifiante qui traque les moindres apparences de pouvoir, d'autorité et


de courage, il s'agit de tenir et un registre exact des puissances sociales de
nombreuses femmes et un sens des pesanteurs variables de l'autorité
masculine30. Il n'en demeure pas moins qu'il y a une constitution imaginaire
des femmes qui a joué un rôle manifestement important dans la valorisa-
tion accordée aux nouvelles pratiques mondaines, un rôle simultanément
central et secondaire.
S'il faut, au sortir des guerres de religion afin de mieux limiter la pos-
sibilité de la guerre civile, alimenter la monarchie absolue d'un pouvoir
de neutralisation des conflits (au moins comme une de ses légitimations),
il s'agit aussi de favoriser des modes de conduite civile qui permettent
une neutralisation sociale des violences potentielles. Quand Poulain de la
Barre imagine un état primitif de la société où mari et femme partagent
également les travaux quotidiens, puis tendent à se spécialiser dans des
occupations qui rigidifient cette division au point d'enclencher des hié-
rarchies jusque-là inconnues, qui, elles-mêmes, engendrent des gouver-
nements et des guerres où les femmes ne peuvent jouer de rôle moteur en
raison de leur douceur, cette reconstitution met en relief ce que la société
d'Ancien Régime peut attendre de la posture imaginaire des femmes:
leur douceur « naturelle » devient le signe positif des nouvelles pratiques
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civiles. C'en est au point où le caractère spécifique des femmes les rend
seules vraiment dignes d'humanité : « Les femmes estant trop humaines
pour servir à ces injustes desseins, on les laissa au logis [...], et de cette
sorte la douceur et l'humanité des femmes fut cause qu'elles n'eurent
point de part au gouvernement des Etats31. » Voilà pour la centralité de
leur figure. Mais elle ne vaut qu'à les cantonner dans le rôle de «liant»
social ou d'« agrément » des relations mondaines. Marginalisées en ce qui
a trait au pouvoir politique, les femmes sont cependant centrales pour le
modelage social.
La vitesse supérieure du goût sur le raisonnement ou de l'imagination
sur l'entendement trouve, ainsi, sa prime résonance dans la sensibilité
féminine ; elle court bientôt dans l'éducation modèle des hommes, et même
du roi, mobilisant en un parallèle éloquent la culture des lettres et la
politesse des femmes. Voltaire dit ainsi de Louis XIV :
II se plaisait aux vers et aux romans, qui, en peignant la galanterie et la gran-
deur, flattaient en secret son caractère. Il lisait les tragédies de Corneille, et se
formait le goût, qui n'est que la suite d'un esprit droit, et le sentiment prompt
d'un esprit bien fait. La conversation de sa mère et des dames de sa cour ne
contribua pas peu à lui faire goûter cette fleur d'esprit et à le former à cette
politesse singulière qui commençait à caractériser la cour32.
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352 LE L I V R E AVALÉ

Mais ce n'est pas seulement la cour et la puissance de la monarchie abso-


lue qui imposent ce modèle d'éducation. Voltaire note aussi l'importance
des nouvelles mœurs urbaines et surtout parisiennes :
Les maisons que tous les seigneurs bâtirent ou achetèrent dans Paris, et leurs
femmes qui y vécurent avec dignité, formèrent des écoles de politesse qui
retirèrent peu à peu les jeunes gens de cette vie de cabaret qui fut encore
longtemps à la mode et qui n'inspirait qu'une débauche hardie. [... ] La décence,
dont on fut redevable principalement aux femmes qui rassemblèrent la société
chez elles, rendit les esprits plus agréables, et la lecture les rendit à la longue
plus solides33.

Dans la reconstruction de Voltaire, c'est donc bien aux femmes que


l'on est redevable d'une éducation polie et d'une formation des esprits,
des manières, des discours qui font du commerce humain une source de
plaisir réciproque plutôt qu'un lieu de pouvoir exclusif. Montesquieu en
tire même la conclusion paradoxale pour l'époque que le gouvernement
politique devrait leur appartenir, car «leur faiblesse même leur donne
plus de douceur et de modération ; ce qui peut faire un bon gouverne-
ment, plutôt que les vertus dures et féroces34 ». Ce qui ne l'empêche pas,
dans le même chapitre, de maintenir qu'il est « contre la raison et contre
la nature, que les femmes soient maîtresses dans la maison ». La faiblesse
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qui génère douceur et modération fait des femmes de plus équitables


reines, fortes qu'elles sont du pouvoir des hommes qu'elles contrôlent,
mais d'impuissantes maîtresses de maison. La faiblesse politique peut
devenir une vertu, non la faiblesse sociale. C'est, encore une fois, une
façon de mettre en valeur la position tout à la fois essentielle et marginale
des femmes. Or, c'est bien là aussi le destin des « salonnières », dans la
mesure où elles gouvernent, par leur douceur et leur humanité, les assauts
spirituels des hommes, sans affirmer pour autant une maîtrise sociale
trop évidente.
Faut-il pour autant suivre Dena Goodman quand elle affirme qu'« en
tant que gouverneurs plutôt que juges, les salonnières fournirent la base
pour le travail sérieux des philosophes en modelant et en contrôlant les
discours auxquels se dédiaient les hommes de lettres et qui constituaient
leur projet* des Lumières. Ainsi, elles transformèrent le salon depuis une
institution de loisir nobiliaire en une institution des Lumières35 » ? Quand
bien même Dena Goodman montre bien comment la critique rousseauiste
des salonnières a conduit les historiens à dénier à une Madame Du Deffand
ou à une Madame Necker le sérieux de leur « gouvernement », il n'est pas
évident que l'opposition stricte entre l'amusement nobiliaire des salons
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DES FEMMES 353

du xvne siècle et l'application intellectuelle de ceux du xvme siècle puisse


s'établir aussi rigoureusement. Malgré les changements, l'utilité sociale du
plaisir demeure le mot d'ordre des salons. Évoquant celui de Mademoi-
selle de Lespinasse, Marmontel remarque combien « très souvent, la rai-
son s'égayait : une douce philosophie s'y permettait un léger badinage ;
d'Alembert en donnait le ton ; et qui jamais sut mieux que lui Mêler le
grave au doux, le plaisant au sévère"6 ? » La citation, même inexacte, de
Boileau37 indique la permanence de ce désir mondain qui cherche à entre-
lacer les contraires plutôt qu'à verser tantôt dans le luxe du plaisir, tantôt
dans la vertu du savoir. Cela dit, cette utilité sociale du plaisir dans les
salons permet d'autant mieux les gains symboliques, les pouvoirs institu-
tionnels et les sinécures qu'on y obtient38. Pour tâcher de préciser à quel-
les conditions et sous quelles formes cette utilité du plaisir peut opérer,
on peut s'attacher à l'une de ces salonnières, Julie de Lespinasse, non dans
le détail historique de son salon, mais dans la construction imaginaire de
son rôle.

Julie s'abandonne
À propos des grâces, parlons d'une personne qui en avait tous les dons dans
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l'esprit et dans le langage, et qui était la seule femme que Mme Geoffrin eût
admise à son dîner des gens de lettres : c'était l'amie de d'Alembert, Mlle de
Lespinasse; étonnant composé de bienséance, de raison, de sagesse, avec la
tête la plus vive, l'âme la plus ardente, l'imagination la plus inflammable qui
ait existé depuis Sapho. Ce feu qui circulait dans ses veines et dans ses nerfs et
qui donnait à son esprit tant d'activité, de brillant et de charme l'a consumée
avant le temps. [...] Je ne marque ici que la place qu'elle occupait à nos dîners,
où sa présence était d'un intérêt inexprimable. Continuel objet d'attention,
soit-qu'elle écoutât, soit qu'elle parlât elle-même (et personne ne parlait
mieux), sans coquetterie, elle nous inspirait l'innocent désir de lui plaire ; sans
pruderie, elle faisait sentir à la liberté des propos jusqu'où elle pouvait aller
sans inquiéter la pudeur et sans effleurer la décence39.

C'est ainsi que Marmontel évoque le souvenir d'une des salonnières les
plus importantes du xvme siècle. Après avoir activement participé au
salon célèbre de sa tante, Madame Du Deffand, Julie de Lespinasse crée le
sien en 1764. Les deux femmes figurent deux façons opposées d'instaurer le
plaisir au centre des sociabilités mondaines. Autant Madame Du Deffand
fascine par un extraordinaire talent de causeuse à l'ironie souvent causti-
que qui contraste avec sa pose un peu solennelle et sa troublante cécité,
autant Mademoiselle de Lespinasse charme par son écoute, son accueil,
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354 LE L I V R E AVALÉ

son effacement même, ainsi que par la vivacité de ses manières. Les varia-
tions peuvent s'avérer fort grandes d'un salon à un autre, mais l'essentiel
consiste bien à maintenir au cœur des relations mondaines le plaisir pris
à la conversation.
Julie de Lespinasse séduit par ce double aspect d'une rationalité des
conduites sociables et d'un emportement des passions humaines. Elle
figure exemplairement ce double volet de l'image de la femme, à la fois
par sa faiblesse passionnelle et par sa douceur civilisatrice. Héritière de la
Sapho antique, en vertu de sa vive imagination, elle est aussi modèle
d'une douce raison à l'image de la Sapho moderne (Mademoiselle de
Scudéry). C'est pourquoi on ne se contente pas de l'écouter briller par la
parole, mais on entend également son silence invitant. À la différence de
Madame Du Deffand, Julie de Lespinasse n'impose pas un personnage,
ne cherche pas à briller par ses réparties ; elle cherche à distribuer autour
d'elle les plaisirs d'être ensemble.
Pour Hume, qui fut un familier des salons parisiens, la galanterie est
« as gênerons as it is natural*0», les bonnes manières ne font que prolon-
ger la générosité des hommes qui leur permet de donner un tour moral
aux relations qu'ils entretiennent avec les autres. Là où ils sont commu-
nément orgueilleux et préoccupés de leurs seuls intérêts, l'homme poli
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accepte de faire comme-si autrui lui était supérieur, car il a, avant tout, le
souci déplaire : « Gallantry is nothing but an instance of thé same generous
attention. As nature has given man thé superiority above woman [...]; it
is his part to alleviate that superiority, as much as possible, by thé
generosity of his behaviour41. » Hume prend alors l'image de la fête dans
une bonne compagnie. Celui qui en est le maître est, en fait, celui qui est
assis à la place la moins accueillante et qui prend toujours soin des autres.
Cette conception est bien celle de la femme au centre de son salon comme
la représente souverainement Julie de Lespinasse :
Bientôt la maison de mademoiselle de l'Espinasse rassembla la société la plus
choisie et la plus agréable en tout genre ; depuis cinq heures du soir jusqu'à
dix, on était sûr d'y trouver l'élite de tous les états, hommes de cour, hommes
de lettres, ambassadeurs, seigneurs étrangers, femmes de qualité ; c'était pres-
que un titre de considération d'être reçu dans cette société. Mademoiselle de
l'Espinasse en faisait le principal agrément ;[...] je n'ai point connu de femme
qui eût plus d'esprit naturel, moins d'envie de montrer, et plus de talent pour
faire valoir celui des autres. Personne non plus ne savait mieux faire les hon-
neurs de sa maison; elle mettait tout le monde à sa place, et chacun était
content de la sienne. Elle avait un grand usage du monde, et l'espèce de poli-
tesse la plus aimable, celle qui a le ton de l'intérêt. Ce ton lui était facile : son
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âme était singulièrement aimante, et attirait tout ce qui avait en ce genre des
rapports avec elle42.
L'art consiste alors à faire passer les relations de maîtrise pour des symp-
tômes d'abandon et à ne pas permettre l'exercice d'une supériorité trop
évidente ou d'un centre trop déclaré. Ce ne sont pas les cercles aux cir-
conférences parfaites et aux centres impeccables qui se détachent des
quotidiennes relations de pouvoir, ce sont ceux qui répondent au modèle
pascalien d'un centre partout et d'une circonférence nulle part. Il faut
donc affirmer des valeurs sociales et savoir les répartir avec jugement, de
sorte à contenter chacun de son sort. La salonnière est ici un faire-valoir,
affirmant une position de retrait sans lequel l'univers harmonieux des
salons tournerait au conflit des tyrannies personnelles. Pièce secondaire
et centrale, marginale et essentielle, la femme qui reçoit gouverne d'autant
mieux la liberté générale qu elle s'efface devant tous, grâce à une rhétorique
sociale qu'elle manipule parfaitement, assignant à la parole de chacun son
lieu juste et son temps exact. L'espace mondain de la gratuité fonctionne
sur la distribution proportionnée des intérêts. Trouver de l'intérêt à l'autre,
c'est lui plaire et le plaisir qu'il y prend rejaillit sur celle qui le donne.
Grimm fait, lui aussi, les mêmes remarques :
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On n'eut jamais plus de talent pour la société ; elle possédait dans le degré le
plus éminent cet art si difficile et si précieux de faire valoir l'esprit des autres,
de l'intéresser et de le mettre en jeu sans aucune apparence de contrainte ni
d'effort. Elle savait réunir les genres d'esprit les plus différents, quelquefois
même les plus opposés ; sans qu'elle y parût prendre la moindre peine, d'un
mot jeté adroitement elle soutenait la conversation, la ranimait et la variait à
son gré. Il n'était rien qui ne parût à sa portée, rien qui ne parût lui plaire et
qu'elle ne sût rendre agréable aux autres [*..]. La conversation générale n'y
languissait jamais, et sans rien exiger, on faisait des a parte quand on le jugeait
à propos : mais le génie de Mlle de Lespinasse était présent partout, et l'on eût
dit que le charme de quelque puissance invisible ramenait sans cesse tous les
intérêts particuliers vers le centre commun43.
La société réclame donc des talents particuliers : on ne naît pas immé-
diatement sociable, on le devient par apprentissage ou on l'est par un sort
aussi favorable que rare. Alors même que les salonnières ont classiquement
transité par les salons d'autres femmes avant de créer le leur (et avant d'in-
venter leur style propre), les récits masculins tendent à chercher en elles les
sources inattendues d'une fraîcheur sociale que le sentiment nécessaire-
ment présent des hiérarchies, le sens obsédant des ruses et des méfiances
auraient depuis longtemps raréfié. Les femmes paraissant « naturellement
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356 LE L I V R E AVALÉ

sociales », elles deviennent d'autant plus susceptibles de civiliser les hom-


mes que ceux-ci désirent leur plaire. On sent ici un mode de gouvernement
aussi assuré qu'insidieux. Nulle contrainte évidente, nulle autre puissance
que le plaisir commun lorsqu'il passe par une aimable médiatrice : elle est
prête à voir en chaque sujet une instance propice de plaisir et elle sait
comment rendre ce plaisir éminemment communicable. Mais elle sait
également ordonner tacitement les conversations d'un soir, mimant les
lois économiques dégagées par Mandeville : une main invisible orchestre
les intérêts privés de sorte à les faire tendre vers le bien commun44.
Il y a de la féerie dans ce pétillement politique, comme le reconnaît
Marmontel et, surtout, la mise en scène d'une harmonie sociale. La com-
paraison musicale s'impose presque d'elle-même pour caractériser la
manière qu'a Mademoiselle de Lespinasse de pouvoir faire consoner les
notes hautes d'un d'Alembert et les notes basses d'un Morellet. L'accord
politique qui devrait composer l'ordinaire du régime social trouve son
répondant dans l'accord musical dont saurait jouer la parfaite salonnière :
Ce cercle était formé de gens qui n'étaient point liés ensemble. Elle les avait
pris ça et là dans le monde mais si bien assortis, que, lorsqu'ils étaient là, ils s'y
trouvaient en harmonie comme les cordes d'un instrument monté par une
habile main. En suivant la comparaison, je pourrais dire qu'elle jouait de cet
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instrument avec un art qui tenait du génie ; elle semblait savoir quel son ren-
drait la corde qu'elle allait toucher ; je veux dire que nos esprits et nos caractè-
res lui étaient si bien connus que, pour les mettre en jeu, elle n'avait qu'un
mot à dire. Nulle part la conversation n'était plus vive, plus brillante ni mieux
réglée que chez elle. C'était un rare phénomène que ce degré de chaleur tem-
pérée et toujours égale où elle savait l'entretenir, soit en la modérant, soit en
l'animant tour à tour. La continuelle activité de son âme se communiquait à
nos esprits, mais avec mesure : son imagination en était le mobile, sa raison, le
régulateur. Et remarquez bien que les têtes qu'elle remuait à son gré n'étaient
ni faibles ni légères45.
La règle et la vie, la modération et l'animation, la mesure et l'activité,
l'imagination et la raison consonent ainsi sans souci des contrariétés.
Mademoiselle de Lespinasse ne se contente pas de rassembler des êtres qui
partagent idées, sentiments, manières. Elle assortit les différences et joue
des opposés. Le salon ne produit pas une identité commune, mais une
harmonie générale. Il ne conduit à un pouvoir qui impose de force un
sentiment d'unité ; il opère une mobilisation et une régulation des énergies.
Par contre, de l'extérieur, il ressemble bien à une instance de pouvoir
avec ses régimes d'exclusion, son unité distinctive et les avantages sociaux
que l'on peut en tirer. La critique rousseauiste des salons tournait surtout
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LA C U L T U R E ET L'EXCEPTION DES F E M M E S 357

autour d'une féminisation et (donc) d'une fausseté des relations sociales.


D'autres critiques soulignent l'effet de coterie avec les systèmes de protec-
tion abusive qu'elle engendre. Ainsi, un second couteau de la vie littéraire
comme Claude-Joseph Dorât met en scène le salon de Julie de Lespinasse
comme une tyrannie politique du goût ou une fausse dévotion des lettres.
On peut certes y voir la petite vengeance de celui qui n'a pas réussi à
intégrer le cercle des heureux bénéficiaires des salons (il écrit sa pièce en
1772 après son échec à l'Académie française, la fait lire dans quelques
cercles antiphilosophiques et ne la publie qu'en 1777, juste après les dispari-
tions de Madame Geofrrin et de Mademoiselle de Lespinasse46), mais elle
indique bien l'enjeu public des salons, au-delà de l'harmonie intérieure
qu'ils suscitent.
Le registre politique est rapidement évident :
Leur Dieu, c'est l'intérêt ; ils n'aiment rien qu'eux-mêmes.
Quelque prix qu'il en coûte, ils veulent dominer,
Attirent pour corrompre, & prônent pour régner. [...]
Ce trafic effronté de louange & de blâme,
De tout tems, j'en conviens, a révolté mon âme [...]
C'en est fait, & je veux, marquant enfin leurs rangs,
En bon Républicain, détrôner des tyrans47.
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Les anciens registres de l'épidictique semblent, désormais, corrompus par


les pratiques nouvelles qui tendent vers un trafic des réputations et une
économie des renommées. La thématique morale de l'amour de soi liée à
l'espace politique de la domination justifie une révolte héroïque, presque
romaine, de la vertu et du sens du bien public. La défense de la République
des Lettres passe par cette critique d'une usurpation des pouvoirs. En fait,
Dorât superpose à la conception, héritée de la Renaissance, de la Républi-
que des Lettres le sentiment plus récent du public et de son opinion :
Pauvre esprit que j'étois! je m'écriois souvent: [-...]
Nous avons des tyrans : mais le Public est là.
Tout s'altère & périt ; toute Secte est fragile :
Lui seul compose un corps qui demeure immobile.
Egaré quelquefois, & jamais corrompu,
II aime le génie, il cède à la vertu :
Les solides honneurs, c'est lui qui les dispense :
Des réputations il tient seul la balance48.

C'est le temps qui devrait faire le partage entre l'usurpation momentanée


du pouvoir et le lignage légitime de la renommée. Le Public (avec une
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358 LE L I V R E AVALÉ

majuscule) est ce corps immobile, inaltérable, qui reprend l'ancienne posi-


tion accordée au corps symbolique du roi, différent de son corps réel (on
conçoit, d'ailleurs, qu'une fois ce genre de position répandue, il soit devenu
imaginable de séparer le corps physique du roi de son corps symbolique
ou juridique, puisque celui-ci s'incarnait désormais dans le Public ou,
bientôt, la Nation, et donc de juger des actes du roi en les dissociant de
l'aura du corps immortel de la royauté).
La valeur ancienne et morale de la vertu épouse sans peine la valeur
moderne et esthétique du génie pour autant que le Public les reconnaisse.
Les coteries philosophiques apparaissent, à rebours, comme autant de
cénacles privés qui faussent la juste balance du Public en allant jusqu'à
rompre la distribution temporelle de l'héritage. Callidès, le chef des
preneurs, analogon de d'Alembert, recommande, en effet, le changement
brutal des opinions, le rejet des vieilleries littéraires, le renversement des
préjugés : « Le temps commence à nous », affirme-t-il péremptoirement.
Les salons apparaissent donc seulement comme des instances illégitimes
de pouvoir qui faussent le juste rapport au temps et au public — mais
instances masculines: non seulement Callidès manipule Madame de
Norville (qui exemplifîe la femme illusoirement savante) en faisant
miroiter la possibilité qu'elle gouverne, elle aussi, un salon, mais Forlis
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(qui fait semblant de jouer le jeu de Callidès pour mieux le démasquer)


critique au passage les salonnières en les ramenant à une constitution
masculine : « Vous savez que de moi le sexe est adoré, / Quand l'esprit est
chez lui par les grâces paré. / Ces traits ne sont pas ceux de l'^Eglé qu'on
renomme, / Elle parle, elle pense, elle hait comme un homme49». Ce
seraient donc les hommes qui mobiliseraient les énergies féminines et
non les femmes qui civiliseraient les comportements masculins. Les dicho-
tomies sexuelles reconduisent ici les affrontements politiques.
On pourrait penser avoir affaire à une facette inverse de la critique
rousseauiste qui mettrait l'accent sur la féminisation des comportements
et la faiblesse constitutive des jeux d'apparence. En fait, Dorât débouche
justement sur la même revendication et adopte une posture héritée de
Rousseau qui en invente le modèle, celle du marginal de la République des
Lettres50. Il publie une version modifiée des Preneurs en 1780 sous le titre
Merlin bel-esprit et ajoute un avant-propos où il tient ce type de discours :
L'époque actuelle ne sembleroit-elle pas interdire la carrière des Lettres à tout
bon esprit qui calcule la disposition involontaire, & amenée par les circons-
tances, où le Public se trouve sans s'en douter? [...] Depuis assez long-tems,
fuyant le monde, un peu sauvage, très-solitaire, obligé de me recueillir dans le
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LA C U L T U R E E T L ' E X C E P T I O N D E S F E M M E S 359

sein de mes amis, ou. de me suffire à moi-même, j'ai été (par mes rêveries
mêmes) entraîné à l'observation ; & quelques accès de vapeurs m'ont donné
des crises de raison, dont j'ai profité, comme on va voir.
Oui, je le répète, il seroit fou dans ce moment-ci de prétendre à quelque
célébrité littéraire, sur-tout si l'on joint à un talent vrai, l'indépendance qui
l'ennoblit, & la fierté qui l'isole51.

Si le public est dévoyé par la fabrication de sectes et si la République des


Lettres voit son pouvoir usurpé par des salons mondains, la position la
plus illégitime devient, dès lors, la seule tenable, pour autant que le temps
puisse faire le partage et peser sur la balance esthétique les valeurs exactes
de chacun. La rêverie, l'écart, les vapeurs deviennent les véritables
moments de rationalité. Dans la marge apparaissent ainsi de tacites et
inédites légitimités. Pour le dire autrement, c'est la faiblesse dans l'espace
institutionnel qui ferait la puissance dans le temps esthétique. Abandon-
ner les luttes pour le pouvoir des lettres à des sectes et à des coteries qui
perdront peu à peu leur légitimité, c'est donner le bannissement pour le
plus sûr creuset de la renommée — ainsi se matérialise le premier foyer,
encore bien vaporeux, de la « malédiction » artistique.
Or, ce genre de posture caractérise aussi la position des femmes au
sein des salons, voire au sein de l'ordre imaginaire de la sociabilité lettrée.
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La faiblesse, l'abandon, la marge constituent le ressort d'une reconnais-


sance institutionnelle et le calcul d'un centre inavoué. Le plaisir donné est
le simple effet du plaisir reçu, non le résultat d'une puissance de manipu-
lation : « Je plaisais [... ] par l'impression que je recevois des agrémens et
de l'esprit des personnes avec qui j'étois : et en général, je ne suis aimée
que parce qu'on croit et qu'on voit qu'on me fait effet [...]. Cela prouve
tout à la fois et l'insuffisance de mon esprit et l'activité de mon âme52. » II
s'agit donc, pour Julie de Lespinasse, de savoir accueillir les divers aspects
ou les discours variés des hommes et de pouvoir leur renvoyer l'effet de
plaisir qu'ils provoquent en elle pour les combler d'aise. Simple surface
d'inscription et de retour où la circularité du plaisir décrit un mouvement
d'autant plus harmonieux qu'il suppose une impeccable neutralisation
des intérêts et même des passions personnelles. Mademoiselle de Lespi-
nasse dit même, en ces circonstances, qu'elle s'éteint, ce qui lui permet de
faire valoir les agréments et l'esprit des personnes autour d'elle53. L'insuf-
fisance de son esprit n'est pas un handicap, au contraire, cela lui évite
toute forme préconstruite, tout préjugé de savoir ou de réflexion, mais il lui
faut une grande activité pour mobiliser et renvoyer les qualités des esprits
qui l'entourent.

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360 LE L I V R E AVALÉ

Le chevalier de Guibert (homme du monde accompli et précurseur de


stratégies militaires modernes) saisit très exactement ces modes de séduc-
tion sociale :
Elle était toujours exempte de personnalité et toujours naturelle. Exempte de
personnalité, jamais on ne le fut à ce point. Avec ses amis, c'était par sentiment
et parce qu'elle avait toujours plus besoin de leur parler d'eux que d'elle-
même ; avec le reste de la société, c'était par finesse d'esprit et de jugement.
Elle savait que le grand secret de plaire est de s'oublier pour s'occuper des
autres et elle s'oubliait sans cesse. Elle était l'âme de la conversation et elle
n'en faisait jamais l'objet. Son grand art était de mettre en valeur l'esprit des
autres et elle en jouissait plus que de montrer le sien54.

S'éteindre ou s'oublier, que ce soit par affection ou par jugement, forme


une personne sans personnalité, sans cesse au-dehors d'elle-même, vivant
du discours et des images des autres. Comme un cadre met en valeur le
tableau qu'il présente, tout le salon est à l'image de la femme qui reçoit :
un cadre, des marges qui façonnent un centre aussi irrésistible qu'inappa-
rent. En se proportionnant à chacun, la parfaite salonnière abandonne
toute subjectivité en même temps qu'elle déploie l'art de disparaître avec
élégance sous la mesure de ses interlocuteurs.
Le tact si rare et si difficile des personnes et des convenances, voilà encore ce
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qu'Éliza possédait au suprême degré. Jamais [...] elle ne disait une chose sen-
sible à qui ne pouvait pas la sentir et n'exprimait une pensée fine à qui ne
pouvait pas l'entendre. Sa conversation n'était jamais au-dessus ou au-dessous
de<eux à qui elle parlait. Elle semblait avoir avec le secret de tous les caractères,
la mesure et la nuance de tous les esprits55.

Convenances au sens des bienséances sociales, des usages et des pratiques


coutumières, mais aussi au sens d'un art d'assortir, de proportionner les
êtres entre eux et de savoir chaque fois s'y proportionner soi-même.
Il y a là quelque chose du paradoxe du comédien de Diderot: pour
sentir avec le plus d'intensité le rôle à jouer, il faut être parfaitement indif-
férent et n'avoir aucune personnalité. La rhétorique sociale de la propor-
tionnalité opère ainsi selon une logique devenue paradoxale. Mais il
demeure une différence fondamentale : pour Diderot, le grand acteur doit
se comporter comme « un spectateur froid et tranquille ; [il] en exige, par
conséquent, de la pénétration et nulle sensibilité, l'art de tout imiter, ou,
ce qui revient au même, une égale aptitude à toutes sortes de caractères et
de rôles56 ». Chez Julie de Lespinasse, il ne s'agit pas tant d'incarner que de
renvoyer les effets produits sur elle par les discours engageants de ses inter-
locuteurs ; l'absence de personnalité propre, qui lui permet justement de
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DES F E M M E S 36l

se plier à toutes sortes de caractères et d'esprits, ne suppose pas d'insensi-


bilité. Au contraire, l'hypersensibilité de Julie produit la mobilisation et
l'activation nécessaire des images reçues et renvoyées. Diderot fait de la
sensibilité supérieure des femmes, la faiblesse de leur organisation et, du
coup, l'infériorité de leurs imitations57. Julie de Lespinasse et les habitués
de son salon partagent manifestement cette impression d'une sensibilité
plus grande chez les femmes, mais c'est pour mieux en retourner la
valeur : la sensibilité, poussée à l'extrême, vide le sujet de sa personnalité
et le rend apte à devenir un support d'effets, un catalyseur qui ne produit
rien par lui-même quoiqu'il précipite certaines réactions.
C'en est au point que d'Alembert regrette qu'elle ne montre pas plus la
justesse de son goût : « vous vous y tromperiez encore moins, si vous vou-
liez toujours être réellement de votre opinion et de ne point juger d'après
certaines personnes58 ». D'Alembert, trop proche de Julie de Lespinasse qu'il
aime profondément, cherche sa personne, alors que l'univers des salons
exige plutôt son absence de personnalité dans le creuset de laquelle tour-
nent et virevoltent traits d'esprit, réflexions subtiles, savoirs nouveaux et
plaisirs de la conversation59. Ce n'est pas sa propre opinion qu'il lui fau-
drait affirmer et défendre avec ténacité, c'est Y opinion publique de son
salon qu'elle doit offrir au spectacle commun.
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Toutefois, dans le monde, la difficulté apparaît aussitôt que cette opi-


nion publique interne au salon prend une importance générale, au point
de passer pour la représentation d'une volonté commune. Dorât s'élève
justement contre cet effet :
Le Public, qui, sur-tout ici, se laisse tromper par nonchalance, & subjuguer
par habitude, le Public ne fait plus la loi. Il la reçoit assez volontiers de je ne
sais quels Tribunaux, trop susceptibles de passion, pour être capables d'équité.
La Renommée elle-même est aux gages de la prévention [...]; elle fait son
manège journalier dans le cercle étroit des Coteries philosophiques60.

Entre l'opinion publique de particuliers réunis en marge de l'ensemble


de la société, avec le désir évident de s'en distinguer, et l'autorité collec-
tive de ces cercles mondains qui se mesure aux effets induits sur les insti-
tutions « culturelles » existe un espace qui, pour les uns, est un passage,
pour les autres, semble un abîme. Le conflit porte, bien entendu, sur les
légitimités que chacun peut revendiquer pour le contrôle de cette « opi-
nion publique », mais aussi sur les valeurs particulières qui la constituent.
La loi du public devrait reposer sur une rationalité des conduites, alors
que les salons, avec leur constituante féminine, redonnent aux passions
un libre essor.
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362 LE L I V R E AVALÉ

Le ban, l'abandon et l'opinion publique

Pour Jurgen Habermas, le développement de l'opinion publique est lié à


la constitution d'une sphère publique bourgeoise qui s'établit contre la
sphère publique structurée par la représentation propre à l'univers nobi-
liaire. D'un côté, ostentation, cérémonie et manières sociales de paraître,
de l'autre, critique, débat et usage public de la raison. Sur la longue durée
et vu de haut, le modèle semble justifié ; dans le détail, il demeure trop
simple. Hélène Merlin en a montré les limites et le téléologisme tacite;
Keith Michael Baker a mis en valeur la fonction politique (et non seule-
ment sociologique) que joue le concept d'opinion publique61. Ainsi, en
devenant « publique », l'opinion perd en chemin son statut incertain et
douteux pour acquérir l'aspect d'une norme assurée, sinon dans le
présent, au moins pour les temps à venir. Mais cela tient aussi à une
évolution interne du concept même d'opinion et de sa relation à l'évi-
dence. ^Encyclopédie de Diderot et d'Alembert comporte encore cette
opposition entre la pleine lumière de la connaissance rationnelle qui
repose sur des démonstrations et des évidences et la lumière imparfaite
des opinions qui suppose des arguments conjecturaux. Pourtant, dès la
fin du xvne siècle et jusque dans les sciences, un calcul de l'incertain et
un savoir du probable s'instaurent lentement, ne dissociant plus radicale-
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ment l'évidence et l'opinion62. Il ne s'agit plus de l'ancien sens de la doxa


où la conviction tenait au statut social de l'énonciateur, selon la doctrine
des opinions probables, mais d'un nouveau privilège du public où la cer-
titude repose sur la diffusion tacite d'un savoir, selon la théorie d'une
évidence de l'opinion.
Chez Rousseau, l'opinion publique se superpose encore à une com-
munauté des mœurs, à une légalité mémorielle :
L'opinion publique est l'espèce de loi dont le censeur est le ministre [...]. Il est
inutile de distinguer les mœurs d'une nation des objets de son estime, car tout
cela tient au même principe et se confond nécessairement. Chez tous les peu
ples du monde ce n'est point la nature, mais l'opinion qui décide du choix des
plaisirs. Redressez les opinions des hommes, et leurs mœurs s'épureront
d'elles-mêmes. [... ] Qui juge des mœurs juge de l'honneur ; et qui juge de
l'honneur prend sa loi de l'opinion63.
On peut ainsi comprendre que la volonté générale trouve son expression
favorite dans l'opinion publique pour autant que les mœurs recouvrent
immédiatement les désirs des particuliers. Mais, aussitôt que ceux-ci
l'emportent et que les petites sociétés — comme celles des salons par
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DES F E M M E S 363

exemple — influent sur la grande, la volonté générale ne constitue plus la


volonté de tous. L'héritage des mœurs est dilapidé et devient subordonné
aux intérêts privés qui n'opèrent plus sur le mode public de l'honneur et
de la réputation. L'immédiateté du repli des mœurs sur l'estime sociale et
de l'estime sociale sur l'opinion publique semble bien compromise : la
médiation des apparences doit en prendre le relais. Quoique Rousseau
innove par les concepts mobilisés, il parvient à assurer la cohérence de
l'argument en faisant fond sur le registre collectif de la mémoire où sens
des actions et valeurs des volontés sont immédiatement disponibles. Du
moment où les intérêts privés surgissent et s'imposent, c'est toute l'évi-
dence de l'opinion publique qui est corrompue pour faire place aux luttes
d'influence et aux rapports de force qui en travestissent les enjeux. Pour-
tant, le concept d'opinion publique prend un aspect différent quand il
contribue à la dynamique de la culture.
D'abord, le passé y fonde moins la légitimité que sa dilatation évidente
dans l'avenir. Malesherbes écrit ainsi: «Chaque philosophe, chaque
dissertateur, chaque homme de lettres doit être considéré comme l'avocat
qu'on doit toujours entendre, lors même qu'il avance des principes qu'on
croit faux. Les causes se plaident quelquefois pendant des siècles: le
public seul peut les juger, et à la longue, il jugera toujours bien quand il
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aura été suffisamment instruit64. » Au tribunal du public, les opinions se


forgent lentement et en fonction directe de l'éducation donnée. Directeur
de la Librairie, Malesherbes rejette l'idée de censeurs contrôlant rigou-
reusement toutes les productions jusque dans leurs erreurs de détail:
« Que deviendra la république des lettres si on la soumet à ces dictateurs
impérieux, dont l'ignorance, l'orgueil, les passions personnelles, l'attache-
ment outré à un sentiment, étoufferont le germe des plus précieuses véri-
tés65 ? » L'enjeu tacitement politique de la censure et de l'opinion publique
surgit ici dans l'opposition entre le règne arbitraire du goût personnel et
la sagesse collective de la République des Lettres, entre le sentiment des
particuliers et la vertu du public. La justice des valeurs sociales ne s'établit
qu'avec le temps à venir, elle ne compte plus sur les héritages immédiats
d'un passé aux mœurs originellement pures, mais sur la production d'un
jugement que la culture et l'instruction auront permis.
Ensuite, l'opinion publique suppose un progrès de l'ordre politique en
fonction des lumières qui éclairent la rationalité des conduites. Condorcet
ne cesse de mettre de l'avant des mathématiques sociales qui permettraient
de dégager les probabilités des événements et la raison tacite des opinions,
afin de mieux amener un irréversible progrès des individus et des sociétés.
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364 LE LIVRE AVALÉ

Mais c'est déjà l'objet des physiocrates qui cherchent à asseoir l'opinion
publique sur une base plus ferme que la multitude des opinions particu-
lières et trouvent dans l'évidence intellectuelle, à l'instar de la raison pour
les vérités mathématiques, « un rapport entre les objets, rigoureux et fixe,
quelque être qui le considère66 ». Juste avant que n'éclate la Révolution,
dans son Encyclopédie méthodique, Jacques Peuchet comprend bien que la
notion d'opinion publique ne peut plus simplement recouvrir d'anciennes
traditions de sociabilité ; elle apparaît comme « une production sociale due
à [son] siècle » en liaison avec « les progrès de la civilisation et de la police
en Europe », elle « diffère et de l'esprit d'obéissance qui doit régner dans un
état despotique, et des opinions populaires qui président aux délibéra-
tions républicaines. Elle se compose d'une foule d'idées que l'expérience
des hommes et le progrès des lumières ont successivement introduites
dans un État67. » Échappant donc à la tyrannie identique du despote ou
du peuple, l'opinion publique requiert un lent apprentissage d'une élite
éclairée qui diffuse les idées qu'elle a su tirer de ses expériences. C'est
l'importance décisive accordée à la notion même de production que l'on
doit souligner. La volonté générale fait encore chez Rousseau l'objet d'une
réception. Il faut, désormais, produire de l'opinion publique.
Or, cette production demeure entachée d'ambiguïté. Au moment où il
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se tourne vers les salons, Daniel Roche en reconnaît le « rôle dans la for-
mation de l'opinion et dans la transformation de la société », mais ce rôle
demeure mal définissable, car s'y « mêle trop de gestes : ceux de la mon-
danité et de la vacuité des échanges virtuoses, ceux du commerce intellec-
tuel68 ». Faudrait-il alors tâcher de les séparer et de définir leurs régimes
d'actions spécifiques? En privilégiant la coterie du baron d'Holbach,
Daniel Roche épure l'économie des salons de la centralité des femmes. En
revendiquant le travail féminin au cœur de la sociabilité mondaine, Dena
Goodman fait pencher la balance des salons vers la production. Tous deux
ont localement raison, mais ils me semblent laisser échapper ce qui permet
justement le passage de la tradition reçue à la production de l'opinion
publique: l'utilité sociale du plaisir. Le commerce intellectuel n'est pas
séparable de l'échange mondain ; il y trouve sa légitimité et sa faconde, sa
gaieté et son poids. De même, entre sphère publique bourgeoise et sphère
publique structurée par la représentation, pour parler comme Jurgen
Habermas, les salons conjoignent dans l'élégance publique des gestes le com-
merce aristocratique des savoirs. Et cette conjonction tient éminemment à la
position des femmes. Civilisatrices, elles donnent à l'enjouement une posture
de savoir et au polissage des mœurs une vertu émancipatrice.
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DES FEMMES 365

Si la réflexivité figure bien parmi les composantes du sujet moderne, la


dimension du geste ne saurait être remisée dans le lot trivial des apparences
et son élégance ne devrait faire l'objet d'aucun rejet. L'opinion publique
court-circuite les anciens problèmes de l'Un et du multiple, mais elle ali-
mente l'opposition entre le même et l'autre, entre ce que je suis lorsque je
souscris et relance les sentiments et les goûts collectifs et ce que l'autre me
fait être quand je ne me retrouve plus en moi-même. Ainsi que Benjamin
Constant le remarque : « II faut diriger les opinions des hommes. On ne
doit pas abandonner les hommes à leurs propres divagations69. » Madame
de Lambert s'indignait déjà au début du siècle que l'on « abandonne les
femmes à elles-mêmes, sans secours, sans penser [... ] qu'elles font le bon-
heur ou le malheur des hommes, qui toujours sentent le besoin de les avoir
raisonnables ; que c'est par elles que les maisons s'élèvent ou se détrui-
sent70». Produire l'opinion publique s'appuie sur une critique sociale de
l'abandon qui voue les êtres aux existences de particuliers sans réflexions
générales. Dès lors que se pose, de façon cruciale, la question de l'aban-
don, le geste de la réflexivité détermine des modes de subjectivation qui
ne participent plus de la memoria, mais d'un calcul général des êtres. Un
des rôles imaginaires de la femme consiste à mettre en scène ce destin
particulier des gestes sociaux : que ce soit dans le refus utopique de s'aban-
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donner impunément, comme chez Mademoiselle de Scudéry71, ou dans


l'acceptation totale de l'abandon aux autres, comme avec Mademoiselle
de Lespinasse.
Etienne Pasquier fait dériver abandon de ban, dans la mesure où le ban
renvoie à une
chose qui estoit publique, ou vouée au public [...] de ceste mesme fontaine
dirent nos ancestres donner une chose à Ban, pour dire qu'ils Fexposoient à la
discrétion du public [...]. Qui nous apprend que de trois dictions françoises
qui estoient A ban donner, nous en avons fait une seule que nous disons Aban-
donner, de laquelle nous usons à l'endroit de toutes choses que nous voyons
estre prostituées à la mercy d'uns et autres72.
S'abandonner suppose un usage immédiatement public qui témoigne
d'un sens de la libéralité et de la grâce, mais aussi une reconnaissance du
pouvoir et de la loi. Dans le droit féodal, le seigneur dispose du pouvoir
de faire des règlements et des proclamations publiques sur l'étendue de
son territoire : le droit de ban désigne aussi bien le monopole de règles
d'usage communautaire que le pouvoir de bannir les criminels, de les
exclure de la circulation publique. Les souverains mérovingiens et carolin-
giens ont récupéré de l'ancien droit franc ce pouvoir de commandement
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366 LE L I V R E AVALÉ

absolu. Dans les troubles politiques des ixe-xie siècles, les comtes et les
seigneurs en usurpent l'autorité, avant que les Capétiens ne cherchent à
en reprendre le contrôle à partir des xne et xme siècles. Selon le diction-
naire de Huguet, pour le xvie siècle, l'abandon désigne le pouvoir, la pos-
session et, par conséquent, le fait d'être libre, mais aussi d'être libéral ; il
prend pour exemple ce passage du Grand parangon des nouvelles nouvelles
de Nicolas de Troyes : « qui veut bien aymer il ne faut point estre chiche
de son bien, mais doit on estre large et abandonné ». Il faut donc bien
admettre l'ambivalence fondamentale de l'abandon : instance de souve-
raineté, elle apparaît encore liée à la grâce ; puissance de droit, elle recou-
vre aussi la générosité.
D'où provient semblable ambivalence? Dans les leges barbarorum, la
vengeance requiert un accord entre les parties pour qu'il y ait une juste
rétribution, mais si l'acquittement n'a pas lieu, alors le coupable est
expulsé, mis au ban de la communauté. Dans le cas, par exemple, des
pilleurs de tombes ou de ceux qui déterrent des cadavres et les dépouillent
pour des raisons de rivalités claniques, si le montant de la rétribution
n'est pas payé, le pilleur devient wargus. Comme l'énonce, sous le règne de
Clovis, le Pactus Legis Salicae (507-511) : « Si quelqu'un a déterré un corps et
l'a dépouillé, qu'il soit wargus, c'est-à-dire qu'il soit expulsé, jusqu'au jour
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où il composera avec les parents du défunt, et les parents devront deman-


der à la justice qu'il lui soit permis d'habiter parmi les hommes73. » Ayant
transgressé la séparation des morts et des vivants, le wargus est donc celui
qui est poussé au dehors, banni de la communauté des hommes, séparé
des vivants mais aussi des morts.
Ce terme wargus est obscur, lié apparemment au loup. Pour Henry
Bracton, légiste anglais du xme siècle, le banni porte une tête de loup
(lupinum enim gerit caput: il porte sur lui, il prend en charge la tête d'un
loup, ou encore, de sa tête d'homme il fait un geste de loup), il est appelé
wulfe-sheved (tête de loup) et tout un chacun peut le tuer74. Le wargus est,
en fait, proche du loup-garou ; comme lui, il se situe sur un seuil entre
communauté et exil, entre humain et animal. À l'instar de Yhomo sacer
du droit romain, il est à la fois celui qu'on ne doit pas toucher, en raison
de son impureté, mais qui est sacrifiable par le premier venu sans qu'il y ait
homicide75. Abandonné, mis au ban des humains, Yhomo sacer est délié
des lois. Il occupe la position exactement inverse de celle du souverain
par rapport à la communauté : aucun d'eux n'est tenu par la loi, afin que
le souverain puisse en produire et que Yhomo sacer doive la fuir. Pourtant,
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DES F E M M E S 367

le wargus reste un homme, sans avoir le droit d'habiter parmi les hommes.
Il ne devient pas simplement un animal ; il occupe une position étrange
entre inclusion et exclusion de l'espèce ou de la communauté. Il est vivant:
on peut le tuer ; il est déjà mort pour les hommes : le sacrifier ne tombe
pas sous le coup de la loi. « Or cette lupinisation de l'homme, cette homi-
nisation du loup est possible à chaque instant dans l'état d'exception,
dans la dissolutio civitatis. Ce seuil, qui n'est ni la simple vie naturelle ni la
vie sociale, mais la vie nue ou la vie sacrée, est le seul présupposé de la
souveraineté qui demeure toujours à l'œuvre en elle76. » Giorgio Agamben
reconnaît même dans cette zone indéterminée du ban et de l'abandon le
rapport juridico-politique originaire de la souveraineté : « Ainsi l'ambi-
guïté sémantique déjà relevée, en vertu de laquelle à bandon signifie aussi
bien "à la merci de" que "librement", devient finalement compréhensible.
Le ban est à proprement parler la force, à la fois attractive et répulsive,
qui lie les deux pôles de l'exception souveraine : la vie nue et le pouvoir,
Vhomo sacer et le souverain77. »
C'est sur cette même loi salique que la théorie française de la monarchie
fonde son exclusion des femmes de la souveraineté. Pour des raisons
d'abord circonstancielles (éviter que le roi d'Angleterre ne prenne posses-
sion du trône de France lors de la succession de Charles IV en 1328), puis
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pour asseoir les lois fondamentales du royaume sous Charles V, la loi des
anciens Francs est mise de l'avant78. La figure de la faiblesse féminine
vient recouvrir le jeu de légitimation du pouvoir souverain, incarnant
ainsi l'abandon aussi bien que la mise au ban. La femme loge dans cette
même position de seuil au centre de son propre salon, à la fois sacralisée par
sa faiblesse et souveraine par son abandon. Un seuil indispensable pour que
les échanges aient lieu, que les liens sociaux soient fondés, que l'harmonie
puisse régner.
Après la mort de Julie de Lespinasse, Madame Necker écrit à Grimm,
le 16 janvier 1777, que d'Alembert ne parvient à prendre la suite de Julie et
à devenir vraiment P« organe » du salon dont il avait pourtant été l'âme.
Les femmes, pour Madame Necker, ressemblent à ces petits rembourra-
ges que l'on place autour de la porcelaine : ils ne valent rien, mais sans
eux tout se brise79. C'était une raison, pour Mademoiselle de Scudéry,
d'imaginer une utopie sociale où le centre puisse être réinvesti, où l'aban-
don demeure dans la pure grâce de l'échange — Madame Du Deffand,
avec son fameux « il vaudrait mieux ne pas être né », reconduit encore ce
genre d'écart —; c'est une raison, aux yeux de Julie de Lespinasse, de
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368 LE L I V R E AVALÉ

s'abandonner dans le spectacle cultivé des êtres, dont on figure le centre à


la fois inutile et nécessaire, le ban (la voix publique) qui s'efface sous les
discours de chacun et qui alloue la valeur de tous :
Elle nous avait tous entre nous liés d'une sorte d'intérêt dont elle était le
mobile et le but. Nous nous sentions tous amis chez elle parce que nous étions
réunis par les mêmes sentiments, le désir de lui plaire et le besoin de l'aimer.
Hélas! combien de personnes se voyaient, se recherchaient, se convenaient
par elle, qui ne se verront, ne se rechercheront, ne se conviendront plus ! le
charme de sa société tenait si bien à elle que les personnes qui le composaient
n'étaient plus les mêmes ailleurs. Ce n'était que chez elle qu'elles avaient toute
leur valeur80.
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C H A P I T R E 11

La culture et ses marges :


de la République des Lettres
aux droits de Fauteur,
le cas de Saint-Hyacinthe

A CÔTÉ DES INSTITUTIONS MONDAINES des salons, au-delà des cons-


tructions raffinées de la culture populaire, les lettres participent
aussi d'un héritage savant. Héritage à la fois marginal, puisqu'il ne regroupe
qu'un nombre limité de personnages autour de certains usages du savoir
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et, pourtant, central, dans l'économie générale de la culture, puisqu'il


contribue à toute une mythologie de l'érudition et à une valeur publique
de l'éducation. Il faut donc saisir aussi la position des lettres modernes
dans ses rapports avec la République des Lettres, avec les carrières qu'elle
autorise et avec les droits qu'elle rend imaginables.

La République des Lettres

Les plaisirs savants de la culture ont reçu depuis le xvie siècle un nom
fameux, un nom qui fait aussi ressortir la part politique implicite qui se
glisse sous les usages du savoir: «République des Lettres». Issue de
l'humanisme de la Renaissance, la République des Lettres forme une
communauté internationale unie par le souci d'une utilité générale des
connaissances. L'honnête et l'utile se répondent impeccablement afin de
constituer un corps politique particulier, idéalement insoumis aux pou-
voirs nationaux et aux confessions religieuses. Idéal qui prend, en quel-
que sorte, le relais de la christianitas une fois que les États modernes en
ont sonné le glas. Parfois analogue du «public», présentée de temps à
autre comme un autre nom du «Parnasse», la République des Lettres
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370 LE L I V R E AVALÉ

ramasse en elle les savants, qu'ils soient philologues érudits, médecins


novateurs, physiciens avertis, historiographes du roi ou poètes célèbres,
sous le régime égalitaire d'une amitié de l'esprit.
Mais l'univers de cette République ne recoupe pas parfaitement l'espace
mondain des lettres, avec les romans ou les jeux poétiques. Il peut exister
tensions ici, acclimatation là, pour permettre qu'un Boileau, un Fénelon,
un Voltaire puissent se réclamer à la fois (mais pas forcément au même
moment) de ces deux communautés. Cette « République » suppose, pour
une part, que le public qu'elle forme est composé des auteurs qu'elle ras-
semble : pour une part, seulement, car il faut aussi que des tiers recon-
naissent la constitution de cette communauté particulière et prennent
goût éventuellement au spectacle de leurs échanges ou prennent intérêt
(intellectuel pour quelques amateurs ou matériel pour nombre de libraires
et d'imprimeurs) à leur diffusion. La République des Lettres est, en effet,
partie prenante du déplacement qui a touché le statut de la lecture depuis
l'essor de l'imprimerie et la constitution d'un marché des productions
imprimées1. Elle ne repose pas simplement sur la bonne volonté de tous
ses généreux membres, mais sur une révolution dans les modes de com-
munication et sur les nouveaux circuits suscités, par la commercialisation
du livre ou par le développement des services postaux2.
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Le désintérêt affiché de chacun au nom de l'utilité publique n'est jamais


que l'autre face d'une professionnalisation des gens de lettres où la parti-
cipation aux productions et aux débats intellectuels devient un moyen de
faire carrière, à la fois pour acquérir des privilèges honorifiques et pour
bénéficier de ressources financières. L'accroissement des jeunes gens de
bonne famille (et parfois de condition très modeste) qui peuvent arguer
d'une solide éducation fournit un réservoir grandissant de talents et de
connaissances à utiliser pour de subtiles ascensions sociales. Le revers est
aisé à repérer : sous la réussite spectaculaire de quelques-uns, la pléthore
des demi-échecs et des intarissables pauvretés. La République n'affiche
d'égalitarisme que dans ses statuts — dans la pratique, elle génère un
véritable prolétariat des lettres exploité par les libraires afin de faire tourner
la grande machine de la connaissance et de la distraction. Réciproque-
ment elle attire toute une série de faux érudits, de vendeurs de savoir, de
plagiaires et de charlatans qui tentent de tirer profit de ces engouements
nouveaux. Bayle, savant parmi les savants, se fait pourtant un devoir de
critiquer sévèrement l'érudition pour l'érudition ; il met en garde contre
les détournements pour des fins personnelles et purement financières des
connaissances.
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 371

L'effet agrégatif de la République des Lettres voile, en fait, les querelles


de pouvoir, les enjeux d'autorité, les polémiques et les rivalités pour telle
reconnaissance publique ou telle position sociale. Au fur et à mesure que
les gens de lettres augmentent en nombre et en prestige, on conçoit sans
peine que la République croît en dissensions3. Au moment où le terme
apparaît dans les dictionnaires (à la fin du xvne siècle), on peut même
se demander s'il ne tend pas à se vider de ses effets communs, un peu
comme «l'aboutissement d'une longue gestation, [...] point de cristalli-
sation de divers courants de pensée qui, en se fixant, changèrent de nature ;
bref, dans cette consécration, l'expression ne perdit-elle pas de sa force,
de celle-là qui s'attache aux idées4 ? » Là où les Académies, voire les salons,
tentent de pallier l'hétérogénéité sociale par une progressive homogénéi-
sation culturelle, la République des Lettres recouvre sous le voile de l'uti-
lité publique les tensions sociales qui ne cessent de la parcourir. Un auteur
allemand peut bien encore envoyer, en 1747, à un périodique prisé comme
la Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savans de l'Europe, un projet de
Bureau général de la République des Lettres qui centraliserait et redistri-
buerait toutes les questions et toutes les découvertes des érudits européens,
le rédacteur affirme aimablement son scepticisme devant les contrariétés
de goût comme de climat chez les savants, la charlatanerie impossible à
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contrôler, le désintérêt problématique à communiquer à des étrangers


des ressources qui satisferaient l'orgueil national ou la reconnaissance des
Académies locales5. Dans la première moitié du xvnie siècle, la République
des Lettres est fréquemment invoquée pour sa nécessité, rarement recon-
duite en ses principes.
Dans l'article ironique de Voltaire sur les « Lettres, gens de Lettres ou
lettrés » du Dictionnaire philosophique, c'est bien la solitude qui apparaît
constitutive de la République des Lettres. Non seulement les auteurs,
quand ils sont parvenus à éviter les pièges pédants des universités et les
aventures respectables des académies, sont seuls face au public qui les juge
sottement et les rejette volontiers, mais ils sont aussi solitaires par l'absence
de liens et de solidarités entre eux :
Les gens de lettres qui ont rendu le plus de services au petit nombre d'êtres
pensants répandus dans le monde sont les lettrés isolés [...]; éclairez les hom
mes, vous serez écrasés. [... ] Le plus grand malheur d'un homme de lettres
n'est peut-être pas d'être l'objet de la jalousie de ses confrères, la victime de la
cabale, le mépris des puissants de ce monde ; c'est d'être jugé par des sots. Les
sots vont loin quelquefois, surtout quand le fanatisme se joint à l'ineptie, et à
l'ineptie l'esprit de vengeance. Le grand malheur encore d'un homme de lettres
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372 LE L I V R E AVALÉ

est de ne tenir à rien. Un bourgeois achète un petit office, et le voilà soutenu


par ses confrères. Si on lui fait une injustice, il trouve aussitôt des défenseurs.
L'homme de lettres est sans secours6.

Il ne faut donc pas tenir le public pour un juge impartial et subtil. Aucune
illusion de Voltaire sur ce point, pas de mythologie de l'opinion publique,
sauf à l'informer (voire à la former) suffisamment Mais aussi, guère d'illu-
sions sur la fameuse République des Lettres: pour le mieux, ensemble
hasardeux de solitudes géniales, pour le pire, désunion de jaloux qui ne
s'entraident jamais. Solitaires et non solidaires, voilà le destin des gens de
Lettres, alors même que l'ordre social repose encore sur des corps collectifs
et des solidarités effectives7. Plus proche d'un Rousseau qu'on ne pourrait
le croire, Voltaire discerne chez les gens de lettres, un statut social extrême-
ment particulier à un moment où les modes d'établissement apparaissent
souvent brouillés entre le clientélisme traditionnel, le mécénat recherché
et les lois du marché. Voltaire, qui a tâté de tout, reconnaît bien, dans sa
solitude peuplée de Ferney, l'instable légitimité des littéraires, qui ont
pour statut social de ne pas en avoir.
Un manuscrit anonyme, conservé aux Archives nationales, donne à la
République des Lettres une tournure tout aussi problématique, à ceci près
que l'auteur recommande qu'elle soit contrôlée par l'État afin d'être plus
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utile au public : « Comme les gens de lettres sont les plus difficiles à gou-
verner lorsqu'on ne leur témoigne que de l'indifférence, ou du mépris. Ils
sont aussi les plus dévoués et les moins coûteux lorsqu'on sçait se les
attacher par les liens de la fortune et de la gloire. Louis XIV qui connaissait
leur influence sur l'opinion publique les combla de grâces. » Mais depuis
Louis XIV, on ne s'en est plus suffisamment occupé.
Il est arrivé de là que les gens de lettres se sont isolés ; qu'ils n'ont plus gardé
de ménagement, que plusieurs réduits à écrire pour subsister, ont donné dans
toutes les nouveautés qu'ils sçavaient être du goût de leur siècle, que d'autres
ont cherché dans la singularité des opinions, une distinction qu'ils ne pou-
vaient espérer d'ailleurs ; qu'ils ont fixé l'attention publique sur leurs ouvrages
par la hardiesse des principes et que cette effervescence devenue malheureuse-
ment trop generalle a fait craindre de leur part une espèce d'association pour
attaquer les idées reçues8.

Il faudrait, dès lors, un ministre des gens de lettres, qui accorderait pen-
sions, brevets, places à la cour, et imposerait nom d'auteur et procédures
de contrôle.
Les avancées des belles-lettres, parallèlement à l'histoire — avancées qui
se font aux dépens de la théologie et du droit9 —, suscitent, ainsi, nombre
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 373

de rêves exemplaires, de carrières anticipées et de déboires avérés. Robert


Darnton a retracé une partie des travaux et des jours d'un obscur plumi-
tif comme Le Senne après qu'un Diderot en eut donné, sur le moment, la
version fictionnelle avec Le neveu de Rameau : « La République des Lettres
est peuplée de pauvres diables, de vrais hommes de chair et de sang qui
luttent pour conserver leur misérable existence en exécutant tous les petits
travaux qui se présentent sur leur chemin — compilations, anthologies,
distribution de manuscrits, contrebande de livres interdits, espionnage
pour la police10. » Est-ce à dire que la République des Lettres fonctionne
déjà sur le modèle d'un champ littéraire à l'autonomie et à la centralisation
des pouvoirs effectives où se distribueraient reconnaissances, pensions et
célébrités en fonction des positions occupées, ici proches du centre, là
voisines des marges? Pourrait-on penser d'un Voltaire, d'un Diderot,
d'un Duclos, d'un Montesquieu ce que Michel Foucault affirmait à pro-
pos de Gérard de Nerval : « son œuvre disait que la seule manière d'être
au cœur de la littérature, c'est de se maintenir indéfiniment à sa limite, et
comme au bord extérieur de son escarpement11»? À l'instar des âmes
privilégiées qui, dans le Phèdre de Platon, passent sur le dos de la sphère
du sensible afin de contempler les formes intelligibles, les écrivains du
xixe siècle comme Nerval doivent s'installer sur le bord sensible de l'écri-
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ture pour apercevoir les vérités immémoriales (c'est-à-dire sans mémoire)


de la littérature. Est-il possible de repérer ce jeu entre marge et centre
dans les conduites sociales aussi bien que dans les pratiques littéraires au
xviii6 siècle ? Plutôt que de retracer un ensemble sociologique mouvant,
attachons-nous à la carrière singulière d'un auteur en guise de réponse.
De Saint-Hyacinthe, on ne se souvient plus guère que du Chefd'œuvre
d'un inconnu qu'il publie anonymement en 1714 : « ce que l'on connaît de
Thémiseul de Saint-Hyacinthe [... ] dresse le portrait d'un marginal qui,
sans doute malgré lui, a vécu difficilement, hors des circuits tradition-
nels12 », dit Henri Duranton. La vie de Saint-Hyacinthe semble en effet
témoigner de son appartenance à cette « gueuserie » littéraire qui com-
mence à envahir la République des Lettres au début du xvme siècle. Ainsi
M. des Sablons rapporte-t-il que Voltaire, dans ses Lettres secrettes, fait de
Saint-Hyacinthe l'aimable portrait que voici : « infâme escroc & sot pla-
giaire, voilà l'histoire de ses mœurs & de son esprit. Il a été Moine, Soldat,
Libraire, Marchand de Caffé, & vit aujourd'hui du profit du Biribi. [...]
C'est un de ceux qui déshonorent le plus les Lettres & l'humanité. Il n'a
guère vécu à Londres que de mes aumônes & de ses libelles13. » Saint-
Hyacinthe apparaît alors comme un excellent exemple de marginalité ou
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d'atypicité littéraire. Pourtant, le même Voltaire publie, en 1768, sous le


nom de « Mr de St. Hiacinte » son Dîner du Comte de Boulainvilliers et il lui
attribue, de façon aussi élogieuse qu'erronée, Le militaire philosophe14. C'est
se servir, bien sûr, de la réputation de philosophe déiste, anti-religieux, de
Saint-Hyacinthe, mais il s'agit aussi d'une marque de légitimation impli-
cite de l'écrivain et de sa reconnaissance au sein de la République des
Lettres15. Où se situe donc Saint-Hyacinthe?

Les vies parallèles de Thémiseul de Saint-Hyacinthe

Thémiseul de Saint-Hyacinthe est né Hyacinte Cordonnier, d'une famille


champenoise d'officiers appartenant aux Orléans (la mère de Hyacinte
recevra une pension de Monsieur après la mort du son mari)16. La rumeur
voudrait qu'il soit le fils de Bossuet, mais rumeur tardive, dont on ne sait
même s'il l'a connue. Il fait ses études à Troyes, chez les oratoriens, quitte
cependant l'école pendant son année d'humanités (sans que l'on sache
exactement pour quelle raison ou quel scandale interne, mais on suppose
un conflit avec ses maîtres). Son esprit indépendant se manifesterait donc
par ce premier coup d'éclat. Il étudie seul et participe à la vie mondaine de
Troyes, ce qui lui vaut d'écrire quelques pièces galantes qu'il publiera
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beaucoup plus tard sous le joli titre de Pièces échappées du feu, mais qui
ont pour prime nom Polissoniana (par où l'on saisit une dimension ludi-
que, voire gaudriolesque, dont il ne se départira jamais tout à fait). Il
revient chez les oratoriens pour finir ses études, obtient un brevet d'offi-
cier subalterne et part, en 1703, prendre part à la guerre de succession
d'Espagne. Mais il est vite capturé à Blenheim où le duc de Marlborough,
sans attendre ni Pâques ni la Trinité, écrase les Français. Ce sont alors
trois années de captivité en Hollande, ce qui signifie beaucoup de bières,
de «tabagies», de lectures et de conversations (sans compter quelques
« gentilles allemandes », comme il le dit).
De retour à Troyes, il renoue avec sa modeste vie mondaine qu'il doit
interrompre en 1711 à cause d'un scandale dont, encore une fois, on ne
sait pas grand chose, sinon qu'il devait toucher une jeune fille, peut-être
noble, peut-être même religieuse. Il repart donc pour la Hollande où
deux crises le touchent profondément : une crise mystique (qui fait du
catholique peu pratiquant qu'il était un déiste proche de l'athéisme, malgré
un dialogue fervent avec le père Quesnel) et une crise d'asthme (qui rendra
sa santé pour toujours fragile). C'est à La Haye qu'il crée avec quelques
amis un Journal littéraire, puis réédite et préface le Traité du Poëme Epique,
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 375

du père Le Bossu, en réponse à une commande de libraire, de la façon


typique dont s'y prennent les seconds couteaux de la vie littéraire pour
subsister dans le commerce des savoirs.
Il publie, en 1714, son Chef à'œuvre d'un Inconnu. Ce petit ouvrage
tient de la pochade et s'inscrit dans la longue lignée des pédants moqués
de Janotus de Bragmardo et autres Hortensius jusqu'à Pangloss, mais
copie aussi les dénonciations savantes de certains charlatans au sein
même de la République des Lettres, comme le fait Michael Lilienthal dans
son De machiavellismo litterario l'année précédente ou comme le fera
l'année suivante Johannes Burkhard Mencke avec son De charlataneria
eruditorum. Ce que l'on peut trouver de mieux pour exciper au nombre
des écrivains douteux est encore de les dénoncer ironiquement. Le fait de
tomber en pleine résurgence de la Querelle des Anciens et des Modernes
lui assure un certain succès :
C'étoit précisément dans le temps qu'il y avoit à Paris une dispute très-animée
sur la comparaison des Anciens avec les Modernes. Les partisans de l'antiquité
prêtaient au ridicule par leur exagération en faveur de ceux à qui ils donnoient
la préférence, & par le peu de justice qu'ils rendoient aux bons écrivains de
notre siècle. Cette partialité fut l'occasion du Livre intitulé : Le Chef-d'œuvre
d'un Inconnu, par Mathanasius [...]. Ce joli Ouvrage eut le plus grand succès :
Paris en fut enthousiasmé pendant quelque tems ; & on le lisoit avec d'autant
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plus de plaisir, qu'outre que les commentateurs passionnés des Anciens y


étaient tournés dans le plus grand ridicule, par l'imitation parfaite que l'Auteur
avoit faite de leur méthode dans l'explication des Ecrivains de l'antiquité, on y
trouvoit quelques traits assez plaisans qui avoient rapport aux Jésuites & à la
Bulle Unigenitus, qui causoit pour lors les plus grandes disputes, & qui souffroit
beaucoup de contradiction17.
Saint-Hyacinthe revient alors en France, publie des Mémoires littéraires
où il se plaît à de multiples digressions à partir de sujets variés, mène une
vie mondaine à Paris, monte un autre journal avec Lévesque de Burigny
et Prosper Marchand (l'Europe savante), mais doit de nouveau retourner
en Hollande à partir de 1720 pour des raisons de santé. Il y traduit la
première partie de Robinson Crusoe et s'y fait, à nouveau, rattraper par le
scandale : amoureux d'une jeune fille noble, riche et belle, la légende veut
qu'il lui ait demandé de l'enlever, lui, afin d'éviter les poursuites judiciai-
res. Il l'épouse pour finir et, tous deux, vont vivre en Angleterre où, grâce
à la fortune de sa femme, Saint-Hyacinthe est, pour la première fois,
financièrement à l'aise. Cependant, diverses opérations malheureuses les
replongent dans la gêne et, en 1732, il doit fuir à Paris des créanciers deve-
nus trop pressants. Il y survit d'activités littéraires variées et d'appuis
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ponctuels dans les milieux mondains qu'il fréquente, mais il est mêlé au
scandale de la Voltairomanie de l'abbé Desfontaines, dans la mesure où il
avait inséré un épisode peu à la gloire de Voltaire (sans en mentionner le
nom) dans sa Déification d'Aristarchus Masso (satire d'un journaliste qu'il
exécrait). Or, Desfontaines récupère ce passage comme un témoignage de
la veulerie de Voltaire18. Plus grave, en 1740, alors qu'il est en voyage pour
récupérer un héritage de son épouse, sa fille aînée se laisse enlever et
mettre dans un couvent pour y être éduquée religieusement19 — scandale
qui l'oblige à s'exiler encore une fois en Hollande où sa femme meurt
deux ans plus tard et où il s'éteint lui-même en 1746 dans la plus totale
misère.
Existence, donc, de bric et de broc qui va d'exil en scandale, de provi-
soires réussites en retombées chaque fois plus radicales, d'une polygraphie
mondaine et enjouée à une philosophie morale et sérieuse, qui semble bien
témoigner du statut incertain de ce que Robert Darnton (et Jean-Marie
Goulemot à sa suite) appelle, de façon sciemment anachronique, la
« bohème littéraire » et que l'on pourrait rendre d'un vocable plus adé-
quat à l'époque par les « aventuriers littéraires20 ». De la même façon que
se développent les possibilités, pour les cadets sans fortune et les petits
nobles désargentés, de parcourir le monde et de chercher une réussite
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hors des limites de l'Europe, il est devenu typique pour un jeune homme
bien éduqué comme Saint-Hyacinthe par un système d'enseignement en
plein essor, de se lancer dans l'aventure des lettres en tentant de convertir
son capital de savoir en capital à la fois symbolique et financier (pour
parler comme Pierre Bourdieu), dans la mesure où la carrière des lettres
offre désormais les deux (au moins pour quelques-uns). C'est en quoi
Jean Marie Goulemot a sans doute raison d'affirmer que «l'opposition
réelle ne serait donc pas entre partisans et adversaires des Lumières, mais
entre écrivains établis — sorte d'establishment de la littérature — et
bohème malheureuse21 ». Mais cela permet-il vraiment de rendre compte
de la « carrière » d'un Saint-Hyacinthe, dans la mesure où l'on pourrait
raconter son histoire de manière presque exactement inverse ?
Reprenons donc la vie de Saint-Hyacinthe. Bonne éducation chez les
oratoriens (sciences, histoire, langues vivantes, latin, un peu de grec et une
initiation philosophique surtout platonico-augustinienne, mais teintée
d'un brin de cartésianisme), en prise sur l'actualité. Il apparaît, selon ses
professeurs, comme un « eleganti ingénia adulescens », autrement dit un
jeune homme à l'esprit distingué. De fait, une fois dans le monde, il
s'affirme comme bel esprit, à l'aise dans les jeux littéraires des salons
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Montréal, 2000. ProQuest Ebook Central, http://ebookcentral.proquest.com/lib/umontreal-ebooks/detail.action?docID=3248927.
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 377

provinciaux. Sa captivité en Hollande lui permet d'enrichir considérable-


ment une culture générale déjà conséquente dont on verra des traces dans
le Journal littéraire qu'il fonde avec des personnalités aussi marquantes
que S'Gravesande et Sallengre, et qui alimente jusque dans la parodie le
Chef d'œuvre d'un Inconnu.
Ce texte témoigne en effet d'une aisance à manipuler la tradition
savante et la rhétorique de l'école, en même temps que d'une inscription
dans le jeu mondain du portrait à charge et de la satire enjouée22. Son
succès s'explique non seulement par l'effet d'actualité (tomber en pleine
querelle d'Homère), ce qui dénote au moins un sens aiguisé des courants
contemporains, mais aussi par la qualité intrinsèque de la satire et le ton
distingué du badinage érudit qui, à la fois, met à la portée des mondains
des questions d'école et leur donne un sentiment de supériorité sur les
savants. L'ouvrage, publié anonymement, est d'abord attribué à nul autre
que Crousaz ou Fontenelle: c'est dire la qualité d'écriture et le savoir
engagé dans cette « pochade » de jeunesse. Ce n'est donc pas hasard ni
chance (du débutant) si le texte ne cesse d'être réédité (trois éditions
pirates dès l'année de parution — ce qui est un signe du succès du texte
—, puis, des éditions en 1716,1728,1732,1744,1745,1752, deux en 1758, et
l'édition Leschevin de 1807 qui fait autorité). Daniel Mornet dans son
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enquête sur les bibliothèques des particuliers recense 129 exemplaires du


Chef d'œuvre, ce qui le place au quatorzième rang, avant même tous les
romans !
Le Dr Mathanasius devient le personnage de l'érudit prétentieux et vain
qui fait de l'explication d'un texte tout simple de la tradition populaire
un prétexte à délire savant23. Le succès est tel que le nom propre devient
un modèle commun. Jacques-Élie Gastelier, dans sa correspondance litté-
raire (avant celle de Grimm), annonce à son correspondant en février
1738 : « II paraît un nouveau Mathanasius. Au lieu de la chanson Catin,
Catos, dont les beautés sont si plaisamment mises au jour dans celui de
M. de Saint-Hyacinthe, l'imitateur a pris un couplet fait autrefois sur le
Père Couvrigny, jésuite, et de là on peut juger du panégyrique que l'on y
fait des Pères de la société24.» L'ouvrage de Saint-Hyacinthe est donc
suffisamment prisé, 25 ans après sa parution, pour servir de patron aux
pamphlets que l'actualité réclame.
Après ce succès, sa venue à Paris l'impose dans les principaux cercles
mondains, soutenu de plus qu'il est par le Régent (puisque sa famille,
traditionnellement, est dans la clientèle des Orléans). Il a d'ailleurs suffi-
samment de crédit pour avoir été chargé de justifier la politique française
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3/8 LE L I V R E AVALÉ

face aux menées espagnoles dans des Entretiens sur les Entreprises de
l'Espagne. Il ne s'en tient portant pas à la simple actualité et en profite
pour réfléchir sur la société et l'État. Il traite des problèmes entre France,
Espagne et Angleterre, par faits et analyses dans un premier entretien, par
principes méthodiques dans le second, de sorte à fonder en raison la
compréhension des circonstances historiques et de l'évolution des États.
Il glisse d'ailleurs, au passage, une critique des manières purement mon-
daines, ne pouvant se satisfaire (déjà en « philosophe des Lumières ») de
l'ignorance des principes sociaux et du mépris du bien commun :
Comme ce n'est point la Mode en France de travailler à se rendre utile à l'Etat,
Mais seulement à soi même, nous ne confondons point le bien public avec le
nôtre, deux choses cependant qui ne devroient jamais être desunies. [...]
Quand nos jeunes gens ont lu les Poètes, quelques Mémoires Modernes, qu'ils
savent sur le bout du doigt nos Tragédies, nos Opéras, l'Histoire Scandaleuse
de Paris, qu'ils ont une bonne provision d'Airs Nouveaux, qu'ils brillent dans un
Cercle de femmes, qu'ils se font voir au spectacle parez comme des Coquettes,
qu'ils savent tenir table pendant cinq ou six heures, Ils se croient les Premiers
Hommes du monde25.
Il y a là un véritable réquisitoire contre la vie mondaine, faite d'amuse-
ments littéraires et de commérages insipides, au lieu de fournir réflexions
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et savoirs. La suite du texte cherche bien à asseoir toute analyse sérieuse


sur une juste et savante recherche des principes de gouvernement. Même
si, au bout du compte, l'idée est de justifier la politique du Régent, la
tentative de la fonder en raison et d'en saisir la justice conduit, paradoxa-
lement, à suivre de près Grotius et à s'appuyer sur des principes du genre :
« La Nature faisant naitre tous les Hommes égaux, nul Homme n'a donc
naturellement un Droit de propriété sur un autre Homme, de sorte qu'il
puisse en disposer à sa volonté»; ou encore: «si la nécessité a forcé les
Hommes à se réunir sous de certaines Loix, pour former des Sociétez qui
assurassent leur bonheur ; ces mêmes Hommes ont toujours le Droit de
former entre eux de nouvelles Loix, lorsqu'ils le jugent nécessaire ; parce
que ne s'étant réunis que pour être heureux, leurs vues subsistant toujours,
ils ont toujours le même Droit de travailler à y parvenir26 ». C'est pour-
quoi il est possible de rééditer le texte en 1733, alors même que le contexte
historique a changé, car la valeur des arguments et des principes demeure
évidente, d'autant que, sur certains points, ils anticipent sur Montesquieu
qui leur donnera encore plus d'autorité.
La critique de la mondanité n'empêche cependant pas Saint-Hyacinthe
de participer activement à la vie des salons. Saint-Hyacinthe n'est pas
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 379

Rousseau. La satire porte surtout sur les petits-maîtres et les jolis mar-
quis, non sur la vie mondaine comme telle. Le bonheur d'une existence
tient à la juste alternance entre la légèreté et l'enjouement mondains et le
sérieux et l'application d'une réflexion savante : l'idéal encore d'un Diderot.
Saint-Hyacinthe est, en particulier, un familier du salon de Mme de Lam-
bert et il en demeurera, semble-t-il, fort proche. Il trouve, en même
temps, un charme à la vie contemplative et au calme de la retraite. En
Hollande, il publie en 1722 des Lettres écrites de la campagne où il tente de
faire valoir une philosophie morale fondée sur des principes laïcs. Là
encore, succès dans la République des Lettres (la Bibliothèque ancienne et
moderne-, après un compte-rendu élogieux, en fournit des extraits longs
de sept pages, contre deux pages accordées à d'autres lettres qui viennent
d'être publiées la même année : les Lettres persanes de Montesquieu !).
Quant à son mariage qui le place dans une position sociale et finan-
cière plus assurée, loin d'être l'aventure de la légende, il apparaît que ce
fut un mariage validé par la présence des parents et la bienveillance des
autorités (même si la famille de sa femme est profondément protestante
et lui, au mieux, déiste). Parvenu en Angleterre, dans un climat politique
qui lui convient mieux que la France des années 1720, il est reçu aussi bien
dans la bonne société londonienne qu'à la Royal Society (où il parrainera
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d'ailleurs en 1730 Montesquieu). Ses pertes financières et la désobligeance


de Georges II pour les émigrés protestants l'obligent, certes, à quitter
précipitamment Londres en 1732, mais c'est pour mieux retrouver la vie
parisienne et les salons de Mme de Tencin et de la duchesse du Maine. Il en
profite, sous couvert de contes de fée, pour faire une satire de Georges II
et une apologie du prince de Galles (Le prince Titi, 1735) où la badinerie
critique s'allie au bréviaire du juste gouvernement pour produire une
pièce à succès aussitôt rééditée.
Si ses dernières années, en raison de son exil forcé, de ses finances de
plus en plus serrées et de la mort de son épouse (avec qui il a formé un
couple, à ce qu'il semble, fort heureux : ce qui n'est pas forcément l'habi-
tude dans les mariages au xvme siècle) ne concordent plus avec une car-
rière mondaine et savante parfaitement menée, il n'en demeure pas moins
que Saint-Hyacinthe a connu gloire et aisance, que ses contemporains l'ont
reconnu comme un personnage notable de la République des Lettres et
qu'il semble tout à fait abusif de l'inscrire dans la marginalité et la bohème
littéraire.

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380 LE L I V R E AVALÉ

Le centre et la marge ?
Nous voici donc en présence de deux histoires dont il serait facile de
prétendre que la seconde, historiquement plus sérieuse, attentive à débus-
quer légendes et commérages, potins et racontars, est la plus fiable. Je
voudrais ici ne pas céder à cette facilité. Dans ce genre d'opérations, il
s'agit bien souvent d'acquérir le privilège institutionnel de découvrir un
génie méconnu. Or, Saint-Hyacinthe n'est pas un Montesquieu oublié.
S'il a de nombreuses qualités, s'il occupe une position importante parmi
les seconds couteaux de la vie littéraire, il serait par trop réducteur de ne
plus voir en lui que la réussite sociale et la vivacité intellectuelle. Je crois
qu'il est bon de prendre les deux histoires au sérieux et de saisir, du coup,
ce qu'elles révèlent dans leur opposition même.
Un premier élément que l'on peut en tirer est que le maillage du filet
institutionnel est, à l'époque, suffisamment large pour permettre de cir-
culer de l'ombre des marges à la lumière des pleines pages. Ou, plus exac-
tement, cela permet de révoquer l'idée qu'existé, au début du xvme siècle,
une « marginalité » littéraire au strict sens du terme. Non seulement l'ins-
titution tolère sans peine une dissémination qu'elle ne saurait, de toute
façon, contrôler, mais surtout il ne vient à l'esprit de personne de tenter
de jouer d'une position marginale pour mieux valider la justesse (et la
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justice) de sa posture : Rousseau n'est pas encore venu et nous sommes


encore plus loin des mouvements d'avant-garde qui feront leur beurre
symbolique en refusant de pérenniser et d'être autorisé par l'institution
littéraire.
Quoiqu'il n'entre plus exactement dans les habitudes du clientélisme
ni dans les pratiques du mécénat, Saint-Hyacinthe reconduit encore les
usages institués de la République des Lettres et des salons mondains. Il ne
tente pas, à l'instar de Rousseau d'établir son nom par la rupture avec les
modes d'établissements usuels en impliquant ainsi un accès immédiat à
la vérité27. Saint-Hyacinthe participe bien de la professionnalisation des
gens de lettres et cherche à en saisir les occasions, que ce soit la reconnais-
sance des salons, des académies ou du public des journaux littéraires, alors
qu'un Rousseau, ou, plus tard, un Louis-Sébastien Mercier et, pendant la
Révolution, un Fabre d'Églantine ou un Marat, tâchent d'asseoir leur lé-
gitimité par un rejet radical du jeu des institutions littéraires et entendent
s'établir à l'écart du professionnalisme abusif de leurs confrères auteurs.
On peut opposer les projets ponctuels de Saint-Hyacinthe au projet
radical de Rousseau au début des Rêveries. On se souvient que Rousseau
commence par son retrait de toute forme de socialité : « Me voici donc seul
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 38l

sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-
même28. » Que sera, dès lors, l'écriture de cet écart ? Rousseau y répond
résolument à la fin de cette première promenade :
Une situation si singulière mérite assurément d'être examinée et décrite [...].
Je ferai sur moi-même à quelque égard les opérations que font les physiciens
sur l'air pour en connaître l'état journalier. J'appliquerai le baromètre à mon
âme, et ces opérations bien dirigées et longtemps répétées me pourraient four-
nir des résultats aussi sûrs que les leurs. Mais je n'étends pas jusque-là mon
entreprise. Je me contenterai de tenir le registre des opérations sans chercher à
les réduire en système. Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec
un but tout contraire au sien : car il n'écrivait ses Essais que pour les autres, et
je n'écris mes rêveries que pour moi29.
Une double comparaison préside donc aux destinées des Rêveries. La pre-
mière rapporte l'écriture personnelle de Rousseau aux procédures rigou-
reuses des scientifiques. Rien de plus rassurant pour qui entend affirmer
l'authenticité et la véracité de ce qui est écrit. Il y manque seulement
l'esprit de système, mais on sent que, loin de nuire, cela évite justement
les erreurs que génère toute production par trop systématique. La seconde
comparaison replie l'écriture volontairement erratique de ces promena-
des sur le grand modèle du genre : les Essais de Montaigne. Mais à condi-
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tion d'en inverser exactement les intentions. Là encore, la sincérité vient


du repli sur soi, non du souci des autres. Modèle scientifique et modèle
littéraire viennent autoriser l'écriture rebelle de Rousseau, pour autant
qu'il puisse s'en écarter et faire passer son écart pour un supplément
d'autorité. Saint-Hyacinthe peut se tenir en retrait de certains mésusages
des institutions littéraires, il en suit néanmoins, et sans remords, les règles
du jeu.
Le second point tient à ce travail de la médisance qu'on ne saurait
ramener à un simple exercice de délire social ou de jalousie d'auteur, car ce
serait ignorer la valeur communautaire du commérage. Le potin définit
un espace social qui, dans la vie mondaine et, même, dans la République
des Lettres joue un rôle important. Il n'a certes pas cessé d'ordonner une
partie de nos existences, mais il occupe une position beaucoup plus cru-
ciale dans le monde de l'Ancien Régime. On pourrait dire, d'une formule,
qu'au xvme siècle, on passe d'une pragmatique du potin à une esthétique
de la marge. Autrement dit, d'une présence de l'oral qui noue, selon le
modèle de la conversation, des échanges entre interlocuteurs, on transite
vers une représentation de l'écrit (qu'indiqué le terme même de marge)
qui impose une dissymétrie radicale entre producteurs et récepteurs. Là
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382 LE L I V R E AVALÉ

où il faut souscrire à un principe pragmatique d'échange (la seule façon


de recevoir un potin est d'en donner un autre), selon une dimension
temporelle, on doit désormais produire une expérience esthétique (donc
individuelle) selon une dimension spatiale de jeux de position.
À la joute oratoire (implicite) s'oppose le principe même de l'opposi-
tion, c'est-à-dire la recherche de la différence pure à la Rousseau. Saint-
Hyacinthe peut jouer avec des positions contraires, son ironie suffît à
assurer sa posture comme une instance d'échange suffisante. À propos de
la Sémiramis de Crébillon, Saint-Hyacinthe note avec la distance néces-
saire : « La Ville avoit critiqué ; il étoit dans la règle que la Cour approuvât.
Ce sont deux espèces de Républiques, composées d'Hommes différens ;
ils se moquent les uns des autres, & peut-être les uns & les autres ont ils
raison30. » La possibilité d'échange et de circulation est justement ce qui
assure la polygraphie et permet l'hétéroclite des occupations et des dis-
cours, alors que la volonté de différenciation impose une homogénéité
du lieu occupé, voire, bientôt, une paranoïa de la position. D'un côté,
parcellisation et affrontement; de l'autre, échange et tact. Le tact est, en
effet, central dans la vie mondaine : c'est la politesse du toucher, rhétorique
sociale qui parvient à allier docere (enseigner) et delectare (plaire, amu-
ser), justement parce qu'elle développe un sens du movere (émouvoir,
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toucher). Cette théâtralité du rhétorique propre à la politesse mondaine


s'efface devant le jugement esthétique qui crée seulement des vis-à-vis
selon le principe du tribunal de l'expérience31.
On peut rejoindre ici la différence que Roger Chartier instaure entre
opinion agie et opinion actrice, entre théâtre et tribunal qui imposent,
l'un, dissimulation et secret, l'autre, transparence et ouverture32. S'il y a
transparence, c'est qu'il faut que l'élite affirme ses positions et rende visible
ce que tous devraient admirer et désirer. S'il faut du secret, c'est qu'il est
nécessaire à la bonne économie des potins (en un sens, le commérage ne
viendrait pas de dissimulations qu'il faudrait percer; les secrets existe-
raient plutôt pour donner essor aux potins...). Au xvne siècle, l'homme
de lettres naît dans ce lieu de partage (au double sens du terme) entre
érudits et mondains comme entre cour et ville. De plus en plus, l'érudition
comme accumulation, ayant sa fin en soi est critiquée, et la mondanité
comme espace d'amusement autosuffisant apparaît insatisfaisante : pédants
et petits marquis sont renvoyés dos à dos. Au siècle suivant, une finalité
nouvelle devient nécessaire: l'homme de lettres ne souscrit plus seule-
ment à l'austérité du savoir ou à la légèreté des jeux mondains, il est plus
que jamais assigné à l'utilité publique, il se fait philosophe33. L'utilité est,
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 383

en effet, ce par où se relégitime l'homme de lettres, au moment où ni la


tradition savante (par l'érudition), ni la tradition mondaine (par le savoir
et le prestige social du potin) ne parviennent plus à valider statuts et
positions. Avoir droit à la qualité d'auteur pose un problème manifeste de
légitimation (de même que le statut d'œuvre d'art n'a plus rien d'évident et
ne tarde guère à susciter l'éclosion d'une nouvelle discipline : l'esthétique).
Les auteurs dont le statut consistait à ne pas en avoir, ainsi que l'a remar-
qué Christian Jouhaud pour le début du xvne siècle, pouvaient encore se
prévaloir de reconnaissances clientélaires ou institutionnelles ; désormais,
cette question de légitimité passe au premier plan des destinées d'auteur.

Saint-Hyacinthe : le fantasque et la marge

Dans sa dernière œuvre, Saint-Hyacinthe thématise justement, avec beau-


coup d'ironie et d'à-propos, cette question de l'auteur et de sa relation au
public. De superbe façon, il commence ainsi: «Je félicite le Public de
l'envie qui m'a pris d'être Auteur », ouvrant dès lors le destin de l'écrivain
aux finalités du public, mais avec un amusement mordant où auteur et
public font les frais de la satire. Dans ce périodique, publié finalement
sous forme de livre, il s'agit, encore une fois, de faire un travail de journa-
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liste littéraire, offrant divers textes (dont huit lettres supplémentaires aux
Lettres persanes de Montesquieu qui seront reprises dans l'édition de 1754),
mais en en composant lui-même la majeure partie. Texte de nouveau
anonyme qui joue avec cette notion d'auteur et ce qu'elle sous-tend. Il y a
chez Saint-Hyacinthe, ce souci d'homme du monde de ne pas afficher
son nom : « J'ai toujours cru qu'un honnête homme pouvait bien ne point
publier son nom en publiant ses ouvrages [... ] c'est pourquoi je n'ai jamais
mis mon nom à aucun de mes ouvrages qu'à un seul [les Recherches philo-
sophiques, 1743], encore n'est-ce qu'au bas d'une épître dédicatoire34. »
Dans cet ultime texte qu'il publie en 1745, dans la plus sombre misère, il
allie à la réflexion morale et sociale le badinage ironique de la fantaisie
mondaine la plus enlevée. Il ne l'a pas intitulé pour rien Le fantasque35 !
Le « fantasque », pour un Fénelon, est encore conçu péjorativement :
c'est « un je ne sais quoi qui n'a ni forme, ni nom, qui n'en peut avoir, et
que vous ne sauriez définir deux instants de la même manière36 », alors que
Saint-Hyacinthe en retourne la valeur et en saisit la dimension propice à
la nouvelle situation de l'écrivain :
Je félicite le Public de l'envie qui m'a pris d'être Auteur, il aura le Livre le plus
varié du monde, & de plus un Livre qui ne finira jamais. Ainsi on goûtera le
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384 LE L I V R E AVALÉ

plaisir charmant de la variété, sans craindre de le voir finir. Un plaisir qui dure
toujours, n'est-il pas le plus grand de tous les plaisirs ?
Le Titre seul aura fait sentir au Lecteur intelligent la vérité de ce que je
viens de dire. Il l'annonce parfaitement. C'est le plus beau Titre qu'on puisse
choisir. Il dit par un seul mot quel est le but, le dessein & le sujet & la manière
de le traiter; & fait en même tems connoitre, que le sujet est immense, le
dessein inépuisable, la manière aisée & que le but dans son unité renferme
une variété infinie : semblable à l'Univers qui n'est qu'un dans l'assemblage
d'un nombre innombrable d'êtres, toujours le même & toujours varié, tou-
jours ancien & toujours nouveau : quel terme en effet peut-on assigner à la
fantaisie de l'Homme ? Tout ce qui est, & tout ce qui n'est pas, peut en être
l'objet, souvent même ce qui ne peut pas être. Ainsi quand la fantaisie me
prendrait de ne plus écrire, ou que ma mort qui n'est pas éloignée, me feroit
discontinuer cet Ouvrage, parce que j'aurai alors d'autres choses à faire, cet
Ouvrage ne discontinuerait pas pour cela: il se trouvera toujours assés
d'Ecrivains fantasques tout prêts à le continuer, après eux d'autres encore,
auxquels d'autres encore succéderont & ainsi in secula seculorum, amen. C'est
sur quoi j'ai fondé sa durée infinie, ainsi que j'en ai fondé le plaisir sur la
variété37.

La nouvelle et bien sarcastique religion qu'il invente est celle des lettres
et de la pure fantaisie, alliage de la légèreté mondaine et de l'ouverture
sérieuse à un univers qui semble toujours plus vaste. La tradition et la
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transmission d'un héritage y trouvent encore demeure, mais assignées à


la variété infinie plus qu'à la répétition : loin de la solitude rousseauiste et
voisine de ses promenades variées, cette œuvre n'est celle de personne
puisque chacun peut la poursuivre à son gré. Puisque l'homme apparaît
si nécessairement fantasque, comment forclore la figure sociale de
Fauteur à des tâches et à des légitimations ordonnées par la tradition, les
patrons ou les institutions littéraires38 ?
Le désir d'être auteur suffit à son autolégitimation, mais pareil désir
s'instaure d'avoir un public qui le réclame. Qui d'autre que le public
pourrait justifier un individu de se targuer du nom d'auteur ? L'initiative
de l'écriture ne viendrait donc pas d'un sentiment privé ou d'un désir
instinctif. Rien de naturel dans le fait d'écrire. Le désir qui surgit chez le
futur écrivain provient du public qui l'appelle, dans la mesure où les
auteurs ont une valeur publique à défaut d'un statut social. C'est en quoi
la variété en figure le principe par excellence. L'auteur ne saurait donc
demeurer pris dans son personnage. Appelé par le public (c'est sa voca-
tion), il se distribue dans la durée de ses continuateurs, comme s'il était
moins le propriétaire de son œuvre que le relais propice et provisoire de
la voix publique.
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 385

Sur quelles compétences, pourtant, asseoir la légitimité de l'écrivain ?


La vocation ne suffit pas forcément pour transfigurer un assembleur de
mots en auteur.
En lisant la première Epitre du second livre des Epitres d'HORACE, je trouvai
qu'il y remarquoit, «qu'un homme qui n'avoit pas apris la navigation,
n'entreprenoit pas de conduire un Vaisseau: [...] qu'en un mot personne
n'exerçoit un métier sans l'avoir apris, excepté celui de faire des vers, dont les
ignorans & les savans se mêlent indifféremment. » [... ] Je fis réflexion qu'au
lieu de borner cette remarque aux faiseurs de vers, on pouvoit en général
l'étendre aux faiseurs de Livres. Se mêle d'en faire qui veut s'en mêler. On ne
fait d'apprentissage que pour les imprimer, les relier ou les vendre, on n'en
fait point pour les composer. En effet rien n'est plus facile, on n'a pas besoin
d'aprentissage. On dit que pour jouer de la flûte, il ne faut que soutier &
remuer les doigts ; on peut dire de même que pour faire un Livre, il ne faut
que penser & écrire39.
Horace s'amuse, en effet, de cet engouement pour la poésie qui engage
chacun à composer dès le matin, qu'il soit savant ou non. Mais c'est aussi-
tôt pour rappeler l'utilité publique des poètes, d'une part, en ce que leur
folie leur évite toutes les autres passions qui nuisent tant au bien-être de
la cité, et, d'autre part, en ce qu'ils façonnent la moralité des jeunes gens
et des citoyens par leurs récits exemplaires et les doux accents de leurs
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prières40. Saint-Hyacinthe saute scrupuleusement cette récupération du


poète dans l'ordre de la cité et tire seulement le fil du non-savoir, ou,
plutôt, d'une immédiateté des compétences : tout homme un peu éduqué
sait écrire et penser, cela suffit pour devenir écrivain. Il s'agit donc moins
d'insister sur le vide des compétences que sur l'accessibilité évidente au
statut d'auteur, une fois acquise la diffusion de l'écriture. Ce n'est pas la
lecture des œuvres existantes ni la transmission d'héritages rhétoriques
ou de modèles exemplaires qui engagent au désir d'écrire et qui ouvrent à
sa réalisation : rien que l'appel anonyme du public et l'écriture apprise
couramment d'une pensée toujours déjà présente.
Saint-Hyacinthe suppose, néanmoins, un contradicteur: «Cela est
vrai, dira quelqu'un, mais il faut savoir bien penser & bien écrire41. » Ou
encore, après une longue discussion : « par bien penser, par bien écrire,
j'entens penser conformément à ce que sont véritablement en elles-mêmes les
choses dont il s'agit; connaître donc ainsi la vérité, & l'exposer si parfaite-
ment qu'on force le préjugé même à la reconnoitre, & qu'ainsi elle triomphe
de l'erreur, & soit exprimée avec tant de grâces qu'on aime à lire l'Ouvrage
qui l'enseigne42. » Comment ne pas repérer à nouveau le type de rapport à
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la vérité et au style qui parcourt l'Ancien Régime : être vrai ne suffit pas, il
faut encore paraître vrai ? Mais ici l'apparence de l'expression adhère plei-
nement à la force de la vérité. Le rédacteur concède la justesse du propos,
il se contente simplement de dilater légèrement vérité et expression en
pointant du doigt l'utopie d'une telle adéquation :
Songez-vous, MONSIEUR le dificile, que parmi plus de trois ou quatre cent
mille volumes imprimés depuis l'invention de l'Imprimerie, il n'y en a peut-
être pas dix qui soient tels que vous voulez que soit un bon Livre ; pas dix, il
n'y en a peut-être pas quatre, si on en excepte quelques petits traités particu-
liers, si petits qu'ils ne sont presque que des feuilles volantes ? Si on ne donnoit
au Public que des Livres tels que vous les souhaitez pour être bons, que
deviendroient tant de femmes lors qu'elles se trouveroient sans compagnie
dans l'intervale de leur toilette à leur dîner, ou de leur dîner à leur Quadrille ?
[...] Les Livres nouveaux préviennent ces inconveniens, ils les amusent, &
après les avoir amusées, ces Livres vont dans l'Antichambre servir d'amuse-
ment à ceux des Laquais qui aiment la lecture & les empêchent de jouer aux
cartes. Mais que deviendroient même dans leurs momens d'ennui tant de
Courtisans, de Guerriers, de Financiers, de Gens de Robe, de Marchands quand
les chalans leur manquent ; tant d'Abbés qui ne savent à quoi s'occuper, tant
de beaux esprits qui ne savent que critiquer [...]. J'en reviens à ceci, c'est qu'à
juger par les effets, nous n'avons point de Livres tels que vous voulez qu'ils
soient. En attendant modérons un peu votre définition de bien penser & de
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bien écrire ; s'il faloit s'y conformer, je n'oserois me faire Auteur, & je meurs
d'envie de l'être43.
Contre l'idéalisme tacite de cette position, c'est la vertu sociale de la circu-
lation des imprimés qui emporte l'enjeu. La validité du plaisir de chacun
dispose le rédacteur à s'en tenir à son propre plaisir. Les privilèges de
l'auteur ne tiennent pas à la vérité de ce qu'il énonce, mais aux distractions
qu'il occasionne et aux travaux qu'il implique. Après avoir fait une longue
liste de tous les métiers de l'édition, Saint-Hyacinthe résume sa position :
On ne croiroit jamais que plus de trois ou quatre cens personnes se trouvent
intéressées dans l'impression du plus simple Almanac : que seroit-ce, si on y
ajoutait le nombre de plusieurs milliers de personnes à qui cet Almanac est
utile, on en serait surpris, & rien n'est cependant plus vrai. C'est pourquoi je
conclus que malgré ce que disent les gens qui font les dificiles sur le choix des
Livres & sur la manière d'en composer, on doit encourager tous ceux qui
savent écrire, à en faire tant & plus44.
On saisit ainsi comment l'appareil de légitimation, dans sa tradition
savante ou mondaine, est ramené de ses mises en scène poétique ou rhé-
torique aux valeurs mercantiles et ironiquement réjouissantes de son

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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 387

commerce. Saint-Hyacinthe décrit parfaitement ici les nouveaux enjeux


des lettres, sous couvert d'en rire, et se permet à la fois de souligner les
impacts sociaux et économiques du commerce des livres et de les tourner
« à la blague ». Il établit dès lors une double critique des lettres comme
religion et comme mercantilisme. Lorsqu'il s'agit, en effet, de ses propres
lecteurs, il « exige d'eux qu'ils sachent lire45 », c'est-à-dire qu'ils ne fassent
point les « Savants sots », mais jugent bien de l'ouvrage et s'ils ne le savent,
qu'ils fassent « tous à l'égard de cette Feuille, ce que font les Dévots & les
Dévotes à l'égard d'un sermon où ils n'ont rien compris. Oh l'habile
homme ! disent-ils, oh qu'il a fait un beau Sermon46 ! » Même si le texte
n'est pas si bon, ceux qui le peuvent doivent en faire l'éloge afin de
refonder une communauté de lecteurs que la religion, la tradition ou le
savoir n'unissent plus47. D'où la conclusion sans équivoque qu'en tire plus
tard Saint-Hyacinthe : « L'opinion commune est que les Livres sont faits
pour instruire, & on se trompe, ils sont faits pour vendre48. » Et il finit
son texte sur un portrait de l'écrivain en auteur par où gloire et argent,
prestige et pouvoir sont conjugués dans une dénonciation des vanités
nouvelles qui mènent le monde des lettres :
Oh que je suis aise, MON CHER LECTEUR, je n'aurois jamais cru que la
fantaisie qui m'a pris d'écrire pût me causer autant de plaisir que j'en reçois.
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Mon bon ami Monsieur du Sauzet, me fait savoir qu'il va réunir mes Fantasques
en un volume, en attendant qu'il imprime la suite. Je n'étois qu'un Ecrivain de
feuilles volantes, & je vais devenir un Auteur in Octavo. Oh ! que je suis aise ; je
ne l'aurois jamais cru, que le plaisir de se voir Auteur fût si grand. Il me
semble que quoique j'aye caché mon nom, tout le monde va me reconnoitre
[...]. Je conçois maintenant pourquoi tant de personnes se mêlent d'écrire.
J'avois bien tort de vouloir y engager par l'intérêt du Commerce, le vrai &
puissant motif est celui de la gloire & du plaisir ravissant qu'on goûte à en
acquérir49.
À l'utilité publique du commerce (financier, mais aussi social) doit
s'allier le prestige personnel de la gloire pour fonder l'écrivain en auteur :
voici le double jeu qui constitue manifestement la fonction-auteur telle
que la met en scène Saint-Hyacinthe50. L'ironie du texte démonte en fin
de compte ce double positionnement où l'on voit apparaître, comme deux
esquisses brouillonnes, les postures que l'univers littéraire du xixe siècle
va pleinement valider: la masse des producteurs, à finalité purement
commerciale, et les cercles réduits où se concentre la grande littérature ;
mais aussi de façon plus immédiate, le salaire mérité d'un travail et la rente
tirée sur la reconnaissance publique. Sans tomber dans de vaines téléologies,

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388 LE L I V R E AVALÉ

on peut saisir dans ce crayonnage rapide et léger d'un Saint-Hyacinthe,


passé par toutes les avanies et les plaisirs de la vie littéraire du début du
xvme siècle, les profondes mutations à l'œuvre dans la République des
Lettres.
Saint-Hyacinthe jamais ne cherche la marginalité, mais il trouve, pen-
due à sa porte, l'originalité, par où la tradition et l'autorité du passé ne
peuvent plus jouer pour induire comportements, postures et œuvres51. La
création du fantasque est déjà plaisir de l'autonomie. Mais rien de reven-
dicatif en cela, rien, donc non plus, de vindicatif. Loin des ruptures et des
avant-gardes, loin des volontés ou des désirs de la marginalité, il s'agit d'ar-
ticuler, avec le plus de jouissance possible, la vivacité du bel esprit et la
liberté du philosophe (là où Voltaire, à l'inverse, voudrait les différencier52) :
A l'égard du caractère original qu'on a trouvé dans mes Fantasques, on devait
s'y attendre, le titre seul l'annonce. Qu'y a-t'il de plus original que la fantaisie.
C'est une source féconde de choses auxquelles ne s'attend pas celui-même qui
les écrit ; c'est un mouvement bizarre qui le porte où il ne sait pas qu'il va, &
où il ne croit point aller. Toujours libre, sans règle, sans objet que celui de se
livrer à soi-même, il faut bien que les écrits d'un Fantasque ayent un caractère
original. Comment ne l'auroient-ils pas ? La fantaisie qui les dicte est quelque
chose de si original, qu'il semble qu'elle ne doive son origine qu'à elle-même.
[...] Pour ces fantaisies qui se laissent conduire par la coutume & par l'exem-
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ple, ce sont de ces pauvres fantaisies qui n'ont jamais un caractère original ;
elles sont communes, elles n'ont rien de singulier. Elles se prêtent aux pré-
jugés, elles se conforment aux opinions reçues : la vérité leur fait peur si elle
n'est munie de certificats & d'un passeport. Au lieu qu'une fantaisie libre,
courageuse, qui se détermine par elle-même, s'attache à ce qui lui plait &
ne s'y attache que parce que cela lui plait. C'est ce qui donne ce caractère
original qu'on a trouvé dans mes Fantasques & que j'y conserverai s'il plait à
ma fantaisie53.
La coutume est donc rabattue sur le préjugé: désormais, l'opinion
publique ne devrait plus être une opinion reçue ni une mémoire trans-
mise. L'originalité trouve sa source dans la fantaisie impondérable du
sujet et cela, malgré lui s'il le faut. Si le projet est bien de « se livrer à soi-
même », on ne se délivre pas pour autant des autres. La communauté et
sa mémoire collective ne donnent plus le rythme et l'énergie à chacun ; ce
sont les individus, jusque dans leurs fantaisies propices, qui produisent
au bout du compte le public. On ne peut sentir encore sous la prose
légère de Saint-Hyacinthe tout le pathos de la marginalité, mais il brosse
déjà l'importance du tribunal de l'opinion : en amont de l'auteur, il en
valide ou en révoque les prétentions et les usages. Sortis en partie des
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 389

réseaux traditionnels du clientélisme et du patronage, les écrivains cher-


chent dans la réception du public la légitimité de leurs fantaisies :
Les faveurs, les politesses des grands troublent l'imagination de l'homme
privé, mais elles sont un objet d'indifférence pour le véritable homme public
[...]. Il renoncera donc à la reconnaissance particulière [...]. Il aimera, mieux
que la louange, ces bénédictions secrètes du peuple, qu'il n'entendra point et
cette opinion publique qui est lente à se former, et dont il faut attendre les
jugements avec patience54.

Les gens de lettres ont favorisé le développement, l'autorité et la produc-


tion d'une opinion publique, réciproquement, ils y ont trouvé le méca-
nisme par lequel valider leurs propres positions au sein de l'institution
littéraire alors même qu'elles pouvaient y paraître contraires.
Saint-Hyacinthe, parce qu'il allie, dans son existence comme dans ses
productions, badinage de salon, critique sociale, érudition historique,
apparaît atypique, parce que toujours en porte-à.-faux et par rapport aux
traditions érudite ou mondaine et par rapport à la philosophie qui se met
en place à l'époque, mais il semble aussi typique de ces déplacements qui
touchent au xvme siècle auteur et public, commerce et savoir, potinage et
réflexion. L'idéal semble, chez lui, devenir celui d'un bavardage philoso-
phique qui empêche toute fixation dans un état ou dans une opposition.
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Il est sans doute symptomatique que, dans son conte de fée politique,
l'Histoire du Prince Titi, les amoureux que sont le jeune prince et la prin-
cesse Bibi aient reçu le privilège, grâce à la Fée Diamantine, de se changer
en l'animal qu'ils voudront, et qu'au moment où il devient roi, Titi ne
puisse plus se changer en oiseau pour aller voir sa bien-aimée, car « il
ignoroit que le don de se métamorphoser cessoit lorsqu'on étoit passé
d'un état de vie incertain, à un état fixe55 ». C'est à cette incertitude qu'il
faut savoir aussi se tenir, comme si la fonction de l'auteur prenait au
xvme siècle un tour définitivement ambigu et un statut par défaut : « Le
lettres ne donnent pas précisément un état, mais en tiennent lieu à ceux
qui n'en ont pas d'autre56 », déclare ironiquement un autre de ces coureurs
de salon et journalistes des mœurs.

Les droits de Fauteur


L'exemple de Saint-Hyacinthe montre bien la nécessité de revenir sur le
problème des droits d'auteurs: comment l'ordre légal et économique
peut-il s'arranger ou fomenter cette nouvelle figure de l'auteur? Par où
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passent les reconnaissances de dettes, les valeurs de l'écriture et les bons


usages du public ?
En même temps que la République des Lettres fournit une image
collective aux écrivains, qu'ils soient savants ou poètes, les droits d'auteur
s'inscrivent peu à peu dans les habitudes. Encore faut-il s'entendre sur la
notion. Il est bien connu que la Révolution, par la loi du 19 juillet 1793,
entérine enfin les droits de l'auteur. Pourtant, ce que l'on nommera plus
tard les droits moraux de l'auteur (droit au respect, droit de repentir,
droit de divulgation, droit de paternité) apparaissent déjà au xvne siècle57.
Ils suivent de près l'établissement de la censure (d'abord d'Église, ensuite
d'État58). Par ailleurs, l'Édit de 1777 anticipe largement sur la loi de la
Convention et pose les bases nécessaires à la reconnaissance des droits
d'auteur. C'est donc bien sous l'Ancien Régime qu'est née la figure
moderne de l'auteur, mais une figure dédoublée qui ressemble au dieu
Janus : d'un côté, elle regarde vers l'intérieur de sa personne ; de l'autre,
elle fait face au public qui se tient sur le seuil de l'œuvre.
Le principe, tacite ou explicite, des droits d'auteur tient à la propriété
qu'aurait un écrivain sur son œuvre. Tant que Dieu est seul responsable
de ce qui est créé ou tant que la tradition assume l'origine des écrits les
plus divers, il est clair qu'aucun écrivain ne saurait devenir auteur, car il
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n'est ni producteur des biens qu'il redonne à la communauté ni proprié-


taire des fruits de ses travaux: suivant Matthieu, 10, 8, «Ce que tu as
libéralement reçu, donnes-le libéralement ». Les auteurs sont traversés par
ce qu'ils mettent au jour ; ils ne sont pas à la source de ce qu'ils livrent :
«le savoir est un don de Dieu, il ne peut être vendu59». Loin de la pro-
priété de ce qu'ils auraient produit, les auteurs sont encore pris dans une
vivace économie du don qui touche aussi les éditeurs : les dons de livres
sont aussi importants que leur vente. Tout au plus les écrivains peuvent-
ils augmenter ce qui est déjà-là ; encore que, pendant longtemps, ce sont
les écrivains qui ont été augmentés du legs des anciens auteurs. Mais, à
partir du moment où ce qui est ajouté à un texte de la tradition semble
revêtir un cachet qui apporte à l'œuvre des éléments qui ne s'y trouvaient
pas d'office accolés, alors une nouvelle figure de l'auteur s'impose.
Du point de vue légal, on en voit un effet significatif à la fin du
xvie siècle dans un procès à propos d'une édition des Œuvres de Sénèque
annotée par le grand érudit Marc-Antoine Muret. Ce procès oppose des
libraires : Nicolas Nivelle avait obtenu un privilège pour l'édition de cet
ouvrage, Jacques Du Puis et Gilles Be'ïs réclamaient l'annulation de ce
privilège, dans la mesure où, après la mort de Marc-Antoine Muret, ses
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 391

amis entendaient publier cet ultime ouvrage dans leur librairie sans avoir
demandé auparavant de privilège. La cour donna raison, le 15 mars 1586, à
ceux-ci après avoir entendu la plaidoirie de leur avocat, Marion, qui invo-
que clairement la propriété de Marc-Antoine Muret sur son travail :
L'estat d'un livre se doit mesurer par la condition en laquelle il se trouve
sortant des mains privées de son possesseur, pour entrer par son bénéfice en
la lumière publique des hommes ; tellement que si ceste origine est adstrainte
à la loy d'un privilège, il la doit endurer, mais s'il est né libre, on ne le peut
après asservir — la raison en est, que lés hommes les uns envers les autres par
un commun instinct, recognoissent tant chacun d'eux en son particulier estre
seigneur de ce qu'il faict, invente et compose, que mesme parlans humaine-
ment de la grandeur de Dieu, et de sa puissance sur les choses créées, ils dient
le Ciel et la terre luy appartenir, parce qu'ils sont l'œuvre de sa parole, le jour
et la nuict estre vrayement siens, parce qu'il a faict l'aurore et le Soleil. De
manière qu'à cest exemple l'autheur d'un livre en est du tout maistre, et
comme tel peut en disposer librement ; mesme le posséder tousjours sous sa
main privée, ainsi qu'un esclave, ou l'emanciper, en luy concédant la liberté
commune : et la luy accorder ou pure et simple, sans y rien retenir, ou bien à
la réservation, par une espèce de droict de patronage, qu'autre que luy ne
pourra l'imprimer qu'après quelque temps60.
L'auteur est donc maître de ce qu'il invente : le Créateur offre une compa-
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raison utile, non un modèle inatteignable. Un esprit moderne reconnaît


bien ici l'affirmation d'une propriété intellectuelle, mais sous d'étranges
figures : comment demeurer le patron de son œuvre ? qu'est-ce qu'un tra-
vail esclave de son producteur et par où Y émanciper? Sous ce vocabulaire,
il faut apercevoir la référence essentielle à la seigneurie et au modèle du
patronage. Être le seigneur de son ouvrage ne recouvre pas exactement ce
que nous appelons, aujourd'hui, en être le propriétaire. Il s'agit alors de
comprendre ce que désigne, légalement, la propriété dans l'Ancien Régime.
Il existe, en fait, deux manières de posséder selon les types de chose
que l'on possède. Ou bien on est propriétaire de choses corporelles : une
terre, une armoire, une vache ; ce sont là des biens tangibles, qui peuvent
devenir des objets de commerce et recevoir donc une valeur d'échange.
Ou bien on possède des choses incorporelles : droit de justice, banalité d'un
four, office ; ce sont des dignités effectives qui ne font pas l'objet d'un com-
merce et supposent une valeur d'usage61. Pour la propriété d'une œuvre,
tantôt le modèle est celui de la terre et on cultivera le sol comme les
lettres ou les arts ; tantôt, le modèle est celui de l'honneur avec le désir
d'une reconnaissance et d'un statut social qu'apporterait l'ouvrage. Mani-
festement, c'est du côté du droit seigneurial et non du droit commercial
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que la propriété de Marc-Antoine Muret est fondée. Ne voyons pas là un


caractère archaïque que la conscience croissante d'une propriété maté-
rielle des auteurs sur leurs productions viendrait, peu à peu, remplacer.
Lorsque Beaumarchais, à la tête de la Société des auteurs dramatiques,
engage le combat pour la reconnaissance des droits d'auteur, il le fait plus
pour la reconnaissance honorifique de sa position que pour la reconnais-
sance salariale de son travail. La différence la plus nette entre la plaidoirie
de Marion et les pamphlets de Beaumarchais tient seulement à ce que la
dimension du désintérêt financier passe, là, par l'immédiateté de la recon-
naissance publique, ici, par la médiation du statut d'homme de lettres62.
La dualité des manières de posséder hante toutes les activités d'Ancien
Régime. On peut le vérifier sur le cas qui semblerait au plus loin de la
quête publique d'une reconnaissance : le marchand. Loin de fonder son
souci commercial sur les seuls calculs des productions et des ventes de
marchandises, le bon commerçant cherche moins le progrès technique et
la rentabilité des moyens que la juste prévision de ses dépenses et de la
consommation de ses produits :
Sa seule initiative est dans la perception du changement des goûts des con-
sommateurs et dans l'élargissement des types de production, sachant que l'in-
troduction de nouveaux produits induit peu de novations techniques. Pour
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cela, il doit apprendre à connaître le marché, y établir sa réputation [...].


Avances monétaires et position personnelle sur le marché sont ainsi les deux
déterminants du profit63.

Que les droits d'auteur soient pris dans la même ambivalence ne saurait
donc surprendre et on ne peut les ramener à une position univoque.
La reconnaissance des auteurs ne s'élève pas par hasard d'une lutte entre
libraires parisiens et libraires provinciaux. Le dédoublement des attributs
de l'auteur s'y dévoile déjà. Comme pour le procès autour de l'édition de
Muret, ce sont les libraires qui sont les moteurs de l'action judiciaire plus
que les auteurs eux-mêmes. Le conflit s'intensifie au xvme siècle avec
l'essor du marché du livre et, surtout, la croissance du bassin d'auteurs
modernes dont pouvaient disposer les libraires. Les œuvres anciennes
sont, d'office, du domaine public. Le problème touche le statut des
œuvres produites par des contemporains. À compter de quand un ouvrage
devient-il ancien ? Un procès autour de la réédition des Œuvres de saint
François de Sales oblige à décider, par un arrêt du 19 juin 1671, que seul
les auteurs ayant écrit avant l'importation de l'imprimerie en France, en
1470, sont considérés comme anciens. Les ouvrages nouveaux font donc
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l'objet de privilèges royaux. Mais comment décider de ce que devient une


œuvre après sa première édition ?
Les libraires parisiens qui occupent largement le marché du livre
entendent bien avoir des continuations de privilège, afin de conserver
pour eux la réédition des œuvres à succès. Les libraires provinciaux, qui
ont bien moins d'auteurs modernes dans leurs collections, voudraient
qu'après le premier privilège, limité dans le temps, les ouvrages tombas-
sent dans le domaine public, afin de les éditer à leur tour. C'est sur ce
point que le type de propriété par lequel un auteur possède son œuvre
devient une matière juridique cruciale. Les libraires parisiens entendent
cette possession sur le modèle de la propriété d'une terre et c'est bien ce
que leur avocat, Louis d'Héricourt, cherche à établir en 1725 : « Les manus-
crits que les libraires achètent des auteurs [... ] font en leurs personnes de
véritables possessions, de la même nature que celles qui tombent dans le
commerce de la société civile ; et par conséquent on doit leur appliquer
les lois qui assurent l'état de toutes celles qui se font entre les hommes,
soit terres, maisons, meubles64. » Diderot, dans un texte qu'il écrit pour
Lebreton, le Syndic des libraires parisiens, réitère l'argument en 1763:
«L'auteur est maître de son ouvrage, ou personne dans la société n'est
maître de son bien. Le libraire le possède comme il était possédé par
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l'auteur ; il a le droit incontestable d'en tirer tel parti qu'il lui conviendra
par des éditions réitérées. Il serait aussi insensé de l'en empêcher que de
condamner un agriculteur à laisser son terrain en friche65. »
Si l'auteur possède son œuvre comme un propriétaire possède une
terre, quand il vend son manuscrit à un libraire, celui-ci en devient seul
propriétaire comme d'une terre que l'on a cédée et il lui est loisible d'en
léguer les droits à ses propres héritiers. En validant la propriété littéraire
des auteurs, les libraires parisiens visent, en fait, à s'octroyer le monopole
des œuvres à publier, mais ils suivent aussi (telle est une des séductions
de leur argumentaire) la logique de l'imprimé qui, en séparant les mots
de leur interaction orale, tend à envisager les discours d'une conscience
dans un espace mental cohérent dont il devient, dès lors, possible de
réclamer la propriété66.
Les efforts des libraires provinciaux pour contrer les positions des Pari-
siens trouvent leur meilleur exposé dans un Mémoire de 1776, dont les
arrêts de 1777 vont en partie s'inspirer. On y contredit, d'abord, l'idée que
la propriété d'une œuvre soit identique à celle d'une terre. Il y a bien une
possession de l'œuvre par son auteur, mais elle relève d'une reconnais-
sance publique au-delà de la valeur commerciale limitée du manuscrit :
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394 LE L I V R E AVALÉ

Tout homme doit à la Société le tribut de ses facultés physiques et intellectuelles


en échange de ce qu'il reçoit des autres individus qui la composent. [...] Nous
ne prétendons pas ici blesser la juste propriété qui appartient au génie. Rien
n'est plus à nous que ce que nos travaux, nos combinaisons, nos calculs nous
ont fait découvrir ou imaginer. Mais une fois que nous en avons reçu un prix,
soit en argent, soit en gloire, tous nos concitoyens ont droit de jouir librement
du présent que nous leur avons fait67.

Au lieu du simple face-à-face du propriétaire et de la chose possédée, tout


inscrit ce rapport à l'horizon du public ; un public présent en amont de la
création par ce qu'il a donné au créateur et, surtout, en aval par ce qu'il
doit en recevoir. Argent et gloire sont les moyens de rétribuer le pro-
priétaire, mais celui-ci ne saurait échapper à l'ordre collectif. L'auteur
puise dans le domaine public d'autant mieux qu'il l'alimente. Telle est la
logique qui fait dire à l'avocat général Antoine-Louis Séguier, lors de la
séance du parlement de Paris du 31 août 1779, que « tout livre donné au
public devient un livre public ; qu'il soit ancien ou qu'il soit nouveau, peu
importe, il n'y a plus de distinction à faire ; un livre dont le privilège est
expiré est un livre ancien; la propriété cesse avec le privilège68 ».
En soutenant ce principe de publication, Séguier ne confond pas privi-
lège et propriété : il les soumet seulement à un ordre supérieur. Lorsque
l'imprimerie, dès ses débuts, permet de multiplier les exemplaires d'un
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ouvrage, les éditions pirates surgissent rapidement, mais les doctrines


éventuellement jugées dangereuses par l'Église ou l'État sont aussi plus
largement diffusées. Les privilèges servent à protéger les investissements
des libraires comme les permissions d'imprimer à contrôler les publica-
tions69 : à partir du xvne siècle, les deux actes sont produits simultané-
ment. Le privilège ne fait pas la propriété; il en règle provisoirement les
effets financiers. C'est pourquoi on doit en conserver le sens premier de
bienfait ou de grâce. Dans l'arrêt du 30 août 1777, « Sa Majesté a reconnu
que le privilège est une grâce fondée en justice et qui a pour objet, si elle
est accordée à l'auteur, de récompenser son travail, si elle est accordée au
libraire, de lui assurer le remboursement de ses avances et l'indemnité de
ses frais ; que cette différence dans les motifs qui déterminent les privilèges
en doit produire une dans leur durée », d'où l'importance d'établir des
durées limitées et inégales entre auteur et libraire, sinon « ce serait trans-
former une jouissance de grâce en une propriété de droit70 ». Le privilège
maintient donc la création dans l'ordre d'une reconnaissance publique
légitimée par la souverain, seul apte à pouvoir valider légalement cette
reconnaissance.
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LA C U L T U R E ET SES MARGES 395

Jean Domat, dans son exposé général sur le droit public commence
par statuer sur les pouvoirs du souverain et note combien la puissance de
faire des lois enferme celle d'établir les exceptions à ces lois. Un privilège
dispense, en effet, de suivre les règles communes: le livre, même s'il
appartient d'office au public et même si l'auteur en demeure le proprié-
taire du point de vue du droit moral ou subjectif, peut être soustrait à sa
libre publication afin d'assurer un commerce équitable où les avances de
fonds des libraires seraient reconnues et les récompenses financières pour
les manuscrits assurées.
Ainsi il est juste que des inventeurs de choses nouvelles qui sont d'une utilité
singulière pour le bien public, & qui veulent en tirer quelque avantage, ayent
le privilège de faire seuls le commerce des choses dont ils donnent l'usage au
public, & que ce privilège leur soit accordé pendant un certain temps pour
tenir lieu d'un prix du mérite d'un tel service pour recompenser leur travail &
leurs dépenses, & pour servir d'un exemple qui attire à l'imitation de ces
inventeurs ceux qui peuvent être capables de rendre de pareils services71. .

La récompense du travail nous est encore familière : le droit de l'auteur


suppose bien le labeur impliqué dans la production d'un texte à l'instar
de tout objet produit ; le mérite du service nous est déjà plus lointain :
nous n'avons plus guère le sentiment de rétribuer les leçons ou les plaisirs
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distribués par l'écrivain; Y exemple à suivre nous est presque étranger:


déjà, pour Kant, l'exemplarité du génie ne touche vraiment qu'un autre
génie et l'appelle à produire une œuvre digne de celle qui l'a touché, mais
non le banal lecteur ou le public en général. Ce sont tous ces éléments qui
forment, pourtant, l'envergure ancienne du privilège. Le restreindre à la
dimension commerciale conduirait à en couper les ailes.
Dans ces aller-retour entre public et auteur, on aperçoit aussi la struc-
ture traditionnelle de la louange telle que nous l'avons déjà vue opérer
entre le patron et son client. De même que le public est présent par
avance dans l'œuvre, « la dédicace au prince n'est pas à comprendre seu-
lement comme l'instrument d'un échange dissymétrique entre celui qui
offre un ouvrage et celui qui, dans une contrepartie différée et libérale,
accorde son patronage. Elle est aussi une figure par laquelle le prince se
voit loué comme l'inspirateur primordial, l'auteur premier du livre qui
lui est présenté72 », comme l'affirme avec justesse Roger Chartier. Sous les
formes des discours que les auteurs tiennent, se glisse sans cesse, comme un
murmure obsédant et familier, toute une nappe de mots, de tournures,
de pensées qui viennent du public et y retournent, comme si l'œuvre ne
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396 LE L I V R E AVALÉ

constituait jamais que la formation provisoire et bruyante de la vague au


bord de la plage, issue d'un courant qui la porte secrètement depuis tou-
jours et retournant sans impatience au creuset du grand large. Le patro-
nage ou le mécénat prennent ainsi de plus en plus la figure ondoyante et
unique du public : au moment où l'auteur apparaît plus souvent sur le
devant de la scène juridique et économique, le public devient le foyer discret
de l'œuvre™.
C'est pourquoi les droits d'auteur ne peuvent simplement se replier
sur les destins du propriétaire. Une œuvre se situe au-delà du manuscrit
qui la contient ; elle ne se tient pas sagement posée au creux d'une maté-
rialité appréhendable par un seul. Dans l'œuvre, les mots de chacun sur-
gissent, les sentiments de tout le monde sont offerts au regard, les idées
de n'importe qui sont ramassées et relancées. Tout cela appartient de plein
droit au public. Où passent les frontières qui feraient de tel ouvrage une
contrée autonome ? Ni par le sensible du manuscrit, ni par l'intelligible
des concepts, ni par les réseaux intermédiaires des affects, car tout cela
n'appartient en propre à personne. Nul ne peut y découper son domaine
à lui, sinon par la forme singulière qu'il octroie à l'association des mots,
des sentiments et des idées. L'auteur ne possède de propriété que par les
plis particuliers qu'il sait donner au domaine public des discours. Son
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visage, ce sera son style.


Le droit au respect du texte porte en creux la reconnaissance d'un style
propre. Il faut, bien sûr, passer d'une conception normative à une vision
subjective du style pour qu'il devienne porteur d'une appropriation
singulière de la langue. Mais, déjà dans le tissu uni du style commun ou
du style transcendant, comme disait Sorel, on pouvait découper les habits
particuliers de chacun, pour autant qu'ils demeurassent dans une même
tonalité générale. Quand le langage se charge de toute une densité sociale,
en prenant le poids de la communauté du bon et du bel usage, alors les
mots pèsent d'eux-mêmes sur le présent continu des idées et des choses
et la pensée des hommes apparaît comme un précipité de langage. Il faut des
particuliers pour enregistrer les usages communs (les «bons auteurs»
ainsi que Vaugelas les nomme), mais ces particuliers ne sauraient jamais
les produire : simples récepteurs, ils tiennent le contre-rôle intérieur des
expressions sociales. Le style opère toujours sur ce double jeu des impres-
sions et des expressions, même lorsqu'il semble virer à la pure personni-
fication d'une idiosyncrasie. On a beau, en enjambant sur le xixe siècle,
vanter de plus en plus les mondes intérieurs et la quête de l'originalité,
« le langage n'est autosuffisant que parce que les lois d'un monde se réflé-
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 397

chissent en lui74 », ainsi que le note Jacques Rancière. Pour les rendre,
Fauteur a, désormais, comme ressource indispensable le travail du style.

Le travail et l'auteur
Non seulement le travail est progressivement valorisé socialement75, mais
il profite aussi d'une légitimité philosophique que John Locke établit de
façon désormais incontournable. Dieu a certes donné le monde aux hom-
mes en commun, mais il leur a également alloué la raison afin d'en faire
le meilleur usage possible76. La rationalité ainsi inscrite, de façon tradition-
nelle, au cœur de l'humanité prend une tournure inédite : c'est une ratio-
nalité du travail où l'homme apparaît comme propriétaire de lui-même.
Though thé earth and ail inferior créatures be common to ail men, yet every
man has a «property» in his own «person». This nobody has any right but
himself. The « labour » of his body and thé « work » of his hands, we may say,
are properly his. Whatsoever, then, he removes out of thé state that Nature
hath provided and left it in, he hath mixed his labour with it, and joined to it
something that is his own, and thereby makes it his property77.
C'est ainsi que la propriété surgit du monde de la commune nature : la
personne de l'homme y découpe sa part dans l'exacte mesure où son
corps y a d'ores et déjà fixé une indissoluble propriété. Chaque homme
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colore de son corps laborieux la part de nature qu'il travaille, détermi-


nant ainsi son exclusivité sur le sol qu'il a cultivé ou la bête qu'il a chas-
sée. À partir du moment où l'homme est propriétaire de son corps, tout
ce qu'il touche sous la forme d'un travail prend l'aspect de sa propriété
en un phénomène d'assimilation presque magique.
Tandis que le travail avait été perçu pendant des siècles comme une
activité servile, comme l'authentique châtiment de Dieu78, il entraîne avec
lui, désormais* le sens des propriétés valorisables et des justes mesures de
l'existence : « It is labour indeed that puts thé différence of value on
everything79. » S'il s'agit bien, pour les sociétés modernes, de produire
leur ordre du dedans d'elles-mêmes plutôt que de le recevoir d'un
inatteignable dehors, alors le travail propre des individus vaut infiniment
plus pour semblable invention que la contemplation et la réitération, la
mémoire sans cesse réactualisée, l'infini usage de ce qui fut donné. La
nouvelle élite devrait être industrieuse et mercantile, l'ancienne noblesse
semble déjà paresseuse80.
À mesure que l'on avance dans le xvme siècle, et plus particulièrement dans
la seconde moitié [...] des discours nouveaux se font jour: ils viennent de
médecins, de juristes, d'architectes, d'entrepreneurs des manufactures. Tous
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398 LE LIVRE AVALÉ

s'accordent à souhaiter une réelle prise en charge de la population en fonction


d'une préoccupation nouvelle : la population doit être soumise et réglée pour
devenir productive. [...] Révolution fondamentale: elle n'en est alors qu'à ses
débuts, mais elle se lit clairement dans le discours des responsables et des
élites81.

Le débat qui va ponctuellement opposer l'abbé Coyer, le chevalier d'Arcy,


puis l'abbé de Pézerols (qui tente de les réconcilier) sur la question de la
noblesse commerçante est typique de ce nouveau sens alloué au travail et
de cette nouvelle valeur gagnée par la production82.
Pourtant, même chez Locke ou après lui chez les physiocrates, la valeur
du travail est plus terrienne qu'industrielle ou commerçante. Cultiver le
sol, c'est se l'approprier, moins pour la richesse qu'il représente que pour
l'utilité qu'il apporte. L'invention de la monnaie seule, pour Locke, altère
la valeur intrinsèque des choses, puisqu'elle dépasse leur juste usage. La
courte durée des choses utiles ne fait pas désirer d'excédents inutiles ; au
contraire, la monnaie, dans la mesure où elle ne s'use pas, étend la durée
d'existence de la valeur au-delà de l'usage limité des besoins et entraîne
l'homme dans les désirs perpétuellement insatisfaits de la richesse. À la
valeur d'usage de son corps et de la propriété terrienne, l'homme fait
place à la valeur d'échange où s'aliènent ses besoins. C'est cette même
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confiance dans les ressources de la terre qui amène les économistes à


privilégier des modèles d'analyse où tout commence par l'agriculture.
Pour Boisguilbert qui est un des premiers à concevoir un circuit des
richesses, tout commence avec le laboureur; chez Cantillon, toutes les
denrées de l'État sortent, directement ou non, des mains du fermier ; chez
Quesnay, la richesse naît de la classe des «producteurs» qui ne sont
autres, pour lui, que les agriculteurs83.
Plus encore qu'une (incontestable) influence diffuse de Locke, tout
l'univers économique de l'Ancien Régime est marqué par les travailleurs
de la terre. La population est composée pour 85 % de ruraux, dont l'im-
mense majorité est paysanne, et l'essor démographique en même temps
qu'économique à partir des années 1720 renforce encore, chez les écono-
mistes français, le sentiment émerveillé que tout procède de l'agricul-
ture84. Cependant, l'inscription de la propriété dans les corps des hommes
et du travail des corps sur la terre commune suit les termes mêmes de
Locke : « Les droits de chaque homme, antérieurs aux conventions, sont la
liberté de pourvoir à sa subsistance et à son bien-être, la propriété de sa
personne et celle des choses acquises par le travail de sa personne85 » ; « la
propriété exclusive de sa personne, que désormais j'appellerai propriété
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E ! 399

personnelle, est donc pour chaque homme un droit d'une nécessité absolue;
et comme cette propriété personnelle exclusive serait nulle sans la propriété
exclusive des choses acquises par ses recherches et par ses travaux, cette
[...] propriété mobiliaire, est d'une nécessité absolue*6».
On comprend donc l'importance du travail repéré chez les produc-
teurs de texte pour les instituer comme auteurs, en même temps que le
caractère central de la comparaison avec la propriété foncière. Pour les
libraires parisiens et ceux qui partagent certaines de leurs conceptions
(un Diderot, un Linguet surtout), c'est l'intrication du travail et de la pro-
priété qui légitime la possession matérielle d'une œuvre et la perpétuité
de sa disposition :
Les idées, les sentiments qui entrent dans la composition d'un ouvrage, l'ordre
dans lequel un auteur les expose, la manière dont il les exprime, sont à lui ;
nul autre que lui ne pouvait le produire tel qu'il est ; l'auteur est donc non-
seulement le seul propriétaire de cet ouvrage, mais encore on ne fait aucun
tort à qui que ce soit, en lui accordant à perpétuité un privilège exclusif pour
l'impression de son ouvrage87.
En produisant une œuvre, l'auteur marque de sa personne le terrain des
idées, des sentiments, des manières d'écrire ; on ne saurait donc lui retirer
les fruits de son travail et l'évidence de sa propriété.
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Pourtant, il était apparu que les idées relevaient nécessairement du


public et ne pouvaient tomber sous le coup d'appropriations privées. En
fait, comme Dieu donne une terre commune que chaque homme peut
occuper en y appliquant le travail de son corps, le public donne le sol
commun des idées et du langage que chaque écrivain peut occuper en y
appliquant le travail de son style. Que cette possession soit matérielle ou
incorporelle se décide ensuite et fait l'objet des conflits88. De toutes les
façons, sous le modèle foncier de l'agriculture ne cesse de se glisser la
figure magique de la culture : « [Ojn ne cultiverait pas les lettres, si le Roi
n'accordait pas des privilèges pour faire valoir la propriété des auteurs ;
comme on ne cultiverait pas la campagne, si les brigands et les voleurs
pouvaient la piller impunément89. »
L'auteur ne découvre donc pas son visage dans le simple miroir du
texte, par un effet d'inaltérable narcissisme ; il le doit aussi à la circulation
publique des idées et des mots dont il tire des productions qui coulent à
nouveau dans le lit du public afin « d'éclairer ses semblables, d'éterniser
sa réputation et même de retirer quelque salaire de son travail90 ». Toute
une tradition juridique a opposé le copyright tourné vers le public et le
droit d'auteur centré sur la personne de l'écrivain. En fait, le copyright a
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4OO LE L I V R E AVALÉ

bien vocation de protéger le travail de l'auteur comme le droit français


cherche à assurer l'instruction du public91. Il est sans doute significatif que,
dans les grands déplacements révolutionnaires, le dossier des auteurs,
d'abord pris en charge par le Comité de l'agriculture et du commerce
de l'Assemblée constituante, relève ensuite, dans l'Assemblée législative,
du Comité de l'instruction publique. La culture a conservé la propriété
organique des fruits de l'esprit; elle porte aussi, désormais, le poids de
l'éducation du public.
Mais quelle différence d'avec le mode de la tradition et de la mémoire
collective où les écrivains sont avant tout les relais provisoires de chants,
de sujets, d'intrigues, de voix, de lieux dont ils ne sont jamais l'origine ?
Quoiqu'il note la présence d'un droit subjectif des auteurs dès le xvie siècle,
Pierre Recht signale toutes les résistances apportées par un Boileau qui
regrette le repli d'un art divin sur un métier mercenaire, ou par un Pascal
qui nie «l'existence d'un droit d'auteur; il y a dans un livre, selon lui
"plus du bien d'autrui que du bien de l'auteur". [... ] II faut attendre le
xvine siècle pour trouver la notion d'un droit d'auteur au sens moderne92 ».
Il est, pourtant, nécessaire de prendre garde aux mots employés. Sans
doute Pascal souligne-t-il les emprunts que fait tout écrivain et le tressage
des discours préexistants qui forment l'œuvre. Le sens de la tradition est
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encore manifestement présent. Mais, comme il y a une vaporisation du


moi sous les figures évanescentes des rôles sociaux et des postures du
moment, l'auteur est frappé d'une instabilité qui ruine toute idée de pro-
priété personnelle. Ce n'est pas le principe juridique de la possession qui
fait problème, mais, en deçà, l'impuissance ontologique de l'homme.
L'auteur n'est, pour Pascal, qu'une image de cette dissémination du moi.
Dissémination qu'il est possible de fixer ponctuellement par l'évidence
d'une naturalité avouée: «Quand on voit le style naturel, on est tout
étonné et ravi, car on s'attendait de voir un auteur et on trouve un
homme93. » Comme dans la célèbre maxime de Buffon (« Le style, c'est
l'homme même »), il ne s'agit pas encore ici de discerner le tremblement
discret de la personnalité sous la marque du style, mais le caractère du
genre humain qui imprègne vraiment les écrits.
Au lieu d'un couseur de chants, d'un pédant, on découvre quelqu'un
digne du statut d'homme, c'est-à-dire apte à disposer à sa manière les
matières de la tradition : « Qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nou-
veau, la disposition des matières est nouvelle. [... ] J'aimerais autant qu'on
me dît que je me suis servi des mots anciens. Et comme si les mêmes
pensées ne formaient pas un autre corps de discours par une disposition
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 401

différente, aussi bien que les mêmes mots forment d'autres pensées par
leur différente disposition94. » La comparaison avec le langage et la pensée
est significative : la nouveauté ne consiste pas à extraire du néant des mots
et des idées, mais à redéployer ce dont chacun dispose. Ce qui fait le
piètre caractère de l'auteur, aux yeux de Pascal, est son esclavage par rap-
port au déjà-dit ; ce qui fait l'homme est son jeu propre avec le toujours
déjà là. Même s'il entérine la puissante présence de la tradition, du côté de
la religion, Pascal sent aussi sous le style naturel, c'est-à-dire sous le style
commun, la présence insistante d'une marque d'appropriation. Il n'y a là
qu'une marque de fabrique, non une propriété foncière.
Il suffira, pourtant, à l'auteur d'investir cette marque, non seulement
d'un caractère distinct, mais aussi d'une valeur sociale pour que le public
y reconnaisse à la fois ses propres mots et d'autres pensées ou bien ses
idées sous des visages jamais encore rencontrés95. À la différence de la tra-
dition qui suppose une prééminence réglée du passé sans cesse réactualisé
dans les œuvres par les artisans sacrés de l'esprit, la culture requiert la
présence conjointe et la réfraction incessamment renouvelée du public et
de l'auteur dans le texte.

Les droits du génie


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De plus en plus éloigné de l'artisanat des belles-lettres, le génie ajoute au


caractère distinct qui le constituait une valeur éminente que chacun enté-
rine. Dans le Dictionnaire universel de Furetière, le génie n'est encore
qu'une disposition propre à chacun n'impliquant aucune hiérarchie:
« pour faire qu'une société dure, il faut qu'elle soit faite entre personnes
de même génie ». L'évolution du terme est facile à suivre dans les différen-
tes éditions du Dictionnaire de l'Académie française : en 1694, c'est une
« disposition ou inclination naturelle, ou talent particulier de chacun » ;
en 1798, le génie est un « talent, inclination ou disposition naturelle pour
quelque chose d'estimable, et qui appartient à l'esprit » ; en 1835, « il se dit,
particulièrement, de cette qualité des esprits supérieurs qui les rend capa-
bles de créer, d'inventer, d'entreprendre des choses extraordinaires ». À la
singularité personnelle s'est donc, peu à peu, ajoutée une valeur particu-
lière. Chacun a droit à sa différence, mais certains sont plus différents que
d'autres96 : on doit, dès lors, établir la mesure des degrés d'originalité par
l'examen de ce qui est déjà juridiquement contrôlable, c'est-à-dire le style.
De plus en plus révélateur d'une personne, témoignage de la croissance
organique de l'œuvre, le style va bientôt faire l'absolu de la littérature.
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4O2 LE L I V R E AVALÉ

Le génie ne découvre donc plus simplement une caractéristique invo-


lontairement personnelle ; il désigne aussi une estime sociale. Chacun est
original, mais certains méritent de l'être dans la mesure où ils parvien-
nent à mettre au jour une originalité plus profonde. Laquelle? Cela ne
peut être le caractère intrinsèquement unique de tout individu. Il faut
donc que, dans cette voix à la tonalité si particulière, surgisse comme
d'un abîme, une voix où le public reconnaisse la sienne propre. C'est la
culture elle-même, soit dans son expression la plus sociale, soit dans sa
nature humaine la plus vaste, que le travail du génie restitue. Le simple
particulier ne rend qu'une portion congrue de ce qu'il est et de ce qui l'a
formé : il apparaît singulier, mais non original. Le génie est un singulier
universel : il redonne à tous ce qu'il ressent au plus profond de lui-même,
autrement dit ce que tout être est.
Le génie sort alors des usages traditionnels de la réciprocité sociale.
Les critiques qui touchent le privilège octroyé par le souverain ou le
patronage exercé par les Grands viennent de ce que seul le public joue sur
le même plan que le génie. L'arrêt de 1777 avait encore consacré la puis-
sance royale : le privilège était une « grâce fondée en justice », mais il ne
fallait pas transformer «une jouissance de grâce en propriété de droit».
Or, le sentiment du privilège devient de plus en plus odieux, la dépendance
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envers les pouvoirs en place semble insupportable. Certains ne sentent plus


l'honneur à recevoir une grâce. Linguet, par exemple, s'élève contre les
termes employés : « une grâce n'est pas toujours injuste, mais une justice
n'est jamais une grâce ; il ne pouvait rien arriver de plus fâcheux pour les
gens de lettres, que de voir ainsi métamorphoser l'hommage rendu à leurs
droits, en une faveur susceptible d'être modifiée à volonté97 ». En revendi-
quant une égalité de droit, perpétuelle, on échapperait à l'inégalité de fait
entre celui qui donne et celui qui reçoit. Du public seul, l'homme de
lettres peut recevoir la faveur d'une écoute et la reconnaissance d'une
gloire, ajoute Linguet. Mais la gloire se surimprime à l'écoute, elle
réintroduit l'inégalité de fait dans l'égalité de droit. Le génie habite simul-
tanément dans la singularité de chacun et dans la communauté de quel-
ques élus. La grâce souveraine ne se pose plus sur certains individus dont
le roi désire mettre en valeur le mérite ; elle surgit immédiatement comme
un don naturel : la grâce passe tout entière dans l'intérieur des êtres.
L'homme de lettres n'existe plus comme artisan du langage98, mais
comme artiste du goût : le style, c'est le langage élevé à la dimension trans-
cendantale du public où le génie, en sa profonde originalité, se loge. Le grand
auteur n'écrit pas simplement une œuvre où se dévoile ce qu'il est, il
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 403

produit surtout le goût du public". Le fantasque de Saint-Hyacinthe


prend ainsi un tour plus réglé et le badinage agréable de l'auteur se revêt
du costume sacré du créateur. La propriété de la terre avait servi, en sa
référence primitive, de modèle pour la propriété littéraire ; voici qu'on en
retourne peu à peu la perspective : « S'il y a une propriété sacrée, évidente,
incontestable, c'est sans doute celle des auteurs sur leurs ouvrages. Les
productions littéraires sont les fruits de leurs veilles : ce sont eux qui leur
donnent l'être ; ils en sont les créateurs : ce sont les enfants de leurs talents.
Ils y ont donc encore plus de droit que l'on en a sur les domaines acquis
par les voies ordinaires100. » La propriété littéraire devient une propriété
exemplaire puisqu'elle se fonde sur un principe de croissance organique :
là où la propriété foncière demeurait ultimement fondée sur un geste
d'appropriation par la force, l'avantage de ce type d'appropriation est qu'il
se déroule en épousant la puissance de la nature. Le génie est l'expression
de cette puissance.
Le 13 janvier 1791, Le Chapelier présente à l'Assemblée un projet de
décret sur les auteurs dramatiques. Il reprend presque les termes de
Cochut alors même qu'il en tire d'autres conclusions, puisqu'il favorise une
durée limitée de la propriété, en reprenant la logique de l'arrêt d'août 1777 :
La plus sacrée, la plus légitime, la plus inattaquable, et si je puis parler ainsi, la
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plus personnelle des propriétés, est l'ouvrage fruit de la pensée d'un écrivain ;
cependant c'est un genre tout différent des autres propriétés. Quand un auteur
a livré son ouvrage au public [...], l'écrivain a associé le public à sa propriété,
ou plutôt la lui a transmise tout entière. Cependant, comme il est extrême-
ment juste que les hommes qui cultivent le domaine de la pensée tirent quel-
ques fruits de leur travail, il faut que, pendant toute leur vie et quelques
années après leur mort, personne ne puisse, sans leur consentement, disposer
du produit de leur génie101.
Cultiver la pensée doit produire deux sortes de « fruits » : l'œuvre elle-
même et la rétribution financière qu'on en tire. L'ambivalence du terme
est significative et donne à la culture cette profondeur particulière, par où
le désintéressement et la vocation publique de l'œuvre rejoignent l'intérêt
personnel et les ressources privées, comme la propriété incorporelle des
idées et des mots entre dans la matérialité d'un style102.
Quoique Lakanal, dans sa « déclaration des droits du génie » (comme
il l'annonce emphatiquement à la Convention), ne reprenne pas ce carac-
tère sacré, il met de l'avant l'absence de privilèges particuliers :
De toutes les propriétés, la moins susceptible de contestation, celle dont l'ac-
croissement ne peut ni blesser l'égalité républicaine, ni donner d'ombrage à la
liberté, c'est sans contredit celle des productions du génie [...]. Par quelle
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404 LE L I V R E AVALÉ

fatalité faudrait-il que l'homme de génie, qui consacre ses veilles à l'instruc-
tion de ses concitoyens, n'eût à se promettre qu'une gloire stérile, et ne pût
revendiquer le tribut légitime d'un si noble travail103 ?
La Révolution paraît consacrer, d'un côté, les droits des auteurs sur leurs
œuvres et leur juste rétribution par les lois du marché, d'un autre côté, la
fin d'une gloire devenue (pour demeurer dans l'univers de la nature)
stérile. En fait, la reconnaissance publique demeure plus que jamais cru-
ciale. Ce sont plutôt les grâces du souverain et les réseaux de dépendance
qui sont ainsi écartés : avec la nuit du 4 août, tout ce qui ressemble à un
privilège est banni de l'ordre révolutionnaire.
Il est clair que le marché l'emporte de plus en plus sur les soutiens
financiers du mécénat ou du clientélisme. Mais il en allait en partie de la
sorte au xvne siècle où les paiements des libraires composaient, déjà, une
partie des ressources des écrivains pensionnés ou de ceux qui avaient une
profession par ailleurs : « [L] es deux images de l'écrivain, celle d'un
homme qui se voue à chanter la gloire des Grands qui se font ses mécènes
et celle d'un homme qui fait argent de la vente de ses œuvres au public,
loin de s'opposer dans les faits, se composaient104. » Réciproquement, même
dans la seconde moitié du xvme siècle, à l'instar d'un Guez de Balzac
qu'on a vu orchestrer savamment sa renommée d'auteur par le public
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lettré et sa reconnaissance d'auxiliaire par ses protecteurs, les gens d'es-


prit ne discernent pas de contradiction si fondamentale entre le service
d'un grand personnage et la valeur de ses écrits. Le cas de Morellet, que
Robert Darnton analyse, peut être étendu : « Pour lui, il est naturel qu'un
homme de lettres cherche par tous les moyens à s'assurer la protection
des Grands et mette sa plume à leur service. Au lieu de dissimuler la
relation qui existe entre la publication et la protection, il la prône105. » On
le comprend, puisqu'il s'agit d'y gagner à la fois un soutien financier et
une reconnaissance symbolique.
Néanmoins, cette relation va prendre un tour de moins en moins
personnel et passer derrière celle qui lie l'opinion publique et l'auteur.
L'indépendance de principe paraît nécessaire dès lors que l'œuvre naît
d'une incoercible et presque involontaire expression intérieure. Même si
en l'œuvre se maintient la relation à l'instruction du public, elle doit se
présenter comme désintéressée. Comment la revendication financière des
droits d'auteur peut-elle se conjoindre à une valeur allouée au désintéres-
sement propre aux authentiques écrivains? D'abord, les deux types de
propriété sont impliqués simultanément : une certaine forme de propriété
matérielle et une certaine reconnaissance publique de la dignité d'auteur;
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 405

ensuite, à la rhétorique sociale de la grâce naturellement aristocratique


qui souscrit à des devoirs se superpose une valorisation du travail propre
à tous les hommes qui doit trouver sa configuration en termes de droits ;
enfin; l'image publique du marché qui valide une valeur d'échange n'est
jamais que la traduction financière d'une valeur d'usage hiérarchisée où
le génie de chacun se transfigure en génie d'exception.
Le chiasme décrit par Roger Chartier a toute raison d'être, à condition
d'en émousser les arêtes, car l'évolution, comme en témoignent les débats
complexes autour du droit d'auteur ou de la situation sociale des écri-
vains, demeure loin de la perfection formelle de cette figure :
Un chiasme [... ] semble donc se produire dans la seconde moitié du xvme
siècle. Auparavant, l'assujettissement des auteurs aux obligations créées par
l'appartenance à une clientèle ou par les liens du mécénat allait de pair avec
une radicale incommensurabilité de l'œuvre avec les biens économiques.
Après la mi-siècle, les choses s'inversent puisque c'est sur l'idéologie du génie
créateur et désintéressé, garant de l'originalité de l'œuvre, que se fonde la
possible et nécessaire appréciation monétaire des compositions littéraires,
rémunérées comme un travail et soumises aux lois du marché.
On voit encore comment un Balzac, en 1836, tâche de légitimer sa posture
d'auteur. Dans un procès qu'il engage contre la Revue de Paris pour vente
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abusive de son manuscrit à une revue russe, manuscrit qui n'avait même
pas encore reçu les corrections sur épreuves (dont on sait, avec Balzac,
qu'elles étaient nombreuses), il fait un long plaidoyer où il ramasse sa
position d'auteur : « Le libraire est un fermier de la littérature, on le prend
et on le quitte quand on veut106. » Tout le modèle aristocratique est ainsi
tacitement réaffirmé dans un combat pour les droits d'auteur. Le juge-
ment de la cour prolonge savoureusement l'ambivalence : « [I]l est résulté
nécessairement de cette publication ainsi faite un préjudice moral pour le
sieur de Balzac, mais [...] ce préjudice n'est pas appréciable en argent.»
Ce qu'approuvé pleinement Balzac : « II peut être permis à l'auteur de faire
observer au public la grandeur avec laquelle le tribunal a apprécié le résul-
tat des travaux littéraires, en déclarant que des indemnités pécuniaires
ne pouvaient compenser les préjudices qu'on y porte*07. » La littérature
implique un travail que le commerce ne peut évaluer.
La République des Lettres qui devait capter toute une floraison de
formes, qui devait ordonner de façon égale en son fondement, mais hié-
rarchique en son mérite, chaque configuration de discours, et donner à
chaque membre une autorité désintéressée ne parvient pas à allier l'aristo-
cratie spirituelle de l'utilité sociale et le petit artisanat des lettres. L'auteur
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406 LE L I V R E AVALÉ

se perd ici sous son travail et conquiert, ailleurs, sa reconnaissance. Mais le


travail se cristallise aussi dans le désintéressement le plus noble : non plus
tant labeur dévoué à la cause d'un patron que souci du public. Au
chiasme reconstruit par Roger Chartier, il est, en effet, nécessaire d'ajou-
ter ce déplacement qui en alimente secrètement la logique : la grâce reçue
du dehors doit, désormais, être produite de l'intérieur des sujets — et
tout le paradoxe réside en cela : produire une grâce.
En superposant le travail matériel d'une production et la venue orga-
nique d'une grâce dans le paysage intérieur d'un être, on a fondé cette
fonction moderne de l'auteur et de sa souveraineté108. Du coup, l'auteur
se tient en retrait de la société et, pourtant, ne vit que de sa dimension
potentiellement publique: a-t-on remarqué que ce sont toujours ses
«veilles» qu'il consacre aux ouvrages devant alimenter l'instruction publi-
que, comme s'il fallait d'office concevoir son activité sur le mode royal
d'un supplément et d'un sacrifice ? Au lieu de participer aveuglément aux
fantasmagories de la caverne sociale, mais sans voir de l'extérieur le véri-
table fonctionnement des images, l'auteur, à la fin du xvme siècle, semble
s'être établi au point où les ombres apparaissent comme ombres sans
laisser percer, pourtant, toute leur vérité. Travaillant aux productions de
l'esprit et sujet d'une grâce qui le porte, ramenant le monde à soi et
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prenant au piège l'impression du monde dans les expressions sociales,


l'auteur joue à la fois d'une solitude évidente, mais d'une solitude peuplée
des mots, des gestes, des rêveries âyautrui. Souverain de ses productions, il
n'est, cependant, que l'effet d'une grâce. En ce sens et quoiqu'il entre dans
l'économie générale des valeurs d'échange, l'auteur, posté derrière son
œuvre, demeure ancré dans une perpétuelle valeur d'usage : par sa manière
propre d'utiliser les discours et les idées de chacun (y compris les dis-
cours et les idées les plus usées), il pénètre dans le vaste cercle de l'utilité
publique et conserve lui-même le prestigieux vertige de l'usage.

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Conclusion

« L'auteur ne sent aucune espèce de raison pour renoncer à


cette tentative parce qu'elle renferme des lacunes et des fautes.
Précisément ces lacunes et ces fautes font tout autant partie de
cet écrit considéré comme tentative et approche que ce qui y
est noté. La perfection n'est possible pour aucune chose, à plus
forte raison pour les choses écrites et elle est déjà complète-
ment impossible pour des notes comme celles-ci qui sont
constituées de milliers et de milliers de lambeaux de possibilité
de souvenir. Ici, on divulgue des fragments avec lesquels, si le
lecteur y est disposé, on peut constituer un tout sans difficulté
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particulière. Pas plus. »


THOMAS BERNHARD, Le souffle

Cpas
ES PAROLES de Thomas Bernhard, aussi justes soient-elles, ne visent
à exonérer l'auteur de cet ouvrage. Il faudrait plutôt y voir une
manière de souligner la tentative et l'approche, les fragments et leur lec-
ture. Les lacunes sont immenses, à commencer par les œuvres littéraires
elles-mêmes dans une réflexion, pourtant, qui tâche d'en saisir la forma-
tion historique sous l'Ancien Régime. Loin des anthologies soigneuse-
ment composées, des canons pour manuels d'histoire littéraire ou,
simplement, des classiques de la littérature française, je n'ai cité et, par-
fois, brièvement analysé qu'un bien petit nombre d'ouvrages. Et encore
les textes sur lesquels je me suis arrêté offrent souvent quelques malaises
génériques. Ce n'est pas délibérément que je suis allé chasser aux limites
de la forêt du littéraire, mais un sentiment de nécessaire distance s'est
imposé. Tant qu'à prendre le large du continent Littérature, il pouvait
même être utile de positionner des éléments caractéristiques (la langue,
le style, l'auteur, la valeur, le goût, etc.) sur des plans encore plus vastes.
L'hypothèse consistait alors à lier l'évolution des lettres à un déplacement
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408 LE L I V R E AVALÉ

de sociétés traditionnelles opérant par usage de mémoires collectives vers


des sociétés modernes œuvrant selon des modèles culturels. Ce déplace-
ment ne s'est pas fait de manière continue, uniforme, homogène et régu-
lière. La culture ne s'impose pas brusquement et ne remplace pas sur tous
les fronts la mémoire collective. On doit apercevoir et analyser de multi-
ples dispositifs, à des échelles différentes et d'origines diverses ; on peut
en observer les recoupements, les intersections, les divergences ; on peut
examiner les façons par lesquelles ces dispositifs imitent et déplacent
d'antérieures manières de faire ou de penser, les appuis qu'ils trouvent
dans des structurations voisines ou lointaines, anciennes ou récentes, les
accélérations ou les ralentissements qu'ils subissent en fonction des résis-
tances qu'ils rencontrent ou qu'ils suscitent.
C'est du recours à la tradition, en s'appuyant sur les pratiques collectives
de mémoire, que les nouveautés trouvent une légitimité avant d'apparaî-
tre, en elles-mêmes, comme des valeurs. Ainsi la monarchie absolue insti-
tue-t-elle ses plus récents pouvoirs comme s'ils prolongeaient de très
anciens rituels1. Il y a ainsi plutôt resacralisation du roi que laïcisation du
politique, même si les fabrications et les inventions sont manifestes, même
si la vocation des rites se déplace: dans la mémoire, ils reconduisaient
intemporellement l'ancien, avec la culture, ils révèlent actuellement le passé.
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Comme le souligne Michèle Fogel, « dans la mémoire cérémonielle, l'accom-


plissement scrupuleux du rituel, que l'on espérait toujours identique, pro-
duisait l'ordre politique; dans la nouvelle conscience cérémonielle, il ne
fait que le montrer2 ». Il faut donc prendre garde à cet enchevêtrement des
usages de la mémoire, même si l'histoire moderne tend à nous faire perdre
le sens profond de la memoria ancienne, jusqu'à en produire le mythe
rétrospectif de l'immanence heureuse. Car il ne s'agit pas de souscrire
simplement aux thèses bien connues du désenchantement du monde,
mais plutôt de saisir, de façon plus complexe, que ce désenchantement
suscite aussitôt, en des points variés, de nouveaux enchantements : que la
puissance harmonieuse de la mémoire s'effrite et l'heureux pouvoir de la
culture en relève le défi.
De même, les lettres modernes ne constituent pas le maillon parfaite-
ment formé et isolable d'une lente chaîne qui conduirait de la poésie ou de
l'éloquence anciennes à la littérature contemporaine. J'ai d'ailleurs tâché
de contourner le centre de gravité du classicisme (les années 1660-1680) en
insistant plutôt sur les années 1620 étant donné l'importance de certains
phénomènes: arrivée de Richelieu au pouvoir et développement de
l'absolutisme, ultime guerre confessionnelle, purisme malherbien, nouveau
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CONCLUSION 409

régime de l'éloquence avec Balzac, dernières grandes manifestations


d'Entrées royales, etc. Je ne propose en rien de donner aux années 1620 le
pas sur les décennies 1660-1680. Le propos est plutôt de décentrer l'histoire
littéraire classique, en insistant sur des corpus (les Entrées royales ou les
Mémoires), des auteurs (Perrault ou Saint-Hyacinthe), des concepts (la
souveraineté et la grâce) qui ne font guère partie des références habituelles.
Par résistance aux développements linéaires, l'analyse s'est sciemment
dispersée en accrochant ici une œuvre bien connue, là des pratiques loin-
taines, ailleurs des institutions politiques ou des concepts philosophiques.
Le risque est, évidemment, de tomber dans les découpes de l'encyclopédie
chinoise imaginée par Borges qui faisait tant rire Michel Foucault, même si
l'idée de départ est bien foucaldienne en son principe : ne pas rapporter
les différences à des identités, mais différencier encore les différences. Il ne
s'agissait pourtant pas de redonner à l'histoire son champ de possibles,
ou pour l'exprimer dans un régime kantien : les conditions de possibilité
des a priori historiques, comme le fait Michel Foucault. Selon des usages
plus bergsoniens, il faut bien remarquer que le réel fait le possible et non
l'inverse. Les conditions de possibilité sont toujours des conditions a poste-
riori, parce qu'elles sont issues de ce qui s'est effectivement passé. J'ai donc
recherché les conditions d'effectivité, en insistant plus sur les productions
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d'effets que sur la reconnaissance des causes.


Peut-on dire, au moins, que les multiples points de vue se rejoignent
comme les petites rivières font les grands fleuves ? Fernand Braudel avait
déjà tâché de ramasser la différence des durées dans une même ambition :
«En fait, les durées que nous distinguons sont solidaires les unes des
autres : ce n'est pas la durée qui est tellement création de notre esprit,
mais les morcellements de la durée. Or, ces fragments se rejoignent au
terme de notre travail. Longue durée, conjoncture, événement s'emboî-
tent sans difficulté, car tous se mesurent à une même échelle3.» Il me
semble qu'il existe, en effet, une solidarité entre tous les fragments de
cette étude, mais je suis moins confiant que Fernand Braudel quant à la
facilité de l'emboîtage. Il n'existe pas, je crois, d'échelle unique à laquelle
se mesurerait ultimement la masse différenciée des faits, des textes et des
institutions dans leurs durées singulières. Autant alors prendre délibéré-
ment le parti des sauts et des variations d'échelle.
Ainsi que l'énonçait, à la fin du siècle dernier, le grand historien du
droit romain, R. von Jhering, «l'histoire a commencé d'infiniment peu4 ».
Il renouait avec les anciens lustres de l'épicurisme et de son clinamen.
L'infiniment peu se produit sans cesse. L'histoire n'est faite que de ces
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41O LE L I V R E AVALÉ

infiniment peu dont, selon notre besoin, nous faisons de grandioses


monuments, de modestes documents ou d'oubliables défaites. Mais il faut
bien que l'historien apporte quelque chose du présent pour que les usages
du passé « précipitent ». Ou, pour le tourner autrement, le discours de
l'historien est cette légère impureté (l'anachronisme, la puissance du pré-
sent) autour de laquelle se cristallisent comme une perle les événements
du passé.
Il ne faut donc pas prendre simplement pour des constructions de
l'Ancien Régime cet élégant déplacement de la mémoire vers la culture.
Ce sont aussi des observations d'aujourd'hui. Mais si elles permettent de
mieux comprendre un certain nombre de phénomènes, elles auront servi
à souligner des imbrications peut-être inattendues ou des subtilités de
l'histoire parfois négligées. Elles devraient aussi permettre de jeter un
regard plus serein sur les déplacements qui semblent bien toucher aujour-
d'hui la culture et la mémoire. Je soulignais dans mon introduction les
places spectaculaires qu'occupent aujourd'hui ces deux dispositifs. Il ne
s'agit ni de valoriser aveuglément les merveilles de la culture (que ce soit
sous sa forme élitiste ou sous son allure anthropologique : toutes deux
tâchent de faire passer pour naturelles des constructions historiques), ni
de louer à grand bruit l'importance retrouvée de la mémoire (selon la
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mythologie naïve de la tradition perdue ou d'un monde disparu). Les


enjeux politiques et les utilisations démagogiques de ces dispositifs ne
sont que trop apparents.
C'était aussi le cas sous l'Ancien Régime. Sacralisation de la mémoire ou
méfiance par rapport aux coutumes (ces « secondes natures » dont nous
parle Pascal), enchantement du monde cultivé ou inquiétude devant les
« cultures populaires », les déplacements qui touchent les traditions et les
inventions qui cultivent d'autres valeurs manifestent un caractère unani-
mement retors. Une société doit toujours, par définition, rassembler des
êtres : non seulement en dénombrer la totalité, mais surtout en mesurer
l'ensemble, leur donner une mesure commune, quelque chose qui les lie
assez pour que la paix civile puisse exister, pour que des raisons de vivre
en commun paraissent évidentes, pour que des valeurs partagées suffisent
à prendre le dessus sur les innombrables conflits qui ne cessent de surgir.
Jùrgen Habermas voyait ainsi la spécificité des sociétés modernes qui se
mettaient en place au xvme siècle: « [L]a sphère publique bourgeoise peut
être d'abord comprise comme étant la sphère des personnes privées ras-
semblées en un public5. » Mais le problème est de comprendre comment
l'on a pu passer d'une mémoire collective qui alloue les rôles traditionnels
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CONCLUSION 411

à cette sphère publique pu seraient rassemblées les personnes privées. Dès


lors qu'une transcendance quelconque n'unit plus les membres, comment
lier ceux qui constituent, a priori désunis, la communauté ? La mémoire,
sous d'autres formes, continue à promouvoir des modèles et des références.
Pourtant, sous la puissance nouvelle de la culture, se glissent des modes
de signifier, des découpages des apparences, des qualités et des valeurs qui
permettent à des particuliers de sentir certaines manières communes
d'exister.
Les lettres modernes jouent un double rôle dans ces processus : elles
en reçoivent une autorité inédite et elles en confortent résolument le
mouvement. Culture et civilisation, à la fois, induisent et incorporent ce
que les lettres permettent. «Littérature et civilisation sont deux termes
qui se sont imposés ensemble. La littérature œuvre libre du génie indivi-
duel et la littérature témoignage sur l'esprit ou les mœurs d'une société
reposent sur la même révolution qui, en faisant de la poésie un mode du
langage, a substitué le principe d'expression au principe de représenta-
tion6. » Du modelage mémoriel des belles-lettres est sorti, à la fois héri-
tage surprenant et contrepoint affirmé, le double modèle de la culture et
de la littérature. L'intransitivité revendiquée du littéraire repose, en fait, sur
l'emprise sociale de la culture. Les belles-lettres ne composaient pas une
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immédiate image des mœurs ; elles tendaient à les enseigner et, par leur
usage, à plaire, en même temps qu'à toucher pour mieux les mettre en
valeur. La littérature requiert, au contraire, de trouver toujours en son
propre fonds l'émergence insoluble de la société.
L'écart entre Montaigne et ses gens, à propos de la mémoire, signale
déjà ce double mouvement d'une élite qui se reconnaît dans une « culture »
séparée et d'une pratique d'écriture qui engendre cette distance. La mise
en place de la culture est, en fait, contemporaine de ce mouvement
d'autre ampleur où l'État moderne provoque et s'appuie sur une invasion
des sphères plus ou moins autonomes des communautés familiales, villa-
geoises, citadines ou claniques (à la différence des autres grandes structu-
res étatiques connues dans le monde ancien). Ce mouvement a pour but
non pas [de] contrôler du dessus et à distance la société pour en extraire le
surplus économique mais [de] pénétrer littéralement la société, s'introduire
dans ses articulations les plus fines, se rendre maître de ses rouages les plus
intimes. Réglementer, codifier, redéfinir, changer, moderniser. «Civiliser»,
diront les grands commis éclairés et les serviteurs zélés. Briser donc cette base
ou ce noyau le plus archaïque où se conservent d'antiques modes de pensée,
des gestes millénaires et surtout un gouvernement de la petite communauté
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412 LE L I V R E AVALÉ

continuant à conjurer au sein d'elle-même par la tradition la différence de


ceux qui commandent et de ceux qui obéissent7.
Même s'il faut rester prudent sur cette « conjuration » de la domination
dans et grâce à la « tradition », dans la mesure où ce genre de réflexion
tend à rendre parfois idylliques les ressorts anciens des coutumes, le mou-
vement de la civilisation consiste bien à pénétrer les figures les plus inti-
mes de la société. Là où les lettres modernes peuvent, en effet, fonctionner
simultanément comme des révélateurs sociaux et comme des guides de
comportement. C'est de cette nouvelle puissance des lettres que la littéra-
ture va tirer sa logique propre.
À quoi tient cette puissance ? D'abord à la valorisation nationale de la
langue, dont le « classicisme » français va devenir le cristal le plus limpide
(effaçant, du coup, les métaphores excessives, les codifications compliquées
de la galanterie, les bienséances contraignantes). Ensuite à l'expertise du
style, dont le caractère normatif de rôles sociaux va se perdre en prenant,
de plus en plus, l'apparence d'une révélation singulière, personnelle, où
toute la société, pourtant, viendra se refléter («miroir qu'on promène le
long d'un chemin », selon la formule que Stendhal, avec tant de flair, pré-
tend emprunter à Saint-Réal). Styles d'écriture et styles de vie échangent
ainsi leurs pouvoirs pour donner aux œuvres écrites leur nouvel essor.
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Quand Flaubert fait du style un absolu, il ne rompt pas avec la charge


représentative des styles anciens ni avec la révélation intime d'une manière
d'écrire, il fixe et fait briller, au seuil de la modernité, ce qui s'est, en fait,
lentement noué pendant un peu plus de deux siècles, à savoir le vertige
d'un moi et le souci d'un public.
La communauté politique moderne apparaît ainsi, peu à peu, produite
par l'histoire des hommes, par le progrès de la civilisation, par la discus-
sion dans la sphère publique. Elle rassemble des individus aux destins, en
principe, uniques et singuliers ; elle n'unit plus des êtres aux rôles sociaux,
par principe, divers et dévolus. La culture devient alors productrice de
lien social : la croissance harmonieuse des plantes humaines passe par la
culture indispensable des esprits et des corps. L'emploi absolu du terme
culture, au lieu de l'ancienne cultura animi, indique que l'on s'occupe de
l'être tout entier, corps et âme, enchantement et surveillance, contrainte
et critique. D'où cet étrange phénomène par où le caractère profondé-
ment disciplinaire de la culture peut resurgir comme la source d'une
conscience critique toujours plus vive. L'idée de la Bildung est susceptible
de conduire jusqu'au façonnement racial de la population ou à la construc-
tion utopique de la révolution culturelle ; la valeur de la culture résonne
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CONCLUSION 4i3

aussi comme une source de plaisir esthétique et comme une remise en


jeu des tramages politiques. Tour de Babel de la littérature.
En effet, le plaisir joue également son rôle dans la comédie des hommes.
Norbert Elias ou Michel Foucault ont largement analysé les manières de
discipliner les corps et de contraindre les esprits. La culture fait glisser
discipline et contrainte dans l'intériorité des êtres, elle les gonfle d'une
profondeur psychologique que la littérature ne va cesser d'arpenter
soigneusement. Les styles sont des façonnements intérieurs avant de se
déployer à la surface des mots et des gestes. Ils ne forment plus seulement
un étiquetage des sentiments ou des concepts, mais l'élément même du
rapport que chaque sujet entretient avec ce qu'il dit et ce qu'il est, avec le
pensable et le faisable : la mémoire Hait les personnes entre elles, le juge-
ment noue le sujet à lui-même. Comme la lumière, pour rendre visible, a
besoin de tout un étagement d'ombres, il faut, désormais, l'opacité du
style, il faut cette ombre portée de la singularité sur l'écriture du vrai,
pour que les savoirs soient mis au jour. Le style n'est plus ce qui doit
disparaître, ce qu'il faudrait oublier pour que la communication du mes-
sage ait lieu, mais au contraire c'est le lieu par où la pensée apparaît dans
le médium étranger de l'existence.
Quand on commence à concevoir le style comme la révélation d'une
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personnalité particulière, ce n'est pas le dedans qui viendrait s'étaler au


grand jour et que l'on reconnaîtrait enfin, mais, à l'inverse, le dehors qui
s'est infiltré sous le ton, le langage, la conduite de chacun. L'État ne pénètre
pas seul la société des individus, la société s'est déjà mise à circuler sou-
terrainement dans les consciences et mobilise jusqu'aux inconscients de
plus en plus pourvoyeurs de spectacles. Les écrivains deviennent ceux qui
sont débordés par les événements de la culture, ceux qui ne peuvent les
contenir dans le plein emploi des gestes quotidiens. Là réside aussi le
plaisir, l'utilité sociale du plaisir. Car l'enjeu proprement personnel du
plaisir, la jouissance irréductiblement individuelle, ne doit pas tromper :
pas plus qu'il n'existe de langage privé, il n'y a de plaisir solitaire. Chaque
plaisir est plein des valeurs, des significations, des pratiques, des images
d'autrui. Non par altruisme, mais par une imprégnation de chaque ins-
tant, par une intériorisation des modes culturels. Le plaisir solitaire de la
lecture se charge ainsi d'une population de désirs, d'un aréopage d'ima-
ges où s'échangent de façon fascinante dedans et dehors. L'autonomie du
littéraire ne vient pas rompre avec une hétéronomie soumise ; elle n'est
jamais que le parcours ininterrompu de la culture sur des territoires qui
n'ont pas cessé d'être ceux du politique et du social. L'autonomie de la
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414 LE L I V R E AVALÉ

littérature, c'est une hétéronomie heureuse. Elle n'est plus affidée à tel
grand personnage, à telle œuvre religieuse, à telle cité bienfaitrice, son
mécène est désormais la société elle-même et la culture qui s'y impose,
mais aussi le marché et les profits financiers et symboliques que cela
suppose.
Le goût, qui occupe, désormais, une position centrale dans l'économie
psychique des individus est à la fois le sens le plus intérieur et le senti-
ment le plus social. Le plaisir intérieur naît de l'extériorité du plaisir. Les
paradoxes esthétiques rejoignent, en fait, ceux qui touchent l'histoire des
hommes: encore, pour un moment, raison incarnée dans l'histoire ou
lois de développement du capitalisme, mais bientôt, a priori historique
ou transcendantal singulier. « Dire que le transcendantal est historique-
ment constitué, c'est dire aussitôt qu'il ne saurait être affecté de l'univer-
salité ; il faut penser un transcendantal particulier. Mais ce n'est rien de
plus mystérieux, somme toute, que ce qu'on appelle communément une
culture8. » Ce n'est donc pas tant la culture qui a été révolutionnée depuis
peu, mais une implication déjà présente lors de son avènement qui n'est
apparue que récemment: l'esthétique est, en effet, cette instance, cette
discipline, cette expérience qui déboîte transcendantal et universel, de
sorte à permettre le passage de l'un à l'autre dans leur commune inscrip-
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tion chez des particuliers9.


Jean-Paul Sartre avait souligné combien la littérature classique suppo-
sait un public homogène, alors que, au xixe siècle, les écrivains maudits,
en rupture avec leur classe, cherchent à recomposer un public de spécia-
listes. En fait, c'est déjà l'objet du « classicisme » que de former un public
homogène. Mais Sartre voit juste lorsqu'il attribue aux écrivains du
xixe siècle la quête de l'aura aristocratique : « Toutes ces comédies n'ont
qu'un but : [les] intégrer à une société symbolique qui soit comme une
image de l'aristocratie d'ancien régime10. » II ne faut pas considérer cela,
cependant, comme un anachronisme inconsistant. C'est sous l'Ancien
Régime que la grâce esthétique tire sa valeur de la rhétorique sociale de la
grâce dont la noblesse avait fait sa marque publique. Les privilèges recher-
chés de l'artiste reprennent les inutilités revendiquées de l'aristocrate,
jusqu'à leur sens de la gloire et de la valeur : la République des Lettres fait
la preuve d'une noblesse de l'esprit en supposant un service humain
plus essentiel que l'assujettissement social. Revenant sur le double régime
du pouvoir politique et de la puissance symbolique, Alphonse Dupront
rappelle que

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CONCLUSION 415

pendant que la bourgeoisie — haute, moyenne, voire petite —, avec un certain


nombre d'« intellectuels », s'établit dans la révolution politique, la vie de l'esprit,
la culture, la définition même des formes de la vie commune demeurent aris-
tocratiques. [... ] II aura fallu plus d'un siècle et demi au « règne bourgeois »
pour se libérer de ses modèles traditionnels et se retrouver les mains vides
quant à la définition d'un ordre spirituel collectivement enseigné. Autrement
dit sans principes justifiants autres que ceux d'exister, sans mythique du moins
consciente11.

Ainsi, sous le parasitisme apparent se glisserait une souveraine utilité


réservée d'office à une élite et inaudible au commun des mortels. Les droits
du génie peuvent, certes, trouver leur crédit financier dans les lois touchant
les auteurs, ils offrent aussi la grâce d'une souveraineté imaginaire.
Les lettres modernes opèrent, ainsi, dans un espace neutralisé des
discours, des événements de discours. Le verbe « neutraliser » doit bien
être entendu. Comme l'énonçait Michel Foucault, dans un autre con-
texte, « ce mot lui-même renvoie trop aisément à un suspens de croyance,
à un effacement ou à une mise entre parenthèses de toute position d'exis-
tence, alors qu'il s'agit de retrouver ce dehors où se répartissent, dans leur
relative rareté, dans leur voisinage lacunaire, dans leur espace déployé, les
événements énonciatifs12. » Les lettres ne suspendent, en effet, aucune
croyance particulière. Elles ne mettent jamais la société entre parenthèse,
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mais, plutôt, entre guillemets. Elles laissent parler le dehors qui est en
chacun de nous. L'esthétisation qui semble supporter les pratiques de
l'art d'écrire ne retire pas les gens des rapports sociaux; elle permet de
faire apparaître manières, conduites, styles d'existence, discours types,
bref, tout un art des situations13. C'est dans cette relation intime que le
travail sur soi trouve, dans les lettres modernes, les façons de s'approprier
le monde. Toute une pratique civile des sentiments personnels prend le pas
sur la distribution mémorielle des rôles sociaux.
La figure de l'auteur ne peut se produire vraiment qu'à compter du
moment où il rassemble en lui les visages mobiles du monde autour de
lui. Que ce soit en récupérant et en déplaçant les usages traditionnels de
l'éloquence, comme Guez de Balzac, ou que ce soit en transformant la
République des Lettres pour y fonder une société des gens de lettres où
l'écrivain ait des droits reconnus légalement sur ses productions, c'est
bien l'espace public qui est le creuset de l'alchimie sociale de l'auteur.
Même les salons permettent d'ordonner la réception des auteurs en même
temps qu'ils en exhibent les figures.
Pourtant, j'ai moins cherché du côté de l'analyse sociologique que
de celui de l'histoire politique comment retracer ces mouvements qui
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4l6 LE L I V R E AVALÉ

déportent les lettres hors des modèles traditionnels de la poésie et de l'élo-


quence. Pourquoi? Le lien n'est pas seulement que la politique moderne
s'alimente en partie au service des lettres et que les auteurs y trouvent
matière à vivre. Ce qui caractérise la modernité politique est la constitu-
tion de la souveraineté (comme concept juridico-philosophique et comme
pratique de gouvernement), mais cette souveraineté pose aussi le problème
de la grâce, soit qu'elle y découvre son fondement, soit qu'elle en rejette
l'effectivité. Ces deux fils directeurs de la politique semblent aussi jouer
un rôle exemplaire dans l'économie des lettres, non comme un reflet, ni
une traduction, mais, en une solidarité de situation, comme une manière
de répondre à des questions de même statut En épousant la perspective de
l'État, les lettres en servent les besoins de persuasion ou de gloire, sans
doute, mais aussi en publicisent les analyses, les desseins, les formes, les
travestissements ou les errances. La souveraineté de l'auteur sur ses créations
et l'économie esthétique de la grâce qui en stimule la réception dans le public
apparaissent peu à peu constitutives de l'autonomie littéraire; même si
celle-ci reçoit ses plus féconds paradoxes de ses sources hétéronomes.
Les paradoxes de l'esthétique résonnent aussi dans la culture. En intro-
duction, j'ai résumé sept paradoxes possibles. On les comprend mieux
maintenant qu'une histoire de la culture a pu être esquissée. Universaliste
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et particulière, totalité sociale ou royaume des représentations, agonis-


tique ou identitaire, création consciente et volontaire ou surgissement
involontaire et inconscient, aliénante ou libératrice, contraignante ou
révolutionnaire, éducation laborieuse ou loisir improductif, voilà les for-
mes contraires que prend la culture comme un Janus au double visage
planté sur le seuil des temps modernes. Ce dédoublement n'intervient
pas comme un défaut, mais bien comme un principe. La femme, à la fois
civilisatrice et marginalisée, en fournit peut-être la figure de proue. Le
peuple n'est pas en reste, simultanément repoussé en bordure de la cul-
ture d'élite et phantasme comme culture populaire de jadis. Souveraine
et gracieuse, la culture suppose un travail constant, mais un travail tou-
jours inaperçu. La culture permet de donner un tour désintéressé aux
productions de l'esprit, même s'il est d'un vif intérêt social de paraître
cultivé. C'est à ce prix que peuvent fonctionner ses paradoxes.
La culture (en son sens anthropologique), analogon de la société en son
ensemble, apparaîtrait comme une entité séparée, requérant de nouvelles
procédures cognitives. Ou, pour être plus exact, la culture naîtrait préci-
sément au moment où elle n'est plus isomorphe à la société. La « culture
traditionnelle » n'est rien d'autre que l'humanitas, le fait même d'appartenir
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CONCLUSION 417

à une communauté d'êtres humains (un peu de la même façon que les
sociétés sauvages souvent se nomme du nom générique d'« hommes » en
leur langue). Il importe de ne pas s'y tromper. Comme le faisait remar-
quer Pierre Klossovski, voici plus de 30 ans, « qu'un concept de culture se
soit seulement formé dans la société moderne, est la preuve de la dispari-
tion de la culture vécue14 ». Il est alors fort important de suivre comment,
historiquement, l'introduction d'un pluriel nous a fait passer de Yhuma-
nitas à nos humanités. Et je crois que cette piste du pluriel est à suivre de
près : il est frappant en effet que la culture ne s'invente pas seule ; elle naît
de son autodivision entre culture populaire et culture de l'élite, entre un
corps et un esprit. Mais il faut bien reconnaître que ce corps n'a d'exis-
tence qu'à passer par sa manifestation spirituelle. La brusque vogue des
contes de fées dans la société mondaine de la fin du xvne siècle figure
peut-être un des meilleurs exemples de ce double jeu de la culture.
Ce dédoublement de la culture ne sonne pas comme une perte. Ce qui
a disparu, avec la modernité, est moins la culture que la mémoire. La
culture est la forme ambivalente que prennent les sociétés lorsqu'elles ne
trouvent la légitimité de leur vivre-ensemble que dans la dynamique sociale
elle-même: non plus la légalité mémorielle dont on hérite, mais la dilatation
vers l'avenir que l'on produit. Se retournant sur leurs fondements, les socié-
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tés modernes doivent inventer ce qu'elles sont. D'où provient ce retour-


nement ? Qu'est-ce qui a généré une telle faillite du modèle traditionnel
et des assises religieuses ?
Il est caractéristique que les Anciens s'interrogeaient sur les régimes
politiques les meilleurs, dans la mesure où la vie sociale apparaissait
comme donnée. Ce que les hommes pouvaient régler était le « bien vivre »
(eu zen). Les modernes ne voient plus la vie politique comme reçue; elle
aussi doit être élaborée, réfléchie : on doit légitimer la possibilité même
de vivre ensemble avant de déterminer les meilleurs régimes possibles
(Hobbes peut certes préférer la monarchie, le contrat social définit sim-
plement, à la base, la nécessité d'une souveraineté, quelle que soit la forme
qu'elle puisse prendre).
Comme le résume Reinhart Koselleck :
L'ordre traditionnel était tombé en décadence au xvie siècle. Sitôt brisée
l'unité de l'Église, tout l'ordre social s'était disloqué. Les vieilles attaches et les
vieilles allégeances furent dissoutes. Haute trahison et lutte pour le salut public
étaient devenus, selon les camps changeants et selon les gens qui changeaient
de camp, des notions interchangeables. L'anarchie généralisée conduisait à des
duels, à des actes de violence et au meurtre et la pluralisation de la Sainte
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418 LE L I V R E AVALÉ

Église était un ferment de dépravation pour tout ce qui était encore uni [...].
Aussi, à partir de la deuxième moitié du xvie siècle, un problème se présen-
tait-il de manière insistante, que l'ordre traditionnel n'arrivait plus à résou-
dre : la nécessité de trouver une solution au milieu des Églises intolérantes et
impitoyables dans leurs haines réciproques. Une solution qui éviterait, régle-
rait ou étoufferait le conflit. Comment rétablir la paix15 ?

Ce serait ainsi au moment où la conscience morale, avec les guerres de


religion, les bouleversements économiques et sociaux, s'avère source de
conflits et de meurtres et non fondement de paix et d'harmonie que les
rôles traditionnels ne peuvent plus ni résider dans le simple prolonge-
ment d'une religion, ni s'adosser à des traditions particulières. C'est le
sens du collectif qui semble s'effriter. Sans appui extérieur à sa conscience,
l'homme apparaît comme un individu, libre de ce qu'il pense et croit, mais
sans pouvoir de l'énoncer et de le défendre publiquement. La politique
naît de ce face-à-face entre individus et État (sans la médiation de corps
intermédiaires, ni d'Églises attitrées) où, d'un côté, l'individu est riche de
sa conscience intérieure, mais dénué de pouvoir public et, de l'autre,
l'État, s'avère souverain responsable du bien commun mais détaché de
toute morale.
Cependant, il faut aussi une autre manière de former le tout de la
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communauté civile : les individus la diffractent, l'État la resserre unique-


ment sur son pôle politique. À côté de la politique, se développe la poli-
tesse comme une façon de rendre le public homogène, de reconstituer un
corps social. La politesse, issue des cours princières italiennes, décrit encore
un système synchronique, en parfait timing avec le système de l'État abso-
lutiste qui met fin aux guerres civiles. C'est un terme et non un progrès
que doivent permettre politique et politesse. Lorsqu'il devient nécessaire
de voir l'État comme un devenir, la raison comme une émancipation,
alors la politesse tourne sur elle-même et décrit une ellipse temporelle où
elle se fait éducation, accroissement, polissage : la nature humaine, à l'ins-
tar des fruits et des lettres, gagne à être cultivée. Car, s'il est possible de
parler, comme on l'a souvent fait, d'une montée de F« individualisme », il
faut admettre que l'individu naît en relation avec de nouveaux modes de
sociabilité, de même que la subjectivité émerge de rapports inédits à la
memoria. Remplaçant peu à peu les multiples corps intermédiaires qui,
enchevêtrés, formaient le grand corps social, la sphère publique dispose
face à face des individus regardant tous unanimement l'État et l'État con-
templant l'avenir de l'ordre social (selon le dispositif allégorique du fron-
tispice du Leviathan de Hobbes). Les lettres modernes participent de ces
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CONCLUSION 419

façons de mettre en scène la « publicité » même de cette sphère publique


et de rendre lisibles les nouvelles médiations qui forment le corps social,
décrivant les conditions (mais aussi les conditionnements : tout le réseau
des habitudes et des coutumes) de cette culture de l'être en société.
En même temps, c'est par cette culture que de nouvelles élites vont se
distinguer. Ce ne sont plus la qualité de la foi, l'autorité du savoir, le
prestige de la naissance qui font l'essentiel des positions sociales. La qualité
de la conversation, le sens du monde, l'élégance des manières et des gestes
prennent, désormais, place dans la constitution des élites. Être sociable n'est
plus une évidence : il faut le montrer, voire le démontrer. M. Jourdain qui
fait de la prose sans le savoir sait bien qu'il lui faut apprendre à être un
homme « de bonne société » (mais il n'est de société que la bonne, comme
il n'est de monde que le beau monde). La morale de l'honnête homme est
un art de la séduction, une technique des apparences, un gouvernement
de soi et des autres, mais un art inquiet, une technique soupçonneuse, un
gouvernement opaque. S'il devient possible de déchiffrer les comporte-
ments à partir des romans, des comédies, des nouvelles, des poèmes mon-
dains, ce n'est pas que les lettres soient simplement un reflet de la société,
c'est qu'elles fournissent des prescriptions, dessinent des modèles, outillent
des scénarios qui participent immédiatement des nouvelles manières de
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paraître et de se cultiver.
Mais qui sont ces individus qui assurent le spectacle des rôles sociaux?
Ils n'ont pas la légitimité des savants (même s'ils sont souvent lettrés), ils
ne possèdent pas d'entrées à la cour (même s'ils peuvent y bénéficier de
protections). Ce ne sont donc, à leurs propres yeux, ni des pédants ni des
courtisans. Ils ont, en fait, pour statut de n'en pas avoir. Pour nombre
d'entre eux, ils vivent dans un entre-deux. Le loisir est le visage aimable
de ce statut en suspens, ce qui leur permet de glisser sous la grâce des
manières aristocratiques le masque des nécessités. Pour les mieux lotis, ils
se mêlent aux salons, pour ceux qui manquent de réussite, ils vivotent de
petites besognes d'édition. Il n'en demeure pas moins que la valorisation de
la culture (comme un mode de production des élites) ouvre aux usagers
des lettres tout un lot de carrières possibles où, sous couvert d'un désin-
téressement auquel les engage leur statut du sans statut, ils découvrent
bien leur intérêt. La malédiction littéraire du xixe siècle y trouvera son
salaire secret.
Les lettres modernes paraissent ainsi parfaitement homogènes avec la
culture qui se met en place. Elles adoptent le point de vue de la souverai-
neté. Il semble, pourtant, que dans les pratiques des lettres les modes
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420 LE L I V R E AVALÉ

anciens de la grâce, de l'héritage, de la mémoire insistent encore. Travail


inapparent, loisir improductif trouvent, certes, leurs répondants dans les
droits du génie et les institutions littéraires. Mais la valeur esthétique garde,
malgré tout, certains des dispositifs mémoriels classiques- qui dessinent
un idéal de l'existence. Si, de fait, «Grotius, Hobbes, Pascal, Machiavel
disaient déjà ce que Norbert Elias, en sociologue, devait observer bien plus
tard dans la longue durée des comportements individuels et collectifs : la
guerre, le roi et l'État législateur sont indissolublement unis dans un vio-
lent processus de discipline et de contrainte sociale pour faire barrage
aux "passions", assurer la paix civile16 », il ne faut pourtant pas oublier
la dimension passionnelle de la relation au roi et aux destins politiques.
Le processus de discipline passe aussi par l'invention d'une passion de la
maîtrise.
L'utilité sociale du plaisir recoupe l'intérêt politique des passions. Tel
est, en effet, un des usages des lettres. En l'absence, désormais, de forma-
tion civile, de modes collectifs de gestion des passions, les individus doi-
vent faire en eux-mêmes l'expérience de cette maîtrise, ils doivent devenir
ce champ clos des passions comme en témoigne exemplairement Riche-
lieu aux yeux du père Senault: «Vous étudiâtes la Politique dans la
Morale, et devant que de faire vos chefs d'oeuvre dans l'État, vous fîtes
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vos coups d'essais en votre personne17. » Ces passions ne doivent pas dis-
paraître, mais resurgir à bon escient : l'art politique est de savoir en faire
usage. Or, c'est bien cette dimension de Y usage des passions, aussi bien
dans ses contenus que dans ses effets propres, qui fait la fascination nou-
velle des ouvrages que l'on va appeler plus tard « littéraires ». Et si le siècle
classique est si «moraliste», c'est que les lettres ont, surtout, pour fonc-
tion de susciter des plaisirs par le spectacle de leurs désordres ou de leur
saine gestion. En cela, les lettres conservent toute une panoplie des rôles
sociaux à mettre en scène, à raconter, selon des modes encore proches des
usages de la memoria. Simplement, ils passent, désormais, par l'apparence
de l'opinion publique à produire plutôt que par l'héritage d'une commu-
nauté de vérités à transmettre. La production du vrai détermine sa trans-
missibilité, alors que l'opération était inverse dans les communautés
traditionnelles.
C'est à ceci que nous pouvons mesurer notre position aujourd'hui. Les
institutions dans lesquelles sont produits les discours de vérité nous sont
devenues de plus en plus opaques, de moins en moins fondées. Dès lors
que l'expérience est devenue une énigme (pour reprendre la suggestion
de Walter Benjamin), la culture contemporaine fait porter le poids du
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CONCLUSION 421

sens sur l'expérience plus que sur la vérité, sur la transmissibilité plus que
sur le transcendantal de la vérité — d'où des usages de l'indirection,
des formes de vie et des styles de pensée, là où l'empirique se cristallise en
a priori. L'historicité de la pensée requiert de renoncer à la culture comme
transmission de la vérité, mais de l'épouser comme vérité de la transmis-
sion. C'est à ce titre que les usages de la mémoire reviennent en force sur
le devant de la scène intellectuelle18. Ils ne relèvent pas d'un déploiement
propre à quelques disciplines, puisque l'on voit trop bien le succès général
des opérations de la mémoire dans l'ensemble de notre société. Ils redou-
blent les effets d'une dissémination de la culture. Cela signifie-t-il que nous
avons retrouvé les anciennes soumissions de la mémoire en ayant su vapo-
riser les effets de la culture sur l'ensemble du social? La contradiction
entre les modes de réception que suppose la mémoire et les pratiques de
production qu'imposé la culture laisse douter de leur paisible accord.
Serions-nous alors dans un moment incompréhensible où tous les
repères vacillent et où des modalités aussi inédites qu'étranges prennent
forme sous nos yeux ? La réponse, à mon sens, doit être double. Les chan-
gements que nous vivons paraissent assez déterminants pour orienter de
façon irréductiblement nouvelle nos existences et c'est bien la mise en
place de la culture des temps modernes dont nous vivons sans doute
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l'agonie. Cette culture inventée de concert avec la souveraineté étatique a


trouvé son plein emploi dans l'âge industriel et l'ordre des nations. C'est
elle qui se défait sous nos yeux, avec le concert de valeurs et d'habitudes
qu'elle véhiculait. Il faut pourtant se garder de crier à la catastrophe ou à la
chance. Nous vivons une de ces innombrables inflexions de l'histoire qui
ne forment ni une monstrueuse révolution ni une ouverture sur un
monde totalement neuf. Il est nécessaire d'adopter un sain scepticisme
face à la grandiloquence solennelle des prophètes de malheur et des magi-
ciens des lendemains qui chantent. Notre époque ne sonne pas plus qu'une
autre le glas de ce qui fut19.
Si la «culture» apparaît aujourd'hui dans ses déterminations et ses
limites historiques, si la mémoire collective ne semble plus objet de mépris
ou de rejets automatiques, c'est sans doute que notre relation à cette
culture s'effrite assez pour que nous la voyions. Il ne saurait être question
de penser revenir simplement à des modes traditionnels de production
des vérités, des identités, des valeurs. Malgré les enthousiasmes récents
pour l'ordre divin et la quête redoutable de réceptions prophétiques, les
sociétés occidentales, au moins (mais quelle société, aujourd'hui, ne s'est
pas occidentalisée, pour le meilleur et pour le pire?), ne sauraient plus
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422 LE LIVRE AVALÉ

discerner de sens hors de sa constitution par les hommes, dans les usages
de leur histoire.
Faire le deuil d'un certain rapport à la culture (en particulier dans le
rapport de forces qu'elle a longtemps voilé et dans la formation d'iden-
tités nationales qu'elle a parallèlement alimentée) n'est certainement pas
une mauvaise affaire. Récupérer le sens des héritages et la valeur des dettes
envers le passé ou réalimenter les enjeux esthétique et critique de la culture
ne serait pas non plus inutile. Cela ne signifie pas qu'il nous faille commu-
nier dans les commémorations ou nous extasier devant les performances
de l'industrie culturelle. C'est justement en croyant que l'histoire, avec le
spectacle compliqué de ses multiples fils, permet de mieux juger du pré-
sent — jusque dans les différences radicales qui se dessinent entre ce que
nous vivons et ce qui fut vécu —, que nous pouvons tâcher de résister aux
bêtises de notre temps.
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Notes

Avant-propos
1. Ariette Farge, Le goût de l'archive, Paris, Seuil, 1997 [1989], p. 105. Je précise que je
donne la référence complète au premier appel de note, ensuite je signale seulement le nom
de l'auteur, le titre du livre ou de l'article et la page.
2. Urabe Kenko, Les heures oisives, trad. par Charles Grosbois et Tomiko Yoshida, Paris,
Gallimard, 1968, t. II, p. 229.
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Introduction
1. Ce vœu d'indifférence touche aussi l'ordre politique ; voir Pierre Clastres, La société
contre l'État, Paris, Minuit, 1974, et Recherches d'anthropologie politique, Paris, Seuil, 1980.
2. Comme le remarque Jean Delay, « la mémoire sociale, dans sa double fonction de
mémoration et de remémoration, ne comporte pas seulement la conscience du temps,
mais aussi le choix [...]: l'oubli est le gardien de la mémoire» (Les dissolutions de la mémoire,
Paris, PUF, 1942, p. 107). Par où l'on se rend compte, d'une part, que l'oubli est indispensa-
ble à toute pratique et à toute opération de légitimation d'un groupe (voir, par exemple,
Nicole Loraux, « L'oubli dans la cité », Le temps de la réflexion, Paris, Gallimard, 1980,1.1,
p. 213-242, ou Jocelyne Dakhlia, L'oubli de la cité: la mémoire collective à l'épreuve du lignage
dans lejérid tunisien, Paris, La Découverte, 1990), d'autre part, que l'oubli ne s'oppose pas
à la mémoire (ainsi que le soulignent Tzvetan Todorov dans Les abus de la mémoire, Paris,
Arléa, 1995, ou Marc Auge avec Les formes de l'oubli, Paris, Payot, 1998) — pour le corps
politique, l'oubli est le squelette auquel s'accrochent les muscles du souvenir.
3. Alphonse Dupront, Qu'est-ce que les Lumières ?, Paris Gallimard, 1996, p. 33.
4. Pierre Chaunu, La civilisation de l'Europe des Lumières, Paris, Flammarion, 1997
[1971], p. 419.
5. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde: une histoire politique de la religion,
Paris, Gallimard, 1985, p. xii-xm.
6. James Fentress et Chris Wickham, Social Memory, Oxford, Blackwell, 1992, p. 8 (ma
traduction).
7. Krzysztof Pomian, « De l'histoire, partie de la mémoire, à la mémoire, objet d'his-
toire », Revue de métaphysique et de morale, janvier-mars 1998, n° i, p. 63-110.
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424 LE L I V R E AVALÉ

8. Voir Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire-, postf. Gérard Narner,
Paris, Albin Michel, 1994 [1925], et La mémoire collective, éd. par Gérard Namer, Paris, Albin
Michel, 1997 (éd. rev. et augm. de l'éd. de 1950) ; Fernand Dumont, Le lieu de l'homme: la
culture comme distance et mémoire, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1994 [1968].
9. Yves Grava, « La mémoire : une base de l'organisation politique des communautés
provençales au xive siècle», Temps, mémoire, tradition au Moyen Age, Aix-en-Provence,
Université de Provence, 1983, p. 81 et 91.
10. Voir Patrick Geary, Phantoms of Remembrance : Memory and Oblivion at thé End of
thé First Millenium, Princeton, Princeton University Press, 1994. Que l'on ait maints exem-
ples d'anachronismes systématiques, que le présent soit comme «mangé par le passé»,
ainsi que le dit Jacques Le Goff (Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988, p. 49), n'impli-
que pas une ignorance radicale des différences entre passé et présent, mais une valorisation
du passé comme exemplaire afin de fournir des interprétations du présent et des ouvertu-
res sur l'avenir (voir Janet Coleman, Ancient and Médiéval Memories : Studies in thé Recons-
truction ofthe Past, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 564-573).
11. Wlad Godzich, «In Memoriam», intro. à Eugen Vance, From Topic to Taie: Logic
and Narrativity in thé Middle Ages, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1987, p. xv
(ma traduction). Voir aussi Mary Carruthers, The Book of Memory: A Study of Memory in
Médiéval Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 179-182.
12. Guillaume de Saint-Thierry, De natura et dignitate amoris, 2,3.
13. Richard de Bury, Philobïblion, cité par Pierre Riche, « Le rôle de la mémoire dans
l'enseignement médiéval», Bruno Roy et Paul Zumthor (air.), Jeux de mémoire: aspects de
la mnémotechnie médiévale, Paris/Montréal, Vrin/Presses de l'Université de Montréal, 1985,
p. 145. Que la mémoire ait affaire avec la vérité relève évidemment d'une longue histoire
dont Yanamnesis platonicienne est la figure la plus célèbre pour qui part en quête de
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Yaletheia (le non-oubli). À désirer revaloriser les sophistes et la pratique de pouvoir qu'im-
pliqué, pour eux, l'ordre du discours, Michel Foucault sous-estime sans doute l'enjeu
du rapport entre mémoire et vérité, lorsqu'il affirme que le logos, « à partir de Socrate,
n'est plus l'exercice d'un pouvoir ; c'est un logos qui n'est qu'un exercice de la mémoire »
(« La vérité et les formes juridiques » [1974], Dits et écrits, éd. par Daniel Defert et François
Ewald, Paris, Gallimard, 1994, t. II, p. 662, les italiques sont miennes).
14. Comme le rappelle Thomas d'Aquin, « si l'on veut plus facilement se remémorer les
notions intelligibles, on doit les relier à des espèces d'images sensibles» (cité par Frances
Yates, The Art of Memory, London, Pimlico, 1992 [1966], p. 82).
15. Jacques Berlioz, « La mémoire du prédicateur : Recherches sur la mémorisation des
récits exemplaires (xme-xve siècles) », Temps, mémoire, tradition au Moyen Age, p. 169. De
même la mythologie, par exemple, est à la fois travail et relais de mémoire (voir Madeleine
Jeay, « La mythologie comme clé de mémorisation : la Glose des Échecs amoureux», Jeux de
mémoire, p. 157-166).
16. Mary Carruthers, The Book of Memory, p. 13.
17. Pour bien marquer qu'il ne s'agit pas d'un processus linéaire de dévalorisation de la
mémoire de l'Antiquité jusqu'aux xvne ou xvme siècles, il faudrait comparer à ses aventu-
res médiévales ou modernes le destin de la mémoire en Grèce, de l'invention des arts de
mémoire par Simonide (premier poète à se faire payer ses oeuvres et à valoriser la doxa par
rapport à Yaletheia) jusqu'au déploiement mémoriel des pythagoriciens ou de Yanamnesis
platonicienne, jusqu'à la mise en scène du kleos dans les poèmes épiques, le théâtre ou les
épitaphes (voir ainsi Marcel Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris,
La Découverte, 1967; Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero,

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NOTES DE L'INTRODUCTION 425

1965,1.1 ; Jesper Svenbro, Phrasikleia, Paris, La Découverte, 1988 ; Michèle Simondon, La


mémoire et l'oubli dans la pensée grecque jusqu'à la fin du Ve siècle avant J.-C., Paris, 1982;
Simon Goldhill, The Poet's Voice: Essays on Poetics and Greek Literature, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 1991; Rosalind Thomas, Oral Tradition and Written Record in
Classical Athens, Cambridge, Cambridge University Press, 1992).
18. Paolo Rossi, Clavis Universalis : arts de la mémoire, logique combinatoire et langue
universelle de Lutte à Leibniz, trad. par P. Vigheti, Paris, J. Millon, 1993 [1960], p. 127 et 155.
19. N'est-il pas significatif de voir disparaître les arts de mémoire des ouvrages publiés
après 1620 ? Leur éventuelle publication ne saurait plus se faire que sous un travestissement
plus suscitant : ainsi du grand œuvre de Raymond Lulle qui reparaît, certes, mais sous le
titre de L'art de bien discourir, Paris, Hauteville, 1666.
20. Alphonse Dupront, « Problèmes et méthodes d'une histoire de la psychologie col-
lective », Annales, janvier-février 1960, p. 5, note i.
21. Jean Marie Goulemot a su montrer comment le concept de révolution en vient à
plomber le discours de l'histoire au lieu de celui, cyclique, de la tradition (Le règne de
l'histoire: discours historiques et révolutions, xvif-xv.uf siècles, Paris, Albin Michel, 1996
U9753 ) — est-ce un hasard si nos modernes appétits révolutionnaires semblent s'effriter au
moment où tradition et mémoire collective retrouvent d'inattendues séductions ?
22. Jean-Pierre Rioux, «La mémoire collective», Jean-Pierre Rioux et Jean-François
Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 345.
23. Pierre Nora, « Conclusion », Pierre Nora (dir.), Lieux de mémoire, Paris, Gallimard,
1992, t. VII, p. 1012.
24. Voir T. Hobsbawm et T. Ranger (dir.), The Invention of Traditions, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 1983 ; Hannah Arendt, Between Past and Future, Harmondsworth,
Penguin, 1954 ; Eric Weil, Essais et conférences, Paris, Vrin, 1991, t. II ; Hans-Georg Gadamer,
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Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1976 [1960]; Paul Connerton, How Societies remember?,
Cambridge, Cambridge University Press, 1989; J. Goody et I. Watt (dir.), Literacy in
Traditional Societies, Cambridge University Press, 1968 ; Pascal Boyer, « Tradition et vérité »,
L'Homme, vol. XXVI (1-2), 1986; et les collectifs dans Enquête: Usages de la tradition, n° 2,
1995 et A. Becquelin et A. Molinié (dir.), Mémoire de la tradition, Nanterre, Société d'eth-
nologie, 1993.
25. André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, t. II, La mémoire et les rythmes, Paris,
Albin Michel, 1965, p. 23-24.
26. Steven Rosé, The Making of Memory: From Molécules to Mina, Londres, Bantam
Press, 1992, en particulier p. 326-327.
27. Certes, des historiens comme Pierre Nora (dès son article sur la « mémoire collec-
tive » dans La nouvelle histoire, Paris, Retz, 1978) ou Ariette Farge (dans Des lieux pour
l'histoire, Paris, Seuil, 1997, p. 90) résistent à l'assimilation de la mémoire à l'histoire, mais
d'autres, Jacques Le Goff, par exemple (dans Histoire et mémoire) ou Henry Russo (dans
«La mémoire n'est plus ce qu'elle était», Écrire l'histoire du temps présent : en hommage à
François Bédarida, Paris, CNRS, 1993, p. 108-109), cherchent plus la continuité secrète des
deux que leur opposition. En un sens, le déplacement d'une problématique de la trace vers
une prise en compte du témoignage est typique de ce déport plus ample de l'histoire vers la
mémoire (voir, ainsi, le texte de Paul Ricœur, « La marque du passé », Revue de métaphysique
et de morale, janvier-mars 1998, p. 7-32).
28. Michel Vovelle, Idéologies et mentalités, Paris, Gallimard, 1992 [1982], p. 22. On se
souviendra que le syntagme « prisons de longue durée » provient d'un article célèbre de
Fernand Braudel de 1958, où il définit les structures de la longue durée comme des soutiens,

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426 LE L I V R E AVALÉ

mais surtout comme des obstacles, des limites, des contraintes dont l'homme peine à
s'affranchir (par exemple, « les cadres mentaux aussi sont prisons de longue durée », « La
longue durée », repris dans Les ambitions de l'histoire, Paris, Éditions Le Fallois, Le livre de
poche, 1997, p. 200).
29. François Dagognet, Éloge de l'objet. Pour une philosophie de la marchandise, Paris,
1989, p. 12.
30. Marc Auge, «L'autre proche», Martine Segalen (dir.), L'Autre et le semblable, 1988,
cité par Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte,
1996, p. 3-
31. Aron Gourevitch, « Histoire et anthropologie historique », Diogène, 1990, n° 151,
p. 93 et 89.
32. Roger Chartier, Au bord de la falaise: l'histoire entre certitudes et inquiétude, Paris,
Albin Michel, 1998, p. 62 (reprise d'un article paru en 1983), les italiques sont de moi.
33. Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli en proposent une première approche dans
l'ouvrage collectif qu'ils ont dirigé, Pour une histoire culturelle. Qu'on ne voie pas pourtant de
brûlante actualité dans ces métastases, mais bien leur généralisation, puisque déjà, en 1974,
Maurice Crubellier remarquait qu'on n'avait «jamais autant parlé de culture qu'au-
jourd'hui» (Histoire culturelle de la France, xix'-xx* siècle, Paris, Armand Colin, 1974, p. 9).
34. Superposant culture et civilisation, Marc Ferro le remarque : « Le destin de la notion
de civilisation est également significatif de la vision européocentrique de l'histoire [...]
aujourd'hui, dans l'emploi de ces deux termes, c'est le chaos (on parle à la fois de civilisa-
tion matérielle et de culture primitive) » (L'histoire sous surveillance : science et conscience de
l'histoire, Paris, Gallimard, 1985, p. 45-46).
35. Ariette Farge nous met, en effet, en garde : « Dans le sillage d'une anthropologie en
plein essor, [...] là où une lecture marxiste apportait de trop lourdes grilles d'interpréta-
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tions, l'historien s'échappait vers le monde déserté des habitudes culturelles, des manières
d'être et de faire. Simultanément, s'opérait un insensible glissement: trop préoccupé de
quitter les rives chargées du marxisme, l'historien ne s'est peut-être pas rendu compte qu'il
occultait souvent l'univers des conflits et des tensions, des luttes et des rapports de force,
univers qui constitue la toile de fond sur laquelle se greffent comportements, pratiques et
affectivités» (Le goût de l'archive, p. 57).
36. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle: le livre des passages, trad. par Jean
Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1989 (la remarque date des années 1930), N6, i, p. 485.
37. Joachim Du Bellay, Deffence, et illustration de la langue françoyse, éd. par Francis
Goyet et Olivier Millet, Paris, Champion, 2003, p. 70-71.
38. Giovanni Pico délia Mirandola, De la dignité de l'homme (Oratio de hominis
dignitatej, trad. et présenté par Yves Hersant, Combas, Éds. de l'Éclat, 1993, p. 9.
39. «Avec régénérer, on aborde un des maîtres mots de la période [révolutionnaire].
[... ] Son succès d'usage est lié pour une bonne partie à la construction d'une définition du
terme d''ancien régime» (Michel Peronnet, «L'invention de l'Ancien Régime en France»,
History ofEuropean Ideas, vol. 14, n° i, janv. 1992, p. 52).
40. On voit ainsi chez Érasme, dans le Ciceronianus, le sentiment de distance historique
prendre une tournure déjà radicale : « L'état présent de notre siècle te semble-t-il en rap-
port avec la mentalité de l'époque [temporum ratione] pendant laquelle Cicéron a vécu et
parlé? Alors que la religion, la politique, l'administration, l'État, les lois, les mœurs, la
culture [studia], le visage même des hommes ont été complètement transformés » (Érasme,
« Le Cicéronien », La philosophie chrétienne, trad. par Pierre Mesnard, Paris, Vrin, 1970.
p. 300).
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NOTES DE L'INTRODUCTION 427

41. Voir les dictionnaires étymologiques de Bloch et Wartburg ou de Dauzat ainsi que
Philippe Beneton, Histoire de mots : culture et civilisation, Paris, Presses de la Fondation natio-
nale des sciences politiques, 1975.
42. Jean de La Bruyère, Les caractères, ou les Mœurs de ce siècle^ éd. par Robert Garapon,
Paris, Bordas (Classiques Garnier), 1990, p. 355-356 («Des jugements», 20).
43. Nous verrons dans le chapitre III une occurrence encore plus ancienne ; j'en réserve
pour le moment l'analyse.
44. Baltasar Graciân, L'art de la prudence, trad. par Amelot de la Houssaie, préf. et
annoté par Jean-Claude Masson, Paris, Payot/Rivages, 1994 [1684], p. 85. Les termes espa-
gnols sont quasiment identiques, à ceci près que Graciân met un verbe au gérondif (déno-
tant donc la progression et la simultanéité avec le processus de rédemption) là où son
traducteur préfère un nom et un nom là où Amelot de La Houssaie choisit le participe
passé : « Cultura, y alino. Nace bârbaro el nombre; redimese de bestia, cultivândose. Hac
personas la cultura, y mas cuanto mayor » (Obras complétas, éd. par Miguel Battlori, Ceferino
Peralta, Madrid, Atlas, 1969, p. 393).
45. Sur «la rationalité de cour», l'instauration de nouvelles structures de la personna-
lité et les textes de Graciân, voir Roger Chartier, « Trajectoires et tensions culturelles de
l'Ancien Régime », André Burguière et Jacques Revel (dir.), Histoire de la France, t. IV, Les
formes de la culture, Paris, Seuil, 1993, p. 321-323.
46. L'hésitation entre civilisation et culture a toute une histoire, mais il semble clair
qu'aujourd'hui le poids s'est porté vers la culture aux dépens de la civilisation : il est symp-
tomatique que le célèbre Duby-Mandrou, Histoire de la civilisation française des années
1950, devienne ponctuellement l'Histoire culturelle de la France de Maurice Crubellier dans
les années 1970 et prenne une figure fortement institutionnelle avec la toute récente His-
toire culturelle de la France produite, en trois volumes, sous la direction de Jean-Pierre
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Rioux et Jean-François Sirinelli.


47. Lucien Febvre, « Civilisation, évolution d'un mot et d'un groupe d'idées », Civilisa-
tion, le mot et l'idée, Paris, La Renaissance du Livre, 1930, p. 1-55 ; Norbert Elias, La civilisation
des mœurs, trad. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calrnann-Lévy, 1990 [1939] ; Emile Benveniste,
Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966 (l'article est de 1953 dans un volume
d'hommages à Lucien Febvre) ; Hannah Arendt, La crise de la culture : huit exercices de
culture politique, trad. sous la dir. de Pierre Lévy, Paris, Gallimard, 1993 (il est intéressant de
noter que le chapitre dévolu à la culture a donné, en 1973, son titre à la traduction française
au lieu du Between Past and Future de l'édition originale de 1954, plus juste pour l'ensemble
des textes) ; Raymond Williams, Culture and Society: Coleridge to Orwell, London, Hogarth
Press, 1992 [1958] ; Fernand Braudel, « Histoire des civilisations » [1959] repris dans Les
ambitions de l'histoire, p. 254-313.
48. «Le siècle s'achève sur le recul des livres théologiques et pieux. [...] Au total, c'est
incontestablement un changement culturel majeur qui se traduit ici. [...] Mais contraire-
ment à ce que l'on pouvait attendre à suivre l'évolution séculaire du royaume, ces reculs ne
sont nulle part compensés par la montée triomphale des sciences et des arts. [... ] En tous
lieux, c'est l'histoire et surtout la littérature qui sont matières de substitution» (Daniel
Roche, Les Républicains des lettres : Gens de culture et Lumières au xvuf siècle, Paris, Fayard,
1988, p. 98-99).
49. Jacques Rancière, La parole muette: essai sur les contradictions de la littérature, Paris
Hachette, 1998, p. 45.
50. Daniel Roche, La culture des apparences: une histoire du vêtement (xvif-xvnf siècle),
Paris, Fayard, 1991 (Seuil, coll. «Points»), p. 26.

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428 LE L I V R E AVALÉ

51. Michel Foucault, «À propos de Marguerite Duras », Dits et écrits, t. II, p. 763 (reprise
d'un texte de 1975).
52. « Entre mémoire et histoire : la problématique des lieux», Pierre Nora (dir.), Lieux
de mémoire, 1.1, La République, Paris, Gallimard, 1984, p. XLII.

CHAPITRE 1
L'amnésie de Montaigne : pour une nouvelle expérience du passé
1. Georges Duby, « L'histoire culturelle », Revue de l'enseignement supérieur, n° 44-45,
1969, repris dans Pour une histoire culturelle, p. 429.
2. Ibid., p. 430.
3. Ibid., p. 430.
4. Michel de Montaigne, Les Essais, éd. par Pierre Villey, Paris, PUF, 1992,1, ix, « Des
menteurs », p. 34. Désormais, je donnerai les références de façon abrégée. Suivant l'usage,
les différentes éditions de Montaigne seront notées [A] pour celle de 1580 ou de 1582, [B]
pour celle de 1588, [G] pour les ajouts postérieurs : je ne les mentionnerai que si cela est
pertinent pour l'analyse.
5. I, ix, p. 35.
6. Chrétien de Troyes, Le chevalier au lion (Yvain), éd. par Mario Roques, Paris, Cham-
pion, 1982, vers 2824-2825 et 3015. Ce n'est pas dire qu'à partir de Montaigne tomberait
d'un bloc le rapport entre sens et mémoire chez les lettrés ; on trouve encore chez François
de Rosset l'alliance « my faire perdre le sens & la mémoire » (Histoires tragiques de nostre
temps, Paris, A. Cottinet, 1639, p. 49) ou dans ce vers de la Mariane (1637) de Tristan L'Her-
mite: «Son jugement s'égare, il perd le souvenir» (vers 1674), mais l'un n'est plus le strict
équivalent de l'autre.
7. Bonaventure des Périers, Les nouvelles récréations et joyeux devis, éd. par Krystina
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Kasprzyk, Paris, Champion, 1980, p. 36.


8. Le « ressentiment» personnel semble d'ailleurs si fort que Montaigne en oublie une
partie de l'histoire rapportée par Quinte-Curce : ce n'est pas seulement la mémoire qui
défaille, mais l'esprit aussi d'un même élan : « Ad ultimum non memoria solum, sed etiam
mens eum destituit», History ofAlexander, éd. par John Rolfe, Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, Loebs Classical, VII, i, 8.
9. III, ix, p. 962.
10. III, ix, p. 963.
11. La « contenance » est un concept crucial pour le « procès de civilisation » sur lequel
j'aurai l'occasion de revenir à propos des arts de civilité (chapitre 7). On peut noter au
passage que c'est la mise hors de soi par la mémoire qui force Montaigne à essayer sa
contenance, c'est-à-dire à la mettre à l'épreuve, à risquer de la perdre, mais il s'agit peut-
être aussi de l'essayer selon le dispositif nouveau qu'inventé Montaigne dans ses Essais.
12. Juan Huarte, L'examen des esprits pour les Sciences. Où se montrent les différences des
Esprits, qui se trouvent parmy les hommes, & à quel genre de science un chacun est propre en
particulier, trad. par François Savinien d'Alquie, Amsterdam, Jean de Ravenstein, 1672
[1590], p. 2.
13. Du Refuge, Traicté de la cour ou Instructions des Courtisans, Rouen, J. Cailloué, 1631
[1601], p. 300-301. Même si la conception de Huarte ne fait que prolonger la logique gale-
nique, La Popelinière saura très bien en reconnaître la nouveauté : « Huart esclaircissant la
raison que Galen rend de l'habileté ou inhabileté de l'esprit à chacune science : monstre que
cela vient pour la difficulté d'assembler un grand entendement avec grande mémoire » (L'his-
toire des histoires, avec L'idée de l'histoire accomplie, Paris, Fayard, 1989 [1599], vol. 2, p. 133).
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NOTES DU C H A P I T R E 1 429

14. Jean Céard, « La diététique et l'alimentation des pauvres selon Sylvius », Jean-Claude
Margolin et Robert Sauzet (dir.), Pratiques et discours alimentaires à la Renaissance, Paris,
G.-P. Maisonneuve et Larose, 1982, en particulier p. 48-50. Montaigne parle en grand bien
de Sylvius dont il a, apparemment, suivi certains cours à Paris.
15. On voit la même opération toucher le port, éminemment symbolique, des vête-
ments : « Entre ma façon d'estre vestu, et celle d'un païsan de mon pa'ïs, je trouve bien plus
de distance qu'il y a de sa façon à un homme qui n'est vestu que de sa peau » (I, xxxvi,
p. 226). Comme, de plus, l'éminente valeur des peuples sauvages leur alloue, aux yeux de
Montaigne, un rôle de modèle pour son propre projet (« Que si j'eusse esté entre ces nations
qu'on dict vivre encore sous la douce liberté des premières loix de nature, je t'asseure que
je m'y fusse très-volontiers peint tout entier, et tout nud », [« Au lecteur, p. 3 »]), la distance
radicale avec ses paysans joue des deux côtés de la comparaison : Montaigne immédiate-
ment nu ou Montaigne noblement vêtu assied pour chaque rôle son éminente position (je
rappelle que Montaigne, maire de Bordeaux, se fait une gloire de ne pas recevoir de paie-
ment pour sa responsabilité publique, sinon, comme l'usage le veut, deux robes aux cou-
leurs de la ville, signes somptueux — auxquels il tient manifestement — de son autorité).
On peut aussi noter qu'une autre opposition symbolique entre vêtement paysan et cos-
tume bourgeois ou noble tient à leur inégalité devant la mode, outil de distinction s'il en
est : là où la recherche, de plus en plus fréquente, de nouveaux apprêts est établie et valori-
sée, les vêtements paysans ne changent pas de façon notable au xvie siècle (voir Fernand
Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, xve-xviif siècle, 1.1, Les structures
du quotidien, le possible et l'impossible, Paris, A. Colin, 1979, p. 273-274) ; même si Montaigne
critique le sérieux donné aux variations de mode (I, XLIX, p. 296-297), il ne cherche pas
chez ses paysans la preuve d'une assiette qu'il eût, pourtant, pu trouver plus assurée.
16. I, ix, p. 34.
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17. Voir Sophie Jama, L'histoire juive de Montaigne, Paris, Flammarion, 2001.
18. Comme le dit le célèbre juriste Charles Loyseau, « [l]a plus vraie noblesse est celle
dont le commencement excède la mémoire des hommes» (Traicté des ordres et simples
dignitez, Paris, 1613, p. 42).
19. Voir Georges Huppert, Bourgeois et gentilshommes : la réussite sociale en France au
XVIe siècle, trad. par P. Braudel, A. Bonnet, Paris, Flammarion, 1983 [1977], p. 146.
20. II, xvii, p. 651. « Assurément la mémoire détient seule et toute la philosophie, et
tous les arts, et tout ce qui est utile à la vie » (Cicéron, Académiques, II, VII) ; « Je suis plein
de trous, je perds de partout» (Térence, Eunuque, I, H, 25).
21. Il l'exprimera juste avant l'histoire de Lynceste : « L'estre tenu et obligé me fourvoie,
et le despendre d'un si foible instrument qu'est ma mémoire» (III, ix, p. 962).
22. Voir Michel Beaujour, « Une mémoire sans sujet : Memoria à la Renaissance », Corps
écrit, n° 11,1984, p. 103-111.
23. II, xvi, p. 629.
24. On verra l'importance de la référence économique de la « mise en rolle » ou du
« contre-rolle » ; mais ce n'est pas sous-estimer l'imprégnation des habitudes légales,
comme les a exemplairement étudiées André Tournon (Montaigne: la glose et l'essai, Lyon,
Presses universitaires de Lyon, 1983).
25. III, xin, p. 1077.
26. Ibid.
27.1, vin, p. 33.
28. Sur cette logique du livre de raison et son évolution historique, voir le chapitre 2.
29. II, xxxv, p. 748.
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30. III, xn, p. 1054.


31. III, n, p. 805.
32. III, ix, p. 996.
33- Ibid.
34. I, XLIX, p. 297.
35. II, xvn, p. 649.
36. La mémoire suit l'ambivalence de l'usage : comme utilité et moyen, l'usage ne vaut
pas la jouissance (selon la différence traditionnelle entre usus etfruitio),mais à l'encontre
de l'échange, il est instrument de stabilité à l'instar de la coutume (voir Philippe Desan,
«Valeur d'usage et valeur d'échange dans les Essais», A. Tournon et G.-A. Pérouse (dir.),
Or, monnaie, échange dans la culture de la Renaissance, Saint-Etienne, Publications de l'Uni-
versité de Saint-Etienne, 1994, p. 213-226).
37. I, xxxix, p. 247-248.
38. III, xni, p. 1073-1074.
39. III, xni, p. 1069.
40. II, xvi, p. 629.
41. Montaigne poursuit, en effet, son raisonnement en référence à la monnaie : « Puis
que les hommes, par leur insuffisance, ne se peuvent assez payer d'une bonne monnoye,
qu'on y employé encore la fauce» (II, xvi, p. 629).
42. Qu'un Malebranche fasse, moins d'un siècle plus tard, de Montaigne un pédant
exemplaire, offre tous les aspects d'une belle ironie de l'histoire, ironie dont on conçoit
pourtant la nécessité : la relation contournée de Montaigne aux Anciens ne peut plus avoir
cours au temps de Malebranche, même si l'essentiel du déplacement qui atteint la relation
entre passé et présent est produit dans les Essais. Voir Recherche de la vérité, Œuvres complètes,
éd. par G. Rodis-Lewis, Paris, Vrin, 1962,1.1, p. 359-369.
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43.1, xxv, p. 136-137. Si cette comparaison du savoir et de la nourriture est un lieu


commun au xvie siècle, on peut évaluer la disqualification du processus par Montaigne avec
la qualité ancienne du docteur-nourrice ; ainsi, Henri de Mondeville, maître-chirurgien du
XIVe siècle, commence son ouvrage en filant la comparaison : « Comme les nourrices qui
allaitent les enfants, et leur apprennent et les accoutument à goûter aux mets [...] les
docteurs doivent non seulement mâcher la science pour leurs élèves ignorants, mais encore
la ruminer deux et plusieurs fois, pour que ceux-ci puissent l'avaler plus facilement [...].
Ceux qui, pour des disciples complètement ignorants, n'écrivent que superficiellement, et
en paroles brèves et obscures, cachant et gardant pour eux la moelle et la saveur intérieure
de la science, agissent exactement comme les nourrices trompeuses et avides, qui mettent
pour un instant entre les dents des enfants, un mets délicat et succulent, et qui au moment
où ceux-ci serrent les lèvres et les mâchoires, le leur enlèvent et l'avalent » (cité par Marie-
Christine Pouchelle, «Alimentation et digestion selon Mondeville», Pratiques et discours
alimentaires à la Renaissance, p. 182) : la disqualification joue ici sur l'appropriation indue du
savoir (péché de gourmandise autant que d'avarice), et non sur son assimilation première.
44.1, xxv, p. 136-137. Le savoir, pour Montaigne, ne devrait pas fonctionner sur le mode
du pouvoir qui alloue une valeur de plus en plus ostentatoire aux banquets des puissants
(voir Massimo Montanari, La faim et l'abondance: histoire de l'alimentation en Europe,
Paris, Seuil, 1995, p. 128-129).
45.1, xxvi, p. 150-151.
46. III, ni, p. 819.
47. Voir Roger Chartier, « Les pratiques de l'écrit », Philippe Ariès et Georges Duby
(dir.), Histoire de la vie privée, t. III, De la Renaissance aux Lumières, vol. dir. par Roger
Chartier, Paris, Seuil, 1986, p. 137-138 ; ainsi que Daniel Roche : « Montaigne ici laisse un
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bon témoignage sur ce fait que toute bibliothèque est un relais de la mémoire. Avec l'accu-
mulation des livres imprimés, un changement capital s'est produit dans les manières de
travailler. On est passé des façons rhétoriques indispensables à la culture orale et manus-
crite, de l'âge des Ars memorandi au temps des livres multipliés. [...] Chez Montaigne, la
librairie se conforme aux nouveaux usages, elle est d'abord spectacle, lieu ouvert et libre
[...], mais aussi refuge» (Les Républicains des lettres, p. 237).
48. III, vm, p. 931.
49. «Je ne peints pas l'estre. Je peints le passage [...]. C'est un contrerolle de divers et
muables accidents» (III, n, p. 805).
50. III, ix, p. 946.
51. III, v, p. 873.
52. Voir Hugues de Saint-Victor, Didascalicon, V, 5 : « Mais qu'est-ce que l'Écriture, si-
non une forêt dont nous cueillons par la lecture les avis, comme si c'étaient de fruits
délicieux, pour les ruminer ensuite dans la réflexion?» (L'art de lire; Didascalicon, trad.
par Michel Lemoine, Paris, CERF, 1991, p. 197).
53. Mary Carruthers, The Book of Memory, p. 169.
54- III, v, p. 874-875.
55. II, xvm, p. 664-665.
56. Voir Gisèle Mathieu-Castellani, Montaigne: l'écriture de l'essai, Paris, PUF, 1988,
p. 211.
57. III, ix, p. 946. « Indigeste » signifie ici mal digéré.
58. I, xxv, p. 136.
59. La balance est l'instrument courant des marchands et non seulement le symbole de
la justice ; que Montaigne la prenne pour icône favorite est aussi un choix qu'il faut peser.
60. II, x, p. 408.
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61. III, ix, p. 968.


62. II, xvn, p. 649.
63. III, XH, p. 1045-1046.
64. III, ni, p. 828.
65. II, i, p. 331.
66. II, xii, p. 537-538.
67.1, xxxi, p. 205.
68. II, i, p. 336-337-
69.1, xxviii, p. 183.
70. Voir André Chastel, La grottesque: essai sur « l'ornement sans nom », Paris, Le Prome-
neur, 1988, en particulier p. 25.
71. Géralde Nakam, Montaigne et son temps : les événements et les « Essais », Paris, Nizet,
1982, p. 82 ; Daniel Arasse, Andréas Tônnesmann, La Renaissance maniériste, Paris, Galli-
mard, 1997, p. 474.
72. Je reviens sur la grâce recherchée du courtisan dans le chapitre 8.
73. I, xxvi, p. 171-172.
74. Daniel Arasse le fait bien remarquer: «Alors que, pour l'humanisme civique
d'Alberti, la perspective régulière posait préalablement une grille collective où venaient
ensuite s'inscrire les figures de l'histoire humaine, le corps maniériste constitue le support
et le relais d'un espace, pictural régi par les relations, hiérarchisées mais mouvantes, des
figures — autrement dit, et pour reprendre les analyses de Norbert Elias, les paradoxes
spatiaux du maniérisme instaurent, en peinture, un espace équivalent à celui qu'organisent
les relations de cour» (La Renaissance maniériste, p. 412).
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432 LE L I V R E AVALÉ

75- III, ix, p. 956-957.


76.1, xxvin, p. 185.
77- Ibid.
78. Ibid., p. 186.
79. Parlant de La Boétie, Montaigne évoque « cette amitié que nous avons nourrie »
(ibid., p. 184) ; par ailleurs, l'amitié « ne s'esleve, se nourrit, ny ne prend accroissance qu'en
la jouyssance comme estant spirituelle» (ibid., p. 186).
80. Ibid., p. 188.
81. Ibid., p. 189-190.
82. Ibid., p. 189.
83. Voir sur ce point, mon article « Le métier d'ami », xvif siècle, n° 205,1999, p. 633-656.
84. Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1993, p. 471 ; Olivier
Pot, L'inquiétante étrangeté. Montaigne: la pierre, le cannibale, la mélancolie, Paris, Champion,
1993, p. 112.
85. I, xxxi, p. 206.
86. Olivier Pot souligne avec justesse ce dernier point, mais il tire trop Montaigne du
côté d'une théorie politique hobbesienne et, en particulier, d'une conception du contrat
social; Montaigne demeure, en fait, bien plus proche de son contemporain Jean Bodin
(voir chapitre 4). De même que La Boétie, Montaigne (de façon, d'ailleurs, très nobiliaire)
voit bien que la conservation de soi, même si elle est importante, n'est ni le dernier, ni le
premier mot du lien social (l'admiration manifeste qu'il voue au sauvage défiant ses enne-
mis qui sont sur le point de le tuer et de le manger montre éloquemment que, pour lui,
l'honneur est plus important que la conservation de soi; par ailleurs, à propos des guerres
civiles et des obligations qu'il a envers ses voisins, Montaigne soutient que « s'il faut ainsi
debvoir quelque chose, ce doibt estre à plus légitime titre que celuy de quoy je parle,
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auquel la loy de cette misérable guerre m'engage, et non d'un si gros debte comme celuy de
ma totale conservation » [III, ix, p. 970]).
87. Etienne de La Boétie, De la servitude volontaire ou Contr' un, éd. par Nadia Gontar-
bert, Paris, Gallimard, 1993, p. 125.
88.1, xxxi, p. 209.
89. Ibid., p. 212.
90. II, xn, p. 581.
91. L'anthropophagie n'est pas, au xvie siècle, une pratique connue seulement pour ses
exemples d'outre-mer ; que ce soit par famine, surtout, ou par vengeance, souvent, elle fait
partie du champ des possibles. Robert Mandrou note, dès son premier chapitre de l'Intro-
duction à la France moderne, cette maladie de la faim qui semble mener « droit à l'anthro-
pophagie », et il va même jusqu'à voir « toute une mentalité d'hommes traqués » sortir de
cette sous-alimentation chronique (Introduction à la France moderne (1500-1640) : essai de
psychologie historique, Paris, Albin Michel, 1998 [1961], p. 46-47). Que ce ne soit pas le cas
de Montaigne ne l'empêche pas d'avoir sous ses yeux le spectacle périodique des famines,
sans compter les cannibalismes de vengeance (à la Saint-Barthélémy, par exemple). Valoriser
ainsi le cannibalisme ne relève donc en rien d'un exotisme douteux.
92.1, xxxi, p. 209.
93. Que la vengeance ne soit pas simplement une pulsion aveugle et pleine de ressenti-
ment, mais relève d'une économie symbolique et de codifications sociales strictes est déjà
clair chez Aristote (Éthique à Nicomaque, IV, 11,1126 a 8-26 ou Rhétorique, II, 2,1378 a 30).
Du coup, le lien, tentant à faire, entre cannibalisme du père et rite eucharistique risque
d'égarer plus que d'éclairer: si, pour Montaigne, le modèle anthropophagique se situe
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dans l'ordre d'une symbolique de la représentation, l'eucharistie ne saurait passer seule-


ment pour un signe chez un catholique orthodoxe. C'est au contraire tout le conflit entre
catholiques et protestants qui trouve à s'exprimer dans cette différence (présence corpo-
relle du Christ dans le mémorial de l'eucharistie ou signe et figure de rhétorique dans la
mémoire rejouée de la Cène), jusque dans l'accusation courante, chez les protestants, du
caractère cannibale de l'eucharistie catholique (voir Frank Lestringant, «Catholiques et
cannibales. Le thème du cannibalisme dans le discours protestant au temps des guerres de
religion», Pratiques et discours alimentaires à la Renaissance, p. 233-243). On peut aussi
remarquer que les histoires de siège, par exemple, où se justifient certaines scènes d'an-
thropophagie, exhibent souvent les parents en train de manger leurs enfants (en particu-
lier les mères, selon une sorte de métonymie du modèle médéen) plus que l'inverse.
L'horreur de l'anthropophagie recoupe celle du festin de Thyeste : l'annulation des héritages ;
au contraire, pour Montaigne, c'est le legs des ancêtres qu'il s'agit de s'incorporer (au point,
peut-être, que l'on pourrait voir dans l'épisode de Lynceste, tué pour son manque de
mémoire, qui a tant touché Montaigne, l'écho trop sonore de son propre nom : l'inceste —
Claude Lévi-Strauss ayant d'ailleurs insisté sur l'homologie structurale entre inceste et
anthropophagie).
94. Robert Melançon l'a très justement rappelé : « Comme les Anciens, les Cannibales
et les Mexicains de Montaigne interviennent sur un théâtre philosophique qui constitue le
lieu d'énonciation propre des Essais» («Une autre Antiquité», Claude Blum, Marie-Luce
Demonet et André Tournon (dir.), Montaigne et le Nouveau Monde: actes du Colloque de
Paris, 18-20 mai 1992, Paris, Éd. Interuniversitaires, 1994, p. 229).
95. Le registre de durée opère comme un livre de raison, où actif et passif sont compta-
bilisés en fonction du sujet ; voir Philippe Desan, « La rhétorique comptable des Essais »,
John O' Brien, Malcom Quainton et James Supple (dir.), Montaigne et la rhétorique: actes
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du Colloque de St. Andrews (28-31 mars 1992), Paris, H. Champion, 1995, p. 177-187. On pour-
rait rapprocher de cette conscience économique du sujet les mises en scène d'un Panurge
(voir Terence Cave, « L'économie de Panurge : moutons à grande laine », Réforme, Huma-
nisme, Renaissance, n° 37, décembre 1993, p. 7-24 et « Or donné par don : échanges méta-
phoriques et matériels chez Rabelais », André Tournon et G.-A. Pérouse (dir.), Or, monnaie
échange dans la culture de la Renaissance, Saint-Etienne, Publications de l'Université de
Saint-Etienne, 1994, p. 107-117) ou le lien que tresse idéalement Gargantua entre don,
temps, valeur nobiliaire et mémoire : « C'est la nature de gratuité, car le temps, qui toutes
choses erode et diminue, augmente et accroist les bienfaictz, par ce qu'un bon tour libérale-
ment faict à homme de raison 'croist continuement par noble pensée et remembrance »
(Rabelais, Gargantua, éd. par M. A. Screech, Genève, Droz, 1970, chapitre 48, p. 275).
96. Voir Philippe Desan, Les commerces de Montaigne: le discours économique des Essais,
Paris, Nizet, 1992.
97.1, xxvin, p. 190. Le commerce prend la valeur générique de rapport humain ou
relation sociale, avec une connotation au besoin positive, à la fin du xvie siècle seulement
et, en particulier, chez Montaigne. C'est en 1540, dans la Vie de saint Hermentaire, que le
terme de « commerce » désigne pour la première fois une relation aux autres, mais avec
une tournure encore péjorative liée aux échanges marchands, puisqu'il est rapporté au
peuple, à l'intérêt et à une vie non érémitique consacrée à Dieu : « cerchant les lieux les
plus solitaires qu'il pouvoit, et plus contemplatifs, hors de la comerce du puple (qu'il voyoit
tant affectioné et ententif en vil gaing), trouva un lieu fort solitaire [...] priant d'un bon
cœur a Dieu lui faire la grâce de faire bastir et construire là un petit hermitage pour y vivre
en pouvreté et repos d'esprit toute sa vie » (« Vie de saint Hermentaire », Revue des langues

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romanes, 3e série, t. XV, vol. 39, p. 163, Nendern, Kraus reprint, 1970 [éd. de Montpellier,
1886]).
98.1, xxvi, p. 148.
99. « Quand nous disons un homme qui vaut beaucoup, ou un homme de bien, au stile
de nostre cour et de nostre noblesse, ce n'est dire autre chose qu'un vaillant homme » (II,
vu, p. 384).
100. II, xvii, p. 658.
101. Ibid.
102. Ibid.
103. Ibid.
104. III, ii, p. 814-815.
105. Expliquant la distorsion entre pouvoir politique et puissance symbolique jus-
qu'après la Révolution, Alphonse Dupront rappelle que « pendant que la bourgeoisie —
haute, moyenne, voire petite —, avec un certain nombre d'"intellectuels", s'établit dans la
révolution politique, la vie de l'esprit, la culture, la définition même des formes de la vie
commune demeurent aristocratiques. [... ] II aura fallu plus d'un siècle et demi au "règne
bourgeois" pour se libérer de ses modèles traditionnels et se retrouver les mains vides
quant à la définition d'un ordre spirituel collectivement enseigné. Autrement dit sans prin-
cipes justifiants autres que ceux d'exister, sans mythique du moins consciente» (Qu'est-ce
que les Lumières ?, p. 36-37). Sous une autre perspective, Nietzsche dira de même que « l'es-
sentiel d'une bonne et véritable aristocratie c'est qu'elle se croie non une fonction, soit de
la royauté, soit de la communauté, mais leur sens et leur justification même » (Par delà le
bien et le mal, trad. par Geneviève Bianquis, Paris, Aubier Montaigne, 1978, p. 351).
106.1, xxxix, p. 238. Sur «l'insociable sociabilité», voir Emmanuel Kant, «Idée d'une
histoire universelle au point de vue cosmopolitique », La philosophie de l'histoire (opuscu-
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les), trad. par Stéphane Piobetta, Paris, Denoël, 1986 [1784].


107. III, x, p, 1006.
108. Ibid., p. 1011.
109. III, ii, p. 805.
110. On le voit bien à l'évolution du rapport à l'autorité des citations une fois qu'elles
sont rassemblées dans des florilèges : « Alors qu'au Moyen Âge le texte était encore identifié
strictement par son auteur, dans un contexte qui ne permettait pas la comparaison (le
principe de Yauctor est qu'il est irremplaçable), [...] l'utilisateur des florilèges ou des centons
est libéré de sa dépendance vis-à-vis des auteurs dont il emprunte la pensée, puisque cette
pensée a déjà été filtrée par le rédacteur des collections de proverbes ; le texte qu'un auteur
comme Montaigne a maintenant sous les yeux, et qu'il se sent libre de piller pour l'accom-
moder au sujet qu'il traite, est neutre» (Marc Blanchard, Trois portraits de Montaigne: essai
sur la représentation à la Renaissance, Paris, Nizet, 1990, p. 177). Voir aussi Antoine Compa-
gnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979, p. 279-306.
111. II, xvii, p. 657-658.
112. III, xm, p. 1080.
113. La souveraineté ne tient pas seulement à la mémoire organisée des événements qui
la légitiment, mais aussi à l'oubli de leur origine : « Nulles loix ne sont en leur vray crédit,
que celles ausquelles Dieu a donné quelque ancienne durée: de mode que personne ne
sçache leur naissance, ny qu'elles aient jamais esté autres » (I, XLIII, p. 270). De même, pour
le moi montaignien, est-il essentiel de valoriser la durée d'un crédit dont on a oublié
l'origine propre.
114. III, xm, p. 1092.
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NOTES DU C H A P I T R E 1 435

115- II, xxxv, p. 749.


116. II, xxxvn, p. 783.
117. «Au lecteur», p. 3.
118. III, v, p. 847.
119. III, ix, p. 981.
120. Si je reprends ainsi la manière qu'a Bergson de penser la durée, c'est qu'il me paraît
avoir, mieux que tant d'autres — peut-être parce qu'il arrive à un moment où elle s'effilo-
che et laisse paraître sa trame secrète —, saisi la logique intrinsèque de la conception
moderne du temps (et non, certes, comme il l'espérait, sa signification ontologique ; mais
peu importe, d'une singularité historique, il aura su faire un admirable effet de pensée).
121. III, ix, p. 963.
122. Sur cette notion, voir le chapitre qui lui est consacrée par Pierre Aubenque dans La
prudence chez Aristote, Paris, Vrin, 1963 ; et chez Montaigne, voir Robert Aulotte, « Montai-
gne et là notion de kairos», Kyriaki Christodoulou (dir.), Montaigne et la Grèce: actes de
colloque de Calamata et de Messine, 23-26 septembre 1988, Paris, Aux amateurs de livres,
1990, p. 153-163-
123. Ainsi la divination est-elle critiquée au nom de cette nécessaire digestion du présent :
«notable exemple de la forcenée curiosité de nostre nature s'amusant à préoccuper les
choses futures, comme si elle n'avoit pas assez à faire à digérer les présentes» (I, xi, p. 41).
124. Giorgio Agamben, Enfance et histoire: dépérissement de l'expérience et origine de
l'histoire, trad. par Yves Hersant, Paris, Payot, 1989, p. 25.
125. En ce sens, sous ces propositions passe moins le repérage des régularités, comme le
voudrait Michel Foucault dans l'Archéologie du savoir, que le sentiment des règles en cha-
que événement (donc des valeurs allouées par la régularité et redonnées par l'événement)
tel que le décrit Ludwig Wittgenstein dans ses Philosophische Untersuchungen.
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CHAPITRE 2
La raison des mémoires : formes sociales de la subjectivité
chez les mémorialistes
1. Jean de Silhon, « Lettre à l'évêque de Nantes », Recueil de lettres nouvelles, Dédié à
Monseigneur le Cardinal de Richelieu, Paris, Toussaint Du Bray, rue St Jacques aux espic
meurs, 1627,1.1, p. 490.
2. Pierre Nora, «Les Mémoires d'État: de Commynes à de Gaulle», Pierre Nora (dir.),
Lieux de mémoire, t. II, La Nation, Paris, Gallimard, 1
3. Philippe Ariès, « Pourquoi écrit-on des Mémoires ? », N. Hepp et J. Hennequin (dir.)
Les valeurs chez les mémorialistes français du xvif siècle avant la Fronde, Paris, Klincksieck,
1979, P-17-
4. Pour un examen général et une problématisation récente du corpus des mémoires,
voir Frédéric Briot, Usage du monde, usage de soi: enquête sur les mémorialistes d'Ancien
Régime, Paris, Seuil, 1994 ; Emmanuèle Lesne, La poétique des mémoires (1650-1680), Paris,
Champion, 1996 ; Nadine Kuperty-Tsur, Se dire à la Renaissance: les mémoires au xvf siècle
Paris, Vrin, 1997; Frédéric Charbonneau, Les silences de l'histoire: les mémoires français du
xvif siècle, Québec, Presses de l'Université Laval, 2001.
5. Edward Peragallo, Origin and Evolution of Double Entry Bookkeeping: A Study of
Italian Practicefrom thé Fourteenth Century, New York, American Institute, 1938, p. 18-19.
6. Le livre de raison des Daurée, d'Agen (1491-1671), éd. par G. Tholin, Agen, Vve Lamy,
1880, p. 93.

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436 LE L I V R E AVALÉ

7. Livre de raison de Raymond d'Austry, bourgeois et marchand de Rodez (1576-1624),


transcrit et annoté par A. Débat, Rodez, Société des lettres, sciences et arts de l'Aveyron, 1991.
8. Livre de raison de la famille Dudrot de Capedebosc (1522-1675), éd. par P. Tamizey de
Larroque, Paris, A. Picard, 1891, p. 30-31.
9. Par exemple, le livre de raison de Raymond d'Austry comporte 237 entrées : 20 % sur
la famille, 20 % sur les transactions commerciales, 11,3 % sur le détail des récoltes et des
prix, de même 11,3 % sur les charges honorifiques, civiles ou religieuses des membres de la
famille (plus de 60 % sont donc consacrées tantôt au cercle familial, tantôt aux opérations
marchandes qui le concernent), restent 12,6% sur les événements civils, surtout locaux,
6,3 % sur les événements plus lointains (massacre de la Saint-Barthélémy, construction du
Pont-Neuf, Entrées solennelles, etc.), 10,5 % sur les calamités (intempéries, épidémies) et
6,3 % sur les passages de troupes et les opérations militaires (parfois proches aussi des
calamités publiques...).
10. Le livre de raison des Dudrot de Capedebosc est un petit livre en forme de cœur
dévolu d'abord à des prières à la Vierge (12 feuillets de prières en latin, puis 6 (d'une autr
main) en vers français, suivi de 74 feuillets utilisés pour le livre de raison proprement dit,
mais la première notation, qui date de 1522, n'apparaît que sur le feuillet 66, car l'auteur a
laissé des feuillets libres pour d'éventuelles prières à écrire, ensuite les héritiers ont conti-
nué en se servant des feuillets vierges après puis avant la première entrée, prenant ainsi la
place des prières non transcrites).
11. Le livre de raison d'Etienne Benoist, 1426, éd. par L. Guibert, Limoges, Vve H. Ducour-
tier, 1882, p. 57 et p. 92. Même écrits en 1426, certains faits remémorés datent de 1308,
conservés, soit par de précédents livres de raison, soit par la mémoire orale de la famille.
12. Fernand de Malliard, Livre de raison d'une famille de Brive au xvf siècle-, s.L, env.
1880, p. 136-137 (je souligne).
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13. Montaigne, Essais, I, xxxv, p. 223-224.


14. Le livre de raison de la famille de la Landelle de la Graë, 1569-1602, éd. par M. R. de
Laigue, Vannes, Galles, 1893.
15. Encore au mois de juin 1749, René-François Oger, notaire royal de la paroisse de
Chantrigné, commence ainsi son livre de raison: «Ce présent registre [...] pour servir
d'enregistrement des revenus qu'il a plu à la divine Providence lui conférer» (Livre de
raison d'un notaire de Chantrigné, éd. par Abbé A. Angot, Laval, L. Moreau, 1892).
16. Jean Thieulaine, écuyer, licencié en droit, note que le 29 septembre 1551, lendemain
de la publication de la guerre entre la France et l'Espagne, à Arras et dans la région, « fut
grande pluye, vent et tonnoire avec blanche esclitre, et depuis dura ladite pluie et ventz par
bonne espace de tempz et le jour de la publication aprez disner fit grosse gresle. Dieu par sa
grâce vœule tourner le tempz en mieulx et nous remettre en paix, tranquillité et concorde »
(Un livre de raison en Artois (xvf siècle), éd. par X. de Gorguette d'Argœuves, Saint-Omer,
H. d'Homont, 1888, p. 2).
17. Le Uvre de raison de Michel Le Vayer, «grand-doyen» du Mans, éd. par Chanoine R.
Baret, Laval, R. Madiot, 1971.
18. Le livre de raison des Hibon de la Fresnoye, 1552-1778, éd. par R. Rodière, Boulogne,
G. Hamain, 1910 (en particulier p. 88-96).
19. Le livre de raison de François Née de Durville, éd. par H. de Flamare, Nevers,
G. Vallière, 1893.
20. Simon Stevin distingue ainsi dans l'écriture du mémorial, première partie du livre
de compte, la notation de transactions brèves (prêter un florin pour une heure) ou l'inven-
taire de biens durables (joyaux, maisons, héritages) : « II se trouve aussi utille de distinguer
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N O T E S DU C H A P I T R E 2 437

le mémorial en mémoires qui se changent souvent, autres qui demeurent » (Livre de compte
de Prince a la manière d'Italie [ . . . ] , Leyde, Jan Paedts Jacobsz, 1608, p. 21).
21. Voir James Aho, « Rhetoric and thé Invention of Double Entry Bookkeeping »,
Rhetorica, vol. 3, n° i, hiver 1985, p. 21-43. Il donne l'exemple suivant: i. Qui? Giovanni
Lombroso a reçu de nous; 2. Quoi? de l'argent liquide; 3. Combien? 300 lires; 4. Où? à
Padoue ; 5. Quand ? le 23 octobre 1348 ; 6. En présence de qui ? Franco Peruzzi ; Comment ?
Sous forme de prêt. On peut aussi remarquer que Luca Paciolo, le premier à écrire sur le
registre à partie double, établit une distinction entre l'inventaire (Inventario) et la disposi-
tion des livres (Disposizione) qui regroupe mémorial, journal et registre : comment ne pas
remarquer dans cette répartition l'inventio et la dispositio rhétoriques ?
22. Nicole note ainsi, par une instructive comparaison, que « le meilleur imprimeur du
monde qui n'aura que des caractères gothiques ne fera jamais que de l'impression gothi-
que. Ainsi le meilleur esprit du monde qui ne sera plein que de ces idées basses et plates ne
s'exprimera jamais noblement » (La vraie beauté et son fantôme, et autres textes d'esthéti-
que, éd. et trad. par Béatrice Guion, Paris, Champion, 1996 [1671], p. 171).
23. Je rappelle que Leibniz, au moment de chercher le principe des principes qui façonne
l'être humain, le trouve dans la nécessité de rendre raison (principium reddere rationis).
24. Pierre de Savonne, Instruction et manière de tenir livres de compte par parties dou-
bles, soit en compagnie ou en particulier, Lyon, Jean de Tournes, 1581 [1567], p. 6. Il ne fait
que suivre la logique comptable mise en place par Luca Paciolo dans sa Summa de
arithmetica dont un chapitre porte sur la manière de tenir les livres (On Accounting, éd.
par Gène Brown et Kenneth Johnston, New York, McGraw-Hill Book, 1963 [1494] ) où il
alloue l'écriture de la double partie au Quaderno (le registre à proprement parler), et non
au Memoriale; par ailleurs, à la différence de l'inventaire, du journal ou du livre capital, le
Mémorial est le seul à être public (chaque membre de la famille peut y inscrire les opéra-
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tions commerciales ou les notations dignes de souvenir, alors que le chef de famille ou le
patron de la compagnie est seul, avec son comptable éventuellement, à établir son inven-
taire et son registre), ainsi que, après Paciolo, le note encore Jean Coutereels (L'art solide de
livre de comptes, Middelbourg, 1623, p. 3) ; mais cette valeur publique semble s'effacer au
profit de l'autorité du comptable puisque, au début du xvne siècle, Michel van Damme en
suggère le possible abandon (« le mémorial est bien nécessaire, mais j'en ay cogneu & en
cognois encore qui ne tiennent qu'un journal & un grand livre, & moy je n'en ay jamais
tenu d'avantage», (Manière la plus industrieuse et breifsve qu'on pourra veoir et qui n'a
encore esté imprimée a tenir justement, et parfaitement, livres, de casse, de comptes ou de
raison [...], Rouen, Nicollas Dugart, 1606, p. 16)).
25. C'est en quoi l'histoire des mentalités trouve dans ces textes un terrain d'élection
pour l'analyse de ce qu'on appelait, en suivant Lucien Febvre, «l'outillage mental». Ainsi
Robert Mandrou s'en sert abondamment, entamant sa bibliographie de l'Introduction à la
France moderne par une longue section dévolue aux « Livres de raison et mémoires », tant
ils lui paraissent fondamentaux.
26. Bernard Beugnot, « Livre de raison, livre de retraite », Les valeurs chez les mémoria-
listes français du xvif siècle avant la Fronde, Paris, Klincksieck, 1979, p. 49.
27. Biaise de Montluc, Commentaires, éd. par Paul Courteault, Paris, Gallimard, 1964,
p. 78 (Préambule).
28. Scipion Dupleix inclut Bassompierre dans le complot contre Richelieu lors de la
grave maladie de Louis XIII en 1631 : « Le Mareschal de Bassompierre y fut aussi meslé
mais la haine du Cardinal envers luy procedoit principalement de ce qu'il avoit parlé du
gouvernement présent avec beaucoup de franchise [entendez avec beaucoup (trop) de

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438 LE L I V R E AVALÉ

liberté] : à raison de quoy il fut mis dans la Bastille » (Scipion Dupleix, Histoire de Louis le
Juste, Paris, Claude Sonnius et Denys Bechet, 1643, p. 398).
29. Marie Mancini, Apologie ou les Véritables mémoires de Marie Mancini, Princesse
Colonna, éd. par Georges d'Heylli, Paris, E. Hilaire, 1881 (Leyde, Jean Van Gelder, 1678), p. i.
30. Louis XIV, Mémoires pour l'instruction du Dauphin, présenté par Pierre Goubert,
Paris, Imprimerie nationale, 1992, p. 44.
31. Nicolas Goulas, Mémoires de Nicolas Coulas, Gentilhomme ordinaire de la Chambre
du duc d'Orléans, éd. Constant, Paris, Renouard, 1879, t. II, p. 446.
32. Sur ce point, voir les schémas instructifs de Frédéric Charbonneau, Du secret des
affaires aux arcanes de l'histoire, Thèse de doctorat, Université de Montréal, 1996, Annexe
II, p. xxvin-xxix.
33. Sur ce double enjeu juridique et économique, voir Marc Fumaroli, « Les mémoires
du xviie siècle au carrefour des genres», xvif Siècle, nos 94-95,1971, p. 11-17.
34. Bertrand de Salignac, Seigneur de La Motte Fénelon, Siège de Metz, éd. par Michaud
et Poujoulat, t. VIII, ire série, p. 511.
35. Les maître des requêtes forment, avec les conseillers, ministres et secrétaires d'État et
les intendants des provinces, les hautes instances du pouvoir émanant directement du roi.
36. Esprit Fléchier, Mémoires sur les Grands-Jours d'Auvergne en 1665, éd. par M. Chéruel,
Paris, Hachette, 1856. On pourrait y comparer Le Voyage de Chapelle et Bachaumont en
Languedoc et Provence (1663) qui brosse un tableau sans doute lui aussi empreint de galan-
terie mondaine, mais qui se réjouit avec estime et allégresse de la vie provinciale.
37. Il en va de même pour les villes, qu'elles soient la proie de troubles religieux ou
politiques, ou qu'elles se trouvent en situation financière désastreuse, l'administration
royale s'impose pour régler les conflits et les comptes et, du même coup, contrôler tous les
possibles opposants. Voir Jacques Ellul, Histoire des institutions, xvf-xvrf siècle, Paris, PUF
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1989 (1956), p. 89-91. Pour une vision plus relativiste des effets concrets des Grands-Jours
de Poitiers en 1634, voir Joël Cornette, La mélancolie du pouvoir, Orner Talon et le procès de
la raison d'État, Paris, Fayard, 1998 (en particulier la deuxième partie).
38. Louis de Pontis, Mémoires du Sieur de Pontis, officier des armées du Roy, Contenan
plusieurs circonstances des Guerres & du Gouvernement, sous les règnes des Roys Henri IV,
Louis XIII6- Louis XIV, publiés d'après l'éd. originale de J. Servier, Paris, Hachette, 1898, p. 78.
39. Michel de Marolles, Mémoires, Amsterdam, 1755, Avant-propos, p. m.
40. Voir Anne Fillon, « Politique, théâtre et sentiment dans les Mémoires de quelques
gentilshommes conspirateurs de la génération du Cid», L'État et les aristocraties (France,
Angleterre, Ecosse), xif-xvif siècle, éd. par Philippe Contamine, Paris, Presses de l'ENS,
1989, p. 305-334.
41. Nicolas Fontaine, Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal, Genève, Slatkine
reprints, 1970 [réimpr. de l'éd. d'Utrecht, 1736], 1.1, p. i, 297,314, t. II, p. 293.
42. Ibid., 1.1, p. 36 (première phrase des mémoires proprement dits).
43. Ibid., 1.1, p. 383.
44. Ibid., t. II, p. 395.
45. Henri de Campion, Mémoires de Henri de Campion, Paris, Treuttel et Wurtz,
1807, p. i.
46. Louis de Pontis, Mémoires, p. 2.
47. Sur ces deux éléments, voir Pierre Nora, « Les Mémoires d'État : de Commynes à de
Gaulle », Les lieux de mémoire. Il en va de même pour les livres de raison qui sont, pou
beaucoup, édités par des érudits locaux, dans les années 1880-1900, comme si les Mémoires
relevaient de l'histoire nationale et les livres de raison de l'histoire régionale (de façon
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NOTES DU C H A P I T R E 2 439

symptomatique, Robert Mandrou regroupe encore par régions les livres de raison dans sa
bibliographie de l'Introduction à la France moderne).
48. Madame de Motteville, Mémoires sur Anne d'Autriche et sa cour, nouvelle éd. d'après
le manuscrit de Conrart par F. Riaux, Paris, Charpentier, 1886, p. 2.
49. Claude Lancelot, Mémoires touchant la vie de Monsieur de S. Cyran, pour servir
d'éclaircissement à l'histoire de Port-Royal, Cologne, 1738, p. xxm.
50. Voir la synthèse de Pierre Nora, « Les Mémoires d'État : de Commynes à de Gaulle »,
qui indique le passage de mémoires contre le pouvoir aux mémoires du pouvoir.
51. Mémoires de Monsieur de la Chastre, sur ce qui s'est passé à la fin de la vie de Louis
XIII. 6- au commencement de la Régence, joint aux Mémoires de M. D. L. R. [M. le Duc de la
Rochefoucauld] sur les brigues à la mort de Louis XIII. Les guerres de Paris 6- de Guyenne, &
la prison des Princes, Cologne, Pierre Van Dyck, 1664, p. 291-400.
52. Response faite aux Mémoires de Monsieur le Comte de la Chastre, par Monsieur le
Comte de Brienne, Ministre ef Secrétaire d'Estat, dans Recueil de diverses pièces curieuses
pour servir a l'histoire, Cologne, Jean du Castel, 1664, p. 40.
53. Philippe de Commynes, Mémoires, éd. par Joseph Calmette, Paris, Les Belles Lettres,
1981 [1524], 1.1, p. 3-
54. Fontaine,Mémoires, p. ni et iv, «Avertissement» (je souligne).
55. Mémoires de Pierre Thomas, sieur Du Fossé, éd. par F. Bouquet, Rouen, C. Métérie,
1876 [1739], p. 33.
56. J.-A. de Thou, Histoire de M. de Thou des choses avivées de son temps, trad. par P. du
Ryer, Paris, Augustin Courbé, 1659, t. III, p. 955-956.
57. Louis XIV, Mémoires, p. 46. Saint-Simon regrette justement ce temps heureux du
règne de Louis XIII, où « le Roi se tenait comme obligé de lui devoir [à Saint-Simon père] »
(Mémoires, éd. par Yves Coirault, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983,
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p. 85).
58. « Je fis connaître qu'en quelque nature d'affaires que ce fût, il fallait me demander
directement ce qui n'était que grâce, et je donnai à tous mes sujets sans distinction, la
liberté de s'adresser à moi à toutes heures, de vives voix et par placets » (Louis XTV, Mémoires,
P- 53)-
59. « II en est sans doute de certaines [fonctions], où tenant, pour ainsi dire, la place de
Dieu, nous semblons être participants de sa connaissance, aussi bien que de son autorité,
comme, par exemple, en ce qui regarde le discernement des esprits, le partage des emplois
et la distribution des grâces» (Ibid., p. 217).
60. Saint-Evremoniana ou Recueil de diverses Pièces curieuses, Rouen, Renault, 1710,
p. 301-302.
61. Louis XIV, Mémoires, p. 50.
62. Ibid., p. 214.
63. «What looks like a tempest of petty jealousies is really just thé intense center-point
in a calculated revalorization of thé principle of royally monitored social distinction, thé
effect of which went cascading down through thé rest of society » (William Beik, « Socia
interprétation of thé Reign of Louis XIV», L'État ou le roi: les fondations de la modernité
monarchique en France (xiV-xvif siècles), Paris, Éditions de la Maison des Sciences de
l'homme, 1996, p. 150). Voir aussi Emmanuel Le Roy Ladurie, «Auprès du roi, la cour»,
E. Le Roy Ladurie (dir.), Les monarchies, Paris, PUF, 1986, p. 209-233.
64. Louis de Saint-Simon, Mémoires, XXXV, 189.
65. Saint-Simon, «Lettre à Rancé», Ibid., p. 1596.
66. Albert Sorel, « Histoire et mémoires », Minerva, vol. VI, janvier 1903, p. 164.
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440 LE L I V R E AVALÉ

67. Saint-Simon, Mémoires, p. 7.


68. Ibid., p. 10.
69. Ibid., p. 11-12.
70. Mémoires de Pierre Thomas, sieur Du Fossé, éd. par F. Bouquet, Rouen, C. Métérie,
1876 [1739] ,p. v-vi.
71. Saint-Simon, Mémoires, p. 16.
72. Sur la caritas comme point d'équilibre entre erôs et agapè, voir Anders Nygren, Erôs
et agapè : la notion chrétienne de l'amour et ses transformations,trad. par Pierre Jundt, Paris,
Aubier, 1944.
73. Saint-Simon, Mémoires, p. 15.
74. On peut aussi l'articuler du côté satirique : « On n'a donc dans cette Critique, que la
Charité, & que de rétablir la réputation [... ] de tant d'autres personnes d'un mérite singu-
lier, & que de rendre manifeste des faussetez qui auroient pu tromper & surprendre les
simples. On ne prend que le parti de la vérité, de la pudeur offensée, de la Religion ; car si
le savon dont on se sert pour enlever quelques tâches & ordures paroît un peu acre, ce n'est
qu'une manière de dépilatoire, qui n'enlèvera que le poil follet du corps Menagien » (Anti-
Menagiana, où l'on cherche ces bons mots, cette morale, ces pensées judicieuses & tout ce que
l'Affiche du Menagiana nous a promis, Paris, Laurent d'Houry, 1693, p. 2-3). Les ana, com-
posés par les disciples, les amis ou les fils d'hommes célèbres, sont également des façons de
mémoires (Bayle parle dans sa préface aux Naudœana et Patiniana ou Singularitez remar-
quables prises des conversations de Mess. Naudé & Patin [Amsterdam, F. van der Plaats,
1703] de ces « Auteurs à qui nous devons ces Mémoires ») ; en tous les cas, la médisance et
les réactions qu'elles entraînent s'y montrent aussi clairement.
75. Pierre-Daniel Huet, Mémoires, éd. par Philippe-Joseph Salazar, Toulouse, SLC, 1993
[1718], p. 119.
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76. Sur ce point, voir Marc Fumaroli, «Les Mémoires du xvne siècle au carrefour des
genres en prose », xvif Siècle, nos 94-95,1971, p. 7-37.
77. Bernard Lamy, L'art de parler, avec un discours en lequel l'on donne une idée de l'art
de persuader, Paris, A. Pralard, 1678.
78. Philippe Ariès, « Pourquoi écrit-on des Mémoires ? », p. 18.
79. Mme de Lafayette, Vie de Henriette d'Angleterre, éd. par M.-T. Hipp, Genève, Droz,
1967, p. 3. Une des différences majeures avec l'autobiographie tient au fait que des mémoi-
res peuvent n'être pas rédigées par celui ou celle dont on rapporte la vie : le narrateur n'est
pas toujours l'auteur. Mme de Lafayette écrit la vie d'Henriette d'Angleterre, Mme de
Motteville, celle d'Anne d'Autriche, du Fossé celle de Louis de Pontis, quatre secrétaires
mettent en forme les souvenirs dictés par Sully, etc.
80. Brantôme, qui semble donner à son écriture du passé l'ostentation d'un rituel, fait
de l'héritage reçu une leçon de style : « Je commence mon livre par les louanges & gloires
d'aucuns grands Capitaines & grand personnages de guerre, qui ont esté de nos temps &
de nos Pères [...] je veux imiter les divins Architectes, lesquels embellissent leurs
bastiments par les plus superbes frontispices, qu'ils peuvent tirer de la matière de leur
marbre & de leur porphyre [...], ou bien de l'art industrieux de leur main admirable, afin
que l'œil au premier aspect juge de la perfection de l'œuvre. Mais en cecy pourtant il m'est
impossible de les ensuivre du tout [...], moy je n'ay que la matière, belles certes, [... ] mais
j'ay le dire fort bas & faible » (Mémoires, Leyde, Jean Sambix, 1665, mais la rédaction date
de 1584). Alors que tout l'enseignement de la rhétorique vise à replier le dire sur la matière
(parler de façon grandiose des grands événements et trivialement des petits riens), Brantôme
les disjoint en prétendant que la beauté du sujet suffit à la validité du discours — déni
rhétorique de la rhétorique.
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N O T E S DU C H A P I T R E 2 441

81. « Outre les trois sortes de style, j'en établis aussi un qui est commun à tous, lequel
on peut appeler transcendant : c'est le style naturel propre aux choses basses et aux hautes.
En ce qui est des choses basses, il les décrit naïvement et véritablement, sans pourtant
abaisser sa dignité ; et pour les choses hautes, il ne les exprime point par l'enflure et par des
ornements vains, mais par la force et la netteté des paroles. C'est en cela que se trouve
l'élégance du discours avec la vraie et parfaite éloquence» (Charles Sorel, De la connais-
sance des bons livres, Rome, Bulzoni, 1974 [1671]).
82. Cardinal de Retz, Mémoires, éd. par Simone Bertière, Paris, Garnier, 1987, t. II, p. 155.
83. Memoro plutôt que memini, dans la mesure où il s'agit peut-être moins du fait de se
souvenir, d'avoir présent à l'esprit quelque chose du passé, que de l'expérience de le mettre
en récit, d'imprimer sa marque personnelle sur une mémoire qui nous dépasse, comme le
potier laisse la trace de ses doigts sur la cruche qu'il a tournée (pour reprendre l'image de
Walter Benjamin dans « Le narrateur », Essais //, 1935-1940, trad. par Maurice de Gondillac,
Paris, Denoël-Gonthier, 1983 [1936], p. 66).
84. Bernard Beugnot, Le discours de la retraite au xvif siècle: loin du monde, loin du
bruit, Paris, PUF, 1996, p. 259.
85. Ariette Farge, «Familles. L'honneur et le secret», Philippe Ariès et Georges Duby
(dir.), Histoire de la vie privée, t. III, sous la dir. de Roger Chartier, Paris, Seuil, 1986, p. 590.
86. Bassompierre écrit «en marge les fautes qu'[il] y remarque», «les choses qu'fil]
trouv[ait] indignes de cette Histoire, ou ouvertement contraires à la vérité » (Mémoires du
Mareschal de Bassompierre, contenant l'Histoire de sa Vie et de ce qui s'est fait déplus remar-
quable à la Cour de France pendant quelques années, Cologne, Pierre du Marteau, 1665,
P- 735)- Ses notes contre Dupleix ont été publiées sous le titre de Remarques de Monsieur le
Mareschal de Bassompierre sur les Vies de Henry IV et Louis XIII de Dupleix, Paris, Pierre
Bienfait, 1665.
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87. Saint-Simon, Mémoires, p. 85.


88. « Le peuple honore les personnes de grande naissance ; les demi-habiles les mépri-
sent disant que la naissance n'est pas un avantage de la personne mais du hasard. Les
habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière. Les
dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent malgré cette considération qui les
fait honorer par les habiles, parce qu'ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété
leur donne, mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi
se vont les opinions succédantes du pour au contre selon qu'on a de lumière» (Biaise
Pascal, Pensées, éd. par M. Le Guern, Paris, Gallimard, 1993, p. 97, § 83).
89. On peut aussi y comparer les réflexions de Leibniz, telles que les analysent Michel
Serres (Le système de Leibniz, Paris, PUF, t. II, p. 690-693) ou Gilles Deleuze (Lepli: Leibniz
et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 27-30).
90. Louis XIV, Mémoires, p. 52.
91. P.-D. Huet, Mémoires, p. 136.
92. Roger Chartier, «Introduction», Histoire de la vie privée, t. III, p. 23.
93. Philippe de Cheverny, Les Mémoires d'Estat de Messire Philippes Hurault, Comte de
Chiverny, Chancelier de France. Avec une Instruction à Monsieur son fils. Ensemble La
Généalogie de la Maison des Huraults, dressée sur plusieurs Titres, Arrests des Cours Souverai-
nes, Histoires, & autres bonnes preuves, Paris, Pierre Billaine, 1636, p. 88.
94. Les Mémoires de l'abbé de Choisy évoquant ses déguisements en femme ne partici-
pent pas seulement d'un badinage généralisé et d'un goût d'époque pour les travestisse-
ments, mais aussi d'une logique des Mémoires (Histoire de Mme la Comtesse des Barres,
Anvers, Van der Hey, 1735).
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442 LE L I V R E AVALÉ

95- Heraclite, Fragments, éd. et trad. par Marcel Conche, Paris, PUF, 1986, fragment 39,
p. 150.
96. Après les théoriciens de la raison d'État, il n'est que d'entendre ce que dit, au plus
haut niveau, le chancelier Séguier au nom du roi, lors du lit de justice du 21 février 1641 :
«Art. i. Faisons très-expresses défenses à notre cour de Parlement de Paris et à toutes nos
autres cours de prendre, à l'avenir connoissance d'aucunes affaires concernant l'État, admi-
nistration et gouvernement d'icelui que nous réservons à notre personne seule ». La multi-
plication des intendants, relevant directement du roi et court-circuitant les légitimités
traditionnelles des parlements, est la manifestation administrative de ce contrôle souverain
du secret.
97. Marcel Gauchet, « L'État au miroir de la raison d'État : la France et la chrétienté »,
Yves-Charles Zarka (dir.), Raison et déraison d'État. Théoriciens et théories de la raison d'État
aux xvf et xvif siècles, Paris, PUF, 1994, p. 237.
98. Pour l'exemple des mémoires de l'avocat général au parlement de Paris Orner Talon,
voir Joël Cornette, La mélancolie du pouvoir: Orner Talon et le procès de la raison d'État,
Paris, Fayard, 1998.
99. Huet, Mémoires, p. 155.
100. « De quelque sorte qu'on ait les yeux ouverts sur mes desseins, si je ne me trompe,
ceux qui ne bougent du Louvre n'en savent guère davantage que ceux qui n'en approchent
jamais» (Louis XIV, Mémoires, p. 133).
101. « Les rois [... ] sont toujours eux-mêmes les plus sévèrement jugés et les plus curieu-
sement observés» (Ibid., p. 239).
102. Françoise Bertaud, dame de Motteville, Mémoires pour servir à l'histoire d'Anne
d'Autriche, dans Michaud-Poujoulat, Nouvelle collection des mémoires [...], Paris, 1838
[1723], t. X, 2e série, p. 526.
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103. Roger de Rabutin, comte de Bussy, Mémoires, Paris, J.-C. Lattes, 1987 [1696], p. 9.
104. Francis Schmidt, « L'apocryphe et la faute », Le temps de la réflexion, Paris, Gallimard,
1984, t. V, p. 149-150.
105. Du Fossé, Mémoires, t. IV, p. 369. Sur cette économie rhétorique de la vérité, je
reviens plus longuement au chapitre 6.
106. Michel de Marolles, Mémoires, Amsterdam, 1755, t. III, p. 129.
107. Par exemple : « Je m'arreste peut-estre trop à ces petites circonstances ; mais les
trois dernières semaines de la fin de la maladie du Roy, s'estans passées en petites intrigues,
dont toutes les particularitez ont esté considérables, il faudra par nécessité que je marque
mesme les moins importantes» (La Châtre, Mémoires, p. 326).
108. Lancelot, Mémoires, p. i.
109. Par exemple : « Dieu voulut me laisser du pain, après m'avoir mis nu » ; « Je regardai
tous ces coups redoublés comme un effet de la colère de Dieu contre moi [... ] et me jetant
entre les bras de sa divine providence, je tâchai à supporter constamment tous ces déplai-
sirs » (Mémoires inédits de Dumont de Bostaquet, gentilhomme normand, éd. par Charles
Read et Francis Waddington, Paris, Michel Lévy, 1864, p. 76 et 79).
110. « L'homme est naturellement inconstant en ses voies, dit l'Ecriture, et je l'ai sou-
vent éprouvé. Toute cette résolution que j'avois prise de garder le célibat et de ne travailler
qu'à rebâtir mes ruines et vivre sans engagement, se trouva en peu de temps changée»
(Dumont de Bostaquet, Mémoires, p. 80).
111. Alors que se prépare la révocation de l'Édit de Nantes, « semblables aux premiers
habitants de la terre, on bâtissoit et l'on se marioit sans voir les nues prêtes à crever pour
inonder la terre que nous habitions» (Ibid., p. 96).
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NOTES DU C H A P I T R E 2 443

112. Marguerite de Valois, Mémoires, éd. par Éliane Viennot, Paris, Champion, 1999,
p. 38.
113. « La dernière conversation que j'eus, sur ce détail, avec Monsieur, dans la grande allée
des Tuileries, fut assez curieuse, et, par l'événement, presque prophétique » (Retz, Mémoires,
t. II, p. 268).
114. Bassompierre, Mémoires, p. 2.
115. Mlle de Montpensier, Mémoires, éd. par A. Chéruel, Paris, G. Charpentier, env.
1850, p. 2.
116. Orest Ranum, « Courtesy, Absolutism and thé Rise of thé French State », Journal of
Modem History, n° 52,1980, p. 434.
117. Voir Marc Fumaroli, «Les mémoires du xvne siècle au carrefour des genres»,
xvif Siècle, p. 32.
118. Campion, Mémoires, p. 3.
119. « Voilà mes chers enfants, un abrégé de tout ce qui s'est passé dans ma vie de biens
et de maux, jusques au temps que le ciel par un effet de sa divine providence et de son
secours que j'ai expérimenté dans cette longue course que j'ai déjà faite, m'a amené dans
cet asile où, à l'abri de mes persécuteurs, je puis en repos repasser sur les divers événe-
ments qui me sont arrivés; [...] je veux vous en laisser un mémoire exact et sincère, et
vous donner un patron pour éviter ce que j'ai fait de mal et imiter ce que j'ai fait de bien »
(Dumont de Bostaquet, Mémoires, p. 162).
120. Saint-Simon se plaît à rapporter la mode des Mémoires en 1717 après la publica-
tion de ceux du cardinal de Retz et de Guy Joly: «II n'y avait homme ni femme de tous
états qui ne les eût continuellement entre les mains. L'ambition, le désir de la nouveauté,
l'adresse des entrepreneurs qui leur donnait cette vogue, faisait espérer à la plupart le
plaisir et l'honneur de figurer et d'arriver, et persuadait qu'on ne manquait non plus de
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personnages que dans la dernière minorité. On croyait trouver le cardinal Mazarin dans
Law, étranger comme lui, et la Fronde dans le parti du duc et de la duchesse du Maine ; la
faiblesse de M. le duc d'Orléans était comparée à celle de la Reine mère » (Mémoires, XXXV,
p. 22-23).
121. « Par les blessures du corps se font des marques, des signes, des "impressions" :
c'est ce dernier terme, ambigu, qui est le plus souvent employé dans les biographies ; une
impression constitue, comme on l'écrivit d'une religieuse qui se grava le nom de Jésus sur
le corps, un "souvenir éternel"» (Jacques Le Brun, «L'institution et le corps, lieux de la
mémoire d'après les biographies spirituelles du xvne siècle », Corps écrit, n° 11,1984, p. 119).
122. Voir David Hume: Philosophical Historian, éd. et introd. par David F. Norton et
Richard H. Popkin, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1965.
123. Nicolas Lenglet du Fresnoy, Supplément de la Méthode pour Etudier l'Histoire, Paris,
Rollin et de Bure, 1741, p. 21.
124. Jean Bodin, La méthode de l'histoire. Œuvres philosophiques de Jean Bodin, éd. et
trad. par Pierre Mesnard, Paris, PUF, 1951, p. 281.
125. Ibid., p. 278.
126. Ibid., p. 279.
127. Lancelot du Voisin de La Popelinière, L'histoire des histoires, Paris, Fayard, 1989
[1599], 1.1, p. 32.
128. Lancelot du Voisin de La Popelinière, L'idée de l'histoire accomplie, dans L'histoire
des histoires, ibid., t. II, p. 26.
129. Ibid., t. II, p. 64.
130. Ibid., t. II, p. 58.
131. Ibid., 1.1, p. 17.

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444 LE LIVRE AVALÉ

132. Nadine Kuperty-Tsur, Se dire à la Renaissance: les mémoires au xvf siècle, p. 75 et


108.
133. Campion, Mémoires, p. 96.
134. Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, éd. par E.-M. Lajeunie, Paris,
Seuil, 1995 [1608], p. 112-113.
135. « Ce n'est pas tout que d'avoir du mérite il le faut sçavoir débiter & le faire bien
valoir. L'industrie ayde beaucoup à faire esclatter la vertu» (Nicolas Faret, L'honneste
homme ou l'art de plaire à la Cour, Paris, Jean Brunet, 1639 [1630], p. 110).
136. L'Italien Possevini, en bon aristotélicien, affirme encore la nécessité d'une récom-
pense sociale de la vertu par l'honneur qui lui est alloué : l'« honneur n'est point suffisant
salaire de vertu, & si est le plus grand qui se puisse donner» (Jean-Baptiste Possevin, Les
Dialogues d'honneur, mis en François par Claude Gruget, Paris, Jean Longis, 1557, p. 12).
Bientôt, pourtant, l'honneur apparaît moins comme le moyen de valoriser la recherche des
vertus, que comme la finalité dont les vertus sont une reconnaissance sociale: «Qui
voudroit oster à la vertu céte recompense d'honneur, qui luy est vrayement & proprement
deue, peu de gens se souviendraient d'estre vertueux» (Scipion Dupleix, Les loix militaites
touchant le duel, Paris, Dominique Salis, 1602, p. 79).
137. Retz, Mémoires, I, p. 307.
138. Pour une étude plus fouillée du rapport de Montesquieu à ce retournement des
vertus, voir l'ouvrage de Pierre Manent, La cité de l'homme, Paris, Flammarion, 1997.
139. Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 1963, p. 166.
140. Marie-Thérèse Hipp, Mythes et réalités: enquête sur le roman et les mémoires (1660-
1700), Paris, Klincksieck, 1976. Voir aussi le stimulant ouvrage de René Démoris, Le roman
à la première personne: du classicisme aux Lumières, Genève, Droz, 2002 [1975].
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CHAPITRE 3
Renommée et publicité :
la querelle des Lettres de Guez de Balzac
1. Voir Reinhart Koselleck, Le règne de la critique, Paris, Minuit, 1979 ; Jùrgen Habermas,
L'espace public: archéologie de h publicité comme dimension constitutive de la société bour-
geoise, Paris, Payot, 1986; P. Ariès et G. Duby (dir.), Histoire de la vie privée, t. III dir. par
R. Chartier, Paris, Seuil, 1986.
2. Hélène Merlin, Public et littérature en France au xvif siècle, Paris, Les Belles Lettres,
1994, p. 89.
3. Ibid., p. 90-91.
4. Ainsi que le rappelle Joël Cornette : « Le courage dans les affrontements, la bravoure
et le panache à la guerre, le sang versé avec prodigalité sur le champ de bataille: voilà
autant d'actions d'éclat susceptibles d'être moralisées, converties en valeurs et en vertus
spirituelles par imitatio du sacrifice par excellence, celui du Christ» (Joël Cornette, Le roi
de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, 1993, p. 298).
5. Emmanuel Le Roy Ladurie, L'Ancien Régime, 1610-1715, Paris, Hachette, 1991, p. 80.
6. Voir saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, texte intégral revu et pré-
senté par E.-M. Lajeunie, Paris, Seuil, 1995 [1608], p. 185-186; Malebranche, Conversations
chrétiennes, Œuvres complètes, éd. par A. Robinet, Paris, Vrin, 1959 [1677], t. IV, p. 159;
Spinoza, Traité politique, trad. par C. Appuhn, Paris, Flammarion, 1966 [1677], 1.1, p. 5.
7. Institutes, i. 11. 4. Voir Ernst Kantorowicz, « La souveraineté de l'artiste. Note sur
quelques maximes juridiques et les théories de l'art à la Renaissance », Mourir pour la
patrie, et autres textes, préf. par Pierre Legendre, trad. par Laurent Mayali, Paris, PUF, 1984.
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NOTES DU C H A P I T R E 3 445

8. Voir Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au xvif siècle, Genève, Droz,
1969,1.1, p. 200 et Le livre français sous l'Ancien Régime, Paris, Éditions du Cercle de la
Librairie, 1987, p. 139.
9. L'Alliance Françoise avec un Discours touchant l'Ordre du Roy, Lyon, Claude Armand,
1620, p. 9. Autre exemple contemporain : « Car puis que les peuples prennent du Prince :
comme d'un moule public, la forme de toutes leurs actions, changeans & rechangeans
leurs mœurs avec les siennes, vous nous ferez un exemple si parfait, que semblable à vos
prédécesseurs, vous porterez les tiltres glorieux, de CONQUERANT, DE SAGE, DE GRAND, DE
DEBONNAIRE, ET DE PERE DU PEUPLE » (Le Prince Absolu, Paris, 1617, p. 3 [le roi semble
prendre sur soi la figure sacrée de la memoria, le Dehors sur lequel chacun se modèle]. Voir
le chapitre 4.
10. Marc Fumaroli, « Mémoires et histoire [...]», p. 31.
11. Jean-Louis Guez de Balzac, Les premières lettres, 1618-1627, éd. et intro. par H. Bibas
et K.-T. Butler, Paris, Droz, 1933, p. 151.
12. La Motte-Aigron, dans Balzac, ibid., p. 238.
13. L'Apologie pour Monsieur de Balzac écrite par François Ogier en 1627 (et à laquelle
Balzac lui-même a mis la main) enfonce le même clou: « [I]l n'a tenu qu'à la fortune que
ce qu'on appelle lettres n'ait esté harangue, ou discours d'Estat. [... ] Et de fait, en Testât où
sont aujourd'huy les affaires du monde, n'estant pas permis à l'Eloquence de paroistre
devant un Sénat, pour y deffendre les peuples opprimez, ou pour accuser ceux qui les
oppriment, il faut de nécessité qu'elle s'enferme en ce petit espace, & qu'elle y ramasse
toute sa vertu, qui est d'autant plus forte, qu'elle est moins libre, & moins estenduë. Là
dedans elle a pourtant pour objet tout ce qui tombe sous le discours ; Et les avis, les con-
seils, les consolations, les conjouïssances, la louange, le blâme, & généralement toutes les
matières de la Politique & de la Morale, sont le champ dans lequel elle s'exerce » (Guez de
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Balzac, Œuvres, Genève, Slatkine Reprints, 1971 [1665], t. II, p. 151).


14. La Motte-Aigron, dans Balzac, Les premières lettres, p. 241.
15. Marc Fumaroli, L'âge de l'éloquence, p. 608.
16. Théophile de Viau, Fragments d'un roman comique (composé vers 1623), cité par
Zobeidah Youssef, Polémique et littérature chez Guez de Balzac, Paris, Nizet, 1972, p. 26. Pour
un excellent compte-rendu des enjeux de la querelle, voir aussi Jean Jehasse, Guez de Balzac
et le génie romain, 1597-1654, Saint-Etienne, Publications de l'Université de Saint-Etienne,
1977, p. 109-213.
17. Par exemple : « Falloit-il que le mont de PARNASSE sur lequel jadis regnoient les
Muses Vierges très-chastes, fust aujourd'huy profané indignement soubs le nom de PARNASSE
SATYRIQUE? » (Doctrine curieuse des beaux esprits, Paris, Sébastien Chappelet, 1623, p. 489).
18. « Je suis sans art, je parle simplement », dit Théophile et Balzac le lui reproche :
« Mais voyant que les reigles que je luy proposois de faire mieux estoient trop sévères, &
qu'il n'avoit point d'espérance de parvenir où je le voulois mener, il a jugé, peut-estre, qu'il
devoit chercher un autre chemin pour se mettre en crédit à la Cour» (Les premières lettres,
P- 39)-
19. Christian Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature: histoire d'un paradoxe, Paris, Galli-
mard, 2000, p. 34.
20. François Garasse, Response du sieur Hydaspe au sieur de Balzac, sous le nom de
Sacrator, touchant l'Anti-Théophile et ses escrits, 1624, p. 6-13. Cette lettre est reproduite
dans Frédéric Lachèvre, Le libertinage devant le Parlement de Paris : le procès du poète Théo-
phile de Viau, Paris, Champion, 1909, t. II, p. 193-206.
21. « Croyez-vous que la vanité de vos paroles puisse adjouster quelque chose à la gloire
de ce divin personnage ? Gardez vos hyperboles raisonnables, & la force de vos superlatifs,

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446 LE L I V R E AVALÉ

pour ceux qui ne pouvant obliger la renommée à conserver leur mémoire dans les cœurs
des gens de bien, ont besoin de s'immortaliser dans l'or et la soye des lasches & des flat-
teurs » (De Vaux, Tombeau de l'orateur français, ou Discours de Tyrsis, pour servir de response
à la lettre de Périandre, touchant l'Apologie pour Monsieur de Balzac, Paris, Adrian
Taupinart, 1628, p. 164). On ne sait trop qui est ce de Vaux, mais son traité est un des plus
intéressants de la querelle: il semble faire partie de l'entourage du comte de Cramail,
auquel Crosilles envoie ses propres critiques des Lettres de Balzac ; il se pourrait que cet
essai soit de la plume du comte lui-même (poète et prosateur à ses heures), voire de celle
de Charles Sorel qui fut secrétaire de Cramail durant quelques années et demeure de ses
relations.
22. François La Mothe Le Vayer, dans son Hexaméron rustique, offre des remarques très
intéressantes, en ce qu'elles lient, de façon toute allusive, le problème de l'éloquence balza-
cienne à la question de la mémoire : « Comme l'on a dit que la mémoire des choses se
trouvoit souvent où celle des noms estoit défectueuse, et parfois tout au rebours, [...]
l'Éloquence de Balzac estoit accompagnée de jugement en ce qui concernoit le choix des
mots, leur disposition, le choix d'une période ; ce qu'il a reconnu mieux peut-estre que
personne de son siècle ; mais qu'à Fesgard de la pensée, et des matières qu'il traittoit, ce
mesme jugement ne jouoit pas si bien son jeu », et il donne à un personnage nommé
Simonides (à l'instar de l'inventeur des arts de mémoire) la pointe finale sur ce type d'ora-
teurs «qui peuvent estre diserts, mais non pas eloquens, [...] leur vanité les aveugle de
sorte qu'ils croient posséder la perfection du bien dire, s'ils ont la diction telle qu'on n'y
puisse trouver rien à redire» (Hexaméron rustique, ou Les Six Journéspassées à la Campa-
gne entre des Personnes Studieuses, Cologne, Pierre Brenussen, 1671, p. 114-115). Ce texte
publié tardivement en 1670 a sans doute été écrit à la fin des années 1620 ou au début des
années 1630.
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23. «Combien de lettres au sein de l'aristocratie qui ne semblent être seulement que
l'échange mutuel de courtoisies honorifiques, des effluves de l'estime ! » (Mark Greengrass,
« Political Clientelism before Richelieu », N. Bulst, R. Descimon et A. Guerreau (dir.), L'État
ou le roi, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l'homme, 1996, p. 79 [ma traduction]).
24. Bernard Bray, « La louange, exigence de civilité et pratique épistolaire au xvne siècle »,
xvif Siècle, n° 167, avril-juin 1990, p. 135-153. Je reviens sur la logique sociale de la louange,
à propos du Prince de Guez de Balzac, dans le chapitre 5.
25. Ullrich Langer, Vertu du discours, discours des vertus: littérature et philosophie mo-
rale au xvf siècle en France, Genève, Droz, 1999, p. 37. Il ne s'agit d'ailleurs pas d'une
structure propre aux modes sociaux des xvie et xvne siècles (malgré d'évidentes différences
avec le monde antique) : voir en particulier Laurent Pernot, La rhétorique de l'éloge dans le
monde gréco-romain, Paris, 1993, p. 134-178. On peut aussi noter que, pour le Dictionnaire
de 1573, l'alleu désigne la terre pour laquelle on doit payer des redevances et dérive du
verbe latin laudare. Louer une terre, louer un être : même réseau d'obligations.
26. De Vaux, Tombeau de l'orateur français, p. 26.
27. Ogier, Apologie pour Monsieur de Balzac, p. 157.
28. L'épître latine est donnée dans la Correspondance éditée par Adam et Tannery. Je
cite la traduction française de l'édition des Lettres faite par Clerselier en 1663 et reprise
dans l'édition de 1667 : Lettres de Mr Descartes. Où sont traitées plusieurs belles Questions
Touchant la Morale, Physique, Médecine & les Mathématiques, Paris, Charles Angot, 1667,
p. 470-471.
29. Ulrike Michalowsky l'a noté dans son article («La vanité de Guez de Balzac : fiction
critique ou réalité imaginaire », xvif Siècle, juillet-septembre 1990, p. 345-358) : « Pour pou-
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N O T E S DU C H A P I T R E 3 447

voir faire son propre éloge il faut donc avoir recours à une légitimation théorique : Balzac
trouve celle-ci chez Aristote. Le magnanime que décrit l'Éthique à Nicomaque est en droit
de faire son propre éloge parce que ses vertus le placent au-dessus des règles de morale
généralement admises. » Mais, comme elle le rappelle aussi, c'est un trait proprement grec
que de mépriser une modestie exagérée ou une humilité dont le christianisme fait, au
contraire, une vertu cruciale. On ne peut donc se légitimer impeccablement par Aristote.
30. Balzac, Les premières lettres, p. 126.
31. Lettre de Phycargue à Menipe, touchant le Narcisse de Phyllarque, Paris, François
Julliot, 1628, p. 42.
32. [Bernard de Javersac], Discours d'Aristarque à Nicandre. Sur le jugement des Esprits
de ce temps. Et sur les fautes de Phyllarque, Rouen, 1628, p. 33.
33. Goulu, Lettres de Phyllarque à Ariste. Où il est traité de la vraye & la bonne Eloquence,
Contre la fausse & la mauvaise du Sieur de Balzac, Paris, N. Buon, 1627,2e édition augmentée,
P-145-
34. Voir Orest Ranum, Artisans of Glory, p. 50-52.
35. Le propos des lettres de Goulu est explicitement de «desabuser le monde, & sur
tout la jeunesse qui se formoit à l'imitation de cette vicieuse façon décrire [sic] » (« Avertis-
sement du libraire au lecteur»).
36. Philalethe à Pimene, Sur l'Apologie de Monsieur de Balzac, Paris, F. Targa, 1627, p. 8-9.
37. Sur ce rapport entre vérité et éloquence, voir le chapitre 5.
38. Goulu, Lettres de Phyllarque à Ariste, p. n et p. 160.
39. Ibid., p. 387.
40. De Vaux, Tombeau de l'orateur français, p. 31.
41. Lettre de Monsieur de Crosilles, A Monsieur le Comte de Cramail, Paris, 1625, repro-
duite aussi par P. Tamizey de Larroque, Annales du Midi, n° 5,1893.
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42. De Vaux, Tombeau de l'orateur français, préface.


43. Balzac, dans [Nicolas Faret], Recueil de Lettres nouvelles, dédié à Monseigneur le
Cardinal de Richelieu, Paris, Toussainct du Bray, 1627, t. II, p. 227.
44. Silhon, dans Nicolas Faret, Recueil de Lettres nouvelles, Paris, Toussainct du Bray,
1627,1.1, p. 439-440.
45. Ibid., p. 445-
46. Ibid., p. 446-447.
47. Ibid., p. 441.
48. Jean de Lannel, qui publie à son tour des Lettres en 1625, prend soin de mettre en
ouverture quelques vers de Dubreton qui avouent le projet sous forme laudative : « Balzac
et toi, sans vous flatter / Montrez tous deux le bon usage / Des Lettres qu'il faut imiter ».
49. Lettre de Polydecque, Sur les Lettres de Sieur de Balzac, Et deux Parties de Phyllarque,
Paris, F. Julliot, 1628, p. 6.
50. Goulu, Lettres de Phyllarque à Ariste, p. 422.
51. Javersac, Discours d'Aristarque à Nicandre, p. 33.
52. De Vaux, Tombeau de l'orateur français, fausse pagination: 33 pour 41, puis p. 42.
53. Sur ce point, voir le chapitre 8.
54. Anti-phyllarque, ou réfutation des Lettres de Phyllarque à Ariste, Lyon, Pierre Drobet,
1630. Javersac lui reproche la même pédanterie : « les deux volumes de Phyllarque ne sont
que de pièces rapportées [...] vous ne treuverez qu'un ramas d'authoritez des anciens
Rhéteurs & Philosophes, dont il nous compose sa belle Rhétorique » (Discours d'Aristarque
à Nicandre, p. 115)
55. Christian Jouhaud, La main de Richelieu ou le pouvoir cardinal, Paris, Gallimard,
1991, p. 76.
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448 LE LIVRE AVALÉ

56. Javersac, Discours d'Aristarque à Nicandre, p. 153.


57. Christian Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature, p. 20.
58. Charles Sorel, Bibliothèque française, p. 98.
59. Balzac, Œuvres diverses, éd. par Roger Zuber, Paris, Champion, 1995 [1644], p. 272.
60. Ibid., p. 272.
61. Descartes, Lettres de Mr Descartes, p. 470.
62. Ibid., p. 469-470.
63. Ibid., p. 466-467.
64. Goulu le sent bien : « Quel grand tort ne fait-il point au grand Duc d'Espernon
d'avoir publié de son vivant les Letres qu'en qualité de son Secrétaire, & par son comman-
dement il avoit écrites au Roi sur le sujet de ses affaires, & d'avoir voulu que toute la France
connut que c'estoit lui qui les avoit faites » (Lettres de Phyllarque à Ariste, p. i, 66). On peut,
certes, dans l'espace politique, les attribuer à d'Épernon (comme Charles Loysel le fait
dans son Thresor de l'Histoire générale de nostre temps, Paris, Joseph Bouillerot, 1626, p. 227-
231, ou encore Scipion Dupleix dans son Histoire de Louis Le Juste, Paris, Claude Sonnius et
Denys Bechet, 1643, p. 117) et faire la différence avec l'espace « littéraire » qui supposerait
un autre régime d'autorité. Mais n'est-ce pas décider à l'avance du conflit ou du hiatus ou
des espaces en question ?
65. Lettre de Théophile à Balzac, reproduite par Javersac, Discours d'Aristarque à
Nicandre, p. 209. Lachèvre la republie dans son ouvrage (Le libertinage devant le Parlement
de Paris, p. 183).
66. Richelieu, lettre à Balzac du 4 février 1624, dans Balzac, Les premières lettres, p. 176.
67. Lettre de Jacques Dupuy à Peiresc, 12 avril 1627, dans Peiresc, Lettres aux frères
Dupuy, éd. par Philippe Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie nationale, 1888,1.1, appen-
dice XXIV.
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68. Anti-phyllarque, p. 6.
69. «Une autre loi (en est-ce une?) semble commander l'évolution de la société reli-
gieuse et lui devenir propre alors qu'elle va cesser de caractériser la société civile : la struc-
ture bipolaire qui constitue toujours en unité extérieure ce qui n'est pas l'Église. [...] Mais
la naissance de l'Europe fait de chaque État une unité nationale entre plusieurs autres. La
catholicité s'effrite en une organisation plurielle» (Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire,
Paris, Gallimard, 1975, p. 145).
70. À l'entrée « Mémoire », Laurent Bouchel note : « Qu'estoit-ce entre les Romains faire
le procès aux morts? c'estoit accuser leur mémoire [...]. Si c'est le public qui ayt failli, un
corps, Collège, ou communauté, après avoir puny les chefs, la mémoire de ce corps, qui
meurt & vit tous les jours, est condamnée, en abbatant [sic] les murailles des villes, les
forteresses, les lieux communs, en y changeant Testât & le gouvernement [...] Brief, on
laisse à jamais une mémoire du crime, par une note générale §c sempiternelle » (Laurent
Bouchel, La Bibliothèque ou Thresor du Droict français, auquel sont traictees les matières
Civiles, Criminelles, & Bénéficiais, tant réglées par les Ordonnance, & Coustumes de France,
que décidées par Arrests des Cours Souveraines, Paris, Jean Petit-Pas, 1629 [1615], t. II, p. 787-
788). Voir, plus généralement, Ernst Kantorowicz, The King's Two Bodies, Princeton, Prin-
ceton University Press, 1957.
71. Goulu, Lettres de Phyllarque à Ariste, p. 85.
72. Crosilles, Lettre de Monsieur de Crosilles, p. 10.
73. Javersac, Discours d'Aristarque à Nicandre, p. 157.
74. Crosilles, Lettre de Monsieur de Crosilles, p. 11.
75. Anti-phyllarque, p. 46-47.
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N O T E S DU C H A P I T R E 3 449

76. Ibid., préf. non paginée.


77. Goulu, Lettres de Phyttarque à Ariste, p. 16
78. Hélène Merlin, « La publication du particulier dans les Lettres de Guez de Balzac », à
paraître dans Anthony McKenna et Pierre-François Moureau (dir.), Actes de la journée
d'étude « Le public et le privé », 21 mars 1997. Je remercie vivement Hélène Merlin de m'avoir
donné à lire ce texte.
79. Cité par Roland Mousnier, L'Homme rouge, ou la vie du cardinal de Richelieu, Paris,
R. Laffont, 1992, p. 269.
80. Christian Jouhaud, La main de Richelieu, p. 100. Du 2 décembre 1626 au 24 février
1627 se réunit l'Assemblée des notables (pour la dernière fois avant 1784!), dans laquelle
clergé, noblesse et officiers du roi ne peuvent se mettre d'accord sur grand-chose. Du coup,
on a le sentiment que la décision des mesures, ainsi renvoyées au roi et à son conseil, leur
reconnaît implicitement une position, là encore, de médiation et de neutralisation des
opposants.
81. Voir Jean-François Courtine, «L'héritage scolastique dans la problématique
théologico-politique de l'âge classique », L'État baroque: regards sur la pensée politique de la
France du premier xvif siècle, éd. par Henry Méchoulan, Paris, Vrin, 1985, p. 89-118. C'est
en quoi l'État épouse les condamnations des libertins par la Contre-Réforme : dangereux
pour le parti dévot, ils s'avèrent aussi inquiétants pour les gallicans. On conçoit alors le
souci, pour Balzac et ses partisans, de s'en dissocier radicalement.
82. Voir Henri-Jean Martin, Le livre français sous l'Ancien Régime, ainsi que Roger
Chartier qui observe un maximum de production pamphlétaire justement dans les deux
décennies 1610-1630 que dépassera seulement la production des mazarinades pendant la
Fronde («Pamphlets et gazettes», H.-J. Martin et R. Chartier (dir.), Histoire de l'édition
française, t.l:Le livre conquérant, du Moyen Âge au milieu du xvif siècle, Paris, Promodis,
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1983, p. 407).
83. On fera aussi d'un épisode militaire médiocre une grandiose victoire politique :
ainsi, en 1629, « si l'affaire du pas de Suse est passée dans l'histoire, c'est, bien sûr, un effet
de la propagande française et un succès des publicistes écrivant le récit des événements
pour le compte de Richelieu » (Yves-Marie Bercé, La naissance dramatique de l'absolutisme
(1598-1661), Paris, Seuil, 1992, p. 130).
84. Voir A. Corvisier (dir.), Histoire militaire de la France, 1.1 (sous la dir. de P. Conta-
mine), Paris, PUF, 1992, p. 342.
85. Voir Benoît Garnot (dir.), L'infrajudiciaire du Moyen Âge à l'époque contemporaine:
actes du colloque de Dijon, 5-6 octobre 1995, Dijon, EUD, 1996.
86. Emmanuel Le Roy Ladurie trouve même que cette exécution « pourrait bien mar-
quer, au niveau symbolique, l'une des dates de naissance du nouveau système absolutiste,
dans le carcan duquel la noblesse, nullement anéantie, certes, se trouve graduellement
intégrée, domestiquée, fidélisée », L'Ancien Régime (1610-1715), p. 93.
87. Joël Cornette, Le roi de guerre, p. 82.
88. Emmanuel Le Roy Ladurie, Les paysans du Languedoc, p. 481. Voir aussi Marjolein
'T Hart, « Émergence et consolidation de l'"État fiscal" (xvne siècle) », Richard Bonney (dir.),
Systèmes économiques et finances publiques, Paris, PUF, 1996, p. 277- 292 (en particulier p. 287).
89. Jean-Yves Grenier, L'économie d'Ancien Régime: un monde de l'échange et de l'incer-
titude, Paris, Albin Michel, 1996, p. 422.
90. On doit se souvenir que les doctrines de la raison d'État ont pour condition d'ap-
parition « la reformulation du problème politique dans le cadre des guerres de religion et,
en particulier, dans le courant de la Contre-Réforme. Les doctrines de la raison d'État

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450 LE L I V R E AVALÉ

comportent la double exigence d'uniformité confessionnelle de l'État et de justification


religieuse de la pratique gouvernementale» (Yves-Charles Zarka, Philosophie et politique à
l'âge classique, Paris, PUF, 1998, p. 156-157).
91. Théophile de Viau, Pyrame et Thisbé, Acte III, scène i.
92. Marc Fumaroli, « Le Cardinal de Richelieu, fondateur de l'Académie française »,
Richelieu et le monde de l'esprit, Paris, Imprimerie nationale, 1985, p. 223.
93. Balzac, Socrate Chrestien, dans Œuvres, t. II, p. 242.
94. Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire, respectivement p. 165-166 et 179.
95. Joël Cornette, Le roi de guerre, p. 204.
96. Pour une autre façon de mettre en scène cette conjonction à partir des libelles, voir
Christian Jouhaud, « Les libelles en France dans le premier xvnc siècle : lecteurs, auteurs,
commanditaires, historiens », xvrf Siècle, n° 195, avril-juin 1997, p. 203-217.
97. Joël Cornette, Histoire de la France: l'affirmation de l'État absolu, 1515-1652, Paris,
Hachette, 1994, p. 192 (mes italiques).
98. Marc Fumaroli, « Le Cardinal de Richelieu, fondateur de l'Académie française »,
p. 220-221 (mes italiques). Marc Fumaroli signale, avec profondeur, dans le succès des Let-
tres «l'aube de la littérature classique», mais il le ramène rapidement à la puissance du
politique: «Succès qui [...] fut imposé par la Cour aux humanistes de robe» (L'âge de
l'éloquence, p. 608).
99. Hélène Merlin, « L'auteur et la figure absolutiste : Richelieu, Balzac et Corneille »,
Revue des Sciences humaines, n° 238,1995, p. 90.
100. Hélène Merlin, Public et littérature, p. 388.
101. À propos du Prince de Guez de Balzac, Christian Jouhaud parle d'une « foncière
solidarité entre ordre politique et littérature» (Lespouvoirs de la littérature, p. 337). Reve-
nant sur sa pratique d'historien, Maurice Agulhon remarque que « l'histoire de notre objet
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global — on le voit — n'est donc pas "culturelle" seulement parce qu'elle touche à celle de
l'Art, domaine éminemment de culture au sens le plus usuel du mot. Elle l'est peut-être
aussi parce qu'elle en vient à rencontrer la réflexion sur le degré de solidarité qu'ont entre
elles les activités diverses de notre esprit collectif, ce qui est bien un problème de culture, en
un sens déjà quelque peu élargi, du siècle où nous vivons » (Maurice Agulhon, « Marianne,
objet de culture », Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle,
Paris, Seuil, 1997, p. 125).
102. Reinhart Koselleck, Le règne de la critique, p. 28.
103. Marcel Gauchet, « L'État au miroir de la raison d'État : la France et la Chrétienté»,
Raison et déraison d'État, p. 238.
104. Jean-François Solnon, La cour de France, Paris, Fayard, 1997, p. 266.
105. Hélène Merlin, « Guez de Balzac, Narcisse épistolier : problèmes d'analyse », p. 40.
106. Garasse, Response du sieur Hydaspe, p. 200 (mes italiques).

CHAPITRE 4
Le public du souverain :
mises en mémoire et grâces dans les Entrées solennelles
1. Sur ces points, voir Richard Bonney, L'absolutisme, Paris, PUF, 1994, p. 9-18.
2. Sur la souveraineté comme le principe même de la politique moderne, voir Gérard
Mairet, Le principe de souveraineté: histoires et fondements du pouvoir moderne, Paris, Galli-
mard, 1997 ; Olivier Beaud, La puissance de l'État, Paris, PUF, 1994 ; Jean-François Courtine,
«L'héritage scolastique dans la problématique théologico-politique de l'âge classique»,

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NOTES DU C H A P I T R E 4 451

Henry Méchoulan (dir.), L'État baroque: regards sur la pensée politique de la France du
premier xvif siècle, Paris, Vrin, 1985, p. 91-118.
3. Etienne Pasquier, Les recherches de la France, éd. sous la dir. de Marie-Madeleine
Fragonard et François Roudaut, Paris, H. Champion, 1996 (ce passage apparaît dans l'éd.
de 1596), t. III, Livre VIII, chap. XIX, p. 1576.
4. Pour le superlatif accordé à la majesté du souverain moderne par rapport au compa-
ratif de la majesté latine, voir Yan Thomas, « L'institution de la majesté », Revue de synthèse,
juillet-décembre 1991, p. 331-386.
5. Jean Bodin, Les six livres de la République, Paris, Fayard, 1986 [1576], livre I, chapitre 8,
p. 187. L'inconditionnalité du don populaire a son symétrique dans l'unilatéralité de la loi
du souverain. Pour les juristes, l'unilatéralité d'un acte régit les rapports de son auteur et
de tiers, alors que l'acte plurilatéral règle les rapports mutuels entre ses auteurs (comme
dans un contrat ou un traité). Voir Olivier Beaud, La puissance publique, p. 69-73.
6. Chez les Anciens, don et grâce sont constitutifs du lien politique. Voir Christian
Meier, La politique et la grâce : anthropologie politique de la beauté grecque, trad. par Paul
Veyne, Paris, Seuil, 1987.
7. Robert Descimon et Christian Jouhaud, La France du premier xvif siècle, 1594-1661,
Paris, Belin, 1996, p. 28,
8. Voir Jean-Philippe Genêt, « L'État moderne ; un modèle opératoire ? », Jean-Philippe
Genêt (dir.), L'État moderne: genèse. Bilans et perspectives. Actes du Colloque tenu au CNRS
à Paris les 19-20 septembre 1989, Paris, Éditions du CNRS, 1990, p. 263-264.
9. Jacques Auguste de Thou, Histoire universelle, cité par R. Descimon et C. Jouhaud,
La France du premier xvif siècle, p. 31. Inversement, Charles Loyseau (dans son Discours
des offices, Paris, 1617, p. 5) y voit un sain principe de fidélité directe au roi, sans passer par
les réseaux d'influence des clientèles qui arrachent au souverain telle charge et tel bienfait.
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10. « On void que le point principal de la majesté souveraine, et puissance absolue, gist
principalement à donner loy aux sujects en général sans leur consentement » (Jean Bodin,
Les six livres de la République, livre I, chapitre 8, p. 204). La souveraineté n'est plus conçue
comme instance judiciaire, mais comme faculté législative; il ne s'agit plus de rendre jus-
tice (ce qui suppose l'ordonnance statique de la Chrétienté où le roi est gardien du Droit),
mais de produire des lois (ce qui requiert l'ordre dynamique de la société civile où le roi,
désormais, invente du droit et décide de son interprétation).
11. Ibid., 1.1, 7, p. 152.
12. Ainsi saint Paul conserve-t-il dans l'usage de charis le sens d'une joie de donner :
« Que chacun donne ce qu'il aura résolu en lui-même de donner, non avec tristesse, ni
comme par force, car Dieu aime celui qui donne avec joie » (Deuxième épître aux Corin-
thiens 9, 7). Cela n'empêche en rien la création de réciprocités par où, défait, des contre-
dons reviennent à leur tour augmenter le plaisir. Mais ce ne sont pas des contre-prestations
de droit: jamais elles ne sont exigibles.
13. Bartolomé Clavero, La grâce du don : anthropologie catholique de l'économie mo-
derne, préf. par Jacques Le Goff, trad. par Jean-Frédéric Schaub, Paris, Albin Michel, 1996
[1991], p. 155. Il faut suivre ici Marcel Mauss: «Les concepts de droit et d'économie que
nous nous plaisons à opposer : liberté et obligation, libéralité, générosité, luxe — épargne,
intérêt, utilité [...], il serait bon de les remettre au creuset » (« Essai sur le don », Sociologie
et anthropologie, Paris, PUF, 1950 [1925], p. 267).
14. Bartolomé Clavero, La grâce du don, p. 70.
15. Montaigne est une exception quand il affirme préférer la relation de droit à la réci-
procité des amitiés communes ou de la protection d'un supérieur (Essais, III, ix, « De la
vanité», p. 966). J'y reviens au chapitre suivant.
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452 LE L I V R E AVALÉ

16. Charles Loyseau, Traité des Seigneuries, cité par Denis Richet, La France moderne:
l'esprit des institutions, Paris, Flammarion, 1973, p. 52. Les cours souveraines françaises soute-
naient, au xviie siècle, que «l'imposition retenait quelque chose de son caractère originel
de libre consentement» (Richard Bonney, «Les théories des finances publiques à l'époque
moderne», Richard Bonney (dir.), Systèmes économiques et finances publiques, Paris, PUF,
1996, p. 159).
17. « L'impôt dans la France de Louis XIV a acquis la forme d'une dette de chaque sujet
envers le souverain, dette régulière, annuelle, bientôt envisagée en proportion de la capa-
cité contributive de chacun, cette force contributive étant calculée, bien sûr, en fonction
des droits, devoirs et privilèges et non en fonction de principes égalitaires apparus au cours
du siècle suivant. Malgré sa centralisation précoce, ce modèle de fiscalité était relativement
neuf» (Yves-Marie Bercé, « Pour une étude institutionnelle et psychologique de l'impôt
moderne », J.-P. Genêt, M. Le Mené (dir.), Genèse de l'État moderne-.prélèvement et redistri-
bution. Actes du Colloque de Fontevraud, 1984, Éditions du CNRS, 1987, p. 166).
18. Jean Bodin, Les six livres de la République, livre I, chapitre 8, p. 201. Même si l'on
discerne ici une tension propice à une évolution imprévue pour Bodin, il n'existe pas de
véritable contradiction (comme le soutient, par exemple, Julian Franklin dans Jean Bodin
and thé Rise ofAbsolutist Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1973, p. 87) entre
le souci des biens de chacun que le souverain n'a jamais le droit de confisquer arbitraire-
ment et la volonté du roi de lever des impôts. Faute de concevoir la logique spécifique du
don et des types de contrainte qui y sont impliqués, on projette notre conception de
l'échange sur des pratiques qui lui sont en partie étrangères. Ce n'est donc pas simplement
une façon de tempérer les pouvoirs du monarque absolu par le respect des lois naturelles
comme l'avance Quentin Skinner (The Foundations ofModern Political Thought: The Age
of Reformation, Cambridge, Cambridge University Press, 1978, t. II, p. 296).
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19. Jean Bodin, Les six livres de la République, livre I, chapitre i, p. 30.
20. « Republique est un droit gouvernement de plusieurs mesnages, et de ce qui leur est
commun, avec puissance souveraine» (Ibid., p. 27).
21. Herbert Kriiger trouve dans « l'institutionnalisation de l'exceptionnel » l'émergence
de l'État (Allgemeine Staatslehre, Stuttgart, Kohlhammer, 1967). Par ailleurs, — prolon-
geant certaines remarques de Denis Richet dans La France moderne : importance nouvelle
de la distinction entre pouvoirs ordinaires et extraordinaires à compter des années 1630 ;
recul de la participation des Corps et des États sous Richelieu ; absolutisme, « enfant de
l'impôt » -—, Robert Descimon et Christian Jouhaud voient dans ce passage de l'ordinaire
(exercice direct du pouvoir par le roi, paix dans la Chrétienté, administration des finances
par les officiers, prééminence de la justice sur la finance) à l'extraordinaire (gouvernement
par premier ministre interposé, guerre entre Chrétiens, recours aux financiers pour les
impôts, administration par commissaires relevant directement du roi) une des instances
nouvelles qui fait la monarchie absolue.
22. « Un nouvel impôt demeurait un événement extraordinaire que l'on devait justifier
par une raison légitime ou par l'absence d'autres ressources financières. Il convenait de
solliciter le consentement des sujets avant d'imposer la taxe [... Mais] la nécessitas changea
de nature : de l'affirmation d'un danger réel et contrôlable (par exemple l'incursion d'un
ennemi) elle devint une raison générale que le prince pouvait définir par lui-même»
(Winfried Schulze, « Émergence et consolidation de T'État fiscal" (xvie siècle) », Richard
Bonney (dir.), Systèmes économiques et finances publiques, Paris, PUF, 1996, p. 274).
23. Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, trad. par P. Pradier-Foderé, éd. par
D. Alland et S. Goyard-Fabre, Paris, PUF, 1999 [1625], prolégomènes VII et VIII, p. 10-11.
24. Peter Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la guerre juste, Paris, PUF, 1983, p. 503.
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25. Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, I, III et VIII, 13, p. 104. Mais cela
gêne assez Grotius pour qu'il insiste sur le fait que de nombreux États n'ont pas reçu un roi
par la volonté du peuple, prenant même des exemples tronqués, en citant, par exemple, la
parole de Dieu à Samuel : « Fais-leur connaître le droit qu'aura le roi qui doit régner sur
eux» (I, Samuel, VIII, 4) sans rappeler que c'est le peuple d'Israël qui demande un roi à
Dieu, alors même que celui-ci ne veut pas leur en donner.
26. Voir André de Murait, « La structure de la philosophie politique moderne. D'Occam
à Rousseau », Souveraineté et pouvoir, Genève, « Cahiers de la Revue de théologie et de
philosophie », 1978, p. 3-83 (en particulier p. 66-67).
27. Mathieu de Morgues, Le droict du Roy sur des subjects chrestiens. A ceux de la Relligion
prétendue Reformée, Paris, Anthoine Alazert, 1622, p. 43.
28. Thomas Hobbes, Leviathan, éd. par C. B. Macpherson, Harmondsworth, Penguin,
1971 [1651],!, XIII, p. 183.
29. R. Descimon et C. Jouhaud, La France du premier xvif siècle, p. 12-13.
30. Reinhart Koselleck, Le règne de la critique, trad. par Hans Hildenbrand, Paris, Minuit,
1979 [1959], P-20-21.
31. Sur ce dernier point, on discerne même chez un Richelieu le souci de la bonne vie
et de l'amour du peuple : « Rien n'est plus utile à un saint établissement que la bonne vie
des Princes, laquelle est une loi parlante et obligeante avec plus d'efficacité que toutes
celles qu'ils pourraient faire pour contraindre au bien qu'ils veulent procurer », mais cet
amour recouvre une rationalité des comportements: «La pratique de cette règle est
d'autant plus aisée que l'amour est le plus puissant motif, qui oblige à obéir et qu'il est
impossible que des sujets n'aiment pas un prince s'ils connaissent que la raison ne soit la
guide de toutes actions. » Dans ce cadre, Richelieu donne plus de poids à la punition qu'à
la grâce : « Je fais marcher la peine devant la récompense, parce que, s'il fallait se priver de
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l'une des deux, il vaudrait mieux se dispenser de la dernière que de la première. [...]
L'expérience, apprenant, à ceux qui ont une longue pratique du monde, que les hommes
perdent facilement la mémoire des bienfaits et, lorsqu'ils sont comblés, le désir d'en avoir
de plus grands, les rend souvent ambitieux et ingrats tout ensemble. Elle nous fait connaî-
tre que les châtiments sont un moyen plus assuré pour contenir chacun en son devoir »
(Testamentpolitique ou Les Maximes d'État de Monsieur le Cardinal de Richelieu, présenta-
tion par Daniel Dessert, Paris, Complexe, 1990, p. 26, p. 29-30 et 43-44).
32. Yves-Marie Bercé, Fête et révolte : des mentalités populaires du XVIe au xvnf siècle,
Paris, Hachette, 1994, p. 56. Je remercie, au passage, Françoise Siguret d'avoir aiguillé ma
curiosité vers les Entrées solennelles.
33. « Les entrées royales, les te deum, les lits de justice et bien d'autres cérémonies de
l'État royal, mais aussi de l'Église, participent de cette notion de public. Le public est donc
identifié à la souveraineté en action et en représentation » (Joël Cornette, La mélancolie du
pouvoir, p. 92).
34. Jean-François Solnon, La Cour de France, p. 117. Voir aussi Jean Jacquot, « Joyeuse et
triomphante Entrée », Les fêtes de la Renaissance, Paris, Éditions du CNRS, 1956, p. 12.
35. Joël Blanchard, « Une entrée royale », Le temps de la réflexion, Paris, Gallimard, 1984,
p. 366.
36. Voir Bernard Guenée et Françoise Lehoux, Les Entrées royales françaises de 1328 à
1515, Paris, Éditions du CNRS, 1968 ; L. M. Bryant, The King and thé City in thé Parisian
Royal Entry Ceremony: Politics, Ritual, and Art in thé Renaissance, Genève, Droz, 1986;
Ralph Giesey, « Modèles de pouvoir dans les rites royaux en France », Annales ESC, n° 3, mai-
juin 1986, p. 590-606. Pour une mise en place anecdotique des Entrées du xvne siècle, voir

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Jacques Vanuxem, « Les entrées royales sous Louis XIII et Louis XIV », Médecine de France-,
n° 101,1959, p. 17-32.
37. C'est un des problèmes généré par la magistrale analyse d'Ernst Kantorowicz (et
surtout de ses continuateurs) que d'avoir focalisé les études sur la continuité légitime du
pouvoir et sur les représentations dans les discours et les cérémonies de cette perpétuité.
Inversement, l'excellente étude d'un juriste comme Olivier Beaud pâtit d'écarter rapidement
la question de la temporalité du pouvoir, comme si toute puissance n'était pas d'abord
puissance de durer.
38. Réception de tres-Chrestien, très-Juste, à1 très-Victorieux Monarque Louis XIII. Roy de
France é- de Navarre, premier Comte & Chanoine de l'Eglise de Lyon : Et de Tres-chrestienne,
Très-auguste, 6- très-Vertueuse Royne Anne d'Âustriche : Par Messieurs les Doyen, Chanoines,
à1 Comtes de Lyon, en leur Cloistre 6- Eglise, Lyon, Jaques Roussin, 1623, p. 26.
39. Le soleil au signe du Lyon. D'où quelques parallèles sont tirez, avec le tres-Chrestien,
très-Juste, & très-Victorieux Monarque Louis XIII. Roy de France & de Navarre, en son Entrée
triomphante dans sa ville de Lyon [...] le 11. Décembre 1622, Lyon, Jean Jullieron, 1623, Epître
au roi (mes italiques). Domat dira dans Les loix civiles que « les arrhes sont comme un gage
que l'acheteur donne au vendeur en argent, ou en autre chose » (I, 6, 4) : parler d'arrhes
implique un rapport mercantile d'acheteur à vendeur.
40. Voir Alain Guéry, « Le roi dépensier : Le don, la contrainte et l'origine du système
financier de la monarchie française d'Ancien Régime », Annales ESC, novembre-décembre
1984, p. 1241-1269. Voir également Martine Grinberg qui insiste sur la nécessité de bien
comprendre les relations d'échange, dans les Entrées par exemple, comme relevant d'un
bénéfice symbolique beaucoup plus important que les sommes effectivement engagées
(encore que, sur ce point, il me semble que les dépenses évidentes faites par les villes disent
bien que l'importance symbolique suppose une incroyable dépense d'argent, de travail et
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de temps). Héritage de la féodalité, l'économie sociale des échanges requiert d'entendre les
redevances comme des «offrandes ritualisées» («La culture populaire comme enjeu:
rituels et pouvoirs (xive-xvne siècles) », Culture et idéologie dans la genèse de l'État moderne,
Rome, École française de Rome, 1985, p. 387-388).
41. Même si l'on observe que le principe d'échange fêtes contre privilèges ne forme
plus la base de la réciprocité entre ville et roi au xvne siècle, à la différence des Entrées au
Moyen Âge ou à la Renaissance, les rites n'en sont pas moins reconduits. À Aix, c'est
devant le premier arc de triomphe qui chante la valeur de Louis XIII, protecteur de la ville,
mais aussi l'antiquité d'Aix par la statue de son mythique fondateur (Caius Sextius), que le
Roi reçut les clefs de la ville et «jura la continuation des privilèges » (Discours sur les arcs
triomphaux dressés en la ville d'Aix à l'heureuse arrivée de tres-Chrestien, très-Grand, 6- très-
Juste Monarque LOUYS XIII, Aix, Jean Tholosan, 1624, p. 12). Dans la ville d'Arles, la
harangue finit sur ce propos: «Nous nous reservons les esclairs lumineux de vos plus
brillantes vertus, pour n'estre jamais distraits du chemin de la subjection, fidélité, &
obeyssance que nous jurons & protestons aujourd'huy en vos sacrées mains; entière,
éternelle, & inviolable : Implorans du Ciel, à cest effect, d'espandre sur vostre très-auguste
maison, ses plus douces & agréables bénédictions. Et que par ce mesme moyen il plaise à
V. M. de trouver bon, que nous luy demandions la confirmation de nos anciennes conven-
tions & Privilèges, conformément à ses presdecesseurs. Le Roy respondit, & promit de
conserver la Ville en ses Conventions, Franchises, & Libertez » (Entrée de Loys XIII. Roy de
France et de Navarre dans sa ville d'Arles, Avignon, I. Bramereau, 1623, p. 12).
42. La Voye de Laict, ou Le chemin des Héros au Palais de la Gloire. Ouvert A l'entrée
triomphante de LOUYS XIII. Roy de France é- de Navarre en la Cité d'Avignon, Avignon, I.
Bramereau, 1623, p. 8.
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43- Sur ce dernier point, voir l'exemple des Condé, mis en valeur par Christian Jouhaud,
« Politiques de princes : les Condé (1630-1652) », Philippe Contamine (dir.), L'État et les
aristocraties (France, Angleterre, Ecosse), xif-xvif siècle, Paris, Presses de l'École normale
supérieure, 1989, p. 335-356 et par la grande étude de Katia Béguin, Les princes de Condé:
rebelles, courtisans et mécènes dans la France du Grand Siècle-, Paris, Champ Vallon, 1999.
44. Entrée [... ] d'Arles, p. 4.
45. De la sédition arrivée en la ville de Dijon le 28.Fevrier 1630. Et jugement rendu par le
Roy sur icelle, Paris, Edme Martin, 1630. De l'Entrée de l'année précédente, nous avons le
Dessein des arcz triomphaux érigez à l'honneur du Roy, à son Entrée en la ville de Dijon, le
dernier de Janvier, mil six cens vingt-neuf, Dijon, Claude Guyot, 1629. Pour le contrôle de
plus en plus strict des marques de respect inspiré par le pouvoir en place, du roi jusqu'à ses
intendants, voir Orest Ranum, «Courtesy, Absolutism, and thé French State», Journal of
Modem History, n° 52, septembre 1980, p. 426-451.
46. Reinhart Koselleck, « Monuments aux morts, fondateurs de l'identité des survivants »,
Revue de métaphysique et de morale, n° i, mars 1998, p. 37.
47. Entrée [...] d'Arles, p. 11-12.
48. Le Bouquet Royal, ou le parterre des riches inventions qui ont servy à l'Entrée du Roy
Louis le Juste en sa ville de Reims, par M. N[icolas] Bergier vivant advocat au Siège Presidial.
Augmenté des Cérémonies gardées ë" observées en son Sacre, faict le xvii. octob. 1610. & de
plusieurs autres recherches curieuses, par M. P[ierre] de la Salle, Conseiller du Roy, & son
Advocat en l'Election, Reims, Simon de Foigny, 1637, p. 47.
49. Traduction française des inscriptions et devises faictes pour l'entrée du Roy, s.L, s.d., p. 6.
50. Christian Jouhaud, Les mazarinades : la Fronde des mots, Paris, Aubier, 1985, p. 26.
51. Monique Cottret, La vie politique en France aux xvf, xvif et xvnf siècles, préf. de
Jean Nicolas, Paris, Ophrys, 1991, p. 53.
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52. Sujet du Feu d'artifice, sur la prise de la Rochelle que Morel doit faire pour l'arrivée du
Roy sur la Seine, devant le Louvre, Paris, C. Son & P. Bail, 1628, p. 3-4.
53. Daniel Arasse et Andréas Tônnesmann, La Renaissance maniériste, Paris, Gallimard,
1997> P- 433-
54. « En retour, s'il est vrai que le politique est le lieu où se conjoignent le perdurable
et le fragile, on doit retrouver dans le politique le principe même de sa fragilité» (Paul
Ricceur, Lectures i : Autour du politique, Paris, Seuil, 1991, p. 18).
55. Thomas Pavel, L'art de l'éloignement: essai sur l'imagination classique, Paris, Galli-
mard, 1996.
56. La joyeuse Entrée du Roy en sa ville de Troyes, Capitale de la Province de Champagne.
Le Jeudy vingt cinquiesme jour de Janvier, 1629, Troyes, Jean Jacquard, 1629, p. 26. Nicolas
Merille « Epigramme : Sur la pluye qui arriva le jour que le Roi fit son entrée dans sa ville
de Paris », dans Discours panégyrique fait à l'arrivée du Roy en sa ville de Paris. Dédié à la
Royne, Toulouse, Veuve de Jacques Colomiez et Raymond Colomiez, 1629, p. 8. Le soleil au
signe du Lyon, p. n.
57. [Jean-Baptiste Machault], Eloges et Discours sur la Triomphante Réception du Roy en
sa Ville de Paris, après la Réduction de La Rochelle: Accompagnez des Figures, tant des Arcs de
Triomphe, que des autres préparatifs, Paris, Pierre Rocolet, 1629, p. 7.
58. Voir, pour plus de détails, Daniel Ligou, Le protestantisme en France de 1598 à 1715,
Paris, Sedes, 1968, p. 71-81.
59. Le Mercure français, Paris, Jean Richer, 1626, p. 637. De Frauville le reconnaît lui
aussi : « ne se pouvant ouyr ni voir un plus horrible spectacle que celuy-là, car nous avons
marché sur les corps morts estendus dans les rues, nuds & cicatricez, en telle sorte que les
plus durs ont eu le cœur touché » (Lefidelle historien des affaires de la France. Contenant ce
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qui s'est passé de mois en mois, tant dedans que dehors le Royaume, à commencer depuis le
mois de Décembre 1620. & finissant au retour 6- entrée du Roy à Paris, en l'année 1623), Paris,
Toussaint du Bray, 1623, p. 545.
60. Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. par Antoine Adam, Paris, Gallimard, 1960
[écrites entre 1657 et 1659, elles ne seront publiées qu'en 1834-1835], p. 335.
61. Agrippa d'Aubigné, Les tragiques, éd. par A. Garnier et J. Plattard, Paris, STFM, 1990
[1616], livre I, vers 563-588.
62. Richelieu ou un de ses proches, cité par Richard Bonney, L'absolutisme, p. 35.
63. Denis Crouzet, Les guerriers de Dieu : la violence au temps des troubles de religion
(vers 1525-vers 1610), Paris, Champ Vallon, 1990, t. II, p. 582 et 584. « II est possible aussi que
la grâce ait une sorte d'efficacité thérapeutique capable de désamorcer les conflits présents
et à venir de la communauté. En tout cas ce retour aux commencements que marquent les
cérémonies du "joyeux avènement" a pour but de purifier le système social en maîtrisant
les forces dissolvantes et de régénérer le pouvoir» (Claude Gauvard, «Le roi de France et
l'opinion publique à l'époque de Charles VI », Culture et idéologie dans la genèse de l'État
moderne, Rome, École française de Rome, 1985, p. 363, note 23).
64. «Epistre au Roy», La Voye de laict, 1622, p. 2.
65. L. Bryant, The King and thé City, p. 217.
66. Ralph Giesey, « Modèles de pouvoir dans les rites royaux en France », Annales ESC,
n° 3, mai-juin 1986, p. 597.
67. Cité par Michèle Fogel, Les cérémonies de l'information dans la France du xvf au
milieu du xvnf siècle, Paris, Fayard, 1989, p. 96.
68. Arles, Archives municipales, CC 635.
69. Ibid., BB 25.
70. «Relation des cerimonies», Réception..., p. 23: «Ainsi finit ceste Entrée, jugée &
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recognue par un consentement universel, la plus belle & somptueuse, la mieux réglée &
ordonne de toutes les passées. [... ]
Ce fut alors que le peuple, qui tout le long du jour, en tous les endroits de la Ville, à
l'aspect de son Roy triomphant, avoit rendu mille démonstrations de son contentement,
tesmoigna d'abondant sa joye, son cœur, & ses vœux, par un redoublement de haustes
acclamations & sainctes bénédictions, &
par un rehaussement de cris d'allégresse, & de VIVE LE ROY,
d'ont l'air retentissoit de tous costez. Tesmoignage d'a-
mour & d'affection très-agréable à sa Majesté, la-
quelle comme elle ayme son peuple, désire
aussi d'en estre aymee : & sçait que
la plus asseuree félicité du
Prince est la bienveûil-
lance de ses
subjects. »
71. Voir Daniel Hickey, Le Dauphiné devant la Monarchie absolue: le procès des tailles et
la perte des libertés provinciales, 1540-1640, trad. par Bernard Malandain, Moncton/Grenoble,
Éditions d'Acadie/PUG, 1993.
72. Le Mercure français, Paris, Jean Richer, 1629, p. 110. La harangue de 1622 finissait
exemplairement en soulignant combien le roi « r'emplira l'Histoire de ses faits, l'Univers de
son nom, & l'Eternité de sa gloire. A quoy concourent les désirs de [ses] très-humbles, tres-
obeyssans, & tres-fidelles subjets & serviteurs » (Pierre Scarron, Harangue au Roy. Prononcée
a Grenoble le 29. Novembre 1622 au nom du Clergé, Paris, Nicolas Rousset, 1622, s. p.).

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73- Antoine de Ruffi, Histoire de la ville de Marseille, Marseille, Henri Martel, 1696,1.1,
livre IX, chapitre VI, p. 469-471. La première édition est de 1642 et s'arrête à la mort de
Henri IV. Dans l'édition de 1696, complétée par Louis-Antoine de Ruffi, fils du grand érudit
marseillais, l'Entrée de Louis XIII est décrite en suivant de près, sur certains points, le texte
inséré dans les archives.
74. Discours abrégé De l'entrée du Roy Louis XIII en sa ville de Marseille le 8 novembre
1622 raporté icy pour servir de Mémoire, Marseille, Archives municipales, AA 67, fol. 976-
977. Je remercie Marie-Claude Canova-Green de m'avoir signalé ce texte. Elle en a donné
depuis une transcription dans xvne siècle.
75. Discours abrégé, AA 67, fol. 978.
76. « Sa dicte Maigeste appella Monseigneur D'Espernon par tels mots : mon père,
écoutes cecy, ce que disent ces païsants de vous, du mal que vous y adves faict. Ouy Sire
(respondit Mr D'Espernon), je Tay faict, mais ce a este par mandement et service du Roy,
feu vostre père de bonne memoyre : Dieu me le pardonnera. » Plus loin, le roi demande à
un vieil homme s'il connoît le duc d'Épernon, «ledict vielh home luy dict qu'il ne le
cognoissoit point, mais que c'estoit ung meychant home et que le diable le vous empourte !
car il feîst pendre tant d'homes qu'il voulust» (Jacques Ravat, Récit du pèlerinage du roi
Louis XIII à la sainte-Baume et de son Entrée triomphante dans la ville de Marseille en 1662
[sic, pour 1622], Paris, Goupy et Jourdan, 1880, p. 13). Ce sont des allusions aux exactions
commises par d'Épernon lors de la reconquête de la Provence par les troupes d'Henri IV
contre les villes ligueuses en 1593, presque 30 ans auparavant.
77. Ibid., p. 17.
78. Ce désir d'indépendance politique s'appuie sur une puissance économique de fait.
La guerre de Chypre entre Vénitiens et Levantins permet à Marseille de s'établir comme un
nouveau relais dans le trafic des épices. Les liaisons avec l'Italie et l'Espagne prennent une
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ampleur qui fait de Marseille, pour les lettres de change, la seconde ville de France. Le
mouvement du port de Marseille, d'après la gabelle, montre une progression continue de
la fin du xvie siècle jusqu'à l'entrée en guerre contre l'Espagne en 1635, avec une accéléra-
tion la plus nette dans les années 1615-1620. Voir Pierre Chaunu et Richard Gascon, Histoire
économique et sociale de la France, 1.1 : De 1450 à 1660, L'État et la ville, Paris, PUF, 1977,
p. 317-343 ; André Sayous, Structure et évolution du capitalisme européen, xvf-xvif siècles,
Londres, Variorum Reprints, 1989, p. 389-411; Paul Masson, Histoire du commerce français
dans le Levant au xvif siècle, New York, B. Franklin, 1967.
79. Edict du Roy, Sur la réduction de la ville de Marseille, Marseille, Anthoine Arnoux,
1597, p. 10-12.
80. L'année précédente, Guillaume Du Vair avait prévenu les notables marseillais, crai-
gnant que « quelque fascheux accident ne nous rejettent aus mesmes malheurs dont vous
estes si miraculeusement sortis » (Remonstrance aux habitans de Marseille, servant d'ins-
truction salutaire aux François, qu'il n'y a rien de meilleur ny de plus profitable que de se
conserver sous l'authorité & obeyssance de leurs Roys naturels, Rouen, Raphaël du Petit Val,
1597. s. p.).
81. Sur ces points, voir Raoul Busquet, Histoire de Marseille, mise à jour par Pierre
Guiral, Paris, R. Laffont, 1978 ; Edouard Baratier (dir.), Histoire de Marseille, Toulouse,
Privât, 1973 ; Mireille Zarb, Les privilèges de la ville de Marseille du Xe siècle à la Révolution :
histoire d'une autonomie communale, Paris, A. et J. Picard, 1961.
82. Wolfgang Kaiser, Marseille au temps des troubles, 1559-1596, Paris, Éditions de l'EHESS,
1992.
83. Robert Descimon et Christian Jouhaud, La France du premier xvif siècle, p. 27.

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84. Voir René Pillorget, Les mouvements insurrectionnels de Provence entre 1596 et 1715,
Paris, A. Pedone, 1975, p. 423-424.
85. Marseille, Archives municipales, BB 653, fol. 89, délibération du 30 juillet 1622. Louis-
Antoine de Ruffi tourne ainsi l'épisode : Marseille se serait fait décharger des contributions
exigées «par Arrêt du Conseil en vertu de ses conventions & de ses Privilèges, & néan-
moins comme elle n'a jamais manqué dans les occasions de donner des témoignages du
grand zélé qu'elle a eu de tout temps, pour le service de ses Souverains, elle contribua très
volontiers de sa part, & fit présent au Roy de la somme de trente-huit mille livres » (Histoire
de Marseille, 1696, II, IX, p. 468).
86. Même si l'érudit local, Antoine de Ruffi, rappelle l'antique « Académie des Marseillois
[...], si parfaite, qu'au dire des plus grands hommes de l'antiquité, elle a devancé toutes les
autres » (Antoine de Ruffi, Histoire de la ville de Marseille, contenant tout ce qui s'y est passé
de plus mémorable depuis sa fondation [...], Marseille, Claude Garcin, 1642, p. 11), il faut
attendre 1726 pour qu'une Académie de Marseille reçoive effectivement ses lettres patentes
du roi et l'aval de l'Académie française.
87. Voir Michel Vovelle, « Jalons pour une histoire culturelle de Marseille au xvne siècle »,
Marseille: Revue municipale, n° 122,1980, p. 47-60.
88. Cette première devise sous la statue de Libertat semblait, pourtant, heureusement
évoquer les signes du destin, puisque, au moment où Libertat propose au duc de Guise de
tendre une embuscade à Casaulx, Etienne Bernard rapporte que le duc « estima à bon
augure que l'entrée de cette place luy estoit proposée par le sieur de Liberta, & par la porte
Realle » (Discours véritable des particularitez qui se sont passées en la réduction de la ville de
Marseille, en l'obeyssance du Roy, Avignon, 1596, p. 11). Écrivant, par ailleurs, l'histoire de
l'assassinat de Casaulx par Libertat et la prise de Marseille par les troupes du roi, Pierre de
Deimier (par ailleurs, traducteur de Giovanni Botero, penseur de la raison d'État) peut
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encore, en 1615, jouer sur ce double registre en donnant pour titre à son récit La royale
liberté de Marseille, qui paraît significativement à Paris chez Adrian Perier, alors que son
texte est aussi publié à Anvers sous le titre plus neutre d'Histoire véritable de la réduction de
la ville de Marseille à l'obeyssance du Roy.
89. Cité par Arnaud Ramière de Fortanier, Illustration du vieux Marseille, Marseille,
Aubanel, 1978, p. 20.
90. Christian Jouhaud, « Le Duc et l'Archevêque : action politique, représentations et
pouvoir au temps de Richelieu», Annales ESC, n° 5, septembre-octobre 1986, p. 1026.
91. Michèle Fogel, Les cérémonies de l'information, p. 15.
92. Ibid., p. 93.
93. C'est un phénomène général qui touche toutes les manifestations festives. Voir
Roger Chartier, « Conflits et tensions », Emmanuel Le Roy Ladurie (dir.), La ville des temps
modernes: de la Renaissance aux Révolutions, Paris, Seuil, 1998, p. 177-196.
94. Paul Veyne, « Propagande expression roi, image idole oracle », L'homme, vol. 30, n° 2,
avril-juin 1990, p. 13.
95. Entrée [...] d'Arles, p. 20.
96. Sur les enjeux politiques de l'emblème, voir Alain Boureau, « État moderne et attri-
bution symbolique : emblèmes et devises dans l'Europe des xvie et xvne siècles », Culture et
idéologie dans la genèse de l'État moderne, Rome, École française de Rome, 1985, p. 155-178
(en particulier p. 164-165). Sur l'allégorie, voir Georges Couton, Écritures codées: essais sur
l'allégorie au xvif siècle, Paris, Aux amateurs de livres, 1990.
97. Le très cultivé jésuite, Jean-Baptiste Machault, l'avoue dans son adresse au lecteur :
« Vous aurez grandement souhaité que l'explication des peintures, qu'on a faites pour la
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Réception de sa Majesté, eust paru incontinent après le jour qu'elle se fit [...], & vous
eussiez receu pour bienfaict ce que les délais vous pourraient maintenant persuader estre
une debte. » Mais il s'est écoulé plus de quatre mois avant que la nécessaire exégèse vienne
clarifier les références : « Que si quelque particularité a peu arrester quelqu'un moins versé
dans la cognoissance des antiques, tandis que le seul pinceau paroissoit, & qu'on ne voyoit
autre chose sur les Arcs Triomphaux, que les couleurs ; l'on nous faict espérer que la plume
faira couler par tout tant de lumière, que chacun recognoistra très clairement avec com-
bien de suject ces grandes machines ont esté élevées par la contribution de tous les siècles
à l'honneur de sa Majesté» (Eloges, Paris, Pierre Rocolet, 1629, p. 3).
98. Paul Veyne, « Propagande expression roi, image idole oracle », p. 20.
99. «Description des presens», Réception [...], Lyon, Jaques Roussin, 1623, p. 26.
100. }.-B. Machault, Eloges, 1628, p. 11.
101. Le Chariot triomphant du Roy, à son retour de La Rochelle dans sa ville de Paris,
Paris, Jean Guillemot, 1628, p. 9 et 13.
102. René Descartes, « Lettre à Mersenne du 15 avril 1630 », Œuvres philosophiques (1618-
1637), éd. par Ferdinand Alquié, Paris, Garnier, 1988 [1963], p. 260.
103. Crouzet, Les guerriers de Dieu, p. 624.
104. Réception [...], 1623, p. 6. « C'est l'aage d'or rendu à la France, & principalement à
l'Eglise, par les admirables victoires de sa Majesté», «Aussi nostre incomparable Monar-
que [... ] a faict venir un Ciel avec luy, pour estre au rencontre de son glorieux Triomphe »
(P- 4).
105. Ibid., p. 46.
106. Ibid., p. 49.
107. Ibid., p. 55-56.
108. Jean-Pierre Van Elslande, L'imaginaire pastoral du xvif siècle (1600-1650), Paris, PUF,
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1999, P-194-
109. Laurence Giavarini, L'expérience du berger et les signes : origines, formes et sens de la
topique pastorale de l'amour en France aux xvf etxvif siècles, Thèse de doctorat, Université
Paris VII, 1997, p. 135.
110. Norbert Elias, La société de cour, trad. par Pierre Kamnitzer et Jeanne Étoré, préf.
de Roger Chartier, Paris, Flammarion, 1985 [1969], p. 299.
111. Harangue des Habitans de la Ville de la Rochelle, faite à la Reine, faisant son Entrée
dans ladite Ville, Montpellier, Jean Pech, 1633, faite par le Sieur de l'Escale, lieutenant crimi-
nel et juge de la police de la ville de La Rochelle. Cependant, on peut remarquer que cette
référence souligne, en même temps, l'idée de la ville et du royaume comme un corps que
l'on a démembré. Christian Jouhaud note avec raison l'effilochage de la métaphore organi-
que pour désigner la communauté, mais elle conserve encore ici et là de son importance,
puisqu'on la voit, non seulement dans cet exemple privilégié de La Rochelle, mais aussi
bien dans le discours de Jacques Feuret, avocat à la cour du Parlement de Dijon, après la
sédition de vignerons (voir plus haut) qui a fait de la ville « une ombre, un fantosme [...],
un corps tronqué & mutilé par le démembrement de ses meilleures parties, & défiguré par
les marques visibles & deshonnestes de la sédition excitée par des personnes misérables &
désespérées, pour la plus part incogneuës, & ennemis du repos & tranquillité» (De la
sédition [...], p. 10). Même s'il souligne la non-appartenance des séditieux à la commu-
nauté («pour la plus part incogneuës»), c'est le corps social qui se voit démembré.
112. Francesco Guicciardini, « Dialogue sur la façon de régir Florence », Écrits politiques,
intro. et trad. par Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Paris, PUF, 1997, p. 273 ;
Pascal, Pensées, § 677 (Lafuma, § 248).
113. Voir le chapitre 9 à partir de l'exemple des contes de fée.
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460 LE L I V R E AVALÉ

CHAPITRE 5
Le don des mots : éloges du Prince de Guez de Balzac
et souveraineté de la langue
1. « Cette démarche s'apparente à l'action de grâce, au récitatif de la louange divine.
L'imagerie politique est un psaume en l'honneur du roi, magnifique et gratuit. [...] Gra-
tuité pas totale cependant, si l'on veut bien considérer le souci qu'ont les princes d'inscrire
leur nom dans la mémoire des siècles. [...] L'éloge du roi devient le thème unique. Tenir
cette encomiastique pour simple flagornerie est réducteur. Depuis Érasme, on professait
que la méthode la plus apte à corriger les princes consistait à les représenter idéalement et
sous forme d'éloge, pour les faire ressembler à leur image » (Gérard Sabatier, « Les rois de
représentation : image et pouvoir (xvic-xvne siècles) », Revue de synthèse, juillet-décembre
1991, p. 416-417)-
2. Aristote, Rhétorique, trad. par Médéric Dufour, Paris, Les Belles Lettres, 1968,1,1367 b
27-31. Voir aussi 1366 a 34-36 : « Le beau est ce qui, préférable par soi, est louable ; ou ce qui,
étant bon, est agréable, parce qu'il est bon. Si c'est en cela que consiste le beau, la vertu est
nécessairement belle ; car, étant bonne, elle est louable. »
3. Hérodote, Histoires, l, i, 3-4.
4. Barbara Cassin, L'effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 206.
5. Lorsque le père Bouhours cherche à définir la « délicatesse » qui fait à la fois l'homme
d'esprit qui pense bien par lui-même et l'être social qui donne de l'agrément aux autres, il
prend pour exemples privilégiés les panégyriques, car c'est bien dans la louange que s'éta-
blit au mieux le sens de la mesure propre à la délicatesse: « [C]'est un grand art que de
sçavoir bien louer, & à mon avis nul genre d'éloquence ne demande des pensées plus fines,
ni des tours plus délicats que celuy-là » (La manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit,
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intro. et annot. par Suzanne Guellouz, Toulouse, SLC, 1989 [1687], reproduction de l'éd. de
1705, p. 197)-
6. «Dans l'histoire du Roi, tout vit, tout marche, tout est en action. [...] C'est un
enchaînement continuel de faits merveilleux, que lui-même commence, que lui-même
achève, aussi clairs, aussi intelligibles quand ils sont exécutés, qu'impénétrables avant l'exécu-
tion. En un mot, le miracle suit de près un autre miracle» (Jean Racine, Œuvres complètes,
t. II, p. 350).
7. Guez de Balzac, Lettres, p. 238.
8. Roméo Arbour, Un éditeur d'œuvres littéraires au xvif siècle: Toussaint Du Bray (1604-
1636), Genève, Droz, 1992, p. 77.
9. Cette ambition devait être partagée par son éditeur puisqu'il s'agit d'une des publi-
cations les plus soignées de Toussaint Du Bray, d'après Roméo Arbour.
10. Christian Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature, p. 37,
11. Cardin Le Bret, De la souveraineté du Roy, dans Œuvres, Paris, Toussaint Du Bray,
1635, p. 109 (le texte De la souveraineté du Roy est publié d'abord séparément en 1632).
12. Guez de Balzac, Le Prince, dans Œuvres, Genève, Slatkine reprints, 1971 [reprint de
l'éd. de Paris, 1665], t. II, p. 63.
13. Pascal, Pensées, p. 102, § 94.
14. Balzac, Le Prince, p. 65.
15. « Ils croyent avoir négocié fort secrettement, & il sçait autant de leurs nouvelles que
s'il avoit présidé à leur conseil : ils délibèrent encore par où ils se jetteront dans le danger, &
il a desja pourveû à leur seureté. Ils veulent lever la main pour frapper leur coup, & ils la
treuvent saisie : ils s'imaginent de partager le Royaume, & ils se voyent réduits à une cham-
bre de la Bastille» (ibid., p. 61).
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NOTES DU C H A P I T R E 5 461

16. Balzac, Le Prince, p. 62. Malgré le caractère scandaleux de pouvoir emprisonner ou


exiler sur un simple soupçon, Richelieu le recommande lui aussi : « II faut, en telle occa-
sion, commencer quelquefois par l'exécution, au lieu qu'en tout autre, il faut avoir l'éclair-
cissement du droit par témoins ou pièces irréprochables. [...] L'on en arrête seulement le
cours par des moyens innocents comme l'éloignement ou la prison des personnes soup-
çonnées » (Richelieu, Testament politique ou Les Maximes d'État de Monsieur le Cardinal de
Richelieu, présentation par Daniel Dessert, Paris, Complexe, 1990, p. 48).
17. Balzac, Le Prince, p. 101.
18. Ibid., p. 34.
19. Christian Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature, p. 349.
20. Balzac, De la gloire, dans Œuvres, t. II, p. 460. Balzac le décrit d'autre façon dans Le
Prince : « La gloire qui s'acquiert en obligeant le public est la seule gloire qui n'est disputée
de personne» (Le Prince, p. 67).
21. Balzac, Le Prince, p. 102.
22. Racine parle encore, dans ses Remarques sur l'Odyssée, des «plus apparents des
Phéaques» (Œuvres, t. II, Prose, éd. par Raymond Picard, Paris, Gallimard, 1966, p. 775).
23. Balzac, Le Prince, p. 101.
24. Ibid., p. 120-121.
25. « II ne faut plus chercher l'Idée du Prince dans l'Institution de Cyrus ; II ne faut plus
aller admirer à Rome les Statues des Consuls & des Empereurs [...]. Nous possédons ce
que nos Pères ont souhaité, & ne sçaurions nous souvenir de rien qui vale ce que nous
voyons» (ibid., p. 121). De même que le char de la Gloire, lors de l'Entrée de Paris, était
dématérialisé, Louis XIII devient pur esprit : « Le Roy est tellement séparé de l'homme, et
l'esprit a tellement détruit la matière, que les interests de son Estât luy tiennent aujourd'huy
lieu des passions de son âme» (Ibid., p. 34-35). Comment revenir ensuite à une pratique
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trop humaine de la politique ?


26. Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. par Antoine Adam, Paris, Gallimard, 1961,
t. II, p. 46. Comme le note Christian Jouhaud, « l'intérêt qu'avait pu revêtir, aux yeux du
ministre, l'opération de délocalisation de l'éloquence réalisée par les Lettres ne signifiait
nullement que le promoteur de cette opération avait vocation à partager les secrets du
pouvoir» (Lespouvoirs de la littérature, p. 333).
27. Voir F. E. Sutcliffe, Guez de Balzac et son temps. Littérature et politique, Paris, Nizet,
1959> P- 35-4O et Roméo Arbour, Toussaint du Bray, p. 106.
28. Balzac, Le Prince, p. 12-13.
29. Ibid., p. 42. « La pluspart des grandes resolutions qu'il a prises luy ont esté envoyées
par le Ciel. La pluspart de ses conseils partent d'une Prudence supérieure, & sont plustost
des inspirations venues immédiatement de Dieu, que des propositions faites par les hom-
mes» (ibid., p. 85). Voilà bien quelques phrases qui ont dû plaire au premier ministre...
30. Ibid., p. 8.
31. Ibid., p. 43.
32. Ibid., p. 16.
33. Ibid., p. 55.
34. Christian Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature, p. 365.
35. Philippe-Joseph Salazar propose une interprétation voisine (dans « Balzac lecteur
de Pline le Jeune: la fiction du Prince-», xvif Siècle, n° 168, juillet-septembre 1990, p. 293-
302) : chez « Balzac, ce dialogue entre les pouvoirs de l'Histoire et les pouvoirs de la Littéra-
ture, l'art épistolaire et l'art de l'éloge, s'intériorise et prend la forme d'un destin littéraire
et d'une méditation sur un inconcevable parallèle : l'inspiration du prince serait le double
de la vocation, au sens religieux du terme, celui d'un Du Perron par exemple, de l'écrivain »

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462 LE L I V R E AVALÉ

(p. 299). Il inconcevable est justement ce qui devrait amener à ne pas tenir pour acquis que
nous avons là, d'office, la Littérature (surtout avec une majuscule), mais un travail sur des
postures politiques, rhétoriques et poétiques qui va provoquer, après-coup, la vocation
publique des experts es langage.
36. Voir Corinne Beutler, « Un chapitre de la sensibilité collective : la littérature agricole
en Europe continentale au xvie siècle », Annales ESC, n° 28, 1973, p. 1280-1301. Même si
Corinne Beutler écarte le parallèle entre une « abondante littérature bucolique » et la « lit-
térature agricole didactique », elle le fait surtout pour mettre en relief l'expérience pratique
et personnelle qui ferait l'objet de celle-ci et non de celle-là ; c'est ignorer ce que Laurence
Giavarini (dans L'expérience du berger et les signes) a, depuis, magistralement montré : que
les pastorales problématisent justement la notion même d'expérience. C'est aussi le fond
du propos de Guez de Balzac.
37. Bernard Palissy, La Recepte véritable par laquelle tous les hommes de la France pour-
ront apprendre à multiplier et augmenter leurs thresors, éd. par Frank Lestringant et Chris-
tian Barataud, Paris, Macula, 1996 [1563], p. 67.
38. Balzac, p. 5.
39. Ibid., p. 7.
40. Ibid., p. 121.
41. Marcel Gauchet, « État, monarchie, public », Cahiers du Centre de Recherches histori-
ques: Miroirs de la raison d'État, éd. par Christian Jouhaud, n° 20, avril 1998, p. 16.
42. Marcel Gauchet, « L'État au miroir de la raison d'État : La France et la chrétienté»,
P- 243-
43. G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, trad. par Jean Hyppolite, Paris, Aubier-
Montaigne, 1975, t. II, p. 69.
44. Ibid., p. 72.
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45. Ibid., p. 77. Hegel voit la richesse corrompre l'honneur comme Robespierre détecte
la demande déshonorante sous la gloire de la critique: pour lui, les Encyclopédistes
« déclamaient quelquefois contre le despotisme, et ils étaient pensionnés par les despotes
[...]; ils étaient fiers dans leurs écrits, et rampants dans les antichambres» (Maximilien
Robespierre, Œuvres, éd. par Marc Bouloiseau et Albert Soboul, Paris, 1958, vol. IX, p. 143-
144). Notre méfiance envers toute la littérature encomiastique vient peut-être d'une lecture
trop marquée implicitement par ce genre de soupçon jeté sur les sociabilités d'Ancien
Régime.
46. Jean Racine, Œuvres complètes, t. II, p. 281.
47. Louis Racine, « Mémoires sur la vie et les ouvrages de Jean Racine », dans Jean
Racine, Œuvres complètes, 1.1, p. 55-56.
48. Marc Fumaroli, L'âge de l'éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance
au seuil de l'époque classique, Paris, Albin Michel, 1994 [1980], p. 21. Marc Fumaroli précisera
encore cette conception dans « Le génie de la langue française », Pierre Nora (dir.), Les lieux
de mémoire, Paris, Gallimard, 1992, t. III, p. 911-973.
49. L'importance accordée à la cour pour servir de point de référence est déjà courante
au xvie siècle, même si elle ne fait pas l'unanimité (Pasquier, du point de vue humaniste,
ou Estienne, côté protestant, la critiquent vivement). Pour une bonne mise en place des
débats, voir Danielle Trudeau, Les inventeurs du bon usage (1529-1647), Paris, Minuit, 1992.
50. Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française, Paris, Armand Colin, 1966 [1947],
t. III, i, p. 3-4.
51. Je cite les Remarques de Vaugelas (1647) dans la réédition commentée qu'en donne
l'Académie française : Observations de l'Académie française sur les Remarques de M. de Vauge-
las, La Haye, J. L'Honoré, 1705, p. I.

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N O T E S DU C H A P I T R E 5 463

52. Harald Weinrich avait noté la présence de métaphores juridiques, issues en particu-
lier du droit coutumier, pour qualifier le rapport à la langue et à l'usage («Vaugelas und
die Lehre vom guten Sprachgebrauch », Zeitschrift fur romanische Philologie, n° 76,1960,
P-1-33) ; niais c'est surtout l'article fondamental d'Hélène Merlin qui met en relief cet
impact du politique sur la question de la langue (« Langue et souveraineté en France au
xviie siècle : la production autonome d'un corps de langage », Annales, n° 2, mars-avril 1994
P- 369-394)-
53. Vaugelas, Remarques, dans Observations, p. v.
54. Ibid., p. xxvi.
55. Ibid., p. v.
56. François de La Mothe Le Vayer, « Considérations sur l'éloquence françoise de ce
temps », Œuvres, Genève, Slatkine reprints (éd. de Dresde, 1756-1759), 1.1, p. 201-290.
57. Jean Racine, Œuvres complètes, t. II, p. 344. Maynard, disciple soigneux de Malherbe,
soutenait déjà pouvoir « rendre compte de chaque syllabe » de ses poèmes, jusque devant les
membres de l'Académie française (cité par Ferdinand Brunot, La doctrine de Malherbe
d'après son commentaire sur Desportes, Paris, Masson, 1891, p. 569).
58. René Descartes, Meditationes de prima philosophia: Méditations métaphysiques, trad.
par de Luynes, intro. et notes de Geneviève Rodis-Lewis, Paris, Vrin, 1970, p. 32.
59. Ibid., p. 32. Pour d'autres prolongements de l'oubli cartésien du langage, voir André
Robinet, Le langage à l'âge classique, Paris, Klincksieck, 1978, p. 99-103. Cet oubli du langage
ou ce rejet de la rhétorique ne signifie pas que Descartes dénie tout pouvoir à l'éloquence
mondaine ou écarte, pour sa propre prose, tout dispositif rhétorique. Voir Jean-Pierre
Cavaillé, «"Le plus éloquent philosophe des derniers temps": les stratégies d'auteur de
René Descartes », Annales HSS, n° 2, mars-avril 1994, p. 349-367.
60. Hélène Merlin le souligne très justement : « Certes, il y a du leurre dans cette neu-
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tralité pacifique, il y a aussi de l'exclusion ; et, entre cette égalité mondaine et l'inégalité des
conditions et dignités propres à l'espace public, se glisseront de nouvelles inégalités sociales
que le purisme va permettre de solidifier » (La langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir
enseignement, Paris, Seuil, 2003, p. 126).
61. Rôle des présentations [1634], cité par Ferdinand Brunot, Histoire de la langue fran-
çaise, p. 17, note 5.
62. Vaugelas, Remarques, dans Observations, p. XLIII.
63. Défendant ses Remarques, Vaugelas affirme que leur utilité n'est guère « bornée d'un
si petit espace de temps, non seulement parce qu'il n'y a nulle proportion entre ce qui se
change, & ce qui demeure dans le cours de vingt-cinq ou trente années, le changement
n'arrivant pas à la millième partie de ce qui demeure ; Mais à cause que je pose des princi-
pes qui n'auront pas moins de durée que nostre Langue & nostre Empire » (Ibid., p. XLVII).
64. Ibid., p. xxn.
65. Ibid., p. xxii-xxin.
66. La « dislocation » de l'éloquence, dont parle Hélène Merlin, ne se ramène pas seule-
ment au déplacement de Yinventio vers l'elocutio, mais aussi à la nouvelle valeur accordée à
la dispositio: «le style de l'Orateur se recognoist à l'usage de certaines paroles, qu'il a
particulières, & à la construction de sa phrase ? Je dy à la construction, & non pas à la
composition, comme M. de B., parce que la composition a esgard à la matière & à la forme,
qui font que la chose est simplement : mais la construction regarde les proportions & les
grâces, qui font qu'elle est belle. [... ] Si bien que nous pouvons dire, quand nous parlerons
de quelque discours que ce soit, que la composition est du genre, & non pas du style ; & la
construction, ou disposition, du style seulement» (Tombeau de l'orateur français, p. 120-
121). Ou encore: «Qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nouveau, la disposition des

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464 LE L I V R E AVALÉ

matières est nouvelle [...] comme si les mêmes pensées ne formaient pas un autre corps de
discours par une disposition différente, aussi bien que les mêmes mots forment d'autres
pensées par leur différente disposition » (Pascal, Pensées, § 590).
67. Furetière, Dictionnaire universel, La Haye, 1690, préf. non paginée.
68. Ibid.
69. La réussite de Malherbe et du purisme paraît d'autant plus curieuse que les guerres
de religion ont ruiné aussi les raffinements de la cour des Valois et propulsé sur le devant
de la scène des rois aussi peu intéressés par les belles-lettres et le beau langage que Henri
IV et Louis XIII, avec à leur suite des courtisans fiers d'être illettrés. Mais si le langage peut
contribuer à la réfection de l'unité française, ainsi qu'à l'établissement de conduites de
distinction, un poète de cour s'avère mieux placé qu'un savant grammairien ou un juriste
éloquent.
70. Dictionnaire de l'Académie française, Paris, 1694, préf. non paginée.
71. Observations, Avertissement des Libraires, p. 6.
72. « Voilà en quoi consiste le paradoxe de la référence aux "crocheteurs" : l'usage occupe
toujours la place publique, mais ceux qui l'observent le plus exactement sont bien incapa-
bles d'en énoncer les règles », affirme Danielle Trudeau (Les inventeurs du bon usage, p. 156).
Il me semble qu'il faudrait plutôt dire que ceux qui l'observent le plus exactement sont
justement incapables et ne doivent en aucune façon en énoncer les règles.
73. Jean Starobinski, « Sur la flatterie », Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 4, automne
1971, p. 134.
74. Madeleine de Scudéry, Artamene ou Le Grand Cyrus, Genève, Slatkine, 1972 (reprint
de l'éd. de Paris, 1656), t. X, p. 430. C'est déjà ce que l'on voit chez Vaugelas : « On ne
connoissoit point encore la différence énorme que l'on a mise depuis entre les mots du
stile familier, & les mots du stile soutenu ; comme si un mot qui entre dans le stile familier,
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ne pouvoit avoir sa place dans le stile soutenu ; comme si ce n'étoit pas ce mélange même
de tous les mots de la langue, les uns plus nobles, les autres moins, qui forme un stile
coulant, aisé, naturel & qui sent moins l'auteur que l'homme du monde : perfection où
peu de gens atteignent» (Remarques, dans Observations, p. 276).
75. Charles Sorel, De la connaissance des bons livres, Rome, Bulzoni, 1974 [1671].
76. Vaugelas, Remarques, dans Observations, p. L.
77. Dictionnaire de l'Académie française, préf. non paginée.
78. Furetière, Dictionnaire universel, préf. non paginée.
79. Vaugelas, Remarques, dans Observations, p. LXIII.
80. Roger Chartier, «Trajectoires et tensions culturelles de l'Ancien Régime», Histoire
de la France: choix culturels et mémoire, dir. André Burguière, Jacques Revel, Paris, Seuil,
2000, p. 104.
81. Delphine Denis, «L'échange complimenteur: un lieu commun du bien-dire»,
Franco Italica, nos 15-16,1999, p. 157.
82. Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, 1972 [1953], p. 38.
83. Ibid., p. 38.
84. Antoine Arnauld, Pierre Nicole, La logique ou l'art dépenser [...], intro. Louis Marin,
Paris, Flammarion, 1978 [1662], p. 60.
85. Nicolas Boileau, « Satire XII », Œuvres complètes, éd. par Françoise Escal, intro. par
Antoine Adam, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1970, p. 91.
86. « Pacifié par les armes royales, le royaume peut passer à une autre activité, l'activité
lettrée, qui est précisément le privilège des sociétés civiles jouissant de la paix. Mais parce
qu'elle va être réduite à la langue (à la grammaire), le roi, va, en fait, l'abandonner aux

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NOTES DU C H A P I T R E 6 465
particuliers en contrepartie de leur exil de la scène publique. [...] Il y a, dans le caractère
gallo-franc, une "férocité innée" qui ne peut être tempérée que par la "douceur des lettres"
[ces citations sont de Jean Savaron dans un traité de 1611]. » Hélène Merlin, La langue est-elle
fasciste ?, p. 92. Sur la complexité du rapport à la douceur, je me permets de renvoyer à mon
article «La douceur du politique », Marie-Hélène Prat et Pierre Servet (dir.), Le doux aux
xvf et xvif siècles: écriture, esthétique, politique, spiritualité, Université Lyon 3, coll. « Cahier
du Gadges », 2004, p. 221-237. On peut, néanmoins, comprendre que le juste désir de défaire
la légende qui a voué la langue classique (et, du coup, la langue en soi) au pouvoir « alié-
nant» de la monarchie absolue conduise Hélène Merlin à durcir l'opposition.
87. Hélène Merlin, « Langue et souveraineté [...]», p. 392.
88. Hélène Merlin, La langue est-elle fasciste?, p. 137. Voir aussi Hélène Merlin, L'excen-
tricité académique : littérature, institution, société, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. 129 où
l'abandon des livres au public (forme d'abandon bien différente de l'abandon de la langue
aux auteurs par le roi) en vient à être aussi conçu comme « état de nature », « sans aucune
protection juridique».
89. « I Authorise and give up my Right » (Thomas Hobbes, Leviathan, II, 17, p. 227). Sur
l'inquiétude suscitée par les mots, surtout les discours plein d'éloquence publique, chez
Hobbes, voir Jacques Rancière, Les mots de l'histoire: essai de poétique du savoir, Paris, Seuil,
1992, p. 42-47.
90. Montaigne, Essais, III, ix, « De la vanité », p. 966.
91. Sur cette invention, voir Yves-Charles Zarka, L'autre voie de la subjectivité: six études
sur le sujet et le droit naturel au xvrf siècle, Paris, Beauchesne, 2000.
92. Joël Cornette, La mélancolie du pouvoir: Orner Talon et le procès de la raison d'État,
Paris, Fayard, 1998, p. 160.
93. Bernard Lamy, La rhétorique ou l'art déparier, éd. par Benoît Timmermans, préf. par
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Michel Meyer, Paris, PUF, 1998 [1688], p. 143-144.

CHAPITRE 6
La communauté du style :
vérité de Dieu et politesse des hommes
1. On parle souvent des « styles de parlement » pour désigner des formes de jurispru-
dence; Claude Le Brun La Rochette l'emploie pour parler d'une procédure légale («ce
neantmoins nostre France ayant receu pour style depuis long temps invétéré, de colloquer
l'institution d'héritier après les laigs testamentaires, nous n'en pouvons plus commodément
traiter qu'en cet endroit », Le Procex civil, Rouen, Clément Malassis, 1661 [1609], p. 275) ou
encore, dans le règlement d'une organisation corporative du début du xvne siècle, on
évoquera les « gens honestes, de petite faculté, entièrement dépendans de l'exercice journalier
dudict stil [autrement dit, de ce métier] » (cité par Hugues Neveux, « Conflits et tensions »,
Emmanuel Le Roy Ladurie, dir., La ville des temps modernes: de la Renaissance aux Révolu-
tions, Paris, Seuil, 1998 [1988], p. 198).
2. Voir l'article de Jean Molino, « Qu'est-ce que le style au xvne siècle », Marc Fumaroli
(dir.), Critique et création littéraire, Paris, CNRS, 1977, p. 331-351 ; et Georges Molini et Pierre
Cahné (dir.), Qu'est-ce que le style?, Paris, PUF, 1994.
3. Erich Auerbach, Mimesis: la représentation de la réalité dans la littérature occidentale,
trad. par Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1968 [1946], p. 400-401.
4. Cicéron, De oratore, III, 72. Sur ce point voir Alain Michel, « Rhétorique et philosophie
dans la littérature latine: les problèmes du cicéronisme», Critique et création littéraires en
France au xvif siècle, p. 7-15.
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466 LE L I V R E AVALÉ

5. Malebranche, Recherche de la vérité, Paris, Vrin, 1962 [1674], p. 199.


6. Frain du Tremblay, Traité des Langues où l'on donne des Principes 6- des Règles pour
juger du mérite & de l'excellence de chaque Langue, & en particulier de la Langue Françoise,
Paris, J.-B. Delespine, 1703, p. 253-254.
7. Bernard Beugnot, « Livre de raison, livre de retraite [...]», N. Hepp et J. Hennequin
(dir.), Les valeurs chez les mémorialistes français du XVIIe siècle avant la Fronde, Paris,
Klincksieck, 1979, p. 51.
8. De Bourdonné, Le courtisan désabusé ou pensées d'un Gentil-Homme qui a passé la
plus grande partie de sa vie dans la Cour & dans la Guerre, Paris, A. Vitré, 1658, préf. non
paginée.
9. Bernard Beugnot, Le discours de la retraite au xvif siècle: loin du monde et du bruit,
Paris, PUF, 1996, p. 40.
10. Guez de Balzac, Les premières lettres, p. 9-10, lettre à Mgr le duc d'Epernon, 7 juin 1621.
11. Pour mieux les faire ressortir dans leur ensemble, je négligerai ici des datations plus
fines à l'intérieur même du xvne siècle.
12. Jean de La Fontaine, Œuvres complètes, éd. par Jean-Pierre Collinet, Paris, Galli-
mard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1991, p. 357. Quelques décennies plus tard, l'abbé
Massieu eii fournit encore telle explication: « [Pjour peu qu'on étudie les hommes, on
découvre quils [sic] ont une aversion secrète pour la vérité : sur-tout lorsqu'elle touche à
leurs passions, et qu'elle attaque leurs cœurs dans des endroits délicats et sensibles. Mais
autant qu'ils haïssent la vérité, ils aiment le mensonge. Dé-là ce goût qu'ils ont naturelle-
ment pour les Fables et pour les Contes » (Abbé Guillaume Massieu, Histoire de la Poésie
Françoise, avec une Défense de la Poésie, Paris, Prault fils, 1739, p. 5-7).
13. Baltasar Graciân, L'art de la prudence, p. 146.
14. Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, Vrin, 1963, p. 139. On peut mesu-
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rer à la fois l'héritage aristotélicien et la relation chrétienne au divin dans le chapitre XXVI
du Prince de Balzac, mais sous la saisie euphorique du modèle royal (Guez de Balzac,
Œuvres, t. II, p. 94-98).
15. Biaise Pascal, Pensées, § 26 (Lafuma § 28).
16. Pierre Nicole, Traité de la beauté des ouvrages de l'esprit, Toulouse, G.-L. Colomiez,
1689, p. 22.
17. Guez de Balzac, Les premières lettres, lettre XIV à Hydaspe, p. 60.
18. Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, § 30.
19. P. Fortin de la Hoguette, Testament ou Conseils fidèles d'un bon père à ses en/ans,
Paris, Antoine Vitré, 1655, 7e éd. augm, p. 94.
20. René Rapin, Œuvres diverses, Amsterdam, A. Wolfgang, 1693, t. II, p. 30.
21. Ibid., p. 133. Le père Le Bossu dit de même que «la partie la plus essencielle de la
Fable, & ce qui doit lui servir de fond, est la vérité signifiée » (Traité du Poème Epique, Paris,
M. Le Petit, 1675, p. xv).
22. André Renaud, Manière de parler la langue française selon ses differens styles, Lyon,
C. Rey, 1697, p. 225. Comme le dit aussi Bouhours à propos des figures de rhétorique : « Le
figuré n'est pas faux, & la métaphore a sa vérité aussi-bien que la fiction. [... ] Disons donc
que les métaphores sont comme ces voiles transparents, qui laissent voir ce qu'ils couvrent »
(Dominique Bouhours, La manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit. Dialogues,
intro. et notes par Suzanne Guellouz, Toulouse, SLC, 1988 [1687], p. 15-16) — par où l'on
retrouve la nudité de la vérité implicitement évoquée sous ces voiles qui ne cachent rien :
est-il de vérité sans érotisation, sans désir de l'atteindre, à la fois suscitée et révélée par ces
voiles légers ? D'ailleurs la vérité, en son énonciation grecque, n'impliquait-elle pas ce mou-
vement de dévoilement dans le « dés-oubli » (l'a-letheia) ?

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N O T E S DU C H A P I T R E 6 467
23. Bouhours, ibid., p. 197-198.
24. Madame de Sévigné, Correspondance, éd. par Roger Duchêne, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1985,1.1, p. 154-155, lettre à Madame de Grignan du 11 févrie
1671.
25. Roger Duchêne, Madame de Sévigné et la lettre d'amour, Paris, Klincksieck, 1992,
p. 218.
26. Quintilien, Institutions oratoires, XII, i, 12-30.
27. Courtin, Nouveau traité de la civilité, p. 161-162. Nietzsche retrouve la saveur du
propos de Courtin : « Nous disons simplement les choses les plus fortes pourvu qu'il y ait
autour de nous des gens qui croient à notre force : un tel entourage habitue à la simplicité
du style. Les méfiants parlent emphatiquement, les méfiants rendent emphatiques» (Gai
savoir, trad. par A. Vialatte, Paris, Gallimard, 1964, § 226).
28. Pascal, Pensées, § 671 (Lafuma § 821).
29. Gilles-André de La Roque, Traité de la noblesse, Paris, 1678, p. 424 (mes italiques).
30. Sur le contraste Hobbes-Spinoza, quant à la question de la vérité, voir le premier
chapitre d'Etienne Balibar, Lieux et noms de la vérité, La Tour d'Aiguës, Éditions de l'Aube,
1994-
31. Encore chez Cyrille d'Alexandrie, au ve siècle, le Christ est paradoxal, en ce sens
qu'il allie « la Seigneurie en la forme d'un serviteur, la gloire [doxa] divine dans la petitesse
humaine », Deux dialogues christologiques, intro., texte critique, trad. et notes par G. M. de
Durand, Paris, Éditions du Cerf, 1964, p. 431, 753C.
32. Le Dictionnaire de l'Académie française (1694) donne cette définition : « Qui paraî
beaucoup, qui est notable, considérable entre les autres. »
33. L'exception majeure étant Kant, non seulement dans la troisième Critique, mais
aussi dès la Critique de la raison pure, puisque la dialectique transcendantale n'est autre (à
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l'extrême différence de la dialectique hégélienne) qu'une logique de l'apparaître.


34. Honoré d'Urfé, Les Epistres morales et amoureuses, Genève, Slatkine reprints, 1973
[réimpression de l'éd. de Paris, 1619], II, 2, p. 216. Sur le passage à l'opinion publique, voir
le chapitre 10.
35. Ibid., I, 22, p. 187-189.
36. On peut aussi se reporter aux textes de Rapin sur l'histoire pour y trouver la même
nécessité.
37. Quintilien, Institutions oratoriœ, éd. par M. Winterbottom, Oxford, Oxford Uni-
versity Press, 1970, XII, 3,12. Pour un commentaire avisé de cette sentence, voir Barbara
Cassin, « Philosophia enim simulari potest, eloquentia non potest, ou : le masque et l'effet »,
Rhetorica, vol. 13, n° 2, printemps 1995, p. 105-124. Voir aussi Jacqueline Lichtenstein, La
couleur éloquente: rhétorique et peinture à l'âge classique, Paris, Flammarion, 1989, p. 95:
« Au contraire du corps éloquent qui est toujours vrai, le corps-signe du philosophe est par
définition un corps trompeur. En prétendant renoncer au plaisir, les philosophes n'ont fait
que substituer une affectation à des affections. »
38. Lucien le remarquait déjà : « C'est du reste une chose étrange, Philosophie, et dont
on pourrait te faire un reproche, que tu ne leur aies pas encore imposé aucun signe [aux
soi-disants philosophes] : ces charlatans sont bien plus habiles à se faire croire que les vrais
philosophes» (Philosophes à vendre, trad. par Eugène Talbot, Paris, Rivages, 1992, p. 63).
39. Buffon, Discours sur le style, Paris, s.é., 1735, p. xvn.
40. Guez de Balzac, Les premières lettres, lettre XII à Monsieur de Bois-Robert, p. 54.
41. Le Nouveau Testament de nostre seigneur Jésus Christ, traduit en François selon
l'édition Vulgate, avec les différences du Grec, trad. par Le Maistre de Sacy, Mons, Gaspard
Migeot, 1667, préf. non paginée. J'indiquerai, désormais, entre parenthèses le traducteur et
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468 LE L I V R E AVALÉ

la date d'édition dans le corps du texte. Pour le détail des références, voir la bibliographie à
la fin de l'ouvrage. Plus généralement, voir Bettye Thomas Chambers, Bibliography of
French Bibles, Genève, Droz, 1983-1994.
42. Michel de Certeau, La fable mystique: xvf-xvif siècle, Paris, Gallimard, 1982, p. 157.
43. Laurent Juillard, abbé du Jarry, De la parole de Dieu, du stile de l'Ecriture-Sainte et
de l'éloquence évangélique, Paris, D. Thierry, 1684, p. 146.
44. Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques, p. 43, livre I, vers 43-44.
45. Ordonnance de Mgr le Cardinal Antoine Barberin, incluse dans l'Examen de quelques
passages de la Traduction Françoise du Nouveau Testament imprimée à Mons, 2e éd. rev. et
corr., Rouen, Eustache Viret, 1677, p. 433.
46. Pour une bonne mise en place de l'histoire des traductions de la Bible, voir Frédéric
Delforge, La Bible en France et dans la francophonie : histoire, traduction, diffusion, Paris,
Publisud, 1991; Les Bibles en français: histoire illustrée du Moyen Âge à nos jours, éd. par
Pierre-Maurice Bogaert, Turnhout, Brepols, 1991; ainsi que les deux articles de Bernard
Chédozeau et Frédéric Delforge dans Le Grand Siècle et la Bible, éd. par Jean-Robert
Armogathe, Paris, Beauchesne, 1989, p. 325-360.
47. Panégyrique à Monseigneur l'Eminentissime Cardinal Duc de Richelieu sur la Nouvelk
Traduction de la Bible Françoise, contenant toutes les Fautes, Erreurs, Hérésies, & Barbarismes
des précédentes Editions de Genève, Louvain, 6- autres, réduites en dix catégories, Paris, s.e.,
1641.
48. Richard Simon, Histoire critique du Vieux Testament, Rotterdam, Reinier Leers, 1690,
P-32.
49. Jacques Abbadie, Reflexions sur la présence réelle du corps de Jésus Christ dans
l'eucharistie, La Haye, A. Troyel, 1685.
50. Marc Fumaroli, L'âge de l'éloquence.
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51. Nicolas Des-Isles, Critique sacrée ou les Chefs d'accusation proposez contre la Traduc-
tion Françoise du Nouveau Testament, imprimée à Mons par Gaspard Migeot en l'année 1667,
Paris, Louis & Antoine Boullenger, 1668, p. 54.
52. Richard Simon, Histoire critique des versions du Nouveau Testament, Rotterdam,
Reinier Leers, 1690, p. 339, 365,472.
53. Bossuet, Instructions sur la Version du Nouveau Testament imprimée à Trévoux en
l'année 1702, Paris, Imprimerie Royale, 1702, p. 154-155.
54. Par exemple, Henri Estienne affirme à propos de la version de Guillaume Postel :
« [QJuant à la simplicité des façons de parler, on voit bien aussi que c'est une chose affectée,
& qui se dément soymesme » (L'introduction au traite de la conformité des merveilles ancien-
nes avec les modernes ou Traite preparatif à l'Apologie pour Hérodote, Genève, 1566, p. 482).
55. Augustin Calmet, Commentaire littéral sur tous les livres de l'ancien et du nouveau
Testament, Paris, Pierre Emery, 1713,1.1., p. m.
56. Le lien entre écriture biblique et poétique se trouve encore aussi bien chez Louis
Thomassin : « quand nous accorderions qu'il n'y a nulle mesure, ni nulle cadence de Poésie
dans les Pseaumes, dans les Livres de Salomon, ni dans les Livres de Job ; il ne laisseroit pas
d'être très-véritable que l'air, l'esprit, & la majesté de la Poésie y régnent par tout » (La
Méthode d'étudier et d'enseigner chrétiennement et solidement les Lettres humaines par rap-
port aux Lettres divines et aux Ecritures, Paris, F. Muguet, 1681, p. 68), que chez Fénelon :
« toute l'Ecriture est pleine de Poésie dans les endroits mesme où l'on ne trouve aucune
trace de versification » (Réflexions sur la grammaire, la rhétorique, la poétique et l'histoire,
Paris, J.-B. Coignard, 1716, p. 55).
57. Calmet, Commentaire littéral [ . . . ] , p. xxvi.
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NOTES DU C H A P I T R E 6 469

58. On voit semblable opposition structurer de façon paradoxale L'art de prescher de


l'abbé Pierre de Villiers : « Noble sans te guinder, naturel sans bassesse ; / Tu dois semblant
lafuïr trouver la Politesse; I Et dans un stile pur, où rien n'est affecté, / Conserver l'élégance
& la simplicité. / Va te former ce stile en lisant l'Ecriture / Elle seule sçavante à peindre la
Nature ; / elle seule de l'Art la sçachant démêler, / Sçait & parler au cœur, & le faire parler »
(L'art de prescher, Cologne, P. du Marteau, 1682, chant II; mes italiques).
59. Richard Simon, Histoire critique du Vieux Testament, préface non paginée.
60. Jean Martianay, Traité méthodique ou Manière d'expliquer l'Ecriture par le secours de
trois Syntaxes, la Propre, la Figurée, & l'Harmonique, Paris, Jean-Baptiste Cusson, 1704, p. 244.
61. [Chiron], Essais de Traduction ou Remarques sur les Versions Françaises du N. Testa-
ment, Paris, Veuve Antoine Lambin, 1710, respectivement p. 141 et 14.
62. Michel Mauduit, Analyse des Epitres de Saint Paul et des epitres canoniques, Paris,
L. Roulland, 1691, préface non paginée.
63. Laurent Juillard, abbé du Jarry, De la parole de Dieu, du stile de VEcriture-Sainte et
de l'éloquence évangélique, Paris, D. Thierry, 1684, p. 146.
64. Voir [Arnauld], Nouvelle défense de la Traduction du Nouveau Testament imprimée à
Mons; contre le Livre de M. Mallet, Cologne, Symon Schouten, 1680, t. II, p. 143-44; [Le
Tellier], Observations sur la Nouvelle défense de la version Françoise du Nouveau Testament
imprimée à Mons, Paris, Estienne Michallet, 1685, p. 22.
65. Richard Simon, Histoire critique du Vieux Testament, p. 361.
66. [Richard Simon], Difficultezproposées au Révérend Père Bouhours sur sa traduction
Françoise des Quatre Evangelistes, Amsterdam, Adrian Braakman, 1697, p. 10.
67. François de La Mothe Le Vayer, « Considérations sur l'éloquence française de ce
temps » [1637], Œuvres, Genève, Slatkine, 1970 [reprint de l'éd. de Dresde, 1756-1759], p. 290.
68. Aulu-Gelle, Nuits attiques, trad. et éd. par R. Marache, Paris, Les Belles Lettres, 1978,
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IV, 14.
69. Bernard Lamy, L'art déparier, p. 378 (mes italiques).
70. Annie Becq, Genèse de l'esthétique moderne: de la Raison classique à l'Imagination
créatrice (1680-1814), Paris, Albin Michel, 1994 [1984], p. 53.
71. Pierre Nicole, « Préface du Recueil de poésies chrétiennes », La vraie beauté et son
fantôme, et autres textes d'esthétique, éd. et trad. par Béatrice Guion, Paris, Champion, 1996
[1671], p. 145.
72. Pierre Nicole, «Éducation du Prince», ibid., p. 151.
73. « Paraître, c'est déjà chercher à donner aux autres une bonne opinion de soi, c'est
tâcher de leur agréer au moins par le dehors, c'est témoigner qu'on se préoccupe d'eux,
qu'on les considère, qu'on tient à leur approbation, et que pour l'obtenir on s'impose des
sacrifices, dont la pauvreté accroît le mérite » (Maurice Magendie, La politesse mondaine et
les théories de l'honnêteté en France au xvif siècle de 1600 à 1660, Genève, Slatkine, 197
[reprint de l'éd. de Paris, 1925], p. 32).
74. Cardinal de Retz, Mémoires, 1.1, p. 130.
75. René Rapin, Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes an-
ciens et modernes, éd. par E. T. Dubois, Genève, Droz, 1970 [1674], p. 20.
76. Madeleine de Scudéry, «De la politesse», «De l'air galant» et autres conversations:
Pour une étude de l'archive galante, éd. et commentaire de Delphine Denis, Paris, Cham-
pion, 1998 [1684], p. 137-138.
77. Boileau, «Épître X», Satires, épîtres, art poétique, éd. par J.-P. Collinet, Paris, Galli-
mard, 1985, v. 99-106.
78. « Préface aux Epîtres nouvelles », p. 207.

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470 LE L I V R E AVALÉ

79- Boileau, « Épître X», v. 43-60.


80. L'idéal de parfaite maîtrise de soi du courtisan impose d'abord une exacte connais-
sance de son être : « L'on ne saurait être maître de soi-même que l'on ne se connaisse à
fond. Il y a des miroirs pour le visage, mais il n'y en a point pour l'esprit. Il faut donc y
suppléer par une sérieuse réflexion sur soi-même. Quand l'image extérieure s'échappera,
que l'intérieur la retienne et la corrige » (Balthasar Graciân, L'homme de cour, Paris, Champ
libre, 1980 [1647], p. 53).
81. Boileau, «Épître IX», Satires, épîtres, art poétique, v. 71-74
82. On connaît la répugnance de Boileau à monnayer les œuvres poétiques, que ce soit
sous forme de droits d'auteur (Art poétique, IV, v. 125-133) ou sous forme de largesse royale
(Epître VIII, v. 71-80). Malaise qu'il ne faut certes pas prendre au pied de la lettre, mais qui
témoigne de la difficulté à asseoir la valeur de la littérature dans les mouvements économi-
ques de l'époque, voire au sein de la notion même d'économie.
83. Dans une société encore éminemment réglée sur le modèle de l'otium et de la rente
foncière, il est clair que le travail n'est une valeur qu'à déterminer un rapport à soi, plus
qu'une relation marchande aux autres. Si la valeur centrale du travail apparaît déjà dans le
Traité d'économie politique que Montchrestien publie en 1615, il faut attendre la fin du
siècle (et encore en Angleterre, c'est-à-dire dans un contexte économique et politique plus
favorable que celui de la France) pour trouver effectivement liés chez Locke valeur du
travail et possession de soi: le propre de l'homme ne tient plus seulement à sa situation
d'animal politique, comme le disait Aristote, mais à la possession d'une force de travail qui
assure son identité.
84. Luc Thoré, «Langage et sexualité», Sexualité humaine, Paris, Aubier-Montaigne,
1970, p. 93-
85. Le recours si brusquement répandu à la conversation en témoigne : c'est un peu
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comme s'il avait fallu imaginer un lieu (locus amœnus) où d'être figure on ait la liberté,
mais où cette figuralité généralisée puisse être validée par un groupe suffisamment uni par
un code commun pour que la lecture des figures ne soit pas trop hasardeuse : les anciennes
structures de parentèle ou d'association n'y suffisent pas, la réclusion sur l'étroit cercle
familial ne saurait déjà jouer ce rôle, il s'agit donc de trouver un milieu (juste) pour assurer
la communication. Je renvoie, sur ce point, au commentaire que donne Philippe Ariès du
Testament de Fortin de la Hoguette, « Pour une histoire de la vie privée », Histoire de la vie
privée, p. 15.
86. Voir, par exemple, l'analyse de Patrick Dandrey, « L'émergence du naturel dans les
Fables de La Fontaine », Revue d'histoire littéraire de la France, n° 83,1983, p. 371-389.
87. Voir Niklas Luhmann, Amour comme passion : de la codification de l'intimité, trad.
par A.-M. Lionnet, Paris, Aubier, 1990.

CHAPITRE 7
Civiliser la grâce : les styles mondains
de Castiglione à Courtin
1. Roger Zuber, « Préface », dans Jean-Louis Guez de Balzac, Œuvres diverses (1644), éd.
par R. Zuber, Paris, H. Champion, 1995, p. 21.
2. Citations faites par Laurence Harf-Lancner, « L'Enfer de la cour : la cour d'Henri II
Plantagenet et la Mesnie Hellequin », Philippe Cotamine (dir.), L'État et les aristocraties
(France, Angleterre, Ecosse), xif-xvif siècles, Paris, Presses de l'École Normale Supérieure,
1989, p. 27-50.
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3. Citation faite par Françoise Autrand, « De l'Enfer au Purgatoire : la cour à travers


quelques textes français du milieu du xive à la fin du xv* siècle », L'État et les aristocraties,
p. 51-78. Les critiques de la cour ne cessent pas pour autant (par exemple La cour sainte
[1625] du père Nicolas Caussin).
4. Jean-François Solnon, La Cour de France, p. 144.
5. Sur la question de l'utilité et du plaisir, à partir du fameux texte de la Poétique
d'Aristote (IV, 48 b 4-27), voir l'utile et plaisante mise au point d'Alain Viala, « La fonction-
nalité problématique du littéraire : problèmes et perspectives », Littératures classiques, n° 37,
1999, P- 7-20.
6. Voir Jacques Derrida, Donner le temps, Paris, Galilée, 1991, en particulier p. 76.
7. Eustache Du Refuge, Traicté de la Cour ou Instruction des Courtisans, Leide, Elsevier,
1649 [1616], p. 22-23.
8. Jean-François Solnon, La Cour de France, p. 149.
9. Descartes, Les passions de l'âme, précédé de « La pathétique cartésienne » par J.-M.
Monnoyer, Paris, Gallimard, 1988, § 193-194.
10. Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, éd. par E.-M. Lajeunie, Paris,
Seuil, 1995 [1608], p. 127 et 129.
11. Guez de Balzac, Lettre à Richelieu, août 1630.
12. Voir Norbert Elias, La civilisation des mœurs, trad. par P. Kamnitzer, Paris, Calmann-
Lévy, 1973 ; La dynamique de l'Occident, trad. par P. Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1975.
Voir aussi Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
13. « Courtesy was used to coerce thé nobility into obédience, if not subservience »
(Orest Ranum, « Courtesy, Absolutism, and thé French State », p. 450).
14. Par contre les travaux produits et réunis par Alain Montandon et publiés par l'As-
sociation des publications de l'Université de Clermont-Ferrand, s'occupent avec beaucoup
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de pertinence de ce versant courtisanesque : Étiquette et politesse, 1992 ; Pour une histoire des
traités de savoir-vivre en Europe, 1994; Du goût, de la conversation et des femmes, 1994.
15. Roger Charrier, Lectures et lecteurs dans la France d'Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987,
P- 45-
16. // libro del Cortegiano devient, en effet, le livre de référence de la noblesse. « Savoir
son Courtisan » passe en proverbe. Voir Cecil H. Clough, « François I and thé Courtiers of
Castiglione's Courtier», European Studies Review, vol. 8, n° i, janvier 1978, p. 23-70.
Laurence Giavarini a bien montré comment, pour le domaine de la pastorale qu'analyse
N. Elias de façon privilégiée dans La société de cour, « le problème de la contrainte "écrase"
a priori l'espace de la mimesis, il lui dénie le statut d'une "aire" d'expérience (autre nom de
l'espace), pour en faire une pure manifestation » (Le berger et les signes, p. 194-195). Il en va
de même pour l'expérience de l'espace curial.
17. Jacques Revel, « Les usages de la civilité », P. Ariès et G. Duby (dir.), Histoire de la vie
privée, Paris, Seuil, 1986, t. III, p. 169-210.
18. Érasme, Declamatio depueris statim ac liberaliter instituendis, étude critique, trad. et
commentaire par J.-C. Margolin, Genève, Droz, 1966, p. 396. Les deux textes seront, de
façon significative, parfois réunis dans le même ouvrage, ainsi dans la première traduction
en français faite par Saliat et publié en 1537 à Paris par Simon Colines.
19. Ibid., p. 393.
20. Ibid., p. 439.
21. Baldassar Castiglione, Le livre du courtisan, présenté et traduit par A. Pons d'aprè
la version de G. Chapuis (1580), Paris, Flammarion, 1991, p. 37; Baldassare Castiglione,
Giovanni Délia Casa et Benvenuto Cellini, Opère, éd. par C. Cordié, Milan, R. Ricciardi,
1966, p. 32.

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472 LE LIVRE AVALÉ

22. Érasme, La civilité puérile, précédé d'une notice par A. Bonneau, présenté par P. Ariès,
Paris, Éditions Ramsay, 1977 [reproduit l'éd. d'Isidore Lisieux, Paris, 1877], p. 59.
23. Érasme, Dedamatio, p. 68-69. Vives, dont on sait l'influence qu'il aura aux xvie et
xvne siècles, ne dit pas autre chose : « [I]l n'y a pas pour un jeune homme ornement plus
duisant, ni de meilleure grâce que la vergogne [verecundiatn] » (Jean Louis Vives, Les dialo-
gues, trad. par Gilles de Housteville, Genève, Jacques Stoër, 1656 [trad. de 1571], p. 150),
24. Je le cite dans une version tardive qui montre bien la stabilité des préceptes :
Mathurin Cordier, La Civilité honnête pour les enfans, qui commence par la manière d'ap-
prendre à bien lire, prononcer & écrire, Caen, Veuve Poisson, s.d. (c. 1690 puisque Jean
Poisson meurt vers 1690 et sa veuve tient son commerce jusqu'en 1694, date à laquelle elle
le cède à ses enfants), p. 16 et 28. Comme le note Jean-Claude Margolin à propos du traité
d'Érasme, «les termes $ indécent ou d:'indécence [...] sont remplacés un peu plus loin par
celui de illiberabile : adjectif riche de sens, pratiquement synonyme de civilis, puisque le
propre d'une culture ou d'une éducation libérale, c'est de libérer l'enfant de ses tendances
primitives, grossières», «La civilité puérile selon Érasme et Mathurin Cordier», Davide
Bigalli (dir.), Ragione e «civilitas», Figure del vivere associato nella cultura del '500 Europeo,
Milano, F. Angeli, 1986, p. 29.
25. Roger Charrier, «Trajectoires et tensions culturelles de l'Ancien Régime», A. Bur-
guière et J. Revel (dir.), Histoire de la France, t. VI : Les formes de la culture, Paris, Seuil, p. 314.
26. «L'éducation corporelle [...] n'est pas encore basée sur un recours au dégoût, mais
sur une sorte de surveillance divine. Les mots qui la valident, "pudeur naturelle", "nature et
raison" font en effet directement référence à Dieu dans le vocabulaire du temps. Il ne s'agit
pas encore vraiment d'un autocontrôle, mais d'une obéissance aux lois de l'univers » (Robert
Muchembled, Cultures et société en France du début du xvf siècle au milieu du xvif siècle,
Paris, SEDES, 1995, p. 49).
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27. Castiglione, Le livre du courtisan, p. 335.


28. Christian Meier, La politique et la grâce, p. 50.
29. Castiglione, Le livre du courtisan, p. 39 (35 pour l'italien).
30. Ibid., p. 52.
31. Ibid., Le livre du courtisan, p. 53.
32. Ibid., Le livre du courtisan, p. 54.
33. Alain Pons, dans ibid., p. 54, note 27.
34. Ibid., p. 120 ; p. 105 pour l'italien.
35. Ibid., p. 162.
36. Mathurin Cordier, La Civilité honnête pour les enfans, p. 19.
37. Jacques Revel, « Les usages de la civilité », p. 194.
38. Chartier, Lectures et lecteurs, p. 53.
39. Érasme, Dedamatio, p. 89.
40. Ibid., p. 60. Eugenio Garin, dans son grand livre (L'éducation de l'homme moderne
1400-1600, trad. par Jacqueline Hubert, Paris, Fayard, 1995 [1958]), voit, dans le Courtisan
de Castiglione et dans les traités qui le prolongent, les manuels de bonne éducation plutôt
que les traités de vertus morales, les masques sociaux plutôt que les libertés de l'esprit. À
l'inverse de cette quête de transparence sociale chez Érasme, Castiglione autoriserait une
opacité hypocrite des êtres. Il me semble que, ici et là, on simplifie abusivement et on
manque la dimension présente aussi bien chez Érasme que chez Castiglione d'une grâce
sociale et d'une avenante opacité.
41. Castiglione, Le livre du courtisan, p. 123 (italien, p. 108).
42. Nombre de manuels de savoir-vivre et de conversation exploiteront cette manière,
en en faisant même quelque chose d'incontournable : la grâce ne s'apprend pas, il faut la
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pratiquer en suivant l'exemple des bons modèles et en en reproduisant soi-même les appa-
rences pour mieux en intégrer les effets. Par ailleurs, un bel hasard historique a voulu
qu'un nouveau caractère apparaisse au xvic siècle en France, chez l'imprimeur et libraire
Granjon, qui tente de reprendre le principe de l'italique italienne : typographie cursive qui
reproduit au plus près l'écriture à la main. Or, le premier texte à être imprimé ainsi fut un
traité de civilité, d'où son nom de «caractère de civilité», par où l'apparence de l'écriture
manuscrite fait oublier la médiation de la machine.
43. Giovanni Délia Casa, Galatée, ou Des manières, présenté et trad. de l'italien d'après
la version de Jean de Tournes (1598) par Alain Pons, Paris, Quai Voltaire, 1988, p. 38. Pour le
contexte historique et une analyse plus large des œuvres de Castiglione et Délia Casa, on
peut se reporter aux deux excellentes introductions d'Alain Pons.
44. Ibid., p. 40.
45. Voir Nietzsche, La généalogie de la morale, 2e dissertation, § 4 et § 19. Voir aussi
Nathalie Sarthou-Lajus, L'éthique de la dette, Paris, PUF, 1997.
46. Giovanni Délia Casa, Galatée, p. 102.
47. Voir chapitre 8.
48. Voir Jacqueline de Romilly, La douceur dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres,
1979. Horace, Satires, éd. et trad. par F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1946, IV, 135.
49. Le modèle italien est considérable pour la noblesse française : au xvie siècle, les trois
quarts des courtisans lisent ou parlent l'italien, la mode est au voyage en Italie, les arts et
les savoirs, les écoles d'escrime, d'équitation ou de danse y sont recherchés. Même si les
guerres civiles, par leurs atrocités, leurs innombrables manquements aux codes du respect
et les vies de camp qu'elles imposaient aux anciens courtisans, ont mis à mal les pratiques
de civilité, dans la première moitié du xvif siècle la politesse des mœurs et du langage
semble de plus en plus faire autorité, mais à la cour sans doute moins rapidement qu'à la
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ville. Voir Jean-François Solnon, La Cour de France, p. 79-96 et p. 177-203.


50. P. Fortin de la Hoguette, Testament ou Conseils fidèles d'un bon père à ses enfans,
p. 264-65
51. La transition ne joue pas « exactement entre morale chrétienne et morale laïque,
mais plutôt entre l'art de mourir extra-mondain et des arts de vivre sociaux et sociables »
(Bérengère Parmentier, «Arts de parler, arts de faire, arts de plaire», Littératures classiques,
n° 37,1999» P-149).
52. Nicolas Faret, L'honneste homme ou l'art de plaire à la Cour, Paris, Jean Brunet, 1639
[1630, chez Toussaint Du Bray], p. 29-30. On peut rappeler que Faret est un proche de
Boisrobert et de Balzac, protégé de Coeffeteau, ami de Vaugelas. Il publie, chez Toussaint
Du Bray (toujours lui), en 1623 Des vertus nécessaires à un prince pour bien gouverner ses
sujets (dédié à son patron, le comte d'Harcourt), en 1627 un Recueil de Lettres nouvelles de
divers auteurs (Malherbe, Racan, Boisrobert, Silhon, Balzac) qui s'inscrivent dans une poli-
tique d'allégeance plus ou moins explicite à Richelieu. Il fait partie de l'Académie française
dès sa création. Ce n'est ni un noble courtisan comme Castiglione, ni un grand prélat
comme Délia Casa, ni un sage érudit comme Érasme. Il parle simplement au nom de la
«bonne société», exemple de ces auteurs sans appartenance à un corps.
53. Jacques Du Bosc, L'honneste femme, Paris, J. Jost, 1632,1.1, p. 147.
54. Faret, L'honneste homme, p. 30.
55. Ibid., p. 87.
56. Ibid., p. 159.
57. Ibid., p. 139.
58. Ellery Shalk, L'épée et le sang: une histoire du concept de noblesse (vers 1550 -vers 1650),
trad. par Christiane Travers, Paris, Champ Vallon, 1996 [1986].
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474 LE L I V R E AVALÉ

59- Jean Bodin, Les six livres de la République, livre VI, chapitre 6, p. 304-305.
60. Ellery Shalk, L'épée et le sang, p. 103.
61. Ibid., p. 143-144.
62. Jean Duret, Commentaires aux coutumes du duché de Bourbonnais [1584], cité par
Ariette Jouanna, « Des "gros et gras" aux "gens d'honneur" », Guy Chaussinand-Nogaret
(dir.), Histoire des élites en France du xvf au XXE siècle: l'honneur, le mérite, l'argent, Paris,
Tallandier, 1991, p. 102.
63. Maurice Magendie, La politesse mondaine et les théories de l'honnêteté en France au
xvif siècle, de 1600 à 1660, p. 355-369. Jean-Pierre Dens ne voit dans le traité de Fare
qu'une «théorie essentiellement bourgeoise» (L'honnête homme et la critique du goût:
esthétique et société au xvif siècle, Lexington, French Forum, 1981, p. n) et Domna Stanton
(en citant de façon erronée Magendie) parle de traités «bourgeois» où domine un «arri-
visme social» (The Aristocrat as Art: A Study ofthe Honnête Homme and thé Dandy in
Seventeenth and Nineteenth-Century French Literature, New York, Columbia University
Press, 1980, p. 20). Ces lectures semblent pour le moins réductrices.
64. Faret, L'honneste homme, p. 11.
65. François Billacois, «La crise de la noblesse européenne (1550-1650), une mise au
point», Revue d'histoire moderne et contemporaine, n° 23,1976, p. 277.
66. Faret, L'honneste homme, p. 155-156.
67. Ibid., p. 157-158.
68. Père Nicolas Caussin, La cour sainte ou l'Institution chrestienne des Grands, Paris,
Sebastien Chappelet, 1625, p. 114.
69. Faret, L'honneste homme, respectivement p. 64 et p. 65.
70. Clifford Geertz analyse l'autorité sociale des figures charismatiques comme des mi-
ses en scène du pouvoir central, comme la nécessité de constituer un centre pour la com-
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munauté (Local Knowledge: Further Essays in Interpretive Anthropology, New York, Basic
Books, 1983, p. 121-146).
71. Louis XIV, Mémoires de Louis XIV pour l'instruction du dauphin, éd. par Charles
Dreyss, Paris, Didier, 1860, t. II, p. 568. Sur ce point, voir l'intéressant commentaire de
Kathryn A. Hoffmann, Society ofPleasures : Interdisciplinary Readings in Pleasure and Power
during thé Reign of Louis XIV, New York, St. Martin's Press, 1997, p. 11-39.
72. Antoine Gombauld, chevalier de Mère, Œuvres, Amsterdam, P. Mortier, 1692, vol. I,
P- 99-
73. Baltasar Graciân, L'art de la prudence, § 233.
74. Mère, Œuvres, p. 99.
75. Graciân, L'art de la prudence, § 150.
76. Règlement du 11 août 1578 et surtout du cérémonial défini par le règlement du
1er janvier 1585. Voir sur ces points Françoise Boudon, Monique Chatenet et Anne-Marie
Lecoq, « La mise en scène de la personne royale en France au xvie siècle : premières conclu-
sions», Jean-Philippe Genêt (dir.), L'État moderne: genèse. Bilans et perspectives. Actes du
Colloque tenu au CNRS à Paris les 19-20 septembre 1989, Paris, Éditions du CNRS, 1990
p. 240-241.
77. Graciân, L'art de la prudence, § 236.
78. Caussin, La cour sainte, p. 34-35.
79. « Elle [l'âme] goûte dans cette peine [la grâce divine qui éveille l'âme comme un
coup de tonnerre] une joie tout autrement grande que dans la savoureuse absorption de
l'oraison de quiétude, où il n'entre aucune souffrance » (Thérèse d'Avila, « Le château inté-
rieur», Œuvres complètes, trad. des Carmélites de Paris-Clamart, Paris, Fayard, 1963, t. II,
p. 618). La peine de la contrainte décuple le bonheur d'expression de la grâce.
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N O T E S DU C H A P I T R E 8 475

80. Antoine de Courtin, Nouveau Traité de la Civilité qui se pratique en France parmi les
honnestes gens, Paris, 1681 [1671], p. 2.
81. Ibid., p. 237 et p. 253.
82. Ibid., p. 237.
83. Ibid., p. 2-3 (mes italiques).
84. Ibid., p. 69-70.
85. Ibid., p. 266.
86. Ibid., p. 260.
87. Ibid., p. 246.
88. Pour une analyse érudite des relations entre civilité et littérature, voir Emmanuel
Bury, Littérature et politesse: l'invention de l'honnête homme, 1580-1750, Paris, PUF, 1996.
89. « Ces belles formes stylisées, qui cachaient la cruelle réalité sous une apparente har-
monie, faisaient partie du grand art de vivre [...]. Tous les rapports de la vie commune
avaient leur esthétique élaborée de façon aussi expressive que possible. Plus ils étaient
riches de beauté et de moralité, plus leur expression se rapprochait de l'art pur. La poli-
tesse, l'étiquette ne trouvent leur beauté d'expression que dans la vie elle-même» (Johan
Huizinga, L'automne du moyen âge, trad. par J. Bastin, Paris, Payot, 1980 [1919], p. 58). Ou,
plus récemment, « Renaissance thought had conferred significance upon civil manners as
well as civic virtue, and much of thé French Enlightenment can be understood as a trans-
formation of thé older, mainly aesthetic concept of civilité into a morally, historically, and
politically charged concept of société civile» (Daniel Gordon, «Beyond thé Social History
of Ideas : Morellet and thé Enlightenment », Jeffrey Merrick et Dorothy Medlin, dir., André
Morellet (1727-1819) in thé Republic ofLetters and thé French Révolution, New York, Peter Lang,
1995> P- 49-50).
90. Daniel Arasse, « L'art et l'illustration du pouvoir », Culture et idéologie dans la genèse
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de l'État moderne, Rome, École française de Rome, 1985, p. 234.

CHAPITRE 8
La communauté du goût : les formes sociales du sensible
1. Molière, Le bourgeois gentilhomme, éd. par Maurice Rat, Paris, Gallimard, coll. « Biblio-
thèque de la Pléiade », 1956, t. II, p. 514-515, Acte I, scène i.
2. Gilles Boileau, Œuvres complètes, éd. par Françoise Escal, intro. par Antoine Adam,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1970, p. 183.
3. Alain Viala, Naissance de l'écrivain, p. 104-106 et 112-114.
4. Baltasar Graciân, L'art de la prudence, p. 13.
5. Voir sur ces points Patrick Dandrey, « Le Dom Juan de Molière et la tradition de
l'éloge paradoxal», xvif Siècle, n° 172,1991, p. 211-228.
6. Molière, Dom Juan, éd. par Maurice Rat, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1956,1.1, p. 776.
7. Sur cette lecture de l'échange dans Dom Juan, voir Michel Serres, Hermès I, La com-
munication, Paris, Minuit, 1968, ainsi que Pierre Force, Molière ou le prix des choses, Paris,
Nathan, 1994.
8. Molière, Le bourgeois gentilhomme, éd. par Maurice Rat, Paris, Gallimard, coll. « Biblio-
thèque de la Pléiade », 1956, t. II, p. 592.
9. Nicolas Faret fait de la musique et de la danse des « exercices de galanterie » indis-
pensables à l'honnête homme (L'honneste homme, p. 20) et Potier de Marais conçoit le
ballet comme « un gentil et amoureux divertissement, qui donne la grâce, et rend le port
majestueux» (Discours des Divertissements, Inclinations et Perfections royales, Paris, 1644,
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p. 39, cité par Margaret McGowan, «La danse: son rôle multiple», Volker Kapp (dir.), Le
Bourgeois gentilhomme: problèmes de la comédie-ballet, Paris/Seattle, Tiibingen, PFSCL,
1991, p. 172).
10. Alain Viala, Naissance de l'écrivain, p. 133 et 146.
11. François Bluche, La noblesse française auxvuf siècle, Paris, Hachette, 1995, p. 232.
12. Hannah Arendt, Between Past and Future: Eight Exercises in Political Thought, New
York, Penguin Books, 1993 [1954], p. 53.
13. Luc Ferry, Homo Aestheticus : l'invention du goût à l'âge démocratique, Paris, Grasset,
1990, p. 33-
14. Ibid., p. 17.
15. Jean-Pierre de Crousaz, Traité du beau, Paris, Fayard, 1985 [1715, reprod. de l'éd. de
1724], p. 22.
16. Robert Klein, La forme et l'intelligible: écrits sur la Renaissance et l'art moderne, éd.
par André Chastel, Paris, Gallimard, 1970, p. 347.
17. Saint Ignace de Loyola, Exercices spirituels, trad. et annot. par François Courtel, s. j.,
Paris, Desclée de Brouwer, 1960 [1548], § 3, p. 14-15.
18. Ibid., § 227, p. 123. Nous avons déjà vu le nom de goût qualifier la sensation mysti-
que de la présence de Dieu chez Thérèse d'Avila ; plus généralement, la comparaison avec
la saveur gustative du banquet ou du repas appert ici et là dans les écrits théologiques du
xvne siècle français, voir par exemple le père Richeome dans son Second livre de la peinture
spirituelle, tableau premier, section IV.
19. Montaigne, Essais, II, xvn, p. 657-658.
20. Robert Klein, La forme et l'intelligible, p. 351.
21. La Rochefoucauld, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la
Pléiade », 1935, maxime 258.
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22. Mère, « Divers propos du chevalier de Mère », éd. par Charles Boudhors, Revue
d'histoire littéraire de la France, n° 31,1924, p. 492.
23. Baltasar Graciân, L'art de la prudence, p. 71.
24. Nicolas Faret, L'honneste homme, p. 159.
25. Dominique Bouhours, La manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit. Dialo-
gues, intro. et notes Suzanne Guellouz, Toulouse, SLC, 1988 [1687, reproduction de l'éd. de
Paris], Florentin Delaulne, 1705, p. 154.
26. Hegel, Introduction à l'esthétique, cité par Jean-Pierre Dens, L'honnête homme et la
critique du goût, p. 107, qui ajoute avec pertinence que « le goût est mimétique ; il transpose,
reflète, re-produit, mais n'inaugure rien ».
27. Gilles Boileau, Œuvres complètes, p. i.
28. Bouhours, La manière de bien penser, p. 218-219. Luc Ferry simplifie les enjeux en
opposant radicalement Eudoxe et Philanthe comme représentants du « classicisme » et de
la « délicatesse », ou de la raison et du coeur. Ce sont des amis qui sont proches l'un de
l'autre et qui, par la discussion, arpentent un terrain commun. Après quelques exemples de
pensée naturelle donnés par Eudoxe, Philanthe avoue par exemple : « Je vous comprends,
[... ] & je juge selon vos principes » (p. 221).
29. Anthony Ashley Cooper, duc de Shaftesbury, Caracteristics ofMen, Manners, Opi-
nions, Times, éd. par John Robertson, Indianapolis, New York, Bobbs-Merrill, 1964 [1711],
t. II, p. 257. Petit-fils du fondateur du parti des Whigs, il eut John Locke pour précepteur ;
ses écrits impressionneront autant Leibniz que Diderot ou Hume.
30. Ibid., p. 252.
31. Ibid., 1.1, p. 218.
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N O T E S DU C H A P I T R E 8 477

32. Fabienne Brugère, Le goût. Art, passions et société, Paris, PUF, 2000, p. 32.
33. Shaftesbury, Caracteristics ofmen, manners, Opinions, Times, t. II, p. 265.
34. Le titre exact (et plus neutre) du texte de La Motte est en fait L'Iliade, poème, avec
un discours sur Homère (Paris, G. Du Puis, 1714) ; c'est Paul Vernière, annotant les Lettres
persanes de Montesquieu, qui donne ce titre dont je n'ai pu trouver aucune mention
ailleurs. Mais l'erreur témoigne d'une excellente sensibilité aux enjeux de l'époque, ainsi
que nous le verrons.
35. Anne Dacier, Des Causes de la Corruption du Goust, Paris, Rigaud, 1714.
36. « Compte-rendu de M. D. L., Des Causes de la Corruption du Goût; ou, Suplément
au Livre de Madame Dacier, qui porte le même titre, Paris, Nicolas Pépie, 1715 », Journal
littéraire, 1715, t. VII, p. 327.
37. Le Cuisinier français (1651) de François de La Varenne est considéré comme le pre-
mier livre de cuisine à rompre avec les traditions médiévales ; encore qu'il faille attendre
L'Art de bien traiter (1674) ou Le cuisinier Roïal et bourgeois (1691) de Massialot pour établir
de franches différences entre l'héritage du Moyen Âge et la grande cuisine de cour (sur
cette évolution, voir Stephen Mennell, AU Manners ofFood: Eating and Taste in England
and France from thé Middle Ages to thé Présent, Oxford, B. Blackwell, 1985, p. 70-77). On
voit bien que Tallemant des Réaux ironise sur les nouveautés de M. de Bernay, « pédant de
bonne chère» (Historiettes, II, p. 252) ou de la marquise de Sablé (« depuis qu'elle est dévote,
c'est la plus grande friande qui soit au monde», ibid., I, p. 516), alors que, peu après,
Boileau fait la satire des ignorants en bonne chère et en belles lettres qui boivent du faux
Hermitage et louent Théophile et Ronsard (Satire III).
38. «Des Causes de la Corruption du Goût [...]», p. 333.
39. Ibid., p. 334.
40. Ibid., p. 336.
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41. Ibid., p. 337-


42. Ibid., p. 338.
43. Ibid., p. 342.
44. Ibid., p. 343.
45. Jean-Baptiste Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, Paris, J. Mariette,
1719, P- 34l.
46. Montesquieu, Œuvres, Amsterdam, Arkstrée et Markus, 1758, p. 629.
47. Madame de Sévigné, Correspondance, 19 juillet 1690, t. III, p. 917.
48. Cartaud de la Vilate, Essai historique et philosophique sur le goût, Paris, Maudouyt,
1736, p. 235.
49. Fénelon, dans La Motte, Réflexions sur la critique, avec plusieurs lettres de M. l'Arche-
vêque de Cambray & de l'Auteur, Paris, Du Puis, 1715, p. 124, 4 mai 1714.
50. Deux exemples de ce filage des métaphores culinaires qui alimentent la querelle,
ainsi du « fumet » : La Motte supprime, dans sa traduction, certaines images qui ne lui
semblent pas plaisantes. Une lectrice s'en plaint dans une lettre au Mercure: «Et leurs
beaux corps privez de sépulture, Furent aux chiens & aux oyseaux pâture. Ces deux vers ne
présentent-ils pas un (sic) image charmante, c'est bien une autre harmonie dans le Grec, ils
ont un fumet Poétique qui surprend & saisit tout à coup l'odorat» («Lettre d'une Dame
d'érudition antique, à un Académicien François moderne», Mercure, avril 1715, p. 82). Ou
encore, dans une pièce du théâtre de foire qui met en scène le conflit des anciens et des
modernes, « Arlequin conduit le Bailly au cabinet des Anciens : Tenez. Flairez ce cabinet. /
Sentez-vous le Grec ? Quel fumet ! » (Arlequin défenseur d'Homère, par Monsieur F***,
représentée à la Foire de Saint Laurent 1715, Le théâtre de la foire, ou L'opéra comique,
contenant les meilleures Pièces qui ont été représentées aux Foires de S. Germain 6- de S.

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478 LE L I V R E AVALÉ

Laurent, recueillies, revues et corrigées par Le Sage et d'Orneval, Paris, Etienne Ganeau,
1721, t. II, p. 10.)
51. Morvan de Bellegarde, Lettres curieuses de littérature et de morale, Amsterdam, Henri
Schelte, 1707 [1702], p. 7.
52. Le goût naturel « consiste dans une sensation, ou dans un sentiment, qui est l'effet
d'une impression certaine & invariable. Comme je distinguerai le doux & l'amer si j'ai le
palais bien disposé; de même, si j'ai du sens & de la raison, je goûterai un discours sensé
aussi nécessairement que je verrai la lumière », mais le goût acquis « est le fruit & l'effect,
non seulement de l'art, & par conséquent de la connoissance des règles, mais encore plus
de la juste idée de perfection à laquelle il faut rapporter toutes les choses que nous faisons
ou dont nous jugeons» (Gédoyn, « Réflexions sur le goût», Recueil d'opuscules littéraires,
Amsterdam, E. Van Harrevelt, 1767 [écrit entre 1723 et 1744], p. 226 et 227).
53. Abbé Terrasson, Dissertation critique sur l'Iliade d'Homère, Où à l'occasion de ce
Poëme on cherche les règles d'une Poétique fondée sur la raison, & sur les exemples des Anciens
6- des Modernes, Paris, F. Fournier, 1715, p. iv-xm.
54. « Le bon goût est d'une grande étendue, & suppose de rares qualitez, il entre dans
tout, & assaisonne toutes choses», «C'est le goût qui embellit toutes choses [...] il nous
sert de guide, & il nous conduit partout » (Morvan de Bellegarde, Lettres curieuses de litté-
rature et de morale, p. 8 et 14).
55. Jean-Louis Flandrin, «La distinction par le goût», P. Ariès et G. Duby (dir.), His-
toire de la vie privée, t. VI dir. par R. Chartier, Paris, Seuil, 1986, p. 301.
56. Jean-Pierre de Crousaz, Traité du beau, p. 108 ; abbé Trublet, Essais sur divers sujets
de littérature et de morale, 1735. Montesquieu, Essai sur le goût, éd. par Louis Desgraves,
Paris, Rivages, 1993, p. 13 (ce texte inachevé de Montesquieu et destiné à l'Encyclopédie est
publié en 1758 de façon posthume).
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57. Montesquieu, Lettres persanes, éd. et notes par Paul Vernière, Paris, Garnier, 1960,
p. 78, lettre XXXVI.
58. Arlequin défenseur d'Homère, p. 20.
59. «Proprium quemdam gustum urbis, un certain Goût de politesse qui ne se prend
qu'à Rome », Gédoyn, « Réflexions sur le goût », p. 222.
60. Morvan de Bellegarde, Lettres curieuses de littérature et de morale, p. 29.
61. Ibid., p. 19.
62. Ibid., p. 25.
63. Ibid., p. 114. C'est exactement le type de désintéressement que Hume mettra de
l'avant : « A critic of a différent âge or nation [... ] must place himself in thé same situation
as thé audience, in order to form a true judgment of thé oration. In like manner, when any
work is adressed to thé public, though I should hâve a friendship or an enmity with thé
author, I must départ from this situation ; and considering myself as a man in général,
forget, if possible, my individual being and my peculiar circumstances» (David Hume,
« Of thé Standard of Taste », Essays, Moral, Political, and Literary, éd. par Eugène Miller,
Indianapolis, Liberty Classics, 1987 [1757], p. 239).
64. Cartaud de la Vilate, Essai historique et philosophique sur le goût, p. 9.
65. Ibid., p. 267.
66. Bernard Nieuwentyt, Het Regt Gébruyk der Werelt-Beschouwingen, c'est-à-dire Le
Véritable usage de la Contemplation du Monde, Amsterdam, Wolters, 1715, Journal littéraire,
1716, ie partie, p. 185.
67. Etienne Fourmont, Examen pacifique de la querelle de Madame Dacier et de Mon-
sieur La Motte sur Homère, avec un Traite sur le Poëme Epique et la Critique des deux Iliades,
Paris, Jacques Rollin, 1716, t. II, p. 34.
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N O T E S DU C H A P I T R E 8 479

68. « Critique modeste du Livre de Madame Dacier, qui a pour titre, Des causes de la
corruption du goust », Mercure, février 1715, p. 206.
69. Voir Reinhart Koselleck, Le règne de la critique.
70. Anne Dacier, Des causes de la corruption du goût, p. 54.
71. Thémiseul de Saint-Hyacinthe, Le chef d'œuvre d'un inconnu (suivi de) Une disser-
tation sur Homère et Chapelain (attribuée à van Effen par Quérard), La Haye, La Compa-
gnie, 1714, p. 3-4.
72. Ibid., p. 50.
73. La Motte, Réflexions sur la critique, avec plusieurs lettres de M. l'Archevêque de
Cambray & de l'Auteur, Paris, Du Puis, 1715, p. 64.
74. La Motte, Réflexions, p. 34.
75. Montesquieu, Essai sur le goût, p. 15.
76. « Quoique nous opposions l'idée au sentiment, cependant lorsqu'elle voit une
chose, elle la sent ; et il n'y a point de choses si intellectuelles, qu'elle ne voie ou qu'elle ne
croie voir, et par conséquent qu'elle ne sente» (ibid., p. 14).
77. David Hume, « Of thé Standard of Taste », Essays, p. 238.
78. Ibid., p. 230.
79. Luc Ferry, Homo Aestheticus, p. 83.
80. Il est d'ailleurs symptomatique qu'il inverse, pour une fois, l'ordre chronologique
qu'il suit d'habitude et qu'il présente brièvement la solution transcendantale kantienne
(alors même qu'il lui consacre tout le chapitre suivant) avant la perspective empiriste de
Hume, comme pour mieux en marquer d'office le manque fondamental.
81. « We choose our favourite author as we do our friend, from a conformity of hu-
mour and disposition. [...] Such préférences are innocent and unavoidable, and can never
reasonably be thé object of dispute, because there is no standard, by which they can be
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decided» (Hume, Essays, p. 244). Il faut donc distinguer les discussions justifiées des con-
naisseurs qui argumentent rationnellement en fonction de critères et les choix intimes qui
trouvent leur plaisir dans une communauté de sentiments avec l'auteur élu. Les sympa-
thies sont toujours partiales (sur ce point, voir Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité,
Paris, PUF, 1998 [1953], p. 24-25).
82. David Hume, A Treatise ofHuman Nature, Londres, J. M. Dent, 1.1, p. 247. Sur ces
comparaisons avec l'identité individuelle et l'ordre politique, voir les remarques éclairantes
de Fabienne Brugère, Le goût, p. 92-101. Sur l'esthétique de Hume, voir Renée Bouveresse,
L'expérience esthétique, Paris, A. Colin, 1998, p. 234-269.
83. Gédoyn, « Réflexions sur le goût », p. 267.
84. Ibid., p. 261.
85. David Hume, Essays, p. 239-240.
86. Elle écrit en effet que « fondamental and flagrant contradictions rarely occur in
second-rate writers, in whom they can be discounted. In thé work of gréât authors they
lead into thé very center of their work and are thé most important clue to a true under-
standing of their problems and new insights » (Hannah Arendt, Between Past and Future,
p. 25).
87. Ibid., p. 221. Sur la valeur politique de la Critique de la faculté de juger, voir aussi
Hannah Arendt, Lectures on Kant's Political Philosophy, éd. et postf. par R. Beiner, Chicago,
Chicago University Press, 1989.

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480 LE L I V R E AVALÉ

CHAPITRE 9
La culture et l'exception du peuple:
fabrication des contes de fée et de la culture populaire
1. François Lebrun, La puissance et la guerre (1661-1715), Paris, Seuil, 1997, p. 109. Dans
une publication antérieure, François Lebrun adoptait une position plus nuancée à propos
des ouvrages de colportage de la Bibliothèque bleue : « Pas plus que l'on ne peut y voir
l'expression d'une soi-disant culture populaire authentique et autonome, on ne peut vrai-
ment pas la considérer, dans son ensemble, comme un cheval de Troie (sans jeu de mots)
lancé par les élites en direction du peuple » (« La culture populaire et la Bibliothèque bleue
de Troyes trente ans après Robert Mandrou», Annales de Bretagne, 1993, repris dans
Croyances et cultures dans la France d'Ancien Régime, Paris, Seuil, 2001, p. 181).
2. Robert Mandrou, De la culture populaire aux xvif et xvirf siècles : la Bibliothèque
bleue de Troyes, Paris, Stock, 1975 [1964], p. 30.
3. Peter Burke, Popular Culture in Early Modem Europe, New York, New York Univer-
sity Press, 1978 ; Robert Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France
moderne (xve-xvnf siècles), Paris, Flammarion, 1991 [1978].
4. François Lebrun, « Culture populaire et culture des élites dans la France moderne
(xve-xvine siècles) », Histoire, n° 5,1978, p. 72-75.
5. Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, «La beauté du mort», La
culture au pluriel, Paris, Gallimard, 1974, p. 55-94.
6. Roger Charrier, Culture écrite et société: l'ordre des livres (xiV-xvnf siècles), Paris,
Albin Michel, 1996, p. 209. Voir aussi Geneviève Bollème, Le peuple par écrit, préf. par
Jacques Le Goff, Paris, Seuil, 1986, en particulier p. 71-82.
7. Joël Cornette, Histoire de la France: l'affirmation de l'État absolu (1515-1652), Paris,
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Hachette, 1994, p. 166.


8. Hugues Neveux, « Conflits et tensions », Emmanuel Le Roy Ladurie (dir.), La ville
des temps modernes: de la Renaissance aux Révolutions, Paris, Seuil, 1998 [1988], p. 205-206.
9. Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, « La beauté du mort », p. 59.
10. Voir Ariette Farge, Vivre dans la rue à Paris au xvnf siècle, Paris, Gallimard, 1992,
p. 184-185, ainsi que Roger Charrier, « Dominants et dominés », Emmanuel Le Roy Ladurie
(dir.), La ville des temps modernes: de la Renaissance aux Révolutions, p. 177-178.
11. Daniel Roche, Le peuple de Paris : essai sur la culture populaire au xvnf siècle, Paris,
Fayard, 1998 [1981], p. 60. Du point de vue judiciaire, cette coupure semble jouer aussi sur
les types de criminalité « plus marquée de violence dans les campagnes et de vols en tout
genre dans les villes refuges » (Nicole Castan, Justice et répression en Languedoc à l'époque
des Lumières, Paris, Flammarion, 1980, p. 244). La «vérité» des campagnes repose donc
également sur des pratiques plus traditionnelles où l'immédiateté de la violence physique
l'emporterait sur les médiations plus ou moins élaborées du vol — encore faudrait-il vérifier
la validité empirique de l'opposition, dans la mesure où, dans les villes, nombre de violences
peuvent être résolues dans des pratiques infrajudiciaires ou tomber sous le coup des arbi-
trages du commissaire ou de la police en général. Voir, sur ces pratiques, Benoît Garnot
avec la collab. de Rosine Fry (dir.), L'infrajudiciaire du Moyen Âge à l'époque contemporaine.
Actes du colloque de Dijon, 5-6 octobre 1995, Dijon, Centre d'études historiques, 1996.
12. Ariette Farge, Vivre dans la rue à Paris au xvnf siècle, p. 22.
13. Voir Ariette Farge, Dire et mal dire : l'opinion publique au xvnf siècle, Paris, Seuil,
1992.
14. Voir Benoît Garnot, Le peuple au siècle des Lumières: échec d'un dressage culturel,
Paris, Imago, 1990 : « En ville, les strates supérieures des classes populaires ont adhéré en
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NOTES DU C H A P I T R E 9 48l

majorité aux valeurs venues des élites ; mais c'est finalement très peu de monde. À l'inverse,
les strates inférieures, c'est-à-dire la grande majorité du peuple des villes, les ont non
seulement refusées, mais combattues, allant jusqu'à créer et affirmer pour une partie d'en-
tre elles [...] une contre-culture, en partie fondée sur la culture populaire traditionnelle,
en partie créée de toutes pièces par opposition aux valeurs venues des élites [...]. Enfin, à
la campagne, donc dans la majorité de la population, les habitants ont gardé en profon-
deur leurs mentalités et leurs manières de vivre traditionnelles » (p. 212). Daniel Roche, qui
envisage une acculturation plus forte du peuple parisien que Benoît Garnot ne la suppose,
souligne cependant qu'elle implique « avant toute chose une appropriation » (Le peuple de
Paris, p. 293).
15. Lisa Jane Graham, « Crimes of Opinion : Policing thé Public in Eighteenth-Century
Paris », Christine Adams, Jack Censer et Lisa Jane Graham (dir.), Visions and Revisions of
Eighteenth-Century France, University Park, Pennsylvania State University Press, 1997,
p. 102-103 (ma traduction).
16. Jacques-Louis Ménétra, Journal de ma vie, éd. par Daniel Roche, préf. par Robert
Darnton, Paris, Albin Michel, 1998 [1982], p. 32.
17. Robert Muchembled, Culture populaire et culture des élites, p. 10.
18. La dévaluation du populaire est évidente avec «l'image du peuple incapable de
devenir adulte, de se gérer seul, aussi peu autonome par rapport à son père/tuteur que les
membres par rapport au chef/tête» (Pierre Ronzeaud, Peuples et représentations sous le
règne de Louis XIV: les représentations du peuple dans la littérature politique en France sous
le règne de Louis XIV, Aix-en-Provence, Presses de l'université de Provence, 1988, p. 337).
19. Marc Soriano, Les contes de Perrault, culture savante et traditions populaires, Paris,
Gallimard, 1968 ; Marc Fumaroli, « Les enchantements de l'éloquence : les Fées de Charles
Perrault ou De la littérature», Le statut de la littérature: mélanges offerts à Paul Bénichou,
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Genève, Droz, 1982, p. 153-186; Raimonde Robert, Le conte de fées littéraire en France de la
fm du xvif siècle à la fin du xvnf siècle, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1981, p. 8.
20. Mary Elisabeth Storer, La mode des contes de fées : un épisode littéraire de la fm du
xvii6 siècle (1685-1700), Genève, Slatkine reprints, 1972 [1928], p. 9.
21. Louis Marin, Le récit est un piège, Paris, Minuit, 1978, et Le portrait du roi, Paris,
Minuit, 1981.
22. Marie-Jeanne Lhéritier de Villandon, « Les enchantements de l'éloquence », Œuvres
mêlées, 1695, dans Charles Perrault, Contes, éd. par Gilbert Rouger, Paris, Garnier, 1981, p. 239.
23. Courtilz de Sandras, Annales de la Cour et de Paris pour les années 1697 et 1698,
Amsterdam, P. Brunel, 1706, t. II, p. 43, cité par Françoise Gevrey dans son introduction à
Jean de Préchac, Contes moins contes que les autres précédés de L'Illustre Parisienne, Paris,
STEM, 1993, p. xxvni.
24. Charles Perrault, Contes, p. 75. Le conte est publié d'abord en 1694 (avec Griselidis et
Les souhaits ridicules), en pleine querelle des Anciens et des Modernes.
25. Le «ceci est mon corps» est bien suivi d'un «Faites ceci en mémoire de moi».
Bossuet le glose ainsi : « C'est donc cette même chair mangée par les fidèles qui non seule-
ment réveille en nous la mémoire de son immolation, mais encore qui nous en confirme la
vérité » (Exposition de la doctrine de l'Église catholique, 1668, VI, 2, cité par Bertrand de
Margerie, Vous ferez ceci en mémorial de moi: annonce et souvenir de la mort du Ressuscité,
Paris, Beauchesne, 1989, p. 249). Pour les protestants, le caractère commémoratif est encore
plus évident.
26. Roger Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d'Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987
p. 7-8.

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482 LE L I V R E AVALÉ

27. « H est bien clair, en effet, que le premier marché des livres de la bibliothèque bleue,
imprimés par les libraires-éditeurs de Troyes, est constitué par les grandes villes et d'abord
Paris» (Roger Chartier, «La ville acculturante», Emmanuel Le Roy Ladurie (dir.), La ville
des temps modernes: de la Renaissance aux Révolutions, p. 278.
28. Michel de Certeau, La fable mystique, Paris, Gallimard, 1985, p. 85.
29. Charles Perrault, Contes, p. 57.
30. Ibid., p. 3.
31. Ibid., p. 115. Le conte occupe les pages 113-115, les citations suivantes du « Petit cha-
peron rouge » renverront à ces pages sans que je les mentionne.
32. Ariette Farge, Vivre dans la rue à Paris au xvni* siècle, p. 31.
33. Voir Jacques Chupeau, «Sur l'équivoque enjouée au Grand Siècle: l'exemple du
Petit chaperon rouge de Charles Perrault», xvif Siècle, n° 150,1986, p. 35-42.
34. François Flahaut, « Histoires de loups », Topique, n ° 11-12, octobre 1973, p. 272.
35. Louis Marin, La parole mangée et autres essais théologico-politiques, Paris, Méridiens,
1986, p. 158-159.
36. Madame de Sévigné, Correspondance, éd. par Roger Duchêne, Paris, Gallimard, 1972,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1.1, p. 42, lettre du 30 octobre 1656.
37. Ibid., t. II, p. 516, lettre du 6 août 1677.
38. Yvonne Verdier, «Le Petit Chaperon rouge dans la tradition orale», Le Débat, n° 3,
juillet-août 1980, p. 56.
39. L'usage même de la moralité, voire de moralités distinctes, témoigne de ce gain de
savoir propre à l'écriture mondaine. Comme le note Robert Darnton, « les conteurs paysans
ne moralisent pas explicitement de cette façon. Ils se contentent de narrer des histoires »
(Legrand massacre des chats: attitudes et croyances dans l'ancienne France, trad. par Marie-
Alyx Revellat, Paris, R. Laffont, 1985, p. 63).
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40. Charles Perrault, Contes, p. 6 (mes italiques).


41. Nicolas Caussin, La cour sainte, p. 248-249.
42. Charles Perrault, Contes, p. 89.
43. Le terme d'enveloppement est celui que les théologiens emploient; ainsi, Jésus-
Christ « avoit accoutumé l'esprit des disciples à ce langage figuré qui cachoit des objets
spirituels sous l'enveloppe des images sensibles» (Jacques Abbadie, Réflexions sur la présence
réelle du corps de Jésus-Christ dans l'eucharistie, La Haye, A. Troyel, 1685, p. 31).
44. Charles Perrault, Contes, p. 5.
45. Jean Baudouin, Mythologie ou explication des fables, Paris, P. Chevalier et S. Thiboust,
1627, p. 5-
46. Voir, par exemple, le Christianis litterarum magistris de ratione discendi et docendi
que le père de Jouvency publie en 1692. Sur ce traité et, plus largement sur la pédagogie de
l'allégorie chez les jésuites, voir François de Dainville, L'éducation des jésuites (xvf-xvnf
siècles), Paris, Minuit, 1978, p. 220 (sur le genre des énigmes) et 505-517.
47. Charles Perrault, Contes, p. 89.
48. Giorgio Agamben, Enfance et histoire: destruction de l'expérience et origine de l'his-
toire, trad. de Y. Hersant, Paris, Payot, 1989, p. 33-34.
49. Voir, par exemple, le père François Garasse, La doctrine curieuse des beaux, esprits de
ce temps, ou prétendus tels, Paris, S. Chappelet, 1624, p. 388 : « [L]'une des plus pernicieuses
curiosités, & qui rend un esprit sensiblement Athéiste, c'est la curiosité de sçavoir sa desti-
née. » Plus généralement, Pascal affirme que «la maladie principale de l'homme est la
curiosité inquiète des choses qu'il ne peut savoir, et il ne lui est pas si mauvais d'être dans
l'erreur que dans cette curiosité inutile» (Pensées, § 628 [Laf. § 744]).
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N O T E S DU C H A P I T R E 9 483

50. M. Verbeeck-Verhelst,« Magie et curiosite au xvne siecle », Revue d'histoire ecclesias-


tique, n° 83,1988, p. 357-358.
51. Malebranche, Recherche de la vtrite, t. II, p. 31. Hobbes donne dejst a la curiosite une
saveur positive en en faisant une spe'cificit^ de rhomme dans son d6sir de connaissance du
monde qui Pamene meme £ la religion naturelle (voir Leviathan, I, III, p. 96; I, VI, p. 124;
I, XI, p. 167).
52. Jean de La Bruyere, Les Caracteres de Theophraste traduits du grec, avec Les Caracteres
ou les Moeurs de ce siecle, Paris, Gamier, 1990 [1696, derniere Edition revue], p. 393-398 (ce
passage date de F edition de 1691). Sur les collections de curiosites et leur evolution vers les
cabinets d'histoire naturelle, voir Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux:
Paris, Venise, xvf-xvme E siecles, Paris, Gallimard, 1987, p. 61-80.
53. Voir Tzvetan Todorov, «Les hommes-recits: les Mille et une nuits», Poetique de la
prose, Paris, Seuil, 1978.
54. Jean de Prechac, Contes mains contes que les autres, precedes de L'lllustre Parisienne,
ed. par Fran9oise Gevrey, Paris, STFM, 1993. Princesse Palatine, Lettres, pr£f. Pierre Gascar,
ed. par Olivier.Amiel, Paris, Mercure de France, 1985, p. 319, lettre a la duchesse de Hanovre
du 6 juillet 1702.
55. Jacques Barchilon, Le conte merveilleux francais de 1690 a 1790, Paris, H. Champion,
1975, p. xin.
56. Raimonde Robert, Le conte defies litteraire, p. 384.
57 .Voir Marc Fumaroli, « Les enchantements de 1'eloquence », op. cit. Voir aussi Daniel
Roche: « Par les domestiques, objets et gestes des classes superieures transpirent vers les
categories inferieures de la societe. Inversement, les domestiques ont pu perpetuer dans
1'univers des maitres la permanence de gestes, de traditions populaires et rurales — du bon
sens au conte de nourrice, d'un rapport ancestral a la nature et a Panimal jusqu'aux eveils
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sensuels et sentimentaux» (Lepeuple de Paris, p. 93).


58. Charles Perrault, Contes, p. 89 (mes italiques).
59. Catherine Bernard, «Ines de Cordoue», (Euvres; romans et nouvelles, ed. et pref.
par Franco Piva, Paris, Nizet, Fasano, Schena, 1993 [1696], p. 347-348.
60. [Fran^ois-Augustin Paradis de Moncrif], Essais sur la necessite et les moyens de
plaire, Paris, Prault Fils, 1738, p. 3. Son premier texte publi£, en 1717, est deja un conte
feerique et galant qu'il inscrit dans la nouvelle vogue de rorientalisme des Mille et une
nuits. Bien eduque par les soins de sa mere, et vite connu dans le monde par ses vertus
d'escrimeur, ce fils de procureur devient le secretaire du comte d'Argenson, puis du comte
de Clermont, prince du sang, tout en faisant une carriere dans les lettres et surtout dans les
salons. II est elu en 1733 a 1'Academic francaise, nomine censeur royal en 1741 et lecteur
ordinaire de la reine Marie Leczynska en 1747.
61. Ibid., p. 6-7.
62. Michel Foucault, Surveiller et punir, p. 171.
63. Ibid., p. 196.
64. [Francois-Augustin Paradis de Moncrif], Essais sur la nfcessite et les moyens de plaire,
p. 26.
65. Rene Demoris, « Du litteraire au litteral dans Peau d'dne de Perrault», Revue des
sciences humaines, n° 166, avril-juin 1977, p. 272.
66. Rene Demoris, « Du litteraire au litteral dans Peau d'ane de Perrault», p. 275.
67. Charles Perrault, Contes, p. 142.
68. Ainsi Colbert affirme-t-il que « n'y ayant jamais qu'une mesme quantite d'argent qui
roule dans toute 1'Europe [...] on ne peut parvenir a 1'augmenter de 20, 30 ou 50 millions

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484 LE L I V R E AVALE

qu'en mesme temps on n'oste la mesme quantite aux Etats voisins » (cite par Marc Bloch,
Esquisse d'une histoire monetaire de I'Europe, Paris, Armand Colin, 1954, p. 76).
69. Voir J. H. Bast, «Boisguilbert et le mercantilisme», Marc Bloch (dir.), Pierre de
Boisguilbert ou la naissance de I'economie politique, Paris, Institut national d'etudes demo-
graphiques, 1966, t. II, p. 27-40; Ronald L. Meek, The Rise and Fall of the Concept of the
Economic Machine, Leicester, Leicester University Press, 1965.
70. Michel Foucault, Surveiller etpunir, p. 195.
71. Marc Fumaroli insiste bien sur le fait que la litterature mondaine est 1'alliee de la
culture et non, comme depuis un siecle, sa necessaire subversion («Les enchantements de
Peloquence», p. 186).
72. Faute d'en apercevoir la connivence, Adorno et Horkheimer se sont voues a n'en
exhiber que la portee aporetique en laquelle Us etaient eux-m£mes pris (Theodor W. Adorno
et Max Horkheimer, La dialectique de I'Aufklarung, Paris, Gallimard, 1975).
73. « Le pouvoir du conteur, c'est le pouvoir de la raison que la raison retourne contre
elle-meme en retournant a la reverie et au bercement de son enfance a 1'ecoute d'une voix
qui est indistinctement la sienne et celle qui, en racontant, protege contre ce qu'elle-m£me
raconte» (Louis Marin, Le portrait du roi, p. 173).
74. Voir Raimonde Robert, « L'infantilisation des contes merveilleux au xviie siecle »,
Litterature dassique, n° 14,1991, p. 33-46.
75. Yvan Loskoutoff, La Sainte et la Fee: devotion a I 'enfant Jesus et mode des contes
merveilleux a la fin du regne de Louis XIV, Geneve, Droz, 1987, p. 92.
76. Francois Rigolot, «Les songes du savoir: de la Belle endormie a la Belle au bois
dormant*, Litterature, n° 58,1985, p. 105.
77. Bernard Magne, Crise de la litterature francaise sous Louis XIV: humanisme et natio-
nalisme, Lille, Atelier de reproduction des theses, 1976, t. II, p. 646.
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78. Voir Alain Viala, La naissance de Vecrivain. J'emprunte ce doublet filiation-affiliation


a Edward Said, The World, the Text and the Critic, Cambridge, Harvard University Press,
1983-
79. Abb6 de Villiers, Entretiens sur les contes defies, 1699, p. 87.
80. Marc Fumaroli, « Les enchantements de 1'eloquence », p. 184.
81. Voir Roger Chartier, Les origines culturelles de la Revolution franfaise, p. 175.
82. Alphonse Dupront, Les Lettres, les Sciences, la Religion et les Arts dans la societe
francaise de la deuxieme moitie du xvur2 siecle, Paris, Centre de documentation universi-
taire, 1964, cite par Roger Chartier en exergue a son ouvrage Les origines culturelles de la
Revolution fran$aise.
83. Voir Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru a leurs mythes ? Essai sur imagination consti-
tuante, Paris, Seuil, 1983, p. 122.
84. Voir Aurelia Gaillard, Fables, mythes, contes: I'esthetique de la fable et du fabuleux
(1660-1724), Paris, Champion, 1996.

CHAPITRE 1O
La culture et 1'exception des femmes:
salons et opinion publique, le cas de Julie de Lespinasse
1. Mona Ozouf, L'homme regenere: essais sur la Revolution franfaise, Paris, Gallimard
1989, P- 34-
2. «La sociabilite culturelle a peu a peu permis la constitution de ce que, faute de
mieux, on peut appeler une opinion, comblant ainsi petit a petit le vide existant enfere
1'Etat et les citoyens» (Daniel Roche, Les Republicans des Lettres, p. 158).
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NOTES DU C H A P I T R E 10 485

3. Condorcet, Reflexions sur le commerce des bles, cite par Mona Ozouf, L'homme rege-
nere, p. 33, note i.
4. Helene Merlin, Public et litterature, p. 385.
5. John Locke, An Essay Concerning Human Understanding, ed. par A. Woozley, Lon-
dres, Fontana-Collins, 1971 [1690], II, XXVIII, p. 224. Voir Reinhart Koselleck, Le regne de la
critique, p. 43-50.
6. Les verdicts de 1'opinion publique, par definition, « se publient, c'est-a-dire se met-
tent sous les yeux de tous, operation qu'on dote alors de merites a la fois intellectuels,
esthetiques et moraux. Rendre visible, c'est instruire, dans le droit fil d'un sensualisme qui
tient qu'il suffit de montrer pour eduquer et convaincre [...] et dont 1'avantage majeur
serait de moraliser les comportements » (Mona Ozouf, L'homme regenere, p. 36-37).
7. John Locke, An Essay [...], p. 225.
8. Peut-etre est-il significatif de voir reconnaitre chez des historiens anglo-saxons plu-
tot que francais I'importance sociale et intellectuelle des salons. Voir ainsi Carolyn Lougee,
Women, Salons, and Social Stratification in Seventeenth-Century France, Princeton, Prince-
ton University Press, 1976; Daniel Gordon, « Public Opinion and the Civilizing Process in
France: The Example of Morellet», Eighteenth Century Studies, n° 22, 1989, p. 302-328;
Dena Goodman, The Republic of Letters: A Cultural History of the French Enlightenment,
Ithaca, Cornell University Press, 1996.
9. « Things then are good and evil only in reference to pleasure or pain.» (John Locke,
An Essay [...], II, XX, p. 159-160). Je rappelle qu'une telle position s'oppose a 1'heritage
antique. Aristote fait la difference entre la voix qui est signe de plaisir et de douleur chez les
hommes comme chez tous les animaux et le langage, propre a rhomme naturellement
politique, qui manifeste 1'utile et le nuisible, done le juste et 1'injuste (Politiques, 1,1253 a 9-
18): le bien et le mal ne sauraient, par consequent, reconduire simplement le plaisant et le
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deplaisant.
10. Charles de Saint-Evremond, (Euvres en prose, ed. par Rene Ternois, Paris, M. Didier,
1966 [1684], t. Ill, p. 121.
11. John Locke, An Essay [...], II, XX, p. 160
12. Pierre Charron, De la sagesse, texte revu par Barbara de Negroni, Paris, Fayard, 1986
[1604], III, 6, p. 631 (mes italiques).
13. Ibid., p. 631.
14. Voir Marc Angenot, Les champions desfemmes: examen des discours sur la superio-
rite des femmes, 1400-1800, Montreal, Presses de 1'Universite du Quebec, 1977. Cette figure
civilisatrice intervient aussi du cote de 1'education religieuse et de la civilit£ chretienne des
maris: « L'homme n'est plus qualifie pour surveiller et corriger les moeurs de sa femme.
C'est au contraire la femme qui, des ce debut du xvme .siecle, est devenue 1'emissaire de
1'Eglise aupres de son mari» (Jean-Louis Flandrin, Families: parente, maison, sexualite dans
I'ancienne societe, Paris, Seuil, 1981 [1976], p. 124).
15. Sur ce point, voir Domna Stanton, The Aristocrat as Art; Michel Pelous, Amour
precieux, amour galant: essai sur la representation de I'amour dans la litterature et la societe
mondaine, Paris, Klincksieck, 1980; Roger Duchene, « De Moliere a Sorel, la rhetorique des
precieuses », Le langage litteraire au xvne siecle, ed. par C. Wentzlaff-Eggebert, Gunter Narr,
1991, p. 135-145-
16. Voir les travaux de Delphine Denis, La Muse galante. Poetique de la conversation
dans I'ceuvre de Madeleine de Scudery, Paris, Champion, 1997 et Le Parnasse galant, Paris,
Champion, 2001.
17. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, Discours sur I'origine de
I'inegalite, ed. par Jacques Roger, Paris, Flammarion, 1971 [1750], p. 51.

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486 LE L I V R E AVALE

18. Ibid., p. 54.


19. Charles Duclos, Les confessions du Comte de *** suivi de Considerations sur les
moeurs de ce siecle, intro. par Olivier de Magny, Paris, Editions Rencontre, 1970 [1751], p. 203.
20. Carolyn Lougee, Women, Salons, and Social Stratification in Seventeenth-Century
France, Princeton, Princeton University Press, 1976, p. 212 (ma traduction).
21. Pierre Charron, De la sagesse, p. 37.
22. Voir Georges Snyders, La pedagogic en France aux xvif et xvnf siecles, Paris, PUP,
1965.
23. Roger Duchene, « L'ecole des femmes au xvne siecle », Melanges Georges Mongredien,
Paris, Publications de la Societe d'etude du xvne siecle, 1974, p. 150-151.
24. On en dira autant de 1'autre grande formation familiere: les loges maconniques,
dont Roger Chartier rappelle que « l'egalit£ dont elle [la maconnerie] se reclame est plus
aristocratique que d£mocratique en ce qu'elle fonde la possible parit£ entre les homme sur
le fait qu'ils partagent des proprietes sociales identiques » (Roger Chartier, « Trajectoires et
tensions culturelles de 1'Ancien Regime », p. 137).
25. « J'ajoutai que je n'aimais pas les parties de plaisir qui pouvaient finir par un eclat;
que ces messieurs, en cas d'aventure, portaient des noms qui imposent, et que celui d'un
particulier comme moi figurerait mal sur une telle liste» (Memoires, cit6 par Olivier de
Magny dans son introduction aux textes de Charles Duclos, Les Confessions du Comte de*,
p. 14).
26. Cite par Mathieu Marraud, La noblesse de Paris au xvuf siecle, pre"f. par Guy
Chaussinand-Nogaret, Paris, Seuil, 2000, p. 397. II faut done relativiser la lecture de certains
historiens qui voient dans la conversation mondaine une dynamique d^mocratique essen-
tielle & la formation de 1'opinion publique. Voir, par exemple, Daniel Gordon, « Public
Opinion and the Civilizing Process in France: The Example of Morellet», Eighteenth
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Century Studies, n° 22,1989, p. 302-328. Du cote des Academies, 1'autre importante institu-
tion culturelle de 1'Ancien Regime, il en va de mdme: «le milieu academique est doming
par les noblesses en dependance directe de leur fonction locale » (Daniel Roche, Les Repu-
blicains des letttres: gens de culture et Lumieres au xvnf siecle, Paris, Fayard, 1988, p. 155).
Robert Darnton avait deja soulign£ le souci elitiste des philosophes les plus avances et leur
modele nobiliaire tacite («The High Enlightenment and the Low-Life of Literature », Past
and Present, n° 51, mai 1971, p. 81-115).
27. Madame Geoffrin est exemplaire de cette connaissance imm£diatement mondaine,
bien differente d'une education savante: « [E]lle n'avoit presque point d'autres connoissances
que celles qu'un bon esprit peut acqu£rir dans la societe, par l'attention & 1'observation. Loin
d'avoir aucune pretention en ce genre, elle tiroit quelque vanite de son ignorance meme:
elle ne croyoit pas que les femmes eussent besoin d'etre fort instruites.» Cependant,« si ces
connoissances speculatives etoient etrangeres £ Madame Geoffrin, elle avoit, a un degre
rare, celle qui est la plus importante parce qu'elle est la plus usuelle, la connoissance des
hommes; elle en avoit meme la pretention, & la montroit ouvertement» (Abbe Morellet,
Portrait de Mme Geoffrin,N s. L, 1777, p. 7 et 9).
28. Voir Mathieu Marraud, La noblesse de Paris au xvnf2E siecle, p. 376-377.
29. Voir Madeleine Lazard, « Femmes, litterature, culture au xvie siecle en France»,
Danielle Haase Dubosc et Eliane Viennot (dir.), Femmes et pouvoirs sous Vancien regime,
Paris, Rivages, 1991, p. 101-119, ainsi que Nicole Castan: «si les roles publics [...] sont,
presque exclusivement, 1'apanage des hommes, en revanche les femmes exercent, comme
peut-etre dans aucune autre societe europeenne, des influences d£cisives dans les domai-
nes de la sociabilite, la mondanit£ et la charite » (« Les femmes devant la justice: Toulouse,
xvnie siecle », Femmes et pouvoirs sous Vancien regime, p. 276. Mais on peut largement
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N O T E S DU C H A P I T R E 1O 487

douter de theses qui verraient, a chaque fois, un homme d'elite se profiler derriere les
diverses salonnieres, comme s'il fallait absolument une garantie masculine (voir Verena von
der Heyden-Rinsch, Salons europeens: les beaux moments d'une culture feminine disparue,
trad, par Gilberte Lambrichs, Paris, Gallimard, 1993, p. 41).
30. Sur ces questions, voir, par exemple, Michelle Perrot (dir.), Une histoire desfemmes
est-elle possible ?, Paris, Rivages, 1984.
31. Francois Poulain de la Barre, De I'Egalite des deux sexes, Paris, Fayard, 1984 [1673],
p. 23.
32. Voltaire, Le siecle de Louis XIV, Paris, U.G.E., coll. «10/18 », 1962 [1751], p. 247.
33. Ibid., p. 321.
34. Montesquieu, De I 'esprit des lois, ed. par Victor Goldschmidt, Paris, GF-Flammarion,
!979 [1748], Hvre VII, chap. XVII, p. 241. De facon paradoxalement plus traditionnelle, on
trouvera sous la Revolution une position rigoureusement inverse: «Ce n'est pas sur le
gouvernement, mais sur le caractere et les moeurs d'une nation, que les femmes peuvent
avoir quelque influence; elles ne doivent prendre aucune part a radministration publique.
[...] Les femmes sont les institutrices des hommes. Elles leur inspirent 1'amour et la vertu,
le patriotisme et le courage » («Discours au Cercle social», Paroles d'hommes (1790-1793):
Condorcet, Prudhomme, Guyomar..., presentees par Elisabeth Badinter, Paris, POL, 1989,
p. 65).
35. Dena Goodman, The Republic of Letters, p. 53 (ma traduction). En fait, on a 1'im-
pression que Dena Goodman generalise rapidement a partir du cas eminent de madame
Necker qui, louant Catherine de Russie de n'avoir aucun gout pour le plaisir, car c'est un
tel gout qui fait manquer de consideration pour les femmes, deviendrait une repr£sentante
de certe valeur du travail et du s£rieux: « D'une fa$on ou d'une autre, toutes les salonnieres
des Lumieres tachaient d'etablir des centres de gravite dans une societe et un temps gene-
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ralement caracterise, alors et aujourd'hui, comme frivole » (p. 82, ma traduction et mes
italiques).
36. Jean-Francois Marmontel, Memoires, ed. par Jean-Pierre Guicciardi et Gilles Thierriat,
Paris, Mercure de France, 1999, p. 260-261.
37. « Heureux, qui dans ses vers scait d'une voix legere, / Passer du grave au doux, du
plaisant au severe » (Boileau, Art poetique, chant I, vers 75-76).
38. Voir sur ce point Didier Masseau, L'invention de I'intellectuel dans I'Europe du xvnf
siecle, Paris, PUF, 1994, p. 75-77.
39. Jean-Francois Marmontel, Memoires, p. 201.
40. David Hume, « Of the Rise and Progress of the Arts and Sciences », Essays, p. 132.
41. Ibid., p. 133.
42. La Harpe, Correspondance litteraire, Geneve, Slatkine Reprint, 1968,1.1, p. 326-27.
43. Correspondance litteraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal,
Meister, etc., ed. par Maurice Tourneux, Paris, Gamier, 1879, p. 264.
44. Marmontel dit la meme chose de Madame Geoffrin: «toujours poliment attentive,
sans meme paraitre ennuyee de ce qu'elle n'entendait pas; mais plus adroite encore a
presider, a surveiller, a tenir sous la main ces deux societes naturellement libres [celle des
gens de lettres et celle des artistes], a marquer des limites a cette liberte' et a 1'y ramener par
un mot, par un geste, comme un fil invisible » (Memoires, p. 196).
45. Ibid., p. 261.
46. Dorat a ecrit quelques bonnes tragedies, mais aussi des poesies legeres et spirituel-
les qui t^moignaient d'un style deja un peu vieilli. La Harpe critique son « ramage mono-
tone » et son sens affecte du « persiflage », soulignant qu'il a « donne dans un autre travers.
II a voulu traiter Increment les hommes celebres et badiner avec les grandes reputations »
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488 LE L I V R E AVALE

(Jean Francois de La Harpe, Letters to the Shuvalovs, ed. par Christopher Todd, Oxford,
Voltaire Foundation, 1973, mai-juin 1774, p. 24-25). Grimm note a propos de Julie de Lespi-
nasse que « ses ennemis lui reprochaient fort ridiculement de s'etre melee d'une infinite
d'affaires qui n'etaient point de son ressort, et d'avoir favorise, surtout par ses intrigues, ce
despotisme philosophique que la cabale des devots accuse d'Alembert d'exercer & 1'Acade-
mie. [... ] M. Dorat, qui a cru avoir & s'en plaindre, s'est permis de s'en venger dans une piece
intitulee lesProneurs» (Correspondance litteraire [...], Geneve, Slatkine Reprint, 1968, p. 264).
47. Claude-Joseph Dorat, Les proneurs ou k Tartuffe litteraire, en Hollande, et se trouve
£ Paris, chez Delalain, Libraire, 1777,1, i.
48. Claude-Joseph Dorat, Les proneurs, II, i.
49. Ibid.
50. Sur 1'invention de cette posture, voir Jean Marie Goulemot, « De la legitimation par
1'illegitime: de Rousseau £ Marat», Pierre Popovic et ErikVigneault (dir.), Formes et proce-
dures de rillegitimite culturelle en France (1715-1914), Montreal, Presses de l'Universit£ de
Montreal, 2000, p. 131-145.
51. Claude-Joseph Dorat, Merlin bel-esprit, Paris, Monory, 1780, p. vi-vn.
52. Julie de Lespinasse, Lettres, suivies de ses autres aeuvres [...], ed. par Eugene Asse,
Geneve, Slatkine, 1994 [1876], lettre XXXVII, p. 77.
53. Ibid., lettre LVII, p. 120.
54. Guibert, Eloge d'Eliza, repfoduit dans Fouvrage du due de Castries, Julie de Lespinasse,
Paris, Albin Michel, 1985 [mai 1776], p. 273 (sous le nom d'Eliza, Guibert fait le portrait de
Julie de Lespinasse).
55. Ibid., p. 274.
56. Denis Diderot, «Paradoxe sur le comedien», CEuvres esthetiques, £d. par Paul
Verniere, Paris, Gamier, 1976, p. 306.
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57. « Voyez les femmes; elles nous surpassent certainement, et de fort loin, en sensibilite.
[...] Mais autant nous le leur cedons quand elles agissent, autant elles restent au-dessous
de nous quand elles imitent. La sensibility n'est jamais sans faiblesse d'organisation » (ibid.,
p. 311).
58. D'Alembert, Portrait de Mile de Lespinasse (adresse a elle-meme en 1771), dans due de
Castries, Julie de Lespinasse, p. 265.
59. Mais il existe des limites & 1'impersonnel: on ne doit pas toucher aux bienseances.
Julie de Lespinasse a voulu rencontrer le grand Buffon. Elle le voit enfin chez Madame
Geoffrin et, en reponse a un compliment sur 1'alliance de la clarte et de 1'elevation dans
son style, Buffon s'exclame: « Oh! diable! quand il est question de clarifier son style, c'est
une autre paire de manches. A ce propos, a cette comparaison des rues, voila mademoiselle
de Lespinasse qui se trouble; sa physionomie s'altere, elle se renverse sur son fauteuil [...].
Elle n'en revient pas de la soiree » (Abbe Morellet, Memoires sur le dix-huitieme siecle et sur
la Revolution, Paris, Ladvocat, 1821, p. 126). Grimm ironise aussi sur Madame Geoffrin et
ses interdictions (« Sermon philosophique prononce le jour de Fan 1770 », Correspondance
litteraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., ed. par Maurice
Tourneux, Paris, Gamier, 1879, vol. 8, ier Janvier 1770). Mais on peut voir dans ces ironies
ou dans la valeur de libre conversation associ^e au cercle de d'Holbach, exclusivement
masculin, le phantasme d'un mode de civilisation sans civilite feminine.
60. Claude-Joseph Dorat, Les prdneurs, avant-propos, p. iv-v.
61. Voir Helene Merlin, Public et litterature, p. 24-32 et 387-389, et Keith Michael Baker,
Au tribunal de I 'opinion: Essais sur I'imaginaire politique au xvnf siecle, trad, par Louis
Evrard, Paris, Payot, 1993, p. 219-265.

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NOTES DU CHAPITRE 10 489

62. Voir Ian Hacking, The Emergence of Probability, Cambridge, Cambridge University
Press, 1976. Get heritage mathematique resurgit exemplairement chez Condorcet: alors
meme qu'il recupere la vertu de la prudence, vertu politique fondee sur la memoria des
sages, il la deplace radicalement en la soumettant aux rigueurs rationnelles du calcul des
probabilites (Esquisse d'un tableau historique des progres de I'esprit humain, intro. par Alain
Pons, Paris, Flammarion, 1988 [1794], p. 265). Pour un examen plus pousse de cette mathe-
matique sociale, voir aussi Condorcet, « Elements du calcul des probabilites, et son appli-
cation aux jeux de hasard, a la loterie, et aux jugemens des hommes, Avec un discours sur
les avantages des mathematiques sociales», Sur les elections et autres textes, ed. par Olivier
de Bernon, Paris, Fayard, 1986 [ed. de Paris, 1805], p. 483-623.
63. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, La Renaissance du livre, 1935 [1762],
IV, VII, p. 114. Pour une analyse plus developpee, voir Colette Ganochaud, L'opinion publi-
que chez Jean-Jacques Rousseau, Paris, Champion, 1980.
64. Lamoignon de Malesherbes, Memoire sur la Librairie et sur la liberte de la presse,
Geneve, Slatkine reprints, 1969 [1758, reimpr. de Ted. de Paris, 1809], p. 72. Pour une pr6-
sentation historique minimale, voir Malesherbes, le pouvoir et les Lumieres, textes r£unis et
presented par Marek Wyrwa, Paris, Editions France-Empire, 1989.
65. Ibid., «Troisieme Memoire sur la Librairie », p. 40.
66. Mona Ozouf, L'homme regenere, p. 41.
67. Jacques Peuchet, « Discours preliminaire », Encyclopedic methodique, p. ix-xi, cite
par Keith Michael Baker, Au tribunal de I'opinion, p. 256-261.
68. Daniel Roche, Les Republicans des lettres, p. 242.
69. Benjamin Constant, Principes de politique, cite par Mona Ozouf, L'homme regenere,
p. 50.
70. Madame de Lambert, (Euvres, ed. par Robert Granderoute, Paris, H. Champion,
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1990 [1728], p. 95-


71. Je me permets de renvoyer & mon article « Le geste de la reflexivite: Sapho dans le
Grand Cyrus de Madeleine de Scudery », Jean-Philippe Beaulieu et Diane Desrosiers-Bonin
(dir.), Dans les miroirs de I'ecriture: la reflexivite chez lesfemmes ecrivains d'Ancien Regime,
Montreal, Paragraphes, 1998, p. 125-134.
72. Etienne Pasquier, Les recherches de la France, ed. sous la dir. de Marie-Madeleine
Fragonard et Fra^ois Roudaut, Paris, Champion, 1996, VIII, XXXVI, p. 1612.
73. « Si quis corpus sepultum exfodierit et expoliaverit, wargus sit, id est expellis set, usque
in diem ilium, quam ipsa causa cum parentibus defuncti faciat emendare et ipsi parentis
rogare ad judicem debeant, ut ei inter homines liciat habitare» (Lex Salica, £d. par Karl
August Eckhardt, Weimar, H. Bohlaus, 1953, XVIII, 55 § 4, p. 134).
74. Pour ces elements, voir Hanna Zaremska, Les bannis au Moyen Age, trad, par Therese
Douchy, Paris, Aubier, 1996, et M. Gerstein, « Outlaw», Gerlad Larson (dir.), Myth in Indo-
European Antiquity, Berkeley, University of California Press, 1974, p. 131-156.
75. « L'Antiquite germanique et scandinave nous montre incontestablement les freres
de Yhomo sacer dans le bandit et le hors-la-loi (wargus, vargr, le loup, et au sens religieux le
loup sacre, vargr y veum)» (R. von Jhering, L'esprit du droit romain dans les diverses phases
de son developpement, trad, par O. de Meulenaere, Paris, Librairie A. Marescq, 1886, p. 282).
Le wargus « devra errer comme une bete sauvage, meme son Spouse ne pourra lui venir en
aide. [...] On doit supposer que dans 1'un et 1'autre cas, le wargus, le proscrit, I'expulsus,
ainsi que le precise cette fois le texte, avait le mfime sort. Nous voulons dire qu'il etait prive
de toute protection legale ou judiciaire. On dira plus tard qu'il etait hors la loi» (Joseph
Balon, Traite de droit salique: etude d'exegese et de sociologie juridiques, Namur, Godenne,
1965,1.1, p. 210).

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490 LE L I V R E AVALE

76. Giorgio Agamben, Homo sacer, I, lepouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997,
p. 117.
77. Ibid., p. 121. Jean-Luc Nancy y d6cele une structure ontologique entee sur le sens de
la souverainete: « L'etre abandonne se trouve delaisse dans la mesure ou il se trouve remis,
confie ou jete a cette loi qui fait la loi, 1'autre et la meme, a ce revers de toute loi qui borde
et fait tenir un univers legal: un ordre absolu et solennel, qui ne prescrit rien que 1'aban-
don. L'etre n'est pas confie a une cause, a un moteur, a un principe; il n'est pas laisse a sa
propre substance, ni meme a sa propre subsistance. Il est — a l'abandon» (L'imperatif
categorique, Paris, Flammarion, 1983, p. 150).
78. Voir Lex salica, LXLIV, 59 § 6, et Bernard Barbiche, Les institutions de la monarchie
franfaise a I'epoque moderne, Paris, PUF, 1999, p. 29-30.
79. Suzanne Necker, Melanges extraits des manuscrits de Mme Necker, ed. par Jacques
Necker, Paris, 1798,1.1, p. 345.
80. Guibert, Eloge d'Eliza, p. 276.

C H A P I T R E 11
La culture et ses marges: de la Republique des Lettres
aux droits de Pauteur, le cas de Saint-Hyacinthe
1. Voir Elizabeth L. Eisenstein, The Printing Revolution in Early Modern Europe, Cam-
bridge, Cambridge University Press, 1983 (en particulier le chapitre «The expanding
Republic of Letters »).
2. Sur le service des postes, voir Eugene Vaille, Histoire des pastes francaises jusqu'a la
Revolution, Paris, PUF, 1946 et sur 1'importance du modele de r£ciprocite et de sociabilite
des correspondances, voir Daniel Roche qui analyse en detail le cas exemplaire de Jean-
Francois Seguier dans Les Republicains des lettres, p. 262-280, et Deha Goodman qui couvre
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les diverses facettes de 1'epistolaire dans The Republic of Letters, p. 16-19 et 136-182.
3. Voir Robert Darnton, Gens de lettres, gens du livre, trad, par Marie-Alyx Revellat,
Paris, Odile Jacob, 1992 [1990].
4. Hans Bots et Fran9oise Waquet, La Republique des Lettres, Paris, Belin-De Boeck,
1997, P- 21.
5. Bibliotheque raisonnee des ouvrages des savans de VEurope, vol. 39, juillet-septembre
1747, p. 202-220, reimprime dans Geneve, Slatkine Reprints, 1969, t. X, p. 305-309.
6. Voltaire, Dictionnaire philosophique, ed. par Raymond Naves, pre"f. par Ren6 Pomeau,
Paris, GF-Flammarion, 1964 [1764], p. 254-255. L'article apparait dans 1'edition de 1765.
7. Voltaire evoque le petit officier. On en dira autant des elites, decrites par le due de
Saint-Simon, qui se dechirent mais se soutiennent contre les critiques et les parvenus, ou
des milieux plus humbles qu'evoque Jacques-Louis Menetra ou Ton aide les camarades
malades ou emprisonnes, au besoin contre la police (Journal de ma vie, p. 65 et 68).
8. Reflexions sur la maniere de rendre utiles les Gens de Lettres, Archives nationales,
M 792, n° 13.
9. Voir, par exemple, les statistiques et les analyses de Daniel Roche en ce qui concerne
la lecture des nobles, Les Republicains des lettres, p. 96-97.
10. Robert Darnton, Gens de lettres, gens du livre, p. 47.
11. Michel Foucault, « L'obligation d'ecrire» [1964], Dits et ecrits, 1.1, p. 437.
12. The"miseul de Saint-Hyacinthe, Le chef-d'oeuvre d'un Inconnu, presente et annote
par Henri Duranton, Paris, Ed. du CNRS, 1991, p. 9.
13. M. des Sablons, Les grands hommes venges, ou Examen des jugements portes par
M. de Voltaire, & par quelques autres philosophes, sur plusieurs Hommes celebres..., Amster-
dam, Jean-Marie Barret, 1769, vol. I, p. 190.
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14. Voir Le diner du Comte de Boulainvilliers par Mr St. Hiacinte [pseud, de Voltaire],
Londres, 1768.
15. Dans une lettre £ Saurin (5 fevrier 1768, Best 13806), Voltaire ecrit: « Le diner dont
vous me parlez est surement de Saint-Hyacinthe. On a de lui un Militaire philosophe qui
est beaucoup plus fort et tres bien ecrit» (cite par Roland Mortier dans son edition du
Militaire philosophe qu'il public sous le titre, plus juste, de Difficultes sur la religion propo-
sees au Pere Malebranche, Bruxelles, Presses Universitaires de Bruxelles, 1970).
16. Je renvoie a 1'excellente biographic faite par Elisabeth Carrayol, Themiseul de Saint-
Hyacinthe, 1684-1746, Oxford, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, vol. 221,1984.
17. Lettre de M. de Burigny a M. I'Abbe Mercier sur les demeles de M. de Voltaire avec M.
de Saint-Hyacinthe [...], Londres/Paris, Valade, 1780, p. 2-3.
18. Voir Pierre Fra^ois Guyot Desfontaines, La Voltairomanie, ed. par M. H. Waddicor,
Exeter, University of Exeter, 1983 [1738]. Son opposition date de loin puisque, dans le nu-
mero de juillet 1719 de YEurope savante, Saint-Hyacinthe critiquait seVerement YCEdipe de
Voltaire.
19. L'affaire est assez mysterieuse. Durant 1'absence de son pere, Mademoiselle de Saint-
Hyacinthe aurait £t£ sous le coup d'une lettre de cachet, & 1'initiative du cure de Saint-
Roch, datee du 10 aout 1741, afin de la mettre dans la Maison des nouvelles catholiques. Le
19 septembre 1742, une lettre de Marie Heat, superieure de la Maison des nouvelles catho-
liques, demande la revocation de la lettre de cachet puisque 1'abjuration aurait eu lieu.
Mais le 23 septembre 1742, une lettre du cure de Saint-Roch annonce son abjuration et son
depart depuis d£ja un mois pour un couvent, peut-etre celui de Notre Dame du Cherche-
Midi. Voir Dossiers de la Bastille, Bibliotheque de 1'Arsenal, ms 11502.
20. La Barre de Beaumarchais public £ La Haye en 1733 un ouvrage intitule Secret qu'ont
les Aventuriers litteraires de passer pour Scavans. C'est le terme que Henri-Jean Martin
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retient pour qualifier ceux qui ne cherchent ni un benefice eccle"siastique, ni une carriere
de juriste ou de medecin, en particulier ceux qui deviennent auteurs dramatiques, voire
comediens eux-memes (Livre, pouvoirs et societe a Paris au xvif siecle, t. II, p. 912).
21. Jean Marie Goulemot et Daniel Oster, Gens de Lettres, ecrivains et bohemes: I'imagi-
naire litteraire, 1630-1900, Paris, Minerve, 1992, p. 86-87.
22. Sur le travail de parodie et d'invention et son «utilite mondaine», voir Claire
Lelouch, «Le peritexte au service de la formation des esprits: 1'exemple du Chef d'oeuvre
d'un inconnu de Saint-Hyacinthe (1714)», Litteratures classiques, n° 37,1999, p. 185-200.
23. Mathanasius glose ainsi un « Ah »: « Que cet Ah! est beau! qu'il est eloquent! qu'il
exprime bien que Colin etait entierement penetre de son bonheur! Ah! est une voix de la
nature, qui marque cette dilatation de cceur que causent les grandes passions. Cela est si
vrai que toutes les nations du monde, les Hebreux, les Turcs, les Chinois, les Iroquois, les
Fran9ais, les Anglais, les Hollandais meme ont cette exclamation. Mais qu'on peut bien
appliquer ici & Colin ces deux vers de Pindare: Le vainqueur jouit d'une tranquillite plus
douce que le miel». En un sens, Mathanasius nous guette tous!
24. Jacques-Elie Gastelier, Lettres sur les affaires du temps (1738-1741), ed. par Henri
Duranton, Paris, Champion, 1993, p. 43.
25. [Saint-Hyacinthe],Entretiens dans lesquels on traitedes entreprises de I'Espagne [ . . . ] ,
La Haye, A. de Rogissart, 1719, p. 89-91. On peut voir aussi dans son travail de journaliste le
serieux de ses recherches et de ses commentaires plutot que le gout du petit commerage ou
de la vaine charge. D'ou, par exemple, telle critique tout £ fait typique, en fevrier 1718 dans
YEurope savante, du Nouveau Recueil de Pieces Fugitives d'Histoire, de Litterature, etc., par
1'Abbe Archimbaud, Paris, 1717: «il nous paroit aussi qu'il cherche plutot a recueillir des
Nouvelles, qu'a s'instruire exactement des choses dont il parle» (p. 269).
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26. [Saint-Hyacinthe], Entretiens dans lesquels on traite des entreprises de I'Espagne...,


respectivement p. 232 et 211.
27. Sur ce point, voir Jean Marie Goulemot, «De la legitimation par I'illegitime: de
Rousseau a Marat», Les dereglements de I'art: Formes et procedures de Villegitimite en France
(1715-1914), Montreal, Presses de 1'Universite de Montreal, 2000, p. 131-145, ainsi que Didier
Masseau, L'invention de I'intellectuel dans I'Europe du xvnf siecle, Paris, PUF, 1994, p. 100
et 151.
28. Jean-Jacques Rousseau, Les reveries du promeneur solitaire, ed. par Henri Roddier,
pref. par Jacques Voisine, Paris, GF-Flammarion, 1964, p. 25.
29. Ibid., p. 31-32.
30. L'Europe savante, JJanvier 1718, p. 153.
31. En un sens, on retrouve la 1'antinomie kantienne du jugement de gout qui n'est pas
ordonne par un concept (on ne saurait faire de 1'objet esth£tique un objet de connaissance
regule generiquement), mais qui, n£anmoins, fait 1'objet de discussions (comme s'il recla-
mait un concept generique): de 1'impossible face-a-face sujet/objet nait desormais
I'hysterese de la communaute\
32. Voir Roger Chartier, Les origines culturelles de la Revolution francaise, Paris, Seuil,
1990, p. 48-49.
33. Doit-on rappeler, m6me marginalement, que, puisqu'il est question de valeur et de
marginalit6, la valeur est pensee, chez Turgot ou Galiani, dans le cadre de ce qu'ils nom-
ment la theorie de 1'utilite marginale: contrairement a Adam Smith qui pr&endra que la
valeur nait du cout de production, ils estiment que la valeur d'un bien se trouve moms
dans la propriete de ce bien que, de fa$on tres empiriste, dans la perception qu'un individu
aura de la capacite d'un tel bien a satisfaire un besoin (1'utilite subjective) — theorie dis-
qualifiee par 1'economic classique, a la suite de Smith, et remise a 1'honneur depuis la fin
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du xixe siecle, en particulier chez Leon Walras.


34. Lettre de Saint-Hyacinthe a Voltaire, citee par E. Carrayol, Themiseul de Saint-
Hyacinthe, 1684-1746, p. 22.
35. [Saint-Hyacinthe], Le fantasque, Amsterdam, Jean-Francois du Sauzet, 1745. Quoi-
que cet ouvrage ne fasse pas partie des textes attribues a Saint-Hyacinthe par les experts,
une main anonyme (sans doute de la fin du xvme siecle) le donne pour auteur dans
I'exemplaire conserve a la bibliotheque de 1'Arsenal. Elisabeth Carrayol le lui attribue sans
donner de justification. II me semble, en effet, que cette double tonalite morale et enjouee,
en meme temps que les liens avec Montesquieu et la publication par Sauzet, permettent de
le lui allouer sans trop de doute.
36. Fenelon, CEuvres, ed. par Martin, Paris, 1878, t. II, p. 642.
37. [Saint-Hyacinthe], Le fantasque, p. 1-2.
38. Nous avons la une vision de ce que Daniel Roche nomme « phenomene de consom-
mation culturelle » au debut du xvme siecle (Les Republicans des lettres, p. 21).
39. [Saint-Hyacinthe], Le fantasque, p. 2-3.
40. Horace, Epitres, ed. et trad, par Francois Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1961, II,
i, vers 114-138.
41. [Saint-Hyacinthe], Le fantasque, p. 3.
42. Ibid., p. 7.
43. Ibid., p. 8-9.
44. Ibid., p. 15-16.
45. Ibid., p. 29.
46. Ibid., p. 30.
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47- II est fort caracteristique que 1'argument qu'emploie alors Saint-Hyacinthe soit celui-
la meme qu'un philosophe deiste utiliserait au plus serieux de son travail de denonciation
des prejuges: « D'ailleurs, chers Lecteurs, (c'est aux plus savants & aux plus scrupuleux que
je m'adresse) craindrez-vous de juger que cette Feuille est excellente, vous qui sur la seule
prevention que vous avez cue pour votre Nourrice ou sur la decision interessee de votre
Cure, jugez que votre Religion est la meilleure du monde; votre Religion dont vous croyez
que depend votre bonheur ou votre malheur eternel. [...] Ainsi, croyez-moi, point de
scrupule a vous recrier que cette Feuille est excellente; quand elle ne le seroit pas, vous ne
serez pas damne pour le dire.»
48. Ibid., p. 177.
49. Ibid., p. 305-306.
50. Par « fonction auteur », je reprends le principe avance" par Michel Foucault dans sa
celebre conference (mime si le detail des analyses ne suit pas exactement les memes lignes
de force): « La fonction auteur est done caracteristique du mode d'existence, de circulation
et de fonctionnement de certains discours a 1'interieur d'une societe » (« Qu'est-ce qu'un
auteur ?» [1969], repris dans Dits et ecrits, 1.1954-1969, p. 798).
51. Voir Roland Mortier, L'originalite, une nouvelk categoric esthetique au stick des Lumie-
res, Geneve, Droz, 1982.
52. Voir 1'article « Bel esprit» dans I'Encyclopedic redige par Voltaire.
53. [Saint-Hyacinthe], Le fantasque, p. 180.
54. Necker, cite par Mona Ozouf, L'homme regenere, p. 38, note 2.
55. [Saint-Hyacinthe], Histoire du Prince Titi, Paris, Veuve Pissot, 1736, p. 87.
56. Charles Duclos, cit£ par Nicole Masson, «La condition de 1'auteur en France au
xvnic siecle: le cas Voltaire », Le livre et I'historien: Etudes offertes en I'honneur du professeur
Henri-Jean Martin, p. 551.
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57. Voir Findispensable chapitre « Les droits centre les lois » d'Alain Viala, La naissance
de I'ecrivain, p. 85-122.
58. Michel Foucault, dans « Qu'est-ce qu'un auteur ?», avait nettement signale les deux
versants de la fonction auteur sous 1'Ancien Regime: d'abord, la repression religieuse et
penale, des le xvie siecle, qui enjoint de constituer des responsables du texte diffuse,
ensuite, la propriety des auteurs sur leurs oeuvres comme reconnaissance de leur travail, a
la fin du xvme siecle. En fait, les droits subjectifs sont juridiquement reconnus des le debut
du xvic siecle, meme si la duree de leur propriety sur les textes est tres reduite (une ou
deux anne"es). Voir Cynthia Brown, Poets, Patrons, and Printers: Crisis of Authority in Late
Medieval France, Ithaca, Cornell University Press, 1995, p. 1-59.
59. Cite par Nathalie Zemon Davis, « Books as Gifts in i6th Century France », Transac-
tions of the Royal Historical Society, 5e s£rie, vol. 33,1983, p. 71.
60. Marion, cite" par Marie-Claude Dock, Etude sur le droit d'auteur, Paris, R. Pichon et
R. Durand-Auzias, 1963, p. 78-79.
61. Voir, par exemple, la grande synthese de Jean Domat dans Les loix civiles dans leur
ordre naturel, Le droit public, et Legum delectus, Paris, Nicolas Pepie, 1705, 1.1, livre III,
section I, alineas IV-V. La venalite des offices institue, bien sur, une zone trouble dans cette
distinction qui garde gene'ralement toute sa force. Dans les critiques r£currentes centre la
venalite, on sent bien le retour souhaite a une stricte repartition des interets prives et
financiers et des services publics et honorifiques. Montaigne se faisait une gloire de son
election a la mairie de Bordeaux pour son caractere non remunere et purement honorifi-
que (Essais, III, 10,10056). Dans une lettre de doleance de 1651 pour les Etats Generau
(qui ne furent pas reunis), on lit la demande d'un retour aux anciennes pratiques ou les

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officiers n'achetaient pas leurs charges et rendaient «la justice gratuitement et sans epices,
se contentant de 1'honneur d'etre juges» (cite dans Jean-Francis Solnon (dir.), Sources
d'histoire de la France moderne: xvf, xvif, xvnf siecle, Paris, Larousse, 1994, p. 488).
62. Voir Gregory S. Brown, «After the Fall: The Chute of a Play, Droits d'Auteur, and
Literary Property in the Old Regime », French Historical Studies, vol. 22, n° 4,1999, p. 465-491.
Beaumarchais « framed the case in the terms of service by "men of letters" to the "public" »
(p. 481). Beaumarchais « explicitly equate both patronage and commercial compensation
with a derogation of his status as an "honnete... homme de lettres" » (p. 485). Voir aussi, du
meme auteur, « Dramatic Authorship and the Honor of Men of Letters in Eighteenth-
Century France », Studies in Eighteenth-Century Culture, vol. 27,1998, p. 259-282.
63. Jean-Yves Grenier, L'economie d'Ancien Regime, p. 90-91.
64. Louis d'Hericourt, Memoire en forme de requete a M. le Garde des sceaux, repris
dans La propriete litteraire au xvnf siecle: recueil de pieces et de documents, ed. par E. Labou-
laye et G. Guiffrey, Paris, Hachette, 1859 [1725], p. 27.
65. Denis Diderot, «Lettre sur le commerce de la librairie», (Euvres, HI: Politique, Ee"d.
par Laurent Versini, Paris, R. Laffont, 1995 [1763[, p. 79. On trouve aussi le texte de
Lebreton, inspire de celui de Diderot, dans La propriete litteraire au xvnf siecle, p. 41-119.
66. Walter Ong, Orality and Literacy: The Technologizing of the Word, Londres, Methuen,
1982, p. 120.
67. Memoire du 15 octobre 1776, cite par Henri Falk, Les privileges de librairie sous I'Ancien
Regime: etude historique du conflit des droits sur I'oeuvre litteraire, Geneve, Slatkine reprints,
1970 [£d. de Paris, 1906], p. 119.
68. Antoine-Louis Seguier, «Proces-verbal des seances du parlement» [1779], repris
dans La propriety litteraire au xvnf siecle, p. 587-588.
69. C'est en quoi censure et droits d'auteur alimentent la m£me posture sociale en
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construisant le personnage de Tauteur dans le decor du public. D'abord, la crainte de la


diffusion de lectures illegitimes enjoint une politique de repression; ensuite, Tinter^t
trouve a la formation du public concourt a une politique de controle culturel. Les deux
informent encore la censure au xvme siecle et inscrivent, d'entree, 1'auteur dans sa rela-
tion, conflictuelle ou non, avec le public et 1'Etat. Voir Georges Minois, Censure et culture
sous I'Ancien Regime, Paris, Fayard, 1995; Barbara de Negroni, Lectures interdites: le travail
des censeurs au xvnf siecle, 1723-1774, Paris, Albin Michel, 1995.
70. «Arre"t du Conseil d'Etat du Roi, portant reglement sur la dure"e des privileges en
librairie » [1771], repris dans La propriete litteraire au xvnf siecle, p. 142.
71. Jean Domat, Les loix civiles dans leur orAre naturel, Le droit public, etLegum delectus,
t. II, livre I, section II, alinea VII, p. 10.
72. Roger Chartier, « Patronage et dedicace », Culture ecrite et societe, p. 102.
73. Prolongement et deplacement par rapport au xvic siecle ou le copyright de Pecono-
mie de marche n'aurait de sens que dans le commonright de 1'economie du don. Voir
Nathalie Zemon Davis, « Books as Gifts in i6th century France », p. 69-88.
74. Jacques Ranciere, La parole muette, p. 45.
75. « C'est au cours de la seconde moitie du xvne siecle que la victoire du travail sur le
loisir dans 1'organisation de la vie devint irreversible. Le merite en ce bas monde comme la
sanctification en 1'autre ne s'obtenaient plus dans les heures du vide, de la vacance, de la
liberte, mais dans celles du travail» (Yves-Marie Berce, F£te et revoke, p. 152). Ainsi le pas-
sage des baux ruraux au salariat urbain valorise-t-il le prix des heures et des journees de
travail, mais on voit aussi, dans les Memoires de Louis XIV, combien les fetes nuisent a la
fortune des particuliers en les detournant du travail et s'averent pr£judiciables a la religion.
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N O T E S DU C H A P I T R E 11 495

76. « God, who hath given the world to men in common, hath also given them reason
to make use of it to the best advantage of life and convenience » (John Locke, Two Treatises
of Civil Government, Londres, Dent, 1966 [1690], II, V, 25, p. 129).
77. Ibid., II, V, 27, p. 130.
78. Ainsi le grec ancien ne possede aucun terme correspondant a notre «travail» (au
sens d'activite productrice). Jean-Pierre Vernant souligne que «1'ideal de 1'homme libre, de
1'homme actif, est d'etre universellement usager, jamais producteur. Et le vrai probleme de
1'action, au moins pour les rapports de I'homme avec la nature, est celui du "bon usage"
des choses, non de leur transformation par le travail» (« Aspects psychologiques du travail'
dans la Grece antique », dans Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Travail et escla-
vage en Grece ancienne, Paris, Ed. Complexe, 1988, p. 33). Quant a la chr£tiente> on connait
sa conception du travail comme issu du peche originel, ce qui favorise une repartition des
valeurs entre ceux qui travaillent et ceux qui prient (et accessoirement ceux qui les prote-
gent des mefaits des autres hommes).
79. John Locke, Two Treatises of Civil Government, II, V, 40, p. 136.
80. La tension est encore notable chez Jean-Jacques Rousseau, meme sous le couvert de
1'opposition nature-societe: «II est inconcevable a quel point 1'homme est naturellement
paresseux. [...] Les passions qui rendent 1'homme inquiet, prevoyant, actif, ne naissent
que dans la societe. Ne rien faire est la plus forte passion de 1'homme apres celle de se
conserver. Si Ton y regardait bien, Ton verrait que, meme parmi nous, c'est pour parvenir
au repos que chacun travaille; c'est encore la paresse qui nous rend laborieux» (Essai sur
I'origine des langues, Paris, Bibliotheque du Graphe, 1969, p. 521).
81. Arlette Farge, Vivre dans la rue a Paris au xvnf siecle, Paris, Gallimard, 1992, p. 195
(mes italiques).
82. Voir abbe Coyer, La noblesse commerfante, Londres, 1766; chevalier d'Arcy, La noblesse
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militaire, ou le Patriote fran$ois, s.L, 1766; abbe de *** [de Pe'zerols], La noblesse militaire et
commer$ante,; en reponse aux objections faites par I'Auteur de la Noblesse Militaire, Amster-
dam, 1756 (sic pour 1766).
83. Pierre de Boisguilbert, Detail de la France, dans Pierre de Boisguilbert ou la naissance
de I'economie politique, £d. par M. Bloch, Paris, Institut national d'etudes demographiques,
1966 [1695]! Richard Cantillon, Essai sur la nature du commerce en general, Paris, Institut
national d'etudes demographiques, 1952 [1755]; Francis Quesnay, Tableau economique des
physiocrates, pref. par Michel Lutfalla, Paris, Calmann-L£vy, 1969 [1758].
84. Voir Emmanuel Le Roy Ladurie, « De la crise ultime a la vraie croissance », Georges
Duby et Armand Wallon (dir.),Histoire de la France rurale, t.z:De 1340 a 1789, Paris, Seuil,
1992 [1975], P-345-430.
85. Dupont de Nemours, De I'origine et des progres d'une science nouvelle, notice de
A. Dubois, Paris, P. Geuthner, 1910 [1768], p. 11.
86. Le Mercier de La Riviere, L'ordre naturel et essentiel des societes politiques, notice
de E. Depitre, Paris, P. Geuthner, 1910 [1767], p. 9-10.
87. [Leclerc], Lettre a M. de *** [1778], repris dans Lapropriete litteraire au xvnf siecle,
p. 407.
88. Les conflits sont determines par des oppositions de fond comme le releve justement
Carla Hesse (Publishing and Cultural Politics in Revolutionary Paris, 1789-1810, Berkeley,
University of California Press, 1991, p. 100-105): pour ceux, comme Diderot ou Linguet
qui voient dans 1'auteur un proprietaire individuel, la connaissance vient de Fesprit et les
idees sont essentiellement subjectives; pour ceux, comme Condorcet, qui trouvent chez
1'auteur une culture commune, fondee socialement, la connaissance vient du monde et les

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496 LE L I V R E AVALE

idees, accessibles a tous, sont objectives. En de9a, pourtant, de ces oppositions, Diderot et
Linguet reconnaissent aussi la portee immediatement publique des Merits: « Ne tenant rien
que du public, de qui seul, apres tout, il est honnete de recevoir, et de qui toutes les classes
sociales recoivent sans exception, c'est uniquement a meriter sa gratitude qu'ils [les
auteurs] s'appliqueraient: or, le seul moyen de se 1'assurer de maniere durable 6tant de lui
presenter des ouvrages dignes de son estime, ils auraient tout a la fois un aiguillon de plus
pour les animer dans leurs etudes, comme un frein pour les contenir dans leurs hearts »
(Linguet, Opinion touchant I'arretsur les privileges [1777], repris dans La propriete litteraire
au xvnf siecle, p. 238). A partir des annees 1770, c'est bien 1'option publique qui va 1'em-
porter sur le propri£taire terrien (en liaison avec le developpement evident du commerce
et de 1'industrie, la faiblesse grandissante des idees physiocratiques et 1'emergence d'une
economic politique fondee sur la production et la circulation des marchandises).
89. [Leclerc], Lettre a M. de ***, repris dans La propriety litteraire au xvnf siecle, p. 399.
90. Memoire de 1776 cite par Henri Falk, Les privileges de librairie, p. 120.
91. Voir Jane C. Ginsburg, « A Tale of Two Copyrights: Literary Property in Revolu-
tionary France and America », Carol Armbruster (dir.),Publishing and Readership in Revo-
lutionary France and America, Westport, Greenwood Press, 1993, p. 95-114.
92. Pierre Recht, Le droit d'auteur, une nouvelle forme de propriete: histoire et theorie,
Paris, Librairie generate de droit et de jurisprudence, Gembloux, J. Duculot, 1969, p. 28-29.
93. Blaise Pascal, Pensees, § 569 (Lafiima § 675).
94. Blaise Pascal, Pensees, § 590 (Lafuma § 696).
95. En Allemagne, le grand poete Klopstock tente de donner une forme £conomique
(la souscription) a 1'ancienne Republique des lettres en y faisant reconnaitre les droits des
auteurs sur leurs ouvrages et en tachant de r^tablir le lien immediat de l'homme de lettres
et du public lecteur. Voir Martha Woodmansee, « The Genius and the Copyright: Economic
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and Legal Conditions of the Emergence of the Author», Eighteenth-Century Studies,


vol. XVII, n° 4,1984, p. 425-448 (en particulier p. 440-441).
96. Du cote anglais, Mark Rose fournit un excellent exemple des difficulte's posees par
cette double valence du genie. Voir « The Author as Proprietor: Donaldson v. Becket and
the Genealogy of Modern Authorship », Representations, n° 23,1988, p. 51-85 (en particulier
P-74-75)-
97. Linguet, Opinion touchant I'arret sur les privileges, repris dans La propriete litteraire
au xvnf siecle, p. 242.
98. Meme un tenant des libraires parisiens qui argumente en faveur d'une propriete
materielle des auteurs rappelle le souci des honneurs et des distinctions en rejetant 1'idee
d'un artisanat des lettres qu'il assimile a la recherche d'un interet prive et non d'une instruc-
tion publique: « Avant votre reglement, les hommes de lettres jouissaient d'une distinction
honorable parmi les diffe"rentes classes de citoyens: c'e"tait encore une recompense de ce
qu'ils consacraient a 1'instruction de leurs concitoyens un temps, des veilles, des talents,
que les autres employaient a leur fortune, a leur interet particulier et personnel. Par votre
reglement, ils sont prives de cette distinction si flatteuse; votre reglement les assimile aux
ouvriers, aux artisans; ils ne sont plus que des ouvriers auxquels M. le Directeur de la
librairie accorde un privilege pour les recompenser de leur travail, comme il en accorde un
au chaudronnier qui a d£couvert un moyen d'etamer la batterie de cuisine» ([Leclerc],
Lettre a M. de ***, repris dans La propriete litteraire au xvnf siecle, p. 437).
99. C'est ce que note, au debut du xixe siecle, Wordsworth, profbndement depite du
peu de succes de ses Lyrical Ballads: « Every Author, as far as he is great and at the same
time original, has the task of creating the taste by which he is to be enjoyed » (William
Wordsworth, cite par Martha Woodmansee, «The Genius and the Copyright», p. 429).
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NOTES DU C H A P I T R E 11 497

100. [Cochut], Requite au Roi et consultations pour la Hbrairie et I'imprimerie de Paris au


sujet des deux arrets du 30 aout 1777 [1777], repris dans La propriete litteraire au xviif stick,
p. 160-161.
101. Le Chapelier, cite par Augustin-Charles Renouard, Traite des droits d'auteurs, dans
la litterature, les sciences et les Beaux-Arts, Paris, Jules Renouard, 1838, p. 309.
102. La conception contemporaine des droits d'auteur reprend cette double dimen-
sion : « L'auteur d'une oeuvre de 1'esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa creation,[
d'un droit de propriete incorporel exclusif et opposable a tous » (Loi du 11 mars 1957, titre1Ier
er
article i ). Mais pour juger de cette propriete incorporelle «I'originalit6 est le reflet de la
personnalite de 1'auteur », commente Yves Marcellin (Le droit franfais de la propriete intel-
lectuelle, Paris, CEDAT, 1999, p. 5) et la « creation de 1'esprit differe d'un bien ordinaire
d'utilit£ pratique, parce qu'elle comporte l'empreinte de la personnalite de 1'auteur »,
explique Henri Desbois (Le droit d'auteur, Paris, Dalloz, 1950, p. 611). La conception selon
laquelle 1'artiste rend visible 1'invisible est bien celle que les juristes recuperent en cher-
chant, dans Foeuvre, le reflet ou I'empreinte mate"riels d'un incorporel.
103. Lakanal, « Rapport a la Convention nationale, le vendredi 19 juillet 1793 », repris
dans La propriete litteraire au xviif siecle, p. 621-622.
104. Alain Viala, La naissance de I'ecrivain, p. 113. Le cas de Moliere serait exemplaire
d'un auteur qui, non seulement, s'inscrit dans les deux systemes a la fois, mais aussi joue
de sa gloire aupres du mecene pour augmenter ses revenus d'auteur public.
105. Robert Darnton, Gens de lettres, gens du livre, p. 72. Voir de m£me le cas de J.-J.
Gamier qui, en 1764, dans L'homme de lettres, « manifeste le vif souci de faire reconnaitre
1'utilite d'un corps de gens de lettres, mais ne conceit pas une forme de retribution qui
sorte du cadre du mecenat» (firic Walter,« Sur 1'intelligentsia des Lumieres », Dix-huitieme
Siecle, n° 51,1973, p. 196).
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106. Honor^ de Balzac, « Historique du proces auquel a donne lieu Le lys dans la val-
lee», La comedie humaine, ed. sous la dir. de Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, 1978,
t. IX, p. 925.
107. Ibid., p. 965-966.
108. Ce paradoxe n'alimente pas seulement la perception sociale des artistes, il opere de
m£me chez les juristes. On trouve ainsi revoque'e 1'idee d'une recompense des fruits du
travail: « [L]e travail ne peut etre et il n'est pas une source de la propriete industrielle ou
de la propriete litteraire et artistique. Le fondement de cette derniere est la creation; le
createur se rend maitre de son oeuvre par Inoccupation" au sens du droit romain primitif»
(Pierre Recht, Le droit d'auteur, p. 231; sur I'occupatio, voir p. 190-193). Sur les terres libres
du domaine public, chacun aurait le droit d'occuper un certain territoire de mots et d'id£es
afin d'en faire sa creation (c'etait dej£ 1'idee d'un juriste comme Blackstone en Angleterre
au xviif siecle; voir Mark Rose,« The Author as Proprietor », p. 64). Or, la notion romaine
d'occupatio est liee, lorsqu'on entre dans sa transmission possible, avec la mancipatio qui
autorise le transfert de propriete: un esclave ou une terre sont d'abord sous la manus de
leur proprietaire et c'est cette manus que la mancipation transmet non comme une vente,
originellement, mais comme une grace. II est aussi possible d'extraire la possession de
1'orbe de la manus: on peut emanciper son esclave ou son fils (voir R. von Jhering, L'esprit
du droit romain dans les diverses phases de son developpement, p. 107-151; Paul Huvelin, Cours
elementaire de droit romain, Paris, Sirey, 1927,1.1, p. 430-431 et 485-497). De meme que
1'avocat Marion, au xvie siecle, evoquait les ressorts nobiliaires pour penser la propriete
d'une oeuvre sous la figure de Vemancipation d'un esclave, voici que le juriste moderne s'en
rapproche curieusement en tachant d'imaginer, sous 1'ancienne jurisprudence de I'occupatio,
une propriete qui ne releve pas du travail.
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498 LE L I V R E AVALE

Conclusion
1. « Le temps de I'absolutisme demeure celui de Pantiquit6 sanctifiee, du passe revere
[...]. Les sacres, les funerailles, les lits de justice, constituent autant d'ev6nements qui mas-
quent. leur nouveaute sous le signe de 1'eternite» (Monique Cottret, La vie politique en
France aux xvf, xvif et xvnf siecles, pref. de Jean Nicolas, Paris, Ophrys, 1991, p. 53).
Meme les « nouvelles », necessaires au fonctionnement de la monarchic, et le systeme d'in-
formation qu'elles supposent, suivent«la forme organisatrice de tous les grands actes de la
vie politique, sacres et funerailles, Entrees et Lits de justice » (Michele Fogel, Les ceremonies
de Vinformation, p. 18).
2. Michele Fogel, Les ceremonies de I'information, ibid., p. 194 (mes italiques).
3. Fernand Braudel, Les ambitions de I'histoire, p. 223-224.
4. R. von Jhering, L'esprit du droit romain dans les diverses phases de son developpement,
p. 106.
5. Jiirgen Habermas, La sphere publique, p. 38
6. Jacques Ranciere, La parole muette, p. 50.
7. Miguel Abensour et Marcel Gauchet, « Les Ie9ons de la servitude et leur destin », dans
Etienne de La Boe"tie, Le discours de la servitude volontaire, Paris, Payot, 1976, p. XXHI-XIV.
8. Guy Lardreau, « L'histoire comme nuit de Walpurgis », Henry Corbin, Paris, Editions
de 1'Herne, 1981, p. 115.
9. Je reviendrai, dans un ouvrage ult£rieur, sur 1'invention de la discipline de Testheti-
que en liaison avec cette production de la culture et de l'e"conomie politique.
10. Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la litterature?, Paris, Gallimard, 1972 [1948], p. 158.
11. Alphonse Dupront, Qu'est-ce que les Lumieres ?, p. 36-37.
12. Michel Foucault, L'archeologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 159-160.
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13. « The examples of Menocchio and Ranson suggest that reading and living, construing
texts and making sense of life, were much more closely related in the early modern period
that they are today » (Robert Darnton, « History of Reading », Peter Burke, dir., New Pers-
pectives on Historical Writing, Cambridge, Polity Press, 1991, p. 142).
14. Pierre Klossovski, Nietzsche et le cerck vicieux, Paris, Mercure de France, 1969, p. 28.
15. Reinhart Koselleck, Le regne de la critique, p. 14-15. Voir aussi Denis Crouzet, Les
guerriers de Dieu: la violence au temps des troubles de religion (vers 1525-vers 1610), Paris,
Champ Vallon, 1990.
16. Joel Cornette, Le roi de guerre, Paris, Payot, 1993, p. 82.
17. Jean-Fran9ois Senault, De I'usage des passions, Paris, Fayard, 1987 [1641], p. i. Sur ce
texte, voir 1'excellente analyse de Jean-Pierre Cavaille, « Jean-Francois Senault, de 1'usage
politique des passions », Rue Descartes, n° 12-13, mai 1995. P- 57-73-
18. La force de la memoire, aujourd'hui, tient aussi a son caractere de fete. Les temps
antiques et encore les temps modernes, a leur d£but, sont des temporalites festives: la fete
y regie, y ritualise, y depense les Energies. Ce sont bien ces fetes que les Etats modernes, la
religion moderne, le travail moderne tendent a ecarter du centre des jours. On reserve
alors le loisir pour des entre-deux du temps serieux. Aujourd'hui oil la memoire collective
nous revient comme une nouvelle valeur, doit-on s'e"tonner de la fascination nouvelle pour
le « festif»? Voir certaines remarques, ponctuellement pertinentes, de Philippe Muray a ce
propos dans Apres Vhistoire, Paris, Les Belles Lettres, 1999.
19. II faut ici partager la modestie d'un Michel Foucault. En reponse a une question sur
la postmodernite, il disait: « Je crois qu'on touche la a Tune des formes, il faut peut-etre
dire des habitudes les plus nocives de la pensee contemporaine, je dirais peut-etre de la
pense"e moderne, en tout cas de la pensee post-hegelienne: 1'analyse du moment present
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NOTES DE LA C O N C L U S I O N 499

comme 6tant precisement dans Thistoire celui de la rupture, ou celui du sommet, ou celui
de I'accomplissement, ou celui de Faurore qui revient. [...] Je crois qu'il faut avoir la
modestie de se dire que, d'une part, le moment ou Ton vit n'est pas ce moment unique,
fondamental ou irruptif de 1'histoire a partir de quoi tout s'acheve et tout recommence; il
faut avoir la modestie de se dire en meme temps que — meme sans cette solennite — le
moment ou Ton vit est tres interessant et demande a etre analyse, et demande a etre de-
compose, et qu'en effet nous avons bien a nous poser la question: qu'est-ce que c'est
qu'aujourd'hui ?» (Michel Foucault, « Structuralisme et poststructuralisme » [1983], Dits et
ecrits, IV. 1980-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 448).
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Bibliographic

Bibles citees (par ordre chronologique)


La saincte Bible contenant le Vieil & le Nouveau Testament..., trad. Rene Benoist, Paris,
Gabriel Buon, 1568.
La Bible qui est toute la saincte Escriture du vieil et du nouveau Testament; autrement
L'Anciene (sic) & la Nouvelle Alliance, le tout reveu & confere sur les Textes Hebrieux
& Grecs par les Pasteurs & Professeurs de I'Eglise de Geneve, Geneve, Matthieu
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Berjon, 1605.
La saincte Bible, nouvelle traduction tres-elegante, tres-literale et tres-conforme a la Vul-
gaire du Pape Sixte V, reveue & corrigee par le tres expres commandement du Roy,
trad. Jacques Corbin, Paris, Jean Guignard, 1643.
Le nouveau Testament de nostre Seigneur Jesus-Christ, de la traduction des docteurs de
Louvain, reveue & corrigee si generalement, qu'elle est au vray une traduction nou-
velle. .., trad. Francois Veron, Paris, Theodore Pepingue & Estienne Maucroy, 1647.
Le nouveau Testament de nostre Seigneur Jesus-Christ., trad, de Marolles, Paris, Sebas-
tien Hure, 1649.
La Bible qui est toute la saincte Escriture du vieil et du nouveau Testament. Autrement
I'ancienne et la nouvelle Alliance. Le tout reveu & confere sur les Textes Hebreux &
Grecs, Charenton, Anthoine Cellier, 1652.
Le Nouveau Testament de nostre seigneur Jesus-Christ, traduit sur I'ancienne edition
latine corrigee par le commandement du Pape Sixte V..., trad. Amelote, Paris, Fran-
cois Muguet, 1666.
Le Nouveau Testament de Nostre Seigneur Jesus Christ, traduit en Francois selon I 'edition
Vulgate, avec les differences du Grec, trad. Le Maistre de Sacy, Mons, Gaspard
Migeot, 1667.
Version expliquee du Nouveau Testament de nostre seigneur Jesus-Christ, trad. Antoine
Godeau, Paris, Francois Muguet, 1668.
La sainte Bible qui contient le vieux et le nouveau Testament. Edition nouvelle, faite sur
la Version de Geneve, reveue 6- corrigee; enrichie, outre les anciennes Notes, de
toutes celles de la Bible flamande, de la plus-part de celles de M. Diodati, & de
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502 LE L I V R E AVALE

beaucoup d'autres, trad. Samuel Des Marets et Henri Des Marets, Amsterdam,
Louis & Daniel Elzevier, 1669.
Les Pseaumes de David traduits en Francois. Avec une Explication tiree des Saints Peres,
& des Auteurs Ecclesiastiques, 1.1, trad. Le Maistre de Sacy, Paris, Guillaume
Desprez, 1689.
Le Nouveau Testament de notre seigneur Jesus-Christ, explique par des Notes courtes &
daires sur la Version ordinaire des Eglises Reformees, trad. David Martin, Utrecht,
Francois Halma, Guillaume van de Water, 1696.
Paraphrase courte ou traduction suivie des Pseaumes de David, avec des Argumens qui
en donnent la veritable idee, trad. Polinier, Paris, Denis Mariette, 1697.
Le nouveau Testament de notre Seigneur Jesus-Christ, traduit en Francois selon la Vul-
gate, trad. Dominique Bouhours, Michel Le Tellier, Pierre Besnier, Paris, Louis
Josse, 1697.
Le nouveau Testament de notre Seigneur Jesus-Christ, traduit en Francois selon la Vul-
gate, avec des courtes notes pour rintelligence des endroits difficiles, trad. Le Maistre
de Sacy et al., Bruxelles, Francois Foppens, 1700.
Le Nouveau Testament de notre Seigneur Jesus-Christ, trad, sur I'ancienne Edition latine,
avec des remarques literales & critiques sur les principales difficultez, trad. Richard
Simon, Trevoux, Estienne Ganeau, 1702.
Le nouveau Testament de ndtre-seigneur Jesus-Christ, Traduit en Francois, selon la Vul-
gate, trad. Charles Hure, Paris, Jean de Nully, 1702.
Le nouveau Testament de notre Seigneur Jesus-Christ, traduit sur I'original Grec, par
Jean Le Clerc, Amsterdam, 1703.
La sainte Bible qui contient le Vieux et le Nouveau Testament..., par David Martin,
Amsterdam, Henry Desbordes, 1707.
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Le nouveau Testament de notre Seigneur Jesus-Christ, nouvellement traduit en Francois


selon la Vulgate, par Matthieu de Barneville, Paris, Philippe-Nicolas Lottin, 1719.
La sainte Bible qui contient le vieux et le nouveau Testament, c'est a dire I'ancienne et la
nouvelle Alliance, trad. J. F. Ostervald, Amsterdam, Jean Frederic Bernard, 1724.
Le Nouveau Testament de notre seigneur Jesus-Christ, traduit en Francois, avec des notes
litteraks pour en faciliter rintelligence, trad. F.-P. Mesenguy, Paris, Philippe-Nicolas
Lottin et Jean Desaint, 1729.
Le Nouveau Testament de notre seigneur Jesus-Christ, traduit selon la Vulgate, enrichi
d'amples Concordances ou Citations de I'Ecriture, trad. M. de Barneville, nlle ed.,
Paris, Jean-Baptiste Lamesle, 1735.
La sainte Bible, Traduite sur les Textes originaux, avec les differences de la Vulgate, trad.
Nicolas Le Gros, Cologne, 1739.
La sainte Bible, qui contient le Vieux et le Nouveau Testament, revue sur les originaux, et
retouchee dans le langage; avec des paralleles et des sommaires, trad. David Martin,
nlle ed., Basle, Jean Rodolphe, 1744.

Ouvrages anonymes, periodiques, textes de lois et edits


L'Alliance Fran$oise avec.un Discours touchant I'Ordre du Royy Lyon, Claude Armand,
1620.
Anti-Menagiana, ou Von cherche ces bons mots, cette morale, ces pensees judicieuses &
tout ce que VAffiche du Menagiana nous a promts, Paris, Laurent d'Houry, 1693
Anti-phyllarque, ou refutation des Lettres de Phyllarque a Ariste, Lyon, Pierre Drobet,
1630.
Méchoulan, Éric. Le livre avalé - de la littérature entre mémoire et culture, Les Presses de l'Université de
Montréal, 2000. ProQuest Ebook Central, http://ebookcentral.proquest.com/lib/umontreal-ebooks/detail.action?docID=3248927.
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BIBLIOGRAPHIE 503
Arlequin defenseur d'Homere, par Monsieur F***, in Le theatre de la foire, ou L'opera
comique, contenant les meilleures Pieces qui ont ete representees aux Foires de S.
Germain & de S. Laurent, recueillies, revues et corrig£es par Le Sage et d'Orneval,
Paris, Etienne Ganeau, 1721, t. II.
Arret du Conseil d'etat du Roi, portant reglement sur la duree des privileges en
librairie», repris dans Lapropriete litteraire au xvnf siecle: Recueil de pieces et de
documents, ed. E. Laboulaye, G. Guiffrey, Paris, Hachette, 1859, [1771], p. 121-149.
Bibliotheque raisonnee des ouvrages des savans de I'Europe, vol. 39, juillet-septembre
1747, p. 202-220, reimprime dans Geneve, Slatkine Reprints, 1969, t. X, p. 305-309.
Le Chariot triomphant du Roy, a son retour de La Rochelle dans sa ville de Paris, Paris,
Jean Guillemot, 1628.
Compte-rendu de M. D. L, Des Causes de la Corruption du Gout; ou, Suplement au
Livre de Madame Dacier, qui porte le meme titre, Paris, Nicolas Pe"pie, 1715 », Jour-
nal litteraire, 1715, t. VII, p. 325-329.
Critique modeste du Livre de Madame Dacier, qui a pour titre, Des causes de la
corruption du goust», Mercure, fevrier 1715, p. 206.
De la sedition arrivee en la ville de Dijon le 28.Fevrier 1630. Et jugement rendu par le
Roy sur icelle, Paris, Edme Martin, 1630.
Deliberation », Aries, Archives municipales, BB 25, CC 635.
Deliberation », Marseille, Archives municipales, BB 653, fol. 89.
Dessein des arcz triomphaux erigez & I'honneur du Roy, a son Entree en la ville de Dijon,
le dernier de Janvier, mil six cens vingt-neuf, Dijon, Claude Guyot, 1629.
Discours abrege De I'entree du Roy Louis XIII en sa ville de Marseille le 8 novembre
1622 raport£ icy pour servir de Memoire », Marseille, Archives municipales, AA
67, fol. 9/6-977-
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Discours au Cercle social», Paroles d'hommes (1790-1793): Condorcet, Prudhomme,


Guyomar..., presenters par Elisabeth Badinter, Paris, P.O.L., 1989.
Edict du Roy, Sur la reduction de la ville de Marseille,MMarseille, Anthoine Arnoux, 1597.
Examen de quelques passages de la Traduction Francoise du Nouveau Testament impri-
mee & Mons, 2e ed. rev. et corr., Rouen, Eustache Viret, 1677.
Harangue des Habitans de la Ville de la Rochelle, faite a la Reine, faisant son Entree dans
ladite Ville, Montpellier, Jean Pech, 1633.
Lajoyeuse Entree du Roy en sa ville de Troyes, Capitale dela Province de Champagne. Le
Jeudy vingt cinquiesme jour de Janvier, 1629, Troyes, Jean Jacquard, 1629.
Lettre d'une Dame d'6rudition antique, £ un Acade"micien Francois moderne », Mer-
cure, avril 1715.
Lettre de Phycargue a Menipe, touchant le Narcisse de Phyllarque, Paris, Fra^ois Julliot,
1628.
L'Europe savante, Janvier 1718.
Lex Salica, ed. Karl August Eckhardt, Weimar, H. Bohlaus, 1953.
Le Mercure francois, Paris, Jean Richer, 1626,1629.
Panegyrique a Monseigneur I'Eminentissime Cardinal Due de Richelieu sur la Nouvelle
Traduction de la Bible Francoise, contenant toutes les Fautes, Erreurs, Heresies, &
Barbarismes des precedentes Editions de Geneve, Louvain, & autres, reduites en dix
categories, Paris, s.e., 1641.
Petition des femmes du Tiers-Etat au roi, ier Janvier 1789 », Cahiers de doleances des
femmes en 1789 et autres textes, pref. Paule-Marie Duhet, Paris, Editions des fem-
mes, 1981.
Méchoulan, Éric. Le livre avalé - de la littérature entre mémoire et culture, Les Presses de l'Université de
Montréal, 2000. ProQuest Ebook Central, http://ebookcentral.proquest.com/lib/umontreal-ebooks/detail.action?docID=3248927.
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504 LE L I V R E AVAL£

Philalethe a Pimene, Sur I'Apologie de Monsieur de Balzac, Paris, F. Targa, 1627.


Le Prince Absolu, Paris, 1617.
Reception de tres-Chrestien, tres-Juste, & tres-Victorieux Monarque Louis XIII. Roy de
France & de Navarre,premier Comte & Chanoine de I'Eglise de Lyon: Et de Tres-
chrestienne, Tres-auguste, & tres-Vertueuse RoyneAnne d'Austriche: Par Messieurs
les Doyen, Chanoines, & Comtes de Lyon, en leur Cloistre & Eglise, Lyon, Jaques
Roussin, 1623.
Reflexions sur la maniere de rendre utiles les Gens de Lettres, Archives nationales,
M 792, n° 13.
Le soleil au signe du Lyon. D'ou quelques paralleles sont tirez, avec le tres-Chrestien, tres-
Juste, & tres-Victorieux Monarque Louis XIII. Roy de France e^- de Navarre, en son
Entree triomphante dans sa ville de Lyon [...] le 11. Decembre 1622., Lyon, Jean
Jullieron, 1623.
Sujet du Feu d'artifice, sur la prise de la Rochelle que Morel doitfaire pour I'arrivee du
Roy sur la Seine, devant le Louvre, Paris, C. Son & P. Bail, 1628.
Traduction franfoise des inscriptions et devises faictes pour I'entree du Roy, s.l., s.d.
Vie de saint Hermentaire», in Revue des langues romanes, 3e serie, t. XV, vol. IX,
Nendeln, Kraus reprint, 1970 (ed. de Montpellier, 1886).

Ouvrages Merits avant 1500


Aristote, Ethique a Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1994.
Aristote, Poetique, trad. R. Dupont-Roc, J. Lallot, Paris, Seuil, 1980.
Aristote, Les politiques, trad. Pierre Pellegrin, Paris, GF-Flammarion, 1993.
Aristote, Rhetorique, trad. Mederic Dufour, Paris, Les Belles Lettres, 1968.
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Aulu-Gelle, Nuits attiques, trad, et ed. R. Marache, Paris, Les Belles Lettres, 1978.
fitienne Benoist, Le livre de raison d'Etienne Benoist, 1426, ed. L. Guibert, Limoges, Vve
H. Ducourtier, 1882.
Boece, De institutione musica, e"d. G. Friedlein, Lipsiae, 1867.
Chretien de Troyes, Le chevalier au lion (Yvain), e"d. Mario Roques, Paris, Champion,
1982.
Cyrille d'Alexandrie, Deux dialogues christologiques, intro., texte critique, trad, et no-
tes G. M. de Durand, Editions du Cerf, 1964.
Herodote, L'Enquete, in CEuvres completes, trad. A. Barguet, Paris, Gallimard, 1982,
Bibliotheque de la Pleiade ».
Horace, Epitres, £d. et trad. Fra^ois Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1961.
Horace, Satires, ed. et trad. F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1946.
Hugues de Saint-Victor, L'art de lire; Didascalicon, trad. Michel Lemoine, Paris, CERF,
1991 [1140].
Lucien, Philosophes a vendre, trad. Eugene Talbot, Paris, Rivages, 1992.
Ovide, Hero'ides, texte etabli par H. Bornecque, trad, par M. PreVost, Paris, Les Belles
Lettres, 1928.
Luca Paciolo (On Accounting, ed. Gene Brown et Kenneth Johnston, New York,
McGraw-Hill Book, 1963 [1494].
Quinte-Curce, History of Alexander, e"d. John Rolfe, Cambridge (Mass.), Harvard U.
P., Loebs Classical, 1951.
Quintilien, Institutiones oratorice, 6d. M. Winterbottom, Oxford, Oxford University
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Varron, De lingua latina, ed. et trad. P. Flobert, Paris, Les Belles Lettres, 1985.
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BIBLIOGRAPHIE 505

Ouvrages ecrits entre 1500 et 1850


Jacques Abbadie, Reflexions sur la presence reelle du corps de Jesus-Christ dans I'eucha-
ristie, La Haye, A. Troyel, 1685.
Jean Le Rond d'Alembert, Portrait de Mile de Lespinasse (adresse a elle-meme en 1771),
in due de Castries, Julie de Lespinasse, Paris, Albin Michel, 1985 [mai 1776].
Chevalier d'Arcy, La noblesse militaire, ou le Patriote franfois, s.l., 1766.
Antoine Arnauld, Pierre Nicole, La logique ou I'art depenser..., intro. Louis Marin,
Paris, Flammarion, 1978 [1662].
[Antoine Arnauld], Nouvelle defense de la Traduction du Nouveau Testament imprimee
a Mons; centre le Livre de M. Mallet, Cologne, Symon Schouten, 1680.
Agrippa d'Aubigne, Les tragiques, ed. A. Garnier et J. Plattard, Paris, S.T.F.M., 1990
[1616].
Raymond d'Austry, Livre de raison de Raymond d'Austry, bourgeois et marchand de
Rodez (1576-1624), transcrit et annote par A. Debat, Rodez, Societe des lettres,
sciences et arts de TAveyron, 1991.
Therese d'Avila, «Le chateau interieur», in CEuvres completes, trad, des Carmelites de
Paris-Clamart, Paris, Fayard, 1963 [1577].
Honore de Balzac, «Historique du proces auquel a donn£ h'eu Le lys dans la valUe», La
comedie humaine, sous la dir. de Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, 1978, t. IX.
Jean-Louis Guez de Balzac, CEuvres, Geneve, Slatkine reprints, 1971 (reprint de 1'ed. de
Paris, 1665), 2 vol.
Jean-Louis Guez de Balzac, CEuvres diverses, ed. Roger Zuber, Paris, Champion, 1995
[1644]-
Jean-Louis Guez de Balzac, Les premieres lettres, 1618-1627, ed. et intro. H. Bibas, K.-T.
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Butler, Paris, Droz, 1933.


Marechal de Bassompierre, Memoires, ed. Michaud et Poujoulat, 1838 [1665], t. VI,
2e serie.
Jean Baudouin, Mythologie ou explication des fables, Paris, P. Chevalier et S. Thiboust,
1627.
Pierre Bayle, « Preface », Naudceana et Patiniana ou Singularitez remarquables prises
des conversations de Mess. Naude & Patin, Amsterdam, F. van der Plaats, 1703.
Morvan de Bellegarde, Lettres curieuses de litterature et de morale, Amsterdam, Henri
Schelte, 1707 [1702].
[Pierre Bergeron], Lettre de Polydecque, Sur les Lettres de Sieur de Balzac, Et deux
Parties de Phyllarque, Paris, F. Julliot, 1628.
[Nicolas Bergier], Le Bouquet Royal, ou le parterre des riches inventions qui ont servy a
I'Entree du Roy Louis le Juste en sa ville de Reims, par M. N. Bergier vivant advocat
au Siege Presidial. Augmente des Ceremonies gardees & observees en son Sacre, faict
le xvii. octob. 1610. & de plusieurs autres recherches curieuses, par M. P[ierre] de la
Salle, Conseiller du Roy, & son Advocat en VElection, Reims, Simon de Foigny, 1637.
Catherine Bernard, «Ines de Cordoue», CEuvres; romans et nouvelles, ed. et pref.
Franco Piva, Paris, Nizet, Fasano, Schena, 1993 [1696].
fitienne Bernard, Discours veritable des particularitez qui se sontpassees en la reduction
de la ville de Marseille, en Vobeyssance du Roy, Avignon, 1596.
[Jerome Bignon], La grandeur de nos Roys, & de leur souveraine puissance. Paris, 1615.
Jean Bodin, La methode de I'histoire, dans CEuvres philosophiques de Jean Bodin, ed. et
trad. Pierre Mesnard, Paris, PUF, 1951 [1566].
Jean Bodin, Les six livres de la Republique, Paris, Fayard, 1986 [1576].
Méchoulan, Éric. Le livre avalé - de la littérature entre mémoire et culture, Les Presses de l'Université de
Montréal, 2000. ProQuest Ebook Central, http://ebookcentral.proquest.com/lib/umontreal-ebooks/detail.action?docID=3248927.
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506 LE L I V R E AVALE

Nicolas Boileau, CEuvres completes, ed. Francoise fiscal, intro. Antoine Adam, Paris,
Gallimard, « Bibliotheque de la Pleiade », 1970.
Nicolas Boileau, Satires, epitres, artpoetique, £d. J.-P. Collinet, Paris, Gallimard, 1985.
Pierre de Boisguilbert, Detail de la France, dans Pierre de Boisguilbert ou la naissance
de I'economie politique, ed. M. Bloch, Paris, Institut national d'etudes demogra-
phiques, 1966 [1695].
Pere Amable Bonnefons, Le catechisme royal ou lespoincts de lafoy sont representez par
images, et les images expliquees [...] enfaveur de la Noblesse &]eunesse Chrestienne,
Paris, Mathurin Henault, 1647.
Jacques-Benigne Bossuet, Instructions sur la Version du Nouveau Testament imprimee
d Trevoux en I'annee 1702, Paris, Imprimerie Royale, 1702.
Isaac Dumont de Bostaquet, Memoires inedits de Dumont de Bostaquet, gentilhomme
normand, e"d. Charles Read et Francis Waddington, Paris, Michel Le"vy, 1864 [1693].
Laurent Bouchel, La Bibliotheque ou Thresor du Droict franfois, auquel sont traictees
les matieres Civiles, Criminelles, & Benefidales, tant regimes par les Ordonnance, &
Coustumes de France, que decidees par Arrests des Cours Souveraines, Paris, Jean
Petit-Pas, 1629 [1615].
Dominique Bouhours, La maniere de bien penser dans les ouvrages d'esprit. Dialogues,
intro. et notes Suzanne Guellouz, Toulouse, SLC, 1988 [1687], reproduction de
I'e'd. de Paris, Florentin Delaulne, 1705.
De Bourdonne, Le courtisan desabuse ou pensees d'un Gentil-Homme qui a passe la
plus grande partie de sa vie dans la Cour & dans la Guerre, Paris, A. Vitre", 1658.
Pierre de Bourdeilles, seigneur de Brantdme, Memoires, Leyde, Jean Sambix, 1665 [1584].
M. de Brienne, Response faite aux Memoires de Monsieur le Comte de la Chastre, par
Copyright © 2000. Les Presses de l'Université de Montréal. All rights reserved.

Monsieur le Comte de Brienne, Ministre & Secretaire d'Estat, in Recueil de diverses


pieces curieuses pour servir a I'histoire, Cologne, Jean du Castel, 1664.
Buffon, Discours sur le style, Paris, 1735.
M. de Burigny, Lettre & M. I'Abbe Mercier sur les dimeles de M. de Voltaire avec M. de
Saint-Hyacinthe..., Londres, Paris, Valade, 1780.
Roger de Rabutin, comte de Bussy, Memoires, Paris, J.-C. Lattes, 1987 [1696].
Augustin Calmet, Commentaire litteral sur tctus les livres de I'ancien et du nouveau
Testament, Paris, Pierre Emery, 1713.
Henri de Campion, Memoires de Henri de Campion, Seigneur du Feuguerei, du
Boscferei, de la Lande et du Feuc, Gentilhomme de Francois de Bourbon-Vendome,
Due de Beaufort, et Colonel-Lieutenant du regiment d'infanterie de Henri d'Or-
leans, due de Longueville; Contenant Des faits inconnus sur partie du regne de Louis
XIII et les onze premieres annees de celui de Louis XIV, notamment beaucoup
d'anecdotes interessantes sur les dues de Vendome et de Beaufort et le Cardinal
Mazarini, depuis i634Jusqu'en 1654, Paris, Treuttel et Wiirtz, 1807 [1656-1660].
Richard Cantillon, Essai sur la nature du commerce en general, Paris, Institut national
d'etudes demographiques, 1952 [1755].
Dudrot de Capedebosc, Livre de raison de lafamille Dudrot de Capedebosc (1522-1675),
e"d. P. Tamizey de Larroque, Paris, A. Picard, 1891.
Baldassar Castiglione, Le livre du courtisan, presente et traduit par A. Pons d'apres la
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Baldassare Castiglione, Giovanni Delia Casa, Benvenuto Cellini, Opere, ed. C. Cordie,
Milan, R. Ricciardi, 1966.
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Pierre Charron, De la sagesse, texte revu par Barbara de Negroni, Paris, Fayard, 1986
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[Chastueil Gallaup], Discours sur les arcs triotnphaux dresses en la ville d'Aix a I'heu-
reuse arrivee de tres-Chrestien, tres-Grand, 6- tres-Juste Monarque LOUYS XIII,
Aix, Jean Tholosan, 1624.
Philippe de Cheverny, Les Memoires d'Estat de Messire Philippes Hurault, Comte de
Chiverny, Chancelier de France. Avec une Instruction a Monsieur sonfils. Ensemble La
Genealogie de la Maison des Huraults, dressee surplusieurs Titres, Arrests des Cours
Souveraines, Histoires, & autres bonnes preuves, Paris, Pierre Billaine, 1636.
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Jean-Antoine-Nicolas de Condorcet, «Elements du calcul des probability, et son
application aux jeux de hasard, a la loterie, et aux jugemens des hommes, Avec un
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Jean-Antoine-Nicolas de Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progres de


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d'apprendre a bien lire, prononcer & ecrire, Caen, Veuve Poisson, s.d. [1559].
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honnestes gens, Paris, H. Josset, 1672 (2e ed. rev. et corr.; ed. originale en 1671).
Jean Coutereels, L'art solide de livre de comptes, Middelbourg, 1623.
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Dauree, Le livre de raison des Dauree, d'Agen (1491-1671), ed. et pref. G. Tholin, Agen,
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la version de Jean de Tournes [1598] par Alain Pons, Paris, Quai Voltaire, 1988
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Méchoulan, Éric. Le livre avalé - de la littérature entre mémoire et culture, Les Presses de l'Université de
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508 LE L I V R E AVALE

Rene Descartes, Lettres de Mr Descartes. Ou sont traitees plusieurs belles Questions


Touchant la Morale, Physique, Medecine & les Mathematiques, Paris, Charles
Angot, 1667.
Rene Descartes, « Lettre & Mersenne du 15 avril 1630 », CEuvres philosophiques (1618-
1637), ed. Ferdinand Alquie, Paris, Gamier, 1988.
Rene Descartes, Meditationes de prima philosophia: meditations metaphysiques, trad.
de Luynes, intro. et notes de Genevieve Rodis-Lewis, Paris, Vrin, 1970 [1641].
Rene Descartes, Les passions de I'dme, precede" de « La pathe"tique cartesienne » par J.-
M. Monnoyer, Paris, Gallimard, 1988 [1649].
Pierre Francois Guyot Desfontaines, La Voltairomanie, ed. M. H. Waddicor, Exeter,
University of Exeter, 1983 [1738].
Nicolas Des-Isles, Critique sacree ou les Chefs d'accusation proposez centre la Traduc-
tion Francoise du Nouveau Testament, imprimee a Mons par Gaspard Migeot en
I'annee 1667, Paris, Louis & Antoine Boullenger, 1668.
Bonaventure Des Pe"riers, Les nouvelles recreations et joyeux devis, e"d. Krystina
Kasprzyk, Paris, Champion, 1980.
Denis Diderot, «Lettre sur le commerce de la librairie», CEuvres, III: Politique, ed.
Laurent Versini, Paris, R. Laffont, 1995 [1763].
Denis Diderot, CEuvres esthetiques, ed. Paul Verniere, Paris, Gamier, 1976.
Jean Domat, Les loix civiles dans leur ordre naturel, Le droit public, et Legum delectus,
Paris, Nicolas Pepie, 1705.
Claude-Joseph Dorat, Merlin bel-esprit, Paris, Monory, 1780.
Claude-Joseph Dorat, Les prdneurs ou le Tartuffe litteraire, en Hollande, et se trouve a
Paris, chez Delalain, Libraire, 1777.
Joachim Du Bellay, Deffence et illustration de la langue francoyse, ed. Francis Goyet et
Copyright © 2000. Les Presses de l'Université de Montréal. All rights reserved.

Olivier Millet, Paris, Champion, 2003 [1548].


Jean-Baptiste Dubos, Reflexions critiques sur la poesie et la peinture, Paris, J. Mariette,
1719.
Jacques Du Bosc, L'honneste femmey Paris, J. Jost, 1632.
Charles Duclos, Les confessions du Comte de *** suivi de Considerations sur les mceurs
de ce siecle, intro. Olivier de Magny, Paris, Editions Rencontre, 1970 [1751].
Pierre Thomas Du Fosse", Memoires de Pierre Thomas, sieur Du Fosse, 6d. F. Bouquet,
Rouen, C. Me"terie, 1876 [1739].
Nicolas Lenglet Du Fresnoy, Supplement de la Methode pour Etudier I'Histoire, Paris,
Rollin et de Bure, 1741.
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Remerciements

Pour un ouvrage aussi préoccupé de grâce et de dette, il serait peu gra-


cieux de ne pas souligner tout ce que je dois. Cependant, durant les dix
années de recherche qui ont trouvé ici une forme, on peut bien imaginer
que le nombre de personnes rencontrées qui m'ont, ici ou là, permis
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d'avancer (ou de reculer) et qui ont enrichi mes réflexions est trop consi-
dérable pour que je puisse nommer chacun.
Je ne mentionnerai donc que les dialogues privilégiés, à commencer
par celui que j'ai entretenu avec Alain Viala. Il a fait preuve d'un soutien,
d'une patience et d'un sens critique qui sont dignes d'un ami. De son
côté, Christian Jouhaud a su me ramener avec doigté à certaines réalités
de l'écriture de l'histoire et n'a cessé de m'engager dans de justes débats.
On aura également senti les marques des travaux d'Hélène Merlin dans
ces pages, mais j'ai surtout le souvenir de son passage à Montréal qui fut
lumineux.
Il me faut ajouter les membres de mon jury d'Habilitation dont les
remarques, à un stade presque final, ont été fort utiles : Nicholas Cronk,
Marie-Madeleine Fragonard, Georges Molinié et Jacques Rancière, ainsi
que Hélène Merlin et Alain Viala (derechef). Je remercie également Ber-
nard Beugnot et Benoît Melançon de leurs suggestions de lecture sur cer-
tains sujets, ainsi que les deux lecteurs (ou lectrices) anonymes du
Programme d'aide à l'édition savante pour leurs commentaires judicieux.
Enfin, pour toutes ces années, même les plus hasardeuses, je ne saurais
assez dire ma gratitude envers Marie-Pascale Huglo.
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538 LE L I V R E AVALÉ

Par ailleurs, je suis redevable à plusieurs institutions de leur soutien :


King's Collège, Cambridge; Conseil de recherche en sciences humaines
du Canada ; Université de Montréal. Elles m'ont permis de poursuivre ces
recherches durant toutes ces années.
Certains textes ont déjà été publiés et sont repris ici de façon plus ou
moins modifiée : « La fabrique des contes de fées à la fin du xvne siècle :
de la mémoire à la culture », Les lieux de mémoire et la fabrique de l'œuvre,
éd. V. Kapp, Tubingen, Biblio 17,1993, p. 91-102 ; « Du style de Dieu et de
sa traduction au xvne et au début du xvme siècles », L'histoire et les théo-
ries de la traduction : Actes du colloque international de Genève, 3-5 octobre
1996, Genève, ASTTI, 1997, p. 159-174 ; « Les deux vies de Saint-Hyacinthe
dans les marges du Dr Mathanasius », Tangence, n° 57, éd. J. Goulemot,
P. Popovic, 1998, p. 23-39 5 « Le gracieux et le gratuit : civiliser la grâce
dans les traités de savoir-vivre aux xvie et xvne siècles », De la grâce et des
vertus, éds. M.-R Wagner et P.-L. Vaillancourt, Paris, L'Harmattan, 1998,
p. 259-293 ; « Les deux plus rares choses du monde : être vrai et paraître
vrai », Mélanges Bernard Beugnot, Montréal, Paragraphes, 1999, p. 83-98 ;
« Le goût et le ragoût », Les dérèglements de l'art. Formes et procédures de
l'illégitimité culturelle en France (1715-1914), éd. Pierre Popovic, Erik
Vigneault, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2000, p. 112-129.
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Table des matières

Avant-propos 9
Introduction 13

PREMIÈRE PARTIE
Les révolutions de la mémoire
1 L'amnésie de Montaigne : 33
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pour une nouvelle expérience du passé

2 La raison des mémoires : formes sociales 67


de la subjectivité chez les mémorialistes

3 Renommée et publicité : 107


la querelle des Lettres de Guez de Balzac

4 Le public du souverain : mises en mémoire 145


et grâces dans les Entrées solennelles

DEUXIÈME PARTIE

Les mots et les gestes :


entre grâce et souveraineté
5 Le don des mots : éloges du Prince 181
de Guez de Balzac et souveraineté de la langue

6 La communauté du style : 215


vérité de Dieu et politesse des hommes

7 Civiliser la grâce : 249


les styles mondains de Castiglione à Courtin
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TROISIEME PARTIE
L'invention de la culture
8 La communauté du goût : 279
les formes sociales du sensible
9 La culture et l'exception du peuple : fabrication 307
des contes de fée et de la culture populaire
10 La culture et l'exception des femmes : salons 343
et opinion publique, le cas de Julie de Lespinasse
11 La culture et ses marges : de la République des Lettres 369
aux droits de l'auteur, le cas de Saint-Hyacinthe

Conclusion 407
Notes 423
Bibliographie 501
Remerciements 537
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AGMV Marquis

MEMBRE DE SCABHNI MEDIA

Québec, Canada
2004

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