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Méchoulan, Éric. Le livre avalé - de la littérature entre mémoire et culture, Les Presses de l'Université de
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(espace)
littéraire
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LE L I V R E AVALÉ I
de la littérature
entre mémoire et culture
(xvi e -xvin esiècle)
Éric Méchoulan
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Conception graphique : Gianni Caccia
Mise en pages : Yolande Martel
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« Et j'allais vers l'ange, en lui disant de me donner
le petit livre. Et il me dit : Prends-le et avale-le ;
il sera amer à tes entrailles, mais dans ta bouche
il sera doux comme du miel.
Je pris le petit livre de la main de l'ange, et je
l'avalai ; il fut dans ma bouche doux comme du
miel, mais quand je l'eus avalé, mes entrailles
furent remplies d'amertume.
Puis on me dit : II faut que tu prophétises de
nouveau sur beaucoup de peuples, de nations,
de langues, et de rois. »
Apocalypse, 10, 9-11
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Avant-propos
ment alors concevoir la littérature quand elle n'est pas encore autonome?
Qu'est-ce que «la littérature d'avant la littérature » ? Selon quelles cristal-
lisations historiques, qui auraient permis la quête de son autonomie, l'art
des œuvres d'écriture s'est-il transformé ? Faut-il simplement discerner un
champ de forces en train de gagner son autonomie, des belles-lettres sur le
chemin glorieux de leur liberté, bref, une contrée en voie de développe-
ment ? Le risque de la téléologie implicite est évident ; mais pire encore, la
linéarité supposée du développement apparaît trop simplificatrice.
Qu'une fonction-auteur émerge lentement et façonne certaines atti-
tudes sociales d'écriture et que des institutions soient installées et régulent
la vie littéraire dès la Renaissance, que le statut social, juridique et financier
de l'écrivain s'établisse dès le xvne siècle, que la ferveur publique recon-
naisse aux littérateurs un double pouvoir de modelage et de critique à
l'époque des Lumières, tout cela ne suffit pas pour lire à rebours de
l'autonomie conquise du xixe siècle une phase de fragile et lente, mais
uniforme, « autonomisation ». L'histoire n'opère pas selon le principe de
ces fonctions que les mathématiciens appellent « monotones ». La consti-
tution de la « littérature » suppose plutôt la configuration changeante de
variations minimes aux résonances parfois étonnantes. À la glorieuse
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10 L E L I V R E AVALÉ
peu, corps. Comment décider des discours, des événements, des institu-
tions qui ont effectivement façonné le corpus que nous reconnaissons
aujourd'hui comme littéraire, voilà où joue la tentative et l'approche.
Avec les Lettres modernes, c'est le livre de la culture que les individus
avalent jusque dans les contradictions que cela implique, ayant l'impres-
sion du miel dans la bouche et de l'amertume dans les entrailles, selon ce
qu'en dit l'Apocalypse, telle que je l'ai cité en exergue.
Corps imprimé, d'un côté, livre avalé, de l'autre, forment ainsi le para-
doxe constitutif des ouvrages que nous appelons «littéraires».
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Introduction
types de société.
Ainsi, la légitimité peut venir du dehors, de l'extérieur du groupe. Que
ce soit un ou des dieux, des esprits, la nature, peu importe, l'essentiel est
que personne à l'intérieur de la communauté ne puisse revendiquer l'éta-
blissement de l'ordre social comme son invention. Il y va de la perma-
nence de la société elle-même. Si certains membres du groupe pouvaient
légitimement revendiquer la création de tel rituel, de tel mythe, de telle
croyance, de tel savoir, ils acquerraient du coup la possibilité de modifier
à leur guise l'ordre même de la communauté. Il faut bien que l'ordre
social soit reçu, mais ce don impose une dette toute spéciale envers ce
dehors sacré qui demeure au-delà de n'importe quel pouvoir humain.
D'où l'importance du passé, car c'est de lui que vient la légitimité, en même
temps que l'intelligibilité du présent. C'est autrefois que furent institués
les règles et les rituels, les permissions et les chants, les obligations et les
fêtes : les ancêtres deviennent des figures divines, dispensatrices de savoirs
et d'être. Ces sociétés valorisent la tradition, elles souscrivent à un culte
de la mémoire, par où le passé maîtrise le présent, par où les hommes
du présent ne contrôlent pas les souvenirs qui leur sont légués. Il s'agit
avant tout, pour eux, de recevoir et de transmettre un héritage. Il s'agit de
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14 L E L I V R E AVALÉ
par les individus qui forment la société. Tradition et mémoire sont criti-
quées et tenues pour des obstacles à la réalisation de l'ordre social dans la
mesure où elles empêchent justement de telles inventions. Loin de four-
nir une énergie sociale, elles ne sont prises que pour des techniques rou-
tinières qui bloquent les innovations individuelles sous le poids du passé.
Il faut désormais les soumettre au jugement des individus, car c'est en
eux que réside la valeur, c'est par eux que se décide la venue des réalisa-
tions communes. Au relatif anonymat de la tradition succède la nécessité
de se faire un nom, d'imprimer sa marque sur les réalisations de l'histoire
comme si l'on pouvait signer au bas de la page du temps. Dans ce type de
société, les êtres doivent produire le présent comme futur, car c'est à sa
part d'avenir que l'on juge la validité du présent: il s'agit de paraître
mobile (ce qui ne signifie pas, là non plus, que l'on soit effectivement
mobile). L'avenir projeté explique (littéralement déplie) le présent, car le
passé n'a de valeur qu'à passer par le discours de l'histoire, il n'est plus
source d'intelligibilité, ni de présence immédiate, c'est, au contraire, lui
qu'il faut comprendre : coupé du présent, le passé est devenu une énigme.
Les êtres ne sont plus alors dans la mémoire, c'est la mémoire qui réside
dans les êtres, et seulement sous la forme d'une faculté mineure et négli-
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INTRODUCTION 15
geable. Du coup, l'univers est perçu sur le fond d'une insignifiance généra-
lisée: de chaque moment du temps, on se demande: «En quoi est-ce un
signe ? » Dans le temps désormais uniforme, il faut faire de chaque instant,
au moins potentiellement, la surprise fabriquée d'un événement, afin de
mieux laisser dans l'ombre l'insupportable répétition (on produit une
discontinuité temporelle par le flux continu d'événements). Ces sociétés
qui dévaluent la tradition, par désir de différences, sont, en fait, des sociétés
de l'oubli par hvpermnésie générale2.
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18 LE L I V R E AVALÉ
tités de chacun.
Cette interprétation paraît aller à l'encontre des grands travaux de
Frances Yates et de Paolo Rossi, qui montrent l'importance du théâtre de
mémoire de Giulio Camillo, de la pensée ésotérique de Giordano Bruno
et des méthodes combinatoires de Raymond Lulle à Leibniz. Pour ces
premiers exégètes des arts de mémoire, ce n'est qu'au xvme siècle que la
coupure décisive se ferait. Qu'il y ait rémanence des mnémotechniques
ne signifie pourtant pas que les enjeux ontologiques et collectifs de la
mémoire perdurent. On peut même penser que les arts de mémoire sont
d'autant plus disponibles pour les explorations sur les rationalisations ou
l'hermétisme des méthodes qu'ils ne font plus partie intégrante de la per-
pétuation des héritages et des formations d'identités17. Paolo Rossi recon-
naît d'ailleurs «l'absorption de la mémoire par la logique» et le fait
qu'elle en soit, du coup, «profondément transformée18». Les Méditations
de Descartes n'ont plus guère que le nom de commun avec la technique
médiévale de la meditatio, dont Mary Carruthers a montré l'imprégna-
tion mémorielle. En perdant de sa puissance spéculative et de son anima-
tion collective, la mémoire passe au service du jugement et de la raison
individuelle et ne tarde pas à se voir reléguée fort bas dans l'échelle des
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INTRODUCTION 19
dont on n'entend d'ailleurs que depuis peu les leçons, lorsqu'il rapporte,
dans les années 1920, la sociologie à une nécessaire analyse des mémoires
collectives.
Aux révolutions des temps modernes, et à l'empire sur nous de la
notion même de révolution qu'ignoraient nos ancêtres21, succède, depuis
deux dizaines d'années, la restauration de la mémoire. Les liturgies com-
mémoratives, la grande messe du patrimoine, le pieux recyclage de l'ancien
à défaut de l'antique, tout est bon pour les dévots de la mémoire : qu'im-
porté le tesson pourvu qu'on ait l'ivresse du passé. Le succès public d'un
travail savant comme les Lieux de mémoire (et jusqu'à la locution elle-
même aussitôt publiée que disséminée du bureau du ministre de la Cul-
ture aux journalistes des pages sportives, des panneaux publicitaires à la
juridiction du patrimoine) témoigne de cette « fièvre commémorative22 »,
de cette « tyrannie de la mémoire23 » dans nos sociétés contemporaines.
On en dirait autant de la tradition qui est devenue un argument de
vente pour les marchands en mal de renouveau, mais aussi un objet
d'étude récent des historiens, des philosophes, des sociologues et même
des ethnologues, dont on se serait attendu à ce qu'ils prissent en compte
la notion plus tôt, eux qui s'occupent des sociétés « traditionnelles24 ». La
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2O LE L I V R E AVALÉ
pesante des traditions, « signe des temps, dans une société en quête de ses
"racines"28'». Il n'y a pas seulement ici éternel retour des racines (ou de
leur quête), mais phénomène bien daté d'une nouvelle fascination.
Peut-on comprendre ce retournement des valeurs allouées à la mémoire
collective en saisissant alors son rôle dans la culture? Encore faudrait-il
que nous sachions à quoi nous en tenir sur la notion même de culture.
Si la culture est la chose du monde la plus répandue, elle n'en semble pas,
pour autant, la plus évidente. Qui l'analyse ne peut manquer de trouver
dans ses expressions les plus courantes quelques petits paradoxes ; sept,
pour être précis, qui se chevauchent ou se superposent partiellement,
mais qui ont chacun leur impact propre.
1. La culture est universaliste et particularisante : tout être est de cul-
ture, mais chacun relève d'une culture.
2. La culture désigne l'ensemble de la société (puisque tout phénomène
social est de toute façon culturel) et une sphère particulière à l'intérieur
de la totalité sociale (le domaine des représentations en général, ou bien
des modes esthétiques et intellectuels plus spécifiquement).
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24 LE L I V R E AVALÉ
meilleurs les esprits : c'est un même soin des terres, des intelligences et des
âmes. Au xvie siècle, Du Bellay en reprend explicitement les valeurs agri-
coles pour l'amener à une manière collective de faire fructifier la langue :
Que si les anciens Romains eussent été aussi negligens à la culture de leur
langue, quand premièrement elle commença à pululer, pour certain en si peu
de tens elle ne feust devenue si grande. Mais eux, en guise de bons agriculteurs,
l'ont premièrement transmuée d'un lieu sauvaige en un domestique: puis
affin que plus tost et mieux elle peust fructifier, coupant à l'entour les inutiles
rameaux, Font pour échange d'iceux restaurée de rameaux francz et domes-
tiques, magistralement tirez de la langue greque, les quelz soudainement se
sont si bien entez et faiz semblables à leur tronc, que désormais n'apparaissent
plus adoptifz, mais naturelz37.
L'emploi qu'on dit absolu est, à lire de près, modalisé : c'est une « certaine
culture » qui fait défaut pour apprécier le bel esprit, autrement dit, impli-
citement, soit culture des lettres pour discerner la valeur des références
tacites de l'homme spirituel, soit culture du monde pour juger de son art
de converser.
En fait, il est possible de trouver une occurrence absolue du mot plus
vieille de sept ans43 et plus instructive encore que celle de La Bruyère ; elle
se trouve dans la traduction par Amelot de la Houssaie de VOrâculo
manualy arte deprudenda de Baltasar Graciân:
Cultiver et embellir.
L'homme naît barbare, il ne se rachète de la condition des bêtes que par la
culture ; plus il est cultivé, plus il devient homme. C'est à l'égard de l'éduca-
tion que la Grèce a eu droit d'appeler barbare tout le reste du Monde. Il n'y a
rien de si grossier que l'ignorance ; ni rien qui rende si poli que le savoir. Mais
la science même est grossière, si elle est sans art. Ce n'est pas assez que l'enten-
dement soit éclairé, il faut aussi que la volonté soit réglée, et encore plus la
manière de converser44.
Cinq éléments sont ici importants. D'abord, le type de texte dans lequel
survient la notion de culture : non une description ironique des caractères
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28 LE L I V R E AVALÉ
raire œuvrent en deçà des jeux de centre et de marge qu'ils vont néanmoins
contribuer à constituer depuis la République des lettres jusqu'aux recon-
naissances juridiques des droits de l'auteur; autrement dit, comment
femmes, marginaux, peuple sont simultanément autres mais indispensa-
bles, indispensables parce que autres, à l'institution de la culture. Je dois
réserver pour un autre ouvrage la possibilité de comprendre comment,
enfin, la valeur esthétique est instituée à partir des nouveaux rapports à
l'économie politique, au travail et au temps, bref, à la dette héritée ou
déniée.
Le portrait du temps présent est celui d'un visage outrageusement
fardé, un visage fait de forces mobiles et lisses où l'on n'aperçoit jamais
les rides du passé ni les traces des aventures anciennes, non par fuite
intarissable du temps présent, mais parce que nous avons construit notre
appréhension du maintenant avec tout l'art de la cosmétique moderne
(là où les Anciens l'édifiaient en prudente cosmologie). Notre littérature,
quand elle n'est pas mise en scène fragmentée de mémoires ressuscitées,
prend l'allure assez spectrale chez Beckett, chez Blanchot, chez Duras,
« d'une mémoire qui a été entièrement purifiée de tout souvenir, qui n'est
plus qu'une sorte de brouillard, renvoyant perpétuellement à de la
mémoire, une mémoire sur de la mémoire, et chaque mémoire effaçant
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PREMIERE PARTIE
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CHAPITRE 1
L'amnésie de Montaigne :
pour une nouvelle expérience
du passé
tion, mais une œuvre qui fasse problème. Ce texte est considéré comme
un chef-d'œuvre.
Georges Duby, dans un article de 1969 où il était un des premiers à
donner au culturel une position importante dans les recherches histori-
ques, souligne, certes, combien cette histoire culturelle doit se faire à par-
tir de la « production courante » plutôt que des « chefs d'œuvre1 ». Mais il
s'agit aussi de « situer dans la chronologie ces flexions qui scandent la vie
d'une culture2 ». Or, comment indiquer les flexions ? L'image même de
« production courante » laisse à penser qu'il devrait être délicat de mar-
quer, tracer, sceller les inflexions du flux de l'histoire. Pourtant les flexions
font bien partie d'une dynamique des fluides.
Par où passent alors les points de rebroussement ou les notables
infléchissements? «Particulière attention doit être prêtée à certaines
œuvres maîtresses qui cristallisent les tendances novatrices, qui portent
condamnation des formes tenues désormais pour surannées, et qui
demeurent ensuite, pour un temps plus ou moins long, exemplaires —
c*est ici que le chef d'œuvre prend valeur explicative3. » Même si Georges
Duby signale qu'il faut aussi reconnaître les énergies propres aux ateliers
des nouvelles forces culturelles (cours princières, universités ou couvents
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34 LE L I V R E AVALÉ
L'amnésie de Montaigne
Dans un des premiers essais qu'il compose en 1572 ou 1573, Montaigne
choisit comme thème les menteurs et commence sa leçon par un propos
personnel qui sonne comme un aveu :
[A] II n'est homme à qui il siese si mal de se mesler de parler de mémoire. Car
je n'en reconnoy quasi trasse en moy, et ne pense qu'il y en aye au monde une
autre si monstreuse en défaillance. J'ay toutes mes autres parties viles et com-
munes. Mais en cette-là je pense estre singulier et très-rare, et digne de gaigner
par là nom et réputation4. » Et, dans la première édition, il embraye aussitôt
sur ses menteurs : « Ce n'est pas sans raison qu'on dit que qui ne se sent point
assez ferme de mémoire, ne se doit point mesler d'estre menteur5.
Autrement dit, le défaut de mémoire est à porter tacitement au crédit de
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Troyes que de leur maître. Dans Le chevalier au lion, Yvain devient fou
pour avoir manqué à sa promesse, « por quant mes ne li sovenoit de rien »
(désormais il ne se souvenait de rien) ; mais, par l'effet d'un baume magi-
que, il guérit de sa folie, il « rot son san et son mimoire6 » (il retrouve son
sens et sa mémoire). À la folie ne s'oppose pas seulement la raison, mais
aussi la mémoire ; entendement et souvenir sont pratiques germaines qui
se perdent et se retrouvent ensemble. Chez Bonaventure des Périers, com-
prendre et se souvenir vont encore de concert : quand un jeune homme
découvre, le soir de ses noces, qu'il n'est pas le premier à connaître sa
femme, cela «luy fit souvenir qu'on la luy avoit belle baillée7». Cette
remarque ne signifie pas qu'il se remémore qu'on lui avait raconté des
histoires, mais bien qu'il comprend qu'on l'a trompé.
La folie de Montaigne tient à l'abandon de cet étroit cousinage et à
l'antagonisme trouvé aux figures du sens et du souvenir. On pourrait y
ajouter conscience et mémoire avec l'histoire de Lynceste, dont Montaigne
signale dès l'abord qu'il ne la lit jamais sans s'en offenser, « d'un ressenti-
ment propre et naturel » (c'est-à-dire d'un sentiment qui lui est personnel,
qui fait partie de son être8), car Lynceste, accusé de conjuration contre
Alexandre, prépare soigneusement sa défense en prison, mais au moment
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36 L E L I V R E AVALÉ
le long héritage : les Essais sont aussi une manière de produire sa noblesse
(au double sens de montrer et de fabriquer), dans la mesure où une des
conditions de la noblesse tient à son caractère « immémorial18 », autre-
ment dit, concrètement, au fait de remonter au moins à trois générations.
Au xvie siècle, noblesse et renommée sont étroitement liées, certains
faisant même remonter le terme latin nobilis à noscibilis (reconnu,
renommé). Montaigne participe ainsi de ce nouveau groupe social au
statut encore incertain : plus vraiment bourgeois, pas tout à fait gentil-
homme. Il tient aux uns par le souci économique ou par la culture classi-
que, aux autres par le loisir ostensiblement campagnard (la vie sur ses
terres) ou par la valeur accordée aux armes. Cela détermine l'invention
de nouveaux styles de vie dont les Essais forment pratiquement un parfait
manuel19.
Il devient donc très important, pour Montaigne, de pouvoir marquer
certaines différences essentielles entre ses gens et lui-même en s'inscri-
vant en faux contre le privilège abusif qu'ils accordent à la mémoire ;
mais comment faire du prix alloué à la mémoire par les auteurs qu'il
estime le résultat d'une illusoire inflation ? Au sein du même passage sur
les «Menteurs», et avant d'indiquer le sentiment de ses propres servi-
teurs, Montaigne ajoute une référence qui semble contredire ce qu'il va
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pourtant avancer : « [B] Outre l'inconvénient naturel que j'en souffre [C]
— car certes veu sa nécessité, Platon a raison de la nommer une grande et
puissante déesse — [B] si en mon paï's [...]». Mais on voit bien que la
référence à Platon conduit à renvoyer la mythologie des Anciens aux chi-
mères du vulgaire, plutôt qu'à octroyer aux paysans l'autorité du passé.
L'opération est renouvelée dans un autre essai (« De la présomption »),
aussi critique que celui sur les menteurs :
[B] y regardant de près, je crains que ce defauct [de mémoire], s'il est parfait,
perde toutes les fonctions de l'âme. [C] Memoria certe non modo philoso-
phiam, sed omnis vitae usum omnesque artes una maxime continet.
[A]Plenus rimarum sum, hac atque illac effluo.
Il m'est advenu plus d'une fois d'oublier le mot [C] du guet [A] que j'avois
[C] trois heures auparavant [A] donné ou receu d'un autre, [C] et d'oublier
où j'avoi caché ma bourse, quoy qu'en die Cicero. le m'aide à perdre ce que je
serre particulièrement20.
[B] Les Lacedemoniens sacrifioient aux muses, entrant en bataille, afin que
leurs gestes fussent bien et dignement escris, estimant que ce fut une faveur
divine et non commune que les belles actions trouvassent des temoings qui leur
sçeussent donner vie et mémoire. [A] Pensons-nous qu'à chaque arquebousade
qui nous touche, et à chaque hazard que nous courons, il y ayt soudain un
greffier qui l'enrolle23 ?
Les Muses antiques, filles de Mnemosyne, la déesse Mémoire, avaient, en
effet, pour charge d'assurer la renommée et la gloire des êtres de valeur.
Mais les événements errent dans un monde qui ne parvient plus à les
chanter ; l'aède inspiré à la voix enchanteresse prend, désormais, le visage
d'un greffier à l'écriture maigre qui tient registre des actions, comme,
dans un tribunal, on écrit les témoignages des plaignants.
Cette activité de « mise en rolle » (dont Montaigne a pu faire l'expé-
rience lors de ses années de conseiller à la Chambre des Enquêtes24) n'est
pourtant pas à prendre seulement en mauvaise part. Ce n'est pas tant le
greffier qui est en cause que le statut même de ce qui doit être relevé et
rapporté : même si combats et batailles abondent comme références dans
les Essais (preuves réitérées du statut nobiliaire de Montaigne), l'événe-
ment digne d'être « enrollé » concerne plus les attitudes, les habitudes et
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40 LE L I V R E AVALÉ
les gestes, bref, tout ce qui peut relever des mœurs ou des styles d'exis-
tence. Répondant à une demande sur ses capacités à servir, Montaigne
reconnaît, avec une once de plaisir, « ne sçavoir faire chose qui [1]'esclave
à autruy», mais il poursuit en supposant un possible service: « [JJ'eusse
dict ses veritez à mon maistre, et eusse contrerollé ses meurs, s'il eust
voulu [...] les observant pas à pas, à toute oportunité, et en jugeant à
l'œil pièce à pièce, simplement et naturellement, luy faisant voyr quel il
est dans l'opinion commune, m'opposant à ses flateurs25. » Là où le rhap-
sode antique, le « couseur de chants », proclamait la gloire de tel ou tel en
l'insérant dans le réseau mémoriel des autres compositions et en lui
permettant d'être à nouveau récité par les rhapsodes à venir, le greffier
des mœurs dresse le registre des actions de son prince, cas par cas, exer-
çant à chaque fois et pour chaque occasion son jugement : aux louanges
de la mise en mémoire qui évalue des grandeurs continues s'opposent
les vérités du greffier qui mesure des multiplicités discontinues («Non
seulement je trouve mal-aisé d'attacher nos actions les unes aux autres,
mais chacune à part soy je trouve mal-aysé de la designer proprement par
quelque qualité principalle, tant elles sont doubles et bigarrées à divers
lustres26. »)
Ne pouvant enregistrer les mœurs de son prince afin de lui permettre
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les remettra en train. Ils vous contiendront en cette voie de vous contenter de
vous mesmes, de n'emprunter rien que de vous37.
Autrement dit, faites d'exemples antiques les greffiers de vous-même,
instituez-les écrivains de vos intentions, car le respect que vous leur devez
vous forcera à vous contenir, à vous satisfaire de votre être, au point de
rejeter tout autre exemple que le vôtre. Le modèle passé n'a de validité
qu'à permettre d'en dénier l'inspiration, l'exemplarité des Anciens ne
vaut qu'à vous permettre de vous établir au centre de vos propres actions :
manière originale de tirer sa révérence au passé.
Comment mieux annuler les dettes de la mémoire qu'en empruntant à
soi seul?
J'aymerois mieux m'entendre bien en moy qu'en Cicéron. De l'expérience que
j'ay de moy, je trouve assez dequoy me faire sage, si j'estoy bon escholier. Qui
remet en sa mémoire l'excez de sa cholere passée, et jusques où cette fièvre
l'emporta, voit la laideur de cette passion mieux que dans Aristote, et en con-
çoit une haine plus juste. [... ] La vie de Cassar n'a poinct plus d'exemple que
la nostre pour nous38.
À la mémoire collective qui instruisait des rôles sociaux se substitue une
mémoire individuelle, outil du jugement sur soi, expérience sur laquelle
se modeler à partir du moment où l'entendement l'a, en quelque sorte,
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sert au public à contenir les hommes en leur devoir ; si le peuple en est esveillé
à la vertu ; si les Princes sont touchez de voir le monde bénir la mémoire de
Trajan et abominer celle de Néron [...]: qu'elle accroisse hardiment et qu'on
la nourrisse entre nous le plus qu'on pourra40.
La fama publica peut être le lieu d'un travail, d'une production sociale
forcément précaire, pour certains fabricants d'objets ou de savoirs. La vertu
ne se paie, elle, que de sa propre valeur, sans attendre rien de la recon-
naissance d'un public. C'est pourquoi on peut exploiter les marques visi-
bles et bruyantes de ses productions afin d'être payé de retour, si l'on s'en
tient à la dimension publique des phénomènes; il peut même devenir
indispensable, étant donné la faiblesse innée de ceux qui composent le
public, de s'en tenir à cette mémoire collective comme à une bourse des
valeurs sociales pour mieux les contenir en ce qu'ils doivent. L'être dénué
d'obligations publiques, libre de se clore sur ses propres expériences pour
mieux les évaluer en ses jugements, peut aussi voir, depuis sa position en
retrait du public, les logiques tacites et les productions d'illusion qui
commandent les possibilités du vivre-ensemble. Qu'il faille nourrir le
public de fausses opinions comme on les paye de fausse monnaie41, sans
doute, mais quelle nourriture choisir pour l'être sans mémoire ?
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Qu'il juge du profit qu'il aura fait, non par le tesmoignage de sa mémoire
mais de sa vie. [... ] C'est tesmoignage de crudité et indigestion que de regor-
ger la viande comme on l'a avallée. L'estomac n'a pas faict son opération s'il
n'a faict changer la façon et la forme à ce qu'on luy avoit donné à cuire.
Nostre âme ne branle qu'à crédit, liée et contrainte à l'appétit des fantasies
d'autruy, serve et captivée soubs l'authorité de leur leçon. [... ] II faut qu'il
emboive leurs humeurs [à Xénophon et à Platon], non qu'il aprenne leurs
préceptes. Et qu'il oublie hardiment, s'il veut, d'où il les tient, mais qu'il se les
sçache approprier45.
plus qu'héritage, dette à rembourser plus que don qui accroît, alors il
devient impératif de réordonner la relation à la mémoire et l'évaluation
des libertés.
Digérer est affaire de physiologie, mais c'est aussi, en latin et dans le
français du xvie siècle, une opération rhétorique. Digerere signifie sépa-
rer, répartir ; pour Cicéron ou pour Quintilien, la digestio est la division
d'une idée générale en ses parties, c'est un geste qui distribue de part et
d'autre. Il ne s'agit donc pas seulement d'une activité naturelle, mais d'un
travail de l'esprit. « La lecture me sert spécialement à esveiller par divers
objects mon discours, à embesongner mon jugement, non ma memoyre46. »
Des œuvres du passé, on doit produire, moins l'ameublement du souve-
nir, que le façonnage du jugement. Le geste de distinguer en partageant et
en ordonnant est, du même coup, distinction sociale de celui qui démon-
tre sa capacité à diviser et à disposer. Là où les connaissances paraissent
glisser vers ce qui leur ôte toute stabilité, la digestion en décomposant
encore plus, mais méthodiquement, le savoir amassé, lui redonne un lieu,
un corps, un être qui peut, alors, en rétablir la valeur, en redistribuer
l'autorité. Au passé légué fait place le présent du jugement, au savoir
ancien, l'actualité physique d'un appareil digestif.
Lorsque le passé devient étranger au présent, il faut recomposer une
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48 LE L I V R E AVALÉ
chez Montaigne, la mémoire, parce quelle lie les êtres à d'autres, les empri-
sonne, alors que le jugement, parce qu'il délie, noue le sujet à lui-même.
C'est pourtant encore un nœud temporel qu'il s'agit de décrire et un
héritage qu'il faut gérer: fréquenter («raccointer») des auteurs du passé
est une manière de se rendre soi-même fréquentable, c'est-à-dire réitérable.
On doit se métamorphoser en être de librairie («livre consubstantiel à
sonautheur»):
[A] C'est pour le coin d'une librairie, et pour en amuser un voisin, un parent,
un amy, qui aura plaisir à me racointer et repratiquer en cett' image. [...]
Quel contentement me serait-ce d'ouïr ainsi quelqu'un qui me recitast les
meurs, le visage, la contenance, les parolles communes et les fortunes de mes
ancestres ! [...] [C] Ay-je perdu mon temps de m'estre rendu compte de moy si
continuellement, si curieusement ? Car ceux qui se repassent par fantasie seu-
lement et par langue quelque heure, ne s'examinent pas si primement, ni ne
se pénètrent, comme celuy qui en faict son estude, son ouvrage et son mestier,
qui s'engage à un registre de durée, de toute sa foy, de toute sa force.
Les plus délicieux plaisirs, si se digèrent-ils au-dedans, fuyent à laisser trace
de soi [...]. Aux fins de renger ma fantaisie à resver mesme par quelque ordre
et projet, et la garder de se perdre et extravaguer au vent, il n'est que de donner
corps et mettre en registre tant de menues pensées qui se présentent à elle.
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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 49
J'escoute à mes rêveries par ce que j'ay à les enroller. [...] Quoy, si je preste un
peu plus attentivement l'oreille aux livres, depuis que je guette si j'en pourray
friponner quelque chose de quoy esmailler ou estayer le mien [...] nullement
pour former mes opinions ; oui, pour les assister, pieç'a formées, seconder et
servir55.
sauriser les occurrences : que tout soit circulation n'entraîne pas que rien
ne puisse demeurer. La vertu de la digestion requiert encore une gestion
du divers. Livre de compte, registre temporel, enrôlement des rêveries
autorisent alors la formation, non d'une langue héritée, mais d'un verna-
culaire enrichi des verdicts rendus. De même que l'on est curieux de ses
ancêtres, on devient curieux de soi, au point de s'enregistrer et de léguer
un corps imprimé. L'économie du legs persiste donc, mais sous la forme
paperassière d'un registre de soi dont le sujet est, à la fois, l'instrument et
l'effet, l'ordre et la fantaisie : économie propre des lettres modernes.
L'essai-excrément, une fois produit, devient simultanément signe sou-
mis au déchiffrement et instance de contrôle56. Il est aussi résistance aux
aliments, refus d'assimiler, rejet des singularités étrangères: « [E]xcremens
d'un vieil esprit, dur tantost, tantost lâche et toujours indigeste57. » On
pourrait croire que la pratique de Montaigne ressemble diablement aux
opuscules pédants qui multiplient les citations sans les avoir digérées. Il le
remarque lui-même avec ironie, mais c'est pour mieux noter qu'il ne se
les est pas appropriées et que toute science se fait du présent :
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50 LE L I V R E AVALÉ
Je m'en vais écorniflant par-ci par-là des livres les sentences qui me plaisent,
non pour les garder car je n'ai point de gardoires, mais pour les transporter en
cettui-ci ; où à vrai dire, elles ne sont non plus miennes qu'en leur première
place. Nous ne sommes, ce crois-je, savants que de la science présente, non de
la passée, aussi peu que de la future5*.
C'est dans le greffe de la librairie que la greffe peut faire l'objet d'une
culture, révoquant, oubliant ou abandonnant à Dieu le loisir de répondre
des emprunts et des souches originelles. Sans que le terme de « culture »
apparaisse nommément, la logique qui y préside s'instaure déjà dans le
geste d'écriture (peut-être aussi la geste) des Essais; elle s'y trouve,
pourrait-on dire, en gestation.
reste que ce que chacun sçait. Il entreprendra toutes-fois, pour faire cou-
rir ce petit lopin, d'escrire toute la physique67. » Or, c'est au lopin qu'il
faut se tenir : les détails en disent plus long que les brillantes synthèses, les
instants sont plus éloquents que les immenses discours, l'immédiateté est
plus souveraine que les artificieuses médiations. « Pour juger d'un homme,
il faut suivre longuement et curieusement sa trace. [...] Nous sommes
tous de lopins et d'une contexture si informe et diverse, que chaque pièce,
chaque momant faict son jeu. Et se trouve autant de différence de nous à
nous mesmes que de nous à autruy68. »
De ce rapiéçage de lopins montaigniens, il ne s'agit pas de reconstituer
une vision d'ensemble, plutôt quelque chose comme un emportement
des mots, une théorie du lopinage ou de l'arrachement. Chaque instant
nous sépare de nous-même, chaque moment résiste au palimpseste du
moment suivant ; le lopin est un morceau de terre où l'on peut à peine se
loger. Coudre ce que le temps découd, sans doute, mais aussi découdre ce
que les hommes cousent si soigneusement. Faire de l'instant une mince
cicatrice de la vérité, un témoignage de son passage incisif, voilà bien à quoi
sert de « contreroller » les fantaisies furtives et les monstres grotesques.
De l'inconstance des êtres, on fait l'inconsistance de leurs représentations,
de l'apesanteur des formes une liberté de la matière, de l'instabilité des
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espèces et des genres une population d'hybrides, puisque les choses peu-
vent dissembler d'elles-mêmes ou, au contraire, paraîtrent toutes liées
par quelque endroit.
Là où l'on attendrait un tableau en bonne et due forme, représentation
achevée, totalisée jusqu'au point de fuite qui en ordonne les plans d'ana-
lyse et bien contenue dans son cadre, Montaigne propose son « registre
de durée » comme la peinture de ces fresques grotesques1 dont on se sert
pour entourer le tableau proprement dit, « corps monstrueux, rappiecez
de divers membres, sans certaine figure, n'ayants ordre, suite ny propor-
tion que fortuite69 ». Négation de l'espace et fusion des espèces sont les
deux principes qui régissent, en effet, la peinture des décors grotesques,
inspirés de l'ancienne Rome et remis à la mode au début du xvie siècle70.
Écriture de décor, peinture de bordure font des lopins de corps où une
stèle peut fleurir en un buste de femme ou une bosse de chameau empe-
ser la gueule grinçante d'un fauve, sans rupture ni inconséquence. Certes
l'univers des Essais est celui de la pesée du jugement, il est aussi, curieuse-
ment, celui de l'apesanteur des rêveries.
De nouveau, paradoxe de l'homme? Mais ce serait encore parler en
général, et faire d'un lopin toute une métaphysique. On peut, à l'inverse,
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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 53
apprêt le plus séduisant ; ne pas découvrir son travail pour mieux exhiber
son art ; trouver dans l'impromptu de la conversation le modèle étudié
d'une magie des mots où ils s'oublient eux-mêmes, «ornements sans
nom» comme pour les capricieux grotesques, esthétique sans règles
comme pour la bella maniera des peintres de la Renaissance; voilà les
passages obligés des arts de cour italiens, puis européens, où s'édifient, non
seulement de nouvelles modalités du rapport aux autres, mais surtout des
relations inédites à soi-même ; voilà aussi la recherche d'un Montaigne,
dans sa librairie, comme un prince italien dans son studiolo :
Je tors bien plus volontiers une bonne sentence pour la coudre sur moy, que je
ne tors mon fil pour l'aller quérir. [...] Je veux que les choses surmontent, et
qu'elles remplissent de façon l'imagination de celuy qui escoute, qu'il n'aye
aucune souvenance des mots. Le parler que j'ayme, c'est un parler simple et
naif, tel sur le papier qu'à la bouche [...], esloingné d'affectation, desreglé,
descousu et hardy: chaque lopin y fasse son corps [...]. J'ay volontiers imité
cette desbauche qui se voit en nostre jeunesse, au port de leurs vestemens : un
manteau en escharpe, la cape sur une espaule, un bas mal tendu, qui représente
une fierté desdaigneuse de ces paremens estrangers, et nonchallante de l'art.
Mais je la trouve encore mieus employée en la forme du parler. Toute affecta-
tion, nommeement en la gayeté et liberté françoise, est mesadvenante au
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54 LE L I V R E AVALÉ
cortisan. Et, dans une monarchie, tout Gentil' homme doit estre dressé à la
façon d'un cortisan. Parquoy nous faisons bien de gauchir un peu sur le naïf
et mesprisant.
Je n'ayme point de tissure où les liaisons et les coutures paraissent, tout ainsi
qu'en un beau corps, il ne faut qu'on y puisse compter les os et les veines73.
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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 55
Apres avoir long temps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commo-
ditez dont ils se peuvent aviser, celuy qui en est le maistre, faict une grande
assemblée de ses cognoissans : il attache une corde à l'un des bras du prison-
nier [...] et donne au plus cher de ses amis l'autre bras à tenir de mesme; et
eux deux en présence de toute l'assemblée l'assomment à coups d'espée. Cela
fait, ils le rostissent et en mangent en commun et en envoient des lopins à
ceux de leurs amis qui sont absens88.
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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 57
valeur héritée d'un prestige. Les usages de ceux qui copient les savants et
leurs « inventions anciennes rappiecées » font que « n'ayant rien en leur
vaillant par où se produire, ils cherchent à se présenter par une valeur
estrangiere98 » : ainsi se négocient les valeurs. Voici la mémoire qui joue les
siennes en propulsant le caractère étranger du passé dans le présent,
comme si elle, ne se déplaçait qu'à la surface du temps, et voici la produc-
tion de soi qui impose, en même temps, le modèle nobiliaire de la valeur"
et l'idée commerciale d'une production, comme si seules la profondeur
temporelle de l'héritage noble permettait l'affranchissement du passé, et
la production de soi dans l'instant, l'appropriation de l'autrefois.
Pour avoir cannibalisé et digéré ce qui a été reçu, on peut s'imaginer
exonéré de toute dette et ne devoir qu'à soi ce que l'on est : « capacité de
trier le vray», «humeur libre de n'assubjectir aisément [sa] créance100»,
deux dimensions fondamentales pour qui prétend se donner à soi-même
ses propres lois, pour qui entend devenir autonome. Le vocabulaire de la
naissance («les plus fermes imaginations que j'aye [...] nasquirent avec
moy101 ») et de la production (« Je les produisis crues et simples102 ») indi-
que le double lieu de leur autorité : tantôt noblesse, tantôt commerce. Les
dispositifs du savoir, fatalement étrangers, ne viennent qu'après coup, afin
d'assurer la prise initiale des croyances sur le monde : « [D]epuis je les ay
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establies et fortifiées par l'authorité d'autruy, et par les sains discours des
anciens, ausquels je me suis rencontré conforme en jugement : ceux-là
m'en ont assuré la prinse103.» Le passé ne pourvoit plus au présent; il
l'étaie seulement, il l'établit, pour autant qu'il ne fasse que répéter ce que
le jugement a déjà décidé : ce n'est plus le présent qui récite ses expériences
sous le masque signifiant des rôles portés par la mémoire, mais le passé qui
glose l'événement présent, assurant ainsi la prise du moi sur des expériences
déjà saisies.
Pareil établissement ne doit que maçonner les murs d'un château déjà
solidement fondé; pour Montaigne, que faut-il avant tout? « [Mj'establir
et contenir tout en moy ; ce m'est plaisir d'estre désintéressé des affaires
d'autruy et desgagé de leur gariement104. » La contenance est au sujet
moderne ce que les rôles étaient à la mémoire collective: des manières de
boucler l'instant qui passe et de donner à la fuite du temps le visage d'une
signification. La retraite nobiliaire, la contenance courtisane sont autant de
façons d'afficher un affranchissement de tous les liens d'obligation comme
de toutes les matières mercantiles: plaisir du désintéressement, plaisir
désintéressé. Sur la naissance de l'esthétique et, avec elle, de la littérature,
ce double concept plane au xvme siècle; il constitue un dispositif de
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60 LE L I V R E AVALE
et sociable que l'homme : l'un par son vice, l'autre par sa nature106. » Le
sage, s'il lui faut supporter la vie commune lorsqu'il y est obligé, montre
combien il est sociable ; mais, quand il est libre de se séparer des autres, il
se doit d'élire une vie solitaire, affirmant la possibilité et la valeur du
dissociable.
Dis-sociable, l'être peut se disjoindre des autres êtres, se découdre de
la vie commune, faire de soi un lopin, valoir par soi-même (à défaut de
pour soi-même), mais il demeure aussi dans un commerce avec les autres,
dans un échange qui reconnaît la réciprocité des valeurs, comme dans
l'amitié : évoquant les mystères du «temple de Pallas », Montaigne y dis-
cerne « le vray point de l'amitié que chacun se doibt » et il y revient, mot
pour mot, quelques lignes plus loin, pour préciser les valeurs reconnues
aux dettes envers soi-même et envers les autres : « Cettuy-cy, sachant exac-
tement ce qu'il se doibt, trouve dans son rolle qu'il doibt appliquer à soy
l'usage des autres hommes et du monde, et, pour ce faire, contribuer à la
société publique les devoirs et offices qui le touchent107.» Mais il s'agit
bien d'un rôle à savoir adopter, d'un jeu dont on connaît les règles
d'usage, d'une comédie avec ses tréteaux et ses planches : « La plupart de
nos vacations sont farcesques [...]. Il faut jouer deuement nostre rolle,
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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 61
les recoudre selon des dispositions que l'on dira, dès lors, propres, appro-
priées, sans autres conditions que la distribution résolue des fantaisies.
Les discours s'y trouvent, en quelque sorte, neutralisés (à l'image de la
devise montaignienne, « empruntée » aux sceptiques, «je suspens » ou «je
m'abstiens»), mais rechargés d'une valeur autre, que l'on espère person-
nelle et nourrissante : source d'un plaisir désintéressé. Avec les emprunts
et les parures des exemples anciens, on ne trouve plus dans le passé l'ori-
gine de ce que l'on est : en rendant l'origine innombrable, on la vide de
son sens, de son énigme, de sa cruauté — c'est un ornement, des grotes-
ques librement peints sur les murs d'une mémoire absente, autour du
point de fuite vide d'un tableau hypothétique110.
Pour contrer donc les rôles qui nous sont dévolus, il suffit de les enrôler
dans un registre à double entrée (passif-actif) : les rôles appris par cœur
dans les rouleaux manuscrits de la tradition sont contre-rollés dans le livre
imprimé des Essais, ils y sont contredits, contrecarrés, décommandés. Les
pratiques héritées du monde deviennent commerce affairiste du moi : « Je
n'ay affaire qu'à moy, je me considère sans cesse, je me contre-rolle, je me
gouste. Les autres vont tousjours ailleurs s'ils y pensent bien; ils vont
tousjours avant, [...] moy je me roulle en moy mesme111.» Le manuscrit
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62 LE L I V R E AVALÉ
résoudre la fuite des instants, rien de mieux que le contrepoint d'un goût.
De même que l'on recherche la souveraineté d'un corps politique, le
goût assied la souveraineté du sujet personnel dans ses valeurs singulières
comme dans ses jugements généraux, dans le temps hérité comme dans
le temps qui survient113. Le goût est une couture du fortuit, une chance de
la construction, un progrès immobile. Il fait la part du salé ou de l'acidité
des événements, il distingue le miel et l'amertume du livre avalé.
D'où la composition des Essais qui à « faute de mémoire naturelle » en
forge une «de papier114», de même qu'Ovide «a cousu et r'apiecé sa
Métamorphose, de ce grand nombre de fables diverses115». La mémoire
est encore legs à assurer, que ce soit pour une personne en particulier
(«je ne veux tirer de ces escrits sinon qu'ils me représentent à vostre
mémoire au naturel116»), ou, plus généralement, «à la commodité parti-
culière de mes parens et amis : à ce que m'ayant perdu (ce qu'ils ont à
faire bien tost) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et
humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vifve, la
connoissance qu'ils ont eue de moy117». L'anthropophagie autorisait une
impeccable couture sociale en passant par la médiation de la vengeance et
le décousu des corps, l'écriture des Essais permet un legato temporel qui
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L'AMNÉSIE DE MONTAIGNE 63
suffisante des rôles à tenir, afin de permettre à chacun de donner sens aux
rencontres hasardeuses, car le monde de la tradition doit s'affirmer
comme la tradition d'un monde ; le problème de toute culture est de faire
de la contingence un signe, de prendre les événements à rebrousse-poil
en caressant le fortuit dans le sens de l'universel, car le temps de la cul-
ture ne peut réjouir et convaincre de sa généralisation qu'à condition
d'apparaître conditionné comme culture du moment.
Dans la tradition, il faut faire passer le présent pour un passé, car on
lui confère alors signe et valeur ; dans les temps modernes, il faut faire
passer le présent comme déjà passé tout en le maintenant comme encore
présent. D'un côté, le présent doit être oublié comme présent pour recevoir
sa présence du passé qui le baigne; de Vautre, chaque présent bifurque, ici
pour se jeter dans l'océan des souvenirs, là pour rester sur le sable mouvant
de l'instant120. Il n'est pas question de faire basculer Montaigne tout entier
dans ce nouveau régime des signes et des temporalités, mais de voir se
nouer dans son œuvre des dispositifs étrangers l'un à l'autre. Montaigne
semble dire : il y a certes une tradition qui nous précède avec ses fan-
tômes, avec ses usages rassurants et ses exploits quotidiens, mais là où se
trouve quelqu'un et ce en quoi consiste sa singularité n'est nulle part
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64 LE L I V R E AVALÉ
ailleurs que dans les actes dont il se rend capable ; derrière ou hors les
actes effectués par quelqu'un, il n'y a personne. Encore faut-il que ces
actes signifient, que leur valeur en soit connue, puis reconnue.
C'est en quoi la mémoire met « hors de soi » ceux qui font porter au
crédit des gestes le sens et la portée des actions : ici est la liberté, là l'escla-
vage. «Autant que je m'en rapporte à elle [la mémoire], je me mets hors
de moy, jusques à essaier ma contenance ; et me suis veu quelque jour en
peine de celer la servitude en laquelle j'estois entravé, là où mon dessein est
de représenter en parlant une profonde nonchalance et des mouvements
fortuites et impremeditez, comme naissans des occasions présentes121. »
La mémoire prive la sprezzatura du bonheur de l'instant, donc de sa non-
chalante légitimité ; elle ôte au courtisan la valeur qu'il donne à ses gestes,
lorsqu'ils surgissent d'une politique de l'instantané plutôt que d'une religion
de l'héritage. Il ne faut pas y voir une simple vocation pour l'immédiat : il
s'agit bien de «représenter [...] des mouvemens fortuites». À l'instar des
cycles de la vengeance, on ne cherche pas l'éblouissement sauvage de la
pulsion, mais la règle secrète d'une chance saisie et arrêtée dans la beauté
de l'instant : effet d'immédiateté plus qu'immédiateté même. S'il faut un
héritage antique pour donner sa plénitude à cet art de l'instantané, on
peut le voir apparaître dans la notion de kairos122.
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il recherche dans une reprise qui enchaîne la reprise qui sauve. La résis-
tance aux legs du passé ne conduit pas Montaigne à partir en quête d'un
maximum de différences, mais d'un minimum de ressemblances : la répéti-
tion devrait aller, non des textes anciens au livre présent, mais du moi,
exemple pour le livre, au livre, exemple pour le moi; celui-là faisant retour
sur celui-ci, celui-ci faisant écho à celui-là. Les citations empruntées, que ce
soit de façon avouée ou déguisée, n'ont pas besoin de guillemets, ces petites
cicatrices des greffes pratiquées : c'est l'ensemble des Essais qui semble pré-
cédé d'un inédit «Je dis que... ». Le livre cite Montaigne comme il allègue
Plutarque ou Platon. La répétition exemplaire est à la fois reproduction et
rencontre, mais rencontre dans un espace singulier et reproduction d'un
temps particulier.
A posteriori, on peut voir combien les modernes vont exacerber le pro-
blème sous les traits de l'induction en épistémologie, de la représentation
en philosophie politique, des figures de l'être en philosophie de l'histoire,
du jugement de goût en esthétique. Il est possible, bien sûr, de réfuter
rapidement les analyses qui chercheraient l'origine sous les originalités.
Mais retenir une œuvre (fût-elle magistrale) en guise de démonstration
générique n'implique ni que le génie, qui parle en elle, s'exprime pour
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66 L E L I V R E AVALÉ
tout un chacun, ni qu'il soliloque à l'écart de tout ce qui est connu. Des
différences de degré peuvent être repérées entre tel chef-d'œuvre et les
«productions courantes» (pour reprendre le terme de Georges Duby),
elles ne s'établissent jamais en différences de nature (sauf par vocation
idéologique). L'événement ne s'oppose pas à la règle, car il n'est de régula-
rité que des événements qui la réitèrent et d'événement que des règles qui le
supportent. Cela ne conduit pas, pour autant, à ignorer les hiérarchies
de valeur125. Que le livre des Essais puisse passer pour un chef-d'œuvre
ne lui donne pas d'autre position spécifique que sa diffusion postérieure
et sa condensation présente. On n'y part pas en quête de causes ou de
fins, mais d'usages et de valeurs dont l'éclosion y paraît plus ralentie
qu'ailleurs. Il n'est donc pas question de faire des Essais la première des
œuvres modernes ou la naissance de la « culture », mais de saisir dans sa
densité propice les tours et les torsions d'une mémoire en train de
s'échapper à elle-même et de voir apparaître des logiques (du goût, de la
souveraineté, de l'autonomie, de la subjectivité, du public) où se noueront
en effet culture et littérature.
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CHAPITRE 2
compilant avec amour les sagesses antiques, tendent peu à peu à détacher
la morale d'une inscription exacte dans une tradition purement chré-
tienne (Mélanchton en est un bon exemple) et à en faire une pédagogie
personnelle. Sur un plan plus sociologique, noblesse et vertu ne semblent
plus aller de pair : le modèle de gloire et d'honneur incarné, par exemple,
par un Bayard cède la place à des conduites guerrières de moins en moins
morales qu'il s'agit de relégitimer. Autant donc du point de vue intellec-
tuel que social, la morale se trouve de plus en plus en porte-à-faux. Mais
c'est surtout à partir du moment où la conscience morale, lors des guerres
de religion, s'avère source de conflits et de meurtres et non fondement de
paix et d'harmonie, que la pensée morale ne peut plus ni se trouver dans
le simple prolongement d'une religion, ni s'adosser à une tradition com-
munautaire. Sans appui extérieur à sa conscience, l'homme apparaît
comme un individu, libre de ce qu'il pense et croit, mais sans pouvoir de
l'énoncer et de le défendre publiquement.
La politique moderne naît, au xvne siècle, de ce face-à-face entre indi-
vidus et État (sans la médiation de corps intermédiaires, ni d'Églises atti-
trées) où, d'un côté, l'individu est riche de sa conscience intérieure, mais
dénué de pouvoir public et, de l'autre, l'État s'avère souverain responsa-
ble du bien commun, mais détaché de toute morale ou d'évidence reli-
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70 LE L I V R E AVALÉ
lèges ; un siècle plus tard, ces événements sont repris et réécrits comme
une gloire jetée rétrospectivement sur des ancêtres soudain mêlés aux
aventures de l'État. De même, certains autres événements rapportés sont
reformulés à la façon des romans galants (amants empêchés de s'épouser,
etc.) : les usages fictionnels servent ici à mettre en scène le mouvement
autonome des individus et leurs résistances aux avanies du pouvoir18. En
tête d'un censier de ses propriétés, le livre de raison de François Née
d'Urville ne fait plus que raconter d'un bloc les difficultés et les mésaven-
tures qu'il a subies pour pouvoir reprendre la charge de lieutenant du roi
qu'il tenait de son père: on est là entre le mémoire judiciaire et les
mémoires d'une existence19. Ces divers exemples témoignent du fait que
le compte courant des vies, désormais, ne s'écrit plus au rythme des expé-
riences et des conseils légués, mais au détour des états et des révoltes
passés. Du trésor traditionnel de la mémoire, on entre peu à peu dans le
livre de raison au sens strict : le décompte de soi, qu'il s'agisse de ce qui
change et fuit ou de ce qui demeure et se ménage20.
Furetière, dans son Dictionnaire universel, donne la définition suivante :
« Livre de raison est un livre dans lequel un bon mesnager ou un Marchand
escrit tout ce qu'il reçoit & despense, pour se rendre compte & raison à
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74 L E L I V R E AVALÉ
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76 LE L I V R E AVALÉ
secret de leur conduite. Et, ne doutant pas que les choses assez grandes et
assez considérables où j'ai eu part, soit au dedans, soit au dehors de mon
royaume, n'exercent un jour diversement le génie et la passion des écrivains, je
ne serai pas fâché que vous ayez ici de quoi redresser l'histoire, si elle vient à
s'écarter ou à se méprendre30.
Il s'agit donc à chaque fois de redresser des torts, de rétablir des faits,
de redonner aux événements leur véritable portée : « rendre raison » se dit
aussi de la vengeance que l'on réclame. Écrire ses mémoires, c'est porter
devant le tribunal de la postérité les diffamations que l'on a subies. Mais
les mémoires sont également des machines à rumeur, puisqu'ils s'installent
dans l'ordre du témoignage, tantôt direct par celui qui les raconte, tantôt
indirect par ce qu'il entend dire : « [L]e bruit court, l'on dit, l'on croit, l'on
a cru, ces termes [... ] ne vous rebuteront-ils point de mes nouvelles, et ne
vous sembleront-elles point des fables? [...] Je vous conte ce que j'ai vu
et ouï dire31. » Toute la valeur supposée à ce que l'on rapporte tient au
statut de celui qui l'énonce : il doit se montrer proche des faits et distant de
tout intérêt personnel. Le débit des nouvelles repose sur le crédit du témoin.
Dans le grand procès de l'histoire, dès lors, ferraillent témoins contre
témoins. Batailles de bruits, conflits d'interprétation fomentent et font
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LA RAISON DES M É M O I R E S 77
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78 L E L I V R E AVALÉ
la monarchie sur les formes locales de justice et sur les privilèges fiscaux :
manières parallèles de rendre homogènes façons d'être, de penser, d'agir
ou d'admirer36. La dette reconnue envers le bon peuple de France sert à
faire oublier la mainmise royale sur les pouvoirs nobiliaires37.
Mais la dissolution des liens sociaux ne touche pas seulement le rapport
entre juridisme monarchique et justice seigneuriale, elle atteint aussi les
relations entre grands et petits : Louis de Pontis, cadet d'une famille de
petite noblesse, rappelle, dans ses premiers souvenirs, les actes de géné-
rosité et de reconnaissances de dettes qui paraissent constituer et établir
son univers, pour mieux mettre en valeur les cessations de paiement, les
promesses reniées et la fausse gloire des grands qui, loin de protéger et de
donner, condamnent et méprisent : « Telle est la conduite, et telles sont les
railleries des grands, qui font gloire de regarder avec indifférence les
malheurs où non seulement ils voient tomber, mais ils font tomber effec-
tivement les petits38. »
Les mémoires, plus que tout autre forme d'écrits personnels, se trouvent
donc au cœur de jeux de pouvoir. Et ils cherchent chaque fois à installer
leur auteur dans le juste exercice de la puissance. Ils témoignent de réseaux
d'alliance ou de signes électifs afin d'autoriser l'écriture du passé. Ce n'est
pas d'être soi qui légitime la qualité du mémorialiste, mais d'être appelé
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par d'autres à livrer au public le bon état de ses créances. Marie Mancini
peut se targuer de répondre à de faux mémoires; elle s'appuie quand
même sur ses proches, évoquant «les pressantes instances de plusieurs
personnes de qualité, qui sont intéressées à ce qui [la] touche ». Daniel
Huet, membre éminent de la République des Lettres, place d'entrée de
jeu ses mémoires sous l'ordre de Dieu (via saint Augustin), mais il y
ajoute les demandes réitérées de ses amis qui veulent connaître des anec-
dotes savoureuses sur les érudits qu'il fréquentait. Ce n'est pas seulement
qu'il faille justifier la plénitude orgueilleuse de l'écriture de soi (surtout
pour les personnes aux origines obscures, sans manifeste pouvoir politi-
que, ou pour ceux qui revendiquent un ardent jansénisme et devraient
éviter les vanités du moi), il s'agit également de rétablir dès l'abord des
réciprocités disparues ou menaçant de s'effacer. Michel de Marolles, pre-
mier homme de lettres à rédiger ses mémoires au lendemain de la Fronde,
les dédie à ses amis et à ses proches en les impliquant d'office dans une
impeccable circularité de l'échange : « Je ne saurois vous donner une
meilleure marque de l'estime que je fais de votre amitié, que de vous don-
ner ma propre Vie. [... ] Là, Messieurs, vous vous trouverez vous mêmes39. »
Le signe du crédit symbolique que Marolles donne à ses proches se mesure
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LA RAISON DES MÉMOIRES 79
au don lui-même de ses mémoires : sa vie y est simple miroir des actions
de ses amis, le portrait du moi est avènement des autres. Les nombreuses
manifestations sentimentales font partie de la constitution des réseaux
affectifs : aimer son roi, son patron, ses amis définit ce que l'on est40.
Nicolas Fontaine cherche, lui aussi, une continuité mémorielle, une
manière de lier son destin à celui de Dieu, cette fois, par les diverses
manières de désigner ses opérations d'écriture : « repasser dans ma mé-
moire», «faisant revenir dans l'esprit», «repassant devant vous [Dieu] »,
« je repasse à ce sujet dans le secret de mes pensées », « Mon Dieu, que les
trésors de grâces que vous avez si richement répandus dans l'âme de votre
serviteur reviennent en votre mémoire41 », comme si repasser ou faire
revenir les grâces anciennes pouvait, du même fil, nouer mémoire
humaine et mémoire divine, comme si la reprise de positions identiques
ou l'écriture des états anciens donnait un même visage au devenir. La
réciprocité touche jusqu'à l'exercice du temps : « Le tems qui va m'échaper
des mains, me confirme dans ce dessein, afin que lorsqu'il arrache & ravit
tout, je tâche de mon côté de lui arracher & lui ravir quelque chose qui
subsiste malgré sa rapidité, & qui me serve pour l'autre vie, en me faisant
revenir dans l'esprit tant de choses qu'il a déjà moissonnées42. » Ce qui
revient, le temps l'a déjà fauché ; ce que le temps a arraché, il est possible
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de lui en reprendre des fragments, pour faire du temps qui dévore ce qui le
supporte. Le temps emporte l'existence, la mémoire insiste dans l'écriture.
Fontaine quête encore la même réciprocité secrète entre lui et ceux qui
sont déjà du côté de Dieu : « Je mets ma joie & ma gloire à me souvenir
d'eux afin que je devienne digne qu'ils se ressouviennent de moi43. »
L'exercice du souvenir se donne comme une fidélité heureuse, en même
temps qu'il permet une mise à nu de liens devenus pesants parce qu'ils
emprisonnent au lieu d'affermir. Fontaine peut décrire les mauvais usages
de l'Église dans la persécution de Port-Royal parce qu'il a su retrouver la
générosité cachée des liens. Ainsi, à peine sorti de la Bastille, le voici
tâchant de ritualiser la retraite, de retrouver le bénéfice de l'attache : « Je
fis la resolution, pour perpétuer ma gratitude, de me faire une espèce de
bastille, en me tenant aussi resserré dans ma retraite, que si j'avois des
grilles & des barreaux qui m'y renfermassent44. » Plutôt qu'un monde de
forces qui paraissent indifférentes à leurs objets (puisque le propre d'une
force est simplement de lutter outre ou de s'adjoindre une autre force), il
faut rattacher aux forces les signes qui en faisaient la dignité, autrement
dit la socialité. À commencer par les signes d'élection qui légitiment la
prise de parole. Provenant de Dieu, ces signes engagent à s'exprimer en
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dette est identique : Claude Lancelot, dans une lettre du 10 octobre 1663 à
M. de Sacy, lui avoue avoir senti un mouvement particulier de son âme à
la lecture de la correspondance de M. de Saint-Cyran, la veille de l'anni-
versaire de sa mort, mouvement qu'il attribue à la bienveillance de Dieu
et qui l'engage à s'« acquitter de ce devoir49 ».
C'est ce sens des obligations qui entraîne des acteurs de second plan à
dire leur mot sur les grands événements : liés par des dettes personnelles,
ils vont au besoin contre l'histoire officielle, faisant passer les attaches
familiales, claniques ou électives avant le parti de l'État, à moins qu'ils n'en
épousent les querelles, avec l'espoir d'une légitimation plus forte. En quel-
ques décennies, les mémoires d'épée qui s'opposent au pouvoir deviennent
mémoires de cour qui s'y logent50.
Quand le comte de La Châtre publie ses mémoires afin de justifier son
rôle dans les luttes d'influence, après la mort de Louis XIII, pour le con-
trôle de la Régence51, il attaque au passage le comte de Brienne, qui se
sent tenu de lui répondre (avant d'écrire lui-même ses mémoires).
Brienne affirme chercher moins la défense de son honneur que la gloire
de sa reine, au nom de l'intérêt supérieur de l'État :
ce qui a de tout temps jette dans le mal-heur plusieurs personnes douées de
grandes qualitez : c'est lors qu'elles ont étably la générosité à suivre un second
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devoir, qui est moins important, elles négligent le premier & le plus nécessaire
[...], ils sont en cela semblables à ceux qui abandonnent leurs Pères & leurs
Enfans pour secourir un Estranger. La faute qu'ils commettent envers le Père
commun de l'Estat surpasse d'autant plus celle qu'ils font contre leur famille,
que la Republique est plus considérable qu'aucune maison particulière, & que
les obligations naturelles que nous avons d'estre fidelles à nostre Prince sont
plus estroittes que celles que nous devons à nostre propre Père52.
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82 LE L I V R E AVALÉ
Grâce et disgrâce
L'opposition à l'histoire officielle, qui forme comme la basse continue des
mémoires, tient à ces fidélités rejetées par l'État, mais aussi aux disgrâces
qu'imposé la monarchie. De nombreux commentateurs ont remarqué
combien la plupart des mémoires ont été écrits à l'écart de la cour, lors de
retraites forcées ou de prisons subies, l'âge avançant ou l'ennui gagnant.
Parce qu'ils sont des perdants, les mémorialistes tentent de regagner leur
mise de fonds en investissant dans l'écriture. Là résiderait leur grâce.
L'oisiveté donnait à l'existence une durée ennoblie, elle devient, lors de
mises à l'écart, le signe dramatique d'un vide.
En fait, tout fonctionne selon un double régime qui allie grâce et dis-
grâce. À l'orée du genre se dresse déjà Commynes qui rappelle, dans son
prologue, « les pertes et douleurs » reçues depuis la mort du roi (même si
sa disgrâce date du vivant de Louis XI, une fois que Charles le Téméraire
est éliminé) en même temps que lui reviennent en « mémoire les grâces
qu['il a] receues de luy53». L'Avertissement de l'éditeur aux. Mémoires de
Fontaine est tout aussi caractéristique de cet aller-retour lorsqu'il évoque
Port-Royal «qui n'est pas moins célèbre par le mérite de ceux qui l'ont
composée que par les disgrâces qui ont été jusqu'à la renverser de fond en
comble », et cependant cette « maison a été comblée des grâces du ciel à
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puissantes. Tous les conquérants ont plus avancé par leur nom que par
leur épée62. » La force assise dans un nom redouble de puissance avec la
renommée qui la diffuse, elle s'y révèle plus stable, plus solide, plus effi-
cace que s'il fallait sans cesse en faire l'épreuve. C'est pourquoi même le
roi, qui en principe n'est assujetti qu'à Dieu, doit aussi en devenir le sujet.
On comprend alors mieux la colère ou la jubilation qui touche aux
questions des préséances : ce sont les marques évidentes de la puissance
mémorielle. Pierre Goubert, dans sa présentation des Mémoires de
Louis XIV, s'étonnait qu'autant de place fut allouée à de minuscules que-
relles, ici de places des ambassadeurs français, là d'entrée des carrosses
princiers, mais cela tient à l'essence même du pouvoir qui requiert des
cérémonies afin de mieux gagner des batailles63. La renommée, c'est
une victoire qui ne cesse d'être rejouée, une victoire qui dure par-delà le
moment qui la certifie. Elle doit chaque fois s'actualiser dans des signes
distinctifs ou dans des marques ostentatoires.
Madame de Motteville raconte ainsi la joie sans pareille de la princesse
Marie lorsqu'elle devient reine de Pologne : ni le trône de ce pays lointain
ni, bien sûr, le vieux mari ne l'éblouissent, mais bien l'émotion de se voir,
lors du couronnement, d'une marche au-dessus de Monsieur, frère du roi.
Et l'on connaît, chez Saint-Simon, ses manières d'exprimer sa douleur
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lorsque les bâtards du roi lui dament le pion, à lui duc et pair de France,
ou ses façons de thésauriser son bonheur, le matin glorieux du 26 août
1718, lorsque leurs prétentions sont cassées par le Régent :
II se peignit un brun sombre sur quantité de visages. La colère étincela sur celui
des maréchaux de Villars et de Bezons, d'Effiat, même du maréchal d'Estrées.
Tallard devint stupide quelques moments, et le maréchal de Villeroi perdit
toute contenance. Je ne pus voir celle du maréchal d'Huxelles, que je regrettai
beaucoup, ni du duc de Noailles que de biais par-ci par-là. J'avais la mienne à
composer, sur qui tous les yeux passaient successivement. J'avais mis sur mon
visage une couche de plus de gravité et de modestie. Je gouvernais mes yeux
avec lenteur, et ne regardais qu'horizontalement pour le plus haut. [...] Con-
tenu de la sorte, attentif à dévorer l'air de tous, présent à tout et à moi-même,
immobile, collé sur mon siège, compassé de tout mon corps, pénétré de tout
ce que la joie peut imprimer de plus sensible et de plus vif, du trouble le plus
charmant, d'une jouissance la plus démesurément et la persévéramment sou-
haitée, je suais d'angoisse de la captivité de mon transport, et cette angoisse
même était d'une volupté que je n'ai jamais ressentie ni devant ni depuis ce
beau jour64.
Si la grâce est si vivement vécue, la disgrâce sera, on le conçoit, pur
effondrement. Se retrouver à l'écart du monde, relégué au fond de la
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LA R A I S O N D E S M É M O I R E S 85
toire les traits d'une lutte sourde ou affirmée qu'il projette sur le monde
qui l'a connu. Du coup, les hommes croisés, les femmes aperçues autre-
fois, deviennent esclaves de leurs gestes, figés dans le souvenir qui inter-
prète les anciennes perceptions. Même aux meilleurs, le pur éloge ne
convient pas. Comment maintenir alors un esprit de charité pour qui
entend proclamer la vérité des êtres rencontrés ? Comment dire les petites
vanités, les dérisoires lâchetés, les moues et les badinages, les fautes invo-
lontaires et les ignorances voulues, parfois les impeccables cruautés qui
nous composent, sans chaque fois médire ? Au lieu de l'hostilité, parfois
légitime, ne sombre-t-on pas au moins dans la curiosité ?
C'est tout le problème que Saint-Simon essaye de poser, lorsqu'en 1743,
revenant sur l'écriture de ses Mémoires il rédige ce qui en servira de préface :
La charité peut-elle s'accommoder du récit de tant de passions et de vices, de
la révélation de tant de ressorts criminels, de tant de vues honteuses, et du
démasquement de tant de personnes pour qui sans cela on aurait conservé de
l'estime, ou dont on aurait ignoré les vices et les défauts ? Une innocente igno-
rance n'est-elle pas préférable à une instruction si éloignée de la charité ? et
que peut-on penser de celui qui, non content de celle qu'il a prise par lui-
même ou par les autres, la transmet à la postérité et lui révèle tant de choses
de ses frères ou méprisables ou souvent criminelles67 ?
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Nous nous devons pour le moins autant de charité qu'aux autres : nous devons
donc nous instruire pour n'être pas des hébétés, des stupides, des dupes con-
tinuelles [...]. Connaissons donc tant que nous pourrons la valeur des gens et
le prix des choses69.
contre mon intention, il ne doit point l'imputer à d'autre qu'à soy ; puisqu'un
historien n'est point responsable des fautes d'autruy70.
Selon le principe de la justice distributive et d'une économie souveraine,
le mémorialiste, narrateur (mais, du même coup, juge) des aventures de
chacun, rend ce qui est dû : on obtient les vérités que l'on mérite.
Par ailleurs, redonner ce qui est dû est un devoir ; un devoir soumis à
une double posture. Que les dettes soient reconnues avec justice, il faut
en rendre compte à Dieu, seul vrai responsable de cette répartition;
qu'elles soient déniées, il faut s'en prendre à soi-même : l'historien n'en
est pas responsable. Double façon, pour le mémorialiste, de s'effacer de
son texte, soit pour en redonner le crédit à Dieu, soit pour en allouer les
défauts aux acteurs. Donnant à lire les autres, l'auteur se révèle en fait
lisible à partir des autres : la grâce est ce qui trace dans le moi le discours
de l'autre, moins comme une mémoire collective qui nous constituerait
qu'à la façon d'un Dehors qui nous instituerait.
Au bout du compte, pour Saint-Simon, la charité tient également aux
bons conseils que chaque lecteur peut en tirer: «Ce sont des avis et des
conseils qu'ils reçoivent de chaque coup de pinceau à l'égard des person-
nages, et de chaque événement par le récit des occasions et des mouve-
ments qui l'ont produit, mais des avis et des conseils pris de la chose et
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des gens par eux-mêmes qui les lisent71. » II y a comme une immédiateté
du récit, une présence des lecteurs à la scène de l'histoire, en même temps
qu'une distance qui leur permet d'en calculer les effets et d'en mesurer les
valeurs. Loin de s'opposer, donc, à la charité ou de la ramener à ses inté-
rêts propres, les mémoires sont eux-mêmes œuvres de charité parce qu'en
eux perce encore cet artisanat du récit que sont l'exemple et sa leçon. Mais
un exemple délié d'une mémoire collective au sens strict et dépouillé de
sa mystique immémoriale au profit des jeux de salon et des coulisses de la
cour.
La caritaSy héritage de Perds platonicien et de Yagapè paulinienne72, se
veut aussi grâce. C'est bien cette grâce inscrite en filigrane du texte qui
irrigue et sauve les disgrâces racontées ou subies. Mis hors du lieu de
pouvoir, le mémorialiste a pouvoir d'en dire et d'en lire les machinations,
mais aussi d'en faire éprouver l'essentielle disgrâce :
Écrire l'histoire de son pays et de son temps, c'est repasser dans son esprit [on
connaît la formule] avec beaucoup de réflexion tout ce qu'on a vu, manié, ou
su d'original [;..], souvent les riens apparents qui ont mû les ressorts des
événements qui ont eu le plus de suite, et qui en ont enfanté d'autres ; c'est se
montrer à soi-même pied à pied le néant du monde, de ses craintes, de ses
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88 LE L I V R E AVALÉ
désirs, de ses espérances, de ses disgrâces, de ses fortunes, de ses travaux; c'est se
convaincre du rien de tout par la courte et rapide durée de toutes ces choses73.
Les petits riens qui font les grandes choses, voilà l'élément favori du
mémorialiste qui fait saisir aux lecteurs curieux les événements secrets
qui ont produit l'histoire. Mais ces « riens apparents » vibrent aussi d'un
néant qui les anime, un « rien de tout » qui en dilapide la vertu. Du plu-
riel de ces « riens » au singulier d'un « rien » fondamental, les mémoires
font l'expérience toujours neuve74. L'extraordinaire n'est pas rabattu sur
le quotidien, il résonne du néant du monde. Si les petits faits semblent
importants pour expliquer et penser les bouleversements de l'histoire, ils
témoignent pourtant du vide qui la fait se mouvoir. Il ne faut pas se
méprendre sur la tonalité religieuse même dans des mémoires mondains :
il y a là prégnance d'une morale plus que d'une religion. Mais celle-ci
donne au moins les figures explicites pour articuler grâce et disgrâce,
charité et médisance, pouvoir et impuissance.
Le légitime et l'illégitime
Lorsque Huet note dans ses Mémoires que ceux du duc de La Rochefou-
cauld sont écrits avec une « grande finesse de jugement et dans un si beau
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entre vie privée et vie publique. C'est ce regard omniprésent qui procure
le savoir sur l'autre et le droit de parler de lui85. »
II y a bien une marginalité du mémorialiste ; la marge semble même
envahir la pleine page de l'histoire. Encore faut-il s'entendre sur cette
« marginalité », bien éloignée de la malédiction littéraire du xixe siècle.
Littéralement, le mémorialiste occupe les marges de l'administration du
passé par la monarchie et ses élites savantes : la belle allégorie de Bassom-
pierre en témoigne, qui écrit dans les marges de l'historiographe du roi,
Scipion Dupleix, avant de rassembler ses notes vindicatives puis de faire
le récit de son existence86. Inversement, les marges des mémoires attirent
tout autant les réactions des lecteurs qui s'y découvrent diffamés, comme
le raconte Saint-Simon à propos de son père qui apprend soudain qu'il
aurait trahi sa promesse, pendant la Fronde, de livrer Blaye, dont il est le
gouverneur, à Monsieur le Prince :
M. de La Rochefoucauld, ruiné, en disgrâce profonde, [...] ne pouvait oublier
l'entière différence que Blaye, assuré ou contraire, avait mise au succès du
parti, et lé vengea autant qu'il put, et Mme de Longueville, par ce narré. Mon
père sentit si vivement l'atrocité de la calomnie, qu'il se jeta sur une plume et
mit à la marge : L'auteur en a menti. Non content de ce qu'il venait de faire, il
s'en alla chez le libraire, qu'il découvrit, parce que cet ouvrage ne se débitait
pas publiquement dans cette première nouveauté. Il voulut voir ses exemplai-
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res, pria, promit, menaça et fit si bien qu'il se les fit montrer. Il prit aussitôt la
plume et mit à tous la même note marginale87.
La disgrâce est une marge du pouvoir d'où l'on peut écrire, d'où l'on
se doit d'écrire la puissance d'une marge. Mais alors la marge est libre
d'accueillir d'autres sujets, d'autres interventions, d'autres marques. Là
où, dans le livre savant, on a des références marginales sur lesquelles
s'accoude le texte ou des gloses qui déploient le discours dans un com-
mentaire descendant jusqu'aux conséquences ou remontant jusqu'aux
causes, voici que s'installent des contradicteurs et des adversaires. Biaise
de Montluc, en essayant de reprendre le modèle militaire des Commen-
taires de César jusque dans son titre, y fait affleurer son titre à s'exprimer,
en même temps qu'il y efface les valeurs savantes du commentaire érudit.
Le problème n'est pas, selon une version douteuse du perspectivisme,
que chaque sujet peut désormais imposer sa propre vision du monde,
mais qu'il est devenu possible à des énonciateurs inhabituels de se glisser
au lieu où l'on est autorisé à décrire les aspects du temps. Les mémoires ne
suggèrent pas une dissémination des perspectives, mais un peuplement du
point de vue.
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Le miroir et l'énigme
dans la puissance des signes. Dans l'intervalle édifié entre passé et pré-
sent, comme entre centralité et marginalité, se glissent, en même temps,
la leçon d'un évanouissement et la lecture des événements.
On peut alors se demander si cette posture exceptionnelle ne caracté-
rise pas l'ordre même des mémoires. Ce n'est plus l'action du pouvoir qui
s'y trouve mise en œuvre, mais les signes de ce pouvoir avec ses résonances
les plus subtiles, les plus secrètes aussi. On cherche sous les faits publics
des réalités imperceptibles à l'œil du commun, on fouille sous les rôles
sociaux afin de mettre à jour des profondeurs inattendues, on dépouille
les personnes de masques d'abord inaperçus, bref, on fait de ce qui appa-
raît un monde des apparences. L'Être ne se manifeste plus, il faut en édifier
le décor qui a tout l'air d'un trompe-l'œil94.
Là où les anciens cherchaient, dans le monde plein de la communauté,
de quoi laisser une trace d'eux-mêmes, là où ils croyaient aux vertus
immortelles d'une épitaphe louant leur kleos (leur gloire), les modernes
trouvent dans le privé de quoi cautionner leur durée publique, au risque
de basculer dans la vanité. Pour Heraclite, «le maître dont l'oracle est
celui de Delphes ne dit ni ne cache rien, mais donne des signes95 ». Désor-
mais, il est possible de produire des signes parce que l'on affirme et que
l'on cache. Le secret était un mode de la manifestation, maintenant la révé-
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son existence conduit aussi à rendre visibles les intérêts secrets dont le pouvoir
suppose qu'ils mènent le monde. Les mémoires, même s'ils sont souvent
destinés à demeurer dans un cercle étroit d'intimes, même s'ils ont pour
vocation d'instruire les enfants de la famille des multiples ressorts de
l'existence humaine, induisent aussi des manières de lire le double jeu,
secret et public, du pouvoir98.
Bien sûr, Huet marque la distinction ferme des domaines: «II faut
prendre garde toutefois de ne pas confondre les mémoires des empereurs
relatifs aux affaires publiques et à leur gouvernement, avec ceux qui ont
rapport à leurs affaires privées". » Mais les miroirs des princes reposant
sur la vertu, d'un côté, ou ceux jouant de la virtù machiavélienne, de
l'autre, lient, de façons opposées et congruentes, intériorité morale et
comportement public. Le privé des princes n'est pas le domaine de tous,
mais on le tient, bientôt, pour crucial. En un sens, le règne de Louis XIV
joue le rôle d'un pivot : de la surprise que suscite un jeune roi, que l'on
croyait uniquement occupé de ses divertissements, en prenant soudain
les rênes de l'État, jusqu'au vieux souverain « montespisant » sa cour, les
rapports entre privé et public montent sur la scène de l'histoire. Le roi est
d'autant plus indéchiffrable100 qu'il devient l'être par excellence qu'il faut
scruter et pénétrer101.
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Mais les effets en sont déjà repérables auparavant. Ainsi Mme de Motte-
ville, dans ses Mémoires, s'attache-t-elle, non aux grands événements,
mais à la vie intime de la famille royale. Et il faut porter cela à son crédit,
car le lecteur est « récompensé » du manque d'extraordinaire et de gran-
diose par la plongée dans le particulier et le secret : là où l'on peut enfin
estimer les êtres, c'est-à-dire en calculer les valeurs :
Ceux qui les liront un jour n'y trouveront pas de si grands événements que
dans les autres [...]; mais en récompense ils y trouveront la vie particulière de
la Reine mère, à quoi je me suis principalement attachée, aussi bien qu'à la
manière dont le Roi vivait avec elle et avec toutes les personnes sacrées qui
composaient la famille royale [...]. C'est ce particulier que ceux qui écriront
l'histoire générale ne sauront point, ou ne trouveront pas mériter d'y être mis.
Cependant c'est ce particulier, dans lequel on ne s'étudie point, qui trahit le
secret de nos inclinations, et, marquant notre caractère, fait connaître si nous
sommes dignes d'estime ou de blâme102.
La séparation des domaines est bien reconnue : du côté de l'histoire, le
ressort des événements ; du côté des mémoires, le secret des caractères.
Or, la valeur des personnages tient ici au dévoilement de leur intériorité
plus qu'à ce que les faits manifestent. Drame de tous les puissants:
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96 LE L I V R E AVALÉ
passe sous les événements qu'il raconte, faisant s'effondrer les personna-
ges, tour à tour, dans leurs illusions sur les autres ou dans leurs croyances
en eux-mêmes. Inversement, la maxime peut dorer sur tranche le petit
volume de son existence et déplacer sa disgrâce comme chez Bussy-
Rabutin : « Cela n'a pas été mon choix, la fortune en a disposé autrement ;
c'est une folle qui quelquefois récompense un honnête homme, mais qui
le plus souvent élève un sot103. »
Que les mémoires aient fait le plaisir de tant de faussaires, soit du
vivant des personnages (comme pour Marie Mancini), soit, de façon plus
prudente, après leur mort (comme dans le cas célèbre de Courtilz de
Sandras et des Mémoires de d'Artagnari), ne provient pas d'un malheureux
coup du sort ou d'une sordide exploitation d'un genre. Les mémoires
apocryphes disent le fonctionnement caché du genre lui-même, car l'apo-
cryphe, avant de désigner un ouvrage faussement attribué à un écrivain,
relevait du secret : « Dans ses premières acceptions, apokruphos désigne ce
qui est "caché", "tenu secret", par opposition à ce qui est "visible", "public".
[...] apokruphos désigne encore le sens caché, susceptible d'être mis au
jour par l'étude de la Loi; ou un savoir ésotérique, ainsi l'exégèse allégo-
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LA RAISON DES M É M O I R E S 97
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98 L E L I V R E AVALÉ
ce que Dieu a écrit dans son cœur, c'est Dieu lui-même qui rappelle à
Lancelot ce qu'il lui faut savoir. La fréquentation des signes permet ainsi à
la vie de se charger d'intensité en dédoublant sa scène intérieure :. le sens
d'une existence doit être à la fois, du passé au présent, une vérité origi-
naire qui se déplie en soi et, du présent au passé, le calcul d'une vérité
dérivée que le sujet déplie pour soi.
Richelieu « scrutait tout geste et tout acte de langage afin de renforcer
l'autorité royale116». Ce rêve d'une impeccable et invisible centralité du
savoir épouse les conduits du secret dont les mémoires forment certains
des miroirs nécessaires à l'examen des détails. La dimension confession-
nelle apparaît cruciale, non seulement par le modèle augustinien des Con-
fessions qui, souvent, se superpose dans les mémoires d'épée au patron
césarien des Commentaires117, mais par la ritualité qu'ont prise les confes-
sions dans la vie courante : Henri de Campion, image même de l'ancienne
noblesse, fait de ses Mémoires une « espèce de confession générale118 ». Le
témoignage est ainsi mis au service de la communauté (pas seulement de
l'histoire), sous la forme d'un rituel de soi. Là où l'histoire ne reconnaîtra
peut-être que les usages d'une vie, la confession traque l'exemplarité qui
s'y dessine, que ce soit pour la transmission familiale d'une expérience, à
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100 LE L I V R E AVALÉ
que les hommes font, là les mémoires rapportent ce que les hommes sont.
La morale de l'histoire
Les mémoires forment, dès lors, des noyaux de résistance aux nouvelles
pratiques historiographiques, qu'elles épousent les volontés d'un pouvoir
monarchique qui entend prendre en charge l'administration du passé
comme celle du présent, ou qu'elles travaillent à une philologie critique
des événements à coups d'archives et de contextualisations. Les mémoires
dressent encore la saveur du témoin contre le savoir de l'historien, le privi-
lège des gestes contre l'autorité des résultats. Mais ce sont à chaque fois des
économies du point de vue. Le parfait historien est, pour La Popelinière,
hors des contraintes ou des servitudes, hors des liens sociaux qui le ramè-
neraient à des intérêts de clan ou d'État ; plus encore, il est « comme sorti
de ce monde, pour s'habituer en l'autre130 », dans la mesure où il vise
l'avenir. Il parle, non au nom du passé pour interpréter le présent comme
le voudrait la tradition, mais au nom du futur pour lire passé et présent,
comme l'exige sa « nouvelle traditive131 ». Adopter la perspective de l'ave-
nir, c'est se placer au sommet du cône du temps, sortir de la contingence
du monde pour mieux en arrêter les significations. Prendre pied dans le
présent, c'est s'approprier les particularités du passé comme si elles y
vivaient encore et coller aux expériences pour mieux en estimer les routes
ou les déroutes. Double façon de renier le poids de la mémoire : d'un côté,
l'histoire s'installe hors du monde afin d'expliquer, de déplier les ressorts du
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passé; de l'autre, les mémoires s'incrustent dans le monde pour n'y peindre
que les aventures et les avanies des hommes. Mais, ici et là, il s'agit de mieux
s'établir dans une morale à portée universelle. Il faut pouvoir extraire
vices et vertus de l'histoire comme des vies particulières. L'histoire y
trouve, pour un temps encore, sa légitimité ; les mémoires y fondent leur
valeur sociale.
D'une éthique collective de la mémoire, on est passé à une universalité
de la morale personnelle. Comme le note très justement Nadine Kuperty-
Tsur, «l'enjeu pour le mémorialiste ne consistera pas à présenter les
valeurs qui ont régi ses actes comme des valeurs individuelles, ce qui
risquerait de lui supprimer toute audience, mais bien à les ériger en
valeurs universelles définissant un idéal moral», ou encore: «Privé de
son rôle social, le sujet se définit à partir des seules qualités dont il peut
encore se targuer. Or celles-ci [...] relèvent d'une morale universelle132.»
Entre la fidélité à l'héritage collectif et la création individuelle de soi, la
morale peut, en effet, jouer un rôle de garant des conduites privées sans
briser la dynamique d'une individuation des pratiques. La morale, dans
la mesure où elle doit être intériorisée, favorise un rapport personnel aux
codes de conduite, aux valeurs et aux significations quotidiennes, sans
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LA R A I S O N DES M É M O I R E S 103
rôles qui leur venaient du dehors, les sujets doivent se produire eux-
mêmes sur la scène sociale, afin de mieux construire la société dans son
ensemble. De même, les débats théologiques sur la grâce sont aussi des
positionnements nouveaux sur la question de la dette : à qui dois-je ce
que je suis ? Les mémorialistes, justement parce qu'ils se trouvent pris dans
des rôles inattendus, tentent d'articuler leurs destins personnels à ces
questions exemplaires. Ils partent en quête de la vertu des gestes anciens
et de la grâce qui murmure sous le bruit de leurs vies.
De Thomas d'Aquin aux jésuites du xvue siècle en passant par Machia-
vel, la vertu est d'abord affaire de visibilité. Il y a tout un travail social par
où la vertu doit apparaître135. La justice du Prince rend visible la justice de
Dieu de même que les vertus rendent manifestes la sainteté d'une
personne. Le charisme du Prince de Machiavel figure, par excellence, la
visibilité d'un don (la charis, c'est la grâce) par où il attire à lui et emporte
toutes les adhésions. De là le lien omniprésent des vertus et de l'honneur :
la reconnaissance sociale est indispensable. Mais c'est justement ce lien
qui devient de plus en plus questionnable : les vertus ne sont plus que les
moyens mis en œuvre pour apparaître honorable, pour asseoir une renom-
mée136. D'où la nécessité, dans les mémoires, tantôt de prendre à rebrousse-
poil le tracé des apparences et de rendre visibles les vertus ou les vices
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oubliés en chemin, tantôt d'en faire les moyens d'une lutte politique.
Le modèle aristotélicien de la vertu, comme juste milieu entre deux
vices opposés (avec lequel joue encore Machiavel), cède devant une autre
conception du commerce social où la différence de nature entre vice et
vertu perd toute sa netteté. La Rochefoucauld ou La Bruyère se font un
malin plaisir de ruiner cette physique du contrepoids moral, qui trouvera
du côté du politique seul sa résolution. Nul hasard, donc, de voir, sous la
plume du cardinal de Retz, cette remarque, qui témoigne d'un autre calcul
des relations humaines : « [I]l y a certains défauts qui marquent plus une
bonne âme que de certaines vertus137. » La vertu n'est plus puissance de
faire le bien ; elle implique un gouvernement de soi : le don de Dieu est
devenu production sociale. La vertu s'est donc vouée tantôt à l'obscurité
des desseins divins, tantôt à la diffusion des destins politiques. Elle s'est
transformée en discipline. De cette transformation, les mémoires sont
aussi le témoignage.
Dans son Homme universel, Graciàn fait de la vertu «le dernier sceau »
de toutes les perfections, autant dire leur signe. La vertu, en gagnant ce
statut universel, ne devient guère plus que la signature apposée aux actes
de l'existence, au lieu d'en figurer la source secrète. La morale n'est plus
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CHAPITRE 3
Renommée et publicité :
la querelle des Lettres
de Guez de Balzac
Cela ne signifie pas que l'imitation n'a plus cours, mais qu'elle doit
être repensée, refaçonnée, réévaluée. On a longtemps fait de l'imitation
un problème « littéraire » avec pour apogée la querelle des Anciens et des
Modernes. Il faut comprendre que l'imitation relève d'une pratique beau-
coup plus large et témoigne autant des usages de la mémoire collective que
des manières de dire le social. On voit ainsi, dans des écrits théologiques
ou philosophiques, toute une anthropologie assise sur le principe d'imi-
tation, que l'on s'en méfie et que l'on y trouve une contagion dangereuse
des passions comme chez saint François de Sales et Malebranche ou que
l'on y recherche, avec Spinoza, une liberté politique dans la mesure où
chacun s'affirmerait dans l'affirmation même des autres6. Du côté juri-
dique, la maxime aristotélicienne de « l'art imite la nature » est sans cesse
reprise, en particulier pour rejeter l'idée qu'une personne puisse adopter
une autre personne plus vieille qu'elle, en accord avec l'autorité de l'âge
et l'importance du passé, « car l'adoption imite la nature et il serait mons-
trueux que le fils fût plus âgé que le père7 ». Dans la liste des best-sellers, il
ne faut pas s'étonner de voir constamment réédités la Vie des hommes
illustres de Plutarque, censée inspirer les conduites nobles, mais aussi
l'Imitation de Jésus-Christ qui figure, symboliquement, comme le premier
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110 LE L I V R E AVALÉ
Il est donc essentiel de scruter précisément les années 1620, durant lesquel-
les a pris place cette « querelle de l'éloquence » autour de la publication
des Lettres de Guez de Balzac.
roi qui seront imprimées en 1619 afin de justifier les louvoiements politi-
ques du duc). Cela ne l'empêche pas de rechercher d'autres protections,
puisqu'il écrit aussi à Richelieu.
Balzac publie ses lettres dans un recueil, après que certaines d'entre
elles eurent circulé déjà dans les salons mondains ou du côté de la Cour.
On les admire aussitôt, mais on les critique tout autant, puisque, dans
une des lettres à Boisrobert qu'il publie dans son recueil et qui date du
début de l'année 1624 (25 février), il commence de la sorte : « J'ay esté sur
le poinct de ne vous escrire plus, voyant que mes lettres vous font des
ennemis, & que pour les deffendre vous avez tous les jours quelqu'un à
combattre11.» Qu'est-ce qui motive les engouements et les résistances?
Sans doute la façon qu'a Balzac de mêler grande éloquence et conversa-
tion personnelle, héritage humaniste et badinerie de courtisan, harangue
politique et ironie du trivial.
De manière prudente, Balzac a inclus en postface de son recueil une
justification, presque un mode d'emploi, de son ami La Motte-Aigron. À
ses yeux, les grands sujets, dignes des anciennes harangues, ne sauraient
être «bannis de toutes les lettres», ni l'éloquence qui l'accompagne,
même si l'on n'est plus « en ce temps-là, où l'on accusoit publiquement le
gouvernement de l'Estat, [... ] & que par conséquent il n'y a plus moyen
d'estre éloquent de cette sorte12». Il n'y a pas d'hésitation sur la rupture
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contre son ancien ami sont autant de prudentes prises de position dans
une polémique à haut risque, qu'un sage rejet des nouveautés littéraires
ignorantes du bien-fondé des règles18. De l'autre côté, Balzac ne se prive
pas de démolir la Doctrine curieuse du Père Garasse, non sur le fond du
problème, mais sur ses tours de langage et sa tentative d'allier séduction
de l'éloquence moderne et sévérité de la théologie classique. Il ne s'agit
donc pas encore d'un débat net et circonscrit à l'opposition des Anciens
et des Modernes, même si ce conflit s'inscrit aussi dans les divers aspects
de la polémique et concourt à lui donner un certain sens. En fait, l'oppo-
sition à Théophile de Viau n'est pas seulement poétique, elle est aussi
religieuse ; et la critique du père Garasse n'est pas uniquement religieuse,
elle est aussi poétique. On peut dès lors distinguer différentes phases dans
la querelle.
Une première phase, en 1625-1626, avec les réponses de Garasse et de
Théophile à Balzac, auxquels s'adjoignent le frère André de Saint-Denis
qui prend la défense des feuillants, allusivement critiqués par Balzac, l'abbé
de Crosilles, familier des salons et circulant dans l'entourage du comte de
Cramail (mécène et auteur lui-même, qui a bien connu et apprécié Vanini),
et Charles Sorel qui, dans sa seconde édition de l'Histoire comique de
Francion, ajoute de nouveaux chapitres où apparaît le pédant Hortensius
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114 LE L I V R E AVALÉ
espace littéraire qui n'est ni celui des académies érudites, ni celui des
salons mondains. Comme le dit bien Christian Jouhaud, « les propos hos-
tiles se trouvent ainsi déplacés, coupés des pratiques de sociabilité qui
contribuaient à leur donner un sens, et exposés aux regards dans l'espace
même où la suprématie de l'épistolier paraissait vouloir s'affirmer19. » Entre
familiarité et secret, intimité et publicité, semble se tisser ainsi une autre
forme de sociabilité où l'éloquence traditionnelle se trouve décentrée.
que que sociale et la vanité n'en figure que le masque, auquel se trompent
les jugements « populaires », ceux qui ne sont pas susceptibles d'estimer à
leur tour la gloire de Balzac. Le problème — j'y reviens dans un instant —
est de savoir à quoi se reconnaître soi-même assez supérieur aux autres et
suffisamment rare pour s'excepter de la condition commune.
Descartes, dans Pépître latine qu'il envoie à Balzac, trouve un argument
plus sûr — même s'il le noue aussi à la rareté —, car il repose sur la lecture
de la totalité des lettres de Balzac et sur le principe de non-contradiction :
On apperçoit neantmoins dans ses écrits une certaine liberté généreuse, qui
fait assez voir qu'il n'y a rien qui luy soit plus insuportable que de mentir. [... ]
Mais qui voudra prendre garde que Monsieur de Balzac déclare librement
dans ses écrits les vices et les vertus des autres, aussi bien que les siens, ne
pourra jamais se persuader qu'il y ait dans un mesme homme des mœurs si
différentes, que de découvrir tantost par une liberté malicieuse les fautes
d'autruy, & tantost de publier leurs belles actions par une honteuse flaterie ;
ou de parler de ses propres infirmitez par une bassesse d'esprit, & de descrire
les avantages & les prérogatives de son âme par le désir d'une vaine gloire :
Mais il croira bien plustost qu'il ne parle comme il fait de toutes ces choses que
par l'amour qu'il porte à la vérité, & par une générosité qui luy est naturelle28.
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118 LE L I V R E AVALÉ
ne vante plus que des amis élus. Ici, l'éloquence doit être publique ; là, elle
se veut sociale.
Dans la préface, bien sûr laudative, que La Motte-Aigron écrit pour les
Lettres, il entend souligner que l'éloquence de Balzac, pour n'être plus
modelée sur le patron de l'humanisme érudit, n'en allie pas moins la
grandeur des sujets au soin de l'écriture. De même, Descartes apprécie la
façon de plier de hautes pensées dans le langage usuel de la cour. L'élo-
quence mondaine ne peut donc se ramener à la seule louange, même si
elle recherche une complicité sociale et une connivence de groupe. La
réflexion politique ou morale se glisse dans des tournures spirituelles,
sous des comparaisons inattendues, elle apparaît au détour d'un bavar-
dage tantôt tranquille, tantôt incisif, libéré du corset de la démonstration
scolaire, car il faut à la vérité la belle apparence de l'éloquence pour
qu'elle puisse convaincre vraiment37.
Dès lors, ce que les tenants de Balzac louent comme élégante nouveauté,
ses opposants le décrient comme innovation monstrueuse. L'écart ne se
joue pas simplement entre valeur de l'ancien et privilège de l'inédit : il tra-
verse, en fait, la notion même de nouveau. Pour Goulu, certes, il semble
que la nouveauté constitue un défaut en soi, tant il rejette les « manières
recherchées de s'expliquer qui sont nouvelles, pource qu'elles sont sauvages
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Imitation et autonomie
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comment Balzac non seulement imite, mais encore dissimule avec soin ses
emprunts : il dérobe aux yeux de ses lecteurs ce qu'il a dérobé aux auteurs
du passé. Le père Garasse ironisait déjà sur les « lambeaux mal digérez »
qu'il reconnaissait dans la prose de Vunico éloquente (comme Balzac
aimait à se faire appeler). Le supérieur des feuillants enfonce encore le
clou : non seulement il imite en prenant soin de cacher ce qu'il vole, mais
encore ce ne sont que des citations de seconde main qu'il a tirées de Juste
Lipse ou de recueils de lieux communs. Il n'y a chez Balzac ni originalité,
puisqu'il imite les anciens, ni bonne imitation, puisqu'il ne les a pas soi-
gneusement digérés en les étudiant longuement. Comme, par ailleurs,
« ce qu'il a pris pour de nouvelles vertus en l'éloquence, sont les vices
anciens des mauvais écrivains du temps passé50 », la nouveauté même qu'il
revendique s'avère et illusoire et sans valeur. Javerzac le résume joliment :
« Balzac serait pauvre s'il n'avait tant dérobé51 », sa fortune apparente
vient seulement d'un enrichissement frauduleux, permis par de systéma-
tiques non-reconnaissances de dettes.
De Vaux essaye, dans sa critique de Balzac, de définir la bonne imita-
tion:
On imite son compagnon, prattiquant son art : mais on desrobe, quand on se
sert de sa matière [...]. Il faut donc pour prattiquer l'art simplement, se servir
de ses instrumens, & des maximes du mesme art ; & lors que nous voudrons
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imiter Ciceron en quelqu'une de ses Oraisons, nous servir des mesmes parties,
avec lesquelles il l'a composée ; y adjouster la grâce des figures, & la force des
argumens. Que si nous venons à l'imiter en quelqu'une de ses parties seule-
ment, & nous voulons conserver la gloire de ne tenir de luy que l'exemple ; il se
faut bien prendre garde de nous servir de ses passages, ny mesme de ses
argumens : il en faut trouver qui ayent les mesmes beautez, & les mesmes forces
[...]. Et M. de B. quelques spécieux noms qu'il donne à l'adresse de son esprit,
ne nous sçauroit persuader qu'il ait simplement imité les autheurs aux exemples
qu'il nous apportera tantost, puis qu'à travers les desguisemens qu'il a donnez
à ses passages, nous verrons l'âme & les pensées de ceux qu'il a desrobez. [... ]
Car comme je ne trouve point estrange qu'un suivant s'accommode des habits
du vieux temps, & d'une père de chausses à la guise de son maistre, s'en face
une à la mode pour luy : je ne trouveray pas mauvais aussi qu'il se serve des
conceptions des Anciens, & qu'il nous face admirer dans la douceur & la grâce
de nostre siècle, ce qu'ils ont fait voir au leur, de beau & de majestueux. Seule-
ment estimay-je de mauvaise grâce, qu'après en avoir loué Fart, & trouvé si
heureusement l'usage, il le blasme en ses maistres, & n'ait pas honte de les
livrer entre les mains d'une Chambre de justice, pour leur faire le procès52.
L'imitation n'est une valeur qu'à s'inscrire dans une pratique et non à
repiquer les boutures d'antan. Ce ne sont pas des phrases, des images, des
tournures que l'on emprunte, mais l'élan que doit donner l'exemple. Il ne
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RENOMMÉE ET PUBLICITÉ 123
faut pas apercevoir sous la trame de notre discours, des couleurs anciennes,
mais, tout au contraire, de nouvelles couleurs sur la trame du passé. Sauf
à bien user ainsi de l'imitation, selon les principes de Vinventio, on tombe
dans le vol et le déguisement, en donnant tout le poids à Velocutio. La
comparaison avec le serviteur qui hérite des vieux habits de son maître
pour s'en faire de nouveaux est instructive : d'abord, il met à sa façon les
vêtements issus d'une autre mode ; ensuite, il reconnaît tacitement la hié-
rarchie en place. Selon la différence des temps, le majestueux et le beau
peuvent légitimement prendre les apprêts de la grâce et de la douceur. Or,
Balzac se contente de reprendre les phrases et les pensées des Anciens en
dissimulant les emprunts et en déniant leur prééminence. Il n'observe
donc ni les règles de la bonne imitation, ni le respect dû aux supérieurs. Il
est un mauvais serviteur de l'histoire.
Pourtant, selon la logique de la sprezzatura, la dissimulation se retourne
en art de faire: entre le travail et son apparence un divorce a été pro-
noncé53. Dans YAnti-phyllarque, Goulu, qui affirme avoir écrit d'une traite
sa longue diatribe, se voit sévèrement tancé de laisser, du coup, apparaître
les traces évidentes de ses travaux, voire la copie des auteurs anciens.
Alors que chez Balzac on ne sent pas le travail quoiqu'il y passe beaucoup
de temps ; chez Goulu, on sent l'étude, quoiqu'il affirme ne pas y avoir
travaillé54. Celui-ci dévoile ses années d'apprentissage savant, ses lectures
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124 L E L I V R E AVALÉ
Il ne faut pas douter qu'il n'y ait peut estre cinq cens hommes en France qui
n'ont jamais veu Dispautere ny Quintilian, qui font de meilleures lettres que
Balsac, & qui n'oseroient pourtant se vanter d'estre doctes, n'y ayant rien que
l'imagination qui opère en ce genre d'écrire pour les pensées : le sens commun
pour l'arrangement & la disposition des matières, & l'usage de nostre langue
naturelle pour les termes56.
les littérateurs — les auteurs en langue vulgaire dont l'écrit est l'activité
principale — sont dépourvus de statut clair dans la société de leur temps,
ce trait soulignant d'ailleurs une spécificité forte de leur identité sociale :
leur statut, c'est, au fond, de ne pas en avoir57. » Balzac paraît exemplaire
de cette impossibilité d'appartenir à une corporation ou à un « corps »
des gens de lettres : il ne joue que des « lopins » de la mémoire lettrée.
Charles Sorel, dans sa Bibliothèque française, remarque, avec finesse,
l'équivoque significative engendrée par l'homonymie entre les lettres
(pratique privée rendue publique) et les Lettres (République du livre58).
Avec ses Lettres, Balzac prétend occuper le territoire sacré des Lettres que
l'on dit «belles », de même qu'avec le purisme de Malherbe et de Vaugelas,
la souveraineté sur la langue doit résider dans le « peuple » (autrement dit,
les gens du monde, le «public» des lettres). Cette prétention est à la fois
tyrannique (pourquoi lui?) et vaine (quel territoire, quel corps constitué
au juste?). En se produisant lui-même comme Auteur, Balzac institue
aussi un corps de littérateurs et un public pour les lettres.
Mais comment savoir qui a autorité pour décider des usages de la lan-
gue et de l'éloquence, ou, pour le dire autrement, qui fait l'auteur ? Est-ce
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RENOMMEE ET PUBLICITE 125
persuader, qu'elle a eu celle de régner. Mais peu de temps après, les disputes
du Barreau, & l'usage fréquent des harangues, l'ont corrompue chez les Grecs
& chez les Romains, pour l'avoir trop exercée ; Car de la bouche des sages, elle
est passée dans celle des hommes du commun, qui desesperans de se pouvoir
rendre maistres de l'esprit de leurs auditeurs, en n'employant point d'autres
armes que celles de la vérité, ont eu recours aux sophismes & aux vaines
subtilitez du discours ;[...] je les trouve avoir esté en cela très misérable, de
n'avoir pu passer pour bons orateurs, sans paroistre de meschans hommes.
Mais pour Monsieur de Balzac, il explique avec tant de force tout ce qu'il
entreprend de traitter, & l'enrichit de si grands exemples, qu'il y a lieu de
s'étonner que l'exacte observation de toutes les règles de l'art n'ait point
affoibly la véhémence de son stile, ny retenu l'impétuosité de son naturel ; &
que parmy l'ornement & l'élégance de nostre âge, il ait pu garder la force & la
majesté de l'éloquence des premiefs siècles62.
L'éloquence est donc bien ce qui civilise, ce qui tisse les liens sociaux par
la parole commune, ce qui assied aussi l'autorité des souverains. Balzac,
par sa « généreuse liberté », reprend cette générosité originelle, creuset de
la société civile, en instituant un nouveau principe de rassemblement du
divers et de continuité des temps. Tout se passe comme si Balzac demeu-
rait dans une personnification traditionnelle et exemplaire des rôles, en
cherchant néanmoins à les centrer dans l'espace bouclé d'un moi. C'est
pourquoi le démembrement des Lettres en un florilège de citations rate
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Est-ce le particulier qui les a rédigées ou l'homme public qui les a signées ?
Dans le système du clientélisme, le patron paye en protection (symboli-
que et financière) ce que le protégé donne en service. Ramener les lettres
écrites au nom du duc d'Êpernon dans l'orbe de ses productions person-
nelles ne conduit-il pas Balzac à reprendre ce qu'il avait donné ou ce pour
quoi il avait été rétribué64? Public et particulier, dette et dénégation se
cristallisent au premier plan de la querelle. Au point, d'ailleurs, de devenir
perceptible chez les savants qui condamnent la relocalisation de la grande
éloquence publique par un particulier sans titres légitimes, ou chez un
Théophile de Viau quand il écrit à Balzac : « vous pillez aux particuliers ce
que vous donnez au public65 ».
Les Lettres mêmes jonglent avec ces deux instances, puisque Balzac
n'hésite pas à rendre publics ses goûts ou ses maladies en même temps
que ses avis politiques ou ses condamnations touchant la religion. Il publie
aussi le particulier des Grands dont il a la familiarité rendant, du coup,
douteux leur personnage public. Richelieu, même s'il entend récupérer la
nouveauté balzacienne (à l'instigation de son conseiller Boisrobert), se
méfie de cette ambiguïté jetée sur la personne des Grands : « [E]n approu-
vant tout ce qui est de vous en vos lettres, [... ] je trouvois quelque chose
à désirer en ce que vous y mettez d'autruy, craignant que la liberté de
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vostre plume ne fist croire qu'il y en eust en leur humeur & en leurs
mœurs66. » Balzac semble donc jouer d'une nouvelle médiation entre par-
ticulier et public, entre rôles exemplaires et souveraineté d'un moi, où se
superposent image publique des personnages et public lecteur de ces per-
sonnes, présentation de soi et représentation commune.
Quand bien même Balzac semble s'autoriser seul et se couronner lui-
même, il faut d'abord reconnaître qu'il est enfant de son succès : recon-
naissance qu'il doit, dès ses débuts, à la circulation de ses lettres dans les
cercles mondains, puis que les éditions successives de ses Lettres prouvent
sans peine. Comme Corneille avec Le Cid, il peut se prévaloir de son
succès public contre les critiques savantes. Ensuite, il faut aussi avouer
que Balzac n'est pas seul en cause : selon l'usage des clientélismes et des
protections, il est nimbé de la grâce récente de Richelieu et soutenu par la
faveur ancienne de d'Êpernon, mais il s'établit également dans des cercles
aux contours flous, tactiques, vivants, qui s'opposent aux érudits comme
les Dupuy, aux jésuites comme Garasse ou Voisin, aux mondains libertins
comme Théophile ou le comte de Cramail — sa liberté résulte du croise-
ment de ces contraintes. Chaque groupe est un bouquet de petites diffé-
rences qui forment une identité. De l'extérieur, chacun taxe les autres
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RENOMMÉE ET PUBLICITÉ 129
d'hérésie (ainsi Jacques Dupuy parle des partisans de Balzac comme des
«sectateurs pour son style67») ou affirme sa puissance («Le parti de
Phyllarque n'est point aussi fort qu'il se persuade, et d'ailleurs nous ne
sommes pas si peu de gens au nôtre que lui et les siens puissent tirer
avantage de notre faiblesse, puisqu'il est composé de personnes honnêtes
de toute condition, dont la plupart tiennent un rang assez considérable
pour châtier son insolence et sa témérité, s'il n'y avait encore de la gloire
pour lui d'être battu de si bonnes mains68. ») La querelle ne va pas sim-
plement d'un Balzac à un Garasse ou à un Goulu, mais elle oppose des
groupes, mobilise des pamphlétaires, suscite des attaques verbales et phy-
siques (n'oublions pas la bastonnade de Javerzac). Ce sont des luttes de
partis qui ont lieu sous couvert d'affrontements personnels et qui témoi-
gnent d'une pluralisation des querelles, même si les figures traditionnelles
de l'orthodoxie et de l'hérésie ne cessent d'être employées69. Quand Goulu
accroche Balzac, il le fait au nom des feuillants (et au titre de savant) :
c'est tout un corps qui réplique par la voix de son supérieur et « un corps
qui ne meurt jamais », selon la définition que rappelle Goulu. Car la com-
munauté forme un corps au sens juridico-mystique du terme : ce corps se
dit dans les termes de la mémoire, héritage sans cesse renouvelé par les
vivants qui en remplissent la figuration, à l'instar du roi qui meurt et
revit au-delà des corps particuliers dans le corps public70.
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L'argument est déjà celui sur lequel Perrault fera tourner son poème, Le
siècle de Louis XIV, car il s'agit de glisser sous la nécessaire valorisation du
régime monarchique aux dépens des démocraties antiques le prix des
lettres modernes. Le succès dont Balzac peut se targuer contre les érudits
n'empêche pas de le montrer lié et dévoué à l'État. Le public lecteur doit
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idéalement se replier sans faute sur l'utilité publique conçue par le pou-
voir royal: «préférant l'interest de l'Estat au sien propre, il [Balzac] a
mieux aimé travailler pour la gloire du Roi et de monsieur le Cardinal
que pour sa justification76 ». Mais il est vrai que, s'il distribue ainsi la
gloire aux hommes en place, cela le positionne dans un lieu d'autorité,
dont l'autonomie par rapport aux institutions traditionnelles peut deve-
nir problématique.
La puissance des lettres ne saurait se mesurer au pouvoir politique,
mais cette différence n'empêche pas une tacite équivalence de s'établir.
Goulu ne manque pas de s'en inquiéter: «À entendre le S. Ogier, vous
diriez qu'il [Bérulle] ne tient l'honneur & la réputation que de M. de
Balzac tout seul77. » On ne sait plus exactement ce qui octroie de la valeur
aux êtres : leurs actions méritoires ou l'éloge éloquent de l'écrivain. Dans
l'espace de la memoria, la valeur court dans le circuit du geste à sa recon-
naissance, car chacun participe du même lieu et joue le rôle qui lui a été
distribué ; dans le champ du public, la valeur doit s'établir à partir des
particuliers, sans devenir toutefois attachée univoquement à l'un de ces
particuliers : l'intérêt privé menace sans cesse l'utilité publique. Gomme
l'analyse Hélène Merlin, la figure de Balzac apparaît, aux yeux d'un
Goulu, comme « emblématique du libre-particulier, cette figure qui ruine
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toute idée même d'exemplarité — qui dévoie le public hors de son sens
religieux, décompose l'organicité du politique78 ».
Jusqu'où pousser cette équivalence ? Jusqu'à quel point, dans l'opération
historiographique elle-même, peut-on glisser du politique au littéraire,
du pouvoir monarchique à la puissance de l'éloquence, des actions de
valeur à la valeur des actions? Il faut examiner rapidement les événe-
ments d'ordre politique des années 1620 afin de mieux évaluer les liens à
tracer avec les problèmes des belles-lettres.
L'ordre du politique
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jeunes gens formés par les collèges, en particulier jésuites, mais sans for-
tune suffisante pour acheter un office ni vocation ou possibilité d'appar-
tenir à l'Église, se trouvent sur le « marché de l'emploi » ; d'autre part, à
partir de 1625, il y a une crise de l'édition internationale qui force les
éditeurs à se replier sur les langues nationales/les petits formats et les
textes faciles de grande diffusion. Dès lors, le marché des libellistes s'avère
une affaire profitable pour tous : aux déterminations du pouvoir politi-
que qui y trouve matière à diffuser les légitimations qu'il recherche ou les
louanges qu'il désire, aux conflits des différents clans qui en profitent
pour se faire entendre, s'allient les contraintes économiques et une nou-
velle conjoncture sociale82. Les écrivains permettent ainsi à l'État de faire
circuler, dans la sinuosité des débats, tout un réseau de concepts et de
thèmes porteurs d'une conception de la monarchie que Richelieu entend
contrôler, de même qu'il parvient presque, par ses polémistes, à retourner
la paix de Monçon avec l'Espagne, qui consacre le recul des Français sur
l'affaire de la Valteline, en vraie réussite83.
Ce contrôle du pouvoir royal sur ses sujets bien aimés passe, plus géné-
ralement, par l'exercice de trois puissances : l'armée, la justice, l'impôt.
Il est significatif de voir édicté, en 1626, un règlement qui complète
celui de 1619 et octroie à l'un des secrétaires d'État la charge des affaires
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militaires : à partir de cette date, pour la première fois, Beaucler peut être
considéré comme ministre de la guerre84. Cela n'empêche pas Richelieu
de tenir lui-même les rênes de l'armée royale, en particulier lors du siège
de La Rochelle où il maintient une discipline rigoureuse, faisant des
soldats assemblés une « armée de moines », comme il se plaît à le dire.
Loin des bandes de mercenaires qui alimentent les armées de l'Empire et
pillent tout sur leur passage, l'armée française est en majeure partie com-
posée du ban et de l'arrière-ban de la noblesse française et des recrues des
diverses provinces : un sens de l'unité de tous et de la discipline de cha-
cun sous la bannière royale s'y affirme de plus en plus (et cela d'autant,
peut-être, que l'on combat un ennemi de l'intérieur, les huguenots). La
guerre, ainsi mise en ordre par le roi et son ministre favori, permet à la
fois un contrôle des territoires, une discipline des âmes et une maîtrise
des corps.
De même, la justice a pour fonction de ramasser sous l'autorité royale
les justices provinciales ou locales, ainsi que les réseaux traditionnels d'arbi-
trage ou de règlement des conflits qu'on a pu baptiser, a posteriori, du
nom d'« infrajudiciaire85 ». On en a un cas exemplaire avec l'édit sur les
duels de 1626, que défie ouvertement le comte de Boutteville — gentil-
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RENOMMÉE ET PUBLICITÉ 135
pression fiscale (le 15 juillet 1630, Marillac écrit à Richelieu: «Tout est
plein de séditions en France. Les parlements n'en châtient aucune»). À
cela s'ajoute la peste qui se répand en 1626-1627. En quelques années, plus
de 10 % de la population périt (probablement plus de 2 millions de morts
sur une population de 17 à 20 millions). C'est, en même temps, le grand
moment de la monarchie avec, d'un côté, le siège de La Rochelle qui
devient un haut lieu de la victoire contre les protestants (et, indirectement,
contre l'Angleterre), suivie du démantèlement l'année suivante des places
fortes de Provence et du Languedoc ; de l'autre, l'affaire de la succession
de Mantoue, qui permet de s'opposer vigoureusement aux Espagnols (et,
indirectement, à la papauté) et d'installer, en fin de compte, un prince
français sur le duché de Mantoue. Malgré toutes les conjurations des
Grands et du parti dévot, Richelieu, avec le soutien du roi, peut imposer à
la fois une politique de contrôle à l'intérieur (contrôle de la noblesse, des
parlements, du clergé, des villes, des protestants) et de puissance militaire
à l'extérieur. En un mot, c'est l'autorité du roi qui, à chaque fois, est
réaffirmée. Mais quelle « autorité » au juste ?
La question omniprésente dans les temps de la minorité de Louis XIII,
provoquée aussi par les récents régicides, est de savoir d'où vient la sou-
veraineté. Le pape est l'héritier de saint Pierre qui, lui-même a reçu du
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À cette sacralité diffuse, mais inscrite dans la figure du roi, s'adjoint une
discipline des corps et des âmes comme différence et discontinuité. En
effet, à l'opposé des clercs au Moyen Âge ou des humanistes au xvic siècle,
ce n'est plus l'univers que disent et décrivent les gens de « lettres » ; ils
produisent plutôt le monde en lequel ils se reconnaissent. Ils ne reçoivent
plus du passé ou du cosmos, les marques insignes, les indices vivaces, les
signes mystérieux par lesquels ils pourraient appréhender et pratiquer
l'univers; voici, désormais, qu'ils fabriquent des réseaux de différence,
des codes tacites par lesquels se constitue une autre souveraineté sur les
signes. Il y a moins la densité temporelle de la mémoire que l'espace
conflictuel et magnétique d'un champ de forces, car se déprendre des
modèles légués demande et une valorisation nouvelle accordée à ces
écarts et une puissance accordée aux sujets pour pouvoir résister aux imi-
tations tacites et aux diffusions imperceptibles qui les formaient sans
qu'ils le sachent ni le désirent.
Mais à quel champ de forces a-t-on affaire ? La querelle sur l'éloquence
balzacienne fonctionne, bien sûr, dans le champ des lettres avant toute
chose (elle ignore l'exécution de Chalais ou l'affaire de la Valteline, l'ac-
croissement du fardeau fiscal ou la peste qui ravage les provinces). Mais
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RENOMMÉE ET PUBLICITÉ 139
de Balzac allie la sereine reprise des savoirs passés et l'élégance allègre des
conversations contemporaines.
Détourner la noblesse de cour des clans féodaux et des complots contre l'auto-
rité de l'État, intégrer dans les conseils de la monarchie les robins des parle-
ments, au total mettre au service du roi une noblesse docile, n'est-ce pas
l'ambition du cardinal? S'y ajoute le vif désir de promouvoir une culture
homogène, dénominateur commun d'une élite fidèle104.
Car c'est bien là que se noue aussi cette communauté de situation, dans la
tentative d'homogénéiser un public, de le rendre justement solidaire des
particuliers qui le composent, par-delà les solidarités traditionnelles des
familles, des clientèles, des professions. Les Lettres de Guez de Balzac ne
proposent pas seulement des modèles d'une commune éloquence, tirée
des anciens et adaptée au goût des mondains ; elles suggèrent aussi des
positions singulières mais réappropriables, des modes du moi.
Les Lettres [...] offrent la forme, effectivement vide, donc endossable par tout
un chacun, d'un moi praticable, un moi d'usage, pour jouer ce nouveau rôle,
sérieux et bouffon à la fois, dans la nouvelle société mondaine qui se caractérise
par la généralisation de la représentation. Un moi d'usage, car il permet d'user
du moi sans le découvrir vraiment, sans l'exposer105.
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RENOMMÉE ET PUBLICITÉ 143
elle institue un sens des réciprocités. Mais Garasse sent bien que Guez de
Balzac remet justement en cause cet entendement de la culture, par
l'ingratitude foncière dont il témoigne, par son rejet des dettes envers le
passé.
Au moment où le terme de « culture » apparaît, pour la toute première
fois, dans son usage absolu, 60 ans avant qu'il ne soit repris chez Amelot
de la Houssaie et La Bruyère, il désigne un « malaise dans la mémoire »
(comme Freud parlait d'un «malaise dans la civilisation»). Loin de sup-
poser des déplacements élégants où l'on pourrait passer avec assurance
du temps de la tradition à celui de la civilisation, où l'on repérerait sans
peine les derniers vestiges de la mémoire collective et les premiers monu-
ments de la culture, il est évident que rien de ce qui concerne ce passage
n'est évident. C'est bien dans le creuset des ressources mémorielles que se
bâtit le rapport à la culture, au sujet moderne et à la souveraineté qu'elle
soit politique ou littéraire. Cette prime occurrence du concept de « cul-
ture » qu'emploie le père Garasse renvoie, en fait, au temps de la tradition
et de la mémoire, mais un temps usé, compromis, tandis que semble
surgir un autre monde — la culture naît d'une fracture autant que d'une
érosion.
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CHAPITRE 4
Le public du souverain :
mises en mémoire et grâces
dans les Entrées solennelles
S trés
i MÉMOIRE ET CULTURE, public et renommée semblent ainsi enchevê-
e
dans ce premier xvn siècle, comment saisir le passage qui, sur
une plus longue durée, semble flagrant ? Où repérer les disjonctions, les
nouveautés, les pertes, les reprises ? Il est apparu, dans les chapitres précé-
dents, que les dettes que les êtres entretiennent avec leur passé se trouvaient
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Entrée du souverain
Ce n'est pas simple affaire de juriste encore sensible aux héritages tradi-
tionnels. Henri IV maintient, lui aussi, ce sens du don et de la dette. Pour
Christian Jouhaud et Robert Descimon, Henri IV se présente comme « roi
de la grâce qui préfère un gouvernement personnel axé sur la Cour (du
moins, sur les seigneurs et grands officiers qui ont son amitié et sa con-
fiance) à un gouvernement abstrait promouvant une gestion rationnelle
des intérêts et privilèges qui s'opposaient dans la société [...]. On ne sau-
rait penser une politique plus différente des principes qui sont nôtres7 ».
Cette ancienne politique repose, en effet, sur des régimes d'obligation qui
ne sont plus ceux que nous pratiquons : en particulier, la réciprocité des
dons et la proportionnalité des amitiés que suppose l'exercice des fidé-
lités. La grande nouveauté de l'État féodal qui est à l'origine de l'État
moderne tient justement à l'originalité du prélèvement fiscal sous la
forme de ces dons, à la fois réclamés et consentis, extorqués et gratuits,
où la réciprocité apparaît dans la redistribution que l'État est censé chari-
tablement opérer des richesses ainsi récupérées8. Au début du xvne siècle,
la critique de la paulette suppose justement que «cette vénalité tarit
nécessairement la source des bienfaits qui sont le véritable nerf de l'auto-
rité royale9». L'autorité est proportionnelle à la générosité plus encore
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148 L E L I V R E AVALÉ
qu'à la force (du moins, est-ce ce que l'on veut croire ou faire croire,
diront bientôt un Pascal ou un La Rochefoucauld).
Bodin ne fait donc pas exception aux usages avérés. Le peuple, en
donnant la puissance souveraine, abandonne ses pouvoirs particuliers.
Réciproquement, le souverain donne à son peuple des lois (le souverain
moderne, avant tout, crée du droit10) et de la protection. Ce terme « n'em-
porte aucune subjection de celuy qui est en protection [... ] le protecteur
se contente de l'honneur et recongnoissance de son adhérant : et s'il en
tire autre proffit, ce n'est plus protection. Et tout ainsi que celuy qui
preste, ou accommode autruy de son bien, ou de sa peine, s'il en reçoit
proffit questuaire, ce n'est ni prest, ni accommodation, ains un pur louage
d'homme mercenaire11. » Le souverain peut, certes, assujettir et tirer pro-
fit (pour le bien public) de l'obéissance de ses sujets ; il doit aussi œuvrer
comme parfait protecteur, sur le mode de la charité et du don.
Ce n'est pas un hasard si la comparaison usuraire vient sous la plume
de Bodin. Tous les ouvrages des théologiens ou des juristes qui cherchent
à ordonner les bons et les mauvais usages du commerce et, surtout, du
change font la distinction entre l'intention de tirer un profit et le désir de
se montrer charitable. En deçà des contrats qui peuvent être passés et qui
déterminent des positions juridiques précises, il existe un droit plus fon-
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tuellement assumé17.
Même si Bodin s'est toujours affirmé comme un défenseur de la liberté
de l'impôt, persuadé qu'il est que le roi ne devrait y recourir qu'excep-
tionnellement, l'évolution était rendue possible par les termes même de
la République. Il suffit d'un «toutefois» pour faire basculer l'exception
dans la règle : « II n'est en la puissance de Prince du monde, de lever impost
à son plaisir sur le peuple, non plus que de prendre le bien d'autruy [...]:
et toutefois, si la nécessité est urgente, en ce cas le prince ne doit pas
attendre l'assemblée de ses estats, ni le consentement du peuple, duquel
le salut dépend de la prévoyance, et diligence d'un sage Prince18. » II y a là
une logique qui échappe à celui qui l'énonce. On le voit chez Bodin qui,
faisant tourner le poids de l'État sur le pivot inventé de la souveraineté, se
distancie radicalement de l'ancienne façon de penser la République qui
était «société d'hommes assemblés, pour bien et heureusement vivre:
laquelle définition toutesfois a plus qu'il ne faut d'une part, et moins
d'une autre : car les trois poincts principaux y manquent, c'est à sçavoir,
la famille, la souveraineté, et ce qui est commun en une Republique:
joinct aussi que ce mot, heureusement, ainsi qu'ils entendoyent, n'est
point nécessaire19 ». Le bonheur ne fait plus partie de la définition de la
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150 LE L I V R E AVALÉ
République, car l'homme n'est plus un animal politique. Pour les Anciens,
puisqu'il est de la nature de l'homme de vivre en société, toute réflexion
sur le politique doit consister dans l'examen des justes régimes où la féli-
cité de chacun pourra trouver à se déployer : le vivre-ensemble est donné,
le bien vivre-ensemble est à bâtir. Pour Bodin, le vivre-ensemble n'est plus
une donnée de nature, c'est justement lui qu'il faut commencer par édi-
fier. D'où sa propre définition qui ne part même plus de la société, mais
de la fin et de l'instrument nécessaire à toute République moderne : un
droit gouvernement20.
La société est le produit du droit gouvernement au lieu d'en être
l'inlassable énergie et la source plurielle. Ce renversement fait l'originalité
de l'État moderne et l'envergure volontaire (plutôt que rationnelle) de la
souveraineté. Cela permettra, peut-être, à l'État de légitimer et de régula-
riser les nouveautés sociologiques et économiques du « régime de l'extra-
ordinaire» et de «l'institutionnalisation de l'exceptionnel» sans conflit
majeur, mais non sans résistances ponctuelles depuis les nombreuses ré-
voltes anti-fiscales jusqu'aux troubles de la Fronde21. La fameuse devise
nécessitas non legem habet implique moins une limitation naturelle des
droits du monarque, comme chez Bodin, que la source de sa puissance,
puisque le souverain seul est susceptible de décider de ce qui s'avère néces-
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LE P U B L I C DU SOUVERAIN 151
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152 LE L I V R E AVALÉ
suppose une association réfléchie des contractants sur la base d'une éga-
lité de principe et la puissance d'une grâce qui implique une entente libre
de la générosité et de la reconnaissance.
On voit cette opposition servir à Mathieu de Morgues, au moment des
guerres de religion des années 1620, pour marquer les différences entre
bons sujets catholiques et mauvais sujets protestants (puisque sujets qui,
de par l'Édit de Nantes, recourent au principe du contrat et de la libre
association) : « [V]ous n'avez aulcun droict de vous opposer aux volontez
du Roy, [et] si vous dictes que vous estes fondez en contract avec luy, je
vous demanderé si l'Escriture des hommes vous dispense des loix de
l'Escriture Saincte, si par les Edits vous avez renoncé au debvoir des
Chrestiens, & si vous avez esté trans-formez de subjects, en associés27. »
C'est avec cette logique de la grâce que Hobbes rompt pour de bon. La
souveraineté ne s'articule plus sur la réciprocité des bienveillances, mais
sur la peur de l'autre. Le lien social ne tient plus à la puissance de la
générosité, mais à la reconnaissance de la faiblesse. Mais pourquoi argu-
menter ici en termes de don et de grâce, là en termes de contrat et de
peur? La peur est, chez Hobbes, cette rumeur intérieure que la société
dissipe, mais sans laquelle elle ne pourrait exister. Elle ne fonde pas une
nature de l'homme ; elle figure simplement la conséquence de sa faiblesse.
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154 LE L I V R E AVALÉ
instant, par définition, mais fragilité qui atteint en fait le perdurable lui-
même. Cette fragilité y porte un nom, elle s'appelle « oubli ».
Thomas Pavel a justement souligné cet «art de l'éloignement» qui
obsède le xvne siècle et où l'omniprésence du passé sert aussi à escamoter
le présent55. Comme dans toute fête, encore plus quand elle se veut com-
mémoration, il y a comme une conjuration de l'actuel, une manière de se
défaire du vêtement du présent pour revêtir le luxe d'un costume taillé
sur le patron immémorial de l'antique. Même l'allégorie, dans le repliage
temporel qu'elle implique ou dans l'éternité d'une discipline des vertus
qu'elle suppose, permet de court-circuiter l'ordinaire du temps présent
afin d'y voir fleurir des figures inattendues. La météorologie y compose,
elle aussi, les images nécessaires pour que disparaisse le temps qu'il fait :
s'il pleut à Paris, «voyant que mon Roy estoit un vrai Soleil, De despit
qu'il [le soleil] en eust cacha son beau visage » ; s'il fait beau à Troyes, « le
Soleil Prince des Astres respandant sa blonde chevelure sur nostre
hémisphère, vouloit se trouver au triomphe du premier monarque des
Princes de la terre»; et même l'astrologie zodiacale est heureusement
déplacée : arrivant à Lyon à un autre moment que sous le signe du Lion
(alors même que l'Entrée joue de la superposition des deux), voici le roi
«Soleil libre en ses entreprises [...], sans estre attaché à la nécessité
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d'aucunes loix, comme est ce grand père de lumière, qui ne peut s'escarter
du chemin ordinaire que le Créateur de toutes choses a prescrit à ses
courses56 ». Peu importent, donc, temps qu'il fait ou temps qui passe, cha-
que événement est doublé d'un signe qui dévoile sa profondeur et annule
sa contingence.
Mais il faut aller plus loin et proposer l'hypothèse suivante : les Entrées
royales ne dévoilent pas seulement, à leurs publics, les trésors de la
mémoire dans l'ombre des événements, ce sont aussi des machines à
oublier, des instruments pour publier l'oubli. Si tant d'entre elles commen-
cent les trajets par un portail de Clémence ou insistent sur la clémence
royale comme dans l'Entrée de Paris de 1628 où l'on s'exclame : « C'est
beaucoup qu'une Rochelle forcée, je l'accorde ; c'est davantage neantmoins,
que de luy avoir pardonné57 », elles le font pour insister sur l'oubli politi-
que. Que l'on n'y voie pas opposition à la mémoire, les deux sont liés,
comme si au squelette de l'oubli s'attachaient les muscles du souvenir.
L'oubli est essentiel aux hommes comme il l'est aux destinées sociales :
oubli de notre fragilité et du caractère éphémère de tout ce que nous
touchons ou de tous les sentiments que l'on pense les mieux installés en
nous.
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162 LE L I V R E AVALÉ
Qu'est-ce que veulent faire oublier ces Entrées, hors de notre banale
condition? Une instance éminemment politique, pour laquelle il faut
rappeler, remettre en mémoire un contexte qui disparaît dans les apprêts
somptueux de ces Entrées qui fêtent les victoires de Louis le Juste.
Dans l'accord conclu avec le pape Clément VII, en 1595, par Henri IV
figurait le rétablissement du culte catholique en Béarn et Navarre, mais
les biens ecclésiastiques n'avaient pas été rendus pour autant. Louis XIII,
par arrêt du Conseil, le 25 juin 1617, enjoint de procéder à la restitution.
L'assemblée de Loudun, côté protestant, refuse aux religieux catholiques
l'entrée dans le Béarn, pourtant réuni depuis 1616 à la Couronne. En 1620,
après la déroute rapide des partisans de la reine Marie, Louis XIII à la tête
de son armée en profite pour occuper le Béarn, redonner à l'Église ses
privilèges, abolir les franchises et transformer le conseil souverain en par-
lement de Pau où ne siégeraient que des conseillers catholiques. Inquiets
devant ces menaces, en décembre 1620, les protestants réunis en assem-
blée à La Rochelle décident, malgré des dissensions, de prendre les armes.
Louis XIII parvient, en juin 1621 à emporter Saint-Jean d'Angély tenu par
Soubise, frère cadet du duc de Rohan, mais reste bloqué devant Montauban
défendu par La Force du 21 août jusqu'au 18 novembre, en dépit de ses
25 ooo hommes de troupe contre seulement 6 ooo protestants. Son armée
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de sang qu'on y marchoit avec peine. Ceux qui se sauvèrent dans le chasteau
furent contraints le lendemain de se rendre à discrétion, & furent tous pendus59.
On peut aussi rappeler ce que disait de Louis XIII Tallemant des Réaux :
II estoit un peu cruel, comme sont la pluspart des sournois et des gens qui
n'ont guères de cœur [...]. Au siège de Montauban, il vit sans pitié plusieurs
huguenots, de ceux que Beaufort avoit voulu jetter dans la ville, la pluspart
avec de grandes blessures, dans les fossez du chasteau où il estoit logé ; [... ] et ne
daigna jamais leur faire donner de l'eau. Les mouches mangeoient ces pauvres
gens60.
Nous voulons, entendons & commandons que la mémoire de tout ce qui s'est
passsé [sic] en la dicte ville, & territoire d'icelle despuis le commencement des
presens troubles jusques à maintenant demeure estaincte & abolie [...] sans
qu'il en puisse estre faict aucune recherche, ny poursuitte civillement, ou
criminellement. A peine contre ceux qu'y contreviendront destre tenus &
reputez pour perturbateurs du repos & tranquillité publique ; imposans sur ce
silence perpétuelle à nos procureurs généraux, & à tous autres.
Mais il faut aussi faire le tri entre ce qui doit être politiquement oublié et ce
qu'il est nécessaire de se remémorer publiquement « affin de laisser quelque
marque à la postérité de la desloyauté, perfidie, cruauté & tyranniques
comportemens desdicts Loys d'Aix & Charles casaux [sic]. Nous voulons
& entendons que leur mémoire soit perpétuellement condamnée : & leur
famille bannie à perpétuité ». Les Entrées ont bien pour fonction politique
la publicité de la mémoire et de l'oubli.
Les problèmes concrets des Marseillais ne disparaissent pas pour
autant, en particulier ceux liés aux dettes immenses engagées par les
ligueurs, dettes que l'épidémie de 1598 n'arrange pas80. Louis de Cabre,
seigneur de Roquevaire, divise alors la cité en se faisant fort d'obtenir une
annulation des dettes que le parti des créanciers réclame : il cherche ainsi
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LE P U B L I C D U S O U V E R A I N 169
des appuis populaires contre les grands marchands de la ville. Après des
affrontements avec le pouvoir royal, qui vont jusqu'à l'agression en 1607
de Guillaume du Vair, premier président du parlement, le roi impose son
choix des consuls de la cité qu'il prend dans le parti adverse de Louis de
Cabre (en particulier Marc Antoine de Vento qui essaye de réconcilier les
deux factions). Le lieutenant de l'Amirauté, Barthélémy de Valbelle, sou-
tient alors Roquevaire (son oncle par alliance) qui provoque une émeute
le 22 novembre 1609 en s'opposant aux nominations des consuls par le
roi. Rapidement maîtrisée, cette révolte ne fait qu'entraîner l'arrestation
de Roquevaire, son jugement à Aix où, fort de ses alliances personnelles,
il obtient une lettre d'abolition que la mort du roi, en mai 1610, facilite
encore. Pendant ce temps, Valbelle parvient à jouer sur tous les tableaux :
il maintient le calme dans la ville après le régicide et s'en vante auprès du
pouvoir royal, il négocie le remboursement des dettes, retrouvant la con-
fiance des créanciers sans perdre celle de ses amis. Même si la faction
adverse regroupe des familles importantes, Valbelle domine si bien la cité
phocéenne qu'il parvient, lorsqu'il meurt en 1625, à laisser sa puissance à
son fils Antoine et surtout à son neveu Cosme qui domine la ville pen-
dant 20 ans81. « Les Valbelle avaient un pied dans la ville et l'autre dans la
hiérarchie de l'administration royale de la province. [...] Les affronte-
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Entrée sont deux manières de saisir que tout ne se résout pas aux dons et
aux contre-dons, aux gloires exaltées et aux supériorités reconnues. Il
faut aussi doubler l'exercice de la force d'une démonstration de puissance.
Les Entrées écrivent dans les esprits les beautés et les grandeurs d'une
présentation immédiate du pouvoir. Ainsi que le souligne Christian
Jouhaud,
si toute action publique est représentation, elle l'est devant quelqu'un. Or c'est
la conception et l'appréhension de ce public qui se transforment profondé-
ment au cours des années vingt et trente du [xvne] siècle. Ainsi nous voyons
disparaître peu à peu les métaphores organicistes qui servaient si fréquem-
ment à évoquer le « peuple ». Celui-ci est de moins en moins une partie d'un
grand corps dont le pouvoir serait la tête ; il acquiert au contraire une autono-
mie d'objet (susceptible donc d'être manipulé)90.
Même si c'est justement en 1622 qu'est instituée la Congregatio de
propaganda fidei, participant de la force de la Contre-Réforme, la « pro-
pagande » de l'État ne fonctionne pourtant pas de façon aussi univoque
et claire qu'on l'estime parfois. Comme le dit Michèle Fogel, « la monarchie
française, au contraire, ne cesse de se débattre et de tâtonner : parler de
propagande à chacune de ses manifestations visuelles ou écrites depuis la
fin du xve siècle revient à la créditer d'une conscience claire de ce qu'elle
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fait, de ce qu'elle croit, voire même d'une capacité à jouer résolument sur
une coupure entre ce qu'elle croit et ce qu'elle veut faire croire91. » Qu'il
existe donc des pratiques de manipulation de ce nouvel objet que serait le
« peuple », certes, mais non de façon linéaire et sans heurts. Les Entrées
ne sont pas simplement de la propagande monarchiste.
D'autant qu'il faut ici différencier fortement l'effet de l'Entrée vécue
et l'impression de l'Entrée racontée et décrite. Avec le livre d'entrée, on
perd la voix publique, la clameur, le bruit, même s'il est chargé d'en
reconduire la logique mémorielle : la clameur est un mode de la renom-
mée publique, de la mémoire collective, les vivats en sont la manifesta-
tion sonore. Mais le livre offre aussi ceci de rassurant pour le pouvoir ;
l'impeccable déroulement de l'entrée, son décodage facilement reçu et
l'absence de tout inattendu, incontrôlé, voire dangereux : il faut l'éternité
et non l'intempestif.
Cela dit, même dans le spectacle vécu, il y a une différence, dans les
cérémonies d'entrées comme dans les rituels d'exécution publique, entre
« assister » et « voir ». D'un côté, il y a des acteurs qui participent en fonc-
tion de leur statut et de leur proximité du pouvoir royal, de l'autre, on a
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1/2 LE L I V R E AVALÉ
Crésias médecin du Roy Cyrus, parmy les merveilles qu'il raconte des Indes,
dit, qu'il y a une fontaine de laquelle on tire de l'or, & a en son fonds une
minière de fer, duquel on forge des espées qui chassent les tempestes: la
royauté est la fontaine, sa source en est divine, & ses eaux glorieuses : l'or qui
s'y trouve est la clémence, & la bonté du Prince: le fer, sa justice, laquelle
escarte les pernicieux desseins des subjects rebelles: la main doncques qui
tient ceste espée, c'est la main du Roy, à qui seul appartient le droit du glaive,
& il est enfoncé dans la terre, qui est les flancs de la rébellion, laquelle n'est
composée que du marc du peuple, de qui les desseins sont exprimez par les
brouillars, que le vent, & force occulte de ceste espée escarte & dissipe95.
C'est aller chercher bien loin les sources du type et de l'antitype, selon
les formules habituelles des théologiens. Même si l'usage savant et mon-
dain des emblèmes est assez répandu pour que paraisse clair le principe
d'un tel dépliage des références, il n'en demeure pas moins que cet
emblème-ci demeure dans un brouillard que seule l'épée de l'exégète peut
faire entrer dans le terreau de notre entendement. Héritier de l'héral-
dique, l'emblème est une représentation figurée qui doit, en principe,
receler quelque chose d'énigmatique dont la devise, voire une glose,
explique les subtilités. Ici, cependant, la figure joue de l'ellipse, au point
de raréfier le public qui la comprend et de mettre hors de portée le roi et
le sens. Le livre recompose seul la communauté de signification, mais à
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ces choses estant trop communes pour soustenir celuy qui n'a point de sem-
blable en terre, & trop subjectes aux inviolables Loix du destin, qui préside sur
les choses de ce monde avec une telle injustice, qu'il semble que le naistre soit
un crime qui mérite la mort pour estre matière d'un Chariot, qui ne représen-
tant rien de mortel doit mesurer sa durée à celle de l'éternité. C'est pourquoy
il faut que la gloire s'alonge pour estre le Timon, la renommée se r'enforce
pour servir d'essieu, la pompe se courve [sic] pour faire le tour des roues, &
que les trophées se dressent en pointe pour en estre les rayons, le moyeu qui
leur servira de base, sera la force : Et afin d'achever nostre oeuvre les victoires,
l'honneur, & les louanges composeront le siège, sur lequel nous verrons
paroistre nostre Auguste Louïs à l'ombre de ses Lauriers101.
Quant à l'attelage il est formé de quatre vertus : Prudence, Magnimité,
Fortune et Clémence, « premier douaire des Roys & fidèle gardienne de
leur authorité ». Hors de la matérialité, hors de la compréhension, le roi,
monarque absolu, n'est plus préhensible : il incarne une fonction qui se
présente d'abord comme représentation. Elle n'a de prise qu'imaginaire.
En être ébahi comme d'une manifestation divine, tel est aussi un des
usages des Entrées.
Descartes assurait à Mersenne que
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LE P U B L I C DU S O U V E R A I N 175
De même, les Entrées ont pour fonction d'exhiber non le roi dans sa
personne familière, mais le souverain dans son personnage presque divin.
La majesté du roi tient au spectacle qu'il offre jusque dans l'incompré-
hension des allusions et des références qui en déploient les inlassables
vérités. Peut-être parce qu'il s'agit plus de faire oublier une faiblesse que
de voiler une trop grande puissance. Le roi caché sous son personnage
public est, en fait, l'inverse du dieu caché sous ses incompréhensibles
manifestations. Celui-ci suppose un for intérieur où se découvre sa grâce,
celui-là réclame un forum public où se déploie son spectacle.
Ainsi que le note Denis Crouzet,
l'idéologie politique, qui s'impose sous Henri IV et se recompose durant le
xvne siècle selon une relative continuité du système de représentation, a pour
fonction de pallier les insuffisances et inachèvements de la technostructure
étatique même. L'absolutisme classique est d'abord langage ; il est un discours
qui, s'il authentifie la potestas absoluta du roi, n'en est pas moins un écran
destiné à cacher les faiblesses mêmes du pouvoir103.
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Auguste et celle de Louis XIII, ce sont les bergers qui servent de passeurs
et, avec eux, c'est la pastorale qui pénètre dans l'épopée :
Le roi rend véritable le dire du devin [...]: il laisse à sa postérité le nom
d'AUGUSTE pour tous, & celuy de JUSTE pour le Donteur des Rebelles. Toute
la France se conjoint au triomphe de son Roy. Les Bergers entre autres délivrez
de la rage de Ferrand ne se peuvent tenir de dancer à leur mode, avec mille
bons présages pour celuy qui méritera d'estre surnommé LE JUSTE, Voicy ce
que chacun dit devant la danse : [...] Ah! que j'ay souhaitté de fois Que la
saison d'or d'autrefois Fust redonnée à nostre France107.
La pastorale est un ballet heureux où se théâtralise l'expérience d'une
harmonie difficilement conquise, où « l'ordre sacré de la Grâce et l'ordre
profane de la Nature s'entremêlent108 ». Les danses élégantes et gracieuses
des bergers reconduisent une naturalité des signes où futur et passé se
rejoignent, ainsi qu'une harmonie où doit encore résonner la composante
guerrière sous la forme sublimée de la chasse. Les danses qui concluent
la pièce font, en effet, se succéder bergers et chasseurs, de même que la
pastorale jouée pour la reine roule sur des scènes de chasse au léopard
(puisque Jeanne en bergère guerrière chasse, exemplairement, les Anglais
symbolisés par les léopards).
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LE PUBLIC DU S O U V E R A I N 177
du grand courant civilisateur [... ] par les mots "vivre plus doucement et
sans contrainte"110». Tel est bien l'imaginaire politique de ces mises en
scène pastorales.
On le voit, même dans l'inversion de l'âge d'or et dans la théâtralisa-
tion contraire de l'enfer, avec l'Entrée de la reine Anne d'Autriche à La
Rochelle en 1632, une Entrée soigneusement composée par Richelieu lui-
même qui, malade, ne pourra en profiter sinon par les relations (impri-
mées aussi bien à Lyon qu'à Rouen ou à Montpellier afin manifestement
d'en assurer une pleine diffusion). Le spectacle présente «le skelet, & le
phantosme de La Rochelle resuscitée à l'arrivée de vostre Majesté111 ». Ce
spectacle d'un fantôme de ville, quatre ans après le terrible siège, a mani-
festement pour charge de persuader de l'absolu du pouvoir royal et d'en
fixer l'image dans les mémoires.
On pourrait même faire l'hypothèse que les Entrées forment un inter-
médiaire entre deux types de mise en scène du pouvoir, celle d'un
Guicciardini, au xvie siècle, qui voit dans la persuasion la puissance secrète
qui permet à la force de durer, et celle d'un Pascal qui trouve dans Y ima-
gination le lien effectif entre la force des hommes et la perpétuité de leur
pouvoir112. Les Entrées royales des années 1620 proposent un dispositif de
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178 LE L I V R E AVALÉ
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DEUXIEME PARTIE
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CHAPITRE 5
s'installe une autorité du style (chapitre 6), une esthétique des gestes
(chapitre 7) et un sens commun du goût (chapitre 8) dont il faut bien
percevoir les effets si l'on entend comprendre les déplacements qui per-
mettent une autonomie de la littérature ou de la culture.
Éloge de la louange
Donner un tour magique aux apparitions du roi vise à montrer l'effica-
cité de la grâce. Le souverain se communique dans l'événement qui le
proclame. L'essentiel des Entrées ne tient pas tant aux messages savam-
ment construits — ils réitèrent tous d'identiques figures et des éloges
similaires — qu'aux effets d'une rhétorique de l'émerveillement1. La
louange fait plus que façonner une propagande d'État. Il s'agit, certes,
d'une écriture politique, mais aussi d'une écriture du politique — et
d'une écriture « littéraire » du politique. Car, en ces temps d'hétéronomie
des lettres, on ne saurait tenir pour marginales toutes les expressions d'un
service, d'une dette ou d'une demande. Les abondantes dédicaces des
ouvrages à de grands personnages ou à des hommes influents ne forment
pas simplement une sorte de hors-d'œuvre qu'il faudrait mépriser dans
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182 LE L I V R E AVALÉ
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184 LE L I V R E AVALÉ
auteur : Le Prince de Guez de Balzac. Après avoir édité ses Lettres en 1624
puis travaillé à leur réédition, Balzac avait soigneusement fait annoncer
que l'éloquence nouvelle dénoncée par ses adversaires allait servir un des-
sein inattaquable : écrire un éloge du roi. La préface de La Motte Aigron
du recueil de 1624 signalait déjà l'héritage spécifique des Lettres:
Véritablement c'est se tromper que de croire que les grands subjets doivent
estre bannis de toutes les lettres; que l'éloquence mesme n'y doive paroistre
que laschement, et que la majesté des deux soit seulement réservée pour les
chaires et pour les harangues [...]. Mais outre que nous ne sommes plus en ce
temps-là, où l'on accusoit publiquement le gouvernement de l'Estat, et que les
orateurs faisoient rendre compte de leur charge aux Lieutenants Généraux des
armées, et que par conséquent il n'y a plus moyen d'estre éloquent de cette
sorte, il y a encore des raisons par lesquelles on peut connoistre que le mérite
des lettres n'est pas moindre que celuy-là des harangues7.
Aux côtés, donc, de l'éloquence délibérative des harangues et de l'élo-
quence judiciaire du barreau ou de la chaire, Balzac revendique tacite-
ment celle qui demeure : l'éloquence de l'éloge et du blâme, l'éloquence
qui alloue les valeurs, en commençant par elle-même. C'est bien le statut
de l'épidictique qui est en jeu dans cette querelle. La « délocalisation de
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LE DON DES MOTS 185
Le roi est, bien sûr, roi de justice, mais c'est la justice elle-même qui
répond aux contraintes de la nécessité, non le roi. La nécessité justifie ce
que la justice, par ses lois, n'avait pourtant pas ordonné. On songe à ce
que Pascal écrira 30 ans plus tard : « ne pouvant faire que ce qui est juste
fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste13 ». Mais Pascal reste dans le
circuit inconstant des hommes, tandis que Balzac désigne deux ordres
différents : aux lois humaines, la justice et la bonté du roi, au gouverne-
ment de la nécessité, la force et la contrainte du souverain. Mélange de
maximes, de comparaisons, de lieux communs et de métaphores filées,
tout le subtil discours de Balzac qui dit, reprend, détourne, réitère,
déplace, décale, ramasse une seule et même idée, glissant du « on » public
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luxe ou cheveux qui font la beauté naturelle des femmes sont ici choisis
pour l'absence de travail qu'ils supposent. L'exemple de femmes hors
public, à l'écart du monde du travail, marque en creux la leçon politique
que le bon lecteur doit en tirer : lui qui fait partie du public et qui œuvre
dans l'univers de la production, il lui faut, à l'instar de son roi, ne pas
s'épargner et travailler.
Balzac s'attache moins à la fondation en droit des pratiques de l'État
qu'à la leçon des pratiques qui fondent l'État actuel — plus proche en
esprit de Machiavel que de Bodin. La politique moderne offre ce double
aspect d'une configuration juridique dont le roi est l'auteur et d'une
actualité pratique dont il est l'acteur. C'est plus l'acteur que met en scène
Balzac, avec la fascination que peut susciter l'immédiateté de la perfor-
mance, car la vitesse d'action est la grâce propre du souverain qui, « à la
grandeur des choses qu'il a faites, a presque tousjours adjousté la grâce de
les faire promptement. [... ] La vitesse de ses actions trouble la veuë &
l'imagination des spectateurs14. » Là où, par exemple, des conjurés cher-
chent le secret d'un renversement, le roi perçoit leurs menées et les ren-
verse avant qu'ils s'en soient rendus compte15. C'est ce qui l'amène, sous
forme quand même interrogative, à une proposition qui frise l'arbitraire
et sera sévèrement critiquée par un Mathieu de Morgues par exemple :
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« Sur un simple soupçon, sur une légère deffîance, sur un songe qu'aura
fait le Prince, pourquoy ne luy sera-t-il pas permis de s'asseurer de ses
Subjets factieux, & de se soulager l'esprit, en leur donnant pour peine
leur propre repos16 ? » Si la pénétration du roi est si effective, rien n'empê-
che, en effet, de voir dans les songes des preuves aussi valides que des
témoignages extérieurs. Balzac ne souscrit pas à la nécessité de l'arbitraire,
mais il file la conséquence logique d'un éloge des qualités d'interpréta-
tion et de « voyance » du monarque. Ici réside la fragilité de sa posture.
L'arbitraire royal est d'autant moins son lot qu'il souscrit pleinement
aux thèses bodiniennes d'une autolimitation du souverain :
En nostre Religion, la Raison & l'Equité doivent estre les bornes de la volonté
des Rois, comme les Fleuves & les Montagnes sont celles de leurs Royaumes.
Ils doivent mettre en mesme rang les choses injustes & les impossibles : Et
puisque ce n'est point une imperfection en Dieu de ne pouvoir pas pécher, ce
ne peut estre aussi en eux un défaut de puissance de ne point faire de mal.
Quelle apparence y a-t-il que les petites fautes soient punies, & que les gran-
des soient honorées17?
Ce serait donc une maladresse ponctuelle, sans doute, mais qui fonctionne
selon le principe même de l'ouvrage qui serait à l'origine de la retraite
prématurée de Balzac.
F. E. Sutcliffe et Roméo Arbour se méfient, pourtant, de la mauvaise
langue de Tallemant. Si les lettres à Richelieu ont été publiées, c'est fort
probablement avec l'autorisation du cardinal. Les réactions fortes en
Angleterre, à Bruxelles (où l'ouvrage fut brûlé) et à Paris par Matthieu de
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Le loisir et l'entre-deux
Et s'il est vray qu'il n'y a personne à qui la jouissance du repos soit plus sensible,
qu'à celuy qui le sçait gouster par le moyen de la Philosophie, qui apprend à
bien devoir, encore qu'elle ne donne pas de quoy payer ; ce seroit à faux que je
ferais profession d'une estude si honneste, si des effets je ne montois à la
cause, & ne rendois quelque preuve de reconnoissance au second fondateur
de cet Estât, par le bienfait duquel je resve icy en seureté sur le bord de la
Charente ; je considère à mon aise les diverses beautez de la Nature, & possède
sans trouble toutes les richesses de la campagne30.
Il existe donc bien une validité de la philosophie : quand elle est moins
savoir que goût. Sa valeur réside dans la reconnaissance qu'elle permet,
puisqu'elle apprend à devoir, et non dans la seule connaissance. Mais sa
limitation immédiate est qu'elle ne donne pas de quoi payer les dettes
ainsi reconnues. Il faut sortir du lieu proprement philosophique pour
que les bienfaits du roi puissent être retournés et circuler autrement dans
l'espace des savoirs. Appelons ce genre de circulation: écriture. Ce qui
signifie, évidemment, éloquence, mais une éloquence extraite des circuits
savants et étrangère aux positions courtisanesques.
Du coup, l'écrivain s'institue dans ce face-à-face avec le souverain,
débarrassé de médiations qu'il révoque, afin que se tresse, entre pratique
et discours, un échange inédit, une forme de réciprocité qui, tout en
reconnaissant les dettes et la valeur du repos donné par le roi, permette
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de son Throsne, pour traiter avec ses Subjets. D'un Souverain il se faisoit une
personne privée ; & d'un Législateur, un Advocat. Par cette brèche l'entre-deux
qui le sépare du Peuple, estoit rompu, & la puissance changée en égalité33.
Le bienfait ne doit pas acheter, mais obliger ; il doit être signe de supério-
rité et non marque d'impuissance. L'écrivain reconnaît les justes bienfaits
du souverain et, par les valeurs qu'il sait assigner, redonne au roi la gloire
qui lui revient et la distance impossible à combler d'avec ses sujets. Il
investit un lieu que le roi ne doit justement pas occuper : que le souverain
se fasse éloquent à la manière d'un avocat, qu'il use du langage pour
traiter avec ses sujets, plutôt que d'imposer sa souveraineté, le fait déchoir
de son trône et prive ses bienfaits de leur efficacité symbolique.
« Le pouvoir de l'écrivain selon Balzac pourrait être de colmater la brè-
che, et d'occuper comme médiateur le dangereux espace de l'entre-deux
entre souverain et sujets afin de lui donner forme34 », affirme Christian
Jouhaud. À l'instar des dames romaines qui jetaient leurs bijoux pour
combler l'abîme, Balzac jetterait les diamants de son éloquence pour
colmater cette brèche, il donnerait au public le langage susceptible de le
sauver. Mais il faut prendre garde aux termes employés : « par cette brèche
l'entre-deux qui le sépare du Peuple, estoit rompu, & la puissance changée
en égalité». Comment ce qui sépare peut-il être rompu? Comment une
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L'accord entre la paix civile, la voix des vierges et la grâce divine est
exemplaire. Le psaume CIV rappelle au peuple juif toutes les grâces de
Dieu jusqu'à l'entrée en terre promise. La pastorale installe l'harmonie
céleste et politique dans l'élection d'un lieu et le destin d'un particulier.
Balzac se présente, lui aussi, comme un particulier par excellence, loin
des affaires de son temps, appliqué à jouir du repos autorisé par son roi.
Pourtant le public va le rejoindre par l'intermédiaire d'un gentilhomme
flamand, échappé de galères turques, à qui il a fait la charité. Le bienfait
de Balzac lui est, en effet, retourné sous la forme d'un récit :
II ne se parloit aujourd'huy en toute l'Afrique que dés victoires de nostre Roy,
& que La Rochelle avoit esté cause cette année de mille gageures, & de quasi
autant de querelles; jusque-là que parmi les esclaves un François s'estant
picqué contre un Espagnol, qui soustenoit qu'elle ne se prendrait point, & que
le Roy n'en sçauroit venir à bout sans l'assistance du Roy d'Espagne ; le Fran-
çois ne pouvant souffrir cette parole, & n'ayant rien pour la repousser, se fit
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LE DON DES MOTS 197
des armes de ses propres chaisnes, & en frapa si rudement son compagnon,
qu'il l'estendit tout roide mort aux pieds de leur commun Maistre38.
Ce récit paraît si exemplaire à Balzac qu'il lui faut trouver une façon de
témoigner son identique amour de l'État : il est loin de l'abondance de
Paris, il n'a guère de pratique du monde et chemine sans guide — à ce
qu'il prétend. Et puis « qu'y a-t-il de commun entre l'agriculture et la
politique39 ? » Or, le problème tient justement à la définition de cet espace
commun, de cette communauté de lieu. Bernard Palissy recevait de Dieu,
par la voix de vierges qui chantaient un psaume, l'idée de consacrer ce
lieu à l'expérience du jardinage ; Guez de Balzac trouve, dans l'apparition
poétique d'un gentilhomme flamand qui semble sorti de l'Enéide, la
nécessité de commuer cette expérience en éloge du roi. L'agriculture n'est
pas forcément si éloignée que cela de la politique : commence ici et là une
« culture des expériences », mais en passant par la Grâce de Dieu ou la
grâce du roi.
L'exemple de cet esclave français suscite ainsi un mouvement intérieur
qui donne à Balzac le désir de célébrer le caractère exemplaire du roi.
Redondance des exemplarités par où la renommée fonctionne encore.
Homme privé, ermite même, le voici qui doit chanter les louanges publi-
ques du souverain, afin de reconnaître les bienfaits et les protections qu'il
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qui s'avère plus ambigu. Dans l'éloge du souverain seraient ainsi contenus
l'intérêt public d'un particulier, autant que la passion pour la gloire du
roi. Cela ne conduit pas à désavouer sa condition désintéressée, mais à
revendiquer ouvertement une position paradoxale : du fond de son loisir,
éloigné de la Cour et des batailles, Guez de Balzac fait partie de ces
«acteurs intéressés au désintéressement, de [ces] gens appelés par fonc
tion à se soucier d'une déchiffrabilité du champ politique, de [ces] gen
pour lesquels l'abstraction cognitive de la place qu'ils occupent est le
moyen de tenir leur place41 ». Faute d'une fonction précise (et peut-être
pour en acquérir une, ou, à tout le moins, le financement qui s'y trouve
généralement lié), Balzac se met en scène dans les coulisses du théâtre royal,
en installant au point de fuite de son décor le travail de la grâce langagière et
l'intérêt du désintéressement politique. On voit alors les quatre proposi-
tions de Balzac se superposer : la lumière opaque des miracles royaux sur
la parole amoureuse de la vérité, la passion pour la gloire (la publicité) du
roi sur l'intérêt particulier à écrire cette gloire.
Ainsi, toute louange comportant l'éloge du langage, toute gloire du
langage que célèbre immédiatement l'écrivain glorifie à la fois ce qui est
loué et ce qui le loue : écart qui relie, séparation qui unit et non brèche
qui égalise tout. N'est-ce pas là l'opération que désigne Marcel Gauchet
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La souveraineté de la langue
Quand il se penche sur l'histoire moderne et boucle sans doute le temps
de l'Ancien Régime, Hegel, dans la Phénoménologie de l'esprit, en repère
aussi la nouveauté essentielle dans la conscience d'un déchirement. Sorti
du monde ancien de la nature, la culture (Bildung) permet à l'être-pour-
soi de prendre enfin pour objet son propre être, mais autre qu'il n'était :
en accédant à l'universel, l'honnête homme, la conscience noble aliènent
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LE DON DES MOTS 199
bien téméraire, pour ne pas dire insensé ; car à quel titre & de quel front
prétendre un pouvoir qui n'appartient qu'à Y Usage, que chacun reconnoist
pour le Maistre & le Souverain des Langues vivantes51 ? » II faut prendre
au sérieux ce qui se dit ici : si l'on passe pour fou dès que l'on prétend
donner des règles à la langue ou créer des mots de sa seule autorité, c'est
bien qu'entre l'usage reçu et l'usage inventé s'est installée une différence
de nature. Aucun particulier n'a de pouvoir légitime sur l'ordre de la
parole. Les termes politiques de maître et de souverain doivent être pris
au pied de la lettre52. De la même façon que le souverain est un monarque
délié des lois parce qu'il est seul habilité à en produire, l'usage peut seul
départager ce qui se dit de ce qui ne se dit pas puisqu'il est seul habilité à
décréter les manières de parler. On perçoit facilement le glissement politi-
que de cette conception de l'usage, lorsque Vaugelas tente de situer la place
qui revient aux « bons auteurs » aux côtés, ou plutôt à la suite, de la cour :
« le consentement des bons Autheurs est comme le sceau, ou une vérifica-
tion, qui authorise le langage de la Cour53 ». Les bons auteurs sont aux
courtisans ce que les parlements sont au roi : une instance d'enregistrement
et de diffusion qui peut, au besoin, faire quelques remontrances, mais ne
décide jamais de la production des lois. Suivant le privilège habituel
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2O2 L E L I V R E AVALÉ
[qui] ne sont pas pour réussir noblement aux choses sérieuses, ny pour
arriver jamais à la magnificence des pensées56 ». Loin de venir à la suite du
choix des arguments et de leur juste disposition, l'élocution ne consiste
plus simplement à déterminer les manières de parler, mais à fonder dans
l'usage les formes civiles de toute communication, donc des formes de pen-
sée tout autant. L'usage de la langue est encore une figure de la mémoire
collective, mais elle semble, désormais, en asseoir les fondements, plutôt
que d'en arranger les portraits mouvants. On peut mesurer à trois exem-
ples contraires (que je donne à rebours de la chronologie) les résistances
ou les avantages que l'on trouve à ce nouvel état du langage.
À la fin du siècle, il est devenu évident pour un Racine, dans son dis-
cours de réception à l'Académie française de l'abbé Colbert, que les mots
ont d'autant plus de prix qu'ils permettent de chanter les louanges du
roi : « Tous les mots de la langue, toutes les syllabes nous paraissent pré-
cieuses, parce que nous les regardons comme autant d'instruments qui
doivent servir à la gloire de notre auguste protecteur57. » On dira qu'il
s'agit bien là du langage mis au service du souverain : radicale hétérono-
mie de l'éloge. Certes, c'est une perspective qui existe et que l'on ne peut
négliger, mais elle n'est rendue possible que dans la mesure où le langage
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LE DON DES MOTS 203
lui-même a pris une certaine autonomie par rapport aux pensées et aux
inventions, sinon on ne peut saisir en quoi de simples syllabes, dépourvues
de significations ou de références par elles-mêmes, pourraient célébrer la
gloire royale. Le service du roi repose, en fait, sur l'autonomie du langage
qu'a induit la valeur première accordée à l'usage et à l'élocution.
Descartes, dans ses Méditations, semble, au contraire, se méfier de la
place prise par le langage dans le mouvement de la pensée. Il souligne,
sans doute, l'aspect linguistique nécessaire par où le cogito peut apparaî-
tre, mais l'équivalence entre renonciation verbale et la conception spiri-
tuelle ne suppose pas une impeccable superposition, car même dans
l'esprit les mots se glissent, le langage interfère, les faux amis se bouscu-
lent. À la fin de son examen du morceau de cire, Descartes ne bute pas
seulement sur l'obstacle des sens, mais aussi sur l'opacité du langage:
« Car encore que sans parler [tacitus & sine voce, silencieux et sans parole]
je considère tout cela en moi-même, les paroles toutefois m'arrêtent, et je
suis presque trompé par les termes du langage ordinaire [hœreo tamen in
verbis ipsis, &fere decipior ab ipso usu loquendi, je suis toutefois arrêté par
les mots, et je suis presque abusé par l'usage même du langage58]. » C'est
bien l'usage qui égare et qui trompe (en particulier, dans le cas du morceau
de cire, par le mouvement du discours qui replie trop vite la possibilité de
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2O4 LE L I V R E AVALÉ
[L]a première demande qu'on fait à ladicte exposante est si la nourrice qu'elle
recommande sçait bien parler françois, ce qu'elle ne peut ny ne doit garantir,
mais seulement ce quy est de son estât, que la nourrice a bon laict, est et sera
tousjours si Dieu plaist, de bonne vie, et mourra sans reproche : de quoy ne se
contentent les monsieux, disant qu'il faut à leur enfant une nourrice quy parle
françois, et encore immatriculée au secrétariat des Grands Jours de l'éloquence
françoise61.
Comme le veulent les puristes, le bon usage ne diffère pas du bel usage.
L'éloquence est à la grammaire ce que la majesté est à la souveraineté :
une façon d'en diffuser le rayonnement propre. Parler français, parler
bien le français et parler le français avec élégance ressortissent d'une iden-
tique vocation de la langue qui témoigne du caractère fondamental de ses
achèvements.
Ces trois exemples, choisis loin des débats immédiats sur la langue,
témoignent du relief que prennent les manières de parler à partir du
moment où l'usage occupe tout le terrain de la légitimité. L'enrichisse-
ment du vocabulaire, voire des locutions et des tournures syntaxiques,
que valorisait l'ancien régime des mots apparaît, désormais, comme un
aveugle travail de démolition « de toute la Langue, dont on sapperoit les
fondemens, si cette façon de l'enrichir estoit recevable62 ». La question est
bien celle des fondements. À la différence de la rhétorique qui est tout
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entière dans la pragmatique des discours, sans besoin d'asseoir une légiti-
mité que ses inventions lui procurent, la théorie de l'usage conduit la
recherche vers une quête des sources. C'est pourquoi, en dépit du caractère
apparemment volatil des manières de parler, Vaugelas insiste sur l'instaura-
tion de «structures profondes » de la langue. Que ce soient les analogies de
construction qui permettent de repérer la validité de telle forme plutôt que
telle autre, ou les règles qui président aux références des bons usagers, il
existe une perspective impérissable sur le paysage varié de la langue63.
Il est vrai que cette perspective ne suit pas les règles rationnelles de la
construction géométrique du sens. La langue, paradoxalement, ignore les
occupations de la raison ; ses analogies ne répondent pas de la logique
immanente d'un système. Elle peut même aller contre ce que la raison
exigerait : non seulement, les mots désignent arbitrairement les choses,
mais la morphologie ne semble pas suivre à chaque fois des modèles de
dérivation rigoureusement bâtis. La comparaison qui vient sous la plume
prudente de Vaugelas est édifiante :
il est de l'Usage comme de la Foy, qui nous oblige à croire simplement &
aveuglément, sans que nostre raison y apporte sa lumière naturelle ; mais que
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LE DON DES MOTS 205
néanmoins nous ne laissons pas de raisonner sur cette mesme foy, & de trouver
la raison aux choses qui sont par dessus la raison. Ainsi l'Usage est celuy auquel
il se faut entièrement sousmettre en nostre Langue, mais pourtant il n'en
exclut pas la raison ny le raisonnement, quoy qu'ils n'ayent nulle authorité64.
française où les mots et les tournures sont choisis afin de polir la langue et
d'aider à la composition des ouvrages d'esprit :
Cette illustre Compagnie peut bien enseigner à ceux qui veulent écrire sur ces
matières, comment il faut débarrasser une période, & donner à son discours
la netteté & la majesté convenables ; mais pour ce qui est des termes propres à
chaque Art, pour ce qui est des phrases consacrées dans chaque matière, c'est
à l'Académie, c'est aux Parlemens, c'est même au Conseil d'Estat à les appren-
dre des Maîtres en chaque profession67.
À l'usage élégant qui vaut pour l'écriture générale, il faut adjoindre les
usages des particuliers, chacun maître de son petit royaume lexical. Côté
Furetière, le beau style apparaît comme un style parmi d'autres; côté
Académie, il fait l'essentiel. On pourrait se dire alors que le langage com-
mun se dévoile plutôt chez Furetière puisqu'il englobe un plus grand
nombre et une plus forte variété d'expressions. C'est exactement le con-
traire, « le langage commun n'est icy qu'en accessoire68 ».
On ne peut entendre un énoncé aussi surprenant qu'en réalisant la
nécessité d'édifier une communauté de langage sur une définition res-
trictive de l'usage. Le langage commun ne consiste pas dans la somme des
discours particuliers, mais dans la différence qu'alloué l'élégance d'une
parole. Ne fallait-il pas un poète, comme Malherbe, plutôt qu'un prédica-
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être formé selon des structures rationnelles, il pourrait alors faire l'objet
d'interprétations singulières et de discussions publiques. Puisqu'il con-
trevient manifestement aux pratiques de la raison, il se situe en deçà ou
par-delà les désirs et les raisonnements de chacun. Le fameux mot de
Malherbe selon lequel il s'en remettait aux «crocheteurs du Port-au-
Foin » pour témoigner du bon usage, indique le paradoxe nécessaire de la
langue commune au sortir des guerres de religion : les gens du vulgaire
deviennent les mieux placés pour décider du commun, dans la mesure
exacte où ils n'ont pas la moindre légitimité pour en juger. Leur donner un
semblable privilège conduit à reconnaître que nul ne possède de droit sur
la langue et que les mieux positionnés pour l'apprécier sont précisément
ceux qui ne sauraient en fournir de raisons72. D'où la possibilité de légiti-
mer la posture des écrivains eux-mêmes, en dehors des circuits reconnus
par l'appartenance à un corps d'élite (qu'il soit savant ou nobiliaire).
Marie de Gournay repère avec autant d'acuité que de regret la com-
munauté de lecture ainsi formée aux dépens de l'ancienne poésie qui, par
sa hauteur et sa variété, réclamait des individus supérieurs pour l'apprécier.
Mais elle ne discerne pas que ce langage commun reforme, en fait, une
élite autant qu'il institue une communauté. Vaugelas se fait un devoir de
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208 LE L I V R E AVALE
Roland Barthes avait ramassé dans une formule éloquente le lien entre
euphorie de la communauté et magnification de la langue : « Le langage
classique est porteur d'euphorie parce que c'est un langage immédiate-
ment social82. » Le paradoxe de cette immédiateté sociale façonne bien le
sens nouveau que l'on accorde au langage. La rhétorique et la tradition
accordaient déjà une valeur éminemment transitive aux productions de la
parole (savoir à qui l'on s'adresse, connaître comment parler selon le sujet
choisi, etc.). Quand Roland Barthes poursuit en soulignant que « le langage
classique se réduit toujours à un continu persuasif, il postule le dialogue
[...].!! n'y a aucun genre, aucun écrit classique qui ne suppose une con-
sommation collective et comme parlée83 », il évoque seulement le climat
traditionnel des sociabilités anciennes. La rhétorique n'a jamais vraiment
disparu de l'horizon social ni ne s'est nulle part circonscrite aux manipu-
lations savantes, même si elle a pu éclore avec plus d'éclat en certaines
périodes. Mais il s'agissait alors de faire encore servir les mots aux idées,
aux arguments, aux passions qu'ils exprimaient ou de les lester avec soin
de l'évidence des choses.
Désormais, l'élégance doit faire plus. Elle doit charger le langage d'une
densité inconnue, sans la gravité des idées ou le poids du monde. La pensée
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LE DON DES MOTS 211
peut ainsi travailler seule, certains affirment même qu'il lui faut travailler
seule, en retrait du langage, car les mots semblent soudain étrangement
pesants. Au for privé se ramène l'exercice présent de la pensée, pendant
que dans l'espace public s'élance le travail de représentation des signes :
Que si les réflexions que nous faisons sur nos pensées n'avoient jamais regardé
que nous-mêmes, il auroit suffi de les considérer en elles-mêmes, sans les
revêtir d'aucunes paroles, ni d'aucuns signes : mais parce que nous ne pou-
vons faire entendre nos pensées les uns aux autres, qu'en les accompagnant de
signes extérieurs: & que même cette accoutumance est si forte, que quand
nous pensons seuls, les choses ne se présentent à notre esprit qu'avec les mots
dont nous avons accoutumé de les revêtir en parlant aux autres, il est néces-
saire dans la Logique de considérer les idées jointes aux mots, & les mots
joints aux idées84.
À la pensée sans langage, les nécessités sociales ont collé des signes dont
on ne peut plus se défaire tant le pli de la coutume a été pris. Les mots
pèsent par eux-mêmes sur le présent continu des idées et des choses. La
langue est une mémoire sociale, enfouissant la pensée de chacun dans des
replis insondables et indicibles, pourtant intensément présents, qui ne
découvrent leurs effets que revêtus des atours de l'élocution. L'impérative
élégance des expressions donne tout son sens aux liens sociaux qui pas-
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sent ainsi par l'ordre de la langue, mais elle peut aussi tordre les significa-
tions et fausser les relations humaines. C'est ainsi que l'équivoque fascine
et terrifie : on en fait un jeu mondain autant qu'un monstre social. Et ce
ne sont pas simplement d'austères philosophes ou de scrupuleux direc-
teurs de conscience qui tentent ainsi de chasser l'écume trouble de l'équi-
voque de la surface lisse de la pensée: «Tourment des Ecrivains, juste
effroi des lecteurs ; / Par qui de mots confus sans cesse embarrassée / Ma
plume en écrivant, cherche en vain ma pensée85 », soupire Boileau. L'auto-
nomie allouée au langage est bonheur d'expressions et inquiétude des
mots. On espère toujours que l'euphorie commune ne faussera pas le juste
rapport à soi.
De même que la conscience religieuse et morale devient affaire privée
tandis que la sociabilité politique occupe tout le terrain public, la pensée
disparaît dans la conscience de chacun pendant que le langage porte toute
la fabrique sociale des signes. Hélène Merlin, dans une réflexion extrême-
ment riche, insiste sur l'utilité pacificatrice de la langue comme civilité.
Pourtant, il n'est pas évident qu'elle ne tende à simplifier, d'une part,
l'opposition entre force brutale et douceur des mots86, d'autre part, le lien
entre sujet de droit et sujet d'énonciation : « la codification de la langue
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212 LE L I V R E AVALÉ
amicales ou des obligations envers des supérieurs. C'est déjà ce que récla-
mait Montaigne, précisément pour mieux échapper aux guerres civiles :
J'eschape ; mais il me desplait que ce soit plus par fortune, voire par ma pru-
dence, que par justice, et me desplait d'estre hors la protection des loix et
soubs autre sauvegarde que la leur. [...] Or je tiens qu'il faut vivre par droict
et par autorité, non par recompense ny par grâce. [... ] Je ne trouve rien si
cher que ce qui m'est donné et ce pourquoy ma volonté demeure hypothéquée
par tiltre de gratitude, Et reçois plus volontiers les offices qui sont à vendre. Je
croy bien : pour ceux-cy je ne donne que de l'argent ; pour les autres je me
donne moy-mesme. Le neud qui me tient par la loy d'honnesteté me semble
bien plus pressant et plus poisant que n'est celuy de la contrainte civile. On
me garrotte plus doucement par un notaire que par moy90.
le lecteur conçoive, à la facilité qu'il trouve d'entendre ce qu'on lui dit, qu'on
était de fort bonne humeur lorsqu'on écrivait93.
De même que l'on peut trouver outrageantes les contorsions flatteuses
des éloges qui se disent toujours sincères, il est possible de considérer
comme étranges les paradoxes de cet usage arbitraire qui doit, néan-
moins, promouvoir des termes naturels et propres, de ces termes naturels
qui doivent être recherchés pour se distinguer du vulgaire et passer pour
élégants et, cependant, donner une impression de facilité, de cette torture
du travail de l'écriture qui doit disparaître sous la séduction de la bonne
humeur. Il faut, pourtant, tenir de telles conceptions (ou prescriptions)
pour socialement valides et supposer que leurs auteurs n'ont pas le senti-
ment de devenir schizophrènes avant la lettre lorsqu'ils superposent les
nécessités du travail avec la naturalité des apparences. Si l'élégance du
style en arrive à occuper ce territoire commun, il devient indispensable
d'en saisir l'économie propre et le lien particulier à la vérité, avant de
comprendre la formation sociale des pratiques esthétiques.
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CHAPITRE 6
La communauté du style :
vérité de Dieu
et politesse des hommes
L A MÉMOIRE DES RÔLES qui sont alloués à chacun assure, dans une
société traditionnelle, la transmission de la vérité. La vérité y demeure
de l'ordre de la manifestation ou de la révélation : les sujets en sont tou-
chés. Lorsqu'il faut, au contraire, travailler les apparences afin de toucher
à la vérité (de soi, des autres, de la communauté, de la nature), ce sont les
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L'impossible style ?
Même si l'on est prêt à reconnaître l'ancrage immanquablement histori-
que et biographique de toute prise de parole, il n'en demeure pas moins
qu'un geste constant des philosophes est de rechercher une vérité des
discours qui ne soit pas, de part en part, soumise au relativisme de l'his-
toire. Pourtant, lorsque Aristote parle de la lexis ou Cicéron et Quintilien
de Velocutio-, ils ne l'entendent pas comme le jaillissement spontané de la
parole individuelle, mais comme une norme sociale, une convenance des
mots, des sujets abordés, de la position sociale du locuteur et de ceux
auxquels il s'adresse. Les styles sont des codages linguistiques et gestuels
qui témoignent de la bonne transmission des pensées : ils renvoient aux
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216 LE L I V R E AVALÉ
la Cour & dans les Armées, peuvent imprimer plus fortement les veritez
dont il parle dans l'esprit de ses lecteurs que le simple raisonnement, j'ay
cru que mon travail ne seroit pas entièrement inutile, encore qu'il soit
dépourveu des ornemens du sçavoir & de l'éloquence8. »
Est-ce à dire que tout discours n'est plus soutenu par le souffle de
l'éloquence ? Certes pas. Tout un courant de pensée, au xvne siècle, tend à
conjoindre l'a propos de la rhétorique et la parole de vérité, plutôt qu'à
les diviser. Pareille conjonction n'est pas le résultat d'une simple réunion :
c'est en fait la recherche de la vérité en philosophie qui doit nécessaire-
ment s'allier la puissance de l'éloquence (selon un registre de fait très
cicéronien). Constat de la prégnance de la rhétorique dès lors que l'homme
est un animal parlant. Comme le souligne Bernard Beugnot,
la culture rhétorique ne se réduit pas à un ensemble de préceptes ou au traité
des figures qui en est souvent pour la modernité le seul visage. Elle est un lieu
d'échange et de communication, précisément une culture, où s'apprend en
même temps que l'art de parler un art de vivre ; les questions existentielles ne
peuvent en effet être résolues ou simplement posées hors de la parole qui les
porte9.
Il ne s'agit pas de déchiffrer les figures de la vérité sous les couleurs de la
rhétorique, mais bien de saisir que le chemin conduisant au vrai doit
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Que ce chemin de pensée qui sinue dans le pays d'éloquence soit aussi
un chemin de parole, voilà ce qui gêne certains et suscite un désir d'arra-
cher la réflexion aux détours du langage, même retranché de ses pouvoirs
rhétoriques. Ainsi Descartes, dont on a vu qu'il pavait la voie du cogito
avec l'oubli des puissances langagières. Le soupçon jeté sur les artifices de
la parole, sans doute, n'est pas chose nouvelle. Pourtant, que dire du
soupçon qui semble gagner la vérité elle-même ? Tel est l'élément beau-
coup plus original qui engage, au xvne siècle, tout un courant de pensée,
toute une série de pratiques qu'il importe de retracer, car ces pratiques
permettent de saisir la relation entre communauté du style et véracité des
expériences personnelles ' '.
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LA C O M M U N A U T É DU STYLE 221
ambigu, le seul homme franc sera net en sa parole. Que ton style, en parlant
ou en escrivant, n'aye jamais d'autre but que d'effigier le plus naïvement qu'il
se pourra l'image réelle des notions de ton âme. Cela estant, outre que tu
t'exerceras à estre véritable, en te produisant au dehors tel que tu es, par la
parole escrite & non escrite, insensiblement, sans art & sans estude tu devien-
dras éloquent19.
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222 LE L I V R E AVALÉ
une louange grossière, quelque vraye qu'elle soit, vaut presque une injure, &
les personnes raisonnables ne la peuvent supporter. J'entens par le mot de
grossière, une louange directe & toute visible, qui n'a aucune enveloppe. C'est
louer les gens en face, & d'une manière qui ne ménage point leur pudeur ; au
contraire une louange délicate est une louange détournée, qui n'a pas mesme
l'air de louange23.
Épousant la manière opaque et voilée de la figure de rhétorique ou de la
fable exemplaire, l'éloge témoigne du même refus d'une vérité immé-
diate. Il faut pourvoir la vérité d'une figuration sociale, afin qu'elle soit
reçue, acceptée, légitime.
Même si la rhétorique est affaire de persuasion, d'entraînement à agir
— en ce sens elle s'occupe avant tout de productions d'effets —, jamais
sa puissance n'atteint le cœur des choses et des êtres. Malgré sa prégnance
au xviie siècle, l'éloquence n'est pas la manifestation des choses mêmes,
elle en est, au pire la reproduction, au mieux la présentation. Cela n'est
pas sans nuire à sa reconnaissance sociale, mais on peut en dire autant de
la vérité. Si l'éloquence ne la manifeste pas, comment apparaît-elle ? D'où
l'invention de nouveaux modes de production de la vérité, depuis l'expé-
rience personnelle jusqu'à l'expérimentation scientifique, où l'on vise à
chaque fois la transparence de la parole qui la porte plutôt que l'opacité
des figures qui la contiennent. Les résistances sont, pourtant, fortes et
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l'on tente de ramener, dans l'orbe du bien parler, autant les questions
morales que les propos politiques.
Je n'en ai reçu que trois de ces lettres qui me pénètrent le cœur. [... ] Elles sont
premièrement très bien écrites, et de plus si tendres et si naturelles qu'il est
impossible de ne les pas croire. La défiance même en serait convaincue. Elles
ont ce caractère de vérité que je maintiens toujours, qui se fait voir avec auto-
rité, pendant que le mensonge demeure accablé sous les paroles sans pouvoir
persuader ; plus elles s'efforcent de paraître, plus elles sont enveloppées. Les
vôtres sont vraies et le paraissent. Vos paroles ne servent tout au plus qu'à
vous expliquer et, dans cette noble simplicité, elles ont une force à quoi l'on
ne peut résister. Voilà, ma bonne, comme vos lettres m'ont paru24.
y croyait immédiatement. Avec la chute dans l'intérêt privé, les uns ont
essayé d'en abuser par le mensonge et les autres ont cessé de croire à ce
qui était affirmé. Comment alors rétablir la puissance du vrai ? Par l'élo-
quence, nous dit Courtin, qui ne consiste pas à mentir et truquer, mais au
contraire, à soutenir de ses énergies propres l'intérêt public de la vérité. Si
l'on ne peut plus, par conséquent, se contenter de l'être vrai pour y croire, il
faut bien recourir à ses apparences. Paraître vrai est le nécessaire supplé-
ment de l'être vrai.
Une deuxième réponse se trouve, antérieurement, chez Pascal: « [I]l
faut avoir recours à elle [la coutume] quand une fois l'esprit a vu où est la
vérité, afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance qui nous
échappe à toute heure28. » À l'inverse de bien des existentialismes qui
cherchent à révéler la médiation de la vérité dans l'immédiateté de l'exis-
tence, pour Pascal, c'est sous couvert de la médiation de l'existence et de
ses incessantes répétitions coutumières que s'énonce l'immédiateté, que
surgit l'éclat de la vérité. Pour que la lumière du vrai persiste et nous innerve,
il lui faut Vombre accueillante de l'existence et l'opacité réfléchie de la chair.
À l'instantané subreptice de la vérité, on doit ajouter la teinture de l'élo-
quence pour mieux la fixer et l'établir, pour mieux en assurer la crédibilité.
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LA C O M M U N A U T É DU S T Y L E 225
Rien de plus fugitif que la croyance : à peine les signes de la vérité sont-ils
perçus qu'ils risquent de s'effacer. Coutume et éloquence, en leur plus
exacte pratique, ont pour tâche de crayonner sur le mur de la mémoire la
silhouette fugitive de la vérité, comme la fille du potier de Sicyone avait,
d'un trait de charbon, dessiné la forme de son amant avant qu'il ne la
quitte : à la nudité désirable de la vérité (image de son immédiateté) répli-
que l'éloquence du désir qui la peuple des innombrables instants de l'exis-
tence (image de sa médiation). C'est en ce sens que l'éloquence imite le
vrai ou que le paraître imite l'être : non comme une vaine duplication ou
une illusoire copie, mais comme la fixation fragile d'une vision qui menace
de nous échapper, comme la teinture ouvragée des propres couleurs de la
vérité. On perçoit l'effectivité sociale de ce qui pourrait sembler seulement
spéculation intellectuelle dans le Traité de la noblesse de l'abbé Gilles-
André de La Roque lorsqu'il affirme qu'« il ne suffit pas d'être noble, mais
qu'il faut être réputé tel29 ».
Si Descartes tente de traverser ou d'écarter la question du langage,
l'éloquence même du style pascalien tente d'en montrer, par ses propres
effets, l'ombre propice à l'accueil du vrai. Pascal, sur ce point, ne rompt
pas avec la tradition aristotélicienne, amplement déployée au Moyen Âge,
qui rapporte au langage le lieu de production de la vérité. Hobbes, lui
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Il existe bien sûr un modèle de discours où les choses mêmes sont acces-
sibles — mais, par définition, ce modèle ne peut générer que des approxi-
mations —, c'est la parole divine. Or, il est nécessaire de passer par le
modèle théologique pour mieux comprendre les implications de la nou-
velle « subjectivation » des styles mondains. Et cela d'autant plus que la
question même du style de Dieu apparaît sur la scène pratique des tra-
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faire tous ses efforts pour en prendre le tour & la manière, quand on
explique les veritez qu'ils nous révellent43. » Justement parce qu'il s'agit
d'une Révélation, une écriture non inspirée immédiatement par Dieu,
une écriture frappée au coin de l'éloquence humaine ne saurait en redon-
ner la force silencieuse.
Un des enjeux importants de la Réforme a été de mettre à la disposi-
tion du plus grand nombre la parole de Dieu et faire en sorte que chacun
puisse avoir accès à la parole de Dieu de la même manière que Dieu écrit
immédiatement en tous, comme le dit éloquemment d'Aubigné : « Dieu,
qui d'un style vif, comme il te plaist, escris / Le secret plus obscur en l'obs-
cur des esprits44 ». Sur ce point la Contre-Réforme a fini par se résoudre à
lutter avec les protestants sur leur propre terrain, celui de la Bible en
vernaculaire. Mais traduire le verbe divin apparaît comme une entreprise
redoutable, puisque « si pour faire une bonne traduction il faut estre fort
exact à suivre toutes les pensées de son Autheur; c'est principalement
dans les livres de la sainte Escriture, où les mystères se rencontrent quasi
partout» (Nouveau Testament, Marolles, 1649). Ce n'est d'ailleurs pas
seulement affaire de mots, dans la mesure où, dans la parole de Dieu,
« nous devons, selon la doctrine des saints Pères, respecter jusqu'à une
lettre & à un point, étant un crime de changer un terme en la Loy du
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230 LE L I V R E AVALÉ
Diodati revue par Samuel et Henri Des Marets en 1669 — un bel in folio
à l'impression très soignée —, les notes mêmes sont explicitement
dépourvues d'« ornemens ; le sujet n'en pouvoit souffrir » : la rhétorique
relève par excellence de la mondanité des contemporains et de la sagesse
des anciens (toujours sujette à caution pour un vrai chrétien). C'est ce
caractère trop humain qui fait, paradoxalement, de l'éloquence un syno-
nyme de bassesse aux yeux d'un janséniste comme Sacy : « comme le stile
de l'Evangile est extraordinairement simple, on s'est efforcé de représenter
dans la version cette admirable simplicité en évitant les tours & les manières
de parler qui pouvoient ressentir l'éloquence humaine » (Nouveau Testa-
ment, Sacy, 1667).
L'affectation du style, la recherche des termes et des tours de phrase va
à l'encontre d'un style qui doit nécessairement être « coulant & facile »
comme le rappelle David Martin (Nouveau Testament, Martin, 1696). Un
autre protestant, Jean Le Clerc, tente d'expliquer cette réticence devant les
déploiements de l'éloquence et les charmes de l'élégance :
si l'Esprit de Dieu avoit dicté aux Apôtres des discours également méthodiques,
clairs & élegans ; on auroit pu dire, avec beaucoup de vrai-semblance, que la
beauté du stile & de la disposition avoit gagné le cœur de leurs auditeurs;
plutôt que la solidité des pensées, & la grandeur des miracles, dont ils l'avoient
soutenue. On auroit pris en un mot la révélation divine pour une sagesse
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La simplicité est donc à la fois la marque d'esprits simples, peu au fait des
raffinements de la rhétorique grecque, et le signe d'une accession immé-
diate aux choses mêmes. Sacy explique aussi l'usage du style figuré de
l'Ancien Testament comme une façon, pour Dieu de « se conformer, pour
le dire ainsi, à la manière de parler de ces anciens, & particulièrement des
Egyptiens» (Psaumes, Sacy, 1689).
Pourtant un bénédictin comme Augustin Calmet souligne la valeur
éloquente, au moins de certains passages, comme ceux des Psaumes :
Les plus habiles, & les plus judicieux Ecrivains tombent d'accord que les
Pseaumes sont un modèle de la vraye, & noble éloquence : des grands, & subli-
mes sentimens ; des mouvemens tendres, vifs, & pathétiques ; des manières de
parler fines, expressives, & toujours convenables au sujet ; qu'on y trouve des
exemples achevez de politesse, & d'éloquence en tout genre de discours. Outre
cela, ils renferment la morale la plus juste, la plus pure, & la plus parfaite ; ils
inspirent les sentimens de piété les plus touchans, & les plus divins ; ils décou-
vrent les mystères de la Religion les plus profonds, & les plus importans. Enfin
l'agréable, & l'utile y sont par tout si sagement mêlez, qu'il est mal-aisé de dire
lequel des deux l'emporte sur l'autre55.
Mais les Psaumes représentent un cas particulier où les beautés poéti-
ques et la recherche stylistique sont plus évidentes que partout ailleurs56.
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ne se pouvans si bien représenter en nostre langue, & qui n'en sont telle-
ment esloignés qu'ils puissent apporter quelque obscurité. Les autres ont
été adoucis par nous» (Bible, 1605). Or, la question est bien de savoir ce
qu'il faut conserver et ce que l'on doit « adoucir». Dialectique de la force
et de la douceur qui devient cruciale, dans la mesure où le texte divin est
vu d'abord comme une œuvre qui doit émouvoir plus que seulement
enseigner, faisant appel à la foi plus qu'à l'intelligence : « ce Livre est un
Ouvrage tout divin, & donné du Ciel pour animer les fidèles, plutôt que
pour les instruire » (Psaumes, Polinier, 1697).
Pourtant, entre adoucissement et affaiblissement, la marge est souvent
faible. Il faut sans doute adoucir les aspérités orientales (les hébraïsmes),
mais il ne saurait être question d'affaiblir le texte de Dieu. Une approbation
de G. Bourret, théologien de la Sorbonne, à une traduction de Charles
Hure en montre l'importance: «La parole Evangélique m'a paru expri-
mée dans cette Traduction avec toute la fidélité requise, & sans perdre la
simplicité de son stile, qui ne contribue pas peu à la force qu'elle a sur les
cœurs de ceux qui la lisent avec l'attention & les autres dispositions né-
cessaires» (Nouveau Testament, Hure, 1702). On doit donc à la fois être
fidèle à la lettre du message évangélique, trouver l'équivalence de la sim-
plicité apostolique et ne rien perdre de l'élan qui inspira les apôtres. Or, la
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LA C O M M U N A U T É DU STYLE 235
vaut mieux estre plus fidelle que poly en la traduction des Escritures
sainctes» (Nouveau Testament, Veron, 1647).
Reste pourtant à savoir si ce manque de politesse dans les traductions
de la Bible vient du fait que ceux qui l'ont rédigée étaient eux-mêmes des
hommes simples, sans souci du bien écrire ni connaissance de l'éloquence
(quand bien même ils étaient inspirés par Dieu), ou bien si ce sont des
traductions trop littérales qui font sonner comme basses et vulgaires des
expressions, en leur langue d'origine, pourtant élégantes. Pour Richard
Simon « les Hébreux n'ont pas été des Ecrivains fort polis59 », alors que,
pour un bénédictin comme Jean Martianay, il faut résoudre la question
des hébraïsmes afin « que les Prophètes qui sont si polis & si eloquens
dans les sources, ne leur paraissent plus barbares dans les Traductions
que nous en avons60 ». Les deux types de remarques ne font en fait que
développer un nouveau sentiment des langues et de leurs étrangetés réci-
proques : que l'on choisisse de se mouler sur le style de la langue origi-
nale, ou que l'on tente de l'adapter aux usages du français, la distance des
langues et de leurs historicités propres, jusque dans les styles d'écriture
qu'elles impliquent, paraît insurmontable: «il n'est pas possible de
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236 LE L I V R E AVALÉ
Auteurs profanes, il n'est pas possible que vous ayez réussi dans une tra-
duction de l'Ecriture, qui demande une très longue étude du stile des
Ecrivains Sacrés66. » Pour Simon, il faut même garder parfois jusqu'à
l'étrangeté des hébraïsmes afin d'« accoutumer peu-à-peu au stile de
l'Ecriture ceux qui lisent ces versions » (Nouveau Testament, Simon, 1702)
Par rapport à « la difficulté qu'il y a d'exprimer dans les Langues de
nôtre tems, des sentences extrêmement concises, & des manières de par-
ler figurées, & fort différentes des nôtres » (Bible, Ostervald, 1724), la seule
parade consiste à se pénétrer lentement du style même de la Bible, de
s'accoutumer à ses tournures et à ses expressions, comme Arnauld et Nicole
faisaient de l'accoutumance le secret du juste rapport au langage ou comme
Pascal en décrivait la puissance de médiation entre paraître et être. Jean
Le Clerc résume admirablement ces problèmes :
II n'est pas possible d'entendre un ancien Original, avec la même exactitude,
que ceux qui l'ont écrit; [...] il faudroit que Dieu ressuscitât les Apôtres, il
faudrait que Jésus-Christ lui-même descendît du Ciel ; pour nous expliquer
en nôtre Langue la parole de vie, & pour répondre aux questions que nous
leur pourrions faire, lors que nous craindrons de ne pas bien entendre ce
qu'ils nous diroient. Mais comme cela n'arrivera, qu'au dernier Jour, [...] j'ai
donc tâché, par la lecture perpétuelle des Originaux, & des meilleurs Inter-
prètes, pendant longues années, de me rendre le stile des Ecrivains Sacrez
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assez familier, pour pouvoir juger du véritable sens des passages, qui sont
ambigus, & réduire les Hébraïsmes, & tout ce qu'il y a de particulier à des
idées aussi nettes, qu'il me seroit possible. (Nouveau Testament, Le Clerc, 1703)
La question du style disparaît cependant des préoccupations théolo-
giques au cours du xvinc siècle, au fur et à mesure que de nouvelles
traductions de la Bible se font plus rares. Mesenguy en 1729, Barneville en
1735 et Le Gros en 1739 n'accordent plus aucune importance au problème
du style, et la nouvelle édition de la version de David Martin en 1744 a
supprimé de la préface les références au style qui y figuraient 50 ans plus
tôt. Tout se passe comme si la traduction du style de la parole divine ne
soulevait plus d'enjeux théologiques majeurs, n'engageait plus une expé-
rience propre de la vérité. Sans doute le style prend-il de plus en plus une
valeur subjective et il devient, dès lors, difficile d'y reporter un discours
qui ne saurait être assigné à une seule voix. Mais surtout style et élo-
quence passent dans la trappe de la rhétorique que l'on considère désor-
mais comme un obstacle à la production sincère et authentique de
paroles vraies. Quand bien même le « style de Dieu » avait en propre de
transcender les catégories stylistiques de la rhétorique, il ne dépendait pas
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238 LE L I V R E AVALÉ
moins de ses critères. Comme l'a bien pressenti Spinoza: «Dieu n'a pas de
style ». Il parle le langage de chacun. Pendant un siècle, pourtant, la traduc-
tion aura révélé nombre d'enjeux autant linguistiques que théologiques,
soulignant que la métaphysique ne se situe pas au-delà du langage ; elle
est distillée dans l'alambic sublime ou naïf du style. Dieu en figurait le
parfait possesseur. Il faudra des spécialistes dans la pratique du langage.
II faut faire la distinction entre les styles et les caractères, ceux-ci étant limités et
souvent semblables en plusieurs auteurs, là où les styles sont infinis et toujours
différents comme les visages ne manquent jamais de quelque air particulier
qui les distingue. Nous pouvons faire élection de celui des trois caractères qui
nous agrée le plus pour ce qu'ils dépendent de l'art absolument. Au lieu que
c'est la nature qui nous forme le style, d'où vient qu'on ne juge pas moins
régulièrement des mœurs d'un homme par son style que par ce qui dépend
de sa physionomie67.
Ce que les Latins nommaient des gênera dicendi est généralement rendu,
depuis le Moyen Âge, par styles. Mais Aulu-Gelle signale, dans les Nuits
attiques, largement lues au xvne siècle, qu'il existe « trois gênera dicendi
que les Grecs appellent karakteras68». De style à caractère, les différences
ne sont donc guère visibles. La Mothe Le Vayer cherche, au contraire, à
déployer selon des trajectoires divergentes le sens commun du caractère et
la valeur personnelle du style. La comparaison avec le visage ne conduit
pourtant que sur le seuil des mœurs : s'il est possible de juger selon des
règles les mœurs d'une personne à la vue de son visage ou de son style,
c'est qu'ils sont pour beaucoup le résultat irréfléchi d'une marque biolo-
gique, mais qu'ils proviennent aussi de conduites apprises et construites
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LA C O M M U N A U T E DU S T Y L E 239
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24O LE L I V R E AVALÉ
Le bon et bel usage passe par ces manières policées, comme la vérité
des êtres prend les tours que la langue autorise. L'élégance des expres-
sions devient indispensable dès lors que les pensées les plus intimes ne
cessent d'emprunter leurs formes et qu'il s'agit de communiquer à
d'autres ce qui nous a touché de la façon la plus séduisante et persuasive
possible. L'agréable ne se résorbe pas dans un plaisir aussi personnel que
variable ; c'est tout l'humain qui fait l'élégance du style : « Au rapport de
l'objet avec lui-même, cohérence interne objective, s'ajoute celui de l'ob-
jet avec le sujet de l'expérience esthétique ; mais cet aspect subjectif ne
doit pas faire illusion: il ne s'agit pas d'un point de vue individuel et
arbitraire, débouchant sur l'indétermination de l'agréable, mais d'un rap-
port à l'universel, donc d'une relation intelligible et formulable70. » On
connaît trop le mot d'ordre de Buffon dans sa grande leçon sur le style. Il
s'est trouvé souvent interprété à rebours, une fois que l'idéologie du style
comme révélation d'un individu s'est imposée, alors qu'il reconduit cette
ancienne valeur du style comme inscription de l'homme dans son uni-
versalité : « le style, c'est l'homme même ».
Le style requiert donc un travail, une éducation afin d'atteindre à la
naturalité des pensées et des choses, il demande une réforme de la mémoire
pour que prenne place une réforme de l'entendement : l'esprit
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ne conserve pas seulement les idées des choses qu'il conçoit, mais aussi des
manières, des tours, et de l'air avec lequel il les a conçues, et ces idées de
manières et de tours demeurant dans la mémoire, sont comme des moules ou
des cachets que l'esprit imprime sur les nouvelles pensées qu'il produit en-
suite, et comme des formes dont il les revêt. De sorte que ce qui fait que les
uns parlent mieux et plus agréablement que d'autres, c'est que leur esprit est
rempli d'idées de tours et de manières plus agréables. On en tire encore cet
autre avantage que l'on apprend non seulement à s'exprimer, mais on apprend
aussi à penser71.
L'élégance des expressions induit un plus juste rapport à soi et une
meilleure relation aux autres. Le style commun que l'on recherche tant
parvient à dire la vérité sur le monde et sur les êtres dans la mesure où il
sait la rendre transmissible.
Ce qui demeure de la tradition et de la mémoire dans l'univers désac-
cordé du langage et de la pensée habite le style et sa transmission. Aimer
la vérité demande de s'y connaître en styles d'amour: « [L]a vraie rhétori-
que est fondée sur la vraie morale, puisqu'elle doit toujours imprimer une
idée aimable de celui qui parle, et le faire passer pour honnête homme ;
ce qui suppose que l'on sache en quoi consiste l'honnêteté et ce qui nous
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LA C O M M U N A U T É DU STYLE 241
impossible.
Quand le style commun est installé au carrefour des relations humaines,
il agit comme un passeur. Il indique les beautés des contraintes héritées
et le plaisir de la performance agréable. La poétique du quotidien offre
d'office une utilité éminemment sociale, comme «la poésie n'est utile
qu'autant qu'elle est agréable75 ». Tel est ce qui alloue une position parti-
culière aux spécialistes des expressions agréables que sont les «bons
auteurs ». Se rendre soi-même gracieux, c'est susciter, dans l'univers de la
Cour, les bonnes grâces du prince. Les écrivains sont particulièrement
bien placés pour mettre en scène et diffuser les valeurs de la politesse, de
l'urbanité ou de la civilité. Madeleine de Scudéry, dans une de ses Conver-
sations qu'elle extrait de ses propres romans, offre le spectacle nécessaire de
la Cour pour la formation des êtres, mais elle prend aussi soin de valoriser
la diffusion que son écriture permet :
II est vrai, reprit Théanor, que la source de la politesse étant le désir de plaire
par quelque motif que ce puisse être, soit d'ambition ou d'amour ; ce désir
doit être plus vif dans un état monarchique que dans une république, parce
que les grâces dépendant d'un seul, le désir de lui plaire rend capable de plaire
à tous. Le prince attirant et rassemblant dans sa Cour ce grand nombre de
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242 LE L I V R E AVALE
gens de qualité qui l'environnent, on peut dire qu'ils se servent les uns des
autres, pour acquérir la politesse. [... ] L'amour des sciences et des beaux-arts,
quand le prince les favorise, sert beaucoup à établir la politesse: l'amour
même en échauffant le cœur, sert à la faire régner dans le monde, pourvu que
la vertu le règle, car sans cela elle la bannit. Les livres bien faits la portent en
quelque façon dans les provinces les plus éloignées ; et si on imprimait tout ce
que nous avons dit aujourd'hui, on ne serait plus excusable de manque de
politesse en nulle part76.
À l'instar de la langue, la politesse a son bel et bon usage. Il y a autant
de sens à dire que la langue nous aliène qu'à prétendre que la civilité nous
contraint: sans ces usages, appris sans qu'on s'en rende compte ou
travaillés en parfaite conscience de leur nécessité, rien ne serait jamais
exprimé. Le problème ne se situe donc pas tant dans la volatilité des pen-
sées personnelles ou dans la pression des conduites sociales, que dans la
façon par laquelle la grâce commune vient rétribuer le style de chacun.
Car la question de la valeur est liée à celle de la vérité en ce qu'elle sont,
désormais, fonction d'un public. L'auteur offre ce double visage qui, par un
côté, sent la valeur de sa vérité intérieure, et par un autre côté, s'expose et
reçoit sa validité et son autorité du public.
Quand, à la fin du siècle, dans son épître X, Boileau écrit à ses propres
vers et trace son portrait, l'évolution semble bien jouée. Boileau affirme
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sans peine: «J'allai d'un pas hardi, par moi-même guidé, / Et de mon seul
génie en marchant secondé, / [... ] Je sus, prenant l'essor par des routes
nouvelles, / Elever assez haut mes poétiques ailes77 ». Ce n'est pas, pour-
tant, sans précautions qu'il agit de la sorte, mais ce sont les censeurs qu'il
vise et non le public : « Je ne sais si les trois nouvelles épîtres que je donne
ici au public auront beaucoup d'approbateurs ; mais je sais bien que mes
censeurs y trouveront abondamment de quoi exercer leur critique [...].
Le public n'est pas un juge qu'on puisse corrompre, ni qui se règle par les
passions d'autrui78. » Comment est-il possible de changer la force du sen-
timent de sa valeur en liquidité publique sans se payer de mots ? Il faut
faire reposer la valeur personnelle sur un élément apte à établir sa légiti-
mité sociale. En l'occurrence ne peut jouer un tel rôle que le vrai :
Rien n'est beau que le vrai : le vrai seul est aimable ;
II doit régner partout et même dans la fable :
De toute fiction l'adroite fausseté
Ne tend qu'à faire aux yeux briller la vérité.
Sais-tu pourquoi mes vers sont lus dans les provinces,
Sont recherchés du peuple, et reçus chez les princes ?
Ce n'est pas que leurs sons, agréables, nombreux,
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LA C O M M U N A U T É DU ST^LE 243
de l'économie83.
Si l'on sort des épîtres de Boileau pour citer son Art poétique, on peut
y découvrir un autre mythe d'origine qui modifie et confirme à la fois
celui de YÉpître à Seignelay:
Avant que la raison, s'expliquant par la voix,
Eût instruit les humains, eût enseigné les lois,
Tous les hommes suivaient la grossière nature,
Dispersés dans les bois couraient à la pâture :
La force tenait lieu de droit et d'équité ;
Le meurtre s'exerçait avec impunité.
Mais du discours enfin l'harmonieuse adresse
De ces sauvages mœurs adoucit la rudesse,
Rassembla les humains dans les forêts épars [...]
Cet ordre fut, dit-on, le fruit des premiers vers. [.., ]
Mais enfin l'indigence amenant la bassesse,
Le Parnasse oublia sa première noblesse.
Un vil amour du gain, infectant les esprits,
De mensonges grossiers souilla tous les écrits ;
Et partout, enfantant mille ouvrages frivoles,
Trafiqua du discours, et vendit les paroles. (Chant IV, v. 133-172)
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LA C O M M U N A U T E DU STYLE 245
L'éloquence, cette fois, est valorisée, comme une manière d'adoucir les
mœurs, de régler une juste économie politique. Et la poésie en est direc-
tement issue, avant qu'elle ne soit pervertie par l'économie (tout court),
issue maintenant d'une mystérieuse « indigence » alors qu'elle venait tout à
l'heure de l'« abondance » : tantôt manque, tantôt trop-plein, l'économie ne
respecte jamais la bonne mesure, elle jette les êtres hors d'eux-mêmes. Il
s'agit donc, pour Boileau, de rétablir l'éloquence dans ses anciens droits,
dans l'exacte adéquation à soi. Sans doute le discours masque-t-il aisément
la nature des êtres, mais il peut en devenir aussi le révélateur et l'ordon-
nateur. Le travail sur soi se poursuit par le travail des mots («Vingt fois
sur le métier remettez votre ouvrage», Chant I, v. 172). L'empire sur soi,
c'est-à-dire aussi l'empire des mœurs, est lié à l'empire de l'éloquence.
Comme dans le Traité de civilité de Courtin, l'éloquence doit témoi-
gner d'un travail sur soi et non sur l'autre, le premier révèle le naturel de
l'être, le second renvoie à la perversion des signes. L'éloquence, qui con-
cerne la manière de s'exprimer (d'exprimer le soi), doit moins tendre à
faire impression, qu'à donner l'impression que l'expression de soi n'est
autre que l'impression de la nature. Il faut travailler sur soi, non pour se
modifier (comme le voudra le xixe siècle), mais pour exhiber ce que la
nature a inscrit en soi. Telle est l'ultime façon dont les rôles traditionnels
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246 LE L I V R E AVALÉ
Tout l'enjeu des écrits de ceux que l'on nomme des « moralistes » (La
Rochefoucauld, La Bruyère, Pascal même) tient à renonciation ou à la
dénonciation de cette inattendue incapacité du sujet à se positionner:
jusqu'alors le sujet n'existait que pour autant qu'il occupait une position,
il était ce qu'il manifestait. Au xvne siècle, que le sujet surgisse du sein de
son apparaître ne le désigne plus que sous la guise instable des apparences :
il lui faut désormais adopter une posture. En faisant parler les anciens rôles
au lieu d'être parlé par eux, il passe dans l'ordre des signes, il devient en
quelque sorte l'assujetti des signes (que ce soient ceux d'abord de la cons-
cience, de la présence à soi, de la raison, ou depuis la fin du xixe siècle du
langage lui-même), alors les rôles ressemblent à des masques dont l'inté-
riorité se revêt. Le sujet ne traverse plus le temps du même pas débon-
naire ou festif que le groupe traditionnel (ce qui n'est bien sûr qu'une
manière d'essayer de contrôler la temporalité), il est de part en part «jeté
dans le temps », à la fois traversé et porté par le flux du temps : il ne peut
plus dépenser du temps (dans les palabres ou dans les fêtes), il doit au
contraire l'épargner, le faire produire afin de se produire lui-même
comme sujet. Telle est la ligne de résistance de Boileau: à condition de
retrouver cette parfaite adéquation du temps et du travail, le naturel surgit
à nouveau des apparences. Moins appliqué à dénoncer, dans ses épîtres,
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CHAPITRE 7
Civiliser la grâce :
les styles mondains de Castiglione
à Courtin
E nes
NTRE LA MÉMOIRE DES RÔLES et la culture de soi, les lettres moder-
se sont donc présentées, peu à peu, comme des lieux d'apprentis-
sage où des discours, des conduites, des usages pouvaient être transmis et
reproduits. Mais il ne faut pas y trouver simplement un répertoire des
bonnes manières. Pliée dans des récits, des drames, des poèmes, l'instruc-
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tion commune passait aussi par une pratique du plaisir. Sur quelles bases
cette forme d'utilité a-t-elle pu être valorisée? Comment les exercices
mondains ont-ils mis de l'avant des styles d'existence que les lettres ont
réinvesti de styles d'écriture ? En quoi souveraineté et grâce ont-elles pu
coexister dans l'art de vivre et la poétique de la politesse ? Bref, où repérer
un déplacement de l'investissement social des lettres sinon dans les prati-
ques civiles telles qu'elles sont produites dans les multiples traités qui en
décrivent les gracieuses arabesques ?
Pour Guez de Balzac, comme pour nombre de ses contemporains, le
prestige de la Renaissance italienne est incontestable. Il ne réside pas seu-
lement dans la saveur érudite de l'humanisme ou dans la production des
beaux-arts et des belles-lettres, mais dans son art de vivre : « La distinction
du courtisan, la finesse de sa culture, sa capacité de réflexion, en un mot :
sa morale et son style, sont les thèmes, fréquemment repris, des traités
italiens de l'époque. Balzac envisageait d'éditer, à l'intention spéciale de
l'hôtel de Rambouillet, une œuvre de Giovanni délia Casa. Le Galateo
(1561) de ce dernier, comme le Cortegiano de Balthazar Castiglione (1498-
1519), l'ont inspiré dans ses travaux1. » La conquête d'une élégance des
expressions et d'une politesse des conduites trouve ses «avant-gardes»
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250 LE L I V R E AVALÉ
chez ces courtisans italiens qui font l'allègre théorie des nouvelles mœurs
curiales.
Au Moyen Âge, la cour est conçue comme un enfer : « La cour n'aime,
n'écoute, n'honore que les hommes futiles ; le courtisan déteste tous les
arts, serviteurs de la vertu », s'indigne Jean de Salisbury en 1157 ; Gautier
Map, en 1193, prétend que « la cour n'accorde pas sa grâce à ceux qui sont
aimables ou méritent d'être aimés, mais bien à ceux qui sont indignes de
vivre2 ». Du xiie au xv* siècle, la cour transite lentement de l'Enfer vers le
Purgatoire. Les dénonciations sont toujours fortes; pourtant, la cour
commence aussi à paraître comme une « escolle de toute honnesteté et
où se tiennent les gens de bien soubz lesquelz on apprend à civillement
vivre », à ce qu'en dit, du moins, Jean Bouchet à l'aube du xvie siècle3. Il
devient, dès lors, vital de passer par la cour afin de se défaire de sa rusti-
cité et d'acquérir la politesse nécessaire à la bonne vie.
Les traités italiens forment, à leur tour, une lecture indispensable à
l'élaboration française de l'honnêteté. L'urbanité balzacienne doit autant
aux lointains modèles latins qu'aux récentes manières italiennes. De leur
côté, les Entrées solennelles ponctuent, certes, la montée du pouvoir de la
monarchie en exacerbant les grandiloquentes mises en scène et les éloges
forcenés du roi. Il n'en demeure pas moins que ces Entrées forment aussi
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C I V I L I S E R LA G R Â C E 251
La gratuité et la grâce
Comment faire de soi un être gratuit ? Aux xvie et xvne siècles, la réponse
qui devrait aller d'elle-même est : par la grâce de Dieu. Mais justement, la
grâce divine pose des problèmes que les débats théologiques exacerbent
plus qu'ils ne les résolvent. Les mérites de l'homme vertueux, qu'il s'agisse
des vertus morales ou théologales, ne suffisent pas pour recevoir la grâce
divine. La grâce que Dieu alloue à ceux qu'il élit relance le problème
classique du don. Au sens strict, celui qui donne ne le fait pas pour rece-
voir autant, voire plus. Un don est gratuit ou n'est pas. Pourtant, dons et
contre-dons des sociétés traditionnelles semblent justement allouer une
valeur commune aux dons en ce qu'ils fondent l'échange social, jusqu'à la
nécessaire « émulation » qu'ils suscitent : à ce qui m'est donné, je dois
répondre par un surcroît. Le don, à n'exister que gratuit, réclame un
Dieu : pas moins. Si Jacques Derrida parvient à mettre en scène le don
sous la forme d'un paradoxe — le don n'est possible que s'il est impos-
sible —, c'est qu'il adopte pour l'immanence des relations sociales la
perspective d'un transcendantal, ou, plus précisément, explore le « repli
indécidable » du transcendantal et du conditionné6. Mais l'échange quo-
tidien est justement échange. Don et grâce s'instituent à partir d'une rela-
tion à autrui plus qu'à l'Autre. Chez les Grecs, la charis (la «grâce»)
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tel instant du temps, à tel personnage, à telle répartie une grâce, donc une
autorité, qu'aucune méthode ne saurait prendre en charge. Le roi doit
figurer au cœur de ce mouvement des grâces, par celles dont il témoigne
autant que dans celles qu'il distribue : « Considérer les courtisans comme
des solliciteurs impécunieux ou des assistés permanents est méconnaître
la mystique royale [...], les Valois se sont efforcés de ritualiser les gestes
ordinaires de leur service domestique, de transformer leurs compagnons
en courtisans8. » Hors la parenthèse d'Henri IV, qui apprécie plus la fami-
liarité des conduites que la déférence des gestes, les Bourbon (et surtout
Louis XIV) développent ce modèle du respect et de la grâce.
On se tromperait, cependant, si l'on voulait ramener ces nécessités
sociales au seul ordre de la cour. Descartes, en des termes fort proches de
ceux d'Eustache Du Refuge, leur donne une extension générale. Pour lui,
la reconnaissance est «fondée sur une action qui nous touche, et dont
nous avons désir de nous revancher », c'est une vertu et « l'un des princi-
paux liens de la société humaine », à quoi s'oppose l'ingratitude, vice des
« hommes brutaux, et sottement arrogants, qui pensent que toutes choses
leur sont dues» ou des faibles «qui [...] n'ayant pas la volonté de leur
rendre la pareille, ou désespérant de le pouvoir, et s'imaginant que tout le
monde est mercenaire comme eux et qu'on ne fait aucun bien qu'avec
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espérance d'en être récompensé, ils pensent les avoir trompés » et finissent
par les haïr9. L'ingratitude témoigne, en fin de compte, d'une potentielle
perversion du don, là où il prend une tournure purement mercantile. Si
le don et la reconnaissance qu'il impose établissent un échange social (un
désir de se « revancher »), le symbolique doit l'emporter sur le marchand,
tout comme le respect des signes devrait prendre le pas sur la force phy-
sique. À la générosité du donateur répond la générosité de celui qui en
reconnaît la dette. Les ingrats, eux, refusent d'être pris dans des dettes
(tout leur est dû). Ils veulent recevoir et non agir en retour ; or, la valeur
va à l'action et non au pâtir : les ingrats sont les esclaves des passions, sans
parvenir à y déceler les retournements de la vertu.
Il est pourtant une passivité essentielle qui permet de déterminer une
différence de nature entre la générosité et le mercenariat sur le fond de
laquelle s'érige la difficile différence de degré entre symbolique sociale et
simple mercantilisme : c'est le rapport à Dieu. Encore une fois, la seule et
authentique gratuité ne saurait venir que de l'exemple divin. L'homme
s'y voit établi dans son essentielle passivité. Il ne saurait être sauvé, dans
sa tentative de rendre la grâce qui lui est octroyée, qu'à mesurer la déme-
sure du don qui lui est fait et son incapacité à en trouver un quelconque
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256 LE L I V R E AVALÉ
grâce et tout le faisceau de termes qui lui sont liés (pudeur, gloire, respect,
douceur, honnêteté, mesure, émulation).
Avant d'écrire son De civilitate morum puerilium, Érasme avait com-
posé un autre traité destiné à souligner l'importance de l'éducation, en
particulier des belles-lettres, pour les enfants : Declamatio depueris statim
ac liberaliter instituendis. Dans ce texte, Érasme invite les parents à pren-
dre soin des corps, mais surtout des esprits de leurs enfants, ce qui veut
dire aussi de leur âme : les amener au savoir, c'est en même temps les
entraîner à la vertu. Érasme ne considère pas que les enfants ont une
bonne nature innée, ils ont plutôt une aptitude à la vertu et un don de
l'imitation que l'éducation doit modeler : « La nature a accordé au pre-
mier âge un pouvoir d'imitation tout spécial, mais toutefois cette faculté
l'incline bien davantage vers le mal que vers le bien18. » L'éducation a
donc pour fonction de susciter, littéralement, une émulation pour l'hon-
nêteté (ad honestatem aemulatio). Sans cela, l'enfant risque de préférer les
facilités du vice aux plus obscures prospérités de la vertu. Les parents,
Érasme y insiste sans cesse, doivent une bonne éducation à leurs enfants :
de même que tout ne nous est pas dû, nul ne naît que pour soi (nemo sibi
nascitur19).
Afin d'aiguiser cette saine émulation, on peut recourir à deux stimu-
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légitimes. Mathurin Cordier qui propose, en 1559, une Civilité honnête pour
les enfans, à peine démarquée de celle d'Érasme, rend encore plus évident
le lien social entre pudeur et grâce : « II faut que l'enfant ait la pudeur
convenable à son âge dépeinte sur son visage, c'est à dire une pudeur
vraie & sincère, que Dieu chérit, & qui honore la nature. Cette honte doit
estre tellement tempérée, qu'elle ne soit point la marque d'un esprit
étonné ou hébété»; «il faut que l'enfant ait une honte qui lui donne
bonne grâce, & non point qu'elle le rende étonné24 ». La pudeur est mesu-
rée ou n'est pas : une honte excessive marque seulement la sottise et le
caractère disgracieux d'un enfant. Mais ce n'est pas simplement la pres-
tance sociale que recherche la pudeur, ni d'ailleurs la seule contrainte
corporelle qui deviendrait de plus en plus rigoureuse: «d'Érasme à La
Salle, la pudeur se fait plus sévère25 », sans doute, mais c'est aussi qu'elle
change en partie de sens, car s'y dilue le rapport au divin. Au xvie siècle,
les anges surveillent autant, si ce n'est plus, que les humains26.
À force de n'y chercher qu'une atténuation sociale des corps et des
manières, nous avons en effet perdu le sens très profond de la pudeur. La
honte était une pratique édifiante. Castiglione rappelle le mythe du Prota-
goras où
Jupiter, ayant pitié des hommes qui, incapables de demeurer unis parce que la
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vertu civile leur faisait défaut, étaient déchirés par les bêtes sauvages, envoya
Mercure sur terre pour apporter la justice et la honte, afin que ces deux choses
ornassent les cités et liassent ensemble les citoyens. [...] Vous voyez donc,
Seigneur Ottaviano, que ces vertus sont octroyées par Dieu aux hommes, et
qu'elles ne s'apprennent point, mais sont naturelles27.
Aidôs et Dikè sont les vertus politiques par excellence, mais données gra-
cieusement par la divinité. Prométhée a volé le feu et le savoir technique
qui en découle ; cela n'a pourtant pas suffi aux hommes pour se sauver
puisqu'ils restaient isolés. Zeus alors les a gratuitement doués de l'art du
politique sous les formes de la pudeur et de la justice afin d'édifier leurs
cités. Aidôs désigne autant la pudeur que la honte, le respect des dieux et
des autres, les égards et la modestie, changeant ainsi la faiblesse de cha-
cun en puissance collective, non parce que tous les citoyens aliéneraient
leur liberté (ce serait la version moderne du contrat social), mais parce
que la loi que tous respectent, venant de Dieu, commence déjà dans les
égards que l'on montre à l'autre. Or, « avec de la grâce, la faiblesse appa-
rente, ou plutôt la réserve qui ne prétend rien s'arroger, devient une force
[...], Yaidôs [..'.] la "pudeur avenante" est chez Homère un des caractères
de la charis et chez Hésiode elle est suscitée par la c/ians28 ». La grâce
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que reconnaître le don qui anime déjà le courtisan et s'y surajoute encore
en un surcroît aussi gratuit que la grâce qui harmonise le doux air du
courtisan.
Comment acquérir semblable harmonie de soi et harmonie avec les
autres ?
Il me semble que vous considérez cela comme l'assaisonnement (condimento)
de toute chose, sans lequel toutes les autres qualités et dispositions n'ont que
peu de valeur. [... ] Mais parce que vous avez dit souvent que c'est là un don
de la nature et des deux [... ] il n'est pas en notre pouvoir de l'acquérir par
nous-mêmes. Mais ceux qui par nature sont seulement aptes à devenir gra-
cieux par le travail, l'industrie et l'application, je désire savoir par quel art, par
quelle discipline et par quel moyen ils peuvent acquérir cette grâce30.
Il est clair, en effet, que ce tour particulier alloué aux gestes, aux discours,
aux regards est un don naturel, une puissance immédiate qui, en elle-
même, donne du sel aux moindres choses. Aucune entreprise de média-
tion ne saurait en redonner l'allure. Deux solutions seules apparaissent.
La première est classique : imiter celui qui possède un tel don « et, si c'est
possible, se transformer en lui31 », autrement dit, faire oublier le travail de
la médiation dans l'immédiateté de la métamorphose. La seconde, plus
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CIVILISER LA GRÂCE 259
une douceur aérienne aux gestes les plus graves. Il s'agit de creuser, d'évider
les innombrables actes du quotidien, de les rendre flottants au point de
pouvoir impunément détacher des formes et des figures du corps massif
des significations (un peu comme le sourire du chat Chester peut appa-
raître seul dans l'arbre du sens). La gratuité est à ce prix.
La grâce impose donc un art de la pose : entièrement artificiel tant il
cherche à vider l'expression du poids de la référence, parfaitement évident
puisqu'il est tout entier dans la suspension des rengaines du sens ; un art
de la découpe, par la coupure avec la pesanteur sociale des significations
autant que par le détachement qu'il implique sur le fond sombre du quo-
tidien. L'être gracieux se détache de ce fond justement parce qu'il sait se
détacher des choses qu'il fait, qu'il en néglige l'inhérente lourdeur : l'élo-
cution est déjà en train de prendre le pas sur l'invention. Le maniérisme
pictural, dont on pourrait penser qu'il se situe à l'opposé de la grâce du
courtisan tant il semble affecté, en figure, en fait, le parfait déploiement:
portraits où la pose est d'autant plus somptueuse et suggestive qu'elle a
vidé les visages de leurs expressions pour en fixer la tournure d'un style.
Le lien entre grâces courtisanesque et picturale est d'ailleurs fort clair pour
Castiglione, puisque le courtisan construit d'autant mieux son propre
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portrait qu'il connaît Fart de Yekphrasis : « [O]n voit chez certains hommes,
qui racontent et expriment de si bonne grâce et si plaisamment une chose
qui leur sera advenue, qu'ils auront vue ou entendue, qu'ils la mettent
devant les yeux par le geste et la parole et la font pour ainsi dire toucher
du doigt; et cette manière, puisque nous n'avons pas un autre mot, se
pourra appeler "festivité" ou "urbanité35". » Encore une fois, il s'agit de
métamorphoser la médiation du récit en immédiateté du regard et du
toucher.
L'urbanité est cet art qui fait de l'emprise des traditions une incessante
surprise et de la contingence une fête, car il y va à chaque fois de l'instan-
tané. Le courtisan plein de grâce séduit tout de suite le prince dans la
mesure où il sait immédiatement s'adapter aux circonstances et montrer
sa parfaite adéquation aux événements. Il parvient à la fois à se faire voir
et à faire voir; il représente d'autant mieux ce dont il parle qu'il parvient
à se glisser entre représenté et représentant pour mieux les rendre impec-
cablement adéquats l'un à l'autre. Travail de pure médiation qui vise à
disparaître dans l'immédiateté la plus inattendue, de façon à plus encore
séduire les autres. « Sans peine et presque sans y penser », c'est le mouve-
ment même de la grâce. Loin du modèle purement courtisanesque, c'est
aussi ce que valorisent les brèves prescriptions des manuels de comporte-
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ment : « Pour avoir bonne grâce, il doit se tenir droit sans aucun effort36. »
La grâce tient à ce que les comportements laborieusement acquis, les dis-
cours savamment repassés, les gestes par avance composés, jaillissent du
corps comme des impromptus.
Si l'affectation figure comme le défaut par excellence du piètre courti-
san ou du mauvais enfant, c'est que la grâce octroie un sens de la mesure
que l'affectation ignore. La tentation serait grande de ne considérer que
l'artifice de ces modes d'être, voire les paradoxes du type « sois naturel »
où l'on allie prescription et spontanéité. Ce n'est pas simple jeu de salon
ou désillusion de l'être. Il s'agit d'une économie psychique et sociale si
éloignée de la nôtre que nous ne pouvons plus la lire sans effort. C'est
ainsi qu'on a souvent, et à juste titre, décrit le propos érasmien comme
une tentative de retrouver une « transparence sociale37 » des êtres :
Universelles, les règles de la civilité érasmienne le sont parce qu'elles reposent
sur un principe éthique: dans chaque homme, l'apparence est le signe de
l'être [...], le vêtement lui-même, qui est «le corps du corps et donne une
idée des dispositions de l'âme » [... a] une valeur morale qui les fait considé-
rer par Érasme dans une perspective anthropologique et non sociale38.
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C I V I L I S E R LA G R Â C E 261
Il ne faut pourtant pas impliquer par là qu'il n'y aurait, dans le traité
d'Érasme, aucune continuité entre apparence, signe et être, ni aucun jeu
social à déterminer des comportements. Par exemple : « Qu'il [l'enfant]
sourie discrètement à une plaisanterie, mais qu'il se garde bien de sourire
à un mot obscène sans pourtant froncer le sourcil si celui qui a dit ce mot
est d'un rang élevé. Il doit composer sa physionomie, de telle sorte qu'il
paraisse n'avoir pas entendu39 » ; ou encore, pour nous rapprocher de la
grâce : « toute mauvaise habitude déforme, non-seulement les yeux, mais
le maintien et la beauté de tout le corps ; au contraire, des gestes réguliers
et naturels donnent de la grâce ; ils n'enlèvent pas les défauts, mais ils les
masquent et les atténuent40 ». Gomment entendre ces passages qui valori-
sent la composition et le masque dans le cadre d'une visée anthropologique
et morale? Est-ce contredire l'idéal de la transparence sociale? Je crois
plutôt qu'ils permettent de comprendre, d'une part, qu'il est illusoire de
séparer l'enjeu social de la perspective morale, d'autre part, que transpa-
rence et masque sont deux figures de la ruse du quotidien.
Lorsque les comportements et les paroles ne trouvent plus en dehors
de la société elle-même leur nécessaire légitimité, lorsque la tradition ne
permet plus d'asseoir en toute quiétude gestes et discours, les rôles sociaux
deviennent de plus en plus matière à ajustement. Manuels de savoir-vivre
ou traités de civilité ont ainsi pour charge de développer, non seulement
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des normes, mais surtout un sens du kairos social. Ils enseignent com-
ment le social doit paraître naturel. La question de la grâce ne fait qu'en
redoubler l'enjeu : à la gratuité de la grâce divine qui fond brusquement
sur tel ou tel répond cette grâce personnelle qui joue l'improviste, qui
façonne l'inattendu de sorte à octroyer aux pesanteurs sociales le carac-
tère aérien du gratuit. Si, par conséquent, il s'agit d'évider les corps trop
lourds des relations sociales, ce n'est jamais pour basculer dans l'éphémère
des apparences ou le déni de réalité. Érasme entend bien rendre vertueux
et religieux les enfants auxquels il conseille d'apprendre à paraître. Casti-
glione entend bien faire de son courtisan le meilleur conseiller du prince
sur le chemin de la vertu et de la bonne politique. Sens et référence ne
sont donc jamais évacués dès actions gracieuses ; ils y acquièrent une légè-
reté inattendue et une saveur que, sans cela, ils ne posséderaient pas.
Giovanni Délia Casa, qui a écrit l'autre grand traité de civilité après
Castiglione et Érasme, permet de saisir le déplacement auquel va con-
duire l'idée de grâce et de discrétion comme assaisonnement. Là encore,
l'apprêt des manières ne contredit pas la vertu des êtres; il leur donne
figure commune: « [Êjtre bien éduqué, plaisant et de belles manières
dans les échanges et les rapports avec les gens, chose qui, en vérité, cons-
titue la vertu, ou ressemble fort à la vertu43. » Constitue ou ressemble ? Ce
doublon indique bien la puissance et la valeur des belles manières : elles
sont constitutives de la vertu justement parce qu'elles y ressemblent, elles
la montrent parce qu'elles la simulent. À en être le masque, elles en for-
ment aussi la figure latente. Qu'est-ce qui autorise ce court-circuit de la
ressemblance des belles manières à la constitution de la vertu ? L'ordon-
nance sociale de l'une et des autres. L'art du comportement est recon-
naissance tacite de la valeur des autres : « nos manières sont agréables
lorsque nous avons égard au plaisir d'autrui et non pas au nôtre44 ». Façon
de reconduire ce que soulignait Érasme (on ne naît pas de soi) et, plus
généralement, de saisir les dettes multiples qui nous lient aux autres dans
une même communauté. Morale comme politique sont issues de cette
valeur reconnue aux dettes qui nous constituent45.
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Casa eussent été assez lettrés pour en avoir lu une traduction latine —,
gardons-en au moins l'alliance entre assaisonnement du discours et plaisir
physique. D'autant que la notion même de nourriture vaut, à l'époque,
pour qualifier l'éducation (les deux termes sont pratiquement synonymes
dans les traités).
La comparaison qu'exploité Délia Casa est donc particulièrement char-
gée : de même que le bien, pour produire tout son vertueux effet, doit
séduire, la nourriture matérielle ou spirituelle, pour être encore mieux
assimilée, doit plaire. Or, quel est le sel qui servira à assaisonner discours
et attitudes, sinon « une certaine douceur qui s'appelle, je crois, grâce et
élégance » ? On se souvient de P« aérienne douceur » réclamée par Casti-
glione : la grâce en est constituée dans la mesure où elle donne une saveur
et une fluidité, là où rivalités, disputes, violences pourraient toujours
revenir. La douceur ne consiste pas seulement à donner une suavité aux
relations humaines ; elle en polit les arêtes trop vives. Le processus de
civilisation tient pour beaucoup à cette nouvelle saveur trouvée à autrui.
C'est, d'une certaine façon, renouer avec la grande époque de la Grèce où
la douceur est vertu par excellence, mais aussi avec une certaine latinité :
ainsi Horace, dans ses Satires même, notait les manières de se « rendre
cher à [s]es amis» («sic dulcis amicis occuram», littéralement: se rendre
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doux à ses amis48). Dans le monde, la douceur est ce qui fait votre prix.
L'être gracieux est homme de mesure : il sait éviter tout excès. Cette
conception de la vertu comme milieu entre deux vices, comme tempé-
rance entre deux excès contraires est justement ce qui lie la douceur à la
vertu. On conçoit alors que le vice et l'excès deviennent concomitants du
déplaisir et du dégoût. En fait, on peut dire que tout le dispositif esthétique
du goût sort de la formation morale du dégoût, à partir du moment où
vertu et plaisir se répondent. Mais à condition de bien entendre la valeur
politique de cette morale : le vice rend l'homme « déplaisant dans ses rap-
ports à autrui». Au lieu de la vertueuse douceur, de la prise en compte
d'autrui dans les dettes à reconnaître, l'homme vicieux considère que
tout lui est dû, qu'il n'a rien à donner et que seuls existent les rapports de
force. Le vicieux veut à tout prix être payé de ses moindres actions, il n'a
que des débiteurs ; le vertueux entend en tout temps être gratuit, il n'a de
récompense que son crédit auprès d'autrui. Le premier est irrespectueux et
impudique tant il ne regarde que lui, le second développe à l'inverse l'art
du respect et la séduction de la pudeur tant il prend en compte les autres.
C'est toute cette conception de la civilité qui pénètre les mœurs nobi-
liaires49 ou, plus largement, urbaines, et informe ce que Philippe Ariès a
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dénoncée que, sous couvert d'en rejeter la pratique dans l'affectation des
discours et des gestes, on désavoue par avance la contrainte politique. La
topique des vices et des vertus se transforme lentement en anthropologie
des mœurs et des usages, en esthétique des comportements et des dis-
cours. Là où les arts de vivre étaient encore des arts de mourir à la fin du
xvie siècle ou au début du xvne siècle, ils deviennent des arts de vivre en
société, des arts de vivre heureux: il fallait apprendre l'art de plaire à
Dieu, il devient nécessaire de connaître l'art de plaire aux hommes51.
Dans un traité comme celui de Faret (qui, par son pillage cohérent des
traités précédents, connaît un large succès), la négligence qui fait la grâce
des relations sociales perd toute sa valeur lorsqu'elle tourne à l'excès : si la
«grâce naturelle [...] doit reluire comme un petit rayon de Divinité» au
dessus « des préceptes de l'Art », il y a pourtant
une reigle générale qui sert sinon à l'acquérir, du moins à ne s'en esloigner
jamais. C'est de fuyr comme un précipice mortel cette mal-heureuse & im-
portune Affectation, qui ternit & souille les plus belles choses, d'user par tout
d'une certaine négligence qui cache l'artifice, & tesmoigne que l'on ne fait
rien que comme sans y penser, & sans aucune sorte de peine. C'est icy à mon
advis la plus pure source de la bonne grâce : Car [... ] toutes les plus grandes &
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les plus rares [choses] perdent leur prix, lors que l'on voit paroistre de con-
trainte. En effect, la plus noire malice dont l'envie se serve pour ruyner l'es-
time de ceux qui l'ont bien établie, c'est de dire que leurs actions sont faites
avec dessein, & que tous leurs discours sont estudiez52.
Qu'y a-t-il de si dangereux à avoir machiné son discours ou soigneuse-
ment préparé ses actes ? Montrer que les êtres sont de l'ordre du calcul,
qu'ils peuvent être pris dans un marché des affects et un commerce des
désirs, qu'ils sont de part en part transparents et manipulables. La légè-
reté donnée aux tours gracieux des mondains est aussi manière de se
dissimuler, de devenir soi-même incalculable à force de grâce. La gratuité
nous retire des échanges ou les voue à une douceur qui leur est trop
souvent étrangère. La contrainte est une ruine, le prestige ne s'acquiert
qu'en éludant le calcul, en le travestissant dans la grâce, en faisant passer
le commerce social pour un jeu de salon. Point de surprise, dès lors, à
voir la femme saisie d'un rôle éminent. Représentante de la douceur, du
contrôle de la violence, mais aussi de la faiblesse, elle figure au centre des
salons pour être mieux exposée aux regards et retirée de la circulation du
savoir. Le topos de la « femme civilisatrice » fonctionne d'autant mieux
qu'elle apparaît dénuée de pouvoir et proche du naturel: «Si donc la
bonne grâce se remarque à faire tout comme par nature & sans estude, la
naïsveté est bien meilleure que la contrainte53. » Enjeu réel de pouvoir et
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oiseaux62 ».
Le traité de Nicolas Faret participe de ce mouvement d'éducation des
élites nobiliaires et roturières. Même si Maurice Magendie a raison de
souligner l'ancrage bourgeois de Faret, il tend à simplifier l'usage de son
traité en ne discernant pas l'utilité stratégique de sa position63. Il est
caractéristique que Faret demande au parfait courtisan d'être noble, mais
installe à ses côtés l'homme de bien. Entre les deux, la différence est seu-
lement de degré, ou, pour mieux dire, de vitesse: « [I]l faudrait que ce
dernier [l'homme de bien roturier] mît beaucoup de temps, devant que
de donner de soi la bonne opinion que le gentilhomme aurait acquise en
un moment, par la seule connaissance que l'on aurait eue de son extrac-
tion64. » Au total, le mouvement est double : les nobles doivent asseoir
leur position héréditaire par une meilleure éducation, les roturiers doivent
modeler leurs conduites sur la distinction nobiliaire. Comme le résume
bien François Billacois, « la noblesse ne décline pas ; elle se transforme en
des aristocraties65 ». Et ces aristocraties trouvent dans la culture de l'esprit
et des manières la meilleure façon d'édifier leurs pratiques de distinction.
Chez Nicolas Faret, en pleine Contre-Réforme, ces pratiques doivent
aussi souscrire au modèle de l'humilité et de la charité chrétiennes :
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C I V I L I S E R LA G R Â C E 269
laborieuse vertu des Sages : à s'être tôt plié aux contraintes du monde, il
chemine désormais avec élégance dans l'espace du naturel, vertueux sans
peine et sage sans effort.
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27O LE L I V R E AVALÉ
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2/2 LE L I V R E AVALÉ
Mais cette distance n'est pas seulement matière spatiale; elle touche
aussi au temps. Par exemple, Graciân invite à «faire une grâce de ce qui
n'eût été après qu'une récompense. C'est une adresse des grands politiques.
Les faveurs qui précèdent les mérites sont la pierre de touche des hom-
mes bien nés. Une grâce anticipée a deux perfections, Tune la prompti-
tude, par où celui qui reçoit reste plus obligé ; l'autre qu'un même don,
qui plus tard serait une dette, par l'anticipation est une pure grâce77. »
Savoir transformer une future obligation en grâce obligeante, voilà qui
assure sa domination sur les autres et son pouvoir sur le temps. Face au
sentiment grandissant d'une contingence du temps, d'un évidement de
son sens, on peut tenter de le remplir du prestige du passé (faire du règne
de Louis XIV la résurrection de l'empire d'Auguste), ou le charger de
densité par l'apparition d'une grâce. De part et d'autre, il s'agit de donner
le change, au sens monétaire et psychologique, autrement dit cacher et pro-
téger, jouer des apparences, mais aussi, du coup, suggérer. Le classicisme est
bien l'art de la suggestion : une aération du sens.
Toutefois, donner le change ne permet pas que de masquer et ruser ;
cela autorise toute une gestion du temps par accélération ou différement.
Avancer le paiement d'une dette suffit à la muer en grâce, différer ce qui
n'est que suggéré inscrit la plénitude à l'horizon d'une clôture, comme
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une marionnette suppose au bout des fils qui la conduisent le corps plein
de son manipulateur. La différence sociale est aussi affaire de différance
temporelle. La logique de la distinction charge le temps d'une illusion
d'immédiateté (la «bonne naissance» court-circuite les nécessités de
l'éducation et l'apprentissage du «bon goût»), la temporalité de la
différanceavoue l'immédiateté comme la floraison de médiations.
C'est bien par là que le théologique peut réinscrire les civilités à son
compte courant. Les respects témoignés à chacun (dans un cercle bien
délimité), la pudeur et la douceur affichées dans les relations humaines,
sont autant de stations sur le chemin de la vertu ; et ce chemin déjà ancien
conduit aussi au dieu chrétien :
Vous me direz que cette intention serait impure, de se porter aux actions
louables par les sentiers des respects humains, & je l'accorde : mais j'adjouste
qu'elle se peut facilement limer & purifier, si vous figurez en vostre esprit
qu'autant d'hommes qui veillent sur nos actions, sont autant de messagers de
Dieu [...] & vous changerez cette nécessité que vous avez de faire le bien par
l'honneste contrainte de ceux qui vous esclairent en une volonté si franche &
si désintéressée, que vous ferez en fin resolution de demeurer tousjours aux
termes de la vertu, quoy que tout le monde fust aveugle78.
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C I V I L I S E R LA GRÂCE 273
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T R O I S I È M E PARTIE
L'invention de la culture
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CHAPITRE 8
La communauté du goût :
les formes sociales du sensible
Le marché du goût
Au début du Bourgeois gentilhomme, maître de musique et maître de
danse attendent leur élève. Peut-être avec une sourde ironie envers Lully,
chargé comme lui de la composition de cette comédie-ballet commandée
par le roi pour les fêtes de Chambord, Molière met en scène un maître de
musique bien différent du maître à danser. Celui-là ne cherche qu'à
exploiter l'ignorance de Jourdain en s'intéressant seulement aux ressour-
ces financières qu'il peut en tirer; celui-ci, sans mésestimer l'importance
de l'argent, aimerait aussi éduquer le goût de son élève, pas simplement
pour le bénéfice de Jourdain, mais en accord avec l'économie de la gloire
propre aux beaux-arts :
MAÎTRE DE MUSIQUE: [...] Ce nous est une douce rente que ce monsieur
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Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu'il est allé se mettre en
tête ; et votre danse et ma musique auraient à souhaiter que tout le monde lui
ressemblât.
MAÎTRE À DANSER : Non pas entièrement ; et je voudrais pour lui qu'il se con-
nût mieux qu'il ne fait aux choses que nous lui donnons.
MAÎTRE DE MUSIQUE : II est vrai qu'il les connaît mal, mais il les paie bien ; et
c'est de quoi maintenant nos arts ont plus besoin que de toute autre chose.
MAÎTRE À DANSER : Pour moi, je vous l'avoue, je me repais un peu de gloire,
les applaudissements me touchent [...]. Oui, la récompense la plus agréable
qu'on puisse recevoir des choses que l'on fait, c'est de les voir connues, de les
voir caressées d'un applaudissement qui vous honore. Il n'y a rien, à mon avis,
qui nous paie mieux que cela de toutes nos fatigues ; et ce sont des douceurs
exquises que des louanges éclairées.
MAÎTRE DE MUSIQUE : J'en demeure d'accord, et je les goûte comme vous.
[...] Mais cet encens ne fait pas vivre; [... M. Jourdain] a du discernement
dans sa bourse ; ses louanges sont monnayées, et ce bourgeois ignorant nous
vaut mieux, comme vous voyez, que le grand seigneur éclairé qui nous a intro-
duits ici.
MAÎTRE À DANSER : II y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites ; mais je
trouve que vous appuyez un peu trop sur l'argent; et l'intérêt est quelque
chose de si bas qu'il ne faut jamais qu'un honnête homme montre pour lui de
l'attachement.
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LA C O M M U N A U T É DU GOÛT 281
MAÎTRE DE MUSIQUE : Vous recevez fort bien pourtant l'argent que notre
homme vous donne.
MAÎTRE À DANSER : Assurément ; mais je n'en fais pas tout mon bonheur, et je
voudrais qu'avec son bien il eût encore quelque bon goût des choses1.
À la douce rente répondent les douceurs exquises, à la mauvaise
connaissance qui paie bien correspond la connaissance qu'il faudrait
améliorer par don, aux louanges monnayées font écho les louanges éclai-
rées. Deux systèmes de valeur sont opposés. Ils occupent, certes, des terri-
toires contigus, ils se recouvrent même partiellement: l'argent est reçu
avec plaisir à l'instar des justes applaudissements. Mais là où le maître de
musique cherche obstinément son profit, ne cachant jamais le souci de son
intérêt, le maître à danser, en parfait honnête homme, met la nécessaire
quête financière sous le surcroît de la gloire. Tous deux veulent des
récompenses (le don n'est pas gratuit, il oblige celui qui le reçoit à retour-
ner en compliments judicieux la grâce de l'art), mais le paiement du tra-
vail trouve son exacte mesure dans les louanges éclairées plus que dans
les louanges monnayées. Le bon goût rétribue mieux que la plus large des
bourses, même s'il vient en sus. Le maître de musique est, en fait, du côté
du bourgeois qu'il exploite, tandis que le maître à danser demeure du
côté du grand seigneur qu'il recherche. Le goût est un surcroît, une grâce
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Lorsque Molière met ainsi en scène les privilèges du goût et les problèmes
que suscitent son acquisition ou son innéité, sa valeur de médiation sociale
ou son immédiateté physiologique, il participe à la reconnaissance du
statut nouveau que prend la notion de goût. On pourrait, pourtant, s'in-
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LA C O M M U N A U T É DU GOÛT • 285
quiéter de voir investis dans le registre d'une sensation intime les signes
rationnels du jugement. Pour Hannah Arendt, l'idée moderne d'histoire
apparaît avec le doute jeté sur l'objectivité d'un monde extérieur à nos
sens et, du coup, c'est tout le domaine de la sensation qui est élevé à une
souveraineté inattendue :
[T]he most important conséquence of this doubt was thé emphasis on sensa-
tion qua sensation as more « real » than thé « sensed » object and, at any rate,
thé only safe ground of expérience. Against this subjectivization [...] no
judgments could hold out : they were ail reduced to thé level of sensations and
ended on thé lowest of ail sensations, thé sensation of taste. Our vocabulary is
a telling testimony to this dégradation. Ail judgments not inspired by moral
principle (which is felt to be old-fashioned) or not dictated by some self-
interest are considered matters of « taste », and this is hardly a différent sensé
from what we mean by saying that thé préférence for clam chowder over pea
soup is a matter of taste12.
Le propos pourrait paraître anecdotique dans l'ensemble de l'œuvre poli-
tique de Hannah Arendt, et encore plus dans l'histoire de la culture occi-
dentale, si le goût ne semblait jouer un rôle plus fondamental qu'on ne le
croit généralement, et surtout un rôle plus politique, comme nous en
avertit ironiquement Molière. Même s'il trouve sa place dans l'heureuse
disposition des fêtes et des divertissements, le goût apparaît comme
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prend dans les milieux picturaux du xvie siècle la même valeur que celle
de discrezione chez Guichardin lorsque celui-ci parle de jugement politi-
que : une faculté de s'écarter des règles quand et où il le faut.
Pour identifier le giudizio ainsi compris — c'est-à-dire rapproché autant que
possible du particulier contingent — avec le goût tel que nous l'entendons
aujourd'hui, il ne faut plus lui ajouter qu'un seul caractère : la diversité selon
les tempéraments. Or la constatation que les jugements de beauté sont irrémé-
diablement divers est un lieu commun persistant dans les traités de l'amour,
de la beauté, de la grâce16.
les sentent qu'en faisant réflexion sur les règles de l'art22. » L'expérience
implique une immédiateté que les règles peuvent, au besoin, faire méditer
et reconduire ; inversement, le goût s'éduque par la lecture des manuels
de savoir-vivre autant qu'avec ce que l'on appelle de façon éloquente
«l'école du monde». La naturalité des pratiques civiles vient de leur
immédiate reproduction dans l'expérience mondaine : elles y naissent et
s'y reproduisent. Le goût apparaît ainsi comme un des éléments cruciaux
du dispositif nouveau de la culture-, à condition de bien percevoir la qua-
lité d'immédiateté et de naturalité qu'elle implique : « Le goût se cultive
aussi bien que l'esprit. [...] L'on juge de l'étendue de la capacité par la
délicatesse du goût. Une grande capacité a besoin d'un grand objet pour
se contenter. Comme un grand estomac demande une grande nourriture,
il faut des matières relevées à des génies sublimes. [...] Les goûts se for-
ment dans la conversation, et l'on hérite du goût d'autrui à force de le
fréquenter23. »
Cette structuration sociale des sujets devient chose si évidente que le
goût permet, peu à peu, d'affirmer l'identité d'un être plutôt que la géné-
ralité d'un style. Pour Nicolas Faret, l'honnête homme a «accoustumé
[son] goust à ne se rebuter point de tout ce qui ne luy est pas agréable24 »
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LA C O M M U N A U T É DU G O Û T • 289
afin de mieux plier ses préférences aux expériences qu'il fait d'autrui.
Bientôt, l'imitation des personnes d'expérience et l'abandon aux goûts
des autres servira surtout au déploiement d'un registre personnel. Le goût
emporte ainsi avec lui un indispensable recours au subjectif. Du point de
vue des théoriciens, Luc Ferry signale avec justesse que raison et senti-
ment peuvent s'opposer sur bien des points, leurs tenants partagent tous
le même présupposé : le fondement du Beau réside en chaque individu,
puisque la raison comme le sentiment habitent la subjectivité. Même
l'imitation dont on aurait pu supposer la participation nécessaire à l'ancien
mode de l'exemplarité et de la mémoire relève, chez le père Bouhours, du
sujet qui contemple et non de l'objet modèle : « Le plaisir qu'on a de voir
une belle imitation, ne vient pas précisément de l'objet, mais de la réflexion
que fait l'esprit qu'il n'y a rien en effet de plus ressemblant : de sorte qu'il
arrive en ces rencontres qu'on apprend je ne sçay quoy de nouveau qui
pique & qui plaist25. » Le plaisir pris à la répétition tient au jugement du
sujet qui en calcule les effets plus qu'à la sérénité d'un rituel. La réflexion
ne contrevient pas plus au je ne sais quoi que le je ne sais quoi ne contredit
la réflexion. Tous deux fonctionnent de concert en s'opposant au régime
traditionnel de l'imitation.
Il ne faut, pourtant, pas lire originalité sous nouveauté. Ce serait céder
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respondre ainsi un exercice moral du bon goût qui règle les plaisirs de la
vie en société comme il a ordonné les agréments des apparences. La
moralité des conduites ne tient donc pas tant à un Dieu législateur, à une
Idée du Bien ou à des principes édifiants, qu'à un bon usage et à une
saine culture du goût, puisque « 'tis not merely what we call principle, but
a taste which governs men33 ». Le goût apparaît bien comme le sens social
et politique par excellence. Il ne dévalue pas la vue ou l'ouïe, mais il en
occupe l'ancien territoire avec une assurance qu'autorisent et sa produc-
tion de jugements de valeur et sa pratique d'intériorisation.
Le goût et le ragoût :
autour de la querelle d'Homère
[S]elon la manière différente dont les Nations se nourrissent, les humeurs &
les Génies sont diférens. Les Habitans des Isles de Bermude sont très petits
parleurs, à peine commencent-ils à parler dans un âge où les autres Peuples
sont faits [... ] ils ne parlent jamais avant Fâge de 35.ans [sic]. Ils sont d'ailleurs
extrêmement adonnez aux femmes, & les deux Sexes ne se doivent rien sur
l'article. Ils ont toujours une nombreuse lignée, & tout cela selon nôtre Auteur,
vient de ce que ces Peuples ne se nourrissent que de Poisson, animal muet, &
dont la vertu prolifique l'emporte sur toutes sortes d'animaux41.
À l'évidence, la variété des repas et la qualité de la cuisine assurent la
qualité des humeurs et la variété des génies. Bref, pour le dire d'une for-
mule facilement assimilable que cite le compte-rendu : « la Disposition de
notre Esprit suit toujours celle de notre Cuisine ».
Pour renouer avec la valeur des Anciens, il suffit donc de retrouver le
chemin de leurs cuisines. Ainsi, les Allemands, aux yeux de notre auteur,
font des livres pleins des modèles antiques, non parce qu'ils se contente-
raient de les copier ou de les imiter platement, mais bien parce que leur
art du ragoût ressemble fort à celui des Anciens : « ils pensent à peu près
comme eux, parce qu'ils se nourissent à peu près comme eux42 » ; ce que
M.D.L. prouve recette en main. Madame Dacier apparaît, bien sûr,
comme l'exception surprenante au système culinaire: elle triomphe
même de la mauvaise nourriture des Modernes où « tout est fade : voilà le
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Goût qu'on se forme par la lecture des Poèmes & des Romans de nos
jours43 ». Que faudrait-il donc faire pour récupérer le savoir et la valeur
des Anciens ? La seule solution envisageable est de demander au roi de
s'accoutumer lui-même à la Cuisine d'Apicius et, du coup, de l'imposer
partout ; alors « nos Chapelains seraient des Homeres, nos Des Marets des
Virgiles, &à4».
On pourrait voir dans cet essai, aussitôt disparu que publié, l'exemple
de ces doux délires qui apparaissent toujours aux franges des savoirs, si
l'on ne pouvait citer d'autres auteurs plus connus et plus estimés qui
emboîtent son pas sans peine. Ainsi l'abbé Dubos, dans son ouvrage jus-
tement fameux, affirme avec vigueur : « S'aviserait-on jamais, après avoir
posé des principes géométriques sur la saveur et défini les qualités de
chaque ingrédient qui entre dans la composition de ce mets, de discuter
la proportion gardée dans leur mélange pour décider si le ragoût est bon ?
On n'en fait rien [...], on goûte le ragoût, et même sans savoir ces règles,
on connaît s'il est bon. Il en est de même en quelque manière des ouvrages
d'esprit45. » Montesquieu, dans son Essai sur le goût, file lui aussi la com-
paraison culinaire : « Les gens délicats sont ceux qui, à chaque idée ou à
chaque goût, joignent beaucoup d'idées ou beaucoup de goûts accès-
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LA C O M M U N A U T É DU GOÛT 295
soires. [... ] Polixène & Apicius portoient à la table bien des sensations
inconnues à nous autres mangeurs vulgaires ; & ceux qui jugent avec goût
des ouvrages d'esprit ont & se sont fait une infinité de sensations que les
autres hommes n'ont pas46. » La délicatesse de goût assure à la fois dis-
tinction sociale et déploiement des sensations : les idées sont mises en
parallèle avec les goûts, mais comme le goût accompagne aussi le jugement,
il en est, semble-t-il, le plus fidèle allié.
Dans l'image du ragoût surgissent non seulement le dispositif culi-
naire, mais la référence tacite au multiple. Un ragoût est, en effet, un plat
où sont mêlés différentes viandes et divers légumes. Madame de Sévigné
avoue ainsi à sa fille: «nous disions des oraisons de saint Augustin, de
saint Prosper, et des Miserere en français; enfin ma bonne, c'était un
ragoût qui réveillait notre attention47 », pour signaler à la fois le salmi-
gondis de prières et le piquant de l'assaisonnement, puisque, aux xvnc et
xvme siècles, un ragoût est aussi une sauce aux nombreux ingrédients
chargée de relever un plat. Celui qui parvient à reconnaître en même
temps la multiplicité des aliments et les saveurs qui éveillent le désir est le
parfait homme de goût.
Une telle conception du goût semble convenir autant aux partisans
des Anciens qu'aux adeptes des Modernes. Cartaud de la Vilatte, qui écrit,
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4. Par là, Gédoyn implique un double effet des goûts, tantôt invitant
au variable, tantôt provoquant l'invariable. De même Terrasson parlera,
d'un côté, de la droite raison et de la belle nature qui suscitent en nous le
sentiment invariable du goût, et, d'un autre côté, du progrès, de l'espace
du sensible qui impliquent d'inévitables variations53.
5. Le goût relève donc de principes généraux tout autant que de sensa-
tions particulières, de la raison tout autant que du sentiment.
6. Le goût est nécessaire : il se glisse partout, il guide nos actions par le
jugement qu'il implique ; mais ce n'est qu'un supplément, un embellisse-
ment, ou, pour rester dans la note culinaire, un «assaisonnement54».
7. Enfin, pour revenir à notre point de départ, le goût opère à la fois au
sens figuré et au sens littéral, il verse tantôt dans la matérialité du culi-
naire, tantôt dans l'immatériel de l'esprit.
Tous ces paradoxes sont indispensables pour le fonctionnement du
goût. À commencer par cette hésitation entre figuré et littéral. Jean-Louis
Flandrin pose, avec beaucoup d'acuité, la question de leur formation res-
pective: « [L]e goût classique, en quoi Voltaire faisait consister le bon
goût, s'est-il formé d'abord dans les lettres et les arts, ou d'abord dans le
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LA C O M M U N A U T É DU GOÛT 297
causes / De la corruption du goût ? / C'est que, sans trop peser les doses,
/ On met de l'épice partout : / Sans sel pourtant on sait écrire. / Talaleri,
talaleri, talalerire58 ». Le goût est affaire de juste assaisonnement autant
que de bonne pesée du jugement : peser et penser vont de conserve. Mais
il s'agit à chaque fois d'un dispositif social : prétendre au calcul des doses
ou s'arroger le droit de fixer les taux revient à s'instituer soi-même
comme dispensateur des valeurs. Savoir distinguer la valeur des autres
implique de se sentir soi-même aussi, voire plus, distingué qu'eux.
Le goût et la civilité
Le goût est, dès lors, ancré dans les discours de civilité. Gédoyn fait remon-
ter le terme pris au figuré à l'urbanité romaine définie par Quintilien59. Et
Morvan de Bellegarde lie le dosage des valeurs à la société civile: « [L]e
sel de la fine raillerie fait tout l'agrément de la Société civile ; mais il faut
répandre ce sel avec circonspection : de même que l'on gâte un ragoût, en
y jettant trop de sel ; on se fait aussi haïr quand la raillerie est trop amere.
Ceux qui veulent se mêler de railler doivent avoir un goût exquis60. » Le
goût est un opérateur de distinction dans la mesure où il assied valeurs
sociales et valeurs personnelles. Cela est possible parce que le goût parti-
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authorité, il faudroit qu'un homme fust asseûré que sa raison seule seroit
supérieure à celle de tous les autres hommes70 ». Ce n'est pas alléguer
force de l'autorité contre puissance de la raison, mais une raison contre
toutes les autres. Réciproquement, un Moderne comme l'abbé Terrasson
soutient que, depuis Perrault, la question porte sur la préférence à accor-
der à la raison ou au préjugé; ainsi articulée, la question est d'avance
décidée, plaçant implicitement tous les partisans des Anciens du côté de
la pure prévention. Comme le tournera ironiquement Saint-Hyacinthe :
« [J]e ne crois pas l'admirer [Homère], parce que je raisonne bien, mais je
crois raisonner bien, parce que je l'admire71. » Ce tourniquet de la raison
s'accorde avec l'illusion du consensus. Il faut, donc, rompre en visière
avec ces préventions de la majorité afin de pouvoir juger, par soi-même,
de la valeur intrinsèque d'un auteur. C'est alors donner un poids singu-
lier à celui qui goûte et juge l'œuvre, ainsi que le souligne encore Saint-
Hyacinthe, examinant les valeurs respectives d'Homère et de Chapelain :
« Que l'excellence d'un Auteur / Dépend de son Commentateur72 ». Doit-
on promouvoir la logique de la raison de chacun aux dépens d'une majo-
rité de voix, ou partager un consensus qui règle ce qu'il est raisonnable
d'apprécier?
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LA C O M M U N A U T É DU GOUT 301
des objets, des impressions, des idées et des êtres (au point, d'ailleurs,
qu'entre idée et sentiment il n'existe qu'une différence de degré76).
Plus encore, dit Hume, après son ami Montesquieu, le goût est faculté
de comparer : « By comparison alone, we fix thé epithets of praise or
blâme, and learn how to assign thé due degree of each77. » L'épidictique
informe ainsi le jugement critique lui-même. L'écrivain, par son statut
canonique et le développement de la critique devient objet de louange et
de blâme autant qu'il en était, d'abord, le sujet producteur. Hume affirme la
nécessité de la comparaison, de la pratique des œuvres afin d'affiner le
goût et d'améliorer son jugement. Il reprend l'anecdote de Sancho Pança
qui se vantait d'avoir hérité de la qualité du goût de ses oncles qui avaient
trouvé dans un vin, l'un, un étrange arrière-goût de cuir, l'autre, une
curieuse saveur de fer, et qui avaient, de fait, découvert une clef avec son
anneau de cuir au fond du tonneau. La connaissance des vins se fait par
comparaison comme le savoir des chefs-d'œuvre de l'art ou de la politesse
s'exerce par la pratique. Le ridicule de Sancho Pança vient seulement de sa
foi en l'hérédité des goûts : les dispositions ne sont rien sans la curiosité qui
les aiguillonnent. La pure subjectivité des jugements de goût n'apparaît
donc encore que sur le fond d'une communauté et d'une communication.
David Hume signale certes la possibilité d'un découpage sceptique qui
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Hume, les règles du goût semblent plus loin encore dans la pure subjecti-
vité des hommes
David Hume n'abandonne pourtant pas l'idée de règles pour le goût
Le sentiment ne renvoie à rien au-delà de lui-même, certes, mais il est
formé par la communication et il répond à une communauté d'intérêts
et de dispositions Le sentiment est personnel ; cependant, l'individu est
une personne sociale Luc Ferry voit une contradiction dans la façon qu'a
Hume d'avancer un relativisme radical du goût et de retomber dans
l'universalité d'une norme qui ressemble fort au conservatisme le plus
classique et qui souscrit parfois à des préjugés nationalistes (préférer
l'Écossais John Home à l'Anglais William Shakespeare) Mais, pour
Hume, la question de droit se résorbe dans les problèmes de fait : le con-
naisseur peut parfois se tromper dans ses jugements et reconduire les
préjugés de son temps ; il tente néanmoins de cultiver suffisamment son
goût pour élargir ses compétences, raffiner ses curiosités, exploiter les
comparaisons et s'extirper de son époque pour mieux apprécier histori-
quement les productions de temps et de lieux étrangers Qu'il faillisse
quelquefois ne signifie pas qu'il erre sans cesse et s'illusionne totalement
sur la valeur de ses jugements de valeur
Comme le note Luc Ferry, avec une pointe condamnatrice, la théorie
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and ideas, without losing his identity82 » Cet exemple vaut tout autant
pour l'exercice du goût qui peut changer d'un moment à l'autre chez une
même personne, d'un individu à l'autre, d'une époque à une autre, sans
devoir sombrer dans le relativisme le plus fuyant Comme l'avait bien
senti Luc Ferry, le questionnement est, au fond, celui qui définit aussi la
modernité politique, mais il ne s'agit pas de la poser uniquement à partir
de son ressaut démocratique Le problème surgit, en fait, dans l'ordre
aristocratique de l'univers d'Ancien Régime Il n'y a pas, au fond, d'anti-
nomie pour Hume (ni pour ses contemporains), dans la mesure où le
goût requiert, entre la subjectivité personnelle et la règle générale, le tiers-
inclus de la communauté des connaisseurs L'intersubjectif ne vient pas
seulement pallier les particularismes de chacun ; il induit en tout indi-
vidu l'usage social du plaisir que l'on va appeler bientôt esthétique
Même si l'économie du goût, avec ses paradoxes potentiels, ouvre la
scène sociale à la puissance de la singularité, du rejet, voire du mauvais
goûty il ne vient encore à l'esprit de personne dans cette première moitié
du xvme siècle de revendiquer une position d'exception et d'en faire la
valeur suprême d'un plus juste goût (comme Rousseau en invente la pos-
ture) Le goût permet et l'institution d'un centre et la mise à distance de
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LA C O M M U N A U T É DU G O Û T 305
par tous et que nous pouvons, au besoin, tenter d'argumenter pour cha-
cun Les paradoxes du goût sont bien ceux de notre modernité politique
Par une de ces belles contradictions où elle discerne elle-même la qua-
lité des grands penseurs86, Hannah Arendt, après avoir dit pis que pendre
du goût, relève justement sa bénéfique ouverture au politique : donnant
la Critique de la faculté déjuger, et en particulier sa première partie sur le
jugement esthétique, pour la philosophie politique la plus originale et la
plus profonde de Kant, elle relève le fait que
Judging is one, if not thé most, important activity in which this sharing-
of-the-world-with-others cornes to pass What, however, is quite new and even
startingly new in Kant's propositions in thé Critique of fudgment is that he
discovered this phenomenon in ail its grandeur precisely when he was
examining thé phenomenon of taste87
C'est ainsi que le goût prend un caractère public et devient un exercice
politique du jugement au meilleur sens du terme, garant du vivre-ensemble
des sociétés modernes Le jugement du souverain qui décidait de la qualité
des événements trouve son répondant dans cet exercice du jugement de
goût et dans sa nécessaire publicité Que Kant (plus radicalement encore
que Hume) découvre en cela une valeur nouvelle aux paradoxes du goût,
sans doute ; mais à condition de comprendre qu'il ne fait que ramasser le
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coquillage conceptuel que la marée des gens de lettres, des habitués des
cafés, des disputeurs mondains, des aristocrates de salon et des péroreurs
érudits avait abandonné sur la plage de la philosophie
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CHAPITRE 9
Shommes
'IL DEVIENT POSSIBLE de civiliser mots et gestes afin d'établir entre les
une grâce idéale, les lettres modernes apparaissent comme
un art des situations et une esthétique des relations sociales La culture des
âmes devient en fait culture des esprits et des corps Encore faut-il voir
que cette culture, loin de désigner l'ensemble des êtres qui composent la
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clergé et des agents du roi à partir de la fin du xvne siècle et non dès le
xvie siècle4 Pourtant, il est bien possible de douter du schéma lui-même
Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel ont orienté les
regards vers la mise en place du concept de « culture populaire » : com-
ment ne témoignerait-il pas plus des tentatives pour reconstituer, par une
élite scientifique, une origine perdue que de la réalité quotidienne de
peuples disparus ? La culture populaire, à l'instar des sociétés primitives,
opérerait surtout sur le mode d'un exotisme de bon ton5
Ainsi que l'affirme, en fin de compte, Roger Chartier, la notion de
« culture populaire » est bien une catégorie savante ; elle n'est sûrement
pas aussi homogène qu'on l'a parfois mythifiée, ni aussi dominée par des
élites qui s'en détachent peu à peu La grande histoire d'un âge d'or de la
culture populaire mis à mal et rejeté par l'imposition des élites sociales et
savantes des temps modernes demeure beaucoup trop simple (Robert
Muchembled, lui aussi, a pris des distances avec cette image) C'est pour-
quoi Roger Chartier propose de changer de perspective et, reprenant le
concept d'appropriation, entend voir comment peuvent coexister des
formes et des modes d'appropriation de la culture, qu'elle soit celle des
dominés ou celle des dominants : « Pas plus que la culture de masse de
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DU P E U P L E 309
notre temps, celle imposée par les pouvoirs anciens n'a pu réduire les
identités singulières ou les pratiques enracinées qui lui étaient rétives Ce
qui a changé, à l'évidence, c'est la manière dont ces identités ont pu s'énon-
cer et s'affirmer en faisant usage des dispositifs qui devaient les détruire6 »
Tous ces débats supposent, bien sûr, que quelque chose comme «la
culture » existerait de tout temps et que certains de ses avatars, ici savants,
là populaires, prendraient tournure en des moments privilégiés plus ou
moins repérables Si, par contre, on cherche à comprendre comment la
notion même, les valeurs et les significations de la culture apparaissent,
alors le rapport à la « culture populaire » doit être entendu autrement Il
n'y aurait pas d'abord une culture largement partagée qui se serait scin-
dée en deux, avec d'un côté des formes élitistes et, de l'autre, des façons
vulgaires, mais des réseaux de sociabilité traditionnelle qui quadrillent
l'ensemble de la communauté de façon différenciée, avec leurs manières,
leurs usages, leurs règles explicites et tacites, et l'invention au cours des
xvne-xvme siècles de la culture, qui est par définition la culture de l'élite
Mais cette culture vit aussi et se constitue de ce qu'elle écarte : la culture
mondaine se crée son repoussoir (et, du coup, son «refoulé») En même
temps que la tradition devient suspecte et quelle se voit rabattue sur les pré-
jugés, la culture populaire en reprend les formes ancestrales à la fois dévalori-
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vient de ce qu'il ne touche plus les élites actuelles, sinon sous la forme
d'une féerie dont on se plait à considérer le charme ancien et l'absence
présente Le peuple (domestiques, artisans, voire mendiants) que côtoient
ces mêmes élites, ce peuple qui partage le même espace urbain tombe
sous le coup d'une double contrainte : il lui faut disparaître ici comme
culture propre et resurgir au loin comme culture de la tradition De même
que l'opinion publique est celle des élites lettrées et non celle du peuple,
la culture comme telle ne concerne vraiment que les «honnêtes gens»
Par crainte de cette culture du peuple des villes, culture tressée à partir
des souches traditionnelles et des composantes urbaines (n'oublions pas
que Paris, c'est « d'abord une population pauvre, pour les deux tiers com-
posée de migrants récemment venus de la campagne12 »), il faut à la fois
lui reconnaître un lieu propre — à condition que ce ne soit pas le sien —,
et lui dénier toute prise de parole — on inventera pour elle ses vieilles
traditions De façon voisine, la police traque toutes les opinions du peuple
par crainte des rumeurs et des remous, mais en refuse par principe jusqu'à
l'existence puisque le peuple ne saurait avoir d'opinions13
Est-ce à dire que le petit peuple des villes subit une acculturation radi-
cale qui le prive de ses racines traditionnelles pour mieux instaurer un
modelage des conduites et des discours inspiré des pratiques en cours
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dans les élites ? Pas forcément On discerne sans peine les innombrables
résistances à l'imposition d'un tel modèle, même s'il est très difficile d'en
mesurer l'inefficacité ou les réussites14 De toutes les façons, il est assuré
que, s'il faut chercher une « culture populaire », c'est dans le bricolage et
le montage de pratiques hétérogènes issues tantôt des ressources de la
tradition, qu'elle soit rurale ou urbaine, tantôt des privilèges de la culture
mondaine, qu'elle soit bourgeoise ou aristocratique Même quand le petit
peuple reprend les cartes distribuées par les élites, c'est pour jouer un
autre jeu, dont la police aura vite fait — et beau jeu justement — de
désigner le caractère délinquant Il en va du concept de culture populaire
comme de la notion de public : « [C] e public ne correspond pas à la sphère
publique institutionnalisée que Habermas a identifiée comme un fonde-
ment de la société civile démocratique Il se manifeste plutôt par des
actes individuels de délinquance qui forcent la police à reconnaître, avec
quelques réticences, qu'il existe et qu'il gagne en puissance15 » Le baptême
de la «culture populaire» ne concerne pas ce bâtard, mais un double
imaginaire qu'on renvoie très vite dans le bon air des campagnes d'autre-
fois sous l'enseigne éloquente du « il était une fois » Il est amusant de
voir un vitrier parisien comme Jacques-Louis Ménétra, revenant sur son
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DU P E U P L E 313
pour autant que s'y superposent dame très instruite et savante duchesse
En effet, l'incrédulité ne porte pas seulement sur le contenu et ses événe-
ments féeriques, mais sur la transmission elle-même et la magie du seul
support oral Le passage de la prose sceptique à la mémoire rythmique
des vers marque aussi le déplacement ou plutôt l'interruption de la prose
quotidienne du savoir par le récit de bagatelles incroyables Mais ces baga-
telles sont aussitôt reprises dans l'orbe magique de la connaissance: la
duchesse saura y découvrir d'importantes réflexions en l'écoutant, comme
la dame très instruite a su s'en servir pour imprimer sur une enfant la
marque d'un savoir social Quoique ces contes immémoriaux ne paraissent
qu'antiquités incroyables ou histoires sans valeur, c'est encore le regard
moderne qui en repère les effets et en produit la valeur On peut ainsi
mettre en scène la mémoire collective par l'évocation d'une transmission
orale, d'un proverbe judicieusement placé ou de vers bien balancés, cette
transmission réclame l'écriture, le proverbe populaire est, par avance,
déchiffré et déplacé (le « beau parler» n'est pas strictement équivalent aux
« honnêtetés ») et le sens même des héritages se trouve effacé par la valeur
curiale de l'éloquence (la fée du conte portera, d'ailleurs, pour nom, aussi
évocateur que savant, celui d'Eloquentia nativa)
L'ultime mise en scène consiste à jouer soi-même de l'image de la
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316 LE L I V R E AVALÉ
d'une pause dans la durée des travaux et des jours ? Le conte interrompt
les «occupations sérieuses et savantes» de la duchesse d'Épernon, ou,
dans Peau d'âne, Perrault s'adresse directement à Madame de Lambert
(dont le salon, au tournant des xvne et xvme siècles, est un des plus prisé,
à la fois un des plus joyeux et des plus moraux) :
Pourquoi faut-il s'émerveiller
Que la raison la mieux sensée,
Lasse souvent de trop veiller,
Par des contes d'Ogre et de Fée
Ingénieusement bercée,
Prenne plaisir à sommeiller29 ?
« que les gens de bon goût [ ] ont été bien aises de remarquer que ces
bagatelles n'étaient pas de pures bagatelles, qu'elles renfermaient une
morale utile, et que le récit enjoué dont elles étaient enveloppées n'avait
été choisi que pour les faire entrer plus agréablement dans l'esprit et
d'une manière qui instruisît et divertît tout ensemble30 » En suivant les
modèles les plus classiques de la morale lettrée (docere et delectare), les
contes échappent aux banalités populaires Le travail de l'instruction peut
suivre les méandres délectables du récit, il n'en demeure pas moins ce qui
enlève à la bagatelle son statut de bagatelle
son seul surnom, affublée, du coup, d'un trouble sexuel qui est, exemplai-
rement, marqué par la dernière phrase du conte : « ce méchant Loup se
jeta sur le petit chaperon rouge et la mangea31 » On peut même noter que
sur la gravure de l'édition originale qui surmonte le titre du conte, l'article
« LE » repose sur le bord du lit, perdu sur le grisé de la couverture, à peine
lisible, comme s'il fallait à la fois indiquer et effacer le déplacement généri-
que Cette ambivalence semble d'autant plus curieuse que la lignée fami-
liale, dans ce récit, demeure impeccablement féminine : comme pour la
transmission orale des contes, tout file de la grand-mère à la petite-fille
en passant par la mère L'homme ne réside qu'au loin, que ce soit topo-
graphiquement (quelques bûcherons dans la forêt) ou biologiquement
(animalisé dans le loup si l'on suit la suggestion de la moralité) La famille
n'est faite que de femmes, et de femmes mues par un identique désir : mère
et grand-mère sont folles de la fillette Le désir manifeste du loup n'est
peut-être que le prolongement ou la révélation du désir de la grand-mère
dont il a emprunté l'apparence : la grandeur inattendue des bras, des jam-
bes, des oreilles, des yeux et des dents fait aussi écho à la mère-grand En
tous les cas, le loup ne parvient à ses fins qu'en s'introduisant, par force et
par ruse, par amalgame et déguisement, dans la lignée féminine
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DU P E U P L E 319
ne pas se conduire comme cela, est puni pour avoir fait ce qui avait été
interdit La Barbe-Bleue en offre un exemple célèbre, appliqué à une jeune
femme plutôt qu'à un enfant Mais, dans le cas du Petit chaperon rouge, ce
conte d'avertissement ne contient aucun avertissement, puisque le texte
dit l'ignorance de la fillette : « la pauvre enfant, qui ne savait pas qu'il est
dangereux de s'arrêter à écouter un loup » Voici donc la petite fille punie
d'avoir ignoré ce qu'on ne lui a jamais dit Où réside alors la morale de
l'affaire? Elle paraît punie d'avoir écouté sans avoir entendu La fillette
est, en effet, structurée par les autres, par le regard et le savoir d'autrui,
sans jamais avoir accès à elle-même: elle est «la plus jolie qu'on eût su
voir» ; elle est désignée, par la communauté dans son ensemble, du nom
d'un objet donné par sa grand-mère : « Cette bonne femme lui fit faire un
petit chaperon rouge, qui lui seyait si bien, que partout on l'appelait le
Petit chaperon rouge » La synecdoque qu'on lui a donnée pour surnom
est l'exemple même de sa visibilité aux yeux de chacun À l'instar du
conte qui découvre ce qu'il est par la moralité qui lui est extérieure, la
fillette apprend son identité de l'autorité d'autrui L'écoute semble ainsi
entée sur un non-savoir originel, susceptible de faire l'objet de manipula-
tions par des sujets de savoir, sujets dont le loup offre le paradigme
Le loup, en effet, joue de la ruse avec l'aisance traditionnelle du renard
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La force ne lui est utile qu'au dernier moment Il sait différer la réalisa-
tion de son désir, coordonner ses actions en fonction d'un but, établir de
savantes tactiques, maîtriser autrui par ses paroles Bref, il apparaît
comme un excellent rhétoricien doublé d'un redoutable rationaliste Le
loup se met à la portée de l'enfant, il proportionne judicieusement son
discours en proposant un jeu : qui arrivera le premier à la maison de la
grand-mère? Ce défi est évidemment truqué: le loup, fort de sa plus
grande rapidité, choisit encore le chemin le plus court À l'évidence, le
petit chaperon rouge ne comprend pas le piège, elle ne discerne pas le
trucage et elle ne voit même pas la finalité du jeu (elle n'a d'ailleurs rien
répondu à la proposition de la compétition) : « [L]a petite fille s'en alla par
le chemin le plus long, s'amusant à cueillir des noisettes, à courir après
des papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu'elle rencon-
trait » Que recouvrent donc ces mondes si hétérogènes ? Ici monde de la
tactique, de la raison, de l'économie et du travail; là monde de l'igno-
rance, de l'amusement et du loisir
L'écoute devient une faute à partir du moment où elle se donne sous la
forme d'une pure réceptivité : il y manque le travail de l'entendement La
petite fille, structurée par le regard des autres, est tout entière dans ce qui
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lui advient, non dans ce qu'elle produit Qu'elle soit nommée par ce qui
fut, originellement, un don n'est peut-être pas indifférent À l'inverse,
l'univers du loup témoigne de son travail sur les causes et les effets et le
conte semble abonder en son sens : les « car », les « à cause que » motivent
causalement les actions et les réactions suivant le modèle de la physique,
dont une des formules les plus célèbres du récit donne l'exemple par
excellence : « Tire la chevillette, la bobinette cherra » La première partie
de la phrase eût suffi pour amener le loup à pouvoir ouvrir la porte, mais
elle n'eût pas donné alors le sentiment de complétude causale, alimenté
par le chiasme du nom et du verbe et par l'adéquation de la description à
la réalité: «Le loup tira la chevillette et la porte s'ouvrit» Pourtant, ce
modèle causal est celui-là même que les formules finales vont parodier,
en déplaçant la physique vers le physiologique ; la causalité n'offre, pour
l'organique, qu'un effet de système: les grands bras sont grands pour
permettre d'embrasser, les grandes jambes pour mieux courir, etc
Le conte a bien valeur d'initiation et doit faire passer d'une innocence
dangereuse au labeur de l'interprétation Mais il s'agit aussi d'une initia-
tion classique où le parcours de la fillette devrait marquer les lieux ordi-
naires de la passation des pouvoirs féminins Responsable d'une offrande
qu'elle doit porter à sa grand-mère, il lui faut aussi s'enquérir de sa santé
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par l'économie narrative, c'est faire en sorte que le récit rapporte, rapporte
des événements et des connaissances Partant d'un don (le petit chaperon
rouge) et d'une offrande, le conte nous amène jusqu'aux rivages d'un
surplus que la moralité indexe Le sens sexuel court ainsi sous le conte
d'avertissement et rend compte, à un premier niveau, de l'équivoque ou
de l'allégorie33 Mais il ne faut pas s'y tenir, « nous sommes habitués, lors-
que derrière un contenu non sexuel nous croyons découvrir un sens
sexuel, à ne douter jamais qu'il s'agisse du vrai sens [ ] , or rien ne per-
met d'affirmer qu'il faille déclarer non pertinente la relation alimentaire
violente en lui donnant pour vrai sens de signifier le viol de l'héroïne34 »
Les sous-entendus savoureux de la moralité ne forment donc pas le der-
nier mot du conte ; ils font eux-mêmes partie de la plus-value tirée du
récit et confirment la dévoration du loisir par le travail La faute du petit
chaperon rouge est double : elle est punie de ne souscrire ni à l'ancien
savoir des femmes par manque de respect, ni au nouveau savoir masculin
par manque de travail Le loup hominisé par son déguisement de grand-
mère ou la petite fille en dehors des cadrages rigoureux de la sociabilité
apparaissent comme deux figures symétriques du wargus, du hors-la-loi,
de Yhomo sacer que chacun peut sacrifier
Le surplus ne relève, d'ailleurs, pas seulement du sens ; il touche aussi
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croire que le sens pourrait sourdre des seuls mots du conte Le savoir
relève de l'écrit, non de l'oralité populaire Le petit chaperon rouge est un
conte sur les risques et les bénéfices du conte — et la morale de sa mora-
lité nous offre les intérêts composés de la « culture populaire », ainsi con-
tinuée et désinvestie, et de la culture savante, ainsi produite et souveraine,
émergeant toutes deux du même investissement social
mère l'oie,
Mais de la cane de Montfort,
Qui, ma foi, lui ressemble fort*6
La fillette ne peut justement plus ingérer les savoirs traditionnels, car elle
se situe déjà en retrait des anciens modes de sociabilité Elle badine entre
deux lieux d'initiation : le rural où il lui faut entrer dans la lignée pro-
créatrice des femmes avec leurs savoirs spécifiques, et l'urbain où elle doit
entrer dans la lignée du travail et de la production, en prenant la place,
non des mères et grand-mères, mais des autres femmes dans la conquête
de la meilleure position possible, sans se laisser séduire par n'importe qui
et en rationalisant l'usage de son corps
Le conte écrit, produit pour la société galante, ne souscrit donc pas
aux thématiques imposées par la tradition Il en reconfigure l'oralité et en
déplace les valeurs Pourtant, comment Perrault peut-il se poser en défen-
seur du travail et du sérieux lorsqu'il s'amuse à faire des contes ? Justement
parce qu'il les écrit : si la moralité insiste autant sur la nécessité de voir et
de savoir ne pas tomber dans la séduction de l'écoute, c'est qu'elle con-
damne implicitement l'oralité, rivée qu'elle est à une littérale dévoration,
quand l'écrit réclame pour lui le rôle du juge et du savant On peut bien
jouer du plaisir de conter, mais au seul profit du voir, à seule condition de
le faire passer comme une exemplification du savoir Non que le conte
oral traditionnel n'ait aussi pour fonction la délivrance d'un certain savoir,
bien au contraire, mais pour Perrault, il n'est pas question d'allouer au
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de votre Race, jusque dans des huttes et des cabanes, pour y voir de près et par
eux-mêmes ce qui s'y passait de plus particulier : cette connaissance leur ayant
paru nécessaire pour leur parfaite instruction47
Pour instruire les Princes des façons de vivre des gens du peuple, on
doit étudier aussi la manière dont leurs enfants sont instruits Puisque les
enfants sont dénués de raison, on leur propose des histoires qui n'en ont
pas plus Exit le discours de la raison : il n'a ici pas de valeur immédiate
Mais c'est la médiation qui doit lui restituer sa valeur L'instruction des
Princes redouble celle des enfants du peuple, l'absence de raison des
histoires redouble celle des enfants C'est de cette double répétition que
surgit la légitimité des contes pour le public des gens de goût ; le simple
devient double, équivoque, le conte parle d'une double voix Voix duplice,
complice aussi, mais surtout voix du double, de la mise en puissance des
valeurs Pour instruire les enfants, on imagine des contes dont la voix
dispose Pour instruire les Princes de l'instruction des enfants, on produit
l'image (écrite) de ces contes (oraux) que le peuple a imaginés et qui sont,
eux-mêmes, fables de l'imagination
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DU P E U P L E 329
L'imagination et l'expérience
Toute une mécanique éducative se met en place qui trouve son pen-
dant contemporain dans les dispositifs disciplinaires de surveillance que
Michel Foucault analyse chez le soldat ou le prisonnier Il y aurait ainsi
un rêve militaire de la société parfaite qui doublerait le songe juridique et
marchand du contrat social: « [S]a référence fondamentale était non pas
à l'état de nature, mais aux rouages soigneusement subordonnés d'une
machine [ ] , non pas aux droits fondamentaux, mais aux dressages in-
définiment progressifs, non pas à la volonté générale, mais à la docilité
automatique62 » Et, plus loin, Michel Foucault souligne que le pouvoir,
loin de réprimer et d'exclure seulement, « produit du réel ; il produit des
domaines d'objets et des rituels de vérité63 » Avec les salons mondains
comme avec les féeries littéraires, on voit que le pouvoir produit aussi des
dispositifs de plaisir; il s'appuie même sur eux pour que la docilité auto-
matique puisse prendre toute sa mesure machinale
Le petit conte de fées, par lequel Paradis de Moncrif donne un poids à
son dressage théorique et une légèreté à ses injonctions sociales, décrit,
en effet, l'efficacité des moyens de plaire au plus haut niveau du gouver-
nement Les deux princes semblent tous deux exemplaires dans leurs ca-
pacités à régner, mais l'aîné, en dépit des dons de la fée qui font de lui un
roi remarquable, ne fait que les développer aveuglément et exiger de ses
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sujets que l'on obéisse à ses volontés Le cadet, constamment encadré par
sa marraine, sait, au contraire, plaire à tous en gouvernant sagement
Quand un roi ennemi parvient à les vaincre militairement et à occuper
leurs pays, il n'entend pas exercer sa puissance directement et il laisse
libre choix aux peuples d'élire le meilleur parmi tous les citoyens Cet
exercice démocratique reconduit, en fait, au pouvoir le plus jeune prince
alors que son frère, malgré ses dons, est délaissé aussitôt C'est une splen-
dide leçon pour le conquérant : « Je n'envisageois que la domination qui
naît de la force, qui ne s'entretient que par la crainte, & qui ne cherche
qu'à s'étendre Vous me faites connoître que la véritable autorité sur les
hommes a sa source dans leur cœur64 » La culture des êtres réside donc
dans ces «philtres imperceptibles», imaginaires, au moyen desquels la
Fée Éducation dresse le détail expérimental des individus : le sentiment
d'affection produit par le souci de plaire permet à la puissance politique
de s'exercer immédiatement sans paraître contraindre, comme s'il deve-
nait possible de renverser simplement les liens tacites du plaisir en plaisir
des liens sociaux La douceur de la culture prend le pas sur la force et la
peur : elle fait, désormais, autorité
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DU P E U P L E 335
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336 LE L I V R E AVALÉ
Autre moralité
Si le fils d'un Meunier, avec tant de vitesse,
Gagne le cœur d'une Princesse,
Et s'en fait regarder avec des yeux mourants,
C'est que l'habit, la mine et la jeunesse,
Pour inspirer de la tendresse,
N'en sont pas des moyens toujours indifférents67
D'une moralité à l'autre, que l'on gagne des biens ou un cœur, le ressort
est économique Cela entraîne aussi des implications sociales, puisqu'un
meunier peut obtenir une princesse ou le savoir-faire d'un individu peut
valoir plus que l'héritage de la lignée Le problème ne réside pas seule-
ment dans l'allusion sous-jacente à l'anoblissement illégitime de riches
bourgeois Il surgit aussi d'un nouveau rapport à la séduction : séduction
du travail et travail de la séduction Les jeunes hommes doivent appren-
dre comment faire passer une économie du don et de l'héritage, de tout
ce qui est reçu, dans une économie de marché où ce qui importe est de
produire ; comment transformer le pouvoir des mots dans la puissance de
la représentation, et l'effet de cette représentation dans la représentation
d'une position sociale La réussite est à ce prix : une sorte d'inflation des
signes par où il devient possible de prélever sur les corps, sur les discours,
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des signes et des corps ne vaut plus dans un monde où voix et langage
semblent désaccordés Celui qui sait manipuler les signes et les corps
comme autant de médiations fait figure de nouveau héros des temps
modernes
Tant que la rhétorique s'appuie sur les statuts autorisés des «gens
graves », c'est-à-dire de ceux qui ont un poids social, une reconnaissance
commune, de ceux qui sont encore pleins de la mémoire collective, alors
la manipulation des signes suit les ressauts de l'ordre social; dès que
les opinions probables (celles qu'une communauté applaudit) ne se fon-
dent plus sur des êtres probes, dès qu'elles impliquent un calcul mathé-
matique du probable, alors le langage pose de nouveaux problèmes
Michel Foucault fait de ce déplacement repérable, le moment où «le nor-
mal a pris la place de Pancestral, et la mesure la place du statut, substituant
ainsi à l'individualité de l'homme mémorable celle de l'homme calculable,
ce moment où les sciences de l'homme sont devenues possibles70 » Ce
calcul porte sur l'invisible autant que sur le visible : la voix ancestrale doit
revenir comme visible et lisible pour autant que la voix du peuple ne s'y
fasse entendre que par la bouche fantomatique d'un imaginaire C'est
dire que cette culture qui va s'opposant à la nature de la voix (du cri, du
corps) comme son mauvais double porte, inscrit en elle, un désenchante-
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ment qu'il lui faut retourner comme enchantement: les contes de fée de la
culture mondaine vont revenir fasciner le petit peuple des villes et des
campagnes grâce à la diffusion de la Bibliothèque bleue
Le désenchantement dont parle Max Weber n'est peut-être pas celui que
l'on croit En donnant à la culture un lieu séparé, plus ou moins auto-
nome au sein de la société, on lui a alloué tout ce qui relevait de l'enchan-
tement du monde (un lieu de «consolation», comme dirait Adorno)
Mais avec l'accès à la culture, par l'éducation rendue systématiquement
obligatoire, de couches populaires jusque-là engagées dans d'anciens pro-
cessus d'être au monde, la culture s'est trouvée assez en porte-à-faux pour
être définitivement séparée du social, pour n'en figurer qu'une machina-
tion, littéralement une aliénation, le travail d'un autre dans le corps social
Le désenchantement porte en fait sur la culture comme séparée beau-
coup plus que sur la nature comme perdue Une fois que la nature eut
cessé de chanter, la culture a suppléé cette voix manquante, mais elle n'a
su le faire qu'en s'arc-boutant sur l'immédiate perte de la voix, sur le
double jeu des signes et des corps Les deux, bien entendu, sont liés : la
culture n'enchante que des individus désenchantés du monde, mais c'est
la faillite de cette culture qui engage la critique de Weber (la synchronie
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338 LE L I V R E AVALE
savoir absolu La morale permet aussi de faire oublier que les contes
thématisent le savoir, ou l'impossible savoir, de la valeur En ce sens le
conte décrit plus une économie — et une économie politique puisqu'il
est question de corps social — qu'une épistémologie ou une éthique : il
décrit non seulement des systèmes de gestion (des signes, des corps, des
nourritures consommables ou non, etc), mais aussi des systèmes d'inges-
tion (le conte vit d'incorporations) On ne saurait donc être surpris d'y
trouver si souvent matière à nourriture et à déjeuner d'ogres, l'autre valeur
de Foralité
Les mondains, à partir d'une tradition populaire dont ils se sont en
partie seulement détachés, inventent la « culture populaire » comme un
lieu d'origine, et du même coup s'inventent eux-mêmes en une haute
culture (et non savante: tel est l'autre objectif) L'instauration de ce face-
à-face illusoire a aussi pour effet de voiler d'autres vis-à-vis : non seule-
ment celui entre culture mondaine et tradition savante, mais surtout celui
entre culture mondaine et culture populaire urbaines La culture mon-
daine se plaît à jouer des signes de la tradition populaire rurale pour
mieux nier le fait qu'il y ait quelque chose comme une autre culture au
lieu même où la mondanité officie Le danger ne vient pas des paysans,
mais des ouvriers, des artisans, des petits commerçants qui, par l'urbani-
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C H A P I T R E 1O
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DES F E M M E S 345
civilité les plus galantes se sont instaurées surtout dans les marges de la
pleine page du pouvoir. C'est chez Marguerite de Valois, chez Madame de
Rambouillet, chez Madeleine de Scudéry ou chez Ninon de Lenclos plu-
tôt qu'à la cour d'Henri IV et de Louis XIII que l'honnêteté mondaine et
l'érudition des bonnes mœurs se sont édifiées, valorisées et répandues.
C'est auprès de Madame de Lambert, de la marquise Du Deffand, de
Madame Geoffrin ou de Mademoiselle de Lespinasse et non à la cour du
régent ou de Louis XV que le goût des arts, des lettres, de la philosophie
et de la conversation s'affine au plus. Comme le note Saint-Évremond
parmi tant d'autres, « ce qui est estonnant, c'est de voir dans la Cour la
plus polie, le bon et le mauvais goût, le vray et le faux esprit, tour à tour à
la mode comme les habits10 ».
L'attention aux autres suppose un souci de soi qui développe et rami-
fie la portée intérieure des passions et leurs régimes d'expression. Pour
Locke, « pleasure and pain and that which causes them, good and evil, are
thé hinges on which our passions turn11 ». La pratique des salons, ou plus
généralement, des ordres de la politesse invite à mieux connaître ses res-
sorts intimes afin de les accommoder plus aisément au milieu dans lequel
on se trouve. Le cogito cartésien ne provient pas seulement d'un rejet de
la tradition et de ses préjugés, d'un travail de la raison, d'une recherche de
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J'ai, jusqu'à présent, laissé supposer que cette description du sujet moderne
et de son apparition dans le milieu pur du geste réflexif pouvait implici-
tement s'adosser à une indifférence sexuelle. Il n'est pourtant pas évident
que l'on puisse en faire aisément l'économie pour deux raisons apparem-
ment contraires: d'une part, la figure de la femme est porteuse d'une
inquiétante altérité; d'autre part, elle exerce un effet de modelage des
hommes en société. La femme civilisatrice est devenue un topos de la société
mondaine d'Ancien Régime14, mais elle conserve en même temps l'aspect
angoissant d'un renversement des valeurs. La préciosité constitue, sans
doute, le cas le plus évident de cette ambivalence. Les vertus du purisme
linguistique et de l'épuration des mœurs semblent s'y accomplir de façon
exemplaire, mais la préciosité apparaît d'autant plus scandaleuse que les
femmes y exercent une souveraineté incontestée. L'entente tacite tourne
au complot féminin. Pourtant, la préciosité est une invention qui permet
de dénoncer les pratiques nouvelles des salons galants et d'inscrire dans
des figures repoussoirs les inquiétudes générées par les mises en scène
mondaines de la subjectivité. La préciosité ne forme pas, à proprement
parler, un mouvement avec ses manifestes et ses partisans. Elle compose
plutôt une péjoration sociale de la galanterie et de l'honnêteté des salons15
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La morale n'est pas encore affaire de foi publique, pas plus que la conver-
sation mondaine n'est une leçon pour bien mourir. Les formes de la
socialité prennent donc bien d'autres tournures qui, pour les membres de
l'élite, reposent moins sur les héritages de la sagesse traditionnelle que sur
les plaisirs cultivés ensemble.
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DES F E M M E S 349
civiles. C'en est au point où le caractère spécifique des femmes les rend
seules vraiment dignes d'humanité : « Les femmes estant trop humaines
pour servir à ces injustes desseins, on les laissa au logis [...], et de cette
sorte la douceur et l'humanité des femmes fut cause qu'elles n'eurent
point de part au gouvernement des Etats31. » Voilà pour la centralité de
leur figure. Mais elle ne vaut qu'à les cantonner dans le rôle de «liant»
social ou d'« agrément » des relations mondaines. Marginalisées en ce qui
a trait au pouvoir politique, les femmes sont cependant centrales pour le
modelage social.
La vitesse supérieure du goût sur le raisonnement ou de l'imagination
sur l'entendement trouve, ainsi, sa prime résonance dans la sensibilité
féminine ; elle court bientôt dans l'éducation modèle des hommes, et même
du roi, mobilisant en un parallèle éloquent la culture des lettres et la
politesse des femmes. Voltaire dit ainsi de Louis XIV :
II se plaisait aux vers et aux romans, qui, en peignant la galanterie et la gran-
deur, flattaient en secret son caractère. Il lisait les tragédies de Corneille, et se
formait le goût, qui n'est que la suite d'un esprit droit, et le sentiment prompt
d'un esprit bien fait. La conversation de sa mère et des dames de sa cour ne
contribua pas peu à lui faire goûter cette fleur d'esprit et à le former à cette
politesse singulière qui commençait à caractériser la cour32.
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352 LE L I V R E AVALÉ
Julie s'abandonne
À propos des grâces, parlons d'une personne qui en avait tous les dons dans
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l'esprit et dans le langage, et qui était la seule femme que Mme Geoffrin eût
admise à son dîner des gens de lettres : c'était l'amie de d'Alembert, Mlle de
Lespinasse; étonnant composé de bienséance, de raison, de sagesse, avec la
tête la plus vive, l'âme la plus ardente, l'imagination la plus inflammable qui
ait existé depuis Sapho. Ce feu qui circulait dans ses veines et dans ses nerfs et
qui donnait à son esprit tant d'activité, de brillant et de charme l'a consumée
avant le temps. [...] Je ne marque ici que la place qu'elle occupait à nos dîners,
où sa présence était d'un intérêt inexprimable. Continuel objet d'attention,
soit-qu'elle écoutât, soit qu'elle parlât elle-même (et personne ne parlait
mieux), sans coquetterie, elle nous inspirait l'innocent désir de lui plaire ; sans
pruderie, elle faisait sentir à la liberté des propos jusqu'où elle pouvait aller
sans inquiéter la pudeur et sans effleurer la décence39.
C'est ainsi que Marmontel évoque le souvenir d'une des salonnières les
plus importantes du xvme siècle. Après avoir activement participé au
salon célèbre de sa tante, Madame Du Deffand, Julie de Lespinasse crée le
sien en 1764. Les deux femmes figurent deux façons opposées d'instaurer le
plaisir au centre des sociabilités mondaines. Autant Madame Du Deffand
fascine par un extraordinaire talent de causeuse à l'ironie souvent causti-
que qui contraste avec sa pose un peu solennelle et sa troublante cécité,
autant Mademoiselle de Lespinasse charme par son écoute, son accueil,
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354 LE L I V R E AVALÉ
son effacement même, ainsi que par la vivacité de ses manières. Les varia-
tions peuvent s'avérer fort grandes d'un salon à un autre, mais l'essentiel
consiste bien à maintenir au cœur des relations mondaines le plaisir pris
à la conversation.
Julie de Lespinasse séduit par ce double aspect d'une rationalité des
conduites sociables et d'un emportement des passions humaines. Elle
figure exemplairement ce double volet de l'image de la femme, à la fois
par sa faiblesse passionnelle et par sa douceur civilisatrice. Héritière de la
Sapho antique, en vertu de sa vive imagination, elle est aussi modèle
d'une douce raison à l'image de la Sapho moderne (Mademoiselle de
Scudéry). C'est pourquoi on ne se contente pas de l'écouter briller par la
parole, mais on entend également son silence invitant. À la différence de
Madame Du Deffand, Julie de Lespinasse n'impose pas un personnage,
ne cherche pas à briller par ses réparties ; elle cherche à distribuer autour
d'elle les plaisirs d'être ensemble.
Pour Hume, qui fut un familier des salons parisiens, la galanterie est
« as gênerons as it is natural*0», les bonnes manières ne font que prolon-
ger la générosité des hommes qui leur permet de donner un tour moral
aux relations qu'ils entretiennent avec les autres. Là où ils sont commu-
nément orgueilleux et préoccupés de leurs seuls intérêts, l'homme poli
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accepte de faire comme-si autrui lui était supérieur, car il a, avant tout, le
souci déplaire : « Gallantry is nothing but an instance of thé same generous
attention. As nature has given man thé superiority above woman [...]; it
is his part to alleviate that superiority, as much as possible, by thé
generosity of his behaviour41. » Hume prend alors l'image de la fête dans
une bonne compagnie. Celui qui en est le maître est, en fait, celui qui est
assis à la place la moins accueillante et qui prend toujours soin des autres.
Cette conception est bien celle de la femme au centre de son salon comme
la représente souverainement Julie de Lespinasse :
Bientôt la maison de mademoiselle de l'Espinasse rassembla la société la plus
choisie et la plus agréable en tout genre ; depuis cinq heures du soir jusqu'à
dix, on était sûr d'y trouver l'élite de tous les états, hommes de cour, hommes
de lettres, ambassadeurs, seigneurs étrangers, femmes de qualité ; c'était pres-
que un titre de considération d'être reçu dans cette société. Mademoiselle de
l'Espinasse en faisait le principal agrément ;[...] je n'ai point connu de femme
qui eût plus d'esprit naturel, moins d'envie de montrer, et plus de talent pour
faire valoir celui des autres. Personne non plus ne savait mieux faire les hon-
neurs de sa maison; elle mettait tout le monde à sa place, et chacun était
content de la sienne. Elle avait un grand usage du monde, et l'espèce de poli-
tesse la plus aimable, celle qui a le ton de l'intérêt. Ce ton lui était facile : son
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DES F E M M E S 355
âme était singulièrement aimante, et attirait tout ce qui avait en ce genre des
rapports avec elle42.
L'art consiste alors à faire passer les relations de maîtrise pour des symp-
tômes d'abandon et à ne pas permettre l'exercice d'une supériorité trop
évidente ou d'un centre trop déclaré. Ce ne sont pas les cercles aux cir-
conférences parfaites et aux centres impeccables qui se détachent des
quotidiennes relations de pouvoir, ce sont ceux qui répondent au modèle
pascalien d'un centre partout et d'une circonférence nulle part. Il faut
donc affirmer des valeurs sociales et savoir les répartir avec jugement, de
sorte à contenter chacun de son sort. La salonnière est ici un faire-valoir,
affirmant une position de retrait sans lequel l'univers harmonieux des
salons tournerait au conflit des tyrannies personnelles. Pièce secondaire
et centrale, marginale et essentielle, la femme qui reçoit gouverne d'autant
mieux la liberté générale qu elle s'efface devant tous, grâce à une rhétorique
sociale qu'elle manipule parfaitement, assignant à la parole de chacun son
lieu juste et son temps exact. L'espace mondain de la gratuité fonctionne
sur la distribution proportionnée des intérêts. Trouver de l'intérêt à l'autre,
c'est lui plaire et le plaisir qu'il y prend rejaillit sur celle qui le donne.
Grimm fait, lui aussi, les mêmes remarques :
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On n'eut jamais plus de talent pour la société ; elle possédait dans le degré le
plus éminent cet art si difficile et si précieux de faire valoir l'esprit des autres,
de l'intéresser et de le mettre en jeu sans aucune apparence de contrainte ni
d'effort. Elle savait réunir les genres d'esprit les plus différents, quelquefois
même les plus opposés ; sans qu'elle y parût prendre la moindre peine, d'un
mot jeté adroitement elle soutenait la conversation, la ranimait et la variait à
son gré. Il n'était rien qui ne parût à sa portée, rien qui ne parût lui plaire et
qu'elle ne sût rendre agréable aux autres [*..]. La conversation générale n'y
languissait jamais, et sans rien exiger, on faisait des a parte quand on le jugeait
à propos : mais le génie de Mlle de Lespinasse était présent partout, et l'on eût
dit que le charme de quelque puissance invisible ramenait sans cesse tous les
intérêts particuliers vers le centre commun43.
La société réclame donc des talents particuliers : on ne naît pas immé-
diatement sociable, on le devient par apprentissage ou on l'est par un sort
aussi favorable que rare. Alors même que les salonnières ont classiquement
transité par les salons d'autres femmes avant de créer le leur (et avant d'in-
venter leur style propre), les récits masculins tendent à chercher en elles les
sources inattendues d'une fraîcheur sociale que le sentiment nécessaire-
ment présent des hiérarchies, le sens obsédant des ruses et des méfiances
auraient depuis longtemps raréfié. Les femmes paraissant « naturellement
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356 LE L I V R E AVALÉ
instrument avec un art qui tenait du génie ; elle semblait savoir quel son ren-
drait la corde qu'elle allait toucher ; je veux dire que nos esprits et nos caractè-
res lui étaient si bien connus que, pour les mettre en jeu, elle n'avait qu'un
mot à dire. Nulle part la conversation n'était plus vive, plus brillante ni mieux
réglée que chez elle. C'était un rare phénomène que ce degré de chaleur tem-
pérée et toujours égale où elle savait l'entretenir, soit en la modérant, soit en
l'animant tour à tour. La continuelle activité de son âme se communiquait à
nos esprits, mais avec mesure : son imagination en était le mobile, sa raison, le
régulateur. Et remarquez bien que les têtes qu'elle remuait à son gré n'étaient
ni faibles ni légères45.
La règle et la vie, la modération et l'animation, la mesure et l'activité,
l'imagination et la raison consonent ainsi sans souci des contrariétés.
Mademoiselle de Lespinasse ne se contente pas de rassembler des êtres qui
partagent idées, sentiments, manières. Elle assortit les différences et joue
des opposés. Le salon ne produit pas une identité commune, mais une
harmonie générale. Il ne conduit à un pouvoir qui impose de force un
sentiment d'unité ; il opère une mobilisation et une régulation des énergies.
Par contre, de l'extérieur, il ressemble bien à une instance de pouvoir
avec ses régimes d'exclusion, son unité distinctive et les avantages sociaux
que l'on peut en tirer. La critique rousseauiste des salons tournait surtout
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LA C U L T U R E ET L'EXCEPTION DES F E M M E S 357
sein de mes amis, ou. de me suffire à moi-même, j'ai été (par mes rêveries
mêmes) entraîné à l'observation ; & quelques accès de vapeurs m'ont donné
des crises de raison, dont j'ai profité, comme on va voir.
Oui, je le répète, il seroit fou dans ce moment-ci de prétendre à quelque
célébrité littéraire, sur-tout si l'on joint à un talent vrai, l'indépendance qui
l'ennoblit, & la fierté qui l'isole51.
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360 LE L I V R E AVALÉ
qu'Éliza possédait au suprême degré. Jamais [...] elle ne disait une chose sen-
sible à qui ne pouvait pas la sentir et n'exprimait une pensée fine à qui ne
pouvait pas l'entendre. Sa conversation n'était jamais au-dessus ou au-dessous
de<eux à qui elle parlait. Elle semblait avoir avec le secret de tous les caractères,
la mesure et la nuance de tous les esprits55.
Mais c'est déjà l'objet des physiocrates qui cherchent à asseoir l'opinion
publique sur une base plus ferme que la multitude des opinions particu-
lières et trouvent dans l'évidence intellectuelle, à l'instar de la raison pour
les vérités mathématiques, « un rapport entre les objets, rigoureux et fixe,
quelque être qui le considère66 ». Juste avant que n'éclate la Révolution,
dans son Encyclopédie méthodique, Jacques Peuchet comprend bien que la
notion d'opinion publique ne peut plus simplement recouvrir d'anciennes
traditions de sociabilité ; elle apparaît comme « une production sociale due
à [son] siècle » en liaison avec « les progrès de la civilisation et de la police
en Europe », elle « diffère et de l'esprit d'obéissance qui doit régner dans un
état despotique, et des opinions populaires qui président aux délibéra-
tions républicaines. Elle se compose d'une foule d'idées que l'expérience
des hommes et le progrès des lumières ont successivement introduites
dans un État67. » Échappant donc à la tyrannie identique du despote ou
du peuple, l'opinion publique requiert un lent apprentissage d'une élite
éclairée qui diffuse les idées qu'elle a su tirer de ses expériences. C'est
l'importance décisive accordée à la notion même de production que l'on
doit souligner. La volonté générale fait encore chez Rousseau l'objet d'une
réception. Il faut, désormais, produire de l'opinion publique.
Or, cette production demeure entachée d'ambiguïté. Au moment où il
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se tourne vers les salons, Daniel Roche en reconnaît le « rôle dans la for-
mation de l'opinion et dans la transformation de la société », mais ce rôle
demeure mal définissable, car s'y « mêle trop de gestes : ceux de la mon-
danité et de la vacuité des échanges virtuoses, ceux du commerce intellec-
tuel68 ». Faudrait-il alors tâcher de les séparer et de définir leurs régimes
d'actions spécifiques? En privilégiant la coterie du baron d'Holbach,
Daniel Roche épure l'économie des salons de la centralité des femmes. En
revendiquant le travail féminin au cœur de la sociabilité mondaine, Dena
Goodman fait pencher la balance des salons vers la production. Tous deux
ont localement raison, mais ils me semblent laisser échapper ce qui permet
justement le passage de la tradition reçue à la production de l'opinion
publique: l'utilité sociale du plaisir. Le commerce intellectuel n'est pas
séparable de l'échange mondain ; il y trouve sa légitimité et sa faconde, sa
gaieté et son poids. De même, entre sphère publique bourgeoise et sphère
publique structurée par la représentation, pour parler comme Jurgen
Habermas, les salons conjoignent dans l'élégance publique des gestes le com-
merce aristocratique des savoirs. Et cette conjonction tient éminemment à la
position des femmes. Civilisatrices, elles donnent à l'enjouement une posture
de savoir et au polissage des mœurs une vertu émancipatrice.
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LA C U L T U R E ET L ' E X C E P T I O N DES FEMMES 365
absolu. Dans les troubles politiques des ixe-xie siècles, les comtes et les
seigneurs en usurpent l'autorité, avant que les Capétiens ne cherchent à
en reprendre le contrôle à partir des xne et xme siècles. Selon le diction-
naire de Huguet, pour le xvie siècle, l'abandon désigne le pouvoir, la pos-
session et, par conséquent, le fait d'être libre, mais aussi d'être libéral ; il
prend pour exemple ce passage du Grand parangon des nouvelles nouvelles
de Nicolas de Troyes : « qui veut bien aymer il ne faut point estre chiche
de son bien, mais doit on estre large et abandonné ». Il faut donc bien
admettre l'ambivalence fondamentale de l'abandon : instance de souve-
raineté, elle apparaît encore liée à la grâce ; puissance de droit, elle recou-
vre aussi la générosité.
D'où provient semblable ambivalence? Dans les leges barbarorum, la
vengeance requiert un accord entre les parties pour qu'il y ait une juste
rétribution, mais si l'acquittement n'a pas lieu, alors le coupable est
expulsé, mis au ban de la communauté. Dans le cas, par exemple, des
pilleurs de tombes ou de ceux qui déterrent des cadavres et les dépouillent
pour des raisons de rivalités claniques, si le montant de la rétribution
n'est pas payé, le pilleur devient wargus. Comme l'énonce, sous le règne de
Clovis, le Pactus Legis Salicae (507-511) : « Si quelqu'un a déterré un corps et
l'a dépouillé, qu'il soit wargus, c'est-à-dire qu'il soit expulsé, jusqu'au jour
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le wargus reste un homme, sans avoir le droit d'habiter parmi les hommes.
Il ne devient pas simplement un animal ; il occupe une position étrange
entre inclusion et exclusion de l'espèce ou de la communauté. Il est vivant:
on peut le tuer ; il est déjà mort pour les hommes : le sacrifier ne tombe
pas sous le coup de la loi. « Or cette lupinisation de l'homme, cette homi-
nisation du loup est possible à chaque instant dans l'état d'exception,
dans la dissolutio civitatis. Ce seuil, qui n'est ni la simple vie naturelle ni la
vie sociale, mais la vie nue ou la vie sacrée, est le seul présupposé de la
souveraineté qui demeure toujours à l'œuvre en elle76. » Giorgio Agamben
reconnaît même dans cette zone indéterminée du ban et de l'abandon le
rapport juridico-politique originaire de la souveraineté : « Ainsi l'ambi-
guïté sémantique déjà relevée, en vertu de laquelle à bandon signifie aussi
bien "à la merci de" que "librement", devient finalement compréhensible.
Le ban est à proprement parler la force, à la fois attractive et répulsive,
qui lie les deux pôles de l'exception souveraine : la vie nue et le pouvoir,
Vhomo sacer et le souverain77. »
C'est sur cette même loi salique que la théorie française de la monarchie
fonde son exclusion des femmes de la souveraineté. Pour des raisons
d'abord circonstancielles (éviter que le roi d'Angleterre ne prenne posses-
sion du trône de France lors de la succession de Charles IV en 1328), puis
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pour asseoir les lois fondamentales du royaume sous Charles V, la loi des
anciens Francs est mise de l'avant78. La figure de la faiblesse féminine
vient recouvrir le jeu de légitimation du pouvoir souverain, incarnant
ainsi l'abandon aussi bien que la mise au ban. La femme loge dans cette
même position de seuil au centre de son propre salon, à la fois sacralisée par
sa faiblesse et souveraine par son abandon. Un seuil indispensable pour que
les échanges aient lieu, que les liens sociaux soient fondés, que l'harmonie
puisse régner.
Après la mort de Julie de Lespinasse, Madame Necker écrit à Grimm,
le 16 janvier 1777, que d'Alembert ne parvient à prendre la suite de Julie et
à devenir vraiment P« organe » du salon dont il avait pourtant été l'âme.
Les femmes, pour Madame Necker, ressemblent à ces petits rembourra-
ges que l'on place autour de la porcelaine : ils ne valent rien, mais sans
eux tout se brise79. C'était une raison, pour Mademoiselle de Scudéry,
d'imaginer une utopie sociale où le centre puisse être réinvesti, où l'aban-
don demeure dans la pure grâce de l'échange — Madame Du Deffand,
avec son fameux « il vaudrait mieux ne pas être né », reconduit encore ce
genre d'écart —; c'est une raison, aux yeux de Julie de Lespinasse, de
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368 LE L I V R E AVALÉ
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C H A P I T R E 11
Les plaisirs savants de la culture ont reçu depuis le xvie siècle un nom
fameux, un nom qui fait aussi ressortir la part politique implicite qui se
glisse sous les usages du savoir: «République des Lettres». Issue de
l'humanisme de la Renaissance, la République des Lettres forme une
communauté internationale unie par le souci d'une utilité générale des
connaissances. L'honnête et l'utile se répondent impeccablement afin de
constituer un corps politique particulier, idéalement insoumis aux pou-
voirs nationaux et aux confessions religieuses. Idéal qui prend, en quel-
que sorte, le relais de la christianitas une fois que les États modernes en
ont sonné le glas. Parfois analogue du «public», présentée de temps à
autre comme un autre nom du «Parnasse», la République des Lettres
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370 LE L I V R E AVALÉ
Il ne faut donc pas tenir le public pour un juge impartial et subtil. Aucune
illusion de Voltaire sur ce point, pas de mythologie de l'opinion publique,
sauf à l'informer (voire à la former) suffisamment Mais aussi, guère d'illu-
sions sur la fameuse République des Lettres: pour le mieux, ensemble
hasardeux de solitudes géniales, pour le pire, désunion de jaloux qui ne
s'entraident jamais. Solitaires et non solidaires, voilà le destin des gens de
Lettres, alors même que l'ordre social repose encore sur des corps collectifs
et des solidarités effectives7. Plus proche d'un Rousseau qu'on ne pourrait
le croire, Voltaire discerne chez les gens de lettres, un statut social extrême-
ment particulier à un moment où les modes d'établissement apparaissent
souvent brouillés entre le clientélisme traditionnel, le mécénat recherché
et les lois du marché. Voltaire, qui a tâté de tout, reconnaît bien, dans sa
solitude peuplée de Ferney, l'instable légitimité des littéraires, qui ont
pour statut social de ne pas en avoir.
Un manuscrit anonyme, conservé aux Archives nationales, donne à la
République des Lettres une tournure tout aussi problématique, à ceci près
que l'auteur recommande qu'elle soit contrôlée par l'État afin d'être plus
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utile au public : « Comme les gens de lettres sont les plus difficiles à gou-
verner lorsqu'on ne leur témoigne que de l'indifférence, ou du mépris. Ils
sont aussi les plus dévoués et les moins coûteux lorsqu'on sçait se les
attacher par les liens de la fortune et de la gloire. Louis XIV qui connaissait
leur influence sur l'opinion publique les combla de grâces. » Mais depuis
Louis XIV, on ne s'en est plus suffisamment occupé.
Il est arrivé de là que les gens de lettres se sont isolés ; qu'ils n'ont plus gardé
de ménagement, que plusieurs réduits à écrire pour subsister, ont donné dans
toutes les nouveautés qu'ils sçavaient être du goût de leur siècle, que d'autres
ont cherché dans la singularité des opinions, une distinction qu'ils ne pou-
vaient espérer d'ailleurs ; qu'ils ont fixé l'attention publique sur leurs ouvrages
par la hardiesse des principes et que cette effervescence devenue malheureuse-
ment trop generalle a fait craindre de leur part une espèce d'association pour
attaquer les idées reçues8.
Il faudrait, dès lors, un ministre des gens de lettres, qui accorderait pen-
sions, brevets, places à la cour, et imposerait nom d'auteur et procédures
de contrôle.
Les avancées des belles-lettres, parallèlement à l'histoire — avancées qui
se font aux dépens de la théologie et du droit9 —, suscitent, ainsi, nombre
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 373
beaucoup plus tard sous le joli titre de Pièces échappées du feu, mais qui
ont pour prime nom Polissoniana (par où l'on saisit une dimension ludi-
que, voire gaudriolesque, dont il ne se départira jamais tout à fait). Il
revient chez les oratoriens pour finir ses études, obtient un brevet d'offi-
cier subalterne et part, en 1703, prendre part à la guerre de succession
d'Espagne. Mais il est vite capturé à Blenheim où le duc de Marlborough,
sans attendre ni Pâques ni la Trinité, écrase les Français. Ce sont alors
trois années de captivité en Hollande, ce qui signifie beaucoup de bières,
de «tabagies», de lectures et de conversations (sans compter quelques
« gentilles allemandes », comme il le dit).
De retour à Troyes, il renoue avec sa modeste vie mondaine qu'il doit
interrompre en 1711 à cause d'un scandale dont, encore une fois, on ne
sait pas grand chose, sinon qu'il devait toucher une jeune fille, peut-être
noble, peut-être même religieuse. Il repart donc pour la Hollande où
deux crises le touchent profondément : une crise mystique (qui fait du
catholique peu pratiquant qu'il était un déiste proche de l'athéisme, malgré
un dialogue fervent avec le père Quesnel) et une crise d'asthme (qui rendra
sa santé pour toujours fragile). C'est à La Haye qu'il crée avec quelques
amis un Journal littéraire, puis réédite et préface le Traité du Poëme Epique,
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 375
ponctuels dans les milieux mondains qu'il fréquente, mais il est mêlé au
scandale de la Voltairomanie de l'abbé Desfontaines, dans la mesure où il
avait inséré un épisode peu à la gloire de Voltaire (sans en mentionner le
nom) dans sa Déification d'Aristarchus Masso (satire d'un journaliste qu'il
exécrait). Or, Desfontaines récupère ce passage comme un témoignage de
la veulerie de Voltaire18. Plus grave, en 1740, alors qu'il est en voyage pour
récupérer un héritage de son épouse, sa fille aînée se laisse enlever et
mettre dans un couvent pour y être éduquée religieusement19 — scandale
qui l'oblige à s'exiler encore une fois en Hollande où sa femme meurt
deux ans plus tard et où il s'éteint lui-même en 1746 dans la plus totale
misère.
Existence, donc, de bric et de broc qui va d'exil en scandale, de provi-
soires réussites en retombées chaque fois plus radicales, d'une polygraphie
mondaine et enjouée à une philosophie morale et sérieuse, qui semble bien
témoigner du statut incertain de ce que Robert Darnton (et Jean-Marie
Goulemot à sa suite) appelle, de façon sciemment anachronique, la
« bohème littéraire » et que l'on pourrait rendre d'un vocable plus adé-
quat à l'époque par les « aventuriers littéraires20 ». De la même façon que
se développent les possibilités, pour les cadets sans fortune et les petits
nobles désargentés, de parcourir le monde et de chercher une réussite
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hors des limites de l'Europe, il est devenu typique pour un jeune homme
bien éduqué comme Saint-Hyacinthe par un système d'enseignement en
plein essor, de se lancer dans l'aventure des lettres en tentant de convertir
son capital de savoir en capital à la fois symbolique et financier (pour
parler comme Pierre Bourdieu), dans la mesure où la carrière des lettres
offre désormais les deux (au moins pour quelques-uns). C'est en quoi
Jean Marie Goulemot a sans doute raison d'affirmer que «l'opposition
réelle ne serait donc pas entre partisans et adversaires des Lumières, mais
entre écrivains établis — sorte d'establishment de la littérature — et
bohème malheureuse21 ». Mais cela permet-il vraiment de rendre compte
de la « carrière » d'un Saint-Hyacinthe, dans la mesure où l'on pourrait
raconter son histoire de manière presque exactement inverse ?
Reprenons donc la vie de Saint-Hyacinthe. Bonne éducation chez les
oratoriens (sciences, histoire, langues vivantes, latin, un peu de grec et une
initiation philosophique surtout platonico-augustinienne, mais teintée
d'un brin de cartésianisme), en prise sur l'actualité. Il apparaît, selon ses
professeurs, comme un « eleganti ingénia adulescens », autrement dit un
jeune homme à l'esprit distingué. De fait, une fois dans le monde, il
s'affirme comme bel esprit, à l'aise dans les jeux littéraires des salons
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 377
face aux menées espagnoles dans des Entretiens sur les Entreprises de
l'Espagne. Il ne s'en tient portant pas à la simple actualité et en profite
pour réfléchir sur la société et l'État. Il traite des problèmes entre France,
Espagne et Angleterre, par faits et analyses dans un premier entretien, par
principes méthodiques dans le second, de sorte à fonder en raison la
compréhension des circonstances historiques et de l'évolution des États.
Il glisse d'ailleurs, au passage, une critique des manières purement mon-
daines, ne pouvant se satisfaire (déjà en « philosophe des Lumières ») de
l'ignorance des principes sociaux et du mépris du bien commun :
Comme ce n'est point la Mode en France de travailler à se rendre utile à l'Etat,
Mais seulement à soi même, nous ne confondons point le bien public avec le
nôtre, deux choses cependant qui ne devroient jamais être desunies. [...]
Quand nos jeunes gens ont lu les Poètes, quelques Mémoires Modernes, qu'ils
savent sur le bout du doigt nos Tragédies, nos Opéras, l'Histoire Scandaleuse
de Paris, qu'ils ont une bonne provision d'Airs Nouveaux, qu'ils brillent dans un
Cercle de femmes, qu'ils se font voir au spectacle parez comme des Coquettes,
qu'ils savent tenir table pendant cinq ou six heures, Ils se croient les Premiers
Hommes du monde25.
Il y a là un véritable réquisitoire contre la vie mondaine, faite d'amuse-
ments littéraires et de commérages insipides, au lieu de fournir réflexions
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Rousseau. La satire porte surtout sur les petits-maîtres et les jolis mar-
quis, non sur la vie mondaine comme telle. Le bonheur d'une existence
tient à la juste alternance entre la légèreté et l'enjouement mondains et le
sérieux et l'application d'une réflexion savante : l'idéal encore d'un Diderot.
Saint-Hyacinthe est, en particulier, un familier du salon de Mme de Lam-
bert et il en demeurera, semble-t-il, fort proche. Il trouve, en même
temps, un charme à la vie contemplative et au calme de la retraite. En
Hollande, il publie en 1722 des Lettres écrites de la campagne où il tente de
faire valoir une philosophie morale fondée sur des principes laïcs. Là
encore, succès dans la République des Lettres (la Bibliothèque ancienne et
moderne-, après un compte-rendu élogieux, en fournit des extraits longs
de sept pages, contre deux pages accordées à d'autres lettres qui viennent
d'être publiées la même année : les Lettres persanes de Montesquieu !).
Quant à son mariage qui le place dans une position sociale et finan-
cière plus assurée, loin d'être l'aventure de la légende, il apparaît que ce
fut un mariage validé par la présence des parents et la bienveillance des
autorités (même si la famille de sa femme est profondément protestante
et lui, au mieux, déiste). Parvenu en Angleterre, dans un climat politique
qui lui convient mieux que la France des années 1720, il est reçu aussi bien
dans la bonne société londonienne qu'à la Royal Society (où il parrainera
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380 LE L I V R E AVALÉ
Le centre et la marge ?
Nous voici donc en présence de deux histoires dont il serait facile de
prétendre que la seconde, historiquement plus sérieuse, attentive à débus-
quer légendes et commérages, potins et racontars, est la plus fiable. Je
voudrais ici ne pas céder à cette facilité. Dans ce genre d'opérations, il
s'agit bien souvent d'acquérir le privilège institutionnel de découvrir un
génie méconnu. Or, Saint-Hyacinthe n'est pas un Montesquieu oublié.
S'il a de nombreuses qualités, s'il occupe une position importante parmi
les seconds couteaux de la vie littéraire, il serait par trop réducteur de ne
plus voir en lui que la réussite sociale et la vivacité intellectuelle. Je crois
qu'il est bon de prendre les deux histoires au sérieux et de saisir, du coup,
ce qu'elles révèlent dans leur opposition même.
Un premier élément que l'on peut en tirer est que le maillage du filet
institutionnel est, à l'époque, suffisamment large pour permettre de cir-
culer de l'ombre des marges à la lumière des pleines pages. Ou, plus exac-
tement, cela permet de révoquer l'idée qu'existé, au début du xvme siècle,
une « marginalité » littéraire au strict sens du terme. Non seulement l'ins-
titution tolère sans peine une dissémination qu'elle ne saurait, de toute
façon, contrôler, mais surtout il ne vient à l'esprit de personne de tenter
de jouer d'une position marginale pour mieux valider la justesse (et la
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sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-
même28. » Que sera, dès lors, l'écriture de cet écart ? Rousseau y répond
résolument à la fin de cette première promenade :
Une situation si singulière mérite assurément d'être examinée et décrite [...].
Je ferai sur moi-même à quelque égard les opérations que font les physiciens
sur l'air pour en connaître l'état journalier. J'appliquerai le baromètre à mon
âme, et ces opérations bien dirigées et longtemps répétées me pourraient four-
nir des résultats aussi sûrs que les leurs. Mais je n'étends pas jusque-là mon
entreprise. Je me contenterai de tenir le registre des opérations sans chercher à
les réduire en système. Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec
un but tout contraire au sien : car il n'écrivait ses Essais que pour les autres, et
je n'écris mes rêveries que pour moi29.
Une double comparaison préside donc aux destinées des Rêveries. La pre-
mière rapporte l'écriture personnelle de Rousseau aux procédures rigou-
reuses des scientifiques. Rien de plus rassurant pour qui entend affirmer
l'authenticité et la véracité de ce qui est écrit. Il y manque seulement
l'esprit de système, mais on sent que, loin de nuire, cela évite justement
les erreurs que génère toute production par trop systématique. La seconde
comparaison replie l'écriture volontairement erratique de ces promena-
des sur le grand modèle du genre : les Essais de Montaigne. Mais à condi-
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liste littéraire, offrant divers textes (dont huit lettres supplémentaires aux
Lettres persanes de Montesquieu qui seront reprises dans l'édition de 1754),
mais en en composant lui-même la majeure partie. Texte de nouveau
anonyme qui joue avec cette notion d'auteur et ce qu'elle sous-tend. Il y a
chez Saint-Hyacinthe, ce souci d'homme du monde de ne pas afficher
son nom : « J'ai toujours cru qu'un honnête homme pouvait bien ne point
publier son nom en publiant ses ouvrages [... ] c'est pourquoi je n'ai jamais
mis mon nom à aucun de mes ouvrages qu'à un seul [les Recherches philo-
sophiques, 1743], encore n'est-ce qu'au bas d'une épître dédicatoire34. »
Dans cet ultime texte qu'il publie en 1745, dans la plus sombre misère, il
allie à la réflexion morale et sociale le badinage ironique de la fantaisie
mondaine la plus enlevée. Il ne l'a pas intitulé pour rien Le fantasque35 !
Le « fantasque », pour un Fénelon, est encore conçu péjorativement :
c'est « un je ne sais quoi qui n'a ni forme, ni nom, qui n'en peut avoir, et
que vous ne sauriez définir deux instants de la même manière36 », alors que
Saint-Hyacinthe en retourne la valeur et en saisit la dimension propice à
la nouvelle situation de l'écrivain :
Je félicite le Public de l'envie qui m'a pris d'être Auteur, il aura le Livre le plus
varié du monde, & de plus un Livre qui ne finira jamais. Ainsi on goûtera le
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384 LE L I V R E AVALÉ
plaisir charmant de la variété, sans craindre de le voir finir. Un plaisir qui dure
toujours, n'est-il pas le plus grand de tous les plaisirs ?
Le Titre seul aura fait sentir au Lecteur intelligent la vérité de ce que je
viens de dire. Il l'annonce parfaitement. C'est le plus beau Titre qu'on puisse
choisir. Il dit par un seul mot quel est le but, le dessein & le sujet & la manière
de le traiter; & fait en même tems connoitre, que le sujet est immense, le
dessein inépuisable, la manière aisée & que le but dans son unité renferme
une variété infinie : semblable à l'Univers qui n'est qu'un dans l'assemblage
d'un nombre innombrable d'êtres, toujours le même & toujours varié, tou-
jours ancien & toujours nouveau : quel terme en effet peut-on assigner à la
fantaisie de l'Homme ? Tout ce qui est, & tout ce qui n'est pas, peut en être
l'objet, souvent même ce qui ne peut pas être. Ainsi quand la fantaisie me
prendrait de ne plus écrire, ou que ma mort qui n'est pas éloignée, me feroit
discontinuer cet Ouvrage, parce que j'aurai alors d'autres choses à faire, cet
Ouvrage ne discontinuerait pas pour cela: il se trouvera toujours assés
d'Ecrivains fantasques tout prêts à le continuer, après eux d'autres encore,
auxquels d'autres encore succéderont & ainsi in secula seculorum, amen. C'est
sur quoi j'ai fondé sa durée infinie, ainsi que j'en ai fondé le plaisir sur la
variété37.
La nouvelle et bien sarcastique religion qu'il invente est celle des lettres
et de la pure fantaisie, alliage de la légèreté mondaine et de l'ouverture
sérieuse à un univers qui semble toujours plus vaste. La tradition et la
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la vérité et au style qui parcourt l'Ancien Régime : être vrai ne suffit pas, il
faut encore paraître vrai ? Mais ici l'apparence de l'expression adhère plei-
nement à la force de la vérité. Le rédacteur concède la justesse du propos,
il se contente simplement de dilater légèrement vérité et expression en
pointant du doigt l'utopie d'une telle adéquation :
Songez-vous, MONSIEUR le dificile, que parmi plus de trois ou quatre cent
mille volumes imprimés depuis l'invention de l'Imprimerie, il n'y en a peut-
être pas dix qui soient tels que vous voulez que soit un bon Livre ; pas dix, il
n'y en a peut-être pas quatre, si on en excepte quelques petits traités particu-
liers, si petits qu'ils ne sont presque que des feuilles volantes ? Si on ne donnoit
au Public que des Livres tels que vous les souhaitez pour être bons, que
deviendroient tant de femmes lors qu'elles se trouveroient sans compagnie
dans l'intervale de leur toilette à leur dîner, ou de leur dîner à leur Quadrille ?
[...] Les Livres nouveaux préviennent ces inconveniens, ils les amusent, &
après les avoir amusées, ces Livres vont dans l'Antichambre servir d'amuse-
ment à ceux des Laquais qui aiment la lecture & les empêchent de jouer aux
cartes. Mais que deviendroient même dans leurs momens d'ennui tant de
Courtisans, de Guerriers, de Financiers, de Gens de Robe, de Marchands quand
les chalans leur manquent ; tant d'Abbés qui ne savent à quoi s'occuper, tant
de beaux esprits qui ne savent que critiquer [...]. J'en reviens à ceci, c'est qu'à
juger par les effets, nous n'avons point de Livres tels que vous voulez qu'ils
soient. En attendant modérons un peu votre définition de bien penser & de
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bien écrire ; s'il faloit s'y conformer, je n'oserois me faire Auteur, & je meurs
d'envie de l'être43.
Contre l'idéalisme tacite de cette position, c'est la vertu sociale de la circu-
lation des imprimés qui emporte l'enjeu. La validité du plaisir de chacun
dispose le rédacteur à s'en tenir à son propre plaisir. Les privilèges de
l'auteur ne tiennent pas à la vérité de ce qu'il énonce, mais aux distractions
qu'il occasionne et aux travaux qu'il implique. Après avoir fait une longue
liste de tous les métiers de l'édition, Saint-Hyacinthe résume sa position :
On ne croiroit jamais que plus de trois ou quatre cens personnes se trouvent
intéressées dans l'impression du plus simple Almanac : que seroit-ce, si on y
ajoutait le nombre de plusieurs milliers de personnes à qui cet Almanac est
utile, on en serait surpris, & rien n'est cependant plus vrai. C'est pourquoi je
conclus que malgré ce que disent les gens qui font les dificiles sur le choix des
Livres & sur la manière d'en composer, on doit encourager tous ceux qui
savent écrire, à en faire tant & plus44.
On saisit ainsi comment l'appareil de légitimation, dans sa tradition
savante ou mondaine, est ramené de ses mises en scène poétique ou rhé-
torique aux valeurs mercantiles et ironiquement réjouissantes de son
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 387
Mon bon ami Monsieur du Sauzet, me fait savoir qu'il va réunir mes Fantasques
en un volume, en attendant qu'il imprime la suite. Je n'étois qu'un Ecrivain de
feuilles volantes, & je vais devenir un Auteur in Octavo. Oh ! que je suis aise ; je
ne l'aurois jamais cru, que le plaisir de se voir Auteur fût si grand. Il me
semble que quoique j'aye caché mon nom, tout le monde va me reconnoitre
[...]. Je conçois maintenant pourquoi tant de personnes se mêlent d'écrire.
J'avois bien tort de vouloir y engager par l'intérêt du Commerce, le vrai &
puissant motif est celui de la gloire & du plaisir ravissant qu'on goûte à en
acquérir49.
À l'utilité publique du commerce (financier, mais aussi social) doit
s'allier le prestige personnel de la gloire pour fonder l'écrivain en auteur :
voici le double jeu qui constitue manifestement la fonction-auteur telle
que la met en scène Saint-Hyacinthe50. L'ironie du texte démonte en fin
de compte ce double positionnement où l'on voit apparaître, comme deux
esquisses brouillonnes, les postures que l'univers littéraire du xixe siècle
va pleinement valider: la masse des producteurs, à finalité purement
commerciale, et les cercles réduits où se concentre la grande littérature ;
mais aussi de façon plus immédiate, le salaire mérité d'un travail et la rente
tirée sur la reconnaissance publique. Sans tomber dans de vaines téléologies,
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388 LE L I V R E AVALÉ
ple, ce sont de ces pauvres fantaisies qui n'ont jamais un caractère original ;
elles sont communes, elles n'ont rien de singulier. Elles se prêtent aux pré-
jugés, elles se conforment aux opinions reçues : la vérité leur fait peur si elle
n'est munie de certificats & d'un passeport. Au lieu qu'une fantaisie libre,
courageuse, qui se détermine par elle-même, s'attache à ce qui lui plait &
ne s'y attache que parce que cela lui plait. C'est ce qui donne ce caractère
original qu'on a trouvé dans mes Fantasques & que j'y conserverai s'il plait à
ma fantaisie53.
La coutume est donc rabattue sur le préjugé: désormais, l'opinion
publique ne devrait plus être une opinion reçue ni une mémoire trans-
mise. L'originalité trouve sa source dans la fantaisie impondérable du
sujet et cela, malgré lui s'il le faut. Si le projet est bien de « se livrer à soi-
même », on ne se délivre pas pour autant des autres. La communauté et
sa mémoire collective ne donnent plus le rythme et l'énergie à chacun ; ce
sont les individus, jusque dans leurs fantaisies propices, qui produisent
au bout du compte le public. On ne peut sentir encore sous la prose
légère de Saint-Hyacinthe tout le pathos de la marginalité, mais il brosse
déjà l'importance du tribunal de l'opinion : en amont de l'auteur, il en
valide ou en révoque les prétentions et les usages. Sortis en partie des
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 389
Il est sans doute symptomatique que, dans son conte de fée politique,
l'Histoire du Prince Titi, les amoureux que sont le jeune prince et la prin-
cesse Bibi aient reçu le privilège, grâce à la Fée Diamantine, de se changer
en l'animal qu'ils voudront, et qu'au moment où il devient roi, Titi ne
puisse plus se changer en oiseau pour aller voir sa bien-aimée, car « il
ignoroit que le don de se métamorphoser cessoit lorsqu'on étoit passé
d'un état de vie incertain, à un état fixe55 ». C'est à cette incertitude qu'il
faut savoir aussi se tenir, comme si la fonction de l'auteur prenait au
xvme siècle un tour définitivement ambigu et un statut par défaut : « Le
lettres ne donnent pas précisément un état, mais en tiennent lieu à ceux
qui n'en ont pas d'autre56 », déclare ironiquement un autre de ces coureurs
de salon et journalistes des mœurs.
amis entendaient publier cet ultime ouvrage dans leur librairie sans avoir
demandé auparavant de privilège. La cour donna raison, le 15 mars 1586, à
ceux-ci après avoir entendu la plaidoirie de leur avocat, Marion, qui invo-
que clairement la propriété de Marc-Antoine Muret sur son travail :
L'estat d'un livre se doit mesurer par la condition en laquelle il se trouve
sortant des mains privées de son possesseur, pour entrer par son bénéfice en
la lumière publique des hommes ; tellement que si ceste origine est adstrainte
à la loy d'un privilège, il la doit endurer, mais s'il est né libre, on ne le peut
après asservir — la raison en est, que lés hommes les uns envers les autres par
un commun instinct, recognoissent tant chacun d'eux en son particulier estre
seigneur de ce qu'il faict, invente et compose, que mesme parlans humaine-
ment de la grandeur de Dieu, et de sa puissance sur les choses créées, ils dient
le Ciel et la terre luy appartenir, parce qu'ils sont l'œuvre de sa parole, le jour
et la nuict estre vrayement siens, parce qu'il a faict l'aurore et le Soleil. De
manière qu'à cest exemple l'autheur d'un livre en est du tout maistre, et
comme tel peut en disposer librement ; mesme le posséder tousjours sous sa
main privée, ainsi qu'un esclave, ou l'emanciper, en luy concédant la liberté
commune : et la luy accorder ou pure et simple, sans y rien retenir, ou bien à
la réservation, par une espèce de droict de patronage, qu'autre que luy ne
pourra l'imprimer qu'après quelque temps60.
L'auteur est donc maître de ce qu'il invente : le Créateur offre une compa-
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Que les droits d'auteur soient pris dans la même ambivalence ne saurait
donc surprendre et on ne peut les ramener à une position univoque.
La reconnaissance des auteurs ne s'élève pas par hasard d'une lutte entre
libraires parisiens et libraires provinciaux. Le dédoublement des attributs
de l'auteur s'y dévoile déjà. Comme pour le procès autour de l'édition de
Muret, ce sont les libraires qui sont les moteurs de l'action judiciaire plus
que les auteurs eux-mêmes. Le conflit s'intensifie au xvme siècle avec
l'essor du marché du livre et, surtout, la croissance du bassin d'auteurs
modernes dont pouvaient disposer les libraires. Les œuvres anciennes
sont, d'office, du domaine public. Le problème touche le statut des
œuvres produites par des contemporains. À compter de quand un ouvrage
devient-il ancien ? Un procès autour de la réédition des Œuvres de saint
François de Sales oblige à décider, par un arrêt du 19 juin 1671, que seul
les auteurs ayant écrit avant l'importation de l'imprimerie en France, en
1470, sont considérés comme anciens. Les ouvrages nouveaux font donc
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LA C U L T U R E ET SES M A R G E S 393
l'auteur ; il a le droit incontestable d'en tirer tel parti qu'il lui conviendra
par des éditions réitérées. Il serait aussi insensé de l'en empêcher que de
condamner un agriculteur à laisser son terrain en friche65. »
Si l'auteur possède son œuvre comme un propriétaire possède une
terre, quand il vend son manuscrit à un libraire, celui-ci en devient seul
propriétaire comme d'une terre que l'on a cédée et il lui est loisible d'en
léguer les droits à ses propres héritiers. En validant la propriété littéraire
des auteurs, les libraires parisiens visent, en fait, à s'octroyer le monopole
des œuvres à publier, mais ils suivent aussi (telle est une des séductions
de leur argumentaire) la logique de l'imprimé qui, en séparant les mots
de leur interaction orale, tend à envisager les discours d'une conscience
dans un espace mental cohérent dont il devient, dès lors, possible de
réclamer la propriété66.
Les efforts des libraires provinciaux pour contrer les positions des Pari-
siens trouvent leur meilleur exposé dans un Mémoire de 1776, dont les
arrêts de 1777 vont en partie s'inspirer. On y contredit, d'abord, l'idée que
la propriété d'une œuvre soit identique à celle d'une terre. Il y a bien une
possession de l'œuvre par son auteur, mais elle relève d'une reconnais-
sance publique au-delà de la valeur commerciale limitée du manuscrit :
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394 LE L I V R E AVALÉ
Jean Domat, dans son exposé général sur le droit public commence
par statuer sur les pouvoirs du souverain et note combien la puissance de
faire des lois enferme celle d'établir les exceptions à ces lois. Un privilège
dispense, en effet, de suivre les règles communes: le livre, même s'il
appartient d'office au public et même si l'auteur en demeure le proprié-
taire du point de vue du droit moral ou subjectif, peut être soustrait à sa
libre publication afin d'assurer un commerce équitable où les avances de
fonds des libraires seraient reconnues et les récompenses financières pour
les manuscrits assurées.
Ainsi il est juste que des inventeurs de choses nouvelles qui sont d'une utilité
singulière pour le bien public, & qui veulent en tirer quelque avantage, ayent
le privilège de faire seuls le commerce des choses dont ils donnent l'usage au
public, & que ce privilège leur soit accordé pendant un certain temps pour
tenir lieu d'un prix du mérite d'un tel service pour recompenser leur travail &
leurs dépenses, & pour servir d'un exemple qui attire à l'imitation de ces
inventeurs ceux qui peuvent être capables de rendre de pareils services71. .
chissent en lui74 », ainsi que le note Jacques Rancière. Pour les rendre,
Fauteur a, désormais, comme ressource indispensable le travail du style.
Le travail et l'auteur
Non seulement le travail est progressivement valorisé socialement75, mais
il profite aussi d'une légitimité philosophique que John Locke établit de
façon désormais incontournable. Dieu a certes donné le monde aux hom-
mes en commun, mais il leur a également alloué la raison afin d'en faire
le meilleur usage possible76. La rationalité ainsi inscrite, de façon tradition-
nelle, au cœur de l'humanité prend une tournure inédite : c'est une ratio-
nalité du travail où l'homme apparaît comme propriétaire de lui-même.
Though thé earth and ail inferior créatures be common to ail men, yet every
man has a «property» in his own «person». This nobody has any right but
himself. The « labour » of his body and thé « work » of his hands, we may say,
are properly his. Whatsoever, then, he removes out of thé state that Nature
hath provided and left it in, he hath mixed his labour with it, and joined to it
something that is his own, and thereby makes it his property77.
C'est ainsi que la propriété surgit du monde de la commune nature : la
personne de l'homme y découpe sa part dans l'exacte mesure où son
corps y a d'ores et déjà fixé une indissoluble propriété. Chaque homme
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personnelle, est donc pour chaque homme un droit d'une nécessité absolue;
et comme cette propriété personnelle exclusive serait nulle sans la propriété
exclusive des choses acquises par ses recherches et par ses travaux, cette
[...] propriété mobiliaire, est d'une nécessité absolue*6».
On comprend donc l'importance du travail repéré chez les produc-
teurs de texte pour les instituer comme auteurs, en même temps que le
caractère central de la comparaison avec la propriété foncière. Pour les
libraires parisiens et ceux qui partagent certaines de leurs conceptions
(un Diderot, un Linguet surtout), c'est l'intrication du travail et de la pro-
priété qui légitime la possession matérielle d'une œuvre et la perpétuité
de sa disposition :
Les idées, les sentiments qui entrent dans la composition d'un ouvrage, l'ordre
dans lequel un auteur les expose, la manière dont il les exprime, sont à lui ;
nul autre que lui ne pouvait le produire tel qu'il est ; l'auteur est donc non-
seulement le seul propriétaire de cet ouvrage, mais encore on ne fait aucun
tort à qui que ce soit, en lui accordant à perpétuité un privilège exclusif pour
l'impression de son ouvrage87.
En produisant une œuvre, l'auteur marque de sa personne le terrain des
idées, des sentiments, des manières d'écrire ; on ne saurait donc lui retirer
les fruits de son travail et l'évidence de sa propriété.
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différente, aussi bien que les mêmes mots forment d'autres pensées par
leur différente disposition94. » La comparaison avec le langage et la pensée
est significative : la nouveauté ne consiste pas à extraire du néant des mots
et des idées, mais à redéployer ce dont chacun dispose. Ce qui fait le
piètre caractère de l'auteur, aux yeux de Pascal, est son esclavage par rap-
port au déjà-dit ; ce qui fait l'homme est son jeu propre avec le toujours
déjà là. Même s'il entérine la puissante présence de la tradition, du côté de
la religion, Pascal sent aussi sous le style naturel, c'est-à-dire sous le style
commun, la présence insistante d'une marque d'appropriation. Il n'y a là
qu'une marque de fabrique, non une propriété foncière.
Il suffira, pourtant, à l'auteur d'investir cette marque, non seulement
d'un caractère distinct, mais aussi d'une valeur sociale pour que le public
y reconnaisse à la fois ses propres mots et d'autres pensées ou bien ses
idées sous des visages jamais encore rencontrés95. À la différence de la tra-
dition qui suppose une prééminence réglée du passé sans cesse réactualisé
dans les œuvres par les artisans sacrés de l'esprit, la culture requiert la
présence conjointe et la réfraction incessamment renouvelée du public et
de l'auteur dans le texte.
plus personnelle des propriétés, est l'ouvrage fruit de la pensée d'un écrivain ;
cependant c'est un genre tout différent des autres propriétés. Quand un auteur
a livré son ouvrage au public [...], l'écrivain a associé le public à sa propriété,
ou plutôt la lui a transmise tout entière. Cependant, comme il est extrême-
ment juste que les hommes qui cultivent le domaine de la pensée tirent quel-
ques fruits de leur travail, il faut que, pendant toute leur vie et quelques
années après leur mort, personne ne puisse, sans leur consentement, disposer
du produit de leur génie101.
Cultiver la pensée doit produire deux sortes de « fruits » : l'œuvre elle-
même et la rétribution financière qu'on en tire. L'ambivalence du terme
est significative et donne à la culture cette profondeur particulière, par où
le désintéressement et la vocation publique de l'œuvre rejoignent l'intérêt
personnel et les ressources privées, comme la propriété incorporelle des
idées et des mots entre dans la matérialité d'un style102.
Quoique Lakanal, dans sa « déclaration des droits du génie » (comme
il l'annonce emphatiquement à la Convention), ne reprenne pas ce carac-
tère sacré, il met de l'avant l'absence de privilèges particuliers :
De toutes les propriétés, la moins susceptible de contestation, celle dont l'ac-
croissement ne peut ni blesser l'égalité républicaine, ni donner d'ombrage à la
liberté, c'est sans contredit celle des productions du génie [...]. Par quelle
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404 LE L I V R E AVALÉ
fatalité faudrait-il que l'homme de génie, qui consacre ses veilles à l'instruc-
tion de ses concitoyens, n'eût à se promettre qu'une gloire stérile, et ne pût
revendiquer le tribut légitime d'un si noble travail103 ?
La Révolution paraît consacrer, d'un côté, les droits des auteurs sur leurs
œuvres et leur juste rétribution par les lois du marché, d'un autre côté, la
fin d'une gloire devenue (pour demeurer dans l'univers de la nature)
stérile. En fait, la reconnaissance publique demeure plus que jamais cru-
ciale. Ce sont plutôt les grâces du souverain et les réseaux de dépendance
qui sont ainsi écartés : avec la nuit du 4 août, tout ce qui ressemble à un
privilège est banni de l'ordre révolutionnaire.
Il est clair que le marché l'emporte de plus en plus sur les soutiens
financiers du mécénat ou du clientélisme. Mais il en allait en partie de la
sorte au xvne siècle où les paiements des libraires composaient, déjà, une
partie des ressources des écrivains pensionnés ou de ceux qui avaient une
profession par ailleurs : « [L] es deux images de l'écrivain, celle d'un
homme qui se voue à chanter la gloire des Grands qui se font ses mécènes
et celle d'un homme qui fait argent de la vente de ses œuvres au public,
loin de s'opposer dans les faits, se composaient104. » Réciproquement, même
dans la seconde moitié du xvme siècle, à l'instar d'un Guez de Balzac
qu'on a vu orchestrer savamment sa renommée d'auteur par le public
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abusive de son manuscrit à une revue russe, manuscrit qui n'avait même
pas encore reçu les corrections sur épreuves (dont on sait, avec Balzac,
qu'elles étaient nombreuses), il fait un long plaidoyer où il ramasse sa
position d'auteur : « Le libraire est un fermier de la littérature, on le prend
et on le quitte quand on veut106. » Tout le modèle aristocratique est ainsi
tacitement réaffirmé dans un combat pour les droits d'auteur. Le juge-
ment de la cour prolonge savoureusement l'ambivalence : « [I]l est résulté
nécessairement de cette publication ainsi faite un préjudice moral pour le
sieur de Balzac, mais [...] ce préjudice n'est pas appréciable en argent.»
Ce qu'approuvé pleinement Balzac : « II peut être permis à l'auteur de faire
observer au public la grandeur avec laquelle le tribunal a apprécié le résul-
tat des travaux littéraires, en déclarant que des indemnités pécuniaires
ne pouvaient compenser les préjudices qu'on y porte*07. » La littérature
implique un travail que le commerce ne peut évaluer.
La République des Lettres qui devait capter toute une floraison de
formes, qui devait ordonner de façon égale en son fondement, mais hié-
rarchique en son mérite, chaque configuration de discours, et donner à
chaque membre une autorité désintéressée ne parvient pas à allier l'aristo-
cratie spirituelle de l'utilité sociale et le petit artisanat des lettres. L'auteur
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406 LE L I V R E AVALÉ
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Conclusion
Cpas
ES PAROLES de Thomas Bernhard, aussi justes soient-elles, ne visent
à exonérer l'auteur de cet ouvrage. Il faudrait plutôt y voir une
manière de souligner la tentative et l'approche, les fragments et leur lec-
ture. Les lacunes sont immenses, à commencer par les œuvres littéraires
elles-mêmes dans une réflexion, pourtant, qui tâche d'en saisir la forma-
tion historique sous l'Ancien Régime. Loin des anthologies soigneuse-
ment composées, des canons pour manuels d'histoire littéraire ou,
simplement, des classiques de la littérature française, je n'ai cité et, par-
fois, brièvement analysé qu'un bien petit nombre d'ouvrages. Et encore
les textes sur lesquels je me suis arrêté offrent souvent quelques malaises
génériques. Ce n'est pas délibérément que je suis allé chasser aux limites
de la forêt du littéraire, mais un sentiment de nécessaire distance s'est
imposé. Tant qu'à prendre le large du continent Littérature, il pouvait
même être utile de positionner des éléments caractéristiques (la langue,
le style, l'auteur, la valeur, le goût, etc.) sur des plans encore plus vastes.
L'hypothèse consistait alors à lier l'évolution des lettres à un déplacement
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408 LE L I V R E AVALÉ
immédiate image des mœurs ; elles tendaient à les enseigner et, par leur
usage, à plaire, en même temps qu'à toucher pour mieux les mettre en
valeur. La littérature requiert, au contraire, de trouver toujours en son
propre fonds l'émergence insoluble de la société.
L'écart entre Montaigne et ses gens, à propos de la mémoire, signale
déjà ce double mouvement d'une élite qui se reconnaît dans une « culture »
séparée et d'une pratique d'écriture qui engendre cette distance. La mise
en place de la culture est, en fait, contemporaine de ce mouvement
d'autre ampleur où l'État moderne provoque et s'appuie sur une invasion
des sphères plus ou moins autonomes des communautés familiales, villa-
geoises, citadines ou claniques (à la différence des autres grandes structu-
res étatiques connues dans le monde ancien). Ce mouvement a pour but
non pas [de] contrôler du dessus et à distance la société pour en extraire le
surplus économique mais [de] pénétrer littéralement la société, s'introduire
dans ses articulations les plus fines, se rendre maître de ses rouages les plus
intimes. Réglementer, codifier, redéfinir, changer, moderniser. «Civiliser»,
diront les grands commis éclairés et les serviteurs zélés. Briser donc cette base
ou ce noyau le plus archaïque où se conservent d'antiques modes de pensée,
des gestes millénaires et surtout un gouvernement de la petite communauté
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412 LE L I V R E AVALÉ
littérature, c'est une hétéronomie heureuse. Elle n'est plus affidée à tel
grand personnage, à telle œuvre religieuse, à telle cité bienfaitrice, son
mécène est désormais la société elle-même et la culture qui s'y impose,
mais aussi le marché et les profits financiers et symboliques que cela
suppose.
Le goût, qui occupe, désormais, une position centrale dans l'économie
psychique des individus est à la fois le sens le plus intérieur et le senti-
ment le plus social. Le plaisir intérieur naît de l'extériorité du plaisir. Les
paradoxes esthétiques rejoignent, en fait, ceux qui touchent l'histoire des
hommes: encore, pour un moment, raison incarnée dans l'histoire ou
lois de développement du capitalisme, mais bientôt, a priori historique
ou transcendantal singulier. « Dire que le transcendantal est historique-
ment constitué, c'est dire aussitôt qu'il ne saurait être affecté de l'univer-
salité ; il faut penser un transcendantal particulier. Mais ce n'est rien de
plus mystérieux, somme toute, que ce qu'on appelle communément une
culture8. » Ce n'est donc pas tant la culture qui a été révolutionnée depuis
peu, mais une implication déjà présente lors de son avènement qui n'est
apparue que récemment: l'esthétique est, en effet, cette instance, cette
discipline, cette expérience qui déboîte transcendantal et universel, de
sorte à permettre le passage de l'un à l'autre dans leur commune inscrip-
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CONCLUSION 415
mais, plutôt, entre guillemets. Elles laissent parler le dehors qui est en
chacun de nous. L'esthétisation qui semble supporter les pratiques de
l'art d'écrire ne retire pas les gens des rapports sociaux; elle permet de
faire apparaître manières, conduites, styles d'existence, discours types,
bref, tout un art des situations13. C'est dans cette relation intime que le
travail sur soi trouve, dans les lettres modernes, les façons de s'approprier
le monde. Toute une pratique civile des sentiments personnels prend le pas
sur la distribution mémorielle des rôles sociaux.
La figure de l'auteur ne peut se produire vraiment qu'à compter du
moment où il rassemble en lui les visages mobiles du monde autour de
lui. Que ce soit en récupérant et en déplaçant les usages traditionnels de
l'éloquence, comme Guez de Balzac, ou que ce soit en transformant la
République des Lettres pour y fonder une société des gens de lettres où
l'écrivain ait des droits reconnus légalement sur ses productions, c'est
bien l'espace public qui est le creuset de l'alchimie sociale de l'auteur.
Même les salons permettent d'ordonner la réception des auteurs en même
temps qu'ils en exhibent les figures.
Pourtant, j'ai moins cherché du côté de l'analyse sociologique que
de celui de l'histoire politique comment retracer ces mouvements qui
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4l6 LE L I V R E AVALÉ
à une communauté d'êtres humains (un peu de la même façon que les
sociétés sauvages souvent se nomme du nom générique d'« hommes » en
leur langue). Il importe de ne pas s'y tromper. Comme le faisait remar-
quer Pierre Klossovski, voici plus de 30 ans, « qu'un concept de culture se
soit seulement formé dans la société moderne, est la preuve de la dispari-
tion de la culture vécue14 ». Il est alors fort important de suivre comment,
historiquement, l'introduction d'un pluriel nous a fait passer de Yhuma-
nitas à nos humanités. Et je crois que cette piste du pluriel est à suivre de
près : il est frappant en effet que la culture ne s'invente pas seule ; elle naît
de son autodivision entre culture populaire et culture de l'élite, entre un
corps et un esprit. Mais il faut bien reconnaître que ce corps n'a d'exis-
tence qu'à passer par sa manifestation spirituelle. La brusque vogue des
contes de fées dans la société mondaine de la fin du xvne siècle figure
peut-être un des meilleurs exemples de ce double jeu de la culture.
Ce dédoublement de la culture ne sonne pas comme une perte. Ce qui
a disparu, avec la modernité, est moins la culture que la mémoire. La
culture est la forme ambivalente que prennent les sociétés lorsqu'elles ne
trouvent la légitimité de leur vivre-ensemble que dans la dynamique sociale
elle-même: non plus la légalité mémorielle dont on hérite, mais la dilatation
vers l'avenir que l'on produit. Se retournant sur leurs fondements, les socié-
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Église était un ferment de dépravation pour tout ce qui était encore uni [...].
Aussi, à partir de la deuxième moitié du xvie siècle, un problème se présen-
tait-il de manière insistante, que l'ordre traditionnel n'arrivait plus à résou-
dre : la nécessité de trouver une solution au milieu des Églises intolérantes et
impitoyables dans leurs haines réciproques. Une solution qui éviterait, régle-
rait ou étoufferait le conflit. Comment rétablir la paix15 ?
paraître et de se cultiver.
Mais qui sont ces individus qui assurent le spectacle des rôles sociaux?
Ils n'ont pas la légitimité des savants (même s'ils sont souvent lettrés), ils
ne possèdent pas d'entrées à la cour (même s'ils peuvent y bénéficier de
protections). Ce ne sont donc, à leurs propres yeux, ni des pédants ni des
courtisans. Ils ont, en fait, pour statut de n'en pas avoir. Pour nombre
d'entre eux, ils vivent dans un entre-deux. Le loisir est le visage aimable
de ce statut en suspens, ce qui leur permet de glisser sous la grâce des
manières aristocratiques le masque des nécessités. Pour les mieux lotis, ils
se mêlent aux salons, pour ceux qui manquent de réussite, ils vivotent de
petites besognes d'édition. Il n'en demeure pas moins que la valorisation de
la culture (comme un mode de production des élites) ouvre aux usagers
des lettres tout un lot de carrières possibles où, sous couvert d'un désin-
téressement auquel les engage leur statut du sans statut, ils découvrent
bien leur intérêt. La malédiction littéraire du xixe siècle y trouvera son
salaire secret.
Les lettres modernes paraissent ainsi parfaitement homogènes avec la
culture qui se met en place. Elles adoptent le point de vue de la souverai-
neté. Il semble, pourtant, que dans les pratiques des lettres les modes
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420 LE L I V R E AVALÉ
vos coups d'essais en votre personne17. » Ces passions ne doivent pas dis-
paraître, mais resurgir à bon escient : l'art politique est de savoir en faire
usage. Or, c'est bien cette dimension de Y usage des passions, aussi bien
dans ses contenus que dans ses effets propres, qui fait la fascination nou-
velle des ouvrages que l'on va appeler plus tard « littéraires ». Et si le siècle
classique est si «moraliste», c'est que les lettres ont, surtout, pour fonc-
tion de susciter des plaisirs par le spectacle de leurs désordres ou de leur
saine gestion. En cela, les lettres conservent toute une panoplie des rôles
sociaux à mettre en scène, à raconter, selon des modes encore proches des
usages de la memoria. Simplement, ils passent, désormais, par l'apparence
de l'opinion publique à produire plutôt que par l'héritage d'une commu-
nauté de vérités à transmettre. La production du vrai détermine sa trans-
missibilité, alors que l'opération était inverse dans les communautés
traditionnelles.
C'est à ceci que nous pouvons mesurer notre position aujourd'hui. Les
institutions dans lesquelles sont produits les discours de vérité nous sont
devenues de plus en plus opaques, de moins en moins fondées. Dès lors
que l'expérience est devenue une énigme (pour reprendre la suggestion
de Walter Benjamin), la culture contemporaine fait porter le poids du
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CONCLUSION 421
sens sur l'expérience plus que sur la vérité, sur la transmissibilité plus que
sur le transcendantal de la vérité — d'où des usages de l'indirection,
des formes de vie et des styles de pensée, là où l'empirique se cristallise en
a priori. L'historicité de la pensée requiert de renoncer à la culture comme
transmission de la vérité, mais de l'épouser comme vérité de la transmis-
sion. C'est à ce titre que les usages de la mémoire reviennent en force sur
le devant de la scène intellectuelle18. Ils ne relèvent pas d'un déploiement
propre à quelques disciplines, puisque l'on voit trop bien le succès général
des opérations de la mémoire dans l'ensemble de notre société. Ils redou-
blent les effets d'une dissémination de la culture. Cela signifie-t-il que nous
avons retrouvé les anciennes soumissions de la mémoire en ayant su vapo-
riser les effets de la culture sur l'ensemble du social? La contradiction
entre les modes de réception que suppose la mémoire et les pratiques de
production qu'imposé la culture laisse douter de leur paisible accord.
Serions-nous alors dans un moment incompréhensible où tous les
repères vacillent et où des modalités aussi inédites qu'étranges prennent
forme sous nos yeux ? La réponse, à mon sens, doit être double. Les chan-
gements que nous vivons paraissent assez déterminants pour orienter de
façon irréductiblement nouvelle nos existences et c'est bien la mise en
place de la culture des temps modernes dont nous vivons sans doute
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discerner de sens hors de sa constitution par les hommes, dans les usages
de leur histoire.
Faire le deuil d'un certain rapport à la culture (en particulier dans le
rapport de forces qu'elle a longtemps voilé et dans la formation d'iden-
tités nationales qu'elle a parallèlement alimentée) n'est certainement pas
une mauvaise affaire. Récupérer le sens des héritages et la valeur des dettes
envers le passé ou réalimenter les enjeux esthétique et critique de la culture
ne serait pas non plus inutile. Cela ne signifie pas qu'il nous faille commu-
nier dans les commémorations ou nous extasier devant les performances
de l'industrie culturelle. C'est justement en croyant que l'histoire, avec le
spectacle compliqué de ses multiples fils, permet de mieux juger du pré-
sent — jusque dans les différences radicales qui se dessinent entre ce que
nous vivons et ce qui fut vécu —, que nous pouvons tâcher de résister aux
bêtises de notre temps.
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Notes
Avant-propos
1. Ariette Farge, Le goût de l'archive, Paris, Seuil, 1997 [1989], p. 105. Je précise que je
donne la référence complète au premier appel de note, ensuite je signale seulement le nom
de l'auteur, le titre du livre ou de l'article et la page.
2. Urabe Kenko, Les heures oisives, trad. par Charles Grosbois et Tomiko Yoshida, Paris,
Gallimard, 1968, t. II, p. 229.
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Introduction
1. Ce vœu d'indifférence touche aussi l'ordre politique ; voir Pierre Clastres, La société
contre l'État, Paris, Minuit, 1974, et Recherches d'anthropologie politique, Paris, Seuil, 1980.
2. Comme le remarque Jean Delay, « la mémoire sociale, dans sa double fonction de
mémoration et de remémoration, ne comporte pas seulement la conscience du temps,
mais aussi le choix [...]: l'oubli est le gardien de la mémoire» (Les dissolutions de la mémoire,
Paris, PUF, 1942, p. 107). Par où l'on se rend compte, d'une part, que l'oubli est indispensa-
ble à toute pratique et à toute opération de légitimation d'un groupe (voir, par exemple,
Nicole Loraux, « L'oubli dans la cité », Le temps de la réflexion, Paris, Gallimard, 1980,1.1,
p. 213-242, ou Jocelyne Dakhlia, L'oubli de la cité: la mémoire collective à l'épreuve du lignage
dans lejérid tunisien, Paris, La Découverte, 1990), d'autre part, que l'oubli ne s'oppose pas
à la mémoire (ainsi que le soulignent Tzvetan Todorov dans Les abus de la mémoire, Paris,
Arléa, 1995, ou Marc Auge avec Les formes de l'oubli, Paris, Payot, 1998) — pour le corps
politique, l'oubli est le squelette auquel s'accrochent les muscles du souvenir.
3. Alphonse Dupront, Qu'est-ce que les Lumières ?, Paris Gallimard, 1996, p. 33.
4. Pierre Chaunu, La civilisation de l'Europe des Lumières, Paris, Flammarion, 1997
[1971], p. 419.
5. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde: une histoire politique de la religion,
Paris, Gallimard, 1985, p. xii-xm.
6. James Fentress et Chris Wickham, Social Memory, Oxford, Blackwell, 1992, p. 8 (ma
traduction).
7. Krzysztof Pomian, « De l'histoire, partie de la mémoire, à la mémoire, objet d'his-
toire », Revue de métaphysique et de morale, janvier-mars 1998, n° i, p. 63-110.
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424 LE L I V R E AVALÉ
8. Voir Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire-, postf. Gérard Narner,
Paris, Albin Michel, 1994 [1925], et La mémoire collective, éd. par Gérard Namer, Paris, Albin
Michel, 1997 (éd. rev. et augm. de l'éd. de 1950) ; Fernand Dumont, Le lieu de l'homme: la
culture comme distance et mémoire, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1994 [1968].
9. Yves Grava, « La mémoire : une base de l'organisation politique des communautés
provençales au xive siècle», Temps, mémoire, tradition au Moyen Age, Aix-en-Provence,
Université de Provence, 1983, p. 81 et 91.
10. Voir Patrick Geary, Phantoms of Remembrance : Memory and Oblivion at thé End of
thé First Millenium, Princeton, Princeton University Press, 1994. Que l'on ait maints exem-
ples d'anachronismes systématiques, que le présent soit comme «mangé par le passé»,
ainsi que le dit Jacques Le Goff (Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988, p. 49), n'impli-
que pas une ignorance radicale des différences entre passé et présent, mais une valorisation
du passé comme exemplaire afin de fournir des interprétations du présent et des ouvertu-
res sur l'avenir (voir Janet Coleman, Ancient and Médiéval Memories : Studies in thé Recons-
truction ofthe Past, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 564-573).
11. Wlad Godzich, «In Memoriam», intro. à Eugen Vance, From Topic to Taie: Logic
and Narrativity in thé Middle Ages, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1987, p. xv
(ma traduction). Voir aussi Mary Carruthers, The Book of Memory: A Study of Memory in
Médiéval Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 179-182.
12. Guillaume de Saint-Thierry, De natura et dignitate amoris, 2,3.
13. Richard de Bury, Philobïblion, cité par Pierre Riche, « Le rôle de la mémoire dans
l'enseignement médiéval», Bruno Roy et Paul Zumthor (air.), Jeux de mémoire: aspects de
la mnémotechnie médiévale, Paris/Montréal, Vrin/Presses de l'Université de Montréal, 1985,
p. 145. Que la mémoire ait affaire avec la vérité relève évidemment d'une longue histoire
dont Yanamnesis platonicienne est la figure la plus célèbre pour qui part en quête de
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Yaletheia (le non-oubli). À désirer revaloriser les sophistes et la pratique de pouvoir qu'im-
pliqué, pour eux, l'ordre du discours, Michel Foucault sous-estime sans doute l'enjeu
du rapport entre mémoire et vérité, lorsqu'il affirme que le logos, « à partir de Socrate,
n'est plus l'exercice d'un pouvoir ; c'est un logos qui n'est qu'un exercice de la mémoire »
(« La vérité et les formes juridiques » [1974], Dits et écrits, éd. par Daniel Defert et François
Ewald, Paris, Gallimard, 1994, t. II, p. 662, les italiques sont miennes).
14. Comme le rappelle Thomas d'Aquin, « si l'on veut plus facilement se remémorer les
notions intelligibles, on doit les relier à des espèces d'images sensibles» (cité par Frances
Yates, The Art of Memory, London, Pimlico, 1992 [1966], p. 82).
15. Jacques Berlioz, « La mémoire du prédicateur : Recherches sur la mémorisation des
récits exemplaires (xme-xve siècles) », Temps, mémoire, tradition au Moyen Age, p. 169. De
même la mythologie, par exemple, est à la fois travail et relais de mémoire (voir Madeleine
Jeay, « La mythologie comme clé de mémorisation : la Glose des Échecs amoureux», Jeux de
mémoire, p. 157-166).
16. Mary Carruthers, The Book of Memory, p. 13.
17. Pour bien marquer qu'il ne s'agit pas d'un processus linéaire de dévalorisation de la
mémoire de l'Antiquité jusqu'aux xvne ou xvme siècles, il faudrait comparer à ses aventu-
res médiévales ou modernes le destin de la mémoire en Grèce, de l'invention des arts de
mémoire par Simonide (premier poète à se faire payer ses oeuvres et à valoriser la doxa par
rapport à Yaletheia) jusqu'au déploiement mémoriel des pythagoriciens ou de Yanamnesis
platonicienne, jusqu'à la mise en scène du kleos dans les poèmes épiques, le théâtre ou les
épitaphes (voir ainsi Marcel Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris,
La Découverte, 1967; Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero,
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NOTES DE L'INTRODUCTION 425
Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1976 [1960]; Paul Connerton, How Societies remember?,
Cambridge, Cambridge University Press, 1989; J. Goody et I. Watt (dir.), Literacy in
Traditional Societies, Cambridge University Press, 1968 ; Pascal Boyer, « Tradition et vérité »,
L'Homme, vol. XXVI (1-2), 1986; et les collectifs dans Enquête: Usages de la tradition, n° 2,
1995 et A. Becquelin et A. Molinié (dir.), Mémoire de la tradition, Nanterre, Société d'eth-
nologie, 1993.
25. André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, t. II, La mémoire et les rythmes, Paris,
Albin Michel, 1965, p. 23-24.
26. Steven Rosé, The Making of Memory: From Molécules to Mina, Londres, Bantam
Press, 1992, en particulier p. 326-327.
27. Certes, des historiens comme Pierre Nora (dès son article sur la « mémoire collec-
tive » dans La nouvelle histoire, Paris, Retz, 1978) ou Ariette Farge (dans Des lieux pour
l'histoire, Paris, Seuil, 1997, p. 90) résistent à l'assimilation de la mémoire à l'histoire, mais
d'autres, Jacques Le Goff, par exemple (dans Histoire et mémoire) ou Henry Russo (dans
«La mémoire n'est plus ce qu'elle était», Écrire l'histoire du temps présent : en hommage à
François Bédarida, Paris, CNRS, 1993, p. 108-109), cherchent plus la continuité secrète des
deux que leur opposition. En un sens, le déplacement d'une problématique de la trace vers
une prise en compte du témoignage est typique de ce déport plus ample de l'histoire vers la
mémoire (voir, ainsi, le texte de Paul Ricœur, « La marque du passé », Revue de métaphysique
et de morale, janvier-mars 1998, p. 7-32).
28. Michel Vovelle, Idéologies et mentalités, Paris, Gallimard, 1992 [1982], p. 22. On se
souviendra que le syntagme « prisons de longue durée » provient d'un article célèbre de
Fernand Braudel de 1958, où il définit les structures de la longue durée comme des soutiens,
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426 LE L I V R E AVALÉ
mais surtout comme des obstacles, des limites, des contraintes dont l'homme peine à
s'affranchir (par exemple, « les cadres mentaux aussi sont prisons de longue durée », « La
longue durée », repris dans Les ambitions de l'histoire, Paris, Éditions Le Fallois, Le livre de
poche, 1997, p. 200).
29. François Dagognet, Éloge de l'objet. Pour une philosophie de la marchandise, Paris,
1989, p. 12.
30. Marc Auge, «L'autre proche», Martine Segalen (dir.), L'Autre et le semblable, 1988,
cité par Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte,
1996, p. 3-
31. Aron Gourevitch, « Histoire et anthropologie historique », Diogène, 1990, n° 151,
p. 93 et 89.
32. Roger Chartier, Au bord de la falaise: l'histoire entre certitudes et inquiétude, Paris,
Albin Michel, 1998, p. 62 (reprise d'un article paru en 1983), les italiques sont de moi.
33. Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli en proposent une première approche dans
l'ouvrage collectif qu'ils ont dirigé, Pour une histoire culturelle. Qu'on ne voie pas pourtant de
brûlante actualité dans ces métastases, mais bien leur généralisation, puisque déjà, en 1974,
Maurice Crubellier remarquait qu'on n'avait «jamais autant parlé de culture qu'au-
jourd'hui» (Histoire culturelle de la France, xix'-xx* siècle, Paris, Armand Colin, 1974, p. 9).
34. Superposant culture et civilisation, Marc Ferro le remarque : « Le destin de la notion
de civilisation est également significatif de la vision européocentrique de l'histoire [...]
aujourd'hui, dans l'emploi de ces deux termes, c'est le chaos (on parle à la fois de civilisa-
tion matérielle et de culture primitive) » (L'histoire sous surveillance : science et conscience de
l'histoire, Paris, Gallimard, 1985, p. 45-46).
35. Ariette Farge nous met, en effet, en garde : « Dans le sillage d'une anthropologie en
plein essor, [...] là où une lecture marxiste apportait de trop lourdes grilles d'interpréta-
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tions, l'historien s'échappait vers le monde déserté des habitudes culturelles, des manières
d'être et de faire. Simultanément, s'opérait un insensible glissement: trop préoccupé de
quitter les rives chargées du marxisme, l'historien ne s'est peut-être pas rendu compte qu'il
occultait souvent l'univers des conflits et des tensions, des luttes et des rapports de force,
univers qui constitue la toile de fond sur laquelle se greffent comportements, pratiques et
affectivités» (Le goût de l'archive, p. 57).
36. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle: le livre des passages, trad. par Jean
Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1989 (la remarque date des années 1930), N6, i, p. 485.
37. Joachim Du Bellay, Deffence, et illustration de la langue françoyse, éd. par Francis
Goyet et Olivier Millet, Paris, Champion, 2003, p. 70-71.
38. Giovanni Pico délia Mirandola, De la dignité de l'homme (Oratio de hominis
dignitatej, trad. et présenté par Yves Hersant, Combas, Éds. de l'Éclat, 1993, p. 9.
39. «Avec régénérer, on aborde un des maîtres mots de la période [révolutionnaire].
[... ] Son succès d'usage est lié pour une bonne partie à la construction d'une définition du
terme d''ancien régime» (Michel Peronnet, «L'invention de l'Ancien Régime en France»,
History ofEuropean Ideas, vol. 14, n° i, janv. 1992, p. 52).
40. On voit ainsi chez Érasme, dans le Ciceronianus, le sentiment de distance historique
prendre une tournure déjà radicale : « L'état présent de notre siècle te semble-t-il en rap-
port avec la mentalité de l'époque [temporum ratione] pendant laquelle Cicéron a vécu et
parlé? Alors que la religion, la politique, l'administration, l'État, les lois, les mœurs, la
culture [studia], le visage même des hommes ont été complètement transformés » (Érasme,
« Le Cicéronien », La philosophie chrétienne, trad. par Pierre Mesnard, Paris, Vrin, 1970.
p. 300).
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NOTES DE L'INTRODUCTION 427
41. Voir les dictionnaires étymologiques de Bloch et Wartburg ou de Dauzat ainsi que
Philippe Beneton, Histoire de mots : culture et civilisation, Paris, Presses de la Fondation natio-
nale des sciences politiques, 1975.
42. Jean de La Bruyère, Les caractères, ou les Mœurs de ce siècle^ éd. par Robert Garapon,
Paris, Bordas (Classiques Garnier), 1990, p. 355-356 («Des jugements», 20).
43. Nous verrons dans le chapitre III une occurrence encore plus ancienne ; j'en réserve
pour le moment l'analyse.
44. Baltasar Graciân, L'art de la prudence, trad. par Amelot de la Houssaie, préf. et
annoté par Jean-Claude Masson, Paris, Payot/Rivages, 1994 [1684], p. 85. Les termes espa-
gnols sont quasiment identiques, à ceci près que Graciân met un verbe au gérondif (déno-
tant donc la progression et la simultanéité avec le processus de rédemption) là où son
traducteur préfère un nom et un nom là où Amelot de La Houssaie choisit le participe
passé : « Cultura, y alino. Nace bârbaro el nombre; redimese de bestia, cultivândose. Hac
personas la cultura, y mas cuanto mayor » (Obras complétas, éd. par Miguel Battlori, Ceferino
Peralta, Madrid, Atlas, 1969, p. 393).
45. Sur «la rationalité de cour», l'instauration de nouvelles structures de la personna-
lité et les textes de Graciân, voir Roger Chartier, « Trajectoires et tensions culturelles de
l'Ancien Régime », André Burguière et Jacques Revel (dir.), Histoire de la France, t. IV, Les
formes de la culture, Paris, Seuil, 1993, p. 321-323.
46. L'hésitation entre civilisation et culture a toute une histoire, mais il semble clair
qu'aujourd'hui le poids s'est porté vers la culture aux dépens de la civilisation : il est symp-
tomatique que le célèbre Duby-Mandrou, Histoire de la civilisation française des années
1950, devienne ponctuellement l'Histoire culturelle de la France de Maurice Crubellier dans
les années 1970 et prenne une figure fortement institutionnelle avec la toute récente His-
toire culturelle de la France produite, en trois volumes, sous la direction de Jean-Pierre
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428 LE L I V R E AVALÉ
51. Michel Foucault, «À propos de Marguerite Duras », Dits et écrits, t. II, p. 763 (reprise
d'un texte de 1975).
52. « Entre mémoire et histoire : la problématique des lieux», Pierre Nora (dir.), Lieux
de mémoire, 1.1, La République, Paris, Gallimard, 1984, p. XLII.
CHAPITRE 1
L'amnésie de Montaigne : pour une nouvelle expérience du passé
1. Georges Duby, « L'histoire culturelle », Revue de l'enseignement supérieur, n° 44-45,
1969, repris dans Pour une histoire culturelle, p. 429.
2. Ibid., p. 430.
3. Ibid., p. 430.
4. Michel de Montaigne, Les Essais, éd. par Pierre Villey, Paris, PUF, 1992,1, ix, « Des
menteurs », p. 34. Désormais, je donnerai les références de façon abrégée. Suivant l'usage,
les différentes éditions de Montaigne seront notées [A] pour celle de 1580 ou de 1582, [B]
pour celle de 1588, [G] pour les ajouts postérieurs : je ne les mentionnerai que si cela est
pertinent pour l'analyse.
5. I, ix, p. 35.
6. Chrétien de Troyes, Le chevalier au lion (Yvain), éd. par Mario Roques, Paris, Cham-
pion, 1982, vers 2824-2825 et 3015. Ce n'est pas dire qu'à partir de Montaigne tomberait
d'un bloc le rapport entre sens et mémoire chez les lettrés ; on trouve encore chez François
de Rosset l'alliance « my faire perdre le sens & la mémoire » (Histoires tragiques de nostre
temps, Paris, A. Cottinet, 1639, p. 49) ou dans ce vers de la Mariane (1637) de Tristan L'Her-
mite: «Son jugement s'égare, il perd le souvenir» (vers 1674), mais l'un n'est plus le strict
équivalent de l'autre.
7. Bonaventure des Périers, Les nouvelles récréations et joyeux devis, éd. par Krystina
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14. Jean Céard, « La diététique et l'alimentation des pauvres selon Sylvius », Jean-Claude
Margolin et Robert Sauzet (dir.), Pratiques et discours alimentaires à la Renaissance, Paris,
G.-P. Maisonneuve et Larose, 1982, en particulier p. 48-50. Montaigne parle en grand bien
de Sylvius dont il a, apparemment, suivi certains cours à Paris.
15. On voit la même opération toucher le port, éminemment symbolique, des vête-
ments : « Entre ma façon d'estre vestu, et celle d'un païsan de mon pa'ïs, je trouve bien plus
de distance qu'il y a de sa façon à un homme qui n'est vestu que de sa peau » (I, xxxvi,
p. 226). Comme, de plus, l'éminente valeur des peuples sauvages leur alloue, aux yeux de
Montaigne, un rôle de modèle pour son propre projet (« Que si j'eusse esté entre ces nations
qu'on dict vivre encore sous la douce liberté des premières loix de nature, je t'asseure que
je m'y fusse très-volontiers peint tout entier, et tout nud », [« Au lecteur, p. 3 »]), la distance
radicale avec ses paysans joue des deux côtés de la comparaison : Montaigne immédiate-
ment nu ou Montaigne noblement vêtu assied pour chaque rôle son éminente position (je
rappelle que Montaigne, maire de Bordeaux, se fait une gloire de ne pas recevoir de paie-
ment pour sa responsabilité publique, sinon, comme l'usage le veut, deux robes aux cou-
leurs de la ville, signes somptueux — auxquels il tient manifestement — de son autorité).
On peut aussi noter qu'une autre opposition symbolique entre vêtement paysan et cos-
tume bourgeois ou noble tient à leur inégalité devant la mode, outil de distinction s'il en
est : là où la recherche, de plus en plus fréquente, de nouveaux apprêts est établie et valori-
sée, les vêtements paysans ne changent pas de façon notable au xvie siècle (voir Fernand
Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, xve-xviif siècle, 1.1, Les structures
du quotidien, le possible et l'impossible, Paris, A. Colin, 1979, p. 273-274) ; même si Montaigne
critique le sérieux donné aux variations de mode (I, XLIX, p. 296-297), il ne cherche pas
chez ses paysans la preuve d'une assiette qu'il eût, pourtant, pu trouver plus assurée.
16. I, ix, p. 34.
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17. Voir Sophie Jama, L'histoire juive de Montaigne, Paris, Flammarion, 2001.
18. Comme le dit le célèbre juriste Charles Loyseau, « [l]a plus vraie noblesse est celle
dont le commencement excède la mémoire des hommes» (Traicté des ordres et simples
dignitez, Paris, 1613, p. 42).
19. Voir Georges Huppert, Bourgeois et gentilshommes : la réussite sociale en France au
XVIe siècle, trad. par P. Braudel, A. Bonnet, Paris, Flammarion, 1983 [1977], p. 146.
20. II, xvii, p. 651. « Assurément la mémoire détient seule et toute la philosophie, et
tous les arts, et tout ce qui est utile à la vie » (Cicéron, Académiques, II, VII) ; « Je suis plein
de trous, je perds de partout» (Térence, Eunuque, I, H, 25).
21. Il l'exprimera juste avant l'histoire de Lynceste : « L'estre tenu et obligé me fourvoie,
et le despendre d'un si foible instrument qu'est ma mémoire» (III, ix, p. 962).
22. Voir Michel Beaujour, « Une mémoire sans sujet : Memoria à la Renaissance », Corps
écrit, n° 11,1984, p. 103-111.
23. II, xvi, p. 629.
24. On verra l'importance de la référence économique de la « mise en rolle » ou du
« contre-rolle » ; mais ce n'est pas sous-estimer l'imprégnation des habitudes légales,
comme les a exemplairement étudiées André Tournon (Montaigne: la glose et l'essai, Lyon,
Presses universitaires de Lyon, 1983).
25. III, xin, p. 1077.
26. Ibid.
27.1, vin, p. 33.
28. Sur cette logique du livre de raison et son évolution historique, voir le chapitre 2.
29. II, xxxv, p. 748.
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430 LE L I V R E AVALÉ
bon témoignage sur ce fait que toute bibliothèque est un relais de la mémoire. Avec l'accu-
mulation des livres imprimés, un changement capital s'est produit dans les manières de
travailler. On est passé des façons rhétoriques indispensables à la culture orale et manus-
crite, de l'âge des Ars memorandi au temps des livres multipliés. [...] Chez Montaigne, la
librairie se conforme aux nouveaux usages, elle est d'abord spectacle, lieu ouvert et libre
[...], mais aussi refuge» (Les Républicains des lettres, p. 237).
48. III, vm, p. 931.
49. «Je ne peints pas l'estre. Je peints le passage [...]. C'est un contrerolle de divers et
muables accidents» (III, n, p. 805).
50. III, ix, p. 946.
51. III, v, p. 873.
52. Voir Hugues de Saint-Victor, Didascalicon, V, 5 : « Mais qu'est-ce que l'Écriture, si-
non une forêt dont nous cueillons par la lecture les avis, comme si c'étaient de fruits
délicieux, pour les ruminer ensuite dans la réflexion?» (L'art de lire; Didascalicon, trad.
par Michel Lemoine, Paris, CERF, 1991, p. 197).
53. Mary Carruthers, The Book of Memory, p. 169.
54- III, v, p. 874-875.
55. II, xvm, p. 664-665.
56. Voir Gisèle Mathieu-Castellani, Montaigne: l'écriture de l'essai, Paris, PUF, 1988,
p. 211.
57. III, ix, p. 946. « Indigeste » signifie ici mal digéré.
58. I, xxv, p. 136.
59. La balance est l'instrument courant des marchands et non seulement le symbole de
la justice ; que Montaigne la prenne pour icône favorite est aussi un choix qu'il faut peser.
60. II, x, p. 408.
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auquel la loy de cette misérable guerre m'engage, et non d'un si gros debte comme celuy de
ma totale conservation » [III, ix, p. 970]).
87. Etienne de La Boétie, De la servitude volontaire ou Contr' un, éd. par Nadia Gontar-
bert, Paris, Gallimard, 1993, p. 125.
88.1, xxxi, p. 209.
89. Ibid., p. 212.
90. II, xn, p. 581.
91. L'anthropophagie n'est pas, au xvie siècle, une pratique connue seulement pour ses
exemples d'outre-mer ; que ce soit par famine, surtout, ou par vengeance, souvent, elle fait
partie du champ des possibles. Robert Mandrou note, dès son premier chapitre de l'Intro-
duction à la France moderne, cette maladie de la faim qui semble mener « droit à l'anthro-
pophagie », et il va même jusqu'à voir « toute une mentalité d'hommes traqués » sortir de
cette sous-alimentation chronique (Introduction à la France moderne (1500-1640) : essai de
psychologie historique, Paris, Albin Michel, 1998 [1961], p. 46-47). Que ce ne soit pas le cas
de Montaigne ne l'empêche pas d'avoir sous ses yeux le spectacle périodique des famines,
sans compter les cannibalismes de vengeance (à la Saint-Barthélémy, par exemple). Valoriser
ainsi le cannibalisme ne relève donc en rien d'un exotisme douteux.
92.1, xxxi, p. 209.
93. Que la vengeance ne soit pas simplement une pulsion aveugle et pleine de ressenti-
ment, mais relève d'une économie symbolique et de codifications sociales strictes est déjà
clair chez Aristote (Éthique à Nicomaque, IV, 11,1126 a 8-26 ou Rhétorique, II, 2,1378 a 30).
Du coup, le lien, tentant à faire, entre cannibalisme du père et rite eucharistique risque
d'égarer plus que d'éclairer: si, pour Montaigne, le modèle anthropophagique se situe
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N O T E S DU C H A P I T R E 1 433
du Colloque de St. Andrews (28-31 mars 1992), Paris, H. Champion, 1995, p. 177-187. On pour-
rait rapprocher de cette conscience économique du sujet les mises en scène d'un Panurge
(voir Terence Cave, « L'économie de Panurge : moutons à grande laine », Réforme, Huma-
nisme, Renaissance, n° 37, décembre 1993, p. 7-24 et « Or donné par don : échanges méta-
phoriques et matériels chez Rabelais », André Tournon et G.-A. Pérouse (dir.), Or, monnaie
échange dans la culture de la Renaissance, Saint-Etienne, Publications de l'Université de
Saint-Etienne, 1994, p. 107-117) ou le lien que tresse idéalement Gargantua entre don,
temps, valeur nobiliaire et mémoire : « C'est la nature de gratuité, car le temps, qui toutes
choses erode et diminue, augmente et accroist les bienfaictz, par ce qu'un bon tour libérale-
ment faict à homme de raison 'croist continuement par noble pensée et remembrance »
(Rabelais, Gargantua, éd. par M. A. Screech, Genève, Droz, 1970, chapitre 48, p. 275).
96. Voir Philippe Desan, Les commerces de Montaigne: le discours économique des Essais,
Paris, Nizet, 1992.
97.1, xxvin, p. 190. Le commerce prend la valeur générique de rapport humain ou
relation sociale, avec une connotation au besoin positive, à la fin du xvie siècle seulement
et, en particulier, chez Montaigne. C'est en 1540, dans la Vie de saint Hermentaire, que le
terme de « commerce » désigne pour la première fois une relation aux autres, mais avec
une tournure encore péjorative liée aux échanges marchands, puisqu'il est rapporté au
peuple, à l'intérêt et à une vie non érémitique consacrée à Dieu : « cerchant les lieux les
plus solitaires qu'il pouvoit, et plus contemplatifs, hors de la comerce du puple (qu'il voyoit
tant affectioné et ententif en vil gaing), trouva un lieu fort solitaire [...] priant d'un bon
cœur a Dieu lui faire la grâce de faire bastir et construire là un petit hermitage pour y vivre
en pouvreté et repos d'esprit toute sa vie » (« Vie de saint Hermentaire », Revue des langues
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434 LE L I V R E AVALÉ
romanes, 3e série, t. XV, vol. 39, p. 163, Nendern, Kraus reprint, 1970 [éd. de Montpellier,
1886]).
98.1, xxvi, p. 148.
99. « Quand nous disons un homme qui vaut beaucoup, ou un homme de bien, au stile
de nostre cour et de nostre noblesse, ce n'est dire autre chose qu'un vaillant homme » (II,
vu, p. 384).
100. II, xvii, p. 658.
101. Ibid.
102. Ibid.
103. Ibid.
104. III, ii, p. 814-815.
105. Expliquant la distorsion entre pouvoir politique et puissance symbolique jus-
qu'après la Révolution, Alphonse Dupront rappelle que « pendant que la bourgeoisie —
haute, moyenne, voire petite —, avec un certain nombre d'"intellectuels", s'établit dans la
révolution politique, la vie de l'esprit, la culture, la définition même des formes de la vie
commune demeurent aristocratiques. [... ] II aura fallu plus d'un siècle et demi au "règne
bourgeois" pour se libérer de ses modèles traditionnels et se retrouver les mains vides
quant à la définition d'un ordre spirituel collectivement enseigné. Autrement dit sans prin-
cipes justifiants autres que ceux d'exister, sans mythique du moins consciente» (Qu'est-ce
que les Lumières ?, p. 36-37). Sous une autre perspective, Nietzsche dira de même que « l'es-
sentiel d'une bonne et véritable aristocratie c'est qu'elle se croie non une fonction, soit de
la royauté, soit de la communauté, mais leur sens et leur justification même » (Par delà le
bien et le mal, trad. par Geneviève Bianquis, Paris, Aubier Montaigne, 1978, p. 351).
106.1, xxxix, p. 238. Sur «l'insociable sociabilité», voir Emmanuel Kant, «Idée d'une
histoire universelle au point de vue cosmopolitique », La philosophie de l'histoire (opuscu-
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CHAPITRE 2
La raison des mémoires : formes sociales de la subjectivité
chez les mémorialistes
1. Jean de Silhon, « Lettre à l'évêque de Nantes », Recueil de lettres nouvelles, Dédié à
Monseigneur le Cardinal de Richelieu, Paris, Toussaint Du Bray, rue St Jacques aux espic
meurs, 1627,1.1, p. 490.
2. Pierre Nora, «Les Mémoires d'État: de Commynes à de Gaulle», Pierre Nora (dir.),
Lieux de mémoire, t. II, La Nation, Paris, Gallimard, 1
3. Philippe Ariès, « Pourquoi écrit-on des Mémoires ? », N. Hepp et J. Hennequin (dir.)
Les valeurs chez les mémorialistes français du xvif siècle avant la Fronde, Paris, Klincksieck,
1979, P-17-
4. Pour un examen général et une problématisation récente du corpus des mémoires,
voir Frédéric Briot, Usage du monde, usage de soi: enquête sur les mémorialistes d'Ancien
Régime, Paris, Seuil, 1994 ; Emmanuèle Lesne, La poétique des mémoires (1650-1680), Paris,
Champion, 1996 ; Nadine Kuperty-Tsur, Se dire à la Renaissance: les mémoires au xvf siècle
Paris, Vrin, 1997; Frédéric Charbonneau, Les silences de l'histoire: les mémoires français du
xvif siècle, Québec, Presses de l'Université Laval, 2001.
5. Edward Peragallo, Origin and Evolution of Double Entry Bookkeeping: A Study of
Italian Practicefrom thé Fourteenth Century, New York, American Institute, 1938, p. 18-19.
6. Le livre de raison des Daurée, d'Agen (1491-1671), éd. par G. Tholin, Agen, Vve Lamy,
1880, p. 93.
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436 LE L I V R E AVALÉ
le mémorial en mémoires qui se changent souvent, autres qui demeurent » (Livre de compte
de Prince a la manière d'Italie [ . . . ] , Leyde, Jan Paedts Jacobsz, 1608, p. 21).
21. Voir James Aho, « Rhetoric and thé Invention of Double Entry Bookkeeping »,
Rhetorica, vol. 3, n° i, hiver 1985, p. 21-43. Il donne l'exemple suivant: i. Qui? Giovanni
Lombroso a reçu de nous; 2. Quoi? de l'argent liquide; 3. Combien? 300 lires; 4. Où? à
Padoue ; 5. Quand ? le 23 octobre 1348 ; 6. En présence de qui ? Franco Peruzzi ; Comment ?
Sous forme de prêt. On peut aussi remarquer que Luca Paciolo, le premier à écrire sur le
registre à partie double, établit une distinction entre l'inventaire (Inventario) et la disposi-
tion des livres (Disposizione) qui regroupe mémorial, journal et registre : comment ne pas
remarquer dans cette répartition l'inventio et la dispositio rhétoriques ?
22. Nicole note ainsi, par une instructive comparaison, que « le meilleur imprimeur du
monde qui n'aura que des caractères gothiques ne fera jamais que de l'impression gothi-
que. Ainsi le meilleur esprit du monde qui ne sera plein que de ces idées basses et plates ne
s'exprimera jamais noblement » (La vraie beauté et son fantôme, et autres textes d'esthéti-
que, éd. et trad. par Béatrice Guion, Paris, Champion, 1996 [1671], p. 171).
23. Je rappelle que Leibniz, au moment de chercher le principe des principes qui façonne
l'être humain, le trouve dans la nécessité de rendre raison (principium reddere rationis).
24. Pierre de Savonne, Instruction et manière de tenir livres de compte par parties dou-
bles, soit en compagnie ou en particulier, Lyon, Jean de Tournes, 1581 [1567], p. 6. Il ne fait
que suivre la logique comptable mise en place par Luca Paciolo dans sa Summa de
arithmetica dont un chapitre porte sur la manière de tenir les livres (On Accounting, éd.
par Gène Brown et Kenneth Johnston, New York, McGraw-Hill Book, 1963 [1494] ) où il
alloue l'écriture de la double partie au Quaderno (le registre à proprement parler), et non
au Memoriale; par ailleurs, à la différence de l'inventaire, du journal ou du livre capital, le
Mémorial est le seul à être public (chaque membre de la famille peut y inscrire les opéra-
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tions commerciales ou les notations dignes de souvenir, alors que le chef de famille ou le
patron de la compagnie est seul, avec son comptable éventuellement, à établir son inven-
taire et son registre), ainsi que, après Paciolo, le note encore Jean Coutereels (L'art solide de
livre de comptes, Middelbourg, 1623, p. 3) ; mais cette valeur publique semble s'effacer au
profit de l'autorité du comptable puisque, au début du xvne siècle, Michel van Damme en
suggère le possible abandon (« le mémorial est bien nécessaire, mais j'en ay cogneu & en
cognois encore qui ne tiennent qu'un journal & un grand livre, & moy je n'en ay jamais
tenu d'avantage», (Manière la plus industrieuse et breifsve qu'on pourra veoir et qui n'a
encore esté imprimée a tenir justement, et parfaitement, livres, de casse, de comptes ou de
raison [...], Rouen, Nicollas Dugart, 1606, p. 16)).
25. C'est en quoi l'histoire des mentalités trouve dans ces textes un terrain d'élection
pour l'analyse de ce qu'on appelait, en suivant Lucien Febvre, «l'outillage mental». Ainsi
Robert Mandrou s'en sert abondamment, entamant sa bibliographie de l'Introduction à la
France moderne par une longue section dévolue aux « Livres de raison et mémoires », tant
ils lui paraissent fondamentaux.
26. Bernard Beugnot, « Livre de raison, livre de retraite », Les valeurs chez les mémoria-
listes français du xvif siècle avant la Fronde, Paris, Klincksieck, 1979, p. 49.
27. Biaise de Montluc, Commentaires, éd. par Paul Courteault, Paris, Gallimard, 1964,
p. 78 (Préambule).
28. Scipion Dupleix inclut Bassompierre dans le complot contre Richelieu lors de la
grave maladie de Louis XIII en 1631 : « Le Mareschal de Bassompierre y fut aussi meslé
mais la haine du Cardinal envers luy procedoit principalement de ce qu'il avoit parlé du
gouvernement présent avec beaucoup de franchise [entendez avec beaucoup (trop) de
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438 LE L I V R E AVALÉ
liberté] : à raison de quoy il fut mis dans la Bastille » (Scipion Dupleix, Histoire de Louis le
Juste, Paris, Claude Sonnius et Denys Bechet, 1643, p. 398).
29. Marie Mancini, Apologie ou les Véritables mémoires de Marie Mancini, Princesse
Colonna, éd. par Georges d'Heylli, Paris, E. Hilaire, 1881 (Leyde, Jean Van Gelder, 1678), p. i.
30. Louis XIV, Mémoires pour l'instruction du Dauphin, présenté par Pierre Goubert,
Paris, Imprimerie nationale, 1992, p. 44.
31. Nicolas Goulas, Mémoires de Nicolas Coulas, Gentilhomme ordinaire de la Chambre
du duc d'Orléans, éd. Constant, Paris, Renouard, 1879, t. II, p. 446.
32. Sur ce point, voir les schémas instructifs de Frédéric Charbonneau, Du secret des
affaires aux arcanes de l'histoire, Thèse de doctorat, Université de Montréal, 1996, Annexe
II, p. xxvin-xxix.
33. Sur ce double enjeu juridique et économique, voir Marc Fumaroli, « Les mémoires
du xviie siècle au carrefour des genres», xvif Siècle, nos 94-95,1971, p. 11-17.
34. Bertrand de Salignac, Seigneur de La Motte Fénelon, Siège de Metz, éd. par Michaud
et Poujoulat, t. VIII, ire série, p. 511.
35. Les maître des requêtes forment, avec les conseillers, ministres et secrétaires d'État et
les intendants des provinces, les hautes instances du pouvoir émanant directement du roi.
36. Esprit Fléchier, Mémoires sur les Grands-Jours d'Auvergne en 1665, éd. par M. Chéruel,
Paris, Hachette, 1856. On pourrait y comparer Le Voyage de Chapelle et Bachaumont en
Languedoc et Provence (1663) qui brosse un tableau sans doute lui aussi empreint de galan-
terie mondaine, mais qui se réjouit avec estime et allégresse de la vie provinciale.
37. Il en va de même pour les villes, qu'elles soient la proie de troubles religieux ou
politiques, ou qu'elles se trouvent en situation financière désastreuse, l'administration
royale s'impose pour régler les conflits et les comptes et, du même coup, contrôler tous les
possibles opposants. Voir Jacques Ellul, Histoire des institutions, xvf-xvrf siècle, Paris, PUF
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1989 (1956), p. 89-91. Pour une vision plus relativiste des effets concrets des Grands-Jours
de Poitiers en 1634, voir Joël Cornette, La mélancolie du pouvoir, Orner Talon et le procès de
la raison d'État, Paris, Fayard, 1998 (en particulier la deuxième partie).
38. Louis de Pontis, Mémoires du Sieur de Pontis, officier des armées du Roy, Contenan
plusieurs circonstances des Guerres & du Gouvernement, sous les règnes des Roys Henri IV,
Louis XIII6- Louis XIV, publiés d'après l'éd. originale de J. Servier, Paris, Hachette, 1898, p. 78.
39. Michel de Marolles, Mémoires, Amsterdam, 1755, Avant-propos, p. m.
40. Voir Anne Fillon, « Politique, théâtre et sentiment dans les Mémoires de quelques
gentilshommes conspirateurs de la génération du Cid», L'État et les aristocraties (France,
Angleterre, Ecosse), xif-xvif siècle, éd. par Philippe Contamine, Paris, Presses de l'ENS,
1989, p. 305-334.
41. Nicolas Fontaine, Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal, Genève, Slatkine
reprints, 1970 [réimpr. de l'éd. d'Utrecht, 1736], 1.1, p. i, 297,314, t. II, p. 293.
42. Ibid., 1.1, p. 36 (première phrase des mémoires proprement dits).
43. Ibid., 1.1, p. 383.
44. Ibid., t. II, p. 395.
45. Henri de Campion, Mémoires de Henri de Campion, Paris, Treuttel et Wurtz,
1807, p. i.
46. Louis de Pontis, Mémoires, p. 2.
47. Sur ces deux éléments, voir Pierre Nora, « Les Mémoires d'État : de Commynes à de
Gaulle », Les lieux de mémoire. Il en va de même pour les livres de raison qui sont, pou
beaucoup, édités par des érudits locaux, dans les années 1880-1900, comme si les Mémoires
relevaient de l'histoire nationale et les livres de raison de l'histoire régionale (de façon
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NOTES DU C H A P I T R E 2 439
symptomatique, Robert Mandrou regroupe encore par régions les livres de raison dans sa
bibliographie de l'Introduction à la France moderne).
48. Madame de Motteville, Mémoires sur Anne d'Autriche et sa cour, nouvelle éd. d'après
le manuscrit de Conrart par F. Riaux, Paris, Charpentier, 1886, p. 2.
49. Claude Lancelot, Mémoires touchant la vie de Monsieur de S. Cyran, pour servir
d'éclaircissement à l'histoire de Port-Royal, Cologne, 1738, p. xxm.
50. Voir la synthèse de Pierre Nora, « Les Mémoires d'État : de Commynes à de Gaulle »,
qui indique le passage de mémoires contre le pouvoir aux mémoires du pouvoir.
51. Mémoires de Monsieur de la Chastre, sur ce qui s'est passé à la fin de la vie de Louis
XIII. 6- au commencement de la Régence, joint aux Mémoires de M. D. L. R. [M. le Duc de la
Rochefoucauld] sur les brigues à la mort de Louis XIII. Les guerres de Paris 6- de Guyenne, &
la prison des Princes, Cologne, Pierre Van Dyck, 1664, p. 291-400.
52. Response faite aux Mémoires de Monsieur le Comte de la Chastre, par Monsieur le
Comte de Brienne, Ministre ef Secrétaire d'Estat, dans Recueil de diverses pièces curieuses
pour servir a l'histoire, Cologne, Jean du Castel, 1664, p. 40.
53. Philippe de Commynes, Mémoires, éd. par Joseph Calmette, Paris, Les Belles Lettres,
1981 [1524], 1.1, p. 3-
54. Fontaine,Mémoires, p. ni et iv, «Avertissement» (je souligne).
55. Mémoires de Pierre Thomas, sieur Du Fossé, éd. par F. Bouquet, Rouen, C. Métérie,
1876 [1739], p. 33.
56. J.-A. de Thou, Histoire de M. de Thou des choses avivées de son temps, trad. par P. du
Ryer, Paris, Augustin Courbé, 1659, t. III, p. 955-956.
57. Louis XIV, Mémoires, p. 46. Saint-Simon regrette justement ce temps heureux du
règne de Louis XIII, où « le Roi se tenait comme obligé de lui devoir [à Saint-Simon père] »
(Mémoires, éd. par Yves Coirault, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983,
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p. 85).
58. « Je fis connaître qu'en quelque nature d'affaires que ce fût, il fallait me demander
directement ce qui n'était que grâce, et je donnai à tous mes sujets sans distinction, la
liberté de s'adresser à moi à toutes heures, de vives voix et par placets » (Louis XTV, Mémoires,
P- 53)-
59. « II en est sans doute de certaines [fonctions], où tenant, pour ainsi dire, la place de
Dieu, nous semblons être participants de sa connaissance, aussi bien que de son autorité,
comme, par exemple, en ce qui regarde le discernement des esprits, le partage des emplois
et la distribution des grâces» (Ibid., p. 217).
60. Saint-Evremoniana ou Recueil de diverses Pièces curieuses, Rouen, Renault, 1710,
p. 301-302.
61. Louis XIV, Mémoires, p. 50.
62. Ibid., p. 214.
63. «What looks like a tempest of petty jealousies is really just thé intense center-point
in a calculated revalorization of thé principle of royally monitored social distinction, thé
effect of which went cascading down through thé rest of society » (William Beik, « Socia
interprétation of thé Reign of Louis XIV», L'État ou le roi: les fondations de la modernité
monarchique en France (xiV-xvif siècles), Paris, Éditions de la Maison des Sciences de
l'homme, 1996, p. 150). Voir aussi Emmanuel Le Roy Ladurie, «Auprès du roi, la cour»,
E. Le Roy Ladurie (dir.), Les monarchies, Paris, PUF, 1986, p. 209-233.
64. Louis de Saint-Simon, Mémoires, XXXV, 189.
65. Saint-Simon, «Lettre à Rancé», Ibid., p. 1596.
66. Albert Sorel, « Histoire et mémoires », Minerva, vol. VI, janvier 1903, p. 164.
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440 LE L I V R E AVALÉ
76. Sur ce point, voir Marc Fumaroli, «Les Mémoires du xvne siècle au carrefour des
genres en prose », xvif Siècle, nos 94-95,1971, p. 7-37.
77. Bernard Lamy, L'art de parler, avec un discours en lequel l'on donne une idée de l'art
de persuader, Paris, A. Pralard, 1678.
78. Philippe Ariès, « Pourquoi écrit-on des Mémoires ? », p. 18.
79. Mme de Lafayette, Vie de Henriette d'Angleterre, éd. par M.-T. Hipp, Genève, Droz,
1967, p. 3. Une des différences majeures avec l'autobiographie tient au fait que des mémoi-
res peuvent n'être pas rédigées par celui ou celle dont on rapporte la vie : le narrateur n'est
pas toujours l'auteur. Mme de Lafayette écrit la vie d'Henriette d'Angleterre, Mme de
Motteville, celle d'Anne d'Autriche, du Fossé celle de Louis de Pontis, quatre secrétaires
mettent en forme les souvenirs dictés par Sully, etc.
80. Brantôme, qui semble donner à son écriture du passé l'ostentation d'un rituel, fait
de l'héritage reçu une leçon de style : « Je commence mon livre par les louanges & gloires
d'aucuns grands Capitaines & grand personnages de guerre, qui ont esté de nos temps &
de nos Pères [...] je veux imiter les divins Architectes, lesquels embellissent leurs
bastiments par les plus superbes frontispices, qu'ils peuvent tirer de la matière de leur
marbre & de leur porphyre [...], ou bien de l'art industrieux de leur main admirable, afin
que l'œil au premier aspect juge de la perfection de l'œuvre. Mais en cecy pourtant il m'est
impossible de les ensuivre du tout [...], moy je n'ay que la matière, belles certes, [... ] mais
j'ay le dire fort bas & faible » (Mémoires, Leyde, Jean Sambix, 1665, mais la rédaction date
de 1584). Alors que tout l'enseignement de la rhétorique vise à replier le dire sur la matière
(parler de façon grandiose des grands événements et trivialement des petits riens), Brantôme
les disjoint en prétendant que la beauté du sujet suffit à la validité du discours — déni
rhétorique de la rhétorique.
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N O T E S DU C H A P I T R E 2 441
81. « Outre les trois sortes de style, j'en établis aussi un qui est commun à tous, lequel
on peut appeler transcendant : c'est le style naturel propre aux choses basses et aux hautes.
En ce qui est des choses basses, il les décrit naïvement et véritablement, sans pourtant
abaisser sa dignité ; et pour les choses hautes, il ne les exprime point par l'enflure et par des
ornements vains, mais par la force et la netteté des paroles. C'est en cela que se trouve
l'élégance du discours avec la vraie et parfaite éloquence» (Charles Sorel, De la connais-
sance des bons livres, Rome, Bulzoni, 1974 [1671]).
82. Cardinal de Retz, Mémoires, éd. par Simone Bertière, Paris, Garnier, 1987, t. II, p. 155.
83. Memoro plutôt que memini, dans la mesure où il s'agit peut-être moins du fait de se
souvenir, d'avoir présent à l'esprit quelque chose du passé, que de l'expérience de le mettre
en récit, d'imprimer sa marque personnelle sur une mémoire qui nous dépasse, comme le
potier laisse la trace de ses doigts sur la cruche qu'il a tournée (pour reprendre l'image de
Walter Benjamin dans « Le narrateur », Essais //, 1935-1940, trad. par Maurice de Gondillac,
Paris, Denoël-Gonthier, 1983 [1936], p. 66).
84. Bernard Beugnot, Le discours de la retraite au xvif siècle: loin du monde, loin du
bruit, Paris, PUF, 1996, p. 259.
85. Ariette Farge, «Familles. L'honneur et le secret», Philippe Ariès et Georges Duby
(dir.), Histoire de la vie privée, t. III, sous la dir. de Roger Chartier, Paris, Seuil, 1986, p. 590.
86. Bassompierre écrit «en marge les fautes qu'[il] y remarque», «les choses qu'fil]
trouv[ait] indignes de cette Histoire, ou ouvertement contraires à la vérité » (Mémoires du
Mareschal de Bassompierre, contenant l'Histoire de sa Vie et de ce qui s'est fait déplus remar-
quable à la Cour de France pendant quelques années, Cologne, Pierre du Marteau, 1665,
P- 735)- Ses notes contre Dupleix ont été publiées sous le titre de Remarques de Monsieur le
Mareschal de Bassompierre sur les Vies de Henry IV et Louis XIII de Dupleix, Paris, Pierre
Bienfait, 1665.
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95- Heraclite, Fragments, éd. et trad. par Marcel Conche, Paris, PUF, 1986, fragment 39,
p. 150.
96. Après les théoriciens de la raison d'État, il n'est que d'entendre ce que dit, au plus
haut niveau, le chancelier Séguier au nom du roi, lors du lit de justice du 21 février 1641 :
«Art. i. Faisons très-expresses défenses à notre cour de Parlement de Paris et à toutes nos
autres cours de prendre, à l'avenir connoissance d'aucunes affaires concernant l'État, admi-
nistration et gouvernement d'icelui que nous réservons à notre personne seule ». La multi-
plication des intendants, relevant directement du roi et court-circuitant les légitimités
traditionnelles des parlements, est la manifestation administrative de ce contrôle souverain
du secret.
97. Marcel Gauchet, « L'État au miroir de la raison d'État : la France et la chrétienté »,
Yves-Charles Zarka (dir.), Raison et déraison d'État. Théoriciens et théories de la raison d'État
aux xvf et xvif siècles, Paris, PUF, 1994, p. 237.
98. Pour l'exemple des mémoires de l'avocat général au parlement de Paris Orner Talon,
voir Joël Cornette, La mélancolie du pouvoir: Orner Talon et le procès de la raison d'État,
Paris, Fayard, 1998.
99. Huet, Mémoires, p. 155.
100. « De quelque sorte qu'on ait les yeux ouverts sur mes desseins, si je ne me trompe,
ceux qui ne bougent du Louvre n'en savent guère davantage que ceux qui n'en approchent
jamais» (Louis XIV, Mémoires, p. 133).
101. « Les rois [... ] sont toujours eux-mêmes les plus sévèrement jugés et les plus curieu-
sement observés» (Ibid., p. 239).
102. Françoise Bertaud, dame de Motteville, Mémoires pour servir à l'histoire d'Anne
d'Autriche, dans Michaud-Poujoulat, Nouvelle collection des mémoires [...], Paris, 1838
[1723], t. X, 2e série, p. 526.
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103. Roger de Rabutin, comte de Bussy, Mémoires, Paris, J.-C. Lattes, 1987 [1696], p. 9.
104. Francis Schmidt, « L'apocryphe et la faute », Le temps de la réflexion, Paris, Gallimard,
1984, t. V, p. 149-150.
105. Du Fossé, Mémoires, t. IV, p. 369. Sur cette économie rhétorique de la vérité, je
reviens plus longuement au chapitre 6.
106. Michel de Marolles, Mémoires, Amsterdam, 1755, t. III, p. 129.
107. Par exemple : « Je m'arreste peut-estre trop à ces petites circonstances ; mais les
trois dernières semaines de la fin de la maladie du Roy, s'estans passées en petites intrigues,
dont toutes les particularitez ont esté considérables, il faudra par nécessité que je marque
mesme les moins importantes» (La Châtre, Mémoires, p. 326).
108. Lancelot, Mémoires, p. i.
109. Par exemple : « Dieu voulut me laisser du pain, après m'avoir mis nu » ; « Je regardai
tous ces coups redoublés comme un effet de la colère de Dieu contre moi [... ] et me jetant
entre les bras de sa divine providence, je tâchai à supporter constamment tous ces déplai-
sirs » (Mémoires inédits de Dumont de Bostaquet, gentilhomme normand, éd. par Charles
Read et Francis Waddington, Paris, Michel Lévy, 1864, p. 76 et 79).
110. « L'homme est naturellement inconstant en ses voies, dit l'Ecriture, et je l'ai sou-
vent éprouvé. Toute cette résolution que j'avois prise de garder le célibat et de ne travailler
qu'à rebâtir mes ruines et vivre sans engagement, se trouva en peu de temps changée»
(Dumont de Bostaquet, Mémoires, p. 80).
111. Alors que se prépare la révocation de l'Édit de Nantes, « semblables aux premiers
habitants de la terre, on bâtissoit et l'on se marioit sans voir les nues prêtes à crever pour
inonder la terre que nous habitions» (Ibid., p. 96).
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NOTES DU C H A P I T R E 2 443
112. Marguerite de Valois, Mémoires, éd. par Éliane Viennot, Paris, Champion, 1999,
p. 38.
113. « La dernière conversation que j'eus, sur ce détail, avec Monsieur, dans la grande allée
des Tuileries, fut assez curieuse, et, par l'événement, presque prophétique » (Retz, Mémoires,
t. II, p. 268).
114. Bassompierre, Mémoires, p. 2.
115. Mlle de Montpensier, Mémoires, éd. par A. Chéruel, Paris, G. Charpentier, env.
1850, p. 2.
116. Orest Ranum, « Courtesy, Absolutism and thé Rise of thé French State », Journal of
Modem History, n° 52,1980, p. 434.
117. Voir Marc Fumaroli, «Les mémoires du xvne siècle au carrefour des genres»,
xvif Siècle, p. 32.
118. Campion, Mémoires, p. 3.
119. « Voilà mes chers enfants, un abrégé de tout ce qui s'est passé dans ma vie de biens
et de maux, jusques au temps que le ciel par un effet de sa divine providence et de son
secours que j'ai expérimenté dans cette longue course que j'ai déjà faite, m'a amené dans
cet asile où, à l'abri de mes persécuteurs, je puis en repos repasser sur les divers événe-
ments qui me sont arrivés; [...] je veux vous en laisser un mémoire exact et sincère, et
vous donner un patron pour éviter ce que j'ai fait de mal et imiter ce que j'ai fait de bien »
(Dumont de Bostaquet, Mémoires, p. 162).
120. Saint-Simon se plaît à rapporter la mode des Mémoires en 1717 après la publica-
tion de ceux du cardinal de Retz et de Guy Joly: «II n'y avait homme ni femme de tous
états qui ne les eût continuellement entre les mains. L'ambition, le désir de la nouveauté,
l'adresse des entrepreneurs qui leur donnait cette vogue, faisait espérer à la plupart le
plaisir et l'honneur de figurer et d'arriver, et persuadait qu'on ne manquait non plus de
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personnages que dans la dernière minorité. On croyait trouver le cardinal Mazarin dans
Law, étranger comme lui, et la Fronde dans le parti du duc et de la duchesse du Maine ; la
faiblesse de M. le duc d'Orléans était comparée à celle de la Reine mère » (Mémoires, XXXV,
p. 22-23).
121. « Par les blessures du corps se font des marques, des signes, des "impressions" :
c'est ce dernier terme, ambigu, qui est le plus souvent employé dans les biographies ; une
impression constitue, comme on l'écrivit d'une religieuse qui se grava le nom de Jésus sur
le corps, un "souvenir éternel"» (Jacques Le Brun, «L'institution et le corps, lieux de la
mémoire d'après les biographies spirituelles du xvne siècle », Corps écrit, n° 11,1984, p. 119).
122. Voir David Hume: Philosophical Historian, éd. et introd. par David F. Norton et
Richard H. Popkin, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1965.
123. Nicolas Lenglet du Fresnoy, Supplément de la Méthode pour Etudier l'Histoire, Paris,
Rollin et de Bure, 1741, p. 21.
124. Jean Bodin, La méthode de l'histoire. Œuvres philosophiques de Jean Bodin, éd. et
trad. par Pierre Mesnard, Paris, PUF, 1951, p. 281.
125. Ibid., p. 278.
126. Ibid., p. 279.
127. Lancelot du Voisin de La Popelinière, L'histoire des histoires, Paris, Fayard, 1989
[1599], 1.1, p. 32.
128. Lancelot du Voisin de La Popelinière, L'idée de l'histoire accomplie, dans L'histoire
des histoires, ibid., t. II, p. 26.
129. Ibid., t. II, p. 64.
130. Ibid., t. II, p. 58.
131. Ibid., 1.1, p. 17.
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444 LE LIVRE AVALÉ
CHAPITRE 3
Renommée et publicité :
la querelle des Lettres de Guez de Balzac
1. Voir Reinhart Koselleck, Le règne de la critique, Paris, Minuit, 1979 ; Jùrgen Habermas,
L'espace public: archéologie de h publicité comme dimension constitutive de la société bour-
geoise, Paris, Payot, 1986; P. Ariès et G. Duby (dir.), Histoire de la vie privée, t. III dir. par
R. Chartier, Paris, Seuil, 1986.
2. Hélène Merlin, Public et littérature en France au xvif siècle, Paris, Les Belles Lettres,
1994, p. 89.
3. Ibid., p. 90-91.
4. Ainsi que le rappelle Joël Cornette : « Le courage dans les affrontements, la bravoure
et le panache à la guerre, le sang versé avec prodigalité sur le champ de bataille: voilà
autant d'actions d'éclat susceptibles d'être moralisées, converties en valeurs et en vertus
spirituelles par imitatio du sacrifice par excellence, celui du Christ» (Joël Cornette, Le roi
de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, 1993, p. 298).
5. Emmanuel Le Roy Ladurie, L'Ancien Régime, 1610-1715, Paris, Hachette, 1991, p. 80.
6. Voir saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, texte intégral revu et pré-
senté par E.-M. Lajeunie, Paris, Seuil, 1995 [1608], p. 185-186; Malebranche, Conversations
chrétiennes, Œuvres complètes, éd. par A. Robinet, Paris, Vrin, 1959 [1677], t. IV, p. 159;
Spinoza, Traité politique, trad. par C. Appuhn, Paris, Flammarion, 1966 [1677], 1.1, p. 5.
7. Institutes, i. 11. 4. Voir Ernst Kantorowicz, « La souveraineté de l'artiste. Note sur
quelques maximes juridiques et les théories de l'art à la Renaissance », Mourir pour la
patrie, et autres textes, préf. par Pierre Legendre, trad. par Laurent Mayali, Paris, PUF, 1984.
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NOTES DU C H A P I T R E 3 445
8. Voir Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au xvif siècle, Genève, Droz,
1969,1.1, p. 200 et Le livre français sous l'Ancien Régime, Paris, Éditions du Cercle de la
Librairie, 1987, p. 139.
9. L'Alliance Françoise avec un Discours touchant l'Ordre du Roy, Lyon, Claude Armand,
1620, p. 9. Autre exemple contemporain : « Car puis que les peuples prennent du Prince :
comme d'un moule public, la forme de toutes leurs actions, changeans & rechangeans
leurs mœurs avec les siennes, vous nous ferez un exemple si parfait, que semblable à vos
prédécesseurs, vous porterez les tiltres glorieux, de CONQUERANT, DE SAGE, DE GRAND, DE
DEBONNAIRE, ET DE PERE DU PEUPLE » (Le Prince Absolu, Paris, 1617, p. 3 [le roi semble
prendre sur soi la figure sacrée de la memoria, le Dehors sur lequel chacun se modèle]. Voir
le chapitre 4.
10. Marc Fumaroli, « Mémoires et histoire [...]», p. 31.
11. Jean-Louis Guez de Balzac, Les premières lettres, 1618-1627, éd. et intro. par H. Bibas
et K.-T. Butler, Paris, Droz, 1933, p. 151.
12. La Motte-Aigron, dans Balzac, ibid., p. 238.
13. L'Apologie pour Monsieur de Balzac écrite par François Ogier en 1627 (et à laquelle
Balzac lui-même a mis la main) enfonce le même clou: « [I]l n'a tenu qu'à la fortune que
ce qu'on appelle lettres n'ait esté harangue, ou discours d'Estat. [... ] Et de fait, en Testât où
sont aujourd'huy les affaires du monde, n'estant pas permis à l'Eloquence de paroistre
devant un Sénat, pour y deffendre les peuples opprimez, ou pour accuser ceux qui les
oppriment, il faut de nécessité qu'elle s'enferme en ce petit espace, & qu'elle y ramasse
toute sa vertu, qui est d'autant plus forte, qu'elle est moins libre, & moins estenduë. Là
dedans elle a pourtant pour objet tout ce qui tombe sous le discours ; Et les avis, les con-
seils, les consolations, les conjouïssances, la louange, le blâme, & généralement toutes les
matières de la Politique & de la Morale, sont le champ dans lequel elle s'exerce » (Guez de
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446 LE L I V R E AVALÉ
pour ceux qui ne pouvant obliger la renommée à conserver leur mémoire dans les cœurs
des gens de bien, ont besoin de s'immortaliser dans l'or et la soye des lasches & des flat-
teurs » (De Vaux, Tombeau de l'orateur français, ou Discours de Tyrsis, pour servir de response
à la lettre de Périandre, touchant l'Apologie pour Monsieur de Balzac, Paris, Adrian
Taupinart, 1628, p. 164). On ne sait trop qui est ce de Vaux, mais son traité est un des plus
intéressants de la querelle: il semble faire partie de l'entourage du comte de Cramail,
auquel Crosilles envoie ses propres critiques des Lettres de Balzac ; il se pourrait que cet
essai soit de la plume du comte lui-même (poète et prosateur à ses heures), voire de celle
de Charles Sorel qui fut secrétaire de Cramail durant quelques années et demeure de ses
relations.
22. François La Mothe Le Vayer, dans son Hexaméron rustique, offre des remarques très
intéressantes, en ce qu'elles lient, de façon toute allusive, le problème de l'éloquence balza-
cienne à la question de la mémoire : « Comme l'on a dit que la mémoire des choses se
trouvoit souvent où celle des noms estoit défectueuse, et parfois tout au rebours, [...]
l'Éloquence de Balzac estoit accompagnée de jugement en ce qui concernoit le choix des
mots, leur disposition, le choix d'une période ; ce qu'il a reconnu mieux peut-estre que
personne de son siècle ; mais qu'à Fesgard de la pensée, et des matières qu'il traittoit, ce
mesme jugement ne jouoit pas si bien son jeu », et il donne à un personnage nommé
Simonides (à l'instar de l'inventeur des arts de mémoire) la pointe finale sur ce type d'ora-
teurs «qui peuvent estre diserts, mais non pas eloquens, [...] leur vanité les aveugle de
sorte qu'ils croient posséder la perfection du bien dire, s'ils ont la diction telle qu'on n'y
puisse trouver rien à redire» (Hexaméron rustique, ou Les Six Journéspassées à la Campa-
gne entre des Personnes Studieuses, Cologne, Pierre Brenussen, 1671, p. 114-115). Ce texte
publié tardivement en 1670 a sans doute été écrit à la fin des années 1620 ou au début des
années 1630.
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23. «Combien de lettres au sein de l'aristocratie qui ne semblent être seulement que
l'échange mutuel de courtoisies honorifiques, des effluves de l'estime ! » (Mark Greengrass,
« Political Clientelism before Richelieu », N. Bulst, R. Descimon et A. Guerreau (dir.), L'État
ou le roi, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l'homme, 1996, p. 79 [ma traduction]).
24. Bernard Bray, « La louange, exigence de civilité et pratique épistolaire au xvne siècle »,
xvif Siècle, n° 167, avril-juin 1990, p. 135-153. Je reviens sur la logique sociale de la louange,
à propos du Prince de Guez de Balzac, dans le chapitre 5.
25. Ullrich Langer, Vertu du discours, discours des vertus: littérature et philosophie mo-
rale au xvf siècle en France, Genève, Droz, 1999, p. 37. Il ne s'agit d'ailleurs pas d'une
structure propre aux modes sociaux des xvie et xvne siècles (malgré d'évidentes différences
avec le monde antique) : voir en particulier Laurent Pernot, La rhétorique de l'éloge dans le
monde gréco-romain, Paris, 1993, p. 134-178. On peut aussi noter que, pour le Dictionnaire
de 1573, l'alleu désigne la terre pour laquelle on doit payer des redevances et dérive du
verbe latin laudare. Louer une terre, louer un être : même réseau d'obligations.
26. De Vaux, Tombeau de l'orateur français, p. 26.
27. Ogier, Apologie pour Monsieur de Balzac, p. 157.
28. L'épître latine est donnée dans la Correspondance éditée par Adam et Tannery. Je
cite la traduction française de l'édition des Lettres faite par Clerselier en 1663 et reprise
dans l'édition de 1667 : Lettres de Mr Descartes. Où sont traitées plusieurs belles Questions
Touchant la Morale, Physique, Médecine & les Mathématiques, Paris, Charles Angot, 1667,
p. 470-471.
29. Ulrike Michalowsky l'a noté dans son article («La vanité de Guez de Balzac : fiction
critique ou réalité imaginaire », xvif Siècle, juillet-septembre 1990, p. 345-358) : « Pour pou-
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voir faire son propre éloge il faut donc avoir recours à une légitimation théorique : Balzac
trouve celle-ci chez Aristote. Le magnanime que décrit l'Éthique à Nicomaque est en droit
de faire son propre éloge parce que ses vertus le placent au-dessus des règles de morale
généralement admises. » Mais, comme elle le rappelle aussi, c'est un trait proprement grec
que de mépriser une modestie exagérée ou une humilité dont le christianisme fait, au
contraire, une vertu cruciale. On ne peut donc se légitimer impeccablement par Aristote.
30. Balzac, Les premières lettres, p. 126.
31. Lettre de Phycargue à Menipe, touchant le Narcisse de Phyllarque, Paris, François
Julliot, 1628, p. 42.
32. [Bernard de Javersac], Discours d'Aristarque à Nicandre. Sur le jugement des Esprits
de ce temps. Et sur les fautes de Phyllarque, Rouen, 1628, p. 33.
33. Goulu, Lettres de Phyllarque à Ariste. Où il est traité de la vraye & la bonne Eloquence,
Contre la fausse & la mauvaise du Sieur de Balzac, Paris, N. Buon, 1627,2e édition augmentée,
P-145-
34. Voir Orest Ranum, Artisans of Glory, p. 50-52.
35. Le propos des lettres de Goulu est explicitement de «desabuser le monde, & sur
tout la jeunesse qui se formoit à l'imitation de cette vicieuse façon décrire [sic] » (« Avertis-
sement du libraire au lecteur»).
36. Philalethe à Pimene, Sur l'Apologie de Monsieur de Balzac, Paris, F. Targa, 1627, p. 8-9.
37. Sur ce rapport entre vérité et éloquence, voir le chapitre 5.
38. Goulu, Lettres de Phyllarque à Ariste, p. n et p. 160.
39. Ibid., p. 387.
40. De Vaux, Tombeau de l'orateur français, p. 31.
41. Lettre de Monsieur de Crosilles, A Monsieur le Comte de Cramail, Paris, 1625, repro-
duite aussi par P. Tamizey de Larroque, Annales du Midi, n° 5,1893.
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68. Anti-phyllarque, p. 6.
69. «Une autre loi (en est-ce une?) semble commander l'évolution de la société reli-
gieuse et lui devenir propre alors qu'elle va cesser de caractériser la société civile : la struc-
ture bipolaire qui constitue toujours en unité extérieure ce qui n'est pas l'Église. [...] Mais
la naissance de l'Europe fait de chaque État une unité nationale entre plusieurs autres. La
catholicité s'effrite en une organisation plurielle» (Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire,
Paris, Gallimard, 1975, p. 145).
70. À l'entrée « Mémoire », Laurent Bouchel note : « Qu'estoit-ce entre les Romains faire
le procès aux morts? c'estoit accuser leur mémoire [...]. Si c'est le public qui ayt failli, un
corps, Collège, ou communauté, après avoir puny les chefs, la mémoire de ce corps, qui
meurt & vit tous les jours, est condamnée, en abbatant [sic] les murailles des villes, les
forteresses, les lieux communs, en y changeant Testât & le gouvernement [...] Brief, on
laisse à jamais une mémoire du crime, par une note générale §c sempiternelle » (Laurent
Bouchel, La Bibliothèque ou Thresor du Droict français, auquel sont traictees les matières
Civiles, Criminelles, & Bénéficiais, tant réglées par les Ordonnance, & Coustumes de France,
que décidées par Arrests des Cours Souveraines, Paris, Jean Petit-Pas, 1629 [1615], t. II, p. 787-
788). Voir, plus généralement, Ernst Kantorowicz, The King's Two Bodies, Princeton, Prin-
ceton University Press, 1957.
71. Goulu, Lettres de Phyllarque à Ariste, p. 85.
72. Crosilles, Lettre de Monsieur de Crosilles, p. 10.
73. Javersac, Discours d'Aristarque à Nicandre, p. 157.
74. Crosilles, Lettre de Monsieur de Crosilles, p. 11.
75. Anti-phyllarque, p. 46-47.
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N O T E S DU C H A P I T R E 3 449
1983, p. 407).
83. On fera aussi d'un épisode militaire médiocre une grandiose victoire politique :
ainsi, en 1629, « si l'affaire du pas de Suse est passée dans l'histoire, c'est, bien sûr, un effet
de la propagande française et un succès des publicistes écrivant le récit des événements
pour le compte de Richelieu » (Yves-Marie Bercé, La naissance dramatique de l'absolutisme
(1598-1661), Paris, Seuil, 1992, p. 130).
84. Voir A. Corvisier (dir.), Histoire militaire de la France, 1.1 (sous la dir. de P. Conta-
mine), Paris, PUF, 1992, p. 342.
85. Voir Benoît Garnot (dir.), L'infrajudiciaire du Moyen Âge à l'époque contemporaine:
actes du colloque de Dijon, 5-6 octobre 1995, Dijon, EUD, 1996.
86. Emmanuel Le Roy Ladurie trouve même que cette exécution « pourrait bien mar-
quer, au niveau symbolique, l'une des dates de naissance du nouveau système absolutiste,
dans le carcan duquel la noblesse, nullement anéantie, certes, se trouve graduellement
intégrée, domestiquée, fidélisée », L'Ancien Régime (1610-1715), p. 93.
87. Joël Cornette, Le roi de guerre, p. 82.
88. Emmanuel Le Roy Ladurie, Les paysans du Languedoc, p. 481. Voir aussi Marjolein
'T Hart, « Émergence et consolidation de l'"État fiscal" (xvne siècle) », Richard Bonney (dir.),
Systèmes économiques et finances publiques, Paris, PUF, 1996, p. 277- 292 (en particulier p. 287).
89. Jean-Yves Grenier, L'économie d'Ancien Régime: un monde de l'échange et de l'incer-
titude, Paris, Albin Michel, 1996, p. 422.
90. On doit se souvenir que les doctrines de la raison d'État ont pour condition d'ap-
parition « la reformulation du problème politique dans le cadre des guerres de religion et,
en particulier, dans le courant de la Contre-Réforme. Les doctrines de la raison d'État
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450 LE L I V R E AVALÉ
global — on le voit — n'est donc pas "culturelle" seulement parce qu'elle touche à celle de
l'Art, domaine éminemment de culture au sens le plus usuel du mot. Elle l'est peut-être
aussi parce qu'elle en vient à rencontrer la réflexion sur le degré de solidarité qu'ont entre
elles les activités diverses de notre esprit collectif, ce qui est bien un problème de culture, en
un sens déjà quelque peu élargi, du siècle où nous vivons » (Maurice Agulhon, « Marianne,
objet de culture », Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle,
Paris, Seuil, 1997, p. 125).
102. Reinhart Koselleck, Le règne de la critique, p. 28.
103. Marcel Gauchet, « L'État au miroir de la raison d'État : la France et la Chrétienté»,
Raison et déraison d'État, p. 238.
104. Jean-François Solnon, La cour de France, Paris, Fayard, 1997, p. 266.
105. Hélène Merlin, « Guez de Balzac, Narcisse épistolier : problèmes d'analyse », p. 40.
106. Garasse, Response du sieur Hydaspe, p. 200 (mes italiques).
CHAPITRE 4
Le public du souverain :
mises en mémoire et grâces dans les Entrées solennelles
1. Sur ces points, voir Richard Bonney, L'absolutisme, Paris, PUF, 1994, p. 9-18.
2. Sur la souveraineté comme le principe même de la politique moderne, voir Gérard
Mairet, Le principe de souveraineté: histoires et fondements du pouvoir moderne, Paris, Galli-
mard, 1997 ; Olivier Beaud, La puissance de l'État, Paris, PUF, 1994 ; Jean-François Courtine,
«L'héritage scolastique dans la problématique théologico-politique de l'âge classique»,
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NOTES DU C H A P I T R E 4 451
Henry Méchoulan (dir.), L'État baroque: regards sur la pensée politique de la France du
premier xvif siècle, Paris, Vrin, 1985, p. 91-118.
3. Etienne Pasquier, Les recherches de la France, éd. sous la dir. de Marie-Madeleine
Fragonard et François Roudaut, Paris, H. Champion, 1996 (ce passage apparaît dans l'éd.
de 1596), t. III, Livre VIII, chap. XIX, p. 1576.
4. Pour le superlatif accordé à la majesté du souverain moderne par rapport au compa-
ratif de la majesté latine, voir Yan Thomas, « L'institution de la majesté », Revue de synthèse,
juillet-décembre 1991, p. 331-386.
5. Jean Bodin, Les six livres de la République, Paris, Fayard, 1986 [1576], livre I, chapitre 8,
p. 187. L'inconditionnalité du don populaire a son symétrique dans l'unilatéralité de la loi
du souverain. Pour les juristes, l'unilatéralité d'un acte régit les rapports de son auteur et
de tiers, alors que l'acte plurilatéral règle les rapports mutuels entre ses auteurs (comme
dans un contrat ou un traité). Voir Olivier Beaud, La puissance publique, p. 69-73.
6. Chez les Anciens, don et grâce sont constitutifs du lien politique. Voir Christian
Meier, La politique et la grâce : anthropologie politique de la beauté grecque, trad. par Paul
Veyne, Paris, Seuil, 1987.
7. Robert Descimon et Christian Jouhaud, La France du premier xvif siècle, 1594-1661,
Paris, Belin, 1996, p. 28,
8. Voir Jean-Philippe Genêt, « L'État moderne ; un modèle opératoire ? », Jean-Philippe
Genêt (dir.), L'État moderne: genèse. Bilans et perspectives. Actes du Colloque tenu au CNRS
à Paris les 19-20 septembre 1989, Paris, Éditions du CNRS, 1990, p. 263-264.
9. Jacques Auguste de Thou, Histoire universelle, cité par R. Descimon et C. Jouhaud,
La France du premier xvif siècle, p. 31. Inversement, Charles Loyseau (dans son Discours
des offices, Paris, 1617, p. 5) y voit un sain principe de fidélité directe au roi, sans passer par
les réseaux d'influence des clientèles qui arrachent au souverain telle charge et tel bienfait.
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10. « On void que le point principal de la majesté souveraine, et puissance absolue, gist
principalement à donner loy aux sujects en général sans leur consentement » (Jean Bodin,
Les six livres de la République, livre I, chapitre 8, p. 204). La souveraineté n'est plus conçue
comme instance judiciaire, mais comme faculté législative; il ne s'agit plus de rendre jus-
tice (ce qui suppose l'ordonnance statique de la Chrétienté où le roi est gardien du Droit),
mais de produire des lois (ce qui requiert l'ordre dynamique de la société civile où le roi,
désormais, invente du droit et décide de son interprétation).
11. Ibid., 1.1, 7, p. 152.
12. Ainsi saint Paul conserve-t-il dans l'usage de charis le sens d'une joie de donner :
« Que chacun donne ce qu'il aura résolu en lui-même de donner, non avec tristesse, ni
comme par force, car Dieu aime celui qui donne avec joie » (Deuxième épître aux Corin-
thiens 9, 7). Cela n'empêche en rien la création de réciprocités par où, défait, des contre-
dons reviennent à leur tour augmenter le plaisir. Mais ce ne sont pas des contre-prestations
de droit: jamais elles ne sont exigibles.
13. Bartolomé Clavero, La grâce du don : anthropologie catholique de l'économie mo-
derne, préf. par Jacques Le Goff, trad. par Jean-Frédéric Schaub, Paris, Albin Michel, 1996
[1991], p. 155. Il faut suivre ici Marcel Mauss: «Les concepts de droit et d'économie que
nous nous plaisons à opposer : liberté et obligation, libéralité, générosité, luxe — épargne,
intérêt, utilité [...], il serait bon de les remettre au creuset » (« Essai sur le don », Sociologie
et anthropologie, Paris, PUF, 1950 [1925], p. 267).
14. Bartolomé Clavero, La grâce du don, p. 70.
15. Montaigne est une exception quand il affirme préférer la relation de droit à la réci-
procité des amitiés communes ou de la protection d'un supérieur (Essais, III, ix, « De la
vanité», p. 966). J'y reviens au chapitre suivant.
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16. Charles Loyseau, Traité des Seigneuries, cité par Denis Richet, La France moderne:
l'esprit des institutions, Paris, Flammarion, 1973, p. 52. Les cours souveraines françaises soute-
naient, au xviie siècle, que «l'imposition retenait quelque chose de son caractère originel
de libre consentement» (Richard Bonney, «Les théories des finances publiques à l'époque
moderne», Richard Bonney (dir.), Systèmes économiques et finances publiques, Paris, PUF,
1996, p. 159).
17. « L'impôt dans la France de Louis XIV a acquis la forme d'une dette de chaque sujet
envers le souverain, dette régulière, annuelle, bientôt envisagée en proportion de la capa-
cité contributive de chacun, cette force contributive étant calculée, bien sûr, en fonction
des droits, devoirs et privilèges et non en fonction de principes égalitaires apparus au cours
du siècle suivant. Malgré sa centralisation précoce, ce modèle de fiscalité était relativement
neuf» (Yves-Marie Bercé, « Pour une étude institutionnelle et psychologique de l'impôt
moderne », J.-P. Genêt, M. Le Mené (dir.), Genèse de l'État moderne-.prélèvement et redistri-
bution. Actes du Colloque de Fontevraud, 1984, Éditions du CNRS, 1987, p. 166).
18. Jean Bodin, Les six livres de la République, livre I, chapitre 8, p. 201. Même si l'on
discerne ici une tension propice à une évolution imprévue pour Bodin, il n'existe pas de
véritable contradiction (comme le soutient, par exemple, Julian Franklin dans Jean Bodin
and thé Rise ofAbsolutist Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1973, p. 87) entre
le souci des biens de chacun que le souverain n'a jamais le droit de confisquer arbitraire-
ment et la volonté du roi de lever des impôts. Faute de concevoir la logique spécifique du
don et des types de contrainte qui y sont impliqués, on projette notre conception de
l'échange sur des pratiques qui lui sont en partie étrangères. Ce n'est donc pas simplement
une façon de tempérer les pouvoirs du monarque absolu par le respect des lois naturelles
comme l'avance Quentin Skinner (The Foundations ofModern Political Thought: The Age
of Reformation, Cambridge, Cambridge University Press, 1978, t. II, p. 296).
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19. Jean Bodin, Les six livres de la République, livre I, chapitre i, p. 30.
20. « Republique est un droit gouvernement de plusieurs mesnages, et de ce qui leur est
commun, avec puissance souveraine» (Ibid., p. 27).
21. Herbert Kriiger trouve dans « l'institutionnalisation de l'exceptionnel » l'émergence
de l'État (Allgemeine Staatslehre, Stuttgart, Kohlhammer, 1967). Par ailleurs, — prolon-
geant certaines remarques de Denis Richet dans La France moderne : importance nouvelle
de la distinction entre pouvoirs ordinaires et extraordinaires à compter des années 1630 ;
recul de la participation des Corps et des États sous Richelieu ; absolutisme, « enfant de
l'impôt » -—, Robert Descimon et Christian Jouhaud voient dans ce passage de l'ordinaire
(exercice direct du pouvoir par le roi, paix dans la Chrétienté, administration des finances
par les officiers, prééminence de la justice sur la finance) à l'extraordinaire (gouvernement
par premier ministre interposé, guerre entre Chrétiens, recours aux financiers pour les
impôts, administration par commissaires relevant directement du roi) une des instances
nouvelles qui fait la monarchie absolue.
22. « Un nouvel impôt demeurait un événement extraordinaire que l'on devait justifier
par une raison légitime ou par l'absence d'autres ressources financières. Il convenait de
solliciter le consentement des sujets avant d'imposer la taxe [... Mais] la nécessitas changea
de nature : de l'affirmation d'un danger réel et contrôlable (par exemple l'incursion d'un
ennemi) elle devint une raison générale que le prince pouvait définir par lui-même»
(Winfried Schulze, « Émergence et consolidation de T'État fiscal" (xvie siècle) », Richard
Bonney (dir.), Systèmes économiques et finances publiques, Paris, PUF, 1996, p. 274).
23. Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, trad. par P. Pradier-Foderé, éd. par
D. Alland et S. Goyard-Fabre, Paris, PUF, 1999 [1625], prolégomènes VII et VIII, p. 10-11.
24. Peter Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la guerre juste, Paris, PUF, 1983, p. 503.
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25. Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, I, III et VIII, 13, p. 104. Mais cela
gêne assez Grotius pour qu'il insiste sur le fait que de nombreux États n'ont pas reçu un roi
par la volonté du peuple, prenant même des exemples tronqués, en citant, par exemple, la
parole de Dieu à Samuel : « Fais-leur connaître le droit qu'aura le roi qui doit régner sur
eux» (I, Samuel, VIII, 4) sans rappeler que c'est le peuple d'Israël qui demande un roi à
Dieu, alors même que celui-ci ne veut pas leur en donner.
26. Voir André de Murait, « La structure de la philosophie politique moderne. D'Occam
à Rousseau », Souveraineté et pouvoir, Genève, « Cahiers de la Revue de théologie et de
philosophie », 1978, p. 3-83 (en particulier p. 66-67).
27. Mathieu de Morgues, Le droict du Roy sur des subjects chrestiens. A ceux de la Relligion
prétendue Reformée, Paris, Anthoine Alazert, 1622, p. 43.
28. Thomas Hobbes, Leviathan, éd. par C. B. Macpherson, Harmondsworth, Penguin,
1971 [1651],!, XIII, p. 183.
29. R. Descimon et C. Jouhaud, La France du premier xvif siècle, p. 12-13.
30. Reinhart Koselleck, Le règne de la critique, trad. par Hans Hildenbrand, Paris, Minuit,
1979 [1959], P-20-21.
31. Sur ce dernier point, on discerne même chez un Richelieu le souci de la bonne vie
et de l'amour du peuple : « Rien n'est plus utile à un saint établissement que la bonne vie
des Princes, laquelle est une loi parlante et obligeante avec plus d'efficacité que toutes
celles qu'ils pourraient faire pour contraindre au bien qu'ils veulent procurer », mais cet
amour recouvre une rationalité des comportements: «La pratique de cette règle est
d'autant plus aisée que l'amour est le plus puissant motif, qui oblige à obéir et qu'il est
impossible que des sujets n'aiment pas un prince s'ils connaissent que la raison ne soit la
guide de toutes actions. » Dans ce cadre, Richelieu donne plus de poids à la punition qu'à
la grâce : « Je fais marcher la peine devant la récompense, parce que, s'il fallait se priver de
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l'une des deux, il vaudrait mieux se dispenser de la dernière que de la première. [...]
L'expérience, apprenant, à ceux qui ont une longue pratique du monde, que les hommes
perdent facilement la mémoire des bienfaits et, lorsqu'ils sont comblés, le désir d'en avoir
de plus grands, les rend souvent ambitieux et ingrats tout ensemble. Elle nous fait connaî-
tre que les châtiments sont un moyen plus assuré pour contenir chacun en son devoir »
(Testamentpolitique ou Les Maximes d'État de Monsieur le Cardinal de Richelieu, présenta-
tion par Daniel Dessert, Paris, Complexe, 1990, p. 26, p. 29-30 et 43-44).
32. Yves-Marie Bercé, Fête et révolte : des mentalités populaires du XVIe au xvnf siècle,
Paris, Hachette, 1994, p. 56. Je remercie, au passage, Françoise Siguret d'avoir aiguillé ma
curiosité vers les Entrées solennelles.
33. « Les entrées royales, les te deum, les lits de justice et bien d'autres cérémonies de
l'État royal, mais aussi de l'Église, participent de cette notion de public. Le public est donc
identifié à la souveraineté en action et en représentation » (Joël Cornette, La mélancolie du
pouvoir, p. 92).
34. Jean-François Solnon, La Cour de France, p. 117. Voir aussi Jean Jacquot, « Joyeuse et
triomphante Entrée », Les fêtes de la Renaissance, Paris, Éditions du CNRS, 1956, p. 12.
35. Joël Blanchard, « Une entrée royale », Le temps de la réflexion, Paris, Gallimard, 1984,
p. 366.
36. Voir Bernard Guenée et Françoise Lehoux, Les Entrées royales françaises de 1328 à
1515, Paris, Éditions du CNRS, 1968 ; L. M. Bryant, The King and thé City in thé Parisian
Royal Entry Ceremony: Politics, Ritual, and Art in thé Renaissance, Genève, Droz, 1986;
Ralph Giesey, « Modèles de pouvoir dans les rites royaux en France », Annales ESC, n° 3, mai-
juin 1986, p. 590-606. Pour une mise en place anecdotique des Entrées du xvne siècle, voir
Méchoulan, Éric. Le livre avalé - de la littérature entre mémoire et culture, Les Presses de l'Université de
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454 LE L I V R E AVALÉ
Jacques Vanuxem, « Les entrées royales sous Louis XIII et Louis XIV », Médecine de France-,
n° 101,1959, p. 17-32.
37. C'est un des problèmes généré par la magistrale analyse d'Ernst Kantorowicz (et
surtout de ses continuateurs) que d'avoir focalisé les études sur la continuité légitime du
pouvoir et sur les représentations dans les discours et les cérémonies de cette perpétuité.
Inversement, l'excellente étude d'un juriste comme Olivier Beaud pâtit d'écarter rapidement
la question de la temporalité du pouvoir, comme si toute puissance n'était pas d'abord
puissance de durer.
38. Réception de tres-Chrestien, très-Juste, à1 très-Victorieux Monarque Louis XIII. Roy de
France é- de Navarre, premier Comte & Chanoine de l'Eglise de Lyon : Et de Tres-chrestienne,
Très-auguste, 6- très-Vertueuse Royne Anne d'Âustriche : Par Messieurs les Doyen, Chanoines,
à1 Comtes de Lyon, en leur Cloistre 6- Eglise, Lyon, Jaques Roussin, 1623, p. 26.
39. Le soleil au signe du Lyon. D'où quelques parallèles sont tirez, avec le tres-Chrestien,
très-Juste, & très-Victorieux Monarque Louis XIII. Roy de France & de Navarre, en son Entrée
triomphante dans sa ville de Lyon [...] le 11. Décembre 1622, Lyon, Jean Jullieron, 1623, Epître
au roi (mes italiques). Domat dira dans Les loix civiles que « les arrhes sont comme un gage
que l'acheteur donne au vendeur en argent, ou en autre chose » (I, 6, 4) : parler d'arrhes
implique un rapport mercantile d'acheteur à vendeur.
40. Voir Alain Guéry, « Le roi dépensier : Le don, la contrainte et l'origine du système
financier de la monarchie française d'Ancien Régime », Annales ESC, novembre-décembre
1984, p. 1241-1269. Voir également Martine Grinberg qui insiste sur la nécessité de bien
comprendre les relations d'échange, dans les Entrées par exemple, comme relevant d'un
bénéfice symbolique beaucoup plus important que les sommes effectivement engagées
(encore que, sur ce point, il me semble que les dépenses évidentes faites par les villes disent
bien que l'importance symbolique suppose une incroyable dépense d'argent, de travail et
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de temps). Héritage de la féodalité, l'économie sociale des échanges requiert d'entendre les
redevances comme des «offrandes ritualisées» («La culture populaire comme enjeu:
rituels et pouvoirs (xive-xvne siècles) », Culture et idéologie dans la genèse de l'État moderne,
Rome, École française de Rome, 1985, p. 387-388).
41. Même si l'on observe que le principe d'échange fêtes contre privilèges ne forme
plus la base de la réciprocité entre ville et roi au xvne siècle, à la différence des Entrées au
Moyen Âge ou à la Renaissance, les rites n'en sont pas moins reconduits. À Aix, c'est
devant le premier arc de triomphe qui chante la valeur de Louis XIII, protecteur de la ville,
mais aussi l'antiquité d'Aix par la statue de son mythique fondateur (Caius Sextius), que le
Roi reçut les clefs de la ville et «jura la continuation des privilèges » (Discours sur les arcs
triomphaux dressés en la ville d'Aix à l'heureuse arrivée de tres-Chrestien, très-Grand, 6- très-
Juste Monarque LOUYS XIII, Aix, Jean Tholosan, 1624, p. 12). Dans la ville d'Arles, la
harangue finit sur ce propos: «Nous nous reservons les esclairs lumineux de vos plus
brillantes vertus, pour n'estre jamais distraits du chemin de la subjection, fidélité, &
obeyssance que nous jurons & protestons aujourd'huy en vos sacrées mains; entière,
éternelle, & inviolable : Implorans du Ciel, à cest effect, d'espandre sur vostre très-auguste
maison, ses plus douces & agréables bénédictions. Et que par ce mesme moyen il plaise à
V. M. de trouver bon, que nous luy demandions la confirmation de nos anciennes conven-
tions & Privilèges, conformément à ses presdecesseurs. Le Roy respondit, & promit de
conserver la Ville en ses Conventions, Franchises, & Libertez » (Entrée de Loys XIII. Roy de
France et de Navarre dans sa ville d'Arles, Avignon, I. Bramereau, 1623, p. 12).
42. La Voye de Laict, ou Le chemin des Héros au Palais de la Gloire. Ouvert A l'entrée
triomphante de LOUYS XIII. Roy de France é- de Navarre en la Cité d'Avignon, Avignon, I.
Bramereau, 1623, p. 8.
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43- Sur ce dernier point, voir l'exemple des Condé, mis en valeur par Christian Jouhaud,
« Politiques de princes : les Condé (1630-1652) », Philippe Contamine (dir.), L'État et les
aristocraties (France, Angleterre, Ecosse), xif-xvif siècle, Paris, Presses de l'École normale
supérieure, 1989, p. 335-356 et par la grande étude de Katia Béguin, Les princes de Condé:
rebelles, courtisans et mécènes dans la France du Grand Siècle-, Paris, Champ Vallon, 1999.
44. Entrée [... ] d'Arles, p. 4.
45. De la sédition arrivée en la ville de Dijon le 28.Fevrier 1630. Et jugement rendu par le
Roy sur icelle, Paris, Edme Martin, 1630. De l'Entrée de l'année précédente, nous avons le
Dessein des arcz triomphaux érigez à l'honneur du Roy, à son Entrée en la ville de Dijon, le
dernier de Janvier, mil six cens vingt-neuf, Dijon, Claude Guyot, 1629. Pour le contrôle de
plus en plus strict des marques de respect inspiré par le pouvoir en place, du roi jusqu'à ses
intendants, voir Orest Ranum, «Courtesy, Absolutism, and thé French State», Journal of
Modem History, n° 52, septembre 1980, p. 426-451.
46. Reinhart Koselleck, « Monuments aux morts, fondateurs de l'identité des survivants »,
Revue de métaphysique et de morale, n° i, mars 1998, p. 37.
47. Entrée [...] d'Arles, p. 11-12.
48. Le Bouquet Royal, ou le parterre des riches inventions qui ont servy à l'Entrée du Roy
Louis le Juste en sa ville de Reims, par M. N[icolas] Bergier vivant advocat au Siège Presidial.
Augmenté des Cérémonies gardées ë" observées en son Sacre, faict le xvii. octob. 1610. & de
plusieurs autres recherches curieuses, par M. P[ierre] de la Salle, Conseiller du Roy, & son
Advocat en l'Election, Reims, Simon de Foigny, 1637, p. 47.
49. Traduction française des inscriptions et devises faictes pour l'entrée du Roy, s.L, s.d., p. 6.
50. Christian Jouhaud, Les mazarinades : la Fronde des mots, Paris, Aubier, 1985, p. 26.
51. Monique Cottret, La vie politique en France aux xvf, xvif et xvnf siècles, préf. de
Jean Nicolas, Paris, Ophrys, 1991, p. 53.
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52. Sujet du Feu d'artifice, sur la prise de la Rochelle que Morel doit faire pour l'arrivée du
Roy sur la Seine, devant le Louvre, Paris, C. Son & P. Bail, 1628, p. 3-4.
53. Daniel Arasse et Andréas Tônnesmann, La Renaissance maniériste, Paris, Gallimard,
1997> P- 433-
54. « En retour, s'il est vrai que le politique est le lieu où se conjoignent le perdurable
et le fragile, on doit retrouver dans le politique le principe même de sa fragilité» (Paul
Ricceur, Lectures i : Autour du politique, Paris, Seuil, 1991, p. 18).
55. Thomas Pavel, L'art de l'éloignement: essai sur l'imagination classique, Paris, Galli-
mard, 1996.
56. La joyeuse Entrée du Roy en sa ville de Troyes, Capitale de la Province de Champagne.
Le Jeudy vingt cinquiesme jour de Janvier, 1629, Troyes, Jean Jacquard, 1629, p. 26. Nicolas
Merille « Epigramme : Sur la pluye qui arriva le jour que le Roi fit son entrée dans sa ville
de Paris », dans Discours panégyrique fait à l'arrivée du Roy en sa ville de Paris. Dédié à la
Royne, Toulouse, Veuve de Jacques Colomiez et Raymond Colomiez, 1629, p. 8. Le soleil au
signe du Lyon, p. n.
57. [Jean-Baptiste Machault], Eloges et Discours sur la Triomphante Réception du Roy en
sa Ville de Paris, après la Réduction de La Rochelle: Accompagnez des Figures, tant des Arcs de
Triomphe, que des autres préparatifs, Paris, Pierre Rocolet, 1629, p. 7.
58. Voir, pour plus de détails, Daniel Ligou, Le protestantisme en France de 1598 à 1715,
Paris, Sedes, 1968, p. 71-81.
59. Le Mercure français, Paris, Jean Richer, 1626, p. 637. De Frauville le reconnaît lui
aussi : « ne se pouvant ouyr ni voir un plus horrible spectacle que celuy-là, car nous avons
marché sur les corps morts estendus dans les rues, nuds & cicatricez, en telle sorte que les
plus durs ont eu le cœur touché » (Lefidelle historien des affaires de la France. Contenant ce
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456 LE L I V R E AVALÉ
qui s'est passé de mois en mois, tant dedans que dehors le Royaume, à commencer depuis le
mois de Décembre 1620. & finissant au retour 6- entrée du Roy à Paris, en l'année 1623), Paris,
Toussaint du Bray, 1623, p. 545.
60. Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. par Antoine Adam, Paris, Gallimard, 1960
[écrites entre 1657 et 1659, elles ne seront publiées qu'en 1834-1835], p. 335.
61. Agrippa d'Aubigné, Les tragiques, éd. par A. Garnier et J. Plattard, Paris, STFM, 1990
[1616], livre I, vers 563-588.
62. Richelieu ou un de ses proches, cité par Richard Bonney, L'absolutisme, p. 35.
63. Denis Crouzet, Les guerriers de Dieu : la violence au temps des troubles de religion
(vers 1525-vers 1610), Paris, Champ Vallon, 1990, t. II, p. 582 et 584. « II est possible aussi que
la grâce ait une sorte d'efficacité thérapeutique capable de désamorcer les conflits présents
et à venir de la communauté. En tout cas ce retour aux commencements que marquent les
cérémonies du "joyeux avènement" a pour but de purifier le système social en maîtrisant
les forces dissolvantes et de régénérer le pouvoir» (Claude Gauvard, «Le roi de France et
l'opinion publique à l'époque de Charles VI », Culture et idéologie dans la genèse de l'État
moderne, Rome, École française de Rome, 1985, p. 363, note 23).
64. «Epistre au Roy», La Voye de laict, 1622, p. 2.
65. L. Bryant, The King and thé City, p. 217.
66. Ralph Giesey, « Modèles de pouvoir dans les rites royaux en France », Annales ESC,
n° 3, mai-juin 1986, p. 597.
67. Cité par Michèle Fogel, Les cérémonies de l'information dans la France du xvf au
milieu du xvnf siècle, Paris, Fayard, 1989, p. 96.
68. Arles, Archives municipales, CC 635.
69. Ibid., BB 25.
70. «Relation des cerimonies», Réception..., p. 23: «Ainsi finit ceste Entrée, jugée &
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recognue par un consentement universel, la plus belle & somptueuse, la mieux réglée &
ordonne de toutes les passées. [... ]
Ce fut alors que le peuple, qui tout le long du jour, en tous les endroits de la Ville, à
l'aspect de son Roy triomphant, avoit rendu mille démonstrations de son contentement,
tesmoigna d'abondant sa joye, son cœur, & ses vœux, par un redoublement de haustes
acclamations & sainctes bénédictions, &
par un rehaussement de cris d'allégresse, & de VIVE LE ROY,
d'ont l'air retentissoit de tous costez. Tesmoignage d'a-
mour & d'affection très-agréable à sa Majesté, la-
quelle comme elle ayme son peuple, désire
aussi d'en estre aymee : & sçait que
la plus asseuree félicité du
Prince est la bienveûil-
lance de ses
subjects. »
71. Voir Daniel Hickey, Le Dauphiné devant la Monarchie absolue: le procès des tailles et
la perte des libertés provinciales, 1540-1640, trad. par Bernard Malandain, Moncton/Grenoble,
Éditions d'Acadie/PUG, 1993.
72. Le Mercure français, Paris, Jean Richer, 1629, p. 110. La harangue de 1622 finissait
exemplairement en soulignant combien le roi « r'emplira l'Histoire de ses faits, l'Univers de
son nom, & l'Eternité de sa gloire. A quoy concourent les désirs de [ses] très-humbles, tres-
obeyssans, & tres-fidelles subjets & serviteurs » (Pierre Scarron, Harangue au Roy. Prononcée
a Grenoble le 29. Novembre 1622 au nom du Clergé, Paris, Nicolas Rousset, 1622, s. p.).
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N O T E S DU C H A P I T R E 4 457
73- Antoine de Ruffi, Histoire de la ville de Marseille, Marseille, Henri Martel, 1696,1.1,
livre IX, chapitre VI, p. 469-471. La première édition est de 1642 et s'arrête à la mort de
Henri IV. Dans l'édition de 1696, complétée par Louis-Antoine de Ruffi, fils du grand érudit
marseillais, l'Entrée de Louis XIII est décrite en suivant de près, sur certains points, le texte
inséré dans les archives.
74. Discours abrégé De l'entrée du Roy Louis XIII en sa ville de Marseille le 8 novembre
1622 raporté icy pour servir de Mémoire, Marseille, Archives municipales, AA 67, fol. 976-
977. Je remercie Marie-Claude Canova-Green de m'avoir signalé ce texte. Elle en a donné
depuis une transcription dans xvne siècle.
75. Discours abrégé, AA 67, fol. 978.
76. « Sa dicte Maigeste appella Monseigneur D'Espernon par tels mots : mon père,
écoutes cecy, ce que disent ces païsants de vous, du mal que vous y adves faict. Ouy Sire
(respondit Mr D'Espernon), je Tay faict, mais ce a este par mandement et service du Roy,
feu vostre père de bonne memoyre : Dieu me le pardonnera. » Plus loin, le roi demande à
un vieil homme s'il connoît le duc d'Épernon, «ledict vielh home luy dict qu'il ne le
cognoissoit point, mais que c'estoit ung meychant home et que le diable le vous empourte !
car il feîst pendre tant d'homes qu'il voulust» (Jacques Ravat, Récit du pèlerinage du roi
Louis XIII à la sainte-Baume et de son Entrée triomphante dans la ville de Marseille en 1662
[sic, pour 1622], Paris, Goupy et Jourdan, 1880, p. 13). Ce sont des allusions aux exactions
commises par d'Épernon lors de la reconquête de la Provence par les troupes d'Henri IV
contre les villes ligueuses en 1593, presque 30 ans auparavant.
77. Ibid., p. 17.
78. Ce désir d'indépendance politique s'appuie sur une puissance économique de fait.
La guerre de Chypre entre Vénitiens et Levantins permet à Marseille de s'établir comme un
nouveau relais dans le trafic des épices. Les liaisons avec l'Italie et l'Espagne prennent une
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ampleur qui fait de Marseille, pour les lettres de change, la seconde ville de France. Le
mouvement du port de Marseille, d'après la gabelle, montre une progression continue de
la fin du xvie siècle jusqu'à l'entrée en guerre contre l'Espagne en 1635, avec une accéléra-
tion la plus nette dans les années 1615-1620. Voir Pierre Chaunu et Richard Gascon, Histoire
économique et sociale de la France, 1.1 : De 1450 à 1660, L'État et la ville, Paris, PUF, 1977,
p. 317-343 ; André Sayous, Structure et évolution du capitalisme européen, xvf-xvif siècles,
Londres, Variorum Reprints, 1989, p. 389-411; Paul Masson, Histoire du commerce français
dans le Levant au xvif siècle, New York, B. Franklin, 1967.
79. Edict du Roy, Sur la réduction de la ville de Marseille, Marseille, Anthoine Arnoux,
1597, p. 10-12.
80. L'année précédente, Guillaume Du Vair avait prévenu les notables marseillais, crai-
gnant que « quelque fascheux accident ne nous rejettent aus mesmes malheurs dont vous
estes si miraculeusement sortis » (Remonstrance aux habitans de Marseille, servant d'ins-
truction salutaire aux François, qu'il n'y a rien de meilleur ny de plus profitable que de se
conserver sous l'authorité & obeyssance de leurs Roys naturels, Rouen, Raphaël du Petit Val,
1597. s. p.).
81. Sur ces points, voir Raoul Busquet, Histoire de Marseille, mise à jour par Pierre
Guiral, Paris, R. Laffont, 1978 ; Edouard Baratier (dir.), Histoire de Marseille, Toulouse,
Privât, 1973 ; Mireille Zarb, Les privilèges de la ville de Marseille du Xe siècle à la Révolution :
histoire d'une autonomie communale, Paris, A. et J. Picard, 1961.
82. Wolfgang Kaiser, Marseille au temps des troubles, 1559-1596, Paris, Éditions de l'EHESS,
1992.
83. Robert Descimon et Christian Jouhaud, La France du premier xvif siècle, p. 27.
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458 LE L I V R E AVALÉ
84. Voir René Pillorget, Les mouvements insurrectionnels de Provence entre 1596 et 1715,
Paris, A. Pedone, 1975, p. 423-424.
85. Marseille, Archives municipales, BB 653, fol. 89, délibération du 30 juillet 1622. Louis-
Antoine de Ruffi tourne ainsi l'épisode : Marseille se serait fait décharger des contributions
exigées «par Arrêt du Conseil en vertu de ses conventions & de ses Privilèges, & néan-
moins comme elle n'a jamais manqué dans les occasions de donner des témoignages du
grand zélé qu'elle a eu de tout temps, pour le service de ses Souverains, elle contribua très
volontiers de sa part, & fit présent au Roy de la somme de trente-huit mille livres » (Histoire
de Marseille, 1696, II, IX, p. 468).
86. Même si l'érudit local, Antoine de Ruffi, rappelle l'antique « Académie des Marseillois
[...], si parfaite, qu'au dire des plus grands hommes de l'antiquité, elle a devancé toutes les
autres » (Antoine de Ruffi, Histoire de la ville de Marseille, contenant tout ce qui s'y est passé
de plus mémorable depuis sa fondation [...], Marseille, Claude Garcin, 1642, p. 11), il faut
attendre 1726 pour qu'une Académie de Marseille reçoive effectivement ses lettres patentes
du roi et l'aval de l'Académie française.
87. Voir Michel Vovelle, « Jalons pour une histoire culturelle de Marseille au xvne siècle »,
Marseille: Revue municipale, n° 122,1980, p. 47-60.
88. Cette première devise sous la statue de Libertat semblait, pourtant, heureusement
évoquer les signes du destin, puisque, au moment où Libertat propose au duc de Guise de
tendre une embuscade à Casaulx, Etienne Bernard rapporte que le duc « estima à bon
augure que l'entrée de cette place luy estoit proposée par le sieur de Liberta, & par la porte
Realle » (Discours véritable des particularitez qui se sont passées en la réduction de la ville de
Marseille, en l'obeyssance du Roy, Avignon, 1596, p. 11). Écrivant, par ailleurs, l'histoire de
l'assassinat de Casaulx par Libertat et la prise de Marseille par les troupes du roi, Pierre de
Deimier (par ailleurs, traducteur de Giovanni Botero, penseur de la raison d'État) peut
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encore, en 1615, jouer sur ce double registre en donnant pour titre à son récit La royale
liberté de Marseille, qui paraît significativement à Paris chez Adrian Perier, alors que son
texte est aussi publié à Anvers sous le titre plus neutre d'Histoire véritable de la réduction de
la ville de Marseille à l'obeyssance du Roy.
89. Cité par Arnaud Ramière de Fortanier, Illustration du vieux Marseille, Marseille,
Aubanel, 1978, p. 20.
90. Christian Jouhaud, « Le Duc et l'Archevêque : action politique, représentations et
pouvoir au temps de Richelieu», Annales ESC, n° 5, septembre-octobre 1986, p. 1026.
91. Michèle Fogel, Les cérémonies de l'information, p. 15.
92. Ibid., p. 93.
93. C'est un phénomène général qui touche toutes les manifestations festives. Voir
Roger Chartier, « Conflits et tensions », Emmanuel Le Roy Ladurie (dir.), La ville des temps
modernes: de la Renaissance aux Révolutions, Paris, Seuil, 1998, p. 177-196.
94. Paul Veyne, « Propagande expression roi, image idole oracle », L'homme, vol. 30, n° 2,
avril-juin 1990, p. 13.
95. Entrée [...] d'Arles, p. 20.
96. Sur les enjeux politiques de l'emblème, voir Alain Boureau, « État moderne et attri-
bution symbolique : emblèmes et devises dans l'Europe des xvie et xvne siècles », Culture et
idéologie dans la genèse de l'État moderne, Rome, École française de Rome, 1985, p. 155-178
(en particulier p. 164-165). Sur l'allégorie, voir Georges Couton, Écritures codées: essais sur
l'allégorie au xvif siècle, Paris, Aux amateurs de livres, 1990.
97. Le très cultivé jésuite, Jean-Baptiste Machault, l'avoue dans son adresse au lecteur :
« Vous aurez grandement souhaité que l'explication des peintures, qu'on a faites pour la
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N O T E S DU C H A P I T R E 4 459
Réception de sa Majesté, eust paru incontinent après le jour qu'elle se fit [...], & vous
eussiez receu pour bienfaict ce que les délais vous pourraient maintenant persuader estre
une debte. » Mais il s'est écoulé plus de quatre mois avant que la nécessaire exégèse vienne
clarifier les références : « Que si quelque particularité a peu arrester quelqu'un moins versé
dans la cognoissance des antiques, tandis que le seul pinceau paroissoit, & qu'on ne voyoit
autre chose sur les Arcs Triomphaux, que les couleurs ; l'on nous faict espérer que la plume
faira couler par tout tant de lumière, que chacun recognoistra très clairement avec com-
bien de suject ces grandes machines ont esté élevées par la contribution de tous les siècles
à l'honneur de sa Majesté» (Eloges, Paris, Pierre Rocolet, 1629, p. 3).
98. Paul Veyne, « Propagande expression roi, image idole oracle », p. 20.
99. «Description des presens», Réception [...], Lyon, Jaques Roussin, 1623, p. 26.
100. }.-B. Machault, Eloges, 1628, p. 11.
101. Le Chariot triomphant du Roy, à son retour de La Rochelle dans sa ville de Paris,
Paris, Jean Guillemot, 1628, p. 9 et 13.
102. René Descartes, « Lettre à Mersenne du 15 avril 1630 », Œuvres philosophiques (1618-
1637), éd. par Ferdinand Alquié, Paris, Garnier, 1988 [1963], p. 260.
103. Crouzet, Les guerriers de Dieu, p. 624.
104. Réception [...], 1623, p. 6. « C'est l'aage d'or rendu à la France, & principalement à
l'Eglise, par les admirables victoires de sa Majesté», «Aussi nostre incomparable Monar-
que [... ] a faict venir un Ciel avec luy, pour estre au rencontre de son glorieux Triomphe »
(P- 4).
105. Ibid., p. 46.
106. Ibid., p. 49.
107. Ibid., p. 55-56.
108. Jean-Pierre Van Elslande, L'imaginaire pastoral du xvif siècle (1600-1650), Paris, PUF,
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1999, P-194-
109. Laurence Giavarini, L'expérience du berger et les signes : origines, formes et sens de la
topique pastorale de l'amour en France aux xvf etxvif siècles, Thèse de doctorat, Université
Paris VII, 1997, p. 135.
110. Norbert Elias, La société de cour, trad. par Pierre Kamnitzer et Jeanne Étoré, préf.
de Roger Chartier, Paris, Flammarion, 1985 [1969], p. 299.
111. Harangue des Habitans de la Ville de la Rochelle, faite à la Reine, faisant son Entrée
dans ladite Ville, Montpellier, Jean Pech, 1633, faite par le Sieur de l'Escale, lieutenant crimi-
nel et juge de la police de la ville de La Rochelle. Cependant, on peut remarquer que cette
référence souligne, en même temps, l'idée de la ville et du royaume comme un corps que
l'on a démembré. Christian Jouhaud note avec raison l'effilochage de la métaphore organi-
que pour désigner la communauté, mais elle conserve encore ici et là de son importance,
puisqu'on la voit, non seulement dans cet exemple privilégié de La Rochelle, mais aussi
bien dans le discours de Jacques Feuret, avocat à la cour du Parlement de Dijon, après la
sédition de vignerons (voir plus haut) qui a fait de la ville « une ombre, un fantosme [...],
un corps tronqué & mutilé par le démembrement de ses meilleures parties, & défiguré par
les marques visibles & deshonnestes de la sédition excitée par des personnes misérables &
désespérées, pour la plus part incogneuës, & ennemis du repos & tranquillité» (De la
sédition [...], p. 10). Même s'il souligne la non-appartenance des séditieux à la commu-
nauté («pour la plus part incogneuës»), c'est le corps social qui se voit démembré.
112. Francesco Guicciardini, « Dialogue sur la façon de régir Florence », Écrits politiques,
intro. et trad. par Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Paris, PUF, 1997, p. 273 ;
Pascal, Pensées, § 677 (Lafuma, § 248).
113. Voir le chapitre 9 à partir de l'exemple des contes de fée.
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460 LE L I V R E AVALÉ
CHAPITRE 5
Le don des mots : éloges du Prince de Guez de Balzac
et souveraineté de la langue
1. « Cette démarche s'apparente à l'action de grâce, au récitatif de la louange divine.
L'imagerie politique est un psaume en l'honneur du roi, magnifique et gratuit. [...] Gra-
tuité pas totale cependant, si l'on veut bien considérer le souci qu'ont les princes d'inscrire
leur nom dans la mémoire des siècles. [...] L'éloge du roi devient le thème unique. Tenir
cette encomiastique pour simple flagornerie est réducteur. Depuis Érasme, on professait
que la méthode la plus apte à corriger les princes consistait à les représenter idéalement et
sous forme d'éloge, pour les faire ressembler à leur image » (Gérard Sabatier, « Les rois de
représentation : image et pouvoir (xvic-xvne siècles) », Revue de synthèse, juillet-décembre
1991, p. 416-417)-
2. Aristote, Rhétorique, trad. par Médéric Dufour, Paris, Les Belles Lettres, 1968,1,1367 b
27-31. Voir aussi 1366 a 34-36 : « Le beau est ce qui, préférable par soi, est louable ; ou ce qui,
étant bon, est agréable, parce qu'il est bon. Si c'est en cela que consiste le beau, la vertu est
nécessairement belle ; car, étant bonne, elle est louable. »
3. Hérodote, Histoires, l, i, 3-4.
4. Barbara Cassin, L'effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 206.
5. Lorsque le père Bouhours cherche à définir la « délicatesse » qui fait à la fois l'homme
d'esprit qui pense bien par lui-même et l'être social qui donne de l'agrément aux autres, il
prend pour exemples privilégiés les panégyriques, car c'est bien dans la louange que s'éta-
blit au mieux le sens de la mesure propre à la délicatesse: « [C]'est un grand art que de
sçavoir bien louer, & à mon avis nul genre d'éloquence ne demande des pensées plus fines,
ni des tours plus délicats que celuy-là » (La manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit,
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intro. et annot. par Suzanne Guellouz, Toulouse, SLC, 1989 [1687], reproduction de l'éd. de
1705, p. 197)-
6. «Dans l'histoire du Roi, tout vit, tout marche, tout est en action. [...] C'est un
enchaînement continuel de faits merveilleux, que lui-même commence, que lui-même
achève, aussi clairs, aussi intelligibles quand ils sont exécutés, qu'impénétrables avant l'exécu-
tion. En un mot, le miracle suit de près un autre miracle» (Jean Racine, Œuvres complètes,
t. II, p. 350).
7. Guez de Balzac, Lettres, p. 238.
8. Roméo Arbour, Un éditeur d'œuvres littéraires au xvif siècle: Toussaint Du Bray (1604-
1636), Genève, Droz, 1992, p. 77.
9. Cette ambition devait être partagée par son éditeur puisqu'il s'agit d'une des publi-
cations les plus soignées de Toussaint Du Bray, d'après Roméo Arbour.
10. Christian Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature, p. 37,
11. Cardin Le Bret, De la souveraineté du Roy, dans Œuvres, Paris, Toussaint Du Bray,
1635, p. 109 (le texte De la souveraineté du Roy est publié d'abord séparément en 1632).
12. Guez de Balzac, Le Prince, dans Œuvres, Genève, Slatkine reprints, 1971 [reprint de
l'éd. de Paris, 1665], t. II, p. 63.
13. Pascal, Pensées, p. 102, § 94.
14. Balzac, Le Prince, p. 65.
15. « Ils croyent avoir négocié fort secrettement, & il sçait autant de leurs nouvelles que
s'il avoit présidé à leur conseil : ils délibèrent encore par où ils se jetteront dans le danger, &
il a desja pourveû à leur seureté. Ils veulent lever la main pour frapper leur coup, & ils la
treuvent saisie : ils s'imaginent de partager le Royaume, & ils se voyent réduits à une cham-
bre de la Bastille» (ibid., p. 61).
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NOTES DU C H A P I T R E 5 461
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462 LE L I V R E AVALÉ
(p. 299). Il inconcevable est justement ce qui devrait amener à ne pas tenir pour acquis que
nous avons là, d'office, la Littérature (surtout avec une majuscule), mais un travail sur des
postures politiques, rhétoriques et poétiques qui va provoquer, après-coup, la vocation
publique des experts es langage.
36. Voir Corinne Beutler, « Un chapitre de la sensibilité collective : la littérature agricole
en Europe continentale au xvie siècle », Annales ESC, n° 28, 1973, p. 1280-1301. Même si
Corinne Beutler écarte le parallèle entre une « abondante littérature bucolique » et la « lit-
térature agricole didactique », elle le fait surtout pour mettre en relief l'expérience pratique
et personnelle qui ferait l'objet de celle-ci et non de celle-là ; c'est ignorer ce que Laurence
Giavarini (dans L'expérience du berger et les signes) a, depuis, magistralement montré : que
les pastorales problématisent justement la notion même d'expérience. C'est aussi le fond
du propos de Guez de Balzac.
37. Bernard Palissy, La Recepte véritable par laquelle tous les hommes de la France pour-
ront apprendre à multiplier et augmenter leurs thresors, éd. par Frank Lestringant et Chris-
tian Barataud, Paris, Macula, 1996 [1563], p. 67.
38. Balzac, p. 5.
39. Ibid., p. 7.
40. Ibid., p. 121.
41. Marcel Gauchet, « État, monarchie, public », Cahiers du Centre de Recherches histori-
ques: Miroirs de la raison d'État, éd. par Christian Jouhaud, n° 20, avril 1998, p. 16.
42. Marcel Gauchet, « L'État au miroir de la raison d'État : La France et la chrétienté»,
P- 243-
43. G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, trad. par Jean Hyppolite, Paris, Aubier-
Montaigne, 1975, t. II, p. 69.
44. Ibid., p. 72.
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45. Ibid., p. 77. Hegel voit la richesse corrompre l'honneur comme Robespierre détecte
la demande déshonorante sous la gloire de la critique: pour lui, les Encyclopédistes
« déclamaient quelquefois contre le despotisme, et ils étaient pensionnés par les despotes
[...]; ils étaient fiers dans leurs écrits, et rampants dans les antichambres» (Maximilien
Robespierre, Œuvres, éd. par Marc Bouloiseau et Albert Soboul, Paris, 1958, vol. IX, p. 143-
144). Notre méfiance envers toute la littérature encomiastique vient peut-être d'une lecture
trop marquée implicitement par ce genre de soupçon jeté sur les sociabilités d'Ancien
Régime.
46. Jean Racine, Œuvres complètes, t. II, p. 281.
47. Louis Racine, « Mémoires sur la vie et les ouvrages de Jean Racine », dans Jean
Racine, Œuvres complètes, 1.1, p. 55-56.
48. Marc Fumaroli, L'âge de l'éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance
au seuil de l'époque classique, Paris, Albin Michel, 1994 [1980], p. 21. Marc Fumaroli précisera
encore cette conception dans « Le génie de la langue française », Pierre Nora (dir.), Les lieux
de mémoire, Paris, Gallimard, 1992, t. III, p. 911-973.
49. L'importance accordée à la cour pour servir de point de référence est déjà courante
au xvie siècle, même si elle ne fait pas l'unanimité (Pasquier, du point de vue humaniste,
ou Estienne, côté protestant, la critiquent vivement). Pour une bonne mise en place des
débats, voir Danielle Trudeau, Les inventeurs du bon usage (1529-1647), Paris, Minuit, 1992.
50. Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française, Paris, Armand Colin, 1966 [1947],
t. III, i, p. 3-4.
51. Je cite les Remarques de Vaugelas (1647) dans la réédition commentée qu'en donne
l'Académie française : Observations de l'Académie française sur les Remarques de M. de Vauge-
las, La Haye, J. L'Honoré, 1705, p. I.
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N O T E S DU C H A P I T R E 5 463
52. Harald Weinrich avait noté la présence de métaphores juridiques, issues en particu-
lier du droit coutumier, pour qualifier le rapport à la langue et à l'usage («Vaugelas und
die Lehre vom guten Sprachgebrauch », Zeitschrift fur romanische Philologie, n° 76,1960,
P-1-33) ; niais c'est surtout l'article fondamental d'Hélène Merlin qui met en relief cet
impact du politique sur la question de la langue (« Langue et souveraineté en France au
xviie siècle : la production autonome d'un corps de langage », Annales, n° 2, mars-avril 1994
P- 369-394)-
53. Vaugelas, Remarques, dans Observations, p. v.
54. Ibid., p. xxvi.
55. Ibid., p. v.
56. François de La Mothe Le Vayer, « Considérations sur l'éloquence françoise de ce
temps », Œuvres, Genève, Slatkine reprints (éd. de Dresde, 1756-1759), 1.1, p. 201-290.
57. Jean Racine, Œuvres complètes, t. II, p. 344. Maynard, disciple soigneux de Malherbe,
soutenait déjà pouvoir « rendre compte de chaque syllabe » de ses poèmes, jusque devant les
membres de l'Académie française (cité par Ferdinand Brunot, La doctrine de Malherbe
d'après son commentaire sur Desportes, Paris, Masson, 1891, p. 569).
58. René Descartes, Meditationes de prima philosophia: Méditations métaphysiques, trad.
par de Luynes, intro. et notes de Geneviève Rodis-Lewis, Paris, Vrin, 1970, p. 32.
59. Ibid., p. 32. Pour d'autres prolongements de l'oubli cartésien du langage, voir André
Robinet, Le langage à l'âge classique, Paris, Klincksieck, 1978, p. 99-103. Cet oubli du langage
ou ce rejet de la rhétorique ne signifie pas que Descartes dénie tout pouvoir à l'éloquence
mondaine ou écarte, pour sa propre prose, tout dispositif rhétorique. Voir Jean-Pierre
Cavaillé, «"Le plus éloquent philosophe des derniers temps": les stratégies d'auteur de
René Descartes », Annales HSS, n° 2, mars-avril 1994, p. 349-367.
60. Hélène Merlin le souligne très justement : « Certes, il y a du leurre dans cette neu-
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tralité pacifique, il y a aussi de l'exclusion ; et, entre cette égalité mondaine et l'inégalité des
conditions et dignités propres à l'espace public, se glisseront de nouvelles inégalités sociales
que le purisme va permettre de solidifier » (La langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir
enseignement, Paris, Seuil, 2003, p. 126).
61. Rôle des présentations [1634], cité par Ferdinand Brunot, Histoire de la langue fran-
çaise, p. 17, note 5.
62. Vaugelas, Remarques, dans Observations, p. XLIII.
63. Défendant ses Remarques, Vaugelas affirme que leur utilité n'est guère « bornée d'un
si petit espace de temps, non seulement parce qu'il n'y a nulle proportion entre ce qui se
change, & ce qui demeure dans le cours de vingt-cinq ou trente années, le changement
n'arrivant pas à la millième partie de ce qui demeure ; Mais à cause que je pose des princi-
pes qui n'auront pas moins de durée que nostre Langue & nostre Empire » (Ibid., p. XLVII).
64. Ibid., p. xxn.
65. Ibid., p. xxii-xxin.
66. La « dislocation » de l'éloquence, dont parle Hélène Merlin, ne se ramène pas seule-
ment au déplacement de Yinventio vers l'elocutio, mais aussi à la nouvelle valeur accordée à
la dispositio: «le style de l'Orateur se recognoist à l'usage de certaines paroles, qu'il a
particulières, & à la construction de sa phrase ? Je dy à la construction, & non pas à la
composition, comme M. de B., parce que la composition a esgard à la matière & à la forme,
qui font que la chose est simplement : mais la construction regarde les proportions & les
grâces, qui font qu'elle est belle. [... ] Si bien que nous pouvons dire, quand nous parlerons
de quelque discours que ce soit, que la composition est du genre, & non pas du style ; & la
construction, ou disposition, du style seulement» (Tombeau de l'orateur français, p. 120-
121). Ou encore: «Qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nouveau, la disposition des
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464 LE L I V R E AVALÉ
matières est nouvelle [...] comme si les mêmes pensées ne formaient pas un autre corps de
discours par une disposition différente, aussi bien que les mêmes mots forment d'autres
pensées par leur différente disposition » (Pascal, Pensées, § 590).
67. Furetière, Dictionnaire universel, La Haye, 1690, préf. non paginée.
68. Ibid.
69. La réussite de Malherbe et du purisme paraît d'autant plus curieuse que les guerres
de religion ont ruiné aussi les raffinements de la cour des Valois et propulsé sur le devant
de la scène des rois aussi peu intéressés par les belles-lettres et le beau langage que Henri
IV et Louis XIII, avec à leur suite des courtisans fiers d'être illettrés. Mais si le langage peut
contribuer à la réfection de l'unité française, ainsi qu'à l'établissement de conduites de
distinction, un poète de cour s'avère mieux placé qu'un savant grammairien ou un juriste
éloquent.
70. Dictionnaire de l'Académie française, Paris, 1694, préf. non paginée.
71. Observations, Avertissement des Libraires, p. 6.
72. « Voilà en quoi consiste le paradoxe de la référence aux "crocheteurs" : l'usage occupe
toujours la place publique, mais ceux qui l'observent le plus exactement sont bien incapa-
bles d'en énoncer les règles », affirme Danielle Trudeau (Les inventeurs du bon usage, p. 156).
Il me semble qu'il faudrait plutôt dire que ceux qui l'observent le plus exactement sont
justement incapables et ne doivent en aucune façon en énoncer les règles.
73. Jean Starobinski, « Sur la flatterie », Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 4, automne
1971, p. 134.
74. Madeleine de Scudéry, Artamene ou Le Grand Cyrus, Genève, Slatkine, 1972 (reprint
de l'éd. de Paris, 1656), t. X, p. 430. C'est déjà ce que l'on voit chez Vaugelas : « On ne
connoissoit point encore la différence énorme que l'on a mise depuis entre les mots du
stile familier, & les mots du stile soutenu ; comme si un mot qui entre dans le stile familier,
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ne pouvoit avoir sa place dans le stile soutenu ; comme si ce n'étoit pas ce mélange même
de tous les mots de la langue, les uns plus nobles, les autres moins, qui forme un stile
coulant, aisé, naturel & qui sent moins l'auteur que l'homme du monde : perfection où
peu de gens atteignent» (Remarques, dans Observations, p. 276).
75. Charles Sorel, De la connaissance des bons livres, Rome, Bulzoni, 1974 [1671].
76. Vaugelas, Remarques, dans Observations, p. L.
77. Dictionnaire de l'Académie française, préf. non paginée.
78. Furetière, Dictionnaire universel, préf. non paginée.
79. Vaugelas, Remarques, dans Observations, p. LXIII.
80. Roger Chartier, «Trajectoires et tensions culturelles de l'Ancien Régime», Histoire
de la France: choix culturels et mémoire, dir. André Burguière, Jacques Revel, Paris, Seuil,
2000, p. 104.
81. Delphine Denis, «L'échange complimenteur: un lieu commun du bien-dire»,
Franco Italica, nos 15-16,1999, p. 157.
82. Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, 1972 [1953], p. 38.
83. Ibid., p. 38.
84. Antoine Arnauld, Pierre Nicole, La logique ou l'art dépenser [...], intro. Louis Marin,
Paris, Flammarion, 1978 [1662], p. 60.
85. Nicolas Boileau, « Satire XII », Œuvres complètes, éd. par Françoise Escal, intro. par
Antoine Adam, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1970, p. 91.
86. « Pacifié par les armes royales, le royaume peut passer à une autre activité, l'activité
lettrée, qui est précisément le privilège des sociétés civiles jouissant de la paix. Mais parce
qu'elle va être réduite à la langue (à la grammaire), le roi, va, en fait, l'abandonner aux
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NOTES DU C H A P I T R E 6 465
particuliers en contrepartie de leur exil de la scène publique. [...] Il y a, dans le caractère
gallo-franc, une "férocité innée" qui ne peut être tempérée que par la "douceur des lettres"
[ces citations sont de Jean Savaron dans un traité de 1611]. » Hélène Merlin, La langue est-elle
fasciste ?, p. 92. Sur la complexité du rapport à la douceur, je me permets de renvoyer à mon
article «La douceur du politique », Marie-Hélène Prat et Pierre Servet (dir.), Le doux aux
xvf et xvif siècles: écriture, esthétique, politique, spiritualité, Université Lyon 3, coll. « Cahier
du Gadges », 2004, p. 221-237. On peut, néanmoins, comprendre que le juste désir de défaire
la légende qui a voué la langue classique (et, du coup, la langue en soi) au pouvoir « alié-
nant» de la monarchie absolue conduise Hélène Merlin à durcir l'opposition.
87. Hélène Merlin, « Langue et souveraineté [...]», p. 392.
88. Hélène Merlin, La langue est-elle fasciste?, p. 137. Voir aussi Hélène Merlin, L'excen-
tricité académique : littérature, institution, société, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. 129 où
l'abandon des livres au public (forme d'abandon bien différente de l'abandon de la langue
aux auteurs par le roi) en vient à être aussi conçu comme « état de nature », « sans aucune
protection juridique».
89. « I Authorise and give up my Right » (Thomas Hobbes, Leviathan, II, 17, p. 227). Sur
l'inquiétude suscitée par les mots, surtout les discours plein d'éloquence publique, chez
Hobbes, voir Jacques Rancière, Les mots de l'histoire: essai de poétique du savoir, Paris, Seuil,
1992, p. 42-47.
90. Montaigne, Essais, III, ix, « De la vanité », p. 966.
91. Sur cette invention, voir Yves-Charles Zarka, L'autre voie de la subjectivité: six études
sur le sujet et le droit naturel au xvrf siècle, Paris, Beauchesne, 2000.
92. Joël Cornette, La mélancolie du pouvoir: Orner Talon et le procès de la raison d'État,
Paris, Fayard, 1998, p. 160.
93. Bernard Lamy, La rhétorique ou l'art déparier, éd. par Benoît Timmermans, préf. par
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CHAPITRE 6
La communauté du style :
vérité de Dieu et politesse des hommes
1. On parle souvent des « styles de parlement » pour désigner des formes de jurispru-
dence; Claude Le Brun La Rochette l'emploie pour parler d'une procédure légale («ce
neantmoins nostre France ayant receu pour style depuis long temps invétéré, de colloquer
l'institution d'héritier après les laigs testamentaires, nous n'en pouvons plus commodément
traiter qu'en cet endroit », Le Procex civil, Rouen, Clément Malassis, 1661 [1609], p. 275) ou
encore, dans le règlement d'une organisation corporative du début du xvne siècle, on
évoquera les « gens honestes, de petite faculté, entièrement dépendans de l'exercice journalier
dudict stil [autrement dit, de ce métier] » (cité par Hugues Neveux, « Conflits et tensions »,
Emmanuel Le Roy Ladurie, dir., La ville des temps modernes: de la Renaissance aux Révolu-
tions, Paris, Seuil, 1998 [1988], p. 198).
2. Voir l'article de Jean Molino, « Qu'est-ce que le style au xvne siècle », Marc Fumaroli
(dir.), Critique et création littéraire, Paris, CNRS, 1977, p. 331-351 ; et Georges Molini et Pierre
Cahné (dir.), Qu'est-ce que le style?, Paris, PUF, 1994.
3. Erich Auerbach, Mimesis: la représentation de la réalité dans la littérature occidentale,
trad. par Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1968 [1946], p. 400-401.
4. Cicéron, De oratore, III, 72. Sur ce point voir Alain Michel, « Rhétorique et philosophie
dans la littérature latine: les problèmes du cicéronisme», Critique et création littéraires en
France au xvif siècle, p. 7-15.
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466 LE L I V R E AVALÉ
rer à la fois l'héritage aristotélicien et la relation chrétienne au divin dans le chapitre XXVI
du Prince de Balzac, mais sous la saisie euphorique du modèle royal (Guez de Balzac,
Œuvres, t. II, p. 94-98).
15. Biaise Pascal, Pensées, § 26 (Lafuma § 28).
16. Pierre Nicole, Traité de la beauté des ouvrages de l'esprit, Toulouse, G.-L. Colomiez,
1689, p. 22.
17. Guez de Balzac, Les premières lettres, lettre XIV à Hydaspe, p. 60.
18. Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, § 30.
19. P. Fortin de la Hoguette, Testament ou Conseils fidèles d'un bon père à ses en/ans,
Paris, Antoine Vitré, 1655, 7e éd. augm, p. 94.
20. René Rapin, Œuvres diverses, Amsterdam, A. Wolfgang, 1693, t. II, p. 30.
21. Ibid., p. 133. Le père Le Bossu dit de même que «la partie la plus essencielle de la
Fable, & ce qui doit lui servir de fond, est la vérité signifiée » (Traité du Poème Epique, Paris,
M. Le Petit, 1675, p. xv).
22. André Renaud, Manière de parler la langue française selon ses differens styles, Lyon,
C. Rey, 1697, p. 225. Comme le dit aussi Bouhours à propos des figures de rhétorique : « Le
figuré n'est pas faux, & la métaphore a sa vérité aussi-bien que la fiction. [... ] Disons donc
que les métaphores sont comme ces voiles transparents, qui laissent voir ce qu'ils couvrent »
(Dominique Bouhours, La manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit. Dialogues,
intro. et notes par Suzanne Guellouz, Toulouse, SLC, 1988 [1687], p. 15-16) — par où l'on
retrouve la nudité de la vérité implicitement évoquée sous ces voiles qui ne cachent rien :
est-il de vérité sans érotisation, sans désir de l'atteindre, à la fois suscitée et révélée par ces
voiles légers ? D'ailleurs la vérité, en son énonciation grecque, n'impliquait-elle pas ce mou-
vement de dévoilement dans le « dés-oubli » (l'a-letheia) ?
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N O T E S DU C H A P I T R E 6 467
23. Bouhours, ibid., p. 197-198.
24. Madame de Sévigné, Correspondance, éd. par Roger Duchêne, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1985,1.1, p. 154-155, lettre à Madame de Grignan du 11 févrie
1671.
25. Roger Duchêne, Madame de Sévigné et la lettre d'amour, Paris, Klincksieck, 1992,
p. 218.
26. Quintilien, Institutions oratoires, XII, i, 12-30.
27. Courtin, Nouveau traité de la civilité, p. 161-162. Nietzsche retrouve la saveur du
propos de Courtin : « Nous disons simplement les choses les plus fortes pourvu qu'il y ait
autour de nous des gens qui croient à notre force : un tel entourage habitue à la simplicité
du style. Les méfiants parlent emphatiquement, les méfiants rendent emphatiques» (Gai
savoir, trad. par A. Vialatte, Paris, Gallimard, 1964, § 226).
28. Pascal, Pensées, § 671 (Lafuma § 821).
29. Gilles-André de La Roque, Traité de la noblesse, Paris, 1678, p. 424 (mes italiques).
30. Sur le contraste Hobbes-Spinoza, quant à la question de la vérité, voir le premier
chapitre d'Etienne Balibar, Lieux et noms de la vérité, La Tour d'Aiguës, Éditions de l'Aube,
1994-
31. Encore chez Cyrille d'Alexandrie, au ve siècle, le Christ est paradoxal, en ce sens
qu'il allie « la Seigneurie en la forme d'un serviteur, la gloire [doxa] divine dans la petitesse
humaine », Deux dialogues christologiques, intro., texte critique, trad. et notes par G. M. de
Durand, Paris, Éditions du Cerf, 1964, p. 431, 753C.
32. Le Dictionnaire de l'Académie française (1694) donne cette définition : « Qui paraî
beaucoup, qui est notable, considérable entre les autres. »
33. L'exception majeure étant Kant, non seulement dans la troisième Critique, mais
aussi dès la Critique de la raison pure, puisque la dialectique transcendantale n'est autre (à
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la date d'édition dans le corps du texte. Pour le détail des références, voir la bibliographie à
la fin de l'ouvrage. Plus généralement, voir Bettye Thomas Chambers, Bibliography of
French Bibles, Genève, Droz, 1983-1994.
42. Michel de Certeau, La fable mystique: xvf-xvif siècle, Paris, Gallimard, 1982, p. 157.
43. Laurent Juillard, abbé du Jarry, De la parole de Dieu, du stile de l'Ecriture-Sainte et
de l'éloquence évangélique, Paris, D. Thierry, 1684, p. 146.
44. Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques, p. 43, livre I, vers 43-44.
45. Ordonnance de Mgr le Cardinal Antoine Barberin, incluse dans l'Examen de quelques
passages de la Traduction Françoise du Nouveau Testament imprimée à Mons, 2e éd. rev. et
corr., Rouen, Eustache Viret, 1677, p. 433.
46. Pour une bonne mise en place de l'histoire des traductions de la Bible, voir Frédéric
Delforge, La Bible en France et dans la francophonie : histoire, traduction, diffusion, Paris,
Publisud, 1991; Les Bibles en français: histoire illustrée du Moyen Âge à nos jours, éd. par
Pierre-Maurice Bogaert, Turnhout, Brepols, 1991; ainsi que les deux articles de Bernard
Chédozeau et Frédéric Delforge dans Le Grand Siècle et la Bible, éd. par Jean-Robert
Armogathe, Paris, Beauchesne, 1989, p. 325-360.
47. Panégyrique à Monseigneur l'Eminentissime Cardinal Duc de Richelieu sur la Nouvelk
Traduction de la Bible Françoise, contenant toutes les Fautes, Erreurs, Hérésies, & Barbarismes
des précédentes Editions de Genève, Louvain, 6- autres, réduites en dix catégories, Paris, s.e.,
1641.
48. Richard Simon, Histoire critique du Vieux Testament, Rotterdam, Reinier Leers, 1690,
P-32.
49. Jacques Abbadie, Reflexions sur la présence réelle du corps de Jésus Christ dans
l'eucharistie, La Haye, A. Troyel, 1685.
50. Marc Fumaroli, L'âge de l'éloquence.
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51. Nicolas Des-Isles, Critique sacrée ou les Chefs d'accusation proposez contre la Traduc-
tion Françoise du Nouveau Testament, imprimée à Mons par Gaspard Migeot en l'année 1667,
Paris, Louis & Antoine Boullenger, 1668, p. 54.
52. Richard Simon, Histoire critique des versions du Nouveau Testament, Rotterdam,
Reinier Leers, 1690, p. 339, 365,472.
53. Bossuet, Instructions sur la Version du Nouveau Testament imprimée à Trévoux en
l'année 1702, Paris, Imprimerie Royale, 1702, p. 154-155.
54. Par exemple, Henri Estienne affirme à propos de la version de Guillaume Postel :
« [QJuant à la simplicité des façons de parler, on voit bien aussi que c'est une chose affectée,
& qui se dément soymesme » (L'introduction au traite de la conformité des merveilles ancien-
nes avec les modernes ou Traite preparatif à l'Apologie pour Hérodote, Genève, 1566, p. 482).
55. Augustin Calmet, Commentaire littéral sur tous les livres de l'ancien et du nouveau
Testament, Paris, Pierre Emery, 1713,1.1., p. m.
56. Le lien entre écriture biblique et poétique se trouve encore aussi bien chez Louis
Thomassin : « quand nous accorderions qu'il n'y a nulle mesure, ni nulle cadence de Poésie
dans les Pseaumes, dans les Livres de Salomon, ni dans les Livres de Job ; il ne laisseroit pas
d'être très-véritable que l'air, l'esprit, & la majesté de la Poésie y régnent par tout » (La
Méthode d'étudier et d'enseigner chrétiennement et solidement les Lettres humaines par rap-
port aux Lettres divines et aux Ecritures, Paris, F. Muguet, 1681, p. 68), que chez Fénelon :
« toute l'Ecriture est pleine de Poésie dans les endroits mesme où l'on ne trouve aucune
trace de versification » (Réflexions sur la grammaire, la rhétorique, la poétique et l'histoire,
Paris, J.-B. Coignard, 1716, p. 55).
57. Calmet, Commentaire littéral [ . . . ] , p. xxvi.
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NOTES DU C H A P I T R E 6 469
IV, 14.
69. Bernard Lamy, L'art déparier, p. 378 (mes italiques).
70. Annie Becq, Genèse de l'esthétique moderne: de la Raison classique à l'Imagination
créatrice (1680-1814), Paris, Albin Michel, 1994 [1984], p. 53.
71. Pierre Nicole, « Préface du Recueil de poésies chrétiennes », La vraie beauté et son
fantôme, et autres textes d'esthétique, éd. et trad. par Béatrice Guion, Paris, Champion, 1996
[1671], p. 145.
72. Pierre Nicole, «Éducation du Prince», ibid., p. 151.
73. « Paraître, c'est déjà chercher à donner aux autres une bonne opinion de soi, c'est
tâcher de leur agréer au moins par le dehors, c'est témoigner qu'on se préoccupe d'eux,
qu'on les considère, qu'on tient à leur approbation, et que pour l'obtenir on s'impose des
sacrifices, dont la pauvreté accroît le mérite » (Maurice Magendie, La politesse mondaine et
les théories de l'honnêteté en France au xvif siècle de 1600 à 1660, Genève, Slatkine, 197
[reprint de l'éd. de Paris, 1925], p. 32).
74. Cardinal de Retz, Mémoires, 1.1, p. 130.
75. René Rapin, Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes an-
ciens et modernes, éd. par E. T. Dubois, Genève, Droz, 1970 [1674], p. 20.
76. Madeleine de Scudéry, «De la politesse», «De l'air galant» et autres conversations:
Pour une étude de l'archive galante, éd. et commentaire de Delphine Denis, Paris, Cham-
pion, 1998 [1684], p. 137-138.
77. Boileau, «Épître X», Satires, épîtres, art poétique, éd. par J.-P. Collinet, Paris, Galli-
mard, 1985, v. 99-106.
78. « Préface aux Epîtres nouvelles », p. 207.
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470 LE L I V R E AVALÉ
comme s'il avait fallu imaginer un lieu (locus amœnus) où d'être figure on ait la liberté,
mais où cette figuralité généralisée puisse être validée par un groupe suffisamment uni par
un code commun pour que la lecture des figures ne soit pas trop hasardeuse : les anciennes
structures de parentèle ou d'association n'y suffisent pas, la réclusion sur l'étroit cercle
familial ne saurait déjà jouer ce rôle, il s'agit donc de trouver un milieu (juste) pour assurer
la communication. Je renvoie, sur ce point, au commentaire que donne Philippe Ariès du
Testament de Fortin de la Hoguette, « Pour une histoire de la vie privée », Histoire de la vie
privée, p. 15.
86. Voir, par exemple, l'analyse de Patrick Dandrey, « L'émergence du naturel dans les
Fables de La Fontaine », Revue d'histoire littéraire de la France, n° 83,1983, p. 371-389.
87. Voir Niklas Luhmann, Amour comme passion : de la codification de l'intimité, trad.
par A.-M. Lionnet, Paris, Aubier, 1990.
CHAPITRE 7
Civiliser la grâce : les styles mondains
de Castiglione à Courtin
1. Roger Zuber, « Préface », dans Jean-Louis Guez de Balzac, Œuvres diverses (1644), éd.
par R. Zuber, Paris, H. Champion, 1995, p. 21.
2. Citations faites par Laurence Harf-Lancner, « L'Enfer de la cour : la cour d'Henri II
Plantagenet et la Mesnie Hellequin », Philippe Cotamine (dir.), L'État et les aristocraties
(France, Angleterre, Ecosse), xif-xvif siècles, Paris, Presses de l'École Normale Supérieure,
1989, p. 27-50.
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N O T E S DU C H A P I T R E 7 471
de pertinence de ce versant courtisanesque : Étiquette et politesse, 1992 ; Pour une histoire des
traités de savoir-vivre en Europe, 1994; Du goût, de la conversation et des femmes, 1994.
15. Roger Charrier, Lectures et lecteurs dans la France d'Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987,
P- 45-
16. // libro del Cortegiano devient, en effet, le livre de référence de la noblesse. « Savoir
son Courtisan » passe en proverbe. Voir Cecil H. Clough, « François I and thé Courtiers of
Castiglione's Courtier», European Studies Review, vol. 8, n° i, janvier 1978, p. 23-70.
Laurence Giavarini a bien montré comment, pour le domaine de la pastorale qu'analyse
N. Elias de façon privilégiée dans La société de cour, « le problème de la contrainte "écrase"
a priori l'espace de la mimesis, il lui dénie le statut d'une "aire" d'expérience (autre nom de
l'espace), pour en faire une pure manifestation » (Le berger et les signes, p. 194-195). Il en va
de même pour l'expérience de l'espace curial.
17. Jacques Revel, « Les usages de la civilité », P. Ariès et G. Duby (dir.), Histoire de la vie
privée, Paris, Seuil, 1986, t. III, p. 169-210.
18. Érasme, Declamatio depueris statim ac liberaliter instituendis, étude critique, trad. et
commentaire par J.-C. Margolin, Genève, Droz, 1966, p. 396. Les deux textes seront, de
façon significative, parfois réunis dans le même ouvrage, ainsi dans la première traduction
en français faite par Saliat et publié en 1537 à Paris par Simon Colines.
19. Ibid., p. 393.
20. Ibid., p. 439.
21. Baldassar Castiglione, Le livre du courtisan, présenté et traduit par A. Pons d'aprè
la version de G. Chapuis (1580), Paris, Flammarion, 1991, p. 37; Baldassare Castiglione,
Giovanni Délia Casa et Benvenuto Cellini, Opère, éd. par C. Cordié, Milan, R. Ricciardi,
1966, p. 32.
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472 LE LIVRE AVALÉ
22. Érasme, La civilité puérile, précédé d'une notice par A. Bonneau, présenté par P. Ariès,
Paris, Éditions Ramsay, 1977 [reproduit l'éd. d'Isidore Lisieux, Paris, 1877], p. 59.
23. Érasme, Dedamatio, p. 68-69. Vives, dont on sait l'influence qu'il aura aux xvie et
xvne siècles, ne dit pas autre chose : « [I]l n'y a pas pour un jeune homme ornement plus
duisant, ni de meilleure grâce que la vergogne [verecundiatn] » (Jean Louis Vives, Les dialo-
gues, trad. par Gilles de Housteville, Genève, Jacques Stoër, 1656 [trad. de 1571], p. 150),
24. Je le cite dans une version tardive qui montre bien la stabilité des préceptes :
Mathurin Cordier, La Civilité honnête pour les enfans, qui commence par la manière d'ap-
prendre à bien lire, prononcer & écrire, Caen, Veuve Poisson, s.d. (c. 1690 puisque Jean
Poisson meurt vers 1690 et sa veuve tient son commerce jusqu'en 1694, date à laquelle elle
le cède à ses enfants), p. 16 et 28. Comme le note Jean-Claude Margolin à propos du traité
d'Érasme, «les termes $ indécent ou d:'indécence [...] sont remplacés un peu plus loin par
celui de illiberabile : adjectif riche de sens, pratiquement synonyme de civilis, puisque le
propre d'une culture ou d'une éducation libérale, c'est de libérer l'enfant de ses tendances
primitives, grossières», «La civilité puérile selon Érasme et Mathurin Cordier», Davide
Bigalli (dir.), Ragione e «civilitas», Figure del vivere associato nella cultura del '500 Europeo,
Milano, F. Angeli, 1986, p. 29.
25. Roger Charrier, «Trajectoires et tensions culturelles de l'Ancien Régime», A. Bur-
guière et J. Revel (dir.), Histoire de la France, t. VI : Les formes de la culture, Paris, Seuil, p. 314.
26. «L'éducation corporelle [...] n'est pas encore basée sur un recours au dégoût, mais
sur une sorte de surveillance divine. Les mots qui la valident, "pudeur naturelle", "nature et
raison" font en effet directement référence à Dieu dans le vocabulaire du temps. Il ne s'agit
pas encore vraiment d'un autocontrôle, mais d'une obéissance aux lois de l'univers » (Robert
Muchembled, Cultures et société en France du début du xvf siècle au milieu du xvif siècle,
Paris, SEDES, 1995, p. 49).
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pratiquer en suivant l'exemple des bons modèles et en en reproduisant soi-même les appa-
rences pour mieux en intégrer les effets. Par ailleurs, un bel hasard historique a voulu
qu'un nouveau caractère apparaisse au xvic siècle en France, chez l'imprimeur et libraire
Granjon, qui tente de reprendre le principe de l'italique italienne : typographie cursive qui
reproduit au plus près l'écriture à la main. Or, le premier texte à être imprimé ainsi fut un
traité de civilité, d'où son nom de «caractère de civilité», par où l'apparence de l'écriture
manuscrite fait oublier la médiation de la machine.
43. Giovanni Délia Casa, Galatée, ou Des manières, présenté et trad. de l'italien d'après
la version de Jean de Tournes (1598) par Alain Pons, Paris, Quai Voltaire, 1988, p. 38. Pour le
contexte historique et une analyse plus large des œuvres de Castiglione et Délia Casa, on
peut se reporter aux deux excellentes introductions d'Alain Pons.
44. Ibid., p. 40.
45. Voir Nietzsche, La généalogie de la morale, 2e dissertation, § 4 et § 19. Voir aussi
Nathalie Sarthou-Lajus, L'éthique de la dette, Paris, PUF, 1997.
46. Giovanni Délia Casa, Galatée, p. 102.
47. Voir chapitre 8.
48. Voir Jacqueline de Romilly, La douceur dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres,
1979. Horace, Satires, éd. et trad. par F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1946, IV, 135.
49. Le modèle italien est considérable pour la noblesse française : au xvie siècle, les trois
quarts des courtisans lisent ou parlent l'italien, la mode est au voyage en Italie, les arts et
les savoirs, les écoles d'escrime, d'équitation ou de danse y sont recherchés. Même si les
guerres civiles, par leurs atrocités, leurs innombrables manquements aux codes du respect
et les vies de camp qu'elles imposaient aux anciens courtisans, ont mis à mal les pratiques
de civilité, dans la première moitié du xvif siècle la politesse des mœurs et du langage
semble de plus en plus faire autorité, mais à la cour sans doute moins rapidement qu'à la
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59- Jean Bodin, Les six livres de la République, livre VI, chapitre 6, p. 304-305.
60. Ellery Shalk, L'épée et le sang, p. 103.
61. Ibid., p. 143-144.
62. Jean Duret, Commentaires aux coutumes du duché de Bourbonnais [1584], cité par
Ariette Jouanna, « Des "gros et gras" aux "gens d'honneur" », Guy Chaussinand-Nogaret
(dir.), Histoire des élites en France du xvf au XXE siècle: l'honneur, le mérite, l'argent, Paris,
Tallandier, 1991, p. 102.
63. Maurice Magendie, La politesse mondaine et les théories de l'honnêteté en France au
xvif siècle, de 1600 à 1660, p. 355-369. Jean-Pierre Dens ne voit dans le traité de Fare
qu'une «théorie essentiellement bourgeoise» (L'honnête homme et la critique du goût:
esthétique et société au xvif siècle, Lexington, French Forum, 1981, p. n) et Domna Stanton
(en citant de façon erronée Magendie) parle de traités «bourgeois» où domine un «arri-
visme social» (The Aristocrat as Art: A Study ofthe Honnête Homme and thé Dandy in
Seventeenth and Nineteenth-Century French Literature, New York, Columbia University
Press, 1980, p. 20). Ces lectures semblent pour le moins réductrices.
64. Faret, L'honneste homme, p. 11.
65. François Billacois, «La crise de la noblesse européenne (1550-1650), une mise au
point», Revue d'histoire moderne et contemporaine, n° 23,1976, p. 277.
66. Faret, L'honneste homme, p. 155-156.
67. Ibid., p. 157-158.
68. Père Nicolas Caussin, La cour sainte ou l'Institution chrestienne des Grands, Paris,
Sebastien Chappelet, 1625, p. 114.
69. Faret, L'honneste homme, respectivement p. 64 et p. 65.
70. Clifford Geertz analyse l'autorité sociale des figures charismatiques comme des mi-
ses en scène du pouvoir central, comme la nécessité de constituer un centre pour la com-
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munauté (Local Knowledge: Further Essays in Interpretive Anthropology, New York, Basic
Books, 1983, p. 121-146).
71. Louis XIV, Mémoires de Louis XIV pour l'instruction du dauphin, éd. par Charles
Dreyss, Paris, Didier, 1860, t. II, p. 568. Sur ce point, voir l'intéressant commentaire de
Kathryn A. Hoffmann, Society ofPleasures : Interdisciplinary Readings in Pleasure and Power
during thé Reign of Louis XIV, New York, St. Martin's Press, 1997, p. 11-39.
72. Antoine Gombauld, chevalier de Mère, Œuvres, Amsterdam, P. Mortier, 1692, vol. I,
P- 99-
73. Baltasar Graciân, L'art de la prudence, § 233.
74. Mère, Œuvres, p. 99.
75. Graciân, L'art de la prudence, § 150.
76. Règlement du 11 août 1578 et surtout du cérémonial défini par le règlement du
1er janvier 1585. Voir sur ces points Françoise Boudon, Monique Chatenet et Anne-Marie
Lecoq, « La mise en scène de la personne royale en France au xvie siècle : premières conclu-
sions», Jean-Philippe Genêt (dir.), L'État moderne: genèse. Bilans et perspectives. Actes du
Colloque tenu au CNRS à Paris les 19-20 septembre 1989, Paris, Éditions du CNRS, 1990
p. 240-241.
77. Graciân, L'art de la prudence, § 236.
78. Caussin, La cour sainte, p. 34-35.
79. « Elle [l'âme] goûte dans cette peine [la grâce divine qui éveille l'âme comme un
coup de tonnerre] une joie tout autrement grande que dans la savoureuse absorption de
l'oraison de quiétude, où il n'entre aucune souffrance » (Thérèse d'Avila, « Le château inté-
rieur», Œuvres complètes, trad. des Carmélites de Paris-Clamart, Paris, Fayard, 1963, t. II,
p. 618). La peine de la contrainte décuple le bonheur d'expression de la grâce.
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80. Antoine de Courtin, Nouveau Traité de la Civilité qui se pratique en France parmi les
honnestes gens, Paris, 1681 [1671], p. 2.
81. Ibid., p. 237 et p. 253.
82. Ibid., p. 237.
83. Ibid., p. 2-3 (mes italiques).
84. Ibid., p. 69-70.
85. Ibid., p. 266.
86. Ibid., p. 260.
87. Ibid., p. 246.
88. Pour une analyse érudite des relations entre civilité et littérature, voir Emmanuel
Bury, Littérature et politesse: l'invention de l'honnête homme, 1580-1750, Paris, PUF, 1996.
89. « Ces belles formes stylisées, qui cachaient la cruelle réalité sous une apparente har-
monie, faisaient partie du grand art de vivre [...]. Tous les rapports de la vie commune
avaient leur esthétique élaborée de façon aussi expressive que possible. Plus ils étaient
riches de beauté et de moralité, plus leur expression se rapprochait de l'art pur. La poli-
tesse, l'étiquette ne trouvent leur beauté d'expression que dans la vie elle-même» (Johan
Huizinga, L'automne du moyen âge, trad. par J. Bastin, Paris, Payot, 1980 [1919], p. 58). Ou,
plus récemment, « Renaissance thought had conferred significance upon civil manners as
well as civic virtue, and much of thé French Enlightenment can be understood as a trans-
formation of thé older, mainly aesthetic concept of civilité into a morally, historically, and
politically charged concept of société civile» (Daniel Gordon, «Beyond thé Social History
of Ideas : Morellet and thé Enlightenment », Jeffrey Merrick et Dorothy Medlin, dir., André
Morellet (1727-1819) in thé Republic ofLetters and thé French Révolution, New York, Peter Lang,
1995> P- 49-50).
90. Daniel Arasse, « L'art et l'illustration du pouvoir », Culture et idéologie dans la genèse
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CHAPITRE 8
La communauté du goût : les formes sociales du sensible
1. Molière, Le bourgeois gentilhomme, éd. par Maurice Rat, Paris, Gallimard, coll. « Biblio-
thèque de la Pléiade », 1956, t. II, p. 514-515, Acte I, scène i.
2. Gilles Boileau, Œuvres complètes, éd. par Françoise Escal, intro. par Antoine Adam,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1970, p. 183.
3. Alain Viala, Naissance de l'écrivain, p. 104-106 et 112-114.
4. Baltasar Graciân, L'art de la prudence, p. 13.
5. Voir sur ces points Patrick Dandrey, « Le Dom Juan de Molière et la tradition de
l'éloge paradoxal», xvif Siècle, n° 172,1991, p. 211-228.
6. Molière, Dom Juan, éd. par Maurice Rat, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1956,1.1, p. 776.
7. Sur cette lecture de l'échange dans Dom Juan, voir Michel Serres, Hermès I, La com-
munication, Paris, Minuit, 1968, ainsi que Pierre Force, Molière ou le prix des choses, Paris,
Nathan, 1994.
8. Molière, Le bourgeois gentilhomme, éd. par Maurice Rat, Paris, Gallimard, coll. « Biblio-
thèque de la Pléiade », 1956, t. II, p. 592.
9. Nicolas Faret fait de la musique et de la danse des « exercices de galanterie » indis-
pensables à l'honnête homme (L'honneste homme, p. 20) et Potier de Marais conçoit le
ballet comme « un gentil et amoureux divertissement, qui donne la grâce, et rend le port
majestueux» (Discours des Divertissements, Inclinations et Perfections royales, Paris, 1644,
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476 LE L I V R E AVALÉ
p. 39, cité par Margaret McGowan, «La danse: son rôle multiple», Volker Kapp (dir.), Le
Bourgeois gentilhomme: problèmes de la comédie-ballet, Paris/Seattle, Tiibingen, PFSCL,
1991, p. 172).
10. Alain Viala, Naissance de l'écrivain, p. 133 et 146.
11. François Bluche, La noblesse française auxvuf siècle, Paris, Hachette, 1995, p. 232.
12. Hannah Arendt, Between Past and Future: Eight Exercises in Political Thought, New
York, Penguin Books, 1993 [1954], p. 53.
13. Luc Ferry, Homo Aestheticus : l'invention du goût à l'âge démocratique, Paris, Grasset,
1990, p. 33-
14. Ibid., p. 17.
15. Jean-Pierre de Crousaz, Traité du beau, Paris, Fayard, 1985 [1715, reprod. de l'éd. de
1724], p. 22.
16. Robert Klein, La forme et l'intelligible: écrits sur la Renaissance et l'art moderne, éd.
par André Chastel, Paris, Gallimard, 1970, p. 347.
17. Saint Ignace de Loyola, Exercices spirituels, trad. et annot. par François Courtel, s. j.,
Paris, Desclée de Brouwer, 1960 [1548], § 3, p. 14-15.
18. Ibid., § 227, p. 123. Nous avons déjà vu le nom de goût qualifier la sensation mysti-
que de la présence de Dieu chez Thérèse d'Avila ; plus généralement, la comparaison avec
la saveur gustative du banquet ou du repas appert ici et là dans les écrits théologiques du
xvne siècle français, voir par exemple le père Richeome dans son Second livre de la peinture
spirituelle, tableau premier, section IV.
19. Montaigne, Essais, II, xvn, p. 657-658.
20. Robert Klein, La forme et l'intelligible, p. 351.
21. La Rochefoucauld, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la
Pléiade », 1935, maxime 258.
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22. Mère, « Divers propos du chevalier de Mère », éd. par Charles Boudhors, Revue
d'histoire littéraire de la France, n° 31,1924, p. 492.
23. Baltasar Graciân, L'art de la prudence, p. 71.
24. Nicolas Faret, L'honneste homme, p. 159.
25. Dominique Bouhours, La manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit. Dialo-
gues, intro. et notes Suzanne Guellouz, Toulouse, SLC, 1988 [1687, reproduction de l'éd. de
Paris], Florentin Delaulne, 1705, p. 154.
26. Hegel, Introduction à l'esthétique, cité par Jean-Pierre Dens, L'honnête homme et la
critique du goût, p. 107, qui ajoute avec pertinence que « le goût est mimétique ; il transpose,
reflète, re-produit, mais n'inaugure rien ».
27. Gilles Boileau, Œuvres complètes, p. i.
28. Bouhours, La manière de bien penser, p. 218-219. Luc Ferry simplifie les enjeux en
opposant radicalement Eudoxe et Philanthe comme représentants du « classicisme » et de
la « délicatesse », ou de la raison et du coeur. Ce sont des amis qui sont proches l'un de
l'autre et qui, par la discussion, arpentent un terrain commun. Après quelques exemples de
pensée naturelle donnés par Eudoxe, Philanthe avoue par exemple : « Je vous comprends,
[... ] & je juge selon vos principes » (p. 221).
29. Anthony Ashley Cooper, duc de Shaftesbury, Caracteristics ofMen, Manners, Opi-
nions, Times, éd. par John Robertson, Indianapolis, New York, Bobbs-Merrill, 1964 [1711],
t. II, p. 257. Petit-fils du fondateur du parti des Whigs, il eut John Locke pour précepteur ;
ses écrits impressionneront autant Leibniz que Diderot ou Hume.
30. Ibid., p. 252.
31. Ibid., 1.1, p. 218.
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32. Fabienne Brugère, Le goût. Art, passions et société, Paris, PUF, 2000, p. 32.
33. Shaftesbury, Caracteristics ofmen, manners, Opinions, Times, t. II, p. 265.
34. Le titre exact (et plus neutre) du texte de La Motte est en fait L'Iliade, poème, avec
un discours sur Homère (Paris, G. Du Puis, 1714) ; c'est Paul Vernière, annotant les Lettres
persanes de Montesquieu, qui donne ce titre dont je n'ai pu trouver aucune mention
ailleurs. Mais l'erreur témoigne d'une excellente sensibilité aux enjeux de l'époque, ainsi
que nous le verrons.
35. Anne Dacier, Des Causes de la Corruption du Goust, Paris, Rigaud, 1714.
36. « Compte-rendu de M. D. L., Des Causes de la Corruption du Goût; ou, Suplément
au Livre de Madame Dacier, qui porte le même titre, Paris, Nicolas Pépie, 1715 », Journal
littéraire, 1715, t. VII, p. 327.
37. Le Cuisinier français (1651) de François de La Varenne est considéré comme le pre-
mier livre de cuisine à rompre avec les traditions médiévales ; encore qu'il faille attendre
L'Art de bien traiter (1674) ou Le cuisinier Roïal et bourgeois (1691) de Massialot pour établir
de franches différences entre l'héritage du Moyen Âge et la grande cuisine de cour (sur
cette évolution, voir Stephen Mennell, AU Manners ofFood: Eating and Taste in England
and France from thé Middle Ages to thé Présent, Oxford, B. Blackwell, 1985, p. 70-77). On
voit bien que Tallemant des Réaux ironise sur les nouveautés de M. de Bernay, « pédant de
bonne chère» (Historiettes, II, p. 252) ou de la marquise de Sablé (« depuis qu'elle est dévote,
c'est la plus grande friande qui soit au monde», ibid., I, p. 516), alors que, peu après,
Boileau fait la satire des ignorants en bonne chère et en belles lettres qui boivent du faux
Hermitage et louent Théophile et Ronsard (Satire III).
38. «Des Causes de la Corruption du Goût [...]», p. 333.
39. Ibid., p. 334.
40. Ibid., p. 336.
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478 LE L I V R E AVALÉ
Laurent, recueillies, revues et corrigées par Le Sage et d'Orneval, Paris, Etienne Ganeau,
1721, t. II, p. 10.)
51. Morvan de Bellegarde, Lettres curieuses de littérature et de morale, Amsterdam, Henri
Schelte, 1707 [1702], p. 7.
52. Le goût naturel « consiste dans une sensation, ou dans un sentiment, qui est l'effet
d'une impression certaine & invariable. Comme je distinguerai le doux & l'amer si j'ai le
palais bien disposé; de même, si j'ai du sens & de la raison, je goûterai un discours sensé
aussi nécessairement que je verrai la lumière », mais le goût acquis « est le fruit & l'effect,
non seulement de l'art, & par conséquent de la connoissance des règles, mais encore plus
de la juste idée de perfection à laquelle il faut rapporter toutes les choses que nous faisons
ou dont nous jugeons» (Gédoyn, « Réflexions sur le goût», Recueil d'opuscules littéraires,
Amsterdam, E. Van Harrevelt, 1767 [écrit entre 1723 et 1744], p. 226 et 227).
53. Abbé Terrasson, Dissertation critique sur l'Iliade d'Homère, Où à l'occasion de ce
Poëme on cherche les règles d'une Poétique fondée sur la raison, & sur les exemples des Anciens
6- des Modernes, Paris, F. Fournier, 1715, p. iv-xm.
54. « Le bon goût est d'une grande étendue, & suppose de rares qualitez, il entre dans
tout, & assaisonne toutes choses», «C'est le goût qui embellit toutes choses [...] il nous
sert de guide, & il nous conduit partout » (Morvan de Bellegarde, Lettres curieuses de litté-
rature et de morale, p. 8 et 14).
55. Jean-Louis Flandrin, «La distinction par le goût», P. Ariès et G. Duby (dir.), His-
toire de la vie privée, t. VI dir. par R. Chartier, Paris, Seuil, 1986, p. 301.
56. Jean-Pierre de Crousaz, Traité du beau, p. 108 ; abbé Trublet, Essais sur divers sujets
de littérature et de morale, 1735. Montesquieu, Essai sur le goût, éd. par Louis Desgraves,
Paris, Rivages, 1993, p. 13 (ce texte inachevé de Montesquieu et destiné à l'Encyclopédie est
publié en 1758 de façon posthume).
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57. Montesquieu, Lettres persanes, éd. et notes par Paul Vernière, Paris, Garnier, 1960,
p. 78, lettre XXXVI.
58. Arlequin défenseur d'Homère, p. 20.
59. «Proprium quemdam gustum urbis, un certain Goût de politesse qui ne se prend
qu'à Rome », Gédoyn, « Réflexions sur le goût », p. 222.
60. Morvan de Bellegarde, Lettres curieuses de littérature et de morale, p. 29.
61. Ibid., p. 19.
62. Ibid., p. 25.
63. Ibid., p. 114. C'est exactement le type de désintéressement que Hume mettra de
l'avant : « A critic of a différent âge or nation [... ] must place himself in thé same situation
as thé audience, in order to form a true judgment of thé oration. In like manner, when any
work is adressed to thé public, though I should hâve a friendship or an enmity with thé
author, I must départ from this situation ; and considering myself as a man in général,
forget, if possible, my individual being and my peculiar circumstances» (David Hume,
« Of thé Standard of Taste », Essays, Moral, Political, and Literary, éd. par Eugène Miller,
Indianapolis, Liberty Classics, 1987 [1757], p. 239).
64. Cartaud de la Vilate, Essai historique et philosophique sur le goût, p. 9.
65. Ibid., p. 267.
66. Bernard Nieuwentyt, Het Regt Gébruyk der Werelt-Beschouwingen, c'est-à-dire Le
Véritable usage de la Contemplation du Monde, Amsterdam, Wolters, 1715, Journal littéraire,
1716, ie partie, p. 185.
67. Etienne Fourmont, Examen pacifique de la querelle de Madame Dacier et de Mon-
sieur La Motte sur Homère, avec un Traite sur le Poëme Epique et la Critique des deux Iliades,
Paris, Jacques Rollin, 1716, t. II, p. 34.
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N O T E S DU C H A P I T R E 8 479
68. « Critique modeste du Livre de Madame Dacier, qui a pour titre, Des causes de la
corruption du goust », Mercure, février 1715, p. 206.
69. Voir Reinhart Koselleck, Le règne de la critique.
70. Anne Dacier, Des causes de la corruption du goût, p. 54.
71. Thémiseul de Saint-Hyacinthe, Le chef d'œuvre d'un inconnu (suivi de) Une disser-
tation sur Homère et Chapelain (attribuée à van Effen par Quérard), La Haye, La Compa-
gnie, 1714, p. 3-4.
72. Ibid., p. 50.
73. La Motte, Réflexions sur la critique, avec plusieurs lettres de M. l'Archevêque de
Cambray & de l'Auteur, Paris, Du Puis, 1715, p. 64.
74. La Motte, Réflexions, p. 34.
75. Montesquieu, Essai sur le goût, p. 15.
76. « Quoique nous opposions l'idée au sentiment, cependant lorsqu'elle voit une
chose, elle la sent ; et il n'y a point de choses si intellectuelles, qu'elle ne voie ou qu'elle ne
croie voir, et par conséquent qu'elle ne sente» (ibid., p. 14).
77. David Hume, « Of thé Standard of Taste », Essays, p. 238.
78. Ibid., p. 230.
79. Luc Ferry, Homo Aestheticus, p. 83.
80. Il est d'ailleurs symptomatique qu'il inverse, pour une fois, l'ordre chronologique
qu'il suit d'habitude et qu'il présente brièvement la solution transcendantale kantienne
(alors même qu'il lui consacre tout le chapitre suivant) avant la perspective empiriste de
Hume, comme pour mieux en marquer d'office le manque fondamental.
81. « We choose our favourite author as we do our friend, from a conformity of hu-
mour and disposition. [...] Such préférences are innocent and unavoidable, and can never
reasonably be thé object of dispute, because there is no standard, by which they can be
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decided» (Hume, Essays, p. 244). Il faut donc distinguer les discussions justifiées des con-
naisseurs qui argumentent rationnellement en fonction de critères et les choix intimes qui
trouvent leur plaisir dans une communauté de sentiments avec l'auteur élu. Les sympa-
thies sont toujours partiales (sur ce point, voir Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité,
Paris, PUF, 1998 [1953], p. 24-25).
82. David Hume, A Treatise ofHuman Nature, Londres, J. M. Dent, 1.1, p. 247. Sur ces
comparaisons avec l'identité individuelle et l'ordre politique, voir les remarques éclairantes
de Fabienne Brugère, Le goût, p. 92-101. Sur l'esthétique de Hume, voir Renée Bouveresse,
L'expérience esthétique, Paris, A. Colin, 1998, p. 234-269.
83. Gédoyn, « Réflexions sur le goût », p. 267.
84. Ibid., p. 261.
85. David Hume, Essays, p. 239-240.
86. Elle écrit en effet que « fondamental and flagrant contradictions rarely occur in
second-rate writers, in whom they can be discounted. In thé work of gréât authors they
lead into thé very center of their work and are thé most important clue to a true under-
standing of their problems and new insights » (Hannah Arendt, Between Past and Future,
p. 25).
87. Ibid., p. 221. Sur la valeur politique de la Critique de la faculté de juger, voir aussi
Hannah Arendt, Lectures on Kant's Political Philosophy, éd. et postf. par R. Beiner, Chicago,
Chicago University Press, 1989.
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480 LE L I V R E AVALÉ
CHAPITRE 9
La culture et l'exception du peuple:
fabrication des contes de fée et de la culture populaire
1. François Lebrun, La puissance et la guerre (1661-1715), Paris, Seuil, 1997, p. 109. Dans
une publication antérieure, François Lebrun adoptait une position plus nuancée à propos
des ouvrages de colportage de la Bibliothèque bleue : « Pas plus que l'on ne peut y voir
l'expression d'une soi-disant culture populaire authentique et autonome, on ne peut vrai-
ment pas la considérer, dans son ensemble, comme un cheval de Troie (sans jeu de mots)
lancé par les élites en direction du peuple » (« La culture populaire et la Bibliothèque bleue
de Troyes trente ans après Robert Mandrou», Annales de Bretagne, 1993, repris dans
Croyances et cultures dans la France d'Ancien Régime, Paris, Seuil, 2001, p. 181).
2. Robert Mandrou, De la culture populaire aux xvif et xvirf siècles : la Bibliothèque
bleue de Troyes, Paris, Stock, 1975 [1964], p. 30.
3. Peter Burke, Popular Culture in Early Modem Europe, New York, New York Univer-
sity Press, 1978 ; Robert Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France
moderne (xve-xvnf siècles), Paris, Flammarion, 1991 [1978].
4. François Lebrun, « Culture populaire et culture des élites dans la France moderne
(xve-xvine siècles) », Histoire, n° 5,1978, p. 72-75.
5. Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, «La beauté du mort», La
culture au pluriel, Paris, Gallimard, 1974, p. 55-94.
6. Roger Charrier, Culture écrite et société: l'ordre des livres (xiV-xvnf siècles), Paris,
Albin Michel, 1996, p. 209. Voir aussi Geneviève Bollème, Le peuple par écrit, préf. par
Jacques Le Goff, Paris, Seuil, 1986, en particulier p. 71-82.
7. Joël Cornette, Histoire de la France: l'affirmation de l'État absolu (1515-1652), Paris,
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majorité aux valeurs venues des élites ; mais c'est finalement très peu de monde. À l'inverse,
les strates inférieures, c'est-à-dire la grande majorité du peuple des villes, les ont non
seulement refusées, mais combattues, allant jusqu'à créer et affirmer pour une partie d'en-
tre elles [...] une contre-culture, en partie fondée sur la culture populaire traditionnelle,
en partie créée de toutes pièces par opposition aux valeurs venues des élites [...]. Enfin, à
la campagne, donc dans la majorité de la population, les habitants ont gardé en profon-
deur leurs mentalités et leurs manières de vivre traditionnelles » (p. 212). Daniel Roche, qui
envisage une acculturation plus forte du peuple parisien que Benoît Garnot ne la suppose,
souligne cependant qu'elle implique « avant toute chose une appropriation » (Le peuple de
Paris, p. 293).
15. Lisa Jane Graham, « Crimes of Opinion : Policing thé Public in Eighteenth-Century
Paris », Christine Adams, Jack Censer et Lisa Jane Graham (dir.), Visions and Revisions of
Eighteenth-Century France, University Park, Pennsylvania State University Press, 1997,
p. 102-103 (ma traduction).
16. Jacques-Louis Ménétra, Journal de ma vie, éd. par Daniel Roche, préf. par Robert
Darnton, Paris, Albin Michel, 1998 [1982], p. 32.
17. Robert Muchembled, Culture populaire et culture des élites, p. 10.
18. La dévaluation du populaire est évidente avec «l'image du peuple incapable de
devenir adulte, de se gérer seul, aussi peu autonome par rapport à son père/tuteur que les
membres par rapport au chef/tête» (Pierre Ronzeaud, Peuples et représentations sous le
règne de Louis XIV: les représentations du peuple dans la littérature politique en France sous
le règne de Louis XIV, Aix-en-Provence, Presses de l'université de Provence, 1988, p. 337).
19. Marc Soriano, Les contes de Perrault, culture savante et traditions populaires, Paris,
Gallimard, 1968 ; Marc Fumaroli, « Les enchantements de l'éloquence : les Fées de Charles
Perrault ou De la littérature», Le statut de la littérature: mélanges offerts à Paul Bénichou,
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Genève, Droz, 1982, p. 153-186; Raimonde Robert, Le conte de fées littéraire en France de la
fm du xvif siècle à la fin du xvnf siècle, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1981, p. 8.
20. Mary Elisabeth Storer, La mode des contes de fées : un épisode littéraire de la fm du
xvii6 siècle (1685-1700), Genève, Slatkine reprints, 1972 [1928], p. 9.
21. Louis Marin, Le récit est un piège, Paris, Minuit, 1978, et Le portrait du roi, Paris,
Minuit, 1981.
22. Marie-Jeanne Lhéritier de Villandon, « Les enchantements de l'éloquence », Œuvres
mêlées, 1695, dans Charles Perrault, Contes, éd. par Gilbert Rouger, Paris, Garnier, 1981, p. 239.
23. Courtilz de Sandras, Annales de la Cour et de Paris pour les années 1697 et 1698,
Amsterdam, P. Brunel, 1706, t. II, p. 43, cité par Françoise Gevrey dans son introduction à
Jean de Préchac, Contes moins contes que les autres précédés de L'Illustre Parisienne, Paris,
STEM, 1993, p. xxvni.
24. Charles Perrault, Contes, p. 75. Le conte est publié d'abord en 1694 (avec Griselidis et
Les souhaits ridicules), en pleine querelle des Anciens et des Modernes.
25. Le «ceci est mon corps» est bien suivi d'un «Faites ceci en mémoire de moi».
Bossuet le glose ainsi : « C'est donc cette même chair mangée par les fidèles qui non seule-
ment réveille en nous la mémoire de son immolation, mais encore qui nous en confirme la
vérité » (Exposition de la doctrine de l'Église catholique, 1668, VI, 2, cité par Bertrand de
Margerie, Vous ferez ceci en mémorial de moi: annonce et souvenir de la mort du Ressuscité,
Paris, Beauchesne, 1989, p. 249). Pour les protestants, le caractère commémoratif est encore
plus évident.
26. Roger Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d'Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987
p. 7-8.
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27. « H est bien clair, en effet, que le premier marché des livres de la bibliothèque bleue,
imprimés par les libraires-éditeurs de Troyes, est constitué par les grandes villes et d'abord
Paris» (Roger Chartier, «La ville acculturante», Emmanuel Le Roy Ladurie (dir.), La ville
des temps modernes: de la Renaissance aux Révolutions, p. 278.
28. Michel de Certeau, La fable mystique, Paris, Gallimard, 1985, p. 85.
29. Charles Perrault, Contes, p. 57.
30. Ibid., p. 3.
31. Ibid., p. 115. Le conte occupe les pages 113-115, les citations suivantes du « Petit cha-
peron rouge » renverront à ces pages sans que je les mentionne.
32. Ariette Farge, Vivre dans la rue à Paris au xvni* siècle, p. 31.
33. Voir Jacques Chupeau, «Sur l'équivoque enjouée au Grand Siècle: l'exemple du
Petit chaperon rouge de Charles Perrault», xvif Siècle, n° 150,1986, p. 35-42.
34. François Flahaut, « Histoires de loups », Topique, n ° 11-12, octobre 1973, p. 272.
35. Louis Marin, La parole mangée et autres essais théologico-politiques, Paris, Méridiens,
1986, p. 158-159.
36. Madame de Sévigné, Correspondance, éd. par Roger Duchêne, Paris, Gallimard, 1972,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1.1, p. 42, lettre du 30 octobre 1656.
37. Ibid., t. II, p. 516, lettre du 6 août 1677.
38. Yvonne Verdier, «Le Petit Chaperon rouge dans la tradition orale», Le Débat, n° 3,
juillet-août 1980, p. 56.
39. L'usage même de la moralité, voire de moralités distinctes, témoigne de ce gain de
savoir propre à l'écriture mondaine. Comme le note Robert Darnton, « les conteurs paysans
ne moralisent pas explicitement de cette façon. Ils se contentent de narrer des histoires »
(Legrand massacre des chats: attitudes et croyances dans l'ancienne France, trad. par Marie-
Alyx Revellat, Paris, R. Laffont, 1985, p. 63).
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qu'en mesme temps on n'oste la mesme quantite aux Etats voisins » (cite par Marc Bloch,
Esquisse d'une histoire monetaire de I'Europe, Paris, Armand Colin, 1954, p. 76).
69. Voir J. H. Bast, «Boisguilbert et le mercantilisme», Marc Bloch (dir.), Pierre de
Boisguilbert ou la naissance de I'economie politique, Paris, Institut national d'etudes demo-
graphiques, 1966, t. II, p. 27-40; Ronald L. Meek, The Rise and Fall of the Concept of the
Economic Machine, Leicester, Leicester University Press, 1965.
70. Michel Foucault, Surveiller etpunir, p. 195.
71. Marc Fumaroli insiste bien sur le fait que la litterature mondaine est 1'alliee de la
culture et non, comme depuis un siecle, sa necessaire subversion («Les enchantements de
Peloquence», p. 186).
72. Faute d'en apercevoir la connivence, Adorno et Horkheimer se sont voues a n'en
exhiber que la portee aporetique en laquelle Us etaient eux-m£mes pris (Theodor W. Adorno
et Max Horkheimer, La dialectique de I'Aufklarung, Paris, Gallimard, 1975).
73. « Le pouvoir du conteur, c'est le pouvoir de la raison que la raison retourne contre
elle-meme en retournant a la reverie et au bercement de son enfance a 1'ecoute d'une voix
qui est indistinctement la sienne et celle qui, en racontant, protege contre ce qu'elle-m£me
raconte» (Louis Marin, Le portrait du roi, p. 173).
74. Voir Raimonde Robert, « L'infantilisation des contes merveilleux au xviie siecle »,
Litterature dassique, n° 14,1991, p. 33-46.
75. Yvan Loskoutoff, La Sainte et la Fee: devotion a I 'enfant Jesus et mode des contes
merveilleux a la fin du regne de Louis XIV, Geneve, Droz, 1987, p. 92.
76. Francois Rigolot, «Les songes du savoir: de la Belle endormie a la Belle au bois
dormant*, Litterature, n° 58,1985, p. 105.
77. Bernard Magne, Crise de la litterature francaise sous Louis XIV: humanisme et natio-
nalisme, Lille, Atelier de reproduction des theses, 1976, t. II, p. 646.
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CHAPITRE 1O
La culture et 1'exception des femmes:
salons et opinion publique, le cas de Julie de Lespinasse
1. Mona Ozouf, L'homme regenere: essais sur la Revolution franfaise, Paris, Gallimard
1989, P- 34-
2. «La sociabilite culturelle a peu a peu permis la constitution de ce que, faute de
mieux, on peut appeler une opinion, comblant ainsi petit a petit le vide existant enfere
1'Etat et les citoyens» (Daniel Roche, Les Republicans des Lettres, p. 158).
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NOTES DU C H A P I T R E 10 485
3. Condorcet, Reflexions sur le commerce des bles, cite par Mona Ozouf, L'homme rege-
nere, p. 33, note i.
4. Helene Merlin, Public et litterature, p. 385.
5. John Locke, An Essay Concerning Human Understanding, ed. par A. Woozley, Lon-
dres, Fontana-Collins, 1971 [1690], II, XXVIII, p. 224. Voir Reinhart Koselleck, Le regne de la
critique, p. 43-50.
6. Les verdicts de 1'opinion publique, par definition, « se publient, c'est-a-dire se met-
tent sous les yeux de tous, operation qu'on dote alors de merites a la fois intellectuels,
esthetiques et moraux. Rendre visible, c'est instruire, dans le droit fil d'un sensualisme qui
tient qu'il suffit de montrer pour eduquer et convaincre [...] et dont 1'avantage majeur
serait de moraliser les comportements » (Mona Ozouf, L'homme regenere, p. 36-37).
7. John Locke, An Essay [...], p. 225.
8. Peut-etre est-il significatif de voir reconnaitre chez des historiens anglo-saxons plu-
tot que francais I'importance sociale et intellectuelle des salons. Voir ainsi Carolyn Lougee,
Women, Salons, and Social Stratification in Seventeenth-Century France, Princeton, Prince-
ton University Press, 1976; Daniel Gordon, « Public Opinion and the Civilizing Process in
France: The Example of Morellet», Eighteenth Century Studies, n° 22, 1989, p. 302-328;
Dena Goodman, The Republic of Letters: A Cultural History of the French Enlightenment,
Ithaca, Cornell University Press, 1996.
9. « Things then are good and evil only in reference to pleasure or pain.» (John Locke,
An Essay [...], II, XX, p. 159-160). Je rappelle qu'une telle position s'oppose a 1'heritage
antique. Aristote fait la difference entre la voix qui est signe de plaisir et de douleur chez les
hommes comme chez tous les animaux et le langage, propre a rhomme naturellement
politique, qui manifeste 1'utile et le nuisible, done le juste et 1'injuste (Politiques, 1,1253 a 9-
18): le bien et le mal ne sauraient, par consequent, reconduire simplement le plaisant et le
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deplaisant.
10. Charles de Saint-Evremond, (Euvres en prose, ed. par Rene Ternois, Paris, M. Didier,
1966 [1684], t. Ill, p. 121.
11. John Locke, An Essay [...], II, XX, p. 160
12. Pierre Charron, De la sagesse, texte revu par Barbara de Negroni, Paris, Fayard, 1986
[1604], III, 6, p. 631 (mes italiques).
13. Ibid., p. 631.
14. Voir Marc Angenot, Les champions desfemmes: examen des discours sur la superio-
rite des femmes, 1400-1800, Montreal, Presses de 1'Universite du Quebec, 1977. Cette figure
civilisatrice intervient aussi du cote de 1'education religieuse et de la civilit£ chretienne des
maris: « L'homme n'est plus qualifie pour surveiller et corriger les moeurs de sa femme.
C'est au contraire la femme qui, des ce debut du xvme .siecle, est devenue 1'emissaire de
1'Eglise aupres de son mari» (Jean-Louis Flandrin, Families: parente, maison, sexualite dans
I'ancienne societe, Paris, Seuil, 1981 [1976], p. 124).
15. Sur ce point, voir Domna Stanton, The Aristocrat as Art; Michel Pelous, Amour
precieux, amour galant: essai sur la representation de I'amour dans la litterature et la societe
mondaine, Paris, Klincksieck, 1980; Roger Duchene, « De Moliere a Sorel, la rhetorique des
precieuses », Le langage litteraire au xvne siecle, ed. par C. Wentzlaff-Eggebert, Gunter Narr,
1991, p. 135-145-
16. Voir les travaux de Delphine Denis, La Muse galante. Poetique de la conversation
dans I'ceuvre de Madeleine de Scudery, Paris, Champion, 1997 et Le Parnasse galant, Paris,
Champion, 2001.
17. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, Discours sur I'origine de
I'inegalite, ed. par Jacques Roger, Paris, Flammarion, 1971 [1750], p. 51.
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486 LE L I V R E AVALE
Century Studies, n° 22,1989, p. 302-328. Du cote des Academies, 1'autre importante institu-
tion culturelle de 1'Ancien Regime, il en va de mdme: «le milieu academique est doming
par les noblesses en dependance directe de leur fonction locale » (Daniel Roche, Les Repu-
blicains des letttres: gens de culture et Lumieres au xvnf siecle, Paris, Fayard, 1988, p. 155).
Robert Darnton avait deja soulign£ le souci elitiste des philosophes les plus avances et leur
modele nobiliaire tacite («The High Enlightenment and the Low-Life of Literature », Past
and Present, n° 51, mai 1971, p. 81-115).
27. Madame Geoffrin est exemplaire de cette connaissance imm£diatement mondaine,
bien differente d'une education savante: « [E]lle n'avoit presque point d'autres connoissances
que celles qu'un bon esprit peut acqu£rir dans la societe, par l'attention & 1'observation. Loin
d'avoir aucune pretention en ce genre, elle tiroit quelque vanite de son ignorance meme:
elle ne croyoit pas que les femmes eussent besoin d'etre fort instruites.» Cependant,« si ces
connoissances speculatives etoient etrangeres £ Madame Geoffrin, elle avoit, a un degre
rare, celle qui est la plus importante parce qu'elle est la plus usuelle, la connoissance des
hommes; elle en avoit meme la pretention, & la montroit ouvertement» (Abbe Morellet,
Portrait de Mme Geoffrin,N s. L, 1777, p. 7 et 9).
28. Voir Mathieu Marraud, La noblesse de Paris au xvnf2E siecle, p. 376-377.
29. Voir Madeleine Lazard, « Femmes, litterature, culture au xvie siecle en France»,
Danielle Haase Dubosc et Eliane Viennot (dir.), Femmes et pouvoirs sous Vancien regime,
Paris, Rivages, 1991, p. 101-119, ainsi que Nicole Castan: «si les roles publics [...] sont,
presque exclusivement, 1'apanage des hommes, en revanche les femmes exercent, comme
peut-etre dans aucune autre societe europeenne, des influences d£cisives dans les domai-
nes de la sociabilite, la mondanit£ et la charite » (« Les femmes devant la justice: Toulouse,
xvnie siecle », Femmes et pouvoirs sous Vancien regime, p. 276. Mais on peut largement
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N O T E S DU C H A P I T R E 1O 487
douter de theses qui verraient, a chaque fois, un homme d'elite se profiler derriere les
diverses salonnieres, comme s'il fallait absolument une garantie masculine (voir Verena von
der Heyden-Rinsch, Salons europeens: les beaux moments d'une culture feminine disparue,
trad, par Gilberte Lambrichs, Paris, Gallimard, 1993, p. 41).
30. Sur ces questions, voir, par exemple, Michelle Perrot (dir.), Une histoire desfemmes
est-elle possible ?, Paris, Rivages, 1984.
31. Francois Poulain de la Barre, De I'Egalite des deux sexes, Paris, Fayard, 1984 [1673],
p. 23.
32. Voltaire, Le siecle de Louis XIV, Paris, U.G.E., coll. «10/18 », 1962 [1751], p. 247.
33. Ibid., p. 321.
34. Montesquieu, De I 'esprit des lois, ed. par Victor Goldschmidt, Paris, GF-Flammarion,
!979 [1748], Hvre VII, chap. XVII, p. 241. De facon paradoxalement plus traditionnelle, on
trouvera sous la Revolution une position rigoureusement inverse: «Ce n'est pas sur le
gouvernement, mais sur le caractere et les moeurs d'une nation, que les femmes peuvent
avoir quelque influence; elles ne doivent prendre aucune part a radministration publique.
[...] Les femmes sont les institutrices des hommes. Elles leur inspirent 1'amour et la vertu,
le patriotisme et le courage » («Discours au Cercle social», Paroles d'hommes (1790-1793):
Condorcet, Prudhomme, Guyomar..., presentees par Elisabeth Badinter, Paris, POL, 1989,
p. 65).
35. Dena Goodman, The Republic of Letters, p. 53 (ma traduction). En fait, on a 1'im-
pression que Dena Goodman generalise rapidement a partir du cas eminent de madame
Necker qui, louant Catherine de Russie de n'avoir aucun gout pour le plaisir, car c'est un
tel gout qui fait manquer de consideration pour les femmes, deviendrait une repr£sentante
de certe valeur du travail et du s£rieux: « D'une fa$on ou d'une autre, toutes les salonnieres
des Lumieres tachaient d'etablir des centres de gravite dans une societe et un temps gene-
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ralement caracterise, alors et aujourd'hui, comme frivole » (p. 82, ma traduction et mes
italiques).
36. Jean-Francois Marmontel, Memoires, ed. par Jean-Pierre Guicciardi et Gilles Thierriat,
Paris, Mercure de France, 1999, p. 260-261.
37. « Heureux, qui dans ses vers scait d'une voix legere, / Passer du grave au doux, du
plaisant au severe » (Boileau, Art poetique, chant I, vers 75-76).
38. Voir sur ce point Didier Masseau, L'invention de I'intellectuel dans I'Europe du xvnf
siecle, Paris, PUF, 1994, p. 75-77.
39. Jean-Francois Marmontel, Memoires, p. 201.
40. David Hume, « Of the Rise and Progress of the Arts and Sciences », Essays, p. 132.
41. Ibid., p. 133.
42. La Harpe, Correspondance litteraire, Geneve, Slatkine Reprint, 1968,1.1, p. 326-27.
43. Correspondance litteraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal,
Meister, etc., ed. par Maurice Tourneux, Paris, Gamier, 1879, p. 264.
44. Marmontel dit la meme chose de Madame Geoffrin: «toujours poliment attentive,
sans meme paraitre ennuyee de ce qu'elle n'entendait pas; mais plus adroite encore a
presider, a surveiller, a tenir sous la main ces deux societes naturellement libres [celle des
gens de lettres et celle des artistes], a marquer des limites a cette liberte' et a 1'y ramener par
un mot, par un geste, comme un fil invisible » (Memoires, p. 196).
45. Ibid., p. 261.
46. Dorat a ecrit quelques bonnes tragedies, mais aussi des poesies legeres et spirituel-
les qui t^moignaient d'un style deja un peu vieilli. La Harpe critique son « ramage mono-
tone » et son sens affecte du « persiflage », soulignant qu'il a « donne dans un autre travers.
II a voulu traiter Increment les hommes celebres et badiner avec les grandes reputations »
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488 LE L I V R E AVALE
(Jean Francois de La Harpe, Letters to the Shuvalovs, ed. par Christopher Todd, Oxford,
Voltaire Foundation, 1973, mai-juin 1774, p. 24-25). Grimm note a propos de Julie de Lespi-
nasse que « ses ennemis lui reprochaient fort ridiculement de s'etre melee d'une infinite
d'affaires qui n'etaient point de son ressort, et d'avoir favorise, surtout par ses intrigues, ce
despotisme philosophique que la cabale des devots accuse d'Alembert d'exercer & 1'Acade-
mie. [... ] M. Dorat, qui a cru avoir & s'en plaindre, s'est permis de s'en venger dans une piece
intitulee lesProneurs» (Correspondance litteraire [...], Geneve, Slatkine Reprint, 1968, p. 264).
47. Claude-Joseph Dorat, Les proneurs ou k Tartuffe litteraire, en Hollande, et se trouve
£ Paris, chez Delalain, Libraire, 1777,1, i.
48. Claude-Joseph Dorat, Les proneurs, II, i.
49. Ibid.
50. Sur 1'invention de cette posture, voir Jean Marie Goulemot, « De la legitimation par
1'illegitime: de Rousseau £ Marat», Pierre Popovic et ErikVigneault (dir.), Formes et proce-
dures de rillegitimite culturelle en France (1715-1914), Montreal, Presses de l'Universit£ de
Montreal, 2000, p. 131-145.
51. Claude-Joseph Dorat, Merlin bel-esprit, Paris, Monory, 1780, p. vi-vn.
52. Julie de Lespinasse, Lettres, suivies de ses autres aeuvres [...], ed. par Eugene Asse,
Geneve, Slatkine, 1994 [1876], lettre XXXVII, p. 77.
53. Ibid., lettre LVII, p. 120.
54. Guibert, Eloge d'Eliza, repfoduit dans Fouvrage du due de Castries, Julie de Lespinasse,
Paris, Albin Michel, 1985 [mai 1776], p. 273 (sous le nom d'Eliza, Guibert fait le portrait de
Julie de Lespinasse).
55. Ibid., p. 274.
56. Denis Diderot, «Paradoxe sur le comedien», CEuvres esthetiques, £d. par Paul
Verniere, Paris, Gamier, 1976, p. 306.
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57. « Voyez les femmes; elles nous surpassent certainement, et de fort loin, en sensibilite.
[...] Mais autant nous le leur cedons quand elles agissent, autant elles restent au-dessous
de nous quand elles imitent. La sensibility n'est jamais sans faiblesse d'organisation » (ibid.,
p. 311).
58. D'Alembert, Portrait de Mile de Lespinasse (adresse a elle-meme en 1771), dans due de
Castries, Julie de Lespinasse, p. 265.
59. Mais il existe des limites & 1'impersonnel: on ne doit pas toucher aux bienseances.
Julie de Lespinasse a voulu rencontrer le grand Buffon. Elle le voit enfin chez Madame
Geoffrin et, en reponse a un compliment sur 1'alliance de la clarte et de 1'elevation dans
son style, Buffon s'exclame: « Oh! diable! quand il est question de clarifier son style, c'est
une autre paire de manches. A ce propos, a cette comparaison des rues, voila mademoiselle
de Lespinasse qui se trouble; sa physionomie s'altere, elle se renverse sur son fauteuil [...].
Elle n'en revient pas de la soiree » (Abbe Morellet, Memoires sur le dix-huitieme siecle et sur
la Revolution, Paris, Ladvocat, 1821, p. 126). Grimm ironise aussi sur Madame Geoffrin et
ses interdictions (« Sermon philosophique prononce le jour de Fan 1770 », Correspondance
litteraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., ed. par Maurice
Tourneux, Paris, Gamier, 1879, vol. 8, ier Janvier 1770). Mais on peut voir dans ces ironies
ou dans la valeur de libre conversation associ^e au cercle de d'Holbach, exclusivement
masculin, le phantasme d'un mode de civilisation sans civilite feminine.
60. Claude-Joseph Dorat, Les prdneurs, avant-propos, p. iv-v.
61. Voir Helene Merlin, Public et litterature, p. 24-32 et 387-389, et Keith Michael Baker,
Au tribunal de I 'opinion: Essais sur I'imaginaire politique au xvnf siecle, trad, par Louis
Evrard, Paris, Payot, 1993, p. 219-265.
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NOTES DU CHAPITRE 10 489
62. Voir Ian Hacking, The Emergence of Probability, Cambridge, Cambridge University
Press, 1976. Get heritage mathematique resurgit exemplairement chez Condorcet: alors
meme qu'il recupere la vertu de la prudence, vertu politique fondee sur la memoria des
sages, il la deplace radicalement en la soumettant aux rigueurs rationnelles du calcul des
probabilites (Esquisse d'un tableau historique des progres de I'esprit humain, intro. par Alain
Pons, Paris, Flammarion, 1988 [1794], p. 265). Pour un examen plus pousse de cette mathe-
matique sociale, voir aussi Condorcet, « Elements du calcul des probabilites, et son appli-
cation aux jeux de hasard, a la loterie, et aux jugemens des hommes, Avec un discours sur
les avantages des mathematiques sociales», Sur les elections et autres textes, ed. par Olivier
de Bernon, Paris, Fayard, 1986 [ed. de Paris, 1805], p. 483-623.
63. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, La Renaissance du livre, 1935 [1762],
IV, VII, p. 114. Pour une analyse plus developpee, voir Colette Ganochaud, L'opinion publi-
que chez Jean-Jacques Rousseau, Paris, Champion, 1980.
64. Lamoignon de Malesherbes, Memoire sur la Librairie et sur la liberte de la presse,
Geneve, Slatkine reprints, 1969 [1758, reimpr. de Ted. de Paris, 1809], p. 72. Pour une pr6-
sentation historique minimale, voir Malesherbes, le pouvoir et les Lumieres, textes r£unis et
presented par Marek Wyrwa, Paris, Editions France-Empire, 1989.
65. Ibid., «Troisieme Memoire sur la Librairie », p. 40.
66. Mona Ozouf, L'homme regenere, p. 41.
67. Jacques Peuchet, « Discours preliminaire », Encyclopedic methodique, p. ix-xi, cite
par Keith Michael Baker, Au tribunal de I'opinion, p. 256-261.
68. Daniel Roche, Les Republicans des lettres, p. 242.
69. Benjamin Constant, Principes de politique, cite par Mona Ozouf, L'homme regenere,
p. 50.
70. Madame de Lambert, (Euvres, ed. par Robert Granderoute, Paris, H. Champion,
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490 LE L I V R E AVALE
76. Giorgio Agamben, Homo sacer, I, lepouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997,
p. 117.
77. Ibid., p. 121. Jean-Luc Nancy y d6cele une structure ontologique entee sur le sens de
la souverainete: « L'etre abandonne se trouve delaisse dans la mesure ou il se trouve remis,
confie ou jete a cette loi qui fait la loi, 1'autre et la meme, a ce revers de toute loi qui borde
et fait tenir un univers legal: un ordre absolu et solennel, qui ne prescrit rien que 1'aban-
don. L'etre n'est pas confie a une cause, a un moteur, a un principe; il n'est pas laisse a sa
propre substance, ni meme a sa propre subsistance. Il est — a l'abandon» (L'imperatif
categorique, Paris, Flammarion, 1983, p. 150).
78. Voir Lex salica, LXLIV, 59 § 6, et Bernard Barbiche, Les institutions de la monarchie
franfaise a I'epoque moderne, Paris, PUF, 1999, p. 29-30.
79. Suzanne Necker, Melanges extraits des manuscrits de Mme Necker, ed. par Jacques
Necker, Paris, 1798,1.1, p. 345.
80. Guibert, Eloge d'Eliza, p. 276.
C H A P I T R E 11
La culture et ses marges: de la Republique des Lettres
aux droits de Pauteur, le cas de Saint-Hyacinthe
1. Voir Elizabeth L. Eisenstein, The Printing Revolution in Early Modern Europe, Cam-
bridge, Cambridge University Press, 1983 (en particulier le chapitre «The expanding
Republic of Letters »).
2. Sur le service des postes, voir Eugene Vaille, Histoire des pastes francaises jusqu'a la
Revolution, Paris, PUF, 1946 et sur 1'importance du modele de r£ciprocite et de sociabilite
des correspondances, voir Daniel Roche qui analyse en detail le cas exemplaire de Jean-
Francois Seguier dans Les Republicains des lettres, p. 262-280, et Deha Goodman qui couvre
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les diverses facettes de 1'epistolaire dans The Republic of Letters, p. 16-19 et 136-182.
3. Voir Robert Darnton, Gens de lettres, gens du livre, trad, par Marie-Alyx Revellat,
Paris, Odile Jacob, 1992 [1990].
4. Hans Bots et Fran9oise Waquet, La Republique des Lettres, Paris, Belin-De Boeck,
1997, P- 21.
5. Bibliotheque raisonnee des ouvrages des savans de VEurope, vol. 39, juillet-septembre
1747, p. 202-220, reimprime dans Geneve, Slatkine Reprints, 1969, t. X, p. 305-309.
6. Voltaire, Dictionnaire philosophique, ed. par Raymond Naves, pre"f. par Ren6 Pomeau,
Paris, GF-Flammarion, 1964 [1764], p. 254-255. L'article apparait dans 1'edition de 1765.
7. Voltaire evoque le petit officier. On en dira autant des elites, decrites par le due de
Saint-Simon, qui se dechirent mais se soutiennent contre les critiques et les parvenus, ou
des milieux plus humbles qu'evoque Jacques-Louis Menetra ou Ton aide les camarades
malades ou emprisonnes, au besoin contre la police (Journal de ma vie, p. 65 et 68).
8. Reflexions sur la maniere de rendre utiles les Gens de Lettres, Archives nationales,
M 792, n° 13.
9. Voir, par exemple, les statistiques et les analyses de Daniel Roche en ce qui concerne
la lecture des nobles, Les Republicains des lettres, p. 96-97.
10. Robert Darnton, Gens de lettres, gens du livre, p. 47.
11. Michel Foucault, « L'obligation d'ecrire» [1964], Dits et ecrits, 1.1, p. 437.
12. The"miseul de Saint-Hyacinthe, Le chef-d'oeuvre d'un Inconnu, presente et annote
par Henri Duranton, Paris, Ed. du CNRS, 1991, p. 9.
13. M. des Sablons, Les grands hommes venges, ou Examen des jugements portes par
M. de Voltaire, & par quelques autres philosophes, sur plusieurs Hommes celebres..., Amster-
dam, Jean-Marie Barret, 1769, vol. I, p. 190.
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N O T E S DU C H A P I T R E 11 491
14. Voir Le diner du Comte de Boulainvilliers par Mr St. Hiacinte [pseud, de Voltaire],
Londres, 1768.
15. Dans une lettre £ Saurin (5 fevrier 1768, Best 13806), Voltaire ecrit: « Le diner dont
vous me parlez est surement de Saint-Hyacinthe. On a de lui un Militaire philosophe qui
est beaucoup plus fort et tres bien ecrit» (cite par Roland Mortier dans son edition du
Militaire philosophe qu'il public sous le titre, plus juste, de Difficultes sur la religion propo-
sees au Pere Malebranche, Bruxelles, Presses Universitaires de Bruxelles, 1970).
16. Je renvoie a 1'excellente biographic faite par Elisabeth Carrayol, Themiseul de Saint-
Hyacinthe, 1684-1746, Oxford, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, vol. 221,1984.
17. Lettre de M. de Burigny a M. I'Abbe Mercier sur les demeles de M. de Voltaire avec M.
de Saint-Hyacinthe [...], Londres/Paris, Valade, 1780, p. 2-3.
18. Voir Pierre Fra^ois Guyot Desfontaines, La Voltairomanie, ed. par M. H. Waddicor,
Exeter, University of Exeter, 1983 [1738]. Son opposition date de loin puisque, dans le nu-
mero de juillet 1719 de YEurope savante, Saint-Hyacinthe critiquait seVerement YCEdipe de
Voltaire.
19. L'affaire est assez mysterieuse. Durant 1'absence de son pere, Mademoiselle de Saint-
Hyacinthe aurait £t£ sous le coup d'une lettre de cachet, & 1'initiative du cure de Saint-
Roch, datee du 10 aout 1741, afin de la mettre dans la Maison des nouvelles catholiques. Le
19 septembre 1742, une lettre de Marie Heat, superieure de la Maison des nouvelles catho-
liques, demande la revocation de la lettre de cachet puisque 1'abjuration aurait eu lieu.
Mais le 23 septembre 1742, une lettre du cure de Saint-Roch annonce son abjuration et son
depart depuis d£ja un mois pour un couvent, peut-etre celui de Notre Dame du Cherche-
Midi. Voir Dossiers de la Bastille, Bibliotheque de 1'Arsenal, ms 11502.
20. La Barre de Beaumarchais public £ La Haye en 1733 un ouvrage intitule Secret qu'ont
les Aventuriers litteraires de passer pour Scavans. C'est le terme que Henri-Jean Martin
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retient pour qualifier ceux qui ne cherchent ni un benefice eccle"siastique, ni une carriere
de juriste ou de medecin, en particulier ceux qui deviennent auteurs dramatiques, voire
comediens eux-memes (Livre, pouvoirs et societe a Paris au xvif siecle, t. II, p. 912).
21. Jean Marie Goulemot et Daniel Oster, Gens de Lettres, ecrivains et bohemes: I'imagi-
naire litteraire, 1630-1900, Paris, Minerve, 1992, p. 86-87.
22. Sur le travail de parodie et d'invention et son «utilite mondaine», voir Claire
Lelouch, «Le peritexte au service de la formation des esprits: 1'exemple du Chef d'oeuvre
d'un inconnu de Saint-Hyacinthe (1714)», Litteratures classiques, n° 37,1999, p. 185-200.
23. Mathanasius glose ainsi un « Ah »: « Que cet Ah! est beau! qu'il est eloquent! qu'il
exprime bien que Colin etait entierement penetre de son bonheur! Ah! est une voix de la
nature, qui marque cette dilatation de cceur que causent les grandes passions. Cela est si
vrai que toutes les nations du monde, les Hebreux, les Turcs, les Chinois, les Iroquois, les
Fran9ais, les Anglais, les Hollandais meme ont cette exclamation. Mais qu'on peut bien
appliquer ici & Colin ces deux vers de Pindare: Le vainqueur jouit d'une tranquillite plus
douce que le miel». En un sens, Mathanasius nous guette tous!
24. Jacques-Elie Gastelier, Lettres sur les affaires du temps (1738-1741), ed. par Henri
Duranton, Paris, Champion, 1993, p. 43.
25. [Saint-Hyacinthe],Entretiens dans lesquels on traitedes entreprises de I'Espagne [ . . . ] ,
La Haye, A. de Rogissart, 1719, p. 89-91. On peut voir aussi dans son travail de journaliste le
serieux de ses recherches et de ses commentaires plutot que le gout du petit commerage ou
de la vaine charge. D'ou, par exemple, telle critique tout £ fait typique, en fevrier 1718 dans
YEurope savante, du Nouveau Recueil de Pieces Fugitives d'Histoire, de Litterature, etc., par
1'Abbe Archimbaud, Paris, 1717: «il nous paroit aussi qu'il cherche plutot a recueillir des
Nouvelles, qu'a s'instruire exactement des choses dont il parle» (p. 269).
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492 LE L I V R E AVAl£
47- II est fort caracteristique que 1'argument qu'emploie alors Saint-Hyacinthe soit celui-
la meme qu'un philosophe deiste utiliserait au plus serieux de son travail de denonciation
des prejuges: « D'ailleurs, chers Lecteurs, (c'est aux plus savants & aux plus scrupuleux que
je m'adresse) craindrez-vous de juger que cette Feuille est excellente, vous qui sur la seule
prevention que vous avez cue pour votre Nourrice ou sur la decision interessee de votre
Cure, jugez que votre Religion est la meilleure du monde; votre Religion dont vous croyez
que depend votre bonheur ou votre malheur eternel. [...] Ainsi, croyez-moi, point de
scrupule a vous recrier que cette Feuille est excellente; quand elle ne le seroit pas, vous ne
serez pas damne pour le dire.»
48. Ibid., p. 177.
49. Ibid., p. 305-306.
50. Par « fonction auteur », je reprends le principe avance" par Michel Foucault dans sa
celebre conference (mime si le detail des analyses ne suit pas exactement les memes lignes
de force): « La fonction auteur est done caracteristique du mode d'existence, de circulation
et de fonctionnement de certains discours a 1'interieur d'une societe » (« Qu'est-ce qu'un
auteur ?» [1969], repris dans Dits et ecrits, 1.1954-1969, p. 798).
51. Voir Roland Mortier, L'originalite, une nouvelk categoric esthetique au stick des Lumie-
res, Geneve, Droz, 1982.
52. Voir 1'article « Bel esprit» dans I'Encyclopedic redige par Voltaire.
53. [Saint-Hyacinthe], Le fantasque, p. 180.
54. Necker, cite par Mona Ozouf, L'homme regenere, p. 38, note 2.
55. [Saint-Hyacinthe], Histoire du Prince Titi, Paris, Veuve Pissot, 1736, p. 87.
56. Charles Duclos, cit£ par Nicole Masson, «La condition de 1'auteur en France au
xvnic siecle: le cas Voltaire », Le livre et I'historien: Etudes offertes en I'honneur du professeur
Henri-Jean Martin, p. 551.
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57. Voir Findispensable chapitre « Les droits centre les lois » d'Alain Viala, La naissance
de I'ecrivain, p. 85-122.
58. Michel Foucault, dans « Qu'est-ce qu'un auteur ?», avait nettement signale les deux
versants de la fonction auteur sous 1'Ancien Regime: d'abord, la repression religieuse et
penale, des le xvie siecle, qui enjoint de constituer des responsables du texte diffuse,
ensuite, la propriety des auteurs sur leurs oeuvres comme reconnaissance de leur travail, a
la fin du xvme siecle. En fait, les droits subjectifs sont juridiquement reconnus des le debut
du xvic siecle, meme si la duree de leur propriety sur les textes est tres reduite (une ou
deux anne"es). Voir Cynthia Brown, Poets, Patrons, and Printers: Crisis of Authority in Late
Medieval France, Ithaca, Cornell University Press, 1995, p. 1-59.
59. Cite par Nathalie Zemon Davis, « Books as Gifts in i6th Century France », Transac-
tions of the Royal Historical Society, 5e s£rie, vol. 33,1983, p. 71.
60. Marion, cite" par Marie-Claude Dock, Etude sur le droit d'auteur, Paris, R. Pichon et
R. Durand-Auzias, 1963, p. 78-79.
61. Voir, par exemple, la grande synthese de Jean Domat dans Les loix civiles dans leur
ordre naturel, Le droit public, et Legum delectus, Paris, Nicolas Pepie, 1705, 1.1, livre III,
section I, alineas IV-V. La venalite des offices institue, bien sur, une zone trouble dans cette
distinction qui garde gene'ralement toute sa force. Dans les critiques r£currentes centre la
venalite, on sent bien le retour souhaite a une stricte repartition des interets prives et
financiers et des services publics et honorifiques. Montaigne se faisait une gloire de son
election a la mairie de Bordeaux pour son caractere non remunere et purement honorifi-
que (Essais, III, 10,10056). Dans une lettre de doleance de 1651 pour les Etats Generau
(qui ne furent pas reunis), on lit la demande d'un retour aux anciennes pratiques ou les
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494 LE L I V R E AVALE
officiers n'achetaient pas leurs charges et rendaient «la justice gratuitement et sans epices,
se contentant de 1'honneur d'etre juges» (cite dans Jean-Francis Solnon (dir.), Sources
d'histoire de la France moderne: xvf, xvif, xvnf siecle, Paris, Larousse, 1994, p. 488).
62. Voir Gregory S. Brown, «After the Fall: The Chute of a Play, Droits d'Auteur, and
Literary Property in the Old Regime », French Historical Studies, vol. 22, n° 4,1999, p. 465-491.
Beaumarchais « framed the case in the terms of service by "men of letters" to the "public" »
(p. 481). Beaumarchais « explicitly equate both patronage and commercial compensation
with a derogation of his status as an "honnete... homme de lettres" » (p. 485). Voir aussi, du
meme auteur, « Dramatic Authorship and the Honor of Men of Letters in Eighteenth-
Century France », Studies in Eighteenth-Century Culture, vol. 27,1998, p. 259-282.
63. Jean-Yves Grenier, L'economie d'Ancien Regime, p. 90-91.
64. Louis d'Hericourt, Memoire en forme de requete a M. le Garde des sceaux, repris
dans La propriete litteraire au xvnf siecle: recueil de pieces et de documents, ed. par E. Labou-
laye et G. Guiffrey, Paris, Hachette, 1859 [1725], p. 27.
65. Denis Diderot, «Lettre sur le commerce de la librairie», (Euvres, HI: Politique, Ee"d.
par Laurent Versini, Paris, R. Laffont, 1995 [1763[, p. 79. On trouve aussi le texte de
Lebreton, inspire de celui de Diderot, dans La propriete litteraire au xvnf siecle, p. 41-119.
66. Walter Ong, Orality and Literacy: The Technologizing of the Word, Londres, Methuen,
1982, p. 120.
67. Memoire du 15 octobre 1776, cite par Henri Falk, Les privileges de librairie sous I'Ancien
Regime: etude historique du conflit des droits sur I'oeuvre litteraire, Geneve, Slatkine reprints,
1970 [£d. de Paris, 1906], p. 119.
68. Antoine-Louis Seguier, «Proces-verbal des seances du parlement» [1779], repris
dans La propriety litteraire au xvnf siecle, p. 587-588.
69. C'est en quoi censure et droits d'auteur alimentent la m£me posture sociale en
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76. « God, who hath given the world to men in common, hath also given them reason
to make use of it to the best advantage of life and convenience » (John Locke, Two Treatises
of Civil Government, Londres, Dent, 1966 [1690], II, V, 25, p. 129).
77. Ibid., II, V, 27, p. 130.
78. Ainsi le grec ancien ne possede aucun terme correspondant a notre «travail» (au
sens d'activite productrice). Jean-Pierre Vernant souligne que «1'ideal de 1'homme libre, de
1'homme actif, est d'etre universellement usager, jamais producteur. Et le vrai probleme de
1'action, au moins pour les rapports de I'homme avec la nature, est celui du "bon usage"
des choses, non de leur transformation par le travail» (« Aspects psychologiques du travail'
dans la Grece antique », dans Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Travail et escla-
vage en Grece ancienne, Paris, Ed. Complexe, 1988, p. 33). Quant a la chr£tiente> on connait
sa conception du travail comme issu du peche originel, ce qui favorise une repartition des
valeurs entre ceux qui travaillent et ceux qui prient (et accessoirement ceux qui les prote-
gent des mefaits des autres hommes).
79. John Locke, Two Treatises of Civil Government, II, V, 40, p. 136.
80. La tension est encore notable chez Jean-Jacques Rousseau, meme sous le couvert de
1'opposition nature-societe: «II est inconcevable a quel point 1'homme est naturellement
paresseux. [...] Les passions qui rendent 1'homme inquiet, prevoyant, actif, ne naissent
que dans la societe. Ne rien faire est la plus forte passion de 1'homme apres celle de se
conserver. Si Ton y regardait bien, Ton verrait que, meme parmi nous, c'est pour parvenir
au repos que chacun travaille; c'est encore la paresse qui nous rend laborieux» (Essai sur
I'origine des langues, Paris, Bibliotheque du Graphe, 1969, p. 521).
81. Arlette Farge, Vivre dans la rue a Paris au xvnf siecle, Paris, Gallimard, 1992, p. 195
(mes italiques).
82. Voir abbe Coyer, La noblesse commerfante, Londres, 1766; chevalier d'Arcy, La noblesse
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militaire, ou le Patriote fran$ois, s.L, 1766; abbe de *** [de Pe'zerols], La noblesse militaire et
commer$ante,; en reponse aux objections faites par I'Auteur de la Noblesse Militaire, Amster-
dam, 1756 (sic pour 1766).
83. Pierre de Boisguilbert, Detail de la France, dans Pierre de Boisguilbert ou la naissance
de I'economie politique, £d. par M. Bloch, Paris, Institut national d'etudes demographiques,
1966 [1695]! Richard Cantillon, Essai sur la nature du commerce en general, Paris, Institut
national d'etudes demographiques, 1952 [1755]; Francis Quesnay, Tableau economique des
physiocrates, pref. par Michel Lutfalla, Paris, Calmann-L£vy, 1969 [1758].
84. Voir Emmanuel Le Roy Ladurie, « De la crise ultime a la vraie croissance », Georges
Duby et Armand Wallon (dir.),Histoire de la France rurale, t.z:De 1340 a 1789, Paris, Seuil,
1992 [1975], P-345-430.
85. Dupont de Nemours, De I'origine et des progres d'une science nouvelle, notice de
A. Dubois, Paris, P. Geuthner, 1910 [1768], p. 11.
86. Le Mercier de La Riviere, L'ordre naturel et essentiel des societes politiques, notice
de E. Depitre, Paris, P. Geuthner, 1910 [1767], p. 9-10.
87. [Leclerc], Lettre a M. de *** [1778], repris dans Lapropriete litteraire au xvnf siecle,
p. 407.
88. Les conflits sont determines par des oppositions de fond comme le releve justement
Carla Hesse (Publishing and Cultural Politics in Revolutionary Paris, 1789-1810, Berkeley,
University of California Press, 1991, p. 100-105): pour ceux, comme Diderot ou Linguet
qui voient dans 1'auteur un proprietaire individuel, la connaissance vient de Fesprit et les
idees sont essentiellement subjectives; pour ceux, comme Condorcet, qui trouvent chez
1'auteur une culture commune, fondee socialement, la connaissance vient du monde et les
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496 LE L I V R E AVALE
idees, accessibles a tous, sont objectives. En de9a, pourtant, de ces oppositions, Diderot et
Linguet reconnaissent aussi la portee immediatement publique des Merits: « Ne tenant rien
que du public, de qui seul, apres tout, il est honnete de recevoir, et de qui toutes les classes
sociales recoivent sans exception, c'est uniquement a meriter sa gratitude qu'ils [les
auteurs] s'appliqueraient: or, le seul moyen de se 1'assurer de maniere durable 6tant de lui
presenter des ouvrages dignes de son estime, ils auraient tout a la fois un aiguillon de plus
pour les animer dans leurs etudes, comme un frein pour les contenir dans leurs hearts »
(Linguet, Opinion touchant I'arretsur les privileges [1777], repris dans La propriete litteraire
au xvnf siecle, p. 238). A partir des annees 1770, c'est bien 1'option publique qui va 1'em-
porter sur le propri£taire terrien (en liaison avec le developpement evident du commerce
et de 1'industrie, la faiblesse grandissante des idees physiocratiques et 1'emergence d'une
economic politique fondee sur la production et la circulation des marchandises).
89. [Leclerc], Lettre a M. de ***, repris dans La propriety litteraire au xvnf siecle, p. 399.
90. Memoire de 1776 cite par Henri Falk, Les privileges de librairie, p. 120.
91. Voir Jane C. Ginsburg, « A Tale of Two Copyrights: Literary Property in Revolu-
tionary France and America », Carol Armbruster (dir.),Publishing and Readership in Revo-
lutionary France and America, Westport, Greenwood Press, 1993, p. 95-114.
92. Pierre Recht, Le droit d'auteur, une nouvelle forme de propriete: histoire et theorie,
Paris, Librairie generate de droit et de jurisprudence, Gembloux, J. Duculot, 1969, p. 28-29.
93. Blaise Pascal, Pensees, § 569 (Lafiima § 675).
94. Blaise Pascal, Pensees, § 590 (Lafuma § 696).
95. En Allemagne, le grand poete Klopstock tente de donner une forme £conomique
(la souscription) a 1'ancienne Republique des lettres en y faisant reconnaitre les droits des
auteurs sur leurs ouvrages et en tachant de r^tablir le lien immediat de l'homme de lettres
et du public lecteur. Voir Martha Woodmansee, « The Genius and the Copyright: Economic
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106. Honor^ de Balzac, « Historique du proces auquel a donne lieu Le lys dans la val-
lee», La comedie humaine, ed. sous la dir. de Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, 1978,
t. IX, p. 925.
107. Ibid., p. 965-966.
108. Ce paradoxe n'alimente pas seulement la perception sociale des artistes, il opere de
m£me chez les juristes. On trouve ainsi revoque'e 1'idee d'une recompense des fruits du
travail: « [L]e travail ne peut etre et il n'est pas une source de la propriete industrielle ou
de la propriete litteraire et artistique. Le fondement de cette derniere est la creation; le
createur se rend maitre de son oeuvre par Inoccupation" au sens du droit romain primitif»
(Pierre Recht, Le droit d'auteur, p. 231; sur I'occupatio, voir p. 190-193). Sur les terres libres
du domaine public, chacun aurait le droit d'occuper un certain territoire de mots et d'id£es
afin d'en faire sa creation (c'etait dej£ 1'idee d'un juriste comme Blackstone en Angleterre
au xviif siecle; voir Mark Rose,« The Author as Proprietor », p. 64). Or, la notion romaine
d'occupatio est liee, lorsqu'on entre dans sa transmission possible, avec la mancipatio qui
autorise le transfert de propriete: un esclave ou une terre sont d'abord sous la manus de
leur proprietaire et c'est cette manus que la mancipation transmet non comme une vente,
originellement, mais comme une grace. II est aussi possible d'extraire la possession de
1'orbe de la manus: on peut emanciper son esclave ou son fils (voir R. von Jhering, L'esprit
du droit romain dans les diverses phases de son developpement, p. 107-151; Paul Huvelin, Cours
elementaire de droit romain, Paris, Sirey, 1927,1.1, p. 430-431 et 485-497). De meme que
1'avocat Marion, au xvie siecle, evoquait les ressorts nobiliaires pour penser la propriete
d'une oeuvre sous la figure de Vemancipation d'un esclave, voici que le juriste moderne s'en
rapproche curieusement en tachant d'imaginer, sous 1'ancienne jurisprudence de I'occupatio,
une propriete qui ne releve pas du travail.
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498 LE L I V R E AVALE
Conclusion
1. « Le temps de I'absolutisme demeure celui de Pantiquit6 sanctifiee, du passe revere
[...]. Les sacres, les funerailles, les lits de justice, constituent autant d'ev6nements qui mas-
quent. leur nouveaute sous le signe de 1'eternite» (Monique Cottret, La vie politique en
France aux xvf, xvif et xvnf siecles, pref. de Jean Nicolas, Paris, Ophrys, 1991, p. 53).
Meme les « nouvelles », necessaires au fonctionnement de la monarchic, et le systeme d'in-
formation qu'elles supposent, suivent«la forme organisatrice de tous les grands actes de la
vie politique, sacres et funerailles, Entrees et Lits de justice » (Michele Fogel, Les ceremonies
de Vinformation, p. 18).
2. Michele Fogel, Les ceremonies de I'information, ibid., p. 194 (mes italiques).
3. Fernand Braudel, Les ambitions de I'histoire, p. 223-224.
4. R. von Jhering, L'esprit du droit romain dans les diverses phases de son developpement,
p. 106.
5. Jiirgen Habermas, La sphere publique, p. 38
6. Jacques Ranciere, La parole muette, p. 50.
7. Miguel Abensour et Marcel Gauchet, « Les Ie9ons de la servitude et leur destin », dans
Etienne de La Boe"tie, Le discours de la servitude volontaire, Paris, Payot, 1976, p. XXHI-XIV.
8. Guy Lardreau, « L'histoire comme nuit de Walpurgis », Henry Corbin, Paris, Editions
de 1'Herne, 1981, p. 115.
9. Je reviendrai, dans un ouvrage ult£rieur, sur 1'invention de la discipline de Testheti-
que en liaison avec cette production de la culture et de l'e"conomie politique.
10. Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la litterature?, Paris, Gallimard, 1972 [1948], p. 158.
11. Alphonse Dupront, Qu'est-ce que les Lumieres ?, p. 36-37.
12. Michel Foucault, L'archeologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 159-160.
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13. « The examples of Menocchio and Ranson suggest that reading and living, construing
texts and making sense of life, were much more closely related in the early modern period
that they are today » (Robert Darnton, « History of Reading », Peter Burke, dir., New Pers-
pectives on Historical Writing, Cambridge, Polity Press, 1991, p. 142).
14. Pierre Klossovski, Nietzsche et le cerck vicieux, Paris, Mercure de France, 1969, p. 28.
15. Reinhart Koselleck, Le regne de la critique, p. 14-15. Voir aussi Denis Crouzet, Les
guerriers de Dieu: la violence au temps des troubles de religion (vers 1525-vers 1610), Paris,
Champ Vallon, 1990.
16. Joel Cornette, Le roi de guerre, Paris, Payot, 1993, p. 82.
17. Jean-Fran9ois Senault, De I'usage des passions, Paris, Fayard, 1987 [1641], p. i. Sur ce
texte, voir 1'excellente analyse de Jean-Pierre Cavaille, « Jean-Francois Senault, de 1'usage
politique des passions », Rue Descartes, n° 12-13, mai 1995. P- 57-73-
18. La force de la memoire, aujourd'hui, tient aussi a son caractere de fete. Les temps
antiques et encore les temps modernes, a leur d£but, sont des temporalites festives: la fete
y regie, y ritualise, y depense les Energies. Ce sont bien ces fetes que les Etats modernes, la
religion moderne, le travail moderne tendent a ecarter du centre des jours. On reserve
alors le loisir pour des entre-deux du temps serieux. Aujourd'hui oil la memoire collective
nous revient comme une nouvelle valeur, doit-on s'e"tonner de la fascination nouvelle pour
le « festif»? Voir certaines remarques, ponctuellement pertinentes, de Philippe Muray a ce
propos dans Apres Vhistoire, Paris, Les Belles Lettres, 1999.
19. II faut ici partager la modestie d'un Michel Foucault. En reponse a une question sur
la postmodernite, il disait: « Je crois qu'on touche la a Tune des formes, il faut peut-etre
dire des habitudes les plus nocives de la pensee contemporaine, je dirais peut-etre de la
pense"e moderne, en tout cas de la pensee post-hegelienne: 1'analyse du moment present
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NOTES DE LA C O N C L U S I O N 499
comme 6tant precisement dans Thistoire celui de la rupture, ou celui du sommet, ou celui
de I'accomplissement, ou celui de Faurore qui revient. [...] Je crois qu'il faut avoir la
modestie de se dire que, d'une part, le moment ou Ton vit n'est pas ce moment unique,
fondamental ou irruptif de 1'histoire a partir de quoi tout s'acheve et tout recommence; il
faut avoir la modestie de se dire en meme temps que — meme sans cette solennite — le
moment ou Ton vit est tres interessant et demande a etre analyse, et demande a etre de-
compose, et qu'en effet nous avons bien a nous poser la question: qu'est-ce que c'est
qu'aujourd'hui ?» (Michel Foucault, « Structuralisme et poststructuralisme » [1983], Dits et
ecrits, IV. 1980-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 448).
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Le nouveau Testament de nostre Seigneur Jesus-Christ, de la traduction des docteurs de
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I'ancienne et la nouvelle Alliance. Le tout reveu & confere sur les Textes Hebreux &
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Le Nouveau Testament de nostre seigneur Jesus-Christ, traduit sur I'ancienne edition
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Le Nouveau Testament de Nostre Seigneur Jesus Christ, traduit en Francois selon I 'edition
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Godeau, Paris, Francois Muguet, 1668.
La sainte Bible qui contient le vieux et le nouveau Testament. Edition nouvelle, faite sur
la Version de Geneve, reveue 6- corrigee; enrichie, outre les anciennes Notes, de
toutes celles de la Bible flamande, de la plus-part de celles de M. Diodati, & de
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502 LE L I V R E AVALE
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& des Auteurs Ecclesiastiques, 1.1, trad. Le Maistre de Sacy, Paris, Guillaume
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Le Nouveau Testament de notre seigneur Jesus-Christ, explique par des Notes courtes &
daires sur la Version ordinaire des Eglises Reformees, trad. David Martin, Utrecht,
Francois Halma, Guillaume van de Water, 1696.
Paraphrase courte ou traduction suivie des Pseaumes de David, avec des Argumens qui
en donnent la veritable idee, trad. Polinier, Paris, Denis Mariette, 1697.
Le nouveau Testament de notre Seigneur Jesus-Christ, traduit en Francois selon la Vul-
gate, trad. Dominique Bouhours, Michel Le Tellier, Pierre Besnier, Paris, Louis
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Le nouveau Testament de notre Seigneur Jesus-Christ, traduit en Francois selon la Vul-
gate, avec des courtes notes pour rintelligence des endroits difficiles, trad. Le Maistre
de Sacy et al., Bruxelles, Francois Foppens, 1700.
Le Nouveau Testament de notre Seigneur Jesus-Christ, trad, sur I'ancienne Edition latine,
avec des remarques literales & critiques sur les principales difficultez, trad. Richard
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Le nouveau Testament de ndtre-seigneur Jesus-Christ, Traduit en Francois, selon la Vul-
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Remerciements
d'avancer (ou de reculer) et qui ont enrichi mes réflexions est trop consi-
dérable pour que je puisse nommer chacun.
Je ne mentionnerai donc que les dialogues privilégiés, à commencer
par celui que j'ai entretenu avec Alain Viala. Il a fait preuve d'un soutien,
d'une patience et d'un sens critique qui sont dignes d'un ami. De son
côté, Christian Jouhaud a su me ramener avec doigté à certaines réalités
de l'écriture de l'histoire et n'a cessé de m'engager dans de justes débats.
On aura également senti les marques des travaux d'Hélène Merlin dans
ces pages, mais j'ai surtout le souvenir de son passage à Montréal qui fut
lumineux.
Il me faut ajouter les membres de mon jury d'Habilitation dont les
remarques, à un stade presque final, ont été fort utiles : Nicholas Cronk,
Marie-Madeleine Fragonard, Georges Molinié et Jacques Rancière, ainsi
que Hélène Merlin et Alain Viala (derechef). Je remercie également Ber-
nard Beugnot et Benoît Melançon de leurs suggestions de lecture sur cer-
tains sujets, ainsi que les deux lecteurs (ou lectrices) anonymes du
Programme d'aide à l'édition savante pour leurs commentaires judicieux.
Enfin, pour toutes ces années, même les plus hasardeuses, je ne saurais
assez dire ma gratitude envers Marie-Pascale Huglo.
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Table des matières
Avant-propos 9
Introduction 13
PREMIÈRE PARTIE
Les révolutions de la mémoire
1 L'amnésie de Montaigne : 33
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DEUXIÈME PARTIE
Conclusion 407
Notes 423
Bibliographie 501
Remerciements 537
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AGMV Marquis
Québec, Canada
2004
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