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Revue française de sociologie

La méthode du panel et ses possibilités d'application à la structure


politique française
François Chazel

Abstract
François Chazel : The panel method and its application to the French political system. Methodological presentation of the panel,
drawing attention to the interest of this method for thorough analysis of change, its nature and its elements. Short history of its
application to electoral decisions insisting on the value of certain results and the interest of the perspectives thus opened. Lastly,
the A. endeavors to show that the particularities of the French political system do not rule out the use of the panel and that its
application could lead to a realistic study of the French citizen, and the process of influence to which he is subjected.

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Chazel François. La méthode du panel et ses possibilités d'application à la structure politique française. In: Revue française de
sociologie, 1966, numéro spécial. Le comportement politique. Etudes comparatives réunies et présentées par Mattei Dogan.
pp. 684-699;

https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1966_hos_7_1_1108

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R. franc. Sociol, VU, 1966, 684-699

François CHAZEL

La méthode du panel

et ses possibilités d'application

à la structure politique française

II n'est pas au pouvoir d'une technique, si nouvelle soit-elle, de


modifier par elle-même les principes ou les bases de l'élaboration théorique;
mais elle est susceptible d'ouvrir des perspectives, d'indiquer une approche
qui permette une prise plus ferme sur l'objet de l'explication scientifique;
sans suggérer une interprétation, elle en précise peut-être les voies, et
acquiert ainsi la dignité d'une méthode. Tel est, nous semble-t-il, le cas
de la technique du panel.
Cette technique n'est en fait qu'un raffinement du procédé de
l'interview auquel recourt toute enquête d'opinion : au lieu d'interroger des
personnes différentes pour chaque questionnaire, les enquêteurs suivent
les mêmes individus pendant toute la vague d'interviews consacrée à un
sujet bien déterminé. Cette particularité fait du panel une technique
appropriée à l'étude de toute décision, et par conséquent du choix
électoral : en interviewant à deux ou plusieurs reprises les mêmes électeurs,
le chercheur est à même d'observer la persistance de leurs intentions
initiales ou la nature de leurs hésitations et de leurs changements, depuis
le début de la campagne électorale jusqu'au jour du vote. De plus, la
technique est d'une utilisation très souple : l'enquêteur interviewe les
membres du panel autant de fois qu'il le veut, dans la tranche de temps
où il étudie la formation de la décision. Aussi, pour revenir au cadre des
élections qui nous intéresse au premier chef, pouvons-nous rencontrer des
enquêtes qui ne comptent pas moins de sept interviews successives, comme
celle dont Lazarsfeld, Berelson et Gaudet rapportent les résultats dans
The People's Choice [10] *, à côté d'autres qui n'en comportent que deux,
comme c'est généralement le cas pour les recherches entreprises par le
Survey Research Center de l'Université de Michigan. Si la date de la
première interview est fixée en fonction de l'intérêt du spécialiste, la
dernière a une place bien déterminée : elle est toujours située le lendemain
de l'élection ou dans les jours qui la suivent immédiatement, car l'étude

* Les chiffres entre crochets carrés renvoient aux références bibliographiques en


fin d'article. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux notes en bas de page.

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serait incomplète si l'analyste ignorait comment ont voté en définitive les


personnes, sur lesquelles il a recueilli tant de renseignements et dont il
a suivi l'évolution.
Cette idée de s'adresser aux mêmes individus pour répondre à des
questionnaires successifs, portant tous sur un thème central, était simple;
elle ne vint pourtant pas tout de suite à l'esprit des spécialistes de
l'opinion publique; et les sociologues ne virent pas immédiatement non plus '
la magnifique occasion qui leur était ainsi offerte d'aborder les problèmes
posés par la formation de la décision, notamment dans le cas du vote. Si
l'on excepte les travaux de pionnier de Stuart Rice (1), dont la méthode
manquait encore de rigueur, on peut considérer que Newcomb dans son
enquête sur les jeunes filles du collège de Bennington (2) qu'il observa
pendant quatre années consécutives, fut le premier à appliquer la technique
du panel sur une grande échelle. Cependant son étude portait
essentiellement sur les attitudes et sur la manière dont les opinions politiques étaient
façonnées par une communauté libérale, au sens américain de ce dernier
terme. Dans le premier article méthodologique consacré au panel, écrit
en collaboration avec Marjorie Fiske [1] Paul Lazarsfeld lui-même
n'insistait pas davantage sur les possibilités que la technique nouvelle offrait
pour l'étude de la décision : elle lui paraissait surtout utile pour observer
d'une manière suivie et ainsi mieux connaître les lecteurs et les auditeurs
atteints par les moyens modernes d'information, plus particulièrement les
fidèles de certaines revues.
Ce furent cependant son intérêt pour la psychologie du choix et son
désir de comparer la décision de l'électeur à l'achat du consommateur qui
poussèrent Lazarsfeld à entreprendre avec Berelson et Hazel Gaudet la
première étude électorale par panel : l'élection choisie était celle de 1940,
où s'affrontaient Roosevelt et Willkie. Avant de rappeler les points
marquants de The People's Choice, qui rassemble les résultats de cette enquête,
et de les situer dans une brève histoire du panel, ou plus exactement de
son application au contexte électoral, nous voudrions nous attarder quelque
peu sur l'aspect méthodologique, c'est-à-dire sur les avantages et l'intérêt
de la technique.
Supposons que nous demandions à un certain nombre de personnes de
nous faire connaître leur intention de vote à un moment t de la campagne
électorale, puis que nous interrogions en un temps t + 1 d'autres
personnes, toujours sur la manière dont ils envisagent de voter : si les
individus ont été bien choisis, c'est-à-dire si nos deux échantillons sont
représentatifs de la population étudiée, nous aurons une image à peu près
exacte du changement net qui s'est produit, dans l'esprit clas électeurs,
entre t et t + 1. Mais nous ne pourrons pas connaître la fréquence et la
direction des changements individuels qui rendent compte, tous réunis,
du changement global. En revanche le panel donne à l'enquêteur la
possibilité de suivre les mouvements internes à l'intérieur de chaque catégorie
distinguée initialement : nous ne saurons pas seulement comment s'est
(1) Rice, S. Quantitative methods in politics, New York, Knopf, 1928.
(2) Newcomb, Theodore M. Personality and social change : attitude formation in
a student community, New York, Dryden Press, 1943.

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modifiée, d'une interview à l'autre, la proportion des républicains par


rapport aux démocrates, mais nous serons capables d'isoler tous les
éventuels électeurs qui sont passés des républicains aux démocrates et en même
temps tous ceux qui ont fait le chemin inverse. Un premier avantage du
panel ressort clairement de cette sommaire analyse : l'emploi de cette
technique permet de distinguer les personnes qui changent de celles qui sont
plus constantes dans leur intention de vote, elle facilite ainsi une étude de
ces électeurs flottants dont si souvent dépend la victoire, dans une élection
serrée.
Ce n'est pas là pourtant le seul intérêt de la technique : l'information
acquise au temps t ne concerne pas seulement la répartition d'ordre
politique entre les divers partis ou les divers candidats, elle apporte aussi des
renseignements sur les groupes d'âge, les catégories de revenus,
l'appartenance religieuse ou syndicale. L'enquêteur pourra donc étudier des
groupes différenciés. On pourrait sans doute nous objecter que ce privilège
n'est pas l'apanage du panel : ne suffit-il pas, pour connaître le vote des
divers « groupes statistiques », d'établir des corrélations d'ordre écologique
entre agrégats socio-démographiques et clientèle politique ? A cette
critique nous répondrons sur plusieurs plans : d'abord les résultats du panel
sont plus solides puisqu'il autorise l'établissement de corrélations
individuelles dont les meilleurs méthodologues ont reconnu la plus grande
fidélité (3) ; ensuite les statistiques objectives ne permettent pas de classer les
électeurs en vertu de certaines caractéristiques socio-psychologiques,
comme le degré d'intérêt ou l'exposition aux communications de masse :
ces classifications sont pourtant des plus importantes, dans l'analyse de
certains effets, comme ceux des moyens modernes d'information; car, s'il
est important pour le sociologue de connaître le nombre de familles qui
possèdent en France un poste de télévision, il ne nous paraît pas
raisonnable de se contenter de ce seul indice, sans aucune mesure de l'exposition
ou de l'intérêt, pour juger de l'influence de la télévision (4). Enfin, grâce
à la technique du panel, il est possible d'aller au-delà d'une corrélation
établie une fois pour toutes et de suivre les changements concurrents de
deux variables; sans doute les caractéristiques d'ordre socio-économique
changent peu dans le temps — relativement bref — d'une campagne
électorale, mais les variables, d'ordre socio-psychologique, sont loin d'être
aussi stables : le niveau d'intérêt et le degré de participation à des
discussions politiques peuvent par exemple s'accroître au fur et à mesure que l'on
se rapproche du jour de la décision. Peut-être nous opposera-t-on cette
fois que grâce à l'analyse des tendances (trend analysis) , le chercheur peut
reconnaître et mesurer des variations concomitantes (covariations) en

(3) Robinson, W. S., «Ecological correlations and the behavior of individuals»


American sociological Review 15 (3), juin 1950, pp. 351-357.
Boudon, Raymond, « Propriétés individuelles et propriétés collectives : un
problème d'analyse écologique». Revue française de Sociologie 4 (3), juil.-sept. 1963, pp.
275-299.
(4) La déficience de la méthode empêche ainsi René Rémond et Claude Neusch-
wander d'aboutir à des conclusions fermes : Rémond, René, Neuschwander, Claude,
« Télévision et comportement politique », Revue française de Science politique 13
(2), juin 1963, pp. 325-347.

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s'appuyant sur des interviews de personnes différentes, faites à un certain


intervalle l'une de l'autre. Mais, cette fois encore, le panel a un énorme
avantage : grâce à son utilisation, nous pouvons dépasser la constatation
de la simultanéité du changement pour étudier l'interaction de deux
variables l'une sur l'autre au cours du temps. Sans doute est-ce là une
étude délicate, qui réclame de la part du chercheur beaucoup de prudence
dans la conclusion, puisque l'apparente corrélation peut quelquefois être
due à la relation commune des deux variables à un troisième facteur : il
est donc indispensable, dans la mesure où les données recueillies
l'autorisent, de contrôler tous les termes suspects, de manière à se garder de toute
interprétation erronée.
On voit donc que le panel offre de vastes possibilités à l'analyste de
la décision électorale : tantôt il ouvre une nouvelle voie pour aborder des
secteurs relativement connus, comme les relations entre caractéristiques
socio-démographiques et vote, et il confère alors aux résultats obtenus une
solidité plus grande, tantôt il permet d'attaquer des problèmes restés
jusque-là dans l'ombre ou mal débrouillés, et le problème du changement
est posé ainsi dans toute son ampleur. Par l'utilisation du panel, le
chercheur peut en effet étudier tout à la fois certains déterminants du
changement, qui l'engagent dans l'analyse subtile des processus d'influence,
et, comme nous l'indiquions déjà plus haut, la nature des personnes qui
changent. Il est donc à même de comparer l'influence des relations
interpersonnelles et des moyens de masse, et d'isoler les indécis ou les instables.
Après avoir replacé l'électeur dans son cadre social, tel qu'il est
grossièrement défini par la profession, le revenu ou le niveau scolaire, le chercheur
peut ainsi aborder l'analyse du procès.
Ces avantages ne vont certes pas sans quelques inconvénients d'ordre
technique que les utilisateurs du panel eux-mêmes n'ont pas hésité à
reconnaître. Une première difficulté est constituée par ce qu'on appelle
« la mortalité » du panel (5) . En effet, en cherchant à réinterviewer les
mêmes personnes, l'enquêteur court le risque de ne plus pouvoir atteindre
un certain nombre d'entre elles, disons à la seconde ou à la troisième
interview, parce qu'elles refusent de coopérer davantage ou surtout parce
qu'elles ont changé de domicile (6). Cette perte, qui reste d'ordinaire dans
des limites raisonnables (7), n'aurait pas de réelle gravité si la mortalité
atteignait au hasard les membres du panel; malheureusement ce n'est
pas le cas et les spécialistes ont pu constater que la mortalité était
relativement élevée chez les jeunes, les habitants des grandes villes, les
catégories de revenus les moins favorisées, c'est-à-dire en général parmi les
couches de la population les plus mobiles. La représentativité du panel peut

(5) Nous ne croyons pas utile d'insister ici sur le problème de la participation
initiale, qu'il conviendrait d'aborder dans le cadre plus général d'une réflexion
méthodologique sur les enquêtes d'opinion.
(6) Telles sont les deux catégories de mortalité distinguées par Hans Zeisel, [3]
et par Thielens Wagner [8].
(7) Nous nous contenterons d'un seul exemple, emprunté à l'étude d'Elmira, lors
des élections présidentiellles de 1948. Si environ 28 % des membres du panel furent
inaccessibles pour l'une des quatre interviews, 12 % seulement en manquèrent plus
d'une.

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être ainsi progressivement faussée et si les groupes les plus atteints par la
mortalité réagissent d'une manière différentielle aux variables mesurées,
les résultats sont erronés. Des vérifications minutieuses ont été entreprises
dans le cadre des études par panel consacrées au vote : les enquêteurs
reconnaissent l'existence d'un léger biais dû à la mortalité mais ne
croient pas qu'il soit de taille à compromettre la validité des résultats
d'ensemble.
On a fait au panel un autre reproche, encore plus grave : cette
technique d'interviews répétées placerait les personnes interrogées dans une
situation artificielle; la conduite des individus ne serait donc pas la même,
suivant qu'ils sont membres d'un panel ou livrés à eux-mêmes. D'une
manière générale, le panel leur ferait prendre une conscience plus aiguë
du problème : ils témoigneraient ainsi d'un intérêt supérieur à celui qu'ils
auraient manifesté dans des circonstances normales. Il convient de signaler
en premier lieu que l'existence d'un tel biais peut être décelée par
l'utilisation de groupes-contrôles : si c'est le principe même du panel que le
chercheur veut soumettre à l'épreuve, il comparera les résultats obtenus
dans le cadre d'un panel et avec deux échantillons différents : les
interviews auront lieu aux mêmes dates et seront, dans l'un et l'autre cas,
séparées par le même intervalle de temps. En revanche si la vérification
doit porter seulement sur la périodicité des interviews, l'analyste
examinera les données recueillies dans deux panels, dont l'un aura été
interviewé plusieurs fois, et l'autre, qui sert de contrôle, deux fois seulement,
pour savoir si le nombre des interviews peut modifier — et donc fausser —
ses conclusions. Les enquêteurs ont utilisé ces tests de fidélité : ainsi
Lazarsfeld, Berelson et Gaudet avaient pris soin de constituer trois
groupes-contrôles; aucune différence majeure ne fut constatée entre
panel et groupe-contrôle, pour tout problème que la discussion
générale, à l'approche des élections, avait placé au premier plan. Tel est bien
en effet le point fondamental : si le panel porte sur un type de
consommation courant, auquel l'on ne prête plus guère attention, il oblige les
individus à prendre conscience d'habitudes qui sont en quelque sorte
automatiques et crée une situation artificielle; mais si l'objet de l'étude est
un problème qu'il est difficile d'ignorer absolument, même si on est loin
d'y attacher une importance vitale, comme le choix électoral, le panel ne
peut plus avoir cet effet. Il ne change donc pas la nature de la décision.
On s'est cependant demandé s'il n'était pas susceptible d'influer sur la
stabilité des attitudes : les individus interrogés n'auraient-ils pas tendance
à se retrancher derrière l'opinion qu'ils ont d'abord émise ? Ou ne
seraient-ils pas poussés par cette sorte de remise en question que
représente chaque interview à modifier leur point de vue ? Les études
entreprises à ce sujet n'ont pas donné de résultat définitif. Il nous paraît donc
raisonnable de penser que l'on a quelque peu grossi les risques de « l'effet
panel ». S'il est très probable que cette technique ne peut s'appliquer
sans inconvénient à certains domaines et s'il reste indispensable de vérifier
sa validité pour tout nouvel objet d'étude, nous croyons pouvoir affirmer
que le panel convient à l'étude de la décision électorale et apporte, comme
l'ont montré diverses enquêtes de vérification, des garanties suffisantes.

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Ces remarques d'ordre méthodologique constituaient, nous semble-t-il,


une introduction indispensable à une bonne compréhension du panel;
le temps nous paraît maintenant venu de proposer quelques illustrations,
et donc de rappeler certains résultats. Le premier ouvrage auquel ait donné
lieu une enquête par panel, The People's Choice est en un sens exemplaire,
malgré les limites inhérentes à toute étude de communauté et les
inévitables lacunes d'une interprétation trop neuve, car il ouvre toutes les voies
auxquelles l'utilisation du panel pouvait conduire. En premier lieu les
auteurs ont fortement marqué le lien des classifications
socio-démographiques et de la répartition des votes entre les deux candidats : sans doute
ces catégories ne sont-elles pas toutes également significatives, mais
certaines, comme le statut socio-économique, la religion, le type de
communauté où l'on réside, paraissent jouer un rôle déterminant. Lazarsfeld,
Berelson et Gaudet ont peut-être même insisté d'une façon trop
systématique sur l'influence de ces trois variables, en construisant à partir d'elles
un indice de prédispositions politiques, que l'on ne retrouve plus dans
Voting [11] et qui a été l'objet d'assez vives critiques (8). La preuve
cependant était faite que le panel pouvait permettre l'étude des
corrélations entre les données premières de la structure sociale et le vote et
n'impliquait pas nécessairement dans l'approche un biais psychologique.
Si importante soit-elle, cette conclusion n'était pas le tout de l'ouvrage, qui
comporte une analyse assez poussée du procès. Cette analyse était
poursuivie à un double niveau : types de changements et caractéristiques des
indécis, effets de la campagne et portée respective des diverses influences.
Les auteurs distinguaient trois types de changement, en donnant à ce
dernier terme son sens le plus large : ceux dont l'intention de vote était
le fruit d'une lente cristallisation, ceux qui, après avoir fait assez vite un
choix initial, hésitent ensuite et assez longtemps pour revenir finalement
à leur option première, et ceux enfin qui se convertissent au profit de
l'autre parti, abandonnant leur intention de départ. Nous avons présenté
ces trois groupes dans leur ordre d'importance relative : ainsi le
premier est de plus de trois fois supérieur au dernier. Si l'on entend ainsi
par changement toutes les fluctuations dues à l'indécision, et non pas
seulement le passage d'un parti à l'autre, on peut constater que ces
personnes instables, loin de ressembler à l'image classique de l'électeur
indépendant, qui pèse dans la sérénité de la raison le pour et le contre, se
caractérisent généralement par leur relatif manque d'intérêt et par la
faiblesse de leur information. Ils sont souvent soumis également à ce que
les auteurs ont appelé des « pressions contradictoires » : ces pressions,
qui s'exercent dans des sens contraires, peuvent être le résultat d'une
situation objective ambiguë, d'un manque d'homogénéité dans le groupe
(8) Janowitz, M. et Miller, W. E. ont très vivement contesté la valeur de cet indice
dans leur article «The Index of political predisposition in the 1948 election» [17].
V. O. Key et F. Munger ont, pour leur part, attaqué les fondements théoriques
sur lesquels s'appuyaient Lazarsfeld, Berelson et Gaudet : « Social determinism and
electoral decision : the case of Indiana », American Voting behavior, edited by
Burdick, Eugène and Brodbeck, A. J., The Free Press, Glencoe, 1959, pp. 281-299.

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primaire de l'électeur, ou enfin d'attitudes politiques proprement


incohérentes. Ainsi, pour reprendre les exemples de The People's Choice,
particuliers à la campagne de 1940 aux Etats-Unis, le conflit était inévitable
pour les catholiques fortunés du comté d'Erié, pour tous ceux dont les
proches étaient divisés, pour tous les électeurs enfin qui étaient à la fois
favorables à Roosevelt et au monde des affaires. Ce tiraillement en sens
contraires provoquait souvent chez l'individu de vives hésitations, voire
même, dans les cas où il était trop pénible, une diminution d'intérêt et un
certain retard dans la prise de décision.
Puisque, dans le cadre de cette étude, les électeurs paraissaient plus
sujets à la fluctuation qu'à la véritable conversion, il était naturel que la
campagne ait pour effets principaux d'activer les prédispositions latentes
des électeurs ou même de renforcer celles qui se manifestent dans leur
intention initiale. La campagne avait donc essentiellement pour but
d'étayer et de raffermir les convictions, et non pas d'en façonner de
nouvelles. Si intéressant soit-il d'apprécier le rôle global de la campagne, il
est encore plus important pour le sociologue de déterminer la portée
respective des diverses influences. Or — et ce fut pour la plus grande
surprise des auteurs — ce n'étaient pas, semble-t-il, dans l'élection de
1940 les journaux et la radio qui avaient le plus de poids, mais bien plutôt
les relations interpersonnelles, surtout dans le cadre de groupes assez
restreints, comme les groupes d'amis et la famille. La pression du groupe
sur les individus était, sans aucun doute, un facteur important dans
l'exercice de l'influence, mais certains individus jouaient, à cet égard, un
rôle privilégié : ce sont les « guides de l'opinion » (opinion leaders) ,
généralement mieux informés et plus au courant des questions politiques,
auxquels on peut aisément demander conseil car ils sont à la fois proches,
par leur appartenance au même milieu social, et prestigieux, de par leur
science relative. Leur situation privilégiée, qui répond un peu à celle du
gatekeeper de Lewin, permit à Lazarsfeld et à ses collègues de proposer
une hypothèse ingénieuse sur les circuits particuliers à la communication
de masse : l'influence des moyens modernes d'information ne s'exercerait
pas directement, mais par le relais des « guides de l'opinion », qui
joueraient le rôle d'agents de transmission; leur efficacité serait au prix de ce
détour.
The People's Choice suffit, nous semble-t-il, à souligner l'intérêt de
l'application du panel à la recherche électorale; mais si ses auteurs
ouvraient les principales voies, ils ne pouvaient, comme il est naturel dans
un premier ouvrage, les explorer à fond. Dans leur second ouvrage,
Voting, consacré à l'étude d'une communauté lors de l'élection
présidentielle de 1948, Berelson et Lazarsfeld, associés cette fois à McPhee,
poussent plus loin leur enquête et aboutissent à des conclusions plus
riches. Nous n'en retiendrons pourtant que deux aspects essentiels :
d'une part l'étude de l'environnement social des électeurs était beaucoup
plus fouillée; les auteurs avaient posé des questions nouvelles pour
connaître les préférences politiques des compagnons de travail, des amis et
non plus seulement de la famille; ils s'étaient efforcés également de mieux
connaître l'atmosphère politique de la communauté globale. Les inter -

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prétations étaient en même temps plus subtiles : l'individu n'était plus censé
se conformer à son environnement, mais il était clairement indiqué que
l'individu et son environnement composaient un système d'influence
réciproque; en même temps était esquissée l'hypothèse d'une hiérarchie des
influences avec la notion de breakage effect, selon laquelle les personnes
soumises à des pressions contradictoires avaient davantage de chances
à Elmira, cité républicaine, de voter républicain. De l'autre les chercheurs
se montraient plus conscients de l'importance des grands problèmes
politiques et s'interrogeaient d'une manière très heureuse sur la façon dont ils
étaient perçus par le corps électoral; ils insistaient notamment sur les
processus par lesquels les électeurs se masquaient l'incohérence de leurs
opinions, en privilégiant telle question particulière ou bien en tirant
franchement à eux — et quelquefois contre toute vraisemblance — le candidat
pour lequel ils avaient opté. En définitive la décision électorale était
conçue comme une décision collective, prenant place dans une structure
sociale; mais sa spécificité, son originalité politique n'étaient pas niées, et
certains de ses caractères particuliers plus précisément décrits que dans
The People's Choice.
C'est à cette même élection de 1948, où Dewey et Truman s'opposaient,
qu'une autre équipe, celle du Survey Research Center, de l'Université de
Michigan, consacrait sa première enquête. Cette étude a tous les traits
d'une première expérience : l'échantillon est limité, le questionnaire reste
assez pauvre, et l'analyse ne parvient que rarement au niveau de
l'interprétation théorique. Elle revêt cependant un intérêt particulier, car c'est
la première publication consacrée à une enquête nationale (9).
L'ouvrage de Campbell et de Kahn, The People elect a president [16],
a, de plus, un autre mérite : en conclusion, les deux auteurs proposent
quelques thèmes d'étude pour les recherches futures conduites dans le
cadre des enquêtes d'opinion. Ils suggèrent notamment de comparer le
caractère des différentes élections présidentielles qui auront été analysées
sur le plan national; ils insistent aussi sur l'importance de l'identification
à un parti pour la compréhension du comportement de l'électeur et
envisagent enfin une étude globale de la participation politique. A la
réalisation de ce programme Angus Campbell et ses divers collaborateurs du
Survey Research Center ont fortement contribué, dans leurs deux ouvrages
suivants, The Voter Decides [19], et The American Voter [21]. C'est
essentiellement autour de l'élection présidentielle de 1952, marquée par le
triomphe du Général Eisenhower qu'est construit le premier livre;
cependant, pour faire ressortir le caractère de l'élection de 1952, Campbell,
Gurin et Miller recourent à de fréquents rapprochements avec celle de
1948 : ils insistent sur l'engouement plus vif de l'opinion pour la campagne,
sur la plus grande stabilité des intentions de vote et sur la progression

(9) C'est en fait au National Opinion Research Center que revint l'honneur de
conduire la première enquête nationale par panel à propos d'une élection
présidentielle, en 1944. Malheureusement les travaux de Korchin [14] et de Ziff [15] n'ont pas
été publiés et n'ont pu être consultés que par un cercle restreint de spécialistes à
l'intérieur du cadre universitaire américain.

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régulière d'Eisenhower vers le succès. Ils indiquent ausei qu'un


glissement général de l'électorat s'est fait dans le sens républicain et que la
fidélité au parti a été quelque peu ébranlée par le prestige du Général
Eisenhower et l'inquiétude devant la guerre de Corée. Sans doute ces
remarques ne permettent pas d'élaborer à elles seules une interprétation
théorique; mais du moins constituent-elles un point de départ solide et
sûr. La seconde partie, qui cherche à expliquer le vote à partir de trois
variables de motivation — l'attachement partisan, l'orientation à l'égard
des problèmes, l'attitude à l'égard du candidat — ne nous semble pas
dans l'ensemble très convaincante; elle comporte pourtant un intéressant
chapitre sur l'identification au parti : les auteurs considèrent justement
les partis politiques comme des groupes sociaux, qui constituent autant de
repères et de guides pour l'électeur qui leur est fermement attaché. C'est
là une application particulièrement heureuse au comportement de vote de
la théorie des groupes de référence (10). Enfin Campbell et ses collègues,
conduits par leur intérêt pour la participation politique, analysent dans
leurs deux premiers appendices certains éléments de la culture civique,
savoir l'efficacité que l'électeur attribue à son vote et la signification
morale qu'il attache à son acte.
Dans The American Voter ils reprennent les mêmes thèmes, mais avec
l'appoint d'une nouvelle expérience, l'enquête consacrée à l'élection
présidentielle de 1956. L'ouvrage se veut aussi, dès le départ, plus largement
synthétique : on peut dire qu'il constitue un bilan établi à la suite de
trois études particulières. La place accordée aux comparaisons et aux
rapprochements est encore plus importante que dans The Voter decides,
notamment dans la seconde section, qui concerne les attitudes politiques et
le vote : cette multiplicité de références permet d'éclairer d'un jour
nouveau l'image que les électeurs se font des partis, des candidats et la
formation de leurs choix successifs. L'analyse de l'identification au parti acquiert,
elle aussi, plus d'ampleur : un premier chapitre est consacré à ses effets
sur les attitudes politiques, le choix électoral et la vigueur de
l'engagement, un second, sans doute inspiré par le bel ouvrage d'Herbert Hyman,
Political Socialization (11), porte sur ses origines, ses fluctuations et sa
persistance. Enfin les auteurs, abordant une nouvelle fois le problème de la
culture civique, montrent combien l'effort de conceptualisation du citoyen
moyen diffère de l'ordonnance d'une idéologie élaborée; pour la majorité,
les partis symbolisent seulement des intérêts à court terme, entrés
momentanément en conflit avec d'autres, parfois même une époque prospère ou
une période de récession; pour certains, la conscience des problèmes
politiques n'existe pas vraiment. Sans doute ces attitudes varient-elles avec
l'instruction : les personnes cultivées ont dans l'ensemble plus conscience
de leur responsabilité personnelle dans l'univers politique et sentent davan-

(10) П convient de signaler à ce propos l'étude de Kaplan, Norman, Reference


groups theory and voting behavior. (Unpublished doctor's dissertation, Col.
University, 1955.)
(11) Hyman, Herbert H. Political socialization. A study in the psychology of
political behavior. Glencoe (Ш.), Free Press, 1959.

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tage l'obligation de voter; mais, à tous les niveaux d'éducation, il faut


tenir compte de la motivation individuelle.
The American Voter nous semble mettre trop encore l'accent sur
l'individu, mais il marque un net progrès sur The Voter decides au niveau
de l'interprétation théorique; le rôle des attitudes y est fortement souligné,
mais la considération des caractéristiques sociales et de leur poids sur le
vote est abordée dans la quatrième section : Campbell et son équipe y
démontrent que, quelle que puisse être leur spécificité, les attitudes
politiques sont en partie tributaires du contexte dans lequel elles ont pris
naissance. Tout en restant encore éloignés des perspectives de Lazarsfeld
et de Berelson et en se plaisant à souligner cette divergence, ils tendent
désormais, sur certains points essentiels, à s'en rapprocher.
Née aux Etats-Unis, l'étude des élections au moyen du panel y a pris
un bel essor et y a produit ses plus beaux fruits; mais il serait injuste
de ne pas signaler que des recherches intéressantes ont été faites à l'aide
de la même technique dans d'autres pays, notamment en Angleterre : les
premières études ont porté sur des communautés, celle de Benney, Gray
et Spear [23] sur Greenwich, les deux enquêtes successives de Milne et
Mac Kenzie sur Bristol [24, 25], mais aux élections de 1964 une recherche
nationale par panel y a été entreprise par Butler et par Stokes.

Cet historique rapide suffit à démontrer la validité et la fécondité des


enquêtes par panel conduites dans un contexte électoral. Le spécialiste est
peut-être pourtant tenté de s'inquiéter de la diversité des résultats, et du
manque relatif de systématisation théorique qu'elle implique. Cette
inquiétude serait certes fondée si la méthode du panel avait depuis longtemps
acquis droit de cité dans la sociologie politique et électorale; mais son
application à ce domaine est encore trop récente pour que les chercheurs
aient pu tirer le maximum de profit des résultats déjà obtenus. Ces
résultats ont d'abord été négatifs : ces interviews répétées, qui permettaient
d'observer de près l'électeur individuel ont contribué à faire éclater
certains mythes, qui dataient du positivisme rationaliste et posaient à côté
de Yhomo oeconomicus son frère, l'homo politicus, doué de sagesse et de
discernement et toujours conduit dans ses choix par la lucidité,
l'indépendance et le calcul rationnel. La réalité ne correspond pas à cette image : la
définition de la situation dépend des valeurs choisies par l'acteur, et des
passions qu'elles éveillent en lui; l'électeur virtuel n'est pas enfermé sur
lui-même comme une monade raisonnable, mais sujet à une multiplicité
d'influences, parmi lesquelles celles de sa famille et de ses amis sont
souvent déterminantes. Le panel a donc permis d'imposer un certain nombre
de vérités, sans qu'il soit encore permis d'établir un ordre entre elles,
c'est-à-dire de leur donner une véritable élaboration théorique. Mais à cette
élaboration il apporte des éléments substantiels, et sur certains points
indique le chemin à suivre. Certes, il ne convient point ici de proposer

693
Revue française de sociologie

un hypothétique essai de systématisation et nous remettrons à plus tard


cette tentative; nous voudrions cependant insister sur deux points :
Lazarsfeld et son équipe de Columbia nous paraissent avoir démontré
d'une manière définitive que la décision électorale est une décision
collective, qui s'élabore et se prend dans un univers social, dont le groupe et
ses normes sont l'expression la plus manifeste; par son vote l'électeur
exprime souvent sa solidarité avec les siens et reconnaît les différences
qui le séparent d'autres noyaux et d'autres couches de la société. Le choix
électoral a donc, dans bien des cas, une fonction intégrative à l'intérieur
de chacun des blocs, mais entre eux, il a pour effet d'aménager le conflit.
Il ne nous paraît donc pas légitime de reprocher aux utilisateurs d'une
pareille méthode de méconnaître la réalité des ensembles sociaux; il nous
semble au contraire, que Lazarsfeld et Berelson ont accordé à la structure
sociale la part qui lui revient dans cette étude particulière. Le panel, s'il est
appliqué avec le sens de la généralisation théorique, permet de réconcilier
psychosociologie et sociologie globale : le chercheur part de l'électeur
individuel, mais c'est pour nous le montrer comme membre d'une
collectivité et de divers groupes. Le risque d'atomisation nous paraît donc
évité, sans que pour autant l'importance des processus psychologiques de
perception, d'identification et d'attachement affectif soit méconnue. C'est
sans doute le mérite principal des études du Survey Research Center
d'avoir insisté sur cette définition, toujours changeante, de la situation
électorale : sans doute dépend-elle moins de l'individu isolé et de son
complexe de motivations que Campbell et son équipe ne l'ont cru; mais il
convient d'insister sur le rôle de cette symbolique vécue dans la prise de
décision de l'électeur, et notamment sur ces variations d'éclairage qui d'une
campagne à l'autre peuvent entraîner d'importants changements. Il est
possible, dans ces conditions, d'échapper au reproche des politologues et
des historiens : le spécialiste du panel n'est pas contraint de négliger les
traditions purement politiques au profit des caractéristiques
socio-démographiques plus générales mais il peut étudier leur vie, leur réactivation
ou leur assoupissement, en rapport avec les loyautés de groupe et les
solidarités de collectivité. Il ne cherche pas à réduire complètement le politique
au social mais plutôt à le replacer dans le cadre de la société auquel il est
nécessairement lié : il montre ainsi que la décision de l'électeur n'est pas
separable d'un certain contexte, tout en reconnaissant la spécificité des
processus qui la caractérisent et dont il étudie la dynamique. Le chercheur
est donc à même, par la technique du panel, d'observer un procès,
conduisant à un choix politique, à l'intérieur d'un environnement et de
conditions structurelles.
Sans doute l'application du panel à l'univers électoral ne résout pas —
tant s'en faut — tous les problèmes posés par la considération de
l'ensemble politique; l'étude de l'organisation des partis, la réflexion sur la
délicate question du consensus et de la légitimité de l'autorité,
l'appréciation des effets exercés par la nature du système de pouvoir, le nombre des
partis et l'organisation électorale elle-même exigent d'autres approches que
celles de l'enquête d'opinion, malgré les indications qu'elle peut apporter
en ces domaines. Il n'en est pas moins étonnant que la méthode du panel,

694
François Chazel

valide sur le plan technique, féconde dans son application au contexte


électoral, et permettant d'intéressants aperçus au niveau de l'élaboration
théorique, ait été aussi rarement utilisée en France (12), où l'étude des
élections a pourtant toujours été florissante.
Aucune objection majeure, sur le plan de la méthode ou de
l'interprétation, ne semble s'opposer à ces tentatives. Il est certes facile de
développer le thème qu'il existe de profondes différences entre les mentalités
française et américaine ou anglaise, et d'en conclure un peu hâtivement
que le succès de la méthode dans l'univers anglo-saxon ne sera pas
nécessairement renouvelé dans le cadre français. Cette remarque n'aurait
véritablement de poids que si l'on pouvait s'attendre de la part des
Français, à un refus fréquent de coopérer (13); or l'expérience, déjà
ancienne, des sondages d'opinion publique révèle que l'homme de la rue
s'habitue en France à leur emploi et accepte, très généralement, d'apporter
à l'enquête sa participation. Il n'y a donc pas de raison pour que le panel
fasse l'objet d'une plus grande méfiance. Une autre critique ne nous paraît
guère mieux fondée, qui consisterait à mettre systématiquement en doute
l'exactitude des réponses données. Sans doute certains membres du panel
prétendent-ils avoir voté, alors que l'examen des listes établies dans les
bureaux de vote démontre le contraire, mais cette proportion a toujours
été faible, dans le cas des enquêtes américaines. En France il ne semble pas
qu'on puisse s'attendre à une augmentation trop sensible de cette
proportion : de toute façon l'omis probandi incomberait aux détracteurs du panel,
qui devraient montrer de surcroît comment cette part importante de
truquages dans les réponses pourrait se concilier avec l'étonnante
exactitude des sondages d'opinion lors des élections présidentielles. Il reste
cependant un point délicat : dans toutes les études d'opinion conduites
par les moyens les plus modernes, l'importance des communistes a été
sous-estimée et le même phénomène a de fortes chances de se
reproduire, dans le cas d'un panel. Cette anomalie apporte, notons-le en
passant, quelques lumières sur le degré de légitimité que l'électeur
accorde à un parti et donc sur le phénomène complexe de l'image
symbolique d'une organisation politique; elle n'est cependant pas de taille à
compromettre la validité des résultats, car la marge d'erreur ne varie
guère et peut donc être aisément corrigée. Le recours à la mentalité
française, sous toutes ses formes, nous paraît donc traduire une peur de
nouveauté, qui est, dans son essence, contraire au progrès scientifique.
Il est sans aucun doute plus raisonnable d'invoquer contre le panel la
nature de la structure politique française : les enquêtes par panel ont
trouvé leur point d'application dans des pays anglo-saxons caractérisés
(12) La technique du panel a été appliquée à l'étude du référendum et des
élections de 1958. Les résultats de cette enquête ont paru dans l'ouvrage collectif
consacré à ces deux événements par l'Association Française de Science Politique [26]. La
revue Sondages a, de son côté, consacré un numéro entier au compte rendu de cette
enquête [27].
(13) Nous ne croyons pas utile de distinguer ici les deux problèmes de la
participation initiale et de la coopération suivie, propre à un panel, puisque l'objection
envisagée repose sur une méfiance globale à l'égard des enquêtes d'opinion. Notons
cependant, sur le pur plan du panel, que le refus de coopérer n'a pas été un facteur
très important dans l'enquête française de 1958 (Sondages, op. cit. p. 7).

695
Revue française de sociologie

par un système à deux partis, tandis qu'en France il existe encore à


l'heure actuelle quatre grandes tendances, à condition même de négliger
diverses nuances. Le choix ne se présente donc pas avec la même
simplicité et l'influence des divers déterminants de vote risque d'être moins
nette que dans les études américaines : c'est une subtile combinaison
d'éléments qui peut rendre le mieux compte du vote. L'utilisation de la
précieuse notion de pressions contradictoires sera nécessairement plus
délicate, puisque nous ne sommes plus dans le cas d'une option simple.
Le mal n'est pourtant pas sans remède. D'abord le système électoral vient
de subir une profonde transformation avec l'élection du Président de
la République au suffrage universel. La réduction inévitable du nombre
des candidatures et la nécessité des alliances entre diverses formations
contribuent à simplifier le jeu politique resté souvent jusque-là d'une
extrême complication.
Il serait hautement souhaitable de comparer cette élection française à
l'élection présidentielle américaine et la méthode du panel pourrait être
l'instrument privilégié d'une telle comparaison. On peut même regretter que
l'élection de décembre 1965 n'ait pas fait l'objet d'une enquête de ce type;
elle aurait permis d'apprécier avec exactitude les effets sur l'électeur d'une
campagne fertile en mutations, en changements de ton et de rythme.
Ensuite il est raisonnable de procéder à certains aménagements, pour
tenir compte de la pluralité de tendances : dans le cadre d'une enquête
nationale, il conviendrait d'augmenter les dimensions de l'échantillon, afin
que certains groupes ne soient pas réduits à des corpuscules inutilisables
pour l'analyse statistique, mais ce changement ne fera pas du panel un
lourd appareil de maniement difficile : il suffirait, nous semble-t-il, de
porter le nombre des membres du panel à 4.000 environ, c'est-à-dire de
doubler approximativement les effectifs utilisés par le Survey Research
Center. En définitive l'élection du président de la République paraît
constituer une occasion propice à une enquête par panel; mais elle ne doit
pas constituer le seul objet d'étude : les recherches par panel portant sur
les élections au Congrès ou sur celles des députés britanniques invitent
le spécialiste à analyser aussi par cette technique le choix des représentants
à l'Assemblée Nationale.
Nous avons précédemment fait allusion à une enquête nationale : il
est certes essentiel de conduire des études par panel qui couvrent tout
le pays, de manière à pouvoir présenter des conclusions et des
interprétations globales, ou, à tout le moins, d'une certaine généralité. Elles
permettraient au sociologue politique de se faire une image plus juste de la
France électorale, de redresser peut-être certaines de ses vues — ou de
ses préjugés —, de trouver enfin véritablement sa place entre le
philosophe politique, théoricien de la démocratie et le géographe électoral,
penché sur la diversité complexe. Cependant les enquêtes nationales ont
parfois plus d'extension que de compréhension, elles courent le risque
d'être plus descriptives qu'analytiques; il appartient à des enquêtes portant
sur des communautés de déceler, d'observer les processus d'influence et
les mécanismes de la décision, tout en laissant aux recherches plus vastes

696
François Chazel

le soin d'établir des corrélations générales. Dans ce contexte plus


restreint, où l'échantillon est moins lourd et où il est plus facile de procéder à
plusieurs interviews, le chercheur est peut-être plus à même de
comprendre la formation véritable du choix. Il convient donc, dans le cadre
national, d'isoler les conditions et déterminants généraux de la décision
électorale, dans le cadre de la communauté, de découvrir les mécanismes et
les processus par lesquels l'intention de vote s'affirme, se maintient ou se
transforme. Les deux approches se complètent l'une l'autre et, par le
renforcement mutuel qu'elles s'apportent, nous paraissent toutes deux
indispensables.
En définitive la souplesse de la technique du panel qui permet de
varier le champ d'application dans le contexte politique, sa validité,
l'intérêt qu'elle offre pour un sociologue désireux d'étudier un procès
dynamique, les facilités enfin qu'elle peut offrir à des analyses comparatives,
invitent le spécialiste à étendre son emploi dans l'ensemble des nations
occidentales, où le système électoral est bien assis et où la participation
au vote représente une conduite sociale bien assimilée. Il nous semble
en particulier que son application au cas français ne devrait pas
présenter trop de difficultés : avec les quelques aménagements, qu'impose,
comme nous l'avons vu, la structure politique française, la méthode du
panel se révélerait encore une fois féconde. Le seul problème réel est en
fait un problème d'organisation : or, c'est précisément ce type de
difficultés que notre civilisation technicienne se sent le plus à même de
résoudre. C'est donc sur une note d'optimisme que nous voudrions
conclure. Mais nous tenons à rappeler encore une fois, au terme de cette
étude, que nous ne voyons pas dans le panel la solution de tous les
problèmes posés par une élection : l'analyse des partis, de leur organisation
et de leur recrutement est indispensable à quiconque voudrait dresser un
tableau total de l'univers électoral; et l'approche écologique, avec les
corrélations d'ensemble qu'elle contribue à mettre au jour, reste un
contrepoids nécessaire aux enquêtes par panel. Le panel a simplement le
mérite de mettre l'accent à la fois sur l'opinion publique, telle qu'elle
s'incarne dans le citoyen, et sur les processus de sa formation et de son
développement. Il permet donc d'étudier les élections sous un angle neuf.
Nous ne pensons pas non plus que le panel représente un instrument
parfait: il nous paraît simplement valable, appliqué à certains domaines.
Nous espérons avoir montré précédemment que le reproche d'atomisme
était quelque peu injustifié; il conviendrait cependant peut-être dans
certains types d'étude, portant sur un champ limité, de recourir à un sondage
contextuel, où seraient désignés certains membres d'un même groupe,
d'une même organisation, d'une même collectivité et non plus des
individus appartenant à des secteurs trop distincts de la communauté. Le
chercheur tiendrait ainsi davantage compte de la structure sociale et
pourrait peut-être approfondir son analyse des processus d'influence. On
peut donc apporter à la technique certains perfectionnements, et viendra
sans doute le jour où elle cédera sa place à une méthode encore plus
rigoureuse. Ces réserves sont importantes, et il convenait de les faire pour
pondérer nos affirmations; mais elles n'en altèrent nullement la portée.

697
Revue française de sociologie

Le panel reste en définitive une technique d'enquête utile, qui permet


une approche originale et dont l'application au cas français devrait, avec
quelques aménagements, se révéler féconde.
François Chazel,
Faculté des Lettres
et Sciences humaines de Bordeaux.

Bibliographie
Cette bibliographie est en fait bien incomplète, et pour deux raisons : d'une part
elle ne porte que sur les enquêtes conduites aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et
en France, d'autre part elle ne mentionne pas tous les ouvrages ou articles qui font
éventuellement références à des résultats de panel, dans le cadre d'une démonstration
plus générale, mais seulement ceux qui sont essentiellement consacrés à l'analyse et
à l'interprétation des données recueillies.
Nous grouperons les diverses études sous trois rubriques : méthodologie, analyse
des données de panel, examen critique et appréciation d'ensemble. Nous ne citerons
qu'une seule fois les ouvrages, même si ]eur intérêt dépasse le cadre d'une rubrique
particulière.
Méthodologie
[1] Lazarsfeld, P. F., Fiske, M. « The panel as a new tool for measuring opinion ».
Public Opinion Quarterly 2 (4), October 1938, pp. 596-612.
[2] Lazarsfeld, P. F. « The use of panels in social research ». Proceedings of the
American philosophical Society 92 (Nov. 1948), pp 405-510.
[31 Zeisel, H. Say it with figures. New York, Harper and Row, 1957, xxi-257 p.
[4] Lazarsfeld, P. F., Rosenberg, M., Thielens W. « Die Panel-Befragung » in Prak-
tische Sozialforschung, 1952, pp. 169-180.
[5] The language of social research, Lazarsfeld, P. F. Rosenberg, M. editors, Section
III, В (« Panel analysis »), Glencoe-Illinois, The Free Press, 1955, 500 p.
Notamment l'article de Glock, Ch. Y., « Some applications of the panel method to the
study of change », pp. 242-250.
[6] Lepset, S. M. Lazarsfeld, P. F., Barton, A. H., Linz, J. « The psychology of voting:
an analysis of political behavior », Section II ( « Votes in the making. The panel
technique»),
3e éd., 1959. pp. 1150-1164, in G. Lindzey éd., Handbook of social psychology,

Etudes particulières
[7] Glock, C. Y. Participation bias and re-interview effect in panel studies
(Unpublished doctoral dissertation, Col. University), 1950.
[8] Thielens, W. The Eimira mortality. (Manuscrit du Bureau of Applied Social
Research.)
Enquêtes
Etats-Unis
Enquêtes de Lazarsfeld, Berelson et leur équipe :
[9] Berelson, B. Content emphasis, recognition and agreement: an analysis of the role
of communications in determining public opinion. (Unpublished doctoral
dissertation, University of Chicago, 1941.)
[10] Lazarsfeld, Paul, Berelson, Bernard, Gaxjdet, Hazel : The people's choice. How the
voter makes up his mind in a presidential campaign. New York, Columbia
University Press, 1949.
[11] Berelson, Bernard, Lazarsfeld, Paul, McPhee, William : Voting. A study of
opinion formation in a presidential campaign. Chicago, Chicago University Press,
1954.
[12] Dinermann, H. « 1948 votes in the making, a preview ». Public Opinion Quarterly
12 (4), Winter 1948-1949, pp. 585-598.
[13] Kitt, A. Glejcher, D. B. « Determinants of voting behavior » Public Opinion
Quarterly 14 (3), Fall 1950, pp. 393-412.

698
François Chazel

Enquête de 1944
[14] Korchin, S. J. Psychological variables in the behavior of voters (Unpublished
doctoral dissertation, Harvard University, 1946).
[15] Zut, R. The effect of the last three weeks of a presidential campaign on the
electorate. (Unpublished master's thesis, Columbia University, 1948.)

Enquêtes du Survey Research Center, University of Michigan


[16] Campbell, A., Kahn, R. L. The people elect a president,, Ann Arbor, University of
Michigan (Survey Research Center Series, 9), 1952.
[17] Janowitz, M,, Miller, W. E. « The index of political predisposition in the 1948
election » Journal of Politics 14, 1952, pp. 710-727.
[18] Campbell, A., Gurin, G., Miller, W. E. « Political issues and the vote. November
1952 », American Political Science Review 47, 1953, pp. 359-385.
[19] Campbell, A., Gurin, G., Miller, W. E. The voter decides. Evanston, Row,
Peterson and Co, 1954.
[20] Janowitz, M., Marvick, D. Competitive pressure and democratic consent. An
interpretation of the 1952 presidential Election. University of Michigan,
(Michigan governmental Studies, 32.)
[21] Campbell, A., Converse, P. E., Miller, W. E., Stokes, D. E. The American voter,
New York, John Wiley and Sons, 1960. vm-573 p.
Angleterre
[22] Benney, M., Geiss, P. « Social class and politics in Greenwich. » British
Journal of Sociology 1 (4), 1950, pp. 310-327.
[23] Benney, M., Gray, A. P., Pear, R. H. How people vote ? A study of electoral
behavior in Greenwich. London, Routledge and Kegan Paul, 1956, 227 p.
[24] Milne, R. S., MacKenzie, H. С Straight fight. A study of voting behavior in the
constituency of Bristol North-East at the general election of 1951. London, The
Hansard Society, 1954. In-8°, 174 p.
[25] Milne, R. S., MacKenzie, M. C. Marginal seat, 1955. A study of voting behavior
in the constituency of Bristol North-East at the general election of 1955. London,
The Hansard Society, 1958.
France
[26] L'Etablissement de la Cinquième République. Le référendum de septembre et
les élections de novembre 1958. Paris, Armand Colin, 1960 (Cahiers de la
Fondation nationale des Sciences politiques). Consulter, dans la seconde partie,
« L'opinion » : « Une enquête par sondage auprès des électeurs », composée de
deux articles : Dupeux, Georges. « D'une consultation à l'autre. Les réactions
du corps électoral», pp. 125-160 et Girard, Alain, Stoetzel, Jean. « Le
comportement électoral et le mécanisme de la décision », pp. 161-193.
[27] «Le référendum et les élections de 1958.» Sondages 22 (1), 1960.
Examen critique et appréciation d'ensemble
[28] Key, V. O. « The politically relevant in surveys. » Public Opinion Quarterly 24
(1), Spring 1960, pp. 54-62.
[29] Rossi, P. H. « Four landmarks in voting research » in Burdick, E. et Brodbeck,
A. J. éd., American voting behavior, Glencoe, The Free Press, 1959.
[30] Glaser, W., Kadushin, C. « Political behavior in midterm elections », in Public
Opinion and Congressional elections, McPhee, W., Glaser, W. editors, New York.
The Free Press of Glencoe, 1962.

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