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Le sport, en tant que production sociale spécifique, peut servir de laboratoire privilégié des
conduites humaines, notamment pour l'étude du seuil de violence admise ou du degré de
tolérance aux accidents. Chaque société sécrète ses propres façons d'encourir des
risques, ses propres manières d'accepter ou d'esquiver les écueils physiques.
Le travail pionnier de Durkheim (1897) avance cette hypothèse forte. Dans le chapitre II
du Livre III du "suicide", il met en parallèle le pourcentage de morts volontaires et le
pourcentage de morts par agressions au milieu du XIXème siècle, dans les pays
occidentaux. Le sociologue observe que le suicide et l'homicide varient en raison inverse
l'un de l'autre. L'homicide naît de sociétés altruistes où le sentiment individuel est
subordonné à l'entité collective. Le suicide le plus répandu, de type "égoïste", exprime un
individualisme exacerbé, subordonnant le sentiment de représenter une collectivité au
narcissisme. "Le suicide égoïste et l'homicide ressortissent donc à des causes
antagonistes et, par conséquent, il est impossible que l'un puisse se développer à l'aise là
où l'autre est florissant" (Durkheim, 1897, 407). En moyenne, les pays catholiques de
l'époque (1866-1872) recensent 40 homicides et 140 suicides pour un million d'habitants.
Pour Durkheim, le XIXème siècle est donc, en Europe, plus égoïste qu'altruiste. Ainsi, à
partir d'un indicateur précis et mesurable, comme le propose l'illustre sociologue, on peut
entrevoir, à travers les façons d'éprouver le danger, des traits saillants du fonctionnement
social.
En ce qui nous concerne, nous tenterons à partir de l'indicateur : taux d'accidents sportifs,
de mettre à jour les rapports entre les risques sportifs et les risques supportés par notre
société. Les accidents sportifs peuvent-ils, à l'instar du suicide, servir de révélateur de
notre sensibilité culturelle au danger ? Il ne s'agit pas d'identifier les conduites des joueurs
à des conduites déviantes destinées à entraîner la mort ou à s'en rapprocher. Il n'est pas
question d'assimiler les prises de risques rencontrées en sport à des conduites
suicidaires. Les actions motrices des sportifs sont tout sauf des désengagements vis-à-vis
de l'existence. En revanche, les risques sportifs, tout comme le suicide, sont des indices
observables et quantifiables, annonciateurs des risques personnels et interpersonnels tels
qu'ils sont "homologués", ratifiés par leur société d'accueil.
Quels sont, aujourd'hui en France, les sports entraînant le plus d'accidents ? Quels sont
ceux responsables des traumatismes les plus graves ? Le recensement des accidents
corporels, sport par sport, n'est pas sans "risque". De nombreux facteurs interviennent,
liés aux joueurs eux-mêmes et non aux jeux : le niveau d'entraînement, la fréquence des
compétitions, l'âge, le sexe, la classe sociale d'appartenance, etc. Le sens que les acteurs
attribuent aux dangers (pas forcément physiques) est également une donnée sociologique
capitale. La violence sportive est solidaire des représentations qu'en ont les participants.
Une même pratique peut, selon les individus, générer des rapports au risque radicalement
différents. C'est un versant de la sociologie compréhensive qui a donné lieu récemment à
deux ouvrages de qualité (Baudry, 1991 ; Le Breton, 1991). Autant de facteurs ignorés par
les statistiques à venir.
Notre positionnement théorique est différent. Nous ne nous intéresserons pas au fait que
telle position ou disposition sociale tend à accroître l'attrait pour les conduites à risque,
que les garçons prennent généralement plus de risque que les filles ou encore que les
jeunes gens se blessent plus fréquemment que les moins jeunes. Notre objectif est plutôt
de savoir si, oui ou non, tel sport, de par sa structure (1), prédétermine plus de risque que
tel autre. Cela revient à postuler que les sports ont une logique propre, indépendante du
sens investi par les sujets, et suceptible de fabriquer du danger.
1. - Par "structure" d'un sport nous entendons la manière dont les traits de logique interne
de ce sport (rapport à l'environnement, interaction entre les joueurs, système de réussite,
instrument technique utilisé, temporalité, etc.) sont agencés entre eux.
2. - Un sport très "accidentogène" est un sport dont la pratique suscite des accidents
fréquents. C'est la probabilité d'occurrence des écueils physiques qui est prise en compte
ici.
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Il n'est pas facile de rassembler des chiffres sur la fréquence des accidents sportifs. En
effet, certaines fédérations ne prennent en compte qu'une partie des déclarations, d'autres
sont rattachées à des organismes parallèles qui gèrent indifféremment des accidents
issus de sports différents, d'autres enfin n'acceptent pas de divulguer des résultats qui
pourraient peut-être contrarier leur image...
Il semble toutefois que le Ministère des Affaires Sociales, de la Santé et de la Ville se soit
sérieusement penché sur le problème depuis 1986, et ait entrepris des moyens
d'expertises suffisamment rigoureux pour que l'on puisse s'y référer. Nous utiliserons
volontairement deux sources statistiques recourant à des techniques de recueil de
données très différentes (l'une faisant appel à un questionnaire auprès d'un échantillon
représentatif de ménages, l'autre prenant ses informations directement auprès d'hôpitaux
spécialistes de traumatologie sportive), selon un principe méthodologique bien connu en
Sciences Sociales : "C'est le paradoxe de l'approximation : pour la faire disparaître, il faut
la multiplier" (De Singly, 1992, 32).
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FOOTBALL 33.9%
AUTRES SPORTS 15.5%
HAND-BALL/1 13.2%
SKI 11.4%
TENNIS /2 5.4%
ÉQUITATION 4.3%
CYCLISME 4.2%
GYMNASTIQUE /3 4.2%
JUDO /4 4.1%
RUGBY 3.8%
Figure 1 : Répartition en pourcentage des accidents selon le type de sport (source : Poret
et Vernhes, 1991). L'enquête porte sur 1037 accidents dénombrés de 33452 ménages
(92681 personnes). 1/ et basket-ball, volley-ball, 2/ et squash, 3/ y compris athlétisme,
haltérophilie et danse, 4/ et karaté, aïkido.
Néanmoins, ces résultats peuvent s'expliquer par le fait que les taux ne tiennent pas
compte du nombre de participants sportifs : 15,01% du total des adhérents aux
fédérations sportives sont inscrits en football, contre 4,3% en ski (licences "loisir" et
compétition). Avec au moins trois fois plus de licenciés, il n'est plus surprenant de
constater davantage de déclarations d'accidents en football qu'en ski.
L'existence d'une relation significative entre le classement des sports selon leur fréquence
d'accidents et le classement selon le nombre de licenciés est probable. L'échelle du
classement selon le pourcentage d'adhérents sportifs est le fait de Lamouille (1994). Elle
rend compte des pratiques motrices régies par les fédérations et comptabilisées en
nombre de licences ouvrant ou n'ouvrant pas droit à la compétition. Pour le ski, par
exemple, environ 95% des licences n'ouvrent pas droit aux compétitions ; en tennis 100%
des licences autorisent l'inscription à des confrontations officielles. Ces deux types de
pratiques sont comptabilisés. Elles correspondent à des activités définies sur le même
critère (appartenance à une fédération), et possédant leur lot de débutants, de débrouillés,
et d'experts.
En Figure 2, les deux échelles ("% d'accidents", "% de licenciés") sont mises en parallèle
et les sports joints deux à deux. S'agissant d'un tournoi à neuf sports, il pourrait y avoir au
maximum 36 intersections(4) : ceci correspondrait au désaccord total entre les deux
échelles. Ce n'est pas ce qui est constaté : on observe sept intersections entre les deux
ordinations. Cela donne une corrélation significative de K=+0,61 (en prenant comme
instrument de mesure le coefficient de Kendall(4) qui oscille entre "-1" : désaccord
maximum ; et "+1" : accord maximum). Il y a bien une corrélation significative entre la
fréquence des accidents déclarés et le nombre de sportifs correspondant. On notera sur la
Figure 2 qu'à eux seuls, les sports de combat et le rugby sont responsables de quatre
intersections imputables au fait de leur faible valeur accidentogène. Ce qui est paradoxal
pour des pratiques qualifiées par le sens commun de <<sports à risque>>.
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4. - Le coefficient de Kendall, égal à K=1-(2d/D), permet de mesurer la corrélation de
rangs entre deux ordinations. Il se calcule en tenant compte de la distance (d) entre les
deux échelles. Cela revient, d'une façon pratique, à compter le nombre total des
intersections après avoir joint deux à deux les modalités semblables rangées
indifféremment sur chacune des échelles (voir les figures 2, 3 et 4). Si aucune intersection
n'est relevée (d=0), c'est que les modalités sont placées dans le même ordre sur les deux
échelles : le coefficient de Kendall obtient alors sa cote maximale (K=+1). Au contraire, en
cas de désaccord complet entre les deux ordinations, il pourrait y avoir au maximum
D=n(n-1)/2 intersections, où "n" est le nombre de modalités comparées (K=-1).
En fait, on l'aura compris, dans cette typologie, les sports où il y a le plus d'accidents sont
globalement ceux où il y a le plus de participants. Pour neutraliser cette variable "nombre
de pratiquants", on peut ramener à une valeur étalon le nombre de licenciés concernés
par la mesure d'accidents. Il suffit pour cela de diviser le pourcentage d'accidents dans un
sport par le pourcentage de licenciés qui lui correspond. Cela revient à rapporter chaque
sport à un pour-cent du total des licenciés 1991 en France, soit exactement 1356889
joueurs.
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CYCLISM >ÉQUITA >SKI >HB+BB+VB >FOOT >RUGBY >GYM+ATHLÉ
>JUDO+KARATÉ >TENNIS
Échelle 1 : Classement des 9 sports (ou groupes de sports) selon leur fréquence
d'accidents. C > E, signifie C suscite plus d'accidents que E, à nombre de joueurs
équivalent. Échelle Poret-Vernhes.
Pour neutraliser la variable parasite "% de licenciés", l'échelle est construite sur la base
des rapports entre % d'accidents observés et % de licenciés correspondant : cela consiste
à ramener chaque sport, à un nombre de pratiquants équivalent.
Bien sûr, ce nouveau classement possède encore un biais. Il ne tient toujours pas compte
de la fréquence d'entraînements (importante en football, par exemple, et quasi-inexistente
en ski où les pratiques sont le plus souvent occasionnelles), du nombre de compétitions
organisées, de la moyenne d'âge des participants, etc. Autant de facteurs déterminants
sur lesquels nous n'avons aucune prise. Aussi convient-il de ne pas s'emporter. Tout au
plus peut-on affirmer que ce classement est moins inexact que le classement des
données brutes de départ.
Le choix "d'indicateurs" (ici la fréquence des accidents sport par sport rapportée à un
nombre standard de participants) est à la fois indispensable, si l'on ne veut pas se
contenter de vagues impressions ressenties, mais partiellement sujet à caution, puisque
l'on ne peut pas considérer "toutes choses égales par ailleurs". C'est un problème
fréquent de la sociologie explicative. Par exemple, lorsque Durkheim (1897) met en
relation le taux de suicide et l'appartenance religieuse, il constate que les protestants se
suicident plus que les catholiques et les catholiques plus que les juifs. Mais lors du recueil
des données, seules la Suisse et la Prusse notent l'appartenance religieuse des suicidés.
Or, la plupart des catholiques prussiens sont d'origine polonaise et vivent à la campagne.
Si les catholiques se suicident moins que les protestants, est-ce du fait de leur religion, de
leur origine polonaise, ou de leur situation géographique de vie ? Cette critique est
reconductible à l'utilisation que nous faisons des statistiques d'accidents sportifs. C'est la
raison pour laquelle nous insistons à nouveau sur les précautions interprétatives à
prendre lorsque l'on se réfère, comme ici, à un "indicateur". Il en sera de même pour les
données chiffrées à venir.
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ÉCHELLE DU PLUS AU MOINS DU POURCENTAGE DES ACCIDENTS SPORTIFS (Duval)
SPORT CO SKI ÉQUITA CYCLISM GYM TENNIS ATHLÉ MOTO NATATION PARAPENTE
SPORT CO TENNIS SKI ÉQUITA GYM NATATION ATHLÉ CYCLISM MOTO PARAPENTE
Les brutalités physiques n'apparaissent pas comme étant le dénominateur commun des
jeux d'antagonisme. Au regard du Moyen-Age, les relations interindividuelles se sont
profondément adoucies. Nous sommes ici en phase avec des travaux socio-historiques
reconnus (Élias 1939 a ; Ariès 1975).
Norbert Élias, à cet égard, a étudié l'interdépendance étroite qui existe entre les structures
sociales et les structures émotionnelles. "La dynamique de l'Occident" (1939 b) tiendrait à
la rationalisation progressive des moeurs associée à une emprise politique de plus en plus
forte qui feraient de la violence un monopole d'État. Au Moyen-Age, l'affectivité était
encore débridée, déchaînée. Les relations d'opposition étaient appréciées directes et peu
réglementées. Les combats se devaient d'être grossiers, barbares, féroces, au mépris
d'ailleurs de leur rentabilité. Pour la civilisation d'alors, la guerre était l'état normal. Ces
attitudes sociales transparaissaient dans les jeux collectifs. La soule, l'ancêtre du football,
laissaient des éclopés sur le terrain et quelquefois des morts.
Aujourd'hui, par contraste, l'enchaînement des passions conduit à une aseptisation des
rencontres sportives. Les plaisirs d'une violence active se sont mués en plaisirs codifiés,
voire simulés. Le "proces de civilisation", qui s'exprime notamment dans la "sportification"
des pratiques corporelles, procède d'un mouvement général de "pacification" des relations
interindividuelles (Élias et Dunnig, 1986). Les enjeux des jeux sportifs collectifs se sont
transformés : ils sont passés de la réalité à la fiction, de la cruauté barbare à la
compétition réglée.
Une chose est d'étudier la fréquence des accidents suscités par les pratiques sportives,
une autre est d'appréhender l'ampleur des conséquences de ces accidents. C'est de ce
deuxième aspect dont il est question à présent.
La lésion sportive la plus fréquente est la contusion avec 36.9% des cas. Mais cela ne
diffère pas des accidents de la vie quotidienne où l'on observe aussi un tiers de lésions
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par contusion (Duval, 1993). Ce qui caractérise la traumatologie sportive ce sont les
entorses (dans 26.1% des cas, soit deux fois plus que pour les accidents courants), puis
les fractures (20.1%), les plaies (7.5%) et les lésions musculaires (2.3%) -il reste 7.1% de
lésions non répertoriées-.
Chaque sport possède une traumatologie spécifique : tantôt les membres inférieurs sont
très sollicités, et l'on observe de fait plus d'entorses, plus de lésions musculaires ou plus
de fractures au niveau des chevilles et des genoux (c'est le cas de l'athlétisme, du football,
etc.), tantôt ce sont les membres supérieurs (en gymnastique, il y a deux fois plus de
fractures des bras que des jambes, par exemple (Mutuelle Nationale des Sports, 1992)),
tantôt c'est la colonne vertébrale et le crâne qui sont soumis à rude épreuve (en sport
automobile, par exemple, sur 500 accidents déclarés pour les saisons 89 et 90, 210
concernent le rachis, dont 118 les cervicales, et 101 traumatismes crâniens sont relevés
(Mutuelle Nationale des Sports, 1991)). Parfois même, certaines lésions sont la propriété
d'un seul sport : c'est le cas des accidents de décompression, l'hyperoxie, les
barotraumatismes de l'oreille interne en plongée sous-marine (Meliet, 1990).
A moins de décider arbitrairement que telle ou telle lésion est plus importante que telle
autre, et d'ordonner alors les sports selon la nature des écueils encourus, le caractère
typique des traumatismes de chaque activité n'invite pas à l'établissement d'un
classement quantitatif des sports selon leur danger. Aussi faut-il recourir à un "indice de
dangerosité" qui puisse comparer, sur les mêmes critères, la gravité des accidents.
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Tableau 1 : Répartition des accidents, selon leurs nombres et leurs durées
d'hospitalisation, de 10 sports portant sur 27468 déclarations (source : Duval, 1993). Le
taux d'hospitalisation et le nombre moyen de jours passés à l'hôpital, nous fournissent des
indices intéressants de la dangerosité de ces sports (TxJ).
CAS : effectif d'accidentés dans différents sports sur un total de 27468 déclarations,
NB.HOSP. : nombre d'hospitalisations pour chaque sport, TAUX H. : pourcentage
d'accidents donnant lieu à une hospitalisation, JOURS H. : nombre de jours moyens
d'hospitalisation, TxJ : indice de dangerosité produit du TAUX H. par JOURS H., CLASST
: classement du premier (1er) au dernier (10ème) des sports en fonction de leur
dangerosité. 1/ football, rugby, etc. 2/ et trampoline.
Le parapente détient la palme du sport le plus dangereux. Avec un indice égal à 2.7, il est
même une fois et demie plus dangereux que le second, le motocross (qui obtient 1.62).
Ensuite viennent l'équitation (1.4), le ski (1.25) et le cyclisme (1.13), avec des indices de
dangerosité proches. Puis il y a une "rupture" avec le sixième sport, la gymnastique, qui
obtient 0.35. Après quoi, les valeurs des quatre derniers sports (ou groupes de sports)
décroissent progressivement vers 0.1.
La valeur moyenne de l'indice de dangerosité est de 0.9 pour ces dix activités.
Les cinq sports dont la cote est supérieure ou égale à la moyenne sont tous des sports
utilisant une locomotricité externe (voile, ski, moto., cheval, vélo.), pouvant se pratiquer en
solitaire, et s'accomplissant dans des milieux sauvages ou semi-aménagés. Par contraste,
les cinq sports dont la cote est strictement inférieure à la moyenne sont tous des sports
utilisant la locomotricité interne, dans un milieu parfaitement aménagé.
A l'instar des Échelles 1 et 2, l'Échelle 3 représente le classement des différents sports,
mais cette fois-ci du plus au moins dangereux.
PARAP >MOTO >ÉQUITA >SKI >CYCLISM >GYM > SPORT CO. >ATHLÉ >NATA
>TENNIS
Échelle 3 : Classement des 10 sports (ou groupes de sports) selon leur dangerosité (taux
d'hospitalisation multiplié par le nombre de jours à l'hôpital ) (Duval, 1993).
La gravité des accidents apparaît être le fait d'accomplissements moteurs se déroulant en
milieu incertain (PARAPente, MOTOcross, ÉQUITAtion, SKI et CYCLISMe). Les SPORTs
COllectifs, en revanche, témoignent d'une faible dangerosité, intermédiaire entre la
GYMnastique et l'ATHLÉtisme.
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2.2. Corrélation entre valeur "accidentogène" et "dangerosité"
Il est classique d'affirmer qu'en matière de risque sportif la gravité des accidents est
inversement proportionnelle à la fréquence des accidents. Bien sûr le parapente est
dangereux (8.07 jours moyens par hospitalisation, quand ce n'est pas la mort : 2% des
accidents sont mortels (Deyveaux-Gassier,1990)). Mais, pense-t-on, les accidents ne sont
pas fréquents. Il est vrai qu'avec ses quinze milles adhérents environ, les probabilités
d'écueils ont de fortes chances d'être inférieures à celles des deux millions de
footballeurs.
Encore une fois, une fréquence d'accidents ne vaut que si elle est rapportée à un nombre
de joueurs "étalon". C'est ce qu'ont proposé les Échelles 1 et 2. Comme l'Échelle 3 de la
dangerosité est bâtie sur la base des mêmes sources statistiques que l'Échelle 2 (Duval,
1993), il est possible d'estimer, à partir d'elles, la corrélation entre la probabilité et la
gravité des accidents (Figure 4).
MOTO PARAPEN CYCLISM ÉQUITA GYM SPORT CO SKI ATHLÉ NATATION TENNIS
PARAPEN MOTO ÉQUITA SKI CYCLISM GYM SPORT CO ATHLÉ NATATION TENNIS
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3. TRAITS DISTINCTIFS DES <<SPORTS A RISQUE>>
D'un point de vue sémantique, la notion de risque est une entité à deux dimensions : elle
est constituée de processus stochastique(5) d'une part, et d'enjeux d'autre part. C'est le
point de vue définitoire adopté par la Théorie des jeux qu'à très bien su exploiter Goffman
(1974), mais dans le cadre des jeux de casino. Pour qu'il y ait risque, il faut que le joueur
soit amené (et ce quel que soit son niveau) à se dessaisir du contrôle total de la situation :
il faut qu'il s'engage ; mais il faut également qu'il ait quelque chose à perdre. Il n'y a risque
que "dans la mesure où le jeu expose l'enjeu que le joueur mise" (Goffman, 1974, 123).
La prise en compte d'un seul de ces deux aspects rend l'emploi du mot "risque" inadéquat.
5. - "Processus stochastique" est une appellation employée (entre autre) par la Théorie
des jeux (Shubik, 1982), pour désigner un phénomène aléatoire constitutif du jeu et
susceptible de perturber le contrôle qu'ont les joueurs sur la résolution du dit jeu. Dans les
sports, on peut parler de processus stochastique à chaque fois que les joueurs ne
bénéficient pas, du fait des caractéristiques du jeu, d'une information parfaite sur la
situation.
Bien entendu, dans les sports, le processus stochastique (la part d'imprévisibilité liée au
jeu) comme les enjeux misés (ce que le joueur tente de ne pas perdre) n'ont rien à voir
avec ceux d'un jeu de hasard. Le joueur n'attend pas prostré l'arrêt du sort, et ce qu'il peut
perdre est autre chose qu'une pièce ou qu'un billet.
Toutefois, on ne pourra admettre qu'un sport, en lui-même, comporte des risques que
lorsqu'il exposera les enjeux que le joueur mise. Sinon, puisque des écueils corporels sont
possibles dans l'accomplissement de n'importe quelle conduite humaine (surtout lorsqu'il
s'agit de découverte ou d'apprentissage), nous serions conduits à considérer tous les
sports comme "activité à risque". Le concept n'aurait alors plus aucune dénotation
distinctive, et serait "dé-sémantisé".
La prise de position définitoire ainsi adoptée nous permettra-t-elle de conforter la logique
de classement des sports selon leur valeur "accidentogène" et leur "dangerosité" ?
Certaines pratiques possèdent-elles des singularités susceptibles de les répertorier dans
une classe de <<sports à risque>>?
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fait, nous dit Shubik (1982, 43) : "un nouvel élément stratégique prend une grande
importance dans la recherche de solution : l'affectation de probabilités aux décisions". La
réussite des actions des footballeurs, des boxeurs ou des tennismen est soumise aux
conjectures du fait de "l'imperfection d'information" dont disposent ces joueurs vis-à-vis de
leur(s) opposant(s).
Parfois, le processus stochastique peut émaner à la fois d'autrui et du milieu. Mais parfois
aussi, le jeu se déroule sans adversaire direct et dans un cadre exempt d'aléa.
L'information est dite "parfaite et complète" (Guerrien, 1993) : le joueur connaît tout de la
situation (possibilités d'action, choix, motifs des autres joueurs, gains, gamme des issues
possibles). Il n'a qu'à faire, au mieux, ce qu'il sait faire pour faire comme il faut faire. C'est
le cas de la natation sportive, des courses en couloirs de l'athlétisme, de la gymnastique,
de l'haltérophilie, etc.. Pour ces sports de pure habileté, il n'y a plus de processus
stochastique lié au jeu, et on ne pourra alors les classer comme <<sports à risque>> :
même en présence d'enjeux, il manquera toujours un des deux éléments constitutifs du
risque.
Il peut paraître surprenant d'y placer la gymnastique, et pourtant l'immense majorité des
écueils constatés le sont au moment des apprentissages ou des entraînements, quand
l'introduction de nouvelles difficultés crée effectivement un processus stochastique qui
tendra vers zéro ensuite, l'enchaînement mis au point. Bien entendu, il restera toujours
une part d'imprévisibilité dans la réussite des actions du gymnaste ou du lanceur de poids,
mais cette dernière sera liée au joueur et non au jeu. La "pression", "l'inexpérience", "le
niveau de maîtrise" contribueront toujours à vérifier "la glorieuse incertitude du sport",
mais on ne pourra pas prétendre pour autant que ces sports portent, dans leur
structure(1), un risque. Par contre, les footballeurs, les boxeurs pourront s'entraîner nuit et
jour : au moment de leur entrée sur l'aire de jeu, il subsistera toujours une part
d'indétermination liée au jeu lui-même. On dit, dans ce dernier cas, que l'information dont
bénéficient les joueurs est "complète mais imparfaite" (Guerrien, 1993).
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de l'intégrité physique. Par contre, dans les pratiques de pleine nature cette donnée fait
intrinsèquement partie du jeu. L'échec d'une stratégie motrice, en plongée sous-marine ou
en deltaplane, pourra se traduire, dans les faits, par un accident corporel.
Répétons-nous : c'est bien le point de vue originaire du mot enjeu dont il est question ici :
nous l'avons présenté comme ce qui est misé en début de partie et que le joueur tente de
ne pas perdre (à l'envers du "prix" qui est ce que le jeu permet de remporter). Au poker, il
s'agit de l'argent à l'actif des joueurs en début de rencontre. En parapente ou en moto-
verte il s'agit bien de l'intégrité corporelle qui est misée en début de "partie". A l'issue d'un
vol ou d'un parcours accidenté, la "solution" du jeu sera associée à la sauvegarde de cet
enjeu : ne pas avoir chuté, n'avoir eu aucun dommage... En football, en rugby, il en va très
différemment. Le joueur ne pourra se satisfaire de rejoindre les vestiaires indemne de tout
traumatisme : le règlement avait a priori neutralisé et condamné cette variable.
4. CONCLUSION
Au final, si l'on adopte le point de vue des théoriciens des jeux, un <<sport à risque>> est
une activité comportant, en elle-même, un processus stochastique issu de l'incertitude du
milieu et/ou d'autrui doublée de la présence loisible d'un enjeu corporel. On y trouve le
motocross, le parapente, le cyclisme et l'équitation : soit les pratiques les plus
dangereuses(3) et accidentogènes(2) des échelles de Poret-Vernhes et Duval.
Bien que l'on ne puisse pas, à partir d'un si petit échantillon de sports différents,
généraliser sur l'ensemble de la communauté d'accueil ; l'adéquation entre la définition du
concept et les réalités empiriques conforte l'idée que tous les sports ne sont pas porteurs
de risques de même nature. Parfois ces risques sont absents de la structure(1) des jeux
lorsque l'information dont bénéficie le joueur sur la situation est "parfaite et complète"
(athlétisme, natation, etc.), ou en absence d'enjeu (expression corporelle, échange de
balles en tennis, etc.) ; parfois ils sont présents du fait de "l'imperfection et/ou de
l'incomplétude" de l'information transmise avec des enjeux purement compétitifs (football,
tennis de compétition, etc.), avec des enjeux purement corporels (ski de loisir, parapente,
etc.), ou avec des enjeux corporels et compétitifs (motocross, régate, etc.).
Il convient de rester prudent, ainsi que nous l'avons déjà précisé à deux reprises, quant à
l'exploitation des données statistiques d'accidents. Les variables individuelles (sexe, âge,
catégories socioprofessionnelles, prédispositions psychologiques, contexte de groupes,
etc.) n'ont pas été retenues pour les classements relatifs à l'accidentologie. Elles n'ont pas
plus été prises en compte pour la théorisation du concept de risque qui a reçu une
définition "formelle". En Théorie des jeux, on considère toujours les conduites du joueur
comme étant parfaitement rationnelles et maîtrisées... C'est un choix délibéré, forcément
réducteur on l'aura compris. En ciblant et en canalisant ce concept d'ordinaire
polysémique, nous avons ainsi voulu éviter le piège d'une dispersion sémantique qui nous
aurait fait découvrir, à loisir, du risque partout et nulle part.
Un décompte approfondi, à l'aide des données de Lamouille (1994), révèle que, sur les
critères définitoires précédemment retenus, les activités à risque ont rassemblé 1762199
adhérents français en 1992, ce qui correspond à un essor de +60% de licenciés en quinze
ans. Si la croissance spectaculaire donne à penser que ces sports bénéficient d'un
engouement manifeste, il faut quand même savoir que les autres activités (qui ne sont pas
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des <<sports à risque>>) ont touché à la même période 7134256 participants (soit 4 fois
plus que les <<sports à risque>>) pour une croissance de +40% de 1977 à 1992.
L'époque contemporaine, à travers les sports, présente globalement une forme édulcorée
de ses pratiques motrices ; d'autant plus aseptisée d'ailleurs qu'il s'agit de duels d'équipes
ou de personnes. Hormis la boxe professionnelle et certaines formes de karaté, tous les
sports présentant des relations d'antagonismes directs (blocs, coups, plaquages,...) sont
en passe d'évacuer toute présence d'enjeu corporel. La faible dangerosité des sports
collectifs en témoigne (Échelle 3). Les <<sports à risque>> sont en fait représentés, pour
leur majorité, par des activités de pleine nature, pouvant se dérouler seul et recourant à
des technologies d'avant-garde pour le déplacement. Bien que restés minoritaires jusqu'à
présent, leur fort développement actuel est sans doute aussi un révélateur des risques
tels qu'ils sont consentis par notre civilisation.
L'ère industrielle nous a habitués à une expérience d'une ampleur inédite : celle de la mort
par accident où n'interviennent ni les hasards du destin, ni la violence directement exercée
par l'homme. Et si le bilan annuel des accidents, pourtant bien plus meurtriers que les
homicides (Tableau 2), n'ont pas le succès médiatique de ces derniers, c'est que la
machine a banalisé la mort privée. Notre société possède les caractéristiques qui lui font
produire des accidents individuels et bannir la violence.
En France, en 1990, pour un million d'habitants, on recense en moyenne 499 morts par
accidents, 227 morts par suicides et seulement 13 morts suite à des agressions (Assailly,
1992). A la moitié du XIXème siècle, Émile Durkheim observait proportionnellement trois
fois plus d'actes de violence mais une fois et demie de moins de suicides... Aujourd'hui, la
tendance "égoïste" annoncée par le grand sociologue s'est renforcée. L'étude des risques
sportifs de nos sociétés s'en est fait l'écho. La politique sportive, tout comme la politique
de la cité, condamne la violence directement exercée sur autrui, mais supporte les avatars
individuels. Ainsi, les sports, à l'échelle de leurs risques, épousent parfaitement les
tendances de leur société d'accueil. Et si la violence dans les stades suscite actuellement
autant d'émoi, c'est que, au même titre que les agressions de la vie quotidienne, la
sensibilité collective qui leur est accordée s'est accrue (Elias et Dunnig, 1986).
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