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historique
Guillaume Pierre. La grippe à Bordeaux en 1918. In: Annales de démographie historique, 1978. La mortalité du passé. pp.
167-173;
doi : https://doi.org/10.3406/adh.1978.1382
https://www.persee.fr/doc/adh_0066-2062_1978_num_1978_1_1382
par P. GUILLAUME
que l'on ne retienne que les seuls chiffres qui apparaissent ainsi. En effet,
en plus des 733 décès attribués à la grippe, on peut relever ceux qui ont
pour cause pneumonie ou broncho-pneumonie ou, mieux encore,
pneumonie grippale ; l'usage de ce dernier terme témoigne des hésitations du
corps médical et nous oblige à prendre en considération, en plus des
décès qui sont nommément imputés à la grippe, ceux qui le sont à des
maladies que l'on en distingue mal. En cumulant ainsi les méfaits de la
grippe, de la pneumonie et de la broncho-pneumonie, on relève non plus
733, mais 1 723 décès pour les mois d'août à décembre 1918. Ce que
l'on peut considérer comme le bilan de l'épidémie s'inscrit donc quelque
part dans la fourchette très large de ces deux chiffres. Il fait bien alors
de celle-ci un fléau comparable, par son ampleur, à ceux qui ont touché
Bordeaux au XIXe siècle. Le choléra y a fait, en effet, 386, 751 et 716
victimes, lors de ses trois poussées de 1832, 1849 et 1854. La variole a
provoqué 2 015 décès pour la seule année 1870 et sans doute près du
double pour la période 1869-1871 ; elle constitue par là même le fléau
épidémique le plus meurtrier du XIXe siècle, encore qu'elle soit passée
beaucoup plus inaperçue que le choléra 5. Les chiffres cités ici ne peuvent,
évidemment être comparés qu'avec précaution, car la population de la
ville a beaucoup changé ; de ceux de 1918, on ne peut guère déduire
de taux de mortalité spécifiques ; Bordeaux est en effet, alors, une ville
refuge, et nul n'est capable de chiffrer, même approximativement sa
population du moment 6. La seule comparaison plausible que l'on puisse
faire est celle des chiffres absolus des décès des années 1917, 1918, 1919.
1918 apparaît alors comme marqué par une poussée de 38 % de la
mortalité, puisqu'on y relève 8 543 décès, contre 6 102 et 6 317 7.
Nous disposons de tous les éléments pour faire dresser un
bilan de l'épidémie tenant compte de l'âge, du sexe, et de l'appartenance
socio-professionnelle des victimes. La répartition par âge des décès dus
à la grippe est la suivante 8:
Moins d'un an 1 %
De 1 à 19 ans 14 %
De 20 à 39 ans 56 %
De 40 à 59 ans 20,5 %
Plus de 60 ans 8,5 %
Les décès masculins représentent 53 % de l'ensemble, les
décès féminins 47 % .
La grippe a donc affecté une population jeune. Elle a largement
épargné les enfants et les adolescents, et elle n'a pas particulièrement
affecté les vieillards. Rappelons que nous ne disposons pas des données
qui permettraient une étude des taux de mortalité par âge ; les
circonstances propres à 1918 ne permettent d'utiliser ni les chiffres du
recensement de 1911, ni ceux de 1921.
Sur les 761 décès attribués à la grippe par le Conseil
Départemental d'Hygiène, 235, soit 31 %, ont eu lieu à l'hôpital pour un total
de 1 125 personnes hospitalisées 9. Parmi celles-ci, les militaires sont
nombreux ; ils fournissent plus de la moitié des décès hospitaliers soit
130 et, parmi eux, 50 % environ sont originaires de l'Empire français.
Ce constat est fort délicat à interpréter. H est évident que les Africains
étaient particulièrement vulnérables à la grippe ainsi qu'aux affections
pulmonaires ; il y a là une faiblesse des troupes coloniales que n'avait
pas prévu le colonel Mangin 10. Ces troupes coloniales ont
certainement été plus vulnérables encore à la maladie qu'au feu de l'ennemi.
Cependant, les chiffres si élevés relevés à Bordeaux ne permettent
aucune extrapolation. Bordeaux était en effet lieu de passage ; ses hôpitaux
militaires avaient vocation pour recueillir les soldats d'outre-mer ; le
nombre des morts n'est en aucun cas l'indice d'une proportion nationale.
Parmi les hospitalisés pour cause de grippe, la mortalité est
de 21 % ; ces hospitalisés sont autant de cas graves. On peut donc
déduire du chiffre que nous avons qu'il y a eu au moins 5 fois plus de
malades gravement atteints que de décès. Nous pouvons donc avancer
que l'épidémie a sévèrement éprouvé de 4 000 à 8 500 individus.
L'étude de la répartition socio-professionnelle, que permettent
les registres, n'apporte pas de révélations pour la population civile, et
rien ne permet de dire que la grippe ait été particulièrement meurtrière
pour certaines catégories sociales, ou qu'elle ait épargné la bourgeoisie.
Il n'y a pas, non plus, de foyer épidémique clairement localisé sur la
et les enterrements 14. Le 1er novembre, il est décidé qu'il n'y aura plus,
quotidiennement, qu'une seule cérémonie mortuaire par paroisse, et que
le transport des corps se fera désormais en fourgon automobile, tandis
que les cortèges funéraires seront supprimés 15.
Nous ignorons si ces dernières dispositions ont été respectées
et si elles l'ont été longtemps. Ce qui, par contre, est frappant, c'est la
désinvolture des autorités responsables, face à leurs propres règles. En
effet, tandis que les réunions sont interdites le 24 octobre, le jour même
et le lendemain sont marqués par les manifestations qui, au Grand
Théâtre, et en présence du ministre Georges Leygues, clôturent le
Congrès de l'Amérique Latine 16. Le 7 novembre, les délégués du
personnel des théâtres viennent à la préfecture, protester contre les
entraves mises à l'exercice normal de leur profession : l'arrêté du 24
octobre a donc bien été appliqué, mais sans recueillir l'adhésion de ceux
que l'on pouvait classer parmi les principaux intéressés.
Rien ne résiste à l'annonce de l'armistice. Le 12 novembre, les
théâtres et les cinémas rouvrent légalement leurs portes, tandis que, dans
l'euphorie générale, on décrète la réouverture des écoles pour le 18,
et des internats pour le 25 17. Notons que l'épidémie, en recul depuis
le début du mois, ne connaît alors aucune recrudescence.
Cette évocation de la grippe à Bordeaux, en 1918, outre les
quelques chiffres d'un intérêt limité, qu'elle avance, permet quelques
commentaires sur l'évolution et l'état des mentalités. Le fait saillant est
la passivité de l'opinion, devant un danger qui ne peut être tenu pour
négligeable. Cette passivité, qui contraste si nettement avec les émotions
qu'a connues le XIXe siècle en temps d'épidémie, suggère un certain
nombre d'explications.
ne pourront être ouverts de nouveau qu'après avoir été nettoyés, lavés et blanchis.
Art. 3. Toutes cérémonies cultuelles, et en particulier les cérémonies funèbres,
seront réduites au strict nécessaire, après accord avec les divers ministres des
cultes.
Art. 4. Tous cafés, restaurants et débits de boissons en général, seront fermés au
plus tard chaque jour à 21 heures.
Art. 5. Des nettoyages journaliers et des balayages humides, avec liquides
antiseptiques, seront effectués dans tous les édifices cultuels, établissements publics,
banques, magasins, halles et marchés, cafés, restaurants, débits de boissons, et en
général dans tous les centres d'agglomérations, ainsi que dans toutes les voitures
publiques (omnibus, autobus, tramways) et leurs dépôts. L'inobservation de ces
prescriptions pourrait entraîner la fermeture des locaux.
Art. 6. Le présent arrêté est immédiatement applicable.
15. La Gironde, 1-11-1918.
16. La Gironde, 24 et 25 octobre 1918.
17. La Gironde, 12 novembre 1918.
LA GRIPPE A BORDEAUX EN 1918 173