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De l'évolution formelle à l'évolution réelle par René FOUÉRÉ.

(Revue Être Libre, Numéro 220, Juillet-Août 1964)

(Notes d'une conférence donnée à l'Institut de Science et Philosophie de Bruxelles.)

Peut-on comprendre qu'en s'obligeant à penser et à agir de manière à se sentir


toujours davantage quelque chose, de manière à devenir toujours plus conscient de mériter
une qualification, une définition précises, et d'assumer une forme particulière, on en
vienne finalement à se sentir « comme rien », à se trouver néantisé dans un océan de
bonheur ?
Si l'on m'objecte qu'on peut, au cours du processus de transformation, se borner à
comparer « objectivement » les actes qu'on a accompli à ceux qu'on devrait accomplir,
sans pour autant prendre conscience distinctement de soi comme d'un personnage en train
de les accomplir, sans s'attribuer une définition personnelle, je répondrai qu'une action à
base de comparaison n'est pas, en tout cas, une action totale, une action pleine, une action
heureuse, et que, derechef, on ne comprend pas bien comment une telle action fêlée
pourrait conduire à une plénitude effective. Je dis bien action fêlée, car la comparaison
introduit nécessairement une distraction (quand je suis en train de comparer ce que je fais
à quelque chose d'autre, je ne fais pas pleinement ce que je fais, c'est évident, n'est-ce
pas...), une hésitation dans les actes, et en détruit la spontanéité, la perfection; une action
qui se fonde sur une comparaison ne peut être en définitive qu'une action superficielle,
elle ne constitue pas une expression vraie du sujet, elle ne jaillit pas irrésistiblement de ses
profondeurs. On s'essaie anxieusement à vivre quelque chose, on s'exerce avec une appli-
cation gauche à copier les gestes que ferait ou que serait censé devoir faire, dans des
circonstances analogues, un homme qui vivrait réellement ce quelque chose, mais on ne le
vit pas... Les attitudes qu'on prend sont creuses, elles ne sont qu'une écorce dépourvue de
sève vivifiante — elles ne jaillissent pas naturellement et inévitablement d'une lumière,
d'une chaleur, d'une force authentiques et internes; on essaie de copier, et même si ce
qu'on essaie de copier passe pour sublime, c'est encore du travail d'imitation et de copie.
On s'efforce de faire ou de penser ce qu'on imagine que pourrait faire ou penser l'homme
qui serait réellement dans les dispositions intérieures qu'on veut atteindre, parce qu'on
n'est pas dans ces dispositions intérieures, — sans cela, il n'y aurait pas d'effort à faire,
n'est-ce pas? Et c'est là, dans cette indication « ce qu'on imagine ce que pourrait faire ou
penser », qu'apparaissent l'illusion et la stérilité des idéaux adoptés. Elle nous révèle que
le plus haut idéal ne peut être effectivement vécu par celui qui l'emprunte qu'au niveau
propre de l'emprunteur.
Même si je prends pour modèle un homme vivant, un homme effectivement
parvenu à une sorte de perfection personnelle, à une authentique vertu, je n'atteindrai pas
du tout cet état. Pour cet homme, ce dont je viens de faire mon idéal, n'est pas un idéal,
c'est un fait qui se confond avec sa vie naturelle. Il est effectivement vertueux, il n'a pas
l'idéal d'être vertueux — il est cette vertu même — il ne se force pas à l'être, il n'imite
rien, c'est un fait qui se confond avec sa vie naturelle. Il ne s'efforce pas d'être ainsi, il est
ainsi et ne peut vouloir être autrement; mais l'idéal que je me fais de son état, cet idéal
auquel je veux me conformer, n'est que l'image extérieure d'un état dont je n'ai pas
l'expérience vive et que j'espère connaître en contrefaisant les gestes d'un autre. En
conséquence, quand je vais chercher à vivre selon cette image je vais nécessairement
l'interpréter, la traduire à mon usage, la ramener à ce que je peux comprendre et faire dans
l'immédiat. J'essaie d'imiter ce que ferait un saint, mais je ne suis pas un saint..., alors,
dans les circonstances où je vais me trouver, je vais essayer de m'imaginer ce qu'il ferait,
mais mon imagination sera courte, elle sera à la mesure de mes possibilités.
En conséquence, l'idéal vu par moi, interprété par moi, vaudra tout juste ce que
vaut mon être actuel. Même si je veux sincèrement le vivre je le trahirai — la sincérité ce
n'est pas la vérité —, car je n'en aurai pas l'intelligence vive, l'intelligence profonde. Je ne
disposerai d'aucune référence intérieure capable, devant une difficulté surgissante, de me
fournir une réponse valable qui serait une découverte personnelle.
Je me poserai au contraire des cas de conscience, je médirai : « Un tel a fait cela dans telle
circonstance... que vais-je faire, moi ? ». C'est bien ainsi que cela se passe dans tous les
cas de conscience.
Mes gestes n'auront ni l'assurance ni la signification, ni même finalement les effets
réels qu'auraient eu les gestes extérieurement semblables, à première vue, de l'homme
dont la vie réelle correspond à ce qui est pour moi, son imitateur, une image, un idéal
intellectuel. D'autant que je devrai faire effort pour copier les gestes réels ou supposés
qu'aurait mon modèle dans les circonstances où je suis. Si, par exemple, je suis
intérieurement sans ferveur ni douceur, je ne pourrai m'astreindre à prendre des attitudes
de douceur qu'au prix d'une tension irritante. En sorte que finalement je n'atteindrai en fait
de douceur qu'un état d'irritation, d'énervement. Pendant un certain temps, je parviendrai
peut-être à faire illusion, à me donner un masque de douceur, mais un moment viendra où,
sous l'effort des tensions accumulées, ce masque volera en éclats, mettant à nu mon visage
réel, tandis que surgiront en moi ces sentiments de faillite et de culpabilité qui sont les
ombres inévitables de tout programme moral.
On voit bien dès lors que même si, comme fait vécu, l'idéal est supérieur à ce que
je suis, à l'actuel, il se confond pourtant, quand je le saisis du dehors et prétends imiter son
apparence extérieure, avec ma propre réalité actuelle, et ne me conduit nullement par
l'imitation de cette apparence à l'état intérieur naturel qui lui correspond chez autrui.
Ne fallait-il pas d'ailleurs s'attendre à cette conclusion? Vouloir atteindre un état
par la contrefaçon pénible, et toujours quelque peu grimaçante, des gestes qu'il avait
inspirés à quelqu'un d'autre, n'était-ce pas renverser le cours naturel des choses qui veut
que les gestes soient l'expression spontanée de l'état vécu. On ne peut sauter hors de soi de
propos délibéré. Tout ce qui nous vient du monde extérieur, l'idéal compris, nous ne
pouvons l'accueillir qu'en fonction et au niveau de nos possibilités effectives de
compréhension et d'action. Mimer les gestes d'un autre, c'est entrer dans l'abêtissement
pascalien. Toute forcerie n'est que duperie et, poursuivre un idéal, c'est s'abuser
étrangement. C'est tourner indéfiniment dans le cercle de sa propre réalité présente en
s'imaginant qu'on s'en évade et qu'on marche vers une condition supérieure.
Les considérations qui précèdent permettent de comprendre cette affirmation de
Krishnamurti, de prime abord déconcertante, qu'une vérité répétée est un mensonge. Si, en
effet, on entend par vérité un état vécu, et non une simple affirmation intellectuelle, toute
tentative pour répéter une telle vérité se solde par un mensonge involontaire. Le contact
avec l'incandescence initiale étant perdu, s'il a jamais existé, il ne reste plus que les
cendres d'une pensée analogique et formelle, qui, ne pouvant plus s'alimenter à une source
vive et permanente d'inspiration authentique, en est réduite à vivre sur elle-même et se
trouve donc très rapidement amenée à trahir, dès qu'elle s'efforce d'en dégager tous les
aspects, la vérité qu'elle prétend exprimer et véhiculer, et dont elle n'a jamais saisi qu'une
image intellectuelle entachée d'inévitables approximations verbales; qu'un instantané
logique et appauvrissant.
*
Je soulignais tout à l'heure que, lorsqu'on a désiré se donner une qualité, si
admirable soit-elle, il est difficile de perdre conscience qu'on la possède, une fois qu'on l'a
atteinte. Mais une vertu qu'on a conscience de posséder, et à laquelle on tient, n'est plus
une vertu. Ce n'est qu'une subtile hypocrisie.
De même que l'humilité consciente n'est qu'une forme raffinée d'orgueil —
l'orgueil de ne pas être orgueilleux —, de même l'altruisme qui est conscient de soi et qui,
par cette conscience même, s'élève au-dessus d'autrui — on n'est pas comme les autres, on
est altruiste, les autres ne le sont pas... —, se sépare d'autrui, n'est qu'un égoïsme hypocrite
et subtil. Il s'ensuit que, selon l'observation de Krishnamurti, celui qui se sait être amou-
reux ne l'est pas vraiment. Au lieu de s'effacer devant l'autre, dans l'intensité même d'une
ferveur oublieuse de soi, il s'intéresse à ses propres états, il en tire une vanité secrète et
une satisfaction recherchée.
En résumé, dans la plupart des cas, il n'y a pas renoncement véritable, mais
seulement un transfert, un passage d'une forme d'appropriation et de sécurité à une autre
forme d'appropriation et de sécurité. On passe d'un compartiment à l'autre sur l'échiquier
des valeurs possessives, et on s'imagine avoir fait un grand progrès. En réalité, on
demeure dans la même condition essentielle. Comme l'expansion du moi, née d'un désir
de sécurité, crée l'insécurité sociale, on a développé une morale opposée en apparence à
cette expansion, mais qui n'est encore qu'une recherche de sécurité et d'affirmation
personnelle plus subtiles. Cette morale invite l'individu à détruire en lui-même certains
caractères réputés égoïstes pour acquérir des caractères « opposés » qui passent pour
vertueux. Mais, quoi que ces derniers puissent être en soi, dans leur donnée naturelle
spécifique, dès lors que l'individu les revendique consciemment, s'en prévaut, en fait des
attributs flatteurs de son personnage, ils deviennent de simples instruments d'affirmation,
de définition personnelles et, par là, se révèlent de même essence que ceux qu'ils
remplacent et auxquels on prétend les opposer. Il est aisé de le vérifier en observant que
chacun des nouveaux caractères acquis ne peut être un objet défini de conscience qu'en
fonction même de la survie, en quelque lieu, du caractère ancien qu'il est censé devoir
détruire, I1 est donc en rapport intime et nécessaire, avec ce qu'il nie et paraît repousser. Il
lui faut la complicité de son opposé pour prendre conscience de soi. L'être qui a besoin de
se sentir revêtu d'une qualité, — et les morales traditionnelles s'attachent à cultiver en
chacun de nous ce besoin — s'oblige implicitement à vouloir que soit maintenue en
existence la « qualité » contraire.
Par exemple, pour que je puisse me sentir bon, me prévaloir d'être bon, il faut que
d'autres ne soient pas bons; il faut qu'il y aie, si peu que ce soit, de la méchanceté dans le
monde. Je ne puis pas vouloir réellement que s'établisse le règne universel de la bonté. Si
ce règne advenait, en effet, où serait, comment se formerait la notion de « ma » bonté ? Si
tous les objets de l'univers étaient blancs, personne ne parlerait de blancheur. C'est assez
évident.
Comment la bonté pourrait-elle encore constituer un attribut distinctif de ma
personne et me désigner, soit en tant qu'individu isolé, soit en tant que membre d'un
groupe spécial, si c'était un phénomène général ? Je prétends être enflammé d'amour pour
la bonté, j'en fais l'apologie, mais elle n'est en réalité qu'un prétexte dont je me sers pour
me séparer d'autrui, m'opposer à autrui et, à supposer que je sois sincèrement, naïvement
convaincu de ma bonté, j'aurais la désagréable surprise de me sentir profondément déçu et
diminué si, par miracle, tous les êtres du monde devenaient simultanément et
manifestement bons. De même, la plupart de ceux qui s'en vont prêchant l'unité humaine
seraient grandement frustrés, si l'unité du monde venant à se faire, ils perdaient du même
coup leur fonction. Drapés dans leur rôle de prédicateurs idéalistes, ils sont en fait des
diviseurs inconscients du monde, tout comme ces pacifistes dont parlait Chesterton, qui se
battent contre la guerre parce qu'ils ont l'amour de la bataille. Si je me borne à être
simplement bon, naturellement bon, alors mon amour de la bonté peut être authentique.
Mais sitôt que je veux me faire de ma bonté une parure personnelle, elle devient frelatée.
Je n'aime plus vraiment la bonté, j'aime être appelé bon, me sentir bon et, pour me prouver
plus vigoureusement ma bonté, je deviens même intéressé à découvrir sinon à inventer de
la méchanceté chez autrui. En d'autres termes, pour me sentir intérieurement plus bon, je
deviens effectivement mauvais. Tout comme deviennent effectivement licencieux, en ne
cessant d'imaginer, de guetter les vices des autres, ceux qui se font gloire d'une chasteté en
laquelle on ne saurait plus voir dès lors qu'une lubricité de pensée, inconsciente d'elle-
même et sans expression matérielle. Ainsi quand je veux être bon, je ne suis pas bon. La
méchanceté dont j'ai besoin au dehors pour me sentir bon se retrouve également en moi-
même. Tant il est vrai que, dans l'état de conscience qui est nôtre, les caractères que nous
prêtons au monde ne sont que la projection de nos caractères propres. Une pareille bonté,
consciente d'elle-même et se nourrissant dès lors de méchanceté, est sa propre parodie. La
véritable bonté ne consiste pas à éprouver un sentiment de générosité à l'égard d'autrui
tout en restant distinctement conscient de soi. Elle ne peut exister effectivement que
lorsque nous perdons cette conscience distinctive de nous-mêmes, lorsque nous sommes à
tel point abîmé dans la profondeur de notre sentiment que nous sommes ce sentiment
même, au lieu d'être conscient de l'avoir, de le posséder, à la manière d'un attribut.
*
Ce qui vient d'être dit de la bonté pourrait l'être de n'importe quelle autre vertu
dont on fait une possession et qui, sous le masque de son caractère propre, n'est plus alors
qu'un prétexte d'affirmation de soi. Mon ami Krassovsky a écrit une chose plaisante sur ce
thème, à propos de l'amour. D'ailleurs Kierkegaard avait fait cette remarque que le
paradoxe du Christianisme c'est qu'il commande d'aimer, alors que l'amour ne se
commande pas.
« Depuis des temps immémoriaux, disait Krassovsky, les hommes ont remarqué
que l'amour et le bonheur allaient de pair. Celui qui aime est heureux et ceux qui s'aiment
vivent en paix. On comprend dès lors qu'il était vraiment très tentant d'en déduire qu'il
suffirait que l'homme aime son prochain pour qu'il trouve le bonheur et pour que soient
résolus tous les problèmes sociaux. De là à affirmer que l'homme doit aimer, il n'y avait
qu'un pas, un pas qui fut d'ailleurs vite franchi par tous les moralistes qui se mirent à
prêcher l'amour. « Aime ton prochain comme toi-même » et « Aimez-vous les uns les
autres », résume effectivement tout l'enseignement moral. »
Cela me fait penser encore à cette boutade, qui était pleine de finesse et d'humanité
en un sens, de Bernard Shaw : « Ne fais pas à autrui ce que tu voudrais qu'on te fît, car,
peut-être, vous n'avez pas les mêmes goûts ».
« A première vue, poursuit Krassovsky, cela paraît très beau et l'on est tenté de
répéter ces formules « salvatrices » d'une façon extatique et irréfléchie. « Irréfléchie » est
bien le mot, car il suffit de réfléchir un peu pour que l'exaltation tombe et se transforme en
stupéfaction. En effet, le verbe « aimer » employé au temps impératif (et sur un ton qui
souvent l'est également) laisse supposer que le sentiment d'amour peut être ressenti sur
commande; or psychologiquement rien n'est plus faux ! On peut à la rigueur agir comme
si on aimait (même si on n'aime pas), mais notre volonté reste absolument inopérante pour
susciter un sentiment qui n'est pas. Nous pouvons bien entendu inspirer l'amour à
quelqu'un mais jamais le provoquer sur commande en nous-mêmes. Prétendre le contraire,
c'est méconnaître absolument les possibilités (et les impossibilités) réelles de l'âme
humaine.
» Le drame, c'est que, depuis des siècles et des siècles, toute la prédication morale
et religieuse a été basée sur cette méconnaissance, sur cette erreur psychologique
fondamentale. Le résultat a été de produire une quantité inimaginable d'êtres foncièrement
faux, d'êtres qui durant leur vie se sont appliqués à se jouer à eux-mêmes et au monde la
comédie d'un sentiment, certes beau, mais, hélas ! inexistant, car s'ils avaient aimé pour de
bon ils n'auraient même pas pensé à l'amour. Et, ce qui est plus grave, encore, il est permis
de se demander si cette tension perpétuelle ne les a pas souvent empêché d'aimer. »
*
Mais alors si les changements obtenus par cette voie sont illusoires, comment peut
on changer effectivement ? Répondant à une question qui m'avait été posée au cours d'un
entretien à Beauquiniès, en 1961, je disais : "Je suis d'accord avec Krishnamurti sur ce
point que ce n'est absolument pas en s'efforçant d'être quelque chose qu'on peut se
modifier. On essaie de modifier les gens à coups d'exhortations en leur présentant des
modèles, mais tout cela n'a pas grand intérêt. Tout cela ne conduit pas à des modifications
réelles dans le comportement humain, c'est un phénomène de prise de conscience.
De temps à autre, tout à coup, au milieu de toute une forêt d'actes touffus et
confus, nous arrivons à un tournant. Nous allions faire quelque chose, ou nous venons de
le faire et, tout à coup, nous nous apercevons de la signification réelle de tout cela. Nous
sommes comme quelqu'un qui se réveillerait en se disant : « Mais que suis-je en train de
faire ! » A partir de cet instant apparaît une transformation réelle. Quand on est capable de
voir une attitude fausse, agressive ou inhumaine sous cet angle, cette attitude tombe d'elle-
même, nous sommes incapables de la conserver. Tout à coup quelque chose nous apparaît
odieux, absurde, et l'initiative s'arrête et, avec elle, tout le cortège de choses qui y étaient
rattachées.
C'est de cette façon que l'homme évolue réellement. Il évolue par ces prises de
conscience. Les autres évolutions sont des évolutions de forme. Quel que soit l'idéal que
vous choisissez, fût-ce le plus haut idéal, c'est vous qui en définitive l'interprétez. Vous le
voyez à votre mesure, et donc cela ne vaut pas plus que vous dans le présent.
Quelqu'un me posait la question : « S'agit-il d'un problème d'attention? » Je
répondrais : « Oui, certainement. »
Il y a des prises de conscience qui s'échelonnent en quelque sorte. Il y a une
hiérarchie dans les prises de conscience. Je peux prendre conscience intellectuellement de
l'absurdité de quelque chose : de la vilenie, de l'inhumanité, d'un geste que je fais, et le
faire quand même, parce qu'il est impliqué dans une série de mécanismes acquis. On m'a
entraîné à agir de cette façons-là, et tout en existant, la prise de conscience reste au niveau
intellectuel, elle n'est pas dissolvante du conditionnement. Mais de temps à autre il y a des
prises de conscience qui sont assez aiguës, assez intenses, assez bouleversantes, pour que
le geste tombe de lui-même. Quant à vous dire à quel moment cette prise de conscience
parviendra à ce degré de libérateur, rien n'est plus difficile. Il s'agit d'un processus
purement personnel, dépendant des circonstances et de tout le mouvement secret de notre
psychologie. Nous ne savons pas à quel moment cette pointe de lumière émergera au
milieu de tous nos troubles. Nous n'en savons rien. Ce que nous pouvons faire, c'est
d'essayer dans une certaine mesure, non pas de transformer ce que nous sommes, mais de
prendre conscience de ce que nous sommes. Prendre conscience au niveau où nous
pouvons. Cela commencera au niveau intellectuel peut-être, mais ce sera déjà quelque
chose. Nous commencerons à nous observer, non plus à agir, comme une machine, à être
un paquet de réflexes. A partir du moment où il y a observation de soi-même, certaines
choses peuvent intervenir, certains progrès peuvent avoir lieu. Cela n'aura pas toujours
l'air très spectaculaire. Des progrès spectaculaires sont souvent trompeurs. Les vrais
progrès sont ceux qui ne se produisent pas parce qu'on veut les obtenir, mais par une prise
de conscience de l'absurdité de nos propres actions.
*
Je me rappelle personnellement, si vous me permettez d'être précis, personnel, que
jusqu'à ce que je ne sais quel âge, j'ai menti avec une facilité magnifique. Je mettais en
conflit ma mère et ma grand-mère; je les roulais toutes les deux, c'était magnifique ! Je
mentais avec un aplomb absolument déconcertant; cela avait l'accent de la vérité dans le
mensonge le plus effronté. C'était un beau résultat... Mais un jour j'ai lu, je crois, un
passage de Kant sur la vérité, cela m'a frappé. J'en ai été retourné et depuis il m'est
terriblement difficile de mentir. Il me faut des efforts inouïs pour arriver à mentir, même
quand ma sécurité est en cause. Je ne sais pas comment m'y prendre pour mentir. Il faut
vraiment que la personne qui m'observe ne soit pas très sagace si elle ne s'aperçoit pas que
j'essaie de mentir.
En cherchant dans votre vie, vous trouverez certainement que, tout à coup, ayant
eu jusque là une certaine attitude, vous avez eu une certaine lueur, une fulguration, puis
vous n'avez plus été capable de continuer sur un ancien sentier. Cette piste s'est dissoute
en quelque sorte. Mais il faut que l'élément affectif soit touché; il ne faut pas que ce soit
une vision simplement intellectuelle. On a connu des gens d'un cynisme parfait qui se
rendaient parfaitement compte de leur cynisme. Cela s'arrêtait à un niveau purement
intellectuel. Ils jouissaient en quelque sorte de leur cynisme même. C'est tout à fait
possible. A un certain moment, il existe une soudure, en quelque sorte, entre l'élément
vital de notre être et cette prise de conscience intellectuelle, et quand cette soudure se
produit, alors il y a dissolution de l'attitude défectueuse, par compréhension.
Quelqu'un me dit : « Vous parliez de l'expérience que vous avez eue quand vous
aviez lu Kant. C'est à ce moment-là que vous n'étiez plus capable de mentir, ni après.
Mais comment? » Je répondis : « Vous savez, je crois, qu'on en revient ici au mot de
Pascal : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé. » Dans beaucoup de cas,
il y a toutes sortes de processus qui agissent en nous. Nous observons un certain nombre
de faits, nous commençons à comprendre la signification de quelque chose et, à un
moment donné, notre conscience ressemble à un immeuble qui aurait été ravagé par un
incendie, et dont il ne resterait plus qu'une façade trompeuse. Il semble bien qu'à ce
moment-là, la prise de conscience est la petite poussée supplémentaire qui renverse toute
la façade et découvre tout le travail qui s'était poursuivi obscurément. Il est donc très
probable qu'obscurément j'avais moi-même trouvé qu'il était laid de mentir, etc., et que la
page de Kant a donné le coup de pouce final. Parce que je m'imagine que beaucoup de
mes camarades ont lu aussi, comme moi, la page de Kant, et que certains sont restés
capables de mentir aussi bien que moi auparavant. Je crois qu'il n'y a eu que cela.
J'aurais aimé vous lire, pour finir, un très beau texte de Victor Hugo, qui se trouve
dans « Les Misérables ». C'est l'épisode du Petit-Gervais.
Après avoir volé des objets de prix chez Mgr. Myriel, qui n'a pas porté plainte
contre lui, mais a dit au contraire qu'il les lui avait donnés, le forçat Jean Valjean,
cheminant dans la campagne, vient de faire un nouveau geste répréhensible : il a dérobé
une pièce de monnaie à un petit Savoyard, Petit-Gervais. Puis, tout à coup, survient cette
prise de conscience si admirablement décrite par Victor Hugo. Valjean se voit tel qu'il est,
il voit ce qu'il a fait; vous trouverez ça dans « Les Misérables ». C'est très beau à lire..., et
cela laisse penser que Victor Hugo lui-même est passé par des expériences de ce genre,
pour les décrire de façon aussi admirable. Pour Jean Valjean, il ne s'agit plus de compa-
raison, en quelque sorte. Il se voit, et c'est une extraordinaire transformation. Il y a un
mélange de lumière et de laideur en lui. Une lumière qui lui découvre sa laideur, mais qui
est une lumière tout de même, et alors il est complètement transformé. Quand cet épisode
se produit, il n'est pas transformé par des exhortations, mais par cette prise de conscience
même.

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