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Drivaud Marie-Hélène, Peretz-Julliard Caroline. Les usages et leurs représentations sur un marché plurilingue à Paris :
Belleville. In: Langage et société, n°30, 1984. pp. 29-59;
doi : https://doi.org/10.3406/lsoc.1984.2009
https://www.persee.fr/doc/lsoc_0181-4095_1984_num_30_1_2009
Caroline PERETZ-JUILLARD
Université de Paris V
1 • Le lieu de l'enquête
denrées, ressemblent à ce que l'on peut rencontrer sur les autres marchés
vendeurs, entre clients, entre clients et vendeurs eut été possible. Il n'eut
pas satisfait notre curiosité, attirée essentiellement vers les causes des
2* Objectifs et démarche
travail :
- 31 -
proposée par l'un des interactants ? Quels sont les motifs de l'adaptation
ou au contraire de la démarcation ?
langue dans leur répertoire verbal. Ceci excluait d'emblée les clients non
sur un exemple précis, tant les possibilités que les limites et les
insuffisances
vendeurs, abordés par des enquêteurs novices, dont les motivations et les
venden^n : pensez-vous que les langues que vous parlez sont un outil
Avez-vous plaisir à parler une autre langue que le français sur le marché ?
ne vont pas toujours dans le même sens, pour des questions identiques. La
l'argument at ion.
moins construite, une enquête plus anonyme a été menée la seconde année seu-
2
lement, par deux étudiants arabophones. Des relevés sur fiches ont permis
pourra être définie par un homme comme une plaisanterie, par une femme
sur la seule écoute des idiolectes, présente des variations suivant les
omission de notre part; on n'a donc observé qu'une addition de faits, sans
a produit.
utilisées par les vendeurs dans les criées, qu'il s'agisse d'une criée à la
pré-enquête. L'observation sur le vif des interactions n'ayant pas été possible, le
celui de l'usage constant d'une même langue, restent les objectifs d'une re-
intérêt s 'eat surtout porté sur les rapports entre arabe et français, le choix
Jeu informateurs s'est dirigé principal ornent vers les personnes originaires
- 35 -
suffisamment importante pour que se dévoilent les faits et les jugements les
d'hommes (55) que de femmes (53). Cet équilibre est en fait fictif et construit,
puisque la première année ont été enquêtes 40% d'hommes et 60$ de femmes, a-
semblé que cela pouvait provenir de la disparité des deux équipes : la première
année, l'enquête était menée par des tandems mixtes, l'année suivante par
des tandems féminins... Ceci dit, les scores obtenus la seconde année
selon le sexe donnent une moyenne, sur le marché, de 40% de femmes et 60%
d'hommes. Cette moyenne varie suivant les heures où sont effectués les
comptages : le décalage entre les deux pourcentages est constant, mais l'écart
âgé de plus de 50 ans. Très peu ont moins de 2o ans; d'ailleurs, rares sont
ceux qui, à cet âge et à ces jours, viennent sur le marché; éventuellement,
sont généralement peu élevés : 32/£ de la totalité des clients sont employés
HOMMES 13 4 12 4 9 1
FEMMES 15 1 1 7 10 4 1
TOTAUX 28 5 1 19 H 13 2
62fu sont ici depuis plus de 10 ans , et la moitié de ceux-ci depuis plus de
statut est pourtant peu favorisé : on relève en effet 1/3 de sans profession
et 1/3 d'ouvriers parmi les seuls Maghrébins. Par contre, les Juifs
appartiennent, par leurs emplois, plutôt aux classes moyennes. Aucun d'entre eux
n'est ouvrier.
On remarque que près des 2/3 des Maghrébins enquêtes vivent ici avec
leur famille; alors que 17, 5Â d'entre eux seulement sont seuls en France,
- 37 -
scolarisées, mais jusqu'à quel âge ? Seuls 6 I«îaghrébins déclarent n'avoir jamais
hommes algériens, berbéro phones, ouvriers, ils ont appris le français par
ils déclarent avoir appris le français à l'école surtout; 27% d'entre eux
par contre, l'ont appris par contact, dans leur pays ou à leur arrivée en
Prance; le rôle de la famille est dans leur cas négligeable. Il n'est pas
plus de 11 ans, étant donnés leur âge et leur date d'arrivée en France
français-berbère, ainsi que deux Tunisiens. Ces bilingues, dont le français est la
profes ionnel e. La pratique professionnelle amène également les autres immigrés à parler
48/'
français : des personnes originaires du Maghreb disent n'employer que le
français sur leur lieu de travail, bien que ce ne soit pas leur langue
26','*
maternelle; par contre, y emploient le français associé à une et/ou deux
autres langues; une seule personne, fonctionnaire au consulat de Tunisie,
schématique : français avec les amis français, langues maternelles avec les
compatriotes.
aux enquêtes les langues qu'ils désiraient voir apprendre par leurs enfants.
choix. C'est plutôt l'usage des langues au sein de la famille qui nous a
les Juifs plus régulièrement que les Maghrébins, et les femmes plus assidues
La moitié (59%) des personnes disent venir seules, les femmes mais aussi les
puisque 36;* des enquêtes déclarent venir parfois sans rien acheter. Ce sont
surtout les hommes qui n'hésitent pas à le dire. Seules deux femmes disent avoir
l'ambiance est jugée positivement par les 2/3 des clients originaires du
Maghreb :
-"Ici, il y a des Juifs et des Arabes, on est entre nous" (client juif)
-"Ici, on se sent comme on est chez nous. On ne trouve pas çà
ailleurs" (client tunisien)
Si l'appréciation est critique, c'est plutôt le quartier qui est mis en cause:
jugent sévèrement leur clientèle, pourtant originaire des mêmes pays qu'eux :
-"Ici, c'est des gens qui paient pas" (vendeur juif tunisien)
-"Ils veulent tout pour rien, clientèle médiocre et exigeante"
(vendeur juif algérien)
-"Ils veulent du beau pas cher, les clients sont difficiles"
(vendeur juif tunisien)
-"Les femmes arabes, elles disent pas merci, elles touchent. On
devient raciste, on veut pas leur vendre. Les gens n'attendent pas
leur tour. C'est des marchés d' emigrants, c'est pas des gens
intelligents qui sont venus en France, des gens de la montagne, des
campagnes" (vendeur algérien)
Les clients ne paient pas, sont impolis et frustes; les vendeurs en arrivent
à dire que le marché de Belleville "marche" moins bien que d'autres (surtout
suffisamment attirante :
-"Les clients sont des ouvriers, ils sont plutôt attirés par le
prix, pas par le marchand" (vendeur algérien)
Malgré des prix plutôt bas, il semblerait que le marchandage existe sur le
marché, quoique les avis soient partagés. Les 3/4 des clients interrogés le
Les vendeurs, quant à eux, émettent moins de nuances et 7 d'entre eux (sur
au détriment des autres. Quant à savoir quelle est la part des langues
travers ce témoignage :
les langues, qui nous a été suggérée par une vendeuse juive tunisienne âgée,
recourant à l'arabe) des clients qui l'injurient dans cette langue, qui font
compatriotes ?
d'entre eux disent parler à d'autres personnes que les vendeurs sur le
autre langue que le français est appréciée - d'autant plus qu'il prédomine
dans les relations de travail - par plus de la moitié (62°/c) des clients.
5. Perception de la variation
peuvent justifier le passage à une autre langue. Une femme algérienne dit être
abordée en arabe par les vendeurs égyptiens mais répondre :
-"Oui, on peut changer (de langue). Avec les Algériens, y a des mots
qu'on comprend pas, alors on parle français" (client tunisien)
-"S'il est tunisien, oui (je parle la même langue). Avec un Algérien,
je change quelques mots, mais c'est la même langue" (client tunisien)
à eux en français :
deurs envers les hommes et les femmes. Les clientes sont en général plus
sensibles à cette variation; si, en effet, 62% d'entre elles affirment qu'il
existe une différence suivant le sexe du client, les hommes sont moins
pas • • • :
-"J'en sais rien" (rires) (clients tunisiens, algériens)
-"Faut demander à une femme" (client juif algérien)
-"Faut demander aux marchands" ( " " tunisien)
-"Je ne peux pas vous dire exactement" (client tunissien)
-"Je ne me rends pas compte" (client algérien)
De toutes les façons, lorsqu'une différence est évoquée, elle nfest pas
fondée sur les mêmes critères : selon les femmes, le vendeur est "plus gentil",
"plus agréable", "plus charmant", "plus souriant" avec elles; mais selon les
clients :
-"Les femmes sont emmerdantes, elles touchent, choisissent. Les
vendeurs ont des réactions différentes avec elles" „
(client tunisien)
les vendeurs. Nous avons relevé cependant des reproches timides, sans aller
jeunes diverge puisque 75> (21 sur 28) des femmes reconnaissent une
différence, alors que 54$ (17 sur 32) des hommes ne la remarquent pas.
disaient "ne pas savoir", les hommes n'hésitent pas à prendre position, dans
un sens comme dans l'autre, au sujet du comportement des vendeurs envers les
Les clients manifestent donc des attitudes variables par rapport aux
nous avons été amenés à séparer les individus. Il va de soi pour les clients
rencontrés qu'à Belleville : "il y a des Juifs et des Arabes, on est entre
nous" (client juif). Cette distinction se constitue donc pour certains très
notre question sur la langue maternelle ou de celle sur les langues souhaitées
pour les enfants que d'autres clients suggèrent une différence : ainsi, une
francophone ne veut pas que ses enfants apprennent l'arabe mais l'hébreu. C'est
sur la base de ces indices de référence dispersés dans les entretiens que
sont : le français, l'arabe et le berbère (un petit nombre d'entre eux sont
plus âgés, par la plupart des informât euro ; l'introduction d'autres langues
générations suivantes.
- 45 -
ternance avec une autre langue : certains disent l'utiliser avec leurs
pare its en association avec l'arabe, alors qu'avec le conjoint et surtout les
parmi eux, deux Tunisiens bilingues maternels (arabe, français). Les Tunisiens
utilisé par certains d'entre eux en association avec l'arabe, déjà avec les
parents. Par contre, les Algériens comme les Marocains disent utiliser quasi
que les Tunisiens disent employer majoritairement avec leurs enfants est le
arabe ~t français avec sa femme, dit parler en français à ses deux enfants :
Chez les Algériens et les Marocains, le seul emploi du français est très
pratique.
maternelles, mais le français est la langue la plus citée (11 d'entre eux); pour
confondues. L'arabe est un peu utilisé avec les parents, encore moins avec le
conjoint, et plus du tout avec les enfants. Ils ne souhaitent d'ailleurs pas que
leurs enfants apprennent cette langue.
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-"en français toujours, car ils (les vendeurs) vont essayer de savoir
d'où je suis".
Il ressort des réponses à la question : "en quelle langue un vendeur
maghrébin ou égyptien vous aborde-t-il ?", une variation dans la vision que
berbérophones
Maghrébins 1 2 1
5 7
(Tunisiens 12 4 3
(Algériens 6 5 1
(Marocains 5 3 0
Juifs 0 9 10 0
TOTAL : 74 28 28 15 3
réponses
effectifs par case sont faibles. D'après ce tableau, on peut néanmoins remarquer
grande pour le groupe des berbérophones que pour celui des autres Maghrébins;
et les Marocains garderaient l'arabe, langue dans laquelle ils disent être
souvent abordés; les Algériens, plus nombreux à se dire abordés dans les deux
Une dichotomie apparaît dans les évaluations que les berbère phones
ainsi, une Marocaine prend parti pour l'arabe; elle considère que tous les
maghrébin et qu'elle tient à ce qu'il lui parle en arabe car ils sont "entre
provocation : "Je tienrj L ma langue". Quelle que soit la langue de l'abord, des
berbérophones adoptent une attitude systématique : certains disant répondre
marché appelle des remarques : les Algériens sont les plus nombreux à
reconnaître l'alternance des deux langues, et ceci, aussi bien avec leurs enfants que
aucun Marocain ne dit être abordé sur le marché en français seulement; nous a-
également, en faveur de la langue arabe. Les dires des Tunisiens indiquent plutôt
des divergences entre les deux domaines : usage plutôt du français en famille
Maghrébins, les Juifs ne disent pas être abordés en arabe seulement ni^is plutôt en
français ou dans les deux langues. Les 3/4 d'entre eux disent répondre dans
la langue de l'abord, alors que les autres recourent à une autre langue : 3
•\nt que l'un d'entre eux - qui ne jouent pas également d'un domaine d'uti-
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lisation à un autre.
7. Les criées
plusieurs manières : ils sont sollicités par les criées des vendeurs, ils
participent aux interactions. Nous n'avons noté par la méthode des relevés
sur fiches, que des criées et des interactions en arabe et/ou en français.
-"Elle (la criée) est interdite. Si on crie pas, on vend rien. On est
des putains... On fait du bruit, les gens viennent. L'arabe, le
français, tout est bon pour vendre... Les gens aiment le cinéma"
(vendeur juif tunisien)
-"Quand le marché est bon, pas la peine de crier" (vendeur juif tun. )
-"Oui, on crie, c'est normal, pour baratiner les gens. C'est pas un
bruit, c'est une gentillesse!... Ils (vendeurs) la font sans qu'on
leur demande. Çà leur fait mal au coeur s'il reste quelque chose
dans le camion" (vendeur algérien)
L'heure avançant, les cris s'amplifient, ce qui n'est pas du goût de tous :
-"Çà ne me plaît pas, çà fait mal à la tête" (vendeur kabyle)
-"Les Egyptiens crient comme des sauvages, ils se croient dans le
désert, ils ont un accent terrible, on comprend rien, ils croient
que c'est du français" mais malgré tout. .."on se parle arabe, on
se comprend mal mais on s'entend bien" (rendeur juif)
II est vrai que : "Aya les sans bibins 3 francs" est assez obscur, hors du
différence apparaisse suivant que les criées sont dirigées vers un client ou
non, quelle que soit l'origine de celui-ci. 17 des 19 criées orientées (vers
- 50 -
seulement des criées à la cantonade se font dans cette même langue, les autres
étant en arabe ou bilingues. Par contre, nous avons relevé des criées,
(criée )-"En français ou en arabe, çà dépend des gens qui passent devant"
" -"En français, sauf s'il y a des Arabes dans
(vendeur
l'assistance"
égyptien)
(vendeur juif algérien)
8, Les interactions
sur 20 ), c'est à dire les immigrés mais non arabophones, puis les clients
maghrébins (29 sur 66). Les Egyptiens proposent les produits les moins chers du
les déclarations de clients français disant ne pas vouloir aller chez "les
Arebei", malgré des prix moins élevés, car "c'est tout pourri chez eux".
étals égyptiens.
- 51 -
juifs va chez des vendeurs juifs, secondairement (7 sur 20 ) chez des vendeurs
maghrébins, alors que les clients maghrébins évitent les commerçants juifs
puisque seulement 7 sur 66 d'entre eux s'y rendent. Ils préfèrent acheter
chez des vendeurs égyptiens (29 sur 66) ou maghrébins (24 sur 66). Ce
comportement sélectif des Maghrébins nous a été confirmé , lors de l'enquête par
présentent :
- transaction commerciale (TC) uniquement
- avec les clients non originaires du Maghreb et dont l'origine n'est pas
transaction commerciale.
ce cas ne ce présente jamais pour les clients égyptiens dont les transactions
sans que l'on puisse établir qui, du client ou du vendeur, est à l'origine
de ces écarts.
client (e)s juifs. Cependant une exception est à noter : sur 6 interactions de ce
type établies par des vendeurs égyptiens, 3 ont effectivement lieu avec des
D'une manière générale, on peut dire que s'il se passe "quelque chose
d'autre", accompagné ou non de TC, cela implique que les protagonistes sont
surtout en arabe, mais les changements de langue sont fréquents, un tiers des
prix : est-ce aux fins d'écarter les ambigttités possibles liées aux systèmes
de mesure des différents pays arabophones? Par contre, dès que l'échange
du vendeur
davantage l'arabe que les vendeurs auxquels ils font face, ce que nous
supposions déjà d'après les réponses des clients juifs aux questionnaires. De
plus, nous avons relevé une différence de comportement entre les hommes et
pourcentage d'utilisation de l'arabe supérieur chez les femmes, les hommes recourant
juifs car ils utilisent les mêmes langues dans les mêmes proportions; seules
les femmes pratiquent l'alternance des deux langues dans chaque domaine et
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les vendeurs en font autant face à elles. Puisque les vendeurs n'utilisent
pas les deux langues face aux clients juifs masculins, l'initiative de
prix; les vendeurs utilisent surtout l'arabe dans cette transaction, mais les
clients n'interviennent pas toujours dans cette langue. Vis à vis d'un
sont leurs clients qui en ont l'initiative face à eux. D'après les
sentent quelque peu mal à l'aise. Qu'ils utilisent l'une ou l'autre langue, ils
client arabophone :
informations complémentaires sur les changements de langue. Des points restent tout
arabe mais alternent majoritairement les deux langues lors de la vente ? Avec
les premiers, certains clients maghrébins passent au français, mais avec les
observée selon des techniques plus fines et à une plus grande échelle.
Appréhender la pratique linguistique, qui n'en est qu'un des aspects, devrait
l'individu aux langues qu'il utilise est-il fonction d'un équilibre à maintenir
participants de l'interaction ?
Nous espérons avoir suggéré combien le lieu même du marché de Bell .--i-~
ïrlarie-Hélène DIUVAUD
Caroline PEïîETZ-JUILIiARD
OEE de Linguistique Générale et Appliquée
Université René Descartes - Paris.
NOTES
d'une recherche collective menée sur deux années successives, de 19B1 à 1903.
En '**)*.*. -82 , l 'équipe a regroupé : oaïd Allab, bilingue arabe-berbère, Jou Ky-
2. Cette méthode nous a été suggérée par le texte de Marien E. van den Berg,
l'arabe.
Maghreb .
par question posée. Ce nombre peut varier d'une question à l'autre, car les
7. Des clients français ont également remarqué le peu d'égards des vendeurs
BIBLIOGRAPHIE DE REFERENCE
I. Changements de langues
p 273-309.
- VAN DEN BERG M.E. "Language in the market : five markets in Taipei City",