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, –
P D
Abstract
Dans ses écrits sur la musique, dès l’époque des Mythologies et jusqu’à la fin de sa
vie, Barthes répète le geste symboliste, mallarméen, qui consiste à définir la littéra-
ture (voire l’art en général) à travers les caractéristiques propres à la musique. La
musique serait un phénomène sensible, inconcevable en dehors de son rapport au
corps, et qui ne peut s’épuiser dans le mouvement de la signification; de même la
littérature. L’analyse de ce geste aide à voir comment et pourquoi Barthes maintient
sa foi en l’existence d’un art haut (par opposition à l’art bourgeois), en la littérature
(par opposition au discours non littéraire), en une ‘essence’ du chant ou de la
photographie. Mais si la littérature, chez Barthes, se définit à travers une analogie
avec la musique, l’inverse est tout aussi vrai: la musique est dite lettre, texte, proso-
die; Barthes affirme qu’il faut que le chant écrive. En effet, la critique barthésienne
doit évaluer chaque art en fonction de ce qu’il n’est pas; car ‘s’il y a une signification
des phénomènes sensibles, c’est toujours dans le déplacement, la substitution, bref,
en fin de compte, l’absence, qu’elle se manifeste avec le plus d’éclat’ (‘Le Chant
romantique’).
‘All art constantly aspires towards the condition of music. For while in all other
kinds of art it is possible to distinguish the matter from the form, and
the understanding can always make this distinction, yet it is the constant
effort of art to obliterate it.’1 Ces phrases de Walter Pater,2 dont la pre-
mière est si familière, résument bien un principe consacré sous le
romantisme, devenu point de départ de toute une esthétique chez Mal-
larmé, et qu’un certain modernisme fit sien: c’est que dans tout art, cachée
sous les dehors mimétiques des genres apparemment représentatifs (tels
le roman, le portrait, voire peut-être le poème symphonique), il existe une
qualité esthétique essentielle qui ne peut se réduire à aucune signification
référentielle; qui se conçoit donc comme abstraite; et en tant que la
musique est traditionnellement l’art abstrait, non référentiel, par excel-
lence, c’est la musique qui fournit la métaphore fondatrice de l’art en
général. Or, le structuralisme et le poststructuralisme sont généralement
perçus comme hostiles à de telles conceptions concernant l’art. Car
celles-ci présupposent qu’il existe une définition absolue, essentielle, éter-
1
Précisons — Pater est bien explicite sur ce point — que par ‘matter’ il faut entendre ici, non pas la
substance matérielle (phonique, graphique, plastique) dont l’œuvre d’art est faite, mais le sujet, le référent,
le contenu mimétique de l’œuvre.
2
Tirées de son essai ‘The School of Giorgione’ (); voir The Renaissance: Studies in Art and Poetry
(London, Macmillan, ), p. .
Society for French Studies
PETER DAYAN
3
C’est ce qu’a bien senti Andrew Brown, qui cite implicitement Pater: ‘non-representational art and
writing are attempts [. . .] to achieve the ‘‘condition of music’’, an art which Barthes sometimes views
as sovereign in its refusal of representation’, in Roland Barthes: The Figures of Writing (Oxford, Clarendon
Press, ), p. .
4
Toutes les références aux œuvres de Barthes renvoient aux Œuvres complètes en trois tomes (Paris,
Seuil, –), édition établie par Eric Marty.
LA MUSIQUE ET LES LETTRES CHEZ BARTHES
de deux termes, ‘prosodique’ et ‘phonétique’, qui, au sens propre, désign-
ent deux attributs du langage, l’un essentiellement poétique, l’autre non.
Ces deux attributs correspondent aux deux états de la langue selon Mal-
larmé;5 comme le dit Annette Lavers, ‘Barthes has adopted the Mallar-
mean/Sartrean dichotomy between the ‘‘raw’’ and the ‘‘essential’’ use of
language’.6 L’état poétique, essentiel, est assimilé, par Barthes comme par
Mallarmé, à la musique, qui, comme la prosodie, n’est pas un système de
signes, de signifiants pourvus de signifiés. En effet, si la langue comporte
deux états (le premier étant artiste, prosodique, le second signalétique,
analytique, phonétique), la musique n’en connaı̂trait qu’un, correspondant
à l’état prosodique de la langue; la vraie musique, la musique dans sa
‘vérité’, ne serait jamais signalétique, analytique, phonétique.
En littérature, les deux états de la langue, selon Mallarmé comme selon
Barthes, n’opèrent pas comme de simples alternatives. Car l’état proso-
dique ne peut jamais se passer de l’état phonétique; en effet, toute proso-
die repose sur des bases phonétiques, de même que la vérité abstraite de
la poésie ne se fait jour qu’à travers le sens des mots; la vérité de la
littérature serait donc celle d’une prosodie qui se manifeste par une
phonétique, et même grâce à elle. Mais la vérité de la musique ne passe
par aucune phonétique; les unités qui la constituent ne sont pas fabriquées
par le jeu du signifiant et du signifié. C’est, comme le dit Diana Knight,
‘an art form which is not a sign system’.7
J’ai parlé de la vérité de la musique et de la littérature, et de la vérité
abstraite de l’art en général. Ces notions sont essentialistes, rien n’est plus
clair.8 Or, s’il existe une essence, une vérité de l’art, il est inévitable que
telle œuvre ou telle interprétation en paraı̂tra plus proche, partant plus
vraie, plus essentielle, que telle autre. Il ne faut donc pas s’étonner de
trouver dans cet article une théorie de la hauteur artistique (l’art bas par
excellence étant, bien entendu, l’art bourgeois et signalétique):
Il en est de la musique comme des autres arts, y compris la littérature: la forme la plus haute
de l’expression artistique est du côté de la littéralité, c’est-à-dire en définitive d’une certaine
algèbre: il faut que toute forme tende à l’abstraction, ce qui, on le sait, n’est nullement
contraire à la sensualité. (, )
L’art haut, ce serait donc celui dans lequel toute forme tend à l’abstrac-
tion. C’est bien ce que disait Pater. Mais posons ici la question: pourquoi
5
‘Un désir indéniable à mon temps est de séparer comme en vue d’attributions différentes le double
état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel’ (‘Crise de vers’, in Œuvres complètes (Pléiade, ),
p. ).
6
Barthes: Structuralism and After (London, Methuen, ), p. .
7
‘Roland Barthes: The corpus and the corps’, Poetics Today, (), – (p. ).
8
C’est dans son dernier livre, La Chambre claire, que Barthes se laisse aller le plus ouvertement à un tel
essentialisme (par exemple, ‘Quelque chose comme une essence de la photographie flottait dans cette
photo particulière’, , ); mais nous verrons que quelques années plus tôt, il avait déjà parlé d’une
‘essence du chant’.
PETER DAYAN
9
‘Leurre’ est un mot mallarméen par excellence; voir la citation de ‘La Musique et les Lettres’, ci-
dessous.
10
Voir ‘L’exemption de sens’ (, ).
LA MUSIQUE ET LES LETTRES CHEZ BARTHES
pense à la lettre volée que Derrida et Lacan se renvoyèrent — a été
célébrée par ceux qui veulent voir dans la langue un ensemble, non pas
de sens, mais d’éléments concrets dont la signification ne s’établit qu’à
travers leur structuration; parler d’une littéralité de la musique, donc, de
la musique comme lettre, c’est suggérer, encore une fois, qu’il y a lieu de
départager deux façons de ‘lire’ la musique, et de privilégier celle qui
correspond à un emploi littéraire de la langue.
Les innombrables parallèles que l’on peut établir entre ‘L’Art vocal
bourgeois’ et ‘Le Grain de la voix’, écrit seize années plus tard, font bien
ressortir la constance de la pensée de Barthes en ce domaine. De nouveau,
il s’agit en premier lieu de dénoncer un chanteur (cette fois,
Fischer-Dieskau) qui articule trop, qui prononce trop bien les paroles afin
de leur donner un message expressif; de nouveau, la vraie musique est
représentée par l’art de Charles Panzéra (qui fut le professeur de chant
de Barthes lui-même); et nous retrouvons la réciprocité entre musique et
littérature qui permet de définir la vraie poésie par sa musicalité, et la vraie
musique par sa littéralité. La pensée de Barthes s’est cependant précisée en
un sens. En , la musique haute et la poésie bien entendue se
définissaient déjà en ce que, pour les apprécier, il ne fallait pas passer
outre la matérialité de leur inscription, il ne fallait pas voir en elles de
vulgaires signifiants à traverser en route vers des signifiés; en ce sens,
l’appréciation artistique pouvait se dire sensuelle plutôt qu’intellectuelle:
‘il y a une vérité sensuelle de la musique, vérité suffisante, qui ne souffre
pas la gêne d’une expression’; c’est pourquoi les vrais musiciens seraient
ceux qui ‘font confiance à la matière immédiatement définitive de la
musique’ (, ). En , cette matérialité, cette sensualité, ont pris
corps, se sont logées dans le corps même du chanteur; désormais, dans
le discours barthésien, la musique sera toujours, non plus seulement algè-
bre, mais aussi corps qui se manifeste, non pas à travers le chant comme
un message à transmettre, mais dans le chant, grâce au grain de la voix.
Sa matérialité n’est plus seulement celle d’un support — parole,
musique — mais aussi et en même temps celle d’un corps humain; la
musique est à la fois lettre et chair. ‘Le ‘‘grain’’, ce serait cela: la matérialité
du corps parlant sa langue maternelle: peut-être la lettre; presque sûrement
la signifiance’ (, ). Le corps parlant sa langue maternelle? Mais le
concept de parole musicale appellera bientôt, pour les raisons que nous
avons vues, une précision: en fait, la musique ne saurait se contenter de
parler; elle fait de la poésie; en termes barthésiens, à vrai dire, elle écrit,
elle ne parle pas; car l’écriture, chez Barthes, c’est la langue coupée de
l’instance communicative, la langue devenue chose et non message, signi-
fiance et non signification, condition première (et métonymie) de la lit-
térature: ‘Le ‘‘grain’’ de la voix n’est pas — ou n’est pas seulement — son
timbre; la signifiance qu’il ouvre ne peut précisément mieux se définir que
par la friction même de la musique et d’autre chose, qui est la langue (et
PETER DAYAN
pas du tout le message). Il faut que le chant parle, ou mieux encore, écrive’
(, ).
‘La friction même de la musique et d’autre chose’: cette formule me
semble en fait résumer mieux que celle de Pater ce qui, depuis le symbo-
lisme (peut-être même depuis le romantisme), permet à une certaine
grande tradition française de maintenir sa croyance en l’existence d’une
essence de l’art. J’irais jusqu’à lire cette ‘autre chose’ en un sens mallar-
méen, celui d’un moteur de plaisir qui nous échappe:
Autre chose . . . ce semble que l’épars frémissement d’une page ne veuille sinon surseoir ou
palpite d’impatience, à la possibilité d’autre chose.
Nous savons, captif d’une formule absolue que, certes, n’est que ce qui est. Incontinent
écarter cependant, sous un prétexte, le leurre, accuserait notre inconséquence, niant le plaisir
que nous voulons prendre.11
On me dira que, dans la phrase de Barthes, la relative ‘qui est la langue’
vient préciser et limiter le sens de cette ‘autre chose’. Je répondrai que
l’antécédent de ce ‘qui’ n’est pas nécessairement ‘autre chose’; c’est peut-
être ‘la friction’. Ce qui ferait de la musique l’origine de la langue: la langue
serait née du contact entre la musique et ce qui n’est pas elle.
J’ai décrit la structure particulière qui régit les rapports entre littérature
et musique, chez Barthes comme chez Mallarmé (et tant d’autres): on
pose d’abord une opposition entre les deux arts, mais on finit par
retrouver cette opposition à l’intérieur de chacun des arts. Nous venons
de voir comment le chant, qui semble ici représenter la musique en gé-
néral (voyez comment Barthes glisse du mot ‘musique’ au mot ‘chant’,
dans la citation du ‘Grain de la voix’ (, ) ci-dessus), entretient des
relations réversibles avec la parole: il en est peut-être le père, et cependant
il est aussi le fils du langage, il doit se soumettre à son ordre (puisqu’‘il
faut que le chant parle, ou mieux encore, écrive’); c’est la littérature qui
fournit le modèle idéal de la musique, et vice versa. Ces relations réver-
sibles entre musique et langue, nous les retrouverons réinscrites à l’inté-
rieur de la musique, entre le chant et la musique instrumentale, dans ‘Le
Chant romantique’ (): le chant est père mais aussi fils de la musique
instrumentale (partant, tout comme le chant doit écrire, l’instrument doit
chanter) — c’est la musique instrumentale qui fournit le modèle idéal du
chant, et vice versa. Or, ici, mieux que partout ailleurs, Barthes, à la
description du phénomène, ajoute l’explication (qu’on fasse bien atten-
tion, ici, au rôle du mot ‘essence’, qui exprime si bien ce que j’appellerais
l’idéalisme postmoderniste12 de Barthes):
11
‘La Musique et les lettres’, in Œuvres complètes, p. .
12
Ce mot n’a ici aucune valeur historique, puisque je suppose cet idéalisme présent chez Barthes dès le
début de sa carrière de critique; j’entends seulement suggérer qu’il s’agit d’un idéalisme auquel ce que
l’on appelle ‘la condition postmoderne’ n’est nullement mortelle.
LA MUSIQUE ET LES LETTRES CHEZ BARTHES
J’écoute de nouveau, ce soir, la phrase qui ouvre l’andante du Premier Trio de Schubert —
phrase parfaite, à la fois unitaire et divisée, phrase amoureuse s’il en fut [. . .] De la phrase
schubertienne dont j’ai parlé, je ne puis dire que ceci: cela chante, cela chante simplement,
terriblement, à la limite du possible. Mais n’est-il pas surprenant que cette assomption du
chant vers son essence, cet acte musical par lequel le chant semble se manifester ici dans sa
gloire, advienne précisément sans le concours de l’organe qui fait le chant, à savoir la voix?
On dirait que [. . .] le substitut devient plus vrai que l’original, le violon et le violoncelle
‘chantent’ mieux — ou pour être plus exact, chantent plus que le soprano ou le baryton, parce
que, s’il y a une signification des phénomènes sensibles, c’est toujours dans le déplacement, la
substitution, bref, en fin de compte, l’absence, qu’elle se manifeste avec le plus d’éclat. (,
)
Quoi de plus mallarméen — qu’on me pardonne d’invoquer encore une
fois ce nom — que cette insistance sur l’absence comme lieu de production
du sens de l’art? Et ne nous y trompons pas, il s’agit bien ici d’art. ‘S’il y
a une signification des phénomènes sensibles’: reconnaissons dans cette
expression la définition barthésienne de la haute musique par opposition
à la musique bourgeoise, de la littérature par opposition à la langue cou-
rante, qui passe, nous l’avons vu, par l’irréductible matérialité de son
expression, que n’épuise aucune signalétique. Comment la matière peut-
elle signifier? ou mieux: où la matière peut-elle signifier? Seulement dans
son absence. Mais pour qu’une absence devienne lieu de production de
la signifiance essentielle, il faut qu’elle soit, non seulement le vide, mais
‘la face alternative’13 de ce qui s’absente. Ainsi, la musique est cette absence
du sens où nous voyons la face alternative de la littérature; la musique
instrumentale est cette absence de la voix humaine où nous voyons la face
alternative du chant; et ne perdons pas de vue cette vérité, que pourrait
obscurcir l’insistance barthésienne sur la place incontournable du corps
en musique: pour que la musique soit, il faut aussi que le corps s’absente.
Voyons comment procède Barthes pour renvoyer le corps, pour faire
s’absenter le corps: nous retrouverons, encore et toujours, la structure de
l’opposition entre genres artistiques qui se reproduit au sein de l’un des
genres.
En un premier temps, Barthes construit une opposition entre deux
modèles du chant, dont l’un s’incarnerait dans le corps, l’autre non. D’une
part, ce que Barthes appelle la ‘voix noire’, incorporelle:
une voix sans lieu, une voix inoriginée: elle résonne de partout (dans la gorge aux Loups du
Freischütz) ou se fait immobile, suspendue (dans La Jeune Fille et la Mort 14, de Schubert): de
toutes manières, elle ne renvoie plus au corps, qui est éloigné dans une sorte de non-lieu.
(, )
A cette voix qui ‘ne renvoie plus au corps’ s’oppose ‘la voix pure de l’âme’
qui ‘s’origine au cœur d’un lieu fini, rassemblé, centré, intime, familier, qui
13
‘La Musique et les Lettres’, p. .
14
Encore l’ambiguı̈té: Barthes pense-t-il ici au lied, ou au quatuor qui porte le même titre et dans lequel
on retrouve le même air? Au chant, ou à la musique instrumentale?
PETER DAYAN
Mais voilà: cette perte de l’image de l’autre, cet abandon de son propre
image, menacent d’asphyxie ou de folie le critique.
Le travail critique de Barthes privilégie, nous l’avons vu, non pas le
sens analytique des textes, mais ce qui se passe lorsqu’on tient compte de
la matière signifiante dans sa matérialité; sa définition même de l’art, de
ce qu’il aime dans la musique ou dans la littérature, tient dans ce privilège
accordé à la lettre ou au corps, physiques, sensuels, dans le mouvement
de la signifiance. Or, comme nous venons de le constater, l’analyse de la
signifiance aboutit toujours à la subtilisation, à la disparition, à l’absence
de cette matière même; la signifiance se produit toujours ailleurs. D’où ce
paradoxe: le travail critique sur l’art bourgeois est facile à faire, c’est un
travail de comparaison et de condamnation que Barthes a mené depuis
Mythologies, et qui s’accommode sans difficulté d’une approche historique,
érudite et structuraliste; mais le travail critique sur l’art ‘haut’ est toujours
menacé d’autodestruction. Car ce qu’on aime, en art, ne signifie que dans
un non-lieu, dans une absence, dans l’autodafé de sa matérialité, de cette
matérialité qui composait sa seule essence. Et le rôle de la musique dans
l’argumentation esthétique barthésienne, c’est aussi cela: connoter cette
fuite en avant vers l’abstrait qui menace la parole critique d’aphasie. On
LA MUSIQUE ET LES LETTRES CHEZ BARTHES
peut chanter de ce qu’on aime, et même: le chant n’est que cela (le lied
serait ainsi la ‘pure expression’ du ‘sentiment amoureux’); mais on ne peut
pas en parler. C’est bien ce que disait Barthes tout au début du ‘Chant
romantique’. Reprenons cette entrée en matière:
J’écoute de nouveau, ce soir, la phrase qui ouvre l’andante du Premier Trio de Schubert —
phrase parfaite, à la fois unitaire et divisée, phrase amoureuse s’il en fut — et je constate
une fois de plus combien il est difficile de parler de ce qu’on aime. Que dire de ce qu’on
aime, sinon: je l’aime, et le répéter sans fin? [. . .] Tout discours sur la musique ne peut
commencer, semble-t-il, que dans l’évidence. (, )
lecteur que je suis [. . .] de cette jubilation, de cette irradiation que le journal intime disait,
mais ne communiquait pas. (, )
Et quelle est la recette de ce miracle, réalisé dans La Chartreuse de Parme?
C’est que, nous dit Barthes, au lieu de chercher à dire l’Italie, Stendhal lui
a donné un sens mythique, fictionnel, dans le ‘mensonge romanesque’
(, ). Or, dans toute la dernière partie de l’article, où il est enfin
question non plus de l’échec mais de la réussite de Stendhal à parler de
ce qu’il aime, il n’est plus question de la musique. Comme si Barthes avait
oublié le rôle essentiel de la musique dans son explication de l’échec de
Stendhal; ou plutôt comme si le mythe et le mensonge romanesque pou-
vaient tout accommoder, pouvaient permettre de parler de tout ce qu’on
aime, de mettre en récit tout ce qu’on aime, sauf la musique, qui échappe
toujours. Car aux autres figures aimées, on peut attribuer la parole; les
Italiens (et surtout les Italiennes), tout comme Napoléon, peuvent parler,
et leur parler peut servir de matière à écriture. Mais la musique, elle, ne
parle pas; elle n’est jamais que ‘quasi parlando’ (‘Tempo I’, , ).15 C’est
pourquoi, à la différence de l’Italie stendhalienne, la musique ne pourra
quitter le domaine de ‘l’effet pur’, qui est aussi celui de l’irresponsabilité
face au langage.
On voit déjà dans ‘La Musique, la voix, la langue’ () l’effet dévas-
tateur de cette irresponsabilité de la musique sur le discours critique. Tout
discours de l’interprétation, dit Barthes, ‘repose sur une position de va-
leurs, sur une évaluation’ (, ). Le critique, aveuglé par l’idéologie scien-
tiste de notre époque, cherche le plus souvent à ne pas voir cette vérité
élémentaire, à cacher son évaluation derrière une apparence d’‘idéalisme’
ou de ‘scientisme’, la science et l’idéalisme étant des systèmes généraux
fournissant un point de vue qui paraı̂t non personnel, objectif, indifférent
aux valeurs. Mais cette objectivité, cette impersonnalité, cette généralité,
deviennent insoutenables pour celui qui entend bien la musique: celle-ci
doit se recevoir, non pas comme objet d’une science, mais comme objet
d’amour. Elle devrait donc susciter toujours immédiatement, non seule-
ment l’évaluation, mais la question de l’évaluation; elle devrait bien
détruire chez la critique l’illusion de son indifférence aux valeurs.
De cette indifférence des valeurs, la musique nous réveille. Sur la musique, aucun autre discours
ne peut être tenu que celui de la différence — de l’évaluation [. . .] le commentaire est insup-
portable [. . .] Il est donc très difficile de parler de la musique. Beaucoup d’écrivains ont
bien parlé de la peinture; aucun, je crois, n’a bien parlé de la musique, pas même Proust. La
raison en est qu’il est très difficile de conjoindre le langage, qui est de l’ordre du général, et
la musique, qui est de l’ordre de la différence.
15
‘The expression quasi parlando pointedly begs the question of metaphoric equivalence’, comme le dit
si bien Steven Ungar (‘A Musical Note’, Studies in Twentieth-Century Literature, (–), – (p.
)); or, la dernière réponse que donne Barthes à la question ‘Qu’est-ce donc que la musique?’, c’est
justement celle-ci: ‘peut-être que c’est cela, la valeur de la musique: d’être une bonne métaphore’ (,
).
LA MUSIQUE ET LES LETTRES CHEZ BARTHES
Si donc, parfois, on peut se risquer à parler musique, comme je le fais aujourd’hui, ce ne
doit pas être pour ‘commenter’, scientifiquement ou idéologiquement, c’est-à-dire
généralement — selon la catégorie du général — mais pour affirmer ouvertement, activement,
une valeur et produire une évaluation. (, )
‘Rien ne peut décider’: nous voici au cœur de la question qui doit hanter
tout discours critique et toute théorie du texte. Qu’est-ce qui permet de
juger de la fidélité, de l’adéquation d’une interprétation, d’une lecture, à
LA MUSIQUE ET LES LETTRES CHEZ BARTHES
son pré-texte, de savoir ce qui est là? Dans le cas de la musique perçue
comme signifiance, comme objet d’amour, la réponse est clairement: rien.
Jusqu’ici nous avons vu que les rapports entre musique et littérature
étaient, en fin de compte, toujours réversibles: chaque fois que la musique
était opposée, en un premier temps, à la littérature, nous ne tardions pas
à retrouver cette opposition au sein même de la littérature, qui absorbait
ainsi le caractère de la musique. Mais nous voici devant un cas limite. Si
le même mouvement devait se reproduire ici — et il est déjà esquissé par
la référence à Saussure — il faudrait en conclure ceci: la critique littéraire
a beau se vouloir idéaliste ou scientifique, elle doit être au fond évalua-
trice. Or, un discours évaluateur est en fin de compte toujours halluciné,
rien ne garantit son rapport au pré-texte; ce qui menacerait, tout au moins,
les valeurs les mieux ancrées de l’enseignement de la littérature dans nos
universités.18
Mais revenons à la musique. Il se peut donc que le seul discours pos-
sible sur la signifiance de l’œuvre musicale, celui qui la situe dans sa diffé-
rence par une évaluation amoureuse, soit condamné au solipsisme. Ce
serait un amour qui ne se partage pas, comme l’hallucination ne se partage
pas. A quoi bon, alors, lire un tel discours? que peut-il nous apporter?
A ceci, Barthes apporte une réponse d’une clarté admirable, qui ne
varie jamais; réponse présente dès son tout premier texte sur la musique,
écrit en . Il s’agit du compte rendu d’un concert donné au sanatorium
où séjournait Barthes, par trois amateurs. On comprend tout de suite que
le concert ne plut pas du tout à Barthes; l’interprétation des œuvres lui
sembla exécrable. Mais il ne le dit pas en toutes lettres, et il ne donne
aucun détail à ce sujet; mieux, il refuse d’en parler; car, selon lui, ‘la valeur
de l’interprétation importe peu quand il s’agit d’amateurs, et ce n’est pas
cela dont on doit rendre compte’ (, ). De quoi doit-on rendre compte,
alors? Barthes ne dira-t-il pas, trente années plus tard, il est vrai, que
c’est de la valeur seule qu’on peut parler en musique? Mais il n’y a pas
contradiction. C’est que la valeur dont il peut et doit parler ici n’est pas
celle de l’interprétation, c’est celle de l’activité. Le concert a pu être détes-
table; il serait sans doute prudent de ne pas en ‘discuter la valeur purement
musicale’; mais le travail qui y a conduit fut noble. ‘Il est juste d’apporter
un témoignage d’admiration à Mlle M.-P. Delaleux, à Joly et à Treffandier,
car leur entreprise avait de la grandeur. Je crois pouvoir affirmer que tout
le monde, ici, l’a senti, peut-être même les a-t-on enviés’ (, ). En clair:
ceux qui ont cru pouvoir jouir de la musique rien que par l’écoute en
furent pour leurs frais; ceux qui auraient espéré que le compte rendu fasse
18
Paul de Man — par des chemins fort différents il est vrai — arrive à une conclusion analogue: ‘Bar-
thes’s point never was that literature had no referential function but that no ‘‘ultimate’’ referent could
ever be reached and that therefore the rationality of the critical metalanguage is constantly threatened
and problematic’ (‘Roland Barthes and the Limits of Structuralism’, Yale French Studies, (), –
(p. )).
PETER DAYAN
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La Chambre claire (, ). Je tiens à remercier l’Arts and Humanities Research Board: c’est grâce à
un Research Leave Award que j’ai pu mener à bien ce travail.