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Analysons, pour ce premier cours consacré à Illusions Perdues les incipits respectifs
de chacun des livres qui forment la trilogie : Les Deux Poètes, Un grand homme de province
à Paris, et Les Souffrances de l’inventeur.
Plusieurs traces de l’évolution du personnage central, Lucien, sont perceptibles à la
comparaison des incipits de chaque « sous-roman » du grand ensemble d’Illusions Perdues.
Ce qui doit organiser notre réflexion comparative est tout d’abord les traces de la
présence du narrateur. Où sont-elles les plus fortes? Pour quelles raisons? Quelles sont les
spécificités (stylistiques en particulier) des trois textes? Notons les points communs et les
différences et tâchons d’en tirer un certains nombre de conclusion.
« A l'époque où commence cette histoire, la presse de Stanhope et les rouleaux à distribuer l'encre ne
fonctionnaient pas encore dans les petites imprimeries de province. Malgré la spécialité qui la met en rapport
avec la typographie parisienne, Angoulême se servait toujours des presses en bois, auxquelles la langue est
redevable du mot faire gémir la presse, maintenant sans application. L'imprimerie arriérée y employait encore
les balles en cuir frottées d'encre, avec lesquelles l'un des pressiers tamponnait les caractères. Le plateau mobile
où se place la forme pleine de lettres sur laquelle s'applique la feuille de papier était encore en pierre et justifiait
son nom de marbre. Les dévorantes presses mécaniques ont aujourd'hui si bien fait oublier ce mécanisme, auquel
nous devons, malgré ses imperfections, les beaux livres des Elzevier, des Plantin, des Alde et des Didot, qu'il est
nécessaire de mentionner les vieux outils auxquels Jérôme-Nicolas Séchard portait une superstitieuse affection ;
car ils jouent leur rôle dans cette grande petite histoire. »
Le cadre fictionnel et romanesque est clairement annoncé, dans la première phrase qui
ne déroge pas à la fonction de poser un traditionnel in illo tempore mettant immédiatement en
mouvement ce double rapport d’éloignement et de connivence avec le lecteur.
Ce sont cependant les détails techniques de la presse qui dominent l’ouverture du
premier chapitre des Deux Poètes (et par1 là même d’Illusions Perdues) : « la presse de
Stanhope » tout comme « les rouleaux à distribuer l’encre » sont des références qui font
appellent à des connaissances techniques précises, propres au monde de l’imprimerie.
Le passage des « presses en bois » aux « presses mécaniques » désigne déjà, en soi, le
passage d’une époque techniquement archaïque à celui d’une époque moderne, passage qui a
déjà eu lieu ailleurs, mais qui est différé à Angoulême, à cause du retard propre à la province
(thème qui, dans le dytique qu’il forme avec la modernité parisienne, organisera également le
roman).
Repérons les traces de la narration : « les petites imprimeries de province » peut a
priori sembler objectif, mais la seconde occurrence de la province est déjà connotée par
l’emploi d’un adjectif modalisateur (« L’imprimerie arriérée »). Ici, on reconnait la narration
balzacienne par un de ces thèmes de prédilection - cet écart propre à désigner la relation entre
la province et Paris.
On notera enfin, que le père de David est le seul personnage du roman à être
mentionné dans cet incipit. Les éléments de la diégèse à venir sont donc donnés au compte-
goutte avec notamment ce point déjà significatif de l’organisation du roman : c’est du côté de
1
« Inventeur anglais de la presse à bras en métal (Londres, 1753 - Kent, 1816). Troisième Comte de Stanhope,
libéral, philanthrope, admirateur de la Révolution Française, Charles Stanhope est également l’inventeur de la
machine à calculer. En 1792, il entreprend des recherches et des essais sur un procédé de clichage au plâtre. En
1795, dans la fonderie Haas, il met au point une presse typographique à bras en métal (fonte) pour le compte du
Shakespeare Printing Office, dirigée alors par le grand imprimeur anglais William Balmer. Plus tard, Charles
Stanhope apporte de nombreuses améliorations à sa presse, dont il augmente en particulier la surface de la
platine afin qu’une feuille au format courant de l’époque puisse être imprimée d’un seul coup. Il livre la version
définitive en 1807 et la commercialise. Aujourd’hui encore, beaucoup d’imprimeurs se servent de la presse de
Charles Stanhope pour le tirage de leurs épreuves. »
Cf. http://www.cavi.univ-paris3.fr/phalese/desslate/dico0877.htm (On notera comme le travail de Stanhope
préfigure celui de David, sujet du troisième volet de la trilogie d’I.P.)
David que l’histoire naîtra, tout comme elle se clôturera, Lucien s’avérant « limité » au cœur
de l’ouvrage. L’expression qui clôt cette ouverture : « cette grande petite histoire » est à la
fois lourde stylistiquement et tout à fait appropriée au roman. L’histoire de Lucien, comme
celle de David s’avère une grande histoire à relativiser en petite dans le cadre de l’histoire
plus vaste de la société. C’est dans ce va-et-vient perpétuel entre l’individu et la grande
histoire que s’ancre le projet de la Comédie Humaine.
Le narrateur intervient ici très longuement, dans une posture typiquement balzacienne
: l’explicitation du texte y est presque surabondante (cf. longueur du passage mis en italique)
et le narrateur se place en instance qui juge (« il eut le tort » […] « Un homme doit bien
étudier…»). On retiendra que le thème de la désillusion est très souvent central dans les
moments de longue interventions du narrateur (les adjectifs modalisent dans ce sens « ses
naïfs étonnements », « de s’être montré enfant, vain ou petit »).
Ce narrateur ne se limite pas au jugement, il devient conseiller, s’adressant alors au
lecteur à travers le triste exemplum de Lucien : « Un homme doit bien étudier une femme
avant de lui laisser voir ses émotions et ses pensées comme elles se produisent. » Ou encore :
« Beaucoup de femmes portent une si grande exagération dans leur culte, qu'elles veulent
toujours trouver un dieu dans leur idole ; tandis que celles qui aiment un homme pour lui-
même avant de l'aimer pour elles, adorent ses petitesses autant que ses grandeurs ». Dans ces
deux cas, on note l’utilisation d’un présent gnomique et un style tenant de l’aphorisme. Cette
écriture aphoristique a beaucoup été reprochée à Balzac, notamment pour ce qu’elle
interrompait la diégèse trop souvent, appuyant sur des points déjà clairs, comme pour
empêcher toute ambigüité de lecture. On est effectivement loin, avec le narrateur omniscient
balzacien d’une écriture de la suggestion, comme la focalisation externe de l’Etranger de
Camus ou les romans d’Hemingway le permettent; ce choix narratif implique une
subjectivité2 qui fonctionne parallèlement à la lucidité balzacienne dans la description du réel
- ces deux tendances contradictoires forment le cœur la spécificité stylistique de l’auteur.
Enfin, spécificité du style balzacien, la comparaison animale qui émerge ici est encore
sous le signe de la désillusion : « il se laissait aller à ses gentillesses de jeune rat sorti de son
trou. » On mettra en rapport cette comparaison peu flatteuse avec la première description de
Lucien, dans le livre précédent où il est comparé à un aigle. La chute du personnage y
apparait à la fois dans le symbolisme moral (animal noble/ignoble) associé respectivement
aux deux animaux et dans la verticalité de l’opposition (animal aérien/animal terrien).
Le lendemain, Lucien fit viser son passeport, acheta une canne de houx, prit, à la place de la rue d'Enfer, un
coucou qui, moyennant dix sous, le mit à Longjumeau. Pour première étape, il coucha dans l'écurie d'une ferme à
deux lieues d'Arpajon. Quand il eut atteint Orléans, il se trouva déjà bien las et bien fatigué; mais, pour trois
francs, un batelier le descendit à Tours, et pendant le trajet, il ne dépensa que deux francs pour sa nourriture. De
Tours à Poitiers, Lucien marcha pendant cinq jours. Bien au-delà de Poitiers, il ne possédait plus que cent sous,
mais il rassembla pour continuer sa route un reste de force. Un jour, Lucien surpris par la nuit dans une plaine
résolut d'y bivouaquer, quand, au fond d'un ravin, il aperçut une calèche montant une côte. A l'insu du postillon,
des voyageurs et d'un valet de chambre placé sur le siège, il put se blottir derrière entre deux paquets, et
s'endormit en se plaçant de manière à pouvoir résister aux cahots. Au matin, réveillé par le soleil qui lui frappait
les yeux et par un bruit de voix, il reconnut Mansle, cette petite ville où, dix-huit mois auparavant, il était allé
attendre Mme de Bargeton, le cœur plein d'amour, d'espérance et de joie. Se voyant couvert de poussière, au
milieu d'un cercle de curieux et de postillons, il comprit qu'il devait être l'objet d'une accusation; il sauta sur ses
pieds, et allait parler, quand deux voyageurs sortis de la calèche lui coupèrent la parole: il vit le nouveau préfet
de la Charente, le comte Sixte du Châtelet et sa femme, Louise de Nègrepelisse.
2
On ne peut reprocher cette comparaison comme anachronique : à des époques tout à fait diverses et parfois
bien antérieures à Balzac, on peut ce choix stylistique de l’écriture extrêmement objective de la focalisation
externe. Les sagas islandaises en fournissent un exemple éclatant. Certes l’influence des sagas islandaises sur
l’écriture romanesque française ne peut être invoquée, mais l’existence de cette littérature justifie en soi le fait
que la focalisation externe n’est pas une invention « postmoderne » qui naitrait nécessairement d’un rejet d’une
écriture subjective comme celle de Balzac.
Tonalité nettement différente dans cet extrait où la présence du narrateur est bien plus
discrète. Pas d’interventions directes, de jugements, ni d’aphorismes et pourtant, plus encore
que le texte précédent, cet ultime incipit nous montre la pertes d’illusions à l’œuvre autour du
personnage de Lucien. L’image de la chute qui était sensible dans la comparaison des
symboles animaliers de la partie précédente est réitérée différemment ici par la mention de la
« rue d’Enfer ». Une ambigüité subsiste cependant : l’enfer, c’est aussi ce qu’il quitte, c’es-à-
dire Paris.
Les pertes d’illusions sur l’argent et le luxe parisien du deuxième volet sont sensibles
ici non dans l’esprit de Lucien, mais dans sa situation même. En effet, le mirage de la fortune
s’est bel et bien évanoui : « dépensa que deux francs pour sa nourriture » ; il ne possédait plus
que cent sous ». Un élément narratif particulier met en valeur la construction romanesque : le
rappel du chemin parcourut dans l’autre sens (de la province vers Paris) montre la circularité
qui consacre l’échec du personnage3 : « il reconnut Mansle, cette petite ville où, dix-huit mois
auparavant, il était allé attendre Mme de Bargeton, le cœur plein d'amour, d'espérance et de
joie. » Mansle agit comme un repère, signe de l’échec mais aussi rappelle de la première
illusion majeure, celle de l’amour. On notera dans cette phrase, l’expression finale « le cœur
plein d'amour, d'espérance et de joie » qui calque presque4 les trois vertus théologales de la
première épitre aux corinthiens. Saint Paul y invoque la nécessité d’amour, d’espérance et de
foi; et c’est bien de foi au sens large qu’il manque à Lucien - foi en Dieu sans doute, mais
d’abord foi en lui-même, telle qu’en manifestera David dans l’adversité : quand tout
s’opposera et semblera lui indiquer l’échec de son invention, David continuera à chercher et
finira par trouver. Jamais Lucien, face à la difficulté n’agira de la sorte, préférant la vie de
luxe à celle de besogne lente et si peu romanesque que choisira son ami.
3
On notera que pour Mme de Bargeton, le retour à Angoulême ne tient pas de l’échec. Elle aura, au final montré
une capacité d’adaptation à Paris bien supérieure à Lucien, sachant revenir en province rehaussée par un mari
influent. Elle s’avère personnage moderne, aristocrate acceptant de se marier avec un roturier puissant, dont elle
sait qu’il symbolise et réalise la réussite plus que la petite noblesse provinciale.
4
Le calque est remarquable - la différence ne se situant qu’à un son près : joie/ foi.