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PARIYATTI
867 Larmon Road Onalaska,
Washington 98570 USA
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Pariyatti est un organisme à but non lucratif qui a pour


mission d’enrichir le monde :
v en diffusant les paroles du Bouddha
v an alimentant la quête de celui qui cherche
v en illuminant le chemin du méditant
Karma & Chaos
Là où la Psychiatrie,
la Science et la Méditation
se rejoignent

Dr Paul R. Fleischman

Traduit de l’américain

Rédacteur et coordinateur
de la traduction française :
Philippe Fromont

VIPASSANA RESEARCH PUBLICATIONS ✧ ONALASKA, WA, USA


VIPASSANA RESEARCH PUBLICATIONS
an imprint of
Pariyatti Publishing
867 Larmon Road, Onalaska, WA 98570
www.pariyatti.org

Les deux essais : « L’action thérapeutique de Vipassana » et « Pourquoi je


m’assois » ont été publiés pour la première fois par la Buddhist Publication
Society du Sri lanka en 1986, puis réédités. Reproduit 1990, 1995.
ISBN 955-24-0070-8
© 1986 by Paul R. Fleischman
Les deux essais : « La Méditation Vipassana : Guérir celui qui guérit » et «
L’expérience de l’impermanence » ont été publiés pour la première fois par le
Vipassana Research Institute en Inde, en 1991, puis réédité en 1995.
ISBN 81-7414-009-3
© 1994 by Paul R. Fleischman
L’essai « Karma & Chaos » a été écrit en collaboration avec Forrest D. Fleischman.
Titre original : Karma and chaos :
new and collected essays on vipassana meditation.
First collected edition 1999 – Vipassana Research Publications – Paryatti
Publishing.

Toutes les photographies, couverture incluse, sont de Forrest D. Fleischman.


First Collected Edition, 1999 (paperback), Reprinted 2005
PDF eBook (français) 2015

ISBN 978-0-964948-45-7 (print)


ISBN 978-1-928706-69-4 (PDF eBook)
ISBN 978-1-938754-80-7 (PDF French eBook)
ISBN 978-1-938754-82-1 (Mobi French eBook)
ISBN 978-1-938754-83-8 (ePub French eBook)
© Paul R. Fleischman, 1986, 1994, 1999
Tous droits réservés. Reproduction, traduction, reprise entière ou
partielle de cette publication ne peuvent être réalisées, sous quelque
forme que ce soit, sans l’autorisation écrite et préalable de l’éditeur.
Pour Rick et Gair
en souvenir très cher
de toutes nos randonnées
de nos intenses dialogues
de Jake et de son plateau
de Miss Minnie et de son gâteau
et de notre amour partagé
à mettre en mots la vérité.
La version française de Karma & Chaos a pu être réalisée début
2006 grâce à un vrai travail d’équipe. Je tiens à associer tous/toutes
les étudiants(es) de S. N. Goenka qui ont bénévolement jeté toute
la force de leur enthousiasme dans le partage des tâches, que ce
soit en coordonnant, en traduisant ou en relisant, à la réussite de
ce projet.
Philippe Fromont
Table des matières

 9

 15
17
45
67
85
119
133

 171

 173


Préface

Huit Novembre 1998 : Je suis en train de conduire un cours de


méditation dans la lignée dont fait partie mon maître, au centre
Vipassana du Nord-Ouest des USA. Quarante personnes sont assi-
ses ici dans ce hall de méditation, et pourtant tout est si calme que
je peux saisir la moindre syncope dans le rythme imposé par les
gouttes de pluie qui tombent des nuages du Pacifique. Ces étu-
diants Vipassana me semblent si nobles, tout absorbés qu’ils sont à
conserver leur calme et leur rectitude.
Ils forment un ensemble disparate : fermiers, médecins, étudiants,
mères de famille, et forestiers, tous accueillis gracieusement à ce
cours. Assis en face d’eux les yeux ouverts, j’observe leurs rangs
immobiles, et reconnais en eux, non pas seulement les individus
qu’ils sont, mais aussi la vague bordée d’écume d’un flot d’êtres qui
s’écoule à travers le temps, d’une ère à une autre. Chaque individua-
lité se lève, perdure un moment, puis disparaît, et à sa suite surgit
d’autres individualités : un flot continu de méditants silencieux qui
frémit et s’écoule à travers le monde, siècle après siècle, disposant
leur trame dans la masse de l’humanité, déployant leur ruisseau cla-
potant d’harmonie, de compassion, d’amour et d’équanimité. Sans
qu’ils-elles fassent un seul mouvement, leur flot sourd des pro-
fondeurs de commencements invisibles, s’avance telle une vague
immobile, et vient à ma rencontre. Moi aussi je souhaite entrer dans
le courant.

II

L’intention de ce livre est d’inciter le lecteur-la lectrice à chemi-


ner sur le sentier de la méditation Vipassana. Ce livre est lui-même


karma & chaos

un produit dérivé de l’énergie de Vipassana, et de l’enthousiasme


des Éditeurs des Publications Paryiatti, déterminés à rendre l’accès
à ces essais plus facile pour le lecteur occidental.
Quatre essais de ce volume circulent parmi les étudiants de médi-
tations depuis de nombreuses années. Certaines réimpressions ont
vu le jour en Inde et au Sri Lanka. Tout le long de ces années, ces
articles ont été accueillis avec chaleur par des lecteurs du monde
entier, d’origines très diverses, qui ont raconté comment ces écrits
auront conforté leur enthousiasme, leur auront permis de clarifier
certains points, de se remotiver. La demande pour de tels essais
n’a jamais cessé d’être vive. Malheureusement, ils restaient l’apa-
nage d’une minorité de « connaisseurs ». Ayant décelé leur pouvoir
catalytique, Vipassana Research Publications se consacra à la tâche
de porter à l’attention d’un public occidental plus large les qua-
tre essais d’origine, et quelques-uns plus récents. On m’incita à
vaincre mes doutes et à écrire de nouvelles choses, en concentrant
particulièrement mon regard sur les nouvelles légions d’étudiants
de Vipassana, laïcs des deux sexes, aptes et responsables, qui pra-
tiquent la méditation dans un contexte de vie professionnelle et
domestique, et dont la vision du monde est fondée sur l’approche
scientifique, et non pas sur les approches traditionnelles.
« Pourquoi Je M’assois » décrit le peu de réalisme qui teintait
mes motivations de départ et ma perception originelle de la médi-
tation. Cet essai a ouvert toutes grandes les portes à ceux qui sont
convaincu que trouver sa voie ne commence pas forcément dans la
sagesse, mais plutôt dans une cuisine personnelle alliant faiblesses
humaines et hautes aspirations. Un étudiant de Vipassana me dit
un jour : « J’ai été vraiment heureux de trouver quelqu’un qui soit
d’accord de jeter des faits aussi embarrassants sur le papier, sans
aucune censure. » La voie elle-même a modifié ce que je suis depuis
la rédaction de cet essai en 1982, mais celui-ci nous rappelle à juste
titre que ce sont de modestes individus qui maintiennent la roue de
Vipassana en mouvement.

10
préface

Les trois essais suivants de ce livre, écrits sur une période d’en-
viron quinze ans, portent sur les plateformes d’échange entre la
psychiatrie et la psychothérapie d’une part, et Vipassana d’autre
part. Les professions d’aide psychologique (psychiatrie, psycho-
logie, assistance sociale, soins médicaux, écoute spécialisée, etc.)
représentent sans doute la plus grande proportion parmi les métiers
pratiqués par les étudiants de Vipassana aux USA et au Canada. Ces
articles abordent la façon dont Vipassana intervient dans la santé,
ses relations avec la vie personnelle des praticiens, ses points com-
muns et ses frontières avec les démarches psychothérapeutiques,
et ce qui en fait la spécificité. J’espère que ces écrits inciteront un
nombre toujours plus grand de thérapeutes à pratiquer Vipassana,
et participeront non seulement au maintien de la communication
entre professionnalisme et méditation, mais aussi de la distinction à
conserver dans leurs particularités et finalement, de leur pureté. Ce
sont là des terrains fertiles où ces deux mondes se recoupent. Mais
ils occupent également des espaces radicalement divergents.
L’essai suivant, « L’Expérience de l’Impermanence », s’efforce de
dégager quelle est la prise de conscience à laquelle Vipassana donne
accès. Il décrit ce qu’on peut espérer expérimenter par la médita-
tion, et de la pertinence de celle-ci dans le monde d’aujourd’hui. La
méditation n’est pas juste faite pour les ermites qui ont pris racine
au pied d’un arbre. L’univers au-delà du Soi peut être appréhendé
directement et peut donner son sens à toute situation, que l’on soit
dans un bureau de Seattle ou dans une cuisine du Massachussetts,
que l’on soit en train de se marier ou qu’on soit en fin de vie.
Pour finir, l’essai « Karma & Chaos », écrit en collaboration avec
Forrest D. Fleischman, est le plus long de tous, le plus difficile, et
sans doute celui qui est le plus près du cœur de l’auteur. S’il n’est
pas nécessaire à tout un chacun de s’adonner à de telles cogita-
tions pour se développer dans Vipassana, il aborde néanmoins des
aspects qui auront été vitaux pour moi dans mon développement
spirituel, ce qui risque fort d’être également le cas pour nombre de

11
karma & chaos

pratiquants de Vipassana des XXe et XXIe siècles formés à l’esprit


scienti­fique. Je suis moi-même un produit du scepticisme intellec-
tuel et scientifique et il m’est impossible de prêter allégeance à quoi
que ce soit auquel je ne puisse déceler un sens. L’extase éthique au
cœur de la vision pénétrante, de Vipassana, et le rôle qu’elle joue
dans une conception cohérente du monde, ont été le moteur et
l’instigation de mon progrès personnel. Vipassana ne se contente
pas de nous changer profondément ; Vipassana transforme égale-
ment la façon dont nous appréhendons la réalité, nos relations avec
elle, et nous rend par là même plus rationnels et plus réceptifs à
une vision plus profonde, plus spirituelle des dimensions causales
et interdépendantes de celle-ci. Cette vision précisément n’aurait
pu prendre corps sans les concepts et la lucidité de mon coauteur.

III

La composition des essais de ce livre aura évolué avec le temps :


quand j’ai écrit « Pourquoi Je M’assois », j’étais le parent d’un nour-
risson. Quinze plus tard, c’est à deux, en collaboration, que nous
avons écrit « Karma & Chaos », tous deux pratiquants de la médi-
tation.
J’ai écrit ces essais à titre de donation, en adressant particulière-
ment ma gratitude à tous ceux et celles parmi mes amis qui auront
planté des clous, posé des toitures, soudé de la plomberie et cuisiné
dans le cadre des centres de Vipassana, alors que je ne faisais que
m’asseoir sans jamais rien construire. Ces écrits ne sont astreints à
aucun droits ni royalties, ma part étant redistribuée pour promou-
voir la connaissance de Vipassana dans le public.
Beaucoup sont ceux qui m’ont aidé sur la voie, et j’ai reconnu
mes dettes à leur égard en d’autres ouvrages. Je suis persuadé qu’ils
peuvent ressentir leur propre sollicitude, leur humour ou leur amitié
émanant en retour depuis ces pages. En particulier, je voudrais de
nouveau exprimer ma gratitude pour l’aide reçue de mon Vipassana

12
préface

¾cariya, S. N. Goenka, dont le rôle dans ma vie est au-delà de toute


éloge ; Rick Crutcher, éditeur, ami et soutien ; Bhikkhu Bodhi, pour
avoir publié deux de ces essais dans la collection « The Wheel » de
la « Buddhist Publication Society », Susan K. Fleischman, partenaire
dans le Dhamma, que je révère et chéris ; et Forrest D. Fleischman,
mon complice en modèles conceptuels, scepticisme, et émerveille-
ment. Nous avons descendus ensemble bon nombre de rivières. Le
foyer auquel Ulysse revint a été transformé à jamais. Pour se sentir
chez soi là où n’existe aucun foyer, il nous faut une carte et une
boussole, de la confiance dans nos capacités, dans nos compagnons
de route, et l’amour des plus larges fleuves, des ciels plus ouverts.
On abandonne tous les campements, dès le point du jour.

Dhamma Kuñja, la Forêt du Dhamma


Novembre 1998

13
Prologue
Un lien sacré

Un lien sacré unit la raison et la foi. L’étudiant sur la voie pro-


gresse en combinant intelligence, logique et quête, avec espérance,
persévérance et respect. Semblables à la lune et au soleil, la science
et la méditation apportent toutes deux la lumière.
Un lien sacré unit le terrestre au transcendant. Seuls la recon-
naissance et l’engagement dans le monde en souffrance peuvent
nous faire entrevoir ses limites.
Un lien sacré unit l’individu à la voie. Ce n’est qu’en se joignant
à son histoire, aux gens qui la parcourent et à ses processus qu’une
personne peut plonger dans l’expérience à laquelle mène la voie.
Grâce aux relations, nous avançons sur le chemin.
Un lien sacré unit les bâtisseurs d’un monde dédié à la vérité
et à l’harmonie. Ils émergent dans le même cercle de clarté, ayant
partagé l’envol de leur évolution tout au long de leur voyage dans le
temps. Maintenant, ensemble, ils méditent. Leur foyer est un havre
de paix pour autrui ; la proue d’un bateau qui traverse adroitement
l’océan ; une lampe dans l’obscurité.

15
Pourquoi Je M’assois

La première chose que j’ai faite ce matin a été de m’asseoir pen-


dant une heure. Cela fait vingt ans que je fais cela régulièrement et
j’ai passé maintes soirées, journées et semaines à la même occupa-
tion. Le mot anglais « meditate » avait jusqu’à récemment un sens
assez vague, se référant à l’une ou l’autre activité telle que la pen-
sée profonde et intense, ou la prière, ou encore la contemplation
religieuse. Récemment, le terme « méditation » acquit une pseudo-
spécificité : « T.M », relaxation profonde ou conditionnement des
ondes alpha, avec certaines connotations comme des références à la
religion hindoue (mantras, gourous, et états de conscience altérée).
« S’asseoir » est un mot des plus courants, qui nous renvoie à des
concepts aussi variés que volaille, ennui ou sagacité, par conséquent
nous pouvons l’utiliser comme un point de départ suffisamment
neutre pour expliquer pourquoi j’ai passé des milliers et des milliers
d’heures à « m’asseoir », et pourquoi j’ai fait de cette activité le cen-
tre de ma vie.

J’aimerais bien me connaître. On se doit de remarquer ici que


nous passons d’ordinaire la majeure partie de notre vie à étudier,
contempler et manipuler le monde qui nous entoure, alors que le
regard structuré de notre pensée, au mieux de sa concentration, est
très rarement tourné vers l’intérieur. Ce refus doit être à la mesure
de notre anxiété, notre peur ou notre réticence. Voilà qui me rend
encore plus curieux. La plus grande partie de notre vie est consacrée
à des fonctions tournées vers l’extérieur, qui nous détournent de
l’observation de nous-mêmes. Cette idée fixe, endurante et conti-
nue, persiste indépendamment de nos besoins de survie, tels que

17
karma & chaos

nourriture, chaleur et même plaisir. À chaque seconde, nous nous


accouplons à des visions, des goûts, des paroles, des mouvements ou
des stimuli électroniques, jusqu’à ce que nous tombions mort. Il est
étonnant de constater que nombre d’activités ordinaires, par exem-
ple fumer une pipe ou contempler un coucher de soleil, s’orientent
vers une attention soutenue aux réalités de notre propre vie, pour
finalement s’en écarter.
Il ne s’agit donc pas d’une intrigue intellectuelle, d’une com-
promission avec la célèbre maxime platonique qui me pousse à
m’asseoir, mais plutôt d’un besoin d’expérimenter, de comprendre
pourquoi moi-même et mes compagnons d’humanité sommes-
nous tous axés sur nos stimuli, fondamentalement hors-contrôle,
vivants, certes, mais uniquement par le biais de nos réactions. Je
veux savoir qui est cette personne vivante, je veux l’observer telle
qu’elle est ; et non pas telle qu’elle semble être alors qu’elle barbote
d’un événement à l’autre. Bien sûr, cela va m’être utile dans mes
activités de psychiatre, sans aucun doute, mais mes motivations
sont bien plus fondamentales, personnelles, existentielles.
Je suis intéressé par le fonctionnement de mon esprit, ainsi que
de mon corps. Avant même d’avoir développé l’habitude de m’as-
seoir, je me suis penché sur mon être et j’ai fait usage de mon corps
dans le monde, par exemple pour saisir un stylo ou fendre du bois.
Mais je n’avais jamais observé systématiquement, rigoureusement
mon corps, ni comment celui-ci ressent les choses ; pas seulement
d’un coup d’œil rapide et distant, comme à l’ordinaire, mais cette
fois moment après moment, sans interruption, des heures, des
jours durant. Je n’avais pas non plus consacré mon énergie à obser-
ver l’influence réciproque de l’esprit et du corps dans les états de
fatigue et de repos, de faim, de douleur, de détente, d’excitation, de
léthargie ou de concentration. Ma quête de connaissance n’est pas
seulement objective et scientifique. Cet ensemble corps et mental
sont le récipient de mon existence. Je veux en boire le nectar, et si
nécessaire sa lie, mais je veux en intégrer la connaissance avec une

18
pourquoi je m’assois

intensité organique similaire à celle qui pousse l’oie des neiges à


faire un voyage aérien de plusieurs milliers de kilomètres chaque
printemps et chaque automne.
Il me semble que les forces de la création, les lois de la nature,
dont le mental et le physique émanent, doivent être à l’œuvre en
moi-même, dans l’instant, continuellement, et chaque fois que je
fais l’effort de les observer. La création dans l’action se doit d’être
la cause originelle et continue de mon existence. J’aimerais connaî-
tre ces lois, ces forces, celui qui m’a façonné ; j’aimerais observer
cette création continue, et si possible même en être un participant
actif.
Newton a fondé la science moderne sur les prémisses d’un monde
unique et continu, de l’existence d’un ordre absolu, une panoplie de
lois qui gouvernent la terre et le ciel ; donc, en suivant cette grande
tradition, qui rejoint également les anciennes religions de l’Inde, je
pars du principe que la physique à laquelle les étoiles répondent est
la même que pour mon corps. Les lois de la chimie et de la biologie,
calquées sur celles de la physique, sont également uniformes, et se
retrouvent dans la nature toute entière. Puisque ces lois opèrent en
continu, partout, uniformément, qu’il n’existe ni réserves ou sanc-
tuaires où elles ne seraient pas effectives, j’en déduis que des lois
éternelles et inflexibles sont à l’œuvre en moi-même, m’ont créé,
me créent en ce moment même, que ma vie est l’expression de ces
lois dans un enchaînement en continu de cause à effet, avec tout
ce qui était auparavant, tout ce qui viendra, et tout ce qui existe
simultanément. Et ceci, à savoir l’étude des voies de la création et
la conscience que j’en puis avoir, est à ma portée, pour autant que
je reste conscient et capable d’apprentissage, vivant dans l’attention
portée à ce champ d’investigation.
Même si je demeure fréquemment incapable d’observer vraiment
les niveaux les plus radicaux de la réalité, il n’en reste pas moins que
les phénomènes mentaux et physiques qui me bombardent peuvent
être prédits par les lois de la nature, et doivent me servir de labora-

19
karma & chaos

toire d’étude. Je veux pouvoir chanter comme un oiseau, comme un


être humain. Je dois grandir et flétrir, tel un arbre, tel un homme.
Je veux m’asseoir en compagnie de mon esprit et de mon corps
alors qu’ils projettent et agitent autour de moi et en moi la matière
d’humanité fabriquée et ordonnée par la matière et les lois qui gou-
vernent les galaxies et les roitelets des murailles.
Puisque l’harmonie qui est en moi est d’entrée tellement mer-
veilleuse et douce, tellement irrésistible que son goût me séduit,
alors même que je ne peux me contraindre à furtivement l’aperce-
voir, je veux m’asseoir, déterminé à écarter tout frémissement de
distraction, toute trame de préoccupation vulgaire. S’asseoir c’est
se reconnaître en tant que manifestation en devenir des principes
universels de la vie. Voilà un projet passionnant et sans fin. Que
j’espère même pouvoir continuer à poursuivre au moment de scru-
ter du regard le tunnel de la mort. Cette connaissance est pour moi
d’une grande force, et c’est aussi un plaisir immense.

II
Je m’assois à cause de mon appréciation de la vie de chaque jour,
pour elle et avec elle. Les grands poètes chantent la chose ordinaire,
imprégnée de révélation ; mais je sais à quel point ma propre vie
cède avec facilité et trop souvent à la distraction, à l’irritation, à une
étroitesse de vue. Je ne veux pas manquer ma vie de la façon que j’ai
une fois manqué un avion à l’aéroport de New York. On pourra
trouver amusant, ridicule que j’aie besoin d’une technique, d’une
pratique, d’une discipline, tout simplement pour me libérer des
rêveries et des soucis… mais j’en ai besoin ; et je m’incline devant
cette ironie en faisant ce que je dois pour arracher de mon esprit les
préoccupations éphémères, pour m’éveiller à des aubes plus nom-
breuses, pour voir l’enfant en moi s’extraire de la mouvance de ses
transformations.
Cela peut paraître paradoxal que je doive travailler si intensé-
ment pour être en paix avec moi-même, mais c’est bien le cas. Et

20
pourquoi je m’assois

je suis de plus en plus convaincu qu’« être en paix » n’est pas un


état mental, mais un état mental et physique, chose apprise en
m’asseyant, en vivant, en m’asseyant et vivant. Au cœur de ma vie
quelque chose de réceptif s’abreuve. La simple beauté des choses
ne cesse de m’inonder. Je vis pour cette attraction et je construis
ma vie autour d’elle. Et pourtant elle ne cesse de m’échapper. Je
peux bien essayer de revenir en force en menant de spectaculaires
voyages. En Inde, ou vers les lacs des Montagnes Rocheuses perdus
dans les arbres… mais cette sorte de beauté à couper le souffle n’est
qu’un interlude, un signe de ponctuation. Cela me rappelle ce sur
quoi j’ai tenté de mettre l’accent dans ma vie – mais, à l’instar d’un
point d’exclamation, son usage est limité.
La phrase, claire et certaine, sentence de mort ou sentence
d’amour, se terminent toutes deux sur un vulgaire point. La beauté
contenue dans une simple phrase affirmative peut se comparer avec
le regard que l’on jette par-dessus les bidonvilles de Montréal afin
d’apercevoir la lune qui nous offre une opposition avec Vénus dans
l’obscurité à quatre heures au petit matin. Je ne décris pas ce que
l’on recherche ou construit, mais ce que l’on découvre quand les
murs s’effondrent. Il en va de même quand je marche dans la forêt
d’automne, que je randonne parmi les monts et les crêtes de gneiss
et de schiste du Vermont, et que je ne comprends plus soudain
si ces tambourinements que je perçois sont dus à des battements
d’aile d’une perdrix ou bien ceux de mon cœur, malmené par la
dernière escalade. C’est une expérience qui a force de métaphore
également. Parfois nous ressentons notre corps, notre existence, et
les battements qui nous permettent de les reconnaître. Nous absor-
bons une dimension de la réalité qui est la même dedans et dehors,
une pulsation intérieure, répondant à des lois précises. Le diapason
de ma vie résonne en phase avec le monde de la vie.
Accepter cela, de la façon qu’une mère accepte en cadeau de son
enfant un biscuit ramolli et à moitié mangé, requiert dans mon cas
un cadre de travail, une matrice dans mon organisme que, toute

21
karma & chaos

simple qu’elle paraisse, me manque tout bonnement. Reconnaître


cela requiert une préparation du physique. Je m’assois pour ouvrir
mes pores, ceux de ma peau et ceux de mon esprit, à la vie qui m’en-
toure intérieurement et extérieurement, si possible plus fréquem-
ment, à défaut de tout le temps, telle qu’elle se présente au seuil de
ma porte. Je m’assois pour faire l’expérience d’une façon d’être en
paix, réceptif, une façon d’apprécier l’ordinaire et l’inévitable. Par
exemple, le plancher qui s’enfonce dans la chambre à coucher bis-
cornue que je partage avec mon épouse. Ou mon fils de deux ans en
train de tirer une bûche à la fois, pour m’aider à empiler le bois dans
la nouvelle neige de Janvier.

III

Je sens le besoin d’un gouvernail, d’une quille, d’une technique,


d’une méthode, d’une façon de conserver le cap. J’ai besoin de plus
en plus souvent de self-control ininterrompu (mais sans inhibition
restrictive et étouffante). Il me semble que la meilleure façon pos-
sible de vivre sa vie d’être humain est de vivre sur une étroite passe-
relle à la manière d’un pont sur un torrent népalais ou d’un sentier
surplombant le Grand Canyon, en équilibre entre deux gouffres.
D’un côté se trouve le désir, de l’autre est la peur. Il est fort possi-
ble que ce soit mon travail de psychiatre avec des individus somme
toute normaux, qui néanmoins sont ballotés comme des toupies de
gauche et de droite par des forces intérieures, qui me rende si sensi-
ble à ces abîmes à même d’expédier des secousses sismiques capables
de transpercer ces existences apparemment solides. Mon existence
d’ailleurs prête suffisamment le flanc à de telles observations.
S’asseoir est, entre autres choses, la pratique du contrôle de soi.
Assis, on ne se lève pas, on ne bouge pas, on ne fait pas d’argent, on
ne réussit pas un examen, on ne reçoit pas de coup de fil rassurant.
L’entraînement militaire, les leçons de violon, la faculté de méde-
cine aussi sont des chemins dont le but est le self-control, dans le

22
pourquoi je m’assois

sens d’une organisation restrictive. Ce qui diffère avec la méditation


est le contrôle de soi autour de valeurs spécifiques. Ici l’observation
remplace toute action. Quel intérêt y aurait-il, tout en consacrant sa
vie à cette pratique, à s’abandonner à des rêveries érotiques ou à des
envies compulsives de promotion sociale et reconnaissance socia-
les ? Naturellement, ces choses ne vont pas manquer de se produire.
Elles font partie de la comédie humaine. Les incontournables codes
moraux, les Dix Commandements, n’auraient pas proliféré dans les
cultures du monde sans la pléthore et multitude de compulsions
qui nous habitent.
L’invective du moraliste, le sermon, par contre, m’ont toujours
paru bien faibles. Il est possible que cette réticence ne soit rien
d’autre que la manifestation des mes chevaux sauvages et de mes
escargots. Il me faut un microscope toujours sous la main, toujours
neuf, pour scruter mes désirs afin d’y apercevoir mon amour, pour
scruter mes anxiétés afin d’y percevoir ma confiance. Qu’est cette
sensation tellurique, minérale, sinon le centre de mon identité ? À
l’opposé, quelle importance cette excitation plaisante a-t-elle puis-
qu’elle disparaîtra, tôt ou tard ? Quels sont ces personnages de théâ-
tre qui déambulent devant le miroir de mon âme, jour après jour,
une année après l’autre, et qui sont ces clowns qui s’approprient le
devant de la scène pour cabotiner ?
Une heure passée à s’asseoir est une chose. De plus longues
périodes, c’en est une autre. Une fois par an, sous la conduite d’un
enseignant, je m’assois dix jours durant, toute la journée. Ce type
de pratique entraîne nécessairement la souffrance physique. Faire
face à la douleur est devenu une part régulière, nécessaire de ma
vie. Cela convient à la plupart des êtres humains : les travailleurs,
les pauvres, les infirmes, les malades, ceux qui ont froid, ceux qui
ont faim, à travers le monde entier. Cependant il n’y a pour moi ici
aucun choix, aucun sentiment, aucune identification qui relève du
masochisme. Je ne fais que regarder une autre facette de moi-même.
Alors que spontanément j’essaye d’éviter de souffrir, une certaine

23
karma & chaos

sagesse, qui s’élève un peu plus haut qu’une contraction du genou,


me souffle ceci, à travers les mots de Socrate : « … la douleur et le
plaisir ne sont jamais présent simultanément chez une personne,
et pourtant celui qui recherche l’un ou l’autre sera forcé d’accepter
son opposé ; ils sont comme deux corps, mais qui ne possèderaient
qu’une seule tête. » (Phaedon)
Jusqu’où suis-je d’accord d’aller quand j’assume correspondre à
mes prétentions ? Jusqu’à quel point suis-je d’accord de m’identi-
fier, de m’intégrer à ce corps hurlant qui doit être nourri, reposé,
mis dans une certaine position qui convienne exactement, au risque
de l’entendre vagir intolérablement ? Je m’assois parce que je recon-
nais ce besoin de self-control qui ne fasse pas de grand discours ou
piétine mes penchants, ce besoin qui par contre peut sublimer le
désir en amour, et la douleur ou la peur en confiance.

IV

L’amour, comme je le comprends, n’est pas une émotion, mais


une organisation d’émotions. Ce n’est pas une chambre, mais une
demeure ; ce n’est pas un oiseau, mais un vol migratoire. C’est une
structure d’émotions, une méta-émotion. Cela se pose en faux par
rapport à l’amour compris en tant que débordement sentimental
d’attachement, ou en tant que sexualité romantique. M’asseoir m’a
permis de trouver l’amour, de vivre par l’amour, ou tout au moins
de vivre d’avantage par l’amour. Cela m’a aidé à devenir vivant en
tant que mari, père, psychiatre, citoyen, dans le cadre et limites de
ma personnalité et de mes capacités. Cela m’a ouvert en grand par
delà mes positions sentimentales du passé et mes connaissances
morales et rationnelles. Cela m’a également conféré un outil, une
pratique, une activité capable d’exprimer l’amour. Pour moi il s’agit
à la fois d’un pied de biche et d’une colle.
Ainsi qu’Erik Erikson l’a écrit, il n’y a que l’« ambivalence qui
puisse rendre l’amour porteur de sens, ou même possible. » En

24
pourquoi je m’assois

d’autres mots, ce n’est que parce que nous sommes à la fois sépa-
rés et unis que l’amour existe. Si nous n’avions pas d’existence
individuelle, pas de moteurs exclusifs, il n’y aurait qu’un monde
homogène et liquide, dénué d’émotion, inapte à la connaissance,
à la manière d’un doigt sur une main. À l’opposé, si nous étions
séparés de manière inéluctable il n’y aurait que de froides étoiles
fonctionnant en autonomie, coexistant dans un espace mort.
Il me semble que le sens à donner à l’amour est l’organisation des
émotions humaines en ces états complexes lors desquels, paradoxa-
lement, coexistent séparation et fusion, individualité et immersion,
être et non-être. Il n’y a que l’individu qui puisse aimer ; et il n’y a
que celui qui a cessé de l’être qui puisse aimer. S’asseoir m’a aidé
à développer ces deux pôles. S’asseoir m’ouvre comme une huître
quand je me retrouve bloqué ; et lorsque je chute, tel un morceau
détaché du tout, cela me recolle à la bonne place.
S’asseoir me repousse aux limites des efforts que j’oriente vers
moi-même ; cela mobilise mon orientation, entière et délibérée, et
pourtant cela sape toute manœuvre portant à me protéger ou sim-
plement à me définir. Cela construit mon « moi » en même temps
que cela le détruit. Tous les débris de mémoire, d’espoir, d’aspira-
tion, de peur s’engouffrent dans la brèche. Je ne peux plus préten-
dre m’identifier à un ensemble sélectionné de mes souvenirs ou de
mes traits de caractère.
Si l’on observe tous ces contenus mentaux, sans y réagir, ceux-
ci deviennent acceptables et peuvent être reconnus comme partie
intégrante de moi-même (car ils sont là, dans mon esprit, juste en
face de moi) ; mais en même temps ce sont des phéno­mènes-dans-
le-monde qui sont impersonnels, liés à une causalité, objectifs, qui
se déplacent sans interruption, sans repos, à travers l’écran de mon
existence, sans effort, sans contrôle, sans moi. Je peux alors aper-
cevoir, accepter d’avantage de ce qui compose ma vie intérieure, en
même temps que j’échappe partiellement à ces forces qui tentent
de me contrôler. À l’instar d’une tempête ou d’une colombe, elles

25
karma & chaos

sont les personnages de théâtre de la nature, qui traversent ce ciel


intérieur unique. La complexité du mental s’élève de la définition
cosmétique de soi-même, tel un tourbillon d’un tas de poussière.
Simultanément, la détermination et l’endurance que je dois déployer
pour ne rien faire qu’observer se développe comme des muscles que
l’on entraîne. Naturellement, au-delà de sa source – notre assise,
avec la répétition de ce mélange de tolérance et de fermeté, apparaît
une transposition vers nos relations humaines.
Il y a peu de chose que j’aie vu chez les autres (après tout c’est
mon travail quotidien d’écouter) que je n’aie décelé en moi-même
quand je m’assois. Mais je reconnais aussi la nécessité de travailler,
de s’entraîner, de se restreindre. Dépendance, solitude, sensualité,
épuisement, faim, pétulance, perversion, avarice, envie et orgueil
sont de vieux amis. Je peux les saluer ouvertement et chaleureuse-
ment chez mes proches, parce que je les connais de l’intérieur et je
ne peux donc les condamner sans me condamner moi-même. J’ai
également appris à atteler et chevaucher leur énergie. Pour aimer,
je m’efforce de saisir la complexité de ma propre psyché en même
temps que j’essaye d’appréhender la réalité complexe d’autrui.
Je connais mon épouse depuis des décennies. Nous avons eus
nos premiers rendez-vous, avons nagé ensemble ; nous nous som-
mes mariés, disputés, nous avons voyagé, construit des cabanes,
acheté des maisons, mis au monde et changé des couches ensemble.
Pour faire court, nous sommes parvenus à l’ordinaire et à l’omni-
présent. Dans un monde où l’on compte trois milliards d’humains,
cet exploit s’élève au même rang que l’érudition, et ne devrait pas
avoir d’influence sur le fait que je m’assoie. Et pourtant c’est bien
le cas. Même l’inévitable est fragile. Je suis, nous sommes émous-
sés par des remerciements, des louanges sans vergogne. Par contre,
quand la vie est tranchante, cela nous aiguise.
Je m’assois et la vie se meut à travers moi ; ma vie conjugale
fait de même. Cette sphère également prend son tour devant le
témoin, solitaire et implacable, de mon existence, et de ses intermi-

26
pourquoi je m’assois

nables enchevêtrements. Homme marié, je m’assois tel un bateau


mouillant au port, loin de mon égoïste médiocrité, là où les vents
de mes contrariétés et de ma colère ont tout le temps de se calmer.
Je m’assois, tel celui qui reçoit une généreuse et chaleureuse ondée
qu’on a le temps de savourer. Je m’assois, telle une courge, une
citrouille, avec ma propre vie à déposer sur la table de quelqu’un
d’autre, une vie relativement fibreuse et très modérément sucrée,
mais néanmoins volumineuse. Je m’assois tel le bœuf, membre
d’une paire, qui doit tirer un charroi empli de chevaux à bascule,
d’automobiles, et de vérandas qui doivent être repeintes. Je m’as-
sois tout en me reconnaissant d’avance en ce vieil homme du futur,
malade, qui attend la seule personne encore capable d’attention, ou
encore cette autre à venir, dont la voix est capable, pour une heure
encore, de renvoyer la mort de l’autre côté du rideau d’hôpital.
Je m’assois tel l’homme ordinaire, aux envies ordinaires, et tel ce
rêveur qui construit un rêve commun, avec les briques d’un destin
partagé. Je m’assois, seul dans ma vie, de toute façon.
Que je suis fortuné de posséder cette grotte, ce sanctuaire, cette
poêle à frire, ce caillou, et ce miroir de l’assise, dans lesquels je vais
pouvoir forger, laisser tomber, hisser, toucher et laisser s’échapper
mon amour, sans me perdre. S’asseoir est la boussole qui me per-
met de croiser dans les eaux de la vie conjugale. C’est également
le cordon avec lequel je piste le renard en route vers le poulailler.
Vivre relève d’une profonde pulsion, mais c’est un dur labeur. On
ne peut le mener à bien tout seul ! Il existe de nombreuses maniè-
res de recevoir de l’aide, et beaucoup également pour en distribuer.
Martin Buber a dit que les hommes et les femmes ne peuvent aimer
sans avoir une troisième pointe permettant la stabilité d’un trian-
gle : un dieu, une tâche, une vocation, ou un sens au-delà de leur
individualité dyadique. Qu’en est-il de deux êtres qui ne connais-
sent que l’étoile polaire ?
On trouve une plaisanterie dans la bande dessinée « Peanuts » :
« J’aime l’humanité. C’est seulement les gens que je hais. » Je pense

27
karma & chaos

que l’amour est concret, et abstrait. S’il ne s’agit que d’un senti-
ment général et sans forme distincte, cela reste une platitude, un
vœu pieux, un rempart érigé contre toute implication réelle. C’est
bien cela qui sonne creux dans l’« Amour ! », pieux et dévot que l’on
entend chez certaines églises, certains martyrs. Mais si l’amour se
limite au concret, à l’immédiat, au personnel, il reste du domaine de
la possession, de l’appartenance, du matérialisme, du narcissisme.
C’est l’amour paternaliste qu’on ressent pour sa maison, ses voi­
tures, sa famille. Ce que je comprends est que l’amour pour être
vrai doit se répandre dans les deux sphères. S’il chevauche les ailes
de l’idéal, il s’élance pour emporter avec lui tous ceux qu’il croise
sur sa route.
Je m’assois pour mieux aimer ma femme, ces amis et ces cama-
rades en compagnie de qui je fais route ne serait-ce qu’une seule
journée lors d’un vol nous menant de l’inconnu vers l’inconnu. Il
est difficile d’aimer celle avec qui mon destin est emmêlé au plus
près, dans ces moments où je ne voudrais rien d’autre que mettre
en pièce les corridors de ce destin. Mais il est facile de l’aimer quand
nous rajoutons mutuellement du sucre dans notre tasse de thé. Il
est facile de ressentir de l’affection pour ces amis que je rencontre
lors de week-ends consacrés à la vie familiale et aux activités de
plein-air. Il est difficile de laisser nos vies, notre santé, nos finances
se confondre. Une telle amplitude menace la sécurité de chacun.
Et il est encore plus difficile de placer cette manière d’être en tout
premier lieu, pour me mettre en jeu et en danger encore et encore.
Vais-je garder tout mon argent ou puis-je le mettre en risque en
tablant sur de généreux principes ? Vais-je étudier le texte approuvé
par les autorités, ou dois-je chanter par cœur ? Quand je m’assois,
l’argent ne m’est pas d’une grande utilité. Les louanges s’évaporent.
Mais le ton donné par les cordes de mon cœur, pour le meilleur et
pour le pire, je ne peux y échapper. Je m’assois pour me ligoter au
mât, afin d’écouter plus avant la chanson de l’amour insaisissable et
inévitable.

28
pourquoi je m’assois

Un nourrisson paraît fragile ; mais si vous oubliez de le nourrir


ou le tenez à l’envers, vos tympans vont bientôt devoir faire face à
une terrifiante colère ! La colère a son origine dans l’instinct primal
de survie de l’organisme, et l’entretient. Et pourtant combien elle
nous cause de tourments dans la vie de tous les jours, sans par-
ler des relations sociales à grande échelle ! Le comble de l’inanité
serait sans doute de s’asseoir, tout en colère. Quel intérêt à bouillir,
impuissant ? Je m’assois afin de grandir, pour devenir quelqu’un de
meilleur, pour apercevoir les banales colères croître et décroître, les
disputes en lesquelles je mets beaucoup de poids le jeudi matin pâlir
et disparaître le jeudi soir. Je m’assois afin de n’avoir d’autre choix
que de remettre de l’ordre dans ma vie, la restructurer, la repenser,
en vivant avec justesse, pour permettre à ma médiocre colère de
s’orchestrer à l’avance et se transformer en flexibilité, coopération
ou capacité à saisir d’autres points de vue. S’asseoir m’aide à trans-
cender l’enfant irritable, turbulent qui est en moi.
Mais cela ne résout que la périphérie du problème. Je ne suis
plus en colère à cause de mes langes. Je suis en colère parce que
mes votes et mes impôts ont été détournés afin d’opprimer d’autres
nations ; je suis en colère car je serai jugé toute ma vie sur la base
d’examens à choix multiples ; je suis en colère car on ne fait pas
cas de la recherche et parce que le dogme est utilisé pour imposer
un point de vue d’une seule religion ; je suis en colère parce qu’on
détruit des montagnes dans le seul but de fabriquer des cannet-
tes jetables de boisson gazeuse. Je m’assois également, alors, pour
exprimer ma colère, et la forme d’expression est la détermination.
Je m’assois avec force, volonté, et quand la douleur s’accroît, avec
quelque chose qui ressemble à de la vaillance, de la véhémence.
M’asseoir me permet d’endosser une authentique colère.
Je me suis assis plus de quinze heures par semaine pendant des
années, et au moment où on me demande comment je trouve le

29
karma & chaos

temps de le faire, comme cela arrive souvent, je décèle qu’une partie


de ma détermination à viser ce but est la colère, une colère qui ne
peut autoriser les paysages de collines boisées et les pâturages de
montagne de ma psyché à être passés au bulldozer de la T.V., de la
nourriture sans qualités nutritive, des infos montées de toutes piè-
ces, d’une socialisation en veste de tweed, de pédantes archives de
la connaissance, ou encore de rassemblements faits pour renforcer
ma loyauté envers des chefs, des états, des dieux et des investitures.
Les voix du troupeau ne vont pas facilement me tirer de mon auto-
nomie, profondément révérée, ni de mon parler honnête, à l’image
d’une cabane en pleine forêt, car j’ai accumulé de la pratique dans
ce genre de fermeté. La colère d’un enfant est l’étincelle qui fera
la force de l’adulte. Je peux rester vrai envers moi-même, matu-
rité en plus, être volontaire sans être velléitaire, en m’asseyant avec
la même résolution que l’on trouve dans cette chanson de Woody
Guthrie : « Don’t you push me, push me, push me, don’t you push
me down ! » (Ne me pousse, ne me pousse, ne me pousse pas, ne me
pousse pas vers le bas !)

VI

La façon dont je comprends cette pratique disciplinée sur toute


une vie, est qu’il ne s’agit pas exactement de religion, mais ce n’est
pas non plus pas une religion. En ce qui me concerne, je n’ai d’at-
taches avec aucune écriture, aucun dogme, aucune hiérarchie ; je
ne me suis astreint à aucune restriction dans mes activités intellec-
tuelles, ou dans mon autonomie politique. Je n’ai fui aucune réa-
lité déplaisante en construisant quelque mythe. Par contre, je suis
devenu beaucoup plus conscient du rôle inextricable de la foi dans
ma pratique.
La foi que j’ai découverte en moi n’a rien d’idéations aveugles,
irrationnelles, sans substance, velléitaires. Pour adopter la clarifica-
tion des termes par Paul Tillich, qui fait autorité en la matière, on

30
pourquoi je m’assois

peut appeler toutes les idéations ci-dessus des « croyances ». J’espère


que le fait de m’asseoir m’a aidé à me débarrasser des ces croyances
encore mieux que ma formation scientifique a pu le faire. La foi
n’est pas non plus ce pour quoi je vis (mes buts, mes choix per-
sonnels, mes engagements et mes amours…). Tout cela est idéaux,
visions, goûts… c’est très important, mais ce n’est pas la foi. La
foi est ce par quoi je vis, ce qui recharge mon existence. La pile, la
pompe cardiaque, de mon devenir. Ce n’est pas l’autre rive, mais
le bateau. Ce n’est pas ce que je sais, mais le pourquoi de ce que je
sais. C’est dans le présent bien plus que dans le passé et le futur, et
c’est ma réaction la plus authentique, la plus totale, une réaction qui
vient des tripes, plus profonde encore que mes entrailles. Tillich a
défini la foi comme l’ultime de ce qui fait sens pour une personne,
c’est le socle tellurique de ce que, tout compte fait, nous prenons
vraiment au sérieux. J’aimerais décrire la foi, comment j’ai décou-
vert qu’il s’agissait de la faim primale de mon existence.
La faim trouve sa source dans mon corps. Elle existait avant ma
vie mentale et psychologique, et peut très bien les précipiter dans
le plus parfait chaos. Je ne me nourris pas parce que je crois en
ceci, j’espère cela, ou bien parce qu’une autorité me prescrit telle
chose ou que j’ai lu telle autre. Je me nourris parce que j’ai faim.
Mon corps est un système dynamique, métabolique, un échangeur
d’énergie qui incorpore constamment, retravaille, refaçonne… c’est
la vitalité intrinsèque à toute vie, celle d’un chêne, d’un chevreuil
ou d’un humain. La créature que je suis consomme, retravaille, puis
crée une nouvelle vie émotionnelle, spirituelle.
Ce n’est pas ce que je digère mais le processus ordonné en moi,
apportant cohérence et direction à cet organisme en devenir, qui
constitue la foi.
La foi n’est pas quelque chose que j’ai (par ex. : « je crois ! ») ; c’est
ce quelque chose dont je comprends qu’il m’a déjà été donné, le
postulat à la base du « je ». Je le découvre ou le reçois non pas en
une seule fois, mais par intermittence et en continu. Ce n’est pas

31
karma & chaos

un ensemble de pensées et il ne fournit aucune réponse concrète et


réductible. Qui suis-je ? Qu’est-ce que la vie ? D’où vient-elle ? Où
va-t-elle ? Je n’en sais rien. À propos de ces importantes questions,
je n’ai aucune croyance. Et pourtant, le jour n’est pas encore venu
de voir cet étrange oiseau dérangé de son perchoir !
Je m’assois avec une neutralité ardente. Pourquoi ? Je ne pour-
suis pas cette activité dans le but de recevoir des réponses sur la
base desquelles je vais pouvoir construire ma vie. Elle est ma vie.
Le squelette n’a pas pour but d’être le support des muscles et de
la peau (Dans la pensée scientifique également, la téléologie, une
pensée dirigée vers un but, ne conduit nulle part. Qui connaît le but
de l’univers ? Et donc, quel est le but pour une quelconque partie
de celui-ci ?) Je me nourris, je lis, je travaille, je joue, je m’assois.
Si je ne possède aucune croyance intellectuelle qui me permette de
donner un sens à ma journée, à ma personne, à ma vie, à mon dîner,
de toute façon, je mange ! Habituellement avec plaisir.
Je ne suis ni existentialiste, ni Marxiste, ni anorexique. La faim
est un acte de vie spontané en moi. La faim, dans mon existence
exige également d’être satisfaite quotidiennement. La nourriture
que j’absorbe devient mon propre corps ; la subsistance que j’ab-
sorbe se transforme en ce processus en devenir qui est le « moi ».
Afin que je puisse vivre, être alerte, observateur, en paix avec moi-
même et les autres. Vibrant de changement continu, immuable : j’y
découvre le support à mon passage dans ce monde incandescent,
astreint aux mêmes lois.
Je comprends que je ne suis vivant qu’en habitant le corps de la
vie ; c’est là un fait scientifique. Physiquement, je suis conscient
d’être le produit d’autres existences : mes parents, mes ancêtres.
Je respire l’oxygène créé par des plantes si bien qu’en inspirant et
expirant, je suis un tube relié à la vie toute entière de la bio­sphère,
un minuscule et dépendant numéro. Par la digestion et le méta-
bolisme, je bio-transforme les molécules créées par les plantes et
les animaux, ce que j’appelle nourriture, en d’autres composés bio-

32
pourquoi je m’assois

chimiques avec lesquels je façonne cette forme que j’appelle mon


corps, lequel est refaçonné, constamment, continuellement, tel un
nuage. Et cette forme tôt ou tard cessera sa régénération pour dis-
paraître, de la même façon qu’elle s’était développée à partir de cau-
ses, de forces naturelles.
Il m’est facile de comprendre cette description de la réalité phy-
sique dans son évidence scientifique. Mais ma personne, ma réalité
psychologique, est elle aussi un produit de certaines causes : ce que
l’on m’a enseigné, ce que j’ai expérimenté, des croyances culturel-
les, des forces sociales. Ce réseau ininterrompu de causalité (physi-
que, biologique, psychologique, culturelle) qui connecte le passé au
futur, à travers la contemporanéité est l’océan dans lequel la bulle
de ma vie flotte un moment. La mort d’une bulle aussi éphémère
doit être inévitable. Cependant, tant qu’elle existe, je peux ressen-
tir à quel point cet être respirant, pulsant, vivant, résonnant de
l’échange entre passé et futur avec les êtres et les choses (transférer
et connaître) est chargé de vie.
La foi qui sous-tend ma pratique n’est pas dans mon esprit. Elle
est plutôt la corrélation psychologique de ce qui anime. Je n’ex-
périmente pas la foi comme une pensée, mais comme une couleur
mentale envahissante à même de guider la force d’émergence ascen-
dante. En m’asseyant, je peux reconnaître, assumer, devenir ce bour-
donnement primal d’énergie. C’est rétrospectivement, à haute voix,
que je nomme cela « la Foi ». Quand je souffre d’ennui, de douleur,
de paresse, de distraction, de soucis, je me retrouve à m’asseoir, de
toute façon. Ce n’est pas que je croie que c’est une bonne chose,
ou que cela va me conduire au paradis, ni parce que j’ai une force de
caractère particulière, non. Ma vie exprime tout simplement sa tra-
jectoire. Toute masse est énergie. C’est Einstein qui l’a démontré.
Ma vie possède une lueur, et je m’assois dans la lumière.

33
karma & chaos

VII

M’asseoir m’a permis de voir et m’a incité à reconnaître le rôle


que la mort a déjà eu à jouer, continue de jouer dans ma vie. Toute
créature vivante sait que la somme totale de ses pulsations a une
limite. Enfant, je me demandais ; qu’étais-je avant de naître ? Que
serai-je après la mort ? Pour toujours, combien de temps cela dure-
t-il, et quand cela s’arrête-t-il ? Le collégien qui étudiait l’histoire
savait que tout héros doit mourir ; j’ai pu voir les couleurs des empi-
res se modifier tel un ressac sur les cartes des mes livres. (Pas moi !)
Comment pouvais-je décider que l’impermanence n’était pas la loi
suprême ? Je peux toujours essayer de dissimuler ce fait derrière
ma jeunesse (les premières rides, d’abord autour des yeux, et les
tempes qui grisonnent) et une assurance-vie. Mais il n’existe pas de
cachette pour lui échapper.
Chaque journée finit dans l’obscurité ; certaines choses doivent
être faites aujourd’hui ou bien elles ne verront jamais le jour. Voilà
qui est amusant : au lieu de saper mon appétit, de provoquer une
nausée (plutôt due à une sauce française un peu trop riche qu’à
cause de véritable philosophie), la tombée de la nuit, de sa pression,
m’aide à chérir la vie. N’est-ce pas là pour l’homme l’observation
la plus édifiante, la plus universelle ? Je m’efforce d’abattre chaque
coup de masse le plus exactement possible, afin de le fendre, à l’en-
droit où le bois noueux de chêne montre quelque faiblesse. Je choi-
sis pour ma lecture chaque livre avec précision et raison. J’entends,
dans l’appel à m’occuper de mon enfant, à l’aimer, à prendre soin
de la piste forestière dont l’entretien m’échoit, la note cristalline
du devoir. Je m’assois à l’aube du jour et le jour passe. Une aube
nouvelle, mais la série est limitée, alors je me jure dans ma chambre
intérieure de ne pas en gaspiller un seul.
Le fait de s’asseoir m’assujettit solidement au fait psychologique
que la mort est la porte de la vie. Aucune puissance au monde n’est
capable de me sauver. Puisque je suis conscient de la mort, et donc

34
pourquoi je m’assois

effrayé, je passe l’épaule pour être sûr de ne pas vivre d’automa-


tismes et de réactions à la manière des animaux, et non plus pas-
sivement, en marchandant, comme un enfant qui ferait semblant
d’avoir un père qui le surveille. Mais tout au contraire en faisant des
choix conscients, en prenant des décisions : de quoi sera constitué
chaque moment transitoire de mon existence ? Je n’ignore pas que
mes pétales contiennent en leur corole une volatile luminosité. Mais
pour en conserver l’idée chaque fois que nécessaire, cela requiert
que, d’ordinaire distrait, l’esprit se confronte constamment à la
limite, au métronome de l’appréciation : la mort.
Je m’assois parce que savoir que je dois mourir enrichit et épure
mon existence. Il me faut donc sortir de mes sentiers battus et
rechercher la discipline et la stabilité qui me sont indispensables
pour être capable d’y faire face. Pour pouvoir embrasser la vie, je
dois d’abord échanger une poignée de main avec la mort. Et pour
cela, je dois pratiquer. Chaque fois que je fais acte de m’assoir, je
dois mourir à une activité centripète, abandonner une distraction,
céder une gratification annoncée. C’est la vie maintenant, comme
elle vient. Un jour cette concentration austère va se révéler extrê-
mement, vraiment utile. Et c’est déjà le cas.

VIII

Je m’assois pour être moi-même, indépendant de tout jugement,


le mien ou celui des autres. J’ai passé un grand nombre d’années
de ma vie à être évalué, jaugé. D’abord à l’école, puis, extension
logique, parmi mes cercles d’amis et dans ma vie sociale. J’eus
beau m’efforcer de combattre cette forme d’addiction, je me suis
retrouvé inévitablement accroché. Comme cela arrive souvent, mes
parents m’ont peigné et brossé avec les règles de la comparaison,
par sollicitude, sans doute : j’étais bon dans ceci, ou bien pas bon,
ou bien aussi bon que… ou meilleur, ou pire, ou le meilleur, ou
vraiment pas bon du tout.

35
karma & chaos

Aujourd’hui je découvre en m’asseyant toute l’absurdité à vou-


loir réussir en se comparant aux autres. Ma vie consiste en ce que
je vis vraiment, et pas en ces évaluations qui flottent au-dessus de
ma tête. S’asseoir permet d’éluder cette voix intérieure parasite, qui
y va de ses commentaires de rédac’ chef, pour pouvoir fouiller en
profondeur dans la réalité de l’instant. J’ai fait de gros progrès pour
devenir la taupe idéale, un sac-à-dos vide, un jeune garçon dont
la journée d’école vient d’être annulée inopinément. Qu’y a-t-il à
gagner ou à perdre quand je m’assois ? Qui puis-je battre, qui pour-
suivre ? Il n’y a que ce jour présent, concret, rien d’autre, qui me
parvienne sur le plateau du matin, qui crépitât d’étincelles.
Cela me soulage de me sentir vraiment chez moi en moi, avec moi.
J’ai moins à me plaindre. Quand discussions, espoirs et aspirations
personnelles ne se réalisent pas comme je l’entends, cela se fait plus
facilement, et rarement, parce que le fait de discuter, d’espérer, et
de faire porte déjà en soi la victoire. Je me suis assis sans béquilles,
sans accessoires, sans confort, sans contrôle sur l’environnement,
et j’ai observé qui je suis quand il n’y avait ni personne ni chose
pour me fournir des indices. Il m’est arrivé de m’asseoir, de ne rien
demander, de n’avoir besoin de rien, et de me sentir satisfait. Il se
trouve que mon échine et mes mains n’ont pas la même turges-
cence. Quand je perds l’équilibre, je tombe plutôt à la manière d’un
chat que d’une latte à tuile. Quand je m’assois, personne, ami ou
ennemi, ne peut me procurer ce dont je manque, ou me dérober ce
que je suis.
Donc, tout au long de chaque jour que je vis, je peux m’orienter
afin de devenir le compagnon avec qui je m’assiérai lors de ma pro-
chaine session. Aucun commentaire, en bien ou en mal, venant de
quiconque ne peut venir interférer entre ma propre confrontation
de qui je suis et les faits observés. Je ne suis pas aussi mauvais que
je le pensais… et bien pire. Mais sans aucun doute je bourgeonne
et j’existe vraiment. C’est un plaisir de repousser les pulsions avi-
des, pour permettre à de petites ridules de courir à la surface. Et

36
pourquoi je m’assois

je m’assois également pour être membre de la communauté, avec


d’autres bulbes de printemps. Je me sens comme une feuille dans
une forêt caduque : spécifique, petit, fragile, tout seul face à mon
destin, et pourtant vibrant en compagnie d’une multitude vaste et
murmurante.

IX

S’asseoir c’est une réponse aux conditions sociales et historiques


qui me sont propres, et c’en est une expression. Bien que la voie
que je pratique, très ancienne et transmise de personne à personne
depuis plus de deux millénaires et demi, ne manque pas d’être utile
et d’avoir tout son sens sous une multitude de conditions diverses,
si j’ai recherché et étudié cette pratique, c’est pour des raisons qui
me sont propres.
Une des forces les plus puissantes à avoir modelé ma vie pour
lui donner la forme qu’elle a aujourd’hui, c’est la Deuxième Guerre
Mondiale. Dont la fin coïncide, quasiment au jour près, avec ma
naissance. Ce fut une toile de fond omniprésente dans la percep-
tion du monde pour mes parents et d’autres adultes autour de
moi. Elle laissait très peu de place à l’espoir. Le seul état d’esprit
rationnel semblait être la peur, la seule position rationnelle sem-
blait être l’auto-défense. Des hommes cultivés, civilisés venaient
de s’engager dans une entreprise d’un sadisme total, calculé et
concerté, dans des proportions qui échappaient à l’entendement.
La victoire de la bonté nous avait apporté, par réaction, le mal : les
armes nucléaires. La perspective du monde que l’on m’enseignait
et que j’absorbais était de travailler dur dans mes études, ne pas
gaspiller mon argent, et construire pour moi un univers protec-
teur, en utilisant les outils culturels du libéralisme, de la raison et
de la science en guise de socle sur lequel construire anxieusement
un fief pour une vie de famille personnelle. Ce n’était que dans
cet espace privé que la douceur de l’affection et les aspirations

37
karma & chaos

idéalistes pouvaient se révéler. J’ai fait ça le mieux que j’ai pu, et


cela a partiellement fonctionné.
Et pourtant on m’avait encouragé, jusqu’à ce que cela devienne
mon choix délibéré, à passer mes étés dans les bois, faire l’appren-
tissage des chevreuils à queue blanche, les moustiques, la liberté
et les canoës. Dans l’environnement, me semblait-il, d’une bonté
primale et moniste que j’attribuais aux choses de la nature et à ceux
qui vivaient proches de celle-ci. Je lisais Thoreau comme d’autres
lisaient la Bible. Ce monde de torrents glacés courant sous l’ombre
des ombellifères, et les prophètes extatiques vantant celui-ci me
semblaient les antidotes aux existences anxieuses, blafardes, enfer-
mées dans les conventions, peuplées de fantômes que je trouvais
dans mon environnement immédiat. Me déplaçant entre ces deux
mondes, j’appris à dialoguer entre terreur et extase, entre survie
et prudence, ce qui me remplit d’une urgence à trouver la voie du
milieu. Cela motiva la recherche qui me conduisit finalement, à tra-
vers une exploration intense dans le monde du collège, de l’école de
médecine et l’entraînement à la psychiatrie, vers l’art de « s’asseoir »
tel que l’enseigne S. N. Goenka, un maître de méditation Vipassana
avec qui ma femme et moi avons suivi un premier cours en 1974
près de New Delhi. Ces dix jours passés à ne rien faire d’autre que
de se concentrer sur la réalité de la structure physique et mentale,
de moment en moment, avec attention et équanimité, me donnè-
rent ironiquement à la fois l’occasion d’être plus absolument seul et
isolé que je ne l’avais jamais été auparavant, ainsi que celle de m’af-
filier à une tradition, une voie, soutenue, manifestée, expliquée et
transmise par une personne vivante. Je suis continuellement recon-
naissant à Goenkaji de m’avoir transmis cette technique.
La méditation Vipassana a été préservée en Asie depuis deux
mille cinq cent ans, depuis sa découverte par le Bouddha historique
Gautama. Sa technique de vie a été étiquetée « Bouddhisme » par
les intellectuels occidentaux, mais il ne s’agit pas d’un « isme », d’un
système de pensée. Il s’agit d’une pratique, d’une méthode, d’un

38
pourquoi je m’assois

outil pour des êtres vivants. Pour le pratiquant, cet enseignement ne


signifie pas la fin de la quête. À mon sens, il procure une boussole,
une longue-vue, une carte pour des voyages ultérieurs. Sur la base
de la pratique quotidienne, combinée à des retraites intensives au
cours des années, j’y vois l’alliance de l’autonomie et de l’héritage,
appartenance au groupe et poursuite solitaire. Avec mes jumelles
Vipassana, je puis partir à la recherche de l’oiseau insaisissable.
Avant de recevoir les instructions me permettant de m’asseoir,
mon périple de vie était essentiellement intellectuel. J’avais trouvé
dans les conférences et les livres une source d’inspiration, des sug-
gestions, de l’habileté, mais aussi de l’ambigüité. On pouvait dis-
penser des conseils, on pouvait discourir, on pouvait écrire. Mais
s’asseoir pour moi permet de prendre pied, de s’asseoir pour quel-
que chose, pas seulement avec des mots, mais avec mon esprit, mon
corps, ma vie. Voilà une voie qui conduit par étapes, protégé par
l’enseignant, l’enseignement, la technique et la pratique, au plus
profond de la lumière et de l’obscurité en moi-même, l’Hitler et le
Bouddha en moi, l’enfant effrayé par un monde d’holocauste qui
voyage dans un bus en hiver à travers les rues sombres de la cité,
et le jeune homme qui, a grands pas et le sac sur le dos vagabonde
sous les pins de Douglas formant des cathédrales ensoleillées, qui
en hurlant ou en gémissant, passe en revue tout le vocabulaire des
potentiels humains, du sadisme à l’amour.
Je peux maintenant voir que je porte avec moi le fouet et les
bottes du tortionnaire, que je souffre avec celui qui est nu, que je
bois aux torrents de la montagne avec les poètes et les explora-
teurs. Toutes ces vies sont en moi. Et je trouve des moyens, sou-
vent cachés et symboliques, d’exprimer au grand jour ces potentiels
psychologiques dans ma vie quotidienne. Tout ce que je suis sur-
git de l’universellement humain. Je m’exprime, je suis ma propre
causalité lorsque les conditionnements du monde coulent à travers
moi. J’aperçois ce fait quand je m’assois aussi clairement que je sai-
sis l’impact de l’histoire et l’inspiration d’une vision. Je m’assois en

39
karma & chaos

confrontation délibérée avec tout ce qui m’a été imposé, m’a poussé
à réagir, et par réaction, à me modeler.
La vie commence dans un chaos de conditions. Simplement réagir
à ces conditions construit des limitations ; la conscience attentive
aux conditions, et la réponse consciente qu’on leur oppose, pro-
duisent la liberté. Cette limpidité dans mes choix me permet, après
l’assise, de revenir à l’action avec plus de netteté dans le regard, plus
de concentration, vecteur d’une vie de connaissance, plus empathi-
que.
S’asseoir, en soi, transforme mes motivations à m’asseoir. Ayant
commencé mon périple aux circonstances historiques qui me sont
propres, j’ai reçu le don d’une technique utile en des millions de
circonstances au long de milliers d’années. Ayant commencé mon
périple sur des bases individuelles, il m’a été donné d’apercevoir des
perspectives intemporelles pour élargir mon point de vue. Ma quête
est individuelle, mais pas unique. La transmission de cet outil a
rendu mon travail possible. Parce que d’autres ont aussi commencé
leur quête en vue d’une vie humaine plus pleine, parce que d’autre
suivront ces traces, ma propre fragilité, mes propres turpitudes,
peuvent acquérir un sens puisqu’elles sont le terreau que je dois
utiliser pour grandir. Et mes propres efforts, pour grands qu’ils me
paraissent, restent dans l’ombre d’autres efforts, bien plus grands
que les miens.
Je peux fleurir tel un buisson dans une forêt infinie, pendant un
cycle de vie sans fin. Fleurir, pour un être humain, c’est dévelop-
per la science de l’observation honnête qui rend possible une image
authentique de l’humanité à naître. Même issu du conditionnement
nihiliste et d’effroi qui est le mien, sans le confort que confèrent
de simples croyances, conscient de la méchanceté et de la haine
phénoménales que porte en soi l’âme humaine, de ses guerres qui
peuvent causer le massacre de dizaines de millions de personnes,
je peux être, je serai, une expression de foi insatisfaite. Je ne peux
faire beaucoup, mais je peux lancer mes racines profondément dans

40
pourquoi je m’assois

ce qui est vrai, comment faire pour le voir, et comment le trans­


mettre.
En réponse au sens irrésistible du mal, de la peur, de l’absence de
signification et de tendances individualistes qui sont le propre des
temps où je vis, et en réponse à l’espoir, l’idéalisme et le sens impré-
gné d’éternité de ma jeunesse, j’ai appris à m’asseoir afin de mieux
me porter témoin de ce que j’ai découvert de plus authentique. Cela
m’aide à appliquer dans la vie ce qui n’avait été auparavant qu’une
confiance inconsciente. Cela m’aide à exprimer quelque chose
capable de guérir, d’utile (à la fois dans ma vie privée et profession-
nelle), et ayant un sens pour moi, malgré d’apparemment absurdes
conditions, parce que ce quelque chose relie à l’universel. Cela me
met en contact avec le profondément humain qui est présent dans
chacun de mes gestes, dans chaque action d’autrui, dans chaque
relation directe. Cela en retour m’a permis de rejoindre la danse
fertile de la nature. Je pratique la connaissance de moi-même, et
j’en fais l’atelier qui va me servir toute la journée. J’évite de mesurer
les événements à l’aune de ma vie de vermisseau. J’oublie fréquem-
ment le temps, et par là, je rejoins l’histoire.

Je médite dans la solitude pour perdre mon sentiment d’isole-


ment. Ce qui est le moins noble en moi remonte à la surface de
mon esprit et me pousse à être plus que je n’étais. C’est dans l’obs-
curité de mon être profond que je trouve la véritable source de mon
appartenance.
Freud déclara que le fondement de la peur humaine est la peur
d’être castré. Ceci, ressentait-il, est une peur plus forte que celle
de la mort elle-même. Je comprends que redouter la castration
revient à redouter la souffrance physique, la mutilation du corps,
ainsi que le rejet social, l’ostracisme, la perte de l’appartenance, la
possibilité de procréer, de s’inscrire dans la continuité du cycle des

41
karma & chaos

générations. De fait, les deux plus grandes difficultés auxquelles j’ai


été confronté, pendant mes périodes d’assise pendant des heures
et des jours durant, étaient la souffrance physique et la perte de
la position sociale qui semblait m’être réservée et méritée au sein
de la communauté humaine. Une douleur qui commence dans les
genoux et le dos peut se répandre dans le corps tout entier comme
un incendie qui n’en finit pas de brûler. La protection acquise par
l’appartenance calculée à une société confortable et les récompen-
ses qu’on en retire, s’évanouissent au cours de ces heures doulou-
reuses qui n’en finissent plus.
J’imagine les autres options qui s’offrent à moi : une maison plus
agréable, des vacances d’hiver sous les tropiques, le respect témoi-
gné par mes collègues m’écoutant parler, tandis que je fais l’ascen-
sion de l’échelle professionnelle. J’imagine les crises financières que
je suis moins prêt à surmonter. J’imagine l’humiliation du rejet qui
écrase les réfugiés issus de la pauvreté ou du racisme, ou de n’im-
porte quelle forme d’impuissance, tout cela faisant partie de mon
héritage et peut-être de mon avenir (et de l’héritage et de l’ave-
nir de chacun si l’on regarde suffisamment loin). Pourquoi suis-je
assis ici ? Une grive sautille sur une branche basse à la lisière d’une
clairière, entonnant un chant triomphal, bousculant la paix du soir
en Vermont. Je comprends et je demeure. Je suis l’héritier et celui
qui transmet, inondé des dons de ceux qui ont aimé et laissé leur
empreinte ; et cette posture silencieuse et rayonnante est le chant
de mon espèce.
La méditation m’aide à surmonter mes terreurs les plus profon-
des. Je suis plus libre de vivre à l’échelle de mon cœur et de faire
face à toutes conséquences, mais également de récolter les fruits de
cette authenticité. Une grande partie de ce que j’appelais douleur
était en vérité solitude et peur. Grâce à cette observation, cela passe
et se dissout. Les vibrations de mon corps fredonnent le chant qui
ne s’entend que lorsque l’aube et le crépuscule sont simultanés, ins-
tantanés, continus. Il me semble que l’énergie d’un effort sérieux

42
pourquoi je m’assois

est un tout petit prix à payer pour entendre cette musique inté-
rieure, cette musique fertile du cœur de la vie-même.
Ce fut ma chance, en cheminant, de trouver et de suivre de nom-
breux amis qui, tels des champignons dont on a trop longtemps
négligé l’observation, résistent à toute tentative de les arracher de
la souche qu’ils occupent : leurs racines ont pénétré jusqu’au bois
de cœur. Au contact de ceux-ci, j’ai aperçu la lueur de deux lam-
pes : dévotion et intégrité. Et voici un plaisir à ajouter au reste, je
pense que ce fut même parfois une nécessité : pouvoir s’asseoir avec
mon épouse à mes côtés. Même les étoiles se déplacent en constel-
lations.

XI

Je m’assois pour trouver la liberté mentale. J’ai été assez chan-


ceux de pouvoir penser de façon rationnelle, logique, scientifique,
dans une culture où le glaive de la survie est la pensée tendue vers
l’agressivité. Mais même Socrate, le grand apologue de la Raison,
rétablissait l’équilibre en affichant un égal respect pour la connais-
sance des mythes et de la poésie. En fait, maints dialogues socrati-
ques traitent des limites de la logique et du rôle essentiel tenu par
le mythe. Quand je m’assois, un million de pensées m’assaillent,
mais en entretenant le lien avec les traditions transmises depuis les
grands maîtres de l’Inde antique, je m’efforce de les laisser toutes
passer, tels les nuages, telle l’eau, tel le temps. Inutile de le dire, il
m’arrive de me laisser piéger et je me retrouve à tournoyer autour
d’un point comme un cerf-volant coincé en haut du plus haut
rameau d’un arbre. Mais en fin de compte l’ennui, l’épuisement, la
force du mental ou la pénétration (le vent !) me libère et je m’en-
vole de nouveau.
M’asseoir me permet de retrouver la piste d’un esprit fluctuant,
préformé, d’une atmosphère dense dans laquelle métaphore, intui-
tion et raison sont des étincelles. Dans l’environnement d’une

43
karma & chaos

culture vouée à la conquête intellectuelle, je possède une réserve


de globalité, un sanctuaire dans lequel le daim sauvage de la poé-
sie et du chant peut se glisser, à moins qu’il ne préfère visiter les
malles pleines de dossiers médicaux et de conférences. En ce sens,
s’asseoir est également quelque chose qui démange, un rapporteur,
un doigt menaçant, qui me rappelle à l’ordre autant qu’il me donne
la force d’agir. Je me dois de revenir au potentiel latent, parce que
n’importe quelle petite punaise n’est rien qu’une réponse tempo-
raire, dépendante des circonstances, au vent immémorial.

XII
Je médite pour ancrer et organiser ma vie autour de mon cœur et
de mon esprit et les laisser irradier mes découvertes vers ceux qui
m’entourent. Les grands vents ont beau m’ébranler, je reviens tou-
jours vers ce mode de vie fondamental. Je ne peux jeter aux orties
mes idéaux de jeune garçon et mon sourire de vieil homme. Le
confort plaisant, lénifiant et la profonde détente qui accompagnent
l’attention silencieuse, intense dans l’immobilité du corps, pèlent
ma vie comme un oignon jusqu’en des couches plus profondes
où la vérité s’épure et se détend jusqu’à ce que la couche suivante
s’ouvre à son tour. Je médite pour apporter à ma vie la discipline
de ce qui est clair, simple, jubilatoire et universel dans mon cœur.
C’est une tâche sans fin. Bien des jours de ma vie se sont passés sans
que je les vive vraiment, mais je me replonge encore et encore dans
les évidentes directives de la maîtrise de soi et de la recette d’amour.
Je médite pour découvrir et exprimer l’amour humain dans sa sim-
plicité et la décence fondamentale.

1982

44
L’Action Thérapeutique
de Vipassana

Vipassana était la pratique de méditation exposée par le Bouddha


historique. Il la présentait comme la voie directe vers la libération
totale de la souffrance humaine. Cependant, bien avant d’atteindre
ce but, l’étudiant ordinaire engagé dans la pratique de Vipassana
peut en obtenir des bienfaits thérapeutiques profonds. J’ai prati-
qué cette technique avec vénération depuis de nombreuses années ;
je suis également psychiatre de profession. J’ai donc pensé qu’il
pourrait être important de décrire ces actions thérapeutiques dans
un langage psychologique contemporain, pour le bénéfice des étu-
diants d’aujourd’hui et à venir. Tous ces bienfaits existent poten-
tiellement dans la technique : lesquels vont se manifester, et avec
quelle intensité, cela dépend de la pratique personnelle, de la per-
sonnalité, de l’origine de chacun, et de son adhésion à la technique,
jour après jour, sur toute une vie. Je ne tenterai pas de décrire la
technique elle-même, puisqu’ elle requiert qu’on la pratique lors
d’un cours de formation de dix jours.

La description traditionnelle du mental dans une perspective


Vipassana se résume ainsi : une grande partie de l’activité mentale
humaine consiste d’un côté en souhaits pour l’avenir et en craintes
à propos du futur, de l’autre en besoins de satisfaction et en peurs
diverses remontant du passé. Quand l’esprit se libère de souve-
nirs et de nostalgie, de désirs et de haine, il parvient mieux à se
maintenir dans le présent et les contenus mentaux vont refléter

45
karma & chaos

plus clairement, dans l’instant, la réalité telle qu’elle est. La tech-


nique de méditation autorise la libération contrôlée des contenus
mentaux, en même temps qu’elle permet à l’étudiant de s’ancrer
dans une réalité actuelle concrète. Cette position équanime, fon-
dée sur la réalité, permet aux désirs et aversions, passées et futures,
d’accéder à la surface de l’esprit et de s’effacer sans provoquer de
réaction. De cette façon, l’esprit est déconditionné et notre vie
se distingue graduellement par une vigilance accrue, une prise en
charge de la réalité, l’absence d’illusion, une meilleure maîtrise de
soi, et la paix.

Connaissance de Soi

Cette description psychologique inspirée par la lucidité et la


logique recouvre à peine l’aventure humaine intense qui se joue
chez toute personne qui entreprend de se former à Vipassana. Qui
que nous soyons, notre vie intérieure s’apparente moins à une
boîte faite de compartiments distincts qu’à la crue d’un fleuve.
Lorsque nous nous asseyons immobiles, jaillit en nous un flot
apparemment sans fin de souvenirs, souhaits, pensées, conversa-
tions, scènes, envies, désirs sensuels, d’images pleines d’émotion
de toutes sortes. L’effet de la méditation le plus évident, le plus
immédiat et celui auquel il est le plus difficile d’échapper, est
l’expansion de la connaissance que nous avons de nous-mêmes.
Cela peut être intriguant, intéressant et passionnant, mais peut
aussi avoir des conséquences dévastatrices. Ceci pris en compte,
la technique permet donc à notre vision de la réalité de notre vie
intérieure de se déployer sans risque dans l’environnement struc-
turé, protégé, contrôlé et réconfortant, essentiel pour nous lancer
en haute mer en toute sécurité.
Les qualités que doit avoir l’environnement adapté à la méditation
ont été étudiées, codifiées et transmises d’un enseignant à l’autre
depuis des millénaires. À l’instar de la carte nautique du voyageur,

46
l’action thérapeutique de vipassana

elles constituent la structure nécessaire à la bonne tenue d’un cours


et promeuvent les qualités de l’enseignant. L’application au plus
près de la technique dans tous ses détails et l’amour, la générosité,
l’humanité de l’enseignant, permettent à toute personne ordinaire
d’ouvrir les portes de son cœur et de son esprit. Rien de la condi-
tion humaine ne restera inconnu ou étrange à celui qui sera resté
assis de la sorte des heures durant, en situation de sécurité et dans
un état d’attention constante.

Confiance Fondamentale

En corollaire de l’ouverture à la connaissance de notre vie inté-


rieure, nous trouvons donc l’activation de cette confiance, une
base que la psychologie actuelle assimile à un dérivé de la confiance
primordiale accordée par l’enfant au parent qui le protège, l’en-
toure de chaleur et le nourrit ; c’est ce qui forme le substrat des
relations humaines intimes à venir. Dans le contexte de Vipassana,
cette confiance fonctionne dans le cas de l’adulte averti, c’est-à-
dire qu’elle permet un plein engagement envers la technique sans se
laisser leurrer par de fallacieuses expectations quant à des résultats
magiques. Ce genre de foi doit s’enraciner dans une compréhen-
sion née de la réflexion, à l’intérieur du cadre de confiance mini-
male permettant de s’engager à respecter les directives données. On
doit laisser de côté toute obstination velléitaire, car la base de la
connaissance est la participation.

Intégration du Passé

Les millions de vignettes, saynètes et anecdotes qui débordent


de notre passé personnel, se présentent à l’esprit pour disparaître.
Paradoxalement, avant cette disparition, on aperçoit son passé, on
comprend d’où l’on vient. Alors que l’on progresse vers un point
central commun, chacun se met en chemin à partir d’une posi-

47
karma & chaos

tion individuelle et périphérique. Cette position est hors de notre


contrôle : nous avons tous été conditionnés par des milliers d’expé-
riences passées, un grand nombre étant des expé­riences que nous
n’aurions pas souhaité faire. On peut donc saisir le présent alors
que le passé est à la fois insaisissable et pourtant impossible à fuir.
Lui faire face dans l’assise, heure après heure, exige que l’on en
vienne à l’accepter comme il est. Il n’existe pas d’échappatoire, pas
de distraction. S’accommoder du passé, accepter ce qui fut, intégrer
la totalité de ce que nous sommes sans rien rejeter ni nier, ce sont
là aussi des effets thérapeutiques de la méditation.

Le Futur et la Volonté

De la même façon, en dépit de ses efforts à aller contre, le médi-


tant se retrouvera en train de penser, préparer, planifier et antici-
per. Puis cette activité souvent fantaisiste déclinera ; le méditant
devient alors capable de voir émerger sa propre volonté. Quand
la volition est rapidement suivie par l’action, comme cela se pro-
duit d’ordinaire dans la vie, nous constatons que l’action laisse des
traces mémorielles plus intenses et plus tenaces. Et donc, rétros-
pectivement, nous interprétons la vie comme une série d’actions
liées entre elles par des causes. Dans notre for intérieur, nous allons
expliciter notre fonctionnement sur la base de ce qui nous est arrivé
et de ce que nous en avons fait, et nous en viendrons secrètement à
nous considérer comme des produits dépendants des événements,
des réacteurs plutôt que des acteurs.
Mais l’assignation que nous nous sommes donnés de demeurer
dans notre posture assise, alertes, vigilants et immobiles, brise le
mécanisme de cette séquence. Les choix et les décisions – les voli-
tions de notre vie – sont tirés de l’ombre, projetés sur une scène
vide d’obstacle. Ce qui était survenu en quelques menus millièmes
de seconde, rapidement suivi de bruyants enchaînements d’actions,
survient maintenant… et c’est tout. À travers notre expérience

48
l’action thérapeutique de vipassana

nous percevons de quelle façon, avec notre cœur et notre esprit,


nous mouvons, nous façonnons, nous poussons et ployons chaque
moment qui s’enchaîne, afin d’en faire la plateforme de notre action
suivante. Notre futur nous prendrait moins par surprise et nous
demanderait paradoxalement moins de planification, si nous avions
une conscience plus nette de la façon dont nos volontés contribuent
à le modeler. Un autre effet thérapeutique de la méditation est de
réduire notre besoin de planifier, contrôler et organiser l’avenir, en
activant dans l’instant notre détermination d’observer, d’identifier
et de participer consciemment aux milliers de décisions qui nous
déterminent chaque jour.

Responsabilité

Le sentiment d’impuissance est un des sentiments les plus


effrayants qui soit. Perdre le contrôle, être la victime du destin est
une chose universellement redoutée. L’intention des rites et rituels
des religions organisées – un des phénomènes les plus répandus
de la culture humaine – est de restaurer le sentiment de pouvoir,
de contrôle sur les événements, et d’affirmer leur finalité. L’ensei-
gnement des sages de cultures diverses, à l’opposé, préconise de ne
pas s’appuyer sur des pouvoirs extérieurs qu’il faut cajoler, forcer,
ou implorer mais recommande plutôt de s’approprier nos propres
sentiments et actions.
Freud, par exemple, soulignait que la vie mentale n’est ni capri-
cieuse, ni incompréhensible, mais répond à un ordre et à des lois.
De même, le Livre de Job enseigne qu’on peut déchiffrer la cause et
le sens d’événements en apparence arbitraires si l’on maintient une
attitude correcte ; et l’éthique de Jésus se concentrait sur le rôle de
l’intention et de la volonté dans la destinée ultime de l’âme. Pour
l’existentialisme, l’individu est seul à construire sa propre essence.
Le psychiatre et philosophe existentialiste Victor Frankl écrivait
que, d’après sa propre expérience, même à Ausch­witz, l’individu

49
karma & chaos

déterminait l’essence de son propre destin et qu’il n’y avait per-


sonne d’autre à implorer ou blâmer.
Pour celui qui étudie la méditation, ce n’est ni la foi ni la phi-
losophie, mais l’observation systématique de l’esprit qui éclaire la
signification, la cause de chaque événement mental, et notre pro-
pre responsabilité. Même si les conditions sont immuables, nous
déterminons nos propres attitudes et réponses à leur égard. Cha-
que moment mental conditionne le suivant : plus nous en serons
convaincus par l’expérience, mieux nous assumerons le fardeau de
la responsabilité de notre vie. Si l’on active la détermination en ren-
dant clair ce qu’est le vouloir, elle procure immédiatement un sens
meilleur du contrôle et de la responsabilité.

Concentration Juste et Éthique

Mais se contenter de ne rien faire qu’« observer son esprit » ou


« regarder se dérouler ses souvenirs et ses espoirs » est impossi-
ble. Nous ne pouvons tout simplement pas objectiver l’esprit qui
cherche à objectiver. Il existe pourtant une technique de médita-
tion qui nous permet de voir s’écouler le fleuve de ces moments
mentaux, plutôt que de le laisser nous emporter. Un aspect de
cette technique est la concentration – la juste concentration. On
ne parvient pas à ce type de concentration en tentant d’effacer,
en réprimant, en foulant au pied la distraction à force de volonté,
mais en extirpant les racines de la distraction. C’est dire que la
concentration, ce trésor des capacités intégratives de l’humain,
qui donne cohérence et direction à la vie, ne peut se construire
à grands coups de masse de forgeron. Elle requiert la douceur de
la plume. Lorsque notre cœur cesse de se laisser distraire, notre
esprit en fait autant.
La justesse de concentration dépend d’une conduite de vie éthi-
que. L’éthique crée l’harmonie intérieure, l’unité dans la diversité
de notre être, de telle façon que la complexité de l’humain n’at-

50
l’action thérapeutique de vipassana

teint son point focal que lorsque les actions du quotidien s’orien-
tent dans la même direction. Pour que la concentration soit juste, il
faut donc une stimulation légère et subtile, car la concentration qui
résulte de bruyantes exigences ne fait qu’obscurcir le bric-à-brac
hétérogène intérieur. Tenter de se concentrer sur ce-sur-quoi-il-est-
difficile-de-se-concentrer engendre inévitablement et précisément
l’observation de ce qui nous distrait. La méditation nous amène
donc non seulement à s’observer, à participer de manière exclusive,
à intégrer et accepter notre passé, à appréhender clairement la cause
de notre futur, à endosser la responsabilité de notre vie, mais éga-
lement à gérer la connaissance pragmatique des bases de l’éthique.
Pour connaître la paix, nous devons être à la paix.
Les distractions qui troublent la concentration, quand on ne les
laisse pas nous envahir ni ne les supprime, que l’on se contente
de les appréhender, sont généralement faites de désir et de peur
concernant le passé ou l’avenir. Pour parvenir à la concentration
subtile, il nous faut nous reposer sur le présent et abandonner la
multitude de manœuvres de renforcement ou de protection du soi,
manœuvres qui constituent cette perpétuelle pression psychologi-
que à fantasmer. C’est alors que les qualités naturelles d’un esprit
capable de faire face à la réalité deviennent évi­dentes.

Contrôle de Soi

La concentration construite sur l’harmonie, sur l’éthique, sur une


intégration avec – plutôt qu’un combat contre la réalité, prend sa
place non seulement en continu dans le moment présent, mais éga-
lement au niveau de la structure même de la vie. Système, contrôle
de soi et discipline font partie d’une vie de méditation. Sans ces fac-
teurs, pas de concentration, et en retour ils jouent le rôle de révé-
lateurs d’une vie centrée. La technique de méditation s’entrelace
avec la technique de vie ; une relative régulation du sommeil, de
l’alimentation, de l’activité sexuelle et des mouvements corporels

51
karma & chaos

exprime et valorise l’attention et l’équanimité. Une vie disciplinée


n’est pas froide ou rigide pour autant. Avec les vagues d’émotion
qui déferlent sur le rivage et qui roulent – si nous sommes restés
sans y réagir – à nouveau vers le large, alors nous ne découvrons
aucune grise indifférence, mais plutôt une profondeur, une inten-
sité, celle de l’océan qui s’étend sous les vagues.
Confondre un état paisible avec l’ennui, le détachement avec
l’indifférence, le calme avec la léthargie est une méprise commune
apparaissant dans l’esprit de quiconque pose l’agitation, l’excita-
tion, la passion au même niveau que le plaisir. Mais au-delà du plai-
sir et du déplaisir, de la préférence personnelle, de la stimulation
sensorielle et de la discrimination, se trouvent les lacs calmes et
profonds de la participation à la vie et à l’énergie. Bien plus qu’un
cloisonnement statique, les disciplines de méditation autorisent un
accès émotionnel total à des flots spontanés et généreux d’empa-
thie et de compassion.

Résolution des Conflits


Depuis les maître religieux de l’antiquité, comme le Bouddha,
Jésus, St Paul, Krishna et Rumi, jusqu’aux théologiens modernes
comme Tillich, Buber et Eliade, l’intégrité de l’humain a été consi-
dérée comme le but et le sens de la religion. Freud déclara haut et
fort que le conflit (ou absence d’unité) était la cause de la névrose.
De ce fait, la psychologie post-freudienne a étudié avec intensité
les aspects globaux de la personnalité ; l’identité, par exemple. La
méditation constitue une méthode directe pour diminuer le conflit
psychologique, par l’intermédiaire de ses codes éthiques, de son
intégration du passé et de l’avenir, de sa mise en lumière de la res-
ponsabilité personnelle, de la concentration et de la volonté. On
pourrait dire que la résolution des conflits est le principal moment
(au sens psychologique, ndt) de la pratique.
La vie, cependant, est dynamique. Il n’existe aucune formule
statique et sans appel qui puisse enfermer sous forme d’engage-

52
l’action thérapeutique de vipassana

ments, de buts, de significations et de liens l’océan fluide de la


réalité dont nous faisons l’expérience. La méditation intensifie
souvent l’attention apportée aux conflits existentiels, en même
temps qu’elle abaisse le niveau de division, de fragmentation ou de
désunion. Il n’y a pas d’embrayage automatique dans Vipassana, il
n’y a pas de fin à l’effort juste en perpétuel renouvellement, pas
de fin au défi réel.

Histoire et Communauté

La méditation Vipassana nous vient de sociétés disparue, mais


fait toujours partie de la vie contemporaine. Elle est transmise d’une
personne à l’autre et non par l’intermédiaire de livres, de conféren-
ces ou des média de masse. La profondeur du ressenti que crée la
pratique n’est ni une abstraction, ni un idéal religieux. Amitié, soli-
darité, chaleur humaine véritables, font partie intégrante de la tech-
nique. Il ne s’agit pas de socialisation verbeuse, mais cela s’assimile
au respect mutuel et à cette connivence qu’on trouve chez ceux qui
contemplent les étoiles juste avant l’aube, assis côte à côte.
Cette pratique se partage à l’heure actuelle de la même façon
qu’elle s’est partagée à travers toutes les époques du passé. C’est
une expérience incontournable pour l’étudiant de Vipassana de se
sentir partie prenante d’un héritage, d’une lignée, d’une histoire. La
prise de conscience de notre histoire personnelle accroît le sens de
notre intégrité personnelle ; l’expérience de la signification de l’his-
toire humaine est un élément critique de guérison psychologique
profonde. À l’instar de la langue que nous parlons, notre médita-
tion nous place dans une communauté humaine qui transcende le
temps. L’appartenance à une lignée continue constitue un aimable
antidote à des pensées d’arrogance. La plus belle plante doit rester
modeste en présence de la terre. La signification philosophique est
une abstraction futile pour ceux dont la main peut se tendre par
delà les générations.

53
karma & chaos

Temps et Changement
Replacer l’étudiant dans la transmission des générations n’est
pas la seule façon pour Vipassana de lui ouvrir les yeux à la réalité
du temps et du changement. Améliorer la capacité de l’étudiant à
contempler directement la réalité de l’impermanence, du flux, du
vide et de la mort, tel est le cœur de la pratique. La technique impli-
que de voir la réalité pleinement, à la condition d’une préparation
adéquate. La confrontation avec la souffrance et la dissolution est,
toutefois, une expérience humaine universelle ; Vipassana permet
à cette rencontre de se faire avec équanimité. La technique intègre
là quelque chose d’ironique : plus intense est notre confrontation
avec la réalité, plus profonde est notre équanimité ; plus notre équa-
nimité est profonde, plus rapidement nos désirs et peurs superfi-
ciels disparaissent couche après couche, à la façon des pelures d’un
oignon et plus nous nous rapprochons des anxiétés qui forment le
cœur de l’existence humaine.
L’immobilité physique est une peur fondamentale de l’être
humain (nous avons tous rêvé que nous étions paralysés, incapables
de courir, incapables de parler) ; Vipassana nous prépare à faire face
à cette peur. La peur de la douleur est également une peur fonda-
mentale (certains psychiatres considèrent qu’elle est la roche-mère
de toutes les peurs) ; Vipassana nous y plonge et nous en extrait.
La solitude est une peur fondamentale ; Vipassana nous guide vers
la confiance, la communauté, l’engagement, mais aussi vers la pro-
fonde solitude du silence, et nous pourrons apprendre à transfor-
mer cette glace en une boisson qui rafraîchira nos esprits échauffés.
Les théories anciennes et modernes sur le cœur humain, indiquent
souvent la mort comme le nœud, le point où se forme le caractère,
où la connaissance se révèle, et où s’enracinent les anxiétés les plus
profondes. Socrate bien sûr considérait que la philosophie était l’art
de mourir ; un vaste corpus de théories psychiatriques contempo-
raines lui fait l’écho, et il en va de même pour la technique de médi-
tation Vipassana.

54
l’action thérapeutique de vipassana

Une raison pour laquelle l’esprit est toujours en fuite, en train de


rêver, de cogiter, de programmer, de se rappeler, est que la concen-
tration sur la réalité physique immédiate mettra inévitablement en
lumière cette vérité effrayante : le corps est en cet instant même, et
à tout moment, en train de se détériorer, et ceci de façon irréver-
sible. Un des paradoxes de Vipassana est que la profonde concen-
tration et relaxation physiques, l’exquise luminescence de la paix,
vont nous entraîner au cœur de la terreur… qui, à son tour, va être
perçue comme une vérité toute simple et douce, comme le fait qu’à
la nuit succède l’aube, que la nourriture succède à la faim, qu’après
la fatigue vient le sommeil, et qu’après le repos vient l’étoile du
matin. L’esprit qui se tourne vers le corps connaît simultanément
les limitations du corps et la vibration de l’énergie universelle qui
s’écoule d’une forme à une autre.

Intégration Physique

Vipassana n’est pas seulement une activité mentale. Elle s’exerce


dans un corps, et s’apparente plus à l’apprentissage du vélo qu’à celui
de la lecture. L’attention à l’ensemble du corps à tout moment est
une des clés de la pratique. Pensées et émotions ont inévitablement
leurs contreparties dans les évènements du corps. La conscience
systématique demande une attention à la façon dont nous sommes
assis, dont nous mangeons, dormons, pensons et sentons, directe-
ment par l’intermédiaire du corps. Les émotions, qui étaient jusque-
là des fantômes sans emplacement précis dans nos vastes espaces
intérieurs, peuvent maintenant se percevoir sous forme de sensa-
tions localisables dans la peau, le cœur, les yeux, le cuir chevelu. On
découvre que les désirs et les peurs qui nous menaient dans un état
de semi-conscience vers une recherche incessante et compulsive
du confort, affectent les processus physiques à des niveaux subtils
et profonds. Jusqu’au passé et au futur, auxquels jusqu’alors nous
croyions devoir obéir comme à de terribles pouvoirs extérieurs,

55
karma & chaos

que nous retrouvons en nous, dans nos vibrations intérieures sous


forme de faim, d’excitation ou de léthargie.
Puisque tout corps se détériore, se dissout et disparaît, la dou-
leur physique et la maladie sont des expériences humaines univer-
selles et inévitables. Vipassana peut rapidement mettre en pièces
la croyance secrète d’un étudiant en son invulnérabilité. Mais une
autre fraction de la souffrance a ses racines dans l’ignorance : les
réactions aveugles, emmagasinées sous forme de spasmes mus-
culaires, d’engorgement dû à une consommation excessive de
nourriture, de crampes chroniques dues à l’auto-flagellation, de
régression et de constriction au niveau des vaisseaux sanguins ou
de l’intestin. Une conscience intense du physique est la meilleure
façon d’observer les racines vivantes et organiques de la pensée
et de l’émotion ; elle peut aussi remettre de l’ordre dans les habi-
tudes physiques, produisant à l’occasion la guérison de maux de
tête d’origine psychosomatique, de spasmes gastro-intestinaux, et
ainsi de suite.

Les Relations

L’expérience du changement incessant et continu dans chaque


molécule du corps, à chaque instant, donne une autre perspective
à la vie. Significations et projets organisés exclusivement autour de
notre personne perdent clairement tout sens. La vie jaillit du tout en
un millième de seconde pour y retourner instantanément, rejaillir
à nouveau, totalement différente. Nous faisons partie du tout,
comme des embruns qui s’élèvent brièvement au-dessus de l’océan.
A quoi servent alors nos futiles efforts de fatuité qui employaient il
y a encore peu de temps le meilleur de notre énergie ?
La psychiatrie contemporaine a montré un intérêt renouvelé
pour la façon dont la personne organise le sens du soi, par rapport
aux autres soi ; avec Vipassana nous faisons l’expérience directe de
l’arsenal d’attitudes, de postures, de discours et de réactions que

56
l’action thérapeutique de vipassana

nous élaborons tous pour créer et protéger l’image de notre exis-


tence imprenable, éternelle, inviolable , tout comme de la futilité
de cette ligne de défense, condamnée d’avance. La psychologie du
soi étudie comment nous construisons des châteaux de granit sur
du sable mouvant. Ce moi statique auquel nous nous accrochons,
que nous exigeons et sur lequel nous insistons, est une étiquette
en matière plastique apposée sur ce qui n’est que flux, interaction,
relation, transformation, matière naissante. Sans besoin de prêche
ou d’idée imposée, l’expérience directe provenant de la méditation
nous débarrasse de nos habitudes de titres, de grandeur, de préoc-
cupation égoïste, et de cupidité. Ce nettoyage est particulièrement
rafraîchissant pour les personnes issues de ces cultures occidenta-
les modernes, dont on dit qu’elles sont les cultures de l’individua-
lisme.

La Vérité

La Vérité n’est pas un contenu, mais un processus. Elle demande


une attitude d’attente et de fraîcheur, une volonté de restructurer
le mental de façon permanente. La méditation Vipassana peut être
décrite comme la technique qui permet de vivre dans la vérité.
Dans ce sens, la vérité n’est pas une école, ni une idée, ni une
doctrine. Elle n’implique pas un « nous » et un « eux ». Elle ne
signifie pas que ceux qui vivent d’une autre façon n’ont pas accès
à la vérité. La pratique met simplement en lumière une technique
par laquelle la vie peut se jalonner en un processus d’exploration
quotidien, jour après jour, jusqu’au jour même de la mort ; la mort
pouvant alors être accueillie avec la même quête : quelle est objec-
tivement la nature de la réalité de mon corps et de mon esprit
en ce moment ? La science, la philosophie, ou tout mode de vie
ouvert partagent cette vérité. Vipassana est une technique éprou-
vée, vérifiée, qui comporte le paradoxe d’une approche objective
du subjectif, et l’investigation de notre propre nature. La vérité

57
karma & chaos

a peu de chose en commun avec quelque discours prétentieux


et pompeux, mais toute tentative appliquée grandeur nature de
s’exprimer avec véracité en des moments conventionnels fugaces
est en fait l’un des meilleurs outils pour forcer l’ouverture de la
carapace du soi.

L’Amour Humain

Que révèle l’expérience de la méditation dans le cœur humain ?


Sous les boucliers protectifs de la colère, de l’agression, de la pos-
sessivité et du contrôle, se cache la citerne de la vie : claire, simple,
aimante, pleine d’énergie et de vitalité. Générosité, compassion et
amour ne sont pas des vertus, mais des attributs. Tout le monde
soupire après l’amour, l’engagement et la lumière de la vérité. Mais
la peur et la pusillanimité nous encouragent continuellement à faire
des détours. Nous imaginons qu’un mur de plus, une serrure de
plus nous tiendront à l’abri. La pratique de Vipassana signifie la pra-
tique directe de l’amour humain. Elle cristallise en nous l’attente,
l’appel, et nous fait sentir que nous possédons déjà le joyau qui
occupait notre quête.

II

On me pose souvent certaines questions lorsqu’on apprend que


le psychiatre que je suis a choisi d’enraciner sa vie dans la médita-
tion.
Est-ce que j’enseigne la méditation à mes patients ? Absolument
pas. Je suis professionnel et laïque, et je n’impose aux patients qui
viennent me consulter ni mes pratiques personnelles ni ma vision
du monde (en dehors des valeurs éthiques générales largement
acceptées dans la culture dominante). Personne n’est entièrement
libre d’un système de valeurs, mais un psychiatre doit être préparé à

58
l’action thérapeutique de vipassana

entendre et à soutenir les divers aspects de l’être humain. Au centre


de la profession est la capacité de suivre les besoins exposés et le
cheminement parcouru par une autre personne. Les personnes qui
sont appelées à pratiquer la méditation y viendront d’elles-mêmes,
et donc je ne m’en cache ni ne la prône. Certains de mes patients
ont pu découvrir certains aspects de ma façon de vivre ; ce n’est
pas le cas du plus grand nombre, qui savent que ce que je leur offre
professionnellement n’est pas une personne à imiter ou à admirer,
mais un traitement qui leur permet d’être plus pleinement et pro-
fondément eux-mêmes.
Dans mon propre esprit, j’imagine que la vérité a bien des facet-
tes, mais une seule essence. Je respecte les facettes. Dans tous
les cas, le psychiatre est fréquemment l’interface au niveau de
laquelle s’exercent cynisme et amertume, sans oublier la pano-
plie de perversions, rage, confusions paralysantes et tant d’autres
manifestations de leurs existences traumatisées. Nous partons
tous d’endroits différents et requérons l’aide sous des variantes
personnalisées. Vue sous cet angle, la psychiatrie, elle aussi, est
très limitée.
Alors est-ce qu’il m’arrive peu ou prou d’utiliser la méditation
dans mon travail ? Oui : elle est mon travail, son fondement et son
centre. En effet, dans cette diversité de souffrances humaines, je
me vois tel que je me suis vu dans l’assise. Il y a peu de choses
dans la phénoménologie de vie de mes patients, que je ne retrouve
pas aussi dans la mienne. La méditation a énormément enrichi mon
empathie, ainsi que ma vision de ce que cela donne d’être humain :
la peur, l’anxiété, la dépendance et l’épuisement ; le désespoir, la
défaite, l’acceptation et le retour à la vie ; la vision, le travail, la joie
et la lutte ; l’entêtement, la créativité, l’appréciation et la gratitude.
Ayant fait plus en profondeur l’expérience de ma véritable nature,
je suis plus avancé ; en faisant chaque jour pendant des heures,
l’expérience de ces vibrations en travaillant avec ces personnes, je
suis devenu capable de m’ouvrir plus pleinement, de recevoir et de

59
karma & chaos

conserver, de laisser tomber mes propres défenses, d’écouter vrai-


ment, de comprendre réellement.
Il est intéressant de constater que Freud décrivait un processus
similaire : il disait que le psychanalyste doit non seulement tourner
l’interrupteur de sa pensée consciente, mais s’ouvrir comme un
récepteur à ce que transmet l’antenne du patient. Je contiens plus
et il est clair que l’on me donne plus à contenir. Mais la prati-
que de la psychiatrie demande plus que d’être sympathique et j’ai
également appris de la méditation combien il est long, difficile et
douloureux de faire face aux exigences de la réalité, de briser les
vieux moules.
La méditation est-elle vraiment efficace ? C’est ce que je pense.
Mais seulement si elle repose sur une pratique convaincue. J’ai vu
bien des vies, y compris la mienne, envoyer des racines nourri­cières
vers la simple décence humaine qui transcende la théologie, la phi-
losophie et la psychologie ; j’en ai aussi connu beaucoup qui ont
subi une chute douloureuse après avoir médité pendant de longues
périodes. On ne peut pas pratiquer la méditation négligemment
tout seul dans sa chambre à coucher ; on a besoin d’un véritable
entraînement. Mais régularité et discipline dans la vie quotidienne
sont aussi des exigences essentielles. Selon le Bouddha, la source
ultime de la souffrance humaine est l’ignorance, laquelle inclut une
résistance intérieure à la connaissance de la vérité libératrice. L’ins-
tant où nous détournons l’attention est celui où l’oiseau se glisse
dans le nid. Concernant nos méditations journalières, le moment
où nous manquons, oublions, omettons, ne prenons pas le temps,
c’est ce moment que choisit l’inconscient pour nous contrôler. Une
routine systématique d’où le choix est absent est essentielle pour
ouvrir l’esprit à l’observation, car tout au fond de la petite inat-
tention se cache l’origine plus large de cette inattention, dans un
recoin obscur. Si l’on tire de l’eau d’un puits à l’aide d’un seau pen-
dant cinq minutes et qu’on lâche prise une fraction de seconde… le
résultat ne se fait pas attendre.

60
l’action thérapeutique de vipassana

Bien que la pratique de Vipassana ne soit pas une religion, dans le


sens d’avaler ou de souscrire à un dogme, un rituel ou une foi aveu-
gle, je considère qu’il est crucial de pratiquer « religieusement »,
c’est-à-dire avec une fervente remise au centre de son engagement.
Pratiquée avec désinvolture, comme un amusement, un hobby
occasionnel dans une vie encombrée de confusion, la méditation
n’a que peu d’effet, sinon de brasser plus de confusion qu’elle n’en
pourra soulager. J’ai malheureusement rencontré des méditations
intermittentes, irréfléchies, servant à camoufler la réalité, à dévaluer
des dilemmes douloureux, et dans un cas, à se surévaluer jusqu’à la
folie et au suicide.
Vipassana se réfère à la sagesse universelle de l’humanité, plutôt
qu’à des formes culturelles particulières. Il constitue une forme de
pensée non-sectaire. Sa structure se reflète dans les recherches de
tous ceux qui se penchent sur l’art de vivre. Thoreau, par exemple,
écrivait dans le Massachussetts du dix-neuvième siècle : « Renou-
velle-toi entièrement chaque jour ; et recommence encore et encore,
à jamais… C’est l’art le plus élevé pour agir sur la qualité du jour…
aucune méthode ou discipline ne peut surpasser la nécessité de
demeurer perpétuellement vigilant… »
Les actions potentiellement thérapeutiques de Vipassana
incluent une connaissance accrue de soi, un approfondissement
de la confiance envers – et du partage avec l’autre, l’intégration et
l’acceptation du passé, une activation plus profonde de la volonté,
un sens plus aigu de la responsabilité quant à notre propre destin ;
une plus grande concentration, des engagements éthiques plus soli-
des, des structures et une discipline de vie fermes quoique flexi-
bles, l’accès fluide à des courants plus profonds du ressenti et de
l’imagination, une appartenance plus large à la communauté his-
torique et contemporaine ; une confrontation mieux préparée aux
réalités incontournables que sont le temps, le changement, la mort,
la perte, la souffrance qui peut au final conduire à une diminution
de la peur, de l’anxiété et de l’illusion ; une meilleure intégration

61
karma & chaos

corps-esprit, une diminution du narcissisme et un panorama élargi


de forces de caractère, telles que la générosité, la compassion et
l’amour de l’autre. Chaque méditant se met en chemin d’un endroit
différent et progresse individuellement. Il n’y a aucune magie.
Aucune garantie.

III

Considérer la méditation du point de vue de ses actions théra-


peutiques, n’est qu’une manière de décrire cette technique de vie.
Vue sous un autre angle, la méditation transcende le seul aspect
thérapeutique, à la façon dont l’eau de la planète excède ses pro-
priétés d’étancher la soif, ou bien le soleil ses qualités de donner
chaleur et vie, ou bien encore à la façon dont un poème éternel
excède le plaisir personnel que chacun d’entre nous peut y puiser.
Nous faisons partie d’une réalité qui va plus loin qu’une guérison
de la personnalité. Le dessein ne porte pas sur nous-mêmes, mais
sur tout le reste.
Décrire la méditation Vipassana exclusivement à l’aune de ses
actions thérapeutiques clarifie certains points, mais en obscurcit un
autre, fondamental. En dehors de ses vertus thérapeutiques – qui
mettent l’accent sur bien des qualités humaines – la méditation a
une valeur intrinsèque d’activité pour elle-même. L’Art peut être
utile pour apprécier la vie : il exprime également le sens artistique
révélé par le cœur, l’œil, la main de la nature humaine. La médita-
tion a des effets thérapeutiques plus distincts si l’on n’en attend
pas d’elle, mais qu’on la pratique comme un but en soi, l’expression
d’un aspect de la nature humaine. Cet aspect n’en est pas un attri-
but isolé, comme une tranche de gâteau, mais surtout une force de
soutien, de synthèse, une force créatrice appliquée à tous ses autres
aspects, à l’image de la chaleur qui a cuit le gâteau. Elle ressem-
ble plus au squelette osseux qu’à un des membres d’un corps. La
méditation exprime donc quelque chose qui a trait au processus de

62
l’action thérapeutique de vipassana

construction de la personne, plutôt que le simple moyen de s’élever


vers d’autres sphères de la vie.
La méditation exprime l’aspect de nous-mêmes qui est capable
de recevoir : un récepteur capable d’accueillir sans préjugés. Nous
pouvons nous reconnaître en tant que cellules-membres d’un tout
intégré. On peut occasionnellement en faire l’expérience à des
moments particuliers certains jours particuliers : la contemplation
d’un coucher de soleil depuis une falaise rocheuse surplombant un
canyon sablonneux, dans le cadre sauvage de pins parasols ou de
ruines anciennes. Ces intermèdes sont porteurs d’inspiration, de
découvertes merveilleuses et inattendues. La méditation encou-
rage à cultiver systématiquement ce potentiel formateur humain,
une entreprise de recentrage pour toute une vie. L’activation de
ce mode de perception pénétrante et dénuée de jugement est le
fondement de tout art ou science, de tout engagement significatif
dans le monde ; elle s’exprime avec une grande délicatesse chez des
écrivains comme Tagore, Whitman, Thoreau, dans les dialogues de
Socrate, chez les poètes Chinois et Japonais du bouddhisme Zen et
les auteurs anonymes d’une multitude de textes classiques en P±li
et en Sanscrits de l’Inde antique.
Cette réceptivité équanime, attentive, non discriminante, est le
sine qua non de l’expérience religieuse (à l’inverse de la simple appar-
tenance ou affiliation à une communauté religieuse). Nous ouvrir à
elle nous rend pleinement vivant, comme la nourriture peut le faire.
Nul besoin de raisonner le souper en termes d’acte thérapeutique ;
c’est une expression essentielle de la vie-même. De même, s’ouvrir
à la connaissance avec notre être est un acte générateur, non pas
de santé, mais de vie. J’en suis parvenu à penser que la méditation
active le processus de base de toute vie religieuse quand on la com-
pare à ce qui réside dans les formules spécifiques de toute culture
et toute religion, et qu’elle renferme les ingrédients essentiels de
toute la panoplie paléomorphique de la religion, ce que confirme
l’étude des grands auteurs sur la psychologie de la religion : William

63
karma & chaos

James, Carl Jung, Paul Tillich, Erik Erikson, Jerome Frank, Mircea
Eliade, etc.
Mais lorsque nous nous ouvrons pour recevoir le Tout, une
grande obscurité s’engouffre en même temps. Notre vieille lampe
électrique sélective ne peut, seule, tout éclairer dans son maigre
faisceau. Nous ne pouvons plus exclure les bouches dévoreuses
du temps, les époques Hitlériennes annihilant des éléments de
vie pour des siècles, des civilisations, des peuples tout entiers ; les
craintes que nous avons pour nous-mêmes et pour tous ceux que
nous aimons ressemblent à des embruns s’élevant de l’écume pour
être à nouveau absorbés dans l’océan illimité, pour l’éternité. La
culture humaine elle-même, avec ses génies religieux, artistique
et scientifique, nous a fourni les bougies, les torches, les soleils,
même, qui nous révèlent miraculeusement la terre ferme enclose
par les mers. Vipassana est de ceux-ci. C’est une technique qui
nous fait entendre la sagesse de la vie elle-même contenue en notre
organisme, au même titre que la sagesse de la faim, nous révélant
le puits pénétrant de la vision, de la détermination, d’avantage de
talent farouche et de douceur, au service de la vie que nous vivons.
En nous et autour de nous est le créateur qui nous importe. Vipas-
sana est un moyen d’activer un amour durable et porteur dans le
réseau de tous contacts.
Les étudiants qui entreprennent de se former dans cette disci-
pline se trouveront en train de pénétrer dans un grand hall obscur
à 4h30 du matin. Ils seront entourés de nombreux compagnons de
route assis en silence, bien droits, des hommes, des femmes, des
professeurs et des voyageurs sans emploi, des juristes et des mères
de famille, à leur poste tous les matins, jour après jour, pendant dix
jours. L’obscurité pâlira, les étoiles se feront rares, seul un crois-
sant de lune luira encore, les oiseaux dérouleront un rideau de vie
à l’orée du jour nouveau, puis disparaîtront. Le hall sera baigné de
lumière, mais encore immobile et plongé dans le silence ; un chant
se fera entendre, dont les mots vieux de deux mille cinq cents ans

64
l’action thérapeutique de vipassana

nous orientent simplement vers ce qu’il y a de meilleur en nous.


Et les méditants, les yeux peut-être encore un peu bouffis et secs,
pourront, immobiles, cueillir du bout de leurs doigts levés, un joyau
invisible d’une valeur inestimable.

1986

65
La méditation Vipassana :
guérir celui qui guérit

Vipassana est une ancienne technique de méditation encore prati-


quée aujourd’hui et qui donne d’excellents résultats chez ceux dont
la profession est la relation d’aide. En tant que psychiatre en exer-
cice et enseignant de cette discipline, j’ai pu apprécier l’aide que ma
pratique de la méditation Vipassana m’a apportée dans le sens d’un
approfondissement de mon autonomie et de la connaissance de
soi, en même temps qu’elle améliorait ma capacité professionnelle
à servir d’ancrage à d’autres dans le tumulte de leur vie. J’ai rendu
compte ailleurs de mon expérience et de ma compréhension de la
méditation. Je veux ici faire une mise au point sur les soins théra-
peutiques indispensables au thérapeute : pourquoi et comment des
nutritionnistes, chiropracteurs, professeurs de yoga, médecins de
famille, psychologues et psychiatres de ma connaissance ont tous
fait l’expérience d’un développement personnel et professionnel
par la pratique de Vipassana.
Vipassana est en contact avec le fondement commun à toutes les
thérapies. Les praticiens des diverses disciplines de santé peuvent
accepter et utiliser cette technique de méditation, parce qu’elle est
libre de tout dogme, fondée sur l’expérience et destinée au soulage-
ment de la souffrance humaine. Elle contient les éléments de guéri-
son qui composent la variété de molécules dont les professions en
relation d’aide sont faites.
Que devons-nous faire, que devons-nous être, après tout, pour
nous soigner et avoir l’énergie de soigner les autres ? Je pense que
la réponse à cette question est à la fois évidente et universellement

67
karma & chaos

reconnue par tous ceux dont les diverses professions ont pour but
de soigner.
Nous devons être capables de nous percevoir en profondeur,
de confronter nos peurs et nos préjugés, nos conventions et nos
opinions, pour faire face intelligemment et lucidement à la réalité.
Nous devons être capables de faire la différence entre, d’un côté les
accidents de notre naissance et notre culture, et de l’autre les condi-
tionnements spécifiques aux vérités universelles et hors du temps.
Nous nous devons de vivre une vie équilibrée et pleine qui balaye
au large ce qui fait notre potentiel en tant qu’être humain ; nous
nous devons cependant de maintenir notre attention avec discipline,
détermination, endurance et persévérance sur ce qui est essentiel,
central et crucial. Nous nous devons d’aimer, non seulement ceux
qui, par choix ou accident, sont nos compagnons de route, mais
également le potentiel d’éveil qui frémit dans toute forme de vie,
de façon à percevoir une possibilité d’évolution dans l’agitation
qui nous entoure. Nous nous devons d’accepter que la mort nous
emportera un jour, chacun de nous et chacun de nos patients. Nous
nous devons de reconnaître, d’accepter cette issue, nous incliner
devant elle, mais nous devons cependant bouter l’étincelle de l’es-
poir et de la confiance en la luminosité des moments imminents,
en ceux qui sont dans la douleur, la défaite, la sécheresse et le
cynisme.
Nous devons réfréner nos instincts sensuels, nos impulsions, nos
besoins et cependant veiller à nous nourrir, de sorte que le contrôle
que nous avons de nous-mêmes ne se traduise pas sous forme de
dureté, mais laisse jaillir la force de notre vie intérieure.
Nous devons parcourir le chemin qui mène de l’ignorance à la
sagesse, du doute à la clarté, de la conviction à la découverte. Nous
devons vivre chaque jour comme un nouveau commencement, sans
accumuler doctrines ou conclusions, tels des oisillons au printemps
de la connaissance.

68
la méditation vipassana : guérir celui qui guérit

Vipassana est un cheminement que le thérapeute peut gravir tout


en portant sur ses épaules le poids et les contraintes de la vie pro-
fessionnelle.
La Méditation Vipassana fut découverte il y a vingt-cinq siècles
par le Bouddha Gautama. Dans la langue de son temps, le mot
signifie vision intérieure, voir les choses telles qu’elles sont en réa-
lité. Bien que la méditation Vipassana contienne le noyau de ce qui
fut plus tard appelé Bouddhisme, elle n’est pas une religion orga-
nisée, ne requiert pas de conversion et est ouverte à toutes et tous,
quels que soit leur foi, leur nationalité, leur couleur ou leur envi-
ronnement social. Dans sa forme d’origine, que l’on peut encore
trouver et pratiquer de nos jours, elle est un art de vivre de façon
non sectaire et en harmonie avec les lois de la nature. C’est le che-
minement éthique et social issu d’une exploration de la nature dans
le cadre du corps et de l’esprit. Les buts de Vipassana sont la libéra-
tion de la souffrance et la transcendance spirituelle. Le résultat est
la paix intérieure, que les pratiquants apprennent à partager avec les
autres. La guérison – non pas la guérison d’un état pathologique,
mais la guérison primordiale de la souffrance humaine – est le but
de Vipassana.
Le passage des siècles repoussa Vipassana dans l’ombre dans la
plupart des pays où la méditation s’était répandue depuis les ori-
gines, mais celle-ci fut préservée dans plusieurs pays. La pratique
du Bouddha dans sa simplicité austère fut transmise en plusieurs
endroits tout en conservant sa pureté originelle, d’un enseignant à
l’autre, à travers les millénaires. Pendant des siècles, elle demeura
inaccessible, inconnue de l’Occident du fait des barrières linguisti-
ques et culturelles. Ce n’est que récemment que, les maîtres orien-
taux s’étant rendus familiers des langues et coutumes de l’Occi-
dent, la pratique a pu se répandre de par le monde.
Il convient de créditer pour cela un laïc birman, feu Sayagyi U
Ba Khin, un grand maître de méditation Vipassana qui gravit simul-
tanément tous les échelons du service public de son pays jusqu’à

69
karma & chaos

devenir ministre des finances après l’indépendance de la Birmanie


en 1947. Libre de préjugés ethnocentristes, U Ba Khin était familier
avec la culture et la langue anglaise. Il accepta parmi ses disciples
un Indien de religion hindouiste, né en Birmanie, S.N. Goenka, qui
adopta la tradition transmise par son maître, et par le Bouddha, un
enseignement transcendant les barrières des coutumes locales, du
sectarisme religieux, du chauvinisme ethnique et autres querelles de
clocher. L’œuvre de Mr. Goenka et de ses assistants au cours des
dernières décennies a permis à Vipassana de se répandre de par le
monde.
L’enseignement de Vipassana se fait sous forme de cours de dix
jours, auxquels les étudiants doivent participer dans le silence total
et la méditation. Aucune conversation n’est permise, pas plus que
lecture, écriture, radio, téléphone ou autres distractions.
Au début du cours, les étudiants font le vœu d’adhérer pendant
les dix jours à des valeurs morales élevées : et plus précisément de
s’abstenir d’attenter à toute forme de vie, de se refuser tout intoxi-
cant, ainsi que toute activité sexuelle, d’éviter de mentir et de
voler. Les étudiants progressent alors pendant trois jours et demi
selon une technique de méditation préliminaire, visant à obtenir la
concentration par l’observation de la respiration. De là ils passent à
Vipassana proprement dit : une vision approfondie de la nature du
phénomène corps-esprit dans sa globalité. L’atmosphère éthique,
contrôlée et concentrée fait de ces six jours et demi de pratique
de Vipassana dans le noble silence une expérience d’une profonde
intensité, résultant souvent en une transformation fondamentale
de l’existence.
La méditation Vipassana, telle qu’elle est transmise depuis le
Bouddha, par une lignée d’enseignants aboutissant à U Ba Khin et à
S.N. Goenka, présente une caractéristique unique parmi les autres
pratiques de méditation, une caractéristique qui la rend particuliè-
rement précieuse aux praticiens de santé somatique ou psychique.
Elle se fonde sur la connexion absolue du corps et de l’esprit. Par

70
la méditation vipassana : guérir celui qui guérit

une attention disciplinée les étudiants apprennent à observer direc-


tement que leur corps est constamment le théâtre d’une myriade
de sensations en perpétuel changement. Ces sensations à leur tour
conditionnent le mental. En fait, l’essentiel de l’activité mentale est
un produit de l’activité physique. Si cette dernière affirmation vous
paraît un peu excessive, et que vous pensez vraiment être « votre
corps » et « votre esprit », tentez cette expérience : coupez-vous la
tête. Ou bien, si cela vous semble un peu extrême, participez plutôt
à un cours de Vipassana. Cela vous emmènera aux racines du men-
tal et du corps au cours d’un voyage d’exploration de vous-même
basé sur l’observation. Une expérience de Vipassana de dix jours
détruira votre conception dualiste pour la remplacer par une vision
révolutionnaire d’unité du corps et de l’esprit et fera ressortir le rôle
de celle-ci dans les origines inconscientes du sentiment de « soi ».
Pendant un cours de dix jours, l’atmosphère de travail intense et
continu alliée à une ambiance propice permet à un flot de mémoi-
res, espoirs et rêveries personnels de se manifester consciemment
à l’étudiant pour la première fois. En même temps que se libère ce
flot d’activités mentales, Vipassana amène également à la surface de
l’esprit une prise de conscience d’un flot tout aussi impérieux de
sensations physiques qui constituent le niveau physique de la vie.
L’interconnexion entre ces courants jumeaux de devenir, le physi-
que et le mental, est à la base de notre expérience du « soi ». Chaque
pensée est reliée à des sensations dans tout le corps. Chaque sensa-
tion est reliée à nos pensées. D’habitude, ces deux courants vitaux
semblent déconnectés, autonomes, parfois opposés, car nous ne les
avons pas observés avec suffisamment de systématique et d’atten-
tion. L’impact de chacune de nos pensées, de chacun de nos gestes,
sur le déroulement de notre vie phy­sique, se dévoile à la clarté de
notre vision. La prise de conscience de cette jonction psychosoma-
tique dépend de notre concentration profonde et ininterrompue.
Cette attention méditative une fois installée, nous pouvons obser-
ver directement la manière dont nos pensées prennent corps.

71
karma & chaos

La souffrance prend sa source en l’ignorance de notre véritable


nature. La liberté nous vient de la vision profonde de la vérité, la
vérité liée à l’expérience. Le juste cheminement de vie (non pas
réduit à celui d’une tradition spirituelle, mais celui qui vise la gué-
rison globale, y compris la nôtre et celle des autres, celui qui nous
indique quelle est l’origine de la souffrance et comment l’éliminer)
devient aussi clair que la vue embrassée du sommet d’une mon­
tagne.
En pratiquant Vipassana nous percevons que nous sommes les
créateurs exclusifs de la réalité dans laquelle nous vivons et que
nous possédons en nous la voie, la seule voie nous permettant de
mettre fin à la souffrance. Ce qu’on nomme le « soi » est une struc-
ture physique et mentale, un courant impersonnel d’événements
transitoires, enchaînés par la causalité à l’événement précédent.
Comme tout autre phénomène naturel, nous sommes constitués
d’un nuage de particules, d’un faisceau d’énergie, répondant aux
lois scienti­fiques qui gouvernent l’univers. Ces lois scientifiques
opèrent non seulement sur des électrons, protons et neutrons, mais
aussi sur nos pensées, sentiments, jugements et sensations. Au
niveau le plus subtil, notre corps et notre esprit entrent en contact,
se rejoignent lorsque le tissu matériel de notre corps, apparaissant
et disparaissant, est en contact avec notre mental. Les événements
et les pensées qui entrent en collision avec nos sens modifient
nos sensations somatiques. Notre façon de réagir à et de juger ce
substrat somatique et sensoriel forme les complexes physiques et
mentaux que nous identifions comme étant notre moi. La réaction
mentale constante à la souffrance et au plaisir sur le plan somatique
conditionne notre définition inconsciente de qui nous sommes et
de ce que nous sommes.
On ne peut surestimer l’amplitude et l’intensité de notre identi-
fication aux sensations de notre corps. Je me souviens d’une discus-
sion au sein d’un groupe de psychanalystes, au sujet de l’embargo
sur le pétrole arabe. A l’époque, il fallait faire la queue aux stations

72
la méditation vipassana : guérir celui qui guérit

service, on ne sortait quasiment plus sa voiture le week-end et la


pérennité du chauffage hivernal s’annonçait compromise. Le style
de vie cher aux Américains n’était pas en danger, il n’y avait pas de
menace directe à l’encontre de l’équilibre du système judiciaire, ni du
gouvernement législatif, de la liberté de pensée, de réunion ou de la
presse. Et cependant, les Américains réagissaient comme à une pro-
vocation, dans la terreur et dans la rage. Les psychanalystes présents
dans cette salle de réception d’une école de médecine complotaient
à voix haute sur la façon d’augmenter leurs propres rations d’es-
sence et d’assurer la continuité de leur confort et la chaleur de leur
cadre de vie. La note sous-jacente à l’arrogante vindicte manifestée
était, me sembla-t-il, la terreur. Je me pris à penser que ces respec-
tables praticiens américains, aussi libérés fussent-ils de leurs pro-
blèmes œdipiens par leur vision psychanalytique, n’en demeuraient
pas moins la proie d’une dépendance panique à l’opulence somati-
que de la société américaine. Le Président des États-Unis énonça
peu après la doctrine du Golfe Persique, impliquant que l’Amérique
était prête à risquer un holocauste nucléaire global, si ses ressources
étaient menacées. Cette fureur destructrice et mortelle sous-tend
le comportement aussi bien des leaders de la santé que des politi-
ques qui nous gouvernent. Le cœur de cette fureur est l’aversion
aux sensations physiques telles que le froid ou l’irritation laissée par
un quelconque retard. Plutôt que de les ressentir, simplement, nous
sommes prêts à mettre en péril jusqu’à cette tour de blocs posés
en équilibre instable, l’équilibre mondial. Si nous sommes honnê-
tes envers nous-mêmes, chacun peut retrouver chez soi-même ne
serait-ce que traces de cette réaction insolente et violente.
Mais tout cela ne représente que le macro-comportement asso-
cié à des sensations grossières telles que le froid ou la faim. Vipas-
sana nous révèle un niveau de perception de plus en plus subtil,
lorsque des milliers de sensations se manifestent continuellement
à travers notre corps. Au niveau de notre comportement psychi-
que inconscient profond, nous sommes constamment poussés à

73
karma & chaos

réagir comme si ces nuages biochimiques d’événements molécu-


laires à l’échelle de notre corps étaient notre « soi ». La méditation
Vipassana nous rend capables de faire l’expérience des substrats
vibratoires profonds qui régissent nos réactions de convoitise ou
d’aversion vis-à-vis des événements survenant sur le plan physi-
que, capables de faire remonter ces réactions vers la conscience.
À travers ce processus, le méditant peut transformer des identifi-
cations somatiques primitives propres à engendrer la souffrance,
en conscience et libre choix.
Vipassana ouvre grand nos yeux : l’œil de la conscience que la
racine de notre perception d’un « soi » réside dans les sensations
corporelles, et l’œil de l’équanimité, qui est capacité à observer des
myriades de sensations subtiles et leurs contreparties mentales,
sans jugement ni réaction, à saisir qu’elles ne sont qu’éphémères,
transitoires, dénuées de « soi ». La vision nouvelle résultant de la
pratique de la conscience attentive et de l’équanimité implique une
promotion : nous échappons enfin à l’emprise invétérée, tenace
et inconsciente de l’identification à nos plaisirs et à nos douleurs
somatiques. Vipassana est le chemin de la transcendance du prin-
cipe de plaisir.
Un cours intensif de Vipassana de dix jours n’est que le point
de départ d’un long périple. Chaque individu est fait de l’accumu-
lation d’innombrables milliers de réactions conditionnelles sur le
plan des émotions et du comportement. Certaines de ces réactions
sont occasionnelles et sans conséquences. D’autres se transfor-
ment en des complexes solides : attitudes rigides et stéréotypées,
croyances et comportements conditionnés par des événements et
des réactions du passé, dont le déclenchement répétitif répond à
des schémas bien enracinés dans l’histoire personnelle, très éloi-
gnés de la réponse réfléchie, attentive et souple qu’exige la vie. Les
psychothérapies occidentales modernes sont construites sur la des-
cription, l’analyse et l’élimination des ces complexes. La démarche
de ces psychothérapies est très voisine de celle de Vipassana dans

74
la méditation vipassana : guérir celui qui guérit

certaines de leurs méthodes et de leurs intentions. Toutes tendent


vers un processus de guérison par développement de la conscience
et de la connaissance de soi, ainsi que par la libération des condition-
nements passés. Méditation et psychothérapie obéissent jusqu’à un
certain point à la convergence que l’on trouve dans toute évolution
organique : à problèmes communs, solutions communes. La médi-
tation Vipassana diffère des psychothérapies dans la mesure où elle
se fonde sur des valeurs éthiques bien spécifiques, sur l’attention
profonde aux sensations et sur un cheminement de toute une vie
aspirant à la transcendance. L’aspect thérapeutique n’est qu’une des
facettes de Vipassana, qui représente une approche élargie de la vie
elle-même.
Vipassana n’est pas un simple exercice se déroulant dans le cadre
spécial d’une retraite de méditation. À la fin d’un cours de dix jours,
les méditants repartent avec leurs outils. Cheminer avec Vipassana,
c’est poursuivre avec constance et discipline cette gnose expéri-
mentale durant la vie toute entière.
Nous pensons agir en réponse à des interactions personnelles
et à des événements. De fait, nous ne faisons que réagir aux fluc-
tuations biophysiques que déclenchent en nous ces éléments exté-
rieurs. L’action curatrice de Vipassana se produit par le maintien
d’un sens éthique, d’une vie de discipline dans l’introspection, de
connaissance de soi et de prise en charge de soi-même. Au mieux,
je ne contrôle que partiellement les événements. Mes réactions,
en revanche, se produisent dans le cadre de ma vie physique et de
mon identification à moi-même. J’en ai en fin de compte tout le
contrôle. Un destin extérieur peut nous être imposé, mais notre
destin psychologique est une question de conscience et de déci-
sion.
La voie de Vipassana est une capacité à la portée de l’être humain
et un choix personnel. Elle nous guide vers une sagesse tranquille
qui transcende les automatismes d’une existence animale. Plutôt
que de réduire la vie humaine à une machine physico-psychique,

75
karma & chaos

cette méditation met en lumière l’ignorance révélée par l’habitude


inconsciente à réagir ; d’autre part, elle libère en nous un esprit de
sagesse, de vertu et d’illumination. Le méditant acquiert la liberté
de vivre selon des valeurs plus élevées visant des buts plus enrichis-
sants : compassion, joie de partage, paix. La peur et l’expectative
cèdent la place au choix, à l’ardeur et à la foi envers le potentiel
humain.
Cette pratique de méditation embrasse la vie dans sa globalité.
Rien n’est trop banal pour être exploré. Ici, pas de place pour une
foi aveugle, ni pour une intervention divine, ni pour de passives
supplications créant la dépendance, propres à élever notre âme.
La pratique de la méditation est la quête vigoureuse et minutieuse
de notre sagesse personnelle. Elle nous rend responsable en nous
révélant, par notre observation de nous-mêmes, comment nous
devenons nos réactions et nos valeurs. La voie consiste à faire de
chacune de nos pensées, à tout moment, la semence d’équanimité
qui portera son fruit d’amour et de paix.
Les praticiens de santé reconnaîtront dans cet aspect de la pra-
tique l’assise de la responsabilité individuelle vers la formation et
la transformation du symptôme. Ils en dégageront une vision du
monde naturelle et scientifique, libre de dogme et d’autoritarisme.
Ils pourront s’engager sur une voie authentique, directement trans-
mise par l’Orient antique, une voie qui a fait ses preuves au cours
des temps, validée par des siècles de pratique et d’expérience de
millions de vies. Cette voie, de plus, est libre de gourous, de costu-
mes exotiques ou de rituels ethnocentriques. Au lieu d’une dépen-
dance aveugle envers un maître, Vipassana encourage le respect et
la gratitude envers la technique elle-même. L’enseignement, de fait,
est donné gratuitement, ce qui en certifie l’authenticité : l’étudiant
réalise que ni U Ba Khin, ni S.N. Goenka, ni aucun de ses assistants
ne reçoivent de rémunération pour l’enseignement, qui est trans-
mis de personne à personne, sur une base de charité, de spiritualité.
Les enseignants gagnent leur subsistance ailleurs. Les cours et les

76
la méditation vipassana : guérir celui qui guérit

centres où l’on enseigne Vipassana ne sont gérés que par des dona-
tions volontaires.
Les longues heures silencieuses d’un cours de méditation Vipas-
sana font remonter à la surface de l’esprit ses contenus cachés et
longtemps refoulés. Le résultat est une rencontre en profondeur
avec notre histoire personnelle, notre vie intérieure. Le praticien
en retirera un approfondissement de la connaissance de soi et une
compassion plus profonde face à la souffrance des autres. Je ne
connais rien de plus humanisant qu’une bonne confrontation avec
une version non expurgée de l’histoire de notre propre vie ! Un autre
bienfait pour le praticien de santé est un plus grand respect pour la
multiplicité des modalités de guérison. Au lieu de devoir défen-
dre sa propre discipline par rapport à d’autres : la psychiatrie, c’est
bien, l’acupuncture, non ; la chiropraxie a de la valeur, mais pas le
yoga…, on devient capable d’apprécier que la pensée, le sentiment,
le jugement, le choix et l’action sont les dénominateurs communs
de nos souffrances, mais aussi de l’élimination de celles-ci. Nous
bâtissons les murs de notre monde par nos pensées, nos actions,
notre façon de donner. Les modes de guérison varient selon leur
façon d’intervenir. Pour être efficaces, ils dépendent de l’intégra-
tion de ces variables de base, univer­selles. Ils seront décevants s’ils
obscurcissent une ou plusieurs de ces variables qui constituent leur
champ d’opération.
Par exemple, une nutrition correcte, engendrant une énergie
transmissible à nos actions sociales, se démarque clairement de
la gloutonnerie et de l’épicurisme. Des exercices physiques ayant
pour but un développement de la conscience et de la vitalité se
démarquent clairement de la vanité du bodybuilding ou de l’agres-
sivité d’une compétitivité aveugle. On préfèrera les traitements qui
augmentent l’autonomie, la responsabilité, à ceux qui induisent la
dépendance. Vipassana nous permet de transcender le dualisme
corps-esprit, ou même Orient/Occident, nous permettant de ten-
dre la main à l’enracinement dans l’éthique, à l’installation d’un état

77
karma & chaos

permanent d’attention et à la sagesse sous ses formes les plus dura-


bles. Compassion, fermeté, exemple, endurance, ouverture d’esprit,
et un portail conduisant à des valeurs élevées, voilà ce qu’on peut
trouver dans toute bonne trousse d’urgence.

II

Dans mon travail professionnel de supervision auprès de psy-


chiatres en formation et en tant que psychiatre d’autres psychiatres,
de psychologues, travailleurs sociaux, médecins et professionnels
de santé, j’ai eu l’occasion de faire connaissance avec un syndrome
qui pourrait s’intituler « le guérisseur blessé ». Un guérisseur blessé
fonctionne professionnellement à un très haut niveau de qualité. Il
(ou elle) a, typiquement, une bonne formation, continue à s’ins-
truire et fait preuve d’une grande diligence, de patience et de compé-
tence envers ses patients. Mais intérieurement, le guérisseur blessé
se sent seul, effrayé, anxieux, déprimé, une situation connue de lui
seul et soigneusement dissimulée aux yeux des autres. Ses accom-
plissements professionnels certains constituent une excellente
compensation à des expériences de carence affective anciennes. Le
guérisseur blessé est typiquement un être solitaire, correct, voué à
l’esquive, qui se donne à sa profession avec une grande générosité, de
façon à obtenir les contacts humains dont il-elle se sent par ailleurs
privé-e. Il-elle est capable de cacher des blessures profondes, même
venant de son, de sa partenaire de vie. Les guérisseurs blessés n’ac-
ceptent d’endosser le rôle de patient qu’avec la plus grande réserve,
attendant parfois des décennies la rencontre avec celui qui doit les
guérir. En tant que professionnels, ils sont des juges circonspects,
exigeants. Leurs progrès en tant que patients sont lents, car plutôt
que de s’attaquer à un point ou à un sujet particulier, ils recherchent
le côté nourricier et protecteur de la thérapie elle-même. Ils ne veu-
lent pas tant une guérison qu’une participation, que de se sentir
membres, que d’avoir un parent adoptif qui prenne soin d’eux et les

78
la méditation vipassana : guérir celui qui guérit

dorlote comme leurs parents véritables n’ont pu le faire, pour une


raison ou pour une autre.
Initialement, lorsqu’un ou deux psychiatres en exercice me
demandèrent d’être leur psychiatre, je fus flatté de leur estime et
considérai leurs problèmes spécifiques d’une façon purement indi-
viduelle. Depuis des années que je me spécialise dans le traitement
de professionnels meurtris, je commence à saisir que le problème
n’est pas purement individuel. Le guérisseur blessé, je le crois main-
tenant, représente quelque chose d’essentiel au cœur de la guérison.
Freud et Jung insistaient pour que les analystes fussent analysés.
Tout le monde a besoin de soins, et plus particulièrement celui
dont la profession est de prodiguer des soins. Le guérisseur blessé,
porteur d’une constellation unique de problèmes individuels et per-
sonnels, fait lui aussi l’expérience de la souffrance de la souffrance.
La vulnérabilité, la compassion qui engagent le praticien dans ce
périple de toute une vie, combinées à la confrontation constante
à la souffrance humaine, exigent un traitement propre. J’en suis
arrivé à comprendre que si le guérisseur blessé se montre si pré-
cautionneux, circonspect et soigneux dans le choix de son propre
guérisseur, ce n’est pas seulement par orgueil, embarras, scrupules
professionnels ou discrimination, mais aussi parce qu’il-elle recher-
che une thérapie personnelle qui devra respecter la vérité origi-
nelle de sa propre souffrance. Pour citer le potier et poète argentin
Antonio Porchia : « Celui qui a vu tout se vider est proche de savoir
ce dont tout est plein. » La souffrance d’un guérisseur blessé est non
seulement un problème, mais encore une importante source d’em-
pathie et de perspicacité. C’est là l’aimant qui attire le guérisseur
vers son destin de thérapeute. Le guérisseur blessé n’apporte pas à
son thérapeute une simple souffrance aveugle, mais le noyau d’une
souffrance anoblie.
La noble souffrance est le tourment humain qui entraîne la pers-
picacité, la détermination et le soulagement. C’est la connaissance
de l’aspect existentiel de la souffrance. La note profonde de noble

79
karma & chaos

souffrance est ce qui différencie la thérapie authentique du rapié-


çage superficiel et des élixirs frauduleux. Le guérisseur blessé est
quelqu’un qui souffre d’une douleur humaine profonde et person-
nelle, qui est capable de percevoir dans sa propre condition la vérité
universelle nucléaire de tous les états de souffrance et qui est par
conséquent sensibilisé à et motivé par cette vocation à guérir, pour
la vie.
La noble souffrance est la pathologie qui sous-tend le désar-
roi existentiel que la méditation dissèque et met clairement en
lumière. C’est la reconnaissance que la vie est un cadeau, et une
souffrance.
Nés avec des neurones, nous ressentirons la douleur. Nés avec un
cœur, nous allons pleurer. Le cadeau de la vie est à cette condition :
nous ne pouvons le recevoir que si nous en faisons usage, et pour
nous cela signifie que nous devrons comprendre que les douleurs et
les souffrances de l’existence ne sont pas purement liées à des cir-
constances, mais sont parties intrinsèques de nos tissus et de notre
esprit. La noble souffrance est la détresse qui, en nous provoquant,
va nous permettre de nous abandonner. Bientôt, vous allez ressen-
tir les arbres, les oiseaux, les écoliers et les grands-parents, tels des
pleurs de vos émanations de guérisseur, portant ce message : « Vous
n’êtes pas vraiment ce “soi” qui souffre, inconstant ».
Lorsque j’en vins à identifier en moi une variante du guérisseur
blessé, j’appréciai Vipassana encore plus profondément. Sa tradi-
tion immémoriale d’amitié et de solidarité avec tous les êtres, les
écureuils, les lacs, les présences atmosphériques, les professeurs de
lycée et les écrivains, m’a permis de me sentir entouré d’une infi-
nité de ressources d’aide, pour ma plus grande consternation, ainsi
que de récepteurs pour mes compétences et mes affections. Des
océans infinis d’êtres vivants nagent à mes côtés, se tendent vers
moi, attendant que je leur souffle à l’oreille quelque exhortation,
quelques mots d’inspiration.

80
la méditation vipassana : guérir celui qui guérit

Maintes psychothérapies et démarches thérapeutiques contem-


poraines me semblent être aveuglément organisées autour du suc-
cès, du bonheur, des accomplissements bourgeois : deux voitures,
deux enfants, deux maisons, deux femmes, comme si le monde
entier avait été créé dans le New-Jersey, et se limitait aux vingt pro-
chaines années. En Vipassana, j’avais trouvé une thérapie dans le
cadre de laquelle ma vie ne tournait pas autour de l’opulence de
mes vacances ou des applaudissements et louanges que je recevais.
On doit commencer son cheminement avec cette position men-
tale : la souffrance peut avoir une fonction noble, d’illumination.
Et le chemin continue avec de nouvelles perspectives à incorporer :
sur le temps, l’espace, nos apparentements au-delà de l’immédiat et
du tangible.
Dans Vipassana, ma naissance et ma mort sur le rivage du mys-
térieux océan de l’univers me relient à tous les êtres. La méditation
Vipassana est, je le crois, une cure idéale pour ceux dont la fonction
est de soigner les autres, parce qu’elle valide et affirme la direction
imprimée à la vie à travers la confrontation consciente avec l’effroi
qui accompagne la naissance et la mort. Le but de Vipassana n’est
pas de pallier à la peine par le confort. Son but n’est pas la santé
physique. Tout être fait l’expérience de la maladie et de la mort.
On adopte Vipassana afin de comprendre que le soi est une pri-
son illusoire qui mène à la naissance, à la mort, à la souffrance. La
perception d’un soi est une illusion fondée sur le conditionnement
de l’esprit par les sensations somatiques. La méditation Vipassana
nous ouvre au lien existentiel entre les sensations, les concepts de
soi et la souffrance ; elle permet de s’éveiller au monde au-delà de
soi-même. Elle opère à la racine première où l’angoisse individuelle
isolée vient se jeter dans le fleuve unitaire de l’amour sans limites,
sans individualités. Elle guérit en réactivant des vertus qui transcen-
dent la quête égoïste du succès, du plaisir et la vie repliée sur elle-
même. Le méditant s’engage dans ce qui existe au-delà des frontiè-
res transitoires du corps et de l’esprit.

81
karma & chaos

Est-ce que je conseille donc Vipassana à tous mes patients ? Com-


ment et pourquoi puis-je pratiquer la psychiatrie et lui accorder de
la valeur ? Les cours de méditation Vipassana sont ouverts à tous,
mais tout le monde n’est pas prêt à les suivre. Certains seront peut-
être trop agités ou trop préoccupés pour vraiment en bénéficier.
Il existe maintes approches de cure pour de nombreuses raisons.
Certains auront peut-être des préjugés ou des idées préconçues
qui les empêcheraient de méditer. Certains souffriront de dépen-
dances ou d’anxiétés qui rendrait impossible la confrontation avec
l’absence d’un cadre de vie familier différent de celui que la médita-
tion requiert. Certains se sentent tout simplement plus attirés par
d’autres sphères d’affinités. Il ne peut être question ni de convertir,
ni d’exhorter, ni de contraindre de force, ni d’imposer à qui que ce
soit de suivre ce chemin, pénétré de respect de chacun et d’inno-
cuité. Un cours de dix jours représente un labeur considérable. Une
vie entière sur la voie constitue un labeur encore plus dur et plus
rare. Cela ne demande pas une intelligence exceptionnelle, ni des
qualités athlétiques, pas plus qu’un fond culturel spécifique, mais
cela requiert de la force de caractère et une vocation.
Les méditants qui poursuivent leur marche sur le sentier de
Vipassana le restant de leur vie viennent de tous les horizons ; évi-
demment, la grande majorité d’entre eux n’est pas constituée de
thérapeutes. Il y en a d’illettrés, il y en a des pauvres, certains sont
vieux, invalides, physiquement malades. Des paysans indiens, des
sociologues allemands, des charpentiers australiens, des psychothé-
rapeutes français pratiquent cet art de vivre. A la façon de l’arche
de Noé, toutes les sortes d’être humains sont représentées. Il y a
cependant des conditions préalables, bien qu’elles soient presque
intangibles.
La « graine » doit être présente chez les méditants. Et à l’image de
la vie présente dans toute graine, la graine de la méditation échappe
au microscope des mots ; s’agit-il d’une confiance radicale, qui va de
soi ? Ou de détermination ? Ou est-ce d’avoir enduré tant de souf-

82
la méditation vipassana : guérir celui qui guérit

frances et de privations que l’on se doit de continuer ? Ou est-ce une


curiosité insondable de notre propre nature ? Ou une intuition de
valeurs qui transcendent la vie présente ? Ou une soif de paix ? Ou
d’avoir reconnu les limites prosaïques de la routine ? Le Bouddha
disait qu’au cœur de la voie résidait le concept d’ahimsa, l’absence
du désir de nuire. Ce qui constitue la graine, est-ce l’indice de la
valeur curatrice infinie que procure cette vertu précieuse entre tou-
tes, quoique difficile à acquérir et dont les effets sont cumulables ?
Dans tous les cas, une vie de méditation est le cheminement de
ceux qui entendent l’appel, en recherchent la source et pratiquent
l’observation dans l’assise. Certains n’en feront pas la recherche,
d’autres ne lui accorderont pas de valeur, certains peuvent ne pas le
tolérer, certains auront d’autres chemins de valeur à suivre.
Le psychanalyste français, Jacques Lacan, a écrit : « La psychana-
lyse peut accompagner le patient jusqu’à la limite extatique du « tu
es cela », où se révèle à lui l’encryptage de sa destinée mortelle, mais
il n’est pas en notre pouvoir, en tant que praticiens, de l’amener au
point où le véritable voyage commence ». La méditation Vipassana
se fonde sur une chose : « Ceci est la souffrance ; ceci est la voie
qui permet d’en sortir ». C’est le chemin sur lequel commence le
véritable voyage. C’est l’art de guérir par l’observation des lois de
la nature, et par notre participation à celles-ci. Les étoiles mêmes
naissent et meurent, mais derrière le côté transitoire du monde, il
y a une éternité vers laquelle nous pouvons tous tendre. La force
curatrice de Vipassana vient de l’accent mis sur le spectre invisible
de l’universel appliqué à une souffrance individuelle.

1990

83
La Méditation Vipassana :
Une Contribution Unique 
à la Santé Mentale

Un cours de Vipassana peut-il être bénéfique à tout le monde ?


Y a-t-il certaines personnes qui devraient éviter ce genre de cours,
de façon temporaire ou permanente ? Certains types de problèmes,
considérés en Occident comme des désordres psychiatriques, peu-
vent-ils être guéris par la méditation Vipassana ? Y a-t-il des cas où
Vipassana pourrait aider davantage qu’une psychothérapie ?
On me pose ces questions de façon répétée, mais je me trouve
dans l’incapacité d’y répondre de façon adéquate lorsqu’elles me
sont posées, parce que les questions sont d’un ordre trop géné-
ral pour pouvoir s’appliquer à des individus particuliers dans le
contexte particulier de leur vie. Pour pouvoir donner une réponse
exacte à ces questions, il faut bien comprendre la contribution uni-
que de Vipassana à la santé mentale. On pourra alors réfléchir aux
particularités de chacun à la lumière d’une compréhension juste.
Dans cet article, au lieu de généralisations faciles, j’aimerais décrire
en détail quelle contribution Vipassana peut – ou ne peut pas –
offrir à la santé mentale.

1) Vipassana est Unique

La méditation Vipassana est unique à bien des titres. Méditation


pratiquée par le Bouddha, qu’elle conduisit à la libération, elle est la
cause fondatrice de son rôle historique. Elle est la seconde matrice

85
karma & chaos

d’où il naquit une deuxième fois, ayant atteint la réalisation parfaite.


Aucun autre être, aucun autre système de développement person-
nel n’ont jamais eu une telle influence sur des centaines de millions
d’individus, au cours de multiples périodes historiques, parmi d’in-
nombrables nations et cultures, en une évidente manifestation de
compassion, d’harmonie et de paix.
Historiquement, avant l’apparition du Bouddha, toutes les reli-
gions consistaient en un mélange d’injonction morale, d’actions
propitiatoires aux divinités, de magie, de superstition et d’ethno-
centrisme. Le Bouddha avança l’idée d’une communauté sans limi-
tes de langue, d’ethnicité, de lieu, ni même d’espèce ! Son ensei-
gnement fut le premier à mettre l’emphase sur le lien commun à
tous les êtres vivants et le premier à encourager un développement
spirituel qui soit psychologique et social et qui ne reposât pas sur
l’exigence de se concilier un dieu imaginaire. Le Bouddha réalisa
que la libération résidait dans notre cœur et non pas dans la soumis-
sion à un Être extérieur tout puissant, que nous pouvions cajoler ou
menacer dans le but d’en obtenir notre salut.
Tandis que d’autres religions ou d’autres cultures avaient vanté
la vertu, le rôle libératoire d’une conduite éthique était jusqu’alors
circonscrit dans un cadre de rituels et par d’autres tentatives de
manipulation des événements, le Bouddha attira l’attention de l’hu-
manité sur l’identité de la vertu et de l’exaltation. Son enseigne-
ment réunit ce qui avait précédemment semblé être deux aspects
distincts de l’existence : une vie de compassion et des états et senti-
ments personnels gratifiants. À travers la pratique de Vipassana, le
Bouddha instaura dans la conscience de la communauté humaine,
une aube lumineuse d’union avec l’univers tout entier, une relation
non-tribale, psychologiquement et éthiquement juste et dénuée de
superstition, qui permet au/à la pratiquant/e et à son environne-
ment de se transformer en véhicules d’amour et de liberté.
Non seulement le Bouddha pratiquait Vipassana, mais c’est aussi
ce qu’il prônait dans ses discours. Il encourageait la pratique de

86
la méditation vipassana : une contribution unique à la santé mentale

Vipassana comme étant universelle, tout autant bénéfique aux rois,


aux marchands qu’aux maîtresses de maison et aux assassins. Tout
en insistant sur le fait que tous ne parviendraient pas à l’état de
Bouddha en une seule vie par cette pratique, il garantissait à chacun
la possibilité de progresser sur la voie. Le même soleil nous éclaire
tous. Nous contemplons sans doute des scènes très différentes
quand nous nous réveillons, mais c’est la même lumière matinale
pour tous. Le bienfait n’est pas ressenti au même degré par tous,
mais tous peuvent ressentir le bienfait de l’équanimité et de l’amour
compatissant qui sont les fondements de Vipassana.
Vipassana est unique aussi par son empirisme. C’est en obser-
vant sur lui-même ce qui fonctionnait vraiment que le Bouddha put
définir les contours de la technique. À l’instar de toute observation
minutieuse de la nature, Vipassana est une description de la loi de la
nature qui reste valide quels que soient le temps et la culture. Vipas-
sana est libre de croyances ou de suppositions préalables et se réfère
à des données aussi immuables que certaines évidences : l’océan est
mouillé et la terre solide. On peut décrire plus précisément cette
technique comme une psychologie de l’éthique, plutôt que comme
une religion. Cela sonne vrai pour un auditoire moderne, qui pré-
fèrera faire abstraction aussi bien de toute autorité s’appuyant sur
telles Écritures particulières à telle ethnie, que de l’apothéose même
du Bouddha historique. Et s’attachera plutôt au fait que cette tech-
nique révèle une expérience personnelle, en y attelant la raison et
l’observation. Il nous entraîne jusqu’au bord de l’océan de l’exis-
tence, là où notre vie se dénude devant des réalisations évidentes et
inévitables, comme le fait que nous sommes des visiteurs temporai-
res d’un univers vaste, ancien et en perpétuel devenir.
On peut ainsi définir la méditation Vipassana : c’est la méthode
qui permet à une personne d’atteindre la purification totale. Par
purification totale, on entend l’absence de haine, de peur, d’avidité
et d’illusion, et la présence d’amour, de compassion et d’équanimité.
La pratique de Vipassana transforma un humain en un Bouddha,

87
karma & chaos

c’est-à-dire un être inébranlablement ancré dans la bonté, incapable


de nuire et capable d’expliquer aux autres sa méthodologie, leur
permettant d’aller dans la même direction que lui, à défaut de pou-
voir prétendre à un accomplissement aussi absolu que le sien.
Vipassana permet avant tout de définir avec soin le bon sens
commun. Il capte ce que toutes les communautés civilisées ont en
commun et en extrait l’essence : éviter de nuire aux autres, aider
les autres, cultiver des pensées et des émotions se calquant sur ces
mêmes modèles. Cette définition, toute simple soit-elle, recouvre
tout ce qui fait le développement de l’individu, que ce soit sur le plan
social, interpersonnel, émotionnel, cognitif ou comporte­mental.
Vipassana est la seule voie que l’on peut emprunter avec la
conviction de suivre l’enseignement historique ayant sa source
dans le témoignage à la première personne le plus puissant, le plus
durable et le plus authentique qui soit. Celui d’une transformation
personnelle vers le Bien absolu.
Nous sommes tous des mammifères qui nous identifions aux
sensations de notre corps. Nous le protégeons coûte que coûte et
nous nous approprions palliatifs et plaisirs immédiats aux dépens
des vertus que nous croyons avoir embrassé, mais qu’en fait nous
repoussons à l’arrière-plan, leur préférant toujours une molle et
égoïste complaisance. Nous convoitons le plaisir et craignons la
souffrance. Il est facile de nous détourner de notre voyage au-delà
du plaisir et de la peine. Il nous faut pour cela prendre racine dans
une forme de méditation qui nous présente une image globale de ce
qui ennoblit notre vie. Nous avons besoin d’un rappel, d’une disci-
pline, d’une pratique qui nous garde de nos réactions sans perspec-
tive envers nos sensations. Nous avons besoin d’être guidés pour
rétablir et activer dans notre vie l’amour et la raison dans le tissu
même de nos aventures quotidiennes. Lorsque nous nous ancrons
dans la perspective de la méditation Vipassana, chacune de nos
pensées et de nos respirations peut s’incorporer dans un chemin
d’attention. Le plus petit de nos choix devient alors une force qui

88
la méditation vipassana : une contribution unique à la santé mentale

donne forme à notre relation avec notre corps, nos émotions, nos
voisins et le monde. Nous devenons des voyageurs sur la Voie, de
ceux qui vivent avec l’intention consciente (plus ou moins couron-
née de succès) de charger chaque moment de sagesse.
Vipassana est unique en tant que chemin de purification totale ;
c’est la méthode du Bouddha, la source de ses accomplissements,
d’où est issue sa réalisation ; c’est en même temps une psycholo-
gie de chaque moment, éthique, comportementale, émotionnelle,
cognitive et spirituelle. Toutefois, « unique » ne veut pas dire exclu-
sive. Il existe des moments où tout le monde pratique spontané-
ment la même chose : on observe alors comment on réagit aux petits
signaux du confort physique qui infléchissent trop facilement nos
choix de vie et qui font obstacles à nos efforts de distanciation vis-à-
vis de ces tiraillement mesquins, une distance permettant à la vie de
s’écouler plus harmonieusement, avec de plus fortes et plus grandes
énergies spirituelles telles que la gratitude, le service donné et la joie.
De même que l’exercice physique est une partie inhérente de la vie
humaine, encore qu’il ne soit pratiqué par certains que par hasard
et avec désinvolture, de même Vipassana est-il le terme donné par
le Bouddha à une capacité naturelle de notre esprit. Nombreux sont
ceux qui le manient sans lui donner consciemment un nom et bon
nombre de cultures en enseignent certains aspects sous différents
vocables. Tous les êtres purs, sans s’inquiéter du terme employé,
sont parvenus là où ils sont en se détachant de leurs préoccupations
narcissiques à l’égard de leurs sensations corporelles.
Toutes les vies engagées, aimantes, généreuses ont la même base
psychologique : la pratique de l’équanimité vis-à-vis des sensations
de notre propre vie. Vipassana est unique, non pas dans le sens où
c’est une voie meilleure qu’une autre, mais parce qu’elle repose et se
développe dès le départ comme partie intégrante de tout enseigne-
ment d’entraide, de refus de nuire et d’amour du prochain. L’eau, le
solvant qui procure la vie aux cellules et aux tissus, est un composé
clair et omniprésent. Plus que la rareté, c’est son côté universel qui

89
karma & chaos

fait de l’eau un ingrédient unique. Vipassana est unique dans son


évocation du principe fondamental. Il est unique non par opposi-
tion avec d’autres voies, mais en tant qu’ingrédient actif à toutes les
voies menant à la paix. Il n’est pas une religion, mais une « psycho-
logie religieuse » ; il n’est pas une psychothérapie, bien qu’il ait une
action psychothérapeutique.
Vipassana signifie simplement la clarification de la nature humaine
à sa jonction avec les sensations de la vie. Il est unique non pas du
fait qu’il ne peut se trouver que dans un lieu isolé et spécialisé, mais
parce que le chemin de Vipassana commence sur le pas de notre
porte à tous.
Du fait que Vipassana ait son origine en toute chose, n’appar-
tienne à personne, ne requière aucun enseignement ésotérique ni
aucun prêtre pour le dispenser, il n’est lui-même que lorsqu’il est
transmis en tant que propriété commune, pour le bien commun.
S’il est vendu pour en tirer profit, ce n’est plus Vipassana. Tout
comme l’intimité physique ou émotionnelle, par définition, cesse
d’être authentique si elle est échangée pour de l’argent. Et de la
même façon que l’amitié n’a pas de prix. Si l’on compare Vipas-
sana à un souper entre amis que vous auriez invités chez vous, la
psychothérapie professionnelle est alors un restaurant. On ne peut
pas assimiler Vipassana à la thérapie professionnelle, dispensée à
juste titre par des praticiens dont c’est la profession et qui appli-
quent leurs compétences à des problèmes individuels spécifiques
d’un temps et d’un lieu. Nous avons comparé Vipassana à l’eau, le
solvant universel. Les thérapies professionnelles de guérison sont
alors comparables à un remède : un élixir à usage médical qui reste
tributaire d’un temps, d’un lieu, d’une personne spécifique.

2) Définition de Vipassana selon les Systèmes Psychologiques

Vipassana est une démarche psychologique ancienne de déve-


loppement spirituel, libre, non professionnelle, non-sectaire et

90
la méditation vipassana : une contribution unique à la santé mentale

universelle. Elle est fondée sur l’observation méthodique, continue


et objective de soi, au niveau des sensations. Cette forme spéciale
d’observation agit comme catalyseur d’un développement systémi-
que à des niveaux multiples, de haut en bas des strates de la person-
nalité. Une partie de la contribution unique de Vipassana à la santé
mentale provient de sa constellation d’actions psychologiques. On
peut concevoir Vipassana comme la création par la méditation d’un
champ de forces qui infuse de l’énergie à six niveaux de la person-
nalité.
a) Vipassana induit des changements au niveau moléculaire dans le
corps du méditant. L’observation de soi – systématique, subtile,
de plus en plus raffinée et libre de réaction – modifie la circulation
des secrétions chimiques liées au stress. La pratique répétée et
prolongée de l’équanimité réduit la fréquence et l’intensité avec
lesquelles les signaux d’alarme somatiques relâchent leurs neuro-
transmetteurs. Stockage, émission, quantité et type de messagers
neurochimiques se trouvent altérés par une pratique sur le long
terme de l’harmonie et de la non-réaction, en lieu et place de la
colère, de la peur ou de la passion. Au bout d’un certain temps, le
corps du méditant en viendra à être constitué, à un certain degré,
de substances différentes de celles du passé.
b) Vipassana change la biologie du corps du méditant. À mesure
que changent les habitudes réactionnelles, la composition neuro-
chimique se modifie également, et qu’un style de vie plus attentif
et plus compatissant s’instaure, on pourra constater une modi-
fication du sommeil, du régime alimentaire, des expressions de
détresse ainsi que des schémas du plaisir. On pourra également
constater une modification dans les manifestations psychosoma-
tiques ainsi qu’au niveau de fonctions de base comme le poids,
le rythme cardiaque ou la vigilance. Les méditants voient leurs
choix se modifier : on évitera certaines habitudes anciennes, on
choisira de cultiver des options personnelles nouvelles, prove-
nant d’une relation plus lucide avec son corps. Si pendant toute

91
karma & chaos

une vie, vous choisissez une nourriture plus saine et des modes
de détente plus salubres, vous allez devenir un autre animal. Nos
tissus ont la capacité de se remodeler jusqu’à un certain point, en
réponse aux soins amicaux qu’on leur prodigue. On expérimente
l’harmonisation avec son corps automatiquement, sitôt qu’on le
nourrit de façon juste.
c) Vipassana a un effet remarquable au niveau psychologique. Les
vieux complexes disparaissent, de nouvelles attitudes et vertus
se font jour, des souvenirs refont surface, nos relations apparais-
sent et se développent sous de nouvelles perspectives, l’avenir
se déconstruit et s’ouvre à de nouveaux chemins, on reconnaît
à l’histoire, à la communauté humaines, un potentiel différent
de ce que nous croyions, les événements de la vie font l’objet de
nouvelles expériences et sont réexaminés sous un nouvel angle.
C’est là la contribution la plus spectaculaire et la plus flagrante
de la méditation, et la raison qui sous-tend son attirance pour
beaucoup d’entre nous.
d) Vipassana est une éducation du sens des valeurs. Le but de Vipas-
sana est la manifestation des vertus d’amour, de compassion, de
joie et d’équanimité et, en tant que psychologie, on peut recon-
naître que cela englobe l’apprentissage direct. La vertu se cultive
dans l’intimité ; elle peut être également introjection à partir de
l’exemple donné par les enseignants, lequel peut résider dans
l’esprit de leurs étudiants sous forme de noyaux d’inspiration.
Vipassana, dans ce sens, incorpore une psychologie cognitive
et comportementale, qui encourage une pratique active des
moyens idéaux de résoudre des problèmes, d’interaction avec les
autres, de prendre place dans la société. Vipassana est également
quelque chose que l’on fait. La vénération, le respect, la gratitude,
le service sont des façons de se comporter dans le monde qui
peuvent s’apprendre comme on apprend à rouler en bicyclette ;
la méditation est également la démarche du disciple vers l’action
juste. Construire son caractère est une question de répétition et

92
la méditation vipassana : une contribution unique à la santé mentale

d’effort ; il ne suffit pas de rester assis, les yeux fermés, sur son
coussin. Vipassana est un entraînement à la culture psychologi-
que.

e) Vipassana est une psychologie de l’environnement, qui met


l’accent sur le mouvement d’aller-retour de l’harmonie. La
façon dont nous traitons le monde détermine en grande partie
la réponse que nous en obtenons. Ce principe ne se limite pas
au monde des humains. Nos motivations dans nos rapports aux
chats, aux éléphants et aux arbres sont également l’expression de
notre psyché et mettent en mouvement des réponses que nous
recevrons à notre tour de la part de nos récipiendaires. Pour un
méditant, le respect de la vie est un prolongement logique du
respect de soi. L’air, la terre nous répondront et nous diront
quel impact nos souhaits, nos peurs et nos soucis ont sur eux,
et quels effets ils auront sur nous en retour. Le monde est un
récepteur sensible de notre vie intérieure. De même que notre
monde intérieur s’exprime dans nos actions, la membrane qui
nous environne vibre de la destruction ou de la joie que nous
avons générées. Pour le méditant, tout ce qui nous entoure est
un miroir qui nous révèle. Tout ce qui nous entoure ressent la
piqûre de notre rage, ou fredonne notre chantonnement. Être
conscient que notre environnement est vivant constitue la sensi-
bilité psychologique de Vipassana.

f) Vipassana est un chemin vers le nibb±na, la transcendance du


monde matériel. La foi dans le Plus est engrammée dans la psy-
chologie de Vipassana, une intuition de ce qui est Par-Delà.
Vipassana est une psychologie du Surnaturel, au-delà de toute
description concrète, de croyance, de vision, de théologie, d’an-
thropomorphisme, de fantasmes, ou d’une quelconque réduc-
tion. Vipassana contient un élan expérimental qui transcende les
limites du concept et de la parole, et nous meut vers la foi en un
bien absolu capable d’animer et de bouleverser la personnalité.

93
karma & chaos

Vipassana est un outil unique de croissance humaine, depuis la


microstructure jusqu’à l’expansion illimitée. Et cependant, il a ses
usages propres et ses limites.

3) Il y a des limites aux cours spécifiques de Vipassana

Bien que Vipassana n’appartienne à personne et puisse être pra-


tiqué par quiconque, n’importe où, n’importe quand, les cours de
Vipassana ne sont pas nécessairement appropriés pour tous et tou-
tes, à toute charnière de leur vie. Se plonger dans la pratique durant
toute la journée, chaque jour pendant dix jours, est une expérience
intense qui requiert un choix intelligent et une certaine discrimina-
tion : qui va pouvoir s’y confronter, et à quelle étape de leur vie ? Le
choix judicieux peut consister à remettre à un moment plus propice
ou même à s’abstenir de suivre un cours.
Les longues heures de méditation silencieuse démasquent les
intentions conscientes superficielles de l’individu. Dessous la cou-
che superficielle de la conscience se situent nos réactions primaires,
en contact direct avec nos sensations physiques : convoitise, insa-
tisfaction, passion, turbulence, peur, haine. Pouvons-nous accepter
paisiblement des changements perpétuels, impersonnels de notre
corps, qui commencent à notre naissance et continuent jusqu’à
notre mort, matrice fluide sur laquelle nous avons construit une
image de notre moi si stable en apparence, mais en réalité si éphé-
mère ? L’entraînement suivi lors d’une retraite spécifique de dix
jours de Vipassana nous donne la possibilité d’observer nos propres
réactions archaïques, dans l’intimité de notre for intérieur, de façon
à voir et à transformer qui nous sommes au niveau changeant de
nos viscères, de nos os et de notre cœur. Par-delà la personne que
nous nous complaisons à imaginer que nous avons été, qui nous
sommes vraiment se clarifie et se transforme. Rien de neuf n’est
induit ou ne remonte des profondeurs, mais ce que nous avons tou-
jours été se trouve mis en lumière. Ce faisant, nos vieilles habitudes

94
la méditation vipassana : une contribution unique à la santé mentale

remontent depuis les profondeurs inconscientes jusqu’à la surface


de notre esprit. La tentation de passer à l’acte selon nos vieilles
habitudes de penser, sentir et agir, est circonscrite par la discipline
du cours, ainsi que par la toute nouvelle compréhension et par nos
nouvelles compétences à mettre à jour qui nous voulons devenir,
toutes choses dérivées de notre méditation.
Les cours spécifiques de dix jours de Vipassana sont construits
autour de préceptes de comportement éthique, de concentration
méditative et de la perspective de l’état temporaire de la personne.
À titre de catalyseur, on trouve encore les règles, les règlements et
les emplois du temps, qui sont là pour favoriser une atmosphère
propice au développement de la force de caractère et à l’élimination
des réactions inadaptées.
Il y a des limites à respecter : tout le monde ne peut pas bénéfi-
cier de ce genre spécifique de structure d’enseignement. Dans cer-
tains cas, un problème médical particulier empêchera de s’adapter
aux conditions d’hébergement et de confort modestes suffisantes
pour le plus grand nombre, mais qui ne correspondent pas à des
besoins propres. De même, ceux qui souffrent de certains problè-
mes psychiatriques seront bien avisés d’éviter de participer à un de
ces cours de Vipassana.
L’étudiant participant à un tel cours doit être capable de suivre les
règles qui permettent d’assurer l’isolement, le calme et les meilleu-
res conditions d’enseignement à tous les participants. Les longs
jours passés en silence et l’enseignement très détaillé requièrent
de la part de l’étudiant un minimum de confiance, de coopération,
d’engagement et d’effort sérieux. Ceux chez qui des désordres psy-
chiatriques provoquent une extrême suspicion, l’opposition systé-
matique ou de l’apathie n’en retireront évidemment aucun bienfait.
De même, passer dix jours sans drogue, alcool, tabac ni activités
sexuelles peut être intolérable, hors de portée pour certains.
Plus compliquée la situation dans laquelle certains – par ailleurs
prêts à coopérer et sans problème de drogue – se retrouvent lors-

95
karma & chaos

qu’ils se mettent a souffrir d’états mentaux qui les dépassent allant


de l’excitation intense à la volubilité en passant par l’agitation, la
rage, la méfiance, la dépression ou la panique. Dans ces situations,
qui peuvent être très variables, la règle à suivre est claire : si une
personne, de par son caractère, une maladie ou un état passagers
devient incapable de suivre les instructions ou de coopérer avec
l’enseignant, cette personne ne pourra rien retirer de ce type de
retraite pour son cheminement personnel. La personne qui, dans
son passé, a souffert de réactions incontrô­lables, les verra remon-
ter à la surface si elle utilise cette technique intensive d’observa-
tion silencieuse de soi-même pendant de longs jours. Les nouvelles
habitudes de vigilance méditative, d’observation et d’introspection
aideront-elles l’étudiant à transformer ces anciennes réactions, ou
bien celles-ci vont-elles à nouveau l’engloutir ? La réponse réside
dans l’intensité de ces réactions passées : même s’il est confronté
à un ressenti des plus intenses, du moment que l’attention, l’ef-
fort, l’engagement, la confiance dans le travail accompli demeurent
intacts, Vipassana donnera à l’étudiant le pouvoir remarquable de
percevoir ce ressenti, de comprendre quelles sont les racines de
cette réaction ancienne et d’y trouver une nouvelle approche vers
la libération.
Si, à l’inverse, l’étudiant perçoit que ses réactions passées ont
entraîné la perte des facultés de construction et de réorganisation
de sa personnalité, il n’est pas judicieux pour lui de suivre un cours
de dix jours. Les cours de Vipassana ne sont pas faits pour le trai-
tement des désordres psychiatriques, ni pour les gens souffrant de
désorganisation mentale. Les gens qui nécessitent un traitement
médical pour contrôler leurs émotions devraient s’abstenir de sui-
vre des cours de Vipassana jusqu’à ce que leur médecin traitant et
eux-mêmes considèrent qu’ils peuvent se passer de médicaments et
sont capables de participer à un cours sans risque de se nuire ou de
se mettre en danger. Il n’est pas généreux d’emmener quiconque ne
sait pas nager faire de longs voyages en canoë.

96
la méditation vipassana : une contribution unique à la santé mentale

Tous ceux qui ne peuvent pas suivre ces cours de dix jours de
Vipassana peuvent malgré tout retirer des bienfaits de cet ensei-
gnement, mais sans l’intensité impliquée par un silence de dix
jours et l’observation ininterrompue des sensations physiques. À
tout moment, d’anciennes habitudes de colère, envie et peur peu-
vent se manifester à des degrés divers ; de même que peuvent se
développer la générosité, la tolérance, l’honnêteté et la sobriété.
La pratique de ces dernières manières d’être, bénéfiques, fait par-
tie intégrante de la voie. «¾n±p±na», la forme de méditation qui
permet d’induire la concentration par l’attention exclusive à la
respiration, sur des durées plus courtes que les dix jours, a peu
de chances de faire remonter d’anciennes et profondes réactions ;
elle peut produire une détente et constituer une bonne préparation
à une retraite de dix jours. Chaque mot prononcé avec considé-
ration, chaque souvenir chargé de gratitude peuvent également
renforcer la base d’une pratique future de Vipassana. Même si un
étudiant potentiel ne se trouve pas prêt dans le présent à faire face
au surgissement de ses anciens schémas réactionnels, il peut mal-
gré tout pratiquer les vertus caractéristiques telles que gratitude et
compassion, qui pourront peu à peu lui procurer le contrôle et la
force d’entreprendre un cours de méditation avec confiance et suc-
cès. Après une telle période de patience attentive et de préparation
bien pesée, les anciens schémas réactionnels pourront remonter à
la surface en toute sécurité lors d’un cours futur de Vipassana. La
façon dont on vit pendant que l’on attend de pouvoir participer
à un cours de Vipassana constitue certainement le meilleur usage
de son temps et l’exercice le plus sage pour s’aguerrir. Certains
bénéficieront d’avoir attendu longtemps avant de se lancer dans un
cours de dix jours – un moratoire qui peut durer des mois ou des
années – et de trouver la force de se passer de cigarettes ou d’avoir
meilleur contrôle sur de vieux accès de panique ou de dépression.
Cette attente ne constitue pas un exil, mais au contraire la prépa-
ration à une expérience plus profonde.

97
karma & chaos

Dans la vie d’un méditant, tout le progrès ne peut ni ne doit


se faire exclusivement lors d’une retraite de méditation. Avant des
cours intensifs et durant l’intervalle les séparant, on peut utiliser
certaines vérités simples et universelles qui vont améliorer notre
condition et nous permettre de se rendre utile à la société. L’at-
tente nécessaire pour travailler sur un problème auquel on ne pour-
rait faire face pendant un cours de méditation peut en elle-même
engendrer une mise au point thérapeutique capable de neutraliser
ce même problème. Il est judicieux d’apprendre à nager avant d’en-
treprendre un raid en kayak. Le Bouddha lui-même dut passer six
ans de recherche avant de trouver Vipassana. Tout enseignement de
qualité possède ses conditions préalables.
Vipassana étant une fonction naturelle du psychisme humain
– bien qu’elle ait été élaborée, purifiée et énoncée par le Bouddha
– elle n’est pas plus la propriété d’un individu que d’une institution
officielle. Toute personne qui s’en approche agit de façon auto-
nome. Sa volonté est la clé du chemin. Au cœur de Vipassana, il n’y
a que l’intention et la volonté de cultiver l’amour, la compassion, la
joie et l’équanimité. Par définition, Vipassana ne peut se développer
dans la hâte, l’agitation, l’hostilité, la méfiance ou la tromperie. Ses
méthodes sont identiques à ses buts.

4) Vipassana n’est pas une psychothérapie

Vipassana n’est pas une psychothérapie parce qu’il ne s’agit pas


d’une activité dont la maîtrise s’acquiert professionnellement,
qu’elle ne se dispense pas dans le cadre d’un gagne-pain, et aussi
parce qu’elle n’est pas fondée sur une relation de soutien particu-
lière avec un thérapeute privé. Parce qu’elle ne comporte pas l’ad-
ministration de médicaments ou d’autres formes de traitement et
que sa finalité n’est pas le traitement de désordres psychiatriques.
Il subsiste cependant une zone d’ombre : Vipassana redresse des

98
la méditation vipassana : une contribution unique à la santé mentale

modes de réaction inadaptés et soutient la force de caractère…


N’est-ce pas là le propre de la psychothérapie ?
La différence la plus importante entre Vipassana et la psychothé-
rapie est la place que ces deux activités ont tendance à occuper dans
la vie d’une personne. Il y une sorte de superposition entre Vipas-
sana et la psychothérapie en ce sens que toutes deux sont censées
nous aider à vivre mieux ; hormis ce recoupement, elles divergent
dans leurs intentions et leur pratique. La psychothérapie doit se
limiter à une intervention temporaire dans le cadre d’une relation
professionnelle payante, dans le dessein de soulager des blessures de
la psyché. Vipassana est une transmission spirituelle gratuite, une
façon de vivre, et un vecteur au-delà même de la vie. Bien qu’elle
puisse également apporter soulagement à des problèmes de la vie
quotidienne, Vipassana est le chemin vers le nibb±na, la purification
totale, la libération de la souffrance. C’est une discipline de longue
durée – « une mul­titude de vies », dans la langue orientale –, et ses
buts sont augustes et exhaustifs. Bien que notre usage personnel
de Vipassana dans notre vie actuelle puisse être bien plus limité et
modeste, il n’en donne pas moins à notre vie un élan qui va au-delà
de notre temps et de notre personne.
Vipassana est dirigé vers l’espoir et la foi dans l’avenir tel qu’il se
manifeste dans le présent. Son but est, pour soi-même, l’équanimité
maintenant et en toutes circonstances futures, ainsi que l’amour et
la compassion envers tous les autres. Elle focalise notre vision au-
delà de l’horizon du temps. Pourtant, il se peut qu’on ait également
besoin d’un plâtre sur une jambe cassée, d’être soulagé dans l’ur-
gence des terreurs de la guerre, ou d’une aide personnalisée pour
surmonter la souffrance d’abus passés.
En considérant de s’inscrire à un premier cours de Vipassana,
on ferait bien de se demander : « Quelle est l’intensité de mon pro-
blème ? Jusqu’à quel point a-t-il envahi la matrice de ma personna-
lité ? De quels atouts puis-je disposer et quelle est ma force, face
à ce problème ? » Certains dilemmes humains sont puissants mais

99
karma & chaos

circonscrits. D’autres sont moins explosifs, tout en étant insidieux


et envahissants. Chacun de nous recèle une infinie variété de per-
mutations entre nos faiblesses et nos forces. Nous renfermons tous
de gigantesques amas de vertus autant que de défauts, de sorte que
notre personnalité ne peut vraiment se mesurer à la lumière d’une
poignée de traits bienveillants ou nuisibles.
Bien qu’il soit impossible de généraliser dans tous les cas avec
exactitude à l’aide de formules toutes faites, il y a trois angles sous
lesquels l’observation peut être des plus révélatrices. Avant de sui-
vre un cours de dix jours, il serait sage pour chacun de s’interroger
(et les organisateurs du cours auront à cœur d’en être informés) :
1) suis-je capable d’observer les règles, règlements et lignes de
conduite inhérentes à une expérience guidée en groupe ? S’il me
vient des doutes ou des objections vis-à-vis de certaines instruc-
tions, serais-je capable d’en discuter de bonne foi avec les organi-
sateurs et les enseignants et de me conformer à leurs instructions
et conclusions ?
2) Le cœur de Vipassana repose sur une base exclusive d’auto-
observation continue. Est-il probable que je vais pouvoir maî-
triser cette auto-observation, quoi qu’il arrive, de l’aube au cré-
puscule, pendant dix jours ; ou alors être capable de demander de
l’aide et de suivre les conseils pour l’apprentissage de nouvelles
façons d’y parvenir ?
3) Le secret du succès est la continuité dans l’effort, aussi bien pen-
dant les cours de Vipassana que dans la vie quotidienne. Ai-je la
maturité et la stabilité voulues pour faire un essai loyal et sérieux
de Vipassana ?
Même si quelqu’un est capable de suivre un cours de Vipassana,
il demeure une certaine ambiguïté concernant la démarche la plus
souhaitable pour une personne donnée, à un moment donné. Plutôt
que de constituer un problème insoluble, la complexité, l’intimité,
le côté unique et ambigu de la décision ramènent au cœur même

100
la méditation vipassana : une contribution unique à la santé mentale

de la méditation, qui est fondamentalement une transformation


des motivations. Quand, pourquoi et comment nous décidons de
méditer, cela en soi-même fait partie de la pratique.
Parce que chaque individu est unique et parce qu’à chaque
moment, nous sommes différents du moment précédent, nul ne
peut répondre à la question d’un autre : « Au vu de mes pro­blèmes,
qui ne sont pas sévères au point de devoir m’interdire de suivre un
cours de Vipassana pour le moment, devrais-je prendre des antidé-
presseurs, suivre une psychothérapie, ou alors pensez-vous que je
me trouverai mieux (ou plus mal) si je participe à un cours de dix
jours de Vipassana ? » En nous souvenant de la contribution uni-
que de Vipassana, des limitations d’un cours de dix jours et de la
distinction entre Vipassana et psychothérapie, regardons la façon
dont ces différents comportements affectent les vies individuelles,
pour souligner une variété de réponses possibles, ainsi que la consé-
quence probable de cette variété de choix.

4) Exemples

Les exemples qui suivent ont le but de souligner quelques-uns des


principes généraux dont nous avons discuté jusqu’ici. Ils ne consti-
tuent pas le récit des expériences les plus communes des personnes qui
suivent un cours de Vipassana de dix jours, puisque la majorité des
étudiants ne passent pas par des conflits ou états confusionnels sur ces
points. Les exemples choisis soulignent fermement le thème des fron­
tières entre Vipassana et la santé mentale et sont des composés fictifs,
que j’ai divisés en trois groupes illustrés de façon quelque peu arbi-
traire. Tout individu qui méditerait correctement serait un exem-
ple positif dans chacune des trois sections. Il n’en est pas de même
des exemples négatifs. Tandis qu’une personne utilise la méditation
avec compréhension, persévérance et foi, un autre étudiant, en dépit
des apparences, méditera de façon désordonnée et dénuée de sagesse,
engendrant plus de problèmes que de solutions.

101
karma & chaos

I) Participation
La demande d’inscription à un cours de Vipassana implique un
examen de soi honnête, en même temps qu’une réflexion de la part
des organisateurs du cours. Cependant, il arrive qu’ un étudiant
s’engage dans un cours de dix jours sans en être capable, par égare-
ment involontaire ou par choix délibéré de cacher ses faiblesses.
Un héroïnomane de la banlieue de New York dissimula son
accoutumance sur son bulletin d’inscription et sous-estima son
intoxication à la cigarette, si bien que, dès le début, il se trouva
submergé par un brutal et double sevrage chimique. Tout en res-
tant poli et capable de dialogue, il refusa tout net de rester plus
longtemps que deux jours, manifestement déchiré entre son sou-
hait de trouver une voie de sortie à sa double dépendance chimique
et le pouvoir qu’elle conservait sur lui, qui rendait l’immobilité et
l’auto-observation impossibles, confronté qu’il était à ses besoins
pressants et à l’agitation.
Un étudiant en fin d’études universitaires omit d’indiquer sur
son bulletin d’inscription un passé clinique de pensées délirantes
et de bouffées psychotiques. Il avait cessé de prendre ses médica-
ments et de voir son psychiatre, à cause de son désir poignant d’ef-
facer tout ce passé par la méditation. Lors d’un cours de Vipassana,
il fit des efforts pendant toute une semaine, son état se détério-
rant progressivement. Lorsque les organisateurs remarquèrent des
comportements bizarres, des difficultés à suivre le programme et
qu’il avait entamé un jeûne, l’enseignant l’interrogea et comprit,
aux réponses qu’il donnait à ses questions, que l’étudiant avait éla-
boré des déviations personnelles à la pratique correcte de Vipas-
sana, était très perturbé et totalement perdu. On appela sa famille
et avec l’aide de sa femme, les organisateurs le remirent entre les
mains de son médecin.
Ces deux exemples illustrent le fait qu’une retraite de méditation
ne peut venir en aide à quelqu’un qui dès le départ use du mensonge

102
la méditation vipassana : une contribution unique à la santé mentale

ou bien qui souffre de conditions mentales faisant barrage à la com-


préhension, l’apprentissage et la pratique enseignée.
À l’opposé, une grande voyageuse toxicomane, sevrée de toxi-
comanie multiple, s’inscrivit à un cours de Vipassana, décrivant
sur son bulletin ses problèmes passés et son profond désir d’un
nouveau départ. Par son honnêteté, elle alertait l’enseignant qu’elle
aurait peut-être besoin d’une aide plus soutenue. Ses dépendances,
bien que puissantes, n’étaient pas si fortes qu’elle ne pût les obser-
ver en utilisant les techniques de méditation. Elle termina son cours
de méditation triomphalement. Quelques mois plus tard, elle mena
à bien un deuxième cours intensif de dix jours et s’installa dans une
autre région pour démarrer une nouvelle vie.
De même, un ingénieur décrivit sur sa demande d’inscription
comment ses années d’université avaient été interrompues par des
épisodes de dépression nerveuse. On avait dû l’admettre en hôpital
psychiatrique. Un traitement médical et des années de psychothé-
rapie lui avaient permis de mener à bien ses études et de se lancer
dans une vie professionnelle. Ayant entendu parler de Vipassana,
il se sentit attiré : il y voyait le moyen d’introduire plus d’amour,
de compassion et de joie dans sa vie quelque peu solitaire et aride.
Mais il garda une retenue pleine de sagesse à l’égard de sa capacité
à rester assis immobile pour observer ses sensations ! En dialogue
avec le Centre de Méditation Vipassana, il commença prudemment
à faire des plans longtemps à l’avance. Il continua à travailler jusqu’à
s’ancrer solidement dans un mode de vie stable ; il sollicita l’aide de
ses parents et, par précaution, reprit contact avec son psychiatre.
Au bout de plusieurs années de bonne santé mentale, il participa
à un cours de dix jours de Vipassana, qu’il termina avec succès et
devint un bénévole actif au Centre. Puis, au fil des années et de
nombreux cours, il élargit son environnement social, ouvrit son
cœur, contribuant à la méditation de milliers d’étudiants, en faisant
don de son temps et de ses connaissances pour le développement
matériel du Centre. Il continue à se développer sur la voie.

103
karma & chaos

Ce n’est pas un diagnostic, ou un événement passé isolé qui peu-


vent laisser présager d’une utilisation couronnée de succès de l’en-
seignement du Bouddha, mais plutôt une attitude faite de compré-
hension, de planification, de timing et d’effort. Vipassana n’est pas
un enfermement individualiste sur soi, mais une participation à une
communauté humaine sans âge.

II) Observation

Il peut arriver que des étudiants sincères ou au contraire man-


quant totalement d’honnêteté, doivent limiter leur contact avec
Vipassana. Ceci se produit lorsqu’ils abritent des émotions ou des
réactions qui explosent sans crier garde et les submergent de façon
imprévisible. Malgré leur dévotion ou leur engagement, il sera lit-
téralement impossible, pour ces étudiants, à certaines périodes de
leur vie, d’activer l’observation de soi telle qu’elle fut enseignée
par le Bouddha. Jusqu’à un certain point, cela pourrait s’appliquer
à chacun de nous ! Qui donc oserait se réclamer de l’équanimité,
de l’objectivité, et de l’auto-observation d’un Bouddha ? Parmi
les méditants ordinaires, il en est toutefois qui peuvent persévé-
rer dans un effort d’organisation, alors que d’autres étudiants, tout
aussi solides dans presque tous les domaines, en sont incapables, à
cause de l’organisation spécifique de vie intérieure qu’ils apportent
en bagage dans leur pratique de la méditation.
Par exemple, un jeune professeur d’histoire et son épouse com-
mencèrent ensemble l’étude de Vipassana. Ravis des résultats per-
sonnels et spirituels dont ils firent l’expérience pendant leur premier
cours de méditation, ils poursuivirent leurs sessions de méditation
ensemble chez eux matin et soir, suivirent un cours de dix jours
tous les ans, et travaillaient bénévolement de temps en temps au
Centre de méditation. Ils s’appliquaient à maintenir dans leur vie
la base de sobriété et de morale encouragée par le Bouddha, une
bénédiction de plus en plus présente dans leur vie. Mais les cho-

104
la méditation vipassana : une contribution unique à la santé mentale

ses changèrent. Les parents du professeur d’histoire moururent,


lui laissant la charge d’une sœur souffrant de maladie mentale. Au
fardeau de cette nouvelle responsabilité s’ajoutèrent les souvenirs
des abus de son père alcoolique, qui avaient peut-être contribué à
la misérable vie marginalisée de sa sœur. Les souvenirs d’enfance
refaisant surface avec intensité, sa vie actuelle étant encombrée de
conversations téléphoniques sans fin avec hôpitaux, bureaux admi-
nistratifs, médecins et instances policières concernant sa sœur, le
professeur d’histoire souffrit bientôt lui-même d’un état d’anxiété
croissant. Il s’inscrivit à un nouveau cours, espérant approfondir sa
capacité d’équanimité face à ces nouvelles et difficiles circonstances
de vie. Mais pendant le cours, il fut à peine capable d’observer ses
sensations, tant son esprit s’agitait, en proie à un désespoir sauvage.
De retour chez lui, il continua de persévérer dans sa pratique quoti-
dienne de la méditation, mais il commença à éprouver des moments
de terreur explosive, étiquetés « accès de panique » par le médecin de
famille. Chacune de ces éruptions le laissait complètement dévasté.
En dépit de ses nobles efforts pour rétablir l’équanimité dans son
esprit, il se sentit sur le point de se noyer dans une souffrance égale
à celle de sa sœur. Plutôt que de sombrer, il demanda de l’aide à un
centre médical conseillé par son médecin de famille. Pendant huit
mois, il participa à une psychothérapie médicalisée avec un psychia-
tre, avec qui il put discuter en détail de sa vie familiale, passée et
présente, ce qui lui permit de se rendre vite à même de faire face à
ses propres souvenirs et aux exigences des soins à donner à sa sœur.
Pendant toute cette période de sa vie, il s’abstint de suivre des cours
de méditation.
Il aurait pu, à ce moment-là, abandonner la méditation. Il aurait
pu conclure : « Je suis passé par une crise, pendant laquelle la médi-
tation ne m’a pas aidé. Il y a quelque chose qui ne va pas, soit en
moi, soit au niveau de la technique. » Au lieu de cela, il resta en
contact avec les enseignants de méditation, ainsi qu’avec les amis
connus dans ce cadre, en évitant de se juger ou de juger Vipassana.

105
karma & chaos

Il continua à méditer chez lui, tant bien que mal, en compagnie de


sa femme. Côte à côte, ils restèrent unis, gardant foi et orientation
dans un temps de vertige.
Ses méditations matinales et vespérales étaient maintenant bien
différentes : de puissants égarements de l’esprit, des tempêtes
émotionnelles, des inquiétudes obsédantes venaient le hanter ; cela
était si différent du calme si agréable qu’il nommait « méditation »
dans le passé ! Son observation maintenant, par la force des cho-
ses, se limitait souvent à l’observation du souffle et cela même
de façon fragmentaire et désordonnée. Il aurait pu se dire : « Je
n’arrive plus à méditer. Je médite mal. Ma méditation est de mau-
vaise qualité. » Au lieu de cela, il put se détacher de sa définition
ancienne de la méditation – une relaxation rassurante, calmante
et confortable – et apprendre à méditer « au plus court », tel un
snowboarder balloté par une avalanche. Son imprévisible médita-
tion quotidienne ne le guérissait pas, mais elle l’aidait bien plus
qu’il ne s’en rendit compte, en préparant le terrain à une pratique
future d’une méditation résiliente et pluridimensionnelle, capable
de résister aux turbulences et à la souffrance. Et avec le temps,
lui permettre de regagner une énergie plus dynamique, capable
de restaurer son équanimité même dans des moments de détresse
aigüe. En attendant, il fut capable de garder à l’esprit la réalisation
suivante : « Cette période horrible, cette phase de ma vie changera,
tout comme ma vie passée a changé ». Tandis que le traitement
médical améliorait sa maladie, il constata qu’il était encore capable
de méditer, qu’il se sentait lié à une tradition, et qu’il parvenait à
observer honnêtement et sainement la réalité du changement sur-
venu en lui. En fait, il méditait avec une profondeur qu’il n’avait
jamais connue auparavant, parce que maintenant il avait l’ancrage
du souvenir, la perception de la réalité des changements succes-
sifs dont il avait fait l’expérience dans les structures de ce qu’on
appelle le soi. L’expérience, non désirée, avait constitué un ensei-
gnement sévère, mais utile. Quelle ironie de constater qu’après

106
la méditation vipassana : une contribution unique à la santé mentale

le traitement psychiatrique, cet étudiant se trouvait encore plus


inspiré par Vipassana !
Loin de se fixer sur un certain type d’expérience mentale qu’il
appelait « bonne méditation », loin de tenter d’utiliser la médita-
tion comme une panacée médicale, il avait compris que Vipassana
était une fenêtre ouverte sur la réalité universelle du changement,
par laquelle il pourrait mieux voir les tempêtes de la vie et du
coup y faire face. Il lui faudrait parfois demander de l’aide, mais il
dépasserait un jour cette situation dangereuse, tout en continuant
avec confiance d’apercevoir la vérité ultime par l’intermédiaire de
la méditation. Le traitement psychiatrique avait été une décision
saine et sensée qui avait contribué à renforcer la santé sur le long
terme de cet étudiant de méditation. Cela fait des années qu’il n’a
plus besoin de médicaments ; ses relations avec sa sœur, et avec
lui-même, sont devenues plus équilibrée. Il poursuit sa route sur
le chemin qu’il n’avait jamais vraiment quitté, même quand son
monde avait semblé exploser.
Le secret de son succès résidait dans la continuité de ses efforts à
pratiquer l’observation. Vipassana avait pu lui procurer sans inter-
ruption une vision intérieure, un sens, une direction et un environ-
nement qui perdurèrent par delà le traitement médical professionnel.
L’épreuve qui semblait si catastrophique s’avéra rétrospectivement
être un interlude d’éducation par le feu, tandis que sa méditation,
qui lui était alors apparue fragmentaire et sans énergie, avait en fait
constitué une passerelle personnelle entre le Bouddha et lui-même,
avant, pendant et après cet épisode de souffrance intense. La mora-
lité où puisaient ses racines et sa vision réaliste lui avaient servi de
gouvernail, même quand sa concentration semblait désemparée au
beau milieu d’une mer démontée. Lorsqu’enfin les grosses vagues
s’étaient calmées, sa dévotion envers l’observation objective n’avait
pas faibli. La psychiatrie l’avait aidé sur le plan de la santé mentale.
La Voie de Vipassana l’emmena dans un voyage qui privilégie l’aide
aux autres et la gratitude pour l’aide reçue. Avec une longue vie

107
karma & chaos

encore devant lui, il lui sera possible de continuer à progresser au-


delà du bien-être, à s’aider soi-même et à aider les autres à réaliser
certaines vérités ultimes, en se désenchevêtrant de souffrances tri-
viales. On utilise Vipassana pour résoudre un problème, et Vipas-
sana s’avère tout aussi profond que le mal à combattre.
Il n’y a aucune sagesse à entreprendre un premiers cours de médi-
tation alors que l’on est submergé et assailli au-delà de sa capacité
à faire face. Une personne déstructurée par l’agitation, l’anxiété, la
dépression ou le doute ne peut s’attendre à une cure instantanée et
radicale de dix jours de gesticulations et de déconvenue. Il ne fau-
drait permettre à Vipassana de s’enraciner que lorsqu’il n’y a plus
aucun doute que l’on peut comprendre, mobiliser, et pratiquer le
cœur de l’enseignement du Bouddha : l’observation objective des
vibrations, la base capable de détruire l’illusion du soi. Dès lors que
le chemin a été correctement exploré, on peut lui conserver sa vita-
lité à travers les épreuves les plus sévères. En fait, il s’agit là du cœur
du sujet !
Nombre d’étudiants cessent de méditer quand la vie se trans-
forme sans préparation en volcan crachant des torrents de souf-
france ou lorsque leur capacité de concentration s’écroule sous les
boutoirs du stress. On peut comprendre que nombre de personnes
se sentent petits face aux montagnes de détresse intérieure. À l’op-
posé, il existe un grand nombre d’exemples d’étudiants qui s’ef-
forcent de faire défiler correctement entre leurs doigts le fil ténu
de l’observation, alors qu’ils dévalent dans le vertige du haut de la
montagne. C’est à travers ce fil qu’ils ressentent, sur le long terme,
l’amarre puissante qui les rattache à l’enseignement du Bouddha.

III) Essai sincère et sérieux

Deux couples, amis de longue date, firent le voyage de la côte


Est et de la côte Ouest des États-Unis, afin de faire ensemble leur
premier cours de Vipassana. Ils travaillèrent correctement et firent

108
la méditation vipassana : une contribution unique à la santé mentale

l’expérience de ce sentiment euphorisant de réussite et de joie, qui


est si souvent le fruit d’une première pratique profonde de Vipas-
sana. Aucun d’entre eux n’éprouva de difficulté particulière à parti-
ciper aux règles et disciplines du cours, ou à faire des efforts conti-
nus pour revenir à une auto-observation objective. Tous les quatre,
chacun dans l’intimité de leur for intérieur, se sentirent profondé-
ment inspiré et décidèrent de continuer leur cheminement jusqu’à
la fin de leur vie. Mais les choses ne tournèrent pas de cette façon.
La dame californienne s’intéressait aux méthodes de santé alter-
natives. Elle interpréta à tort les pouvoirs de guérison psychoso-
matique de Vipassana et l’attention au corps. Ce n’était pour elle
qu’une autre « thérapie psycho-physique » de plus. Elle passa à côté
du caractère unique de Vipassana, cette Voie vers le nibb±na libre,
universelle, intemporelle, polyvalente. Elle en fit une mixture en y
mélangeant des ateliers et week-ends de « thérapies » superficielles,
tactiques et rassurantes ; elle s’éloigna peu à peu de la méditation,
qu’elle pratiquait négligemment et donc n’en retirant que peu de
gain. Le soir, au lieu de méditer, elle se calmait en buvant du bour-
gogne californien. Tandis qu’elle dérivait d’une thérapie à la mode
à une autre, sa colère, son irritabilité et l’impression d’être mal-
heureuse qui l’avaient auparavant poussée vers Vipassana, refirent
surface. Exacerbé par les fantasmes de bonheur agités devant elle
par les salons de santé de style New Age, son côté négatif s’infil-
tra dans son quotidien et dans son couple. Comme elle s’enfonçait
progressivement dans la dépression et que sa relation avec son mari
se détériorait, elle chercha l’aide d’un psychiatre et reçut un trai-
tement médical pour état de dépression chronique et troubles de
l’attention. Elle intégra ces étiquettes dans son identité, cessa de
méditer, acceptant l’idée qu’elle souffrait d’une déficience biochi-
mique génétique, qui l’obligerait à rester sous traitement médical
jusqu’à la fin de ses jours.
Son mari, de plus en plus furieux des préoccupations égocentri-
ques de son épouse, continua crânement à méditer tout seul deux

109
karma & chaos

fois par jour et à suivre des cours de dix jours. Il se sentait satis-
fait des sensations agréables de flux libre dans son corps pendant la
méditation et il commença à considérer ces expériences de dissolu-
tion extatique comme une preuve de sainteté et de « réalisation ». Au
lieu de voir en Vipassana un chemin d’auto-observation objective, il
en fit un chemin d’auto-absorption sensuelle ; au lieu d’un chemin
de compassion, il fit de Vipassana une forteresse de rigidité. Tout
en méditant, il se complaisait à imaginer ses vies passées et futu-
res, au détriment de sa vie présente. Lorsque sa femme l’exhorta
finalement à l’accompagner chez son psychiatre pour des séances
de thérapie de couple, le mari californien rejeta avec hauteur les
suggestions du psychiatre de suivre lui-même une psychothérapie
et de prendre des médicaments pour réduire son délire mégalomane
de compensation.
Le couple californien finit par se séparer. La femme se considérait
maintenant comme un cas proprement médical, prenant des médi-
caments psychotropes et quelques préparations phytothérapiques.
L’arrogance défensive du mari transforma son refus de médication
psychiatrique en témoignage de pureté spirituelle.
S’abaisser à jamais recourir à la psychothérapie ou la médication ?
Il était bien au-dessus de cela !... il en fit la pierre angulaire de son
estime de soi. Il entama une procédure en divorce agressive, pleine
d’amertume, de ressentiment et de justification de soi. Comme
les enseignants de Vipassana refusèrent de cautionner son agressi-
vité procédurière sur fond de rationalisation de la réincarnation, il
abandonna la méditation et jeta son dévolu sur un groupe de Los
An­geles qui prônait « l’illumination instantanée ».
Pour que la méditation porte ses fruits, il est besoin d’un dis-
cernement raisonnable qui permet de faire la différence entre la
voie d’un Bouddha d’un côté, les tendances, les effets de modes et
les engouements de l’autre. De même, recourir à la médecine est
une fort bonne chose pour autant que le consommateur conserve
un minimum d’esprit critique. L’histoire de l’épouse californienne

110
la méditation vipassana : une contribution unique à la santé mentale

illustre ces deux points. Beaucoup d’individus essentiellement sains


se retrouvent sous traitement médical pour des raisons éminem-
ment culturelles. Dans une société qui encourage le consumérisme
et qui amalgame cures de santé avec compassion et signification,
des gens comme cette californienne peuvent faire l’objet d’un dia-
gnostic et d’un traitement médical pour des syndromes dont les
causes vont de la stimulation excessive à l’intoxication subtile ou
ordinaire, en passant par l’absence de discipline et le repli sur soi.
Ayant échoué dans sa quête d’illumination totale instantanée, elle
s’était mise à chercher de tous côtés, jusqu’à tomber sur le déno-
minateur commun le plus bas que sa culture pût lui offrir. Dans
des conditions temporelles ou culturelles différentes, où les indi-
vidus n’auraient pas considéré comme un droit acquis de pouvoir
choisir dans une palette d’options de vie plus frivoles les unes que
les autres, ses défauts d’attention auraient pu s’évaporer grâce à un
régime fait de constance, de simplicité et de foi. Et sa dépression
fondre au chaud contact d’une vie sociale constructive et d’une
vie de famille chargée d’amour. Dans son cas, elle n’avait pas les
connaissances ni n’avait reçu les conseils qui lui auraient permis de
choisir un partenaire ou un chemin appropriés.
À l’opposé, un choix de vie bricolage-expresse est tout autant
contre-productif. Le mari californien était constant, mais rigide,
fanatique, mais sans ferveur. Il travailla longtemps et de toutes ses
forces dans une mauvaise direction. Il se servit de la méditation
pour se sentir puissant et détaché, plutôt que relié et plein d’em-
pathie. Sa pratique étant impropre, il fixait seul ses buts et rejeta
objectivité et équanimité au profit de bains de sensations plaisantes
tout en fuyant la réalité. Il se plaçait au-dessus de ses maîtres. Se
détournant de Vipassana, il se fabriqua une discipline contempla-
tive toute personnelle, qui ne fit qu’amplifier son système narcis-
sique délirant. Ironiquement, s’il avait écouté les conseils du psy-
chiatre de sa femme – trop confiant dans le pouvoir de la chimie –,
il aurait pu sauver son couple et sa méditation, en réduisant tout

111
karma & chaos

au moins ses manifestations délirantes. Il rejeta psychothérapie et


traitement médical, non pas pour approfondir sa capacité de faire
face à la souffrance à l’aide de nobles vérités, mais bien pour magni-
fier son propre ego. De son point de vue, il refusait la psychiatrie,
car, en tant que disciple du Bouddha, il était au dessus d’une aide si
triviale… alors que son entêtement et sa vanité s’avérèrent encore
moins libérateurs. Au bout du compte, il ne recueillit de bienfait, ni
de la psychiatrie, ni de Vipassana.
Il est intéressant de comparer le cas de ce couple à celui du
professeur d’histoire. Ce dernier refusa d’endosser l’étiquette du
diagnostic médical ou celle de variantes dites « spirituelles» ; il per-
sévéra dans des efforts justes malgré la difficulté. Il sut clairement
faire la différence entre une aide médicale légitime et des publicités
alléchantes, ainsi qu’entre le chemin de toute une vie qu’est Vipas-
sana et la rectification psychiatrique, psychopharmacologique spé-
cifique d’un état diagnostiqué, doublée d’une brève psychothéra-
pie. Il fit la différence entre une toute-puissante nécessité et un
usage déplacé et négligent de la médication ; il ne répandit jamais
sa souffrance sur son épouse, mais médita à ses côtés comme
auprès d’une alliée bien-aimée ; il continua à mettre en pratique les
aspects moraux et le style de vie de Vipassana, comme des guides
choisis, infiniment précieux, et constamment bénéfiques. Évitant
de désespérer ou de s’accrocher à des conclusions faciles, évitant
de juger de sa méditation selon le plaisir ou le tourment perçus
dans ses sensations physiques, il continua son cheminement droit
devant lui, ou peut-être en titubant, avec une compassion gran-
dissante pour sa sœur, une gratitude envers sa femme, avec une
joie et une équanimité grandissante au fond de lui. Jusqu’où ne
pourra-t-il pas aller ? Quel obstacle pourrait se dresser sur la route
d’un pratiquant aussi confiant, même en eaux troubles, dans les
bienfaits de Vipassana ?
Les amis de la côte Est du couple californien avaient commencé
Vipassana en même temps et en suivant les mêmes premiers pas que

112
la méditation vipassana : une contribution unique à la santé mentale

ceux-ci, mais leur route allait prendre une toute autre direction. Ils
allaient devoir de toute évidence parcourir un trajet plus difficile, et
cependant ils découvrirent la contribution unique de Vipassana à la
santé mentale.
Le mari était né dans une famille au passé marqué depuis des
générations du sceau de la pauvreté et de l’oppression. Il avait
grandi dans une atmosphère d’exil, de terreur et d’inimitié et,
durant son développement, son système nerveux avait été impré-
gné de réactions de peur et de désespoir. Bien des années plus
tard, il allait comprendre qu’il présentait tous les symptômes d’un
état anxieux et dépressif. Mais sa rencontre initiale avec Vipassana
lui permit de s’enraciner profondément dans la pratique. Il était
déterminé à utiliser sa détresse comme d’un catalyseur toujours
présent pour faire face à sa réalité intérieure d’une façon aussi
objective et équanime que possible. Son exploration n’était pas
celle d’un simple stoïque. Il avait compris que la Voie est un art
de vivre et non pas seulement une tactique ; il cultivait les relations
interpersonnelles et la générosité avec autant d’assiduité que quand
il « s’asseyait ». Il pansa ses blessures à l’aide du calme purificateur
qui accompagne un style de vie sobre et empreint de moralité. Il
avait toute la vie pour aller de l’avant, sans les limites de temps
que se fixerait un impatient. En dépit – et à cause – de la mémoire
interne de sa profonde souffrance, il s’épanouit progressivement
comme professeur de musique et chef d’une chorale scolaire. Son
mariage, pénétré de respect, de dévotion et d’affection mutuels,
était une source de réconfort et de joie dans une vie qui conti-
nuait d’avoir sa part de vulnérabilités. En compagnie de sa femme,
il donnait du temps et de l’énergie pour rendre Vipassana plus
accessible aux autres. Vipassana ne constituait pas un traitement
pour son état dépressif et anxieux, mais lui permettait d’y puiser
une source de détermination et un sens.
L’épouse de la côte Est avait eu un parcours psychiatrique débi-
litant dans sa prime jeunesse. Le suicide de son père, les terribles

113
karma & chaos

vestiges du drame et le déficit parental qui s’ensuivit l’avait lais-


sée immature, exigeant et attendant des autres qu’ils s’occupent
d’elle. Ce qui bloqua la mise en place des rôles de l’adulte dans son
développement. Incapable de s’engager de façon constructive dans
des études ou une profession, elle tomba de petits délits de dro-
gue en mésaventures sexuelles marquées par la dépendance. Quand
elle rencontra Vipassana, elle pratiqua comme on lui enseignait et
put appliquer presque instantanément les implications morales à
ses désordres comportementaux, qui disparurent quasi du jour au
lendemain, spectaculairement. Cependant, comme pour tout le
monde, son cheminement ne fut pas sans heurt ; certains pro­blèmes
superficiels étaient plus faciles à éliminer, tandis que d’autres sem-
blaient gravés en elle. Sa nature hypersensible l’avait toujours
poussée à réagir de façon exagérée. Durant les années qui suivirent
son bain initial dans la pratique de Vipassana, elle construisit son
mariage et sa maternité autour des enseignements du Bouddha. Elle
et son mari édifièrent progressivement le foyer aimant et réparateur
qu’elle désirait pour elle et n’avait jamais eu auparavant. Chaque
jour était un défi : appliquer la vision intérieure pénétrante issue de
la méditation à ses propres prédispositions exactement contraires.
Elle avait tendance à réagir à chaque stress insignifiant, comme s’il
se fût agi de la fin de tout son monde. Elle croyait en l’équanimité,
mais n’en avait aucune expérience. Le style de vie de Vipassana ne
lui était ni facile ni naturel, mais ce fait même rajoutait à sa valeur
et à son efficacité ; plus il l’aidait à réduire ses crises et ses com-
pulsions, plus l’appréciation qu’elle en avait se transformait en une
dévotion soigneusement mise à l’épreuve. Son rôle de mère, qui
n’avait jamais été ni facile ni heureux, acquit maturité en passant
de la maussaderie à une sollicitude équilibrée. Ses enfants devinrent
des personnes plus saines et plus capables qu’elle ou son mari ne
l’avaient été. Elle cheminait quotidiennement, pilote d’une vie bal-
lotée de combat en déboire, mais à la main sûre. Au lieu de courir
vers la première thérapie ou les premiers médicaments venus pour

114
la méditation vipassana : une contribution unique à la santé mentale

soulager ses états d’irritation, elle fortifiait ses muscles mentaux en


les entraînant, grâce à Vipassana, à faire face aux stress et tensions
de la vie. C’est là le paradoxe : ceux qui doivent le plus lutter pour
établir Vipassana dans leur vie pourraient bien être ceux qui en reti-
rent le plus de bénéfices.
Le couple de la côte Est avait pris le départ dans la vie avec de
légers troubles psychiatriques. Ils ne firent pas usage de Vipassana
comme d’une psychothérapie ni ne la prirent pour une panacée, pas
plus que cela ne les rendit parfaits ou ne les mit à l’abri de toute
détresse. Vipassana, par contre, transforma leur existence en un
nouveau printemps, fleurant bon l’harmonie et l’estime mutuelle,
et leur foyer en un havre de détermination et de modestie, lumi-
neusement imprégné de l’amour et de la joie du Bouddha. Leur
relatif mais noble bien-être palpitait, s’épanchait d’eux jusqu’à leurs
enfants, leurs amis et leur entourage, telle la fragrance terrestre de
l’herbe printanière.
L’histoire du couple de la côte Est raconte une utilisation réussie
de Vipassana par des gens accablés de problèmes. Ils se montrèrent
tous deux capables de participer aux principes directeurs et aux res-
trictions qui rendent possibles les cours, les centres de méditations
et une vie de famille qui fonctionne. Tout en étant hantés au départ
par l’anxiété et le désespoir, ils n’échafaudèrent aucune argutie sur
la base de leurs souffrances personnelles dans le but de se déni-
grer soi-même, de se dénigrer l’un l’autre ou de contester les règles
nécessaires à la pratique. Comprenant les principes fondamentaux
de Vipassana, ils entretenaient l’amour, la paix et le respect pour
tous dans leur foyer : l’un pour l’autre et pour leurs enfants. Il était
impossible que se détériore un tel effort, venu du fond du cœur
et fondé simplement sur une logique de lien causal. Lorsque leurs
faiblesses et passions commençaient à les faire dévier du chemin,
ils réactivaient leur observation de soi-même à un niveau très pro-
fond grâce à leur méditation assidue à la maison et lors de retraites
annuelles. Ils renoncèrent au passe-temps national américain, qui

115
karma & chaos

est de blâmer, accuser et ne jamais être satisfaits et lui substituèrent


l’examen de conscience, leur permettant de jauger leur contribution
personnelle aux épisodiques tensions domestiques. Comme tous
deux pratiquaient Vipassana, aucun des deux ne pouvait jouer le
rôle de l’accusateur dans son bon droit, aucun des deux ne pouvait
endosser la bure du pieux martyr. L’harmonie et la joie qui infu-
saient leur vie par ailleurs pénible, justifiaient amplement à leurs
yeux leur foi dans la voie. Le couple de la côte Est atteste le sens de
la locution : « faire un essai sérieux et sincère ». Tout ceci se fit sans
aucun talent particulier et malgré de sérieux handicaps de départ.
Dans une société noyée sous les pilules, les procès et les cures de
contes de fées, ils appliquèrent tout simplement aux racines de leur
vie, les vérités classiques et universelles de la vision en profondeur
et de la gratitude, et récoltèrent d’une telle opération la seule mois-
son possible.
Alors qu’ils progressent sur la voie, le point final de leur déve-
loppement demeure une inconnue dans un mouvement ascendant.
Ce couple vit autre chose que la seule bonne santé mentale : ils sont
éléments de la Voie, en continuité avec le mode de vie du Bouddha.
Leurs existences transitoires composent brièvement un noyau de
paix et de droiture dans les marées du temps.
Au-delà de leur gain personnel, le couple en question a ajouté
une étoile au ciel. Nombre de petites embarcations perdues en eaux
troubles pourront se guider à leur lumière.
L’unique contribution de Vipassana à la santé mentale n’est ni
de résoudre les problèmes psychiatriques ni de les ignorer, mais
d’ouvrir aux humains le flux de la libération. L’observation de soi,
l’équanimité, l’empathie et la joie font de ceux-ci des canaux pour
pénétrer et rendre le monde meilleur. Leur individualité, porteuse
des nœuds de la souffrance, s’assouplit et s’aligne sur des réalités
profondes.

116
la méditation vipassana : une contribution unique à la santé mentale

Résumé

Les Bouddhas sont rares. Leur rayonnement et leur exemple ins-


pirent et guident des millions de personnes pendant des milliers
d’années. Plus loin nous avançons sur le chemin qu’ils ont tracé,
plus près nous sommes des fruits qu’ils y ont conquis. Toutefois, il
est fort probable qu’en cette vie, nous manquions de la force vou-
lue et succombions à des faiblesses humaines banales. La médita-
tion Vipassana s’épanouit dès lors que nous nous acceptons dans
notre réalité propre. Chaque régression, chaque moment d’abatte-
ment, peut être le moment le plus propice pour activer ce qui s’est
développé en nous. Chaque moment est nouveau, chaque moment
porte en lui une chance dont nous pouvons bénéficier, en dépit de
la longue chaine de problèmes qui nous restent encore à résoudre.
Vipassana est une façon de franchir une série de portes dans la
maison de votre propre kamma. L’une après l’autre, chaque porte
doit être ouverte patiemment, d’une pièce à l’autre. Peut-être que
le sol de marbre glissant d’une de ces pièces vous prendra toute une
vie à traverser. Mais si vous continuez votre che­minement, vous
passerez finalement la porte de sortie, au-delà de la maison de votre
moi, et finalement au-delà de toutes les portes. Quelqu’un chante
peut-être maintenant les mêmes fameuses stances de victoire que
le Bouddha déclamait lorsqu’il atteignit l’illumination totale, qui
rapportent comment il fracassa tous les murs de son « moi ». Ce
chanteur, c’est peut-être vous.

117
Faire L’Expérience 
De L’Impermanence

En cheminant sur la voie de la méditation Vipassana, nous passons


par des expériences qui trempent et mûrissent notre personnalité.
La transformation personnelle par laquelle chacun de nous passe
devient le catalyseur de changements sociaux, car nous influençons
tout ce qui nous entoure.
Sayagyi U Ba Khin, le grand maître de méditation Vipassana,
a écrit : « Il est clair que l’impermanence (anicca), est une réalité
essentielle dont il faut tout d’abord faire l’expérience par la pra-
tique, pour pouvoir la comprendre. » Anicca est un portail, une
ouverture.
La complexité et la multiplicité des phénomènes du monde peu-
vent ressembler à un inextricable taillis, mais en cheminant sur la
voie de Vipassana, le terrain s’éclaircit. U Ba Khin écrivait : « Anicca
est le premier facteur essentiel... pour progresser dans la médita-
tion Vipassana, l’étudiant doit reconnaître anicca le plus conti-
nuellement possible. » Le mot Pali anicca se traduit en français par
impermanence ou changement. Mais anicca n’est pas seulement un
concept. C’est un panneau de signalisation, un repère qui jalonne
la route à la façon des cairns de pierre que rencontre le pèlerin sur
un de ces sentiers himalayens qui étreignent les nuages, marquant
la piste tracée par d’autres authentiques pèlerins. Anicca est un indi-
cateur verbal qui désigne un fait réel : la transformation incessante
de la matière dans tout l’univers. Rien n’est solide, permanent,
immuable. Toute « chose » est en réalité un « événement ». Même
une pierre est une sorte de rivière et une montagne n’est qu’une

119
karma & chaos

lente vague. Le Bouddha a dit : sabbe saªkh±r± anicc±, l’univers tout


entier est fluide. Pour celui qui pratique Vipassana, anicca consti-
tue une expérience directe de la nature de son propre corps, de son
propre esprit, une plongée dans la réalité universelle directement
accessible à l’intérieur de soi-même. « Un simple regard à l’inté-
rieur », écrivait U Ba Khin, « et voilà : anicca surgit. »
Pour un scientifique du vingtième siècle, anicca est l’immersion
dans la réalité factuelle de la biologie, de la chimie et de la physique
(l’univers atomique et moléculaire), comme si, après avoir lu des
livres de cuisine pendant des années, nous pouvions enfin reconnaî-
tre que nous étions le biscuit en question.
L’expérience d’anicca rend l’étudiant scientifique capable de
ressentir subjectivement ce qu’il avait analysé auparavant à l’exté-
rieur, objectivement. Les prémonitions subjectives annonçant des
changements à venir sont monnaie courante dans toute expérience
humaine. Nous ressentons anicca quand nous vieillissons et nous
pouvons constater son action partout dans la nature.
Czeslaw Milosz est un poète californien, d’origine polonaise, qui
a reçu récemment le prix Nobel. Il est revenu en Lituanie rurale
après une absence de cinquante-deux ans, puis écrivit :
Ce lieu et moi, si loin l’un de l’autre,
D’année en année, en même temps, nous perdions nos
feuilles.
Peu de temps après avoir reçu le prix Nobel de poésie en 1914, le
poète indien Rabindranath Tagore compara l’univers à des « balaka »,
ces oies sauvages en route dans leurs incessantes migrations depuis
la Sibérie jusqu’à l’Inde du Sud :
… Par-dessous le voile de la terre, du ciel, de l’eau, j’entends le
battement ininterrompu des ailes.
Quatre ans après que Tagore ait écrit ce poème, un autre poète,
Anglo-irlandais, William Butler Yeats, qui fut également un lau-

120
faire l’expérience de l’impermanence

réat du prix Nobel, et qui fut aussi un admirateur de la poésie de


Tagore (il en fut un lecteur assidu, un admirateur, et collabora à la
traduire), eut la vision du temps qui passe et de l’inconsistance de
toute chose en contemplant les cygnes sauvages à Coole :
Mais ils dérivent maintenant sur l’acier de l’eau
Mystérieux, magnifiques ;
Parmi quels joncs vont-ils construire,
Au bord de quel lac ou étang
Vont-ils réjouir le regard des hommes,
Quand je me réveille un beau jour
Et constate qu’ils se sont envolés ?
La perception d’anicca étant si répandue, scientifiquement éprou-
vée, pourquoi sa connaissance exige-t-elle de nous tant de peine,
tant de labeur ? N’est-elle pas une évidence, en toute chose, en tout
lieu, tous les jours, pour nous tous ?
Notre résistance à l’expérience d’anicca émane de la détresse
suprême : sabbe saªkh±r± dukkh± – toutes choses sont porteuses de
souffrance. Nous maintenons l’expérience directe d’anicca à bout
de bras, la réduisant à un concept scientifique ou un état d’âme
poétique, du fait que son dynamisme dissous notre besoin de sécu-
rité et d’ordre, pour nous remplir d’un sentiment de perte et de
détresse.
Tout le monde serait ravi d’une purification obtenue par un
bain dans le Gange, mais pour celui qui se tient sur la rive du
fleuve émergeant des montagnes à Rishikesh ou à Hardwar, tor-
rent tumultueux et glacial, on passe forcément par un moment
d’hésitation, si l’on ne bat tout bonnement pas en retraite, avant
le grand plongeon. A fortiori quand il s’agit d’une rivière qui ne
vous purifie qu’à condition de vous emporter. Un plongeon dans
anicca clarifie la réalité, mais en nous éloignant du rivage connu et
confortable, un arrachement initialement terrifiant et douloureux.
La grande détresse, dukkha, nous fait perdre nos mythes sécuri-

121
karma & chaos

sants, nos compromis réconfortants, notre rassurante identité : ce


sont là toutes nos griffes grâce auxquelles nous nous accrochons à
l’idée d’un soi éternel, immuable et personnel, qui ne sera jamais
emporté loin de nous par la rivière de la vie. Et puis nous réalisons,
sabbe dhamm± anatt± : tous les phénomènes sont dénués de subs-
tance. Le fantasme de notre propre grandeur, l’amour que nous
nous portons, ainsi qu’à tout ce que nous considérons comme
nôtre, est le roc sur lequel chacun de nous construit sa vie. Mais
le roc est une forme de rivière. Même le soi, surtout le soi, ce
roc apparemment si solide, se révèle être fluide, dénué d’essence,
anatt±. Combien il est terrible, terriblement triste de sentir notre
vie inéluctablement emportée le long du froid courant du temps.
Il n’existe aucune écriture dans le monde qui soit libre de ce cri
de souffrance et d’incrédulité devant le fait que l’esprit, le cœur et
la famille que nous chérissons nous seront arrachés durant notre
passage sur cette terre. Selon le psalmiste :
Tu mènes l’homme à sa destruction ; et tu dis,
Revenez, vous les enfants des hommes.
Car un millier d’années semblent, à Tes yeux, comme hier
quand il n’est plus, ou comme une simple veille durant la nuit.
Tu les emportes comme dans un déluge...
(La Bible, Psaume 90)

Et dans la grandiose épiphanie de la Baghavad Gita, au chapi-


tre XI, nous lisons que « le Temps tout-puissant détruit toute chose »,
et nous est décrit sous la forme d’une conflagration consumant le
monde en un ultime incendie, fatal à tous nos espoirs et tous nos
rêves. Le Coran (Sourate LVI), nous rappelle un temps « …où la
Terreur descendra... où la terre sera secouée de soubresauts et les
montagnes s’effondreront et deviendront poussière, dispersées... »
C’est à nous qu’il appartient de comprendre que ce jour est chaque
jour.

122
faire l’expérience de l’impermanence

II

Avec sa franchise, son courage et sa clarté habituels, Freud osa


choquer ses lecteurs par sa vision de la religion organisée. Il écrivit
que tous les membres de l’humanité se sentaient petits et impuis-
sants face aux forces de la nature et tout particulièrement à la mort.
La notion de mort blessait le narcissisme inhérent à l’individu. Freud
avait le sentiment que tout individu était à des degrés divers comme
Narcisse, le personnage de la mythologie grecque tombé amoureux
de son propre reflet. Selon Freud, pour guérir les blessures prove-
nant de l’impact du temps et de la mort sur nos sentiments narcis-
siques, les humains s’unissent en des passions collectives narcissi-
ques. Nous pouvons ainsi reconnaître de telles collectivités dans les
états-nations ou les religions organisées, qui se rassemblent pour
proclamer leur propre importance. Ce comportement grégaire et
théâtral encourage l’individu à se sentir au moins partie prenante de
quelque chose de durable, d’important et de puissant, même si son
bien le plus précieux, son « soi », doit s’effacer et mourir. Il n’est
que de se rappeler l’époque où Freud écrivait, pour réaliser la tra-
gique acuité de sa perception ; bientôt toute l’Europe aller exploser
entre les mains de hordes de criminels imbus de leur grandeur, qui
justifieraient de leurs actes sous des prétextes de transcendance : je
représente la mère-patrie, je forge l’histoire de l’humanité. Hein-
rich Himmler, le responsable des S.S., les forces spéciales chargées
de massacrer des Juifs innocents et non combattants, disait savoir à
ses hommes qu’ils souffraient parfois de confusion et se sentaient
coupables de leurs actes, mais qu’ils ne devaient pas se détourner
de leur tâche, qu’ils étaient au service de leur Chef et de leur Patrie,
pour « une gloire inoubliable et sans précédent ».
La psychologie psychanalytique de Freud éclaire le lien entre
l’amour éprouvé pour l’image embellie et idéalisée de soi-même, le
narcissisme, et la blessure narcissique à laquelle nul ne peut échap-
per dès que la moindre lueur de mort se présente à son esprit. Elle

123
karma & chaos

éclaire aussi le lien entre ces deux notions et le maillon final de


cette courte chaîne : la réaction psychologique de défense contre
la mort que procure l’inflation narcissique du groupe. La grandeur
(infatuation, surévaluation de sa propre importance) qu’elle soit
individuelle ou collective, est l’une des façons qui permet au petit
homme de se sentir puissant et sauf. La grandeur est une opéra-
tion de sécurisation commune dans un monde plein d’insécurité.
Comme Freud le prévit de façon si poignante, plus grande est l’in-
sécurité de l’époque, plus grande est la probabilité que se consti-
tuent des blocs défensifs, centrés sur leurs intérêts et proclamant
leur splendeur. La puissance de ces tourbillons humains est aussi
grande que la terreur qui les sous-tend. Ils sont inaccessibles à la
raison, car ils ne tiennent pas leur origine dans les idées ou les dog-
mes (qu’ils utiliseront par la suite pour justifier et rationaliser leur
mouvement), mais dans des strates psychologiques plus profondes :
le désir égoïste de faire du monde la scène de leur ego indélébile.
On passe du désir de permanence au narcissisme, puis au besoin de
grandeur, puis à l’agression sociale : l’appartenance à une identité de
masse constitue une réaction commune contre la grande souffrance
immanente à la vie humaine. L’intelligence et la culture ne consti-
tuent pas des palliatifs : Martin Heidegger, le plus grand philoso-
phe occidental depuis Platon, a publiquement épousé le nazisme.
De la même façon, en exhortant à la pratique de valeurs abstraites
telles que la compassion et le service on peut parvenir à alimenter
la fournaise du culte du moi. Quand Nathuram Godse assassina le
Mahatma Gandhi, il justifia sa conduite en la qualifiant d’acte d’ab-
négation et de courage au service de sa mère patrie. Mais les mots
qu’il utilisa pour sa défense révélèrent sa peur de se montrer faible,
« émasculé » et vulnérable.
Henry David Thoreau fut probablement le premier Américain à
avoir des contacts avec les antiques chemins de sagesse de l’Inde et
à tenter de les mettre en pratique. Il écrivait : « Ce que la plupart de
mes voisins considèrent comme juste, je considère au fond de mon

124
faire l’expérience de l’impermanence

cœur qu’il s’agit du mal ; et si j’ai à me repentir de quoi que ce soit,


c’est bien de ma bonne conduite. » C’est au nom des dieux et des
groupes que se commettent la plupart des meurtres, au service de la
chimère de Grandeur. Depuis les croisades jusqu’aux guerres idéo-
logiques et religieuses qui sévissent aujourd’hui sur notre planète,
nous pouvons voir s’activer le lien entre la capacité de l’être humain
à imaginer sa propre mort et la réaction de déni outragé envers une
telle fragilité, avec pour conséquence la recherche du pouvoir et la
violence. Plutôt que de corriger cette maladie de la psyché, les reli-
gions organisées procurent fréquemment un canal, comparable à ce
qui se produit en politique, par où peuvent déferler les hurlements
de désespoir incrédule.

III

Sabbe saªkh±r± anicc± (toutes choses sont impermanentes).


L’ambition individualiste de transformer le monde selon nos
désirs égoïstes sous-tend toute rage sociale. Vipassana contre cette
ambition à la racine. Jusqu’à présent, j’ai discuté de l’expérience
d’anicca ; maintenant je veux mettre l’emphase sur l’expérience
d’anicca. Freud partageait avec le Bouddha la vision selon laquelle
une confrontation directe avec la source de notre souffrance pou-
vait nous libérer. Être humain implique souffrir ; être humain à part
entière signifie souffrir consciemment. La méditation Vipassana
donne à l’individu ordinaire la capacité de voir ce qui est caché,
de se confronter à l’insaisissable, d’entrevoir l’inimaginable. Le
changement est invisible, la réalité élusive ; nous sommes, pour la
plupart, la plupart du temps, incapables d’imaginer notre propre
évaporation. Et cependant, grâce à un processus par étapes qui a
fait ses preuves à travers le temps, grâce à un guide, il nous est pos-
sible de développer nos capacités humaines. Vipassana nous tend
l’échelle, l’outil de développement qui va nous permettre l’ascen-
sion de la même façon que tout petits, nous apprîmes à marcher, ou

125
karma & chaos

quand les écoliers que nous fûmes apprirent à lire et à écrire. Ce qui
semble terrifiant et impossible vu dans sa globalité, devient un défi
à relever, à notre portée, lorsqu’on l’envisage étape par étape.
Le barreau de l’échelle de développement où nous nous tenons
en ce moment est l’expérience de ce qu’on pourrait appeler « anicca-
malgré-nous ». L’expérience d’anicca s’accompagne toujours de
souffrance ; à cause de la grande résistance que nous portons au fond
du cœur à son encontre, à cause de la grande tristesse représentée
par la perte de l’image que nous nous faisons de nous-mêmes, une
image dont nous sommes épris de façon narcissique et que nous
souhaitons préserver et défendre par le pouvoir de la volonté – à
cause de notre recherche effrénée de sécurité et de satisfaction dans
notre vie, par le biais d’une projection plus grande que nature d’un
Moi idéalisé, que nous imaginons être éternel.
Existe-t-il un-e étudiant-e de Vipassana qui ne se soit jamais
levé-e à la fin d’une heure de méditation de ferme détermination
sans avoir sur les joues au moins deux petits ruisseaux de la rivière
de vie en train de couler librement ?
Anicca est ce qui nous fait fuir ; anicca est ce que nous craignons ;
c’est ce contre quoi nous regimbons et que nous tentons d’écraser.
Anicca est la destruction de notre pouvoir personnel, la perte de
notre univers tel que nous le connaissons. Anicca est ce qui plonge
le monde dans la démence. Mais l’expérience d’anicca, cette oppor-
tunité précieuse et génératrice de félicité en laquelle cela prend tant
de temps pour se développer (des vies entières, dit-on) la vérita-
ble expérience directe, loin de notre cinéma, de nos blablas, de nos
regards de travers – l’expérience d’anicca est aussi simple et claire
que le vent.
C’est un soulagement, comme un plongeon dans la fraîcheur
d’une rivière. Je suis maintenant emporté par la rivière ; après tant
de complications, le courant m’arrache et je suis seul. Mais je peux
nager, ou flotter plutôt. Le moi auquel je tenais, je l’ai laissé sur
le rivage avec ma serviette de bain, mais je suis toujours vivant ;

126
faire l’expérience de l’impermanence

je ne me suis pas noyé, je ne suis pas mort. Des fragments de ce


que j’ai imaginé devoir prendre avec moi passent au fil du courant.
Le courant du monde dévide un écheveau de visages et de formes.
L’univers se déroule indépendamment de ma volonté, rajoutant
des muscles à mes bras et remplissant mon cœur de préoccupa-
tions humaines. Mon dos est une voie lactée qui scintille de lumière
vacillante et chatoyante ; mon corps lui-même est une rivière, un
monde de rivières, un océan de vibrations, de courants et de canaux,
sans rivage, sans fond, sans commencement ni fin. Les vivants che-
vauchent la vie comme l’écume sur la crête d’une vague à la surface
de l’océan cosmique.
L’expérience d’anicca nous abandonne flottants sur la vérité,
décapante, impersonnelle, sur l’océan de la vie. Il n’est pas nécessaire
de nous noyer dans le courant de la vie ; celui-ci peut au contraire
nous porter loin, si nous apprenons à nager. L’expérience d’anicca
est l’endroit où il faut plonger pour devenir poisson, ou marée, ou
une moucheture d’écume dans la houle immense de la vie.
Les trois poètes lauréats du prix Nobel dont j’ai cité les écrits au
début de cet essai ont tous trois approfondi leur capacité à absorber
la douloureuse vérité. Czeslaw Milosz, qui se sentait « perdre ses
feuilles », retrouva une ancienne prairie de son enfance, intacte, et
« soudain, je me suis senti disparaître et pleurant de joie. »
Vieux, malade et aux porte de la mort, Tagore sentait son corps
flotter le long d’un courant noir d’encre, et
…tel une ombre, telles des particules, mon corps
Se fondit avec la nuit sans fin. C’était le repos.
Yeats voulut que ses dernières paroles fassent l’apologie du déta-
chement ; il recommanda cette épitaphe :
En ce cimetière de Drumcliff, Yeats repose…
Pas de marbre, pas de mots conventionnels ;
Sur un bloc de calcaire d’une carrière voisine
À sa demande ces mots sont inscrits :

127
karma & chaos

« Pose un œil froid


Sur la vie, sur la mort.
Cavalier, passe ton chemin ! »
L’expérience d’anicca n’est pas le point final sur le chemin de
Vipassana. Ce n’est pas nibb±na, la transcendance du monde transi-
toire de l’esprit et de la matière. Ce n’est pas le but final de l’illumi-
nation. Mais c’est une étape critique sur le sentier qui y mène et une
libération considérable. La voie de Vipassana, telle que le Bouddha
l’enseigne, nous éloigne de l’envie et de l’aversion nées d’un
concept rigide du soi, nous éloigne des notions négatives d’avidité,
de haine et d’illusion nées de la protection d’un moi faux et éphé-
mère. Le sentier s’ouvre sur les vertus et les qualités corollaires de
l’expérience de la vision pénétrante. La réalisation d’anicca permet
de jeter un regard pénétrant en nous-mêmes et dans le monde qui
nous entoure. Elle nous démontre l’absurdité de notre attachement
à une vie qui passe, dans un monde qui passe. Elle dénoue les ten-
sions, les faux espoirs du narcissisme et nous ouvre à la possibilité
d’identification spontanée avec d’autres formes de vie transitoires.
De la réalisation empirique que toute chose est anicca, que je suis
anicca, se crée la plus profonde empathie ; un sentiment fraternel
à l’égard de tous les êtres qui souffrent comme nous de la douleur
causée par l’illusion de la séparation du soi ; un sentiment de soli-
darité avec tous les êtres qui aspirent à être libérés du supplice de la
séparation, de la dissolution et de la mort.
La perte du soi dans l’expérience d’anicca ne revient pas à reje-
ter nos obligations mondaines, ni échapper à nos responsabilités
interpersonnelles, et non plus à perdre nos compétences ordi-
naires, fonctionnelles, acquises au long de notre vie. C’est plutôt
une perspective qui embrasse ces aspects routiniers de l’existence
et leur confère une validité, mais elle les replace également dans
un contexte relativisé, leur accordant une importance relative, à la
manière des fermes qui, contemplées depuis le haut d’une colline de
Nouvelle Angleterre, deviennent encore plus belles de là-haut, sans

128
faire l’expérience de l’impermanence

perdre de vue qu’elles ne sont que des îles de culture enchâssées


dans des paysages boisés plus larges, chargés d’ombre.
Il n’y a rien dans l’expérience d’anicca qui incite quiconque à
abandonner les contingences immédiates de son existence sociale,
familiale ou professionnelle. Car l’expérience n’est ni excitante, ni
intoxicante.
La pratique de la méditation Vipassana nous conduit à l’activa-
tion de l’expérience d’anicca, qui se transforme à son tour, non pas
en éradication, mais en maturation de la personnalité. La vie que
je pensais mener, je sais maintenant que c’est elle qui me mène, et
j’ai du travail à faire. Pas « mon » travail, mais du travail. Devant
moi, autour de moi s’étendent les événements avec lesquels je suis
perpétuellement en interaction. On peut m’appeler, mais pas avec
la sonnette de la grandeur pompeuse. Je fais appartenance, mais pas
à une masse. Je marche, mais pas au pas. Si l’on me le demande, je
peux vous indiquer ces pagodes sur la colline (c’est là que je m’assois
pour me concentrer sur l’expérience d’anicca telle qu’elle se mani-
feste dans le champ de mon esprit et de mon corps), ces construc-
tions qui ont pris tant de temps, coûté tant d’énergie à construire
et qui se tiennent là, tels des cairns marquant le passage à suivre sur
la montagne de la vie, où l’on ne trouve aucun sentier. Je sais bien
que ces bâtiments disparaîtront tôt ou tard au hasard d’une tempête
ou d’une autre, pour seulement réapparaître au sommet d’une autre
colline fréquentée par d’autres voyageurs. Je fais remarquer que ce
centre de méditation sur la montagne, c’est le bon endroit pour
faire une expérience qui fait mûrir, qui pacifie.
La méditation Vipassana conduit à un changement social lent
et cumulatif en organisant la vie individuelle autour de nouvelles
sources de bien-être. Elle s’accompagne d’une profonde sensation
de vitalité, se traduisant par un investissement tenace et stable dans
le personnel et le réel. Elle assourdit l’appel de la trompette et évo-
que plutôt la musique de la pluie et du vent. Elle rend la douleur
plus supportable que la haine. Elle rend l’équanimité plus douce

129
karma & chaos

que l’excitation. Elle rend la mort plus acceptable que la conquête.


Elle rend le service plus noble que l’héroïsme. Elle rend le chagrin
et la joie interchangeables, tels deux ruisseaux jumeaux qui se croi-
sent, se mêlent et se séparent à nouveau au flanc d’une même col-
line. Elle mène à un équilibre serein, au-delà des pôles du plaisir et
de la douleur.

L’expérience d’anicca ne laisse d’autre issue que la Voie, car le


monde phénoménal tout entier est anicca. Il ne peut y avoir d’es-
poir pour les ambitions de l’individu, en dépit de son narcissisme et
de ses idées de grandeur. Cependant l’espoir existe. Tandis que la
goutte de pluie tombe, sait-elle que son corps sera absorbé par les
racines des herbes ou des arbres, pour être consommé par les ani-
maux, se couler dans le lait et un jour enfin danser dans le sang d’un
enfant qui chante ? Tout est anicca ; le corps et l’âme s’écoulent
sans défense dans un devenir impersonnel. Malgré ce courant, il est
possible de se mouvoir vers la libération de l’ignorance et d’attein-
dre la vision intérieure. La réalisation d’anicca catalyse d’avance une
discipline du corps et une perspicacité de l’esprit à venir, de sorte
que le corps et l’esprit vont tous deux êtres projetés plus vite vers
leur propre transcendance. Tandis que la goutte de pluie poursuit
son cycle à travers l’herbe, l’animal, le lait et l’enfant, elle progresse
d’un état d’inertie physique à une participation en un potentiel
humain d’espoir. Les éléments coopèrent lorsqu’ils sont orchestrés
par la sagesse du chemin. Dans nos efforts pour connaître anicca,
par la rencontre et l’immersion dans anicca, nous pouvons orienter
le monde vers la libération.

Générosité, compassion, simplicité, sont les expressions sponta-


nées d’une vision globale où l’on ne garde rien pour soi, où la souf-
france sert de lien commun et la matérialité est un obstacle à une
trajectoire affinée de l’esprit. Ceux et celles qui ont intensément
vibré en anicca savent que toute poche se troue tôt ou tard. Puisque
rien ne peut se garder, il serait aussi bien de le partager.

130
faire l’expérience de l’impermanence

L’expérience d’anicca à travers le processus de la méditation


Vipassana conduit à la transformation du narcissisme et des idées
de grandeur en une mûre participation, en service et amour. Elle
nous démontre qu’une vie d’individualisme est en fait une passoire.
Elle fend une pierre en deux pour y révéler une étoile.

IV
Le point de départ de cette voie est si simple qu’il peut être
expliqué en une seule phrase : c’est transcender la souffrance liée
à l’attachement au soi (à l’esprit, au corps et au monde qui y est
associé) en observant paisiblement et avec objectivité l’apparition
et la disparition de tout ce qui compose ces derniers, et ce faisant,
en cultivant une vision pénétrante de leur état fondamentalement
transitoire. Dans ma propre expérience, je suis conscient de chemi-
ner vers cette vérité cruciale et d’en revenir, çà et là, un million de
fois. J’ai bien des vies à vivre, bien des peurs à surmonter, bien des
mains en devenir à guider, bien des compagnons à rencontrer ; bien
des lacs encore inconnus dans leurs lointaines cachettes perdues au
bout du monde, m’appellent à contempler leurs animaux et respirer
leurs brumes, avant que je puisse m’asseoir et fixer mon attention
finale et sans faille sur anicca. J’ai beaucoup à apprendre sur cette
vérité, mais chaque moment de cette prise de connaissance me sai-
sit sans possibilité de volte-face.

131
Karma et Chaos
Par le Dr Paul R. Fleischman et Forrest D. Fleischman

I. Science et Karma

Cet essai traite de l’une des difficultés rencontrées par les étu-
diants de méditation dont les racines sont issues de la tradition
scientifique et que l’incompatibilité apparente entre la science et les
anciennes descriptions orientales de la réalité peut troubler. L’ob-
jectif est ici de construire une passerelle intellectuelle entre des
visions du monde différentes, que pourront emprunter quelques
étudiants pour s’acheminer vers la pratique de la méditation dans
un climat de moindre confusion ou de conflit. Les pages ci-après
ne reprennent pas une description complète de la science ou des
enseignements du Bouddha, mais cherchent à rendre visibles des
couloirs entre les deux mondes qu’un penseur moderne vivant en
Occident peut aisément suivre pour se lancer dans un monde nou-
veau sans avoir le sentiment de vivre une situation de compromis
intellectuel.
L’enseignement du Bouddha se fonde sur la compréhension du
phénomène du karma. « Karma » est le terme sanskrit le plus sou-
vent utilisé dans les langues occidentales, mais dans le cadre du pré-
sent essai, j’utiliserai le terme « kamma », le mot même de l’ancien
langage P±li que le Bouddha utilisait dans ses discours.
La chaîne de causalité à douze composantes (« Paµicca Samupp±da »,
appelée traditionnellement « Chaîne de Causalités Interdépendantes »
dans la littérature française traitant du sujet, ndt), dont le Bouddha
disait qu’elle était essentielle à sa prise de conscience, est fondée
sur l’existence de la renaissance. Le kamma est le mécanisme causal

133
karma & chaos

sous-jacent à la renaissance. Même si certains apologistes occiden-


taux de l’enseignement du Bouddha se sont centrés sur son code
moral et sur l’importance conférée à la conscience du moment pré-
sent, et ont, de ce fait, tenté de minimaliser l’importance du kamma
dans son discours, le Bouddha lui-même soulignait que la chaîne
de causalités à douze composantes, incluant la renaissance, était l’es-
sence de sa réalisation. Il voyait la vie comme étant perpétuellement
et globalement astreinte à des lois, comme un produit des fruits de
l’action migrant d’une vie à l’autre, à travers la barrière de la mort.
Parce que toute souffrance a une cause (souvent par les agissements
de vies antérieures), elle peut aussi être éliminée lorsque la cause
est effacée. La libération de la souffrance, l’illumination, consiste à
comprendre et à agir sur la relation de cause à effet par laquelle le
kamma conduit à la souffrance ou au contraire la soulage.
Pour bon nombre de pratiquants occidentaux en méditation, le
kamma et ses implications liées à la renaissance reste un orienta-
lisme extravagant et absurde, à laisser de côté. Toutefois, cette atti-
tude les éloigne du cœur même de l’enseignement de Bouddha et les
limite à une compréhension superficielle. D’autres étudiants occi-
dentaux adhèrent pleinement au kamma en tant que dogme d’une
orthodoxie, dans le sens d’une gratification personnelle, comme s’il
s’agissait d’un conte de fées, faisant alors obstacle au questionne-
ment même de la causalité que le Bouddha cherchait à évoquer dans
son enseignement.
Le kamma est une description de l’origine de notre personna-
lité : un conglomérat unique de forces, de valeurs, de croyances,
de prédispositions et de réactions. Ces constituants de la person-
nalité trouvent leur origine dans le passé, que ce soit dans cette vie
ou dans les précédentes et ils perdurent par leurs traits persistants.
Toutefois, ils ne sont pas figés. Par l’apprentissage, l’effort, le com-
portement et par la vision pénétrante acquise par la méditation, la
volonté qui sous-tend la personnalité peut changer. La psychologie
occidentale traditionnelle et le kamma sont d’accord sur ce point.

134
karma et chaos

La théorie occidentale classique de la personnalité atteste claire-


ment que les forces de la personnalité qui précèdent les influences
environnementales commencent à nous modeler dès la naissance.
Ces principes directeurs préexistant au sein de la personnalité sont
attribués au tempérament et à la génétique. Mais le Bouddha expli-
quait les traits de caractères congénitaux comme la résultante de
choix et de réactions de vies passées. Il construisait son éthique
de l’avenir sur un principe de causalité continuant au-delà de la vie
actuelle, dans une vie future qui serait modelée par les pensées, les
réactions et les actions d’aujourd’hui. Donc un étudiant de l’ensei-
gnement du Bouddha semble contraint, soit d’accepter le kamma et
de rejeter la psychologie scientifique, soit l’inverse.
Lorsque l’on refuse d’admettre le kamma, le monde est perçu
comme un mélange de causalité et de fatalité. La causalité opère
maintenant : l’environnement nous conditionne et nous faisons
des choix qui nous reflètent, alors que la génétique est une simple
fatalité. De ce point de vue, ce sont des causes indépendantes de
notre volonté qui font de nous ce que nous sommes. Nous som-
mes le jouet de forces sur lesquelles nous n’avons pas prise. Cela
sous-entend que nous sommes soumis au hasard. Bien que nous
ayons dans une certaine mesure le pouvoir de changer et même si
notre vie actuelle obéit aux lois de cause à effet, notre naissance
n’est pas assujettie à ces lois. Par une ironie du sort, cette vision
du monde, souvent de manière erronée qualifiée de « scientifique »,
est fondée sur une série en pointillés de causalités. Les effets de
nos actions sont supposés commencer à la naissance et cesser à
la mort ; avant et après, la personnalité est submergée dans un
univers fataliste, acausal. Dans cette description de la causalité, la
personnalité émerge de l’inconnu acausal, existe et agit pendant
soixante ou quatre-vingts ans, puis disparaît de nouveau complè-
tement, sans autre suite.
Une autre conséquence de cette vision du monde qui nie le
kamma est que l’éthique devient localisée et plus restreinte. Il ne

135
karma & chaos

fait aucun doute que mon comportement entraîne vis-à-vis de moi-


même des conséquences morales au cours de ma vie, mais pas avant
ou après, puisqu’il n’y a pas d’avant ou d’après. L’éthique peut avoir
son importance mais en moindre proportion comparée à l’ampleur
du destin qui me place là où je suis et tel que je suis.
Pour éviter de telles énigmes, certains étudiants en méditation
acceptent l’idée du kamma comme une opinion à intégrer en silence
et dans un climat d’observation. Le kamma, considéré comme
dogme, crée une vision magique du monde, dénuée de toute analyse
et dans laquelle chaque tournant sur la route est attribué à une vie
passée. La responsabilité personnelle, plutôt que de s’accroire, est
éliminée. Dans cette vision du monde, s’élabore une vision roman-
tique de soi, passive et soumise. « Il m’arrive cela à cause de mes vies
passées » devient une explication invérifiable, universellement pra-
tiquée, qui sape toute recherche d’une compréhension correcte et
d’une action juste ici et maintenant. On exploite une explication de
la réalité par laquelle le Bouddha minimisait l’importance de l’ego,
et en lieu et place, on se lance dans des assertions servant des inté-
rêts personnels. Les adeptes dogmatiques du kamma s’inventent
des histoires sur eux-mêmes, histoires sans aucun lien avec la réa-
lité hormis la flatterie personnelle. Ils attribuent la causalité à une
invisible fantaisie personnelle du passé et cessent de questionner
l’instant présent en tant que nœud dans lequel notre futur, tel un
embryon, vit et s’agite.
Comment une personne pleinement engagée et profondément
enracinée au plan culturel dans la pensée scientifique, peut-elle
donner un sens à une pratique de méditation qui ne requiert ni rejet
du kamma ni foi aveugle en celui-ci, mais qui gagne en profondeur
grâce à la vision pénétrante en sa validité autant que dans ses impli-
cations éthiques ?
En fait, ce dilemme apparent ne résulte pas du désaccord entre
la rationalité scientifique occidentale et le mysticisme indien. En
réalité, ce conflit provient de stéréotypes scientifiques superficiels.

136
karma et chaos

À l’époque où la pensée scientifique progressait et que ses modé-


lisations de la réalité augmentaient en complexité, les visions du
monde occidentales et orientales fusionnaient. L’évolution récente
de la théorie du Chaos dans le domaine de la science en est un exem-
ple.
La théorie du Chaos, qui décrit des réalités complexes telles
qu’elles sont perçues par la science contemporaine, est une fenê-
tre à travers laquelle le chercheur scientifique peut voir le monde
d’une manière similaire à celle du Bouddha. Cela aide à expliquer
de nombreux principes du kamma. C’est un progrès par rapport
aux définitions simplifiées à l’extrême de la cause et de l’effet qui
prédominaient dans la science du dix-neuvième siècle et du début
du vingtième siècle. La théorie du Chaos élargit et remplace les
images de la causalité fondée sur le modèle mécanique linéaire
qui, récemment encore, était considéré comme l’une des bases de
la science.
Le modèle mécanique de la réalité éclairait des aspects du monde
dont le fonctionnement peut être comparé à l’enchevêtrement des
causes et des effets de connections grossières et visibles. L’exem-
plification classique du modèle mécanique en science était le com-
portement des boules de billard. Par exemple, l’angle et la force
avec lesquels une boule blanche frappe une boule noire peuvent
être utilisés pour prédire avec précision la résultante de vitesse et la
direction ultérieure de la boule noire. Il faut toutefois relever que
cette forme de science se déroule dans un cadre fixe et artificiel,
symbolisé par les parois de la table de billard.
Comme personne ne vit sur une table de billard, la science
moderne a essayé d’expliquer par la théorie du Chaos, l’ensemble
du monde dans lequel nous vivons, au-delà de frontières fixes et
artificielles. Cette théorie semble mieux s’appliquer à des phéno-
mènes naturels tels que les turbulences, le temps qu’il fait et même
la personnalité. La théorie du Chaos prolonge la pensée causale par
des explications du tourbillon de notre existence plus satisfaisantes

137
karma & chaos

que ne l’étaient les vecteurs du monde artificiel et limité du billard.


L’implication de cette théorie est que, dans des systèmes haute-
ment complexes tel que l’être humain, la causalité opère par des
moyens structurés, compréhensibles, qui révèlent la cohérence du
monde phénoménal.
L’explication scientifique ci-dessus, avec son modèle mécaniste
de la vie humaine, pose le principe d’un monde de causalité discon-
tinue. La mort était perçue comme un hiatus dans la matrice causale
du monde. C’est comme si le monde était un treillis d’événements,
chacun d’eux étant influencé et influant sur les événements sui-
vants. Ce treillis contient toutefois beaucoup de ruptures, à travers
lesquelles la nouvelle personnalité viendrait se glisser pour pren-
dre vie dans ce monde, et au travers desquelles elle s’échapperait
finalement. Cette vision du monde primitive, pseudo scientifique
du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle, peut être
décrite comme une théorie de la causalité fondée sur les segments
spatiotemporels discontinus de l’ordre, alternant avec le hasard ou
les caprices de l’invisible. C’est le monde du jeu de billard où les
mathématiques vectorielles peuvent prédire le comportement phy-
sique des boules tant que celles-ci restent sur la table ; mais si elles
passent par-dessus bord, elles semblent ne plus suivre de règles et
rebondissent en tout sens, de manière folle.
Le Bouddha enseignait – et la théorie du Chaos la valide – une
autre manière de voir un monde de causalité ininterrompue, sans
parenthèses ni exception, basée sur une conception flexible du
temps et de l’espace et décrivant un monde de variations et d’or-
dre régi par des lois universelles. C’est le monde des nuages et des
pensées. Une excursion intellectuelle dans le monde de la théorie
du Chaos peut apporter à certains étudiants en méditation occiden-
taux un instrument fascinant pour faciliter l’approfondissement de
leur pratique. Bien entendu, il faut garder à l’esprit que la théorie
du Chaos est une entreprise scientifique et non pas un chemin spi-
rituel vers le nibb±na.

138
karma et chaos

II. Le Chaos

Pendant des centaines d’années, les scientifiques ont pensé que


l’univers pouvait être décrit par de simples lois mathématiques. Les
physiciens newtoniens, par exemple, essayèrent de définir une for-
mule mathématique claire pour prédire la relation entre les corps en
orbite dans le système solaire.
Le modèle mathématique de Newton décrivait avec précision et
prédisait le mouvement de deux corps en orbite l’un par rapport
à l’autre. Mais lorsqu’un troisième corps était introduit, le calcul
devenait incroyablement complexe. Si, d’une part, les équations de
Newton pouvaient décrire la Terre en orbite par rapport au Soleil,
d’autre part elles devenaient inefficaces pour l’orbite de la Lune,
par rapport à la Terre tournant autour du Soleil. Alors que la Lune
tourne autour de la Terre, la forte attraction gravitationnelle du
Soleil fait varier son orbite. Ceci modifie à son tour l’orbite de la
Terre, parce que la Lune, influant sur la Terre, modifie une fois de
plus l’orbite de la Lune. Ce processus de réactions continuel, dans
lequel les perturbations provoquent de nouvelles aberrations agis-
sant à leur tour sur les perturbations d’origine, fait que le système
dans son ensemble se comporte de manière chaotique. Lorsqu’on
incluait le mouvement d’un troisième corps, il ne restait plus de
périodicité, plus de structure facile à décrire. Pire encore, l’équation
qui pouvait servir de modèle pour les orbites de tout le système
solaire devrait prendre en compte neuf planètes, environ cinquante
lunes et une quantité innombrable d’astéroïdes et de comètes.
Les physiciens newtoniens, incapables de résoudre ce problème,
décidèrent que les effets des autres corps en orbite devaient être
suffisamment petits pour leur permettre d’être ignorés. Ils suppo-
saient qu’en fin de compte, la lune en orbite autour de la terre dans
le champ gravitationnel du soleil pouvait être considérée comme
suffisamment proche du comportement de la lune en orbite autour
de la terre avec un champ gravitationnel du soleil présumé absent.

139
karma & chaos

Pour expliquer et prédire certains événements avec une précision


mathématique, ils devaient en ignorer d’autres. Ils constatèrent l’im-
possibilité à trouver de simples lois générales capables de décrire les
schémas complexes de la nature. Ce type de simplification devint
la norme parmi les scientifiques ; les approximations devaient être
suffisantes.
Les modèles impliquant trois corps en orbite étaient trop diffici-
les à résoudre parce qu’ils impliquaient un type d’équation appelée
équation différentielle non linéaire. Ces équations sont très comple-
xes. À chaque étape successive de calcul, on réalise une opération
sur le résultat de l’étape précédente. Mais, contrairement aux équa-
tions différentielles linéaires, la valeur à la fin d’une étape particu-
lière ne peut prédire la valeur que produira l’équation dix étapes plus
tard. La variation amplifie la variation dans des directions imprévi-
sibles et avec des résultats chaotiques. Pour traiter ces problèmes,
les pionniers du calcul s’attachèrent à trouver des moyens d’opérer
des approximations à partir de réponses fournies par les équations
non linéaires. Lorsque les données d’une expérience montraient un
changement non linéaire, les scientifiques négligeaient en général
les données ou accusaient une erreur expérimentale et trouvaient
une équation linéaire proche pour définir les données. Si cette
équation ne prédisait pas les résultats avec précision, on pouvait
toujours expliquer cette variation par des perturbations extérieu-
res impossibles à décrire. Les équations non linéaires devenaient
les eaux stagnantes du calcul. Les problèmes tels que la turbulence
dans les fluides que l’on ne pouvait décrire que par des équations
non linéaires, restaient ignorés.
Avec l’avènement des ordinateurs, dans les années cinquante,
tout cela commença à changer. Les ordinateurs pouvaient calcu-
ler numériquement des solutions à des problèmes qui, autrement
auraient mis des vies entières à être résolus manuellement. L’une
des premières personnes à appliquer l’analyse informatique à une
équation non linéaire était un météorologue du nom d’Edward

140
karma et chaos

Lorenz, qui découvrit trois équations non linéaires dont il pensait


qu’elles pouvaient décrire le phénomène central de ce qui aupara-
vant apparaissait comme aléatoire et incompréhensible, à savoir le
climat. Lorenz supposait que, en étudiant le comportement d’un
système à trois composantes relativement simple, il arriverait à
mieux connaître l’atmosphère complexe de la Terre.
Lorsqu’il saisit ses équations dans l’ordinateur et convertit en
graphique les résultats ainsi obtenus, il constata que, même si
elles constituaient une version fortement simplifiée comparée aux
nombreux facteurs intervenant dans les systèmes climatiques de la
planète, les trois équations produisaient un comportement éton-
namment variable. Les variations résultantes partaient dans de
nombreuses directions à mesure qu’on traitait les équations diffé-
rentielles sur l’ordinateur. Trois équations non linéaires, trois for-
mulations, pouvaient produire un foisonnement de résultats.
En changeant très légèrement la valeur initiale dans l’équation,
disons de l’ordre d’un dix millième, on pouvait altérer de manière
considérable les valeurs suivantes. Ces trois graphiques semblaient
initialement similaires, presque identiques, mais après de nom­
breuses itérations, ils divergeaient jusqu’à devenir radicalement dif-
férents.
L’exemple le plus communément cité pour parler de cette ampli-
fication est maintenant connu sous le nom d’effet papillon. Il pos-
tule qu’un papillon battant des ailes en Chine aujourd’hui pourrait
créer la semaine prochaine un ouragan en Floride : le papillon agite
l’air d’une manière infime et unique, créant un gradient de chaleur
local subtil qui prend progressivement de la force en passant au-
dessus des vastes espaces ouverts de l’océan avant de se transformer
en vent plus vigoureux, lequel crée un système de pression élevée
qui se déplace par dessus le Pacifique et pousse un air humide à
travers l’Amérique Centrale jusqu’aux Caraïbes. En s’inspirant des
recherches de Lorenz, des météorologues contemporains pensent
que si la situation météorologique était mesurée en chaque endroit

141
karma & chaos

de la terre entière, l’information ne permettrait pas de prévoir de


manière fiable des conditions météorologiques pour une durée de
plus de deux jours à l’avance. La plus petite variation non décelée
amplifierait les choses jusqu’à modifier complètement le temps en
seulement quelques jours.
Des analyses ultérieures ont montré que des schémas simi­laires
sont valables pour de nombreux systèmes. L’économie, par exem-
ple, a traditionnellement été considérée comme un système dans le
cadre duquel on pouvait prédire les futurs résultats si l’on connaît
suffisamment bien les conditions présentes. La théorie classique de
l’économie décrit un monde linéaire. Mais ceux qui étudient la non
linéarité ont démontré que l’économie est intrinsèquement impré-
visible. Au gré des nombreuses forces qui contribuent à l’écono-
mie, de petits changements peuvent être amplifiés à grande échelle
et de façon inattendue tandis que des modifications apparemment
macroéconomiques peuvent faire peu ou pas de différences dans les
résultats économiques à long terme. Des effets similaires peuvent
être observés en écologie, en chimie, en physique et même en infor-
matique. Dans le système solaire dont nous discutions auparavant,
il est possible que l’un des petits effets de la gravité, par exemple
celui de Pluton sur la lune de la Terre, puisse en fin de compte pro-
voquer un changement drastique de l’orbite de la Lune, lui permet-
tant peut-être d’échapper totalement au système solaire.
Comme le brin de paille brisant le dos du chameau, il existe un
certain niveau où les changements sont plus susceptibles d’avoir un
effet drastique, de faire basculer le système vers un autre état d’exis-
tence. Le monde physique contient certaines zones où opèrent cer-
taines règles appelées attracteurs. Lorsqu’un phénomène se déplace
vers la frontière extrême d’une zone, l’attraction d’une nouvelle
zone, régie par de nouvelles règles, peut prendre le relais, modifiant
ainsi l’apparence et le comportement du phénomène d’origine.
Il s’agissait là d’une autre caractéristique des équations différen-
tielles non linéaires découvertes par Lorenz. Les données de son

142
karma et chaos

ordinateur généraient des graphiques qui, de prime abord, sem-


blaient ne pas suivre de modèle. Mais, après plusieurs traitements, il
observa que ces modèles n’étaient pas vraiment anarchiques même
s’ils donnaient aux graphiques une forme étrange. Tant que le sys-
tème ne se répétait pas et n’était pas périodique en termes fiables, il
se maintenait dans une gamme définie de valeurs. Cette gamme de
valeurs, appelée attracteur de Lorenz, montre une structure similaire
à celle formée par de nombreux systèmes apparemment chaotiques.
Sur une courte durée, le système semble ne pas suivre de modèle,
mais, sur une période plus longue, il conserve un schéma général.
Le climat régnant sur terre présente ce même comportement. Il
ne passe pas tout d’un coup à un état glacial ou vide et il n’atteint
pas non plus des températures auxquelles une fusion atomique peut
se produire. Il tend à se maintenir dans une fourchette de –60 à
45 degrés Celsius. Cette zone de température est la région vers
laquelle l’atmosphère de la terre est attirée. Dans cette région, il
existe un îlot de stabilité relative.

Attracteur de Lorenz

143
karma & chaos

Mais si un système est suffisamment perturbé, il se peut qu’il


passe à un comportement très différent, se mettant en orbite autour
d’un autre attracteur. L’attracteur de Lorenz qui décrit la zone de
température de la terre n’est qu’un exemple de ce l’on appelle les
attracteurs étranges. Ce terme « attracteurs étranges » met en exer-
gue leur côté inexplicable. Pourquoi, par exemple, la température
de la terre se maintient-elle dans une telle zone, et non pas à 100
degrés de plus ou 200 degrés de moins ? ! Les attracteurs étranges
apparaissent dans de nombreux systèmes. Bon nombre d’attrac-
teurs consistent d’un côté en zones multiples qui servent d’attrac-
teurs et de l’autre en zones qui repoussent le système. En d’autres
mots, dans des systèmes complexes, apparemment chaotiques et
fortement variables de formules mathématiques ou de phénomè-
nes naturels, il se peut qu’il existe des tampons, des conteneurs,
des niches ou des canaux qui produisent un ordre partiel ou tem-
poraire. Certains météorologues supposent maintenant que les
températures plus froides qui se produisent pendant les ères gla-
ciaires sont le résultat d’un attracteur différent de celui qui opère
actuellement. Dans les modèles informatiques, les scientifiques ont
constaté que si le climat peut décrire une orbite autour d’un attrac-
teur pendant une longue période de temps, il peut spontanément
passer à un autre état et commencer à se mettre en orbite autour
d’un autre attracteur. Le mélange d’ordre temporaire, partiel, suivi
par des changements soudains et considérables vers un nouveau
semi-ordre localisé autour de nouveaux points, est caractéristique
des équations différentielles non linéaires, des données météorolo-
giques et d’autres aspects complexes du monde.
Un exemple d’équation différentielle non linéaire, simple et de ce
fait largement étudié, est celui de l’équation utilisée pour la modé-
lisation de la croissance démographique animale dans un environ-
nement fini.
La population de l’an prochain = taux de natalité (population
actuelle) (1 – population actuelle) : [pa+1 = npa(1 – pa)]

144
karma et chaos

valeur stable
de pa

n = 2,5
région
n = 3,0 de chaos

pa converge
vers une limite

pa oscille
entre valeurs
pa+1 = npa (I – pa)

n = 2,5
valeur de n

Diagramme de croissance démographique

Lorsque le taux de natalité est peu élevé, la population tend à


se maintenir à un certain niveau de population. Ce niveau est un
attracteur. Lorsque le taux de natalité est plus élevé, la ­population
oscille entre deux attracteurs. Lorsque le taux augmente encore, il
commence à osciller entre 4, 8, 16 et 32 attracteurs démogra­phiques.
À un certain moment, lorsque le taux de natalité = 3,56999, le
nombre de niveaux, ou d’attracteurs, est infini. La population sem-
ble osciller au hasard. C’est le chaos. Mais, si le taux de natalité
continue de croître, l’ordre réapparaît : la population commence à
osciller régulièrement de nouveau. Toutefois, un léger changement
du taux de natalité suffirait à perturber l’oscillation. Même dans le
chaos, certains niveaux de population semblent être des attracteurs.
Au sein de l’activité incroyablement chaotique, il existe apparem-
ment un certain niveau d’organisation.
À mesure que le chaos devenait un champ d’étude légitime, un
nouveau type de mathématiciens apparaissait : ceux qui avaient

145
karma & chaos

recours à l’ordinateur pour découvrir le comportement des équa-


tions non linéaires. Rapidement, on constata que certains schémas
prévalaient dans les systèmes chaotiques, quelle que soit l’équation
différentielle qui les avait générés.
Ces schémas sont de nouvelles lois mathématiques universelles,
analogues au 2 + 2 = 4. Les implications en sont que quelles que
soient les équations utilisées, le comportement chaotique conduira
à des principes généraux similaires. Même en utilisant des simpli-
fications d’équations nécessaires pour modéliser le monde réel,
les résultats semblent prédire des aspects de la réalité qui, aupara-
vant, semblaient ne pas suivre de lois. Les scientifiques, se rendant
compte que ces systèmes ne pouvaient plus vraiment être décrits
comme chaotiques, appelèrent cette science émergeante la « com-
plexité ». La complexité n’est de fait ni chaotique ni anarchique. Des
attracteurs subtils, des répétitions et des ratios dirigent des événe-
ments même apparemment insensés.
Dès la fin des années ’70, les scientifiques commençaient à voir
l’ordre sous-jacent au sein du chaos de nombreux systèmes du
monde réel et de phénomènes naturels. Ils commencèrent à se ren-
dre compte que la complexité de la nature n’est pas le résultat d’un
large éventail d’instructions détaillées qui dictent le comportement
exact pour chaque situation. Au lieu de cela, la complexité de la
nature est maintenant comprise comme étant le résultat d’un nom-
bre plus réduit de lois naturelles, qui permettent à la fois l’ordre et
la variété dans les résultats possibles. Comme les règles en vigueur
dans le jeu de base-ball, les lois scientifiques identifiées dans quel-
ques systèmes naturels déterminent un ensemble défini et délimité
de principes d’ordonnancement et de possibilités ; toutefois, comme
pour une vraie partie de base-ball, des résultats presque innombra-
bles peuvent se produire dans le cadre de ces règles.
La science de la complexité est l’étude de ce mélange d’imposi-
tion et de variation au sein de la nature. Il existe aujourd’hui des
scientifiques dont la spécialité est l’étude de la complexité au niveau

146
karma et chaos

conceptuel, mathématique ou informatique, comme le groupe de


lauréats du prix Nobel, et d’autres éminents scientifiques, de l’Ins-
titut Santa Fez du Nouveau-Mexique. L’une des caractéristiques
de la complexité est qu’à chaque niveau d’organisation, un nouveau
comportement systématique apparaît, différent de la somme du
comportement de ses composantes.
Un exemple de la manière dont les nouvelles lois scientifiques
émergent pour régir les phénomènes à de nouveaux niveaux d’or-
ganisation est la relation de la biologie – de la vie – avec les consti-
tuants des formes vivantes : les atomes et les molécules. Les lois de
la biologie ne sont pas de simples extensions de la physique et de la
chimie. Bien que nos corps soient formés d’éléments chimiques sur
le plan de leur nature atomique – carbone, hydrogène, azote, oxy-
gène, etc. – vous ne pouvez pas faire mijoter, créer une personne
ou un setter irlandais en jetant les proportions correctes d’éléments
chimiques dans une cuve et en les brassant. Les systèmes biologi-
ques, les corps vivants, ne suivent pas seulement les lois de la phy-
sique et de la chimie, mais aussi leurs propres lois de vie qui émer-
gent de l’ordre de complexité que nous appelons « la vie ». Une plus
grande complexité ne correspond pas à une simple addition. Le plus
est différent. De nouveaux principes émergent dans de nouvelles
strates du monde.
En outre, les principes au sein d’une complexité accrue sont eux-
mêmes régis par des règles d’efficacité ou d’économie. La règle de
l’ordre semble aller dans le sens de l’optimisation. Les sous-struc-
tures semblent s’organiser elles-mêmes en superstructures plus
complexes qui se situent à des niveaux d’énergie plus basse, mais
ce niveau de repos plus que souhaitable apparaît habituellement uni-
quement là où se trouve ce que l’on a appelé la frontière du Chaos.
Cette frontière décrit le mélange d’états fixes et fluides durant les-
quels l’utilisation optimale de l’énergie et l’adaptation sont le plus
susceptible de se produire.
Nous trouvons des exemples de l’effet robuste de la frontière du
chaos à travers les systèmes biologiques et sociaux. Par exemple, si

147
karma & chaos

un système est ordonné de manière rigide, il n’y aura pas de flexibi-


lité pour réagir aux demandes extérieures et aux changements envi-
ronnementaux et il sera enclin aux bouleversements. On pense ici
aux gouvernements autoritaires qui imposent un ordre dictatorial
pendant une brève période, mais qui s’écroulent lorsque leur leader
décède ou lorsque les pressions extérieures deviennent trop gran-
des. Par ailleurs, un système fortement chaotique tend à disparaître
dans l’anarchie, comme cela fut le cas de l’Europe après la chute de
Rome, qui la plongea dans la discorde civile et le désarroi culturel.
À la frontière du Chaos, un système contient suffisamment d’ordre
pour se survivre à soi-même et suffisamment de complexité pour
permettre le jaillissement de nouvelles combinaisons et permuta-
tions, de nouvelles énergies et de nouvelles relations, malgré les
limites des couloirs fixés par le système précédent. On pense ici à
la démocratie idéale dont les lois assurent le maintien sous contrôle
de la violence et de l’anarchie, mais dont les débats, les dissensions
et les élections facilitent la lente rotation de l’arène politique, pour
produire un gouvernement renouvelé dans la continuité et le chan-
gement. La complexité fertile est celle qui persiste le plus long-
temps à la frontière du Chaos.
La théorie du Chaos nous ouvre une nouvelle perspective de
compréhension quant à la façon dont le monde fonctionne. Au lieu
de voir le monde comme le résultat de nombreux comportements
linéaires simples, nous pouvons maintenant le comprendre comme
la manifestation de ce qui est peut-être des équations différentielles
non linéaires, peu nombreuses mais très complexes. Le comporte-
ment de ces équations donne aux scientifiques un aperçu fantasti-
que du monde qui les entoure. Les découvertes qui ont été faites
dans le cadre de la théorie du Chaos sont la révolution scientifique
de la fin du vingtième siècle, rapprochant la vision du monde scien-
tifique de la modélisation précise de l’univers complexe dans lequel
nous vivons.

148
karma et chaos

III. Principes du Kamma

Le kamma unit choix et nécessité


Le concept de kamma n’a pas facilement trouvé sa place dans
la pensée occidentale car il exprime l’unité de deux éléments : le
choix et la nécessité. Le kamma n’est ni la liberté ni le déterminisme
comme on l’a souvent et à tort interprété ; il s’agit plutôt d’une
fusion dynamique de ces deux éléments, que la pensée scientifi-
que occidentale considère souvent comme contradictoires. Toute-
fois, aujourd’hui, la théorie du chaos nous mène vers une vision
du monde par laquelle on peut scientifiquement comprendre ces
opposés comme pouvant agir de concert.
Le terme Chaos est un titre facétieux et paradoxal pour la nou-
velle science puisque son principe fondamental est que le désordre
le plus incroyable est susceptible de contenir une cohérence et un
ordre subtils. À toute profondeur, dans toute brousse, dans tout
grenier, l’univers reste un mariage entre liberté et limites. L’uni-
vers ne se réduit pas à la mécanique d’une horloge ni à un épais
brouillard informe.
Selon la science classique, linéaire, on a interprété l’univers comme
étant soit conduit par des lois, soit aléatoire, en des moments don-
nés, en des endroits donnés. Ces deux concepts existaient en ter-
mes de polarité ou de divorce. Si un phénomène était astreint à des
lois, alors ses équations sous-jacentes étaient considérées comme
une règle absolue. Si aucune loi exacte ne gouvernait le domaine
de la nature, celle-ci était considérée comme aléatoire. Mais dans
la théorie du Chaos, nous envisageons des degrés d’ordre ou de
désordre coexistant au même moment et au même endroit. Cette
coexistence dans la complexité provient de la science atomique qui
considère le monde comme étant composé de particules libres flot-
tant parmi des colonnes et des arches stationnaires qui sont elles-
mêmes composées de particules animées mais compressées et où
les éléments diffusés et solides peuvent échanger des composan-

149
karma & chaos

tes. La détermination et l’indétermination, avec ou sans forme, se


mélangent et cohabitent à divers degrés en des endroits et en des
temps variables. Réalité régie par des lois et réalité aléatoire sont des
degrés l’une de l’autre. Ils ne vivent pas en antithèse mais en union
fertile. Cette synthèse, atomique, complexe du libre arbitre et des
effets obéissant à des lois s’applique non seulement au monde de la
physique et de la chimie, mais aussi à notre psyché.
À chaque instant, notre vie personnelle également révèle cette
union du choix et de la nécessité. Bien que nous nous sentions sou-
vent assaillis par des forces capricieuses, le désordre est illusoire et
à l’intérieur même de la tempête, on peut voir émerger un courant
de cohérence.
La conséquence linéaire directe des événements qui nous façon-
nent ne peut pas être automatiquement reliée à un antécédent proxi-
mal. Des tempêtes dont les origines sont anciennes peuvent souffler
en rafales autour de nous et de vastes mael­stroms sociaux peuvent
nous emporter vers des événements historiques, bien au-delà du
seuil de notre maison. Mais, même dans un ouragan, qui semble être
le chaos à l’état pur, l’on décèle les lignes directrices des équations
scientifiques et, en fin de compte, tout ouragan finit par s’éteindre et
par réintégrer le courant plus vaste de la nature, ses pluies rejoignant
de nouveau l’océan et ses vents étant résorbés dans l’atmosphère.
De façon similaire, les personnes prises dans des événements énig-
matiques peuvent voyager le long de champs de force d’amour et de
compassion même dans les circonstances les plus vertigineuses.
En examinant les choses à travers le prisme de la théorie du
Chaos, nous pouvons voir comment le kamma fonctionne : nos
choix restent les nôtres dans le contexte d’événements mondiaux
complexes et confus, et chacun de nos choix – signal rapide et
puissant – voyagera instantanément le long des lignes des causes
et des effets. Au milieu de ce flux mondial, nous agissons et les
aimants du kamma attirent les implications. Il existe une indétermi-
nation, un choix possible, mais nos actions réorganisent le désordre

150
karma et chaos

préexistant en champs magnétiques d’effets. Tous les moments et


les espaces de liberté sont contigus à des vecteurs de conséquences.
Comme l’ouragan qui finira toujours par disparaître dans l’océan
et dans l’air, tout ce que nous faisons est réintégré à travers les
tensions électromagnétiques que nos actions mettent en œuvre. Si
la nature est le domaine de la tempête, c’est également la zone d’ac-
tivité du champ magnétique.
La théorie du Chaos nous dit la même chose lorsqu’elle décrit
ses équations non linéaires modélisant la réalité comme étant capa-
bles de donner des résultats variables mais que l’on peut tout à fait
résoudre. Il y a une flexibilité, une souplesse, dans le monde, que
les philosophes et les théologiens appellent le libre arbitre et que
les scientifiques désignent sous le nom de Chaos ou de Lieu d’In-
détermination. Nous ne pouvons prédire le résultat exact de nos
propres actions ou de celles d’autrui, pour cet après-midi. Chaque
action infléchit des méridiens dans un champ magnétique d’antécé-
dents et de chevauchements complexes. Nos actions ont lieu dans
un monde dynamique qui ressemble à une table de billard infinie où
des centaines de boules se déplacent déjà dans toutes les directions.
Le destin de notre boule dépend en partie de sa propre force et de la
direction qu’elle suit, mais aussi en partie d’autres sphéroïdes avec
lesquels elle peut entrer en collision. Nous vivons dans un bouillon
d’interactions. L’impact de nos vies intervient dans le cadre d’une
matrice dense constituée d’autres vies, d’un moment historique
avec des compagnons uniques et en oscillation conjointe du fait de
leurs propres actions, interactions et vecteurs.
Mais la théorie du Chaos nous rappelle que la complexité est bien
éloignée de l’anarchie. Nous pouvons rebondir par ricochets, mais
nous pouvons également manœuvrer. Nous pouvons entrer en col-
lision, mais nous pouvons également reprendre notre route autant
de fois que nous en sommes éjectés. Même si nous ne pouvons pas
prédire les résultats de nos choix et de nos actions de cet après-
midi, nous pouvons améliorer nos prévisions portant sur les résul-

151
karma & chaos

tats de nos efforts d’orientation continus, récurrents et constants,


malgré les interférences de collisions latérales ou de torsions. Les
équations non linéaires et les lois du kamma nous rappellent que,
même si nous souffrons les attaques d’un univers d’orages de grêle,
nous pouvons cheminer sur la voie.
C’est parce que le monde n’est pas capricieux que la véritable
liberté existe. Notre orientation de vie est le produit d’un élan
renouvelé et récurrent. La liberté est la présence, et non pas l’ab-
sence, de contraintes qui donnent un impact et une importance
constants à nos choix. Même si nous glissons sur la glace, nous
sommes toujours maîtres à bord. Si nous ne paniquons pas, si nous
freinons de temps à autre et allons dans le sens de la glissade, nous
pouvons reprendre le contrôle de notre direction.
L’univers infiniment complexe répond à un chuchotement insis-
tant. Notre esquif navigue sur une antique sagesse, plus ancienne
que n’importe quelle tempête. Le kamma signifie que chaque ins-
tant est lié à un passé et à un futur et, à cet instant, l’univers maté-
riel intègre la pulsation de l’amour ou de la haine, de la joie ou de la
crainte, dans ses formules complexes et multidimensionnelles.
Dans une lettre fort peu connue, Ralph Waldo Emerson décrit
comment, plus il prenait de l’âge, plus il prenait conscience de la
puissance du destin, de conditions préexistantes, de bouleverse-
ments historiques, d’accidents de naissance, de maladies, de guer-
res, d’oppressions de l’individu. La vie semblait souligner l’énor-
mité du destin, l’insignifiance de l’individu. Il comparait son sort,
et notre sort à tous, à celui d’une personne enfermée dans une
grotte aux parois de roche épaisse. Il ajoutait ensuite que, dans un
éclair de vision pénétrante, la conscience humaine avait la capacité
de découvrir dans ces murs qui nous enserrent une fluctuation, une
souplesse qui permettait de les modeler par les pressions exercées
de ses mains par l’homme pour prendre des formes nouvelles, plus
aérées. La vision pénétrante pouvait faire fondre les roches du des-
tin. Et lorsque ce moment intuitif disparaissait, la grotte semblait

152
karma et chaos

de nouveau solidifiée, mais avec des dimensions nouvelles, sculp-


tées par l’individu.
Tout locus de réalité vibre de manière simultanée avec le ricochet
de la liberté et repose sur des antécédents et des conséquences. Les
mathématiques de l’univers peuvent simultanément édicter et per-
mettre. Le déterminisme et le libre arbitre, les vieux antago­nistes de
la philosophie, peuvent résulter des mêmes équations non linéaires
lesquelles peuvent à la fois donner forme aux phénomènes et les
contenir sans les immobiliser ni réduire leur variété interne à la pré-
visibilité.
Dans une chaîne infinie de moments et de pulsations, s’unissent,
se désunissent et coexistent la linéarité et la fluidité, le détermi-
nisme et le libre arbitre. Les anciennes dichotomies philosophiques
reposaient sur l’illusion d’une unidimensionnalité et sur la solidité.
En fait, le monde vit dans l’incandescence et dans l’infinitésimal.
Nous existons entre les moments. Nous donnons forme non pas à
une, mais à une infinité de grottes.
Une compréhension correcte du kamma implique qu’elle va sus-
citer un état d’esprit. Contrairement au fatalisme du déterministe ou
à l’absorption en soi-même de l’existentialiste, le kamma correcte-
ment compris enclenche simultanément acceptation et optimisme.
Nous acceptons notre sort comme étant notre responsabilité et
nous cherchons de nouvelles réponses, de nouvelles solutions. À
chaque instant, nous sommes la conséquence de nos perceptions
antérieures et c’est là ce que nous devons devenir. Et chaque ins-
tant peut être un passage vers une nouvelle journée, influençable et
malléable.

Anatta, pas de soi permanent

La théorie du Chaos nous offre des modèles pour comprendre


l’enseignement du Bouddha sur anatta, « il n’existe pas de soi perma-
nent ».

153
karma & chaos

La nouvelle science fait un bond au-delà des postulats théolo-


giques qui persistaient dans la vision du monde de la science au
dix-neuvième siècle et au début du vingtième. On étudiait alors
la causalité comme fonctionnant de manière proximale dans un
conteneur spatiotemporel. C’était là l’écho d’anciennes théologies
qui concentraient sur la planète Terre le cœur de la création et qui
estimaient qu’il ne s’était passé que quelques milliers d’années de la
création à nos jours.
Mais, dans la théorie du Chaos aussi bien que dans la réalité telle
que décrite par le Bouddha, il n’existe pas de locus pour la créa-
tion, il y a une chaîne sans fin de temps et d’espace, et l’univers est
uniforme dans sa nature, il n’est pas géocentrique. Si d’un côté les
sciences anciennes s’accrochent à leur table de billard pour dépein-
dre l’univers, leurs pieds solidement posés sur la terre ferme dans
un espace délimité avec précision, de l’autre, la théorie du Chaos
nous emporte vers un univers causal sans origine, sans fin, vers une
confluence et une influence constantes. Nulle part n’existent de
parois solides ou de frontières absolues ; les effets émanent de nos
actions sous forme de trains d’ondes et de pulsations, en une spirale
centripète dans le temps et l’espace. Nous devenons des citoyens
de l’expansion, de la continuité et de la communication.
Aucune île imprenable, aucune vraie forteresse dans l’univers.
Pas d’espaces délimités, circonscrits, libres de l’influence d’autres
sphères. De l’étude de la physique des boules de billard émerge une
clarté déformée si l’on omet d’étudier les intentions de l’homme qui
tient la queue de billard et percute les boules. Plus les continuités
que nous examinons sont étendues, plus grande est la complexité
du résultat, plus claires sont les lois directrices et plus nous nous
approchons de la vérité universelle. À la frontière de tout phéno-
mène se trouvent des phénomènes contigus qui l’influencent, de la
même façon que l’orbite de la Lune influence l’orbite de la Terre qui
influence l’orbite de la Lune – sans mentionner Pluton. La théorie
du Chaos découle partiellement de l’élimination des contraintes

154
karma et chaos

arbitraires imposées à la complexité des interactions causales. Les


explications précises n’y sont pas fondées sur un temps et un espace
arbitrairement délimités.
Comme pour l’univers et la table de billard, il n’existe pas de
frontière unique et définitive autour de moi. Les forces qui me
modèlent, les choix effectués dans ces limites, continuent d’opérer
jusqu’à leur disparition et elles opèrent avant et après ce que je dési-
gne de manière arbitraire, par ignorance ou arrogance, le « moi ».
La peau du « soi » est une membrane temporaire dans un univers
de perméabilité. Ce corps/esprit n’est ni l’origine ni la fin de ses
manifestations.
Lorsque les raisins sauvages du Massachusetts de septembre
mûrissent et sèchent sur les pieds de vigne au soleil, ils enrobent
toute une zone de leur parfum âcre et entêtant. Je remarquais, pas-
sant au pas de course à côté d’eux, que l’effluve planait en des lieux
discrets et surprenants : je cours, je ne sens rien et, soudain, je passe
à travers une épaisse rivière chargée de l’odeur piquante des raisins
et tout aussi soudainement j’en sors, comme si on avait empaqueté
cette odeur dans une enveloppe cutanée atmosphérique. À la mi-
octobre, cet invité divin a fermé boutique. Cela se passe de la même
façon pour notre « moi ».
Le Bouddha décrivait anatta comme l’absence de soi permanent. Il
n’existe pas de frontière unique ou définitive autour de moi. Je suis
une expression éphémère et localisée d’une combinaison de lois et
de choix, dans un univers continu dont j’exprime l’équation. Je suis
semblable à cette brume automnale du raisin.
Toute description reposant sur des limitations spatiotemporelles
ne fait que révéler les limites de la personne qui est derrière cette
description. Lisières et peaux de raisin existent en nombre ; mais
pas de finalité dans le monde des choses. Changement et fluidité
sont la nature de tout corps, de tout monde et de toute équation
exacte. Cette terre, cet univers, est une forme temporaire de l’es-
pace au milieu de cycles plus vastes d’ordre et de changement.

155
karma & chaos

Résultats uniques pour des actions similaires

La théorie du chaos clarifie la façon dont des résultats variables


peuvent découler d’actions apparemment similaires.
La principale objection au kamma du point de vue de la pensée
linéaire est ce que l’on peut appeler la critique sceptique. Deux per-
sonnes poursuivent apparemment le même chemin, mais obtien-
nent des résultats très différents. « Lui et moi avons médité de la
même manière pendant le même nombre d’années ; malgré cela, en
fin de compte, il a obtenu des résultats très différents des miens.
Ceci réfute clairement que la même cause produise toujours le
même effet. » Cet argument contre la loi du kamma contient en fait
cinq erreurs.
Dans les descriptions par le Bouddha de la réalité, il n’existe pas
de soi permanent, constant, qui se dissimulât en nous, mais nous
avons pourtant une individualité. Nous avons chacun notre his-
toire, qui est unique, et notre constellation, qui est personnelle.
Tout le monde possède des antécédents différents. Au moment
de poser le pied sur la même ligne de départ, un coureur donné
peut avoir dans le ventre un petit déjeuner tardif composé de petits
pains, alors qu’un autre aura l’estomac vide. Nous sommes tous
conteneurs d’un mélange historique, social, psychologique immen-
sément complexe de causes passées préexistantes et toujours acti-
ves. En fait, nous ne posons jamais l’orteil sur la même ligne de
départ que qui que ce soit d’autre. Nous courons à travers le temps,
chevauchant différents vecteurs qui ne s’alignent que brièvement et
occasionnellement avec ceux d’autrui. Nous sommes côte à côte,
dans le même compartiment, dans le même train certes, mais notre
périple vital diffère de celui des autres et ne s’aligne en parallèle avec
eux qu’aujourd’hui. C’est là l’erreur de la confusion de la proximité
avec la similarité.
Deuxièmement, lorsque nous mesurons les effets, nous le fai-
sons à un ou plusieurs points précis dans le temps, alors que le

156
karma et chaos

véritable impact de toute action peut perdurer dans le temps, au-


delà du point de mesure. On peut résoudre et fixer des équations
simples sous une forme définitive de chiffres fixes. Mais les équa-
tions différentielles non linéaires, dont le comportement simule
mieux la réalité, se dénouent continuellement. Quelle différence
entre une personne qui fait de l’algèbre avec un crayon et Edward
Lorenz, à l’opposé, avec l’abondance de ses itérations graphiques
d’équations non linéaires générées par ordinateur ! En termes de
vie humaine, quand nous tournons notre attention vers quelqu’un
et que nous nous disons : « Il a obtenu ce bon résultat et moi pas »
ou bien « Elle a vraiment obtenu un résultat lamentable, auquel par
miracle j’ai échappé », nous interprétons un état temporaire valide
pour aujourd’hui comme s’il s’agissait d’un résultat final et défini-
tif, sans nous souvenir que demain, il y aura d’autres itérations de
l’équation. Voyons qui sera roi et qui sera mendiant demain, ou
après-demain, ou l’année prochaine. Nous pouvons subir les effets
négatifs ou tirer avantage d’un événement longtemps après que le
souvenir en soit revenu à la surface de notre conscience. Freud lui-
même soulignait que ce dont nous souffrons le plus, ce sont des
souvenirs oubliés. Le caractère unique de chaque personne, de cha-
que plante et de chaque animal est forgé pour l’éternité. En fin de
compte, le temps est de notre côté. Ne tirons pas de conclusions
avant d’avoir mené l’expérience à son terme.
La troisième erreur de l’argumentation à l’encontre du kamma
vient de l’existence de champs de forces, d’attracteurs forts, capa-
bles d’attirer telle personne vers la quête de la vérité et telle autre
vers la sécurité, capables de maintenir une personne à un plan
d’élévation médiocre alors que son voisin accomplira l’ascension.
Tout étudiant de méditation aura remarqué que son esprit abrite
des attracteurs forts, qui exercent sur lui une puissante attirance,
et à cause desquels il va patauger dans l’ignorance, comme un bœuf
cherchant à atteindre un sac de grains suspendu devant son nez,
l’obligeant à tourner péniblement en rond, actionnant ainsi le

157
karma & chaos

moulin. Comment pouvons-nous seulement imaginer que notre


méditation puisse ressembler à celle de quelqu’un d’autre ? Nous
tournons tous en rond, dans une mesure plus ou moins grande, au
sein d’illusions que nous poursuivons depuis longtemps. Certains
champs de forces particulièrement puissants peuvent nous garder
prisonniers… ou nous libérer. Les équations non linéaires peuvent
cracher des résultats reliés étroitement entre eux dans le cadre d’une
zone spécifique à de nombreuses itérations, puis soudainement se
libérer de cette échelle de résultats. Nous devront peut-être porter
encore longtemps un poids dont nos compagnons de route se sont
libérés.
La quatrième erreur de la critique sceptique vis-à-vis du kamma
est de négliger l’émergence de nouvelles lois opérant sur de nou-
veaux niveaux d’organisation systémique. Les équations non linéai-
res ne ressemblent pas aux additions arithmétiques, et les systèmes
complexes changent de caractère et pas seulement quantitative-
ment, à mesure que leur complexité s’accroît, de la même manière
que la vie biologique diffère des montages chimiques. Le plus est
différent. Les composantes ne pèsent pas toutes du même poids
dans l’analyse finale.
Le même événement peut générer différentes répercutions en
fonction de l’étage du bâtiment où il se produit, différentes s’il
survient en haut dans la suite directoriale ou dans les sous-sols de
la société. Vous et moi pouvons penser et agir de la même façon,
et pourtant constater que nos chemins divergent parce que nous
opérons dans des domaines différents, sous l’influence de lois dif-
férentes, à l’instar de régions différentes d’une même équation non
linéaire, qui peuvent observer des comportements différents. Nous
avons tous deux semé des plantons de laitue, mais dans quel pays,
dans quel sol, à quelle saison et avec quel savoir-faire soignons-
nous notre jeune culture ?
Le fait que des systèmes puissent être gouvernés par de nouvelles
lois à chaque changement de niveau d’organisation explique aussi

158
karma et chaos

pourquoi les kammas, actions mentales ou matérielles, peuvent


influer de manière différente sur une vie, selon le lieu et le moment
où elles se produisent. Le moment de vie passé dans un centre de
méditation peut catalyser des changements de personnalité qu’il
aurait été moins facile d’opérer ailleurs. Nous pouvons dire que
l’atmosphère ou l’ambiance peuvent accélérer les événements, de
même que des variables complexes qui nous affectent modifient les
règles à partir desquelles les conséquences émergent. Les kammas
sont contextuels. La vérité est universelle, mais il existe des terres
sacrées qui vont faciliter notre ascension, et des compagnons prêts
à nous aider dans notre cheminement.
La cinquième erreur de la critique sceptique vis-à-vis du kamma
tient à l’effet papillon en vertu duquel de petites différences peuvent
être amplifiées par le temps, par l’espace et par des variables possé-
dant force d’impact et du coup devenir des événements majeurs.
Un moment de clarté peut changer une vie. On entend parfois
l’histoire de la sobriété qui s’impose en un éclair à l’alcoolique, ou
celle de la révélation subite qui transforme le cynique.
Chez une personne en méditation, une seconde d’attention
consciente, claire et objective, des sensations physiques peut rétro-
grader la force d’illusions tenaces, de même qu’un petit drapeau
agité par un garde-barrière peut stopper la progression d’une puis-
sante locomotive. Fouiller notre ignorance passée par la vision
pénétrante, peut produire dans un éclair d’intuition la compréhen-
sion de la non permanence du « moi ». Un brin de paille peut briser
le dos d’un chameau ; une minuscule turbulence peut modifier l’or-
bite d’une planète géante ; un acte de rage peut changer notre vie à
tout jamais ; une seconde d’observation impersonnelle de soi peut
libérer de tout un stock d’ignorance.
L’effet papillon s’applique aussi au pouvoir de la pensée. Le
Bouddha se démarquait nettement de ses contemporains et de
bon nombre d’éthiciens modernes en affirmant avec insistance
que les pensées sont des actions. Il refusait de considérer la pensée

159
karma & chaos

comme quelque chose de simplement privé et sans importance. Au


contraire, il insistait sur le fait que le kamma mental est l’épicentre
de la volition. Telles les ailes subtiles du papillon, nos pensées fuga-
ces peuvent annoncer de grands changements dans le monde. Bien
entendu, cela ne signifie pas que toutes nos pensées aient un tel
pouvoir. Bon nombre d’entre elles seront comme des lignes tracées
sur l’eau, aussitôt effacées. Mais d’autres pensées peuvent pénétrer
l’environnement complexe de la personnalité et, avec le temps,
s’ériger en événements majeurs.
Pour le critique sceptique, l’effet papillon implique que lorsque
deux personnes apparemment semblables vivent de façon apparem-
ment identique, elles diffèrent pourtant considérablement en fin de
parcours, ayant pu être influencées par des pensées et des actions
subtiles, difficiles à observer mais extrêmement puis­santes.
Les étudiants de méditation demandent parfois : « Comment
quelques instants de pureté et de sagesse peuvent-ils, lors de ma
méditation, inverser les schémas de mes existences successives, qui
ont non seulement façonné des années d’actions, mais permettent
également, alors même que je suis assis ici et que j’essaie de médi-
ter, à de longues rêveries sensuelles ou chargées de vindicte, de
prendre forme ? » Des moments de réalité objective, d’immersion
dans l’expérience de l’impersonnel, de changement perpétuel, peu-
vent influencer, transformer l’existence à long terme, tout comme
des turbulences minuscules dans le climat local peuvent influen-
cer, transformer le climat d’écosystèmes entiers. La révélation de la
vérité de l’impermanence peut annuler le magnétisme d’un attrac-
teur puissant.
Il m’est arrivé d’entendre un moine bouddhiste érudit douter
que la méditation Vipassana soit un chemin de libération, ayant
observé, avec précision, qu’à cause des millions de réactions négati-
ves, égocentriques qui font partie de notre vécu, il nous faudrait des
millions d’années de méditation pour libérer chacune d’entre elles.
Il plaçait uniquement ses espoirs dans un ascétisme monastique.

160
karma et chaos

Son argumentation erronée montrait l’importance des mathéma-


tiques « non sommatives » (c.-à-d. qui s’abstiennent d’additionner
les différents paramètres), de l’existence d’attracteurs forts et de
divers équilibres existant dans un même contexte causal. Dans l’es-
prit de ce moine, chacune de nos réactions devait être libérée une
par une, par Vipassana, une tâche sans fin, rendue encore plus vaine
du fait que nous pouvons engendrer des réactions même quand
nous méditons. Ce que cet ascète n’arrivait pas à comprendre c’est
que, par le pouvoir pénétrant de la contemplation du changement
impersonnel, perpétuel (et c’est bien là le propos central de la médi-
tation Vipassana), nous pouvons, en un instant, libérer des masses
de réactions et changer d’orbite, avec un nouvel équilibre en révo-
lution autour d’un nouveau centre personnel. Il ne s’agit pas ici de
raccourci, mais de coexistence de l’hiver et de l’été dans la même
ville, du sommeil et de l’éruption dans le même volcan, de la haine
et de l’amour dans un même esprit. À travers la méditation, nous
pouvons non seulement nous améliorer, mais aussi nous trans-
former et cela peut se produire à tout instant, en tous les instants
de nombreuses transformations. Tout comme une équation non
linéaire peut soudainement déclencher un nouvel équilibre, nos
vies peuvent non seulement s’améliorer, mais aussi se réorganiser
autour de nouveaux motifs, de nouveaux objectifs et de nouvelles
intuitions.
L’effet papillon ne rend pas compte seulement de résultats varia-
bles dans un style de vie donné, il implique aussi que l’optimisme
et réalisme ne sont qu’un. Des prises de conscience subtiles, éphé-
mères, peuvent transformer votre horizon. Le kamma n’est pas le
produit d’une addition arithmétique. Les moments et les actions
n’ont pas tous et toutes le même pouvoir. Frôler un instant la vérité
ultime peut vous donner des ailes pour survoler les tempêtes du
passé. Un moment de clarté peut dissoudre des années d’illusion.
Tout instant peut porter en lui une qualité de libération qui ne
soustrait pas simplement l’ignorance du passé, mais catapulte votre

161
karma & chaos

équation vers un nouvel attracteur, fort et sain, appelé « amour de la


vérité et une vie consciente et pénétrée de compassion ».
Tout instant de méditation juste pourrait bien être votre der-
nière rotation autour de la colère et votre première orbite autour de
nouveaux mondes mentaux. Vous établir dans un nouveau mode de
vie, entrer dans le courant pourrait bien être votre ultime puissant
attracteur.

Une Voie du Milieu fondée sur la discipline


et la réceptivité

La théorie du Chaos nous apprend à rechercher la meilleure


capacité d’adaptation à la frontière du chaos. Ceci est basé tant sur
des modèles mathématiques que sur des observations du monde
naturel. Une trop grande variabilité – le chaos – est instable, ne
se perpétue pas, est un désordre. C’est le royaume des révolutions
politiques sanglantes dans les sociétés humaines et des inondations
fluviales dans la nature. Le changement est sauvage, violent, impré-
visible. Du point de vue humain, nous disons qu’il est destructeur.
Mais trop d’ordre est le royaume du dogme et des fossiles, des
systèmes trop rigides pour s’assouplir lorsque surgissent de nou-
velles situations et qui par conséquent, meurent. Dans la société
humaine, cet ordre est représenté par l’autoritarisme qui impose
la stabilité au détriment de la variabilité et qui se fragilise jusqu’à
se briser pour retomber dans une confusion chaotique. L’on pense
ici au féodalisme ou au bolchevisme soviétique. Dans la nature, les
systèmes excessivement ordonnés sont exemplifiés par les mono-
cultures où une plante domine l’écosystème jusqu’à ce qu’un chan-
gement climatique se produise et, sans stratégies botaniques alter-
natives, l’ensemble du système disparaît à la manière des fougères
arborescentes.
La théorie du Chaos nous rappelle de chercher vigueur et endu-
rance optimales là où se rejoignent répétition et spontanéité. Lors-

162
karma et chaos

que les espaces scéniques de la prévisibilité se confrontent aux


stimulations et aux vagues de fond, nous trouvons à la fois la conti-
nuité et la créativité. On pense ici à un sol fertile nouvellement
ensemencé, ou au mental d’adolescents studieux, apte à apprendre
et empli d’idées nouvelles. Pour s’adapter à un monde en mutation,
nous devons avoir une stabilité flexible, des réactions variées mais
en même temps centrées face aux événements.
L’enseignement du Bouddha plaçait intuitivement les étudiants
sur un terrain tempéré ; organisé, mais pourtant fluide. Il conseillait
dans son enseignement de se libérer des codes imposés par les reli-
gions organisées et les institutions politiques, mais il insistait aussi
sur le besoin d’une formation continue. Le mode de vie du Bouddha,
la vie dans le Dhamma, est un mélange d’autodiscipline basée sur la
pratique de la moralité et de la méditation, assortie d’une compré-
hension neuve de la réalité du moment. C’est une voie du milieu,
combinant un retour fervent à la concentration et une réceptivité
objective face au brouhaha du monde. Nous pouvons dire que le
Bouddha enseignait à ses étudiants à vivre au bord du chaos.
La vie quotidienne de ceux-celles qui médite avec ferveur est une
zone de vie où la répétition croise l’exceptionnel. Chaque jour, ces
méditants s’ancrent dans le calme et l’observation et à chaque ins-
tant, le monde est neuf, requérant de nouvelles rencontres, de nou-
velles décisions et de nouvelles adaptations. La vie dans le Dhamma
se situe au carrefour de la personnalité, de la discipline et de l’im-
médiateté. En prenant refuge dans la moralité, la concentration et la
sagesse, l’étudiant en méditation se lance avec ardeur, sans opinion
préconçue, dans le monde polysémique en vibration.
Ce mode de vie diffère de l’existence ordinaire, teintée par les
fantaisies du monde laïque, moins structurée, moins disciplinée, et
dans laquelle le recentrement par la méditation fait défaut. Il dif-
fère également de la vie quotidienne ordinaire qui tend vers le pôle
chaotique, avec son narcissisme, son anxiété, la décomposition de
la famille et le manque de racines. La voie du milieu à la frontière

163
karma & chaos

du chaos diffère aussi des routines mécaniques et inflexibles de l’or-


thodoxie religieuse et de la tyrannie politique, qui font obstacle à
l’apprentissage quotidien du rajeunissement de la création avec ses
conjonctures et ses idiosyncrasies. Les observations récentes de la
complexité dans la nature ont conduit à la maxime : les systèmes les
plus stables incluent l’instabilité modulée.
Pendant un cours de méditation, l’étudiant du mode de vie ensei-
gné par le Bouddha rencontre lui aussi les manifestations psycho-
logiques des lois naturelles qui opèrent à la frontière du chaos.
L’ordre, omniprésent, opère un effet sur l’esprit ; les heures sont
structurées, les actions limitées. La concentration s’accroît expo-
nentiellement, du fait que l’étudiant limite ses activités à l’im-
mobilité et à la méditation sur les sensations, heure après heure.
Mais le paradoxe bien connu de la méditation se révèle alors ; une
concentration pure engendre une turbulence de pensées surgissant
des profondeurs, de rêves, de visions et d’émotions, aspirées à la
surface, spontanément extraites du royaume de la conscience aux
sensations. À mesure que l’ordre s’intensifie, la fluidité mentale et
la complexité font de même jusqu’à ce que l’esprit dans son entier,
conscient et inconscient, soit présent à la surface. C’est le moment
pour les étudiants d’accéder à de nouvelles révélations, à des prises
de conscience créatrices, capables de transformer la vie, spécificité
des cours de méditation. C’est un exemple du potentiel mystérieux
de la frontière psycholo­gique du chaos.
Les cours de méditation et les modes de vie établis autour de la
discipline des deux méditations quotidiennes illustrent au niveau
mental la fertilité de la frontière du chaos. Au fur et à mesure que
la l’ordre et la prévisibilité des comportements deviennent routi­
nières, on permet aux profondeurs de l’esprit d’affleurer à la sur-
face avec plus de sécurité. Au fur et à mesure que l’on progresse sur
cette voie, au fil du temps, d’anciennes erreurs, d’anciens défauts
peuvent être enfin reconnus et libérés ; les visions que nous privilé-
gions peuvent enfin bénéficier d’une vraie énergie pour se déployer,

164
karma et chaos

des schémas répétitifs de pensée et de comportement peuvent être


abandonnés tandis que de nouvelles options se présentent. Ima-
ginez une vie focalisée de manière récurrente sur une réalité cen-
trale : l’expérience directe du changement dans les sensations qui
donnent forme au corps et à l’esprit. De ce mariage avec la fluidité
que crée la méditation Vipassana, une nouvelle vie, paradoxalement
plus stable, mieux dirigée, plus résolue commence, tout en étant
mieux informée par ses explorations dans les grottes, les cavernes
et les recoins de la psyché.
Les endroits où les océans sont les plus fertiles, sont situés,
comme la Georges Bank, au bord de la plaque continentale, juste
avant de plonger vers l’abysse. La voie du Bouddha, le Dhamma,
scintille à la frontière du chaos, là où la poursuite de la vérité glisse
vers des moments neufs, polyvalents et réceptifs.

Agrégation, Dissolution et réagrégation

Il est remarquable de voir certaines équations non linéaires s’ins-


crire sur l’écran d’un calculateur graphique moderne, car contraire-
ment à tout autre graphique d’équations linéaires, leur profil peut
montrer une structure régulière mais devenir soudainement telle-
ment variable qu’il s’étend en un diagramme multiple où les points
sont apparemment placés au hasard et, tout aussi soudainement, le
dessin peut redevenir cohérent. Tout ceci se produisant à partir de
la même équation, qui prend différentes formes dans différentes
régions sous l’effet de sa propre influence. La même impulsion peut
conduire à l’agrégation, à la dissolution et à la réagrégation au fil
du temps. La même loi mathématique peut sous-entendre différen-
tes formations qui paraissent différentes dans leurs manifestations
locales, mais qui expriment la même vérité unique.
Cette expression graphique de formules mathématiques non
linéaires est tout à fait différente des graphiques de toutes les autres
formules qui suivent des formes régulières, comme les paraboles et

165
karma & chaos

les hyperboles, ou se présentent sous la forme de vagues ou de lignes


irrégulières, bien que continues et connectées entre elles. L’impli-
cation des équations non linéaires est qu’une loi peut se manifester
sous diverses formes qui n’ont apparemment pas de ressemblances
entre elles mais qui, pourtant, expriment les mêmes relations dans
différents contextes. Il ne s’agit pas là d’un simple jeu mathéma­
tique, puisque ces équations semblent refléter des aspects de notre
monde.
Les scientifiques dont les études portent sur les populations,
par exemple, ont observé que la simple pensée logique, linéaire, ne
donne pas une image précise de la dynamique démographique. L’on
s’attendrait à ce que la population d’une espèce animale donnée s’ac-
croissent jusqu’aux limites imposées par les ressources alimentaires,
par l’espace vital, et aussi par la maladie ou les prédateurs qui stabi-
liseraient sur la durée la population à la capacité maximale. Si cette
logique simple semble souvent se révéler correcte, il semble parfois
également que les populations oscillent de haut en bas, se modifient
de manière erratique, se stabilisent à moitié et de manière tempo-
raire dans une fourchette d’oscillation modérée ou encore fluctuent
de manière désordonnée et aléatoire pour de nouveau passer par
une tendance à la prévisibilité et à la stabilité. Ces nombreux résul-
tats peuvent être prédits par une seule équation non linéaire qui,
aussi simple que cela paraisse, évolue entre toutes ces options, en
s’exprimant parfois par une ligne, à d’autres moments en se divisant
en embranchements formant un filigrane dendritique, ou encore en
se pulvérisant en points et en fragments, se fondant ensuite en une
nouvelle ligne qui poursuit la croissance apparente d’origine.
Ce comportement des équations mathématiques peut également
nous aider à comprendre la réapparition d’une vie antérieure, re-
naître, et l’apparition de nouveaux mondes dans le vaste flux spa-
tiotemporel. Nous n’avons pas à recourir à une fantaisie mystique
pour expliquer qu’il existe plus de mondes dans le ciel et sur terre
que nous en avons rêvés dans notre philosophie. Les mathémati-

166
karma et chaos

ques et les sciences se chargent de nous rappeler que des forces


anciennes peuvent croiser des régions de flux pur et s’établir dans
une nouvelle trajectoire.
Cela peut nous aider à nous rapprocher en pensée de la compré-
hension de la re-naissance.
À partir d’une équation, d’une action ou d’une force d’ordre,
on trace les lignes de flux centripètes, à partir d’une formulation
mathématique ou des conséquences de nos actions. Cependant, ces
dérivatives apparaissant au fil du temps, elles n’ont pas toujours la
même apparence. En fait, l’observateur superficiel ou un observa-
teur qui n’a accès qu’à une partie du graphique, à un moment donné
dans le temps, peut tout-à-fait n’y voir aucun plan particulier. À
certains endroits, la même équation d’origine ou action produit
des manifestations qui semblent être complètement différentes de
celles ayant pris place l’instant d’avant. La ligne sinueuse se trans-
forme soudain en fragments et en points aléatoires. Un peu plus
tard, toutefois, l’expression mathématique de l’équation originale
suit de nouveau une ligne sinueuse.
De la même manière, les forces mises en œuvre par la volonté du
cœur humain peuvent suivre une trajectoire parfois longue et appa-
remment variée, parfois visiblement cohérente, parfois se mouvant
sans forme visible ou figée. À mesure que les forces puissantes, ou
kammas, continuent à agir au fil du temps, elles émergent de nou-
veau, dans les limites de formes visibles appelées corps.
De nombreuses possibilités peuvent surgir de la volonté origi-
nale et l’exprimer. Alors qu’il se produit une forte variation, il n’y
a toutefois pas absence de lois. Bien au contraire : la variation se
limite aux possibilités de la volition du moment d’origine et est
contenue en celles-ci.
Combien extraordinaire devient une vie humaine -notre vie- si
nous l’envisageons en tant qu’expression à facettes multiples d’équa-
tions non linéaires dérivées de nos volontés et de nos actions, et
comme formée par des milliers ou des millions de tels commence-

167
karma & chaos

ments ! Nous sommes les bondes de fontaines d’événements, gar-


gouillant à travers le temps, chacun de ceux-ci combinant variabilité
avec prévisibilité, de sorte que notre temps sur terre se transforme
en un écheveau d’équations, telle la tête de Méduse, portant sur nos
agissements ici-bas. Quel ordinateur, si puissant soit-il, pourrait-il
appliquer un graphique aux résultantes de toutes ces possibilités ?
Mais bon nombre de graphiques n’auront l’occasion de se déve-
lopper sur le long terme. Parmi les forces inscrites dans notre
volonté, seules quelques-unes auront suffisamment de force d’iner-
tie pour continuer à rouler de l’avant et corroborer la vérité scien-
tifique, telle qu’elle se révèle dans les équations non linéaires, en
démontrant qu’elles sont capables d’émerger de nouveau après
s’être plus tôt dissoutes.
De toute cette prolifération sauvage d’effets sous forme d’ondes
résultant de nos pensées et de nos actions dans le monde, seuls quel-
ques-uns seront assez puissants pour se comporter comme de puis-
santes équations non linéaires et traverser le temps et l’espace, pour
émerger de nouveau sous une nouvelle forme cohérente, incarnée.
De toute cette panoplie d’événements encore plus vaste que nous
produisons tous dans cette ère cosmique et temporelle, émergeront
les lois, les équations, les volontés et les actions qui persisteront au-
delà de la dissolution temporaire du monde.
Et ce monde d’aujourd’hui n’est lui-même qu’une réémergence
d’autres mondes du passé dont les équations se sont éparpillées
avant de reprendre forme dans le monde actuel.
Envisager nos vies en tant que produit d’une causalité infinie
issue du passé continuant à opérer à cet instant, est compatible avec
l’approche scientifique. Envisager nos vies en tant que connexions
causales au départ desquelles les conditions futures évolueront, est
également compatible avec l’approche scienti­fique. Cet enchaîne-
ment d’évolution n’a pas commencé avec la planète Terre, mais avec
les mécanismes évolutifs qui ont conduit à la Terre ; et le processus
ne se termine pas avec ma mort ou l’extinction de la Terre. Comme

168
karma et chaos

nous l’avons déjà vu, la science qui envisage le monde comme une
table de billard, avec ses limites spatiales et ses finalités temporelles,
est un archaïsme, avantageusement remplacé par des continuités qui
relient à d’autres tout segment spatiotemporel. Dans cet univers
infiniment intriqué, communicant, intégré et causal, l’agrégation,
la désagrégation et la réagrégation sont des phénomènes ordinaire-
ment récurrents, liés entre eux. Les agrégats du corps et de l’esprit
sont des expressions de forces, de lois et d’équations qui ont vrai-
semblablement modelé d’autres corps par le passé et pourront se
cristalliser de nouveau dans les corps du futur. La science du Chaos
et les mathématiques des équations non linéaires nous suggèrent
que nos corps sont des conglomérats scintillants de particules qui
se sont agrégés en respectant les lois, qu’ils se dissoudront confor-
mément aux lois et qu’ils peuvent s’agréger de nouveau selon les
lois que nous activons et que nous mettons en mouvement, ou bien
pas du tout.
À chaque instant, nous cheminons sur la voie tracée par nos voli-
tions dans un univers à texture dense et astreint à des lois. Nous
sommes nous-mêmes les miroirs et les conséquences des antécé-
dents dont les origines remontent loin dans un passé immémorial.
Et aujourd’hui, nous sommes à notre tour des émetteurs à micro-
ondes, transmettant vers le futur nos propres radiations kammiques.
Il n’y a, aux angles de la table de billard de l’univers, aucune blouse
qui puisse capter, stopper l’élan que nous avons mis en œuvre avec
notre queue de billard.
Le monde que nous voyons, que nous touchons, auquel nous
croyons n’est pas la limite du monde. Il y a, dans toute chose autour
de nous, formation et flux, connu et inconnu. Les horizons y sont
nombreux, peut-être, mais ici, pas de finalité. Au-delà de cet hori-
zon, pour autant que nous allions aussi loin, se trouve un autre
horizon. Au-delà de la frontière du monde se trouvent d’autres
mondes intégrés à d’autres mondes et existant au-delà de tous les
autres mondes. Et pourtant, aucun de ces mondes n’est fixe, pas

169
karma & chaos

de limites précises, pas de solidité ; tous ces mondes mêlent ordre


et chaos, ce qui est avec ce qui sera. Et chaque nouveau moment
est un écho des causes du passé, se développe à partir du moment
précédent, transmet l’élan du moment précédent.
La théorie du Chaos nous aide à comprendre le monde tel que le
Bouddha le décrivait et nous offre un modèle scientifique qui élu-
cide la vision du monde du Bouddha, sans aller plus loin que cela. La
contemplation de la théorie du Chaos ne peut remplacer un mode
de vie morale ni la pratique de la méditation, pas plus qu’elle ne
rend compte de nibb±na (transcendance de l’esprit et de la matière,
libération de la souffrance) que le Bouddha indiquait comme le but
au bout de notre route et qui échappe à toute description dans ce
monde matériel, aussi sophistiqué soit-il. La théorie du Chaos élu-
cide certains aspects du Dhamma, mais pas d’autres. Pour activer la
voie et récolter ses fruits, nous devons nous mettre au diapason du
kamma et assumer son hégémonie sur nos vies. Notre moralité et
notre méditation – pas nos mathématiques – donnent forme à notre
destinée. Dans la mesure où la pensée conceptuelle peut être source
d’inspiration à agir correctement, elle est une composante utile à la
compréhension correcte.
Voilà pourquoi la façon dont nous vivons maintenant – dans ce
monde de grandes entreprises et de clients exigeants et de maux
de dos et de dissensions familiales et d’examens d’entrée – est une
Genèse. Nous créons notre futur et sommes partie prenante du
futur de nombreux mondes.
À chaque instant naît un univers flambant neuf, issu des itéra-
tions des mêmes anciennes lois universelles.
Nous sommes effervescents et nos vies sont des messages pour
l’avenir.
Laissons donc nos équations être vérité, nos rayonnements être
amour et lumière, nos kamma constituer les lois de la paix et de
l’harmonie en un flux ininterrompu à travers les univers à venir, qui
les transmettrons fidèlement.

170
À propos des auteurs
Forrest D. Fleischman rédigea la première version de l’essai
« Karma & Chaos » dans le cadre d’un cours de mathématique lors
de sa première année au collège Amherst Regional High School. Il
obtint son diplôme de l’Université de Stanford en tant que mem-
bre du « Goldman Honors Program in Earth Systems » et reçut sa
maîtrise à Stanford. Il travaille maintenant pour le « Forest Service
Employees for Environmental Ethics » à Eugene, Oregon.

171
Le Dr Paul R. Fleischman a pratiqué la psychiatrie durant plus de
trente ans. L’Association Américaine de Psychiatrie lui a décerné le
Prix Oskar Pfister en 1993 pour son « importante contribution aux
perspectives humanistes et spirituelles relatives à la psychiatrie »,
telles qu’il les a présentées dans le livre « The Healing Spirit » (Para-
gon House, New York, 1989, non publié en traduction française).
Il est également l’auteur de « Cultivating Inner Peace’ (1997, 2004,
non publié en traduction française), « The Buddha Taught Nonvio-
lence, Not Pacifism » (2002, non publié en traduction française), et
une collection de poèmes, « You Can Never Speak Up Too Often for
the Love of All Things » (2005, non publié en traduction française),
tous publiés par Pariyatti Press. Avec sa femme, Susan, il suivit son
premier cours de Vipassana sous la conduite de S.N. Goenka en
Inde en 1974. S.N. Goenka les nomma Assistants-Enseignants de
Vipassana en 1987, puis Enseignants en 1998. Ils vivent à Amherst,
Massachussetts.

172
Contacts et infos concernant les Centres
de Méditation Vipassana
Des cours de méditation Vipassana dans la tradition de Sayagyi
U Ba Khin telle que l’enseigne S.N.Goenka sont organisés réguliè-
rement dans de nombreux pays du monde.
Le calendrier mondial des cours et le bulletin d’inscription sont
disponibles sur le site Internet Vipassana www.dhamma.org ou
www.french.dhamma.org 
On peut également obtenir des informations en contactant les
centres mentionnés ci-dessous.

Europe
ALLEMAGNE
Vipassana Meditation Zentrum Dhamma Dvara
08606 Triebel, Alte Straße 6
Tél : +49 (0) 37434 – 79770
E-mail : info@dvara.dhamma.org
Site Internet : www.dvara.dhamma.org

BELGIQUE
Centre de Méditation Vipassana Dhamma Pajjota
Dilsen Stokkem B-3650, Driepaal 3
Tél : +32 (0) 89 51 82 30
E-mail : info@pajjota.dhamma.org
Site Internet : www.pajjota.dhamma.org

FRANCE
Centre Vipassana Dhamma Mahi
89350 Louesme, Le Bois Planté
Tél : +33 (0) 3.86.45.75.14
E-mail : info@mahi.dhamma.org
Site Internet : www.french.dhamma.org

173
ITALIE
Centro Vipassana Dhamma Atala
Strada prov. Orezzi Obolo
I-29025 Gropparello (PC)
Tél : + 39 0523 857215
E-mail : info@atala.dhamma.org
Site Internet : www.atala.dhamma.org/pub
ESPAGNE
Centro de Meditación Vipassana Dhamma Neru
08460 Barcelona, Apartado Postal 29
Tél : + 34 93 848 26 95
E-mail : info@neru.dhamma.org
Site Internet : www.neru.dhamma.org
ROYAUME-UNI
United Kingdom Vipassana Meditation Centre Dhamma Dipa
Hereford HR2 8JS, Harewood End
Tél : + 41 (0) 1989 730234
E-mail : info@dipa.dhamma.org
Site internet : www.dipa.dhamma.org
SUISSE
Centre Vipassana Dhamma Sumeru
CH-2610 Mont-Soleil No 140
Tél : + 41 (0) 32 941 16 70
E-mail : info@sumeru.dhamma.org
Site Internet : www.sumeru.dhamma.org

CANADA
CANADA
Ontario Vipassana Centre Dhamma Torana
6486 Simcoe County Rd. 56, Egbert, ON LOL 1N0
Tél : + 1 (705) 434-9851
E-mail : info@torana.dhamma.org
Site Internet : www.torana.dhamma.org

174
Centre de méditation Vipassana Dhamma Suttama
Fondation Vipassana
C.P. 1055, Sutton (Québec) JOE 2K0
Tél : +1 (514) 481-3504 répondeur
E-mail : info@suttama.dhamma.org
Site Internet : www.suttama.dhamma.org

175
À PROPOS DE PARIYATTI
Pariyatti a pour mission de rendre accessible les
enseignements authentiques du Bouddha, sur la théorie
du Dhamma (pariyatti) et la pratique (paµipatti) de la
méditation Vipassana. Organisation américaine caritative
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