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Beethoven

André Boucourechliev

Beethoven
PRÉFACE INÉDITE
DU QUATUOR ÉBÈNE

Éditions du Seuil
La première édition de cet ouvrage a paru en 1963
dans la collection « Solfèges », dirigée par François-Régis Bastide.

ISBN 978-2-7578-7825-5
(ISBN 978-2-02-000243-4, 1re publication)

© Éditions du Seuil, 1963, 1994,


et avril 2020, pour la présente édition
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation
collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé
que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une
contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Préface

2004, Munich, quartier de la gare, sur le trottoir de la


Paul-Heyse-Strasse passant sous les voies de chemin de
fer. Un clochard nous hèle, se dirige vers nous. De loin,
il semble plutôt fringant et prêt à nous accoster. Pas de
panique : la prospère capitale de Bavière est connue pour
son calme ; nous sommes quatre, nous saurons au besoin
protéger nos instruments, sacs à dos-carapaces bien accro-
chés. Néanmoins, comprenant très mal l’allemand – c’est
l’une de nos premières incursions en terre germanique –,
et afin d’éviter ce qui s’annonce comme un alpagage en
règle dans ce tunnel pas particulièrement engageant, nous
sortons de nos poches une pièce de monnaie ou une ciga-
rette pour ce drôle de Wanderer. En le croisant, nous enten-
dons finalement sa demande : « Héééé bonjour les jeunes !
Vous les jouez, les derniers quatuors de Beethoven ? » Et
à mi-voix, regardant par terre avec un air désolé : « Ach !
Je n’y comprends toujours rien à ceux-là ! »

Cette histoire véridique en dit peut-être plus sur les fon-


dements de l’actuelle culture populaire allemande que sur
Ludwig van Beethoven lui-même, mais elle résume tout
de même les deux spécificités du compositeur. Beethoven
est moderne : plus de deux siècles après les premières
parutions, sa musique continue de nous interpeller, dans
un geste perpétuellement novateur, parfois subversif,

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toujours contemporain, marquant mais insaisissable. Bee-


thoven est universel : que l’on soit bavarois, péruvien
ou japonais, que l’on vive à l’âge du romantisme, de la
révolution industrielle ou cybernétique, que l’on soit né
avec une cuiller en or dans la bouche ou dans un bidon-
ville, son message nous concerne tous.
Alors que l’on célèbre les 250 ans de sa naissance, et en
interrogeant l’empreinte et le rayonnement de sa musique
dans le monde d’aujourd’hui, on est frappé par la brûlante
actualité de l’œuvre de Beethoven. Pour le dire triviale-
ment, sa musique vieillit particulièrement bien, ou plutôt
ne prend pas une ride. Fondée sur la technique composi-
tionnelle de développement du motif, animée d’un souffle
et d’une intelligence rythmique visionnaires, elle relègue
au second plan le recours à la mélodie accompagnée,
apanage d’un art marqué culturellement et stylistiquement,
un art daté. Irréductible à son époque et à sa provenance
géographique, elle déploie une architecture à la puissance
inégalée, réunit et rend totalement interdépendants la
mesure et l’orchestration, le temps et le son, la forme et
le fond ; elle devient porteuse de questions existentielles
et métaphysiques, contraint l’auditeur à une écoute active,
physique, incarnée, psychique, intellectuelle.
Le régime auquel nous invite cette musique est un
contrat à durée infinie. Nombreux sont les musiciens qui
confessent une véritable fascination au cours de leur ado-
lescence ou de leur jeunesse pour Schubert, Schumann,
Chostakovitch ou Debussy, compositeurs qu’ils délaissent
ensuite momentanément lorsque débute une nouvelle pas-
sion – rien de dévalorisant à cela, chacun de ces géants est
une nouvelle planète aux multiples floraisons ; à l’inverse,
Beethoven est un miroir qui accompagne le musicien ou
le mélomane toute sa vie avec une intensité croissante : on
est saisi par le retour, après des montagnes de répertoire
en tout genre, à cette nourriture essentielle qu’un Ozawa

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PR É FAC E

ou un Kurtág trouvent par exemple aujourd’hui dans le


mouvement lent du Quatuor opus 135, ou l’énième piqûre
de jouvence que Carlos Kleiber administrait lors de son
tout dernier concert dans le Finale de la Quatrième Sym-
phonie.

Pour expliquer ce cas unique, les mots ne suffisent


pas : le choc est premièrement et suprêmement auditif,
se ramifie après écoute dans l’intime de chaque auditeur.
Mais les mots – s’ils sont bien choisis – peuvent aider et
enrichir encore, si cela est possible, l’écoute. Le premier
paragraphe du chapitre « Lignes de force » de l’ouvrage
que vous avez entre les mains réussit en quelques mots
à toucher ce phénomène irrationnel, décrypte et éclaire
merveilleusement l’aventure en question. En quelques
lignes, son auteur avait auparavant parfaitement situé
la figure beethovénienne dans l’histoire, et tiré au clair
sa percutante et définitive modernité. En quelques para-
graphes il saura dessiner et rendre familière sa singulière
personnalité en conflit avec le monde et avec elle-même,
sans se complaire à sur-dramatiser une vie jalonnée de
souffrances qui a fait les choux gras de tant de musi-
cologues. En quelques pages, il retrace l’évolution du
compositeur au cours de ses quarante années d’activité qui
ont court-circuité la marche de l’histoire de la musique,
tel un trou de ver entre le classicisme et le XXe siècle.
Il s’arrête parfois sur un détail dont il fait une lecture
limpide, le tout dans une langue soignée et précise, et
suivant une savante organisation jalonnée de sous-titres
évocateurs : « Édifices intérieurs », « Cercle de méta-
morphoses », « Blocs de temps ». L’auteur, c’est peu de
le dire, a le sens de la formule, et ajoute même inten-
sité et charge poétique à la musique qu’il dépeint. Belle
prouesse : à qui peut-on rendre grâce de nous révéler la
musique de Beethoven plus belle encore qu’elle ne l’est

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déjà ? (À part peut-être certains interprètes, mais c’est


un autre sujet !)
André Boucourechliev, auteur à l’acuité esthétique, à
l’intelligence civilisationnelle, fut avant toute chose un
compositeur, lui-même explorateur des chemins les plus
sensibles et significatifs. Ombres, sa pièce pour orchestre à
cordes en hommage à Beethoven et directement inspirée de
ses quatuors – on y entend de furtives citations –, témoigne
de ce boulevard de l’histoire qu’ont aussi emprunté Bach,
Haydn, Bartók, et que Boucourechliev a profondément
intériorisé. La postérité retiendra probablement son œuvre
musicale. L’œuvre musicologique est déjà consacrée :
« son » Beethoven est largement plébiscité, comme en
témoigne cette quatrième édition disponible pour la pre-
mière fois en format poche, ce que nous apprécierons (les
bibles sont faites pour voyager, et les coins de la version
précédente, dans la collection « Solfèges » – dont le succès
ne s’est jamais démenti – sont aujourd’hui bien abîmés !).
Pas de meilleur point de vue que celui d’un autre
compositeur pour pénétrer le dédale créatif de Beethoven.
Boucourechliev met en évidence la logique, les rouages,
les attributs techniques, ainsi que tout ce qui lie l’ate-
lier du compositeur au monde, au contexte historique et
psychologique qui entoure chaque création. En exergue, la
nécessité intérieure (au créateur) et antérieure (à l’œuvre) ;
se dessine alors la finalité de cette musique, que l’on
croit parfois pouvoir toucher. Comme accompagnés par
un guide sagace et expert à travers un musée pourtant
déjà connu, encouragés à l’admiration, nous voici, grâce
à ses descriptions, plus proches encore de la substance des
« Variations Diabelli1 » ou de la Missa solemnis2. Le point

1. Trente-Trois Variations sur une valse de Diabelli opus 120


(1819-1823).
2. Messe solennelle en ré majeur opus 123 (1818-1823).

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de vue modifie l’œuvre elle-même, l’intelligence et l’ima-


ginaire du spectateur y sont conviés, l’œuvre fécondée une
nouvelle fois délivrera un nouveau message. En ce sens,
tout auditeur fait partie de l’œuvre entendue, notion qui
est devenue un véritable pilier de l’art moderne, non loin
de là où se nichent les concepts de performance et d’art
éphémère. Nous pouvons aussi considérer que le Beetho-
ven de Boucourechliev fait partie intégrante de l’œuvre
de Beethoven. Chaque page y est pertinente. Ce livre
est une notice poétique, un mode d’emploi personnalisé,
la clef d’un trésor, un passeport : on ne saurait partir en
expédition auditive sans lui.

Quelques heures suffiront donc à lire et à « entendre »


cette synthèse du plus révolutionnaire des musiciens. Mais
une vie ne suffira pas à en faire le tour, et pour cause :
Beethoven glisse sur les époques et se replace continuel-
lement au cœur de son temps. C’est d’ailleurs ainsi qu’il
a débuté, improvisateur fou, briseur de pianos et monstre
des salons : un éléphant dans un magasin de porcelaine.
Comment cet effronté, tache indélébile sur le ruban de
l’histoire de la musique viennoise, qui faisait de son
maître Haydn un genre de Frankenstein et a pu sembler
aussi grossier que les provocateurs les plus décomplexés
du XXe siècle, a-t-il pu devenir le tronc commun de toute
institution, de toute académie, être joué et enseigné par
les spécialistes du baroque comme ceux du contem-
porain, toujours à l’affiche des salles de concert ? Le
monstre est devenu mainstream. Lui ne s’est pas adouci
post mortem… C’est donc bel et bien le monde qui a
changé autour de lui, les planètes se sont alignées avec
cet astre inattendu, lui donnant entièrement raison : contre
le violoniste Radicati rétif à créer le Premier Quatuor
« Razumovsky », il tempêtait : « Ce n’est pas pour vous !
C’est pour les temps à venir. » Mais doutons que ce soit

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la fin du voyage. Beethoven possède, comme le dit très


bien Boucourechliev, le privilège de l’esprit moderne, il
poursuivra encore sa navigation parmi les âges et les dis-
parités, restera le gigantesque point d’interrogation qu’il
était déjà de son vivant. Beethoven, un compositeur qui
dérange, un empêcheur de tourner en rond. Un puissant
révélateur. Une conscience contagieuse.

Depuis 2014 (et, sans le savoir, depuis nos débuts) nous


nous préparons à jouer en concert l’intégralité des qua-
tuors de Beethoven. Voici quelques exemples d’échanges
que nous avons pu avoir en répétition, notamment pendant
les séances de déchiffrage :

*Au début de l’opus 741

Gabriel : Quelle merveille cette introduction… la deuxième


ligne, là, on dirait l’ouverture de La Flûte enchantée.
Marie : Oui, mais plutôt à mi-voix, comme pour ne
pas réveiller un enfant qui dort.
Raphaël : Quelle splendeur…
Pierre : Flûte enchantée, oui, mais c’est surtout telle-
ment schumannien ! On croirait presque ouvrir L’Amour
et la Vie d’une femme. Attendez, on joue le début de
l’Allegro : dès les vingt premières secondes on recon-
naît en filigrane le thème d’ouverture du Quintette de
Schumann.

(Nous jouons.)

1. Quatuor à cordes n° 10 en mi bémol majeur opus 74, dit


« Les Harpes » (1809).

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PR É FAC E

Raphaël : Ah oui, c’est vrai ! (À Marie :) Tu vois, tu par-


lais de l’enfance, c’est un peu une des Scènes d’enfants1,
aussi !
Pierre : Je vous dis, c’est même tout le mouvement qui
est dans la veine de Schumann… cette euphorie, cet élan
amoureux, cette grâce et ce luxe harmonique.
Marie : C’est la grande classe, en trois lignes, de réussir
à rendre hommage à la fois à Mozart et à Schumann !
Gabriel : Pour Schumann, difficile de parler d’hommage :
« Les Harpes » datent de la fin 1809…
Raphaël :… et Schumann est né en juillet 1810.
Marie : Donc pendant que Robert préparait sa sortie
dans le grand monde, Beethoven écrivait déjà un peu
du Schumann.
Pierre : Ça a dû infuser in utero…

*Dans l’opus 132, l’un des piliers du style tardif

Pierre : Tiens, on reconnaît l’opus 13 de Mendelssohn2.


Les phrases, le style général, la structure avec ce réci-
tatif enflammé du premier violon avant le Finale, façon
Passion de Bach…
Gabriel (jouant de mémoire le récitatif de l’opus 13)
Tu parles ! J’aime Mendelssohn plus que tout, mais il
faut reconnaître que c’est quasiment la même chose !
Raphaël : Il n’avait que seize ans, et on ne peut quand
même pas l’accuser de plagiat… De toute manière personne
n’aurait pu plagier un truc aussi dingue que le Dankgesang3.

1. Kinderszenen opus 15 (1838).


2. Quatuor à cordes en la mineur opus 13 (1827).
3. Il s’agit du mouvement lent du Quatuor à cordes n° 15 en
la mineur opus 132 (1823-1825), « Chant de reconnaissance d’un
convalescent à la Divinité dans le mode lydien ».

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Marie : Si un jeune génie écrit dans le style d’un vieux


génie, ça reste génial !
Raphaël : Oui. C’est exactement ce que disait Dutilleux !
Marie : Moi aussi j’adore Mendelssohn, quand est-ce
qu’on en joue ?
Pierre : Quand on en aura fini avec Beethoven : quand
les poules auront des dents ! (Rire général.)
Gabriel (rivé sur le conducteur et Wikipédia) : En tout
cas, ça se joue à pas grand-chose, Mendelssohn a com-
mencé à écrire l’opus 13 trois mois après la publication
du 132 : en juillet 1827.
Raphaël : Et Beethoven venait de mourir : c’est donc
bien Mendelssohn qui a « copié » sur Beethoven, et pas
l’inverse !
Gabriel : Peu importe : si c’est beau, c’est beau. Pas
besoin d’être innovant pour ça.
Marie : Et tant mieux si Beethoven avait de l’imagi-
nation pour les autres.
Gabriel (s’interrompant au cours du Finale) : Ahhh
le retour du premier thème, c’est trop beau, on ne s’y
attend pas… vous avez cru que j’allais le jouer en entier
en ré mineur ?
Pierre : Et en fait, non, l’air de rien on re-glisse vers
la mineur ! Magique !
Gabriel : C’est le fameux fondu en arrivant à la réexpo
qu’on adore chez Brahms, vous savez, dans le Deuxième
Quatuor1, ou le Troisième Trio, ou la Quatrième Sym-
phonie, bref tout le temps…
Pierre : Ne cherchez pas où il a appris ça… Chez
Beethoven, encore une fois.

Cette scène s’est produite maintes fois, tous azimuts,


de manière plus ou moins méthodique. Nous avons ouvert

1. Opus 51 n° 2.

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les oreilles sur une collection d’exemples, de la plus soli-


taire couleur harmonique jusqu’à une phrase complète
qu’on trouve ailleurs presque à l’identique : au miroir
de ce qui fut son à-venir, la musique de Beethoven se
reflète aussi chez Schubert, Berlioz, Brahms, Tchaïkovski,
Liszt, Grieg, Dvořák, Strauss, Wagner, Mahler, Debussy,
Stravinski, Schoenberg, Bartók, Messiaen, Chostakovitch,
Ligeti, Stockhausen, Pärt, Reich, liste certainement ni
exhaustive ni impartiale. C’est vertigineux : à l’état brut,
on trouve chez lui le matériel de tant de choses. Quantité
de cellules, de tournures, de « plans », comme disent les
jazzmen, qu’il n’a que si peu réutilisés, préférant toujours
l’invention : in fine, c’est une banque de semences, un
annuaire de motifs, de cellules prêtes à l’emploi. Mais
encore faut-il savoir composer avec…
À plus grande échelle, n’oublions pas que l’archi-
tecte Beethoven a aussi inventé tant de superstructures
(jusque-là idéal narratif, cadre parfait pour toute rhé-
torique, la forme sonate est ensorcelée et éclatée ; les
techniques de variation sont multipliées, la fugue portée
au rang de déflagration nucléaire…), conférant ainsi à la
musique instrumentale (et profane) une dimension compa-
rable aux plus grandes des œuvres religieuses données en
église, ringardisant les salons et créant l’esprit des salles
de concert, induisant leur nécessité. Porté par l’élan de
la Révolution française, il a apporté à la musique instru-
mentale pure une force laïque, une dimension viscérale
et paradoxalement privimitive qui rend déjà possible
Le Sacre du printemps de Stravinski ; absolue priorité
universaliste qui relègue à plus tard l’éventualité d’un
autre opéra ou d’une quelconque œuvre liturgique, toute
sa foi étant exp(l)osée dans la Missa solemnis.
Rien ne se perd ni ne se crée, tout se transforme, les
œuvres ricochent sur l’imagination de chaque composi-
teur qui leur donne une teinte nouvelle, dans ce vaste et

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mystérieux tourbillon créatif. Héritier du contrepoint de


Bach père, du style galant de ses fils, et du principe de déve-
loppement motivique de Haydn, Beethoven érige une œuvre
colossale, multiplie au centuple les destinataires de son mes-
sage, dans un gigantesque « répondre à tous ». Un magazine
spécialisé a titré récemment : « Beethoven. Pourquoi il est
le plus grand. » La réponse est probablement quelque part
dans ce faisceau futuriste qui n’en finit pas de s’élargir ;
cependant, la chronologie importe peu, Boucourechliev l’a
compris et son livre peut aussi très aisément se lire dans
le désordre.

Tentant ainsi de cartographier les incrustations de sa


musique dans le monde d’aujourd’hui et dans tout ce qui
lui a succédé, que ce soit sous l’angle culturel, sociologique
ou simplement musical, on constate aussi très vite que ce
phénomène ne se limite pas à la musique dite « savante »,
ou, comme le disent les Allemands, E-Musik (Ernste Musik,
musique sérieuse). En effet, dans le domaine de la U-Musik
(Unterhaltungsmusik, musique de divertissement), nous
trouvons aussi de très nombreuses traces beethovéniennes,
chez les Beatles notamment, mais aussi dans des folklores
divers, dans la techno, le hard metal, l’électro, chez Jean-
Jacques Goldman ou Maxime Le Forestier. Il ne s’agit
nullement d’attribuer à Beethoven la paternité de tout et
n’importe quoi. Il est simplement amusant de considérer
que le XXe siècle a rapproché mille choses qui étaient nées
sur des continents esthétiques jusqu’alors étanches les uns
pour les autres, et qu’aujourd’hui – restons avec les Bea-
tles – la juxtaposition de quelques mesures de l’opus 127
avec Lucy, ou d’un fragment de l’opus 18 n° 2 avec Penny
Lane ne paraît pas beaucoup plus tirée par les cheveux
que le fait de comparer l’utilisation du cor dans l’orchestre
brucknérien avec les plus célèbres solos de La Guerre des
étoiles. Puisque nous évoquons le cinéma, et pour nous

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PR É FAC E

aider à distinguer Beethoven de son contemporain et voi-


sin Franz Schubert : Stanley Kubrick aurait-il pu réaliser
deux films plus opposés que Barry Lindon, où le fameux
Andante mélancolique du Trio opus 100 de Schubert revient
obsessivement, et Orange mécanique, où Beethoven est
l’idole du sociopathe Alex DeLarge, personnage lubrique
et ultraviolent fasciné par la Neuvième Symphonie ? Il y
a là une compréhension profonde de ce qui sépare le pre-
mier maître romantique du sentiment intérieur, parlant de
lui-même avec un « je » minuscule, du grand visionnaire
mégalomane et prométhéen, envoyant au monde entier et
d’un puissant « Je » majuscule une musique destinée à
fonder un monde meilleur… mais, si l’on en croit Kubrick,
à ne pas laisser entre toutes les mains !
Beethoven était bourru et impulsif, isolé par la sur-
dité, accaparé par son labeur, trop coupé du monde – si
l’on compare avec les enfants prodiges hypersociaux
qu’étaient Mozart ou Mendelssohn – pour se piquer de
pondérer son tempérament et de soigner son image. C’est
pourquoi ses rapports avec l’aristocratie sont si houleux,
et c’est pourquoi il n’existe pas et n’existera jamais, ni
à Bonn ni à Vienne, de Beethovenkugeln (contrairement
aux Mozartkugeln, ces boules de chocolat fourrées au
massepain qui assurent un bon chiffre d’affaires à tous
les commerçants du centre de Salzbourg1).

Les souterrains de la créativité sont souvent des voies


transversales, et si les grands compositeurs du passé
sont des fleuves, le XXe siècle et son foisonnement de
nouveautés techniques forment un immense delta. Cela

1. On peut néanmoins, dans certaines brasseries de Bonn, com-


mander la « Soupe Beethoven », tout en consistance, patates et lard
servis dans une miche de pain : on croirait entrer dans le cerveau
du compositeur !

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BE E T H OV E N

étant dit, Beethoven ne se soumet pas si facilement à


toutes les contorsions : l’ossature de sa musique étant
par nature plutôt rythmique, cellulaire, et relativement
difficile à mémoriser ou à fredonner, ne nous étonnons
pas qu’à part la Lettre à (la pauvre) Élise (qui se trouve
très souvent défigurée), Beethoven n’ait pas bonne place
au palmarès des sonneries de téléphone ou de musiques
d’ascenseur. Vivaldi, Mozart, Schubert, Tchaïkovski,
Dvořák ou Johann Strauss ont obtenu dans ce sport de
bien meilleurs résultats. Et au contraire de Bach et Haen-
del par exemple, Beethoven n’est pas une bonne matière
à transcription, puisque son orchestration est totalement
consubstantielle au texte. Son habillage est collé à sa peau,
il « est » le corps sonore. Il a donc profondément mar-
qué, influencé, inspiré, terrorisé (presque un siècle après
la mort de Beethoven, Fauré disait avoir la « frousse »
d’écrire un quatuor après lui) et on peut le retrouver un
peu partout si l’on sait lire entre les lignes. Mais il n’a
pas été particulièrement dépecé ni récupéré.

Au cours de l’année 2019, nous avons enregistré les


quatuors de Ludwig van Beethoven devant public, sou-
haitant mettre à l’épreuve son idéal humaniste. Pétri de
philosophie des Lumières, il aspirait à la fraternité entre
les peuples et à la paix universelle, comme l’exprime
notamment la première strophe de l’« Hymne à la joie1 »,
adapté du poème de Schiller :

Joie, belle étincelle divine,


Fille de l’assemblée des dieux,
Nous pénétrons, ivres de feu,

1. Finale du quatrième mouvement de la Neuvième Symphonie.

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PR É FAC E

Ô céleste, ton sanctuaire !


Tes charmes assemblent
Ce que, sévèrement, les coutumes divisent ;
Tous les humains deviennent frères,
Lorsque se déploie ton aile douce.

L’idéalisme allemand, porté par Emmanuel Kant (dont


le fameux « impératif catégorique » est un des ressorts
dramatiques que Beethoven semble utiliser, au moyen
de ruptures rythmiques, accents dynamiques répétés,
insistances qui expriment l’acharnement de la volonté),
trouvait ainsi en 1824 avec la Neuvième Symphonie une
incarnation longuement maturée.
Il a fallu la révolution industrielle, l’essor des natio-
nalismes, la culmination des empires coloniaux et deux
guerres mondiales pour que cet idéalisme revienne
(depuis Rousseau) dans les esprits et soit mis en
musique, comme par exemple par John Lennon en 1971
avec Imagine. Ne comparons pas l’incomparable. Mais
ces réflexions furent la base de notre tour du monde :
quel regard Beethoven aurait-il porté sur le monde
d’aujourd’hui ? En jouant sa musique aux quatre coins
du monde nous allions, symboliquement, confronter son
message à notre époque.
Nous avons donc gravé chacun des sept disques sur
un continent différent, dans la perspective de rencontrer
des cultures et des couches sociales aussi variées et éloi-
gnées que possible. Des publics américains, allemands
et autrichiens, chinois, coréens et japonais, brésiliens,
australiens et néo-zélandais, kényans, ont ainsi été mis
en présence des quatuors de Beethoven, pour nous en
révéler eux-mêmes un aspect parfois insoupçonné.
De ce point de vue, la plus grande leçon de cette épo-
pée est venue d’Afrique, lorsque nous avons joué des
extraits des opus 18 n° 4 et 135 pour ces jeunes Kényans

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BE E T H OV E N

vivant dans le bidonville de Korogocho, en banlieue de


Nairobi. Jamais jusqu’alors nous n’avions été témoins
d’une telle misère. Avoir partagé la musique, leurs repas
et quelques miettes de leur vie quotidienne demeure dans
nos mémoires une expérience bouleversante, superlative.
Ces jeunes ont la chance d’apprendre à jouer d’un instru-
ment grâce à « Ghetto Classics », un programme d’éduca-
tion musicale mis en œuvre au cœur du ghetto, adossé à
la plus grande décharge à ciel ouvert du pays. Participant
à l’une de leurs répétitions d’orchestre, nous y trouvons
un répertoire hybride, mêlant à des extraits du patrimoine
européen des orchestrations de mélodies traditionnelles
kényanes et un pot-pourri de chansons de Noël anglo-
saxonnes. Ici, pas de cursus classique d’apprentissage
suivant « notre » histoire de la musique : simplement la
joie (cette « force majeure » chère à Clément Rosset ou
à Spinoza) d’apprendre et de jouer ensemble ; d’échapper
ainsi à la mafia qui fait la pluie et le beau temps dans
ce bidonville où 250 000 personnes vivent de la revente
des ordures collectées à la décharge.
Leur écoute, leur attention, et surtout leur rire commun
lors d’un fortissimo subito nous ont montré que, du
point de vue de la dramaturgie et du style, c’est peut-
être eux qui reçoivent et comprennent le mieux cette
musique. Une hypothèse excitante se dessine alors :
malgré l’idée reçue selon laquelle l’accès à la musique
est rendu possible par l’éducation et l’initiation, Bee-
thoven aurait-il réussi l’incroyable exploit de mettre
en place une musique qui échappe au conditionnement
social, dont l’efficacité est augmentée pour celui qui est
quasiment vierge de ce qu’on appelle grossièrement la
« culture musicale » ?

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PR É FAC E

Dans un film documentaire1 traitant des spécificités


du quatuor à cordes (illustrant les nombreux et insoup-
çonnables défis quotidiens de cet engagement à la fois
intime, artisanal, démocratique, nomade et monastique),
Norbert Brainin, premier violon du quatuor Amadeus
– l’une des plus brillantes carrières de tous les temps –,
sous-entend qu’il est presque inévitable, pour tout quar-
tettiste, de parfois se demander ce que diable il est allé
faire dans cette galère. Puis il ajoute : « En définitive, la
raison ultime de faire ce métier, c’est d’essayer de jouer
correctement les derniers quatuors de Beethoven. » Peut-
être avait-il gardé espoir d’un jour parvenir à convaincre
tous les clochards de la terre ?

Quatuor Ébène
(rédigé par Raphaël Merlin)
Bonn, 23 janvier 2020

1. Deux variations sur un thème européen (Catherine Zins et


Georges Zeisel, 1991).
Esprit moderne

De tous les créateurs dont les chefs-d’œuvre défient le


temps et modèlent le visage de notre civilisation, Beetho-
ven est sans doute celui que chacun de nous a recréé pour
son propre compte avec le sentiment de la plus absolue
certitude. Universellement reconnu dans l’évidence de son
génie et de sa grandeur morale, il appartient à tous, et à
chacun diversement. Son œuvre livre à chacun un message
particulier, un secret propre, et l’homme lui-même exalte
une idée, une mesure de l’homme exemplaires. Au-delà
du musicien, Beethoven est devenu un symbole, ou mille
symboles exaltants, exaltés, contradictoires. Tradition et
révolution, justice et oppression, volonté et désespoir,
solitude, fraternité, joie, renoncement ont élu comme signe
ce même homme, cette musique. Toutes les idéologies,
toutes les morales, toutes les esthétiques lui ont dressé
leurs monuments, lui ont dédié leurs épigraphes, consacré
leurs ouvrages savants. Le moindre mot de l’artiste a été
objet de glose, ses moindres actions, traits de caractère,
sautes d’humeur, thèmes musicaux ou même intervalles
entre deux notes, ont été commentés, interprétés, appro-
priés – rattachés à jamais à quelque catégorie spirituelle
immuable. Dès lors, un nouveau profil de Beethoven,
une nouvelle interprétation, une de plus, de son mes-
sage, n’est-ce pas une tentative insensée ? Il serait vain
de chercher à rallier, autour de quelque nouvelle image,

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BE E T H OV E N

une unanimité impossible : Beethoven, déjà, les détient


toutes. Autour de ce monstre sacré, plus d’interrogations
possibles, semble-t-il, plus de nouvelles découvertes ; les
jeux sont faits, définitivement. Et pourtant…
La musique n’est pas une chose. À travers les siècles,
l’œuvre chemine dans la conscience d’hommes, de
sociétés, de sensibilités collectives en constante méta-
morphose, et se métamorphose elle-même, se découvre
nouvelle sans cesse, dévoile ses multiples faces cachées
– ou meurt. Plus que toute autre, l’œuvre de Beethoven
possède le don de la migration perpétuelle, et rend un
sens au mot galvaudé d’« immortelle ». Ce privilège est
celui de l’esprit moderne.
Il n’y aurait certes plus rien à dire d’un Beethoven
arrêté dans le temps, classé par l’histoire, annexé à
telle catégorie esthétique ou éthique. C’est parce que
l’œuvre de Beethoven est mouvante, renouvelée dans la
conscience de générations successives, promise par la
nature de son esprit à une incessante actualité, qu’elle jus-
tifie l’interrogation renouvelée, exige même que chaque
génération se penche sur elle, avec la sensibilité qui lui
est propre et ses propres instruments d’investigation, pour
tenter de témoigner des richesses qu’elle y découvre.
L’hommage seul est insuffisant. Constater Beethoven…
Constater le génie est facile – génie devenu familier,
comme un portrait, fût-il du plus grand ancêtre, et que
l’on ne remarque presque plus. Non : Beethoven n’est
pas cette « valeur sûre ». Beethoven est pour nous, pour
vous, pour moi, un perpétuel inconnu. Seul l’étonnement
profond, renouvelé, peut être le point de départ d’une ten-
tative d’approche nouvelle. Faire partager cet étonnement
de tous les instants face à la musique de Beethoven est
notre unique ambition.
Qui est Ludwig van Beethoven ? Nous croyons le
savoir : l’histoire de sa vie et de son époque, ses notes

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E S PR I T M O DE R N E

en marge des partitions, ses carnets intimes, sa correspon-


dance et les innombrables témoignages de ses contem-
porains ne nous l’apprennent-ils pas ? Cette image de
l’homme, nous l’invoquons pour mieux comprendre
l’œuvre, éclairer ses plus obscurs messages ; elle nous
fournit les arguments – inépuisables, toujours plausibles –
de nos interprétations même les plus contradictoires. Et
à son tour l’œuvre l’éclaire, la confirme et la complète.
Mais dans quelle mesure l’œuvre, « image de l’homme »,
doit-elle succéder, dans notre quête, à l’homme lui-même ?
Ces voix que l’homme fait entendre dans son œuvre – ces
accents du drame, de l’héroïsme, de la volonté, de la
joie – ne sont-ce pas elles qui, tout autant que les faits,
les témoignages et les portraits, sont notre idée même de
l’homme, la source première de sa connaissance ? Pour-
quoi, du reste, étudions-nous la vie des hommes illustres,
si ce n’est à cause de leurs œuvres, pour poursuivre et
approfondir cette idée d’un homme créée par les œuvres,
qui déjà nous obsède et toujours nous dépasse ?
Certes la Symphonie héroïque n’aurait pas été ce qu’elle
est – n’aurait pas existé – si l’homme qui la créa n’avait
pas été celui-là. Mais qui fut-il ? C’est l’Héroïque qui
nous l’a appris, et toutes les symphonies, et toutes les
œuvres, tout autant que la biographie, le portrait par
Waldmüller, le Testament d’Heiligenstadt. Il semble jus-
tifié, dès lors, d’interroger la vie de l’artiste après avoir
interrogé son œuvre. Dans la musique de Beethoven se
dessine déjà son visage, celui qu’il a voulu, qu’il a lui-
même modelé, visage d’un homme tel qu’en lui-même
l’œuvre le change.
Qui est, alors, Beethoven ? Et qui répondra, ici, à
cette interrogation ? Est-ce « l’auteur », oracle patenté,
détenteur de vérités ? Non pas : vie et œuvre, œuvre et
vie, c’est en chacun de nous que s’opère la fusion de
cette double présence de l’artiste. C’est dans la seule

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BE E T H OV E N

confrontation personnelle de ses aspects que peut surgir


une vision du créateur. Aspects indissociables – mais en
chacun de nous, seul : à chacun, opérateur d’une synthèse
mouvante et sans cesse recommencée, de faire surgir cet
univers désigné sous le nom de Beethoven.
Jamais œuvre ne reposa sur une plus grande inquiétude
que l’œuvre de Beethoven. Jamais esprit créateur ne fut
moins satisfait, moins prudent, moins soumis. Dépas-
sant le doute par la vision de l’œuvre à venir, sa seule
– et provisoire – certitude, retrouvant presque aussitôt le
doute, Beethoven joue à chaque fois l’acquis, le remet en
question, risque le tout pour le tout. Chaque geste semble
prendre sa source dans l’interrogation, chaque œuvre
est, à divers degrés, à différents niveaux, une recherche.
Dès lors tout acte créateur semble inventer à nouveau le
langage lui-même – et l’épuiser. Comme si la Musique,
avec chaque œuvre, renaissait dans l’instant…
Nul compositeur n’a laissé autant de cahiers d’esquisses
que Beethoven, témoignages d’un état de veille perma-
nent. L’aventure qu’est toute œuvre pour lui s’y révèle à
l’état naissant. Dix, vingt tentatives (« melieur », note-t-il
souvent en marge, dans son français à lui) approchent,
péniblement parfois, ses œuvres les plus inspirées, jaillies,
semble-t-il, d’un seul jet. Un cahier entier est plus d’une
fois consacré à une seule structure, à un seul thème dont
il essaie le comportement sur un plus long parcours, et
dont la version définitive doit contenir les ressources
d’innombrables développements virtuels, faire face au
prévisible d’une conception d’ensemble et à l’imprévisible
d’une imagination instantanée. Cet esprit de recherche,
si évident dans la genèse des œuvres, les œuvres elles-
mêmes l’incarnent dans son aboutissement. Il n’est pas,
d’ailleurs, le privilège de la dernière époque créatrice de
Beethoven, la plus spectaculaire à cet égard, où naissent
des formes, des conceptions de la musique totalement

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