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Extrait du Le Banquet
http://revue-lebanquet.com/article60.html
Les limites de
l'européocentrisme et de sa
critique
- Archives - Critiques d'ouvrages -
Le Banquet
Eugène Berg
À propos de Jack Goody, Le Vol de l'histoire. Comment l'Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde,
Gallimard, 2010, 488 pages
Jack Goody né en 1919, docteur en anthropologie à l'Université de Cambridge dont il est professeur honoraire, s'est
d'abord intéressé à l'écriture dont il a replacé l'apparition dans un contexte historique et socioculturel. La raison
graphique, qui porte en sous-titre La domestication de la pensée sauvage, fut d'ailleurs son premier ouvrage paru en
français en 1979 aux éditions de Minuit. Il a étendu peu à peu ce type d'analyse à des champs variés de cultures
humaines, la famille, les fleurs, les images. Dans l'un de ses derniers ouvrages, L'Islam en Europe. Histoire,
échanges, conflits (La Découverte), il a tenté de cerner les rapports complexes et conflictuels entre l'Europe et
l'Islam. Auteur d'une vingtaine d'ouvrages se situant aux confins de l'anthropologie et de la sociologie comparative,
dont une quinzaine traduits en français, il s'attaque dans ce dernier à une tâche immense. Même si elle ne
s'apparente pas vraiment à une nouvelle réécriture de l'histoire du monde, elle nous en donne par maints aspects
une nouvelle vision, plus large, plus comparative, plus relative, vue de haut et de loin.
Le Vol de l'histoire dont il est question il aurait pu aussi le nommer le Rapt de l'histoire désigne à ses yeux la
mainmise de l'Occident sur l'histoire. Il entend par là une manière de conceptualiser et de présenter le passé où l'on
part des événements qui se sont produits à l'échelle provinciale (nous soulignons) de l'Europe - occidentale le plus
souvent pour les imposer au reste du monde. À la suite des analyses de Norbert Elias et de son processus de
civilisation, l'Occident médiéval revendique même pour lui l'apparition de certains sentiments, tels que l'amour
courtois, dont on semble limiter l'apparition à l'Europe du XIIe siècle, qui passe pour le résultat de la modernisation
de l'Europe, sous la forme de la famille urbaine, qui aurait été à l'origine du capitalisme, marchand, industriel puis
financier. À l'appui de sa thèse, Jack Goody cite l'historien Trevor Roper qui, dans The Rise of Christian Europe,
prenant acte de l'extraordinaire accomplissement de l'Europe depuis la Renaissance, considère que cet
accomplissement est le fait de la seule Europe. Mais remarquons d'emblée que ce livre publié en 1965, à la suite
d'autres parus dans les années 1950, relève d'une époque historique désormais disparue, celle de
l'exceptionnalisme européen. Déjà Trevor Roper nuançait quelque peu son propos en estimant que cette
prépondérance européenne n'était peut-être que temporaire. Certes, Jack Goody ne nie pas que les époques
récentes aient vu de grandes réalisations européennes et il leur rend justice.
Toutes les dates sur lesquelles repose l'histoire se calculent par rapport à la naissance du Christ. C'est le méridien -
heure moyenne de Greenwich qui a imposé le calcul de ses horaires à la planète (GMT). La semaine de 7 jours
paraîtrait par maints côtés arbitraire. Plus important encore, c'est par la notion même du temps que l'Occident et
l'Orient divergent : linéaire et rectiligne ici, circulaire là-bas. Jack Goody ne consacre à ce dernier aspect qu'une
seule page, alors qu'elle pouvait à elle seule faire l'objet d'un livre ou d'une partie entière. Car on sait bien que temps
linéaire et progrès sont étroitement liés. L'histoire n'a-t-elle pas été conçue à partir de la succession chronologique et
non de la répétition et de la rotation ? Même si les Chinois sont partisans de la rotation, ils s'en tiennent également à
la succession des dynasties. Le « temps est une flèche », disent-ils. Preuve que la coupure entre Orient et Occident
n'est pas aussi nette que l'écrit l'auteur. La plupart des représentations graphiques et des projections partent de
l'Europe et de l'Atlantique, placés au centre du monde. Mais les autres représentations ont tendance à se multiplier,
chacun ne se croit-il pas « l'empire du milieu » ? Plus important, la périodisation de l'histoire est celle adoptée par la
pensée européenne : préhistoire, Antiquité (dont l'auteur se demande longuement qui l'a inventée), Moyen Âge,
Temps modernes, époque contemporaine (1790 à 1900), XXe siècle, temps présent. Mais s'agissant d'une
chronologie plus fine, celle-ci devient nécessairement mondiale : 1914-18, 1929, 1939-45, 1953, mort de Staline,
1962 crise de Cuba, 1969 conflit sino-soviétique, 1973, guerre d'octobre et crise pétrolière, 1979 chute du Shah,
1989-91, 2001, 2008... Plus on s'avancera dans le temps, plus il est certain que la périodisation ne sera plus ni
européenne, ce qu'elle n'est plus depuis plus de soixante ans, ni américaine et atlantique, mais impulsée par des
événements survenant en Asie.