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autre comme vous auriez été pour moi. J’en aurais une douleur mortelle et je ne
serais pas même assurée de n’avoir point le malheur de la jalousie. Je vous en ai
trop dit pour vous cacher que vous me l’avez fait connaître et que je souffris de si
cruelles peines le soir que la reine me donna cette lettre de Mme de Thémines, que
l’on disait qui s’adressait à vous, qu’il m’en est demeuré une idée qui me fait croire
que c’est le plus grand de tous les maux.
Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent de vous attacher. Il y en a
peu à qui vous ne plaisiez : mon expérience me ferait croire qu’il n’y en a point à
qui vous ne puissiez plaire. Je vous croirais toujours amoureux et aimé et je ne me
tromperais pas souvent. Dans cet état néanmoins, je n’aurais d’autre parti à
prendre que celui de la souffrance ; je ne sais même si j’oserais me plaindre. On
fait des reproches à un amant ;mais en fait-on à un mari quand on n’a qu’à lui
reprocher que de n’avoir plus d’amour ?Quand je pourrais m’accoutumer à cette
sorte de malheur, pourrais-je m’accoutumer à celui de croire voir toujours M. de
Clèves vous accuser de sa mort, me reprocher de vous avoir aimé, de vous avoir
épousé, et me faire sentir la différence de son attachement au vôtre ? Il est
impossible, continua-t-elle, de passer par-dessus des raisons si fortes : il faut que
je demeure dans l’état où je suis, et dans les résolutions que j’ai prises de n’en
sortir jamais.
D’un côté, perte de se ses soutiens et ses cadres (moraux, institutionnels) : mort de sa
mère en fin de 1e partie, mort de son mari en milieu de 4e partie, mort du Roi et
dislocation du fragile pouvoir royal (déjà des redistributions de rôles ont eu lieu dans cette
cour éprouvée par une grande instabilité politique) ;
Depuis le bal, nos deux protagonistes, faits l’un pour l’autre (cf. l’épisode du bal, lexique
et syntaxe soulignaient leur parfaite adéquation), ne s’étaient plus trouvés en présence
(consciente) l’un de l’autre et tout le roman aura consisté en un évitement de Nemours
par la présence. On peut être soulagé de les voir enfin en présence et on attend
évidemment beaucoup de cette confrontation.
Le lecteur, lui, a besoin que soit confirmée l’adhésion à l’héroïne suivie dès le titre
éponyme, héroïne dont il a la généalogie et dont il partage l’intimité par les focalisations
internes ou les bribes de monologue intérieur.
Quelles énonciations?
L’héroïne se retrouve à devoir signifier à NEMOURS l’impossibilité irrévocable de leur
réunion.
Elle doit aussi se signifier à elle-même qu’elle est pleine de “vertu”, de mérite et qu’elle
est “l’honnête femme” à laquelle l’éducation de sa mère madame de CHARTRES l’avait
préparée. Cette scène est l’occasion de vérifier l’effectivité de l’éducation reçue et on
peut la lire comme la mise à l’épreuve de toute une formation reçue.
L’héroïne doit aussi signifier au lecteur qu’il a fait le bon choix en la suivant: elle est bien
une héroïne héroïque.
• faire durer un moment (jouissif pour les amants réunis) interdit, du moins dangereux (contraire à
la bienséance finalement invoquée plus loin par la Princesse dans son argumentaire) ;
• faire silence par la parole (il s’agit clôturer, définitivement, un échange par les mots);
• on attend de la Princesse qu’elle soit à la fois héroïque et comme nous, au sens d’humaine,
partageant des mêmes tourments, avec une part d’universalité.
C’est une lecture assez conforme à l’image d’Epinal du 17e siècle, qui fait du roman une
sorte d’illustration d’une morale rigoriste cartésienne dans le sens le plus galvaudé du
mot (“cogito ergo sum” etc.). C’est faire fi de la tension inhérente au siècle qui comprend
aussi bien Urfé, Descartes, Scudéry, La Rochefoucauld et Pascal. C’est un tension de
grandes tensions au plan philosophique et très divers dans ses expressions esthétiques
(c’est le même siècle qui voit l’éclosion des sagas romanesques et qui ravive l’usage des
maximes).
1. les passions, la “galanterie” (où le moi est objet “me conduire”, “m’aveugler”);
3. la hantise du malheur (des douleurs mortelles, des peines, des maux hyperbolisés …);
5. la prise de décision (le champ lexical de la résolution, les “je” sujets des verbes).
1. l’amour,
4. la morale (ce qui est permis ou pas, souhaitable ou pas, conforme ou pas),
Il y en a peu à qui vous ne plaisiez : mon expérience me ferait croire qu’il n’y en a point à
qui vous ne puissiez plaire. Je vous croirais toujours amoureux et aimé et je ne me
tromperais pas souvent. Dans cet état néanmoins, je n’aurais d’autre parti à prendre que
celui de la souffrance ; je ne sais même si j’oserais me plaindre. On fait des reproches à un
amant ; mais en fait-on à un mari quand on n’a qu’à lui reprocher que de n’avoir plus
d’amour ?
Une rapide comparaison des deux extraits permet de repérer deux convergences et un écart :
- se sentant en danger (la tentation de céder n’ayant jamais été si grande), mme de Clèves se
raccroche à des leçons dispensées par sa mère pour se rassurer et se remémorer le cadrage
moral et éthique maternel ; mouvement de repli, presque régressif sur ce qui la constitue.
- Cela se retrouve dans la syntaxe, qui correspond à la surcharge parataxe/syntaxe que l’on avait
déjà chez madame de CHARTRES: “; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit
et sa beauté…” “ ; et elle lui faisait voir”.
Madame de Clèves est d’abord tentée d’emprunter (elle va peu à peu s’en émanciper) l’identité
syntaxique du discours maternel : haletante et peinant à dominer son tumulte intérieur, elle
recourt le plus souvent à de la parataxe (où tout s’enchaîne), d’où l’accumulation des points-
virgules mais ce n’est pas faute d’avoir tenté de souligner, comme sa mère avant elle, certaines
chevilles du discours : “…les passions peuvent me conduire ; mais elles ne sauraient m’aveugler.”
- Ses emprunts à la mère sont pourtant maladroites en ce qu’elles déplacent le propos; ce que la
mère posait pour un mari (tout le développement sur l’amour, réciproque ou pas et sur le
bonheur), madame de Clèves le projette sur quelqu’un qui n’est pas encore et ne doit pas être
son mari (Nemours).
On pourrait y voir le signe d’une leçon mal digérée par une élève certes appliquée mais ici,
malhabile: la maturité et la force que l’on suppose souvent chez l’héroïne ne sont ici pas tout
à fait acquises: réciter une leçon ne signifie pas qu’on l’ait intégrée.
Les incises (verbes introducteurs de parole)
Autre problème de l’extrait, les deux verbes introducteurs, saillants et visiblement répartis
(un par paragraphe) : “répondit-elle” puis “continua-t-elle”.
Les verbes introducteurs de parole dans les incises sont légion dans la Princesse de
Clèves. Ils correspondent à un usage connu en matière narrative pour le 17e siècle. La
longueur des romans, leur mode de transmission (ici, un roman publié, en petit volume
portatif capable de circuler mais encore largement diffusé et commenté dans les salons)
explique, du fait de leur organisation fréquente (et de leur réception potentiellement
distraite, donc) le besoin de balisage des énoncés pour fournir aux lecteurs/auditeurs des
repères: qui à moment a pris la parole.
Cela contribue à fixer la dynamique discursive qui donne des airs de distribution d’une
parole théâtralisée, qui circule manifestement, au grand jour (avec un verbe introducteur
qui en atteste) et rebondit de personnage en personnage. (D’autant plus que le Grand
Siècle accorde une valeur toute particulière à la mise en scène et à la mise en spectacle
de toute parole, dans tous les genres).
Dans notre roman, madame de LA FAYETTE ne lésine pas sur les verbes de parole:
“répondre”, “répliquer”, “reprendre”, "dire” … Tout l’éventuel est présent et répond à des
nécessités narratives mais aussi dramatiques.
Le contexte a mis en présence nos deux amants sans nul autre témoin.
Le propos sur le deuil du mari, les attachements et la duperie des hommes ne peut être
tenu que par madame de Clèves.
A moins :
- Troisième raison possible : justement insister sur la parole (ce sont des verbes
introducteurs de parole), pour en questionner le statut ambivalent. La parole serait
d’abord celle, utile, qui construit un argumentaire: c’est le logos souvent associé au
discours cartésien. C’est aussi le discours salutaire qui reconstruit une héroïne
laquelle, de façon toute cornélienne: le mythos travaille ici à se rassembler selon une
logique délibérative et une visée plus éthique, pour réaliser l’idéal héroïque ? Cette
hypothèse permet aussi de questionner la valeur de la parole ici soulignée (comme en
train de se distribuer et de se mettre en oeuvre) : la parole argumentée vaut-elle pour
logos (c’est la thèse communément admise: par une parole sincère, autrement dit digne
de foi, à l’armature indiscutable et à la visée performative, l’héroïne reprend possession
dessous esprits, et aurait aussi bien l’initiative de la parole que celle de son
interruption), ou bien pour mythos (l’héroïne dépassée par la perspective d’un malheur
abyssal se raconte une belle histoire, arrangeante, rassurante, au sens de formellement
tenable et moralement acceptable, d’apparence structurée et prétendument
cornélienne) ?
Elle ne réduit pas non plus les raisons à la raison: malgré la facilité de la manoeuvre, La
Princesse ne recourt pas à la commune antanaclase possible, à laquelle Descartes avait
lui-même ouvert la voie.
Le seul hic, c’est que d’autres instances concurrencent cet établissement du cas-sujet:
- “on”, la rumeur, la société, le monde de la Cour, instance de contrôle dont il est difficile
de s’extraire (ce que réalisera la Princesse en excipit du roman seulement) parce
qu’elle valide et officialise un certain nombre de qualités : c’est le regard de la société
qui reconnaît le plein mérite c’est-à-dire l’élévation et qui atteste, de la même façon, du
passage réussi de la beauté (qualité innée) à l’éclat (reconnaissance publique).
Dans cet état néanmoins, je n’aurais d’autre parti à prendre que celui de la
souffrance ; je ne sais même si j’oserais me plaindre. On fait des reproches à un
amant ; mais en fait-on à un mari quand on n’a qu’à lui reprocher que de n’avoir
plus d’amour ? (…) Il est impossible, continua-t-elle, de passer par-dessus des
raisons si fortes : il faut que je demeure dans l’état où je suis, et dans les
résolutions que j’ai prises de n’en sortir jamais.
Le COMBAT SOUTERRAIN
Madame de Clèves, parfaitement orpheline (de père et désormais de mère depuis la fin
de la première partie), mais aussi veuve émancipée (de la tutelle de son mari décédé au
cours de la quatrième partie), cherche aussi à réaliser un équilibre, difficile ne pas dire
improbable, de toutes ses facettes ; l’effort de synthèse marquerait le passage de la vie
de jeune fille à la vie de femme, et d’un désir de sagesse, dans une perspective
d’autonomisation. Signe que l’individu se construit, non pas contre la morale et la
société mais avec la morale et la société.
Conformément à son tempérament radical (“rien”, “tout, toutes, tous” ponctuant tout le
discours de la Princesse à Nemours) encore juvénile en cela (la modération, et par voie de
conséquence suggérée, l’ataraxie rêvée ne sont pas pour demain), le passage de “rien” à
“tout” et de l’enfance à l’âge adulte n’est pas si évident. Réaliser en soi la synthèse
parfaite, la construction d’un moi exhaustif est l’oeuvre d'un discours sur soi (le mythos)
aidé par la puissance rhétorique du logos. Mais ce qui est souhaité est-il pour autant
réalisé?
Rien ne me peut empêcher de connaître que vous êtes né avec toutes les
dispositions pour la galanterie et toutes les qualités qui sont propres à y donner
des succès heureux. Vous avez déjà eu plusieurs passions ; vous en auriez
encore ; je ne ferais plus votre bonheur ; je vous verrais pour une autre comme
vous auriez été pour moi. J’en aurais une douleur mortelle et je ne serais pas
même assurée de n’avoir point le malheur de la jalousie. Je vous en ai trop dit
pour vous cacher que vous me l’avez fait connaître et que je souffris de si
cruelles peines le soir que la reine me donna cette lettre de Mme de Thémines,
que l’on disait qui s’adressait à vous, qu’il m’en est demeuré une idée qui me fait
croire que c’est le plus grand de tous les maux.
Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent de vous attacher. Il y en a
peu à qui vous ne plaisiez : mon expérience me ferait croire qu’il n’y en a point à
qui vous ne puissiez plaire. Je vous croirais toujours amoureux et aimé et je ne
me tromperais pas souvent. Dans cet état néanmoins, je n’aurais d’autre parti à
prendre que celui de la souffrance ; (…) Quand je pourrais m’accoutumer à cette
sorte de malheur, (…)
La tentative d’une parole réparatrice et “jugulatrice” trouve ici sa limite: ce n’est pas faute
d’essayer de dompter le destin par la parole (une parole qui opère des détours dans des
enjeux de moindre importance et se divertit de la gravité annoncée -la mort- par
l’incursion répétée, en un sens rassurante, dans les considérations banalement galantes
qui n’entament, au pire, que l’amour-propre) ; or c’est bien une question de vie ou de
mort qui insiste et revient en boomerang dans le texte, la fatalité du malheur et la
tragédie qui s’annonce se signalant par les deux occurrences brutes répondant au
“bonheur” annoncé par l’adjectif “heureux”, mais deux occurrences renforcées par
l’hyperbole “le plus grand de tous les maux” (qui rappelle le “plus malheureux des
hommes lorsque c’était M. de Clèves qui s’autodéfinissait tantôt face à sa femme).
La réponse est insidieusement par le texte, qui dépasse une fois encore son héroïne.
• les tournures injonctives censées marquer son autorité et la reprise à son propre
compte d’une norme faite sienne (il faut”, “il est impossible”),
Il est frappant que cette phrase (conclusive de notre extrait) multiplie les indices
spatiaux (marques du mouvement et caractérisations du lieu):
L’insistance sur le lieu ne fait aucun doute. Le lieu est un enjeu manifestement signalé en
tant qu’enjeu. De surcroît tous les lieux désignés relèvent d’une même logique. Chaque
fois effet, le lieu (“par dessus des raisons”, “dans l’état” et “dans les résolutions” repris
par le pronom anaphorique “en”) désigne non pas un lieu physique et cartographiable
mais un lieu mental. On pourrait jouer sur les mots et se demander : où est, et où en est
la Princesse à ce stade? Pas sur le piédestal attendu (le podium auquel aurait droit le
héros cornélien sûr de sa maitrise des passions), mais dans un lieu entre pensée et
imagination, ou souvenir ou projection. En fait, un lieu très difficilement localisable, dans
les tréfonds de la pensée ou du sentiment, autant dire dans les limbes ou les abysses
insondables de l’être. Notre héroïne s’est repliée de l’existence -sociale, morale,
intellectuelle…- à l’essence, bien plus insaisissable. Elle nous annonce qu’elle est en train
de s’échapper, vers un non-lieu, peut-être l’utopie du lieu idéal où l’on échappe à la Cour
comme aux hommes, donc aux comptes à rendre par la parole, c’est-à-dire le couvent.
Nemours l’a-t-il compris? La fin du roman nous indique que non (puisqu’il cherchera à la
revoir). Le bon lecteur a, lui, compris que l’éclat et l’élévation ne sont finalement pas
compatibles, et qu’il faudra bien choisir entre une vie humaine compromettante et une
transcendance impeccable, seule voie possible de l’apothéose (les “exemples de vertus
inimitables”). Dit autrement, le choix entre l’amour de soi (ses intérêts immédiats,
terrestres) et le don de soi (par l’exemplarité à la postérité). Dit autrement en langue
cartésienne, le corps et l’âme, le corps vers l’âme.