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Cahiers de l'Association

internationale des études


francaises

La genèse du "Cimetière marin"


L. J. Austin

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Austin L. J. La genèse du "Cimetière marin". In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1953, n°3-
5. pp. 253-269;

doi : https://doi.org/10.3406/caief.1953.2038

https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1953_num_3_1_2038

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LA GENESE DU « CIMETIERE MARIN »

Communication de M. L. J. AUSTIN
au IV congrès de l'Association, à Paris,
le 3 septembre 1952

L'étude de la création littéraire, qui est sans doute la fin


dernière de toutes les recherdhes d'histoire et de critique appliquées
aux écrivains et qui, dépassant l'érudition sur laquelle elle se
fondera, leur assure leur dignité dans l'ordre des sciences humaines,4
n'admettra jamais de solution générale valable. Même réduite aux
cas individuels les plus proches de nous, elle pose des problèmes
redoutables, d'ordre historique, esthétique et psychologique à la
fois. Beaucoup de ces problèmes resteront à tout jamais insolubles
sur le plan strictement scientifique. C'était la conviction du grand
poète que j'ai choisi comme sujet de mon étude. Paul Valéry, en
effet, affirmait ici même, dans la leçon inaugurale de son Cours
de Poétique, que

« ... certaine» matière»... ne sont pas proprement objet de science, et...


ne peuvent pas l'être, à cause de leur nature presque toute intérieure et de
leur étroite dépendance des personnes mêmes qui s'y intéressent ».' (Variété
V, P. 297) (1).

Instruit par l'expérience, il avait déjà déclaré, dans son Discours


en l'honneur de Goethe ;

(l) Depuis cette communication, nous avons pu pousser plus" loin l'étude
ébauchée ici. Grâce à l'extrêmo obligeance de Madame Paul Valéry, et
aussi de Monsieur Julien P. Monod, que nous remercions de nouveau ici,
nous avons en le privilège inestimable d'étudier l'ensemble des manuscrits
et des ébauches du Cimetière Marin. Qu'il nous soit permis de renvoyer nos
lecteurs à ce travail, qui a paru dans le Mercure de France du l" avril et
du 1" mai 1953. — Nos références aux œuvres de Valéry ее rapportent aux
éditions courantes, publiées chez Gallimard.
Valéry ajoute que ces matières peuvent « cependant, sinon être enseignées,
du moins en quelque manière communiquées comme le fruit d'une expérience
individuelle ». C'est sur celte expérience de Valéry que nous nous appuyons.
Nous signalons, au s^.iil de notre étude, la leçon d'ouverture de M. Jean
Pommier : Paul Valéry et la création littéraire, Paris, Ed. de l'Encyclopédie
française, 1946, étude pénétrante du problème général des recherches de
genèse. ^
254 LA GENÈSE DE L* ŒUVRE

« Je sais, de science certaine, quelles erreurs sont pour nous séduire dans
la recherche de la génération des œuvres, et comme l'on s'égare dans la
naïve ambition de reconstituer l'être même d'un auteur ». (Variété IV, p. 98).

Nous n'aurons garde de négliger des avertissements aussi


formels; mais nous ne renoncerons pas pour cela à notre tâche. Bien
au contraire, nous y puiserons un conseil précieux. Car ce témoin
privilégié dans l'enquête que nous poursuivons s'est penché
inlassablement sur le problème de la genèse des poèmes; et c'est lui-
même qui nous fournira les documents essentiels de notre étude.
Depuis Baudelaire, poésie et critique ont formé une nouvelle
alliance ; et nul poète plus que Valéry n'a scruté en lui-même « le
travail par lequel une rêverie devient une œuvre d'art » (1). C'est
pourquoi l'étude de la genèse d'un des poèmes majeurs de ce
poète-critique nous semble apte à éclairer un peu quelques-uns des
problèmes qui nous occupent.
Et si Valéry nous prévient contre des ambitions excessives en
ce qui concerne les résultats que nous pouvons espérer de notre
enquête, il ne laisse pas non plus de nous y convier lui-même, en
reconnaissant qu'elle résulte nécessairement de la nature de l'es-
' prit humain :

« Le goût que nous avons pour les choses de l'esprit, écrit-il,


s'accompagne presque nécessairement d'une curiosité passionnée des circonstances
de leur formation. Plus nous chérissons quelque créature de l'art, plus nous
désirons d'en connaître les origines, les prémisses, et le berceau, qui,
malheureusement, n'est pas toujours un bocage du Paradis Terrestre » (2).
Notre étude de la genèse du Cimetière Marin s'appuie sur deux
. catégories de documents. D'une part, nous avons la préface que
Valéry écrivit pour la savante exégèse de son poème faite par
M. Gustave Cohen (préface réimprimée dans Variété III, p.
55-68), et qui contient un « récit idéal » des origines du poème.
Ce récit, nous le verrons, appelle des réserves, et doit être
contrôlé à la lumière d'un autre texte de Valéry, complément
indispensable de cette préface : c'est la conférence qu'il prononça en
1933 sur les Inspirations méditerranéennes, et qui nous permet
de mieux entrevoir les sources profondes où se formait dans le poète
la musique intérieure qu'il s'eiforçait de fixer et de noter (Variété^
III, p. 231-249). La . confrontation de ces deux textes éclaire le
climat intellectuel et moral du poème, en révélant le lien intime
qui existe entre la pensée la plus abstraite du poète et l'évolution
de sa jeune sensibilité sous le ciel méditerranéen.

(l) Baudelaire : Correspondance générale, éd. .1. Crepet, Paris, Conard,


19'i8, t. Ш, p. 38.
(î) Lettre inédite à Jacques Doucet, de juillet 1922, Bibliothèque Jacques
Doucet, B-V-12. Nous remercions M. J. Lawler. qui nous a très aimablement
signalé l'existence de ce document et nous en a communiqué une copie.
L. J. AUSTIN 255

D'autre part, il nous a été donné d'étudier une page manuscrite


d'un des premiers états du Cimetière Marin, document infiniment
précieux, puisqu'il nous permet de saisir sur le vif la méthode de
composition poétique de Valéry, et de vérifier en détail la
fécondité <Jes principes qu'il a maintes fois formulés sur la nature de cet
acte. Nous offrons ici nos conclusions à titre d'exemple de ce
qu'on pourrait faire" dans ce domaine jusqu'ici presque inexploré.
D'exemple seulement : car il va sans dire que l'étude complète,
vers par vers et strophe par strophe, de ce grand poème, dépasse
les limites d'une demi-heure de parole. -
Nos documents nous permettent donc d'étudier sous deux
éclairages successifs le problème central de la genèse du Cimetière
Marin: à savoir les rapports qui relient le fond et la, forme du
poème, son inspiration profonde et le travail de composition lucide,
consciente et volontaire. Mais comme, pour Valéry, la forme et le
fond de la poésie sont inséparables, il n'y a là qu'un seul et .
même problème : notre séparation de ses éléments n'est faite que
pour la commodité de l'exposition.

' L'on sait avec quelle véhémence Paul Valéry s'est élevé contre
la notion même de « l'inspiration », notion qui lui inspirait un
dégoût extrême et une sorte d'horreur sacrée, et avec quelle
rigueur il insistait sur le rôle de la volonté, de la lucidité, de la
conscience, dans cet « acte » qu'on appelle la « création
poétique ». Il suffit de rappeler la boutade célèbre qu'il jetait sur le
papier au moment où il concevait ses premières ambitions
littéraires :
« Si je devais écrire, j'aimerais mieux écrire en toute conscience et dans
une ^entière lucidité quelque chose de faible, que d'enfanter à la faveur
d'une transe et hors de moi-même un chef-d'œuvre d'entre les plus beaux ».
(Variété II, p. 226-7). -

, Mais il s'agit peut-être d'un faux dilemme," et cette opposition


absolue entre la conscience lucide et un état de transe n'épuise
nullement les possibilités qui s'offrent au poète ; l'expérience même
de la création poétique devait amener Valéry, plus tard, à nuancer
singulièrement
empreinte* d'une
sa jeune
position.
outrance
Ne prenons
comme donc
le dernier
pas cette
mot affirmation
du poète
,sur son art. Retenons simplement la préférence qu'elle exprime,
et remarquons qu'elle relève plutôt de la morale que de
l'esthétique. Nous reviendrons sur ce point au terme de notre étude. Pour
le moment, et restant dans le domaine de l'esthétique, nous
constatons que Valéry est justifié par ses œuvres; car qui nierait qu'il
256 - LA GENÈSE DE L*ŒUVRE

n'ait laissé des « chefs-d'œuvre d'entre les plus beaux », quelle


qu'ait été leur genèse secrète ? Mais cette justification ne constitue
pas pour cela la preuve que la méthode valérienne soit la seule
valable, ni même que cette méthode ait toujours été appliquée
par lui avec la rigueur qu'il aurait d'abord souhaitée. Les
témoignages directs et indirects que Valéry a laissés sur la genèse de
son poème posent ces problèmes et laissent entrevoir leur solution.
S'
, inspirant visiblement de l'essai célèbre d'Edgar Poe sur la
genèse du Corbeau (I), Valéry a raconté comment il fut amené à
écrire son poème par l'obsession d'un certain cadre rythmique,
cadre d'abord vide et qu'il remplit peu à peu par un contenu qu'il
croyait librement choisi. Toutefois, il- est bien obligé de
reconnaître que ce contenu s'imposait, puisque en effet il enferme les
« thèmes les plus simples et les plus constants de sa vie affective
et intellectuelle, tels qu'ils s'étaient imposés à son adolescence »
(Variété III, p. 64) et, ajoutons-le, tels qu'ils s'étaient renforcés
au contact de Mallarmé. Examinons donc de près ce récit de
Valéry, et confrontons-le avec telle autre page de souvenirs où,
sans que le Cimetière Marin soit nommé, nous nous trouvons, à
coup sûr, bien plus près des « sources du poème ».
Soulignons d'abord un principe capital que Valéry place au
seuil de son récit : car il résume une des intentions majeures de
la poésie symboliste dont il relève : à savoir que le poète ne veut
pas dire, mais faire quelque chose, que le « sens » du poème doit
concourir, avec d'autres facteurs, à un ' effet total dont il n'est
qu'un élément : : <
« Je n'ai pas voulu dire, mais Couln faire, et... ce fut l'intention de faire
qui a voulu ce que j*ai dit... ».

Ainsi s*exprime-t-il ; et il ajoute :


« Quant au « Cimetière Marin », cette intention ne fut d'abord qu'une
figure rythmique vide, ou remplie de syllabes vaines,4- qui me vint obséder
temps."
quelque J'observai que cette figure était décasyllabique, et je me fis
quelques réflexions sur ce type fort peu employé dans la poésie moderne ;
il me semblait pauvre et monotone. Il était peu de chose auprès de
l'alexandrin, que trois ou quatre générations de grands artistes ont prodigieusement
élaboré. Le démon de la généralisation suggérait de tenter de porter ce Dix
à la puissance du Douze ». (Variété III, p. 63-4).

Le point de départ du poème était donc une « musique


intérieure » qui chantait dans l'esprit du poète sans qu'il eût encore
conscience de ce qu'elle devait exprimer. Valéry se rencontre ici
avec d'autres poètes qui ont fait sur eux-mêmes la même observa-

U) Eureka. La genèse d'un poème, trad. Baudelaire, éd. J. Crépet, Paris.


Conard, 1936, l>. 153-177.
- . L. J. AUSTIN 257

tion. Schiller, par exemple, a laissé un témoignage qui n'est pas


sans analogie avec celui de Valéry : il a écrit en effet à Kômer :
« Je crois que ce n'est pas toujours la représentation vive d'un sujet, mais
souvent seulement le besoin de traiter un sujet, le désir indéterminé
d'épancher des sentiments aspirant à vivre, qui crée les œuvres inspirées. Quand
je m'assieds pour écrire une poésie, ce que je vois le plus souvent devant
moi c'est l'élément musical du poème, et non pas le concept clair du sujet,
sur lequel je ne suis pas d'accord avec moi-même... ^> (1).

Schiller exprime une idée analogue dans une lettre à Goethe :


« Chez moi, le sentiment est toujours au début sans objet précis et clair ;
celui-ci se forme plus tard, ce qui précède et ce qui constitue le fond de
mon état d'âme, c'est un état d'âme musical, et ce n'est qu'après que m'ap-
paraît l'idée poétique » (2). ,

Ainsi, dans ces exemples, Г « élément musical » et peut-être


aussi l'élément affectif, précèdent l'élément intellectuel, les idées.
Il est vrai que Schiller, poète allemand, insiste sur l'aspect affectif
de ce premier ébranlement créateur : Valéry part d'une forme
déjà précise et non pas d'un « état d'âme » ; mais lui aussi
reconnaît que le poème commence à se former en lui sans que sa
conscience ni sa volonté aient encore de part. Confession précieuse,
concession inattendue au rôle de l'inspiration ! Mais revenons au
récit de Valéry.
Le « démon de la généralisation », qui joue ici un peu le rôle
d'une Muse très valérienne, avait suggéré au poète la tentative
d'égaler le décasyllabe à l'alexandrin. Ce démon alla plus loin :
l « II me proposa, poursuit Valéry, une certaine strophe de six vers et

11) Cette citation, et la suivante sont empruntées à l'ouvrage capital du


regretté Victor Basch ■. Essai critique sur l'esthétique de Kant, nouvelle
édition, Paris, J. Vrin, 1927, p. 462-3. Ce livre contient, p. 458-472, une étude
de la genèse de l'œuvre d'art du plus haut intérêt. Texte original in
Correspondance de Schiller avec KOrner, 25 mai 1799, édition Goedeke, 1878,
t. I. p. 452-3.
(2) Texte original in Correspondance de Schiller et de Goethe, 18 mars 1796,
édition Spemann, t, I, p. 134. Mallarmé lui aussi connaissait cette musique
intérieure qui sourd dans les. profondeurs de l'esprit et remonte à la
conscience à travers les barrières que lui oppose l'esprit critique du poète.
A plusieurs reprises. U parle de cette musique qui chantait en lui et lui
semblait même venir d'un monde extra-terrestre : cf. Propos sur la Poésie,
.Monaco, Ed. du Rocher, 1946, p. 5S-5S : « Je me jetais... sur une insaisissable
ouverture de non poème qui chante en moi, mais que je ne puis noter... ».
« J'ai besoin de la plus silencieuse solitude de l'Aine... pour entendre chanter
en moi certaines, notes -mystérieuses... ». « II m'est si difficile de m'isoler
assez de la vie pour sentir sans, effort, les impressions extra -terrestres et
nécessairement harmonieuses que je veux donner... ». Il est piquant do voir
le plus lucide et le plus conscient des poètes admettre ainsi une certaine
forme d'inspiration. Le poème ď Herodiadě, selon l'aveu même de Mallarmé,
devançait sa pensée consciente : il dira qu'il s'y était « mis taut entier sans
le savoir » {Propos..., p. 68). Quel aveu pour cet ennemi du hasard !
258 " . - LA GENÈSE DE L* ŒUVRE

l'idée d'une composition fondée sur le nombre de ces strophes, et assurée


par une diversité de tons et de (onctions à leur assigner. Entre les strophes,
des contrastes ou des correspondances devaient être institués ». {Variété III,'
p. 64).

Ainsi le choix de la strophe adoptée résultait du désir de tirer


le maximum d'efficacité de ce décasyllabe « pauvre et
monotone )). 11 n'est p>eut-être pas sans intérêt de remarquer que six
vers de dix syllabes « égalent » numériquement cinq vers de douze,
c'est-à-dire une strophe plus massive que celle" que ferait un
quatrain d'alexandrins. D'autre part, il semble difficile d'admettre
la possibilité d'une composition de ces strophes, et de calculs sur
leur ordonnance, en faisant totalement abstraction de leur contenu
éventuel. C'est donc précisément à ce point que Valéry introduit
la « notion du concept à traiter » .
<( Cette dernière condition (celle d'instituer des contrastes et des
correspondances entre les strophes) exigea bientôt que le poème possible fût un
monologue de « moi », dans lequel les thèmes les plus simples et les plus
constants de ma vie affective et intellectuelle, tels qu'ils s'étaient imposés
à mon adolescence et associés à la mer et à la lumière d'un certain lieu des
bords de la Méditerranée, fussent appelés, tramés, opposés..
« Tout ceci menait à la mort et touchait à la pensée pure. (Le vers choisi
de dix syllabes a quelque rapport avec le vers dantesque) ». {Ibid.).

Nous ne contestons nullement la sincérité de ces affirmations.:


nous n'en avons pas le droit. Mais Valéry lui-même reconnaît que
les thèmes qu'il avait choisis étaient précisément ceux qui
« s'étaient imposes » à son adolescence, sous certaines influences
précises. Comment alors admettre sans question que des
considérations purement formelles (en l'espèce la recherche de contrastes et
de correspondances entre les strophes du poème futur) aient exigé
la forme du monologue personnel et son contenu ? Nous nous
heurtons ici à une pétition de principe comme chez, Edgar Poe, qui
affirme avoir déduit, par un raisonnement serré, que « la mort d'une
belle femme est incontestablement le plus poétique sujet du
monde... et que la bouche la mieux choisie pour développer un
pareil thème est celle d'un amant privé de son trésor » (1). Car
c'est là peut-être « le plus poétique sujet du monde » ; mais il l'est
surtout pour «l'amant privé de son trésor »,. c'est-à-dire Edgar
Poe lui-même, veuf inconsolable de Virginia Clemm. Valéry, lui,
ne va pas aussi loin : car s'il affirme que la forme du monologue
personnel était exigée par la structure projetée du poème futur, il
reconnaît que le sujet de son poème lui avait été en quelque sorte
imposé par son expérience personnelle de la vie. Cette concession
augmente la vraisemblance de ce récit, et en admettant la part de

(l) Eureka, etc., éd. cit., p. 168-9.


L. J. AUSTIN 259

l'arbitraire et du hasard, elle nous fait accepter plus volontiers le


rôle du choix volontaire et lucide. Car si « tout ceci menait à la
mort et touchait à la pensée pure », ce n'est pas parce que Dante
lui aussi avait utilisé un vers analogue au décasyllabe français,
mais parce que les influences auxquelles Valéry avait été soumis
pendant sa jeunesse le conduisaient vers ces problèmes de la mort
et de la vie, et de la pensée pure.
' Nous en avons la preuve dans cet autre texte de Valéry, qui
constitue à nos yeux le complément indispensable du récit que
nous venons d'examiner, à savoir sa conférence sur les Inspirations
méditerranéennes. Valéry a dit lui-même de son poème :
« Le « Cimetière Marin » est ma pièce « personnelle ». Je n'y ai mis
que ce que je suis. Ses obscurités sont les miennes. La lumière qu'il peut
contenir est celle même que j'ai vue en naissant » (1). ' "

Sa conférence développe ce thème : elle traite des « rapports


de sa vie et de sa sensibilité dans sa période de formation avec
cette mer Méditerranée qui n'aoait cessé, depuis son enfance, de-
lui être présente soit aux yeux, soit à l'esprit » (Variétés III, p.
. 231). Valéry y retrace « l'action... profonde de la mer. natale sur
son esprit ». (íbid., p. 241).
Après s'être « accusé... d'avoir connu une véritable folie de
lumière, combinée avec la folie de l'eau », et cité un poème en
prose sur la nage, « son jeu, son seul jeu, le jeu le plus pur »
(Ibid., p» 239), Valéry annonce qu'il va « élever un peu le ton
de ses confidences », et il nous donne ainsi le plus précieux des
commentaires sur l'état d'esprit d'où est sorti une grande partie
du Cimetière Marin:
« Certainement, déclare-t-il, rien ne m'a plus formé, plus' imprégné, mieux
instruit — ou construit — que ces heures dérobées à l'étude, distraites en
apparence, mais vouées dans le fond au culte inconscient de trois ou quatre
déités incontestables : laJMer, le Ciel, le Soleil. Je retrouvais, sans le savoir,
je ne sais quels étonnements
valoir,' et quelles exaltations de primitif. Je ne vois
pas quel livre peut quel auteur peut édifier en nous ces états de
stupeur féconde, de contemplation et de communion que j'ai connus dans
mes premières années ». (IbiJ., p. 241).

Les quatre premières strophes du poème évoquent bien un de ces


« états de stupeur féconde, de contemplation et de communion »
avec les « ouvrages purs d'une éternelle cause ». Interrompons un
v instant notre analyse pour les écouter :

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,


Entre les pins palpite, entre les tombes ;

■ (l) Lettre à Jacques Doucet, citée plus haut.


260 LA GENÈSE DE L*ŒUVRE v . • /

Midi le juste y compose de feux • "


La mer, la mer, toujours recommencée !
О récompense après une pensée " *•
Qu'un long regard sur le calme des dieux !
Quel pur travail de fins éclairs consume -; -
Maint diamant d'imperceptible écume, .
Et quelle paix semble se concevoir !
Quand sur l'abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d'une éternelle cause,
Le Temps scintille et le Songe est savoir.
Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,
Eau sourcilleuse, Œil qui gardes en toi
- Tant de sommeil sous un voile de flamme,
. О mon silence !... Edifice dans l'âme,
- Mais comble d'or aux mille tuiles, Toit !
Temple du Temps, qu'un seul soupir résume, , ,
A ce point pur je monte et m'accoutume,
Tout entouré de mon regard marin ;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l'altitude un dédain souverain.
'
. . (Poesies, 42me éd., p. 187-8).

Mais Valéry ne se borne pas à évoquer l'influence générale de


ces spectacles sur son esprit : il montre comment celui qui y est
soumis peut s'élever à des pensées très précises, et d'abord à la
conception « essentiellement méditerranéenne » que l'homme est
la mesure des choses. Ensuite, ayant rejoint cette antique pensée
de Protagoras (1), Valéry s'élève encore d'un degré, en
montrant que cette idée mène à celle du Moi universel : ce « moi pur »
qui hantait l'auteur de Monsieur Teste et de Г Introduction à la
Méthode de Léonard de Vinci, comme il avait hanté l'auteur
d'Igitur: . . ,
« Dire que l'homme est mesure des choses, c'est donc opposer... à la
diversité de nos instants,' à la mobilité de nos impressions, et même à la
particularité de notre individu, de notre personne singulière et comme
spécialisée, cantonnée dans une vie locale et fragmentaire, un MOI qui la
résume, la domine, la contient... * , . '
« Nous nous sentons ce moi universel, qui n'est point notre personne
accidentelle, déterminée par la coïncidence d'une quantité infinie de conditions
et de hasards... Mais nous sentons... quand nous méritons de le sentir, ce

il) Qu'il prend d'ailleurs dans l'interprétation courante, que l'homme en'
général est la mesure des choses ; alors que Protagoras ne iait que
proclamer un relativisme sceptique : l'homme individuel juge de tout.
• - L. J. AUSTIN 261

MOI universel qui n'a point de nom, point d'histoire, et pour lequel notre
■ vie observable, notre vie reçue et conduite ou subie par nous n'est que l'une
.des vies innombrables que ce moi identique eût' pu épouser... ». (Variété
III, p. 242).

Valéry lui-même nous dérend de voir dans ces paroles de la >


« philosophie », car il décline, on le sait, « l'honneur d'être
philosophe ». Mais il reconnaît « qu'un regard sur la mer, c'est un
qu*
regard sur le possible », et « un regard sur le possible, si ce
n'est pas encore de la philosophie, c'est sans doute un germe de
philosophie, de la philosophie à l'état naissant » (Ibid., p. 243).
Et il vient en effet de définir les « deux attitudes contraires » dont
le Cimetière Marin, comme la Jeune Parque, expriment la lutte,
et que M. Marcel Raymond a admirablement définies en ces
termes : -
« L'attitude pure (absolue), celle de la conscience qui se retranche dans
son isolement, et l'attitude opposée, ou impure, de l'esprit qui accepte la
vie, le changement, l'action, et qui renonce à son rêve d'intégrité parfaite
pour se laisser séduire par les choses et s'enchaîner à leurs
métamorphoses » (I).
Il s'agit, en effet, du problème fondamental de la philosophie
platonicienne, avec sa double origine héraclitique et éléatique,
problème que Valéry, se défendant d'être philosophe, interprète en
psychologue.
La genèse du contenu philosophique de ce poème se trouve
donc pour Valéry dans l'action de son milieu naturel sur son jeune
esprit. Il n'était pas entièrement libre de mettre dans son poème
ce qu'il voulait : il y mettait ce qu'il devait mettre, étant lui-même.
Mais il ne lui en restait pas moins une marge de liberté très
considérable dans le choix des mots, des vers, des images, des
effets particuliers qu'il voulait atteindre. Déjà nous entrevoyons la
conclusion qui se dégagera de notre étude. Mais avant de
l'exposer, nous allons interroger le manuscrit du poète, pour y étudier
la nature de cet « assez long travail » qui, selon Valéry, suivit la
« conception » du Cimetière Marin (2). >>

II

Et voici que nous abordons une autre méthode pour déterminer

• i'i) De Baudelaire au Surréalisme, éd. nouvelle, Paris, J. Corti, 1947, p. 16-2.


(2) Valéry termine ainsi son. récit t « II fallait que mon vers fût dense et
fortement rythmé. Je savais que je m'orientais vers un monologue aussi
personnel, mais aussi universel que je pourrais le construire. Le type de
vers choisi, la forme adoptée pour les strophes me donnaient des conditions
qui favorisaient certains « mouvements », permettaient certains changements
de ton, appelaient certain style... Le « Cimetière Marin » était conçu. Un
assez long travail s'ensuivit ». Variété III, p. 64.
262 LA GENÈSE DE L' ŒUVRE

les voies créatrices du poète: Cette étude du « métier », des


corrections, des variantes, des états successifs du poème, donne la
véritable clef de l'invention poétique : car, en ce qui concerne
Valéry, elle dépasse singulièrement le problème des « détails » ou
des « ornements » dont on revêtirait un canevas prosaïque
nettement délimité : elle nous conduit au fond même du mystère
poétique : . .
« Le poète se consacre et se consume, écrit-il, ... à définir et à construire
un langage dans le langage ; et son opération, qui est longue, difficile,
délicate, qui demande les qualités les plus diverses de l'esprit, et qui jamais
n'est achevée comme jamais elle n'est exactement possible, tend à constituer
.le discours d'un. être plus pur, plus puissant et plus profond dans ses
pensées, plus intense dans sa vie, plus élégant et plus heureux dans sa parole
que n'importe quelle personne réelle ». (Variété II, p. 170).
« Art et travail, reprend-il encore, s'emploient à constituer un langage que
nul homme réel ne pourrait improviser ni soutenir, et l'apparence de couler
librement d'une source est donnée à un discours plus riche, plus réglé, plus
relié et composé que la nature immédiate n'en peut offrir à personne ». {Tel
Quel II, p. 157-8).

Les manuscrits du poète laissent apercevoir cet art et ce travail


en action (l).
Le fragment que nous avons étudié ne renferme que trois strophes
et demie mises au net à l'encre, avec quelques retouches, peu
nombreuses, au crayon : ce sont les trois derniers vers de la strophe
XIII, et les strophes- XIV, XXI et XXIV de la version
définitive. Mais en marge, après la strophe XIV, se trouve une
ébauche au crayon de la strophe XV : et c'est ici que nous
saisissons sur le vif le travail du poète.
La page est datée à la fin, au crayon, « fin octobre-nov. 17 ».
Faut-il en conclure que la première version du poème que nous
puissions présentement atteindre aurait été composée à cette
époque ? Car dans une lettre de 1890, Valéry parle déjà d'un
Cimetière qu'il a renoncé à soumettre à Mallarmé comme étant « trop
pataud et trop mal dégagé pour être envoyé » (2). Serait-ce là le

(1) Cf. la description ejae donne Valéry d i manuscrit d'un poème en cours,
dans Tel Quel II, p. 126-7 : « Quel étrange resserrement de vision, quelle
parenthèse dans l'espace, quel aparté dans l'univers que cette page toute
attaquée d'écriture, brouillée de barres et de surcharges ! J'y vois des lignes
entre les lignes, et l'infini des approximations successives est comme esquissé
sur le papier. C'est ici que l'esprit à soi-même s'enchaîne. Les dons, les
fautes, les repentirs, les rechutes, n'estrce point sur ce feuillet voué aux
flammes tout l'homme moral qui apparaît? Il s'est essayé, il s'est enivré,
il s'est déchargé, il s'est fait horreur, il s'est mutilé, il se reprend, il se
chérit, et il s'adore ».
(2) Lettres à Quelques-uns, Paris, Gallimard, 1952, p. 30, lettre à Pierre
Louys du 19 octobre ť890. Mais il ne s'agit ici que d'un sonnet : cf. la lettre
de Pierre Louys à Valéry, publiée par M. Henri Mondor in Paul Valéry
vivant, les Cahiers du Sud, 1946, p. 59. « Ecrivez : Stéphane Mallarmé, 89
- L. J. AUSTIN .. 263

vrai premier état du Cimetière Marin, qui aurait été alors trente
ans sur4 le chantier? Rien ne nous permet de conclure en un sens
ou un autre, dans l'état actuel de nos connaissances.
En revanche, ce qui semble certain, d'après cette page
manuscrite, c'est que le poème était à l'origine sensiblement plus court
qu'il ne l'est devenu par la suite : six nouvelles strophes ont été
intercalées, dans la version définitive, entre les strophes XIV et
XXI, et deux entre les strophes XX et XXIV. De ces additions,
la strophe XV, qui commence à poindre ici, est une des plus
belles. J'en rappelle la forme définitive :
Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L'argile rouge a bu la blanche espèce, -
Le don de vivre a passé dans les fleurs !
Où sont des morts les phrases familières,
. L'art personnel, les âmes singulières ?
La larve file où se formaient des pleurs.
Il semble bien que nous devons cette merveilleuse strophe à la
vertu créatrice de la forme. Comme les cinq strophes qui la
suivent, elle a été ajoutée^ après coup, ce qui illustre un principe
cher, à Valéry, à savoir:
<( Une idée charmante, touchante, « profondément humaine » (comme disent
les ânes), vient quelquefois du besoin de lier deux strophes, deux
développements. Il fallait jeter un pont, ou tisser des fils qui assurassent la suite
du poème ; ... ce besoin formel trouve une réponse — fortuite et heureuse
chez l'auteur — qui ne s'attendait pas de la trouver, — et vivante, une fois
mise en place, pour le lecteur ». (Tel Quel II, p. 76).
Dans l'ébauche de cette strophe, un seul vers existe déjà sous
sa forme définitive : c'est le troisième :
Le don' de vivre a passé dans les fleurs ! ' ,
« Les dieux, écrit Valéry, gracieusement, nous donnent pour rien tel pre-'
mier vers ; mais c'est à nous de façonner le second, qui doit consonner avec
l'autre, et ne pas être indigne de son aîné surnaturel. Ce n'est pas trop
de toutes les ressources de l'expérience et de l'esprit pour le rendre com-
' parable au vers qui fut un don ». {Variété I, p. 66) (1).

rue de Rome, et copiez-lui Le jeune prêtre, avec tel autre de vos sonnets
qui vous plaira : Le Cimetière, par exemple... ». M. Mondor a également
publié, ibld., un extrait de la réponse de Valéry contenant la phrase que
nous citons. Le problème des rapports entre c© sonnet et le grand poème
reste à résoudre : M. Armand Gcibert, dans un compte rendu des Lettres
à Quelques-uns, demande si ce Cimetière serait déjà « l'annonce du futur
texte classique », et il ajoute, très justement : « On eût souhaité ici une
note ». {Paru, 8« année, №» 60-61, p. 158).
(1) On peut contraster ce vers avec les trois vers de Lamartine qui
expriment, sous une forme plus délayée, une image analogue :
Là, ma cendre," mêlée à la terre qui m'aime,
Retrouvera la vie avant mon esprit même, ,
Verdira dans les prés, fleurira dans les fleurs.
(Mlllij, Harmonies, III, ii).
264 LA GENÈSE DE L'ŒUVRE

Le troisième vers est le seul « don des dieux » dans cette


ébauche : tous les autres s'écartent sensiblement de leur forme
définitive, et les hésitations, les tâtonnements du poète sont visibles
dans les très nombreuses variantes. Le premier vers, par exemple,
se présente ainsi :

Ils sont fondus clans une terre épaisse.,

Comme la version définitive transfigure ce vers, passable mais


banal ! Il a suffi de remplacer le mot concret terre par le terme
abstrait absence, mais en gardant l'épithète épaisse qui confère
à cette négation une valeur très positive (1); et de remplacer la
forme passive sont fondus par la forme active ont fondu, beaucoup
plus expressive et plus poignante par révocation voilée du
processus même de la dissolution.
Le second vers montre plus d'hésitations encore : un état se lit
ainsi :
L'espèce noire a bu l'antique espèce ;

uis Valéry a songé à remplacer noire par dense ou tranquille,, et


a première espèce par le temps. Peut-être avait-il songé à écrire :
■■ Le temps tranquille a bu l'antique espèce.

Mais c'est sans doute l'épithète de couleur, noire, qui l'a mis sur
le chemin de la version finale. Supprimant antique, il l'a remplacé
par blanche, qu'il a opposé à l'argile rouge, comme un peintre qui
combinerait savamment ses « valeurs » sur sa palette, — et c'est le
vers admirable :
L'argile rouge a bu la blanche espèce.

Les trois derniers vers ne sont que fragmentaires. Ils illustrent


néanmoins certains des principes de Valéry. Le cinquième vers,
par exemple, nous montre; mieux que les variantes de détail, un
de ces « refus » dont l'étude semblait à Valéry « d'une ressource
capitale pour la connaissance intime d'un écrivain » (2). Le poète
avait écrit : ,

(1) Cf. Mallarmé : '


Et Гатаге silence et la massive nuit.
, ~ (Toast Funèbre).
, C'est le procédé inverse de celui que notait Baudelaire : « Ciel tragique.
Epithète d'un ordre abstrait appliqué à un être matériel ». (Journaux
intimes, éd. Crepet et Blin, Paris, J. Corti, 1949, p. 14).
(2) Cf. Variété II, p. 228 : « Que si l'étude de la fréquence et de l'espèce
des refus était possible, elle serait d'une ressource capitale pour la
connaissance intime d'un écrivain, puisqu'elle nous éclairerait la discussion secrète
qui se livre, au moment d'une œuvre,, entre le tempérament, les ambitions,
les prévisions de l'homme, et d'autre part, les excitations et les moyens
intellectuels de l'instant ». - , ' '
J.'
L. AUSTIN 265

A* ce désir cle roses éternelles... : .

Mais ce vers, ce très beau vers, n'entrait visiblement pas dans la


structure intellectuelle de la strophe et a été donc impitoyablement
sacrifié.
D'autre part, nous voyons le . poète ici à la recherche de ses
rimes : il hésite entre personnelles (« les erreurs personnelles ») et
éternelles, d'une part, et singulières et familières, de l'autre.
Rappelons le mot de Valéry :

- « II y a bien plus de chances pour qu'une rime procure une « idée »


(littéraire) que pour trouver la rime à partir de l'idée. Là-dessus repose toute
la poésie... » {Tel Quel I. p. 203) (1). -

Et en effet, ces deux dernières rimes « procurent » deux belles


idées, qui d'ailleurs s'enchâssent parfaitement dans le « sens déjà
engagé » (2) : le poète ne perd pas non plus le mot personnel, qui,
libéré par cette solution, trouve une nouvelle place sur l'échiquier
poétique (3) : , •

Où sont des morts les phrases familières,


L'art personnel, les âmes singulières..., " .

C'est encore la rime qui « procure » le sixième vers. Son premier


état est peu lisible : nous croyons distinguer :
Ils n'ont laissé que les causes des pleurs,

que vient remplacer le vers déchirant, reconstruit à partir de la


rime : ,.
La larve file où se formaient des pleurs.

En dessous du dernier mot, la variante chaleurs révèle que le poète


tenait d'autres solutions en réserve.

(1) Ch. Renouvier a bien mis en lumière le rôle créateur de la rime chez
Victor Hugo : cf. Victor Hugo, le poète, Paris, A. Colin, 1900, p. 72 et sul-
vantes : si Renouvier marque justement les défauts qu'entraîne l'abus de
.

cette méthode, il ne l'eu estime pas moins plus poétique que la méthode
« rationnelle » de la « mise en mètres et rimes d'une idée déjà arrêtée
prosaïquement ».
1*2) Cf.' Tel Quel I, p. 150 : « Deux sortes de verš : les vers donnés et les
vers calculés. Les vers calculés sont ceux qui se présentent nécessairement
souš forme de problèmes d résoudre... et qui ont pour conditions initiales
d'abord les vers donnés, et, ensuite la rime, la syntaxe, le eens déjà engagé
par ces données... Nous sommes toujours, i même en prose, conduits et
contraints d'écrire ce que. nous n'avons pas voulu, et que veut ce que nous
voulions ». i
(3) Cf. Tel Quel I, p. 153 : « Une correction heureuse, une solution
impromptue se déclare..., à la faveur d'un brusque coup d'oeil sur la page
mécontente et laissée. Tout se réveille. On était mal engagé. Tout reverdit.
La solution nouvelle dégage un mot important, le rend libre... comme aux
échecs, un coup libère ce fou ou ce pion qui va pouvoir- agir ».
266 LA GENÈSE DE L'ŒUVRE

' - "- -
III

Quelles sont maintenant les conclusions qui se dégagent de ces


quelques observations rapides, trop rapides, et qui, nous le savons
bien, ne font qu'effleurer la surface d'un sujet très vaste ?
D'abord, il nous semble que le récit valérien de la genèse du
Cimetière Marin est bien un récit « idéal ». Pour Valéry comme
pour Poe, cette « genèse du poème » est une allégorie plutôt
qu'une histoire. De même que le contenu du Corbeau d'Edgar
Poe est si loin d'être la libre construction d'une volonté lucide
qu'il est en effet une confession poignante et tout à fait
autobiographique, de même le contenu ou Cimetière Marin surgissait des
profondeurs de l'expérience vécue de Valéry et demeure comme
une magnifique page d'autobiographie spirituelle. Et cela, nos
deux poètes le reconnaissent bien. Car de même que Poe a fini
par avouer que le récit de la genèse du Corbeau était fictif, de
même Valéry ajoute à son récit à lui un post-scriptum significatif :
« Toutes les fois que je songe à l'art d'écrire, ..." le même « idéal » se
déclare à mon esprit. Le mythe de la « création » nous séduit à vouloir faire
quelque chose de rien. Je rêve donc que je trouve progressivement mon
ouvrage à partir de pures conditions de forme, de plus en plus réfléchies, —
précisées jusqu'au point qu'elles proposent ou imposent presque... un sujet,
— * ou du moins, une famille de sujets... ». , -

Et Valéry conclut, avec une grande probité intellectuelle :


« Mais je sais tout le chimérique de mon « Idéal »... Cependant* la seule
pensée de constructions* de cette espèce demeure pour moi la plus poétique
des idées : l'idée de composition ». {Variété III, p. 65).

C'est ainsi que Valéry nous invite discrètement à prendre son


récit, comme celui de Poe, cum grano salis. C'est que chez l'un
comme chez l'autre, le récit exprime bien un idéal, un principe
esthétique, qui est un des apports les plus précieux du symbolisme,
l'apparentant par delà les siècles au classicisme français. Le poète
doit être aussi lucide que possible, acceptant ou rejetant les
données de l'inspiration d'après le but qu'il vise dans son œuvre.
Mais qu'est-ce que « l'inspiration », sinon le jaillissement
intérieur d'idées, d'images, de sentiments, où la volonté n'a* aucune
part ? Et Valéry lui-même reconnaît bien l'existence de
l'inspiration, prise dans ce sens : sa théorie même la suppose, car le
travail qu'il exige de l'artiste suppose des « données » sur lesquelles
il s'exerce (1).

mille
notre
(l) , Ci.
souvenirs
vie Variété
à notred'un
I,conscience,
p.seul
65 coup
: « Je
quand
». ne déprise
elle jette
pasbrusquement
le don éblouissant
dans leque
brasier
fait
L. J. AUSTIN . 267

Mallarmé a bien vu la vérité qui se dégage de la supercherie


" de Poe, comme nous l'apercevons à travers le récit idéal de Va-
léry. Niant qu'il y ait eu mystification de la part de Poe,
Mallarmé écrit : :
« Non. Ce qui est pensé, l'est : et une idée prodigieuse s'échappe des
pages qui, écrites après coup (et sans fondement anecdotique, voilà tout) n'en
demeurent pas moins congéniales à Poe, sincères. A savoir que tout hasard
doit . être banni de l'œuvre moderne et n'y peut être que feint ; et que
l'éternel coup d'aile n'exclut pas un regard lucide scrutant l'espace dévoré
par son vol » (1). .
'N'est-ce pas que Mallarmé tient ici admirablement la balance
entre la théorie romantique de l'inspiration, exprimée par la belle
image.de « l'éternel coup d'aile », et le principe de la
composition, évoqué par le « regard lucide »? A mesure que nous nous
éloignons du XIXe siècle, nous voyons mieux que le symbolisme,
dans ses meilleurs représentants, apporte comme une synthèse des
deux mouvements poétiques qui l'avaient précédé. Les grands
romantiques avaient restauré dans la poésie la sensibilité et
l'imagination, sources profondes de l'inspiration. Le mouvement
parnassien avait" insisté sur le travail artistique de la composition. Le
symbolisme opère une synthèse de ces deux méthodes, et voit dans
le poème le résultat des apports conjugués de l'inspiration et du
travail lucide : pour le symbolisme, les dons de la sensibilité et de
l'imagination doivent être soumis à une volonté de perfection
artistique.
Il se peut que les symbolistes soient allés trop loin dans ce
sens; et cette terrible volonté de perfection a fait le tourment de
la vie de Mallarmé. Valéry, au contraire, se libère de cette han-,
tise en substituant la notion de perfectionnement à celle de
perfection. Il préfère l'exercice au résultat, l'acte à l'œuvre. L'œuvre
n'est plus un but pour lui, mais un moyen de perfectionnement
individuel :
« Ce n'est point l'œuvre faite et ses apparences ou ses effets dans le monde
qui. peuvent nous accomplir et nous édifier, mais seulement la manière dont
nous l'avons faite. L'art et la peine nous augmentent ; mais la Muse et la
chance ne nous font que prendre et quitter ». {Variété H, p. 227).
Par là, nous sortons de l'art pour entrer dans la morale, dans la
morale valérienne (2). Mais c'est là une autre question, que nous

a) Œuvres complètes, éd. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1945, p. 230.


(2) Cf. Variété II, p. 229 : « C'est en ce point que la littérature rejoint le
domaine de l'éthique : c'est dans cet ordre de choses que peut s'y introduire
le conflit du naturel et de l'effort ; iqu'elle obtient ses héros et ses martyrs
de la résistance au facile ; Que la vertu s'y manifeste, et donc quelquefois
l'hypocrisie ». — C'est Valéry qui souligne. — « Devant le papier, l'artiste
se fait », avait déjà écrit Mallarmé : voir Henri Mondor : Eugène Lefébure,
Paris, Gallimard, 1951, p. 342.
268 " LA GENÈSE DE L'ŒUVRE

ne saurions aborder aujourd'hui. Reconnaissons toutefois que dans


le Cimetière Marin, Valéry a enfanté « un chef-d'œuvre, d'entre
les plus beaux », non pas « à la faveur d'une transe et hors de lui-
même » (1), mais peut-être pas non plus « en toute conscience et
dans une entière lucidité ». Combien plus près de la vérité est cet
aphorisme nuancé : .

« Une œuvre est faite par une multitude « d'esprits » et d'événements


— (ancêtres, états,' hasards, écrivains antérieurs,, etc.) — sous la direction de '
l'Auteur.
« Ce dernier doit donc être un profond politique attaché à mettre d'accord
ces larves et ces actions intellectuelles concurrentes... La directe volonté
ne sert de rien ; elle n'a pas de prise sur les hasards de cet ordre auxquels
il faut opposer quelque puissance aussi imprévue, aussi vive et variable
qu'eux-mêmes ».v (Tel Quel I, p. I75-6) (2).

A cette « direction de l'Auteur », notre étude des variantes


nous a fait assister. Nous avons vu que partout le résultat final est^
incomparablement supérieur au premier jet, ce qui justifie déjà
cette méthode de « substitutions ». Nous pouvons • aussi en
conclure — et c'est un point capital — que si la pensée générale du
poète préexiste aux mots, le travail poétique amène toutefois une
véritable découverte de la pensée, toujours secrète même pour le
Î)Ius lucide des introspecteurs. Car, comme le dit Valéry, c'est
a « grandeur des poètes de saisir fortement avec leurs mots, ce
qu'ils n*ont fait qu'entrevoir faiblement dans leur esprit ». (Ibid.,
p. 28). Le « concept à traiter » étant ici la disparition des morts,
Valéry a cherché — et trouvé — par son travail même sur le
langage, les idées, les mots, les images, les rythmes les plus aptes à
exprimer cette loi inexorable, et à suggérer les sentiments poignants
qu'elle éveille dans le cœur humain. Dans ce sens, il est bien vrai

(1) Mais Valéry n'a-t-ii pas dit lui-même : « Nous ne valons quelque chose
que pour avoir été et pouvoir être un moment hors de nous? » £Tei Quel II,
p. 36). •
(2) C'est que « la conscience règne 'et ne gouverne . pas » (Mauvaises
Pensées et Autres, p. 56). Cf. aussi Tel Quel И, p. 234 : « II faut être йеш
pour inventer. L'un forme des combinaisons, l'autre choisit, reconnaît ce
qu'il désire et ce qui lui importe dans l'ensemble des produits du premier.
Ce qu'on appelle « génie » est bien moins l'acte de celui-là, l'acte qui
combine, que la promptitude du second à comprendre la valeur de ce qui vient
de se produire et à saisir ce produit ». Valéry ajoute en note : « Le génie
considéré comme un Jugement ». Il dit encore : « Tout se réduit à la
conscience. Mais la conscience ne répond pas de son contenu, et on croit
remarquer que tout se passe comme si la conscience, qui est tout, n'était
qu'un accident par rapport à la génération, au développement, à la
combinaison des « choses ». » '{Ibid, p. 339).Cf. enfin la définition du « grand
art » que donne Valéry dans les Mémoires d'un poème, Variété V, p. 106-7 :
il y voit « la possession de la plénitude des pouvoirs antagonistes qui sont
en nous... la combinaison du travail réfléchi... avec ces formations spontanées
qui naissent de la vie sensorielle et affective ».
. L. J. AUSTIN^ - . 269

que « les belles œuvres sont filles de leur forme, qui naît avant
elles». (Ibid., p. 17).
Mais dans le royaume de la poésie, il est plus d'une famille
d'esprits (1). Il y a aussi des poètes chez qui l'inspiration, ce
jaillissement intérieur d'images, d'idées et de sentiments, est déjà
organisée, prend spontanément la forme du chant (2). Le danger
qui les guette est d'accepter sans contrôle tout ce qui leur vient à
l'esprit. Les autres, dont Valéry, luttent contre ce flot débordant,
se distinguent par «la quantité de leurs refus», et ' considèrent
enfin que « l'inspiration » ne doit être qu'une « matière ». C'est
ainsi qu'ils atteignent une densité supérieure. Et si cette densité
se paie par une moindre abondance, la rareté aussi est une valeur.

(1) Valéry le reconnaît bien d'ailleurs : cf. Pièces sur l'Art, p. 246-7 :
« Mais il y a poète et poète, et plus d'un type de poésie... On distingue
entre les poètes ceux dont les ouvrages se développent comme d'eux-mêmes,
à l'appel d'une émotion sans retour, de ceux qui réservent leur premier
élan d'expression, ne voulant .pas confondre la force avec la forme, et
songent cpi'il ne -suffit pas de sentir pour faire sentir, ni de faire sentir une
fois, et comme par surprise, pour faire indéfiniment sentir, et toujours plus
entièrement... La durée et l'efficace des œuvres dépendent du travail au
moins autant que de quelques instants merveilleux... ^inspiration ne doit
être qu'une matière ».
(2) Cf. - V. Basch, op. laud., p. 463-5, qui distingue également entre les
artistes « spontanés » et les autres : « Chez les uns, les spontanés, ce travail
se fait en quelque sorte de lui-même, l'idée confuse... se divise, se Segmente,
et multiplie autour d'elle les idées et les images qui lui donnent la forme
et la vie ». (Oe sont surtout les musiciens, tels Haydn et Mozart (ci. la page
extraordinaire où Mozart décrit la genèse spontanée de sa musique dans
son esprit, p. 464) } mais Goethe appartient a cette catégorie privilégiée...).
« Chez d'autres artistes, au contraire, le travail de l'organisation des images
" de
est réflexion
moins aisé,prolongée,
est moins
pourinconscient.
traduire, deIlsmanière
ont "besoin
à se satisfaire
d'attentioneux-mêmes,
soutenue,
l'idéal qui tressaille informe et incomplet, mais tout prêt à naître, au fond
d'eux-mêmes ». Mais Basch ne se borne pas à cette opposition : il la
transcende, en- postulant trois étapes idéales dans, la création artistique. D'abord
la conception, cette fermentation d'images où la conscience peut n'avoir
que peu de place ; ensuite un travail réfléchi, « accompli avec toute la
conscience et tout le sang-froid » dont l'artiste est capable. C'est là que
Valéry, lui, s'arrête ; mais Basch va plus loin, et postule que l'artiste doit,
« avant de procéder à l'exécution proprement dite », « essayer de retrouver
- l'impression première, l'émotion primitive qui l'avait ébranlé » ; il faut
« qu'il replonge, pour ainsi dire, son œuvre réfléchie dans la matière en
fermentation dont elle était sortie, et qu'il arrive par un effort conscient à
l'état d'inconscience dont U s'était une première fois dégagé » (p. 470-1).
Les artistes « Incomplets » s'arrêtent à la première étape : celle de l'im- '
pression ; les artistes « correcte », « moyens » et « médiocres » s'arrêtent
au stade de la réflexion. « Les grands artistes', les véritables génies, sont
ceux chez lesquels la triple opération que nous avons décrite s'est effectuée
dans l'ordre que nous avons dit » {Ibid). Basch. illustre sa thèse en analysant
la genèse du Werther de Goethe. Valéry aurait certainement nié la nécessité
de cette troisième étape. Signalons enfin le livre qui restera sans doute- le
chef-d'œuvre des études de genèse poétique : J. L. Lowes ; The Road, to
Xanadu, Londres, 2e éd. revue, Constable, 1951. Jamais les données des
- recherches erudites n'ont trouvé application plus féconde : l'étude des
sources des deux poèmes majeurs de Coleridge n'est ici que l'instrument
d'une exploration en profondeur des voies de l'imagination créatrice.

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