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Austin L. J. La genèse du "Cimetière marin". In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1953, n°3-
5. pp. 253-269;
doi : https://doi.org/10.3406/caief.1953.2038
https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1953_num_3_1_2038
Communication de M. L. J. AUSTIN
au IV congrès de l'Association, à Paris,
le 3 septembre 1952
(l) Depuis cette communication, nous avons pu pousser plus" loin l'étude
ébauchée ici. Grâce à l'extrêmo obligeance de Madame Paul Valéry, et
aussi de Monsieur Julien P. Monod, que nous remercions de nouveau ici,
nous avons en le privilège inestimable d'étudier l'ensemble des manuscrits
et des ébauches du Cimetière Marin. Qu'il nous soit permis de renvoyer nos
lecteurs à ce travail, qui a paru dans le Mercure de France du l" avril et
du 1" mai 1953. — Nos références aux œuvres de Valéry ее rapportent aux
éditions courantes, publiées chez Gallimard.
Valéry ajoute que ces matières peuvent « cependant, sinon être enseignées,
du moins en quelque manière communiquées comme le fruit d'une expérience
individuelle ». C'est sur celte expérience de Valéry que nous nous appuyons.
Nous signalons, au s^.iil de notre étude, la leçon d'ouverture de M. Jean
Pommier : Paul Valéry et la création littéraire, Paris, Ed. de l'Encyclopédie
française, 1946, étude pénétrante du problème général des recherches de
genèse. ^
254 LA GENÈSE DE L* ŒUVRE
« Je sais, de science certaine, quelles erreurs sont pour nous séduire dans
la recherche de la génération des œuvres, et comme l'on s'égare dans la
naïve ambition de reconstituer l'être même d'un auteur ». (Variété IV, p. 98).
' L'on sait avec quelle véhémence Paul Valéry s'est élevé contre
la notion même de « l'inspiration », notion qui lui inspirait un
dégoût extrême et une sorte d'horreur sacrée, et avec quelle
rigueur il insistait sur le rôle de la volonté, de la lucidité, de la
conscience, dans cet « acte » qu'on appelle la « création
poétique ». Il suffit de rappeler la boutade célèbre qu'il jetait sur le
papier au moment où il concevait ses premières ambitions
littéraires :
« Si je devais écrire, j'aimerais mieux écrire en toute conscience et dans
une ^entière lucidité quelque chose de faible, que d'enfanter à la faveur
d'une transe et hors de moi-même un chef-d'œuvre d'entre les plus beaux ».
(Variété II, p. 226-7). -
il) Qu'il prend d'ailleurs dans l'interprétation courante, que l'homme en'
général est la mesure des choses ; alors que Protagoras ne iait que
proclamer un relativisme sceptique : l'homme individuel juge de tout.
• - L. J. AUSTIN 261
MOI universel qui n'a point de nom, point d'histoire, et pour lequel notre
■ vie observable, notre vie reçue et conduite ou subie par nous n'est que l'une
.des vies innombrables que ce moi identique eût' pu épouser... ». (Variété
III, p. 242).
II
(1) Cf. la description ejae donne Valéry d i manuscrit d'un poème en cours,
dans Tel Quel II, p. 126-7 : « Quel étrange resserrement de vision, quelle
parenthèse dans l'espace, quel aparté dans l'univers que cette page toute
attaquée d'écriture, brouillée de barres et de surcharges ! J'y vois des lignes
entre les lignes, et l'infini des approximations successives est comme esquissé
sur le papier. C'est ici que l'esprit à soi-même s'enchaîne. Les dons, les
fautes, les repentirs, les rechutes, n'estrce point sur ce feuillet voué aux
flammes tout l'homme moral qui apparaît? Il s'est essayé, il s'est enivré,
il s'est déchargé, il s'est fait horreur, il s'est mutilé, il se reprend, il se
chérit, et il s'adore ».
(2) Lettres à Quelques-uns, Paris, Gallimard, 1952, p. 30, lettre à Pierre
Louys du 19 octobre ť890. Mais il ne s'agit ici que d'un sonnet : cf. la lettre
de Pierre Louys à Valéry, publiée par M. Henri Mondor in Paul Valéry
vivant, les Cahiers du Sud, 1946, p. 59. « Ecrivez : Stéphane Mallarmé, 89
- L. J. AUSTIN .. 263
vrai premier état du Cimetière Marin, qui aurait été alors trente
ans sur4 le chantier? Rien ne nous permet de conclure en un sens
ou un autre, dans l'état actuel de nos connaissances.
En revanche, ce qui semble certain, d'après cette page
manuscrite, c'est que le poème était à l'origine sensiblement plus court
qu'il ne l'est devenu par la suite : six nouvelles strophes ont été
intercalées, dans la version définitive, entre les strophes XIV et
XXI, et deux entre les strophes XX et XXIV. De ces additions,
la strophe XV, qui commence à poindre ici, est une des plus
belles. J'en rappelle la forme définitive :
Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L'argile rouge a bu la blanche espèce, -
Le don de vivre a passé dans les fleurs !
Où sont des morts les phrases familières,
. L'art personnel, les âmes singulières ?
La larve file où se formaient des pleurs.
Il semble bien que nous devons cette merveilleuse strophe à la
vertu créatrice de la forme. Comme les cinq strophes qui la
suivent, elle a été ajoutée^ après coup, ce qui illustre un principe
cher, à Valéry, à savoir:
<( Une idée charmante, touchante, « profondément humaine » (comme disent
les ânes), vient quelquefois du besoin de lier deux strophes, deux
développements. Il fallait jeter un pont, ou tisser des fils qui assurassent la suite
du poème ; ... ce besoin formel trouve une réponse — fortuite et heureuse
chez l'auteur — qui ne s'attendait pas de la trouver, — et vivante, une fois
mise en place, pour le lecteur ». (Tel Quel II, p. 76).
Dans l'ébauche de cette strophe, un seul vers existe déjà sous
sa forme définitive : c'est le troisième :
Le don' de vivre a passé dans les fleurs ! ' ,
« Les dieux, écrit Valéry, gracieusement, nous donnent pour rien tel pre-'
mier vers ; mais c'est à nous de façonner le second, qui doit consonner avec
l'autre, et ne pas être indigne de son aîné surnaturel. Ce n'est pas trop
de toutes les ressources de l'expérience et de l'esprit pour le rendre com-
' parable au vers qui fut un don ». {Variété I, p. 66) (1).
rue de Rome, et copiez-lui Le jeune prêtre, avec tel autre de vos sonnets
qui vous plaira : Le Cimetière, par exemple... ». M. Mondor a également
publié, ibld., un extrait de la réponse de Valéry contenant la phrase que
nous citons. Le problème des rapports entre c© sonnet et le grand poème
reste à résoudre : M. Armand Gcibert, dans un compte rendu des Lettres
à Quelques-uns, demande si ce Cimetière serait déjà « l'annonce du futur
texte classique », et il ajoute, très justement : « On eût souhaité ici une
note ». {Paru, 8« année, №» 60-61, p. 158).
(1) On peut contraster ce vers avec les trois vers de Lamartine qui
expriment, sous une forme plus délayée, une image analogue :
Là, ma cendre," mêlée à la terre qui m'aime,
Retrouvera la vie avant mon esprit même, ,
Verdira dans les prés, fleurira dans les fleurs.
(Mlllij, Harmonies, III, ii).
264 LA GENÈSE DE L'ŒUVRE
Mais c'est sans doute l'épithète de couleur, noire, qui l'a mis sur
le chemin de la version finale. Supprimant antique, il l'a remplacé
par blanche, qu'il a opposé à l'argile rouge, comme un peintre qui
combinerait savamment ses « valeurs » sur sa palette, — et c'est le
vers admirable :
L'argile rouge a bu la blanche espèce.
(1) Ch. Renouvier a bien mis en lumière le rôle créateur de la rime chez
Victor Hugo : cf. Victor Hugo, le poète, Paris, A. Colin, 1900, p. 72 et sul-
vantes : si Renouvier marque justement les défauts qu'entraîne l'abus de
.
cette méthode, il ne l'eu estime pas moins plus poétique que la méthode
« rationnelle » de la « mise en mètres et rimes d'une idée déjà arrêtée
prosaïquement ».
1*2) Cf.' Tel Quel I, p. 150 : « Deux sortes de verš : les vers donnés et les
vers calculés. Les vers calculés sont ceux qui se présentent nécessairement
souš forme de problèmes d résoudre... et qui ont pour conditions initiales
d'abord les vers donnés, et, ensuite la rime, la syntaxe, le eens déjà engagé
par ces données... Nous sommes toujours, i même en prose, conduits et
contraints d'écrire ce que. nous n'avons pas voulu, et que veut ce que nous
voulions ». i
(3) Cf. Tel Quel I, p. 153 : « Une correction heureuse, une solution
impromptue se déclare..., à la faveur d'un brusque coup d'oeil sur la page
mécontente et laissée. Tout se réveille. On était mal engagé. Tout reverdit.
La solution nouvelle dégage un mot important, le rend libre... comme aux
échecs, un coup libère ce fou ou ce pion qui va pouvoir- agir ».
266 LA GENÈSE DE L'ŒUVRE
' - "- -
III
mille
notre
(l) , Ci.
souvenirs
vie Variété
à notred'un
I,conscience,
p.seul
65 coup
: « Je
quand
». ne déprise
elle jette
pasbrusquement
le don éblouissant
dans leque
brasier
fait
L. J. AUSTIN . 267
(1) Mais Valéry n'a-t-ii pas dit lui-même : « Nous ne valons quelque chose
que pour avoir été et pouvoir être un moment hors de nous? » £Tei Quel II,
p. 36). •
(2) C'est que « la conscience règne 'et ne gouverne . pas » (Mauvaises
Pensées et Autres, p. 56). Cf. aussi Tel Quel И, p. 234 : « II faut être йеш
pour inventer. L'un forme des combinaisons, l'autre choisit, reconnaît ce
qu'il désire et ce qui lui importe dans l'ensemble des produits du premier.
Ce qu'on appelle « génie » est bien moins l'acte de celui-là, l'acte qui
combine, que la promptitude du second à comprendre la valeur de ce qui vient
de se produire et à saisir ce produit ». Valéry ajoute en note : « Le génie
considéré comme un Jugement ». Il dit encore : « Tout se réduit à la
conscience. Mais la conscience ne répond pas de son contenu, et on croit
remarquer que tout se passe comme si la conscience, qui est tout, n'était
qu'un accident par rapport à la génération, au développement, à la
combinaison des « choses ». » '{Ibid, p. 339).Cf. enfin la définition du « grand
art » que donne Valéry dans les Mémoires d'un poème, Variété V, p. 106-7 :
il y voit « la possession de la plénitude des pouvoirs antagonistes qui sont
en nous... la combinaison du travail réfléchi... avec ces formations spontanées
qui naissent de la vie sensorielle et affective ».
. L. J. AUSTIN^ - . 269
que « les belles œuvres sont filles de leur forme, qui naît avant
elles». (Ibid., p. 17).
Mais dans le royaume de la poésie, il est plus d'une famille
d'esprits (1). Il y a aussi des poètes chez qui l'inspiration, ce
jaillissement intérieur d'images, d'idées et de sentiments, est déjà
organisée, prend spontanément la forme du chant (2). Le danger
qui les guette est d'accepter sans contrôle tout ce qui leur vient à
l'esprit. Les autres, dont Valéry, luttent contre ce flot débordant,
se distinguent par «la quantité de leurs refus», et ' considèrent
enfin que « l'inspiration » ne doit être qu'une « matière ». C'est
ainsi qu'ils atteignent une densité supérieure. Et si cette densité
se paie par une moindre abondance, la rareté aussi est une valeur.
(1) Valéry le reconnaît bien d'ailleurs : cf. Pièces sur l'Art, p. 246-7 :
« Mais il y a poète et poète, et plus d'un type de poésie... On distingue
entre les poètes ceux dont les ouvrages se développent comme d'eux-mêmes,
à l'appel d'une émotion sans retour, de ceux qui réservent leur premier
élan d'expression, ne voulant .pas confondre la force avec la forme, et
songent cpi'il ne -suffit pas de sentir pour faire sentir, ni de faire sentir une
fois, et comme par surprise, pour faire indéfiniment sentir, et toujours plus
entièrement... La durée et l'efficace des œuvres dépendent du travail au
moins autant que de quelques instants merveilleux... ^inspiration ne doit
être qu'une matière ».
(2) Cf. - V. Basch, op. laud., p. 463-5, qui distingue également entre les
artistes « spontanés » et les autres : « Chez les uns, les spontanés, ce travail
se fait en quelque sorte de lui-même, l'idée confuse... se divise, se Segmente,
et multiplie autour d'elle les idées et les images qui lui donnent la forme
et la vie ». (Oe sont surtout les musiciens, tels Haydn et Mozart (ci. la page
extraordinaire où Mozart décrit la genèse spontanée de sa musique dans
son esprit, p. 464) } mais Goethe appartient a cette catégorie privilégiée...).
« Chez d'autres artistes, au contraire, le travail de l'organisation des images
" de
est réflexion
moins aisé,prolongée,
est moins
pourinconscient.
traduire, deIlsmanière
ont "besoin
à se satisfaire
d'attentioneux-mêmes,
soutenue,
l'idéal qui tressaille informe et incomplet, mais tout prêt à naître, au fond
d'eux-mêmes ». Mais Basch ne se borne pas à cette opposition : il la
transcende, en- postulant trois étapes idéales dans, la création artistique. D'abord
la conception, cette fermentation d'images où la conscience peut n'avoir
que peu de place ; ensuite un travail réfléchi, « accompli avec toute la
conscience et tout le sang-froid » dont l'artiste est capable. C'est là que
Valéry, lui, s'arrête ; mais Basch va plus loin, et postule que l'artiste doit,
« avant de procéder à l'exécution proprement dite », « essayer de retrouver
- l'impression première, l'émotion primitive qui l'avait ébranlé » ; il faut
« qu'il replonge, pour ainsi dire, son œuvre réfléchie dans la matière en
fermentation dont elle était sortie, et qu'il arrive par un effort conscient à
l'état d'inconscience dont U s'était une première fois dégagé » (p. 470-1).
Les artistes « Incomplets » s'arrêtent à la première étape : celle de l'im- '
pression ; les artistes « correcte », « moyens » et « médiocres » s'arrêtent
au stade de la réflexion. « Les grands artistes', les véritables génies, sont
ceux chez lesquels la triple opération que nous avons décrite s'est effectuée
dans l'ordre que nous avons dit » {Ibid). Basch. illustre sa thèse en analysant
la genèse du Werther de Goethe. Valéry aurait certainement nié la nécessité
de cette troisième étape. Signalons enfin le livre qui restera sans doute- le
chef-d'œuvre des études de genèse poétique : J. L. Lowes ; The Road, to
Xanadu, Londres, 2e éd. revue, Constable, 1951. Jamais les données des
- recherches erudites n'ont trouvé application plus féconde : l'étude des
sources des deux poèmes majeurs de Coleridge n'est ici que l'instrument
d'une exploration en profondeur des voies de l'imagination créatrice.